Charles Dickens

1865

L’ami commun

Ont participé à cette édition électronique : Stella Louis (Édition TEI).

Première partie. Entre la coupe et les lèvres §

I. À la découverte §

Inutile de préciser la date ; mais de nos jours, vers la fin d’une soirée d’automne, un bateau fangeux et d’aspect équivoque flottait sur la Tamise entre le pont de Southwark, qui est en fonte, et le pont de Londres, qui est en pierre.

Deux personnes étaient dans ce bateau : un homme vigoureux, à cheveux gris et en désordre, au teint bronzé par le soleil, et une jeune fille de dix-neuf à vingt ans qui lui ressemblait assez pour que l’on reconnût qu’il était son père.

La jeune fille ramait, et maniait ses avirons avec une grande aisance. L’homme aux cheveux gris, les cordes lâches du gouvernail entre les mains, et les mains dans la ceinture, fouillait la rivière d’un œil avide. Il n’avait pas de filet, pas d’hameçons, pas de ligne ; ce ne pouvait pas être un pêcheur. Ce n’était pas non plus un batelier ; son bateau n’offrait ni inscription, ni peinture, ni siége où un passager pût s’asseoir ; nul autre objet qu’un rouleau de corde, plus une gaffe couverte de rouille ; et ce bateau n’était ni assez grand, ni assez solide pour servir au transport des marchandises.

Rien dans cet homme, ni dans son entourage, ne laissait deviner ce qu’il cherchait ; mais il cherchait quelque chose, et du regard le plus attentif. Depuis une heure que la marée descendait, le moindre courant, la moindre ride qui se produisait sur sa large nappe, était guettée par l’homme, tandis que le bateau présentait au reflux soit la proue, soit la poupe, suivant la direction que lui imprimait la fille sur un signe de tête du père.

La rameuse épiait le visage du guetteur non moins attentivement que celui-ci épiait l’eau du fleuve ; mais il y avait dans la fixité du regard de la jeune fille une nuance de crainte ou d’horreur. Ce bateau moussu, plus en rapport avec le fond de la Tamise qu’avec la surface de l’eau, en raison de la bourbe dont il était couvert, servait évidemment à son usage habituel ; et, non moins évidemment, ceux qu’il portait faisaient une chose qu’ils avaient souvent faite, et cherchaient ce qu’ils avaient souvent cherché.

Sa barbe et ses cheveux incultes, sa tête nue, ses bras fauves, ses manches relevées au-dessus du coude, le mouchoir au nœud lâche qui pendait sur sa poitrine découverte ; ses vêtements, qu’on eût dit formés de la boue dont sa barque était souillée, donnaient à l’homme un air à demi sauvage ; mais la constance et la fermeté de son regard annonçaient une occupation familière. De même pour la jeune fille : la souplesse de ses mouvements, le jeu de ses poignets, peut-être plus encore l’effroi ou l’horreur qu’on lisait dans ses yeux, tout cela était affaire d’habitude.

« Détourne le bateau, Lizzie ; le courant est fort à cette place. Tiens ferme devant la marée. »

Se fiant à l’adresse de sa fille, il n’usa même pas du gouvernail, et se pencha vers le flot avec une attention qui l’absorba.

Le regard que sa fille attachait sur lui n’était pas moins attentif ; mais un rayon du couchant vint briller au fond du bateau ; il y rencontra une ancienne tache qui rappelait la forme d’un corps humain, enveloppé d’un manteau ou d’un suaire, et la colora d’une teinte sanglante. Cette tache animée frappa Lizzie, et la fit tressaillir.

« Qu’est-ce que tu as ? Je ne vois rien, » dit l’homme, qui, malgré l’attention qu’il donnait aux vagues arrivantes, n’en eut pas moins conscience de l’émotion de sa fille.

La lueur rouge avait disparu ; le frisson était passé ; le regard que le père avait ramené dans le batelet s’éloigna et courut de nouveau sur le fleuve, s’arrêtant dans tous les endroits où l’eau rapide rencontrait un obstacle. À chaque amarre, chaque bateau, chaque barge stationnaires où le courant venait se heurter et se diviser en fer de flèche, à toutes les saillies du pont de Southwark, aux palettes des steamboats, qui battaient l’eau fangeuse, aux pièces de bois flottantes, reliées en faisceaux devant certains quais, son œil brillant jetait un regard famélique.

Une heure environ après le coucher du soleil, les cordes du gouvernail se tendirent, et le bateau fut dirigé vers la rive droite du fleuve. Épiant toujours la figure de son père, la jeune fille rama aussitôt dans la même direction. Tout à coup le bateau vira de bord ; il se balança comme par l’effet d’une secousse inattendue, et la partie supérieure de l’homme se pencha en dehors de la poupe.

Lizzie releva le capuchon de sa mante, se le rabattit sur le visage, et se détournant de façon à regarder en aval du fleuve, elle continua de godiller ; mais cette fois pour descendre avec le courant. Jusqu’ici le bateau n’avait fait que se maintenir à la même hauteur ; à présent sa course était rapide. La masse de plus en plus noire du pont de Londres, ses lumières, réfléchies par la Tamise, avaient été dépassées, et les rangées de navires se déployaient à droite et à gauche.

Seulement alors le père de Lizzie rentra ses épaules dans le bateau, et se lava les bras qui étaient couverts de fange. Il avait quelque chose dans la main droite : un objet qui eût également besoin d’être lavé. C’était de l’argent. Il le fit sonner une fois, souffla dessus, et le frappa doucement de la main gauche.

« C’est heureux ! dit-il d’une voix rauque, Lizzie ! »

La jeune fille se retourna en tressaillant ; elle était fort pâle, et continua de ramer en silence. Quant à lui, avec ses cheveux ébouriffés, son nez aquilin, ses yeux étincelants, il ressemblait à un oiseau de proie, excité par la chasse.

« Découvre-toi, Lizzie. »

Elle ôta son capuchon.

« Viens te mettre là, et donne-moi les godilles ; je ferai le reste de la besogne.

– Non, non, père ! je ne peux pas… vraiment… j’en serais trop près ! »

Il s’était avancé pour changer de place avec elle ; cette voix suppliante le fit se rasseoir à côté du gouvernail.

« Quel mal veux-tu que ça te fasse ? demanda-t-il.

– Aucun ; mais c’est plus fort que moi.

– Tu as pris en haine jusqu’à la vue de la rivière.

– Je… ne l’aime pas, dit-elle.

– Comme si elle n’était pas ton gagne-pain ! ton boire et ton manger ! »

À ces mots, la jeune fille tressaillit ; elle cessa de ramer pendant un instant, et parut sur le point de défaillir. Son père n’en vit rien, occupé qu’il était à regarder l’objet qu’entraînait son bateau.

« Comment peux-tu être aussi ingrate ! et pour ta meilleure amie, poursuivit-il. Le charbon qui te réchauffait quand tu étais petite, je le ramassais dans la rivière, le long des barges qui en apportent. C’est la marée qui a jeté sur la rive le panier où tu dormais ; les patins que j’ai mis dessous pour en faire un berceau, je les ai taillés dans une pièce de bois flotté, qui provenait d’un navire. »

Lizzie porta sa main droite à ses lèvres et la tendit vers son père avec amour, puis elle reprit son aviron. Au même instant un bateau du même aspect que le leur, bien qu’en meilleur état, sortit d’un endroit obscur et vint se placer à côté d’eux.

« Toujours d’la chance, Gaffer ! dit l’homme aux yeux louches, qui était seul dans ce bateau. Je l’ai ben vu à ton sillage ; t’as encore eu de la chance.

– Ah ! te voilà dehors ? répondit l’autre sèchement.

– Oui, camarade. »

La lune, d’un jaune pâle, éclairait maintenant la Tamise, et permettait de voir le nouveau venu, qui, resté un peu en arrière du premier bateau, regardait le sillage de celui-ci avec attention.

« Dès que t’as été en vue, reprit-il, j’ai dit en moi-même : v’là Gaffer, et il a encore eu d’la chance. N’aie pas peur, camarade ; c’n’est qu’une godille, j’n’y toucherai pas. »

Cette dernière phrase répondait au mouvement d’impatience qui venait d’échapper à Gaffer. En la proférant, l’homme aux yeux louches retira de l’eau celle de ses rames qui pouvait être inquiétante, et de la main qui fut libre s’appuya au bateau qu’il suivait.

« Il n’a pas besoin de nouveaux coups, dit-il ; autant que j’peux voir, il a eu son compte, est-ce pas, camarade ? Battu sur toutes les côtes, et par pus d’une marée. Faut-i’que j’aie peu de chance ! Tu le vois ben, camarade. Il a fallu qu’en remontant i’passe à côté de moi ; j’faisais le guet au-dessous du pont ; est-ce que je l’ai vu ? Mais toi, Gaffer, t’es de la race des vautours, tu les découvr’ à l’odeur. »

Il parlait à voix basse, et de temps à autre il regardait Lizzie, qui avait remis son capuchon.

Les deux hommes, penchés alors au-dessus du fleuve, contemplaient avec un intérêt diabolique le sillage du premier bateau.

« À nous deux, i’serait facile de l’prendre, dit celui qui louchait. Veux-tu que j’t’aide, camarade ?

– Non ! répliqua l’autre, et d’un ton si dur, que le premier en fut interdit.

– Camarade, reprit-il dès qu’il eut recouvré la parole, n’aurais-tu pas mangé quéque chose qui n’te va pas ?

– Oui, dit Gaffer, j’ai trop avalé du camarade ; je ne suis pas le tien, moi.

– Ça n’t’empêche pas d’avoir été mon associé, sir Gaffer, esquire. Et depuis quand est-ce que tu n’es pus mon camarade ?

– Depuis que tu as volé, répondit Gaffer ; volé un vivant ! ajouta-t-il avec indignation.

– Et si j’avais volé un mort ?

– C’est impossible.

– Même pour toi, Gaffer ?

– Comme pour les autres. Est-ce qu’un mort a de l’argent ? Est-ce qu’il en use ? À quel monde est-ce qu’appartiennent les morts ? à l’autre monde, n’est-ce pas ? Et l’argent ? à celui-ci. Il ne peut donc pas être aux noyés. Un mort n’en a pas besoin ; il n’en dépense pas, il n’en demande pas, ne s’aperçoit pas qu’il lui en manque. Il ne faut pas confondre l’envers et l’endroit des choses, le juste et l’injuste ; après tout, c’est digne d’un lâche qui fait tort à ceux qui vivent.

– Je vas t’dire ce qui en est, Gaffer…

– Non ; c’est moi qui te le dirai : tu as fouillé dans la poche d’un matelot ; tu en as été quitte pour quelques jours de prison ; c’est à bon compte. Estime-toi bien heureux, – tu pouvais le payer plus cher, – et fais-en ton profit, mais ne songe pas à me donner du camarade. Nous avons travaillé ensemble ; je ne dis pas non ; mais cela n’arrivera plus, ni dans le présent ni dans l’avenir. Et maintenant que c’est dit, gagne au large.

– Crois-tu te débarrasser de moi de c’te façon-là, Gaffer ?

– Si celle-là ne réussit pas j’essayerai d’une autre : tu auras du traversin sur les doigts, ou de la gaffe sur la tête. Allons, file ! vite au large ! Toi, Lizzie, nage du côté de la maison, et ferme ! puisque tu ne veux pas que je prenne ta place. »

Lizzie lança le bateau, et l’autre fut bientôt distancé. Gaffer, prenant l’attitude satisfaite d’un homme qui vient de proclamer des principes d’une haute moralité, et qui s’est mis de la sorte dans une position inattaquable, alluma lentement sa pipe et fuma, tout en surveillant ce que traînait son batelet.

Parfois quand celui-ci, rencontrant un obstacle, s’arrêtait tout à coup, l’objet remorqué surgissait d’une manière effrayante, et semblait vouloir rompre ses liens ; à part cela, il suivait le bateau avec une entière soumission. Un novice aurait pu s’imaginer que les rides de l’eau, en glissant sur cet objet, avaient une effroyable ressemblance avec les vagues changements de physionomie qui passent sur un visage aveugle ; mais Gaffer était loin d’être novice et n’avait aucune imagination.

II. L’homme de quelque part §

Mister et Mistress Vénéering sont les nouveaux habitants d’une maison neuve, située dans l’un des quartiers neufs de Londres. Tout chez eux est battant neuf : la vaisselle est neuve, l’argenterie, les tableaux, la voiture, les harnais et les chevaux sont neufs. Eux-mêmes sont des gens neufs, et des mariés aussi neufs que le permet la naissance légale d’un bébé tout neuf. S’ils faisaient revenir un de leurs grands-pères, il arriverait du grand bazar bien et dûment emballé, sortirait de l’emballage, reverni des pieds à la tête, et n’aurait pas une éraillure ; car, depuis les chaises du vestibule, aux armoiries toutes neuves, jusqu’au piano à queue, nouveau mouvement, et au pare-étincelles nouveau système, on ne voit pas dans toute la maison un seul objet qui ne soit nouvellement poli ou verni. Et ce que l’on observe dans le mobilier des Vénéering se remarque dans leurs personnes, dont la surface, légèrement gluante, rappelle un peu trop la boutique.

Il y a dans le quartier Saint-James, où, quand il ne sert pas, il est remisé au-dessus d’une écurie de Duke-street, un meuble de salle à manger, meuble innocent, chaussé de larges souliers de castor, pour qui les Vénéering sont un sujet d’inquiétude perpétuelle. Cousin germain de lord Snigsworth, ce meuble inoffensif, qu’on appelle Twemlow, représente dans maintes familles la table à manger à son état normal.

Mister et mistress Vénéering, par exemple, organisant un dîner, prennent Twemlow pour base, et lui mettent des rallonges, c’est-à-dire lui ajoutent des convives. Parfois la table se compose de Twemlow et de six personnes ; parfois on la tire jusqu’aux dernières limites du possible, et Twemlow a vingt rallonges. Dans ces grandes occasions, mister et mistress Vénéering, placés au milieu de la table, se font vis-à-vis à distance de Twemlow ; car plus celui-ci est déployé, plus il est loin du centre et se rapproche du buffet ou des rideaux de la fenêtre.

Mais ce n’est pas là ce qui tourmente le faible esprit de Twemlow ; il est habitué à ces contre-courants, et peut en sonder la profondeur. L’abîme où il se perd, et d’où jaillit la difficulté croissante qui absorbe ses jours, est cette question insoluble : « Suis-je le plus ancien, ou le plus nouveau des amis de Vénéering ? » L’innocent gentleman a consacré bien des heures à l’examen de ce problème, soit dans son appartement de Duke-street, soit au fond de Saint-James’s square, dont le séjour ombreux et glacial est si favorable à la méditation.

La première fois que Twemlow a rencontré Vénéering, c’était au club, où ledit Vénéering ne connaissait personne, excepté l’individu qui le présentait. Cet individu lui-même ne connaissait le nouveau membre que depuis deux jours et paraissait être son ami le plus intime.

Une rouelle de veau, scélératement accommodée par le cuisinier du club, cimenta leur union séance tenante. Twemlow reçut immédiatement une invitation de Vénéering. Il accepta et dîna chez celui-ci avec l’individu qui les avait mis en rapport. Aussitôt l’individu lui fit son engagement, et il dîna avec Vénéering chez cet individu.

À ce même dîner se trouvaient un Membre du Parlement, un Ingénieur, un Payeur de la dette nationale, un Poëme sur Shakespeare, une Charge publique, un Abus, qui tous paraissaient étrangers à Vénéering. Cependant Twemlow fut immédiatement invité par celui-ci à dîner avec le Parlementaire, l’Ingénieur, le Payeur, le Poëme, l’Abus, la Charge publique ; et il découvrit en dînant que Vénéering n’avait pas de meilleurs amis que tous ces gens-là ; tandis que leurs femmes étaient les objets les plus chers de l’affection de mistress Vénéering, dont elles recevaient les plus tendres confidences.

La main sur le front, le pauvre gentleman s’est dit : « Je ne veux plus y songer ; il y a de quoi y gagner un ramollissement du cerveau. » Et néanmoins il y pense toujours sans parvenir à se former une opinion.

Ce soir, il y a gala chez les Vénéering ; onze rallonges à Twemlow : quatorze personnes, y compris monsieur et madame. Quatre domestiques, poitrine bombée, vêtements unis, sont rangés dans le vestibule. Un cinquième valet monte l’escalier d’un air lamentable, comme s’il disait en lui-même : « Encore un malheureux qui vient dîner ; telle est la vie ! » et il annonce :

« Mis-ter Twemlow ! »

Missis Vénéering accueille avec joie son bon M. Twemlow. Mister Vénéering s’empare de la main de ce cher Twemlow. Missis ne suppose pas qu’on puisse s’intéresser à des créatures aussi insipides que les enfants ; mais un si vieil ami sera enchanté de voir bébé.

« Ah ! ah ! dit Vénéering en hochant la tête avec émotion devant ce nouvel article de ménage, plus tard vous connaîtrez mieux l’ami de votre famille. » Puis il présente son cher Twemlow à MM. Boots et Brewer, « ses deux amis, » sans trop savoir s’il ne prend pas l’un pour l’autre.

Arrive un incident malheureux : on annonce « mister et mistress Podsnap. »

« Ma chère, dit Vénéering avec un ton du plus affectueux intérêt, ma chère, voici les Podsnap. »

Un homme beaucoup trop gras, la figure souriante et d’une fraîcheur apoplectique, apparaît avec sa femme, qu’il abandonne pour s’élancer vers Twemlow.

« Comment allez-vous ? lui dit-il. Si enchanté de vous connaître ! Charmante maison que vous avez là. Serions-nous en retard ? J’espère que non. Si enchanté de la circonstance ! je vous assure. »

Au premier choc, Twemlow, dans ses jolis petits souliers et ses bas de soie passés de mode, fait deux petits sauts à reculons comme s’il voulait bondir sur le divan qui est derrière lui. Mais le gros homme ne permet pas qu’il lui échappe.

« Laissez-moi, lui dit-il en essayant d’attirer les regards de sa femme, laissez-moi le plaisir de présenter mistress Podsnap à son amphitryon ; elle sera, j’en suis sûr, enchantée de la circonstance. » (Il paraît trouver à cette phrase une jeunesse éternelle.)

Pendant ce temps-là, mistress Podsnap confirme tant qu’elle peut la méprise de son mari. Il lui est impossible, pour son compte, de faire la même erreur, missis Vénéering étant la seule femme qu’elle ait trouvée dans le salon ; mais, regardant M. Twemlow d’un air compatissant, elle demande à sa voisine, en prenant une voix émue, « s’il ne vient pas d’être tourmenté par la bile, » et ajoute que « bébé lui ressemble déjà beaucoup. »

Il est rare que l’on soit content d’être pris pour un autre ; et Vénéering, qui, ce soir même, a revêtu le devant de chemise du jeune Antinoüs (batiste neuve, sortant des mains de l’ouvrière), n’est pas du tout flatté qu’on prenne pour lui un être sec, à figure de parchemin, et qui est son aîné de quelque trente ans.

M. Twemlow, d’autre part, ayant la conscience d’être beaucoup mieux né que Vénéering, considère le gros homme comme un âne mal appris. Pour trancher la difficulté, Vénéering s’approche de mister Podsnap en lui tendant la main, et lui affirme d’un air souriant qu’il est charmé de le voir. Sur quoi l’incorrigible personnage lui répond d’un air dégagé :

« Merci bien. Impossible de me rappeler en ce moment où j’ai eu le plaisir de vous voir. J’en suis confus ; mais enchanté de la circonstance, je vous assure. »

Puis, s’emparant de Twemlow, qui se rejette en arrière autant que sa faiblesse le lui permet, il l’entraîne vers mistress Podsnap, et va le lui présenter sous le nom de Vénéering, lorsque l’arrivée de nouveaux convives éclaire enfin la situation.

Les poignées de main recommencent ; elles vont cette fois à leur adresse, et le gros homme termine l’incident à sa propre satisfaction en disant à Twemlow :

« Circonstance ridicule ; mais enchanté de l’occasion, je vous assure. »

Après avoir subi cette terrible épreuve, et noté la fusion de Boots en Brewer, de Brewer en Boots ; après avoir observé que, parmi les derniers convives, quatre personnes discrètes ont cherché du regard le maître de la maison, et, dans leur incertitude, se sont abstenues de saluer jusqu’à ce que Vénéering leur eût tendu la main, Twemlow est sur le point de conclure qu’il est le plus ancien ami de Vénéering, et son cerveau en est raffermi. Mais il le sent bientôt se ramollir, en voyant de ses propres yeux ledit Vénéering et le gros homme attachés l’un à l’autre comme des jumeaux, et en entendant de la propre bouche de missis Vénéering que mister Podsnap doit être le parrain de bébé.

« Le dîner est servi ! »

Ces mots sont jetés d’une voix qui semble dire : « Allez vous faire empoisonner, malheureux fils des hommes ! »

Twemlow, ne s’étant vu assigner aucune lady, marche à l’arrière-garde, la main droite appuyée sur le front. Boots et Brewer, le croyant malade, murmurent à voix basse : « Pris de faiblesse : n’a pas eu de lunch. »

Mais il est seulement accablé par l’énigme qui fait le tourment de sa vie. Ranimé par le potage, il devise paisiblement avec Boots et Brewer des faits et gestes de la Cour. Au premier service, interpellé par Vénéering sur cette question controversée : Lord Snigsworth, son cousin germain, est-il encore à Londres ? il répond que son cousin germain est à la campagne.

« À Snigsworthy-Park ? demande Vénéering.

– À Snigsworthy, réplique Twemlow. »

Boots et Brewer regardent celui-ci comme un homme à cultiver ; et l’amphitryon l’envisage comme un article rémunérateur.

Pendant ce temps-là, s’approchant des convives, le funèbre valet leur offre du châblis et, comme un sombre chimiste, a l’air de sous-entendre chaque fois : Vous n’en voudriez pas, si vous saviez de quoi il se compose.

La glace, qui est au-dessus du buffet, réfléchit la table et les objets qu’elle porte : armoiries neuves, or et argent ciselé, gravé, fouillé, mat et bruni : un chameau pour tout faire. Le collége héraldique a découvert à Vénéering un ancêtre du temps des croisades qui avait cet animal dans ses armes, ou qui aurait pu l’avoir ; et les fleurs, les fruits, les lumières sont portés par une file de chameaux, dont quelques-uns s’agenouillent pour recevoir le sel.

La glace réfléchit Vénéering : une quarantaine d’années, cheveux bruns et flottants, disposition à l’embonpoint, air fin et mystérieux, physionomie voilée ; une espèce de prophète d’assez bonne mine, gardant pour lui ses découvertes prophétiques.

Missis Vénéering : cheveux blonds (moins pâles qu’ils ne pourraient l’être), nez et doigts aquilins ; toilette voyante, bijoux étincelants, air enthousiaste et propitiatoire, sachant qu’elle porte un coin du voile de son mari.

Mister Podsnap : embonpoint florissant, une petite aile blonde et roide de chaque côté d’une tête chauve (plutôt une brosse que des cheveux), boutons rouges sur le front, vaste col de chemise, très-chiffonné par derrière.

Mistress Podsnap : admirable comme ostéologie ; cou et narines d’un cheval de bois, visage dur et sévère, coiffure majestueuse à laquelle Podsnap a suspendu ses offrandes dorées.

M. Twemlow : chevelure blanche ; un homme sec, poli, sensible au vent d’est ; col d’habit et cravate à la Georges IV ; les joues rentrées comme s’il avait fait un violent effort pour se retirer en lui-même, et qu’il se fût arrêté là, ne pouvant pas aller plus loin.

Une jeune fille très-mûre : repentirs aile de corbeau, teint d’un éclat suffisant quand elle est poudrée et fardée, comme ce soir ; efforts considérables pour captiver un jeune homme également très-mûr, qui a beaucoup trop de nez dans le visage, de feux dans les favoris, de torse dans le gilet, d’éclat dans les yeux, dans les boutons de chemise, les boutons d’habit, les dents et la parole.

La séduisante et vieille lady Tippins, à la droite de Vénéering : immense figure oblongue, d’un brun foncé, pareil à celui qu’on voit dans une cuiller. Sur la tête une allée garnie de fleurs, comme pour conduire le public au tas de faux cheveux qui couvre la nuque. Elle aime à patronner missis Vénéering, qui est ravie de ce patronage.

Un certain Mortimer, autre ancien ami de la famille, qui n’était jamais venu dans la maison, et ne semble pas éprouver le besoin d’y revenir. Il s’est laissé enganter par lady Tippins (une amie de son adolescence), qui l’a entraîné chez ces gens-là pour qu’il voulût bien y causer ; mais il garde un silence désespérant à la gauche de missis Vénéering.

Eugène, l’ami de Mortimer : enterré vif dans le dos de sa chaise, derrière l’une des épaules poudreuses de la jeune fille, et vidant d’un air sombre le calice de champagne, toutes les fois qu’il lui est offert par le valet chimiste.

Enfin, quatre tampons, dont Boots et Brewer, interposés entre le reste des convives et les accidents qui pourraient survenir.

Les dîners des Vénéering sont parfaits, sans quoi les amis ne viendraient pas ; et tout se passe à merveille. Lady Tippins, notamment, a fait sur ses facultés digestives une série d’expériences tellement complètes, qu’il serait précieux pour l’humanité d’en connaître les résultats. Approvisionnée de denrées des cinq parties du monde, cette vieille et solide frégate a enfin touché le pôle nord ; et tandis qu’on emporte les plats où étaient les glaces, elle laisse tomber les mots suivants :

« Mon cher Vénéering… »

(Twemlow porte la main à son front, car il lui semble que lady Tippins devient la meilleure amie de son hôte.)

« Mon cher Vénéering, c’est tout ce qu’il y a de curieux ! Je ne vous demande pas, comme les annonces, de me croire sans garantie respectable. Mortimer connaît le fait ; il vous répondra de mes paroles. »

Le gentleman interpellé soulève ses paupières et entrouvre la bouche ; mais un vague sourire, signifiant : à quoi bon ! glisse sur son visage ; il ferme les lèvres et laisse retomber ses paupières.

« Voyons, reprend lady Tippins, en frappant de son éventail sur les phalanges de sa main gauche, dont le squelette est singulièrement développé, voyons, Mortimer ! dites-nous tout ce qu’on peut dire sur l’homme de la Jamaïque.

– D’honneur, répond le gentleman, je n’ai jamais entendu parler d’aucun habitant de la Jamaïque, si ce n’est d’un frère de…

– Alors de Tabago.

– Je n’y ai jamais connu personne.

– Excepté, dit Eugène avec tant d’imprévu que la jeune fille, qui l’avait oublié, retire en tressaillant l’épaulette dont elle lui masquait les convives, excepté notre ami qui n’a vécu si longtemps que de pudding au riz et de colle de poisson, jusqu’au moment où son médecin lui fit changer de régime : un gigot de mouton par jour, ou quelque chose comme cela. »

Eugène, que l’on croyait de retour en ce monde, redisparaît derrière l’épaulette de sa voisine.

« Missis Vénéering, s’écrie lady Tippins, je vous le demande, n’est-ce pas une conduite affreuse ? Je mène partout mes adorateurs, deux ou trois à la fois, à la condition de m’obéir en aveugle, et voilà le principal, le chef de mes esclaves, qui en pleine société manque à tous ses serments ! Puis cet autre, un grossier personnage, qui prétend ne pas se rappeler ses « nursery rhymes ; » le tout pour me déplaire, parce qu’il sait que je les adore. »

Cette horrible fiction, touchant ses adorateurs, est la manie de lady Tippins. Elle en a toujours un ou deux avec elle. Elle en prend note, les tient en partie double, en a sans cesse de nouveaux à inscrire, d’anciens à mettre hors de compte, ou sur la liste noire, ou sur la liste bleue, à joindre à l’addition, à soustraire du total, à reporter sur le grand-livre, etc.

Mister et mistress Vénéering sont charmés de cette piquante sortie. Peut-être le charme en est-il rehaussé par le jeu de certaines cordes jaunes qui s’agitent dans le gosier de lady Tippins, comme les pattes d’un poulet qui gratte le sable.

« Dès à présent, poursuit-elle, je bannis ce misérable traître ; je le raye de mon Cupidon (c’est le nom de mon grand-livre, chère belle). Mais je tiens à mon histoire, et je vous supplie, très-chère, de la demander à cet infâme, puisque j’ai perdu toute influence sur lui. Vilain homme ! odieux parjure ! continue la vieille belle en regardant Mortimer et en faisant claquer son éventail.

– Nous sommes tous profondément intrigués, dit Vénéering, par cet homme de quelque part.

– Vivement intéressés !

– Très-émus !

– Fort dramatique !

– L’homme de nulle part, peut-être ? s’écrient à la fois les quatre tampons. »

Et missis Vénéering, joignant les mains comme un bébé, car les séductions de milady sont contagieuses, se tourne vers son voisin de gauche, et balbutie d’une voix enfantine :

« Prie ! plaît ! l’homme de quelque part ! »

Sur quoi les quatre tampons, mis en mouvement par un ressort mystérieux, s’écrient en chœur :

« Impossible de résister.

– Ma parole, dit Mortimer d’une voix dolente, je trouve excessivement embarrassant d’avoir les yeux de l’Europe ainsi attachés sur moi. Ma seule consolation est que chacun de vous exécrera lady Tippins, quand vous aurez vu combien cet homme de quelque part est assommant. Désolé de détruire son prestige en lui donnant un domicile ; mais la vérité m’y condamne. Il vient de… le nom m’échappe ; c’est connu de tout le monde… un endroit où l’on fait du vin.

– Day et Martin’s ? demande Eugène.

– Non, réplique Mortimer sans s’émouvoir ; chez eux on fabrique du porto ; ce n’est pas cela. Mon homme vient du pays où l’on fait… le vin du Cap. Au reste, mon bon, il importe peu ; mon histoire n’est pas de la statistique, car elle est sans précédent. »

Une chose à noter, c’est qu’à la table de Vénéering on s’inquiète fort peu des maîtres de la maison, et que celui qui a quelque chose à dire s’adresse de préférence à tel ou tel convive.

Mortimer s’adresse donc à Eugène, et poursuit son histoire :

« Mon homme, dit-il, qu’on appelle Harmon, est fils unique d’un affreux scélérat qui a fait fortune dans le balayage.

– Gilet rouge et clochette ? demande Eugène d’une voix sombre.

– Avec échelle et panier, si bon vous semble, répond Mortimer. Toujours est-il que d’une façon ou de l’autre ce père devint riche comme un entrepreneur. Vivant dans un trou, au fond de ses montagnes composées de balayures, ce vieux drôle jetait, comme un volcan, sur son petit domaine, tout ce qu’il avait ramassé : détritus de charbon, épluchures de légumes, fragments d’os, tessons de vaisselle, fine poussière, immondices, boue et ferraille, toute espèce de débris. »

Ici Mortimer ayant tout à coup le ressouvenir de missis Vénéering, lui adresse quatre ou cinq paroles ; puis il cherche un nouvel auditeur, essaye du cousin de lord Snigsworth, ne lui trouve pas les qualités voulues, et se jette sur les tampons qui l’accueillent avec enthousiasme.

« L’être moral (je crois, dit-il, que c’est l’expression consacrée), l’être moral de ce balayeur n’avait pas de plus grande jouissance que de lancer l’anathème à ses proches, et de les mettre à la porte. Il commença naturellement par se délivrer de l’épouse de son choix, et donna ensuite à sa fille la même preuve d’affection. Il lui présenta un mari dont il était enchanté, mais elle fort mécontente, et s’occupa de la dot ; je ne saurais dire quelle somme de balayures ; mais quelque chose d’immense. L’affaire en était là, quand la pauvre fille lui annonça respectueusement qu’elle s’était promise à ce personnage populaire que les romanciers et les poëtes désignent sous le nom d’Un-Autre. Elle ajouta que ce serait réduire son cœur en poudre, et sa vie en tessons, que de la condamner à ce mariage. Sur quoi le père vénérable s’empressa de la maudire et de la jeter à la porte. On prétend que ce fut par un soir d’hiver. »

Le funèbre chimiste (il a évidemment une faible opinion de cette histoire) concède un peu de bordeaux aux quatre tampons, qui, obéissant au même ressort, se versent la liqueur dans la bouche avec un tortillement de joie particulier, et s’écrient tous à la fois :

« Continuez, je vous prie.

– Les ressources pécuniaires d’Un-Autre, ainsi qu’il arrive fréquemment, étaient des plus restreintes. Je ne crois pas exagérer en disant qu’il était absolument à sec. La jeune fille l’épousa néanmoins ; et tous deux vécurent dans un cottage, ayant sans doute un chèvrefeuille à l’entrée. Ils y restèrent jusqu’à la mort de la jeune femme. On peut, à cet égard, consulter le registre de la paroisse. J’ignore de quoi la pauvre créature est morte ; mais les inquiétudes, les privations peuvent y avoir été pour quelque chose, bien qu’il n’en soit rien dit à la page où la cause du décès est inscrite dans la forme voulue. Quant au mari, c’est le chagrin qui l’a tué ; cela ne fait pas le moindre doute ; il fut si malheureux de la perte de sa femme, qu’il n’a pu lui survivre, à peine huit ou dix mois. »

Un rien fait soupçonner chez l’indolent Mortimer que si jamais la bonne compagnie pouvait se permettre une émotion, lui qui est du meilleur monde, il aurait la faiblesse de se laisser toucher par ce qu’il raconte. Il parvient à le dissimuler ; mais enfin il l’éprouve.

Eugène n’est pas non plus sans une légère atteinte ; car, au moment où cette effrayante lady Tippins déclare que si l’Autre vivait encore, elle le placerait à la tête de ses adorateurs, sa mélancolie augmente, et il joue d’une manière féroce avec son couteau à dessert.

Mortimer continue :

« Revenons maintenant, comme disent les romanciers, chose que nous voudrions leur interdire, revenons au héros de notre histoire. Âgé de quatorze ans lors de l’expulsion de sa sœur, et alors à Bruxelles dans un pensionnat au rabais, il fut quelque temps avant d’apprendre ce qui avait eu lieu, et ne le sut probablement que par la jeune fille, car sa mère était morte. Aussitôt la nouvelle, il prit la fuite et revint en Angleterre. Un garçon de ressources pour avoir eu de quoi faire ce voyage avec les cinq sous qu’il touchait par semaine. Il arriva cependant, tomba comme une bombe entre les bras paternels, et plaida la cause de sa sœur. Le vénérable père lui répondit par sa malédiction, et s’empressa de le mettre dehors. Choqué, blessé, terrifié, cherchant fortune, le pauvre diable s’embarqua ; et, finalement se trouva dans les vignes du Cap, où il devint propriétaire, éleveur ou colon, comme vous voudrez l’appeler. »

Un pas indécis traverse le vestibule ; quelqu’un frappe à la porte. Le chimiste va voir ce que c’est ; il confère aigrement avec le frappeur invisible, paraît ému de la réponse qui lui est faite, et quitte la salle.

« Bref, continue Mortimer, on a fini par découvrir sa résidence ; et il revient après quatorze ans d’exil. »

Un des tampons surprend tout à coup les trois autres en se détachant du groupe ; il désire savoir pourquoi cet homme revient ?

« Merci de me l’avoir rappelé, poursuit Mortimer ; j’oubliais de dire que le père est mort. »

Enhardi par le même succès, le même tampon demande à quelle époque.

« L’autre jour ; il y a dix mois, peut-être un an.

– Et de quelle maladie ? s’écrie le tampon, d’un air dégagé. »

Mais, triste exemple du courage malheureux, ses trois pareils le regardent bouche béante, et personne ne lui répond.

Mortimer, se rappelant alors qu’il existe un Vénéering, s’adresse à lui pour la première fois :

« Le père est mort, redit-il.

– Mort ! » répète d’un air grave le Vénéering satisfait. Il croise les bras, se compose un visage pour écouter d’une façon juridique les détails qu’on va lui offrir, et se voit replongé dans une froide solitude. Mortimer a saisi l’œil vagabond de M. Podsnap, et dit au gros homme :

« On a trouvé un testament, daté d’une époque ancienne, peu de temps après le départ du fils. Une chaîne de tas d’ordures et une espèce de maison située au pied de ces collines, sont léguées à un ancien domestique, exécuteur testamentaire. Le reste, qui est fort considérable, est laissé au fils. Il y avait ensuite les volontés du défunt relativement aux funérailles ; des cérémonies excentriques, certaines précautions à prendre pour ne pas l’enterrer vif, des choses insignifiantes, si ce n’est que… »

L’histoire s’arrête. Le chimiste est de retour ; chacun le regarde ; non pas qu’on ait besoin de le voir, mais en vertu de cette influence qui pousse les hommes à saisir l’occasion de regarder n’importe quoi plutôt que celui qui leur parle.

« Si ce n’est que le fils, reprend Mortimer, n’est héritier qu’à la condition d’épouser une jeune fille qui, aujourd’hui bonne à marier, avait quatre ou cinq ans à l’époque où cette clause fut écrite. Des recherches, des annonces, ont fait découvrir ce fils dans le petit fermier du Cap ; et à l’heure qu’il est notre homme arrive en Angleterre, fort étonné probablement d’hériter d’une pareille fortune, et d’avoir à prendre femme.

– La jeune fille est-elle bien ? » demande mistress Podsnap.

Mortimer l’ignore.

« Et si le mariage n’a pas lieu, dit Mister Podsnap, que deviendra la fortune ?

– Il y est pourvu, répond Mortimer ; en pareil cas, le testament la donne au vieux serviteur à l’exclusion du fils. De même, si ce dernier était mort, le domestique serait légataire universel. »

Missis Vénéering a enfin réveillé lady Tippins ; elle vient d’y parvenir en lui poussant avec adresse, sur les doigts, une file de plats et d’assiettes, lorsque tout le monde, excepté Mortimer, s’aperçoit que le chimiste, plus funèbre que jamais, présente un papier à celui-ci. Missis Vénéering, sur le point de quitter sa place, est retenue par la curiosité. Mortimer, en dépit des efforts du chimiste pour attirer ses regards, avale tranquillement un verre de madère, et ne se doute pas du papier qui absorbe l’attention générale.

Enfin lady Tippins, qui d’abord ne savait plus où elle était, mais qui a maintenant conscience des objets qui l’entourent, s’écrie :

« Odieux parjure ! plus perfide que Don Juan, pourquoi refusez-vous le billet du commandeur ? »

Mortimer, à qui le valet a mis le papier sous le nez, jette un regard autour de lui et demande ce que c’est. Le chimiste s’incline et lui parle à l’oreille.

« Qui cela ? dit Mortimer. »

Nouvelle inclinaison et réponse à voix basse.

Mortimer regarde le chimiste avec surprise ; il ouvre le billet, le lit deux fois, le retourne, examine la feuille blanche, devient pâle et le relit pour la troisième fois.

« Singulier à-propos ! dit-il, en promenant les yeux autour de la table ; c’est le dénouement de l’histoire.

– Il est marié ? dit l’un.

– Il refuse ? dit un autre.

– Un codicille ? demande un troisième.

– Vous n’y êtes pas ; dit Mortimer, l’histoire est plus complète et plus émouvante : le futur s’est noyé. »

III. Un nouveau personnage §

Tandis que les robes de ces dames disparaissaient graduellement dans l’escalier de Vénéering, Mortimer sortit de la salle à manger. Il entra dans une bibliothèque, où des livres tout neufs, étalaient des reliures neuves, libéralement dorées, et fit demander la personne qui avait apporté le billet. C’était un garçon d’environ quinze ans. Mortimer examina ce garçon ; et celui-ci regarda les pèlerins tout flambants neufs, qui, accrochés à la muraille, allaient à Cantorbéry dans plus de dorure que de paysage1.

« De qui est ce billet ? demanda le gentleman.

– Il est de moi, m’sieur.

– Qui vous a dit de l’écrire ?

– C’est mon père, Jessé Hexam.

– Est-ce lui qui a trouvé le corps ?

– Oui, m’sieur.

– Qu’est-ce que fait votre père ? »

Le gamin hésita ; il lança aux pèlerins un regard de reproche comme s’ils avaient été coupables de l’embarras qu’il éprouvait ; puis il forma un pli à la jambière droite de son pantalon et finit par répondre :

« Il a un bateau.

– Est-ce bien loin ?

– Quoi ? demanda l’autre, qui était sur ses gardes, et partait de nouveau pour Cantorbéry.

– D’ici chez votre père.

– Oui, m’sieur ; mais je suis venu en cab ; l’homme est resté ; il attend qu’on le paye ; nous pouvons retourner avec lui. Je suis allé d’abord à votre cabinet, d’après ce que disaient les papiers qu’il avait dans sa poche. Arrivé là, je n’ai trouvé personne qu’un jeune gars de mon âge, et il m’a envoyé ici. »

Il y avait dans ce gamin un singulier mélange de sauvagerie et de quasi-civilisation. Sa voix était rauque, son corps chétif et rabougri, son visage grossier ; mais il était plus propre que les gamins de son espèce ; il avait une belle écriture, bien qu’elle fût ronde et grosse ; et le regard perçant qu’il attachait sur la bibliothèque pénétrait sous la reliure : qui sait lire ne regarde pas un livre, même un livre fermé, derrière la vitre d’une armoire, comme celui qui est illettré.

« A-t-on fait tout ce qu’il fallait pour le rappeler à la vie ? dit Mortimer en cherchant son chapeau.

– Si vous l’aviez vu, dit le gamin, vous ne le demanderiez pas. L’armée de Pharaon, qui a péri dans la mer Rouge, n’est pas plus défunte que lui ; et si Lazare avait été seulement à moitié aussi avancé, sa résurrection serait le plus grand des miracles.

– Vous connaissez la mer Rouge ? s’écria Mortimer en se retournant, et le chapeau sur la tête.

– C’est à l’école, m’sieur, que j’ai lu cette histoire-là.

– Celle de Lazare aussi ?

– Oui, m’sieur ; mais ne le dites pas à mon père : on ne tiendrait plus chez nous. C’est ma sœur qui a eu l’idée de me faire apprendre.

– Une bonne sœur que vous avez là !

– Pas grand’chose, dit le gamin ; à peine si elle connaît ses lettres ; encore c’est moi qui lui ai montré. »

Le sombre Eugène, qui, tout en flânant avait gagné la bibliothèque, assistait, les mains dans ses poches, à la fin de ce dialogue. En entendant le jeune drôle parler de sa sœur avec aussi peu de respect, il lui prit le menton d’une manière un peu rude, et le regarda fixement.

« Eh bien ! v’là qui est sûr, dit le gamin en cherchant à se dégager ; vous pourrez me reconnaître. »

Au lieu de lui répondre, Eugène proposa à Mortimer de l’accompagner ; et la voiture qui avait amené le gamin les emporta tous les trois : les deux amis, anciens camarades d’études, assis dans l’intérieur, où ils fumèrent leurs cigares, et le gamin sur le siége, à côté du cocher.

« Vois ce que c’est ! dit Mortimer ; voilà cinq ans que je suis au tableau des solicitors de la Haute-Cour, ainsi que des attorneys at common-law2 et depuis cette époque, à part les instructions gratuites que je reçois une fois par quinzaine pour le testament de lady Tippins, qui n’a rien à laisser, je n’ai pas eu d’autre affaire que cette aventure romanesque.

– Et moi, dit Eugène, depuis sept ans que je suis sur la liste des avocats, je n’en ai pas eu du tout ; je n’en aurai jamais ; et il m’en arriverait une, que je ne saurais pas la traiter.

– Quant à cela, répondit l’autre avec le plus grand calme, je ne suis pas bien sûr de m’en tirer mieux que toi.

– Cette profession m’est odieuse, reprit Eugène en étendant les jambes sur la banquette opposée.

– Je l’ai en horreur, dit Mortimer. Cela te gênerait-il si je m’allongeais aussi ?

– Nullement. Je n’en voulais pas, continua Eugène ; on m’y a forcé ; la famille avait besoin d’un barrister ; elle peut se vanter d’en avoir un fameux.

– Absolument comme moi, répliqua l’autre ; il fallait un solicitor dans la famille : elle a eu la main heureuse.

– Nous sommes quatre, dit Eugène, dont les noms sont écrits sur le montant d’une porte, à côté d’un trou noir que l’on appelle Chambers. À nous tous, nous possédons un clerc : Cassim-Baba, dans la caverne de voleurs ; et Cassim est le seul de la compagnie qui soit un peu respectable.

– Je suis seul chez moi, dit Mortimer ; mon cabinet est en haut d’un affreux escalier et donne sur un cimetière. Mon clerc, qui est à moi seul, n’a pas d’autre occupation que de contempler ce champ funèbre ; je me demande ce qu’il deviendra plus tard. À quoi pense-t-il au fond de ce nid de corbeau ? Fait-il des projets de meurtre ou des plans dignes d’un sage ? Après tant d’années de solitude méditative, aura-t-il grandi pour éclairer les hommes, ou pour les empoisonner ? Deviner cette énigme est le seul intérêt que je trouve à la profession. N’as-tu pas une allumette ? Je te remercie. »

Eugène s’adossa au fond de la voiture, se croisa les bras, ferma les yeux et huma son cigare.

« Des idiots, vous parlent d’énergie ! reprit-il d’une voix nasillarde. S’il est dans tout le dictionnaire un mot que j’abomine, c’est bien celui-là ; un mot convenu, mot de perroquet, une superstition. Que diable ! est-ce que je peux aller dans la rue prendre à la gorge le premier homme qui me paraîtra solvable, et lui dire, en le tenant au collet : « Vous allez plaider, monsieur ! et me choisir pour avocat ! un procès ou la vie ! » Ce serait énergique.

– Je pense de même, répondit Mortimer. Donnez-moi l’occasion, quelque chose qui en vaille la peine, et j’aurai de l’énergie.

– Moi aussi, » dit Eugène.

Il est probable que, dans le courant de la soirée, dix mille jeunes gens de la ville de Londres, firent cette même remarque, si féconde en promesses.

Le cab roulait toujours ; il avait passé le Monument, la Tour et les docks ; passé Ratcliffe et Rotherhithe ; passé les cloaques où les flots accumulés de la lie humaine semblent précipités des hauteurs, et s’arrêter jusqu’à ce qu’ils débordent et tombent dans la rivière ; passé au milieu de navires que l’on croirait échoués, et de maisons que l’on supposerait à flots ; passé entre les mâts qui regardent par les fenêtres, et les fenêtres qui regardent au fond des écoutilles.

Quelques tours de roue, et le cab finit par s’arrêter dans un coin ténébreux, souvent lavé par le fleuve, mais jamais nettoyé. Le gamin descendit et ouvrit la portière.

« M’sieur, dit-il en parlant au singulier afin d’exclure Eugène, il faut descendre, et venir à pied chez nous ; c’est à deux pas.

– Un quartier perdu ! exécrable ! s’écria le gentleman en glissant sur les pierres et sur les immondices dont la rue était jonchée.

– C’est ici, » dit le gamin, après avoir tourné l’angle aigu d’un vieux mur.

La maison était basse, et avait dû jadis être le corps d’un moulin ; elle portait au front une verrue de bois pourri qui semblait indiquer le point d’attache des quatre ailes ; mais dans l’ombre tout cela était peu visible. Le gamin leva le loquet, et les gentlemen se trouvèrent tout à coup dans une pièce circulaire ; ils y virent un homme qui regardait le feu, et une jeune fille qui travaillait. Couverte de rouille, la grille où brûlait le charbon n’avait pas été faite pour le foyer ; et la lampe, qui éclairait la jeune fille et qui ressemblait à un oignon de jacinthe, filait et fumait dans le goulot d’un cruchon.

Près de la muraille, un cadre en bois faisait l’office de couchette ; en face du lit, un escalier vermoulu, également en bois, ou plutôt une échelle, conduisait à l’étage supérieur. Un petit nombre d’ustensiles de cuisine, quelques plats, une ou deux écuelles de faïence commune, dispersés sur un petit dressoir, et deux ou trois vieilles rames complétaient le mobilier.

Les soliveaux noircis, fondus, pleins de nœuds grimaçants, donnaient à cette pièce un air rechigné ; et soliveaux, carrelage et muraille, anciennement barbouillés de farine, tachetés de minium, qui sans doute y avait été en magasin, moisis par une humidité traditionnelle, paraissaient tomber en décomposition.

« Père, dit le gamin, voici le gentleman. »

L’homme qui était devant le feu releva sa tête ébouriffée et attacha sur le solicitor son regard d’oiseau de proie.

« C’est vous, dit-il, qu’on appelle Mortimer Lightwood, esquire ?

– Oui, répondit le jeune homme. Celui que vous avez trouvé est-il ici ? ajouta Mortimer en se tournant avec répugnance vers la couchette.

– Non : mais il n’est pas loin. J’ai averti la police, je me mets toujours en règle, et la police est venue le prendre ; elle n’a pas perdu de temps, car c’est déjà imprimé. Voilà le papier qui dit la chose. »

Il prit la lampe et l’approcha du mur où était placardée une affiche portant ces mots officiels :

CORPS TROUVÉ.

Les deux amis lurent cette affiche avec attention, pendant que Gaffer, qui les éclairait, les examinait tous les deux.

« D’après ce que je vois, dit Lightwood en se retournant, ce malheureux jeune homme n’avait que des papiers sur lui ?

– Que des papiers, » répondit Gaffer.

À ces mots, la jeune fille se leva, prit son ouvrage et sortit de la chambre.

« Pas d’autre argent, poursuivit Mortimer, que trois pence dans une des poches de l’habit ?

– Trois pence, répéta Hexam en appuyant sur chaque mot.

– Les poches du pantalon, continua le gentleman, étaient vides et retournées. »

Hexam fit un signe affirmatif.

« Rien de plus commun, dit-il ; je ne sais pas si c’est la marée qui en est cause, mais voyez plutôt. »

Il approcha sa lampe d’un autre placard :

« Les poches étaient vides et retournées. »

Même détail sur les deux affiches suivantes.

« Je ne sais pas lire, reprit Gaffer, mais je n’en ai pas besoin ; je les reconnais à la place qu’ils occupent. Tenez, en voilà un qui était matelot ; il avait deux ancres, un pavillon, un G, un F et un T sur le bras ; est-ce que ce n’est pas vrai ?

– Très-vrai, dit Mortimer.

– Là, c’est une jeune femme avec des bottines grises ; son linge était marqué d’une croix ; puis un homme qui avait reçu un mauvais coup à la tempe. Voilà deux sœurs, deux jeunes filles, attachées l’une à l’autre avec un mouchoir. Ici un vieux drôle, un ivrogne en chaussons de lisière et en bonnet de nuit. Il avait offert de se jeter à l’eau et d’y plonger, si on lui payait d’avance une demi-bouteille de rhum ; et il a tenu parole pour la première fois de sa vie. La chambre en est tapissée ; je les connais tous ; je suis donc assez savant. »

Il promena la lampe sur la rangée d’affiches, en confirmation de ses lumières intellectuelles ; puis il la reposa sur la table, resta derrière les gentlemen et les regarda fixement. De même que certains oiseaux de proie, il offrait cette particularité que, lorsqu’il fronçait les sourcils, sa huppe ébouriffée se hérissait de plus en plus.

« Est-ce que c’est vous qui les avez tous repêchés ? » demanda Eugène.

Au lieu de répondre, l’oiseau de proie dit lentement :

« Et vous, monsieur, quel est votre nom ?

– Mister Wrayburn, mon ami, s’empressa de dire Mortimer.

– Que demandait mister Wrayburn ? reprit Hexam.

– Tout simplement, dit Eugène, si c’était vous qui aviez retrouvé tous ces gens-là.

– Pour la plupart, tout simplement, répondit Hexam.

– Supposez-vous que, dans le nombre, il y en ait dont la mort soit le résultat d’un crime ?

– Je suppose jamais rien, dit l’oiseau de proie ; c’est pas mon genre. Si, tous les jours de l’année, par quelque temps qu’il fasse, vous étiez obligé de fouiller dans la rivière pour en retirer de quoi vivre, vous n’auriez pas l’esprit à faire des suppositions. Faut-il vous montrer la route ? »

Il reçut de Mortimer un signe affirmatif, ouvrit la porte, et se vit en face d’un homme extrêmement pâle.

« Une personne qu’on cherche, ou un cadavre trouvé ? demanda Gaffer ; lequel des deux ?

– Je me suis perdu ! répondit l’homme d’une voix haletante. Je suis… étranger, et ne sais pas le chemin… Il… faut… cependant que je trouve l’endroit où est déposé celui… dont il est question dans cette affiche ; il est possible que je le connaisse. »

On le comprenait à peine tant il était essoufflé ; mais il montrait un exemplaire du nouveau placard. L’état de cette feuille encore humide, ou peut-être l’exactitude de son coup d’œil, apprit à Hexam ce dont il s’agissait. Il répondit sans hésiter :

« Le gentleman que voici, mister Lightwood, s’en occupe précisément.

– Mister Lightwood ! » dit l’inconnu.

Durant la pause qui suivit cette exclamation, le gentleman et l’étranger s’examinèrent : ils ne se connaissaient pas. Ce fut Lightwood, qui, d’un air dégagé, rompit enfin le silence.

« Vous m’avez fait l’honneur, dit-il, de proférer mon nom ?

– Je n’ai fait que le répéter.

– Vous ne connaissez pas Londres, monsieur ?

– Nullement.

– Et vous cherchez mister Harmon ?

– Non, monsieur.

– Dès lors, je peux vous dire que votre démarche est inutile ; vous n’avez pas à craindre ce que vous paraissez redouter ; cependant s’il vous plaisait de venir avec nous ? »

L’étranger accepta.

Quelques détours au milieu de ruelles fangeuses, dont la boue avait pu être déposée par la dernière marée, ainsi qu’en témoignait l’odeur, les conduisirent à la station de police. Ils y trouvèrent l’inspecteur de nuit, armé d’une plume et d’une règle, et mettant ses livres au courant avec autant de calme que s’il avait été au fond d’un monastère, autant de sang-froid que s’il n’y avait pas eu, dans la pièce voisine, une femme ivre dont les hurlements et les coups lui retentissaient dans l’oreille.

L’inspecteur relève les yeux ; et de l’air d’un érudit absorbé par ses études, il adresse à Gaffer un signe de tête qui dit évidemment : « Nous vous connaissons, vous ! un jour ou l’autre vous comblerez la mesure. » Puis il informe les gentlemen qu’il est à eux sur-le-champ ; il continue de rayer sa page, écrit ce qu’il a à écrire, et le fait avec soin et méthode. Il s’agirait de l’enluminure d’un missel qu’il n’y mettrait pas plus de patience. La femme ivre crie et frappe toujours, réclamant avec rage le foie d’une autre femme ; l’inspecteur ne paraît même pas l’entendre.

Il demande enfin une lanterne. L’objet lui est présenté avec déférence par un satellite obéissant. Il prend un trousseau de clefs ; puis regardant les visiteurs : « Maintenant, messieurs… » Et les gentlemen l’accompagnent.

Il traverse la cour, ouvre une caverne glaciale où il entre suivi des autres, qui en sortent précipitamment.

« Guère plus décomposé que lady Tippins, dit tout bas Eugène à Lightwood. »

Ils reviennent au bureau, où les cris et les coups de la furibonde retentissent toujours ; et où l’inspecteur, paisible abbé de ce monastère, leur fait tranquillement le résumé de la cause : « Rien n’indique la manière dont le fait a dû se produire ; il arrive souvent de n’avoir à ce sujet aucune indication. Trop tard pour qu’on puisse dire avec certitude si les meurtrissures ont eu lieu avant ou après la mort. Un célèbre chirurgien affirme que c’est avant ; un confrère, non moins célèbre, affirme que c’est après. Le sommelier du navire sur lequel ce gentleman a fait la traversée, est venu voir le défunt, et l’a parfaitement reconnu ; il est prêt à répondre de l’identité du corps et de celle des vêtements. D’ailleurs on a les papiers. Comment ce jeune homme a-t-il disparu en quittant le navire pour ne se retrouver que dans la Tamise ? Obscurité complète. Probablement quelque aventure qu’il a poursuivie, la croyant sans danger, et qui lui a été fatale. Au reste l’enquête aura lieu demain, et la vérité se découvrira, cela ne fait pas le moindre doute.

« Il paraît, continue l’inspecteur à voix basse, et en examinant l’étranger, il paraît que tout cela impressionne beaucoup votre ami. La vue du corps lui a cassé bras et jambes. »

Mortimer répond que l’étranger n’est pas son ami, qu’il ne le connaît même pas.

« Vraiment ? dit l’inspecteur en approchant une oreille attentive ; et où l’avez-vous rencontré ? »

Les deux coudes sur son pupitre, les cinq doigts de la main droite appuyés aux cinq doigts de la main gauche, M. l’inspecteur, qui a pris cette pose pour faire son résumé, et qui l’a conservée en écoutant Mortimer, dirige son regard vers l’inconnu, et dit à haute voix, sans même remuer la tête :

« Est-ce que vous vous trouvez mal, monsieur ? Vous ne semblez pas habitué à ce genre d’opération.

– Oh ! non, répond l’étranger, qui, la tête basse, est adossé à la cheminée et jette les yeux autour de lui ; oh ! non ! Quel horrible spectacle !

– Vous veniez cependant pour examiner le corps ?

– Oui, monsieur.

– L’avez-vous reconnu ?

– Non, monsieur. Épouvantable chose ! horrible à voir !

– Qui pensiez-vous que ce pouvait être ? Décrivez-nous celui que vous cherchez, il est possible qu’on vous aide à le découvrir.

– Non, non, dit l’étranger ; c’est inutile. Bonsoir. »

M. l’inspecteur n’a fait aucun mouvement, n’a pas dit une parole ; néanmoins le satellite a glissé devant la porte ; il est adossé au guichet, son bras gauche y est allongé, et de la main droite il dirige sa lanterne vers l’inconnu.

« Cependant, vous cherchez quelqu’un, reprend l’inspecteur ; autrement vous ne seriez point ici. N’est-il pas naturel de vous demander quelques détails sur cet ami ou cet ennemi, afin de vous seconder dans vos recherches ?

– Veuillez m’excuser, monsieur, vous savez mieux que personne qu’il y a, dans les familles, de ces malheurs dont on n’entretient les autres qu’à la dernière extrémité. Je reconnais que vous remplissez un devoir en me faisant cette question, veuillez reconnaître que j’use d’un droit en refusant d’y répondre. »

L’étranger se retourne vers le guichet, où le subalterne, l’œil rivé sur son chef, reste immobile.

« Monsieur, dit l’inspecteur, vous ne me refuserez pas votre carte.

– Je vous la donnerais volontiers ; mais je n’en ai pas, répond l’inconnu, qui devient très-rouge, et dont la voix exprime la confusion.

– Alors, dit l’officier de police sans changer de ton ni de manière, consentez-vous à me donner par écrit votre nom et votre adresse ?

– Certainement, monsieur. »

L’inspecteur prend une plume, la trempe dans l’encrier, met lentement une feuille de papier à côté de lui, et rentre dans sa première attitude. L’étranger se dirige vers le pupitre, et sous le regard de l’inspecteur, qui paraît lui compter les cheveux, il écrit d’une main tremblante :

« Julius Handford, café de l’Échiquier, Palace Yard, Westminster.

– C’est là que vous êtes descendu ?

– Oui, monsieur.

– Vous habitez la campagne ?

– Euh… oui, j’habite la campagne.

– Bonsoir, monsieur. »

Le guichet est ouvert, et Jules Handford peut sortir.

« Réserve ! dit l’inspecteur, voyez cette adresse ; suivez cet homme, mais sans lui faire injure ; assurez-vous qu’il demeure bien à l’endroit indiqué ; et prenez sur lui tous les renseignements possibles. »

Le satellite avait disparu ; M. l’inspecteur, redevenu le tranquille abbé du monastère, avait repris sa plume et s’était replongé dans ses livres. Les deux amis qui l’observaient, plus divertis de sa manière d’être que soupçonneux de mister Handford, lui demandèrent avant de partir s’il croyait réellement que celui-ci eût trempé dans cette douloureuse affaire.

L’abbé n’en savait rien ; il ajouta que s’il y avait eu crime, quelqu’un l’avait commis. « Le vol par effraction ou à la tire a besoin d’apprentissage ; mais pour le meurtre, c’est inutile, nous en sommes tous capables. » Il avait vu, dit-il, bien des gens venir pour reconnaître des morts ; et jamais personne n’avait été ému de cette façon-là. Néanmoins, l’impression pouvait être physique et n’avoir rien de moral. Singulière nature, s’il en était ainsi ; dans tous les cas, singulière chose ! Quel dommage que le sang ne jaillisse pas de la blessure au contact de l’assassin, comme on le croyait autrefois ; mais la police n’a jamais rien tiré des morts.

« Vous aurez d’elle et de ses pareilles plus de tapage que vous n’en voudrez, poursuivit-il en désignant la furie qui demandait toujours le foie de sa compagne ; mais des trépassés vous n’obtiendrez pas un signe. »

N’ayant plus rien à faire jusqu’à l’enquête, les deux amis allèrent reprendre leur voiture. Les deux Hexam partirent de leur côté. En arrivant au coin, le père dit à son fils de retourner à la maison. Quant à lui, il entra dans une taverne à rideaux rouges, dont la muraille ventrue se gonflait hydropiquement au-dessus de la chaussée boueuse.

Le gamin retrouva sa sœur auprès du feu, et travaillant toujours. Sa première question fut pour lui demander où elle était allée pendant la visite des gentlemen.

« Dans la rue, dit-elle.

– Ce n’était pas nécessaire ; on avait rempli toutes les formalités.

– L’un d’eux, reprit la jeune fille, celui qui ne disait rien, ne me quittait pas du regard ; j’ai eu peur qu’il ne vît la chose sur ma figure. Mais ne parlons pas de moi, Charley. Tu m’as fait trembler quand tu as avoué à notre père que tu écrivais un peu.

– Bah ! je lui ai laissé croire que personne ne pouvait me lire ; et quand il m’a vu écrire si lentement, en barbouillant d’encre tout mon papier, il a cru que c’était vrai, et n’a plus rien dit. »

La jeune fille quitta son ouvrage ; elle traîna sa chaise à côté de celle du gamin, et s’appuyant sur l’épaule de son frère :

« Tu travailleras bien, Charley ; n’est-ce pas ? dit-elle.

– Est-ce que je perds mon temps ?

– Non, Charley ; tu as du courage. Moi aussi, je fais ce que je peux ; je suis toujours à penser, à inventer quelque chose ; souvent je n’en dors pas, à force de chercher le moyen d’amasser un schelling par-ci, un autre par-là, pour faire croire à père que tu gagnes ta vie au bord de l’eau.

– Tu es sa préférée, Lizzie ; tu lui fais croire tout ce que tu veux.

– Je le voudrais bien, Charley ; si je pouvais seulement lui persuader qu’il est bon de s’instruire, j’en serais contente, vois-tu !… assez pour en mourir de joie.

– Tais-toi, Lizzie ; je ne veux pas que tu meures. »

Elle croisa les mains sur l’épaule de son frère, y posa sa joue brune, et regarda le brasier d’un air pensif.

« Le soir, dit-elle, quand tu es à l’école, ce qui arrive tous les deux jours, et que notre père…

– Est aux Six-Joyeux-Portefaix, interrompit le gamin en faisant un signe de tête dans la direction de la taverne.

– Je regarde brûler le feu, poursuivit la sœur, et il me semble voir dans la braise, – tiens comme à présent, – où brille cette petite flamme.

– C’est du gaz, pas autre chose, dit le frère. Ce charbon-là vient d’une forêt, qui a été sous l’eau du temps de Noé. Regarde bien : si je prends le fourgon et que j’attise le feu…

– Non, frère ! n’y touche pas ; la petite lueur qui va et vient disparaîtrait, et c’est d’elle que je parle ; le soir, en la regardant, j’y vois comme des images.

– Montre-les-moi, dit le gamin.

– C’est que pour les voir, il faut mes yeux, Charley.

– Alors dis-moi ce qu’elles représentent.

– Il y a moi d’abord ; puis toi ensuite, à l’âge où tu n’étais qu’un bébé. Pauvre petit, qui n’avais pas de mère !

– Faut pas dire cela, interrompit le gamin, j’avais une petite sœur qui était aussi ma mère. » Il lui passa les deux bras autour de la taille, et croisa les doigts pour la tenir embrassée. Tout émue, la jeune fille se mit à rire, et les yeux humides, elle reprit la parole :

« Il y a donc toi et moi, Charley. Nous sommes dans la rue tout seuls, pendant que père est à l’ouvrage. Il a emporté la clef de peur que nous ne mettions le feu, ou que tu ne viennes à tomber par la fenêtre. Nous nous asseyons sur le pas de la porte, sur les marches des autres, ou bien au bord de l’eau ; nous flânons pour passer le temps. Tu étais un peu lourd, Charley, et j’étais obligée de me reposer. Quelquefois nous avions sommeil, et nous dormions ensemble ; quelquefois nous avions peur ; et quelquefois bien faim. Mais ce qui arrivait le plus souvent, et ce qui était bien dur, c’était d’avoir froid ; te rappelles-tu, Charley ?

– Oui, je me rappelle, dit le frère en la serrant dans ses bras ; je me fourrais sous un petit châle où j’étais caché ; et là, moi, j’avais chaud.

– Quelquefois il pleut, reprit-elle en regardant toujours la braise, et nous nous mettons sous un bateau, ou bien sous autre chose. Quelquefois il est tard ; nous allons où il y a du gaz ; nous nous asseyons et nous regardons passer le monde. À la fin arrive père, qui nous ramène à la maison. Comme on s’y trouve bien, après une journée passée dans la rue ! Père me déchausse et me fait sécher les pieds. Je suis à côté de sa chaise pendant qu’il fume sa pipe ; j’y reste bien longtemps après que tu es au lit. Je regarde la main de père, je me dis qu’elle est bien grande ; mais qu’elle n’a jamais été lourde quand elle m’a touchée. Je pense à la voix de père ; je me dis qu’elle est bien rude, mais que jamais elle ne s’est fâchée en me parlant. Et puis je me vois grandir ; père a confiance en moi ; il m’emmène avec lui ; et quelle que soit sa fureur, il ne pense jamais à me battre. »

Le gamin laissa tomber un grognement qui semblait dire : – Mais je suis battu, moi !

« C’est le passé, ajouta Lizzie.

– Eh bien ! tire la ficelle, et montre-moi l’avenir, reprit Charley.

– Je ne demande pas mieux, chéri ; la ficelle est tirée. Je me vois toujours avec père et ne le quittant jamais, parce qu’il aime sa fille et que je l’aime de tout mon cœur. Je ne sais pas lire ; si je l’avais appris il aurait cru que je le reniais ; et j’aurais perdu mon influence. Je n’en ai pas assez, car je n’empêche rien ; mais j’essaye toujours, dans l’espoir de réussir. En attendant, je le retiens dans une certaine limite ; si je m’en allais, il serait exaspéré ; et, soit vengeance ou déception, il pourrait tourner mal.

– À mon tour, dit le gamin ; un petit bout d’image qui me concerne.

– J’y arrivais, dit la sœur, qui, restée dans la même attitude, secoue tristement la tête. Les autres s’élevaient, reprit-elle.

– Où suis-je donc, Lizzie ?

– Dans le creux qui est à côté de la flamme.

– Un soupirail d’enfer ! s’écria Charley, dont le regard, suivant les yeux de sa sœur, tomba sur la grille, qui, presque vide, et montée sur de longues pattes, ressemblait à un squelette.

– C’est là que je te vois, continua Lizzie. Tu es à l’école, travaillant en cachette de père à te faire une existence. Tu as tous les prix ; tu apprends de mieux en mieux, et tu finis par être un jour… comment as-tu dit quand tu m’en as parlé ?

– Ah ! la bonne aventure, qui ne sait pas ce qu’elle veut prédire, s’écria le gamin un peu soulagé de voir en défaut ce trou diabolique ; c’est instituteur, Lizzie.

– Tu es donc instituteur ; tu fais de nouveaux progrès ; tu deviens très-savant, et tout le monde te respecte. Mais il y a longtemps que la chose est venue aux oreilles de père ; il t’a chassé, et nous ne te voyons plus.

– Non, Lizzie, non, père ne m’a pas renvoyé ?

– Si, Charley, tu peux me croire. Je vois d’ailleurs, aussi clairement que possible, que ton chemin n’est pas le nôtre. Alors même qu’il te pardonnerait, ce qu’il ne fera pas, il faudrait l’éloigner pour ne pas souffrir de notre ombre. Mais je vois encore…

– Aussi clairement que possible ? demanda le gamin.

– Oui, Charley ; c’est une bonne action que de t’avoir écarté d’une mauvaise route, et mis à même de te faire une vie honorable. Suis le chemin que j’aurai pu t’ouvrir. Pour moi, je te le répète, je me vois seule avec père, le faisant aller aussi droit que je pourrai, me servant de tous les moyens possibles, et attendant qu’un heureux hasard, ou qu’un malheur, un accident, une maladie, que sais-je ? me donne l’occasion de le tourner vers le bien.

– Tu ne sais pas lire dans un livre, Lizzie ; mais tu as dans ce trou noir toute une bibliothèque.

– Oh ! Charley, que je serais heureuse si je pouvais lire dans de vrais livres ; je souffre tant de mon ignorance ! mais j’en souffrirais bien davantage si je ne savais pas que c’est un lien entre mon père et moi. Écoute ! je l’entends revenir. »

Il était minuit passé ; l’oiseau de proie revenait au perchoir. Le lendemain, vers midi, il reparaissait aux Joyeux-Portefaix pour déposer comme témoin devant le coroner, chose qui pour lui n’était pas nouvelle.

Également appelé comme témoin, M. Mortimer Lightwood joignait à cette qualité celle d’éminent solicitor, chargé de suivre la cause au nom des héritiers du défunt. M. l’inspecteur suivait l’affaire de son côté, et gardait pour lui ses remarques personnelles. M. Jules Handford ayant donné sa véritable adresse, et les renseignements pris à l’hôtel l’ayant représenté comme très-solvable, sans qu’on pût dire autre chose, sinon qu’il vivait dans la retraite, M. Handford n’avait pas été assigné, et ne figurait à l’audience que dans les replis ténébreux du cerveau de l’inspecteur.

La cause prit aux yeux du public un vif intérêt par la déposition du solicitor, qui raconta pourquoi le jeune Harmon revenait en Angleterre.

Disons, entre parenthèses, que pendant plusieurs jours ces circonstances furent racontées à table, par MM. Vénéering, Twemlow, Podsnap, Boots et Brewer, qui ne parvinrent jamais à s’entendre, et les exposèrent tous d’une façon contradictoire.

Un témoignage non moins intéressant fut celui de Job Potterson, le commis des vivres du navire, témoignage confirmé par celui de Jacob Kibble, passager sur le même bâtiment, à savoir que le défunt était venu à bord avec une petite valise renfermant le prix de sa propriété du Cap, c’est-à-dire plus de sept cents livres en espèces, et qu’il portait cette valise quand il avait débarqué.

Enfin l’habileté dont Jessé Hexam avait fait preuve en retirant de la Tamise un si grand nombre de cadavres, ajouta puissamment à l’intérêt de l’enquête. Ce fut au point qu’un admirateur de cette habileté précieuse envoya au Times, sous la signature d’Un ami des funérailles (peut-être un entrepreneur des pompes funèbres), dix-huit timbres-poste avec prière de publier cinq fois l’annonce où le fait se trouvait mentionné.

Les témoins entendus, il fut déclaré par le jury que le corps de Mister John Harmon avait été découvert flottant dans la Tamise, dans un état de décomposition déjà fort avancé, et présentant des lésions nombreuses. Que la mort dudit John Harmon avait eu lieu dans des circonstances qui faisaient naître les soupçons les plus graves ; mais que pas un des témoignages obtenus par l’enquête ne laissait entrevoir de quelle manière cette mort s’était produite. Pour quels motifs le jury demandait que l’administration de la police (ce qui parut toucher profondément M. l’inspecteur) offrît une prime importante pour la pénétration de ce mystère. Quarante-huit heures après il était donc proclamé qu’une récompense de cent livres, et le pardon de tout délit, seraient accordés à quiconque, n’étant pas l’auteur du crime, etc., etc., selon la forme voulue.

Cette proclamation rendit M. l’inspecteur plus studieux que jamais ; elle le fit séjourner, dans une attitude méditative, sur les escales de la rivière et les chaussées qui les avoisinent ; errer dans les environs, fureter dans les bateaux, et réunir telles et telles choses recueillies en différents lieux.

Mais assemblez ceci avec cela, vous aurez, suivant le plus ou moins de succès de votre assemblage, une femme et un poisson en les mettant à part, ou une sirène en les réunissant. Or, M. l’inspecteur ne parvint jamais qu’à former une sirène, à laquelle ni magistrat, ni jury ne voulut croire. Et, de même que la marée l’avait fait connaître, l’assassinat d’Harmon, ainsi que dans le public on désignait l’affaire, eut son flux et son reflux. Il monta et descendit, fut tantôt à la ville, tantôt à la campagne, tantôt dans les palais et tantôt dans les bouges ; parmi les lords, les ladies, les gentlemen ; puis chez les artisans, les portefaix, les laboureurs, jusqu’au jour où, après un calme plat, il fut entraîné à la mer et disparut au loin.

IV. La famille Wilfer §

Réginald Wilfer est un nom retentissant qui, de prime abord, évoque le souvenir de plaques d’airain dans une église de village, de devise héraldique dans un vitrail armorié, bref, de tous les de Wilfer qui ont passé la Manche avec le Conquérant ; car il est à remarquer, en fait d’ancêtres, que pas un de N’importe quoi n’a fait cette traversée avec un autre individu. Mais les Wilfer dont nous parlons ici étaient de basse extraction et d’un état modeste. Ils vivaient depuis longtemps, de père en fils, dans les docks, les douanes ou l’accise, et le Réginald actuel n’était qu’un pauvre commis. Si pauvre (ayant un salaire très-borné et des enfants sans nombre) que jamais il n’avait pu atteindre l’objet de son ambition, qui était de posséder à la fois tout un habillement neuf, y compris le chapeau et les bottes. Le chapeau était rouge avant qu’il pût avoir l’habit ; le pantalon blanchissait aux genoux et aux coutures avant qu’il pût se donner les bottes ; celles-ci étaient usées avant qu’il pût acheter un nouveau pantalon ; et il lui fallait revenir au chapeau, le sien étant défoncé, et présentant l’aspect d’une ruine d’architectures diverses.

Si jamais le chérubin conventionnel des peintres avait pu croître et se vêtir, on n’aurait eu qu’à le photographier pour avoir le portrait de Wilfer. Dès qu’on ne renvoyait pas celui-ci, on le traitait avec condescendance ; car sa figure joufflue, innocente et lisse faisait oublier son âge. Un étranger qui, vers dix heures du soir, serait entré chez ce pauvre homme, aurait été surpris de le voir se mettre à table au lieu d’aller se coucher. Il y avait dans les courbes et les proportions de toute sa personne quelque chose de si enfantin que son vieux maître d’école, le trouvant dans Cheapside, n’aurait pu s’empêcher de lui donner des coups de canne. Bref, c’était ledit chérubin ayant subi les conditions de croissance et de toilette susmentionnées, plus des cheveux grisonnants, quelques rides imprimées par les soucis, et complétement insolvable.

Excessivement timide, il souffrait de porter le nom de Réginald : un nom ambitieux, s’affirmant avec autorité. Il n’en signait que la première lettre et ne révélait le sens réel de cette initiale qu’à un petit nombre d’amis dont la discrétion lui inspirait toute confiance. De là cette habitude qu’on avait prise dans le quartier de lui donner pour noms de baptême tous les adjectifs et tous les participes commençant par un R. Quelques-uns lui allaient plus ou moins bien, tels que Rondelet, Rougeaud, Rouillé, Râpé, Ridicule, Ruminant. Quelques autres n’avaient de sel, au contraire, que par leur manque d’application, tels que Rageur, Rodomond, Récalcitrant, Requinqué. Mais le plus connu de tous était Rumty ; il lui avait été donné, dans un moment d’inspiration, par un gentleman d’habitudes joyeuses, qui en avait fait le premier mot d’une chanson de table, chanson qui avait conduit son auteur au Temple de Mémoire, et dont le refrain expressif était :

« Rumty, ritity, raou, daou, daou :

« Chantez relitity, raou, baou, baou. »

Ce nom avait fini par être adopté ; on le lui donnait sans cesse. Même en lui écrivant de petites lettres de commerce on l’appelait : « Mon cher Rumty. » À quoi il répondait tranquillement :

« Votre tout dévoué,

« R. WILFER. »

Il était employé dans la maison Chicksey, Vénéering et Stobbles, qui faisait la droguerie. Chicksey et Stobbles, ses premiers patrons, avaient été absorbés par Vénéering, leur ancien voyageur, dont l’avènement s’était signalé par l’apparition d’une grande quantité de glaces sans tain, de cloisons d’acajou verni, et d’une plaque énorme qui étincelait à la porte d’entrée.

Un soir, ayant fermé son pupitre et mis ses clefs dans sa poche, de la même manière que s’il les avait pendues à un clou, Rumty se dirigeait vers ses pénates. Il demeurait au nord de Londres, dans la région d’Holloway, qui alors était séparée de la ville par des champs et des arbres. Entre Battle-Bridge et le quartier de Rumty se déployait un Sahara suburbain où l’on fabriquait des tuiles et des briques, faisait bouillir des os, tuait les chiens, battait les tapis, déposait les décombres, et où les entrepreneurs de balayage entassaient leurs ordures. Tout en suivant le bord de ce désert pour se rendre chez lui, tandis que les feux des briquetiers formaient des taches livides sur le brouillard, Wilfer hocha la tête en soupirant :

« Hélas ! dit-il, ce qui aurait pu être n’est pas ce qui est ! »

Après avoir fait cette réflexion indiquant une expérience qui ne lui était pas exclusive, Rumty se hâta d’arriver au terme de son voyage.

Mistress Wilfer (naturellement) était une grande femme sèche et anguleuse. Dès que son mari était d’espèce chérubine, il fallait bien qu’elle fût du genre majestueux, pour obéir au principe matrimonial qui veut l’union des contrastes. Elle aimait à s’envelopper la tête d’un mouchoir de poche, attaché sous le menton. Cette coiffure, jointe à une paire de gants, portée dans son intérieur, semblait constituer à ses yeux une espèce de grande tenue, et sans doute une armure contre l’infortune, car elle la prenait invariablement chaque fois qu’elle était découragée, ou que la position devenait plus embarrassante. Ce ne fut donc pas sans un nouvel accablement que son mari l’aperçut dans cette tenue héroïque, au moment où, après avoir déposé sa lumière, elle traversa la cour pour aller lui ouvrir. La porte de la maison offrait sans doute quelque chose d’insolite, car Wilfer s’y arrêta bouche béante, et laissa échapper une exclamation interrogative.

« Oui, lui répondit sa femme ; celui à qui nous l’avions achetée est venu avec des tenailles, et l’a reprise. Il a dit qu’ayant reçu d’un autre pensionnat de jeunes filles la commande d’une plaque absolument pareille, et ne sachant pas quand il serait payé de la nôtre, mieux valait pour tout le monde qu’il rentrât dans son bien.

– Peut-être a-t-il eu raison, ma chère ; qu’en pensez-vous ? demanda Rumty.

– Vous êtes le maître, dit la femme ; c’est à vous, non à moi, de savoir ce qu’il faut penser. Peut-être aurait-il bien fait d’enlever la porte en même temps.

– Une porte, ma chère, nous est indispensable.

– Vous croyez ?

– Mais, ma chère, comment rester sans porte ?

– Vous avez raison, Wilfer ; c’est moi qui ai tort. »

Ayant dit ces mots du ton le plus respectueux, l’obéissante femme précéda son mari, descendit quelques marches, et arriva au sous-sol, dans une petite pièce, mi-cuisine, mi-parloir, où se trouvait une jeune fille d’environ dix-neuf ans. Cette jeune fille, excessivement jolie et bien faite, jouait aux dames avec la dernière de ses sœurs, et avait dans le visage et les épaules des mouvements d’impatience, qui, chez les personnes de son âge et de son sexe, révèlent une profonde contrariété.

Pour ne pas encombrer ces pages de détails inutiles sur les Wilfer, nous nous bornerons à dire que les autres membres de la famille étaient dispersés dans le monde, où ils étaient nombreux. Si nombreux, que lorsqu’un de ses enfants venait lui faire une visite, Rumty, avant de s’écrier : « Comment cela va-t-il, John, Suzanne ou Georges ? » suivant le cas, semblait se dire en lui-même après un calcul mental : « Ah ! c’en est encore un autre ! »

« Eh bien ! chiffonnettes, comment allons-nous ce soir ? demanda Wilfer en entrant.

Puis s’adressant à sa femme, qui était déjà assise dans un coin, les mains gantées et croisées sur les genoux :

« Ma chère, dit-il, voilà ce que je pense : dès que nous avons loué notre premier étage, et qu’il ne reste pas de place où vous puissiez donner vos leçons, alors même que les élèves…

– Le laitier, interrompit mistress Wilfer d’un ton grave et monotone comme si elle eût donné lecture d’un acte du parlement, le laitier connaît deux jeunes ladies de la plus haute respectabilité, qui cherchent un établissement convenable, et il a pris une carte. Bella, dites-le à votre père ; n’était-ce pas lundi dernier ?

– Mais, répondit la jeune fille, cela n’a servi à rien.

– D’ailleurs, reprit le mari, puisque vous n’avez pas d’endroit où recevoir ces jeunes personnes…

– Pardonnez-moi, interrompit mistress Wilfer, il ne s’agit pas de jeunes personnes, mais de jeunes ladies de la plus haute respectabilité. Dites-le à votre père, Bella. N’est-ce pas de la sorte que s’est exprimé le laitier ?

– Ma chère, c’est la même chose.

– Non pas, répliqua la femme de sa voix grave et monotone, non pas.

– Je veux dire quant à l’espace, ma chère. Si vous n’avez pas où loger ces deux jeunes filles, quelle que soit leur respectabilité, que je suis loin de mettre en doute, comment les recevrez-vous ? C’est là ce que j’envisage, le seul point que j’examine, ajouta le mari d’un ton à la fois conciliant, flatteur et affirmatif. Je suis sûr, mon amour, que vous serez de cet avis, et qu’au point de vue du local…

– Je n’ai rien à dire, retourna l’obéissante épouse, dont les gants firent un geste de renonciation. À vous de décider, Wilfer, pas à moi. »

Ici la perte d’un pion soufflé et de trois autres qui lui furent pris d’un seul coup, jointe à l’arrivée à dame de son adversaire, exaspéra la jolie miss. Elle repoussa violemment le damier, et les pions tombèrent avec lui sur le carreau, où la jeune sœur s’agenouilla pour les ramasser.

« Pauvre Bella ! soupira mistress Wilfer.

– Et pauvre Lavinia, ne pensez-vous pas ? insinua le mari.

– Non, Wilfer, non ; elle n’est pas frappée comme sa sœur. L’épreuve à laquelle votre fille Bella vient d’être soumise est peut-être sans précédent. Quand vous la voyez couverte d’habits de deuil, qu’elle porte seule dans la famille, quand vous connaissez les circonstances qui les lui ont fait prendre, vous posez tranquillement votre tête sur l’oreiller, et vous dites : Pauvre Lavinia !

– Je n’ai besoin de la pitié de personne ; pas plus de celle de Pa que d’un autre, s’écria la jeune sœur qui était toujours sous la table.

– Je le sais, chère enfant, répondit la mère, je le sais, car vous avez un noble esprit. Votre sœur Cécilia, également, possède une belle âme, seulement d’un autre genre ; la sienne est une âme pieuse, une âme admirable ! Le dévouement de Cécilia révèle un cœur pur, des vertus féminines qu’il est rare de rencontrer, et que personne ne surpassera jamais. J’ai dans ma poche une lettre de votre sœur Cécilia ; je l’ai reçue aujourd’hui, trois mois après son mariage ! Elle me dit, pauvre enfant ! que son mari est obligé de donner asile à sa tante qui est complétement ruinée ; puis elle ajoute de la façon la plus pathétique : « Mais je lui serai fidèle, maman ! Je ne l’abandonnerai pas ; sa tante peut venir ; je n’oublierai pas qu’il est mon mari. » Est-il rien de plus touchant ? L’abnégation fut-elle jamais portée… »

L’excellente femme, ne pouvant dire un mot de plus, agita ses gants et serra le nœud de sa fanchon. Bella, qui, une poignée de ses boucles brunes dans la bouche, et ses yeux bruns tournés vers le feu, était assise sur le tapis du foyer, se mit à rire ; puis elle fit la moue, et sur le point de pleurer :

« Jamais, dit-elle, jamais il n’y a eu de jeune fille plus malheureuse que moi ; j’en suis sûre, Pa, bien que vous ne vouliez pas me plaindre. Vous savez combien nous sommes pauvres (il avait de bonnes raisons pour ne pas l’ignorer) et quelle fortune j’avais en perspective ! La fortune s’est évanouie ; et me voilà, portant ce deuil ridicule ; une espèce de veuve qui n’a pas été mariée. Je les déteste, ces habits noirs ; et vous n’êtes pas touché ?… Si, cher Pa, je le vois bien. »

La figure de Rumty ne laissait pas de doute à cet égard. Miss Wilfer attira son Pa vers elle, au risque de l’étrangler ; puis, le mettant dans une attitude on ne peut plus favorable à la suffocation, elle lui donna un baiser et deux petites tapes sur la joue.

« Mais il faut me plaindre, dit-elle.

– Je le fais de tout mon cœur, chère enfant.

– Oui, Pa, et vous me le devez bien. S’ils m’avaient seulement laissée tranquille ! Est-ce qu’on avait besoin de me le dire ? Mais ce vilain M. Lightwood a trouvé qu’il était de son devoir de m’informer de l’avenir qui m’était réservé ; alors il m’a fallu renvoyer Georges.

– Bast ! répondit Lavinia en se relevant avec la dernière dame, tu ne l’aimais pas, Georges Sampson.

– Ai-je prétendu le contraire, miss ? »

Et, faisant la moue, elle ajouta en mordillant ses cheveux :

« Mais Georges était amoureux de moi ; il m’admirait, il ne se fâchait pas de ce que je pouvais lui dire.

– Sans compter, reprit Lavinia, que tu étais joliment dure pour lui.

– Je ne dis pas non, miss ; je ne fais pas de sentiment pour Georges ; mais, après tout, il valait mieux que rien.

– Tu ne le lui as guère montré, reprit Lavinia.

– Vous êtes une petite sotte, miss ; une enfant qui ne savez ce que vous dites. Que vouliez-vous que je fisse ? Attendez que vous soyez plus grande ; et ne vous mêlez pas de ce qui est au-dessus de votre âge. »

Puis, gémissant en mâchonnant ses cheveux, s’arrêtant pour voir quelle était la longueur de la papillote mordue, elle continua son monologue :

« Jamais rien n’a été plus dur ! Encore, si ce n’était que malheureux ! cela ne me ferait pas tant de peine, mais c’est ridicule d’être la fiancée d’un homme qui ne vous a jamais vue, et qui doit vous épouser quand même. Rien que la première visite ! c’était ridicule ! on n’embarrasse pas ainsi les gens. Que se dire ? Impossible de prétendre à une inclination, puisque la chose était forcée. Ridicule ! ridicule ! Il savait bien que je ne l’aimerais pas. Est-ce qu’on peut aimer un homme à qui on a été léguée par testament, comme une douzaine de petites cuillers ? Faire partie d’un héritage, divisé par lots comme une orange par quartiers ! Parler d’orange ! pourquoi pas de fleurs d’oranger ! Ridicule ! ridicule ! Il est vrai que la fortune arrangeait tout ; l’argent est une si bonne chose ! Il m’en faudrait tant ! et je n’en ai pas. J’ai horreur de la pauvreté ; et nous sommes misérablement pauvres ; affreusement, atrocement, honteusement, bêtement pauvres ! Et je n’ai que le ridicule de la situation ; plus un deuil ridicule. À l’époque où sa mort occupait toute la ville, bien des gens ont pensé qu’il y avait eu suicide. Que de plaisanteries dans leurs clubs sur le malheureux qui s’est jeté à l’eau plutôt que de m’épouser ! Les impudents ! Cela ne m’étonnerait pas qu’ils eussent pris cette liberté. Non, jamais fille n’a été plus malheureuse : une espèce de veuve qui n’a pas eu de mari ; aussi pauvre qu’avant ; et de plus habillée de noir pour un homme que l’on ne connaissait pas, et qu’on aurait détesté si l’on avait pu le connaître. »

Les lamentations de Bella furent arrêtées par un léger coup frappé à la porte ; celle-ci était entr’ouverte, et l’on avait déjà frappé deux ou trois fois, sans que personne l’eût entendu.

« Qui est là ? » demanda mistress Wilfer de sa voix monotone.

À la vue d’un gentleman, qui, sur l’invitation de la dame, entrait dans le parloir, miss Bella poussa un léger cri, et se releva en massant les boucles mordillées, qui allèrent retomber sur le cou à leur place habituelle.

« La servante, dit le gentleman, ouvrait la porte de la cour au moment où j’arrivais ; elle m’a indiqué cette pièce en me disant que j’étais attendu ; mais je crois que j’aurais dû me faire annoncer.

– Nullement, répondit mistress Wilfer. Je vous présente deux de mes filles. Wilfer, monsieur est le gentleman qui a loué notre premier étage. Il a été assez bon pour s’engager à revenir ce soir, afin de vous rencontrer. »

Le gentleman était brun ; trente ans au plus ; figure expressive ; on pouvait même la trouver belle. Quant aux manières, pas le moindre usage : timide, contraint, réservé ; du trouble et de la défiance. Ses yeux s’attachèrent un instant sur miss Bella ; puis il regarda le tapis en s’adressant au chef de la famille :

« Monsieur, dit-il, je suis très-satisfait du logement ; la situation et le prix me conviennent. Je suppose que le payement du terme, et deux ou trois lignes rappelant les conditions du loyer, suffiront pour terminer l’affaire ; je désire m’installer le plus tôt possible. »

Deux ou trois fois pendant ce petit discours, le Chérubin avait indiqué une chaise. S’étant décidé à s’asseoir, le gentleman posa une main irrésolue sur le coin de la table ; et, de l’autre main, qui n’était pas moins hésitante, il porta le fond de son chapeau à la hauteur de ses lèvres, et le plaça devant sa bouche.

« Wilfer, dit l’humble épouse, monsieur demande à louer l’appartement au trimestre, le congé devant être, des deux parts, signifié trois mois d’avance.

– Parlerai-je de la caution à fournir ? insinua Rumty, qui considérait sa demande comme une chose toute naturelle.

– Je crois que c’est inutile, répondit le gentleman après un instant de silence. À vrai dire, je suis étranger à Londres et n’y connais personne ; d’ailleurs, je ne vous en demande pas ; j’espère que vous ferez de même à mon égard ; il y aura loyauté de part et d’autre. Au fond, c’est moi qui montre le plus de confiance : je paye ce que vous voulez, et je dépose mes meubles, sans garantie aucune. Vous n’avez pas d’inquiétude à avoir ; tandis que si vous étiez pressé d’argent… simple supposition… »

Rumty ne put s’empêcher de rougir ; mais sa femme, du coin où elle était assise (elle trouvait toujours un coin imposant où elle pût s’asseoir), vint à son secours avec un « par-fai-tement ! » proféré d’un ton grave.

« Enfin, reprit le gentleman, je pourrais, à la rigueur, laisser mon mobilier.

– Fort bien ! répartit gaiement Wilfer ; l’argent et les effets sont à coup sûr la meilleure recommandation.

– La meilleure ? le croyez-vous, Pa ? dit à demi-voix la jeune fille qui se chauffait les pieds, et ne détourna pas les yeux.

– L’une des meilleures, chère enfant.

– Il était si aisé d’y joindre celle d’usage ! » reprit Bella, en rejetant ses cheveux en arrière par un brusque mouvement de tête.

Le gentleman, bien qu’il ne changeât pas d’attitude, l’écoutait avec une attention marquée. Il resta immobile et silencieux pendant que Wilfer allait chercher ce qu’il fallait pour écrire ; immobile et silencieux pendant tout le temps de la rédaction du bail. Quand celui-ci fut terminé, fait en double par Wilfer, qui, pour ce travail, avait pris la pose de ces chérubins attribués à ces prétendus vieux maîtres, dont la personne est douteuse, mais la qualité certaine, il fut signé sous le regard méprisant de Bella, qui servait de témoin ; et le bail porta les noms des parties contractantes :

« R. Wilfer, et John Rokesmith, esquire. »

Bella prit la plume ; c’était maintenant à elle de signer. Mister Rokesmith, debout auprès de la table, où sa main posait toujours, la regardait à la dérobée, mais d’un œil attentif. Il regardait cette jolie taille courbée sur le papier, ce geste de tête qui accompagnait ces mots : « Où faut-il que je signe, Pa ? Ici, dans le coin ? » Il regardait ces beaux cheveux qui jetaient leur ombre sur cette figure coquette ; cette écriture facile, qui pour une femme était d’une main hardie ; puis leurs yeux se rencontrèrent.

« Je vous suis très-obligé, dit-il.

– Et pourquoi ?

– De la peine, que vous avez prise.

– C’était pour mon père, monsieur. »

Il ne restait plus qu’à donner huit souverains, à mettre le bail dans sa poche, à prendre jour pour l’envoi des meubles, et à partir. Mister Rokesmith s’en acquitta aussi gauchement que possible, et fut escorté par Wilfer jusqu’à la porte de la rue.

Lorsque Rumty, le chandelier à la main, rentra au sein de sa famille, il la trouva fort agitée.

« C’est un voleur, Pa, s’écria la cadette.

– Un assassin, dit Bella ; incapable de vous regarder en face.

– Mes chéries, dit le père, ce gentleman est timide, surtout avec des jeunes filles de votre âge.

– Bah ! s’écria Bella ; qu’est-ce que notre âge peut lui faire ?

– D’abord, nous ne sommes pas du même âge, reprit Lavinia ; laquelle des deux l’a tant effarouché ?

– Cela ne te regarde pas, Lavvy, répondit la grande sœur ; attends quelques années pour faire de pareilles questions. Pa, retenez bien ce que je vais vous dire : il y a entre M. Rokesmith et moi une méfiance, une antipathie d’où il sortira quelque chose.

– Entre M. Rokesmith et moi, répliqua le chérubin-patriarche, il y a, mes très-chères, la recette de huit souverains, d’où il sortira quelque chose pour souper, si cela peut vous être agréable. »

Impossible de tourner la question d’une manière plus heureuse. Il était rare qu’on se régalât dans la maison Wilfer, où, vers dix heures du soir, l’apparition monotone du fromage de Hollande était souvent commentée par un haussement des épaules de Bella. Ce modeste hollandais lui-même semblait avoir conscience de son peu de variété, et ne paraissait en général aux yeux de la famille que le front couvert d’une sueur apologétique.

Après quelques débats sur les mérites respectifs du ris-de-veau, de la côtelette et du homard, ce fut la côtelette de veau qui réunit les suffrages. Mistress Wilfer, comme sacrifice préparatoire au maniement de la poêle, ôta sa fanchon et ses gants d’un air solennel, tandis que son mari allait chercher la viande. Le chérubin ne tarda pas à revenir portant une feuille de choux toute fraîche, où les côtelettes embrassaient modestement une tranche de jambon. Des sons mélodieux s’élevèrent bientôt de la poêle, et parurent servir d’orchestre à la flamme qui dansait dans les deux bouteilles déposées sur la table.

Lavvy mettait le couvert. Quant à Bella, en sa qualité d’ornement de la famille, elle employait ses deux mains à refriser ses papillottes ; et du fond de son fauteuil, le meilleur de la pièce, elle donnait de temps à autre un conseil.

« Que ce soit bien cuit, Ma. Lavinia, mettez la salière droite, et ne soyez pas si gauche, petit souillon. »

Pendant ce temps-là, Wilfer, assis d’avance entre son couteau et sa fourchette, faisait sonner l’or de mister Rokesmith. De ces huit souverains, il y en avait six qui arrivaient à point nommé pour le propriétaire ; il en fit la remarque ; et les empilant sur la nappe blanche, il se plut à les regarder.

« Je le hais, ce propriétaire, » dit Bella. Mais voyant son père se rembrunir, elle alla s’asseoir auprès de lui, et commença à lui lisser les cheveux avec le manche d’une fourchette. C’était l’habitude de cette enfant gâtée d’arranger sans cesse les cheveux de l’un des membres de sa famille ; peut-être parce que les siens étaient si beaux, et occupaient une si grande place dans son esprit.

« Vous mériteriez bien, dit-elle, d’avoir une maison à vous, pauvre Pa !

– Pas plus qu’un autre, chère enfant.

– Mais moi, reprit Bella en tenant son Pa d’une main par le menton, et de l’autre par la pointe des cheveux, moi, j’en ai plus besoin que personne. Cela m’exaspère de voir notre argent aller à ce monstre qui l’avale, tandis que nous manquons de tout. Et si vous me dites, comme vous voudriez le faire (Pa, je le vois bien, vous en avez envie) que ce n’est pas honnête, pas raisonnable, ce que je dis là, je vous répondrai que c’est bien possible, que c’est même vrai ; mais que c’est le résultat de la pauvreté chez ceux qui l’ont en horreur, et que je l’ai en exécration. Vous êtes très-joli, Pa, avec les cheveux en l’air ; pourquoi ne les portez-vous pas comme cela ? Ah ! voici la côtelette ; si elle n’est pas bien rissolée, je n’en mangerai pas ; il faudra m’en couper un morceau, et le faire recuire. »

Néanmoins, comme c’était suffisamment doré, même au goût de Bella, cette jeune lady accepta sa portion sans la renvoyer à la poêle, et prit sa part du contenu des deux bouteilles, dont l’une renfermait de l’ale écossaise, l’autre du rhum. Le parfum de la liqueur, développé dans l’eau bouillante, à laquelle on joignit une écorce de citron, se répandit dans la pièce, et devint tellement concentré aux environs de la grille ardente, que le vent, après avoir bourdonné comme une abeille autour du pot qui coiffait la cheminée, dut se précipiter au loin chargé d’une bouffée délicieuse.

« Père, dit Bella en sirotant son grog, tandis qu’elle chauffait sa délicate cheville, à quoi pensait donc ce vieux mister Harmon, quand il a eu ce caprice qui me rend si ridicule ?

– Je n’en sais rien, chère enfant. Je te l’ai dit nombre de fois depuis que le testament est connu : je ne crois pas avoir échangé cent paroles avec ce gentleman. S’il avait l’intention de nous surprendre, il a bien réussi ; car assurément rien ne m’a plus étonné.

– Je n’étais pourtant pas de bonne humeur la première fois qu’il m’a vue, dites-vous ?

– Tu criais de toutes tes forces en frappant de ton petit pied ; tu te jetais dans mes jambes, tenant à la main ton petit chapeau que tu avais ôté pour mieux t’accrocher à moi, dit le père, à qui ce souvenir rendait le grog bien meilleur. C’était un dimanche matin, poursuivit-il ; nous étions sortis tous les deux ; tu te fâchais parce que je ne suivais pas le chemin que tu voulais prendre. Mister Harmon, qui était assis près de là, s’est alors écrié : Oh ! la charmante enfant ! la charmante petite fille ! elle promet ! et c’était vrai, chère Bella.

– Puis il a demandé mon nom ?

– Oui, ma chère, ainsi que le mien. Le dimanche, quand nous allions de ce côté-là, nous le retrouvions à la même place, et… voilà tout. »

Wilfer pouvait en dire autant de son grog ; il insinua délicatement que son verre était vide en se le retournant au-dessus du nez et de la lèvre supérieure, tandis qu’il rejetait la tête en arrière. C’eût été de la part de sa digne épouse un acte charitable que de l’engager à le remplir ; mais au lieu de cela cette héroïne suggéra d’un ton bref qu’il était temps d’aller se coucher. Les bouteilles disparurent, et la noble épouse se retira, escortée du Chérubin, comme une sainte dans un tableau de piété, ou comme une rigide matrone dans une allégorie.

« Demain à cette heure-ci, dit Lavinia quand les deux sœurs furent dans leur chambre, nous aurons mister Rokesmith, et nous pourrons nous attendre à avoir la gorge coupée.

– Ce n’est pas une raison pour te placer devant moi, répondit Bella. Voilà ce que c’est que d’être pauvre ! Se figure-t-on une jeune fille dont les cheveux sont réellement très-beaux, obligée de mettre ses papillotes à la lueur d’une chandelle borgne, devant un miroir de quelques pouces.

– C’est pourtant avec cela que tu as captivé Georges, dit Lavinia.

– Petite sotte ! Captiver Georges ! Attendez, pour parler de cela, que vous soyez en âge de captiver les gens, suivant votre noble expression.

– Il est possible que j’y sois déjà, murmura Lavvy en hochant la tête.

– Que dites-vous ? » demanda Bella avec aigreur.

Lavvy refusa de répondre ; et tout en se coiffant, Bella retomba peu à peu dans son monologue sur les ennuis de la pauvreté : « Rien à se mettre sur le corps ; pas une robe ou un chapeau quand on veut sortir ; pas un meuble décent ; une affreuse boîte à peignes au lieu d’une toilette commode ; enfin obligés de prendre un locataire suspect. »

Elle appuya sur ce dernier grief, qui semblait résumer tous les autres ; elle l’aurait fait peut-être avec plus d’énergie si elle avait su combien ce locataire ressemblait à M. Jules Handford ; car il est certain que si ce dernier avait un frère jumeau, ce ne pouvait être que M. Rokesmith.

V. Boffins Bower §

Un homme à jambe de bois, le pied dans un panier quand venait l’hiver, s’asseyait, depuis des années, au coin d’une rue située aux environs de Cavendish-Square, et gagnait sa vie de la manière suivante : chaque matin, sur les huit heures, on le voyait arriver chargé d’un tabouret, d’un chevalet à habits, d’une couple de tréteaux, d’une planche, d’un parapluie et d’un panier ; le tout réuni par des courroies.

Les tréteaux et la planche se transformaient en comptoir, le panier fournissait les petits lots de fruits et de friandises que la Jambe de Bois espérait vendre, puis devenait une chancelière ; le chevalet déployé supportait des chansons d’un demi-penny, et formait un paravent. Enfin l’escabeau était planté au milieu de la boutique, et notre homme s’y installait jusqu’au soir, ayant pour dossier la colonne du réverbère. Il était là par tous les temps ; quand il pleuvait, il ouvrait son parapluie et en abritait ses marchandises, mais nullement sa personne. Quand il faisait sec, il repliait cet objet fané, l’attachait avec une corde, et le couchait sur les tréteaux, où il avait l’air d’une laitue malsaine, qui avait perdu en couleur et en fermeté ce qu’elle avait gagné en dimension.

Notre homme avait fini par établir ses droits à la place où nous le voyons installé, et peu à peu la prescription s’était acquise. Jamais il n’avait reculé d’un pouce ; mais tout d’abord il s’était prudemment éloigné de la façade, et avait choisi le coin d’en bas de l’un des murs latéraux. Un coin affreux, glacial en hiver, poudreux en été, désagréable par le meilleur des temps. Des brins de paille, des papiers vagabonds y tourbillonnaient, alors qu’il n’y avait pas de vent dans la grande rue ; et la charrette de l’arroseur, comme si elle avait été ivre ou myope, tournait là en cahotant, et rendait ce coin fangeux quand toute la ville était propre.

Sur le devant de la boutique pendait un écriteau qui ressemblait à une crémaillère, et portait cette inscription tracée de la main de l’étalagiste :

MESSAGES ACCOMPLIS

AVEC FI

DÉLITÉ AUPRÈS

DE LADIES ET DE GENTLEMEN

JE SUIS

VOTRE TRÈS-HUMBLE SERVr.

SILAS WEGG.

Bien qu’il ne lui arrivât pas six fois par an d’être chargé d’un message, et que ce fût toujours pour le compte d’un domestique, Silas avait fini par se croire commissionnaire patenté des gentlemen du coin. Non-seulement il se l’était persuadé, mais il s’imaginait qu’il faisait partie de la maison ; en cette qualité, il lui rendait foi et hommage, et se croyait tenu de prendre part à ses moindres affaires. Jamais il n’en parlait qu’en disant notre maison, et il prétendait savoir tout ce qui la concernait. Sa science, néanmoins, était purement spéculative ; au point qu’il en était réduit à gratifier les habitants de ladite demeure de noms pris au hasard, tels que : miss Élisabeth, maître Georges, tante Jeanne, oncle Parker. Toutes ces désignations étaient fausses ; la dernière surtout ; et c’était à elle naturellement que notre homme tenait davantage.

L’édifice lui-même n’exerçait pas moins son esprit que les affaires de ceux qui l’habitaient. Il n’y avait jamais pénétré ; pas seulement de la longueur du tuyau noir et gras qui, se traînant sur la porte de service, se dirigeait vers un passage humide, et ressemblait à une sangsue admirablement prise. Cela n’empêchait pas Silas de se figurer l’intérieur du bâtiment et de le distribuer à sa manière.

C’était une grande maison, percée d’une quantité de sombres fenêtres ; maison fuligineuse, suivie de communs obscurs et de vastes cours désertes. Il en avait coûté mille peines au commissionnaire pour établir ce qu’elle devait être d’après cet extérieur ; mais il y était parvenu à son entière satisfaction, et il avait la certitude qu’il s’y reconnaîtrait les yeux fermés depuis le grenier, qui s’étendait sous la toiture aiguë, jusqu’aux deux éteignoirs de fer, placés devant l’entrée principale où ils semblaient prier les vivants qui se présentaient à la porte, d’être assez bons pour les en arracher.

De tous les étaux improductifs de Londres, l’étal de Wegg était certes le plus misérable. Vous aviez mal dans les mâchoires rien qu’en voyant ses pommes ; mal à l’estomac en regardant ses oranges, et mal aux dents à la simple vue de ses noix. Il avait toujours de ces dernières un affreux petit monceau, couronné d’une petite mesure en bois sans capacité visible, et qui passait pour représenter le penny-worth3, consacré par la Grande Charte.

Cela tenait-il au vent d’est (le coin donnait en pleine bise) ? cela tenait-il à autre chose ? mais l’étal, l’étalage et l’étalagiste étaient complétement desséchés. Wegg en était noueux et racorni ; ses traits, découpés dans une matière inflexible, avaient le jeu d’une crécelle de watchman. Quand il riait, certaines secousses étaient produites, et la crécelle partait. Bref, un homme tellement ligneux que sa jambe de bois paraissait lui avoir poussé naturellement ; et qu’on s’attendait, pour peu qu’on fût imaginatif, à lui voir compléter la paire avant la chute des feuilles.

À cette qualité, mister Wegg joignait celle d’être observateur, ou, comme il le disait lui-même, d’avoir un œil auquel rien n’échappait. De son escabeau, adossé à la colonne, il saluait les passants habituels, et se piquait d’adresser à chacun le salut qui devait lui appartenir. Ainsi, pour le recteur, la déférence laïque se nuançait d’une teinte de méditation dominicale. Au médecin, il faisait un salut confidentiel, mêlé du respect que lui inspirait un gentleman connaissant les mystères de son organisation.

Devant les gens de qualité il s’humiliait avec délices ; et pour l’oncle Parker, officier d’un haut grade (telle était sa croyance), il saluait militairement, la main droite à côté du chapeau ; ce dont le vieux gentleman à l’œil irascible, au visage enflammé, à la taille roide, boutonnée jusqu’au menton, ne s’apercevait que d’une manière imparfaite.

De tous les objets qui entouraient Silas Wegg, la seule chose qui ne fût pas desséchée était son pain d’épice. Un jour qu’un malheureux enfant venait d’acheter la cage gluante, et le cheval horriblement détrempé, qui faisaient les frais de l’étalage, Silas avait pris sous son tabouret une boîte de fer-blanc d’où il allait tirer de nouvelles épreuves de ces affreux spécimens, lorsqu’il s’arrêta en se disant à lui-même : « Tiens ! le voilà revenu. »

Ces paroles s’appliquaient à un homme d’un âge mûr, aux épaules rondes et larges, en habits de deuil, sous un paletot purée de pois, et qui, marchant de côté, d’un pas comique et trottinant, se dirigeait vers l’étalagiste.

Ce bonhomme avait un gros bâton, de gros souliers, de grosses guêtres, et les gros gants d’un faiseur de haies. Costume et physique tenaient du rhinocéros : d’énormes plis aux joues, au front, aux paupières, aux oreilles et aux lèvres ; mais des prunelles grises très-brillantes, d’une curiosité enfantine, et surmontées de sourcils ébouriffés sous un chapeau à larges bords ; en somme, un étrange personnage.

« Vous voilà revenu, reprit Silas Wegg d’un air méditatif. Qui êtes-vous donc ? habitez-vous le quartier ? êtes-vous en fonds, ou serait-ce gaspiller un salut que de vous l’accorder ? Allons ! je spécule : un salut sur votre tête. »

Et mister Wegg ayant replacé la boîte sous l’escabeau, salua le bonhomme tout en arrangeant son trébuchet de pain d’épice à l’intention d’un bambin voué au malheur.

« B’jour, monsieur ; b’jour, b’jour, » dit l’inconnu en réponse à la politesse de Wegg.

Il m’appelle monsieur, pensa l’étalagiste ; il n’est pas ce que je croyais ; c’est un salut que je perds.

« B’jour, b’jour, b’jour, reprit l’étrange personnage.

– Paraît brave homme tout de même, se dit mister Wegg ; et il ajouta :

– Bonjour, monsieur.

– Vous me remettez donc ? demanda l’autre d’une voix bourrue, bien que de très-bonne humeur, et en se plaçant de côté, devant la planche de l’étal.

– Voilà plusieurs fois depuis une quinzaine que vous passez devant notre maison, répondit l’étalagiste.

– Notre maison ! voulez-vous dire ?…

– Oui, affirma Silas en réponse à l’inconnu, dont le gros index montrait la muraille du coin.

– Oh ! poursuivit le bonhomme d’un ton de curiosité, en passant à gauche son bâton noueux qu’il porta comme un enfant ; et combien gagnez-vous par mois ?

– Rien de fixe ; on me paye à la course, répondit Silas d’un ton bref.

– Ah ! rien de fixe. B’jour, b’jour.

– Un peu toqué, le vieux drôle ! » pensa le commissionnaire, tandis que l’inconnu s’éloignait.

Mais l’instant d’après le bonhomme était de retour, et lui jetait ces paroles :

« Comment avez-vous perdu la jambe ?

– Par accident, répondit l’invalide, qui reçut aigrement cette personnalité.

– Cela vous plaît-il d’avoir une jambe de bois ?

– Oui ; je n’y ai pas encore eu trop chaud, répliqua Silas, exaspéré par cette question bizarre.

– Pas encore eu trop chaud ! répéta le bonhomme à son gourdin, qu’il pressa contre son cœur. Pas encore… Ah ! ah ! ah !… pas encore eu trop chaud ! Connaissez-vous le nom de Boffin ?

– Non, répondit Wegg, avec une raideur croissante.

– Vous plaît-il ?

– Non, continua mister Wegg, approchant du désespoir.

– Et pourquoi ne l’aimez-vous pas ?

– Je n’en sais rien, dit Wegg, arrivant à la frénésie ; mais je ne l’aime pas du tout.

– Eh bien ! reprit l’inconnu en souriant, je vais vous dire quelque chose qui vous en donnera du regret : Boffin est mon nom.

– Je ne peux pas l’empêcher, répliqua Wegg, dont la mauvaise humeur impliquait cette addition blessante : et je le pourrais, que je ne m’en soucierais pas.

– Voyons, reprit l’autre, qui souriait toujours ; vous avez encore une chance : aimez-vous Nicodème ? Réfléchissez, ne vous pressez pas ; Nicodème, Nick ou Noddy ?

– Ce n’est pas un nom, monsieur, dit Wegg, en s’asseyant d’un air résigné, où la franchise s’alliait à la mélancolie, ce n’est pas un nom que je voudrais me voir donner par aucune des personnes que je respecte ; mais il y a des gens qui n’y trouvent point à redire ; j’ignore pourquoi, répondit-il d’avance.

– Nicodème, reprit le bonhomme, c’est comme cela qu’on m’appelle ; Nicodème, Nick, ou Noddy Boffin. Et vous, comment vous appelle-t-on ?

– Silas Wegg, répondit le commissionnaire ; et, pour se prémunir contre une nouvelle question, il ajouta : Je n’ai jamais su pourquoi on me nommait Silas, et pas davantage pourquoi on m’appelait Wegg.

– Eh bien ! Silas, reprit Boffin en serrant son gourdin de plus en plus fort, j’ai une proposition à vous faire. Vous rappelez-vous la première fois que je vous ai vu ? »

Silas Wegg arrêta sur le brave homme un regard méditatif, et sa nature ligneuse s’amollit en pressentant quelque bénef.

« Laissez-moi réfléchir, dit-il. Je n’en suis pas bien sûr ; et pourtant rien ne m’échappe. N’était-ce pas un lundi matin ? Au moment où le garçon boucher, qui venait prendre les ordres de la maison, m’achetait une ballade, et où je lui apprenais l’air, qu’il ne connaissait pas !

– Justement, Wegg, justement. Mais le garçon n’a pas pris qu’une ballade.

– Non, monsieur ; il en acheta plusieurs, et, voulant faire un bon choix, il me pria de lui donner mon avis. Alors nous avons parcouru toute la collection. Je me rappelle à merveille, il était là, moi aussi ; vous, monsieur Boffin, à la place où vous êtes, avec le même bâton sous le même bras, et nous tournant le même dos. Cela ne fait pas l’ombre d’un doute, continua mister Wegg, qui du regard fit le tour de Nick Boffin, et appuya sur cette coïncidence remarquable : le même dos, absolument !

– Et pendant ce temps-là, qu’est-ce que je faisais, Silas Wegg ?

– Autant que je puis en juger, monsieur, vous regardiez les passants.

– Non, Wegg, non ; j’écoutais.

– Vraiment ? dit Silas, d’un air de doute.

– Pas de mal à cela, Wegg ; j’écoutais ce que vous chantiez ; ce n’est pas dans la rue qu’on chante des secrets à un garçon quelconque.

– Cela ne m’était jamais arrivé, répliqua froidement Silas ; mais qui peut dire : je ne ferai pas telle chose un jour ou l’autre ?

(Ceci, pour ne laisser perdre aucun des avantages qu’il pouvait tirer de l’aveu du bonhomme).

– Je vous écoutais donc, reprit Nick Boffin, et… Vous n’auriez pas un second tabouret, par hasard ? J’ai l’haleine un peu courte.

– Pas d’autre que celui-ci, répondit Wegg en se levant ; mais prenez-le, c’est pour moi un plaisir d’être debout.

– Seigneur ! s’écria Boffin en s’asseyant d’un air de vive jouissance. Vous avez là une place très-agréable, reprit-il en caressant son gourdin. Charmant endroit ! abrité par ces chansons, protégé de tous côtés ; mais c’est parfait !

– Si je ne me trompe, insinua délicatement l’étalagiste, qui, une main sur le comptoir, se penchait vers le discoureur, vous aviez une proposition à me faire.

– Justement j’y arrivais. Je vous disais comme quoi je vous avais écouté ce lundi matin, et j’ajouterai, avec une admiration respectueuse. Je me disais : Voilà un homme à jambe de bois, un littérateur…

– Pas… précisément, interrompit Wegg.

– Mais vous savez le nom de toutes ces ballades, vous en connaissez les airs ; s’il vous plaît d’en lire ou d’en chanter quelqu’une, vous n’avez qu’à chausser vos lunettes et vous voilà parti ; ne dites pas non, je vous ai vu.

– Certainement, répondit Wegg en affirmant de la tête ; et dans ce cas, va pour littérateur.

– Je disais donc : voilà une jambe de bois à qui tout l’imprimé est ouvert. Boffin s’inclina et décrivit un arc aussi étendu que le permit la longueur de son bras ; – tout l’imprimé ouvert ! Est-ce vrai, oui ou non ?

– Très-vrai, admit Silas d’un air modeste ; je ne crois pas qu’il y ait une seule page imprimée en anglais dont je ne puisse avoir raison.

– Sur-le-champ ? dit Boffin.

– Sur-le-champ.

– Je m’en doutais ! Eh bien ! voici un homme qui n’a pas de jambe de bois, et pour qui l’imprimé est lettre close.

– Vraiment ? retourna Silas, qui grandissait à ses propres yeux. Éducation négligée.

– Né-gli-gée ! répéta le bonhomme ; le mot n’est pas assez fort. Cependant, si vous me montriez un B, je pourrais vous en faire accroire, et vous répondre que cela veut dire Boffin.

– C’est quelque chose, répliqua Wegg d’un ton encourageant.

– Un peu plus que rien ; mais pas beaucoup, reprit le brave homme.

– Peut-être insuffisant pour qui aime à s’instruire, confessa mister Wegg.

– Eh bien donc ! je suis retiré des affaires, moi et ma femme, Henerietty Boffin (son père s’appelait Hénery, sa mère avait nom Hetty ; en les rejoignant… vous comprenez). Retirés des affaires, nous vivons de nos rentes, par suite d’un héritage que nous a laissé le patron. Il est trop tard pour que je me mette à ressasser l’alphabet ; me voilà un vieux matou, et je veux en prendre à mon aise. Pourtant il me faut de la lecture ; cela me manque ; un peu d’une fière histoire, dans un beau livre tout doré ; avide comme le cortége du lord-maire (c’était splendide qu’il voulait dire, mais l’association des idées l’égarait). Je me rends à ce qui vous concerne, et vais y arriver tout à l’heure. Comment avoir ce brin de lecture ? je vous le demande. »

Le bâton du bonhomme alla heurter la poitrine de l’invalide.

– Comment l’aurai-je, Silas Wegg ? En payant un homme capable, qui viendra chez moi ; tant par heure : mettons deux pence.

– Hum ! très-flatté, monsieur, répondit Silas, qui commençait à s’envisager sous un nouveau jour. C’est là votre proposition ?

– Oui, dit Boffin ; vous convient-elle ?

– Je réfléchirai, monsieur.

– Voyons, reprit généreusement le bonhomme, je n’y regarderai pas quand il s’agit d’un littérateur à jambe de bois. Ce n’est pas un demi-penny, vous sentez bien, qui doit nous diviser. Vous choisirez votre heure après la journée faite. Nous demeurons sur le chemin de Maiden-lane, un peu en dehors d’Holloway. Quand les affaires sont terminées, vous prenez au nord-ouest, vous allez tout droit, et vous y êtes. Deux pence et un demi-penny l’heure, continua Boffin en tirant de sa poche un morceau de craie, et en se levant pour opérer sur l’escabeau. Deux grandes barres et une courte, dit-il, font deux pence et un demi-penny ; deux courtes font un, et deux fois deux longues font quatre, plus une longue font cinq. Six soirées par semaine, à cinq longues par soirée… Total général, trente pence, une demi-couronne, c’est un compte rond. »

Après avoir montré à Wegg ce total rémunérateur, Boffin le barbouilla de son gant mouillé, et se reposa sur ses débris.

« Une demi-couronne, dit Wegg d’un air pensif ; une demi-couronne, ce n’est pas beaucoup.

– Par semaine, ajouta Boffin.

– Je le sais ; mais il y a la fatigue intellectuelle. Avez-vous songé à la poésie ? demanda Wegg, toujours méditatif.

– Serait-ce plus cher ? reprit Boffin.

– Plus cher, répondit l’autre. Quand on a tous les soirs à brasser de la poésie, on doit en conscience être dédommagé de l’affaiblissement qui en résulte pour le cerveau.

– Je n’y avais pas songé, répliqua le brave homme ; si ce n’est que de temps à autre, vous pourriez être en humeur de nous régaler d’une chanson, missis Boffin et moi. Alors, en effet, nous aurions de la poésie.

– Je vous comprends, répondit Wegg ; mais n’étant pas musicien de profession, il me répugnerait de m’engager en cette qualité. Lorsqu’il m’arrivera de tomber dans la poésie, je vous prierai de n’y voir qu’une chose tout amicale. »

Boffin, dont les yeux étincelèrent, pressa la main de Silas avec chaleur. C’était plus, dit-il, qu’il n’aurait espéré. Il en était reconnaissant, et demanda, sans cacher son inquiétude, si mister Wegg acceptait ses conditions.

L’étalagiste, qui avait fait naître cette anxiété par sa froideur, et qui commençait à comprendre son homme, répliqua d’un air désintéressé :

« Jamais je ne marchande, monsieur Boffin.

– J’en étais sûr, cria celui-ci avec admiration.

– Non, monsieur, jamais je n’ai marchandé, et je ne le ferai jamais. Je vous dirai donc franc et net : mettez le double, et l’affaire est conclue. »

Nick Boffin parut surpris de la conclusion ; cependant il répondit :

« Vous connaissez mieux que moi la valeur de ces choses-là. »

Puis donnant à Silas une nouvelle poignée de main, il lui demanda s’il pouvait venir le soir même.

« Je n’y vois pas de difficulté, répliqua l’étalagiste avec autant d’indifférence que le bonhomme témoignait d’empressement. Vous avez l’objet indispensable, je veux dire un livre, monsieur ?

– Acheté à une vente, dit Boffin ; huit volumes, couverture rouge et or, ruban bleu dans chacun pour marquer où l’on s’arrête. Vous connaissez ce livre-là ?

– Quel est son nom ? demanda Wegg.

– Je croyais, répondit l’autre un peu désappointé, que vous l’auriez reconnu tout de suite. Il s’appelle Décadence et chute de l’empire prussien. »

C’était avec précaution et lenteur que Boffin avait marché sur ce titre épineux.

« Parfait ! dit Silas d’un air capable.

– Vous le connaissez ?

– Il y a longtemps que je ne l’ai parcouru ; j’avais autre chose à faire, répondit Wegg ; mais Décadence et chute de l’empire prussien ! je n’étais pas plus haut que votre canne, monsieur, que c’était pour moi une vieille connaissance. Depuis lors, mon pauvre frère a quitté sa famille pour entrer dans l’armée, comme le dit la ballade qui fut composée à cette occasion :

Près de la porte du collége,

Mister Boffin,

Une jeune fille déployait

Son écharpe d’un blanc de neige,

Mister Boffin,

Qu’agitée par la brise, de loin mon frère aîné voyait.

Pour lui, elle offrait une prière,

Mister Boffin ;

Une prière que lui n’entendait pas ;

Et s’arrêtant, mon pauvre frère,

Mister Boffin,

Appuyé sur son sabre, essuya

Les pleurs qui mouillaient sa paupière

Très-ému de cette petite scène de famille et de la promptitude que Wegg avait mise à lui forger cette poésie, le bonhomme serra la main du ligneux compère, et lui demanda son heure ; ce fut pour huit heures du soir.

« L’endroit que j’habite s’appelle Boffin’s Bower (le séjour de Boffin). C’est ma femme qui l’a nommé comme cela depuis que la maison est à nous. Lorsque vous aurez fait un mille, un mille et quart sur Maiden-lane, si vous ne trouvez personne à qui ce nom-là soit connu, vous demanderez la Prison d’Harmonie ; tout le monde vous l’indiquera. Je vous attendrai avec joie, Silas, ajouta Boffin en lui frappant sur l’épaule. Je n’aurai ni repos ni patience jusqu’à ce que vous arriviez. Songez donc ! dit-il avec enthousiasme, l’imprimé qui n’aura plus de mystère ! Ce soir, un littérateur à jambe de bois, – il jeta un regard d’admiration sur cet ornement, – viendra m’ouvrir une nouvelle existence ! Votre main encore, Wegg. B’jour, b’jour, b’jour ! »

Resté seul à son étal, mister Wegg rentra derrière son paravent ; il tira de sa poche un petit mouchoir décrassé à regret, et se tint par le nez d’un air rêveur. Toujours saisi par cet organe, il suivit du regard mister Boffin, qui descendait la rue. Une profonde gravité siégeait sur la figure du commissionnaire ; car s’il trouvait que le bonhomme était d’une simplicité rare, s’il pensait en même temps que l’affaire était bonne, et pouvait produire des bénéfices incalculables, il n’admettait pas que son nouvel emploi fût en dehors de ses moyens, ou présentât le plus léger ridicule. Mister Wegg aurait même cherché querelle à celui qui aurait contesté sa profonde connaissance desdits volumes sur la chute de l’empire prussien. S’il était d’une gravité insolite, prodigieuse, incommensurable, ce n’était donc pas qu’il doutât de son savoir ; mais parce qu’il sentait nécessaire d’inculquer aux autres la foi qu’il avait en son propre mérite. Sous ce rapport, il appartenait à la nombreuse catégorie de ces imposteurs qui ne sont pas moins résolus à garder les apparences envers eux-mêmes que vis-à-vis de leurs voisins.

En même temps une certaine fierté s’emparait de Silas Wegg : le sentiment d’un être appelé aux fonctions de dévoileur de mystères, et qui a conscience de sa supériorité. Ce ne fut pas toutefois à la grandeur, mais à la petitesse commerciale que le porta ce nouveau sentiment ; car s’il avait été possible à l’étroite mesure de contenir un peu moins de noix, ce phénomène se serait produit le jour même. Enfin, la nuit arriva, et lorsque de ses yeux voilés elle contempla mister Wegg arpentant le chemin qui conduisait chez Boffin, elle put le voir dans toute la joie du triomphe.

De même que le château de la belle Rosemonde, Boffin’s Bower était difficile à trouver. Mister Wegg, parvenu à l’endroit indiqué l’avait déjà demandé cinq ou six fois, lorsque le nom d’Harmonie lui revint à la mémoire. Il n’en fallut pas davantage pour qu’un changement immédiat s’opérât dans l’esprit d’un gentleman, et dans celui d’un âne que la première question de Wegg avait embarrassés.

« Ah ! s’écria l’homme en agitant la carotte avec laquelle, en guise de fouet, il conduisait l’âne qui traînait sa petite voiture. Ah ! c’est la demeure du vieil Harmon ! Pourquoi ne pas le dire tout de suite ? Nous allons justement par là. Sautez-vous dans le tombereau ? »

Le littérateur voulut bien accepter.

« Maintenant, reprit l’autre en appelant l’attention du voyageur sur la troisième personne qui les accompagnait, maintenant, regardez les oreilles d’Édouard ; répétez le nom que vous avez dit tout à l’heure ; dites-le tout bas.

– Boffin’s Bower, murmura Wegg.

– Allons, Édouard ! (regardez bien ses oreilles) ; vite ! à Boffin’s Bower ! »

Édouard, les oreilles sur le cou, resta immobile.

– Maintenant, Édouard (regardez bien ses oreilles) ; chez le vieil Harmon ! allons vite ! »

L’âne redressa les oreilles, et partit d’un trot si rapide que la conversation de M. Wegg fut lancée au dehors complétement disloquée.

« Est-ce que vrai-ai-ment c’était une pri-i-son ? demanda-t-il en se cramponnant au bord du tombereau.

– Pas positivement, répondit l’autre ; cependant vous n’auriez pas voulu y être enfermé, ni moi non plus. On la nommait comme ça parce que le père Harmon y vivait tout seul.

– Et pourquoi l’avoir appelée Ha-ar-monie ? continua Wegg.

– Parce que le bonhomme ne s’accordait avec personne ; puis ça fait une pointe : Harmon, Harmonie, vous comprenez.

– Connaissez-vous mis-ter Boffin ?

– Un peu ! Qu’est-ce qui ne le connaît pas ? Mon âne le connaît bien. (Regardez ses oreilles) : Noddy Boffin, Édouard ! »

L’effet produit fut alarmant : disparition de la tête de l’âne et des sabots de derrière à une hauteur considérable, suivie d’un tel redoublement de vitesse et de cahots que mister Wegg employa toute son attention à ne pas tomber du véhicule, et renonça au désir de savoir s’il fallait envisager ce résultat comme un hommage ou comme une insulte au nom de Boffin.

Édouard s’arrêta bientôt devant un portail ; et sans perdre de temps, mister Wegg se laissa glisser par le fond du tombereau. Dès que l’invalide eut abordé, le conducteur s’écria en agitant sa carotte :

« Allons souper, Édouard. »

Et les sabots de derrière, le conducteur, la charrette et l’âne parurent s’envoler comme dans une apothéose.

Poussant la porte entr’ouverte, mister Wegg aperçut un enclos où s’élevaient des monticules obscurs, se découpant sur le ciel, et où la lune permettait de voir un chemin frayé entre deux lignes de tessons, enchâssés dans les cendres. Une forme blanche descendait ce petit chemin. C’était Boffin en déshabillé d’étude (pantalon et blouse de toile), afin de se livrer plus à l’aise au travail intellectuel. Il accueillit le littérateur de la façon la plus cordiale, l’introduisit dans le Bower, et le présenta à son épouse : une femme grasse, ayant la figure rubiconde, l’air joyeux ; et qui, à la consternation de mister Wegg, était parée d’une robe de satin noir, et d’un grand chapeau de velours, décoré de plumes.

« Missis Boffin, mon cher Silas, raffole de la toilette, dit le brave homme : il faut avouer qu’elle a si bon air, qu’elle lui fait vraiment honneur. Quant à moi, je ne suis pas aussi fashionable ; cela viendra peut-être un jour. Henrietty, ma vieille, c’est le gentleman qui va nous lire la décadence et la chute des Prussiens.

– Grand bien vous fasse, » répondit missis Boffin.

Rien de plus étrange que la pièce où ils étaient alors. Autant que Silas Wegg pouvait en juger, c’était avec la salle d’une riche taverne qu’elle offrait le plus de ressemblance. Deux tables, chacune avec son banc, occupaient les deux côtés de la cheminée. Sur l’une d’elles étaient les huit volumes, mis à plat, et rangés en ligne comme une batterie électrique. Sur la seconde table, certaines bouteilles de forme trapue, enveloppées de jonc, et d’un aspect attrayant, semblaient se mettre sur la pointe des pieds pour regarder mister Wegg, dont les séparait une rangée de verres et un large sucrier. Dans le coin du feu ronflait une bouilloire. Un chat dormait devant la grille. Vis-à-vis de la cheminée, entre les deux bancs, étaient un canapé, un coussin et une table consacrés à missis Boffin.

De couleur éclatante, et de formes luxueuses, ces derniers meubles, qui avaient coûté fort cher, faisaient une étrange figure à côté des bancs de bois, et sous la flamme du gaz qui pendait au plafond. Un tapis à fleurs se déployait sur le carreau, mais n’arrivait pas jusqu’au foyer. Sa brillante végétation finissait brusquement au coussin de missis Boffin, et cédait la place à une couche de sable et de sciure de bois.

Mister Wegg observa d’un œil admirateur que si la partie de la salle où s’épanouissait ce magnifique tapis avait pour décoration des ornements creux, tels que des fruits en cire et des oiseaux empaillés, protégés par des globes de verre, il y avait de l’autre côté du territoire des tablettes compensatrices, chargées de provisions, où s’apercevaient, entre autres choses solides, une moitié de pâté froid et la meilleure portion d’un superbe aloyau.

La salle était basse, mais néanmoins spacieuse ; et les cadres massifs des antiques fenêtres, l’épaisseur et la coupe des soliveaux annonçaient que la maison avait eu quelque importance à l’époque où elle se trouvait dans les champs.

« Tout cela vous plaît-il, Wegg ! demanda Boffin avec sa brusquerie ordinaire.

– Je l’admire énormément, répondit le littérateur ; un coin du feu spécialement confortable.

– En comprenez-vous la disposition, Wegg.

– Mais, oui ; l’ensemble…, commença lentement Silas d’un air capable, et la tête de côté, ainsi que débutent les réponses évasives.

– Vous ne comprenez pas du tout ; il faut que je vous explique, interrompit le bonhomme. Ces arrangements ont été faits par moi, d’accord avec missis Boffin ; elle raffole de tout ce qui est fashionable ; moi pas, quant à présent. Je m’en tiens au confort, et au confort dont je suis capable de jouir. Cela étant, à quoi bon nous disputer ? Il n’y a jamais eu un mot entre nous avant de posséder le Bower ; faut-il nous quereller parce que la maison nous appartient ? Conséquemment nous avons partagé la salle ; missis Boffin dispose de sa moitié comme elle l’entend ; j’arrange la mienne à ma guise. Il en résulte que nous avons à la fois le plaisir de la mode, du confort et de la bonne compagnie (je ne vivrais pas, sans missis Boffin). Si, peu à peu, je deviens fashionable, le tapis avancera dans la même mesure. Si plus tard missis Boffin a moins de goût pour la mode, le tapis reculera d’autant. Si nous conservons les mêmes idées, nous resterons comme nous sommes ; et embrassons-nous, la vieille ! »

Missis Boffin qui, toujours souriante, avait quitté sa région fleurie, et passé son bras dodu sous celui du bonhomme, accorda volontiers l’embrassade. La fashion, sous la forme du chapeau de velours, essaya de l’en empêcher ; mais elle succomba dans l’effort et fut écrasée à bon droit.

« Maintenant, Silas Wegg, reprit Boffin en s’essuyant la bouche d’un air satisfait, vous commencez à nous connaître. Quant au Bower, qui est un lieu charmant, vous l’apprécierez plus tard. C’est un de ces endroits, voyez-vous, dont les mérites se découvrent peu à peu, un nouveau tous les jours. Il y a, pour gravir chacun des tas, une allée en colimaçon d’où l’on aperçoit la cour sous toutes sortes d’aspects. Arrivé au faîte, vous découvrez tout le voisinage : une vue qui est sans pareille. Vous avez d’abord l’établissement de défunt le père de missis Boffin (magasin de vivres pour les chiens). Le regard y plonge, c’est comme si on y était. Sur le grand mont il y a un belvédère entouré de persiennes, et ce ne sera pas ma faute si, en été, il ne vous arrive pas de nous lire plus d’un volume à cette place agréable, et de nous y forger un peu de poésie. Maintenant, que prenez-vous, quand vous faites la lecture ?

– Merci de votre attention, répondit le littérateur, en homme habitué à lire en public ; généralement je bois du gin mouillé d’un peu d’eau.

– Pour vous humecter la gorge, n’est-ce pas ? demanda Boffin avec un sérieux plein d’innocence.

– Non, répliqua froidement le lecteur ; ce n’est pas ainsi que je décrirais la chose ; c’est plutôt pour adoucir ; oui, c’est le mot, pour adoucir. »

La roideur et la suffisance du rusé compère croissaient en proportion du ravissement de sa victime. Les rêves qui lui traversaient l’esprit, les moyens qu’il songeait à employer pour tirer de sa position tous les bénéfices possibles ne troublaient pas cette idée naturelle aux filous de son espèce, et prépondérante chez lui, qu’avant tout il fallait se faire valoir.

La mode de missis Boffin, en divinité moins impérieuse que l’idole habituelle des fashionables, ne lui défendait pas de préparer le breuvage de son hôte, et de demander à ce dernier s’il l’avait trouvé bon.

Sur la réponse gracieuse du lettré, qui s’installa sur son banc, Nick Boffin, dont la joie sortait par les yeux, prit sur le banc d’en face la pose d’un auditeur.

« Désolé de ne pas vous offrir une pipe, cher Wegg, dit-il en bourrant la sienne ; mais il vous serait impossible de faire les deux choses à la fois. Ah ! j’oubliais de vous dire ! Le soir, en arrivant, jetez un coup d’œil sur la planche ; et s’il y a là un morceau qui vous convienne, dites-le-nous sans façon. »

Wegg, qui allait mettre ses lunettes, les replia aussitôt, et répondit avec enjouement :

« Vous lisez dans ma pensée, mister Boffin ! Je ne sais pas si je me trompe, mais je crois apercevoir un pâté… non, c’est une erreur.

– Pas du tout, Wegg, répliqua Boffin en jetant sur les volumes un coup d’œil plein de regrets.

– Ai-je perdu l’odorat, ou serait-ce un pâté aux pommes ? demanda Wegg.

– Non, dit Boffin, c’est un pâté de veau et de jambon.

– Vraiment ! s’écria Wegg ; c’est bien le roi des pâtés, ajouta-t-il en hochant la tête d’un air ému.

– Un petit morceau, Wegg ?

– Merci, mister Boffin, merci ; puisque vous le désirez, j’accepte. Je ne le ferais pas ailleurs, en pareille circonstance ; mais chez vous !… Encore un peu de gelée ; rien n’adoucit mieux l’organe, surtout quand c’est un peu salé, ce qui arrive toujours lorsqu’il y a du jambon. »

Le pâté fut mis sur la table, et l’excellent Boffin eut tout le loisir d’exercer sa patience, tandis que le couteau et la fourchette du lecteur s’exerçaient de leur côté. Il profita de l’occasion pour expliquer à Wegg que s’il n’était pas très-fashionable d’avoir son garde-manger ainsi exposé aux regards, lui, Boffin, trouvait cela hospitalier. Car au lieu de dire, comme pour la forme, aux gens qui viennent vous voir : Il y a en bas telle ou telle chose, voulez-vous qu’on vous apporte l’une ou l’autre ? il est plus franc et plus pratique d’inviter son monde à jeter les yeux sur le buffet, en ajoutant : « S’il y a là un morceau que vous aimez, prenez-le ; ne vous gênez pas. »

Mister Wegg finit cependant par éloigner le pâté ; il mit ses lunettes, et, le bonhomme ayant allumé sa pipe, fixa des yeux rayonnants sur le monde qui allait s’ouvrir pour lui. Quant à missis Boffin, elle s’étendit sur son divan dans une attitude fashionable, afin d’écouter si elle pouvait, ou de dormir, si le rôle d’auditeur lui devenait impossible.

« Hum ! commença Wegg ; mister Boffin et milady, ceci est le premier chapitre du premier volume de la décadence et de la chute de… »

Il s’arrêta, et regarda la page avec attention.

« Qu’est-ce qu’il y a, Wegg ? demanda mister Boffin.

– Quelque chose qui me revient à l’esprit, dit le littérateur d’un air de franchise insinuante, et en fixant de nouveau ses yeux sur le volume. Vous avez fait ce matin une légère méprise ; j’avais l’intention de vous en avertir ; cela m’était sorti de la mémoire. Ne m’avez-vous pas dit que c’était la chute de l’Empire prussien ?

– Oui ; est-ce que ce n’est pas cela, Wegg ?

– Non, monsieur ; de l’empire romain, romain.

– Où est la différence, Wegg ?

– La différence, monsieur, balbutia le littérateur qui allait se perdre, quand une idée lumineuse lui arriva tout à coup ; la différence ! reprit-il ; il me suffira de vous dire qu’il vaut mieux renvoyer la question à un autre moment…, lorsque missis Boffin ne nous fera pas l’honneur de rester avec nous. En sa présence nous ferons bien de n’en pas parler. »

Wegg se tira ainsi d’embarras d’une manière chevaleresque ; et répétant ces mots avec une réserve délicate : « Oui, monsieur, en présence d’une lady, mieux vaut n’en pas parler, » il tourna la situation au désavantage de Boffin, qui eut le pénible sentiment de la faute qu’il avait commise.

Enfin, entamant sa lecture d’une voix sèche et inflexible, mister Wegg alla droit devant lui, attaquant les mots difficiles, noms de pays ou noms d’hommes, avec plus de hardiesse que de bonheur. Ébranlé par Trajan, Aurélius et Polybius, trébuchant à Flavius qui, prononcé Flavie Husse, fut pris par le mari pour une vierge romaine, et par la femme pour une créature à qui l’on devait imputer le silence de mister Wegg ; désarçonné lourdement par Titus Antoninus, il remonta sur sa bête avec Auguste, et galopa finalement avec Commode, que mister Boffin déclara tout à fait indigne de son nom, par sa manière d’agir.

Ce fut à la mort de ce personnage que se termina la séance. Il y avait déjà longtemps que plusieurs éclipses totales de la bougie de missis Boffin, derrière le chapeau de velours, s’accompagnaient d’une odeur de plume roussie. Elles commençaient à devenir inquiétantes lorsque le panache venant à s’enflammer, produisit l’effet d’un flacon de sels et réveilla la dame.

Le littérateur qui, absorbé par la lettre, n’avait attaché à l’esprit que le moins d’importance possible, sortit de cette épreuve sain et sauf ; mais Boffin qui, dès les premières pages, avait déposé sa pipe inachevée, et qui, le regard fixe, l’oreille tendue, s’était livré corps et âme aux énormités de la Rome impériale, était si ému, que ce fut à peine s’il put souhaiter le bonsoir à son ami littéraire et prononcer le mot : À demain.

« Commode ! murmurait-il en béant à la lune, après avoir reconduit Wegg jusqu’au portail, et poussé les verrous ; Commode, un empereur ! combattre sept cent trente-cinq fois dans ce spectacle de bêtes sauvages ; et cela dans un seul rôle ! Comme si on n’était pas déjà assez abasourdi de voir cent lions exhibés à la fois, et d’apprendre qu’il les a tués tous dans une autre pièce. Et ce Vitellius qui mange pour six millions, monnaie d’Angleterre, en sept mois de temps ! Wegg prend tout cela avec une tranquillité… mais un vieil oiseau comme moi, cela m’épouvante. Même à présent que Commode est étranglé, je ne vois pas que nos affaires s’en améliorent. »

Boffin se dirigea vers la maison ; et secouant la tête, il ajouta d’un air pensif :

« J’étais loin de croire ce matin qu’il y avait de pareilles choses dans l’imprimé ; c’est effrayant ; mais il n’y a plus à s’en dédire. »

VI. À la dérive §

La maison des Six-Joyeux-Portefaix, cette taverne d’apparence hydropique dont nous avons parlé plus haut, était depuis longtemps dans un état d’infirmité passé pour elle à l’état normal. On n’aurait pas trouvé dans tout son être un seul plancher qui fût d’aplomb ; mais elle avait survécu et devait survivre à maint édifice mieux ajusté, à maint cabaret d’une plus riche apparence. À l’extérieur c’était un fouillis débringué de fenêtres étroites, aux châssis corpulents, entassées les unes sur les autres comme une pile d’oranges qui dégringolent ; fouillis compliqué d’une vérandah caduque, en bois vermoulu, qui se projetait au-dessus de la Tamise. À vrai dire, le bâtiment tout entier, y compris le mât de pavillon qui gémissait sur le toit, se penchait vers la rivière, mais dans l’attitude d’un plongeur qui, au moment de s’élancer, n’en ayant pas le courage, est resté si longtemps sur la rive, qu’il n’entrera jamais dans l’eau.

Par derrière, bien que ce fût de ce côté-là qu’était l’entrée principale, l’établissement se resserrait au point de représenter, à l’égard de la façade, la poignée d’un fer à repasser qu’on a posé debout sur sa partie la plus large. Cette poignée se dressait au fond d’une cour et d’une allée désertes qui se serraient tellement contre les Portefaix, que ceux-ci n’avaient pas un pouce de terre à eux. La maison, d’autre part, étant à flot à la marée montante, il résultait de cette pénurie de terrain que lorsque les Portefaix avaient fait un savonnage, il leur fallait étendre le linge sur des cordes posées en travers des fenêtres des pièces de réception et des chambres à coucher.

Le bois qui formait les manteaux de cheminée, les poutres, les cloisons, les portes et les planchers des Portefaix, semblait, malgré sa vieillesse, avoir gardé un souvenir confus du premier âge. Il était grimaçant et fendillé à la manière des vieux arbres. Rempli de nœuds, il offrait çà et là, dans ses contorsions, une apparence de ramée ; et dans cette seconde enfance, il avait l’air de jaser des hauts faits de sa jeunesse. Ce n’était pas sans raison que les habitués de la taverne assuraient, lorsque la lumière donnait en plein sur les veines de certains panneaux, principalement sur une vieille encoignure placée dans le bar4 qu’on pouvait y reconnaître de petites forêts d’arbres minuscules et feuillus, tout pareils à celui d’où le meuble était sorti.

Impossible de voir sans émotion le bar des Six-Portefaix. L’espace demeuré libre n’y était guère plus grand que l’intérieur d’un carrosse de louage ; mais personne ne l’aurait souhaité plus vaste. Il était si bien entouré de petites futailles rondelettes, de filets remplis de citrons, de corbeilles pleines de biscuits, de flacons tout rayonnants des grappes de raisin qui décoraient leur étiquette, de pots de bière, de chopines étincelantes, qui, en leur versant à boire, faisaient de profonds saluts aux chalands, d’un quartier de fromage dans un bon petit coin, et de la petite table de l’hôtesse, qui, placée près du feu dans un coin meilleur, avait la nappe toujours mise.

Ce bar, véritable port, était séparé du monde orageux par un vitrage percé d’une porte coupée, ayant pour appui une tablette de plomb assez large pour qu’on pût y poser son verre. Mais l’éclat et le bien-être de ce réduit jetaient en dehors un si doux reflet, que, bien que derrière cette porte, ils fussent dans un passage étroit et sombre, où ils étaient coudoyés par les allants et les venants, tous les buveurs s’y croyaient dans le bar même.

La salle qui donnait sur la rivière était décorée de draperies rouges, assorties aux nez des habitués. On y voyait un foyer confortable, muni d’ustensiles de fer blanc pareils à des moules à pain de sucre, et affectant cette forme pour qu’on pût les nicher dans les profondeurs du brasier, et faire ainsi chauffer son purl ou son ale, son flip ou son dog’s nose. Le premier de ces breuvages délectables était une spécialité des Joyeux-Portefaix, qui, à cet égard, faisaient appel à vos sentiments, par l’inscription suivante, placée sur l’un des montants de la porte :

Maison du Purl matinal.

Le purl, à ce qu’il paraît, doit toujours être pris de bonne heure. Est-ce parce que l’oiseau matinier, s’emparant du ver qui lui échapperait plus tard, le purl du matin doit saisir la pratique ? Est-ce en raison d’un autre principe d’hygiène ? Personne n’a jamais pu le savoir.

Ajoutons, pour finir la description des Portefaix, qu’en face du bar, dans la poignée de fer à repasser, était une petite chambre, pareille à un tricorne, où jamais rayon de soleil, de lune ou d’étoile ne pénétra ; mais qui, à la lueur du gaz, était regardée comme un sanctuaire d’un confortable achevé, et que l’on désignait, par un mot séduisant, peint en noir sur la porte :

COSY5

Miss Potterson, propriétaire et seule maîtresse des Joyeux-Portefaix, trônait dans le bar, où elle régnait sans conteste. Il aurait fallu qu’un homme fût ivre à perdre la raison pour s’imaginer seulement qu’on pouvait la contredire. Abbey étant le prénom que tout le monde lui connaissait, quelques esprits du bord de la Tamise (non moins troubles que l’eau de ce fleuve), supposaient, en raison de sa fermeté et de son air digne, qu’elle était alliée d’une façon quelconque à l’abbaye de Westminster. Mais titre d’Abbey était simplement l’abréviation d’Abigaïl, sous lequel miss Potterson avait été baptisée dans l’église de Limehouse, il y avait de cela quelque soixante années.

« Et maintenant, dit miss Abbey en agitant l’index vers la porte du bar, écoutez bien, Riderhood : les Portefaix n’ont pas besoin de vous ; ils aimeraient beaucoup mieux votre absence que votre présence. Mais fussiez-vous aussi bien ici que vous l’êtes mal, vous n’auriez pas ce soir une goutte de boisson en dehors de cette pinte de bière ; ainsi faites-la durer longtemps.

– Mais, insinua Riderhood, si je m’comporte bien, vous n’pouvez pas me refuser c’que j’demande ; vous le savez, miss Potterson.

– Je ne peux pas ! reprit-elle avec un accent indéfinissable.

– Non, miss Potterson ; pace que voyez-vous, la loi est que…

– Ici, mon brave, c’est moi qui fais la loi, répliqua miss Abbey ; si vous en doutez, je vous en donnerai la certitude.

– J’ai pas dit que j’en doutais, miss Potterson ; jamais, jamais.

– Tant mieux pour vous. »

Abbey, la souveraine, jeta les demi-pence du buveur dans son tiroir, s’assit au coin du feu, reprit son journal et continua sa lecture.

C’était une grande femme, se tenant droite, ayant de beaux traits, la figure sévère, et plutôt l’air d’une maîtresse de pension que de celle des Joyeux-Portefaix.

Riderhood était resté près de la porte ; il regardait miss Abbey de ses yeux louches, et l’implorait comme s’il avait été un de ses élèves qu’elle eût mis en pénitence.

« Vous êtes ben dure pour moi ! » dit-il.

Miss Abbey, les sourcils froncés, poursuivit sa lecture sans faire attention à lui, jusqu’au moment où il reprit tout bas.

« Miss Potterson ! ma’ame ! est-ce que j’pourrais vous dire un mot ? »

Daignant alors jeter un coup d’œil oblique au suppliant, miss Potterson vit Riderhood se frapper le front du poing, et se pencher vers elle, comme s’il n’avait attendu que sa permission pour faire la culbute et aller retomber dans le bar.

« Allons ! dit miss Abbey d’un ton aussi bref qu’elle était longue, dites votre mot et dépêchez-vous.

– Miss Potterson ! Ma’am ! excusez-moi si je prends la liberté de vous demander… si c’est à cause de ma réputation que…

– Certainement, interrompit miss Abbey.

– Est-ce que vous craignez ?…

– Je ne vous crains pas, sachez-le bien.

– C’est pas là ce que je voulais dire, miss Abbey.

– Alors expliquez-vous.

– C’est qu’aussi vous êtes trop dure pour moi. Je voulais seulement vous faire une question. P’t-êt’qu’vous avez l’inquiétude,… l’idée ou la croyance que l’argent de la compagnie n’est pas en sûreté si je fréquente la maison.

– Pourquoi demandez-vous cela ?

– Pace que, miss Abbey, soit dit sans vous offenser, avec tout le respect que j’vous dois, y aurait comme un soulagement, à savoir pourquoi qu’l’entrée des Portefaix serait défendue à un homme comme moi, et qu’elle serait permise à Gaffer ? »

Un nuage passa sur le front de miss Potterson, qui répondit avec embarras :

« Gaffer n’a jamais été…

– En prison, qu’vous voulez dire ? P’t-êt’que non ; mais i’peut l’avoir mérité. Il est p’t-êt’soupçonné d’avoir fait pire que tout c’que l’on me reproche.

– Qui le soupçonne ?

– Ben des gens, p’t-êt’. Dans tous les cas, y aurait moi.

– Ce n’est pas grand’chose, dit l’hôtesse avec mépris.

– Mais j’ai été son associé, miss Abbey ; n’l’oubliez pas, et comme tel j’en sais long su son compte ; je l’connais mieux qu’pas âme qui vive. Remarquez-l’bien, miss Abbey ; nous avons travaillé ensemb’, et c’est moi qui le soupçonne.

– Alors, répondit miss Abbey, dont l’embarras assombrit la figure, vous vous accusez vous-même ?

– Non, miss Potterson, non ; vous m’demandez c’qui en est. Eh ben ! voilà : tout le temps que j’suis resté avec lui, j’ai jamais pu le contenter. Pourquoi ça qu’je n’le contentais pas ? Je vas vous le dire ; c’est pace que j’avais du malheur. J’n’en trouvais guère, moi. Et comment avait-i’ de la chance ? car il en avait toujours, lui. Remarquez-l’ben, il en avait toujours. Ah ! c’est qu’, voyez-vous, miss Abbey, y a beaucoup de jeux où c’qui n’y a que du bonheur, mais y en a beaucoup d’autres où, avec ça, faut de l’adresse.

– Que Gaffer soit habile à trouver ce qu’il cherche, personne n’en doute, répliqua miss Abbey.

– Oui ; mais aussi il est p’t-êt’ habile à se pourvoir de c’qu’i’trouve, » dit Riderhood, en secouant sa méchante tête.

Miss Abbey lui jeta un coup d’œil sévère ; il la regarda d’un air sombre et continua :

« Si vous étiez su’ la rivière au moment de la marée, dit-il et que vous ayez besoin d’y trouver un homme ou une femme, vous pourriez joliment aider la chance en donnant au quidam un bon coup su’le crâne. Comme ça, on l’enfonce avant d’le repêcher.

– Bonté divine ! s’écria miss Abbey.

– Écoutez-moi, reprit l’autre, en se pliant au-dessus de la porte, afin de jeter ses paroles dans le bar, car il n’était pas moins enroué que s’il avait eu son faubert dans la gorge. Écoutez, miss Potterson, je n’vous dis qu’ça : je l’ai suivi pendant vingt ans ; remarquez-l’bien. Je finirai par le dire, miss Abbey. Qu’est-ce qu’il est, pour avoir une fille comme la sienne ? Moi aussi, j’en ai une… »

Après avoir dit ces mots comme en se parlant à lui-même, Riderhood, un peu plus ivre et beaucoup plus féroce qu’au début, prit son chapeau et s’éloigna en chancelant.

Gaffer n’était pas là, mais il y avait dans la salle un assez bon nombre d’élèves qui tous faisaient preuve d’une grande obéissance dès qu’ils en étaient priés.

Au coup de dix heures, miss Potterson apparut à la porte du bar, et, s’adressant à un homme en veste ponceau :

« Georges, lui dit-elle, il faut partir ; il est temps ; j’ai promis à votre femme que vous seriez exact. »

Georges se leva d’un air soumis, souhaita le bonsoir et se retira.

Une demi-heure après, miss Potterson reparut.

« William, Jonathan et Bob Glamour, dit-elle, vous n’avez que le temps de vous rendre. »

Ils prirent congé des autres avec la même douceur, et tous les trois s’éclipsèrent.

Plus grande merveille encore : un personnage coiffé d’un chapeau verni, abritant un nez pansu, avait enfin, après une longue hésitation, commandé un nouveau grog. Mais, au lieu de ce breuvage, ce fut miss Abbey qui arriva.

« Capitaine Joey, dit-elle, vous avez tout ce qu’il vous faut ; ne me demandez plus rien. »

Et non-seulement le capitaine Joey se frotta les genoux et regarda le feu sans répondre, mais toute l’assemblée murmura en chœur :

« Miss Abbey a raison, capitaine ; laissez-la vous conduire. »

Néanmoins, tant de soumission n’endormit pas la surveillance de miss Abbey ; au contraire, elle n’en parut que plus vigilante ; et promenant son regard sur les visages respectueux de ses pensionnaires, elle découvrit deux individus qui avaient besoin d’admonition.

« John ! à l’heure qu’il est, reprit-elle, un jeune homme qui va se marier devrait être dans son lit. Ne le poussez pas du coude, Jack Mullius, car demain vous devez être à l’ouvrage de bonne heure, et je vous en dis autant. Allons, bonsoir ! partez, comme de bons garçons que vous êtes.

Le rougissant John regarda Mullius, qui regarda John en rougissant pour savoir lequel des deux allait se lever le premier. Enfin, ils se levèrent ensemble ; et, faisant la moue, ils s’éloignèrent, suivis de miss Abbey, devant laquelle pas un des autres n’aurait fait la même grimace.

Dans une taverne aussi bien tenue, le garçon qui était là, en tablier blanc, les manches relevées jusqu’aux épaules, où elles formaient un rouleau serré, ne faisait que rappeler aux buveurs la possibilité d’un argument sans réplique, dans le cas où il y aurait eu discussion. Au moment où sonna l’heure de fermer le cabaret, tous ceux qui s’y trouvaient encore défilèrent donc en bon ordre sous les yeux de miss Potterson, qui présidait au départ. Ils souhaitèrent tous une bonne nuit à l’hôtesse ; elle leur rendit la pareille, excepté à Riderhood. Le garçon avisé, dont le regard officiel inspectait la sortie, acquit alors la conviction que Riderhood était excommunié et ne rentrerait plus aux Portefaix. Quand chacun fut parti, miss Abbey dit au garçon : « Bob, cours chez Gaffer, cours vite, et dis à sa fille que j’ai besoin de lui parler. »

Bob disparut et fut de retour en un clin d’œil. La fille d’Hexam, qui le suivait de près, arriva à la porte du bar comme les deux servantes posaient sur la petite table le souper de leur maîtresse : des pommes de terre et des saucisses.

« Entre, ma fille, dit miss Abbey ; assieds-toi. Veux-tu manger un morceau ?

– Merci bien, miss Potterson ; j’ai soupé.

– Moi aussi, dit Abbey en repoussant son assiette ; plus que soupé même ; je ne suis pas à mon aise ce soir.

– J’en suis désolée, miss.

– Alors, au nom du ciel ! pourquoi agis-tu comme ça ?

– Qu’est-ce que j’ai fait, miss Potterson ?

– Allons ! allons ! calme-toi ; j’aurais dû m’expliquer ; mais c’est ma manière ; je vais droit au but, j’éclate ; je suis de la famille des bombes. Toi, Bob, mets la chaîne à la porte, et va-t’en souper. »

Bob exécuta cet ordre avec un empressement qui se rapportait moins au fait de la bombe qu’à celui du souper ; et l’on entendit ses bottes descendre vers le lit de la Tamise.

« Lizzie ! Lizzie ! commença miss Potterson, combien de fois ne t’ai-je pas donné le moyen de quitter ton père, et de vivre honorablement ?

– C’est vrai, miss, bien des fois.

– Et c’est comme si j’avais parlé au tuyau de l’un de ces steamers qui passent devant mes fenêtres !

– Non, miss Abbey, le tuyau ne vous aurait pas de reconnaissance, et moi j’en ai beaucoup.

– J’ai presque honte de l’intérêt que je te porte, dit aigrement l’hôtesse ; car, sans ta jolie figure, je crois que je te détesterais. Pourquoi n’es-tu pas laide ? »

Un regard de Lizzie répondit seul à cette question délicate.

« Enfin, puisque tu ne l’es pas, dit miss Potterson, il est inutile d’y penser ; il faut bien te prendre comme tu es. C’est ce que j’ai fait, après tout. Vas-tu me dire que tu es toujours aussi entêtée ?

– Ce n’est pas de l’entêtement, miss.

– De la fermeté, alors ? c’est comme cela que tu appelles ta conduite, je suppose.

– Oui, miss, d’une fermeté inébranlable.

– On n’a encore jamais vu d’entêté qui voulût se reconnaître, observa miss Abbey en se frottant le nez. Moi, par exemple, j’en conviendrais ; mais je suis emportée, c’est différent. Lizzie ! Lizzie ! réfléchis bien, ma fille : sais-tu jusqu’où descend ton père ?

– Jusqu’où descend mon père ? répéta Lizzie en baissant les yeux.

– Sais-tu de quoi on le soupçonne ? même de quoi on l’accuse ?

La conscience de ce qu’elle lui voyait faire journellement l’oppressait d’un poids bien lourd ; et la pauvre fille baissa lentement la tête.

« Voyons, Lizzie, réponds-moi : le sais-tu ? reprit miss Abbey d’une voix pressante.

– Dites-moi de quoi on l’accuse, demanda-t-elle après une pause et sans relever les yeux.

– Ce n’est pas facile ; cependant il le faut. Je te dirai donc que certaines gens soupçonnent ton père d’aider à mourir quelques-uns de ceux qu’il repêche. »

En apprenant cette accusation, qui était fausse (elle en était bien sûre), au lieu du fait qu’elle redoutait d’entendre, la fille d’Hexam éprouva un tel soulagement que miss Abbey en fut interdite. Lizzie avait relevé les yeux ; elle secouait la tête d’un air de triomphe et avait presque le rire aux lèvres.

« Ces gens-là, dit-elle, le connaissent bien peu !

– Comme elle prend ça tranquillement, pensa miss Potterson.

– Et peut-être, reprit Lizzie éclairée tout à coup par un souvenir, celui qui l’accuse est-il un homme qui lui en veut et qui l’a menacé ? N’est-ce pas Riderhood, miss ?

– Justement.

– Il a été associé de mon père, qui a rompu avec lui, poursuivit la jeune fille, et maintenant il se venge. J’étais là quand la chose s’est passée ; il était furieux. Tenez, miss Abbey, voulez-vous me promettre de ne pas répéter ce que je vais vous dire, à moins d’y être forcée ? demanda Lizzie en se penchant pour proférer ces mots tout bas.

– Je te le promets, répondit miss Potterson.

– Eh bien, c’était le soir où le fils Harmon fut trouvé par mon père, juste au-dessus du pont de Londres. Comme nous revenions à la maison, Riderhood, qui était caché dans un coin, est venu se mettre à côté de nous ; et bien des fois, quand plus tard, on s’est donné tant de peine pour découvrir l’assassin, je me suis dit que cela pourrait bien être Riderhood, qui avait commis le meurtre, et qui, pour détourner les soupçons, avait fait trouver le corps par un autre. C’était une mauvaise pensée ; je me la reprochais toujours ; mais à présent qu’il accuse mon père, elle me revient malgré moi. Serait-ce le mort qui me met cela dans la tête ? »

Lizzie posa cette question plutôt à la grille du foyer qu’à la maîtresse des Portefaix, et jeta ses yeux troublés autour du bar. Mais miss Abbey était une personne pratique, habituée à rappeler ses pensionnaires à leurs devoirs, et elle envisagea la chose sous un jour essentiellement terrestre.

« Pauvre abusée ! dit-elle ; ne vois-tu pas qu’il est impossible d’accuser l’un sans que l’autre le soit également ? Ils ont travaillé ensemble, ils ont fait la même besogne. En admettant que tout se soit passé comme tu le supposes, l’action que l’un a commise est familière à l’autre.

– Il faut, pour dire cela, que vous connaissiez peu mon père ; et c’est vrai miss Potterson, vous ne le connaissez pas.

– Tiens, Lizzie, reprit la vieille miss, quitte la maison. Tu n’as pas besoin de te brouiller avec ton père ; mais quitte-le ; va demeurer ailleurs. Oublie ce que je viens de te dire ; passons l’éponge là-dessus, je veux croire que ce n’est pas vrai. Mais rappelle-toi ce que je t’ai souvent répété. Peu importe que cela tienne à ta figure ou à autre chose, il n’en est pas moins vrai que je t’aime, et que je voudrais te servir. Mets-toi sous ma protection ; ne te perds pas, ma fille ! laisse-moi te faire une vie honorable, une vie heureuse. »

Dans la sincérité de son affection, miss Abbey était devenue caressante ; sa voix s’était adoucie, et du bras elle entourait la jeune fille ; mais elle n’obtint que cette réponse :

« Merci, miss Potterson, je ne peux pas ; je ne veux pas même y songer. Plus on est injuste envers mon père, plus il a besoin de moi. »

Miss Abbey, qui, de même que tous les gens d’un caractère roide lorsqu’ils viennent à s’attendrir, sentait qu’un dédommagement lui était dû, subit la réaction naturelle en pareil cas, et reprit d’un ton glacial :

« J’ai fait tout ce qui m’était possible ; devenez maintenant ce qui vous plaira. Tel que vous ferez votre lit, vous vous y coucherez. Mais dites bien à votre père une chose : c’est qu’il ne remette jamais les pieds ici.

– Oh ! miss, lui fermerez-vous la seule maison où je le sache en sûreté ?

– La taverne des Portefaix, répliqua miss Potterson, a, comme tout le monde, besoin de penser à elle. Cela n’a pas été une mince besogne que d’en faire ce qu’elle est devenue ; et il faut travailler nuit et jour, et travailler rude pour la maintenir telle qu’elle est. J’ai interdit la maison à Riderhood, je l’interdis à Gaffer ; pas de préférence. Je trouve dans vos paroles, aussi bien que dans celles de Riderhood, matière à les soupçonner tous deux. Je ne prends pas sur moi de décider quel est le coupable ; mais ils sont goudronnés tous les deux avec la même brosse, et je ne veux pas que cette brosse-là vienne salir ma maison ; voilà ce que je sais.

– Bonsoir, miss, dit tristement la jeune fille.

– Bonsoir, répondit miss Abbey en secouant la tête.

– Croyez bien, miss Potterson, que je ne vous en suis pas moins reconnaissante.

– Je peux croire beaucoup de choses, Lizzie ; j’essayerai de croire celle-là. »

Miss Potterson ne toucha pas aux plats qui étaient devant elle, et ne prit de son grog au porto que la moitié du gobelet qu’elle buvait d’ordinaire. Les deux servantes de l’établissement, deux sœurs vigoureuses, à tête de poupée (grands yeux bruns et fixes, nez camard, figure plate, rouge et luisante, gros cheveux noirs et frisés), en tirèrent cette conclusion que missis avait été peignée à rebrousse poil. De son côté, Bob fit cette observation que depuis l’époque où feu sa mère accélérait sa mise au lit avec le tisonnier, on ne l’avait jamais envoyé coucher avec autant de rudesse.

La chaîne, en retombant sur la porte qui se fermait derrière elle, étouffa chez Lizzie la dernière lueur du soulagement qu’elle avait éprouvé. La nuit était noire, la bise perçante, la rive déserte et morne ; il y avait comme une sentence d’exil dans ce bruit de chaîne, de verrous et de serrures que faisait grincer miss Potterson. Tandis qu’elle cheminait sous le ciel obscur et nuageux, Lizzie crut sentir au-dessus d’elle une atmosphère de meurtre, qui finissait par l’envelopper tout entière. De même que les vagues se brisaient à ses pieds, sans qu’elle pût voir d’où elles accouraient, de même ses pensées la faisaient tressaillir en surgissant d’un gouffre invisible, et la frappaient au cœur.

Elle était bien sûre que les soupçons qu’on avait sur son père étaient faux, bien sûre, bien sûre. Et cependant elle avait beau se le répéter à elle-même, dès que sa raison essayait de lui en fournir la preuve, ce qu’elle faisait sans cesse, elle y échouait toujours. Riderhood avait fait le crime, et surpris la bonne foi de son père. Ou bien Riderhood n’était pas l’assassin, mais avait résolu, par vengeance, de faire retomber le meurtre sur Hexam. Ces deux manières de considérer le fait se pressaient également dans son esprit, et l’amenaient à cette conclusion effrayante : que son père, malgré son innocence, pouvait être déclaré coupable. Elle avait entendu parler de gens qui avaient été mis à mort pour des crimes qu’ils n’avaient pas commis ; on l’avait reconnu plus tard ; et ces gens-là n’avaient pas les antécédents de son père. Elle ne pouvait se dissimuler que déjà on le tenait à distance. On parlait bas en le regardant, il était certain qu’on l’évitait. Cette conduite, qui révélait des soupçons, datait du jour de l’enquête. Et de même que ses yeux ne pouvaient distinguer les eaux du fleuve, disparues dans la nuit, de même, assise au bord de ses eaux noires, Lizzie ne voyait qu’obscurité dans cette misère d’un être soupçonné, repoussé de tous, bons et mauvais ; ne sachant rien de cette vie ténébreuse, excepté qu’elle est devant lui et coule inaperçue vers l’abîme. Un seul point était clair dans l’esprit de la jeune fille. Accoutumée depuis sa plus tendre enfance à faire promptement ce qui pouvait être fait, soit qu’il fallût se mettre à couvert, éviter le froid ou tromper la faim, elle s’arracha à ses pensées et courut à la maison.

Tout dans la chambre était tranquille ; la lampe y brûlait paisiblement ; et, dans le cadre, appuyé contre le mur, Charles Hexam dormait d’un profond sommeil. Elle se pencha vers lui, le baisa doucement, puis alla se mettre à côté de la table. « D’après la fermeture des Portefaix et d’après la rivière, il doit bien être une heure, pensa Lizzie ; mais mon père est à Chiswick, la marée est montante, il ne songera pas à revenir avant qu’elle redescende. Le reflux aura lieu à quatre heures et demie ; il sera temps d’éveiller Charley à six heures. » Elle prit sa chaise, la posa auprès du feu mourant, et s’assit en croisant son châle sur sa poitrine.

« À présent, dit-elle que la flamme est éteinte, le creux de Charley n’existe plus ; pauvre Charley ! »

Deux heures sonnèrent, puis trois heures, puis quatre heures. Elle était toujours là, avec sa patience féminine et sa résolution. Lorsque le matin approcha, entre quatre et cinq heures, elle ôta ses souliers pour ne pas réveiller son frère. Elle arrangea le feu de manière à économiser le charbon, mit chauffer de l’eau et prépara le déjeuner ; puis elle prit la lampe, monta l’échelle, et redescendit, glissa de côté et d’autre, et fit un petit paquet. Ensuite elle tira de sa poche, puis du manteau de la cheminée, et finalement d’un bol renversé en haut du dressoir, des demi-pence, quelques pièces de six pence et quelques shellings moins nombreux, qu’elle se mit à compter laborieusement.

Elle avait empilé un certain nombre de piécettes et continuait ses calculs, lorsque son frère, en se mettant sur son séant, poussa une exclamation qui la fit tressaillir.

« Tu m’as fait peur, dit-elle.

– Et moi, donc ! répondit Charley ; crois-tu que je n’aie pas été saisi en ouvrant les yeux de te voir là comme un spectre : l’ombre d’une sœur avare, comptant des shellings au cœur de la nuit ?

– La nuit est passée, Charley ; nous voilà au matin, il est près de six heures.

– Vraiment ! Qu’est-ce que tu faisais, Liz ?

– Je m’occupais de ta bonne aventure.

– Fameuse aventure à ce qu’il paraît, dit le frère. Mais pourquoi cet argent est-il sur la table ?

– C’est pour toi, Charley.

– Je ne comprends pas, Liz.

– Lève-toi, chéri ; fais ta toilette ; habille-toi d’abord, je te le dirai ensuite. »

Les manières calmes, la voix grave et bien timbrée de sa sœur, avaient toujours eu sur lui une grande influence. Charley eut bientôt la tête dans un baquet plein d’eau : puis l’en ayant retirée, il regarda Lizzie à travers les coups de torchon dont il se bouchonnait.

« Jamais, dit-il en se frictionnant comme s’il eût été son plus cruel ennemi, jamais je n’ai vu de fille pareille à toi. Il y a quelque chose ; voyons, Liz, dis-moi ce que c’est.

– As-tu fini ?

– Oui, tu peux servir le thé. Mais n’est-ce pas un paquet ?

– Oui, frère.

– Ce n’est pas pour moi, je suppose ?

– Si, vraiment. »

Devenu sérieux, Charles termina sa toilette avec moins de brusquerie ; il alla se mettre à table, et attacha son regard sur la figure de sa sœur.

« Vois-tu, chéri, dit cette dernière, je me suis mis dans la tête que voici le moment où tu dois nous quitter. Outre le changement de résidence, qui est toujours une bonne chose, tu seras bien plus heureux. Avant un mois d’ici tu auras fait des progrès.

– Comment le sais-tu, Liz ?

– Je ne pourrais pas le dire ; mais j’en suis sûre. »

Bien que dans sa physionomie, sa voix, son attitude rien n’annonçât l’émotion qui l’agitait, elle osait à peine regarder son frère ; elle ne détournait pas les yeux du thé qu’elle mêlait, du pain dont elle faisait des tartines, du beurre qu’elle y étendait soigneusement.

« Oui, Charley, reprit-elle, il faut partir. Je resterai avec mon père ; nous deviendrons ce que nous pourrons ; mais il faut que tu t’en ailles.

– Tu n’y mets pas de cérémonie, » grogna Charles, en repoussant sa tartine d’un air de mauvaise humeur.

Lizzie garda le silence.

« Je vas te dire ce qui en est, moi, ajouta le gamin d’une voix plaintive où perçait la colère : tu es une égoïste, une sans cœur ; tu penses qu’il n’y a pas de quoi à la maison pour trois personnes, et tu veux que je m’en aille.

– Tu crois cela, Charley ? Eh bien ! oui, je le crois moi-même ; je suis sans cœur, et veux me débarrasser de toi. »

Elle avait dit ces paroles d’une voix calme et douce ; mais quand Charley, s’étant précipité vers elle, lui jeta les bras autour du cou, sa force l’abandonna, et ses larmes éclatèrent.

« Ne pleure pas, Liz, ne pleure pas ; je suis content de partir ; oui, sœur, je suis content ; si tu me renvoies, est-ce que ce n’est pas pour mon bien ?

– Oui ! Charley, Dieu le sait !

– J’en suis sûr, Liz ; ne fais pas attention à ce que j’ai dit ; oublie-le. Embrasse-moi. »

Après un instant de silence, elle se détacha de son frère pour s’essuyer les yeux et reprendre le calme et la force dont elle avait besoin.

« Chéri, dit-elle, il faut que la chose arrive ; nous le savons tous les deux ; et il y a des raisons pour qu’elle se fasse tout de suite. Va droit à l’école ; tu leur diras que c’est convenu avec moi ; qu’il n’y a pas eu moyen de faire consentir mon père ; qu’il ne les tourmentera pas ; mais qu’il ne te reverra jamais. Tu leur fais honneur ; tu seras un meilleur élève, à présent que tu travailleras davantage, et ils t’aideront à te procurer un état. Montre-leur tes effets ; montre aussi ton argent ; tu leur diras que j’en enverrai d’autre. Si je n’en gagne pas assez, je prierai ces deux gentlemen qui sont venus un soir, de m’en prêter un peu.

– Non ! s’écria vivement Charles, ne demande rien à ce monsieur qui m’a pris par le menton ; ne reçois pas d’argent de ce Wrayburn. »

Peut-être y eut-il un peu de rougeur sur la figure de Lizzie, tandis que, faisant un signe affirmatif, elle mettait la main sur la bouche de son frère pour réclamer son attention.

« Par-dessus tout, Charley, rappelle-toi bien ce que je vais te dire : ne parle jamais mal de notre père ; n’oublie pas ce qui lui est dû. Tu peux avouer que, n’ayant reçu aucune éducation, il ne veut pas que tu t’instruises ; mais voilà tout. Dis bien que ta sœur lui est sincèrement attachée ; tu sais combien c’est vrai. Enfin, si jamais tu entends dire contre lui quelque chose que tu ne savais pas, sois bien sûr, Charley, que c’est une fausseté. »

Le gamin leva sur elle des yeux surpris ; mais elle continua sans y faire attention :

« Oui, chéri, une fausseté ; ne l’oublie pas. Je n’ai plus rien à te recommander, excepté d’être bon, et de devenir bien savant. Puis quand tu songeras à la vie d’autrefois, ne pense à certaines choses que comme à un rêve que tu aurais fait la veille. Adieu, mon bien chéri ! »

Malgré son âge, elle mit dans ces dernières paroles une tendresse qui tenait bien plus de celle d’une mère que de l’affection d’une sœur, et devant laquelle le gamin se prosterna. Après l’avoir serrée sur sa poitrine en pleurant à sanglots, il prit son petit paquet ; et, le bras droit posé devant les yeux, il s’élança dans la rue.

La face pâle et morne d’un jour d’hiver s’avançait languissamment, voilée d’un brouillard glacial. Les spectres des navires se transformaient avec lenteur en lourdes masses noires ; et le soleil, qui, d’une teinte sanglante, montait derrière les mâts et les vergues, paraissait plein des débris d’une forêt qu’il avait incendiée.

Lizzie, restée sur la porte, ayant aperçu de loin son père, dont elle guettait l’arrivée, alla se mettre au milieu de la chaussée afin qu’il pût la voir. Il ne ramenait que son bateau et revenait rapidement. Un groupe de ces créatures amphibies qui paraissent avoir la faculté mystérieuse d’extraire de la Tamise des moyens d’existence rien qu’en la regardant, lorsque la marée monte, se tenaient sur la chaussée. Dès que le bateau d’Hexam eut abordé, les causeurs baissèrent rapidement les yeux, et le groupe se dispersa. Lizzie vit alors que la réprobation commençait.

Gaffer s’aperçut également de quelque chose, car en mettant le pied sur la rive, il regarda autour de lui et parut étonné. Mais il se remit à la besogne, attira son bateau, l’amarra solidement, puis en enleva la corde, le gouvernail et les rames ; et Lizzie venant à son aide, il prit avec elle le chemin de la maison.

« Approchez-vous du feu, père ; je vais m’occuper du déjeuner. Asseyez-vous ; il est tout préparé ; je vous attendais pour le faire cuire. Vous devez être gelé, pauvre père !

– Il est certain que je n’ai pas chaud, ma Lizzie. J’avais les mains si froides qu’elles en étaient clouées aux godilles ; vois comme j’ai les doigts morts. »

Leur pâleur, peut-être celle de sa fille, lui rappela sans doute quelque pénible souvenir, car il détourna la tête en les dressant devant la flamme.

« Est-ce que par cette nuit si froide vous étiez dehors, père ?

– Non, mon enfant ; j’étais auprès d’un bon feu, à bord d’une barge ; du charbon plein la grille. Où est le garçon ?

– Voilà un peu d’eau-de-vie, père ; mettez-en dans votre thé pendant que je vais retourner la viande. Si la rivière prenait, il y aurait bien de la misère, n’est-ce pas ?

– Il n’y a pas besoin de cela, répondit Hexam en se servant de l’eau-de-vie goutte à goutte, afin d’en verser plus longtemps pour qu’il parût y en avoir davantage. La misère est toujours là, vois-tu, comme la fumée dans l’air. Est-ce que le gars n’est pas levé ?

– La viande est cuite, père ; il faut la manger pendant qu’elle est chaude, elle sera meilleure. Quand vous aurez fini, vous vous retournerez devant le feu, et nous causerons.

Mais il comprit qu’elle évitait de lui répondre. Il jeta un coup d’œil rapide vers le cadre, et la saisissant par le coin du tablier :

« Où est le gars ? demanda-t-il.

– Déjeunez, père ; je vais m’asseoir à côté de vous, et je vous répondrai. »

Il la regarda, remua son thé, avala deux ou trois gorgées, en la regardant toujours, coupa un morceau de viande fumante, et reprit, tout en mangeant :

« Eh bien ! où est le gars ?

– Père, il ne faut pas vous fâcher ; il paraît qu’il a vraiment un don pour apprendre.

– Le misérable ! s’écria Gaffer en agitant son couteau.

– Alors sachant que vous n’avez pas le moyen, et ne voulant pas vous être à charge, il s’est mis peu à peu dans la tête de devenir très-savant, et de gagner sa vie comme cela. Il est parti ce matin, père ; il pleurait bien fort en s’en allant, et il espère que vous lui pardonnerez.

– Moi ! s’écria Hexam, en brandissant son couteau. Qu’il ne vienne pas me le demander son pardon ! Fais en sorte que je ne le revoie jamais, et que jamais il ne soit à portée de mon bras. Je ne vaux pas assez pour lui, ce mendiant dénaturé ! Il renie son propre père : son père le renie à son tour. »

Hexam avait repoussé son assiette ; puis obéissant à ce besoin qu’éprouvent les natures fortes et incultes de décharger leur colère par une action violente, il serra son couteau avec énergie, et en frappa sur la table, à chaque phrase, comme il aurait frappé de son poing fermé s’il n’avait rien eu à la main.

« Il a bien fait de partir ; il a bien fait ! Mais surtout qu’il ne revienne pas, qu’il ne mette jamais la tête de ce côté-ci de la porte ! et toi, Lizzie, pas un mot en sa faveur, ou ton père te reniera comme lui, et dira de toi ce qu’il a dit de ce vaurien. Je vois maintenant pourquoi les hommes qui étaient là-bas se sont détournés quand ils m’ont vu. Ils se sont dit : en voilà un qui n’a pas même l’estime de son propre fils ! Tiens, Lizzie… »

Un cri de sa fille l’arrêta ; il la regarda avec surprise, et lui vit une expression étrange. Elle recula vers le mur, et se mettant les mains sur les yeux :

« Finissez, père, finissez, dit-elle ; je ne peux pas vous voir frapper avec cela ; posez-le, père ! »

Il regarda son couteau ; mais, dans son étonnement, il le conserva sans savoir.

– Père, c’est horrible ! Oh ! je vous en prie, lâchez-le ! »

Non moins consterné de l’aspect de sa fille que surpris de ses exclamations, il jeta son couteau et se leva en étendant les mains.

– Qu’est-ce qui te prend, Liz ? As-tu pu croire que je voulais te frapper avec ça ?

– Non, père, non ; vous ne voudriez pas me faire de mal.

– À qui voudrais-je en faire, je te le demande ?

– À personne, je le sais bien ; je le dis à genoux, du fond de mon cœur et de mon âme, père, j’en suis bien sûre. Mais c’était affreux ; on aurait dit !… Elle se couvrit de nouveau la figure de ses mains.

– Qu’aurait-on dit, enfant ? »

Le souvenir de ce geste meurtrier, joint aux émotions qu’elle avait subies depuis la veille, la fit tomber aux pieds de son père, avant d’avoir pu répondre.

Jamais il ne l’avait vue s’évanouir. Il la releva doucement avec une tendresse infinie, l’appelant la meilleure des filles, ma pauvre jolie créature ! Et lui posant la tête sur ses genoux, il essaya de la faire revenir à elle. N’y parvenant pas, il la recoucha par terre avec un soin extrême, alla chercher un oreiller, le glissa sous ses cheveux noirs, et prit la bouteille d’eau-de-vie pour lui en donner un peu ; mais il n’en restait plus. La bouteille à la main, il s’élança vers la porte, s’éloigna en courant, et revint bientôt, rapportant la bouteille vide.

Il s’agenouilla devant sa fille, lui souleva la tête, qu’il soutint du bras gauche, trempa ses doigts dans un peu d’eau, et lui en mouilla les lèvres.

Puis, fixant tantôt les yeux sur elle, tantôt les promenant autour de la chambre :

« Est-ce que nous avons la peste ? dit-il d’un air sombre ; est-ce qu’il y a du poison dans mes habits ? est-ce qu’un sort est tombé sur nous ? Mais qui donc nous l’a jeté ?

VII. Où mister Wegg cherche une partie de lui-même §

Silas Wegg se dirige vers la chute de l’empire romain, et s’y rend par Clerkenwell. Il est encore de bonne heure ; mister Wegg a tout le loisir de faire un petit détour ; car, depuis qu’il joint au commerce une autre source de bénéfices, il plie bagage un peu plus tôt. Son coin est affreux par ce temps humide et glacial ; en outre il a compris qu’il se devait à lui-même de se faire désirer au Bower. « Le brave homme n’en sera que plus empressé ; il est bon qu’il attende, se dit-il en clignant d’abord l’œil droit, puis l’œil gauche, ce qui chez lui est superflu, car la nature lui a suffisamment resserré les paupières. Si j’arrive à me mettre avec Boffin dans les termes où j’espère bien être un jour, continue Silas en poursuivant à la fois sa marche et sa méditation, il ne me conviendrait pas de laisser ça dans un pareil endroit ; ce ne serait pas respectable. »

Animé par cette réflexion, il marche plus vite et regarde au loin comme un homme qui a de hautes destinées en perspective. Sachant qu’une population bijoutière habite aux environs de l’église de Clerkenwell, Silas prend un vif intérêt à ce quartier, qu’il aime et qu’il respecte. Mais ce sentiment est d’une moralité boiteuse, comme la démarche de celui qui l’éprouve, car il se nourrit du bonheur qu’il y aurait à se rendre invisible et à s’éloigner impunément, chargé de pierreries et de boîtes de montre, sans se préoccuper des individus à qui appartiennent lesdits objets.

Ce n’est cependant pas vers l’une de ces maisons où d’habiles ouvriers, travaillant les diamants, l’or et les perles, se font des mains si précieuses que l’eau dont ils les lavent est portée à l’affineur, ce n’est pas vers l’une de ces maisons que se dirige mister Wegg, c’est du côté des bouges où l’on détaille le boire, le manger et le chauffage, entre des échoppes de barbiers, d’encadreurs italiens, de regrattiers, de marchands de chiens et d’oiseaux. Parmi les boutiques d’une rue étroite et fangeuse, consacrée à ces diverses industries, Silas avise une sombre fenêtre où brûle obscurément une chandelle au milieu d’objets qui ressemblent à des morceaux de cuir et à des bâtons secs. On n’aperçoit, dans tout cela, que le lumignon fumeux dans son chandelier de fer, et deux grenouilles empaillées, qui, l’épée à la main, se battent en duel.

Redoublant de vigueur, Silas arrive à une petite allée graisseuse et noire ; il pousse une petite porte graisseuse et récalcitrante, et suit la porte dans une boutique étroite, obscure et graisseuse. Il y fait tellement sombre qu’on ne distingue sur le petit comptoir qu’une seconde chandelle dans un second chandelier de fer, posé tout près de la figure inclinée d’un homme qui est assis sur une chaise.

« Bonsoir, » dit mister Wegg, en saluant d’un signe de tête.

La figure qui se relève est d’une pâleur maladive et présente des yeux affaiblis, surmontés d’une tignasse de cheveux roux et poudreux. Le propriétaire de cette figure est sans cravate, et a défait le bouton de sa chemise, dont il a rabattu le col pour travailler plus à l’aise. Il a ôté son habit pour le même motif, et ne porte qu’un gilet déboutonné sur du linge très-sale. Cet homme a les yeux fatigués d’un graveur, mais tel n’est pas son état ; il a la courbe et la physionomie d’un cordonnier, mais il n’est pas de cette profession.

« Bonsoir, mister Vénus ; vous ne me reconnaissez pas ? »

Un vague souvenir commençant à poindre chez lui, mister Vénus prend la chandelle, l’abaisse vers les jambes de Silas, et dit alors :

« Parfaitement ! comment vous portez-vous ?

– Silas Wegg, vous vous rappelez bien ? explique la jambe de bois.

– Oui, répond l’autre ; amputation d’hôpital.

– Précisément, dit Silas.

– Oui, reprend Vénus, Comment va la santé ? Asseyez-vous près du feu ; chauffez-vous l’autre jambe. »

Le comptoir est si petit qu’il permet l’accès du foyer, dont on n’approcherait pas s’il était un peu plus grand. Mister Wegg se place sur une caisse posée devant le feu, et respire une odeur réconfortante qui n’est pas celle de la boutique. Quant à cette dernière, après deux reniflements attentifs, mister Wegg décide en lui-même qu’elle sent le cuir, la plume, la colle, la gomme, la graisse, le moisi d’une cave, et de la force de deux soufflets, ajoute-t-il après un nouveau reniflement.

« L’eau est dans la théière et le pain mollet près de la grille. Voulez-vous prendre le thé avec moi ? » dit Vénus.

Ayant pour principe immuable de ne jamais rien refuser, mister Wegg répond affirmativement.

La boutique est tellement sombre, tellement encombrée de tasseaux, de paquets et de tablettes ; elle fourmille de tant de coins et de recoins, que si mister Wegg aperçoit la tasse et la soucoupe de Vénus, c’est parce qu’elles sont à côté de la chandelle ; mais il ne voit pas de quel endroit mystérieux le maître du logis a tiré une seconde tasse, et n’a connaissance de cet objet que lorsque son hôte le lui met littéralement sous le nez. Il découvre en même temps le corps d’un joli petit oiseau, dont la tête penchée retombe dans la soucoupe de Vénus, et dont la poitrine est percée d’un fil de fer. On le prendrait pour Cock-Robin, le héros de la ballade, Vénus pour le moineau armé d’un arc et mister Wegg pour la mouche aux petits yeux.

Vénus se baisse et produit un second petit pain ; celui-là n’est pas grillé. Mais, retirant la flèche du corps de l’oiseau, Vénus embroche le petit pain, et le fait rôtir à la pointe de cet instrument. Quand la rôtie est suffisamment dorée, Vénus plonge de nouveau, reparaît avec un morceau de beurre, et complète son ouvrage.

Silas Wegg, en homme habile qui sait qu’un bon souper l’attend, insiste pour que son hôte absorbe cette seconde rôtie. Il a besoin d’assouplir Vénus, de se le rendre favorable ; et par ce sacrifice, il espère graisser les rouages qu’il va faire manœuvrer. Tandis que les petits pains disparaissent, les tasseaux et les planchettes, les coins et les recoins surgissent peu à peu des ténèbres, et mister Wegg finit par soupçonner qu’il y a près de lui un bocal renfermant un bébé hindou, replié sur lui-même et la tête en bas, comme s’il voulait faire la culbute. Quand il suppose que son hôte est suffisamment lubrifié, Silas aborde l’objet de sa visite en disant avec indifférence, et en frappant les mains l’une contre l’autre :

« À propos ! que suis-je devenu depuis cette époque, mister Vénus ?

– Rien du tout, répond l’autre.

– Comment ! toujours ici ? demande Wegg avec surprise.

– Toujours. »

Notre homme en est enchanté ; mais il veille sur lui-même, et dit négligemment :

« C’est étrange ! D’où cela vient-il ?

– Je ne sais pas, répond Vénus, dont la figure décharnée est mélancolique, et la voix faible et dolente. J’ignore à quoi cela tient ; mais de quelque façon que je m’y prenne, vous ne pouvez entrer dans aucun assortiment ; impossible de vous appareiller. Quiconque possède quelque savoir vous aperçoit du premier coup d’œil et s’écrie : Cela ne va pas ; mais cela ne va pas du tout !

– Que diable ! mister Vénus, reprend Wegg, avec une certaine irritation, ce n’est pas une chose qui me soit particulière ; cela doit arriver souvent !

– Pour les côtes, je l’avoue, cela arrive toujours ; mais pas pour le reste. Quand je monte un squelette formé de pièces réunies çà et là, je sais d’avance que je ne serai pas exact à l’égard des côtes ; chaque individu a les siennes, que l’on ne retrouve chez personne. Mais pour les membres, c’est autre chose. Tenez, je viens précisément d’envoyer un chef-d’œuvre à une école de dessin, une femme admirable. Une jambe était anglaise, l’autre belge ; le reste de huit peuples différents ; et il n’y a pas à dire qu’on le qualifiera de mélange. Tandis qu’où vous êtes, mister Wegg, cette qualification est de droit. »

Silas regarde la jambe qui lui reste, il l’examine aussi attentivement que le permet la clarté douteuse, puis il exprime cette opinion d’un air maussade.

« Ce doit être la faute de l’autre. Sans cela comment expliquer le fait ?

– Je ne prétends pas l’expliquer, répond Vénus. Mais levez-vous un instant, et veuillez tenir la chandelle. »

Le maître du logis retire du coin situé auprès de sa chaise, le squelette d’une jambe et d’un pied d’une pureté de lignes admirables, et monté avec un soin parfait. Il pose cette jambe à côté de celle de Wegg, qui le regarde, et auquel il paraît prendre mesure de bottes à l’écuyère.

« Non, dit-il, je ne sais pas d’où cela vient. Tout ce que je puis croire, c’est que vous vous serez tordu le tibia. Dans tous les cas, je n’ai jamais vu le pareil. »

Silas ayant contemplé sa jambe une seconde fois et jeté un regard soupçonneux sur le modèle qui lui est offert, aperçoit la différence.

« Je parie, dit-il, que ce n’est point une jambe anglaise.

– Pas difficile à voir : il y a si loin de l’une à l’autre ! C’est, en effet, la jambe de ce gentleman français. »

Comme le signe de tête qui accompagne ces mots indique un point des ténèbres situé derrière lui, mister Wegg se retourne et finit par découvrir le gentleman en question, qui figure simplement par sa cage pectorale, posée sur une tablette, comme une cuirasse ou un corset.

« Oh ! s’écrie mister Wegg, qui a la conscience d’être présenté, je reconnais que vous étiez fort bien dans votre pays ; mais on me permettra de dire que le Français auquel je voudrais ressembler n’a pas encore vu le jour. »

En ce moment, la porte crasseuse est violemment poussée par un petit garçon qu’elle entraîne à sa suite, et qui la laisse retomber en disant :

« Est-il prêt, le serin ? je viens le chercher.

– C’est trois shellings neuf pence, répond l’artiste. »

L’enfant présente quatre shellings. Mister Vénus, toujours très-abattu et proférant des sons plaintifs, regarde où peut être le serin demandé. En prenant la chandelle pour l’aider dans ses recherches, mister Wegg s’aperçoit qu’il a près des genoux une tablette exclusivement consacrée à des squelettes de mains qui semblent éprouver le besoin de le saisir. Du milieu de ces os, mister Vénus retire un petit globe de verre où le serin est enfermé, et le présente au petit garçon.

– Voilà, dit-il ; ne croirait-on pas qu’il est vivant ? Je l’ai posé sur une branche d’où il songe à partir. Ayez-en bien soin, c’est un charmant spécimen ; – et trois pence font quatre. »

L’enfant a empoché sa monnaie, et vient de tirer la porte par une lanière de cuir qu’on y a clouée à cette intention, lorsque Vénus s’écrie : « Arrêtez ce jeune coquin ! arrêtez-le ! il m’a pris une dent avec ses demi-pence.

– Comment l’aurais-je prise votre dent ? puisque c’est vous qui m’avez remis la monnaie. J’en ai assez des miennes, d’ailleurs ; je n’ai que faire des vôtres, piaille le gamin, en cherchant l’objet réclamé qu’il jette sur le comptoir.

– Ne m’insultez pas dans le vicieux orgueil de votre jeunesse, répond Vénus d’un ton pathétique. N’accablez pas un homme abattu ; je suis assez éprouvé sans cela. Cette dent aura glissé dans le tiroir ; il en tombe partout ; j’en ai trouvé deux ce matin dans la boîte au café : deux molaires.

– Eh bien ! alors, riposte te gamin, pourquoi que vous dites des sottises aux gens ? »

À quoi Vénus répond en secouant sa tignasse poudreuse et en clignant ses yeux rouges :

« Ne m’insultez pas dans le vicieux orgueil de votre jeunesse ; ne me frappez pas parce que je suis abattu. Vous n’avez nulle idée du petit volume auquel vous seriez réduit si j’avais préparé votre squelette ? »

Cette dernière considération paraît produire son effet, car le gamin s’esquive précipitamment.

« Hélas ! hélas ! soupire Vénus en mouchant la chandelle, le monde, qui semblait jonché de fleurs, a cessé d’en avoir ! Vous regardez la boutique, mister Wegg ; permettez que je vous l’éclaire. Voici mon établi, celui de mon jeune homme, un étau, les outils, des os de différentes sortes, des crânes variés, un bébé hindou, conservé dans l’alcool ; id., africain ; des bocaux renfermant diverses préparations. Tout ce qui est à portée de la main est parfaitement conservé. Les objets attaqués sont au-dessus ; je ne me rappelle pas exactement ce qu’il y a dans les mannequins placés tout en haut ; mais ce sont différentes pièces du corps de l’homme. Voici des chats, un squelette de bébé anglais, des canards, des chiens, un assortiment d’yeux d’émail ; un oiseau momifié, des épidermes desséchés de différentes sortes. Hélas ! hélas ! Vous n’avez qu’un aperçu des objets qui se trouvent ici, un coup d’œil général. »

Après avoir promené sa chandelle fumeuse devant ces objets hétérogènes, qui, tour à tour, avaient semblé répondre à son appel et s’étaient replongés dans les ténèbres, mister Vénus soupire de nouveaux hélas ! retourne à sa place, et gémissant sous le poids qui l’accable, se verse une nouvelle tasse de thé.

« Et moi, dit Wegg, où suis-je donc ?

– Dans l’arrière boutique, au fond de la cour. Mais, pour être franc, je regrette de vous avoir acheté ; j’aurais mieux fait de vous laisser à l’hôpital.

– Voyons, soyez franc jusqu’au bout : je ne vous ai pas coûté cher.

– Dam ! répond l’autre qui, tout en parlant, souffle son thé, et dont la figure, émergeant des ténèbres, apparaît au-dessus de la tasse fumante comme autrefois son homonyme au-dessus des vagues, cela faisait partie d’un lot d’articles divers ; et je ne sais pas au juste. »

Silas arrive enfin à la question qui l’occupe, et la pose en ces termes :

« Combien en voulez-vous ?

– Dam ! répond Vénus, en soufflant toujours son thé, je n’y ai jamais réfléchi ; et tout de suite, comme cela, je ne saurais trop…

– D’après ce que vous m’avez dit vous-même, reprend Silas d’un ton persuasif, je n’ai pas une grande valeur.

– Au point de vue de l’assortiment, je le reconnais, mister Wegg ; mais vous pourriez acquérir du prix comme… »

Ici Vénus s’administre une gorgée tellement chaude, qu’il en avale de travers et que ses yeux s’emplissent de larmes.

Enfin il ajoute : « Comme monstruosité ; excusez l’expression. »

Mister Wegg dont la figure n’indique pas qu’il soit disposé à l’excuser, réprime un regard indigné, et revient à son affaire.

« Vous me connaissez, dit-il, vous savez, mister Vénus, que je ne marchande jamais. »

Vénus avale toujours son thé brûlant ; il ferme les yeux à chaque gorgée, et les rouvre d’une manière spasmodique, mais il n’affirme rien.

« J’ai la perspective de m’élever, par mon travail, à une assez belle position, continue Wegg. Or, en pareille circonstance, je l’avoue franchement, je n’aimerais pas à être… dispersé : une partie de moi-même ici, une autre en tel endroit ; je voudrais me réunir, comme il convient à un gentleman.

– Si j’ai bien compris, mister Wegg, ça n’est qu’une perspective ; vous n’auriez pas encore beaucoup d’argent à y mettre ? Je vous dirai donc tout ce que je peux faire pour vous : je garderai votre jambe et la tiendrai à vos ordres. Ne craignez pas que j’en dispose ; je suis homme de parole. Comptez-y, mister Wegg ; c’est une promesse sacrée. Hélas ! hélas ! »

Enchanté de la promesse, et voulant flatter son homme, le littérateur regarde soupirer Vénus. Il remplit de nouveau sa tasse, et d’une voix qu’il s’efforce de rendre sympathique :

« Vous paraissez bien triste, dit-il ; est-ce que les affaires ne vont pas ?

– Mieux que jamais, répond Vénus.

– Auriez-vous perdu la main ?

– Jamais elle n’a été plus habile, mister Wegg. Je ne suis pas seulement le premier de ma profession, je suis la profession même. Achetez un squelette où vous voudrez, allez dans le West-End, vous payerez le prix du quartier ; mais ce sera une de mes œuvres. J’ai autant d’ouvrage que j’en peux faire, avec l’aide de mon jeune homme ; et c’est ma joie et mon orgueil. »

Ainsi parle Vénus, la main droite étendue, la soucoupe fumante à la main gauche, et sur le point de fondre en larmes, en dépit de la joie qu’il annonce.

« Rien de tout cela n’est désolant, mister Vénus.

– Je le reconnais, Silas Wegg. Sans parler de mon adresse manuelle, qui est sans égale, j’ai poussé mes connaissances anatomiques jusqu’à pouvoir, à première vue, désigner les moindres pièces. On vous apporterait tout désarticulé, au fond d’un sac, mister Wegg, je nommerais tous vos os, les plus petits comme les plus grands, sans les voir, rien qu’au toucher, aussi vite que je pourrais les sentir ; je les assortirais sans aucune hésitation, et j’établirais vos vertèbres de manière à vous surprendre autant qu’à vous charmer.

– Eh bien ! reprend Silas, d’une voix un peu plus lente, il n’y a dans tout cela rien qui puisse vous attrister.

– Je le reconnais, mister Wegg, je le reconnais ; mais c’est le cœur qui m’abat, mister Wegg, c’est le cœur. Ayez la bonté de prendre cette carte et de vouloir bien en faire la lecture. »

Silas reçoit l’objet que Vénus a trouvé dans le fouillis d’un tiroir ; il met ses lunettes et lit à haute voix :

« Mister Vénus.

– Continuez.

– Empailleur de quadrupèdes et d’oiseaux.

– Oui ; allez toujours.

– Articulateur d’os humains.

– Tout cela est vrai, mister Wegg (profond gémissement) ; tout cela est vrai ! Mais j’ai trente-deux ans, mister Wegg, et je suis célibataire ! Et je l’aime, mister Wegg ! et elle est digne de l’amour d’un monarque. »

Silas est un peu alarmé en voyant Vénus se dresser tout à coup, et dans l’élan de sa flamme, lui mettre la main au collet et le contempler avec des yeux hagards. Toutefois Vénus lui fait promptement ses excuses, et s’asseyant, dit avec le calme du désespoir :

« Ma profession lui déplaît.

– En connaît-elle les profits ?

– Oui, elle en connaît les bénéfices, mais n’apprécie pas l’art, et n’en veut pas. Je ne désire nullement, a-t-elle écrit de sa main, être confondue avec les squelettes, ni envisagée au point de vue de mes os. »

Vénus, dont le regard et l’attitude expriment le plus profond désespoir, se verse une nouvelle tasse de thé.

« Et c’est ainsi qu’un homme arrive au faîte de l’arbre, mister Wegg, pour ne découvrir qu’un désert sans issue. Me voilà ce soir au milieu des charmants trophées de mon art ; à quoi m’ont-ils servi ? à causer ma ruine, à me faire écrire qu’elle ne veut pas être confondue avec des squelettes, ni envisagée au point de vue de ses os. »

L’artiste, après avoir répété ces mots funestes, avale une nouvelle tasse de thé, ce qu’il explique de la manière suivante :

« Cette pensée m’accable. Une fois l’abattement complet, il devient léthargique. En prenant du thé jusqu’à deux heures du matin, je finis par oublier. Je ne vous retiens pas, mister Wegg ; ma compagnie n’a rien d’agréable.

– Ce n’est pas pour cela, dit le littérateur en se levant, mais j’ai un rendez-vous. Je devrais même, à l’heure qu’il est, être à la Prison-d’Harmonie.

– Comment ! en haut du chemin de Battle-Bridge ? »

L’autre avoue qu’il a mis le cap sur ce port.

« Si vous êtes ancré dans la maison, vous vous trouvez dans une belle passe. On y remue l’or à la pelle.

– Et dire que vous avez compris à demi-mot, et que vous savez ce qui en est ! C’est merveilleux.

– Rien de plus simple, au contraire : le vieux gentleman aimait à savoir le prix de tout ce qu’il trouvait, et continuellement il m’apportait des os, des plumes, une foule de choses.

– Ah bah !

– Comme je vous le dis. Hélas ! hélas ! il est enterré dans le voisinage, ici près, vous savez ? »

Le littérateur ne sait pas du tout ; mais il a l’air d’être au courant, et fait un signe affirmatif en suivant des yeux le mouvement de tête de Vénus, afin de se renseigner à l’égard de l’ici près.

« La découverte du corps de son fils m’a beaucoup intéressé, dit Vénus. Elle ne m’avait pas encore adressé le refus blessant que je vous ai dit. J’ai là… mais peu importe. »

Vénus a pris la chandelle et en projette la lumière vers l’une des planches qui couvrent la muraille. Au moment où Wegg se retourne pour voir ce qu’il fait, il remet le chandelier sur le comptoir.

« Le vieux gentleman était bien connu dans le quartier, poursuit l’artiste. On disait qu’il avait des trésors et qu’il en cachait dans ses tas d’ordures. Il y a là-dessus une foule d’histoires. Je suppose que ce sont des contes ; mais vous savez ce qui en est, mister Wegg.

– Je puis vous dire que c’est faux, répond Silas, qui n’en sait rien du tout.

– Je ne vous retiens pas, mister Wegg ; bonsoir. »

L’infortuné Vénus lui tend la main en secouant la tête, retombe sur sa chaise, et se verse une nouvelle tasse de thé. Silas Wegg, en tirant la porte, regarde par-dessus son épaule, et remarque avec surprise que la commotion a tellement ébranlé la boutique, et fait jeter à la chandelle un tel éclat provisoire, que les bébés hindou, africain et breton, les os variés, le gentilhomme français, les chats, les canards, les chiens et le reste, ont l’air d’être galvanisés. Il n’est pas jusqu’au petit rouge-gorge, placé près du coude de Vénus, qui ne s’agite sur son flanc innocent.

L’instant d’après, la jambe de bois de mister Wegg, plongeant dans la boue à la clarté du gaz, arpentait le chemin qui conduit au Bower.

VIII. Mister Boffin en consultation §

Quiconque, à l’époque de notre histoire, était sorti de Fleetstreet pour entrer dans le Temple, et avait tristement erré dans ces lieux jusqu’à la rencontre d’un lugubre cimetière ; quiconque, de cet endroit, avait regardé les fenêtres sinistres qui donnent sur ce champ funèbre, et fini par découvrir, à la plus sinistre de toutes, un sinistre adolescent, avait contemplé dans le lointain le clerc principal, senior et junior, clerc du droit coutumier, clerc des transactions, clerc de chancellerie, clerc de tous les départements et raffinements de la cléricature, en un mot le clerc de mister Lightwood, l’éminent solicitor, ainsi que les journaux le qualifiaient depuis quelque temps.

Mister Boffin ayant vu plusieurs fois ce clerc multiple soit au cabinet du solicitor, soit au Bower, le reconnut sans difficulté dès qu’il l’aperçut dans son aire poudreuse. Très-préoccupé de la situation de l’empire, regrettant beaucoup l’aimable Pertinax, qui, la veille au soir, était mort victime de la fureur des prétoriens, et laissait les affaires impériales dans un affreux désordre, mister Boffin arriva au second étage, auquel appartenait ladite fenêtre.

« B’jour, b’jour, b’jour, dit-il lorsque la porte lui fut ouverte par le sinistre adolescent, qui répondait au nom fort juste de Blight6 ; le gouverneur y est-il ?

– Mister Lightwood, je crois, vous a donné rendez-vous, monsieur ?

– Je n’ai pas besoin qu’il me le donne ; je payerai, mon garçon, je payerai.

– Je n’en doute pas, monsieur. Donnez-vous la peine d’entrer. Mister Lightwood est sorti pour affaires, il sera de retour dans une minute. Veuillez vous asseoir pendant que je vais consulter le registre où sont inscrits nos rendez-vous. »

Le jeune homme ouvrit son pupitre ; il en retira pompeusement un livre étroit et long, couvert de papier brun, et détailla la liste des rendez-vous du jour, qu’il suivit avec le doigt : MM. Aggs, Baggs, Caggs, Daggs, Faggs, Gaggs, M. Boffin. Oui, monsieur ; vous êtes seulement un peu en avance ; mais mister Lightwood sera ici dans un instant.

– Je ne suis pas pressé, dit Boffin.

– Je vous en rends grâce, monsieur. J’en profiterai, si vous voulez bien le permettre, pour inscrire votre nom sur le répertoire des clients du jour. »

Le jeune Blight changea de livre avec une importance croissante ; il prit une plume neuve, la suça à plusieurs reprises avant de la tremper dans l’encrier ; et, parcourant la liste qu’il avait sous les yeux, nomma précipitamment MM. Alley, Balley, Calley, Dalley, Falley, Galley, Halley, Lalley, Malley ; puis, ajouta M. Boffin.

– À cheval sur la règle, ici ! n’est-ce pas, mon garçon ? dit Boffin au moment où on l’enregistrait.

– Oui, monsieur, répondit Blight, sans cela je n’y tiendrais pas. »

Ce qui signifiait probablement que son esprit se dérangerait s’il ne se créait pas cette occupation fictive. N’ayant, dans sa réclusion, ni gobelet à sculpter, ni chaîne à limer ou à polir, il s’était ingéré d’inscrire des noms par ordre alphabétique sur les deux répertoires en question, ou d’en choisir dans le manuel, comme ayant affaire à mister Lightwood. Cette ressource lui était d’autant plus précieuse, que, susceptible par tempérament, il considérait le peu de clientèle de son patron comme une atteinte à sa propre dignité.

« Combien y a-t-il que vous êtes dans la procédure ? lui demanda Boffin, à brûle-pourpoint, avec sa curiosité ordinaire.

– Bientôt trois ans, monsieur.

– Autant dire que vous y êtes né ! répondit le bonhomme avec admiration. Aimez-vous ce métier-là ?

– Il m’est égal, répondit le jeune Blight en soupirant, comme si la chose avait perdu son amertume.

– Qu’est-ce que vous gagnez ici ?

– La moitié de ce que je voudrais avoir.

– Et quel est le chiffre de ce que vous désirez ?

– Quinze shellings par semaine, répondit le jeune clerc.

– Combien de temps à peu près faudra-t-il pour que vous fassiez un juge ? demanda Boffin après avoir mesuré du regard la taille du petit bonhomme.

– Je n’ai pas encore fait ce calcul, répondit Blight.

– Rien, je suppose, ne vous empêche de le devenir ? » reprit Boffin.

Le jeune clerc répondit qu’ayant l’honneur d’être un Breton, à qui le mot jamais est inconnu, rien ne l’empêchait d’arriver un jour à la magistrature. Néanmoins, il parut sous-entendre que certaine chose pourrait y mettre obstacle.

« Une couple de livres, dit Boffin, vous y aiderait-elle un peu ? »

Le jeune Blight n’ayant pas le moindre doute à cet égard, mister Boffin lui remit ce petit présent, et le remercia des soins qu’il donnait à ses affaires (à lui, Boffin), lesquelles, ajouta le brave homme, devaient enfin être arrangées. Puis, la canne à l’oreille, comme si elle avait été un démon familier auquel il eût demandé l’explication de ce qui frappait ses regards, Boffin promena ses gros yeux autour du cabinet. Il vit une petite bibliothèque renfermant quelques livres de droit ; puis une fenêtre, un sac vide, une boîte de pains à cacheter, un bâton de cire rouge, une plume, une pomme, un sous-trait, une masse de taches d’encre, un fourreau de fusil ayant la prétention d’être un instrument judiciaire, mais imparfaitement déguisé ; tout cela revêtu d’une poussière épaisse ; et finalement, une boîte de fer portant cette étiquette : DOMAINE HARMON. Les yeux du bonhomme en étaient à cette boîte, lorsque apparut mister Lightwood. Il arrivait, disait-il, de chez le proctor7 où il était allé précisément pour les affaires de mister Boffin.

« Et vous en êtes tout fatigué ! » dit celui-ci avec commisération.

Sans répondre que sa lassitude était chronique, mister Lightwood exposa que, toutes les formalités ayant été remplies, le testament approuvé, la mort de l’héritier direct bien et dûment reconnue, etc., etc., la cour de Chancellerie ayant statué, etc., etc., ledit Lightwood avait enfin la satisfaction, l’honneur, le bonheur, etc., de féliciter mister Boffin de son entrée en jouissance, comme légataire universel, etc., d’un capital de plus de cent mille livres déposé à la Banque d’Angleterre.

« Ce qu’il y a surtout d’agréable dans cette fortune, mister Boffin, c’est qu’elle ne donne aucun embarras, continua le solicitor. Pas de domaine à gérer, de capitaux à recouvrer dans les moments difficiles, et à raison de tant pour cent, ce qui est un moyen excessivement coûteux de faire mettre son nom dans les journaux. Pas d’élections qui vous échaudent ; pas de régisseurs qui écrèment le lait avant qu’il arrive sur votre table. Vous pouvez mettre le tout dans une cassette, et l’emporter avec vous demain matin… je dirai aux Montagnes Rocheuses : Puisque, ajoute Lightwood avec un indolent sourire, il n’est pas un homme que la fatalité ne contraigne un jour ou l’autre à parler familièrement de ces montagnes à l’un de ses semblables, j’espère que vous voudrez bien m’excuser si je vous envoie d’urgence à cette chaîne assommante, véritable scie géographique. »

Mister Boffin, qui n’avait pas suivi cette dernière phrase très-attentivement, jeta un regard perplexe tantôt au plafond, puis sur le tapis, où il l’arrêta.

« Je ne sais que répondre à tout cela, dit-il ; mais, voilà qui est sûr, je me trouvais aussi bien comme j’étais. C’est une affaire que de s’occuper d’une si grosse somme !

– Alors, cher monsieur, ne vous en occupez pas.

– Hein ? fit l’ancien boueur.

– Maintenant, reprit Lightwood, à vous parler avec la sottise irresponsable d’un homme privé, non avec la profonde sagesse d’un conseil judiciaire, je vous dirai que si le poids de cette fortune accable votre esprit, une consolation vous est offerte, car il est facile de l’amoindrir. Si vous redoutez l’embarras que peut vous causer cette dernière tâche, vous avez encore cette pensée consolante qu’une foule de gens seront trop heureux de vous l’épargner.

– Je ne vois pas la chose tout à fait comme vous, répondit Boffin avec une inquiétude croissante ; ce que vous dites là n’a rien de satisfaisant.

– Qu’y a-t-il de satisfaisant sur la terre ? demanda Lightwood en relevant les sourcils.

– Jusqu’alors tout l’avait été pour moi, répliqua Boffin d’un air pensif. Quand j’étais premier garçon là-bas, avant que ce fût le Bower, je regardais le métier comme très-satisfaisant. Le patron, sauf le respect que je dois à sa mémoire, était diablement rude ; mais c’était un plaisir de faire marcher la besogne depuis le matin avant le jour jusqu’après la nuit close. C’est presque dommage, poursuivit Boffin en se grattant l’oreille, qu’il ait gagné tant d’argent. Il aurait mieux valu pour lui qu’il n’eût pas été si riche. Vous pouvez en être sûr, ajouta le bonhomme frappé de cette découverte : lui aussi trouvait que c’était lourd d’avoir une si grosse fortune. »

Mister Lightwood, peu convaincu, toussa une ou deux fois.

« Prenons l’affaire en détail, continua mister Boffin. Que le Seigneur nous protège ! Où est la satisfaction qu’a donnée cet argent ? Voilà le bonhomme qui fait droit à son fils, et lui laisse tout ce qu’il a ; le pauvre garçon en est-il plus avancé ? Il a quitté ce monde au moment où il portait, comme on dit, la soucoupe à ses lèvres. Vous pouvez le croire, mister Lightwood, moi et ma vieille lady nous avons soutenu le cher enfant nombre de fois contre son père. Si bien que le bonhomme nous a jeté toutes les sottises qu’il a pu mettre au bout de sa langue. Je l’ai vu un jour où missis Boffin lui avait dit franc et net sa façon de penser, à propos de ce qu’un père est tenu envers son fils, je lui ai vu prendre le chapeau de missis Boffin et le lancer à l’autre bout de la cour ; un chapeau de paille noir qu’elle portait constamment, et qui était perché sur le haut de sa tête par manière de convenance. Je l’ai vu comme je vous le dis ; il allait avoir de moi une fameuse raclée, lorsque missis Boffin se plaça entre nous deux, et reçut le premier coup de poing qui la renversa net, mister Lightwood, mais net.

– Honore également la tête et le cœur de missis Boffin, murmura le gentleman.

– Vous comprenez, poursuivit le bonhomme ; je vous dis cela, maintenant que les affaires sont finies, pour vous montrer que nous avons toujours soutenu les enfants, comme c’était notre devoir. Nous avons été les amis de la fille, les amis du garçon ; les défendant contre le père, moi et ma femme, bien qu’à chaque instant nous nous disions : ça nous fera jeter à la porte. Quant à missis Boffin, ajouta le brave homme en baissant la voix, à présent qu’elle est fashionable, il se pourrait bien qu’elle n’aimât pas que la chose fût connue, mais elle a été jusqu’à lui dire en ma présence qu’il n’était qu’un scélérat, un vieux sans cœur.

– Noble esprit saxon, ancêtres de missis Boffin, – archers, – Azincourt et Crécy, – murmura Lightwood.

– La dernière fois que nous l’avons vu, reprit Boffin avec émotion, le pauvre petit avait sept ans ; car à l’époque où il est revenu au sujet de sa sœur, nous étions à la campagne, ma femme et moi, à surveiller une entreprise dont il fallait passer les cendres à la claie, avant d’en charger les tombereaux ; et, à notre retour, le pauvre gamin, qui n’avait fait qu’entrer et sortir, était déjà reparti. Je disais donc qu’il avait sept ans ; on l’envoyait tout seul à cette école d’un pays étranger. Comme il s’en allait (nous demeurions alors au bout de la cour du présent Bower), il entra chez nous pour se chauffer un peu. Il avait ses habits de voyage, qui n’étaient pas lourds ; et dehors, par un vent à tout briser, était sa petite caisse que je devais lui porter au paquebot, car le patron ne voulait pas entendre parler d’une voiture de six pence. Missis Boffin, qui alors était toute jeune, et ressemblait à une rose épanouie, le fit approcher du feu ; elle se mit à genoux à côté de l’enfant, se chauffa les deux mains, lui en frotta les joues ; puis, voyant que le pauvre petit pleurait, les larmes lui coulèrent des yeux. Elle l’entoura d’un de ses bras comme pour le protéger, et me dit en sanglotant : « Je donnerais tout au monde, oui, tout au monde pour m’en aller avec lui. » Je ne vous dirai pas tout le mal que me firent ces paroles, en même temps qu’elles augmentaient mon admiration pour missis Boffin. Le pauvre petit s’était suspendu à son cou ; et tandis qu’elle le pressait dans ses bras, comme le patron m’appelait. – « Il faut que je m’en aille, qu’il nous dit ; que le bon Dieu vous bénisse. » Il resta encore quelque temps dans les bras de missis Boffin, et il nous regarda tous les deux avec un chagrin ! une vraie agonie. Oh ! quel regard !

Je montai avec lui dans le bateau. En chemin d’abord, je l’avais régalé des quelques petites choses que je pensais qu’il aimait, et je ne le quittai pas avant qu’il fût endormi ; puis je revins à la maison. Mais j’eus beau dire à missis Boffin que je l’avais laissé bien tranquille, rien n’y faisait. Dans sa pensée, il y avait toujours ce regard qu’il nous avait jeté au moment de partir. Et tout de même, ce fut bon à quelque chose : missis Boffin et moi nous n’avions pas d’enfants, et nous l’avions toujours regretté ; mais actuellement, nous n’en désirions plus. « Que nous venions à mourir tous les deux, me disait missis Boffin, et les autres pourraient voir ce même regard dans les yeux de notre enfant. » Aussi la nuit, quand il faisait bien froid, qu’on entendait le vent gronder, ou qu’il pleuvait bien fort, elle se réveillait en sanglotant, et me disait tout éperdue : « Est-ce que tu ne vois pas sa pauvre figure ? Oh ! mon Dieu ! abritez le pauvre petit ! » Puis avec le temps cela a fini par s’user.

– Tout s’use et tombe en guenilles, mon cher monsieur, reprit Lightwood en riant.

– Tout, c’est beaucoup dire, reprit l’excellent homme que les manières du gentleman agaçaient. Il y a de ces choses que je n’ai jamais trouvées dans les balayures ; non, monsieur. Enfin, nous avons vieilli au service du bonhomme, vivant serré, et travaillant dur jusqu’au moment où on l’a trouvé mort dans son lit. Missis Boffin et moi, nous avons cacheté la boîte qu’il avait toujours sur sa table. Puis connaissant le Temple comme un lieu qui fournissait à l’entreprise les ordures des gens de loi, je m’y rendis pour chercher un homme du métier, afin de le consulter sur ce qu’il y avait à faire. C’est alors que j’ai aperçu votre jeune homme qui était à la fenêtre d’ici, où il tuait les mouches à coups de canif. « Ho ! hé ! » que je lui criai. À cette époque je n’avais pas le plaisir de vous connaître, et c’est comme cela que j’ai eu cet honneur. Alors, avec ce gentleman qui avait une cravate si peu confortable, et qui demeure sous la petite arcade du cimetière de Saint-Paul.

– Doctor’s Commons, dit Lightwood.

– Je croyais avoir entendu un autre nom ; mais vous le savez mieux que moi. Eh bien ! donc, vous vous êtes mis à l’ouvrage avec le docteur Scommons, et vous avez pris les mesures nécessaires, fait les pas et les démarches, enfin tout ce qu’il fallait pour découvrir ce pauvre garçon, que vous avez fini par trouver. – « Nous allons donc le revoir, me disait souvent missis Boffin ; et cette fois dans une bonne position. » Mais cela ne devait pas être. Le fâcheux, c’est qu’après tout, l’argent ne soit pas pour lui.

– Cet argent, remarqua Lightwood en inclinant la tête avec langueur, est tombé en d’excellentes mains.

– Le voilà seulement d’aujourd’hui entre les miennes et celles de missis Boffin ; et c’est pour cela que je suis venu, car j’attendais ce jour et cette heure pour m’occuper de ce que j’ai à vous dire. Voilà ce que c’est : un crime affreux a été commis ; la vieille lady et moi, ayant profité de ce crime abominable, qui est toujours un mystère, nous offrons, pour la recherche et la découverte de l’assassin, la dîme de la richesse qui nous arrive, ce qui fait une récompense d’un peu plus de dix mille livres.

– C’est beaucoup trop, mon cher monsieur.

– Non, mister Lightwood ; nous avons arrêté ce chiffre-là ensemble, missis Boffin et moi, et nous n’en démordrons pas.

– Laissez-moi vous dire, reprit le solicitor, et je parle maintenant, avec toute la profondeur du praticien, non avec l’imbécillité de l’homme du monde, laissez-moi vous dire que l’offre d’une telle récompense est une incitation aux faux témoignages, aux délations calomnieuses, aux révélations forgées ; en un mot, tout un arsenal de lames à deux tranchants.

– C’est pourtant la somme que nous voulons y mettre, dit Boffin, légèrement ébranlé. Reste à voir si dans les affiches que vous ferez faire en notre nom…

– En votre nom, mister Boffin, en votre nom.

– Oui, en mon nom, qui est celui de missis Boffin, et qui nous comprend tous les deux, reste à voir s’il faudra y mentionner la somme. On verra cela quand on fera les affiches. Mais ceci n’est que la première des instructions que je viens donner à mon homme de loi, comme possesseur de la fortune qui m’a été remise.

– Votre homme de loi, répondit Lightwood en écrivant avec une plume très-rouillée, prend note avec plaisir de l’instruction précédente. En ai-je d’autres à recevoir ?

– Encore une, pas davantage. Faites-moi un petit bout de testament, aussi serré que possible, par lequel je laisse toute la fortune à mon épouse bien-aimée, Henerietty Boffin. Qu’il soit très-court, dans les termes que je vous ai dits ; mais surtout bien serré. »

Ne sachant pas trop ce qu’entendait mister Boffin, par cette dernière expression, Lightwood sonda le terrain.

« Excusez-moi, dit-il, mais la profondeur judiciaire a besoin d’exactitude. Quand vous employez le mot serré…

– Je veux dire serré, expliqua Boffin.

– Parfaitement et rien n’est plus honorable. Mais par là entendez-vous lier missis Boffin en lui imposant…

– Lier missis Boffin ! interrompit le brave homme ; à quoi pensez-vous donc ! ce que je veux, c’est que la chose soit si bien serrée, qu’une fois qu’elle la tiendra, on ne puisse pas la défaire.

– Ainsi, vous lui donnez la totalité de votre fortune, afin qu’elle en dispose comme bon lui semblera. Vous voulez, n’est-ce pas, que tout soit à elle, absolument à elle ?

– Absolument ! répéta le mari avec un gros rire. Ah ! ah ! ah ! ce serait joli à moi de commencer aujourd’hui à lier missis Boffin. »

Ayant pris note de cette nouvelle instruction, Mortimer Lightwood reconduisit l’excellent homme qui, au moment de franchir la porte, faillit être renversé par Eugène.

« Permettez, dit Mortimer, d’un air glacial, que je vous présente l’un à l’autre ; et il ajouta que dans l’intérêt de l’affaire, autant que pour sa propre satisfaction, il avait communiqué à mister Wrayburn quelques-uns des curieux détails de la vie de son honorable client.

– Enchanté de connaître mister Boffin, dit Eugène, qui était loin d’en avoir l’air.

– Merci bien, retourna le brave homme. Le métier vous plaît-il ?

– Pas… excessivement, répondit Eugène.

– C’est trop sec pour vous, hein ? Je suppose qu’avant d’y être passé maître, il vous faudra piocher ferme encore plusieurs années. Mais, croyez-moi, il n’y a rien comme le travail ; regardez plutôt les abeilles.

– Veuillez m’excuser, répliqua Eugène, avec un sourire contraint ; mais permettez-moi de vous dire que je proteste toujours quand on me cite les abeilles.

– Vraiment ! s’écria le brave homme.

– Par principe, dit Eugène ; en ma qualité de bipède…

– De quoi ? demanda mister Boffin.

– De créature à deux pieds, répondit le gentleman. En ma qualité de bipède, je n’accepte pas qu’on me réfère aux insectes, ni aux animaux à quatre pattes. Je forme opposition à ce qu’on me requière de modeler ma conduite sur celle du chien, de l’araignée ou du chameau. J’admets pleinement que celui-ci, par exemple, est d’une sobriété excessive ; mais il a plusieurs estomacs pour se sustenter, et l’homme n’en a qu’un. En outre, je ne suis pas, comme lui, pourvu d’un cellier frais et commode où je puisse conserver ma boisson.

– Mais, reprit Boffin, à qui cette théorie causait quelque embarras, c’était de l’abeille que je parlais.

– Je me plais à le reconnaître ; puis-je néanmoins vous représenter que la citation est peu judicieuse ? Je vous concède pour un instant qu’il y ait de l’analogie entre une abeille et un homme qui porte chemise et pantalon (ce que je nie d’une manière formelle), et que ce soit à l’école de l’abeille que l’homme ait à s’instruire (ce que je suis loin d’admettre), la question reste pendante. Qu’est-ce que l’homme apprendra ? que devra-t-il imiter ? que faudra-t-il qu’il évite ? Quand nous voyons les abeilles se tourmenter à ce point au sujet de leur souveraine, et avoir la tête littéralement tournée du moindre incident monarchique, est-ce la sublimité de l’adulation des grands que ce tableau nous enseigne, ou la petitesse des faits et gestes de la Cour ? Il se pourrait bien, mon cher monsieur, que la ruche ne fût qu’une satire.

– Dans tous les cas, on y travaille, répondit le bonhomme.

– Ou…i, répliqua Eugène d’un ton dédaigneux ; les abeilles travaillent, et plus qu’il n’est besoin. Ne trouvez-vous pas qu’il y a excès ? Elles font plus de miel qu’elles n’en consomment ; elles vont sans cesse bourdonnant la même idée jusqu’à leur mort ; c’est dépasser les bornes. Ôterez-vous le dimanche aux ouvriers parce que les abeilles travaillent perpétuellement ? Devrai-je ne point changer d’air parce qu’elles ne voyagent pas ? J’avoue, mister Boffin, que le miel est excellent, surtout à déjeuner ; mais, envisagée comme moraliste et comme précepteur de l’homme, votre amie l’abeille me devient odieuse, et je proteste contre cette mystification tyrannique. J’ai néanmoins le plus profond respect pour vous.

– Merci, dit Boffin. B’jour, b’jour. »

Et le digne homme s’en alla, mais avec une impression pénible dont il aurait pu se dispenser. Outre les faits douloureux que lui avait rappelés l’héritage du père Harmon, il entrevoyait ici-bas une foule de choses très-peu satisfaisantes. Comme il cheminait dans Fleet street, sous l’influence de cette réflexion fâcheuse, mister Boffin s’aperçut qu’un homme, ayant l’extérieur d’un gentleman, le suivait et l’observait de très-près.

« Voyons, dit-il en s’arrêtant brusquement, ce qui rompit le fil de ses pensées, qu’y a-t-il pour votre service ?

– Veuillez m’excuser, mister Boffin…

– Mon nom ! C’est trop fort. Comment le savez-vous ? Est-ce que je vous connais ?

– Non, monsieur ; vous ne me connaissez pas. »

Mister Boffin regarda l’inconnu en face.

« Non, dit-il, après avoir jeté les yeux sur le pavé, comme s’il y avait là une collection de visages parmi lesquels pût figurer celui de ce gentleman ; non, je ne sais pas qui vous êtes.

– Je suis trop peu de chose pour que l’on me connaisse, dit l’étranger ; mais la fortune de mister Boffin…

– Oh ! oh ! le bruit en court déjà, murmura celui-ci.

– Et la façon romanesque dont elle lui est venue, poursuivit le gentleman, l’ont mis en évidence. Vous m’avez été désigné l’autre jour…

– Eh bien ! dit Boffin, si votre civilité vous permet d’en convenir, vous avouerez qu’en me regardant vous avez été peu satisfait ; car je ne suis pas beau à voir. Mais qu’est-ce que vous me voulez ? Est-ce que vous êtes un homme de loi ?

– Non, monsieur.

– Vous n’avez pas à faire de révélations qui gagneraient une certaine récompense ?

– Non, monsieur. »

Peut-être un nuage avait-il assombri la figure de l’étranger quand celui-ci avait fait cette dernière réponse ; mais ce nuage s’était dissipé immédiatement.

« Si je ne me trompe, reprit Boffin, vous me suivez depuis que je suis sorti de chez mon homme de loi, et vous avez essayé d’attirer mon attention, avouez-le. C’est vrai, n’est-ce pas ? demanda Boffin un peu irrité.

– Oui, monsieur.

– Pourquoi cela ?

– Permettez-moi, monsieur, de faire quelques pas avec vous, et j’aurai l’honneur de vous le dire. Cela vous déplaira-t-il de venir à Clifford’s Inn ? Je crois que c’est ainsi qu’on nomme la place qui est à côté ; vous m’y entendrez mieux que dans cette rue si bruyante. »

S’il me propose une partie de quilles, pensa Boffin, s’il me met en présence d’un campagnard nouvellement enrichi, ou s’il me montre un bijou dont il vient de faire la trouvaille, il lui en cuira ; je lui donnerai une fameuse raclée. Ayant fait cette réflexion, et portant son bâton dans ses bras, à la façon de polichinelle, le brave homme entra dans l’Inn susdite.

« Ce matin, je vous ai aperçu dans Chancery-Lane, dit l’inconnu. J’ai pris la liberté de vous suivre ; j’allais vous adresser la parole, quand vous êtes entré chez votre solicitor ; je suis resté là pour vous attendre.

– Il ne parle pas de quilles, ni de compère, ni de bijoux, pensa Boffin ; mais où veut-il en venir ?

– Je crains d’être téméraire, poursuivit l’étranger. Peut-être mon projet est-il impossible, j’en ai peur ; mais je vous le communique à tout hasard. Si vous vous demandez à vous même, ou, ce qui est plus probable, si vous me demandez d’où peut me venir tant de hardiesse, je vous répondrai que j’ai la ferme conviction que vous êtes un homme de sens, plein de droiture et de franchise, d’un cœur parfait entre tous, et que vous avez le bonheur de posséder une femme qui a toutes ces qualités.

– Pour missis Boffin, c’est la vérité pure, » répondit le brave homme, en examinant l’étranger.

Il y avait quelque chose de contraint dans les manières de celui-ci ; il parlait à voix basse, et ne levait pas les yeux, bien qu’il sentît que mister Boffin le regardait. Mais ses paroles coulaient avec aisance, et le timbre de sa voix était des plus agréables.

« Si j’ajoute que la fortune ne vous a nullement gâté, nullement enorgueilli, ce qui du reste est proclamé par tout le monde, ne pensez pas, monsieur, que j’aie l’intention de vous flatter ; je le dis simplement pour excuser mon audace. »

Il a besoin d’argent, pensa Boffin ; combien va-t-il demander ?

« Dans la situation où vous êtes, poursuivit l’inconnu, vous allez sans doute changer de manière de vivre. Il est probable que vous monterez votre maison sur un pied plus important. Vous aurez alors une foule de comptes à régler, une correspondance étendue ; et si vous consentiez à me prendre comme secrétaire…

– Comme secrétaire ? s’écria le brave homme en écarquillant les yeux.

– C’est mon plus grand désir.

– Voilà qui est singulier, dit Boffin en retenant son haleine.

– Ou bien, reprit l’inconnu tout étonné de l’étonnement du bonhomme, si vous vouliez essayer de moi comme homme d’affaires, ou sous tel nom qu’il vous plaira, vous trouveriez chez votre serviteur, non moins de fidélité que de reconnaissance ; et j’ose dire que je pourrais vous être utile. Vous devez croire, monsieur, qu’avant tout, ce qui me préoccupe est la question d’argent ; c’est une erreur. Je vous servirais volontiers pendant un an ou deux avant qu’il fût parlé de salaire. Vous fixeriez vous-même l’époque où nous aurions à y penser.

– D’où venez-vous ? demanda Boffin.

– De pays éloignés, » répondit l’inconnu, dont les yeux rencontrèrent ceux du brave homme.

Celui-ci, dont les connaissances à l’égard des contrées lointaines étaient fort restreintes et d’une qualité douteuse, employa cette fois des mots élastiques.

« Venez-vous, dit-il, de quelque endroit particulier ?

– Je suis allé en beaucoup d’endroits, répliqua le gentleman.

– Et qu’y faisiez-vous ? » reprit Boffin.

Cette question ne l’avança pas davantage, car l’inconnu répondit :

« Je voyageais pour m’instruire.

– Fort bien, dit le bonhomme ; mais si ce n’est pas là une trop grande liberté, je vous demanderai sans façon comment vous gagnez votre vie ?

– Tout à l’heure, répliqua l’autre en souriant, je vous ai confié quel était mon désir. J’avais certains projets qu’il m’est impossible d’exécuter maintenant ; et je peux dire que ma carrière est à commencer. »

Ne voyant pas trop comment se délivrer de ce postulant ; et d’autant plus embarrassé que les manières de ce gentleman réclamaient des égards, dont il craignait d’être incapable, le digne homme jeta un coup d’œil au bosquet moisi de Clifford’s Inn (une garenne de chats), dans l’espoir d’y trouver une idée. Il y rencontra les chats habituels, plus des moineaux, des branches mortes et du bois pourri ; mais pas la moindre inspiration.

« Jusqu’à présent, dit l’étranger en tirant une carte d’un petit portefeuille, je n’ai pas décliné mon nom ; je m’appelle Rokesmith, et je demeure à Holloway, chez un mister Wilfer. »

Boffin ouvrit de grands yeux.

« Le père de miss Bella ? s’écria-t-il.

– En effet, la personne chez laquelle je loge a une fille qu’on appelle ainsi. »

Depuis le matin, ce nom de Bella trottait dans l’esprit de Boffin, où il revenait souvent ; ce qui fit dire au brave homme, tandis que, la carte de Rokesmith à la main, il contemplait le gentleman, sans souci des convenances :

« Voilà qui est singulier ! Après tout, c’est quelqu’un des Wilfer qui vous aura dit qui j’étais ?

– Non, monsieur ; je ne suis jamais sorti avec personne de la famille.

– Mais c’est chez eux que vous avez entendu parler de moi ?

– Nullement. Je reste dans ma chambre ; et c’est à peine si je les ai entrevus.

– De plus en plus drôle, s’écria Boffin. Eh bien ! monsieur, pour être franc, je ne sais vraiment que vous dire.

– Ne dites rien, monsieur, répondit l’autre ; permettez-moi seulement de passer chez vous dans quelques jours. Je ne suis pas assez déraisonnable pour supposer que vous accepterez mes services de prime abord, et que vous me prendrez littéralement dans la rue. Permettez donc que j’aille vous voir, afin que vous puissiez, à loisir, vous faire une opinion sur moi.

– Rien de plus juste, dit Boffin, mais à une condition : vous ne me chanterez pas que j’ai besoin d’un gentleman pour secrétaire. Est-ce bien cela que vous avez dit ?

– Oui, monsieur. »

Boffin toisa de nouveau Rokesmith.

« C’est drôle, s’écria-t-il ; vous êtes bien sûr d’avoir dit secrétaire ? Bien sûr, bien sûr ?

– Très-sûr, monsieur.

– Pour secrétaire ! répéta Boffin d’un air méditatif. N’importe ; il est bien entendu que vous ne m’en parlerez pas plus que de l’homme qui est dans la lune. Nous ne voulons rien changer à notre manière de vivre ; c’est une chose arrêtée. Il est certain que, par goût, missis Boffin est entraînée vers tout ce qui est élégant ; mais elle est déjà installée au Bower d’une manière très-fashionable, et n’a pas besoin d’autre chose. Toutefois, monsieur, comme vous y mettez de la discrétion, et que vous ne vous imposez pas, je désire assez vous voir pour vous dire sans façon : Venez chez nous, si cela vous arrange. Venez quand il vous plaira ; dans quinze jours, dans huit jours ; enfin quand vous voudrez. À ce propos, je dois vous apprendre que depuis quelque temps j’ai à mon service un littérateur à jambe de bois, et que mon intention n’est pas de m’en séparer.

– Je regrette, monsieur, d’avoir été prévenu, répondit Rokesmith, visiblement surpris de ce qu’il venait d’entendre ; mais il est possible que d’autres fonctions se présentent.

– Voyez-vous, reprit Boffin d’un ton confidentiel, et avec un air de dignité, les fonctions de mon littérateur sont bien claires : professionnellement il me doit la décadence et la chute de l’empire ; amicalement, il tombe dans la poésie. »

Sans remarquer le moins du monde que ces deux fonctions ne paraissaient nullement claires à mister Rokesmith, Boffin ajouta :

« Et maintenant, bien le bonjour ; vous pouvez venir quand vous voudrez ; ce n’est pas loin de chez vous, guère plus d’un mille. Les Wilfer connaissent le chemin, ils vous l’indiqueront ; mais comme ils pourraient bien ne pas savoir qu’aujourd’hui ça se nomme Boffin’s Bower, dites-leur que c’est pour aller chez Harmon ; ne l’oubliez pas.

– Harmoan ? répéta Rokesmith qui paraissait avoir mal entendu ? Harman ? comment écrivez-vous cela ?

– Comme ça se prononce, répondit Boffin avec assurance. Harmon, vous n’aurez pas autre chose à dire. B’jour, b’jour, b’jour. »

Et il s’éloigna sans regarder derrière lui.

IX. Consultation de mister et de missis Boffin §

S’étant rendu chez lui directement, l’excellent homme arriva au Bower sans plus d’obstacle. Il y trouva missis Boffin en costume de promenade (velours noir et panache blanc, comme un cheval de corbillard) et lui rendit compte de ce qu’il avait fait depuis le déjeuner.

« Ceci, ma vieille, poursuivit-il, nous ramène à la question que nous avons posée ce matin et qui n’a pas été résolue, à savoir s’il y a encore quelque chose à faire pour te mettre à la mode ?

– Eh bien, Noddy, je vas t’expliquer, répondit missis Boffin en repassant sa robe avec la paume de sa main, et d’un air de vive satisfaction, je veux voir la société.

– La fashionable ! s’écria le mari.

– Oui, retourna missis Boffin avec le rire joyeux d’un enfant ; oui, mon cher. Il ne faut pas me garder à la maison comme une figure de cire.

– Ma vieille, répliqua le mari, on paye pour entrer aux figures de cire, tandis que les voisins (et pourtant au même prix ce ne serait pas cher) peuvent venir te voir quand ils veulent, et sans qu’il leur en coûte.

– Ce n’est pas là ce qu’il me faut, répondit la joyeuse femme ; c’était bon autrefois. Lorsqu’on travaillait comme eux, les voisins pouvaient convenir ; à présent que nous avons quitté l’ouvrage, nous n’allons plus ensemble.

– Est-ce que tu songerais à le reprendre ? insinua mister Boffin.

– Pas du tout ; à quoi penses-tu ? Mais nous voilà très-riches ; il faut agir en conséquence, et mettre sa vie en rapport avec sa fortune. »

Boffin, qui avait le plus profond respect pour la haute sagesse de sa femme, répondit que c’était son opinion ; il fit cependant cette réponse d’un air méditatif.

« Nous n’avons encore rien fait de ce qu’il faut, reprit missis Boffin ; et c’est pour cela que le bien ne s’est pas produit.

– C’est vrai, dit le bonhomme qui toujours pensif, alla s’asseoir sur un banc ; mais j’espère qu’avec le temps il en sortira quelque chose. Dis, ma vieille, qu’en penses-tu ? »

La souriante créature, ample de corps, simple de cœur, les mains croisées sur son giron, et le cou gaillardement plissé, commença l’exposé de ses désirs.

« Je pense qu’il nous faut une belle maison, dans un beau quartier, avec de belles choses autour de nous, une bonne table et une belle société. Je dis qu’il nous faut vivre suivant nos moyens, sans faire de folies ; mais vivre bien heureux.

– Moi aussi ; bien heureux, approuva le mari, toujours pensif.

– Miséricorde ! s’écria missis Boffin en frappant dans ses mains et en se balançant à force de rire, miséricorde ! je me vois déjà dans un grand carrosse jaune à deux chevaux, et des boîtes d’argent aux moyeux.

– Comment ! tu penses à un carrosse ?

– Oui, continua l’heureuse créature ; nous aurons un grand laquais par-derrière, qui se tiendra tout droit, avec une barre pour empêcher le timon des voitures de lui frapper les mollets. Et par-devant un petit cocher, enfoncé dans un grand siége trois fois trop grand pour lui, et tout recouvert de tentures vertes, à garnitures blanches. Et deux grands chevaux bais, secouant la tête et levant bien haut les jambes en trottant le long du chemin ! Et puis nous deux à l’intérieur, toi et moi, Noddy, appuyés tout au fond, aussi roides que des quilles ! Oh ! oh ! oh ! ah ! ah ! ah !

Missis Boffin se balança de nouveau en riant aux larmes, battit des mains, trépigna de joie, et s’essuya les yeux.

« Maintenant, ma vieille, demanda le bonhomme, après avoir ri par sympathie, quelles sont tes vues à l’égard du Bower ?

– S’en aller ; mais ne pas le vendre ; on le fera garder par quelqu’un.

– As-tu encore d’autres idées, la vieille ? »

Elle quitta son canapé, alla s’asseoir sur le banc, à côté de son mari ; puis accrochant de son bras dodu celui de Nick :

« La première chose à faire, dit-elle, c’est de nous occuper de cette pauvre fille. Vois-tu, Noddy, j’y pense tous les jours de grand matin, et le soir encore bien tard. Elle a été si malheureuse ! Perdre à la fois son mari et sa fortune ! Ne trouves-tu pas, Noddy, que nous devons songer à elle ? La prendre avec nous, ou quelque chose comme cela ?

– Et dire, s’écria le brave homme en frappant sur la table avec admiration, dire que je n’y avais pas pensé ! Quelle machine à idées que cette femme-là ! Elle les forge à la vapeur, et sans qu’elle s’en doute ; cela lui vient comme à la mécanique. »

Missis Boffin lui tira l’oreille en retour du compliment ; et d’une voix qui prit peu à peu l’accent maternel :

« Enfin, poursuivit l’excellente femme, j’ai un désir qui surpasse tout, Noddy. Tu te rappelles ce pauvre petit John au moment où il s’en alla tout seul. Je le vois encore à notre feu, là-bas, en haut de la cour. Aujourd’hui qu’il n’a plus besoin de rien, et que son argent nous est revenu, j’aimerais à trouver un pauvre enfant de son âge, qui n’aurait ni père ni mère ; à le prendre chez nous, à l’adopter, à l’appeler John, comme lui, et à lui faire un sort. Je me figure que cela me mettrait le cœur à l’aise. Dis, si tu veux, que c’est un caprice…

– Je ne dis pas cela, interrompit Boffin.

– Non ; mais si tu le pensais, Noddy…

– Je serais une brute, s’écria le digne homme.

– Tu consens, alors ? c’est bien bon de ta part, chéri, bien bon ; mais cela te ressemble. Ne trouves-tu pas que c’est très-agréable, dit missis Boffin qui rayonnait dans toute sa personne avenante, et caressait sa robe avec délices ; ne trouves-tu pas bien agréable de penser qu’un orphelin sera tiré de la misère, rendu meilleur, et finalement aura une vie heureuse en mémoire de ce cher petit que nous avons vu si triste ? Comme il est doux, n’est-ce pas, de songer que ce bien-là sera dû à son argent ?

– Oui, répondit l’excellent homme ; il est bien doux aussi de penser que tu es missis Boffin, et cela depuis tant d’années, ma vieille. »

Malgré les aspirations de la digne femme et la profonde atteinte qu’en recevaient ses tendances fashionables, ils restèrent l’un à côté de l’autre sur le banc de bois, couple très-peu à la mode et à jamais inélégant. Mais, dans leur profonde ignorance, ces créatures incultes avaient eu pour guide, au milieu des écueils de la vie, le sentiment religieux du devoir et le désir de bien faire. Vous auriez pu découvrir chez eux mille absurdités, mille faiblesses ; trouver peut-être chez la femme mille vanités par surcroît ; et cependant l’être violent et sordide qui avait exploité leurs belles années, les avait pressurés pour en extraire le plus d’ouvrage possible en échange du moins d’argent qui pût leur permettre de gagner la vieillesse, cet être sans scrupule avait lui-même reconnu leur droiture et l’avait respectée. Malgré la lutte incessante que les pauvres gens avaient soutenue contre lui, malgré le dépit qu’il en avait éprouvé, il avait subi l’influence de leur probité inflexible. Et ceci est la loi éternelle, le mal s’arrête souvent de lui-même, et s’éteint avec celui qui l’a fait ; le bien persiste, et son action est croissante.

À travers son despotisme haineux, le geôlier d’Harmony-jail avait senti l’honnêteté de ces fidèles serviteurs. Furieux de leur opposition, il les avait accablés d’injures ; mais leur courageuse franchise avait entamé son cœur de roche ; et en face de cette loyauté inébranlable, qu’il savait ne pouvoir corrompre, il avait senti l’impuissance de sa fortune. Ainsi, à l’époque où jamais il ne leur avait dit une bonne parole, cet homme avide, autant qu’impitoyable, les inscrivait dans son testament. Alors qu’il déclarait se défier de tout le genre humain (et il n’avait que trop de raisons de suspecter ses semblables), il confiait à ces honnêtes gens ses dernières volontés, et il n’était pas moins certain de la complète exécution de celles-ci que de la mort qui devait le frapper un jour.

Assis côte à côte, sur leur banc, à une distance incalculable de la fashion, mister et missis Boffin se demandèrent par quel procédé ils trouveraient leur orphelin.

« On pourrait faire mettre dans les journaux, dit l’excellente femme, qu’un enfant de tel âge, réunissant telles conditions, est prié de se rendre tel jour au Bower. »

Mais Noddy craignant d’obstruer la voie publique par la quantité d’orphelins qui se présenteraient, cette mesure ne fut pas adoptée. Missis Boffin proposa alors de s’adresser au recteur de la paroisse ; et le mari n’y voyant pas d’inconvénient, il fut décidé qu’on partirait tout de suite. On irait chez les Wilfer par la même occasion ; et pour que ces visites fussent de cérémonie, l’équipage fut demandé.

Cet équipage consistait en un vieux cheval ayant la tête en marteau, cheval qui jadis traînait la charrette, et qui aujourd’hui s’attelait à une chaise d’une époque reculée ; celle-ci, voiture à quatre roues, avait été pendant longtemps à l’usage exclusif de la basse-cour, et certaines poules discrètes aimaient à y couver leurs œufs. Une ration d’avoine au cheval, qui n’y était pas habitué, jointe à une couche de peinture au véhicule, avait, aux yeux de Boffin, mis les choses sur un pied très-sortable. Enfin, ayant ajouté à ces deux objets, sous forme de cocher, un jeune homme long et maigre, ressemblant à une zygène, ce poisson connu sous le nom de marteau, l’équipage ne laissait rien à désirer.

Ainsi que le cheval, le cocher, assorti à la bête, avait servi dans le balayage ; mais un tailleur du district, pris en journée au Bower, l’avait enseveli dans une grande paire de guêtres et dans une immense redingote, scellée d’énormes boutons. Derrière cette livrée, mister et missis Boffin occupaient le fond de la chaise, compartiment assez commode, sauf une tendance alarmante à se séparer de l’avant-train, avec un hoquet peu convenable, chaque fois qu’il y avait une ornière à franchir.

En voyant le cheval émerger du Bower, tout le quartier fut sur la porte ou à la fenêtre, pour saluer les Boffin. Parmi ceux qui furent laissés en arrière, bouche béante et l’œil tendu vers l’équipage, était une nombreuse jeunesse qui saluait le bonhomme en criant d’une voix retentissante :

« Nod-dy-y Bof-fin ! Bof-fin est ri-i-iche ! À bas le balaya-a-ge ! » et autres compliments du même genre. Le cocher à tête de marteau le prit en si mauvaise part qu’il en dérangea la majesté de sa course ; et il se disposait à quitter son siége pour tomber sur cette marmaille, lorsque ses maîtres intervenant, il en résulta une longue et vive discussion, qui finit cependant par le dissuader de son projet.

Enfin l’équipage s’éloigna du quartier et s’arrêta devant la paisible demeure du révérend Milvey, une modeste maison, attendu que les ressources du révérend étaient elles-mêmes fort modestes. Obligé par état d’être accessible à toute vieille femme qui avait à lui communiquer ses pensées incohérentes, Franck Milvey reçut immédiatement les Boffin. C’était un tout jeune homme, élevé d’une façon dispendieuse, et pauvrement rétribué. Pourvu d’une toute jeune femme, et de six enfants tout jeunes, il se voyait dans la nécessité de donner des leçons et de traduire les classiques, pour ajouter à son maigre salaire ; mais il était regardé par tout le monde comme devant consacrer aux autres plus de temps que le plus oisif de la paroisse, et faire plus d’aumônes que le plus riche du district. Il acceptait les difficultés inutiles et contradictoires de son existence avec une résignation qui tenait du servilisme ; un laïque audacieux qui se serait ingéré de lui ajuster son fardeau d’une manière plus commode, ou plus décente, n’aurait eu de sa part qu’un très-faible concours.

Mister Milvey, les manières et la figure placides, mais non sans un sourire latent qui annonçait une prompte observation de la toilette de missis Boffin, reçut ses visiteurs dans une étroite bibliothèque où le bruit des bambins descendait par le plafond, où l’odeur du gigot montait par le plancher.

« Je crois, dit le jeune pasteur à missis Boffin, lorsqu’elle lui eut exposé sa requête, je crois que vous n’avez jamais eu d’enfants.

– Non, monsieur, jamais.

– Et comme les reines des contes de fées, vous auriez voulu, je suppose, en avoir au moins un ?

– Assurément. »

Mister Milvey sourit de nouveau ; ces rois et ces reines, se dit-il à part lui, désirent toujours des enfants. Peut-être fut-il frappé de cette idée que s’ils étaient à sa place ils pourraient souhaiter le contraire.

« Je pense, reprit-il à haute voix, que nous ferons bien d’appeler mistress Milvey ; elle est de fort bon conseil ; permettez que je la fasse venir. Margaretta ! ma chère !… »

Mistress Milvey descendit aussitôt. Une jolie petite femme, jeune et vive, un peu flétrie par les travaux quotidiens. Elle avait réprimé une foule de goûts élégants, de fantaisies brillantes, et leur avait substitué les écoles, les plats de soupe, les dons de flanelle et de charbon, tous les besoins d’une population nombreuse, y compris les maux de tous les jours et les rhumes des dimanches. Son mari avait réformé non moins bravement tout ce qui découlait de ses études, ou le rattachait à ses anciens condisciples ; et il s’était lancé à corps perdu au milieu des pauvres et de leurs enfants, ramassant avec eux les miettes les plus dures de la vie.

« Mister et mistress Boffin, ma chère, dont vous savez l’heureuse fortune. »

Mistress Milvey salua et félicita les braves gens de la façon la plus gracieuse et la plus naturelle du monde. Elle était enchantée de les voir ; néanmoins sa figure engageante, à la fois ouverte et fine, laissa poindre le sourire qu’avait inspiré à son mari la toilette de la visiteuse.

« Mistress Boffin, ma chère, voudrait adopter un enfant, un petit garçon. – Et comme la jeune femme prit un air alarmé, il ajouta vivement : Un orphelin, ma chère.

– Oh ! fit mistress Milvey, que ce détail rassura au sujet de ses propres bébés.

– Et je pensais, Margarette, que le petit-fils de missis Goody pourrait peut-être convenir.

– Oh ! Franck, je ne pense pas.

– Vraiment ?

– Oh ! non, cher ! »

La souriante mistress Boffin sentit qu’elle devait se mêler à la conversation. Ravie de l’intérêt que l’expressive petite femme prenait à son affaire, elle présenta ses remercîments, et demanda ce que le susdit petit-fils pouvait avoir contre lui.

« Je ne crois pas, répondit mistress Milvey en regardant son mari, et certes, en y réfléchissant, mon cher Franck partagera mon opinion, je ne crois pas qu’on puisse empêcher cet enfant d’être sali par le tabac ; sa grand-mère en consomme une telle quantité, et renverse presque tout sur lui.

– Chère Margarette, il ne restera pas chez sa grand’mère, reprit M. Milvey.

– Je le sais bien, Franck ; mais il sera impossible d’interdire à cette femme la maison de mistress Boffin ; plus elle y trouvera à boire et à manger, plus elle ira souvent ; elle est si peu discrète ! J’espère que ce n’est pas manquer de charité ; mais rappelez-vous qu’au dernier réveillon elle a bu onze tasses de thé ; et qu’elle a grogné tout le temps. Puis elle n’a aucune reconnaissance ; vous vous souvenez du jupon de flanelle tout neuf qu’on lui avait donné ; elle l’a rapporté parce qu’il était trop court ; et que de bruit, que de plaintes à la foule qu’elle avait attirée !

– C’est vrai, dit le révérend, je ne crois pas que cela convienne. Pensez-vous qu’Harrison…

– Oh ! Franck ! objecta la jeune femme.

– Il n’a pas de grand’mère, chère Margarette.

– Non, mais il louche si fort !

– C’est encore vrai, dit le pauvre Franck, si la petite fille de…

– Mais c’est un petit garçon, mon cher, que demande mistress Boffin.

– C’est vrai, dit le révérend ; et il ajouta d’un air pensif : Tom Bocker est un charmant garçon.

– Mais je doute, Franck, insinua la jeune femme, qu’un orphelin de dix-neuf ans, charretier de son état, et qui arrose les routes, convienne à mistress Boffin. »

Le révérend interrogea celle-ci du regard ; et la souriante dame ayant secoué négativement son chapeau de velours noir, le cher Franck répéta d’un air abattu : « C’est encore vrai. »

– Si j’avais su, dit mistress Boffin, qui était consternée de l’embarras du pasteur, si j’avais su vous donner tant de peine, monsieur, et à vous aussi, madame, il est certain que je ne serais pas venue.

– Oh ! mistress Boffin ! ne dites pas cela, je vous en prie, s’écria mistress Milvey.

– Ne dites pas cela, confirma le révérend ; nous vous savons si bon gré de nous avoir donné la préférence.

– Oh ! oui, » dit la jeune femme.

Et rien n’était plus vrai ; ce couple excellent et consciencieux éprouvait la même satisfaction que s’il avait tenu boutique d’orphelins, et que mistress Boffin lui eût donné sa clientèle.

« Mais c’est une grande responsabilité, ajouta M. Milvey ; et la confiance qu’on nous témoigne rend la tâche plus délicate. Cependant, nous serions désolés de perdre l’occasion que vous avez la bonté de nous offrir ; si vous pouviez nous accorder un jour ou deux, il serait possible de trouver cela ; n’est-ce pas Margarette, en cherchant avec soin dans les work-houses et les écoles.

– Certainement, dit la chaleureuse petite femme.

– Nous avons bien des orphelins, poursuivit le mari avec autant d’anxiété que si la concurrence avait été vive, et qu’il eût craint de perdre une commande importante, mais ces orphelins travaillent dans les briqueteries, chez des parents, ou des connaissances de leurs familles, et je craindrais que ce ne fût la source d’une spéculation fâcheuse ; les livres, les couvertures, ou le chauffage que l’on donnerait pour conserver l’enfant, seraient convertis en liqueurs ; on ne pourrait pas l’empêcher. »

Il fut donc arrêté que mister et mistress Milvey chercheraient un orphelin réunissant les qualités voulues ; autant que possible à l’abri de réclamations futures ; et qu’aussitôt qu’il serait trouvé on le ferait savoir au Bower.

Mister Boffin prit alors la liberté de dire à mister Milvey que s’il pouvait lui rendre le service d’être son banquier perpétuel pour un billet d’une vingtaine de livres, et même plus, à dépenser comme mister Milvey l’entendrait, il lui en serait extrêmement obligé. Proposition qui fit autant de plaisir au jeune couple que s’il n’avait eu aucun besoin personnel, et n’avait connu la pauvreté qu’en la voyant dans la paroisse. Sur quoi l’entrevue se termina, laissant à chacun une bonne opinion des autres ; et à tous une entière satisfaction.

« Maintenant, ma vieille, dit mister Boffin, en s’asseyant derrière le cheval et le cocher à tête en marteau, maintenant que cette agréable visite est faite, nous allons entrer chez les Wilfer. »

La chose était simple à dire ; mais pas à exécuter. Rien de plus difficile que de pénétrer dans cette demeure. Trois coups de sonnette vigoureux n’ayant produit extérieurement aucun résultat, bien qu’à chaque fois des pas rapides eussent retenti dans la maison, la tête de zygène, qui commençait à s’échauffer, en administra un quatrième où perçait sa colère. À ce violent appel, miss Lavinia se montra comme par hasard, un chapeau sur la tête, une ombrelle à la main, avec l’intention apparente de faire un tour de promenade. Fort étonnée de voir quelqu’un à la porte, elle exprima sa surprise en termes convaincus.

« C’est mister et missis Boffin ! grogna le cocher en secouant la grille comme s’il eût été membre de quelque ménagerie. Voilà une demi-heure qu’ils attendent ! cria-t-il.

– Que dites-vous ? demanda miss Lavinia.

– Je dis que c’est mister et missis Boffin ! » rugit la tête de marteau.

Miss Lavinia gravit d’un pas léger les marches du perron, les redescendit avec une clef à la main, traversa la petite cour et ouvrit la porte en disant avec hauteur :

« Donnez-vous la peine d’entrer, la bonne est sortie. »

Les Boffin précédèrent la jeune fille ; ils s’arrêtèrent dans le petit vestibule, en attendant que miss Lavinia leur eût montré le chemin, et entrevirent sur l’escalier trois paires de jambes aux écoutes : celles de mistress Wilfer, de miss Bella et de George Sampson.

« N’êtes-vous pas mister et missis Boffin ? » demanda Lavinia en élevant la voix pour avertir les autres.

Vive attention de la part des jambes ; réponse affirmative des visiteurs.

« Par ici, veuillez descendre ; je vais avertir Ma. »

Fuite précipitée des trois paires de jambes.

Après un quart d’heure de solitude dans la pièce mi-cuisine, mi-parloir, où nous avons déjà rencontré la famille, et d’où les vestiges du dernier repas avaient été enlevés si prestement qu’on se demandait si la chambre avait été rangée en vue d’une visite ou d’une partie de colin-maillard, les visiteurs s’aperçurent de l’arrivée de quelqu’un.

C’était mistress Wilfer, majestueusement défaillante, et affligée d’un point de côté complaisant (défaillance et point de côté formaient sa tenue de cérémonie). Après avoir ajusté sa fanchon et fait les saluts d’usage :

« Pardonnez-moi, dit-elle en balançant ses gants ; mais à quel motif dois-je l’honneur de vous voir ?

– Cela peut se dire en quatre mots, répondit le brave homme. Vous connaissez peut-être de nom mister et missis Boffin, comme étant des gens qui aujourd’hui ont une certaine fortune ?

– J’ai entendu parler de cela, répliqua mistress Wilfer en s’inclinant avec une extrême dignité.

– Et j’ose dire, poursuivit Boffin, tandis que sa femme prodiguait les sourires et les hochements de tête approbatifs, j’ose dire, madame, que vous n’êtes pas disposée à nous voir d’un bon œil.

– Pardonnez-moi, répondit mistress Wilfer. Il serait injuste de faire retomber sur vous une calamité, qui, je n’en doute pas, nous fut envoyée du ciel. »

Une expression douloureuse, d’une sérénité héroïque, rendit ces paroles d’autant plus émouvantes.

« Très-bien pensé, à coup sûr, dit l’honnête homme. Quant à nous, madame, missis Boffin et moi, nous sommes des gens tout unis, sans aucune feinte. Nous n’y allons pas par quatre chemins, en tournant autour du pot, parce qu’il y en a toujours un qui va tout droit où il faut qu’on arrive. Nous sommes donc venus vous voir pour vous dire que nous serions contents de faire la connaissance de votre fille, et que nous serions heureux si elle voulait bien regarder notre maison comme la sienne, à l’égal de la vôtre. Bref, nous voudrions consoler cette jeunesse, lui faire avoir part des petits plaisirs que nous pensons nous donner ; enfin, la distraire et l’égayer un peu.

– Oui, dit mistress Boffin de tout son cœur, laissez-nous nous contenter. »

Mistress Wilfer adressa à la brave femme un signe de tête pour la tenir à distance, et répondit de sa voix grave et monotone :

« Pardonnez-moi, monsieur, j’ai plusieurs filles ; laquelle doit être favorisée des bonnes grâces de mister et de mistress Boffin ?

– Tiens ! s’écria celle-ci toujours souriante, c’est miss Bella naturellement.

– Oh ! dit mistress Wilfer d’un ton glacial ; miss Bella est visible, elle peut vous répondre, et le fera elle-même. »

Puis, entr’ouvrant la porte dont le grincement coïncida avec un bruit de pas précipités, qui avaient lieu au dehors, la majestueuse dame fit cette proclamation :

« Envoyez-moi miss Bella. »

Bien que prononcé d’un ton solennel, cet ordre n’en fut pas moins accompagné d’un coup d’œil plein de reproches lancé à miss Bella en personne ; d’autant plus qu’appréhendant la sortie des visiteurs, cette jeune lady faisait de grands efforts pour se fourrer dans le petit cabinet, situé sous l’escalier.

« Les fonctions de mister Wilfer, expliqua la noble dame en venant se rasseoir, le retiennent dans la Cité une grande partie du jour. Il y est actuellement ; sans cela, mon mari aurait l’honneur de participer à la réception qui vous est faite sous son humble toit.

– Une maison très-agréable, dit Boffin d’un air enjoué.

– Pardonnez-moi, répondit mistress Wilfer en corrigeant cette méprise. C’est la demeure d’une pauvreté vivement sentie, bien qu’entièrement indépendante. »

Assez embarrassés du tour que prenait la conversation, mister et mistress Boffin restèrent la bouche ouverte, les yeux fixés dans le vide ; tandis que mistress Wilfer était plongée dans un silence qui donnait à entendre qu’à chaque fois qu’elle respirait, ce phénomène exigeait de sa part une dose d’abnégation dont l’histoire offre rarement l’exemple. Ce silence pathétique fut enfin rompu par l’arrivée de Bella. Après avoir été présentée, la jeune miss apprit de la bouche de sa mère les intentions dont elle était l’objet.

« Je vous suis très-obligée, dit-elle en secouant froidement ses papillotes ; mais je doute que cela me convienne.

– Bella ! remontra sa mère d’un ton de reproche, il faut triompher de cette répugnance.

– Oui, chère belle, reprit mistress Boffin, triomphez de ça, comme dit maman : nous serons si heureux de vous avoir ! et puis, vous êtes trop jolie pour rester enfermée. »

L’aimable femme embrassa la jeune fille, dont elle frappa de sa main caressante les épaules à fossettes. Mistress Wilfer, droite et roide sur son siége, présidait à ces marques de tendresse comme un fonctionnaire à l’entrevue qui précède une exécution.

« Nous allons quitter le Bower et prendre une belle maison, poursuivit mistress Boffin, qui était femme à profiter du moment où il ne pouvait pas la contredire pour compromettre son mari et l’engager sur ce point. Alors, nous aurons un beau carrosse, et nous irons partout. » Puis, caressant la main de Bella : « Il ne faut pas nous en vouloir, poursuivit-elle ; ce n’est pas notre faute, vous le savez bien. »

La franchise et la bonté impressionnent aisément la jeunesse, et Bella fut si touchée des paroles précédentes, qu’elle rendit sincèrement à l’excellente femme le baiser qu’elle venait d’en recevoir. Ce fut toutefois au grand déplaisir de mistress Wilfer, dont l’esprit calculateur cherchait à prouver aux Boffin, qu’en leur accordant ce qu’ils demandaient, c’était Bella qui leur rendrait service.

« La plus jeune de mes filles, dit-elle en profitant de l’entrée de Lavinia pour faire diversion à cet épanchement impolitique. Mister George Sampson, un ami de la famille. »

Cet ami était précisément dans la période amoureuse qui vous fait considérer tout autre que vous-même comme un ennemi de ladite famille. Il prit donc un siége, et mit la pomme de sa canne entre ses lèvres, sans doute pour arrêter les sentiments hostiles qui l’emplissaient jusqu’à la gorge, et il jeta sur les étrangers des regards inexorables.

« Vous viendrez, n’est-ce pas ? continua mistress Boffin ; si vous voulez prendre votre sœur avec vous, cela nous fera grand plaisir. Plus vous serez contente, miss Bella, plus nous serons contents nous-mêmes.

– Il paraît que mon consentement est inutile ! s’écria la jeune sœur.

– Lavvy, lui dit l’autre à voix basse, ayez la bonté de vous taire.

– Non, je ne me tairai pas, répondit tout haut la piquante Lavvy ; je ne suis pas une enfant pour qu’on dispose de moi sans ma permission.

– Tu es une enfant, au contraire.

– Ce n’est pas vrai ; et je ne veux pas qu’on me traite comme ça : vous prendrez votre sœur… Ah ! vraiment !

– Lavinia, dit la mère, taisez-vous ; je ne permets pas qu’en ma présence vous émettiez cet absurde soupçon que des étrangers, quels qu’ils soient, puissent patronner un de mes enfants. Osez-vous supposer, petite sotte, que mister et mistress Boffin sont venus chez votre père avec des idées de patronage ? Croyez-vous que s’ils avaient eu de ces idées outrageantes ils seraient restés dans cette maison, alors que votre mère eût conservé dans la poitrine assez de force vitale pour exiger leur départ ? Vous me connaissez bien peu, Lavinia, si vous avez supposé qu’il pût en être ainsi.

– Tout cela est très-joli, grogna l’impatiente fille ; mais…

– Taisez-vous ! je ne le souffrirai pas. Ignorez-vous le respect qui est dû à vos hôtes ? Ne comprenez-vous pas qu’en osant insinuer que cette lady et ce gentleman ont pu concevoir la pensée de protéger un membre de votre famille, peu importe lequel, vous les accusez d’une impertinence voisine de la folie ?

– Ne vous fâchez pas à cause de nous, ma’ame, dit Boffin en souriant ; ne faites pas attention, tout ça nous est égal.

– Mais pas à moi, répondit mistress Wilfer.

– Je le crois bien, murmura Lavinia en laissant échapper un rire bref et malicieux.

– Et j’exige de cette audacieuse petite, continua la mère en lançant à Lavvy un regard foudroyant qui resta sans effet, j’exige qu’elle soit juste à l’égard de sa sœur ; qu’elle n’oublie pas que sa sœur Bella est excessivement recherchée, et que toutes les fois que miss Bella accepte une attention, elle envisage cette condescendance comme un honneur au moins égal (tressaillement d’indignation) à celui qu’elle reçoit. »

Ici miss Bella répudia l’intervention maternelle.

« Je peux me défendre, Ma, dit-elle avec calme, vous le savez bien ; ne parlez pas pour moi, je vous prie.

– À merveille ! dit l’incorrigible cadette, bombardez-vous à travers mon corps. Je voudrais savoir ce qu’en pense George Sampson.

– Mister George, s’empressa de répondre mistress Wilfer en voyant ce gentleman ôter le bouchon de ses lèvres, et en le regardant d’un œil tellement sombre qu’il se reboucha aussitôt, mister George, en sa qualité d’ami de la famille et d’habitué de la maison, est trop bien élevé, j’en suis sûre, pour s’interposer dans ce débat sur une pareille invitation. »

Cet éloge poussa l’honnête mistress Boffin à se repentir du jugement un peu sévère qu’elle avait porté sur ce jeune homme, et à réparer sa faute en disant qu’elle serait enchantée, ainsi que mister Boffin, de recevoir mister George Sampson toutes les fois qu’il lui serait agréable de venir chez eux. Procédé auquel ce gentleman répondit élégamment, sans ôter son bouchon :

« Très-obligé, mais impossible ; tous mes jours sont pris, ainsi que toutes mes soirées. »

La charmante Bella néanmoins compensa tous ces déboires par la manière dont elle accueillit les avances des Boffin. Conséquemment, les deux époux, très-satisfaits de leur démarche, annoncèrent à ladite Bella qu’ils reviendraient aussitôt qu’ils seraient en mesure de la recevoir selon leur désir, et qu’ils la préviendraient de leur visite. Cet arrangement fut sanctionné par un signe de tête de mistress Wilfer, qui agita ses mains gantées comme pour dire : On passera par-dessus vos défauts, pauvres gens, et vous serez gratifiés de notre indulgence.

« À propos, ma’ame, dit Boffin en se retournant, il paraît que vous avez un locataire ?

– Un gentleman, reprit mistress Wilfer, choquée de la vulgarité de l’expression ; oui, monsieur, un gentleman occupe notre premier étage.

– Je peux dire que c’est un ami commun, poursuivit mister Boffin. Quel homme est-ce que notre ami ? En êtes-vous contente ?

– Mister Rokesmith est fort tranquille, très-ponctuel ; toutes les qualités qu’on peut désirer chez un hôte.

– C’est que, voyez-vous, expliqua Boffin, je n’ai vu notre ami qu’une fois, et je ne le connais pas particulièrement. Ainsi vous en rendez bon témoignage ? Est-il chez lui ?

– Oui, monsieur, répondit mistress Wilfer. Tenez, je le vois là-bas, à la porte du jardin ; il paraît même vous attendre.

– C’est possible, répondit le brave homme ; il m’aura vu entrer. »

Ce court dialogue avait été suivi attentivement par Bella, qui, tout en reconduisant mistress Boffin, écouta le reste avec non moins d’attention.

« Comment vous portez-vous depuis tantôt ? dit le bonhomme ; voilà missis Boffin. Ma chère, c’est mister Rokesmith, le gentleman dont je t’ai parlé. »

Mistress Boffin souhaita le bonjour au gentleman, qui s’avança, lui donna la main pour la faire monter en voiture, et l’aida à s’asseoir avec autant d’adresse que d’aisance.

« Adieu pour le moment, chère belle, dit l’excellente femme, qui parlait de tout son cœur. Nous nous reverrons bientôt. J’espère qu’alors j’aurai mon petit John Harmon, et que je pourrai vous le montrer. »

Mister Rokesmith, qui était près de la voiture, où il arrangeait la robe de mistress Boffin, jeta subitement les yeux autour de lui et devint si pâle que l’excellente femme s’écria :

« Qu’avez-vous donc, monsieur ?

– Lui montrer un mort ! Comment le pourrez-vous ? dit-il.

– Ce n’est qu’un enfant, répondit la digne femme, un enfant adoptif que j’appellerai comme lui.

– Je ne m’y attendais pas, reprit le gentleman, et j’ai été frappé comme d’un mauvais présage en vous entendant parler de faire voir un mort à tant de jeunesse et de fraîcheur. »

Miss Wilfer, à cette époque, soupçonnait Rokesmith d’avoir de l’admiration pour elle. Cette connaissance, car le soupçon allait jusque-là, avait-elle rapproché la jeune fille du gentleman ou augmenté son éloignement pour lui ? Était-ce pour légitimer la méfiance qu’il lui inspirait toujours, ou pour s’en affranchir, qu’elle recherchait avidement tout ce qui pouvait l’éclairer sur le compte de ce jeune homme ? Elle-même ne le savait pas encore ; mais, chose certaine, il occupait une grande place dans son esprit, et elle avait prêté une extrême attention à ce dernier incident. Elle savait fort bien qu’il s’en était aperçu ; lui, de son côté, n’ignorait pas qu’elle le savait. Ils en étaient là quand ils se virent seuls tous les deux, près de la grille où ils étaient restés.

« De bien excellentes gens ! miss Wilfer, dit Rokesmith.

– Vous êtes lié avec eux ? » demanda Bella.

Il sourit d’un air de reproche. Elle devint très-rouge, sachant bien qu’elle avait eu l’intention de lui faire dire une chose fausse, et qu’il s’en était aperçu.

« Je les connais, répondit le jeune homme.

– Effectivement ; il nous a dit vous avoir vu une fois.

– Effectivement, reprit Rokesmith, j’étais sûr qu’il vous le dirait. »

Bella était agacée ; elle aurait voulu pouvoir retirer sa question.

« Vous trouvez bizarre, miss, que, m’intéressant à vous comme je le fais, j’aie tressailli en vous entendant menacer du contact de ce mort, enterré depuis longtemps ? J’ai compris aussitôt que j’attribuais à ces paroles un sens qu’elles n’avaient pas ; mais la cause de l’impression que j’en ai ressentie existe toujours. »

Elle revint, toute pensive, dans la chambre où se tenait la famille, et où son incorrigible sœur l’accueillit par ces mots :

« Eh bien ! Bella, tu es contente, j’espère. Voilà tes vœux réalisés. Tu seras riche, avec tes Boffin ! Tu feras la belle à ton aise, chez tes Boffin ! Tu ne m’y prendras pas, c’est moi qui te le dis, et je le dirai à tes Boffin.

– Si le Boffin de miss Bella, dit George en retirant sa canne de sa bouche, vient encore à me parler de ses sots projets sur moi, je lui ferai comprendre, ainsi qu’il convient d’homme à homme, que c’est à ses ri… »

Il allait dire risques et périls, quand miss Lavvy, peu confiante dans les ressources intellectuelles du jeune homme, et ne voyant pas à quoi rimait son discours, lui rejeta sa canne entre les lèvres, et le reboucha avec tant de violence que les larmes lui en vinrent aux yeux.

S’étant servie de Lavinia comme d’une cible pour édifier les Boffin sur la portée de ses coups, mistress Wilfer redevint tout miel pour la chère enfant, et se mit en devoir d’offrir un dernier exemple de sa puissance morale. Cet exemple, qu’elle avait toujours en réserve, consistait à éclairer sa famille par une pénétration de physionomiste vraiment extraordinaire, pénétration dont le Chérubin s’effrayait d’autant plus qu’elle découvrait toujours une foule de menées ténébreuses dont aucune prescience inférieure n’avait le moindre soupçon. Mistress Wilfer ne pouvait manquer d’exhiber cette faculté exceptionnelle aux dépens des riches individus qu’elle venait de recevoir. Notez bien qu’à l’instant où elle exprimait cette opinion, elle s’inquiétait déjà de la manière dont elle ferait mousser lesdits personnages, leur fortune, leur état de maison, et dont elle en accablerait ses amis, qui tous étaient dépourvus de Boffins.

« Je ne dis rien de leurs manières, poursuivit-elle ; je ne dis rien de leur physique, rien de leur désintéressement à l’égard de ma fille ; mais la ruse, l’hypocrisie, le besoin d’intriguer dans l’ombre, qui sont écrits sur le visage de mistress Boffin, me donnent le frisson. »

Et pour prouver d’une manière incontestable qu’elle avait bien vu ces attributs funestes sur ce visage candide, mistress Wilfer frissonna sur-le-champ.

X. Contrat de mariage §

Grande émotion chez les Vénéering ! La jeune fille très-mûre est sur le point de se marier, poudre de riz et le reste, avec le jeune homme également très-mûr que nous avons déjà vu. C’est de la maison Vénéering qu’on partira pour l’église, et ce sont les Vénéering qui donneront le déjeuner. Le valet chimiste, qui, par principe, désapprouve tout ce qui se passe dans la maison, blâme nécessairement ce mariage. Mais on ne lui a pas demandé son consentement ; et une tapissière décharge à la porte son contenu de plantes rares pour que la fête du lendemain puisse être couronnée de fleurs. La jeune fille est très-riche, le jeune homme également ; il place des fonds, va dans la Cité, suit les réunions d’actionnaires, et a des rapports personnels avec les dividendes.

Il est avéré des sages de cette génération que le trafic des dividendes est la seule chose avec laquelle on ait affaire. N’ayez ni antécédents, ni savoir, ni éducation, ni esprit, ni figure, mais ayez des dividendes. Ayez-en assez pour être inscrits en lettres capitales sur les registres de la compagnie. Flottez sur des affaires mystérieuses entre Paris et Londres, et vous serez un grand homme.

« D’où vient-il ?

– Dividendes.

– Où va-t-il ?

– Dividendes.

– Quels sont ses goûts ?

– Dividendes.

– A-t-il des principes ?

– Dividendes.

– Qu’est-ce qui l’a poussé au parlement ?

– Dividendes. »

Peut-être, par lui-même, n’a-t-il eu aucun succès, n’a-t-il réussi en quoi que ce soit ; peut-être n’a-t-il rien commencé, rien achevé, rien produit. Mais dividendes, dividendes ! Ô tout-puissants dividendes ! Placez-les bien haut ces images flamboyantes qui nous induisent nuit et jour, nous autres, humble vermine, à crier comme sous l’influence de l’opium ou de la jusquiame : « Seigneurs, délivrez-nous de notre argent, dépensez-le pour nous, achetez-nous, vendez-nous, ruinez-nous ! Seulement, nous vous en supplions, prenez rang parmi les puissances de ce monde, et engraissez-vous de notre propre chair. »

Tandis que les amours et les grâces préparaient la torche que l’Hyménée doit allumer demain, Twemlow a souffert plus que jamais : les deux futurs, évidemment, sont les plus anciens amis de Vénéering, peut-être ses pupilles ? Toutefois, cela ne se peut guère, car ils sont plus âgés que lui. Vénéering possède leur entière confiance, et a fait beaucoup pour les entraîner à l’autel. Lui-même a raconté à Twemlow comment il avait dit à mistress Vénéering : « Anastasia, cela doit faire un mariage. » Il a de plus ajouté qu’il considérait les deux futurs, Alfred Lammle et Sophronia Akershem, comme son frère et sa sœur.

Twemlow lui a demandé s’il avait été au collége avec Alfred ? « Pas tout à fait, » a-t-il répondu. Si la jeune Sophronia était fille adoptive de sa mère ? « Pas précisément. » Et Twemlow a porté la main à son front d’un air désespéré.

Mais il y a quinze jours ou trois semaines, comme il était chez lui, au-dessus des écuries de Duke-street, la tête penchée sur son journal, sur son thé faible et sa rôtie sans beurre, Twemlow reçut un billet fortement parfumé, portant le monogramme de mistress Vénéering. Cette dame suppliait son très-cher Twemlow, si toutefois il était libre, d’être assez aimable pour venir dîner en quatrième avec ce cher Podsnap, afin de prendre part à une affaire de famille du plus haut intérêt. (Ce dernier membre de phrase souligné deux fois, et rehaussé d’un point d’exclamation.)

« Pas d’engagement ; et plus qu’enchanté, » avait répondu le gentleman. Et il s’était rendu à cette invitation pressante.

« Mon cher Twemlow, s’était écrié Vénéering dès qu’il l’avait aperçu, l’empressement que vous mettez à répondre à la demande d’Anastasia, demande un peu sans-façon, est des plus aimables et tout à fait d’un vieil ami. Vous connaissez notre ami Podsnap ? »

Twemlow s’était rappelé l’ami qui l’avait tant confusionné ; il avait reconnu le cher Podsnap, qui l’avait reconnu à son tour. Il paraît que Podsnap avait été l’objet de tant de démonstrations affectueuses qu’il pouvait se croire l’ami de la maison depuis maintes et maintes années. Il se mettait à son aise le plus amicalement du monde, tournait le dos au feu, et se transformait en statuette du colosse de Rhodes. Twemlow, dans sa faiblesse, avait déjà remarqué avec quelle rapidité les hôtes de Vénéering étaient infectés de la fiction amicale, et ne s’apercevait nullement que c’était là sa maladie.

« Mes très-chers, avait dit Vénéering, vous serez heureux d’apprendre que notre ami Alfred est sur le point d’épouser notre amie Sophronia. Comme nous avons fait de ce mariage, ma femme et moi, une affaire personnelle, et que nous en avons pris la direction, notre devoir est naturellement de communiquer le fait aux amis de la famille. »

Oh ! s’était dit Twemlow en jetant un coup d’œil sur Podsnap, il n’y en a que deux, et c’est lui qui est le second.

« J’espérais, continua Vénéering, avoir lady Tippins ; mais elle est toujours en fête, et malheureusement elle avait promis ailleurs. »

Ciel ! avait pensé Twemlow, dont les yeux s’étaient tournés de côté et d’autre, il y en a trois, et c’est elle qui est la troisième.

« Mortimer Lightwood, que vous connaissez tous les deux, avait repris Vénéering, est à la campagne ; mais il m’écrit, avec l’originalité qui le distingue : « Puisque vous voulez que je sois premier garçon d’honneur, je ne refuse pas, bien que j’ignore par quel motif vous avez pu me choisir. »

Ô ciel ! avait pensé Twemlow, dont les yeux avaient roulé avec inquiétude, il y en a quatre, et c’est lui qui est le quatrième.

« Je n’ai pas invité aujourd’hui Boots et Brewer, que vous connaissez également, dit Vénéering, je les réserve pour un autre jour. »

Alors, avait pensé Twemlow en fermant les yeux, il y en a donc… Et tombant dans une prostration complète, il n’était revenu à lui qu’à la fin du repas, lorsque le chimiste avait été congédié.

« Nous allons maintenant, avait dit Vénéering, aborder le véritable objet de ce petit conseil de famille. Sophronia est orpheline ; par conséquent elle a besoin de quelqu’un pour la conduire à l’autel.

– Chargez-vous-en, avait dit Podsnap.

– Non, mon cher, avait répondu Vénéering, et cela par trois raisons. La première, c’est que je n’oserais pas m’adjuger cet honneur en présence des amis de la famille qui le méritent davantage. La seconde, c’est que je ne suis pas assez fat pour croire que j’ai le physique de l’emploi. La troisième, c’est que ma femme a sur ce point certaines idées superstitieuses : il lui répugne de me voir conduire quelqu’un à l’autel avant l’époque où bébé se mariera.

– Et pourquoi cela, madame ? avait demandé Podsnap.

– C’est une sottise, cher monsieur, j’en conviens, avait-elle répliqué ; mais si Hamilton servait de père à quelqu’un en pareille circonstance, j’ai le pressentiment qu’il n’assisterait pas au mariage de bébé.

Mistress Vénéering, en parlant ainsi, avait les mains ouvertes, appliquées l’une contre l’autre ; et ses huit doigts aquilins ressemblaient tellement à son nez, que les joyaux tout neufs dont ils étaient garnis étaient nécessaires pour les distinguer de ce trait crochu.

« Mais il y a un ami de la famille, avait repris Vénéering, mon ami Podsnap le reconnaîtra, je l’espère, un ami auquel revient de droit cette agréable fonction. Cet ami est parmi nous (ici l’orateur avait enflé la voix comme s’il eût parlé à cent cinquante personnes) et cet ami, c’est Twemlow !

– Assurément, avait dit Podsnap.

– Cet ami, avait continué Vénéering avec une énergie croissante, est notre excellent Twemlow ! Il m’est impossible, mon cher Podsnap, de vous exprimer suffisamment tout le plaisir que j’éprouve en voyant cette opinion, qui est la mienne et celle d’Anastasia, si franchement confirmée par un autre ami de la famille, également cher et non moins sûr, un ami placé dans la haute position… je veux dire hautement placé dans la position, ou plutôt qui place Anastasia et moi dans l’éminente position de le voir lui-même dans l’humble position de parrain de notre bébé. »

Et Vénéering avait éprouvé un soulagement réel en voyant que Podsnap ne témoignait aucune jalousie de l’élévation de Twemlow.

C’est par suite de ces événements qu’une tapissière vide ses fleurs sur l’escalier des Vénéering, et que Twemlow surveille le théâtre où il jouera demain un si grand rôle. Il a été à l’église, et a pris des notes sur l’encombrement des bas-côtés. Il a fait ce travail sous les auspices de l’ouvreuse de bancs, une veuve excessivement lugubre, dont la main gauche semble contractée par un accès de rhumatisme aigu, mais qui est repliée volontairement afin de servir de bourse.

Tandis qu’on décharge les fleurs, Vénéering s’arrache de la bibliothèque où, dans ses jours contemplatifs, il suspend son âme aux dorures des pèlerins de Cantorbéry, et va communiquer à Twemlow la petite fanfare qu’il a composée pour les trompettes de la fashion. Il est dit dans cette fanfare comment, le 17 du présent mois, le révérend Blank Blank, assisté du révérend Dash Dash, a uni par les liens sacrés du mariage, en l’église de Saint-James, Alfred Lammle, esquire de Sackville-street, Piccadilly, et Sophronia, fille unique de feu Horatio Akershem, esquire, du Yorkshire. Comment la jeune et belle fiancée partit de la demeure d’Hamilton Vénéering, esquire, de Stucconia, et fut conduite à l’église par Melvin Twemlow, esquire, de Duke-street, quartier Saint-James, cousin au premier degré de lord Snigsworth de Snigsworthy Park.

Tout en écoutant cette composition épique, Twemlow perçoit vaguement à travers la brume qui l’enveloppe, que si, après cela, le révérend Blank Blank et le révérend Dash Dash ne sont pas sur la liste des plus chers et des plus anciens amis de Vénéering, c’est à eux-mêmes qu’ils devront en savoir gré.

Après cette lecture apparaît Sophronia, que Twemlow a vue deux fois dans sa vie, et qui vient le remercier de vouloir bien remplir à son égard le rôle d’Horatio Akershem, du Yorkshire ; apparaît Alfred, que Twemlow n’a jamais vu qu’une fois ; il vient lui faire les mêmes remercîments, et jette une sorte de lueur pâteuse : comme une bougie qu’on allume en plein jour.

Arrive ensuite mistress Vénéering dans tous ses états aquilins, d’une humeur où s’aperçoivent toutes les verrues de son caractère, pareilles à celles qui décorent son noble nez. Elle est épuisée d’émotions et d’agacements, comme elle le dit à son cher Twemlow, et ravivée malgré elle par le curaçao que lui apporte le chimiste.

Des différents points du royaume commencent à déboucher les demoiselles d’honneur, ainsi que d’adorables recrues enrôlées par un sergent invisible, et qui, débarquées au dépôt Vénéering, font partie d’une légion étrangère.

Twemlow s’esquive et rentre chez lui, Duke-street, quartier Saint-James. Il prend une assiettée de bouillon de mouton, où baigne une côtelette ; puis il ira de nouveau à l’église, afin d’être bien sûr que demain le service nuptial aura lieu à la bonne place. Il est abattu, et se sent triste en mangeant sa côtelette. Il aperçoit nettement dans son cœur l’empreinte qu’y a laissée la plus adorable des adorables ; car, jadis, le pauvre petit gentleman a eu son rêve comme nous tous. Elle n’a pas répondu à sa flamme, ainsi qu’Elle fait souvent ; mais il croit qu’Elle est toujours comme il la voyait alors (ce qu’elle n’a jamais été), et il se dit en lui-même que si elle n’en avait pas épousé un autre par intérêt, et qu’elle se fût mariée avec lui, par amour, ils auraient été bien heureux, ce qui n’est pas vrai du tout. Enfin, il pense que cette âme sensible (dont la dureté est proverbiale) lui conserve un tendre souvenir, et c’est la plus grande erreur. Plongé dans cette rêverie au coin de son triste feu, son petit front sec dans ses petites mains sèches, et son petit coude sec sur ses petites jambes sèches, Twemlow est mélancolique.

Pas d’adorable pour lui tenir compagnie ; pas d’adorable chez soi, pas d’adorable au club ! Le désert, rien que le désert ! Pauvre Twemlow ! Puis il s’endort, et des frémissements galvaniques parcourent toute sa personne.

Le lendemain matin de bonne heure, cette affreuse lady Tippins, veuve de sir Thomas Tippins, anobli par une erreur de S. M. Georges III, qui croyait en baroniser un autre, et qui pendant la cérémonie daigna lui faire cette gracieuse observation :

« Quoi, quoi, quoi ? qui, qui, qui ? pourquoi, pourquoi, pourquoi ? » Cette vieille lady Tippins, disons-nous, commence de bonne heure à se faire teindre et vernir pour la circonstance. Elle a la réputation de raconter les choses d’une façon très-piquante, et il faut qu’elle arrive l’une des premières chez ces gens-là, afin, ma chère, de ne rien perdre du plaisant de la comédie.

Dans cet amas d’étoffe, surmonté d’un chapeau, qui est annoncé sous le nom de lady Tippins, y a-t-il un fragment quelconque de substance féminine ? Peut-être sa femme de chambre le sait-elle ; mais vous achèteriez dans Bond-Street la totalité de ce qu’elle montre à vos yeux. En la scalpant, la grattant, la dépouillant, vous en feriez deux ladies, et vous n’auriez pas pénétré jusqu’à l’article réel.

Lady Tippins a un grand lorgnon d’or qui lui est indispensable pour regarder ce qui se passe. Si elle en avait un dans chaque œil, l’autre paupière tomberait peut-être un peu moins ; d’ailleurs ce serait plus régulier. Mais lady Tippins a dans ses fleurs artificielles une éternelle jeunesse ; et la liste de ses adorateurs est toujours au complet.

« Mortimer, s’écrie-t-elle en promenant son lorgnon, où est le futur ? misérable que vous êtes !

– Je n’en sais rien, parole d’honneur ; et cela m’est fort égal, dit Mortimer.

– Malheureux ! est-ce de la sorte que vous remplissez votre charge ?

– Si ce n’est une vague idée que le futur doit s’asseoir sur mon genou, et qu’à un moment donné je dois lui servir de témoin, comme pour un duel, j’ignore, je vous assure, en quoi consistent mes fonctions. »

Eugène fait également partie du cortége ; et la sombre tristesse dont il est drapé ferait croire qu’il est question de funérailles.

La scène se passe dans la sacristie de l’église Saint-James, entre des tablettes couvertes de vieux registres parcheminés, dont la reliure pourrait bien être en ladies Tippins. Mais, silence ! Une voiture s’arrête : apparaît une contrefaçon de Méphistophélès, quelque bâtard de la famille de ce gentleman, que lady Tippins trouve un homme charmant ! une véritable conquête ! et que Lightwood examine d’un œil peu satisfait.

« Je crois, dit-il, que c’est mon clerc ! Vraiment, oui ! Que le diable l’emporte ! »

Les voitures se succèdent ; mais voyons d’abord ce qui est arrivé. D’après lady Tippins, qui, debout sur un coussin, passe en revue l’assemblée à travers son lorgnon, la chose se résume ainsi :

« La mariée : quarante-cinq ans, ou je ne m’y connais pas ; robe (le yard), trente shellings ; voile, quinze livres ; mouchoir superbe : un cadeau.

« Demoiselles d’honneur, choisies de manière à ne pas éclipser la mariée, conséquemment pas très-jeunes ; douze shellings six pence le yard ; fleurs données par Vénéering. La petite au nez raccourci n’est pas mal, mais trop occupée de ses bas. Chapeaux, trois livres dix.

« Twemlow : quel débarras pour le cher homme, si vraiment c’était sa fille ! Agacé rien qu’en pensant qu’on pourrait croire qu’il en est le père ; et il y a de quoi !

« Mistress Vénéering : on n’a jamais vu de pareil velours ! Telle qu’elle est, deux mille livres au bas mot ; une véritable montre de bijoutier ! Son père a dû prêter sur gage : autrement, comment ces gens-là feraient-ils ?

« Assistants inconnus très-mêlés. »

Cérémonie terminée ; registre signé ; lady Tippins conduite par Vénéering. Équipages roulant vers Stucconia ; valets décorés de fleurs et de rubans. Arrivée chez Vénéering : salons magnifiques ; nombreux amis attendant l’heureux couple. Mister Podsnap : cheveux en brosse, dont on a tiré le meilleur parti possible. Mistress Podsnap : majestueusement folâtre.

Boots et les trois autres tampons : fleur à la boutonnière, cheveux frisés, gants étroitement boutonnés ; prêts à remplacer le futur, si un accident fût arrivé à celui-ci.

La tante de la mariée, sa plus proche parente : une veuve du genre Méduse, bonnet de pierre et des regards pétrifiants.

Le curateur de la mariée : physique d’un homme d’affaires nourri de tourteau, larges lunettes à verres ronds, personnage du plus haut intérêt. Vénéering se précipite vers ce gentleman, son plus ancien ami (ce qui fait le septième, se dit Twemlow). Comme il l’entraîne d’un air confidentiel, au fond de la serre, on pense qu’il est de moitié dans la gestion des biens de la jeune épouse, et qu’il va s’occuper de la fortune de celle-ci, dont l’apport est considérable. Les Tampons vont même jusqu’à dire à voix basse : « Tren-te mil-le li-vres ! » et accompagnent ce chiffre d’un claquement de langue et d’une aspiration qui évoquent le souvenir d’huîtres exquises.

Très-étonné de son intimité dans la maison, la fournée d’inconnus s’enhardit, croise les bras et commence à contredire Vénéering, même avant d’être à table. Pendant ce temps-là, mistress Vénéering apporte Bébé en costume de fille d’honneur, voltige de l’un à l’autre, et fait jaillir de ses rubis, de ses diamants et de ses émeraudes, des éclairs aux mille nuances.

Enfin, le chimiste ayant conclu d’une façon satisfaisante les diverses querelles qu’il a cru de sa dignité d’avoir avec les garçons traiteurs, annonce le déjeuner.

La salle à manger n’éblouit pas moins que les salons. Table superbe ; tous les chameaux dehors et pliant sous leur charge ; gâteaux splendides, ornés de cupidons et de lacs d’amour ; splendide bracelet offert par Vénéering avant de descendre, et mis au bras de la mariée.

Personne, néanmoins, n’a plus d’égards pour les Vénéering que s’ils étaient simplement de braves traiteurs faisant la chose à tant par tête. Les nouveaux époux causent ensemble, et rient en aparté, comme ils ont toujours fait. Les Tampons expédient les plats avec la verve qu’ils y ont toujours mise ; les inconnus s’invitent mutuellement avec une extrême bienveillance à multiplier les verres de champagne. Mistress Podsnap, qui se rengorge et se balance de son air le plus majestueux, est bien autrement écoutée que la maîtresse de la maison ; et c’est tout au plus si Podsnap ne fait pas les honneurs de la table.

Un grave inconvénient pour Vénéering est d’avoir à sa droite la séduisante Tippins, et à sa gauche la tante de la mariée, qui sont loin de vivre en bonne intelligence. La Méduse ne se contente pas de jeter des regards pétrifiants à la charmante lady ; elle accompagne tous les propos de la divine créature d’un reniflement sonore, qui pourrait s’attribuer à un rhume de cerveau chronique, mais qui peut provenir de l’indignation et du mépris. Cet ébrouement revient avec une telle régularité, qu’on finit par s’y attendre ; et le silence que font les convives, chaque fois qu’il va se produire, devient embarrassant. La tante rocaille a, en outre, une façon injurieuse de repousser les plats dont mange lady Tippins, en disant tout haut quand on les lui présente : « Non ! non ! non ! pas pour moi ; emportez cela. » Elle a évidemment l’intention de faire savoir qu’en partageant la nourriture de cette charmeresse elle craindrait de lui ressembler, ce qui, pour elle, serait une fin déplorable.

Voyant cette inimitié, lady Tippins fait feu de son lorgnon, et décoche une ou deux saillies juvéniles ; mais tous les traits s’émoussent sur le bonnet impénétrable, et sur l’armure ronflante de cette vieille pétrifiée.

Autre fait douloureux : les inconnus s’excitent mutuellement à une froide irrévérence. Les chameaux d’or et d’argent ne leur inspirent aucun respect ; et ils défient les seaux à glace d’un travail si délicat. Ils semblent même se réunir dans le vague sentiment que leur hôte recueillera de la fête un joli bénef, et ils agissent à peu près en habitués de taverne. Il n’y a même pas de dédommagement du côté des filles d’honneur. Ne s’intéressant que fort peu à la mariée, et pas du tout l’une à l’autre, ces adorables créatures se livrent en silence au déprisement des toilettes.

Quant au garçon d’honneur, complétement épuisé et renversé sur sa chaise, il semble profiter de l’occasion pour faire pénitence des fautes qu’il a commises. La seule différence qu’il y ait entre lui et son ami Eugène, c’est que du fond de sa chaise ce dernier semble réfléchir à toutes les fautes qu’il voudrait commettre, surtout au mal qu’il voudrait faire à tous les gens de la noce.

Les cérémonies d’usage s’oublient ou s’alanguissent ; et le magnifique gâteau que vient d’entamer la main blanche de la mariée est d’un aspect indigeste. Néanmoins, toutes les choses qu’il fallait dire et faire ont été dites et faites, y compris les bâillements, le somme profond, et le réveil inconscient de lady Tippins.

Apprêts tumultueux du voyage nuptial : les mariés s’en vont à l’île de Wight. Au dehors l’air s’emplit de fanfares et de spectateurs, et la foule est témoin du cruel affront qu’une maligne étoile réservait au chimiste. Immobile devant la porte, afin de concourir à la pompe du départ, cet homme superbe reçoit tout à coup le plus prodigieux soufflet. C’est l’un des Tampons qui a emprunté le soulier ferré d’un gâte-sauce, et qui, la vue troublée par le champagne, le lui a lancé en pleine joue, au lieu d’en favoriser les voyageurs, comme il en avait le désir8.

Les gens de la noce remontent dans les salons. Ils sont tous enluminés comme si, de compagnie, ils avaient gagné la scarlatine. Les jambes des inconnus jouent de vilains tours aux divans, le splendide mobilier éprouve une foule d’avaries. Enfin, lady Tippins, qui se demande si aujourd’hui est avant-hier, ou après-demain, ou la semaine d’après la semaine prochaine, disparaît tout à coup ; Mortimer et son ami Eugène disparaissent ; Twemlow disparaît. La tante Méduse s’en va, prouvant jusqu’à la fin qu’elle est de roche, et de nature réfractaire. Les inconnus eux-mêmes s’écoulent peu à peu ; et tout est donc fini !

Fini quant au présent ; mais il restait l’avenir ; et celui-ci, pour mister et mistress Lammle, arriva au bout d’une quinzaine de jours dans l’île de Wight, sur la grève de Shanklin.

Il y avait déjà quelque temps que mister et mistress Lammle se promenaient ; on voyait à l’empreinte de leurs pas qu’ils ne s’étaient point donné le bras, qu’ils n’avaient pas marché droit, et qu’ils étaient tous les deux d’une humeur massacrante. Madame avait percé devant elle de petits trous dans le sable humide avec le bout de son ombrelle, et monsieur avait balayé la grève de sa canne, qu’il traînait derrière lui.

« Avez-vous l’intention de me dire, Sophronia… demanda le gentleman après un long silence.

– Ne me prêtez rien, je vous prie, s’écria la dame en se retournant l’œil enflammé ; je vous demande un peu : avez-vous l’intention de me dire ? »

Mister Lammle continua de traîner sa canne. Mistress Lammle ouvrit les narines, et se mordit la lèvre inférieure. Mister prit de la main gauche ses favoris gingembre, les rapprocha, et, du fond de ce buisson fauve, jeta sur sa bien-aimée un regard sombre et furtif.

« Avez-vous l’intention de me dire !… reprit Sophronia du ton le plus indigné ; m’attribuer pareille chose ! Quelle insigne mauvaise foi !

– Hein ? fit Alfred qui lâcha ses favoris et s’arrêta en la regardant.

– Quelle idée ! répondit Sophronia avec hauteur et en marchant toujours. »

En deux pas mister Lammle fut auprès d’elle.

– Ce n’est pas cela, reprit-il ; vous avez dit : mauvaise foi.

– Et si je l’avais dit ?

– Il n’y a pas de si, je l’ai entendu.

– Eh bien, prenons que je l’ai dit ; après ?

– Oseriez-vous me le répéter en face ?

– Oui, répondit Sophronia, qui attacha sur lui un regard froid et méprisant. Je vous le demanderai à mon tour, monsieur, comment osez-vous me jeter à la face un pareil mot ?

– Je ne vous l’ai jamais dit. »

La chose était vraie ; Sophronia le savait bien, et se vit contrainte de recourir à cette phrase féminine :

« Je me soucie peu de ce que vous dites ou de ce que vous ne dites pas. »

La promenade continua ; le silence, qui avait duré quelques instants, fut tout à coup rompu par le mari.

« Vous avez, reprit-il, une manière à vous de discuter. Vous me reprochez ce que j’ai voulu dire, et je ne sais pas même à quoi vous faites allusion.

– Ne m’aviez-vous pas laissé entendre que vous aviez de la fortune ?

– Jamais.

– En ce cas, les apparences m’ont trompée.

– Soit ! mais je peux vous adresser le même reproche. Ne m’avez-vous pas fait entendre que vous étiez riche ?

– Non.

– En ce cas, j’ai été trompé par les apparences.

– Si vous êtes un de ces coureurs de dot assez borné pour ne pas savoir ce qu’il en était, ou assez avide pour craindre d’y regarder, est-ce ma faute, aventurier que vous êtes ? répliqua Sophronia avec aigreur.

– J’ai questionné Vénéering, dit Alfred ; il m’a répondu que vous aviez de la fortune.

– Vénéering ! (du ton le plus méprisant) est-ce que Vénéering me connaît ?

– Je le croyais votre curateur.

– Mon curateur ! je n’en ai qu’un ; celui que vous avez vu le jour où vous m’avez frauduleusement épousée ; et l’objet de sa curatelle est peu de chose : une rente de cent cinquante livres et quelques shellings ou quelques pence, si vous tenez à la somme exacte. »

Alfred lança un regard des moins affectueux sur la compagne de ses joies et de ses douleurs, et grommela une phrase qu’il interrompit brusquement.

« Question pour question, dit-il ; à mon tour, missis Lammle. Qui vous a fait croire que j’étais riche ?

– Vous-même ; n’est-ce pas sous cet aspect que vous vous êtes toujours montré ?

– Mais vous avez consulté quelqu’un ? Voyons, missis Lammle, confidence pour confidence : à qui vous êtes-vous adressée ?

– J’ai demandé à Vénéering.

– Et vous avez cru qu’il en savait plus long sur moi que sur vous ? plus que personne n’en sait sur son compte ? »

Après un nouveau silence, Sophronia s’arrêta et dit avec colère :

« Je ne pardonnerai jamais cela à ce Vénéering.

– Ni moi non plus, dit le mari. »

La promenade se continua ; madame perçant toujours avec aigreur la plage à coups d’ombrelle ; monsieur traînant toujours sa canne derrière lui, comme une queue pendante. La marée était basse ; on eût dit qu’ils avaient échoué sur la grève. Une mouette les effleura de ses ailes, et sembla les bafouer. Il n’y avait qu’un instant, un voile d’or couvrait les flancs bruns du rivage ; à présent ce n’était plus que de la terre fangeuse. Un rugissement ironique s’élevait de la mer ; les vagues, accourues de loin, montaient les unes sur les autres pour regarder ces imposteurs pris au piége ; et, triomphant de leur déconvenue, elles s’unissaient dans une sarabande infernale.

« Vous me reprochez, dit Sophronia, de vous avoir épousé par intérêt ; mais aviez-vous la prétention de croire que je vous prendrais pour vous-même ? Cela dépassait toutes les bornes du possible.

– Je peux encore vous renvoyer la balle, missis Lammle ; de votre côté, qu’avez-vous eu la prétention de croire ?

– Ainsi, répondit Sophronia, dont la poitrine s’agita, après m’avoir trompée, vous m’insultez, monsieur !

– Pas du tout ; je ne suis pas l’auteur de cette question à deux tranchants ; c’est vous qui l’avez posée.

– Moi ! s’écria la nouvelle épouse ; » et l’ombrelle se cassa.

Le mari devint livide ; des taches de mauvais augure, et d’une pâleur mortelle, apparurent aux environs du nez, comme si le doigt de Satan lui-même s’y fût marqué çà et là ; mais il savait se contenir, tandis que Sophronia se livrait à sa colère.

« Jetez cela, dit-il froidement en désignant l’ombrelle, vous en avez fait quelque chose d’inutile, et elle vous rend ridicule. »

Dans sa rage, madame l’accabla d’injures, l’appela franc scélérat, et jeta l’ombrelle de manière à l’en frapper. Les empreintes sataniques pâlirent encore ; mais il garda le silence, et vint se placer auprès d’elle. Les larmes de Sophronia éclatèrent. Elle se dit la plus malheureuse, la plus trompée, la plus maltraitée des femmes. Si elle en avait eu le courage, elle se serait tuée sous les yeux de ce lâche imposteur. Pourquoi ne lui arrachait-il pas la vie ? Ses pleurs redoublèrent ; elle sanglota, parla d’escroc, et finit par se laisser tomber sur une pierre, où elle se mit dans tous les états connus et inconnus de la fureur féminine. Durant cet accès de rage, les empreintes diaboliques de la figure du mari apparurent çà et là, et disparurent tour à tour comme les clefs d’un instrument à vent, joué par l’artiste infernal. Ses lèvres blanches demeuraient entr’ouvertes, et il respirait avec force comme s’il avait été essoufflé par une course rapide.

« Levez-vous, dit-il enfin, et parlons sérieusement. »

Elle resta assise sans faire attention à lui.

« Je vous dis de vous lever, mistress Lammle !

– Vous me le dites ? reprit-elle en le regardant avec mépris. Vous me le dites ! En vérité ! »

Elle baissa de nouveau la tête, et affecta de ne pas savoir qu’il avait les yeux sur elle ; mais elle en éprouvait un malaise évident.

« Levez-vous et partons, mistress Lammle ; assez comme cela, vous m’entendez ? »

Cédant à la main qui l’entraînait, elle se leva, et tous les deux se remirent en marche ; mais cette fois pour se diriger vers leur habitation.

« Mistress Lammle, dit Alfred, nous avons tous les deux été trompeurs, et tous les deux trompés. Tous les deux nous avons été mordants et mordus ; c’est un cercle vicieux d’où il est impossible de sortir.

– Vous m’avez recherchée…

– Ne parlons plus de cela, je vous prie. Nous savons ce qui en est. À quoi bon revenir sur un fait que ni vous, ni moi ne pouvons dissimuler. Je poursuis donc : j’ai été trompé, et fais triste figure.

– Ne l’ai-je pas été moi-même ?

– J’y arrivais, si vous m’en aviez laissé le temps. Vous avez été trompée, et vous faites triste figure.

– Une figure offensée.

– Vous êtes maintenant assez calme, Sophronia, pour comprendre que vous ne pouvez pas être offensée sans que je le sois moi-même ; c’est pourquoi cette expression était au moins inutile. Quand je regarde en arrière, je me demande avec surprise comment j’ai pu être assez sot pour vous épouser sur parole.

– Et moi, interrompit mistress Lammle, quand je regarde…

– Quand vous regardez en arrière, vous vous demandez, avec une égale surprise, comment vous avez pu être assez sotte, passez-moi le mot, pour m’épouser sur un simple ouï-dire. Mais des deux parts la sottise est faite ; vous ne pouvez pas plus vous délivrer de moi, que je ne peux me débarrasser de vous. Qu’en résulte-t-il ?

– Honte et misère ! répondit Sophronia avec amertume.

– Je n’en sais rien. Ce qui en résulte, c’est la nécessité de nous entendre. Avec de l’accord, nous pouvons nous tirer de là.

» Je partage mon discours en trois points – Donnez-moi le bras, Sophronia – en trois points, pour être plus clair et plus précis.

» Primo. La chose est assez dure par elle-même sans y joindre la mortification de la voir divulguée. Nous prenons donc l’engagement de la tenir secrète. Vous consentez, n’est-ce pas ?

– Oui, si le fait est possible.

– Il l’est assurément ; nous avons bien su nous en imposer l’un à l’autre ; à nous deux ne pourrons-nous pas en imposer au monde ? Est-ce accordé ?

– Oui.

– Secundo. Nous avons à la fois à nous venger des Vénéering, et à souhaiter que les autres se laissent prendre dans leurs filets. Est-ce entendu ?

– Oh ! oui, bien entendu.

– À merveille. J’arrive au troisième point, qui est d’une adoption facile. Vous m’avez traité d’aventurier, Sophronia ; vous avez eu raison. En bon anglais, je ne suis pas autre chose ; vous aussi, vous n’êtes qu’une aventurière, et une foule de gens nous ressemblent. Qu’il soit donc bien entendu que nous garderons notre secret ; et que nous travaillerons de concert à l’exécution de nos desseins.

– Lesquels ?

– Tous ceux qui tendront à nous procurer de l’argent. Nos intérêts sont les mêmes ; j’entends, par nos desseins, tout ce qui pourra les servir. Est-ce convenu, missis Lammle ?

Elle hésita un moment, et finit par donner une réponse affirmative.

– Nous voilà d’accord, et du premier coup, vous le voyez, Sophronia. Je n’ai plus que deux mots à vous dire : nous savons parfaitement qui nous sommes ; n’ayez donc pas la fantaisie de reparler du passé ; la connaissance que j’ai du vôtre est identique à celle que vous avez du mien ; en me faisant des reproches, ce serait vous en faire à vous-même, ce que je ne désire pas, je vous assure. Après l’entente cordiale qui vient de s’établir entre nous, il convient d’oublier tout sujet irritant. Enfin, pour terminer, vous avez montré aujourd’hui un fort mauvais caractère, Sophronia ; que cela ne vous arrive plus, car j’ai moi-même un caractère diabolique. »

C’est ainsi qu’après avoir rédigé et signé ce contrat de mariage, fécond en promesses, l’heureux couple gagna son heureuse demeure.

Si, au moment où le doigt infernal marquait son empreinte sur sa figure pâle et haletante, mister Alfred Lammle, esquire, avait voulu dompter sa chère femme, en la dépouillant tout à coup du peu d’estime, réelle ou feinte, qu’elle se gardait à elle-même, il paraissait y être arrivé. Tandis qu’à la clarté du couchant, son époux la ramenait à leur séjour béni, la jeune lady trop mûre, aurait eu grand besoin de poudre et de fard pour se recomposer le visage.

XI. Podsnaperie §

Mister Podsnap est fort bien dans ses affaires et siége très-haut dans l’opinion de Mister Podsnap. Il a débuté avec un bel héritage, s’est prodigieusement enrichi dans les assurances maritimes, et jouit d’une complète satisfaction.

Il n’a jamais pu deviner pourquoi tout le monde n’est pas entièrement satisfait, et il a la conscience de donner un brillant exemple de vertu civique en étant satisfait de tout, particulièrement de sa personne.

Dans l’heureuse certitude qu’il a de son propre mérite et de son extrême importance, mister Podsnap a décidé que tout ce qu’il met derrière lui n’existe plus. Il y a quelque chose de digne et de concluant, pour ne pas dire de très-commode, dans cette manière de se débarrasser des objets désagréables. Cette façon d’agir a puissamment contribué à la satisfaction de mister Podsnap, et à son établissement dans la haute opinion qu’il a de lui-même.

« Je n’ai pas besoin de savoir cela ! Qu’on ne me parle pas de cela ! Je n’admets pas cela ! »

Mister Podsnap, dont la figure devient rutilante quand il prononce ces mots, les accompagne d’un geste particulier du bras droit, qu’il a fini par acquérir en purgeant le monde de ses problèmes les plus ardus, problèmes qu’il fait disparaître en les balayant, car il s’en trouvait offensé.

Le monde moral et même géographique de mister Podsnap est un monde fort étroit. Bien qu’il doive sa prospérité au commerce international, mister Podsnap regarde le nom des autres pays comme une erreur, et oppose cette observation concluante aux usages étrangers : « Pas anglais. » Puis presto, le bras arrondi et le rouge au front, il les supprime d’un revers de main.

D’autre part, le monde se lève à huit heures, se rase à huit heures et quart, déjeune à neuf heures, se rend dans la Cité vers dix heures, rentre chez soi à cinq heures et demie, dîne à sept heures ; et l’on peut résumer ainsi les notions que M. Podsnap a sur l’art en général.

Littérature : masse d’imprimés décrivant avec respect le lever à huit heures, la barbe à huit et quart, le déjeuner à neuf, la Cité à dix, le retour à cinq et demie, le dîner à sept heures, Peinture et sculpture : portraits et bustes des habiles praticiens du lever à huit heures, de la barbe à huit et quart, du déjeuner à neuf heures, etc. Musique : concert respectable d’instruments à vent et à corde, chantant (sans variation aucune) sur un rythme tranquille, lever à huit, barbe à huit et quart, déjeuner à neuf, Cité à dix, retour à cinq et demie, et dîner à sept heures. Rien autre chose ne doit être permis à ces arts sans aveu, sous peine d’excommunication. Rien autre chose ne doit exister nulle part.

En sa qualité d’homme aussi éminemment respectable, mister Podsnap est obligé, il le sent bien, de prendre la Providence sous sa protection ; d’où il résulte qu’il est toujours à même d’interpréter les décrets providentiels. Des gens d’une respectabilité inférieure pourraient souvent être au-dessous d’une pareille tâche ; mais mister Podsnap est toujours au niveau de cette mission ; et, chose à la fois remarquable et consolante, ce que la Providence a voulu est invariablement ce que veut mister Podsnap.

La réunion de ces principes, qui font école, et sont passés en articles de foi, constitue ce que le chapitre actuel prend la liberté de qualifier de Podsnaperie, du nom de leur plus fidèle représentant.

Confinés dans d’étroites limites (le cerveau de M. Podsnap étant lui-même borné par son col de chemise), ces principes fondamentaux sont proclamés d’un ton pompeux en harmonie avec le craquement des bottes de l’orateur.

Il y a une miss Podsnap, jeune pouliche à bascule, élevée dans l’art maternel de caracoler majestueusement sans jamais avancer ; mais les grandes allures de sa mère ne lui ont pas encore été inculquées. C’est toujours une enfant, ayant les épaules hautes, l’esprit engourdi, les coudes pointus et rouges, et un nez râpé, qui semble de temps en temps faire une échappée hors de l’enfance, mais qui rentre bien vite, effrayé de la coiffure de maman, et de la totalité de papa : écrasé, en un mot, par le poids de la podsnaperie.

Cette jeune miss incarne aux yeux de son père une institution sociale d’une certaine nature, et que mister Podsnap désigne sous le nom de jeune personne. Institution tyrannique, attendu qu’elle oblige tout ce qui existe au monde à passer par sa filière, pour se plier à ses exigences. « Cela peut-il la faire rougir ? » Telle est la question qui se dresse à tout propos ; car cette jeune personne, d’après mister Podsnap, a l’inconvénient d’être sujette à se couvrir de rougeur, alors que c’est complétement inutile. Si bien qu’entre son excessive innocence et la perspicacité la plus dépravée il ne semble y avoir aucune démarcation. À en croire mister Podsnap, les nuances les plus atténuées du brun, du lilas, du blanc et du gris, sont d’un rouge flamboyant aux yeux de taureau de cette pudeur incommode.

Les Podsnap demeurent dans un coin obscur qui touche à Portsman-square. Ce sont de ces gens qu’on est certain de trouver à l’ombre, quel que soit l’endroit qu’ils habitent. La vie de miss Podsnap, depuis son apparition sur cette planète, a toujours été du genre ombreux. Ne devant, sans doute, retirer aucun bénéfice du commerce de ses pareilles, cette jeune personne en a été réduite à la société des gens d’un certain âge et des meubles massifs. Elle ne connaît du monde que ce qui lui en a été réfléchi par les bottes de son père, les tables de noyer et de bois de rose, les glaces ténébreuses des salons fermés, et le voit nécessairement en noir. Aussi lorsque sa mère la produit solennellement au parc, dans un grand phaéton soupe-au-lait, elle apparaît au-dessus du tablier comme une jeune malade qui est assise dans son lit, et qui a le plus vif désir de se cacher sous la couverture.

« Georgiana aura bientôt dix-huit ans, dit l’honorable Podsnap.

– Bientôt, répond mistress Podsnap.

– Nous ferions bien, reprend le mari, d’avoir quelques personnes à l’occasion de son jour de naissance.

– Ce qui nous permettrait, poursuit la femme, de rendre à tous ceux qui nous ont reçus. »

Mister et mistress Podsnap ont donc l’honneur d’inviter dix-sept amis intimes à venir dîner chez eux tel jour ; puis le nouvel honneur de substituer d’autres amis intimes à ceux des dix-sept amis primitifs, qui regrettent vivement de ne pas pouvoir répondre à leur aimable invitation, ayant pour ce jour-là un engagement antérieur. Sur quoi, mistress Podsnap raye de sa liste les noms de ces inconsolables, et dit en les effaçant du bout de son crayon :

« Pour rien au monde, je ne les inviterais maintenant ; nous en voilà débarrassés. »

Délivrés de ces amis de cœur, mister et mistress Podsnap ont la conscience beaucoup plus légère. Mais il y a d’autres amis intimes, qui, n’ayant aucun titre à une invitation à dîner, ont cependant des droits à venir, entre neuf et dix heures du soir, participer à un bain de vapeur au gigot de mouton. Afin de s’acquitter envers ces notables, mistress Podsnap ajoute donc à son repas une petite soirée, à laquelle on arrivera de bonne heure, et passe chez le marchand de musique, où elle demande un automate bien élevé qui puisse lui jouer des quadrilles pour une petite sauterie.

Mister et mistress Vénéering, ainsi que les nouveaux époux, sont naturellement du dîner. Mais à part ce couple battant neuf, la maison Podsnap n’a rien de commun avec celle des Vénéering. Chez un parvenu, qui a besoin de cela pour se poser, l’élégance est tolérée par mister Podsnap ; quant à lui, il est fort au-dessus d’une pareille misère. C’est une solidité monstrueuse qui caractérise l’argenterie et la vaisselle Podsnap. Tout cela n’a été fait que pour paraître aussi lourd qu’on a pu, et tenir autant de place que possible. Tout cela vous dit avec arrogance : « Vous m’avez ici dans ma laideur, avec la même profusion que si j’étais un plomb vil ; et pourtant je suis un poids considérable de métal précieux, à tant le marc. Ne seriez-vous pas ravi de me fondre ? » De l’affreuse plate-forme qu’il occupe au centre de la table, un surtout massif, à pieds écartés, bossu sur toutes les faces plutôt que décoré, vous adresse ces paroles. Les quatre seaux où rafraîchit le vin, pourvus de lourdes têtes, portant à chaque oreille un gros anneau d’argent, transmettent ce discours d’un bout à l’autre de la table, et le disent aux salières, en forme de pots ventrus, qui, à leur tour, le passent à leurs voisins.

Enfin les cuillers et les fourchettes, d’un poids et d’un volume énormes, agrandiront la bouche des invités avec l’intention expresse de leur jeter dans le gosier, à chaque morceau qu’ils avalent, le sentiment de la somme qu’elles représentent.

Les différents meubles sont, dans leur espèce, tout aussi lourds que l’argenterie, et la plupart des convives leur ressemblent. Il y a toutefois parmi ces derniers un gentleman français, lequel n’a été admis qu’après une longue hésitation ; car, dans l’esprit de mister Podsnap, l’Europe continentale passe pour être mortellement liguée contre l’innocence de la jeune personne.

L’invitation a néanmoins eu lieu, et cet étranger produit sur les convives un effet assez bizarre : chacun, y compris le maître de la maison, lui parle comme à un enfant qui a l’oreille dure. Par une concession délicate à cet infortuné, qui a eu le malheur de ne pas naître en Angleterre, mister Podsnap lui présente sa famille en français : « Madame Podsnap, mademoiselle Podsnap. » Il ajouterait volontiers ma fille, mais il s’interdit cette entreprise audacieuse. Les Vénéering étant les seuls convives qui soient arrivés, sont présentés avec la même condescendance explicative : « Monsieur Vey-nai-riing. » Puis, revenant à sa langue maternelle, mister Podsnap demande à son hôte ce qu’il pense de Londres, et ajoute, comme s’il administrait une potion à un sourd :

« Lon-don, Londres, London. »

L’étranger admire cette capitale.

– Une très-grande ville ! reprend mister Podsnap.

– Très-grande, dit l’étranger.

– Et très-riche !

– Immensément riche.

– Nous disons immensely, reprend mister Podsnap avec complaisance. Nos adverbes ne se terminent pas en mong, comme en français. Ensuite, nous plaçons un t avant le ch, nous disons ritch.

– Ritch, répète l’étranger.

– Et n’avez-vous pas trouvé, poursuit Podsnap avec dignité, n’avez-vous pas trouvé, monsieur, dans les rues de la métropole du monde, des témoignages frappants de notre Constitution britannique ? »

L’étranger demande un million de pardons ; mais il n’a pas bien compris.

« La Consti-tu-tion bri-tan-nique, reprend mister Podsnap du ton dont il expliquerait la chose dans une école primaire. Nous disons british ; mais vous dites britannique. (À son tour, il a l’air de s’excuser et de dire : ce n’est pas ma faute.) La Constitution, monsieur…

– Yes, I know him, » répond l’étranger.

Un convive jeunot et jaunâtre, décoré de lunettes sous un front très-bombé, et qui est à l’un des coins de la table, sur une chaise supplémentaire, cause une sensation profonde en jetant un « es-qué ? » suivi d’un brusque silence.

– Est-ce que ? répète le Français en se tournant de son côté. Mais ayant dit pour le moment tout ce qu’il avait trouvé derrière ses bosses frontales, le jeune convive ne poursuit pas.

« Je vous demandais, crie Podsnap, qui renoue le fil de son discours, si vous aviez observé dans nos streets, comme nous disons, ou sur notre pavvy, comme vous dites, any tokens… »

Le Français, avec une patience des plus courtoises, demande pardon ; mais que signifie tokens ?

« Marks, signs, appearances, traces, répond M. Podsnap.

– D’un cheval ? demande l’étranger ; of a orse ?

– Nous disons horse, réplique mister Podsnap avec indulgence. In England, Angleterre, nous aspirons le hetch, et nous disons horse ; il n’y a que dans nos classes inférieures que l’on prononce orse.

– Mille pardons, monsieur ; je me trompe toujours, dit le Français.

– Notre langue, reprend mister Podsnap avec la conscience d’avoir toujours raison, notre langue est difficile ; c’est une langue très-riche, et que les étrangers ont beaucoup de peine à saisir. Je ne poursuis pas ma question. »

Le gentleman à lunettes, regrettant de la voir abandonner, pousse follement un nouvel esqué ? et s’arrête sans éveiller d’écho.

« Elle avait simplement trait à notre Constitution, explique mister Podsnap, qui a conscience de faire un acte méritoire en possédant cette chose inestimable. Nous autres Anglais, poursuit-il, nous sommes très-fiers de notre Constitution : c’est un don de la Providence. Aucun pays, monsieur, n’est favorisé du ciel autant que ce pays-ci.

– Et les autres, dit l’étranger, comment font-ils ?

– Monsieur, répond mister Podsnap en hochant la tête d’un air grave, ils font… je regrette d’avoir à le dire, monsieur, ils font comme ils peuvent.

– La Providence a des faveurs restreintes, dit l’étranger en souriant, car les frontières ne sont pas étendues.

– Sans doute, réplique Mister Podsnap ; mais cela n’en est pas moins vrai : c’est la charte de la Terre. Cette île, monsieur, a été bénie à l’exclusion absolue de toutes les contrées du globe, quelque nombreuses qu’elles soient. Et si nous n’étions ici que des Anglais, ajoute l’orateur en promenant son regard sur ses compatriotes, et en développant sa thèse d’une voix solennelle, je dirais que l’Englishman offre un assemblage de vertus, une modestie, une indépendance, un calme, une solvabilité, joints à l’absence de tout ce qui peut amener la rougeur sur le front d’une jeune personne, bref, une réunion de vertus qu’on chercherait en vain parmi les autres peuples. »

Ayant terminé ce petit speech, mister Podsnap, dont le visage s’enflamme à la vague pensée qu’un citoyen à préjugé, d’un pays quelconque, oserait peut-être apporter à ses paroles une légère restriction, mister Podsnap exécute son geste favori, et met à néant le reste de l’Europe, l’Asie, l’Afrique et l’Amérique. L’auditoire est fort ému de ce trait d’éloquence, et mister Podsnap, qui se sent aujourd’hui d’une force exceptionnelle, devient souriant et communicatif.

« Avez-vous entendu parler de cet heureux légataire, Vénéering ? demande-t-il d’un air aimable.

– Pas du tout, répond Vénéering. Je sais seulement qu’il a été mis en possession de l’héritage ; et que ses voisins l’appellent maintenant le boueur doré. Je crois vous avoir dit autrefois que la jeune personne, dont le prétendu a été assassiné est la fille d’un de mes commis ?

– Oui, vous m’avez dit cela. À ce propos je vous demanderai de vouloir bien nous raconter cette singulière histoire. C’est une coïncidence curieuse, que la première nouvelle de la découverte du corps ait été annoncée à votre table pendant que je m’y trouvais, et que l’un de vos gens soit intéressé dans l’affaire ; racontez-nous cela, je vous prie. »

Vénéering est plus que préparé à satisfaire ce désir ; car il a profité de la distinction sociale que lui a valu cette histoire, pour ajouter à ses anciens amis une demi-douzaine d’amis tout neufs. Encore un incident pareil, et il atteindra le chiffre d’amis qu’il ambitionne. S’adressant donc au plus désirable de ses voisins, tandis que sa femme s’empare de celui qui peut ensuite offrir le plus d’avantages, Vénéering plonge dans son récit, d’où il émerge vingt minutes après, tenant dans ses bras un directeur de la banque.

Anastasia, qui, de son côté a nagé dans les mêmes eaux à la poursuite d’un riche courtier maritime, a pris celui-ci aux cheveux et le ramène sain et sauf. Elle raconte alors à un cercle plus étendu qu’elle a été voir la jeune fille ; que cette dernière est vraiment jolie, et très-présentable pour une fille de sa condition. Tout cela est accompagné d’un déploiement si heureux de ses huit doigts aquilins, et des joyaux qui les entourent, qu’elle a le bonheur de saisir un général, sa femme et sa fille, qui s’en allaient à la dérive. Non-seulement elle leur rend la vie, qui chez eux était suspendue, mais elle s’en fait pendant une heure les plus chauds amis du monde.

En thèse générale, mister Podsnap désapprouverait hautement qu’il fût question d’un corps trouvé dans une rivière, ce sujet n’étant pas convenable pour les joues d’une jeune personne. Mais il a pris à l’histoire d’Harmon une certaine part qui le rend en quelque sorte actionnaire de la chose ; et comme elle a pour bénéfice immédiat l’avantage d’arracher les auditeurs à la contemplation silencieuse des rafraîchissoirs et des salières, il trouve que le rapport en est satisfaisant.

Le dîner est fini ; le bain de vapeur, au gigot de mouton, est suffisamment imprégné du parfum réconfortant ; il vient de recevoir l’arôme des spiritueux et du café ; rien n’y manque et les baigneurs arrivent. L’automate discret s’est déjà glissé au piano, où, derrière les barreaux du pupitre, il représente un captif languissant dans une prison de bois de rose.

Où verra-t-on jamais des êtres plus aimables et aussi bien assortis que mister et mistress Lammle ? Il est étincelant ; Elle est toute grâce et toute satisfaction. De temps à autre ils échangent des regards d’intelligence ; mais rapides et sérieux comme feraient des joueurs qui auraient engagé la partie contre toute l’Angleterre.

Il y a très-peu de jeunesse parmi les baigneurs ; rien n’est jeune dans la Podsnaperie, excepté la jeune personne.

Des baigneurs chauves entourent mister Podsnap, qui est debout, le dos au feu, et lui parlent les bras croisés. Des baigneurs, à favoris luisants, profèrent quelques paroles devant mistress Podsnap, et s’éloignent le chapeau à la main. Des baigneurs curieux errent çà et là, et regardent au fond des coffrets et des vases, comme s’ils devaient y retrouver l’objet qu’ils ont perdu, et que les Podsnap auraient pu leur voler. Des baigneurs du sexe plus aimable, sont assis autour du salon, et se livrent à l’examen comparatif et silencieux des bras et des épaules d’ivoire.

Pendant ce temps-là, comme toujours, la petite miss Podsnap, dont les chétifs efforts, si elle en a jamais faits, sont éclipsés par la splendeur des allures maternelles, se tient le plus qu’elle peut hors de la vue et de la pensée des autres, et semble faire le compte des ennuis de la journée.

Un article secret des hautes convenances de la Podsnaperie exige qu’il ne soit pas question du motif de la fête. Chacun se tait donc, et ferme les yeux sur la nativité de cette jeune fille, comme si tout le monde reconnaissait qu’il eût été préférable que cette jeune personne ne fût pas née.

Les Lammle ont tant d’affection pour ces chers Vénéering qu’ils ne peuvent pas se détacher de ces excellents amis. À la fin cependant, un sourire plein de franchise de mister Lammle, peut-être le haussement mystérieux de l’un de ses sourcils gingembre, paraît dire à mistress Lammle : « Mais pourquoi ne jouez-vous pas ? »

Sophronia jette un regard autour d’elle, aperçoit miss Podsnap, et semble demander s’il faut qu’elle joue cette carte. Elle reçoit probablement une réponse affirmative, car elle va s’asseoir auprès de la jeune personne.

Mistress Lammle est ravie de se trouver dans ce petit coin, où elles pourront causer toutes les deux tranquillement. La conversation promet en effet d’être paisible, car la jeune miss répond avec inquiétude :

« Oh ! c’est bien bon à vous ; mais je ne sais pas causer, moi !

– Commençons toujours, dit mistress Lammle, avec le plus charmant sourire.

– Oh ! j’ai peur que vous ne me trouviez bien sotte ; je ne suis pas comme Ma ; elle cause, elle ! »

Rien de plus facile à voir ; Ma cause au petit galop, crinière au vent, tête encapuchonnée, paupières et narines très-ouvertes.

« Peut-être aimez-vous la lecture ? demande Sophronia.

– Oui… c’est-à-dire… oh ! oui ; mais je ne lis pas beaucoup.

– Faites-vous un peu de m… m… m… m… musique ? (Mistress Lammle est tellement insinuante qu’elle y met une demi douzaine d’m avant de glisser le mot à son amie.)

– Oh ! je n’oserais jamais ; et puis je ne sais pas. Mais Ma joue du piano. »

En effet, toujours au petit galop, et avec un certain air de faire quelque chose, Ma exécute à l’occasion une caracolade brillante sur ledit instrument.

« Vous aimez la danse, cela va sans dire.

– Oh ! non ; je ne l’aime pas du tout.

– Comment ! à votre âge ! et charmante comme vous êtes ! vous m’étonnez, chère belle.

– Je ne peux pas dire, répond miss Podsnap avec énormément d’hésitation, et en jetant des regards timides sur le visage soigneusement composé de mistress Lammle, je ne peux pas dire que je ne l’aurais pas aimée – si j’avais été… Vous ne le direz jamais, n’est-ce pas ?

– Jamais, chère, jamais !

– Oui, j’en suis sûre, vous ne le direz pas. Eh bien ! j’aimerais peut-être danser le 1er mai, si j’étais ramoneur9.

– Miséricorde ! s’écrie Sophronia au comble de la surprise.

– Là ! je le savais bien que cela vous étonnerait ; mais vous ne le direz pas ? vous me l’avez promis.

– Je vous jure, mon amour, qu’à présent que nous avons causé ensemble, vous me faites désirer dix fois plus de vous connaître davantage. Que je voudrais que nous fussions réellement amies ! Voulez-vous de moi pour amie sincère ? Allons ! essayez. Je ne suis pas une de ces vieilles femmes moqueuses, chère belle ; je ne suis mariée que depuis quelques jours ; vous voyez, j’ai ma toilette de noce. Et que voulez-vous dire avec ces ramoneurs ?

– Chut ! Ma entendrait.

– Impossible ; elle est trop loin.

– En êtes-vous bien sûre ? demande tout bas la pauvre enfant. Ce que je veux dire c’est qu’ils ont l’air de beaucoup aimer la danse.

– Et que peut-être vous l’aimeriez comme eux si vous étiez des leurs ? »

Miss Podsnap fait un signe affirmatif.

« Ainsi donc, telle que vous êtes, vous ne l’aimez pas du tout ?

– Comment le pourrais-je ? c’est si effrayant ! Si j’étais assez forte et assez méchante pour tuer quelqu’un, voyez-vous, je tuerais mon danseur. »

Cette façon d’envisager l’art de Therpsichore est tellement neuve que Sophronia regarde la jeune personne avec une nouvelle surprise. Miss Podsnap a les bras posés l’un sur l’autre, et agite les doigts par un mouvement nerveux, comme si elle essayait de cacher ses coudes ; mais ce désir, impossible à réaliser en manches courtes, et qui paraît être l’innocente aspiration de son âme, demeure à l’état de rêve utopique.

« C’est affreux ! n’est-ce pas ? » dit la pauvre miss d’un air contrit.

Mistress Lammle, ne sachant que répondre, se fond en un sourire encourageant.

« Mais c’est pour moi une si grande torture, continue miss Podsnap. J’ai si peur ! et cela fait tant de mal ! On ne sait pas tout ce que j’ai souffert chez madame Sauteuse, où j’ai appris à danser, c’est-à-dire où ils essayaient de me l’apprendre ; puis à saluer, à faire des révérences pour les présentations, et d’autres choses effrayantes. Ma sait faire tout cela.

– Dans tous les cas, cher ange, ce temps-là est passé, dit mistress Lammle.

– Qu’est-ce que j’y gagne ? C’est encore pis que chez madame Sauteuse. Ma était là-bas, mais Pa n’y était jamais, ni les autres non plus. Oh ! voilà Ma qui parle au musicien ; elle s’approche d’un monsieur ; je suis sûre qu’elle va me l’amener ! Oh ! je vous en prie, non ! non ! je vous en prie ! je vous en prie ! »

Miss Podsnap soupire cette prière les yeux fermés et la tête appuyée contre le mur. L’ogre s’avance néanmoins, sous le patronage de Ma.

« Georgiana, mister Grompus, dit la maman. » Aussitôt l’ogre, empoignant sa victime, l’entraîne vers le haut du salon. L’automate discret, dont l’œil a examiné la scène, commence un pâle quadrille, et seize disciples de la Podsnaperie exécutent les figures d’usage : se lever à huit heures, se raser à huit et quart, partir à dix heures, at home à cinq et demie, dîner à sept, et la grande chaîne.

Pendant le cours de ces solennités, ce cher Alfred, le plus tendre des maris, s’approche de Sophronia, et, s’appuyant au fauteuil de l’adorable femme, joue avec le bracelet de ce modèle des épouses. Les yeux de mistress Lammle disent quelque chose au gilet de mister Lammle, et la sombre attention avec laquelle cette chère Sophronia paraît écouter la réponse forme un singulier contraste avec le badinage d’Alfred ; mais c’est un souffle qui passe sur un miroir et dont la trace a disparu avant qu’on l’ait remarquée.

La grande chaîne est maintenant rivée jusqu’au dernier anneau, l’automate a frappé son dernier accord, et les seize figurants se promènent deux à deux parmi les meubles. Il est évident que l’innocent Grompus n’a pas la moindre conscience de l’effroi qu’il inspire, car cet ogre poli, croyant plaire à sa danseuse, prolonge jusqu’aux dernières limites du possible le récit péripatétique d’une réunion d’archers. Mais à la tête de ces huit couples, qui font le tour du salon avec une lenteur funéraire, sa victime ne lève les yeux que pour jeter à mistress Lammle un regard désespéré.

La procession est enfin dissoute par la brusque entrée d’un domestique, devant lequel la porte s’ouvre et rebondit comme enfoncée par un boulet de canon, et, tandis que cet objet odorant disperse à la ronde des verres d’eau chaude colorée, miss Podsnap revient s’asseoir près de sa nouvelle amie.

« Bonté divine ! c’est fini, dit-elle. Vous ne m’avez pas regardée, j’espère ?

– Pourquoi ne l’aurais-je pas fait ?

– Oh ! je me connais bien, dit miss Podsnap.

– Moi aussi je vous connais ; et laissez-moi vous dire une chose, reprend Sophronia de son air le plus câlin, vous êtes trop timide, chère ange.

– Maman ne l’est pas, dit miss Podsnap. Je vous déteste, allez-vous-en. »

Ce trait, lancé à demi-voix, est décoché au galant Grompus, qui, en passant auprès d’elle, a cru devoir lui adresser un sourire.

« Pardon, chère miss Podsnap, mais je ne vois pas bien…

– Si vraiment nous devons être amies, interrompt la jeune fille, et je vous crois, car vous êtes la seule qui me l’ayez proposé, ne soyez pas cérémonieuse. C’est bien assez d’être miss Podsnap, sans qu’on vous le dise. Appelez-moi Georgiana.

– Eh bien donc, chère Georgiana…

– Merci, dit miss Podsnap.

– Excusez-moi, chère ange ; mais de ce que madame votre mère a de l’aplomb, je ne vois pas que ce soit un motif pour que vous soyez timide.

– Vous croyez ? reprend miss Podsnap en s’étirant les doigts et en jetant les yeux, tantôt sur mistress Lammle, tantôt sur le parquet ; alors c’est qu’il n’y en a pas.

– Vous vous rendez trop facilement à mon avis, chère belle ; ce n’était pas même une opinion que j’exprimais, c’était l’aveu de ma simplicité.

– Oh ! vous n’êtes pas simple, dit Georgiana ; moi je suis sotte, à la bonne heure ; mais vous êtes fine, vous ; sans cela vous ne m’auriez pas fait causer. »

Mistress Lammle, qui a la conscience de poursuivre un dessein quelconque et d’y employer toute sa finesse, rougit assez pour en avoir le teint plus brillant. Elle sourit à sa chère Georgiana et la regarde en hochant la tête d’une manière affectueuse. Non pas que cela signifie quelque chose ; mais ce mouvement paraît être agréable à sa nouvelle amie.

« Je voulais dire, continue la jeune personne, que Ma et Pa sont si imposants, et que les choses que l’on rencontre sont si effrayantes, au moins dans tous les endroits où je vais, que ce n’est pas étonnant que j’aie si grand’peur. Je dis cela très-mal, et je ne sais pas si vous pouvez me comprendre.

– À merveille, chère ange. »

Tandis que Sophronia déploie tous les artifices rassurants que lui suggère son habileté, la pauvre miss se rejette en arrière et ferme de nouveau les yeux.

« Oh ! dit-elle, voilà Ma ! puis un gentleman qui me fait peur, avec son lorgnon dans l’œil. Oh ! elle va l’amener. Non, non, ne l’amenez pas, ne l’amenez pas, ne l’amenez pas. Oh ! il va me faire danser avec son lorgnon dans l’œil. Oh ! qu’est-ce que je vais devenir ! »

Cette fois, Georgiana trépigne ; son désespoir est au comble. Mais pas moyen d’échapper à la présentation imposante d’un inconnu, qui s’avance en trottinant, un œil cligné jusqu’à entière disparition, l’autre élégamment vitré. L’inconnu jette un regard de haut en bas, semble découvrir miss Podsnap au fond d’un puits, la ramène au jour et s’éloigne avec elle. En ce moment le captif du piano exécute un quadrille où il exhale ses aspirations à la liberté. Seize autres danseurs parcourent la série des mouvements mélancoliques dont les premiers leur ont donné l’exemple, et le lorgnon trottinant promène miss Podsnap de l’air satisfait d’un homme qui réalise une idée complétement neuve.

Pendant ce quadrille, un personnage errant, et de manières douces, est arrivé jusqu’auprès du feu. Il se faufile parmi les chefs de tribu qui sont là en conférence avec mister Podsnap, et fait naître le geste éloquent de ce gentleman par une remarque des plus inconvenantes : rien moins qu’une allusion à une demi-douzaine d’individus qui seraient morts de faim sur la voie publique. Un pareil sujet ne se traite point après dîner ; cela ne convient pas d’ailleurs à la joue d’une jeune personne ; c’est vraiment du plus mauvais goût. Et puis, « je ne crois pas cela, » dit mister Podsnap en le mettant derrière lui.

Le doux personnage craint bien qu’il ne faille accepter la chose, car il y a eu enquête et rapport du greffier.

« Dans ce cas-là, c’est leur faute, » répond mister Podsnap.

Vénéering et d’autres anciens de la tribu louent cette manière de trancher la question : c’est à la fois, pour en sortir, un chemin de traverse et une grande route.

Il semblerait néanmoins résulter de l’enquête, d’après ce que rapporte le doux personnage, que lesdits coupables seraient morts de faim malgré eux ; qu’ils auraient protesté, dans la mesure de leurs forces, contre ce genre de culpabilité ; qu’ils l’auraient même repoussé tant qu’ils ont pu, et qu’ils auraient préféré ne pas mourir du tout, si la chose avait été possible.

« Il n’y a pas, dit mister Podsnap avec aigreur, il n’y a pas au monde un pays, monsieur, où l’on pourvoie aux besoins des pauvres avec autant de libéralité que dans celui-ci. »

L’homme aux douces manières le reconnaît volontiers ; mais peut-être le fait n’en est-il que plus triste, en montrant qu’il doit y avoir quelque part certaines choses qui vont effroyablement mal.

« Où cela ? demande mister Podsnap.

– On ferait bien de chercher à le découvrir, de chercher d’une manière sérieuse, insinue le doux personnage.

– Ah ! s’écrie mister Podsnap, il est aisé de dire quelque part, et moins facile de spécifier l’endroit. Mais je sais où vous voulez en venir, monsieur ; je l’ai deviné tout d’abord : la centralisation ! Non, monsieur, non, jamais vous n’aurez mon consentement ; ce n’est pas anglais. »

Un murmure approbateur s’élève de tous les chefs de tribu, comme pour dire : « Vous l’avez pris, ne le lâchez pas. » L’homme aux douces manières était loin de supposer qu’il voulût en venir à une isation quelconque. Mais il est plus ému de ces tragiques épisodes que de tous les mots imaginables, et il demande s’il est nécessairement anglais de mourir de faim, dans le plus cruel abandon ?

« Vous connaissez la population de Londres ? » demande à son tour mister Podsnap.

Le doux personnage se le figure ; néanmoins il pense que cela ne fait rien à la chose, et que si la loi…

« Mais vous n’ignorez pas, j’aime à le croire, interrompt Podsnap, que la Providence a déclaré que vous aurez toujours des pauvres parmi vous ? »

L’humble personnage connaît également cette parole.

« Je suis bien aise de vous l’entendre dire, reprend mister Podsnap d’un air menaçant ; j’en suis bien aise, monsieur, cela vous rendra moins prompt à insulter la Providence. »

À cette phrase, non moins absurde qu’irrévérente, l’homme doux et simple répond qu’il ne craint pas de commettre une pareille faute, car elle est impossible, mais que…

Mister Podsnap voit que le moment est venu d’en finir avec cet homme, et de le terrasser du geste et de la voix.

« Je refuse, dit-il, de prolonger cette pénible discussion. Elle blesse mes sentiments, elle leur répugne. J’ai dit que je n’admettais pas ces choses-là ; j’ai dit également que si elles se produisent, ce que je n’admets pas, c’est la propre faute de ceux qui les subissent. Ce n’est pas à moi qu’il appartient (le moi est souligné avec force, pour faire voir qu’il appartient à vous) d’attaquer les œuvres de la Providence. J’ai la certitude de mieux connaître mes devoirs, et j’ai dit quelles étaient les intentions divines. D’ailleurs, ajoute mister Podsnap, à qui cet affront personnel fait monter le rouge jusque parmi ses cheveux en brosse, d’ailleurs je le répète : c’est un sujet extrêmement désagréable, je dirai même un sujet odieux, qui ne saurait être abordé devant nos femmes et nos filles, et je… »

La phrase se termine par un tour de bras, qui, plus expressif que toutes les paroles, signifie : « et je le fais disparaître de la face de la terre. »

Juste au moment où vient de s’éteindre le feu impuissant de l’humble et doux personnage, miss Podsnap, qui a quitté son danseur, et l’a laissé entre deux sofas dans une espèce d’arrière-salon, vient retrouver sa nouvelle amie.

Qui peut être avec mistress Lammle, sinon son cher époux ? Il l’aime tellement !

« Alfred, mon amour, je vous présente Georgiana, ma jeune amie. Chère petite, il faudra l’aimer presque autant que vous m’aimerez, n’est-ce pas ? »

Mister Lammle sera heureux et fier d’être distingué par miss Podsnap, mais s’il devait être jaloux des amitiés de Sophronia, il le serait assurément de l’affection qu’elle a pour miss Pod…

« Dites Georgiana, cher, interrompt la bien-aimée.

– De l’affection qu’elle a…, oserai-je le dire ?… pour Georgiana. »

Mister Lammle, qui a rapproché sa main droite de ses lèvres, l’en éloigne par une courbe gracieuse.

« Jamais, poursuit-il, je n’ai vu Sophronia, qui n’est pas femme à concevoir des tendresses subites, jamais je ne l’ai vue captivée comme… oserai-je le répéter ? comme par Georgiana. »

L’objet de cet hommage le reçoit avec un profond malaise ; et s’adressant à mistress Lammle.

« Je me demande pourquoi vous m’aimez ? dit-elle avec embarras.

– Pour vous-même, cher ange ; pour la différence qu’il y a entre vous et ceux qui vous entourent.

– C’est possible ; moi aussi je vous aime parce que vous n’êtes pas comme eux, dit Georgiana, qui sourit à cette idée rassurante.

– Il faut partir, reprend mistress Lammle en se levant comme à regret, au milieu d’une dispersion générale. Nous voilà bonnes amies, n’est-ce pas ?

– Oh ! oui, répond la petite miss.

– Bonsoir, cher ange. »

Il faut que ses yeux souriants exercent sur cette nature craintive une attraction irrésistible, car Georgiana lui tend la main, et lui dit d’une voix tremblante :

« Quand vous serez partie, ne m’oubliez pas ; et revenez bientôt. »

Il est charmant de voir mister et mistress Lammle prendre congé avec tant de grâce, et descendre l’escalier penchés l’un vers l’autre avec tant d’amour. Il l’est beaucoup moins de les voir s’assombrir en montant d’un air maussade dans leur petit coupé, où chacun s’éloigne de l’autre ; mais cela se passe derrière le rideau ; la scène n’est faite pour personne, et personne ne la voit.

Certains véhicules massifs, construits sur le modèle de l’argenterie Podsnap, emmènent ceux, qui, parmi les hôtes, sont des articles de poids, tandis que les objets de moindre valeur s’en vont à leur manière, et que chez les Podsnap on couche la vaisselle.

Le dos au feu, et remontant son col de chemise de l’air d’un coq de village, qui, au centre de ses domaines, remet ses plumes en ordre, mister Podsnap serait on ne peut plus étonné si on lui disait que sa fille, ou toute autre jeune personne d’une naissance et d’une éducation respectables, pourrait ne pas être tirée de l’armoire comme la vaisselle plate, fourbie, comptée, pesée, évaluée comme l’argenterie, servie et remise à sa place comme l’argenterie et la vaisselle. Soupçonner qu’une jeune personne de ladite espèce pourrait avoir au fond du cœur une aspiration maladive vers quelque chose de plus jeune, ou de moins monotone que la vaisselle plate, et que sa pensée pût essayer de franchir la région bornée au sud, au nord, à l’est et à l’ouest par l’argenterie, est une idée monstrueuse qu’il effacerait d’un tour de main.

Cela vient peut-être de ce que la jeune personne de la podsnaperie n’est pour ainsi dire qu’une joue rougissante, mais il serait possible qu’il y en eût d’une organisation plus compliquée. Ah ! si mister Podsnap avait seulement pu entendre le dialogue qu’avaient entre eux mister et mistress Lammle, au fond du petit coupé, où ils se tenaient chacun dans leur coin.

« Sophronia, dormez-vous ?

– Est-ce probable, monsieur ?

– Certainement, après la soirée de cet imbécile.

– Écoutez bien ce que je vais vous dire, et ne manquez pas de le faire.

– Est-ce que je n’ai pas fait ce soir tout ce que vous m’avez dit ?

– Écoutez ! vous dis-je, reprend Alfred en élevant la voix. Veillez de près sur cette idiote, ayez-la dans la main ; vous la tenez déjà, serrez ferme, et ne lâchez pas. Vous m’entendez ?

– Oui.

– Il y a là quelque chose à faire, sans compter le plaisir d’humilier cet imbécile. Vous savez que nous nous devons de l’argent l’un à l’autre. »

Ce rappel fait un peu ruer la chère Sophronia ; mais tout juste assez pour qu’en se rejetant dans son coin elle imprègne l’atmosphère de la petite voiture du parfum de ses poudres et de ses essences.

XII. La sueur du front d’un honnête homme §

Mister Mortimer Lightwood et mister Eugène Wrayburn avaient dîné dans le cabinet de Mortimer ; c’était le restaurateur qui avait fourni le repas. Depuis quelque temps ils faisaient ménage ensemble. Ils avaient loué, de compte à demi, au bord de la Tamise, un cottage de garçon avec pelouse, hangar pour remiser un bateau, et autres choses à l’avenant ; et leur intention était d’y passer les vacances, afin de canoter pendant les beaux jours. Ceux-ci étaient loin encore.

Le printemps commençait à peine ; ce n’était pas cette aimable saison d’une douceur éthérée dont nous parle Thompson ; mais cet aigre printemps que l’on voit dans Johnson, Jackson, Smith et Jones. La bise grinçante ne soufflait pas, elle sciait littéralement, et le bran de scie tourbillonnait partout. Chaque rue était une fosse de scieurs de long, et chaque passant, transformé en scieur d’en bas, était aveuglé. Ces papiers mystérieux, qui circulent dans Londres chaque fois qu’il y a du vent, tournoyaient çà et là, et pleuvaient dans toutes les directions.

D’où viennent ces papiers, et où peuvent-ils se rendre ? Ils s’accrochent aux arbustes, voltigent parmi les arbres, sont arrêtés par les fils télégraphiques. Ils visitent tous les coins, fréquentent tous les enclos, boivent à toutes les fontaines, s’abattent sur toutes les palissades, frissonnent sur toutes les pelouses, et cherchent vainement le repos derrière toutes les grilles.

À Paris, où rien n’est perdu malgré l’opulence de cette ville luxueuse, d’étranges fourmis humaines, sorties de différents trous, ramassent tous les chiffons, et l’on n’y voit rien de pareil. Le vent n’y soulève que la poussière ; des yeux perçants et des bouches affamées y exploitent même la bise, et en retirent quelque chose.

Le vent sciait donc, et la sciure tourbillonnait. Les massifs tordaient leurs membres grêles, en se lamentant d’avoir écouté le soleil qui leur avait persuadé de fleurir. Les feuilles, à peine déployées, souffraient et gémissaient. Les moineaux, comme tant d’autres, se repentaient de leurs mariages prématurés. Les couleurs de l’arc-en-ciel ne brillaient pas dans les plates-bandes, mais sur les figures de gens mordus et pincés par le froid, et le vent sciait sans relâche, et la sciure tourbillonnait.

Quand, au printemps, les jours deviennent trop longs pour qu’on ferme de bonne heure, et qu’il fait un vent pareil, la ville que mister Podsnap désigne avec tant de clarté sous le nom de London, Londres, London, est tout ce qu’elle peut être de pire : une ville aigre et noire, réunissant les qualités d’une cheminée qui fume, et d’une mégère qui gronde ; une ville grinçante, ville à jamais déplorable, sans une fissure à sa calotte de plomb, et assiégée, enveloppée, investie par les marécages de l’Essex et du Kent.

Ainsi le comprenaient et le sentaient les deux amis de collége, qui, après le dîner, fumaient au coin du feu. Le jeune clerc était parti, le garçon du traiteur avait emporté les plats et les assiettes. Le vin s’en allait à son tour ; mais non du même côté.

« Quel horrible vent ! dit Eugène, en remettant du charbon. On l’entend joliment chez toi, c’est comme si nous étions dans un phare dont la garde nous serait confiée ; pour mon compte, j’en serais bien aise.

– Ce serait assommant, dit Mortimer.

– Pas plus que d’être ailleurs. Au moins, là, il n’y aurait pas d’assises ; mais c’est une considération qui m’est toute personnelle.

– Et pas de clients, ajouta l’autre ; non pas que cette considération puisse me toucher ; elle n’a rien d’égoïste.

– Si nous étions sur un roc solitaire, au milieu des vagues orageuses, reprit Eugène en regardant le feu, lady Tippins ne viendrait pas nous voir ; mieux que cela, elle pourrait venir et se perdre corps et biens. Là-bas, il n’y a pas de déjeuners de noce, ni de procédure à piocher ; pas d’autre précédent que l’obligation toute simple d’entretenir la lumière. Puis on verrait les naufragés, cela ferait une émotion.

– À part cela, dit Lightwood, ce serait bien monotone.

– J’y ai pensé, reprit Eugène, comme s’il avait sérieusement examiné la chose. Mais ce serait une monotonie restreinte, se bornant à deux personnes ; et je me demande si, définie avec cette précision, elle ne vaudrait pas mieux que la monotonie illimitée du monde.

– Notre canotage, dit Mortimer en lui passant la bouteille, nous permettra peut-être d’en faire l’expérience.

– Imparfaitement, répondit Eugène avec un soupir ; mais elle se fera néanmoins.

– Si nous parlions de ton respectable père ? dit Lightwood, en lui rappelant un sujet dont l’examen formait le but de la réunion, et qui, de la nature des anguilles, leur échappait toujours.

– Oui, répondit Eugène en s’installant dans un fauteuil, parlons de mon respectable père. J’aurais voulu n’aborder cette question que lorsque les bougies auraient été allumées ; car elle exige un certain éclat artificiel ; mais je me contenterai du reflet que lui jette le crépuscule, vivifié par la lueur rutilante de la bouteille. »

Eugène attisa le feu de nouveau, en fit jaillir la flamme, et continua ainsi :

« Mon respectable père a trouvé dans le voisinage paternel, une femme qu’il destine à son peu respectable fils.

– Avec quelque fortune ? demanda Lightwood.

– Naturellement ; sans cela il ne l’aurait pas trouvée. Mon respectable père, – laisse-moi abréger cette respectueuse tautologie, et n’employer à l’avenir que les initiales M. R. P. qui sonnent militairement, à peu près comme duc de Wellington.

– Que tu es absurde, Eugène !

– Pas du tout, je t’assure. M. R. P. ayant toujours, le plus nettement du monde, pourvu à l’existence de ses enfants (comme il appelle cela), en décidant à leur naissance, quelquefois même plus tôt, la vocation que devait avoir la jeune victime, et par suite la carrière qu’elle devait embrasser, préarrêta pour moi que je serais membre du barreau ; je le suis devenu ; mais il y ajouta une énorme clientèle, qui manque absolument ; plus une femme que je n’ai pas.

– Tu m’avais souvent dit le premier point.

– Oui, répondit Eugène ; et me trouvant suffisamment incongru sur mon banc d’avocat, j’avais toujours supprimé l’article relatif à mes destinées domestiques. Tu connais M. R. P., mais d’une manière incomplète ; si tu le connaissais comme moi, il t’amuserait beaucoup.

– Paroles toutes filiales, Eugène.

– Assurément ; du moins je le crois. Je dirai même que j’ai pour M. R. P., la déférence la plus affectueuse ; mais s’il m’amuse, que veux-tu que j’y fasse ? Lorsque mon frère aîné vit le jour, nous savions nous autres, c’est-à-dire que nous l’aurions su naturellement si nous avions existé, qu’il héritait des embarras de la famille (devant le monde nous appelons cela le domaine patrimonial). On n’avait donc pas à se préoccuper de lui. Quand mon second frère fut sur le point de venir, M. R. P. déclara que ce cadet serait un pilier de l’Église. L’enfant naquit, et fut pilier de l’Église ; un pilier très-branlant.

Apparut le troisième fils. Il arrivait bien avant l’époque de l’engagement qu’il avait fait avec ma mère. Toutefois, nullement pris au dépourvu par cette précipitation, M. R. P. fit immédiatement du nouveau-né un circumnavigateur. Ce troisième est en effet dans la marine ; mais jusqu’à présent il n’a pas circumnavigué.

Je m’annonçai en quatrième ; et l’on disposa de moi avec le succès dont je suis l’heureuse incarnation. Le frère qui vint l’année d’après n’avait pas une demi-heure, lorsque M. R. P. déclara qu’il aurait le génie de la mécanique. Ainsi de suite jusqu’au dernier. Voilà pourquoi je disais que M. R. P. m’amuse.

– Et la future ? demanda Mortimer.

– Ah ! cela c’est autre chose. Ici M. R. P. cesse d’être amusant ; car il se trouve en opposition formelle avec mes intentions, qui sont contraires à la future.

– La connais-tu ?

– Pas le moins du monde.

– Ne ferais-tu pas mieux de la voir ?

– Cher ami, tu sais quel est mon caractère. Puis-je me présenter là-bas avec cette étiquette : « Choix avantageux : à examiner » et me trouver en face d’une jeune lady placée sous la même rubrique ? Tout disposé à faire quoi que ce soit pour la réussite des arrangements paternels ; tout, excepté le mariage. Voyons, pourrais-je le supporter, moi qui m’ennuie si vite, si constamment, si fatalement de toute chose ?

– Tu n’es pas conséquent, Eugène.

– Quand il s’agit de s’ennuyer, retourna ce digne gentleman, je suis au contraire le plus conséquent des hommes.

– Mais tout à l’heure tu prônais les avantages de la monotonie à deux.

– Dans un phare, Mortimer, dans un phare ; n’oublie pas cette condition.

Mortimer se mit à rire. Eugène, qui, en y réfléchissant, parut se trouver assez drôle, rit également pour la première fois, et retomba dans sa mélancolie habituelle. Puis il reprit d’une voix somnolente, en savourant son cigare : « Non, il n’y a pas moyen ; l’une des prophéties paternelles doit rester inaccomplie. Malgré tout mon désir de l’obliger, il faut que M. R. P. se résigne à cet échec. »

Pendant qu’ils devisaient ainsi, l’obscurité croissait ; le vent sciait toujours, et la sciure tourbillonnait derrière les vitres plus pâles. Déjà les ténèbres enveloppaient le cimetière que regardait la maison, et gagnaient en rampant les toitures parmi lesquelles se trouvaient les deux amis.

« Absolument, dit Eugène, comme si les ombres des morts se relevaient pour monter jusqu’à nous. »

Il s’était approché de la fenêtre, son cigare à la bouche, afin de mieux en jouir en comparant le coin de la rue avec le coin du feu, et il regagnait son fauteuil, lorsqu’il s’arrêta brusquement.

« Il paraît, dit-il, que l’un de ces spectres errants a perdu son chemin et vient nous le demander : regarde-moi ce fantôme. »

Mortimer, qui contemplait les charbons, tourna la tête vers la porte, et aperçut dans l’ombre quelque chose qui ressemblait à un homme.

« Qui diable êtes-vous ? s’écria-t-il.

– Scusez-moi, gouverneurs, répondit tout bas une voix rauque, mais l’un d’vous deux n’est-i’ pas l’homme de loi qu’on nomme Lightwood ?

– On frappe avant d’entrer, dit Mortimer.

– Faites escuse, répliqua le spectre sans élever la voix, est-c’que vous n’savez pas que la porte était ouverte ?

– Et que voulez-vous ?

– Pardon, escuse, gouverneurs ; mais l’un d’vous deux est-i’ l’homme de loi qu’on appelle Lightwood ?

– Oui, répondit le solicitor.

– C’est bon, reprit l’autre en fermant la porte avec soin, j’viens pour affaire. »

Les bougies allumées par Lightwood montrèrent dans le visiteur un homme de mauvaise mine et aux yeux louches, qui, tout en parlant, tortillait une vieille casquette jadis fourrée, aujourd’hui informe et galeuse, et ressemblant moins à une coiffure qu’aux restes pourrissants d’un chat ou d’un petit chien noyé.

« Qu’est-ce que c’est ? demanda Mortimer.

– Gouverneurs, répliqua l’homme d’un ton qu’il croyait séduisant, l’quel de vous deux est l’lawyer Lightwood ?

– C’est moi, dit Mortimer.

– Lawyer Lightwood (un salut gauche et servile accompagne ces mots), j’sui un homme qui cherche sa pauvre vie et qui la gagne à la sueur de son front. Pour n’pas risquer, d’façon ou d’aut’, d’perdre le profit d’mes sueurs, j’voudrais avant tout déposer mon serment.

– Ce n’est pas à moi qu’il faut s’adresser, répondit Mortimer. »

Peu convaincu du fait, le visiteur murmura d’un ton bourru Alfred-David.

« C’est votre nom ? demande le gentleman.

– Vous n’y êtes pas ; j’veux un Alfred-David.

(Ce qu’Eugène, qui regardait l’inconnu tout en fumant, traduisit par Affidavit10).

– Encore une fois, mon brave, dit Lightwood en riant avec indolence, je n’ai pas qualité pour recevoir les serments.

– Il peut jurer après vous ; moi aussi, expliqua Eugène ; mais c’est tout ce que nous pouvons pour votre service. »

Très-désappointé par cette explication, le brave homme tourna et retourna entre ses doigts son chat noyé, tandis que ses yeux louches erraient de l’un à l’autre des gentlemen. À la fin se décidant à reprendre la parole :

« En c’cas-là, dit-il, couchez-moi ça su’le papier.

– Dites-nous d’abord de quoi il s’agit.

– Voyez-vous, reprit l’homme qui après s’être avancé d’un pas, abrite ses lèvres de la main droite, et baisse sa voix rauque, le plus possible, i’s’agit de cinq mille liv’ de récompense. V’là d’quoi qu’i s’agit ; c’est à l’occasion d’un meurt’, c’est là qu’est toute l’affaire.

– Approchez de la table, et prenez cette chaise. Voulez-vous un verre de vin ?

– J’veux ben, répondit l’homme ; et croyez-moi, gouverneurs, car c’est la vérité. »

Roidissant le bras jusqu’au coude, il versa le vin dans sa bouche, le fit passer dans la joue droite en disant : Qu’en penses-tu ? le repoussa dans sa joue gauche, en répétant la même question, puis l’avala d’un trait, en redisant qu’en penses-tu ? et fit claquer ses lèvres, comme si les trois interpellés répondaient : beaucoup de bien.

« En voulez-vous un second verre ?

– Oui, gouverneurs ; j’n’vous trompe pas. À cette réponse succéda la répétition des manœuvres précédentes.

– Quel est votre nom ? commença Lightwood.

– C’est aller un peu vite, répliqua l’homme d’un ton de reproche. Est-c’que vous n’trouvez pas qu’c’est aller un peu vite ? Je suis en train, voyez-vous, d’gagner d’cinq à dix mille livr’ à la sueur de mon front ; et quand un pauvre homme s’donne la peine de servir la justice, c’est-i probable qu’i va vouloir s’dessaisir d’une chose qui a l’importance de son nom, sans que c’soit pou le mett’ par écrit ?

Déférant à l’opinion de l’inconnu sur l’efficacité de la plume, Mortimer répondit par un signe affirmatif à la proposition muette que lui faisait son ami de tenir cet instrument.

Le papier, la plume et l’encre furent apportés sur la table ; Eugène prit une chaise, et se disposa à remplir les fonctions de clerc.

« À présent quel est votre nom ? » redemanda Lightwood.

Mais il fallait de nouvelles garanties à la sueur du front de cet honnête homme.

« J’aurais voulu, reprit-il, avoir c’t aut’ gouverneur pour témoin de c’que je vas dire. En conséquence c’t aut’ gouverneur voudrait-i ben me cracher son nom et son adresse ? »

Eugène, le cigare à la bouche et la plume à la main, jeta sa carte au brave homme. Celui-ci après l’avoir lentement regardée en fit un petit rouleau qu’il noua dans un coin de son mouchoir, avec une lenteur de plus en plus grande.

« Maintenant, dit Lightwood, si toutes vos précautions ont été prises, et que vous soyez certain d’avoir le calme et le sang-froid nécessaires, veuillez décliner votre nom.

– Roger Riderhood.

– Demeurant ?

– Limehole.

– Profession ? »

Moins prompt à répondre à cette question qu’aux deux autres, Riderhood définit ainsi l’état qu’il professait :

« J’sui un homm’ du bord de l’eau.

– Pas subi de condamnation ? » dit Eugène en continuant d’écrire.

Légèrement troublé par ces paroles, mister Riderhood fit observer d’un air innocent qu’il pensait qu’on lui avait demandé quelque chose.

« Avez-vous été en prison ?

– Eun’ fois ; c’qui peut arriver à tout l’monde.

– Pour avoir ? continua Eugène. – Fourré la main dans la poche d’un matelot, répondit l’honnête homme. Rien du tout ; j’étais son meilleur ami, et c’était pour lui rend’ service.

– À la sueur de votre front ? demanda Eugène.

– Oui, gouverneur ; jusqu’à la voir tomber par terre, comme si c’était d’la pluie. »

Eugène se renverse sur sa chaise, et tournant les yeux vers ce brave homme, fit tourbillonner la fumée de son cigare. Mortimer, qui avait également le cigare à la bouche, regarda Riderhood.

« À présent, dit celui-ci en tourmentant sa casquette, après l’avoir frottée à rebrousse-poil avec sa manche, écrivez c’que je vas dire : « Moi qui vous parle, Roger Riderhood, j’déclare que l’homme qui a tué Harmon, c’est Gaffer Hexam, celui qui a trouvé l’corps. C’est Jessé Hexam, dit Gaffer, comme on l’appelle, qu’a fait le coup ; c’est sa main, et pas d’aut’. »

Les deux amis se regardèrent avec plus de sérieux qu’ils n’en avaient montré jusque-là.

« Sur quoi fondez-vous cette accusation ? demanda Mortimer.

– Sur la chose, répondit Riderhood en s’essuyant la figure avec sa manche, qu’voyez-vous, j’étais l’associé de Gaffer ; et qu’y avait longtemps que par les grands jours, et les nuits sombres, j’l’avais soupçonné pus d’eun’ fois, su’ la chose que ses manières d’agir me sont connues ; si bien qu’je m’suis retiré de l’association, pace que j’ai vu l’danger. Et là-dessus je vous avertis qu’sa fille pourra ben vous conter la chose autrement que j’vous la dis. Mais vous saurez c’qu’en vaut l’aune : car pour sauver son père, voyez-vous, elle dira un tas d’mensonges aussi gros que l’ciel et la terre ensemb’. Je m’fonde encore su c’qu’il est ben entendu le long des jetées et des escales, qu’c’est lui qu’a fait le crime ; à preuve qu’il en est fui d’tout le monde. Enfin j’me fonde là-dessus que j’jure qu’c’est la vérité. Emmenez-moi où c’qu’i vous plaira ; et j’jurerai que c’est lui qu’est l’assassin. Je m’moque de c’qui en arrivera ; emmenez-moi où c’que vous voudrez, pour que j’en fasse serment.

– Tout cela ne prouve rien, dit Lightwood.

– Rien ! répéta l’honnête homme non moins surpris qu’indigné.

– Absolument rien ; tout ce qu’on peut y voir c’est que vous soupçonnez Gaffer d’un crime, cela ne prouve pas du tout qu’il l’ait fait.

– N’ai-je pas dit, je l’demande et c’t aut’ gouverneur qu’est mon témoin, n’ai-j’pas dit depuis l’premier moment où c’que j’ai ouvert la bouche, ici, sur c’te chaise, dans c’monde éternel et qui n’aura pas de fin, que j’jure qu’c’est lui qui l’a fait ? N’ai-je pas dit : emmenez-moi n’importe où, et je l’jurerai ? Et je l’dis encore ; et vous n’direz pas l’contraire, gouverneur Lightwood !

– Assurément non ; mais votre serment ne prouvera jamais qu’une chose : les soupçons que vous avez sur Gaffer ; et je vous répète que cela ne suffit pas.

– C’est vrai ça ? reprit cauteleusement Riderhood.

– Tout ce qu’il y a de plus vrai.

– J’n’ai pas dit non pus qu’ça suffisait ; voyons, l’ai-je dit ? Je l’demande à c’t autre gouverneur ; qu’i soit franc : est-ce que j’ai dit ça ?

– Il a fait entendre qu’il n’avait rien à ajouter, mais il ne l’a pas dit, murmura Eugène sans regarder Riderhood.

– Ah ! s’écria celui-ci d’un air triomphant, il est ben heureux pour moi que j’aie un témoin.

– Continuez alors, reprit Mortimer ; dites tout ce que vous savez, et sans arrière-pensée.

– Écrivez donc, répondit Riderhood avec chaleur ; et par saint Georges, vrai comme il a tué le dragon, vous allez tout savoir. N’éloignez pas d’un pauvre homme c’qu’i veut gagner à la sueur d’son front. Je fais donc ma déclaration comme quoi i’m’a dit qu’c’était lui qui l’avait fait. C’est-i’ suffisant ?

– Prenez garde à ce que vous dites, reprit Mortimer.

– Prenez garde à c’que vous dites vous-même, lawyer Lightwood ; car i’faudra qu’vous répondiez d’la manière dont vous avez reçu ma déclaration. »

Confirmant alors ses paroles en frappant lentement de sa main droite dans sa main gauche :

« Moi, dit-il, Roger Riderhood, d’meurant quartier de Limehole, travaillant su la rivière, je déclare au gentleman Lightwood, homme de loi, que l’nommé Jessé Hexam, qu’on appelle habituellement Gaffer, m’a dit qu’il avait fait le coup ; qu’i m’l’a dit de sa propre bouche ; qu’il m’a ben dit que c’était lui ; et que j’l’jurerai quand on voudra.

– Où étiez-vous quand il vous a dit cela ?

– Dehors, répondit Riderhood, qui, la tête de travers, et chacun de ses yeux regardant un de ses auditeurs, frappait toujours dans ses mains. Nous sortions des Six-Joyeux-Portefaix, entre onze heures trois quarts et minuit ; cinq minutes de pus, cinq minutes de moins, je n’en peux rien dire. En conscience, je n’voudrais pas en jurer ; la chose est trop délicate. C’était le soir où c’qu’il a trouvé le corps. Les Joyeux-Portefaix sont toujours là, au même endroit ; vous pourrez les voir ; ils ne sont pas pour s’enfuir. Et si c’est pas vrai que ce soir-là Gaffer y était avec moi vers onze heures trois quarts, eh ben ! j’suis qu’un menteur.

– Quelles sont les paroles qu’il vous a dites ?

– J’demande pas mieux que de vous les répéter ; j’suis venu pour ça ; mais, prenez-les par écrit. Il sortit d’abord, et moi ensuite, p’t-êt’ ben eun’ minute après lui, p’t-êt’ eun’ demi-minute, p’t-êt’ un quart de minute, je n’pourrais pas en jurer ; et c’est pour ça qu’je n’le fais pas. Est-ce que je ne sais pas à quoi vous oblige un Alfred-David ?

– Continuez.

– Je l’trouve donc qui m’attend à c’te fin d’me parler. « Rogue Riderhood, » qu’i me dit. – C’est comme ça qu’on m’appelle d’habitude ; non pas avec malice11, on n’y ajoute aucun sens ; mais pace que ça ressemble à Roger, et qu’c’est pus court.

– Peu importe ; ne vous arrêtez pas à cela.

– Scusez-moi, lawyer Lightwood, c’est une partie de la vérité ; conséquemment ça a d’l’importance, et i faut que j’m’y arrête. Rogue Riderhood, qu’i me dit, y a eu des mots entre nous, c’soir. Et c’était vrai ; nous étions alors su la rivière ; d’mandez-le à sa fille. Je t’ai menacé, qu’i me dit, de te cogner su les doigts avec mon traversin, ou d’te jeter mon croc à la tête. C’qui m’a fâché, vois-tu, c’est qu’tu regardais d’trop près c’que j’traînais derrière moi. On aurait dit qu’tu avais comme un soupçon ; et puis t’as empoigné le plat bord de mon bateau. Je l’sais ben, que j’lui dis. Rogue Riderhood, qu’i me dit, t’es un homme, vois-tu, comme y en a qu’un par douzaine. Je crès qu’il a dit deux douzaines, mais je n’en suis pas certain : j’mets donc au pus bas ; car i n’faut pas mentir dans un Alfred-David. Et quand t’es avec les camarades, qui m’dit, que c’soit pour une chose ou pour eun’ aut’, i faut toujours qu’on ait des mots avec toi. Voyons, qu’i me dit, est-c’que t’avais des soupçons ? Oui, que j’lui dis ; et même qu’j’en ai encore. I secoue la tête, et i me demande à propos de quoi ?

T’as joué un vilain jeu, que j’lui dis. I secoue la tête pus fort, et m’dit : t’as raison, un vilain jeu en effet ; c’était pour avoir son argent ; ne m’trahis pas, Riderhood. Et v’là tout, gouverneur ; ce sont ben ses propres mots. »

Le bruit que faisait la cendre, en tombant du foyer, rompait seul le profond silence qui succéda à ces paroles. Riderhood en profita pour se frotter la tête, le cou et la figure avec sa casquette noyée, ce qui fut loin d’améliorer son aspect.

« Savez-vous autre chose ? demanda enfin Mortimer.

– Su lui, qu’vous voulez dire ?

– Sur l’affaire en général.

– J’veux être béni si j’vous comprends, mes gouverneurs. » Il s’adressait à tous les deux pour se les rendre propices, bien qu’un seul eût parlé. « Voyons, est-ce que ça ne suffit pas ?

– L’avez-vous questionné ? reprit Mortimer. Lui avez-vous demandé où le crime avait été commis ? quand et comment il l’avait fait ?

– Est-c’que j’y ai seulement pensé, lawyer Lightwood ? J’avais la tête si troublée que j’aurais pas voulu en savoir davantage, ni l’entend’ une seconde fois ; pas même pour la somme que j’vas gagner à la sueur de mon front. C’était fini entre nous, vous sentez ben ; pus d’marché, pus d’connaissance. J’pouvais pas défaire c’qui avait eu lieu dans le temps ; mais quand i s’est mis à prier et à supplier : « J’te l’demande à genoux, mon camarade, n’te sépare pas de moi. » J’y ai répondu : « N’aie jamais l’front de reparler à Roger Riderhood, pas même d’le regarder en face. » Et depuis ce jour-là quand je l’aperçois, j’m’en vas d’un autre côté. »

Ayant d’un geste envoyé ces paroles aussi loin et aussi haut que possible, Riderhood se versa un troisième verre de vin sans qu’on l’y invitât, et parut le chiquer, d’abord à droite, ensuite à gauche, tandis qu’ayant à la main son verre à moitié vide, il regardait furtivement les bougies.

Mortimer lança un coup d’œil à Eugène ; mais celui-ci avait les yeux rivés sur la table et ne parut pas s’en apercevoir.

« Vous avez gardé longtemps le secret, » reprit Mortimer en se tournant vers l’honnête homme.

Riderhood mâcha une dernière fois son vin, et l’ayant avalé, répondit en soupirant :

« Des sièc’, gouverneur !

– Pourquoi n’avoir rien dit à l’époque où s’instruisait l’affaire ? alors que la police était sur pied, que le gouvernement donnait une prime ? Enfin quand on ne parlait que de cela ? demanda Mortimer avec impatience.

– Ah ! répondit lentement le délateur, en hochant la tête d’une façon rétrospective, est-ce qu’alors j’n’avais pas l’esprit troublé ?

– Quand circulaient partout les soupçons les plus injustes, les conjectures les plus folles ; quand des innocents étaient traqués nuit et jour ! poursuivit Mortimer qui en arrivait presque à s’échauffer.

– Ah ! reprit Roger Riderhood sur le même ton, est-ce que pendant ce temps-là j’avais la tête à moi ?

– À cette époque, dit Eugène, en dessinant une tête de femme sur le coin de son papier, il n’avait pas l’occasion de gagner une pareille somme.

– Vous avez mis l’doigt dessus, gouverneur ; v’là ce qui m’a sauvé. J’avais combattu ben des fois pou m’dégager la tête ; et j’n’y arrivais pas. Un jour i n’s’en est guère fallu qu’j’aie tout dit à miss Potterson, la maîtresse des Joyeux-Portefaix, c’te maison que vous savez ; miss Potterson y demeure, et n’est pas près d’mouri ; allez-la voir, et demandez-lui putôt. Eh ben, j’n’ai pas pu. Mais v’là qu’est venue l’affiche, où c’qu’y a vot’ nom, vot’ adresse, lawyer Lightwood. Alors j’me suis dit en moi-même : C’trouble que j’ai dans la tête doit-i durer toujours ? Est-ce que j’vas toujours penser à Gaffer putôt qu’à moi, et préférer ses intérêts aux miens ? S’il a une fille, est-ce que j’n’en ai pas eun’?

– Et l’écho a répondu ? insinua Eugène.

– T’as une fille aussi ; Riderhood.

– A-t-il en même temps dit son âge ?

– Oui, gouverneur ; vingt-deux ans au mois d’octob’. Et alors j’me suis dit : V’là une potée d’argent, car c’en est eun’ potée, qu’est-c’qui dirait le contraire ?

– Attention ! dit Eugène, en retouchant son dessin.

– Eun potée d’argent est offerte, et ce serait un péché pour un brave travailleur qui mouille de ses larmes chaque croûte de pain qu’i mange, sinon d’ses larmes, tout au moins des rhumes de cerveau qu’il attrape, c’serait pour lui un péché de gagner c’t argent-là ? Gn’a pas à dire, c’est pas un mal ; et je me suis fait comme un devoir de mériter la somme. On n’peut pas le trouver mauvais sans blâmer le lawyer Lightwood, qui a offert c’t argent-là pour être gagné. Et c’est pas à moi qu’il appartient de blâmer un homme de loi ?

– Non, dit Eugène.

– V’là qu’est sûr l’aut’ gouverneur. Je m’suis donc fait une raison pour m’débarrasser du troub’ qu’j’avais dans l’esprit, et pour gagner l’argent qu’on voulait ben m’offrir. Et j’veux l’avoir, et j’l’aurai, ajouta-t-il en devenant tout à coup féroce. Car je vous le dis encore une fois, c’est la main de Gaffer Hexam qui l’a tué ; la main de Gaffer, et pas d’aut’. C’est lui qui m’l’a dit ; et j’vous le livre ; et j’veux qu’on le prenne ; et pas pus tard que c’soir. »

Après un nouveau silence pendant lequel la chute des cendres attira l’attention du délateur, comme si le faible son qu’elle produisait lui eût rappelé celui de l’argent, Mortimer se pencha vers Eugène et lui dit à l’oreille :

« Je suppose qu’il faut conduire cet homme-là à notre impassible ami de la police.

– Je suppose même qu’on ne peut pas faire autrement, répondit Eugène.

– Crois-tu ce qu’il vient de nous dire ?

– Je crois que c’est un profond scélérat ; mais il peut dire vrai, tout en ne le faisant que pour la prime.

– Dire la vérité ne lui ressemble guère.

– Non, dit Eugène ; mais son ancien associé ne me paraît pas très-honorable. Leur raison sociale devait être Coupe-jarret. J’aimerais à lui faire une question. »

Assis devant le feu et lorgnant les cendres, l’objet de cette conférence faisait tous ses efforts pour entendre ce qui se disait, et prenait un air indifférent chaque fois que les gentlemen regardaient de son côté.

« Vous avez cité à plusieurs reprises la fille de Gaffer Hexam, dit Eugène à Riderhood ; vous ne pensez pas néanmoins qu’elle ait trempé dans le crime ? »

L’honnête homme, après y avoir réfléchi, – peut-être considérait-il l’influence que sa réponse pouvait avoir sur le fruit de ses sueurs, – l’honnête homme répondit sans arrière-pensée :

« Non, j’le crois pas. »

– Et vous n’impliquez dans l’affaire que cet Hexam ?

– C’est pas moi qui l’implique, c’est lui-même, répondit Riderhood d’un ton bourru. J’prétends pas en savoir pus long qu’i’ m’en a dit. C’est moi qui l’ai fait, v’là ses paroles ; je n’en sais pas davantage.

– Il faut en finir, dit tout bas Eugène en se levant. De quelle façon irons-nous ?

– À pied, répondit Mortimer, cela lui donnera le temps de la réflexion. »

Ils se disposèrent à partir ; le délateur se leva. Tout en soufflant les bougies, Lightwood s’empara du verre où cet homme avait bu, et le jetant dans la cheminée, le brisa en mille morceaux.

« Maintenant, dit-il, passez devant nous ; mister Wrayburn et moi nous allons vous suivre. Vous savez, je suppose, où il faut nous conduire.

– Oui, lawyer Lightwood. »

L’affreux homme prit à deux mains sa casquette galeuse et la fit descendre sur ses oreilles ; puis, encore plus voûté que ne l’avait fait l’habitude de marcher la tête basse et de regarder en dessous, il descendit l’escalier, traversa le Temple, entra dans Whitefriars, et continua sa route en suivant les rues qui bordent la Tamise.

« Regarde-moi cet air-là ; n’est-ce pas celui d’un homme à pendre ? dit Mortimer.

– Et qui de plus vous pendrait ; un bourreau d’intention, » répondit Eugène.

Ils ne se dirent guère autre chose. Riderhood marchait devant eux, ainsi qu’aurait pu le faire un horrible destin. Les deux amis ne le quittaient pas du regard ; ils auraient été soulagés s’il avait disparu ; mais il resta sous leurs yeux, toujours à la même distance, opposant sa démarche oblique à l’averse implacable et au vent en furie, conservant la même allure, malgré pluie et tempête. Rien ne pouvait le faire reculer ; rien ne pouvait hâter sa marche. Il allait sans rien voir, ne pensant qu’à son but, impassible comme la destinée qui avance. La grêle les surprit à moitié chemin ; elle éclata, balayant les rues qu’elle blanchit en un instant. Il n’y fit pas même attention : pour arrêter celui qui va livrer la vie d’un homme et gagner le prix qui en est offert, il faudrait des grêlons plus forts et plus lourds que ceux-là.

Riderhood avançait toujours, écrasant la grêle et marquant sa trace dans la bourbe fondante, où il creusait des trous informes, qui faisaient voir que ses pieds n’avaient plus rien d’humain.

Le vent tourbillonnait et précipitait sa course ; la lune se débattait contre les nuées au vol rapide ; et le désordre effréné de la tempête effaçait le misérable tumulte des rues. Ce n’était pas que le vent en eût balayé le tapage, comme il en avait poussé la grêle dans tous les coins où elle avait pu se réfugier ; mais il semblait que le ciel eût absorbé la ville, et que tous les bruits de la soirée fussent dans l’air.

« S’il a eu le temps de réfléchir, dit Eugène, notre homme n’a pas eu, à ce qu’il paraît, celui de changer d’intention. Il ne semble pas vouloir reculer d’une semelle ; et nous devons approcher de l’endroit où nous avons laissé le cab le soir où l’affaire a commencé. »

En effet quelques brusques détours les amenèrent à l’angle du mur où ils avaient trébuché parmi les pierres, et où la rafale, les prenant en écharpe et les attaquant par bourrasques furieuses, les fit trébucher davantage. Habitué par état à se placer toujours à l’ombre ou à l’abri de quelque chose, Riderhood les conduisit d’abord sous le vent des Six-Joyeux-Portefaix.

« Vous voyez ben ces rideaux rouges ? dit-il. C’est là que demeure miss Abbey Potterson. Je vous l’disais ben qu’la maison ne s’enfuirait pas ; est-ce que j’ai menti ? »

Sans paraître ému de cette confirmation du témoignage de l’accusateur, Mortimer demanda ce qu’ils venaient faire en cet endroit.

« J’tenais à vous montrer les Portefaix, répondit Riderhood, afin qu’vous puissiez voir par vous-même si j’dis la vérité. À présent je vas aller regarder par la fenêtre si Gaffer est à la maison.

– Je suppose qu’il va revenir, dit Lightwood.

– Et courir à son but, hélas ! murmura Eugène. »

Il revint effectivement quelques minutes après.

« Gaffer y est pas, dit-il ; ni son bateau non pus. Mais sa fille est là, assise devant le feu et regardant les charbons. Elle a apprêté l’souper ; ainsi elle attend son père ; i’ ne sera pas difficile à prendre. »

Faisant signe aux deux jeunes gens de venir, Riderhood les précéda de nouveau ; et ils arrivèrent tous les trois à la station de police. Celle-ci était toujours aussi propre, aussi calme, aussi stable qu’autrefois, excepté la flamme de sa lanterne, qui n’étant qu’une flamme de lampe, simple accessoire de la force publique, vacillait, agitée par le vent.

M. l’inspecteur, toujours plongé dans ses profondes études, reconnut aussitôt les deux amis ; il ne témoigna aucune surprise de leur visite ; il ne sembla même pas étonné de les voir introduits par Riderhood, si ce n’est qu’en trempant sa plume dans l’encrier, le mouvement dont il ajusta son menton dans sa cravate eut l’air d’interroger ce personnage et de lui poser cette question : Qu’avez-vous fait depuis quelques heures ?

« Voudriez-vous bien, monsieur, examiner ces notes ? lui dit Mortimer en lui présentant l’écrit d’Eugène. »

M. l’inspecteur parcourut les premières lignes, et fut ému à ce point de demander si l’un ou l’autre de ces gentlemen aurait, par hasard, une prise de tabac à lui donner. Ces messieurs n’ayant de tabac ni l’un ni l’autre, il s’en passa parfaitement et continua sa lecture.

« Vous a-t-on lu ce papier ? demanda-t-il à Riderhood.

– Non, répondit l’honnête homme.

– Il convient que vous sachiez ce qu’il renferme. »

Et M. l’inspecteur, prenant le ton officiel, fit à Riderhood la lecture de ces notes.

« Vous avez bien entendu ; tout cela est-il exact, du moins quant à la déclaration que vous avez voulu faire, et au témoignage que vous désirez déposer ?

– Très-exact, répondit Riderhood, aussi vrai que m’voilà. J’peux pas en dire pus long ; car j’en sais pas davantage.

– C’est moi-même qui l’arrêterai, monsieur, » dit l’inspecteur à Mortimer ; et se retournant vers Riderhood : « Est-il chez lui ? où est-il ? que fait-il ? vous devez le savoir, cela va sans dire ; c’est votre affaire. »

L’honnête homme raconta ce qu’il avait vu, et promit de découvrir le reste d’ici à quelques minutes.

« Non, dit l’inspecteur ; vous attendrez mes ordres. Répugnerait-il à ces messieurs de m’accompagner aux Six-Joyeux-Portefaix, sous prétexte d’y prendre un verre de quelque chose ? Maison parfaitement tenue ; hôtesse des plus respectables.

– Ces messieurs se feraient un plaisir, répondirent-ils, de substituer la réalité au prétexte ; » ce qui au fond paraissait être le véritable sens des paroles de l’inspecteur.

« Très-bien, » dit celui-ci en prenant son chapeau. Il mit dans sa poche une paire de menottes, comme il eût fait d’une paire de gants ; puis il appela Réserve.

L’agent salua.

« Vous saurez où me trouver ? »

L’agent salua de nouveau.

« Quant à vous, Riderhood, dès qu’il sera rentré, faites le tour, frappez deux coups à la fenêtre du Cosy, et attendez-moi. Gentlemen, je suis à vos ordres. »

Comme ils sortaient tous les trois, laissant Riderhood s’éloigner de la station, et prendre, la tête basse, un chemin opposé au leur, Mortimer demanda à l’officier de police ce qu’il pensait des notes qu’il lui avait remises. L’inspecteur répondit, qu’en thèse générale, il y avait toujours plus de probabilités pour qu’un homme accusé d’une mauvaise action en fût coupable plutôt qu’innocent. Que lui-même avait repassé plusieurs fois le compte de Gaffer ; mais que jamais le total ne lui avait permis de l’incriminer. Que si la déposition actuelle était vraie, elle ne devait l’être qu’en partie. Que ces deux hommes avaient dû, en pareil cas, tremper dans l’affaire pour une part au moins égale ; seulement que l’un des complices avait dénoncé l’autre pour éviter les poursuites et gagner la récompense. « Et je crois, ajouta l’inspecteur, que si rien ne se dresse contre lui, Riderhood est en assez bon chemin d’obtenir la prime. Mais nous voici aux Portefaix. Je vous recommanderai, messieurs, de ne pas dire un mot de ce qui se passe. Vous ferez bien, pour motiver notre présence, de paraître intéressés dans une fourniture de chaux, du côté de Northfleet, par exemple, et d’avoir l’air inquiets d’un chargement que des barges devaient vous amener, et que vous n’avez pas encore reçu.

– Tu entends, Eugène, dit Mortimer en tournant la tête, nous avons de graves intérêts dans le commerce de chaux.

– Sans la chaux, répondit l’impassible Eugène, pour moi la vie n’aurait plus de charme. »

XIII. À la piste de l’oiseau de proie §

Les deux gentlemen ayant pénétré dans les domaines de miss Potterson, M. l’inspecteur les présenta par dessus la petite porte du bar, et après avoir confié à miss Abbey la profession de ces estimables négociants, demanda si une poignée de feu pouvait leur être allumée dans le Cosy.

Toujours prête à complaire aux autorités constituées, miss Abbey ordonna à Bob de conduire les gentlemen dans le petit salon, d’y allumer le gaz, et d’y faire promptement du feu.

Le garçon aux bras nus, ayant à la main un tortillon de papier flambant, ouvrit la marche, et s’acquitta de sa mission avec tant de promptitude, que le Cosy parut s’éveiller tout à coup d’un noir sommeil, et embrasser les arrivants d’une chaleureuse étreinte.

« Ils brûlent ici le xérès d’une façon supérieure, dit l’officier de police comme renseignement local ; peut-être ne seriez-vous pas fâchés d’en avoir une bouteille ? »

La réponse ayant été affirmative, Bob Gliddery reçut les ordres de M. l’inspecteur, et s’éloigna avec une hâte inspirée par le respect dû à la majesté de la loi.

« Il est certain que notre homme, dit l’inspecteur, en jetant son pouce par-dessus son épaule pour indiquer Riderhood, a depuis quelque temps donné à l’autre un fort mauvais renom au sujet de vos barges, et que depuis lors ce dernier est fui de tout le monde. Je ne dis pas que ce soit une présomption ni pour, ni contre, mais c’est un fait. Je l’ai su d’abord par une de mes connaissances de l’autre sexe. (Le pouce rejeté sur l’autre épaule indiqua vaguement miss Potterson.)

– En ce cas, insinua Mortimer, notre visite a dû moins vous surprendre.

– Voyez-vous, poursuivit l’inspecteur sans répondre à cette remarque, c’est la question de se mettre en mouvement. Inutile de bouger quand on ne sait pas où l’on va ; mieux vaut rester tranquille. Par exemple, à l’égard de la chaux qui vous occupe, il est probable que ces deux hommes sont de compte à demi dans l’affaire. J’en ai toujours eu l’idée ; mais pour agir il fallait attendre l’occasion, et jusqu’à présent elle ne se présentait pas. L’individu qui vous a donné ces renseignements s’est mis en route pour son compte ; si rien ne lui fait obstacle, il est possible qu’il arrive le premier. Celui qui arrivera le second pourra retirer de l’affaire quelque chose d’important, et je ne dis pas qui essayera de prendre cette place. Dans tous les cas, c’est un devoir de le tenter ; je ferai tous mes efforts pour réussir.

– En ma qualité d’armateur faisant le commerce de chaux, dit Eugène.

– Ce que personne ne fait mieux que vous, ajouta l’officier de police.

– J’aime à le penser, répondit Eugène ; mon père le faisait avant moi, mon grand’père avant lui ; bref, je suis d’une famille où l’on est dans la chaux par-dessus les oreilles depuis maintes générations. En cette qualité, je me permettrai de dire que si l’on peut poursuivre cette affaire sans y mêler une jeune fille, proche parente de l’un des personnages les plus intéressés dans la cause, je crois que tout le monde en sera très-satisfait.

– Pour mon compte, dit en riant Mortimer, j’avoue que j’en serais enchanté.

– Si la chose est possible, répondit froidement l’inspecteur, croyez bien qu’elle aura lieu. Je ne désire nullement, quant à moi, faire le moindre chagrin à la personne en question. Je dirai même que je suis peiné de cette affaire à cause d’elle.

– Il y avait dans sa famille un gamin d’environ quinze ans ; y est-il toujours ?

– Non, répondit l’inspecteur ; il a quitté la maison, et même l’état ; il fait autre chose.

– Elle reste donc seule ? demanda Eugène.

– Toute seule, » répondit l’inspecteur.

L’arrivée de Bob qui entrait, chargé d’une cafetière fumante, suspendit la conversation. Bien qu’il s’échappât de cette cafetière un délicieux parfum, son contenu avait encore à recevoir cette dernière touche d’un fini sans égal que savaient lui donner les Joyeux-Portefaix dans les occasions solennelles. Bob tenait de la main gauche un de ces cônes de fer dont nous avons parlé en décrivant le mobilier de la taverne. Il y versa le vin chaud, en enfonça profondément la pointe dans le feu, s’éclipsa un instant, et reparut avec trois verres d’une propreté éclatante. Il les posa sur la table, se pencha au dessus du feu avec le sentiment de la tâche épineuse qu’il avait à remplir, guetta le tourbillon de vapeur embaumée jusqu’à l’instant précis où apparut le jet spécial. Il saisit alors le vase de fer, lui imprima une secousse délicate, qui fit tournoyer la liqueur et produisit un léger sifflement. Il remit alors le contenu dans la cafetière, exposa chacun des verres à la vapeur qui s’en élevait, les remplit tous les trois, et, la conscience tranquille, attendit les applaudissements des gentlemen. M. l’inspecteur ayant proposé de boire au succès du commerce de chaux, les compliments furent donnés sans réserve, et Bob se retira pour aller porter à miss Abbey les éloges de ses hôtes.

La pièce étant bien close et à l’abri de toute oreille indiscrète, il n’était pas nécessaire de prolonger ce commerce de chaux fictif. Mais la saveur mystérieuse qu’il donnait à l’entretien paraissait tellement agréable à M. l’inspecteur, que ni l’un ni l’autre de ses clients n’avait demandé qu’on le supprimât. Tandis qu’ils en parlaient, deux petits coups frappés à la fenêtre résonnèrent du dehors. M. l’inspecteur se fortifiant à la hâte d’un nouveau verre de vin, sortit sans bruit, d’un air indifférent, comme un homme qui va voir le temps qu’il fait, et regarder les étoiles.

« Cela devient effrayant, dit Eugène, et cela ne me va pas du tout.

– À moi non plus, répondit Mortimer ; si nous partions ?

– Nous sommes là ; restons-y. Tu es obligé de suivre l’affaire ; mais je ne te quitterai pas. D’ailleurs cette pauvre abandonnée aux cheveux noirs me trotte dans la tête. C’est à peine si nous l’avons entrevue le soir où nous sommes allés chez son père ; et pourtant je la vois, seule au coin du feu, attendant toute la nuit. Est-ce qu’en pensant à elle, tu ne te fais pas l’effet de tremper dans une odieuse combinaison de vol et de traîtrise ?

– Un peu, répondit Mortimer ; et toi ?

– Énormément. »

M. l’inspecteur revint, et son rapport, dépouillé de ses différents voiles, peut se résumer de la manière suivante :

« Gaffer étant sorti, et son bateau démarré, on avait présumé qu’il faisait le guet à son poste ordinaire. On s’y était rendu ; mais on ne l’avait pas trouvé. D’après la connaissance que l’on avait de ses habitudes, on ne pouvait guère compter sur lui avant la marée descendante. Il se pouvait même qu’il ne revînt qu’une heure ou deux après. Sa fille, regardée par la fenêtre, ne semblait pas l’attendre encore, puisque le souper n’était pas sur le feu. La marée ne serait haute qu’à une heure ; il en était dix à peine ; il n’y avait donc rien à faire qu’à prendre patience. » Riderhood en ce moment était à l’affût ; mais comme deux paires d’yeux valent mieux qu’une, surtout quand la seconde appartient à M. l’inspecteur, celui-ci avait résolu de faire le guet de son côté. Et comme il pourrait être pénible pour des gentlemen de rester accroupis derrière un bateau par une nuit où le vent est glacial, où de temps à autre la bourrasque a des accès de grêle, M. l’inspecteur acheva son rapport en recommandant aux deux amis de ne pas quitter les Portefaix, où ils avaient chaud et se trouvaient à l’abri du vent.

Les deux amis ne demandaient pas mieux que de suivre cette recommandation. Toutefois ils avaient besoin de savoir où ils rencontreraient les guetteurs, si, par hasard, il leur prenait fantaisie de les rejoindre. Ne se fiant pas à des renseignements qui pouvaient être mal compris, Eugène, qui, par extraordinaire, oubliait la crainte qu’il avait de se déranger, accompagna M. l’inspecteur afin de voir où s’arrêterait celui-ci.

Sur la berge inclinée de la Tamise, à laquelle on arrivait en franchissant les pierres gluantes d’une jetée voisine, située tout près de l’ancien moulin à vent où demeurait l’oiseau de proie, étaient quelques embarcations, les unes commençant à être à flot, les autres hissées à une hauteur où la marée ne pouvait les atteindre. Ce fut sous l’une de ces dernières que disparurent l’avocat et l’officier de police.

Quand Eugène eut remarqué la position du bateau, et fut bien sûr de pouvoir le reconnaître, il tourna les yeux vers la maison où la pauvre fille aux cheveux noirs était seule auprès du feu.

À travers les vitres il apercevait la clarté du foyer ; et l’idée lui vint d’aller regarder dans la chambre. Il se pourrait même qu’il ne fût sorti que pour cela.

Cette partie de la chaussée était couverte de grandes herbes ; on pouvait gagner la maison sans faire le moindre bruit. Il suffisait de gravir un éboulis fangeux de quatre ou cinq pieds de haut, puis de traverser la couche d’herbe pour atteindre la fenêtre ; et c’est ainsi qu’Eugène y arriva.

Lizzie n’avait pour éclairage que la flamme du charbon ; sa lampe était sur la table, mais sans être allumée. Assise par terre, la figure appuyée sur sa main, elle regardait le feu d’un air triste. Quelque chose brilla sur sa figure. Eugène crut que c’était la flamme qui avait jeté un éclair plus ardent ; mais il vit bientôt que c’étaient des larmes. Une scène douloureuse que lui montrait cette clarté vacillante !

C’était une pauvre fenêtre ; quatre morceaux de verre seulement. Il y en avait une autre à côté ; mais elle avait des rideaux ; et c’était pour cela qu’Eugène avait choisi la plus petite. Cela suffisait d’ailleurs pour lui permettre d’examiner la chambre, et de voir les affiches des noyés sortir de l’ombre et y rentrer alternativement. Mais c’est à peine si Eugène les effleura du regard, tandis que ses yeux s’attachèrent longuement sur Elle.

Vue poignante que cette désolée, pleurant devant la flamme qui jaillissait par intervalles ! Tableau navrant, mais d’une couleur splendide, avec le reflet du feu sur sa joue brune, et l’éclat scintillant de ses cheveux noirs. Tout à coup elle se leva. Eugène était bien sûr que ce n’était pas lui qui l’avait inquiétée ; car il avait conservé une immobilité complète. Il ne fit donc que se retirer de la fenêtre, et resta debout dans l’ombre. Elle ouvrit la porte, et d’un ton d’alarme :

« Père ! dit-elle, est-ce vous qui m’appelez ? » Elle écouta. « Père ! est-ce vous ? » Elle écouta de nouveau. « Père ! je croyais vous avoir entendu ; ne m’avez-vous pas appelée deux fois ? » Pas de réponse. Elle rentra. Comme elle fermait la porte, Eugène regagna la rive ; et marchant dans la vase, alla retrouver Mortimer, auquel il raconta ce qu’il avait vu.

« C’est odieux, dit-il. Si le meurtrier se sent aussi criminel que moi, il est dans un état singulièrement pénible.

– Influence du mystère, répondit Lightwood.

– Je ne leur sais pas gré du tout de me transformer à la fois en Guy Fawkes et en Sneak, répondit Eugène. Donne-moi un peu de ce vin. »

Lightwood lui versa du xérès dont ils avaient bu en arrivant. Mais la liqueur s’était refroidie et n’avait plus aucune qualité.

« Pouah ! fit Eugène en la crachant dans les cendres. Quel horrible goût : l’écume de la rivière.

– Est-ce que tu connais ce goût-là, par hasard ?

– Oui, je le connais ce soir. Il me semble que je viens d’être noyé, ou peu s’en faut ; et que j’ai bu un gallon de cette eau bourbeuse.

– Influence locale, dit Mortimer.

– Tu es joliment, fort, avec tes influences. Combien de temps allons-nous rester là ?

– Combien penses-tu que nous devions y rester ?

– Pas une minute, dirais-je, si cela dépendait de moi ; car les Joyeux-Portefaix sont bien ce que j’ai connu de plus triste. Mais il faut, je suppose, que nous attendions les autres. N’est-ce pas vers minuit qu’ils doivent venir nous prendre ? »

Onze heures sonnaient. Eugène attisa le feu et s’installa de manière à faire croire qu’il attendrait avec patience. Mais peu à peu il lui vint des inquiétudes dans une jambe, puis dans l’autre ; puis dans les deux bras, dans le menton, dans le dos, dans les cheveux, dans le front, dans le nez. Il s’étendit sur deux chaises, se mit à geindre, et se releva.

« Il y a ici, dit-il, une masse d’insectes invisibles et d’une activité diabolique. Je ne suis que frémissements et piqûres des pieds à la tête. Au moral, c’est absolument comme si j’avais fait un vol avec effraction, dans les circonstances les plus ignobles, et que j’eusse à mes trousses tous les myrmidons de la justice.

– Je ne vaux pas mieux, dit Mortimer, » qui, après certaines évolutions mirobolantes, où sa tête avait été la partie la plus basse de lui-même, se retrouvait enfin en face d’Eugène, et tout ébouriffé. « Il y a déjà longtemps que cela dure, poursuivit-il ; pendant que tu n’étais pas là il me semblait que toute l’armée lilliputienne tirait sur moi à boulets rouges.

– Impossible d’y tenir, reprit Eugène ; il faut aller prendre l’air, rejoindre notre ami Riderhood, notre collègue. Auparavant tranquillisons-nous par un contrat en bonne forme : la prochaine fois, pour avoir l’esprit plus calme, c’est nous qui commettrons le crime, au lieu de faire prendre le criminel. Tu t’y engages, Mortimer ?

– J’en fais le serment.

– Moi aussi ; et que lady Tippins y prenne garde, sa vie est en péril.

Mortimer ayant sonné pour demander son compte, Bob se présenta immédiatement.

« Un emploi dans le commerce de chaux vous plairait-il ? demanda Eugène au garçon avec sa folle insouciance.

– Non, Monsieur, répondit l’autre ; je vous remercie ; j’ai une bonne place et j’y tiens.

– Si par hasard vous changiez d’avis, reprit Eugène, venez me trouver à mon bureau, n’importe quand ; j’aurai toujours un emploi à vous donner. Voilà mon associé, un excellent homme ; c’est lui qui tient les livres, et distribue les salaires. Bonne paye en échange d’un bon travail : telle a toujours été ma devise.

– Et c’en est une bonne, répondit le garçon en recevant son argent, et en tirant de sa tête un salut avec sa main droite, comme il aurait tiré une pinte de bière du robinet.

– Peux-tu être aussi ridicule ! dit Mortimer en se mettant à rire aussitôt qu’ils furent seuls.

– Oui, répondit Eugène ; je suis ridicule ! d’une humeur ridicule ; tout est ridicule ; partons ! »

Il vint à l’esprit de Mortimer que depuis une demi-heure à peu près un changement quelconque s’était opéré chez son ami ; que la folle insouciance, l’abandon extravagant, en un mot que les forces désordonnées de cette nature indolente avaient éprouvé une concentration qui les rendait plus vives. Si familier que lui fût le caractère d’Eugène, il y découvrait quelque chose de nouveau et d’outré qui excitait sa surprise. Ce ne fut alors qu’une idée fugitive ; mais dont le souvenir lui revint plus tard.

Comme ils arrivaient au bord de l’eau, assourdis et transpercés par le vent, Eugène dit à Mortimer : « C’est là qu’elle demeure ; cette clarté est celle du feu devant lequel elle est assise.

– Je vais regarder par la fenêtre, dit Mortimer.

– Non pas ! s’écria Eugène en le saisissant par le bras. Il ne faut pas s’occuper d’elle ; viens ! Allons rejoindre notre estimable ami. » Il l’entraîna vers le poste où les autres faisaient le guet ; et tous les deux se glissèrent à l’abri du bateau. Meilleur abri qu’ils ne l’avaient pensé ; on y était protégé contre le vent, et l’on n’y avait pas froid.

« M. l’Inspecteur est-il là ? murmura Eugène.

– Oui, monsieur.

– Et notre ami au front couvert de sueur ?

– Il est là-bas, dans le coin.

– Y a-t-il du nouveau ?

– Non. Sa fille a ouvert la porte, croyant qu’il l’avait appelée ; à moins que ce ne fût un signal pour l’avertir de ne pas rentrer ce soir, ce qui pourrait être.

– On pourrait dire également que cela signifie Rule Britannia, et cela n’est pas, murmura Eugène. Mortimer ?

– Présent !

– C’est maintenant le poids de deux vols avec bris de clôture, et aggravation de faux. »

Après avoir ainsi indiqué l’état de son âme, Eugène devint muet comme les autres ; et ses compagnons et lui gardèrent longtemps le silence.

À mesure que l’heure et la marée avançaient, à mesure que l’eau se rapprochait du poste, les bruits se multipliaient sur la rivière ; et les guetteurs redoublaient d’attention, prêtant l’oreille au bruissement des roues, au cliquetis des chaînes, aux craquements des poulies, aux battements cadencés des rames ; aux aboiements furieux d’un chien, qui à bord de quelque bateau, semblait en passant les flairer dans leur cachette. En outre des lumières, qui de l’avant des navires et de la tête des mâts glissaient sur la Tamise, la nuit n’était pas si épaisse qu’on ne pût distinguer çà et là des masses noires solidement amarrées. De temps à autre le spectre d’une allège à grande voile obscure surgissait à côté des gentlemen, passait dans l’ombre et s’y évanouissait. À l’heure où ils étaient arrivés, l’eau s’agitait fréquemment sous l’influence d’une impulsion lointaine. Ils croyaient alors que c’était le clapotement du bateau de Gaffer ; et ils se seraient levés maintes fois sans l’immobilité de Riderhood, qui, accoutumé aux bruits du fleuve, restait tranquillement à sa place.

La rafale emportait loin d’eux le son des horloges de la ville, car les églises étaient sous le vent de l’endroit qu’ils occupaient ; mais il y avait du côté d’où soufflait la tempête des cloches qui successivement leur apprirent qu’il était une heure, deux heures, trois heures. Même sans cela, ils auraient su que la nuit s’écoulait, en voyant apparaître sur la rive une bande noire de plus en plus large, qui annonçait la retraite de la marée.

Chaque minute en s’enfuyant, rendait le succès de l’affaire de plus en plus incertain. Le malheureux dont ils épiaient le retour semblait être averti du piége qu’on lui tendait. Avait-il pris la fuite ? En partant ce soir-là, comme il faisait tous les soirs, avait-il simplement voulu leur donner le change, et gagner sur eux une avance de douze heures ? L’honnête homme, qui avait dépensé la sueur de son front, commençait à s’inquiéter, et à se plaindre de la tendance du genre humain à le dépouiller du fruit de son travail.

L’endroit d’où guettaient les gentlemen avait été choisi de manière à pouvoir à la fois inspecter le fleuve, et surveiller la maison. Personne n’était entré chez Gaffer, ou n’en était sorti, depuis le moment où sa fille avait pensé qu’il l’appelait. Personne ne pouvait s’en échapper, ou s’y introduire sans être immédiatement aperçu.

« Mais il fera jour à cinq heures, dit l’officier de police ; et nous serons découverts.

– Voyez-vous, dit Riderhood, i’ s’sera caché d’place en place, allant et remuant toujours, entre deux ou trois ponts.

– Que voulez-vous y faire ! demanda l’Inspecteur de son air impassible.

– I’ peut y êt’ encore.

– Après ? dit l’inspecteur.

– Mon bateau est là, parmi les aut’, au ras d’la jetée, insinua Riderhood.

– Après ? répéta l’officier de police.

– J’pourrais le prend’ et aller voir c’qui s’passe ! Je connais ses allures ; les coins où i’ se remise. J’sais qu’à telle heure de la marée il est ici ; qu’à telle aut’, il est là. Est-ce que j’n’ai pas été son associé ? Vous n’avez pas besoin de venir, vous ; i’ n’est pas bon d’vous faire voir. J’peux mener la barque tout seul ; et moi, quand on me verrait, ça ne ferait rien ; j’suis là par tous les temps.

– L’idée n’est pas mauvaise ; on peut en essayer, dit l’Inspecteur.

– Minute, reprit Riderhood ; faut nous entendre. Si j’ai besoin de vous j’reviendrai, j’me placerai en bas de la lanterne, et je lancerai un coup de sifflet.

– Si je pouvais sans trop de témérité, dit Eugène d’un ton délibératif, si je pouvais me permettre de faire une objection à mon honorable et vaillant ami, dont je suis loin de révoquer en doute le profond savoir en matière navale, je lui ferais observer que lancer un coup de sifflet, c’est révéler qu’il s’agit d’un mystère, et faire naître les conjectures. Mon honorable ami, j’en ai la confiance, voudra bien me pardonner de m’être permis en ma qualité de membre indépendant de cette assemblée, d’émettre une opinion que je sentais devoir à cette chambre, et au pays qu’elle représente.

– C’ti-là qui parle, c’est-i’ l’aut’ gouverneur, lawyer Lightwood ? » demanda l’honorable ami ; car dans l’ombre où ils étaient cachés il leur était impossible de se voir.

« Relativement à la question adressée par mon honorable et vaillant ami, » reprit Eugène, qui, étendu sur le dos, son chapeau sur la figure, avait choisi cette attitude, comme expression particulière de la vigilance, « je répondrai avec la plus entière franchise, ceci n’étant pas incompatible avec le service public, que les accents qu’il vient d’entendre, sont bien les accents de cet autre gouverneur.

– Vous avez tous de bons yeux, est-ce pas ? demanda Riderhood.

– Tous.

– Si donc j’viens sous les Portefaix, et que j’m’y arrête, gn’y aura pas besoin de siffler ? Vous verrez qu’y a là quéque chose ; vous saurez qu’c’est moi ; et vous viendrez m’trouver. C’est-i’ convenu ?

– Parfaitement.

– Eh ben ! je m’en vas. »

Coupé par le vent, qui le prenait en écharpe, il gagna son bateau d’un pas chancelant ; et l’ayant démarré, il remonta la rivière, en longeant la berge où se tenaient les guetteurs. Eugène, appuyé sur le coude, le suivit du regard, et le vit disparaître dans l’ombre. « Je voudrais, murmura-t-il en se recouchant et en parlant dans son chapeau, que la barque de mon honorable ami fût assez philanthrope pour chavirer et pour noyer son patron. Mortimer ?

– Qu’est-ce qu’il y a, Eugène ?

– Trois vols qualifiés, deux faux, un assassinat nocturne : tout cela sur la conscience ! »

Malgré ce poids énorme, Eugène se sentit soulagé par le départ de Riderhood. Il en était de même pour ses deux compagnons. C’était un changement ; l’attente semblait avoir passé un nouveau bail ; elle recommençait de fraîche date. L’influence du temps et des lieux pesait moins sur leur esprit. Ils avaient quelque chose de neuf à guetter, et le faisaient avec un nouvel intérêt. Plus d’une heure s’était écoulée, et nos gentlemen sommeillaient, quand l’un des trois (chacun prétendit que c’était lui, car il ne dormait pas), aperçut Riderhood à l’endroit convenu. Ils sortirent de leur cachette et se dirigèrent vers le bateau. Riderhood vint affleurer la rive, de sorte que les gentlemen qui se tenaient sur la chaussée, à l’ombre des Portefaix endormis, purent lui parler à voix basse.

« Bénédiction ! dit Riderhood ; j’n’y comprends goutte.

– L’avez-vous découvert ?

– Non.

– Qu’avez-vous en ce cas ? » demanda Lightwood, car l’honnête homme les regardait d’un air effaré.

« J’ai vu son bateau.

– Il n’était pas vide ?

– Si ; et pas attaché ce qu’y a de pus ; et une godille de moins ; et, c’qu’y a de pus, l’aut’ godille acorée dans les godets. Et le bateau acculé par la marée, pris entre deux barges, ce qu’y a de pus ; et serré à n’pas l’en faire sortir. Et il a eu d’la chance ! par saint Georges, il en a eu ! »

XIV. Découverte de l’oiseau de proie §

Debout sur la rive, pénétré par le froid de cette crise nocturne qui abat les forces des êtres les plus nobles, chacun des guetteurs regarda le visage pâle des deux autres, puis la face blême et consternée de Riderhood.

« L’bateau de Gaffer, c’Gaffer qui a eu d’la chance, et pas d’Gaffer ! » reprit l’honnête homme avec désespoir.

Les trois gentlemen tournèrent spontanément les yeux vers la flamme qu’on voyait trembloter par la fenêtre. Elle était faible et sans éclat. De même que la vie supérieure, qu’il contribue à entretenir chez la plante et l’animal, le feu a peut-être une tendance plus marquée à s’éteindre à l’heure où la nuit est mourante, et où le jour n’a pas encore paru.

« Si j’avais l’pouvoir en main, grommela Riderhood en hochant la tête, et qu’la chose fût gouvernée par moi, que j’sois béni si à tout hasard j’n’empoignais pas sa fille.

– Mais ce n’est pas vous qui êtes le maître, » dit Eugène, et d’un ton si violent que l’honnête homme reprit d’un air humble et soumis :

« Je l’sais ben, gouverneur, je l’sais ben ; j’ai pas dit non pus que j’l’étais. Mais un homme peut dire son mot.

– Et la vermine se taire. Retenez votre langue, rat d’eau que vous êtes ! »

Surpris de la chaleur inaccoutumée d’Eugène, Mortimer s’écria en ouvrant de grands yeux : « Qu’est-ce qui a pu lui arriver ! »

« Impossib’ d’y rien comprendre ; à moins qu’i’ n’ait fait un plongeon, » dit Riderhood, qui pensait à son homme, et qui s’essuya le front en béant d’un air inconsolable.

« Avez-vous attaché son bateau ?

– Il l’est assez comme ça, j’vous jure. Impossib’ de l’acorer pus solidement. I’ n’s’en ira pas avant la marée basse ; venez avec moi ; je vas vous y conduire ; vous l’verrez ben vous-mêmes. »

La mine peu rassurante du bateau, qui ne semblait pas de force à porter une pareille charge, fit décliner l’invitation. Mais Riderhood ayant assuré qu’il avait conduit à la fois jusqu’à six personnes, tant mortes que vives, et que la barque n’en était guère plus bas, les gentlemen entrèrent doucement dans cette coque délabrée et s’y installèrent avec précaution.

« Nous y sommes, dit Lightwood.

– Par saint Georges, s’écria le délateur en prenant ses rames, s’il a disparu j’y suis pas du tout, moi ! Mais i’ n’m’en a jamais fait d’aut’, i’ m’a toujours floué ; que Satan l’confonde ! Un tricheur fini, que c’Gaffer ! Pas un brin de franchise, rien de carré ; jamais droit son chemin comme un honnête homme. Un vrai fourbe, quoi ! toujours en dessous, toujours…

– Holà ! eh ! droit comme ça ! cria Eugène, à qui la présence d’esprit était revenue dès qu’il s’était embarqué, et dont l’avertissement n’empêcha pas le bateau d’aller se heurter contre l’obstacle. Je voudrais au moins, ajouta-t-il en retournant la phrase qu’il avait dite avant d’être du voyage, je voudrais que mon honorable collègue ne poussât pas la philanthropie jusqu’à nous noyer tous. Attention ! attention ! droit comme ça ! Rapproche-toi, Mortimer. Encore de la grêle ! Vois ce Riderhood ; elle lui saute aux yeux comme une bande de chats sauvages. »

En effet, Riderhood avait tout le bénéfice de la nuée. Il courba la tête, et lui opposa sa casquette galeuse ; mais la grêle le fouettait si rudement qu’il amena sa barque sous le vent d’un navire, où elle fut à l’abri. Messagère courroucée du matin, la bourrasque fut suivie d’une traînée lumineuse, qui perça les nuages, et les déchira jusqu’à ce que le jour y eût fait une large trouée grise.

Ils grelottaient tous les trois. La rivière, le bateau, les voiles, les cordages, la fumée matinale qui s’élevait du bord de l’eau : tout semblait grelotter. Humides et noires, tachetées de blanc par le givre et la grêle, les maisons, pressées les unes contre les autres, paraissaient plus basses qu’à l’ordinaire, comme si le froid les avait fait s’accroupir et se replier sur elles-mêmes. Peu de mouvement sur l’un ou l’autre bord. Fenêtres et portes étaient closes ; et les grandes lettres blanches ou noires, au front des entrepôts et des quais, ressemblaient, disait Eugène, à des épitaphes sur les tombes des affaires mortes.

Tandis qu’ils avançaient lentement, longeant la rive, se glissant au milieu de la cohue flottante par de petits canaux dérobés, se faufilant çà et là, d’une allure de voleur, qui paraissait être l’allure normale de leur guide, tous les géants parmi lesquels ils rampaient semblaient vouloir écraser leur bateau. Pas une coque de navire, avec ses lourdes chaînes sortant des écubiers, décolorées depuis longtemps par les larmes du fer, qui ne parût avoir à leur égard de cruelles intentions. Pas une proue dont la figure ne menaçât de les précipiter dans l’abîme. Pas une écluse, pas une échelle indiquant sur une pile ou sur un mur la profondeur de l’eau, qui ne semblât dire, à l’imitation du loup déguisé en mère-grand’ : « C’est pour mieux vous noyer, mes très-chers ! » Pas une barge aux flancs bouffis, débordant au-dessus d’eux, qui ne parût aspirer la rivière afin de les engloutir. Et tout proclamait si bien la puissance destructive de l’eau, cuivre décoloré, bois pourris, pierre rongée, débris moussus, que les suites de l’écrasement ou de l’attraction de l’abîme n’effrayaient pas moins l’esprit que la catastrophe elle-même.

Après une demi-heure de cette navigation, le batelier releva ses rames. Il appuya ses mains au flanc d’une barge, les passa alternativement l’une au-dessus de l’autre, et amena peu à peu la barque sous la poulaine, dans un coin d’eau retiré et couvert d’écume. Au fond de ce coin, serré entre deux masses, comme l’avait rapporté Riderhood, était le bateau de Gaffer, ce bateau dont le plancher conservait la silhouette d’un corps humain, enveloppé d’une draperie.

« Direz-vous que j’suis un menteur ? demanda l’honnête homme.

– C’est en effet le bateau d’Hexam, dit l’officier de police ; je le reconnais.

– Et c’te godille, reprit Riderhood, vous voyez ben qu’elle est cassée, et qu’l’autr’ godille n’est pas là. Direz-vous que je suis un menteur ? »

L’officier de police entra dans le bateau. L’honnête homme s’y glissa derrière lui. Quant aux deux amis, ils regardèrent sans bouger de place.

« Et voyez, reprit Riderhood, je vous l’disais ben qu’il avait eu de la chance. » Il montrait une corde tendue, qui, attachée au fond de la barque, plongeait dans la rivière, en passant par-dessus le bord.

« Tirez cette corde et rentrez-la dans le bateau, commanda l’inspecteur.

– Facile à dire, répondit Riderhood, mais pas à faire. Tirez c’te corde ! Ah ! ben, oui ; ce qu’elle tient s’est accroché sous la quille des barges. J’ai déjà essayé, vous pouvez l’croire, et j’n’ai pas pu. Voyez comme elle est raide.

– Elle viendra, reprit l’inspecteur. Il faut ramener ce bateau, et ce qui lui est attaché ; il le faut. Essayez doucement. »

Riderhood essaya ; mais la corde ne voulut pas venir.

« J’entends l’avoir, et je l’aurai, » dit l’officier de police, en faisant jouer la corde. Mais ce qu’elle tenait résista.

« Prenez garde ! dit l’honnête homme ; vous allez l’défigurer ; ou ben vous l’sortirez du nœud, et i’ sera perdu.

– Ni l’un, ni l’autre ; et cela viendra ; répondit l’inspecteur. Allons ! ajouta-t-il avec autorité et persuasion, en s’adressant à l’objet qui était dans l’eau. Vous jouez là un vilain jeu ; vous le savez bien ; il faut que vous veniez ; je veux vous avoir. »

Il y avait tant de puissance dans cette résolution, que l’objet céda légèrement. « Je vous le disais bien, » reprit l’inspecteur. Il défit son pardessus ; et se replaçant à l’arrière : « Allons ! » dit-il d’une voix ferme.

Un affreux genre de pêche ! mais l’homme qui s’y livrait n’était pas plus ému que s’il avait tendu sa ligne par un beau soir d’été dans une anse fleurie de la Tamise. Au bout de quelques minutes, après avoir commandé aux autres de pousser un peu en avant, de tirer un peu en arrière, etc. ; il dit avec calme : « Le voilà dégagé. » Et la corde et le bateau cédèrent au moindre effort.

Ayant accepté la main que lui offrait Mortimer pour l’aider à se relever, M. l’inspecteur remit son pardessus ; puis il dit à Riderhood : « Donnez-moi les autres godilles ; je vais conduire ce bateau au prochain débarcadère. Passez devant ; et tenez-vous au large, afin que je ne m’accroche pas de nouveau. » Ses ordres furent obéis, et les deux bateaux se dirigèrent vers la rive.

« Maintenant, » dit l’inspecteur à Riderhood, quand ils furent tous les quatre sur les pierres fangeuses de l’escale, « cette besogne vous est plus familière qu’à moi ; et vous devez y être plus habile. Détachez cette corde ; nous vous aiderons à la tirer. »

Riderhood entra dans le bateau ; mais à peine eut-il regardé ce qu’il amenait, qu’il remonta l’escale en chancelant. Il était pâle comme le jour qui venait de paraître. « Seigneur ! balbutia-t-il d’une voix haletante ; i’ m’a encore floué !

– Que voulez-vous dire ? » s’écrièrent les trois autres.

Il désigna le bateau, et se laissant tomber sur les marches, afin de reprendre haleine. « C’est Gaffer ; c’est lui ; i’ m’a encore floué ! » murmura-t-il.

Laissant l’honnête homme suffoquer à son aise, les trois gentlemen saisirent la corde, et bientôt le cadavre de l’oiseau de proie, mort déjà depuis quelques heures, fut étendu sur la rive, où une nouvelle bourrasque vint l’assaillir, et lui masser les cheveux à coups de grêle.

« Père, est-ce vous qui m’appelez ? Père, je croyais vous avoir entendu… ne m’avez-vous pas appelée deux fois ? » Paroles qui, de ce côté-ci de la tombe, doivent rester sans réponse. Le vent impétueux siffle, et passe sur lui en le raillant ; il le fouette de ses habits déchirés, de ses lourds cheveux d’où l’eau ruisselle. Il cherche à le retourner, à lui exposer la figure au jour pour augmenter sa honte. Il s’adoucit, et le fouille d’une haleine curieuse ; il soulève un haillon, le laisse retomber ; se cache tout palpitant sous une autre guenille ; court dans ses cheveux et dans sa barbe ; et retrouve sa furie pour le gourmander cruellement.

« Père, est-ce vous qui m’avez appelée ? Est-ce vous qui êtes maintenant sans voix ? Est-ce vous qui êtes là, souffleté par le vent ? Père, est-ce vous, qui, la figure souillée des impuretés du rivage, avez reçu le baptême de la mort ? Pourquoi ne pas nous répondre ? Ce corps étendu dans cette fange, père, est-il bien le vôtre ? N’y a-t-il jamais eu dans votre bateau de cadavre mouillé de la sorte ? Parlez, père ! répondez aux vents, les seuls auditeurs qui vous restent. »

« Voyez-vous, dit l’inspecteur, qui, posé sur un genou, le regardait comme il en avait regardé tant d’autres, voyez-vous, dit-il après mûre réflexion, voici comment le fait a eu lieu. Vous avez remarqué, naturellement, qu’il était pris à la fois par le bras et par le cou. Vous avez vu, on peut encore le voir, que le nœud qui lui entourait la gorge était un nœud coulant. Tenez-vous cela pour démontré ?

– Jusqu’à l’évidence, répondit Mortimer.

– Vous avez également observé, cela ne fait pas la moindre doute, que la corde était fixée au bateau même ? Or vous allez tout comprendre : le temps est abominable au moment où cet homme… (L’Inspecteur se baisse pour enlever des cheveux du noyé quelques grêlons avec le pan de la veste du susdit). Il se ressemble davantage, dit-il, depuis qu’il n’a plus de blanc dans les cheveux, bien qu’il ait reçu de fortes contusions. Il fait donc un temps abominable au moment où cet homme se dirige vers son poste habituel. Il porte ce rouleau de corde ; il l’emporte toujours ; ce fait m’est connu tout aussi bien qu’à lui. Parfois il le met dans son bateau, parfois il se le passe autour du cou. Cet homme est de ceux qui se couvrent légèrement, vous en avez la preuve. (M. l’inspecteur prend l’un des bouts de la cravate lâche qui descend sur la poitrine, et profite de l’occasion pour en essuyer les lèvres du défunt.) Il s’habille légèrement ; et par la pluie, le vent ou la gelée, il se met son câble autour du cou ; c’est ce qu’il a fait hier au soir (une habitude déplorable). Il va et vient dans son bateau ; le froid le saisit ; il est morfondu, ses mains s’engourdissent. Il voit flotter quelque chose qui rentre dans le cercle de ses affaires, et s’apprête à s’assurer dudit objet. Il prend le bout de sa corde, dont il déroule quelques tours, et le fixe dans le bateau pour que l’objet ne lui échappe pas. Il y met plus de temps qu’à l’ordinaire parce que ses doigts sont engourdis ; mais il y arrive ; et trop bien, comme vous voyez. L’objet en question reparaît avant la fin des préparatifs. Notre homme le saisit, et pense que, dans tous les cas, il faut s’assurer de ce qu’il y a dans les poches. Pour cela, il se penche au dessus de l’eau ; et par suite d’un coup de vent, ou du remous causé par deux steamboats allant en sens contraire, par une secousse inattendue, par une chose ou par une autre, il perd l’équilibre et tombe la tête la première. Il ne s’en inquiète pas, car il est bon nageur ; mais ses bras en s’écartant, se prennent dans la corde, tirent sur le nœud coulant et le serrent de plus en plus. L’objet qu’il a cru prendre s’éloigne ; et c’est lui-même que remorque son bateau, auquel nous le trouvons attaché, pris à sa propre ligne. Vous me demanderez comment j’ai connu ses intentions à l’égard des poches ? Je vous dirai d’abord qu’il s’y trouvait de l’argent. Comment ai-je pu le savoir ? dites-vous. C’est à la fois simple, et certain ; car le voilà. » M. l’inspecteur leva le bras droit du mort dont la main était fermée.

« Que va-t-on faire de lui ? demanda Mortimer.

– S’il ne vous répugne pas de rester là un instant j’irai avertir celui de mes hommes qui se trouve dans le voisinage ; et il s’en chargera. Vous voyez, je parle de lui comme s’il était toujours de ce monde, » dit l’inspecteur en se retournant et en appuyant d’un sourire philosophique cette remarque sur la force de l’habitude.

« Eugène, » dit Mortimer. – Il allait ajouter : nous pourrions le garder d’un peu plus loin, lorsque tournant la tête il ne vit plus d’Eugène. Il appela en élevant la voix, et ne reçut pas de réponse. Le jour était venu tout à fait ; Mortimer regarda autour de lui ; mais nulle part il n’y avait d’Eugène.

M. l’inspecteur se retrouva bientôt sur l’escale avec un agent de police ; Mortimer lui demanda s’il avait vu partir son ami. M. l’inspecteur n’avait pas vu s’éloigner mister Wrayburn ; mais l’agitation de ce gentleman ne lui avait point échappé. « Une singulière nature, monsieur, à la fois bizarre et plaisante.

– J’aurais voulu qu’il n’entrât pas dans sa bizarrerie de me planter là en un pareil moment, répondit Lightwood. Mais peut-on se procurer par ici quelque boisson chaude ? »

Ils le pouvaient certainement ; et c’est ce qu’ils firent, près d’un bon feu, dans la cuisine d’un cabaret voisin, où ils avalèrent un grog qui les ranima d’une façon miraculeuse. M. l’inspecteur, après avoir annoncé officiellement à Riderhood qu’il aurait les yeux sur lui, s’était mis dans le coin de la cheminée comme un parapluie mouillé, et ne s’était plus occupé de cet honnête homme, excepté pour lui faire donner un grog, servi à part et sans doute prélevé sur les fonds publics.

Tandis que Mortimer, assis devant le feu, avait conscience de boire de temps à autre une gorgée d’eau chaude à l’eau de vie, et d’avaler en même temps du xérès brûlé aux Six-Joyeux-Portefaix ; d’être immobile sous un bateau, et de voguer sur la Tamise, dans celui de Riderhood ; d’écouter M. l’inspecteur et de dîner avec un étranger qui s’appelait, disait-il, M. R. P.-Eugène-Gaffer-Harmon, et demeurait à Grêle-et-Vent ; tandis qu’il passait par toutes ces vicissitudes sur le pied de douze heures à la seconde, il s’aperçut qu’il répondait tout haut à une communication importante qui ne lui avait jamais été faite ; et il se mit à tousser en regardant M. l’inspecteur ; car il sentait que ce fonctionnaire (chose qui l’indignait) aurait pu croire sans cela qu’il s’était endormi, ou l’avait écouté d’une oreille peu attentive.

« Ici, une minute avant nous ; vous voyez, dit l’inspecteur.

– Je vois très-bien, répondit Mortimer avec dignité.

– Il a pris un grog absolument comme nous, et s’est éloigné en toute hâte.

– Qui cela ? demanda Mortimer :

– Votre ami.

– Je sais fort bien, » répondit l’autre de plus en plus digne. Plongé dans un brouillard, où M. l’inspecteur apparaissait vaguement avec d’énormes proportions, et après avoir entendu que ce fonctionnaire prenait tout sur lui, entre autres choses d’avertir la fille du défunt, Mortimer, trébuchant et dormant, se rendit à une place de voitures. Il appela un cab, et reçut un brevet d’officier, commit un crime capital, passa devant un conseil de guerre, se vit condamner, mit ses affaires en ordre, et arriva à l’endroit où il devait être fusillé, avant que le cocher eût refermé la portière.

Rude besogne que de godiller dans les rues de la Cité, et d’y faire avancer le cab à force de rames, pour gagner cette coupe de cinq à dix mille livres offerte par mister Boffin. Rude besogne que de retirer Eugène du pavé fuyant, et que de lui adresser, à une distance incommensurable, tous les reproches qu’il mérite pour avoir disparu de cette manière étrange. Mais il fait tant d’excuses, et montre tant de repentir, que Mortimer, en sortant du cab, recommande expressément au cocher d’avoir soin de lui ; recommandation qui fait ouvrir au brave homme des yeux démesurés ; car il n’y a personne dans la voiture. Bref les événements de la nuit avaient eu sur Mortimer une si grande influence, et l’avaient tellement épuisé, qu’il en était devenu somnambule. Trop fatigué pour se reposer, même en dormant, il s’agita jusqu’à être fatigué de sa fatigue, et tomba enfin dans un profond sommeil.

L’après midi était déjà fort avancée lorsqu’il se réveilla. Toujours inquiet, il envoya chez Eugène pour savoir s’il était déjà levé. Oh ! certes ; et depuis longtemps ; à vrai dire, il ne s’était pas couché. Il y avait à peine cinq minutes qu’il était de retour, et il arriva chez son ami presqu’en même temps que le commissionnaire.

« Quel est ce vagabond crotté, déguenillé, échevelé ? s’écria Lightwood en l’apercevant.

– Mon costume est-il si bouleversé ? demanda froidement Eugène, en se dirigeant vers la glace. Un peu dérangé en effet ; mais pense donc ! Quelle nuit pour un plumage !

– Quelle nuit ! répéta Lightwood. Et qu’es-tu devenu ce matin ?

– Mon cher, répondit Eugène en s’asseyant sur le lit, nous nous assommions réciproquement depuis un siècle ; il fallait rompre un instant nos relations, pour ne pas être avant peu obligés de nous fuir aux deux extrémités du globe. J’avais en outre sur la conscience tous les crimes du calendrier de Newgate ; et toutes ces considérations, tant amicales que criminelles, m’ont décidé à faire un tour de promenade. »

XV. Deux nouveaux serviteurs §

En proie à la fortune, mister et missis Boffin étaient assis, après déjeuner, dans la salle du Bower. La figure du mari exprimait l’attention ; l’excellent homme avait devant lui une masse de papiers en désordre, et il les contemplait du même œil qu’un malheureux civil considèrerait des troupes nombreuses qu’il serait requis de passer en revue, et de faire manœuvrer sur le champ. Il avait essayé plusieurs fois de prendre des notes au sujet de ces papiers. Mais, ainsi que la plupart des hommes de sa trempe, il était doué d’un pouce excessivement défiant ; et ce membre actif avait suivi si fréquemment chacune des lignes, et l’avait fait de si près, qu’il n’était pas moins difficile de déchiffrer les notes du bonhomme que les barbouillages qui lui couvraient le nez et le front.

Il est curieux de voir combien, dans la circonstance où était notre écrivain, l’encre est un article bon marché, et qui peut durer longtemps. De même qu’un grain de musc parfumera un tiroir pendant des années, sans aucune perte appréciable, de même un demi-penny d’encre barbouillera mister Boffin jusqu’à la racine des cheveux, mollets compris, avant qu’il y ait une ligne d’écrite, et sans que la quantité de liquide renfermée dans l’encrier ait baissé d’une manière apparente.

Mister Boffin se trouvait en face de difficultés si graves qu’il en avait les yeux hors de la tête, et l’haleine oppressée, lorsqu’au grand soulagement de sa femme qui observait ces symptômes avec effroi, la sonnette de la cour s’ébranla.

« Qu’est-ce qui peut venir ? je me le demande, » dit l’excellente créature.

Noddy Boffin respira largement ; il posa sa plume, regarda ses notes d’un air de doute, comme pour savoir s’il devait en être satisfait, et paraissait trouver qu’il n’avait pas lieu de s’en applaudir lorsque le garçon à tête de marteau annonça mister Rokesmith.

« Vraiment ! s’écria Boffin ; notre ami commun, aux Wilfer et à nous ! Tu sais ma chère. Oui, oui ; dites-lui d’entrer. » Et mister Rokesmith apparut.

« Asseyez-vous, monsieur, reprit le bonhomme en lui serrant la main. Voilà missis Boffin ; vous la connaissez déjà. Eh ! bien, monsieur, je ne m’attendais pas à vous voir. Il faut vous dire que j’ai été si occupé tous ces jours-ci, de choses et d’autres, que je n’ai plus songé à votre affaire ; je n’ai pas eu le temps.

– Cette excuse devra servir pour nous deux, ajouta missis Boffin. Mais, Seigneur ! qui nous empêche d’y penser aujourd’hui ? pourquoi n’en parlerait-on pas ? » Mister Rokesmith s’inclina, et dit que pour son compte il y était tout disposé.

« Parlons-en donc, reprit Boffin en se tenant le menton ; vous demandiez à être secrétaire, n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur.

– Il faut vous dire que ce mot-là m’a un peu embarrassé ; et qu’ensuite, lorsque j’en ai causé avec missis Boffin, elle en a été également surprise. Nous avions toujours cru, je ne vous le cache pas, qu’un secrétaire était un meuble, le plus souvent en acajou, doublé de cuir ou de drap vert, avec un tas de petits tiroirs dedans ; et je ne prends pas trop de liberté en vous disant que ce n’est pas ce que vous êtes.

– Assurément non, » répondit le jeune homme, qui expliqua le genre de fonctions qu’il cherchait à remplir : celles de régisseur, d’intendant, de délégué, d’homme d’affaires.

« Ainsi, par exemple, – voyons ! si je vous prenais, qu’est-ce que vous feriez, dit Boffin avec sa franchise naturelle.

– Je tiendrais note exacte des dépenses, des fournitures que vous auriez approuvées ; je réglerais les comptes avec vos gens, vos ouvriers, vos fournisseurs. Enfin j’aurais soin de vos papiers, » ajouta Rokesmith, en jetant sur la table un coup d’œil suivi d’un léger sourire.

Mister Boffin porta la main à son oreille tachée d’encre, et se la gratta en regardant sa femme.

« Je les classerais par ordre, poursuivit le gentleman ; et sur la couverture je mettrais une note qui en rappellerait le contenu afin de trouver immédiatement celui qu’on voudrait avoir.

– Que je vous dise, reprit Boffin, en chiffonnant dans sa main son propre griffonnage ; si vous vouliez mettre le nez dans les papiers que voilà, et regarder un peu ce qu’il y aurait à en faire, je comprendrais mieux ce que je pourrais tirer de vous. »

Débarrassé en un clin d’œil de son chapeau et de ses gants, Rokesmith se plaça devant la table, réunit les papiers, y jeta les yeux, et les classa par matière. Il tira ensuite de sa poche un bout de ficelle, et chacune des liasses, dûment étiquetée, fut attachée d’une main extrêmement adroite à faire les nœuds coulants.

« Bien ! très-bien ! s’écria mister Boffin. Dites-nous maintenant de quoi il s’agit dans tout ça. Voulez-vous avoir cette bonté ? »

John Rokesmith prit chacun des papiers, et lut à haute voix la note qu’il y avait mise. Tous se rapportaient à la nouvelle demeure. Devis du peintre, tant. Estimation du menuisier, de l’ébéniste, du tapissier, tant. Estimation du carrossier, du sellier, du marchand de chevaux, tant. Estimation de l’orfèvre, tant. Total général, tant. Venait ensuite la correspondance : Acceptation de l’offre de mister Boffin, à telle date, et à tel effet. Rejet de la proposition précédente, etc. Concernant tel projet, etc., etc. Tout cela bref et méthodique.

« Ordre parfait ; première catégorie ! » s’écria Boffin, qui à chacune des phrases de Rokesmith avait fait le geste d’un homme qui bat la mesure. « Et je ne devine pas ce que vous avez fait de votre encre ! Après avoir écrit tout ça, vous voilà propre comme un sifflet. Voyons ! ajouta le brave homme en se frottant les mains avec une joie enfantine, maintenant essayons d’une lettre ; voulez-vous ?

– À qui faut-il l’écrire ?

– Ça m’est égal ; à vous, si vous voulez. »

Rokesmith écrivit rapidement, et lut bientôt la lettre suivante : « Mister Boffin présente ses compliments à mister John Rokesmith, et lui annonce qu’il est décidé à faire l’essai dont mister Rokesmith lui a parlé, au sujet de l’emploi que celui-ci désirerait avoir. Mister Boffin prend mister Rokesmith au mot, à l’égard des émoluments, dont il ne sera question qu’à une époque indéterminée. Il est bien entendu que, sous ce rapport, mister Boffin n’est engagé d’aucune manière. Il ajoute simplement qu’il compte sur l’assurance que lui a donnée mister Rokesmith de se montrer fidèle, et de se rendre utile. Mister Rokesmith voudra bien, s’il lui plaît, entrer immédiatement en fonctions. »

« Eh ! Noddy, s’écria missis Boffin en frappant dans ses mains, voilà qui est joliment tourné ! » Boffin n’était pas moins ravi du fond que de la forme. On peut dire qu’il regardait ce morceau comme un témoignage éclatant du génie humain.

« Sans compter, chéri, laisse-moi te le dire, ajouta missis Boffin, que si tu ne t’arranges pas dès à présent avec monsieur, et si tu continues à vouloir te mêler d’un tas de choses qui n’ont jamais été faites pour toi, pas plus que toi pour elles, tu y gagneras une apoplexie, et que j’en mourrai de chagrin. Sans parler de ton linge qui sera tout mangé de rouille par les taches d’encre. »

Ces paroles pleines de sagesse valurent à missis Boffin un double baiser du chéri. Puis ayant félicité Rokesmith de la façon brillante dont il avait subi cette épreuve, mister Boffin lui tendit la main, comme gage de leurs nouvelles relations. Missis Boffin en fit autant.

« Maintenant, dit l’excellent homme à qui, dans sa loyauté, il ne convenait pas d’avoir un gentleman à son service depuis cinq minutes sans lui accorder une entière confiance, maintenant Rokesmith, il faut que vous soyez au courant de nos petites affaires. Je vous ai dit, quand j’ai fait votre connaissance, ou plutôt quand vous avez fait la mienne, que les goûts de missis Boffin la poussaient vers la fashion, et que je ne savais pas si elle reculerait, ou si j’avancerais. Eh bien ! c’est elle qui l’a emporté ; et nous y voilà par dessus la tête.

– Je l’avais compris, monsieur, en voyant sur quel pied vous montez votre maison.

– Oui, dit Boffin ; ce sera superbe. Voilà comment la chose s’est faite : mon littérateur m’a parlé d’une habitation à laquelle il est pour ainsi dire attaché ; il y a un intérêt.

– Co-propriétaire ? demanda Rokesmith.

– Non ; c’est une sorte de lien de famille.

– Associé ? dit le gentleman.

– Peut-être bien. Dans tous les cas il me dit un jour qu’il y avait un écriteau sur la porte, et qu’on y lisait : « Hôtel éminemment aristocratique. » Bien qu’un peu haut et un peu triste (il est possible que ça fasse partie de la chose), nous avons acheté la maison. Mon littérateur nous a fait l’amitié de composer à ce sujet-là, une charmante poésie dans laquelle il complimente missis Boffin d’entrer en possession de… de… comment est-ce dit ma chère ?

Du gai, du gai théâtre des fêtes resplendissantes,

Et des salles, des salles de lumière éblouissantes.

Justement ; la poésie est d’autant plus belle qu’il y a réellement deux salles dans la maison : une par devant, une par derrière, sans compter celle des domestiques. Mon littérateur nous a encore fait des vers très-jolis au sujet de la peine qu’il est tout disposé à prendre pour égayer missis Boffin, dans le cas où elle s’ennuierait dans cette maison. Veux-tu nous les répéter, ma chère ? »

Et missis Boffin s’empressa de répéter les vers où cette offre obligeante lui avait été faite :

Je te dirai les pleurs qu’elle a versés, missis Boffin,

Quand son fidèle amant lui fut ravi, madame.

Comment son cœur désespéré, missis Boffin,

S’endormit dans la tombe, et ne s’éveilla plus, madame.

Je te dirai, si toutefois le permet mister Boffin,

Comment le jeune chevalier resta dans la poussière,

Tandis qu’approchait son coursier.

Et si mon triste récit (que pourra, je l’espère, excuser mister Boffin)

Te faisait soupirer,

Je jouerais de ma guitare légère.

« C’est à la lettre, s’écria Boffin ; elle a une mémoire étonnante. Pour moi, je considère comme très-remarquable la façon dont mon littérateur nous a casés tous les deux dans ce morceau de poésie. »

Ledit morceau ayant évidemment beaucoup étonné le secrétaire, mister Boffin se trouva confirmé dans la haute opinion qu’il avait de son poëte, et fut enchanté.

« Mais voyez-vous, poursuivit-il, un littérateur à jambe de bois, est susceptible de jalousie. Il faut donc que je m’arrange de façon à ne pas éveiller celle de Wegg, et pour cela il faut que vous ayez chacun votre département ?

– Eh ! Seigneur, s’écria missis Boffin, est-ce que le soleil ne luit pas pour tout le monde ?

– Oui, ma chère, répondit le brave homme ; c’est vrai partout, excepté dans la littérature. Il faut se rappeler ensuite que j’ai pris Wegg à une époque où je ne pensais pas à devenir fashionable et à quitter le Bower ; lui témoigner aujourd’hui moins d’estime qu’autrefois serait agir comme si les salles de lumière éblouissante m’avaient tourné la tête, ce qui ne sera jamais. Dieu m’en préserve ! Pour lors, Rokesmith, si je vous proposais de venir loger chez nous, qu’est-ce que vous répondriez ?

– Ici, monsieur ?

– Non, j’ai d’autres projets pour le Bower ; ce serait dans la nouvelle demeure.

– Comme il vous plaira, monsieur ; je suis tout à vos ordres.

– Eh bien, reprit Boffin après un instant de réflexion, nous reparlerons de ça plus tard. Supposons pour le quart d’heure que vous restez où vous êtes, que vous entrez tout de suite dans votre emploi, et que vous surveillez tout ce qu’on fait dans l’autre maison. Ça vous va-t-il ?

– Parfaitement ; je commencerai aujourd’hui même. Voulez-vous me dire où est l’hôtel ? »

Le secrétaire écrivit l’adresse qui lui était donnée, et missis Boffin en profita pour examiner Rokesmith avec plus d’attention. La physionomie du jeune homme l’impressionna sans doute d’une manière favorable, car elle fit à son mari un signe de tête qui disait évidemment : « Sa figure me convient. »

« Soyez sans crainte, monsieur, dit le secrétaire, je veillerai à ce que tout s’achève avec promptitude.

– Je vous en serai obligé, répondit Boffin. Mais pendant que vous êtes là, vous serait-il agréable de faire un tour dans le Bower ?

– Très-agréable, monsieur ; on en a tant parlé depuis quelques mois ! »

Une triste demeure, offrant partout les traces de l’avarice qui l’avait possédée. Ni peinture, ni papier sur les murailles ; aucun meuble, aucune trace de la vie humaine. Ainsi que les créations de la nature, celles de l’homme doivent accomplir leur destinée, ou bientôt dépérir, et chaque année de désuétude avait plus dégradé le Bower que ne l’auraient fait vingt ans d’usage. Cette espèce de rachitisme auquel arrivent les maisons que la vie n’imprègne pas suffisamment, comme si elles se nourrissaient du mouvement qu’elles renferment, se révélait partout dans la demeure du vieil Harmon : l’escalier, les balustres, la rampe avaient un air décharné, qui se retrouvait aux panneaux des boiseries, aux jambages des portes, aux châssis des fenêtres. Sans l’extrême propreté des nouveaux habitants, le peu de meubles qui étaient là aurait couvert le plancher d’une épaisse vermoulure, et l’étoffe qui garnissait quelques-uns d’entre eux était ratatinée et flétrie, comme la figure des vieillards qui ont vécu longtemps seuls.

La chambre où le vieux grippe-sou avait rendu l’âme était encore telle qu’il l’avait laissée : vieux lit à quenouilles et sans rideaux, à corniche en fer, surmontée de fers de lance comme une grille de prison ; vieille courte-pointe à carreaux d’étoffes diverses ; vieux secrétaire à sommet fuyant, comme un front mauvais et fourbe ; vieille table massive à colonnes torses, placée à côté du lit, et portant le vieux coffret où l’on avait trouvé le testament. Contre le mur, deux ou trois vieux fauteuils affublés de housses à carreaux de diverses couleurs, et dont l’étoffe plus précieuse, cachée pour être conservée, s’était minée lentement sans avoir fait la joie d’aucun regard. Vieilleries sordides, revêtues de la livrée d’avarice comme d’un air de famille.

« C’était comme ça, dit Boffin ; on n’y a pas touché, parce qu’on attendait le fils. On avait gardé toute la maison telle qu’elle était, pour qu’à son retour le pauvre jeune homme pût la voir et approuver la donation. Même aujourd’hui, à part la salle d’en bas, où nous étions tout à l’heure, rien n’a été changé. La dernière fois que le fils est venu, c’est dans cette pièce qu’il a trouvé son père, et c’est là qu’ils ont dû se quitter, pour ne jamais se revoir. »

Les yeux de Rokesmith firent le tour de la chambre et s’arrêtèrent sur une porte qui se trouvait dans un coin.

« Là c’est un autre escalier, dit le brave homme en ouvrant cette dernière porte. Nous pouvons le prendre ; vous serez bien aise de voir la cour, et il y mène tout droit. Quand il était petit, c’était par là que le pauvre enfant montait. Il avait grand’peur du patron, et je l’ai vu arrêté là bien des fois, l’air tout craintif ; nous deux, moi et ma femme, nous l’avons souvent consolé sur cette marche-là, où il s’asseyait avec son petit livre.

– Et sa pauvre sœur ! dit missis Boffin. Tenez, vous voyez bien où le soleil donne sur la muraille, c’est là qu’un jour ils se sont mesurés tous les deux ; leurs petites mains y ont écrit leurs signatures. C’était seulement avec un crayon ; mais les noms y sont toujours, et les pauvres chéris ne sont plus de ce monde.

– Nous en aurons soin, ma vieille, de ces noms-là, reprit le bonhomme, nous en aurons soin. Il ne faut pas qu’ils s’effacent de notre vivant, pas même après nous, s’il y a moyen de l’empêcher. Pauvres chers petits enfants !

– Pauvres mignons ! dit missis Boffin. »

Ils avaient ouvert la porte, qui, au bas de l’escalier, donnait sur la cour ; et, baignés de soleil, ils regardaient les deux noms que les petites mains tremblantes du frère et de la sœur avaient écrits sur le mur. Il y avait dans ce simple souvenir d’une enfance flétrie, et dans l’attendrissement de missis Boffin, quelque chose de touchant dont Rokesmith fut ému.

Noddy montra ensuite à son secrétaire les monceaux d’ordures qui se trouvaient dans la cour, surtout celui dont il avait hérité avant la mort du jeune Harmon. « C’était bien assez pour nous, dit-il ; et, s’il avait plu à Dieu d’épargner ces chers enfants, nous aurions été assez riches ; il n’y avait pas besoin du reste. »

Le jeune homme regardait et écoutait d’un air attentif. Trésors de la cour, extérieur de la maison, jusqu’au réduit qu’avaient occupé les Boffin à l’époque où ils travaillaient, tout cela paraissait l’intéresser vivement, et ce ne fut que lorsque Noddy lui eut montré deux fois les merveilles du Bower qu’il se souvint des devoirs qui l’appelaient ailleurs. « Vous n’avez pas d’instructions particulières à me donner ? dit-il.

– Aucune, répondit Boffin.

– Puis-je vous demander si votre intention est de vendre le Bower ?

– Non, certes, jamais, jamais ; et de plus, ma vieille et moi, nous voulons le conserver tel quel, en mémoire de notre ancien maître, des chers petits qui ne sont plus, et de tout le temps que nous y avons travaillé. »

Les yeux de Rokesmith lancèrent du côté des monticules un regard tellement significatif que Boffin lui répondit :

« Quant à cela, c’est autre chose ; il est possible que je les vende ; pourtant ça me ferait de la peine d’en priver le quartier ; ce sera si plat quand il n’y aura plus rien ! Cependant je ne dis pas que je les garderai toujours, par considération pour le paysage. Mais rien ne presse ; voilà tout ce que je puis dire. Voyez-vous, Rokesmith, je ne sais pas grand’chose de ce qui s’apprend à l’école ; mais je suis savant en fait de balayures. Je peux vous estimer, à un schelling près, tous les tas qui sont là, vous donner le moyen d’en tirer le plus de profit ; et vous pouvez me croire quand je vous dis qu’ils ne perdent pas pour attendre. Viendrez-vous demain, Rokesmith ?

– Tous les jours, monsieur, et je ferai tout mon possible pour que vous entriez bientôt dans votre nouvelle maison.

– Ce n’est pas que je sois pressé, dit le bonhomme ; mais quand on paye les gens pour qu’ils se dépêchent, il vaut mieux savoir qu’ils ne flânent pas. Êtes-vous de cet avis-là ?

– Tout à fait, » répondit Rokesmith, qui salua et partit.

« Maintenant, se dit Boffin en tournant dans la cour, si je peux m’arranger avec Silas, tout marchera comme sur des roulettes. »

Naturellement l’aigrefin dominait la créature simple et droite ; l’homme cupide l’emportait sur l’homme généreux. De pareilles victoires se voient chaque jour, c’est un fait ordinaire. Mister Podsnap lui-même ne saurait le faire disparaître. Seulement, quelle en est la durée ? Ceci est autre chose. Toujours est-il que l’honnête Boffin était si bien tombé dans les filets de Silas Wegg, qu’il croyait manquer de franchise à l’égard de celui-ci en cherchant à lui être agréable. Il lui semblait, tant le rusé compère avait été habile, qu’il tramait un complot ténébreux en s’efforçant d’amener à bien ce que le madré cherchait à lui faire faire. Ainsi, tandis qu’en imagination il faisait à Wegg le meilleur des visages, il craignait de mériter qu’on ne l’accusât de lui tourner le dos. Ce fut donc au milieu des plus vives inquiétudes qu’il passa la fin de la journée, et qu’il attendit l’heure où mister Wegg s’achemina d’un pas tranquille vers la Rome impériale.

À cette époque, Noddy Boffin s’intéressait particulièrement à la fortune d’un grand capitaine qu’il appelait Bully-Saurius, et qu’il est plus facile de reconnaître sous le nom moins britannique de Belisarius. Mais l’intérêt que lui imposait la carrière de ce général, pâlissait, pour Boffin, devant le besoin qu’il avait d’acquitter sa conscience à l’égard de Wegg. Il en résulta qu’au moment où celui-ci, après avoir bu et mangé de manière à en être écarlate, prit son livre et prononça la phrase sacramentelle : « Arrivons maintenant à la décadence, » mister Boffin l’arrêta tout court.

« Wegg, lui demanda-t-il, vous rappelez-vous la première fois où je vous ai dit que j’avais une proposition à vous faire ?

– Une minute ; le temps de consulter mon bonnet, répondit Wegg, en retournant son livre sur la table. La première fois que vous m’avez dit… j’ai une proposition… Permettez que je réfléchisse (comme s’il en avait eu besoin). Oui, certainement ; oui, je me rappelle. J’étais à ma boutique ; vous m’avez demandé si votre nom me plaisait ; et la franchise m’a obligé de vous dire que non. J’étais loin de penser alors qu’il me deviendrait si familier.

– J’espère vous familiariser avec lui de plus en plus, mon cher Wegg.

– Vraiment ? mister Boffin ; je vous en serai très-obligé. Commençons-nous la décadence ? (Il feignit de vouloir prendre le livre.)

– Un petit moment, Wegg ; j’ai à vous faire une nouvelle proposition. » Le littérateur, qui ne pensait pas à autre chose, ôta ses lunettes avec un air de profonde surprise.

« Et j’espère que cela vous conviendra.

– Je le souhaite également, répondit l’autre d’un air froid et réservé.

– Si on vous parlait de fermer boutique ? voyons ; qu’en diriez-vous ?

– Je demanderais d’abord à voir le gentleman qui voudrait me dédommager d’un pareil sacrifice.

– Il est ici, Wegg, sous vos yeux. »

– Mon bienfaiteur ! » allait s’écrier mister Wegg ; et déjà il en avait proféré la moitié, quand un revirement d’une haute éloquence s’opéra dans ses paroles.

« Non, mister Boffin, non, dit-il. J’accepterais de n’importe qui ; mais jamais de votre part. Ne craignez pas, mister Boffin, que je souille de ma présence les lieux que votre or vous a permis d’acquérir par mon entremise. Je n’ignore pas, monsieur, qu’il serait indécent de continuer mon petit commerce sous les fenêtres de votre hôtel. J’y ai déjà pensé, et j’ai pris toutes mes mesures. Il n’est pas besoin, monsieur, de me chasser à prix d’or. Considérez-vous Stepney-Fields comme assez éloigné ? Si vous trouvez que c’est trop près, monsieur, je ne refuse pas d’aller plus loin. Je dirai, en empruntant les chants du poëte, dont je ne me rappelle pas exactement les paroles :

Jeté seul ici-bas, condamné à vivre errant,

Banni de mon asile, privé de mes parents ;

Étranger au bonheur, à tout ce qu’on nomme joie,

Voyez ce pauvre enfant, à la douleur en proie.

– Allons, Wegg, allons ! reprit l’excellent Boffin, vous êtes trop susceptible.

– Je le sais, monsieur, répondit l’autre avec une dignité opiniâtre. Je connais mes défauts ; j’ai toujours été susceptible ; oui, monsieur, dès ma plus tendre enfance.

– Écoutez moi, Silas. Vous vous fourrez dans la tête que je veux vous offrir de l’argent afin de vous éloigner ?

– Oui, monsieur, répondit Wegg de plus en plus digne. Je ne nie pas mes défauts ; je me le suis fourré dans la tête.

– Mais ce n’est pas là mon intention, Wegg. »

Cette assurance ne parut pas aussi agréable au littérateur que Noddy l’avait espéré ; ce fut même avec une figure de plus en plus longue que mister Wegg lui demanda si vraiment ce n’était pas là ce qu’il prétendait ? « Pas du tout, répliqua Boffin ; cela voudrait dire que je ne vous crois pas capable de gagner votre argent ; et vous l’êtes plus que personne.

– S’il en est ainsi, reprit Wegg sans dissimuler sa joie, c’est une autre paire de manches. Dès que je conserve mon indépendance, ma dignité d’homme est à couvert.

Et je ne maudis plus l’instant,

Où me trouvant chez les Boffins,

Le seigneur de la vallée s’approchant

Me fit une offre superfine.

Et la lune, ce soir,

Ne cache plus sa lumière,

Et ne pleure plus, derrière son voile noir,

Sur la honte du poëte qui est maintenant au Bower.

Veuillez continuer, mister Boffin.

– Il faut d’abord que je vous remercie, Wegg, de la confiance que vous me témoignez, et de votre fréquent retour à la poésie ; c’est une preuve d’amitié dont je vous suis bien reconnaissant. Je désirerais donc vous voir quitter votre commerce pour vous installer au Bower, dont vous auriez la garde. C’est un joli endroit ; et un homme, qui, en surplus du logement, y aurait le feu, la chandelle et une livre par semaine, y vivrait à gogo.

– Cet homme devra-t-il (nous disons cet homme pour faciliter la discussion), reprit Wegg en souriant avec malice, devra-t-il comprendre dans sa nouvelle charge les fonctions dont il s’acquittait précédemment, ou ces dernières seront-elles regardées comme extra ? Supposons, par exemple, que cet homme se soit engagé à faire la lecture ; disons même, pour faciliter la discussion, que cette lecture devait être faite le soir, la paye que cet homme recevait en qualité de lecteur s’ajoutera-t-elle au chiffre du gogo, ou bien y sera-t-elle confondue ?

– Elle doit s’y ajouter, répondit Boffin.

– Vous avez raison ; c’est ainsi que je le comprends. »

L’aigrefin quitta sa chaise, se mit en équilibre sur son pilon, étendit la main, et l’agita sur sa proie.

« Mister Boffin, dit-il, la chose est faite ; pas un mot de plus. J’abandonne le commerce ; j’y renonce à tout jamais. Je ne conserve que les ballades pour mes études personnelles, avec l’intention de rendre la poésie tributaire (il fut si heureux d’avoir trouvé ce mot, qu’il le répéta avec une majuscule), Tributaire de l’amitié. Ne vous inquiétez pas, mister Boffin, de la douleur que j’éprouve à me séparer de ma boutique. Mon père eut à supporter le même coup, lorsque, par l’effet de son mérite, il passa de l’état de marinier, qui était le sien, à un emploi du gouvernement. Il s’appelait Thomas de son nom de baptême, et je me souviens de ses paroles comme si c’était hier. Je n’étais qu’un enfant ; mais l’impression fut si vive, que je me les rappelle encore.

Adieu donc, ô ma barque bien faite !

Adieu mes avirons, ma plaque et ma jaquette.

Jamais, au grand jamais, ô Chelsea Ferry,

Votre pauvre Thomas ne ramera de sa vie.

Mon père a triomphé de son chagrin ; et je ferai comme lui, mister Boffin. »

Tout en se livrant à ces adieux poétiques, Silas Wegg, gesticulant toujours, enlevait sa main à Boffin chaque fois que ce dernier s’efforçait de la saisir. Tout à coup il la jeta au brave homme, qui, la recueillant au vol, se sentit la conscience déchargée d’un grand poids.

Maintenant que ses affaires étaient arrangées, et qu’elles avaient pris cette tournure satisfaisante, il désirait s’occuper de celles de Bully-Saurius, dont il était inquiet. Il les avait laissées la veille dans un état peu florissant, et le temps qu’il avait fait toute la journée avait dû nuire à l’expédition projetée contre les Perses. Mister Wegg remit donc ses lunettes ; mais il était dit que ce soir-là Bélisaire ne serait pas de la partie. Avant que le lecteur eût retrouvé la place où il en était resté la veille, les pas de missis Boffin retentirent dans l’escalier avec une telle précipitation, que Noddy serait accouru, alors même que sa femme ne l’aurait pas appelé avec effroi. Il la trouva sur le palier, sa chandelle à la main, et toute tremblante.

« Qu’y a-t-il, ma chère ?

– Je ne sais pas ; mais, je t’en prie, viens voir toi-même. »

Très-étonné, mister Boffin alla rejoindre sa femme, et la suivit dans leur chambre, une grande pièce, située en face de celle où était mort le vieil Harmon. Boffin regarda autour de lui, et n’aperçut, en fait de choses extraordinaires, que des draps et des serviettes que sa femme était en train de serrer.

« Qu’est-ce qui a pu t’effrayer, ma vieille ?

– Je ne suis pourtant pas peureuse, répondit missis Boffin ; mais c’est tellement fort !

– Voyons, ma chère, qu’est-ce que c’est ?

– Ce soir, Noddy, le patron et les deux enfants sont revenus dans la maison.

– Quelle idée, » s’écria Boffin, non toutefois sans éprouver dans le dos une sensation pénible.

« À quelle place as-tu cru les voir ?

– Je ne peux pas dire que je les ai vus, mais je les ai sentis.

– Tu les as touchés ?

– Non ; je les ai sentis dans l’air. J’étais, là en train de serrer le linge, ne pensant pas plus aux enfants qu’au patron. Je chantonnais en rangeant les serviettes, quand tout à coup j’ai senti qu’une figure sortait de l’obscurité.

– Quelle figure ? demanda le bonhomme en regardant autour de la chambre.

– D’abord celle du vieux, qui ensuite a rajeuni ; puis celles des deux enfants, qui se sont mises à vieillir ; puis une figure étrangère, et puis, toutes à la fois.

– Ont-elles disparu ?

– Oui, un instant après.

– Et dans ce moment-là, où étais-tu, ma vieille ?

– J’étais là, devant l’armoire. Elles disparaissent donc, et me voilà remise. C’est bien, je reprends mon linge et ma chanson, je continue à trier mes serviettes, et je me dis : Seigneur ! il faut penser à autre chose pour m’ôter ça de la tête. Je me mets alors à songer à la nouvelle maison, à miss Wilfer, et mon esprit trottait, il fallait voir, quand subitement (je tenais une paire de draps) les figures semblent cachées dans les plis, et la paire de draps m’échappe. » Elle était toujours par terre ; Boffin la ramassa, et la mit dans l’armoire.

« C’est alors que tu es descendue ? demanda-t-il.

– Non ; je voulais encore essayer. Je me dis en moi-même : je vais aller dans la chambre du patron, je la parcourrai trois fois d’un bout à l’autre, bien lentement, et cela me remettra. J’y entre donc avec ma chandelle ; et, quand je suis près du lit, les voilà tous dans l’air.

– Avec leurs figures ?

– Oui ; et même je les sentais dans l’ombre, derrière la porte du coin ; ensuite elles ont glissé dans l’escalier et sont allées dans la cour. »

Mister Boffin, tout ébahi, regarda sa femme, qui, de son côté, le regardait tout éperdue. « Ma chère, dit-il enfin, je crois que ce soir nous ferons bien de congédier Wegg ; il doit venir habiter le Bower, tout cela pourrait lui fourrer dans la tête qu’il y a des revenants dans la maison, le bruit n’aurait qu’à s’en répandre, et ce serait faux ; n’est-ce pas ma vieille ?

– Jusqu’à présent, Noddy, je n’y avais jamais pensé. J’étais dans la maison quand la mort y est venue ; je m’y trouvais dans le temps de l’assassinat ; jamais je n’avais eu peur.

– C’est fini, ma vieille, et cela ne reviendra pas. On est dans l’endroit, vois-tu, on y pense toujours, et voilà.

– Je sais bien ; mais pourquoi n’était-ce jamais arrivé ? »

À ce billet tiré à vue sur sa métaphysique, le mari ne put répondre qu’une chose, à savoir : que tout ce qui existe a commencé un jour ou l’autre. Passant alors sous son bras celui de missis Boffin, il descendit avec cette dernière pour congédier son lecteur. Silas Wegg, légèrement endormi par son copieux souper, et d’ailleurs escroc par tempérament, fut ravi de partir sans avoir fait la chose qui lui était payée comme si elle avait été faite.

Le mari prit son chapeau, la femme prit son châle ; et, pourvus d’un trousseau de clefs et d’une lanterne, ils parcoururent la maison de la cave au grenier ; maison affreuse du haut en bas, à l’exception des deux pièces occupées par le digne couple. Non content d’avoir donné cette chasse aux visions d’Henrietty, ils poussèrent leur examen jusqu’à visiter la cour, les hangars, les tas d’ordures. Les recherches terminées, ils posèrent la lanterne au pied de l’un des monticules, et se promenèrent tranquillement afin de dissiper les nuages qui pouvaient rester dans l’esprit de missis Boffin. « Eh bien ! ma chère, reprit l’excellent homme en rentrant pour souper, tu vois que ce n’était rien ; un peu de distraction, voilà ce qu’il te fallait. Te voilà calmée, n’est-ce pas ?

– Oui, chéri, dit missis Boffin en ôtant son châle ; me voilà bien ; je ne sens plus mes nerfs ; j’irais partout comme d’habitude. Mais…

– Encore ? s’écria le mari.

– Je n’ai qu’à fermer les yeux…

– Eh bien ! qu’est-ce qui arrive ?

– Eh bien ! reprit-elle les yeux fermés et en se touchant le front d’un air pensif, ils sont là ; je les vois toujours : le patron qui rajeunit, les enfants qui vieillissent ; ensuite un étranger, et puis tous à la fois. »

Elle rouvrit les paupières, vit son mari en face d’elle, de l’autre côté de la table, se pencha pour le taper sur la joue, et déclara, en s’asseyant, qu’il n’y avait pas au monde de meilleure figure que celle-là.

XVI. Enfants à garder et choses à regarder §

Le secrétaire du boueur doré s’était mis à l’œuvre immédiatement, et déjà les affaires se ressentaient de sa vigilance. Pas de travaux qu’il ne toisât lui-même, pas de fournitures qu’il n’eût examinées, d’explications ou de renseignements qu’il ne vérifiât avant d’y croire. Bref, il apportait à sa besogne une ardeur et un soin non moins rares que la promptitude avec laquelle il l’expédiait.

Une chose toutefois, dans sa conduite, aurait pu éveiller les soupçons d’un homme moins inexpérimenté que Noddy Boffin. D’une réserve, d’une discrétion excessives, Rokesmith avait cependant voulu connaître jusqu’aux moindres détails des affaires du boueur, et la manière dont il les possédait prouvait qu’évidemment il avait pris connaissance du testament d’Harmon. Que Boffin eût à le consulter ou à l’éclairer à cet égard, il savait toujours de quoi il s’agissait, comprenait tout d’avance, prévenait les objections, et montrait que de ce côté-là on n’avait rien à lui apprendre. Du reste, il ne s’en cachait pas ; il semblait au contraire regarder comme un devoir d’acquérir toutes les connaissances qui, de près ou de loin, se rattachaient à ses fonctions.

Il y avait là, répétons-le, de quoi faire naître une certaine inquiétude chez un homme qui aurait été plus au courant du monde que ne l’était le boueur doré. Mais d’autre part Rokesmith avait des qualités précieuses, un discernement, un tact parfait, et il déployait autant de zèle que si les intérêts du boueur avaient été les siens. Il ne recherchait ni l’autorité, ni le maniement des fonds, et laissait à Boffin tout ce qui aurait pu lui donner de l’influence. La seule ambition qu’il parût avoir était de connaître son affaire et de s’en acquitter le mieux possible.

De même que sur son visage, il y avait dans toute sa personne quelque chose de voilé qu’on ne pouvait définir. Ce n’était pas de l’embarras, comme la première fois que nous l’avons vu chez les Wilfer ; sa tenue était excellente, ses manières, à la fois simples et gracieuses, étaient remplies d’aisance, et pourtant ce quelque chose ne l’abandonnait jamais. Les écrivains ont parlé d’individus qui avaient subi une longue captivité ou bien de terribles épreuves ; qui, pour sauver leur vie, par exemple, avaient tué un homme sans défense, et chez qui ce douloureux souvenir avait laissé des traces ineffaçables. Y avait-il un souvenir analogue dans le nuage dont il s’agit ?

Rokesmith avait la haute main sur toutes les affaires ; c’était lui qui les traitait directement, excepté dans un seul cas, et l’exception était curieuse : il lui répugnait de communiquer avec le solicitor de mister Boffin. Deux ou trois fois, l’occasion s’en étant présentée, il avait remis cette tâche au boueur ; et sa répugnance à cet égard devint si évidente, que celui-ci en fit la remarque.

« J’en conviens, répondit le secrétaire ; j’aimerais mieux ne pas faire cette démarche.

– Avez-vous à vous plaindre de mister Lightwood ?

– Je ne le connais même pas.

– Peut-être avez-vous eu des procès qui vous ont fait souffrir ?

– Pas plus qu’un autre.

– Est-ce une prévention contre la race des gens de loi ?

– Non du tout. Seulement, tant que je ferai vos affaires, permettez, monsieur, que je ne me place pas entre vous et votre solicitor. Si vous l’exigez, néanmoins, je suis prêt à vous obéir ; mais je considérerai comme une faveur réelle la liberté que vous me laisserez à cet égard. »

Il n’y avait plus d’affaire assez grave pour insister davantage, les seules relations que mister Boffin eût conservées avec le solicitor se rapportaient à la découverte du criminel et à des reliquats de compte pour l’achat de la maison. Une foule de choses, qui autrefois seraient allées chez Lightwood, étaient maintenant expédiées par le secrétaire, et d’une façon beaucoup plus rapide et plus satisfaisante que si elles fussent tombées entre les mains du jeune Blight. Le boueur doré le comprenait parfaitement et trouvait inutile de contrarier son secrétaire. L’affaire du crime avait elle-même beaucoup perdu de son importance. Depuis que la mort d’Hexam lui avait enlevé le bénéfice de ses sueurs, l’honnête homme refusait de mouiller son front à ce pénible travail, qu’entre gens de loi, on appelle s’ouvrir un mur pour aller déposer. La lueur que Riderhood avait projetée sur la cause s’était donc évanouie. Mais les cendres que l’on avait remuées à cette occasion avaient fait penser qu’avant de replonger l’affaire dans l’ombre, il convenait d’interroger de nouveau mister Julius Handford. La trace de celui-ci était perdue, et mister Lightwood demandait à mister Boffin l’autorisation de faire annoncer les recherches dont Julius Handford était l’objet.

– Eh bien ! Rokesmith, vous déplairait-il d’écrire à Lightwood ?

– Non, monsieur ; en aucune façon.

– Dans ce cas, adressez-lui un mot pour lui dire qu’il peut faire tout ce qu’il voudra : je ne crois pas que cela aboutisse à grand’chose.

– Moi non plus, dit le secrétaire.

– C’est égal ; il peut essayer.

– Je vais lui écrire immédiatement, et je vous remercie, monsieur, de la bonté avec laquelle vous cédez à ma répugnance. Cela vous paraîtra peu sensé ; mais bien que je ne connaisse pas mister Lightwood, il me rappelle un souvenir désagréable ; ce n’est pas sa faute, je l’avoue en toute franchise ; que pourrais-je lui reprocher, il ne sait même pas mon nom. »

Mister Boffin termina l’affaire d’un signe de tête. La lettre fut écrite, et, le lendemain, parut l’annonce qui réclamait Julius Handford. Ce dernier était requis de se mettre en communication avec Mister Lightwood, comme pouvant éclairer la justice. Une récompense était offerte à celui qui ferait connaître son adresse ou qui aiderait à le découvrir. Les renseignements devaient être donnés audit Lightwood, en son cabinet situé dans le Temple. Cette réclame parut chaque jour en tête des journaux pendant six semaines, et chaque fois le secrétaire se dit en lui-même : « Je ne crois pas que cela ait aucun résultat. »

Au nombre des occupations de Rokesmith, parmi celles qui l’intéressaient le plus, était la découverte du petit garçon que cherchait Missis Boffin. Dès le premier jour Rokesmith avait montré le plus grand désir de plaire à l’excellente créature, et sachant combien elle tenait à ce projet, il s’y dévouait avec activité et persévérance. Mister Milvey et sa charmante femme avaient éprouvé des difficultés sans nombre ; l’enfant qui aurait pu convenir était presque toujours une fille ; ou bien il était trop jeune, ou trop âgé, ou trop faible, ou trop sale, ou trop accoutumé à vivre dans la rue et trop enclin au vagabondage ; ou bien encore il aurait fallu l’acheter. Dès que l’on croyait avoir son affaire, il surgissait quelque parent affectueux qui mettait à prix la tête du marmot. Rien, dans les variations les plus folles de la bourse, ne peut être comparé à la hausse que subit immédiatement l’orphelin sur la place. Cinq mille pour cent au dessus du cours le bébé faisant à neuf heures du matin une galette avec de la boue du ruisseau ; une fois demandé, cinq mille pour cent de bénéfice avec prime avant midi. Le marché est de plus en plus actif, des valeurs frauduleuses sont émises ; des pères et mères se font passer pour morts et présentent eux-mêmes leurs bambins. L’orphelin pur est retiré subrepticement ; des émissaires sont apostés à l’entrée des allées et des cours ; aussitôt qu’ils annoncent mister ou missis Milvey, l’orphelin est caché ; on le refuse ; pas de courtier à moins d’un gallon de bière.

Les détenteurs d’orphelins se retirent, et se précipitent par douzaines ; il en résulte des fluctuations dignes de la mer du Sud ; mais, au fond de toutes ces péripéties, le principe de vente reste immuable, et ne saurait être accepté par mister Milvey.

À la fin, le révérend Frank apprend qu’il se trouve à Brentford un charmant bébé.

Le père du marmot, l’un de ses paroissiens, décédé il y a quelques mois, avait une grand’mère dans cette agréable ville. Missis Higden, l’aïeule en question, a pris l’enfant, qu’elle soigne avec tendresse, mais qu’elle n’a pas le moyen de nourrir. Le secrétaire propose à missis Boffin de se rendre à Brentford, où il examinera l’orphelin, ses tenants et ses aboutissants, ou bien il la conduira sur les lieux, pour qu’elle puisse elle-même juger de l’état des choses. Missis Boffin, ayant préféré cette dernière offre, partit donc un matin dans un phaëton de louage, conduit par Rokesmith, et emportant derrière eux le jeune homme à tête de marteau.

La demeure de missis Higden n’était pas facile à trouver dans la ville fangeuse de Brentford. Elle se cachait, au fond d’un tel labyrinthe d’arrière-bâtiments, que nos voyageurs durent laisser leur équipage à l’enseigne des Trois-Pics.

Après maintes questions pressantes de leur part, maintes réponses négatives de celle des autres, on leur indiqua enfin, au bout d’une allée, un très-petit cottage, ayant une planche en travers de la porte, et derrière cette planche, à laquelle il était accroché par les bras, un marmot de l’âge le plus tendre qui pêchait dans la boue avec un cheval de bois. Rokesmith découvrit immédiatement l’orphelin dans ce jeune sportsman, que distinguaient des cheveux bruns et frisés, retombant sur une figure bouffie.

Tandis que les voyageurs pressaient le pas, l’orphelin, entraîné par l’ardeur de la pêche, passa par dessus la planche et tomba dans la rue. D’une conformation rondelette, il roula comme une boule, et fut dans le ruisseau avant l’arrivée du secrétaire. L’instant d’après, missis Higden apercevait Rokesmith et missis Boffin en possession peu légitime de l’orphelin, qui, tout à l’envers, était pourpre jusqu’aux oreilles. Situation assez gauche, que les cris du marmot rendaient lugubre, et que la planche de la porte, servant de trébuchet à la fois pour missis Boffin et pour la grand’mère, l’une voulant entrer, l’autre voulant sortir, compliqua singulièrement.

Impossible de s’expliquer ; l’orphelin, qui retenait son haleine, était maintenant livide, d’une rigidité effrayante, et d’un silence qui faisait regretter ses hurlements. Toutefois, il se rétablit peu à peu ; missis Boffin déclina son nom, et, ramenant la paix d’un sourire, elle fut introduite chez l’aïeule, ainsi que le secrétaire. Elle se trouva dans une chambre où il y avait une énorme calandre, ayant à sa manivelle un garçon d’une longueur démesurée, avec une petite tête munie d’une grande bouche, qui s’ouvrait largement, comme pour aider les yeux à regarder les visiteurs.

Dans un coin, sous la calandre, étaient assis deux marmots de sexe différent ; et lorsque le grand garçon, après avoir bayé aux nouveaux venus, fit tourner sa machine, il fut effrayant de voir cette catapulte s’élancer vers les deux bébés qu’elle menaçait d’anéantir, et dont elle s’éloigna innocemment dès qu’elle fut à un pouce de leur tête.

La chambre était carrelée, et d’une propreté scrupuleuse. Des vitres éclatantes, un lambrequin au manteau de la cheminée ; à l’extérieur, des ficelles retenues par des clous, et garnissant la fenêtre du haut en bas, devaient soutenir, en été, des haricots à fleur rouge, si les Parques leur étaient propices. Mais en supposant que les dieux eussent toujours été favorables aux haricots de missis Higden, ils l’avaient été fort peu à sa bourse, car on devinait qu’elle était pauvre. C’était une de ces vieilles femmes, qui, en vertu d’une forte constitution et d’une énergie à toute épreuve, font durer le combat longtemps. Chaque année lui avait apporté de nouveaux coups, suscité de nouvelles luttes, et n’avait pu l’abattre. Encore active, elle avait l’œil noir et brillant, le visage résolu. Cependant, c’était une créature pleine de tendresse, pas une femme raisonneuse ; mais Dieu est bon, et, dans le ciel, le cœur pourra peser autant que la tête.

« Certainement, dit-elle lorsqu’on eut abordé l’affaire. Missis Milvey a eu la bonté de m’écrire ; Salop m’en a fait la lecture ; une jolie lettre ; c’est une si bonne lady ! »

Missis Boffin et Rokesmith lancèrent un coup d’œil au garçon effilé, qui, béant plus que jamais, devait représenter Salop.

« Car il faut vous dire, continua la grand’mère, que je ne sais rien tirer de l’écriture. Je lis pourtant dans ma Bible, et à peu près tout l’imprimé ; je vous dirai même que j’aime beaucoup le journal. Mais Salop, vous ne le croiriez pas, lit les nouvelles dans la perfection. Quand il arrive à la police, il prend toutes sortes de voix, suivant les personnages. »

Les visiteurs considérèrent comme une politesse de regarder Salop, qui, renversant tout à coup la tête, ouvrit la bouche tant qu’il put, et se mit à rire fort et longtemps. Les deux bambins, dont la cervelle était menacée, firent comme lui ; missis Higden les imita, l’orphelin imita sa grand’mère, et les deux visiteurs firent comme les autres, ce qui fut plus joyeux qu’intelligible. Puis, saisi de la manie industrielle, le grand garçon tourna sa mécanique avec tant de fougue et de fracas, que missis Higden le pria de s’arrêter.

« Un moment, Salop, un moment ! on ne peut pas s’entendre.

– Est-ce le cher petit que vous avez sur vous ? demanda missis Boffin.

– Oui, madame ; c’est Johnny, mon petit John.

– Hein ! s’écria missis Boffin ; mon petit John ! entendez-vous, mister Rokesmith ? il n’y a plus qu’un des noms à lui donner. C’est un bel enfant. »

Le menton sur la poitrine, et sa petite main rondelette aux lèvres de sa grand’mère, qui la baisait de temps à autre, Johnny regardait en dessous la dame avec ses grands yeux bleus.

« Oui, répondit missis Higden, c’est un bel enfant, et bien chéri, je vous assure ; le dernier de ma dernière petite-fille. Elle aussi est partie comme les autres.

– Est-ce que ces deux-là sont ses frère et sœur ? reprit missis Boffin.

– Oh ! ciel non, madame, ce sont des minders.

– Des minders12 ? répéta Rokesmith.

– Oui, monsieur, de pauvres petits qu’on me donne à garder. Je ne peux en avoir que trois, à cause de la calandre. J’aime les enfants, voyez-vous ; et quatre pence par semaine, c’est toujours cela. Allons ! Toddles et Poddles, venez ici. »

Toddles était le nom de gâterie du petit garçon ; Poddles, celui de la petite fille. Ils se prirent tous les deux par la main, et arrivèrent en chancelant, après de grandes enjambées, précédées de temps d’arrêt, comme s’ils avaient eu à franchir un espace entrecoupé de ruisseaux. Missis Higden leur frappa de petits coups sur la tête, puis ils poussèrent à l’orphelin une série de bottes, qui exprimaient leur désir de l’emmener en esclavage. Cette poussade amusa énormément les trois bambins, et le sympathique Salop se remit à rire fort et longtemps.

Quand il convint d’arrêter le jeu, missis Higden renvoya les minders à leur place. Toddles et Poddles, se reprenant par la main, recommencèrent leur voyage, et parurent trouver que les dernières pluies avaient grossi les torrents.

« Et master, ou mister Salop ? demanda Rokesmith, ne sachant pas s’il parlait d’un gamin ou d’un homme.

– Un enfant de l’amour, répondit missis Higden en baissant la voix ; parents inconnus ; trouvé dans le ruisseau. Il fut porté à la maison… » Elle s’arrêta avec un frisson de répugnance.

« À la maison des pauvres ? » demanda le secrétaire.

Missis Higden prit un air résolu, et fit un signe affirmatif.

« Il paraît que cette maison-là ne vous plaît pas.

– Me plaire ! s’écria la vieille femme. Tuez-moi si vous voulez, mais vous ne m’y ferez pas rendre. Je jetterais mon Johnny sous les roues d’une charrette, plutôt que de l’y porter. Quand nous serons pour mourir, venez à l’endroit où nous pourrons être, mettez le feu à notre corps, brûlez la maison avec, faites de nous un tas de cendres, plutôt que de nous traîner là-bas. »

Une vigueur d’esprit incroyable chez cette femme veuve et seule, honorables membres des comités. Une énergie singulière, après tant d’années de si rude labeur et de privations si dures, mylords et gentlemen ! Comment appelons-nous cela dans nos harangues pompeuses ? une perversion de l’indépendance britannique ? Est-ce ainsi que dit le Cant ?

« N’ai-je pas lu, poursuivit la vieille femme en caressant l’orphelin, n’ai-je pas lu dans le journal comment le pauvre monde qui frappe à cette porte-là, – Dieu m’en préserve et tous ceux qui me ressemblent, – est renvoyé de Caïphe à Pilate et de Pilate à Caïphe, à cette fin de le dégoûter de la chose, ou de le faire mourir à la peine ? N’ai-je pas lu comment, de promesse en promesse, on les berne d’une semaine à l’autre, et toujours, et toujours ? Comment tout leur est reproché, l’abri, le docteur, la goutte de médecine, la miette de pain qu’on leur donne en rechignant ? Comment, après être tombés si bas, ils en ont le cœur si malade qu’ils y renoncent, et qu’à la fin ils meurent sans secours ? Je me dis alors : puisqu’il nous faut mourir, je mourrai tout comme un autre, mais au moins sans avoir eu de honte. »

Impossible, honorables comités, mylords et gentlemen, impossible de redresser la logique de ces esprits pervers, quel que soit l’effort de la science législative.

« Johnny, mon bel ange, continua missis Higden, ta grand’mère est plus près de quatre-vingts ans que de soixante-dix ; elle n’a jamais reçu un penny du fonds des pauvres, et n’a jamais rien demandé. Chaque fois qu’elle a eu de l’argent, elle a payé la taxe ; elle a travaillé tant qu’elle a pu, et jeûné quand il l’a fallu. Prie Dieu, Johnny, pour qu’au dernier moment ta grand’mère, qui est encore robuste, ait la force de quitter son lit et d’aller mourir dans un trou, plutôt que de tomber entre les mains de ces beaux messieurs sans cœur, qui se renvoient l’honnête indigent, qui le trompent, l’exténuent, l’accablent de déboires, le méprisent et le déshonorent. »

Brillant succès, honorables comités, mylords et gentlemen, que d’avoir amené les meilleurs d’entre les pauvres à penser pareille chose. Peut-on demander, avec tout le respect qu’on vous doit, si cela vaut la peine d’y penser à temps perdu ?

L’effroi et la haine que la vieille femme effaça de son visage, après cette digression, montra combien ses paroles avaient été sincères.

« C’est pour vous qu’il travaille, dit Rokesmith, en ramenant l’entretien sur le jeune Salop.

– Oui, monsieur, et même très-bien, répondit missis Higden avec un bon sourire et un joyeux signe de tête.

– Est-ce qu’il demeure chez vous ?

– Il y est plus souvent qu’ailleurs. On le tenait pour innocent, et on me l’a donné à garder. Je l’avais vu à l’église, et, pensant que je pourrais en faire quelque chose, je l’ai demandé au bedeau, avec qui je me suis entendue. Le pauvre petit m’avait intéressée ; à ce moment-là c’était une chétive créature.

– Est-ce que Salop est son vrai nom ?

– Dam ! monsieur, à parler exactement, il n’en a pas. J’ai toujours entendu dire qu’on l’avait appelé comme ça parce qu’on l’a trouvé dans la rue un soir où le temps était humide, et où il faisait très-sale.

– Il paraît d’un aimable caractère.

– Oh ! Seigneur, il n’y a pas un brin de lui-même qui ne soit aimable. Ainsi, monsieur, vous pouvez voir tout ce qu’il y a d’amabilité chez lui en le regardant du haut en bas. »

Le pauvre Salop était en effet très-grand, mais d’une facture malheureuse : beaucoup trop long, trop étroit, trop anguleux. Un de ces êtres mâles, dégingandés et lourds, étalant avec franchise des boutons, qui, chez lui, prenaient des proportions indiscrètes et brillaient d’un éclat surnaturel. Un capital énorme dans les genoux, les coudes, les poignets, les chevilles, et que le pauvre Salop, qui en ignorait l’emploi avantageux, avait placé de manière à être dans la gêne. Mais bien qu’enrégimenté dans la vie comme numéro 1 de l’escouade des mal tournés, le brave garçon prétendait rester fidèle au drapeau et lutter jusqu’au bout.

« Maintenant, dit missis Boffin, occupons-nous de Johnny. »

La grand’mère, sur qui l’enfant se trouvait toujours, la tête baissée, faisant la moue et abritant ses yeux bleus de son petit bras à fossettes, la grand’mère prit de sa main flétrie la main fraîche et potelée du bambin, et en battit doucement la mesure dans sa vieille main gauche.

« Parlons de Johnny, reprit missis Boffin avec le sourire le plus engageant. Si vous voulez me le confier, il aura bon gîte et bonne table, une bonne éducation et surtout de bons amis. Que cela vous convienne, et je serai pour lui une véritable mère.

– Je vous suis bien reconnaissante, madame, et le pauvre enfant serait de même s’il avait l’âge de comprendre. » Elle frappait toujours de la main rose du marmot dans sa main sèche et ridée. « Je ne voudrais pas, poursuivit-elle, me placer devant le soleil du cher trésor, quand même j’aurais toute ma vie à recommencer, au lieu du peu de jours qui me restent. Mais je suis attachée à lui, voyez-vous, plus que des mots ne peuvent le dire. J’espère que vous ne le trouvez pas mauvais, car je n’ai plus que lui au monde.

– Le trouver mauvais ! chère femme, est-ce que c’est possible ? vous qui êtes si bonne pour lui, qui avez été le prendre, et qui le soignez si bien !

– J’en ai vu tant d’autres sur mes genoux ! » Les petits doigts roses frappaient toujours la main ridée. « Et ils sont tous partis ; il n’y a plus que lui maintenant. Je suis honteuse de paraître si égoïste ; mais je ne dis pas que je vous le refuse, ce serait pour lui une fortune ; plus tard, après ma mort, il ferait un gentleman. Je… je ne sais pas ce que j’ai. Ne faites pas attention ; je tâcherai de m’y habituer ; j’essayerai, je vous le promets. »

La petite main s’arrêta, les lèvres si fermes tremblèrent, et la noble et vieille figure se couvrit de larmes.

Ici, au grand soulagement des visiteurs, le sensible Salop, voyant pleurer sa maîtresse, renversa la tête, ouvrit la bouche, éleva la voix et se mit à beugler. Cet indice alarmant d’un malheur quelconque n’eut pas plus tôt fait jeter les hauts cris à Toddles et à Poddles que Johnny, se renversant tout à coup et frappant missis Boffin de ses souliers boueux, fut en proie au plus violent désespoir. Le ridicule de la situation en détruisit le côté émouvant ; missis Higden essuya ses larmes, et rétablit l’ordre avec tant de promptitude que Salop resta court au milieu d’un beuglement polysyllabique ; puis, se jetant sur la calandre, il s’infligea plusieurs tours de manivelle avant qu’on pût l’arrêter.

« Allons, dit missis Boffin, qui n’était pas loin de se croire la plus cruelle des femmes, allons, rien n’est fait ; n’ayez pas peur. Nous sommes tous bons amis, n’est-ce pas, missis Higden ?

– Oh ! oui, madame, voilà qui est sûr.

– Rien ne presse d’ailleurs, continua missis Boffin, prenez le temps d’y penser.

– Ne vous inquiétez pas, madame ; j’y pensais depuis hier et j’étais bien décidée. Je ne sais pas ce qui m’a pris ; mais cela n’arrivera plus, soyez tranquille.

– Alors ce sera pour le petit John ; il faut qu’il s’accoutume ; vous-même vous vous y habituerez en songeant que c’est pour son bien. » Missis Higden en convint gaiement.

« Seigneur ! cria missis Boffin d’un air radieux, nous ne voulons attrister personne ; au contraire, il faut que tout le monde soit content. Vous me ferez savoir quand vous serez décidée ; en attendant, vous me donnerez des nouvelles.

– Oui, madame ; j’enverrai Salop.

– Ce gentleman que voilà, répondit missis Boffin, le payera pour sa peine. Et soyez sûr, mister Salop, que vous ne sortirez pas de la maison sans avoir fait un bon repas, soyez-en sûr : de la viande, des légumes, de la bière et du poudding. »

Cette assurance acheva d’égayer les affaires, car le sympathique Salop, faisant une large grimace, rugit un éclat de rire ; les deux bambins l’imitèrent, et le petit John l’emporta sur eux tous. Toddles et Poddles, trouvant l’occasion favorable pour tenter une nouvelle attaque sur Johnny, se reprirent par la main et retraversèrent le pays raviné. Puis le combat ayant eu lieu derrière missis Higden, avec un grand courage de part et d’autre, les deux pirates regagnèrent leurs escabeaux.

« Et pour vous, missis Higden, que puis-je faire ? demanda Missis Boffin.

– Je vous remercie, bonne madame mais je n’ai besoin de rien ; je peux travailler, les forces ne me manquent pas ; je fais encore mes vingt milles quand l’occasion se présente. » La vieille femme était fière, et accompagna ces mots d’un regard étincelant.

« Certainement, reprit missis Boffin ; mais il y a de ces petites douceurs dont on n’est pas plus mal ; je le sais par expérience, car Dieu me bénisse, je ne suis pas une lady, pas plus que vous, missis Higden.

– Il me semble à moi, répondit la vieille femme, que vous êtes lady de naissance, une vraie lady, ou il n’y en a jamais eu. Mais je ne peux rien accepter ; je n’ai jamais rien reçu, chère dame, jamais, jamais. Ce n’est pas que je sois ingrate, mais j’aime mieux le gagner que de le recevoir.

– Et vous avez raison ; je parlais seulement de ces petites choses qui peuvent s’offrir. Sans cela je n’aurais pas pris cette liberté. »

Missis Higden porta à ses lèvres la main de la bonne lady, en reconnaissance de ces paroles délicates. Debout devant sa riche visiteuse, elle était singulièrement droite, cette femme pauvre, et ce fut avec une singulière dignité qu’elle ajouta :

« Si je pouvais garder le cher enfant, sans avoir à craindre pour lui le sort dont je parlais tout à l’heure, je ne le donnerais pour rien au monde, car je l’aime, je l’aime, voyez-vous… J’aime en lui mon mari mort depuis tant d’années ; mes enfants, mes petits-enfants, morts les uns après les autres. J’aime en lui ma jeunesse, mes jours d’espoir, morts comme eux tous ; et si je vous vendais tant d’amour, je ne pourrais plus regarder votre bonne figure. C’est un libre don que je vous fais ; je n’ai besoin de rien, je vous l’ai dit. Que je meure bien vite quand la force me manquera, c’est là tout ce que je demande. J’ai épargné à tous mes morts la honte que vous savez ; je me l’épargnerai à moi-même. Il y a là, cousu dans ma robe (elle porta la main à sa poitrine), juste assez pour me faire enterrer. Veillez seulement à ce qu’on l’emploie comme je le dis, afin que mon corps ne doive rien à ces gens-là, et vous aurez fait pour moi tout ce que je désire au monde. »

Missis Boffin lui serra la main, et la courageuse figure ne donna plus de signe de faiblesse. En vérité, mylords et gentlemen, ce visage était réellement aussi calme et presque aussi digne que les vôtres.

Il fallait maintenant faire consentir Johnny à rester sur les genoux de missis Boffin. Les deux minders y vinrent tour à tour, et ce ne fut qu’après les avoir vus descendre sains et saufs de ce poste effrayant que le petit John se décida à lâcher la robe de sa grand’mère ; encore ses aspirations physiques et morales continuèrent-elles de se manifester, les unes par un air sombre, les autres par des bras vivement tendus. Cependant la description des merveilleux joujoux qu’on trouvait chez missis Boffin humanisa ce bébé positif jusqu’à lui faire regarder la dame d’un air d’abord assez maussade, le poing dans la bouche et les sourcils froncés ; puis enfin à s’épanouir peu à peu, et à rire aux éclats lorsqu’il fut question d’un superbe cheval monté sur des roulettes, et qu’un galop miraculeux menait tout droit chez le pâtissier. Saisi par les minders, le rire de Johnny s’enfla en un joyeux trio, qui produisit une hilarité générale.

Missis Boffin, enchantée de sa démarche, se leva toute radieuse ; et Salop, qui n’était pas moins satisfait, se chargea de trouver une meilleure route, pour la reconduire aux Trois-Pies, où il fut regardé avec un mépris souverain par la tête de marteau.

Après avoir ramené chez elle missis Boffin, le secrétaire se rendit à la nouvelle maison, où diverses occupations l’attendaient. Le soir venu, il se dirigea vers sa demeure, et prit, pour y arriver, un chemin qui traversait les champs. Était-ce par hasard, ou avec l’intention de rencontrer miss Wilfer ? Nous n’en pouvons rien dire ; mais il est certain que la jolie miss avait coutume de se promener à pareille heure dans les champs en question, et qu’elle y était ce soir-là, suivant son habitude.

Miss Bella, qui n’était plus en deuil, portait les nuances les plus fraîches, et leur était parfaitement assortie ; impossible de ne pas le reconnaître. Elle lisait tout en se promenant, et il est probable qu’elle ne s’aperçut pas de l’approche de Rokesmith ; du moins elle n’eut pas l’air de s’en douter. « Ah ! c’est vous, dit-elle en levant les yeux, lorsqu’il ne fut plus qu’à deux pas.

– Oui, miss, ce n’est que moi. Une belle soirée !

– Vrai ? dit la jolie personne en jetant un regard froid sur la plaine. Je veux bien le croire, puisque vous le dites ; je n’y avais pas fait attention.

– Absorbée par la lecture ?

– Ou-ou-i, répondit Bella d’une voix traînante.

– Une histoire d’amour, miss Wilfer ?

– Oh ! ciel, non ; si cela était, je ne le lirais pas.

– De quoi parle ce livre ?

– Plus d’argent que d’autre chose.

– Et dit-il que l’argent soit ce qu’il y a de meilleur au monde ?

– Je ne sais pas trop ce qu’il dit ; vous pourrez le voir vous-même, car je n’en ai plus besoin. »

Rokesmith prit le volume dont elle se servait comme d’un éventail, et marcha à côté d’elle. « On m’a donné, dit-il, une commission pour vous, miss Wilfer.

– Pas possible ! traîna la jolie miss.

– Tout sera prêt pour vous recevoir d’ici à une quinzaine de jours ; et missis Boffin m’a prié de vous dire toute la joie qu’elle en éprouve. »

Bella tourna la tête vers le jeune homme, et d’un air légèrement insolent, les sourcils relevés et les paupières tombantes, elle parut lui dire : Expliquez-moi comment cette commission vous a été donnée ?

« Je suis secrétaire de mister Boffin, dit Rokesmith ; j’attendais une circonstance qui me permît de vous l’apprendre.

– Je n’en suis pas plus avancée, reprit Bella avec hauteur ; je ne sais pas ce que c’est qu’un secrétaire.

– Oh ! pas du tout ? miss. » Le regard qu’il lui lança à la dérobée montra au jeune homme qu’elle ne s’attendait pas à cette réponse.

– Et vous serez toujours là ? demanda miss Wilfer, comme si elle y voyait un grave ennui.

– Pas toujours, mais très-souvent.

– Seigneur ! soupira-t-elle d’un air contrarié.

– Rassurez-vous, miss Wilfer, ma position sera très-différente de la vôtre ; nous nous verrons fort peu, si même nous nous voyons. Je m’occuperai d’intérêts, vous de plaisirs ; il me faudra gagner mon traitement, vous n’aurez qu’à plaire et à vous amuser.

– À plaire ? reprit-elle en haussant les sourcils, je ne vous comprends pas.

– Lorsque je vous vis pour la première fois dans vos habits de deuil, poursuivit Rokesmith sans répondre à la question qui lui était faite, je ne m’expliquai pas cette distinction entre vous et les autres membres de la famille. J’espère ne pas être indiscret en me permettant cette remarque ?

– Nullement, répondit Bella d’un ton dédaigneux (je leur disais bien que ce deuil ridicule serait remarqué de tout le monde, pensa la jolie miss) ; mais vous devez savoir le motif de cette différence, poursuivit-elle.

– Depuis que je suis chargé des affaires de mister Boffin, dit Rokesmith, j’ai nécessairement trouvé le mot de cette énigme, et j’ose dire, j’en ai du moins la conviction, que la perte que vous avez faite sera réparée en grande partie. Je ne parle naturellement que de la fortune. Quant à la perte d’un étranger, dont je ne saurais estimer la valeur, ni vous non plus, miss, il est douteux qu’elle soit regrettable. Mais mister et missis Boffin sont tellement généreux, tellement bien disposés à votre égard, ils ont un si grand désir… comment dirai-je ? d’expier leur fortune que vous n’aurez qu’à répondre à leurs avances. » Un air de triomphe, que nul effort ne parvint à dissimuler, se répandit sur la figure de Bella. « Le hasard nous ayant réunis sous le même toit, et devant encore nous rapprocher dans l’avenir, continua le secrétaire, je me suis permis de vous dire ces quelques mots. J’ose espérer qu’ils ne vous déplaisent pas, ajouta-t-il avec déférence.

– Je n’ai aucune opinion là-dessus, répondit la jeune fille. L’idée que ces mots expriment est pour moi complétement neuve, et peut très-bien n’avoir de fondement que dans votre cerveau, mister Rokesmith.

– Vous le verrez plus tard, miss. »

Ils étaient alors en face de leur maison. Mistress Wilfer, qui regardait par la fenêtre, apercevant sa fille en conférence avec son locataire, serra immédiatement sa fanchon, et sortit, comme par hasard, pour faire un tour de promenade.

« J’apprenais à miss Wilfer, dit Rokesmith à cette lady majestueuse, que depuis quelque temps je suis l’homme d’affaires de mister Boffin.

– N’ayant pas l’honneur de connaître intimement ce gentleman, répondit la dame en agitant ses gants, avec sa dignité chronique, il ne m’appartient pas de le féliciter de l’acquisition qu’il a faite.

– Pauvre acquisition, répondit Rokesmith.

– Pardonnez-moi, répliqua mistress Wilfer ; mister Boffin peut avoir un mérite distingué, plus distingué que ne le ferait supposer la physionomie de sa femme ; mais ce serait pousser l’humilité jusqu’à la démence, que de le juger digne d’un aide plus éclairé.

– Vous êtes bien bonne, madame. Je disais aussi à miss Wilfer qu’elle est attendue prochainement dans sa nouvelle demeure.

– Ayant consenti d’une manière tacite, répondit la dame en haussant les épaules, et en agitant ses gants, à ce que ma fille acceptât les offres de mistress Boffin, je n’y mets aucun obstacle.

– Pas de sottises, s’il vous plaît, Ma, dit la belle miss.

– Taisez-vous, ma fille.

– Non, Ma ; je ne souffrirai pas de pareilles absurdités ; y mettre obstacle !

– Je dis, répéta mistress Wilfer avec une dignité croissante, que je n’y apporte aucun obstacle. Puisque mistress Boffin, dont la physionomie ferait trembler tout disciple de Lavater, demande à orner sa nouvelle habitation des charmes de l’une de mes filles, je veux bien y consentir. Qu’elle soit donc favorisée de la compagnie de mon enfant.

– Vous venez, madame, répondit Rokesmith en lançant un regard à la jeune fille, d’émettre, au sujet de miss Wilfer, une opinion que j’exprimais tout à l’heure.

– Pardonnez-moi, reprit l’auguste dame avec une effrayante solennité : je n’ai pas fini. J’allais expliquer (évidemment elle n’avait pas autre chose à dire) qu’en me servant du mot charmes je le faisais en lui attachant la signification que je ne songeais nullement à lui donner, en aucune manière et d’une façon quelconque. »

Cette explication lumineuse fut délivrée aux auditeurs avec un air de condescendance, et l’intime persuasion de leur rendre un véritable service ; sur quoi Bella poussa un petit éclat de rire méprisant. – Assez là-dessus, dit-elle ; plus un mot à cet égard. Ayez la bonté, mister Rokesmith, de présenter à mistress Boffin mes amitiés les plus tendres.

– Pardon, reprit mistress Wilfer, dites compliments.

– Mes amitiés les plus tendres, répéta la fille en frappant de pied.

– Mes compliments, reprit la mère d’une voix monotone.

– Je présenterai les amitiés de miss Bella, et les compliments de mistress Wilfer, dit Rokesmith d’une voix conciliante.

– Et surtout dites bien que je serai enchantée d’aller là-bas ; et que le plus tôt sera le meilleur.

– Avant de descendre au parloir, et d’y rejoindre les autres, un dernier mot, Bella, reprit mistress Wilfer. Quand vous demeurerez chez lady Boffin, où vous serez avec elle sur un pied d’égalité, j’espère, Bella, que vous sentirez qu’il sera gracieux de vous rappeler que le secrétaire de la maison a droit à votre bienveillance, comme locataire de votre famille. » L’air de supériorité qui présida à cette déclaration de patronage, n’eut d’égale que la promptitude avec laquelle le gentleman avait baissé dans l’esprit de la chère femme en devenant secrétaire.

Rokesmith sourit en voyant la mère se diriger vers le parloir ; mais son sourire s’effaça lorsqu’il vit la fille prendre la même direction. « Si insolente ! si frivole ! si capricieuse ! si insensible ! dit-il avec amertume. Et cependant si jolie ! si jolie ! ajouta-t-il en montant l’escalier. Ah ! si elle savait !… » et Rokesmith ferma sa porte.

Ce qu’elle sait pour le quart d’heure, c’est qu’il ébranle la maison en arpentant sa chambre de long en large ; et que c’est l’un des fléaux de la pauvreté de ne pas pouvoir se débarrasser d’un secrétaire qui marche, marche, marche dans l’ombre, au-dessus de votre tête, ainsi qu’une âme en peine.

XVII. Hideux marais §

On est maintenant en plein été ; les Boffin habitent leur hôtel éminemment aristocratique et patrimonial. Observons-les, par ces jours fleuris, et regardons la foule de créatures rampantes, insinuantes, papillonnantes, et bourdonnantes que l’or attire auprès du boueur doré.

Parmi ceux qui déposent leurs cartes à la porte de l’hôtel patrimonial, avant qu’on ait fini de la peindre, sont les Vénéering, hors d’haleine par l’impétuosité de leur course vers le perron aristocratique. Une carte gravée sur cuivre : mistress Vénéering ; deux cartes dito : mister Vénéering ; et toujours sur cuivre, une carte conjugale, où mister et mistress Vénéering prient mister et missis Boffin de leur faire l’honneur de venir dîner chez eux avec la plus grande cérémonie.

La séduisante lady Tippins donne une carte. Sir Twemlow deux cartes. Un énorme phaéton, soupe-au-lait, dépose quatre cartes : deux mister Podsnap, une mistress Podsnap, et une miss Podsnap.

Tout le monde, sa femme, et sa fille déposent des cartes. Parfois Mistress a tant de filles que sa carte ressemble à un lot de vente à l’encan ; par exemple : mistress Tapkins, miss Tapkins, miss Frédérika Tapkins, miss Antonina Tapkins, miss Malvina Tapkins, miss Euphémia Tapkins. La même lady, par la même occasion, dépose la carte de mistress Henry-George-Alfred Swoshle, née Tapkins ; et en ajoute une autre portant ces mots : mistress Tapkins ; « chez elle tous les mercredis ; musique ; Portland-Place. »

Miss Bella Wilfer vient habiter pour un temps indéfini l’hôtel aristocratique. Mistress Boffin la conduit chez sa couturière et chez sa modiste, et la voilà supérieurement habillée.

Les Vénéering découvrent avec remords et promptitude qu’ils ont omis d’inviter cette charmante personne. Une mistress Vénéering, et une mister et mistress Vénéering, carte blanc satiné, font bien vite amende honorable sur la grande table du vestibule.

Mistress Tapkins découvre également son omission, et la répare aussitôt pour elle et pour misses Tapkins, Frédérika Tapkins, Antonina, Malvina, Euphémia Tapkins ; pour mistress Henry-George-Alfred Swoshle, née Tapkins ; et ajoute une « mistress Tapkins, chez elle tous les mercredis ; Portland-Place. »

L’or du boueur doré fait venir l’eau à la bouche des fournisseurs, et donne la faimvalle aux livres des marchands. Quand mistress Boffin et miss Wilfer passent en voiture, ou que mister Boffin se promène en trottinant, le marchand de poisson se découvre d’un air respectueux et convaincu. Ses garçons de boutique, avant de se la porter au front pour saluer mister ou missis Boffin, s’essuient la main à leur tablier de laine. Le saumon et le mulet doré, qui baillent sur la tablette de marbre, semblent tourner les yeux vers ces dames avec admiration, et joindraient les mains s’ils en avaient d’une forme quelconque.

Le boucher, bien que ce soit un homme considérable, et dont les affaires sont florissantes, ne sait comment exprimer son humilité, quand les Boffin, en passant, lui voient prendre l’air dans ses massifs de bœuf et de mouton. Des cadeaux sont faits aux domestiques des Boffin ; de mielleux personnages, munis d’annonces, rencontrant dans la rue les susdits serviteurs, essaient d’une corruption hypothétique. « Supposez, mon ami, que je sois favorisé d’une commande de mister Boffin, je saurais le reconnaître par quelque chose, qui, je l’espère, ne répugnerait pas à vos sentiments. »

Mais personne ne sait mieux que le secrétaire, qui ouvre les lettres, à quel siége est soumis l’individu qui se trouve en évidence. Que de variétés de poudre aux yeux en échange de la poudre d’or du riche boueur ! Cinquante-sept églises à ériger avec des demi-couronnes. Quarante-deux presbytères à réparer avec des schellings. Vingt-sept orgues à construire avec des demi-pence. Deux cents enfants à élever avec des timbres-poste. Non pas qu’une demi-couronne, un schelling, un timbre-poste ou un demi-penny soit acceptable de mister Boffin ; il est évident qu’il doit compléter la somme.

Puis la charité, s’il vous plaît, ô mon frère en Jésus-Christ ! Très-gênés pour la plupart, et n’épargnant néanmoins ni les frais de papier, ni les frais d’impression. Double vélin, grand format, scellé d’une couronne ducale :

« À Nicodème Boffin, Esquire.

« Mon cher Monsieur,

Ayant accepté la présidence du prochain banquet annuel de l’Épargne des Familles ; profondément convaincu de l’immense utilité de cette noble institution, et de la nécessité de la soutenir par un certain nombre de commissaires-souscripteurs, ce qui prouvera au public l’intérêt que des hommes distingués à la fois par leur esprit, leur caractère et leur position, prennent à cette société importante, je me décide à vous prier de vouloir bien être commissaire du banquet en question.

« Sollicitant de vous une réponse favorable avant le 14 du courant, je suis, mon cher Monsieur, votre dévoué serviteur

« LINSEED.

« P. S. La souscription des commissaires n’est pas au-dessous de trois guinées. »

Bien aimable de la part du duc de Linseed ; mais le post-scriptum fait réfléchir. Cette requête est lithographiée à tant par cent ; et le nom et l’adresse de Nicodème Boffin, Esquire, le seul reflet de personnalité qu’elle présente, sont d’une autre main que la signature.

Il a fallu deux nobles comtes, et un vicomte pour informer, d’une manière non moins flatteuse, Nicodème Boffin, Esquire, qu’une estimable lady, habitant l’ouest de l’Angleterre, offrait d’envoyer une bourse de vingt livres au Fonds de retraite des membres peu ambitieux de la classe moyenne, si vingt individus consentaient d’abord à envoyer chacun une bourse de cent livres. Les charitables comtes et vicomtes ont bien voulu ajouter que si Nicodème Boffin désirait envoyer deux de ces bourses, même davantage, cela ne serait nullement contraire aux intentions de l’estimable dame, pourvu que chacune de ces bourses soit accompagnée du nom de quelque membre de l’honorable famille des Boffin.

Ceci appartient aux corporations mendiantes ; mais il y a de plus les mendiants individuels ; et que de nausées pour le secrétaire quand il faut s’occuper de ces gens-là ! Notez que l’occupation est assez longue ; car ils ont l’habitude de joindre à leur demande, ce qu’ils appellent leurs titres (paperasses en lambeaux, qui ressemblent aux papiers de ce nom comme la chair à pâté au veau qui l’a fournie) et dont, suivant eux, la perte serait leur ruine ; ce qui oblige à les leur renvoyer. Déjà ruinés complétement, ils le seraient bien davantage, si on ne prenait pas cette peine.

Au nombre de ces correspondants sont plusieurs filles d’officiers généraux, accoutumées depuis longtemps à tous les luxes de la vie (l’orthographe exceptée), et qui, à l’époque où leurs illustres pères combattaient dans la péninsule, étaient loin de penser qu’un jour elles auraient à implorer ceux, que dans son impénétrable sagesse, la Providence a comblés d’or. Si parmi ces élus, elles ont choisi Nicodème Boffin, Esquire, pour lui adresser la première demande qu’elles aient faite de leur vie, c’est parce qu’il a un cœur d’une générosité comme il n’en fut jamais.

Le secrétaire apprend aussi que la confiance conjugale est des plus rares chez la vertu malheureuse, tant il y a d’épouses qui prennent la plume pour demander de l’argent à l’insu de leurs maris, qui ne l’auraient pas souffert ; et tant il y a d’époux qui adressent la même demande à l’insu de leurs femmes, lesquelles seraient au désespoir si elles venaient seulement à soupçonner la chose.

Il y a encore les mendiants inspirés. Ceux-ci rêvaient hier au soir à côté d’un bout de chandelle, qui devait bientôt s’éteindre et les plonger dans les ténèbres pour le reste de leurs nuits, quand la voix d’un ange, murmurant à leur âme le nom de Nicodème Boffin, Esquire, leur rendit un espoir, ou plutôt une confiance, qui depuis longtemps leur était étrangère.

Très-voisin de ce genre est celui des gens qui ont été conseillés. Ils dînaient d’une pomme de terre froide et d’un verre d’eau, à la lueur d’une allumette chimique, dans leur chambre sans feu (loyer considérablement en arrière, et propriétaire impitoyable, menaçant de les mettre dehors comme un chien), lorsqu’un ami, doué de seconde vue, leur dit en entrant chez eux : « Écrivez à Nicodème Boffin, vous êtes sûr de n’être pas refusé. »

Il y a les mendiants d’une noble indépendance. Ceux-là ont toujours regardé l’or comme un vil métal. Ils ont connu des temps prospères ; mais cette façon d’envisager la fortune les a naturellement empêchés de faire des économies. Ils n’accepteront pas de Nicodème Boffin, Esquire, la moindre pièce de ce métal méprisé ; non, mister Boffin, non ! le monde pourra qualifier cela d’orgueil, de misérable orgueil, si l’on veut ; mais ils ne le recevraient pas, quand même vous le leur offririez. – C’est un emprunt, monsieur ; à quatorze jours de date ; remboursement d’aujourd’hui en quinze ; intérêts sur le pied à cinq pour cent ; payables à un établissement de charité quelconque, vous n’avez qu’à choisir. C’est là tout ce qu’ils demandent ; et si vous étiez assez avare pour le leur refuser, comptez sur le mépris de ces âmes d’élite.

Il y a les gens ponctuels, qui mettront fin à leurs jours mardi prochain à une heure moins un quart, si dans l’intervalle ils ne reçoivent, par la poste, aucun mandat de Nicodème Boffin, Esquire. Dans le cas où le mandat en question devrait arriver mardi, après une heure moins un quart, il serait inutile de l’envoyer. Leur main aura expliqué dans une note la cruelle indifférence dont leur demande aura été l’objet ; et ils ne seront plus que de froids cadavres.

Il y a les cavaliers tout prêts à suivre la route qui mène à la fortune. Ils ont chaussé l’éperon, le but est devant eux, le chemin facile, la monture impatiente ; mais au dernier moment l’absence d’un objet particulier, d’une montre, d’un violon, d’un télescope, d’une machine électrique, les met à pied pour toujours ; à moins que Nicodème Boffin, Esquire, ne leur en adresse l’équivalent en numéraire.

Il y a les mendiants qui jettent le filet au hasard sans dire ce qu’ils poursuivent. Généralement l’écriture est féminine, et la réponse doit être envoyée poste restante aux initiales indiquées. Une personne, qui ne peut pas se faire connaître à Nicodème Boffin, Esquire ; mais qui l’étonnerait bien si elle lui révélait son nom, osera-t-elle solliciter l’avance immédiate d’une somme de deux cents livres auprès d’un gentleman, à qui des richesses inattendues permettent d’exercer le plus beau des priviléges qui soient accordés à l’homme ?

C’est dans ce marais hideux qu’est située la nouvelle maison ; dans ce marais, qu’enfoncé jusqu’à la poitrine, le secrétaire se débat tous les jours. Sans parler des inventeurs dont les inventions n’aboutissent pas. Sans compter les tripotiers qui tripotent dans tous les tripotages qui se tripotent, bien qu’on puisse regarder ces gens-là comme les alligators de cet odieux marais, et qu’ils soient toujours à l’affût pour attirer le boueur doré dans la fange où ils vivent, afin de l’y dépecer à l’aise.

Et l’ancienne maison ? Est-il sûr que l’on n’y conspire pas contre l’or de Nicodème Esquire ? N’y a-t-il, dans les eaux du Bower, aucun membre de la famille des requins ? Peut-être que non. Toujours est-il que Silas Wegg y est installé, et qu’à en juger par ses manœuvres secrètes, il paraît caresser l’espoir d’y faire une découverte. Lorsqu’un homme à jambe de bois se met à plat ventre pour regarder sous les lits, ou gravit des échelles, en sautillant comme un échassier de race éteinte, pour inspecter le dessus des buffets et des armoires ; lorsqu’une barre de fer à la main, il est toujours à fourgonner dans les tas d’ordures, c’est que probablement il espère y trouver quelque chose.

Deuxième partie. Gens de même farine §

I. Pédagogie §

L’école où Charles Hexam avait pris ses premières leçons de lecture (pour les élèves de ce degré la rue est un établissement préparatoire, où s’instruisent, sans livre, ceux même qui plus tard sauront lire), cette école était un misérable bouge, au fond d’une cour dégoûtante. Un galetas encombré, un air épais et nauséabond, un bruit assourdissant. La moitié des élèves plongés dans la torpeur, les autres luttant contre le sommeil, et ne se maintenant éveillés que par un bourdonnement analogue à celui d’une cornemuse dont on jouerait faux et sans mesure.

D’excellentes intentions chez les instituteurs, mais aucune idée du fait ; et, pour résultat de leurs efforts, une confusion déplorable.

L’école était mixte et recevait les adultes. Chacun des sexes avait une classe séparée, où les différents âges, divisés par des cloisons, formaient des groupes assortis. Mais il régnait partout la supposition ridicule et grimaçante que chaque élève, en dépit des années, avait l’esprit enfantin et d’une parfaite candeur. Cette feinte supposition, vivement encouragée par les dames patronnesses, conduisait à des absurdités monstrueuses. De jeunes femmes, vieillies dans tous les vices, devaient se laisser captiver par les aventures de la petite Margery, dont le cottage était situé près d’un moulin, et qui, à peine âgée de cinq ans, morigénait le meunier, dont la cinquantaine n’avait rien à répondre. Touchante enfant qui partageait sa soupe avec les petits oiseaux, refusait un chapeau nankin, sous prétexte que les navets n’en portent pas, et que les moutons, qui mangent les navets, n’en portent pas non plus ; enfant laborieuse qui tressait des chapeaux de paille, et débitait d’effroyables sermons à tout venant et hors de tout propos.

De jeunes dragueurs, peu faciles à conduire, des alouettes de boue13, âpres à la curée, étaient nourris de l’histoire du jeune Thomas, lequel ayant bien voulu ne pas prendre à son bienfaiteur une somme de dix-huit pence, dans les circonstances les plus odieuses, fut bientôt, par un fait surnaturel, en possession de trois schellings six pence, et mena désormais une vie d’une prospérité exemplaire. Notez que le bienfaiteur ne reçut aucune aubaine. Divers criminels, fiers d’eux-mêmes, ayant écrit leurs mémoires dans le même ton, ces biographies édifiantes se trouvaient entre les mains des élèves, et les susdites alouettes y apprenaient que l’on doit faire le bien, non parce qu’il est bien de le faire, mais parce qu’on peut en tirer profit.

Les adultes, il est vrai, apprenaient à lire dans le Nouveau-Testament, et à force de trébucher de syllabe en syllabe, et de fixer leurs yeux éblouis sur les mots particuliers qui leur revenaient tour à tour, n’ignoraient pas moins la sublime histoire que si jamais elle n’avait existé.

Bref, c’était une école étourdissante, confusionnante, abrutissante, où les esprits de toutes couleurs, noirs et blancs, gris et rouges, s’embrouillaient, s’embrouillaient, s’embrouillaient, s’embrouillaient tous les soirs, et le dimanche s’embrouillaient un peu plus ; car ce soir là, un amphithéâtre d’infortunés marmots était livré aux bonnes intentions des instituteurs les plus déplorables ; instituteurs que personne n’aurait supportés, et qui, placés devant l’amphithéâtre en qualité d’exécuteurs en chef, étaient secondés par un aide volontaire. Il importe peu de savoir à quel endroit, et à quelle époque, il fut imaginé qu’une main violente devait frictionner du haut en bas le visage d’un élève fatigué ou distrait, ni quand et comment l’aide volontaire fut chargé de cette correction et s’enflamma d’un beau zèle pour ce touchant système.

L’exécuteur en chef avait donc pour fonction de pérorer, et son acolyte de s’élancer vers les enfants qui s’endormaient, ou qui bâillaient, ou qui remuaient, ou qui pleuraient, et de leur frotter vigoureusement la figure, parfois d’une main, comme s’il leur avait pommadé le favori gauche, parfois des deux mains, placées comme des œillères.

L’embrouillement durait une heure :

« Mes che-e-e-r-rs enfan-an-ants, nous parlerons ce soir de la venue au sépu-ulcre, au sépu-ulcre. » Cinq cents fois le mot sépulcre (généralement employé quand on parle aux chers enfants), sans jamais dire ce qu’il signifiait. L’acolyte, en guise de commentaire, frictionnait à droite, frictionnait à gauche ; et la rougeole, les éruptions, la coqueluche, la fièvre, les vomissements s’échangeaient dans cette plate-bande d’enfants pourpres, comme si les malheureux s’étaient réunis pour cela.

Toutefois, même dans ce temple des bonnes intentions, un élève doué d’une intelligence rare, jointe à un désir exceptionnel de l’employer, pouvait apprendre quelque chose, et, l’ayant appris, pouvait l’enseigner avec plus de succès que le maître, attendu qu’il le savait beaucoup mieux et n’avait pas l’inconvénient d’effaroucher les esprits timides. C’est ainsi que, dans ce tohu-bohu, Charles Hexam avait fait des progrès, avait enseigné ce qu’il avait appris, et, sortant de ce bouge, avait pu entrer dans un pensionnat.

« Vous voulez donc aller voir votre sœur, Hexam ?

– Oui, Monsieur, si vous le permettez.

– Où demeure-t-elle ? J’aurais presque envie d’aller avec vous.

– Elle n’est pas encore installée, mister Headstone ; et si cela ne vous faisait rien, j’aimerais mieux que vous attendissiez qu’elle le fût.

– Dites-moi un peu, Hexam… » Mister Bradley Headstone, chef d’institution, hautement diplômé et largement rétribué, passa l’index de sa main droite dans l’une des boutonnières de son élève, et attachant son regard sur celui-ci : « J’espère, poursuivit-il que votre sœur est pour vous une société convenable ?

– Est-ce que vous en doutez, monsieur ?

– Je n’ai pas dit cela. »

Mister Headstone retira son doigt de la boutonnière, le regarda de plus près, en mordilla le côté, et l’examina derechef.

« Voyez-vous, Hexam, un jour vous serez des nôtres ; vous êtes sûr, avec le temps, de passer de bons examens ; la seule question est de savoir… »

Il regarda et mordit tour à tour son index pendant si longtemps, qu’à la fin Charles Hexam reprit d’une voix interrogative :

« La question est de savoir ?

– S’il ne vaudrait pas mieux pour vous, répondit Bradley, que toute relation fût rompue.

– Abandonner ma sœur, monsieur !

– Je ne dis pas cela ; je n’en sais rien ; c’est un point que je vous soumets. Je vous prie seulement d’y réfléchir ; vous savez quelle position vous pouvez vous faire chez moi.

– Après tout, dit Charles avec effort, c’est elle qui l’a voulu.

– Elle en a senti la nécessité, répliqua mister Headstone ; et voyant qu’une séparation était indispensable, soyez sûr qu’elle en a pris son parti. »

L’écolier parut faire un nouvel effort, comme pour triompher d’un sentiment pénible ; puis tout à coup relevant la tête :

« Elle n’est pas installée, dit-il ; mais c’est égal, je serais bien aise, monsieur, que vous vinssiez avec moi ; vous la verriez ; elle ne nous attend pas, et vous la jugeriez vous-même.

– Êtes-vous bien sûr de n’avoir pas besoin de la prévenir ? demanda le chef d’institution.

– Ma sœur, répondit Charles avec fierté, n’a pas besoin qu’on l’avertisse ; elle n’a rien à cacher et ne craint pas qu’on la surprenne. » La confiance qu’il avait en Lizzie se faisait jour plus aisément que la pensée que nous l’avons vu combattre. Si le mauvais côté de sa nature était d’être foncièrement égoïste, il avait du moins en lui un bon sentiment : l’affection qu’il gardait à sa sœur ; et jusqu’ici la tendresse avait été la plus forte.

« Je suis libre ce soir, reprit le maître, et ne demande pas mieux que de vous accompagner.

– Merci, monsieur ; si vous le voulez bien, nous allons partir. »

Avec son habit noir et son gilet décents, sa chemise blanche et décente, le nœud décent et régulier de sa cravate noire, son pantalon poivre et sel décent, sa montre d’argent dans son gousset décent, et le cordon de crin décent qui lui entourait le cou, mister Bradley Headstone représentait un jeune homme de vingt-six ans d’une décence accomplie. On ne le voyait jamais avec d’autres vêtements, et malgré cela il les portait avec raideur, comme s’il y avait eu entre eux et lui un manque d’adaptation, qui rappelait l’ouvrier endimanché. Il avait acquis mécaniquement un grand fond de pédagogie ; il pouvait faire mécaniquement de l’arithmétique mentale, chanter à première vue mécaniquement, jouer mécaniquement de divers instruments à vent, même du grand orgue de l’église. Son esprit, dès sa plus tendre enfance, avait été un lieu d’emmagasinage mécanique ; toutes les marchandises y étaient disposées de manière à pouvoir répondre tout de suite aux exigences du détail : histoire dans telle case, géographie dans telle autre ; mathématiques à droite, économie politique à gauche ; histoire naturelle, physique, astronomie, botanique, musique, etc., chaque objet à sa place. Cet ordre excessif communiquait à sa figure quelque chose de compassé, et l’habitude de poser des questions et d’en subir lui avait donné l’air soupçonneux d’une personne qui est à l’affût et qui redoute un guet-à-pens. Une sorte d’inquiétude, passée à l’état chronique, se peignait sur sa figure. Celle-ci révélait une intelligence naturellement lente et distraite, qui avait fait de rudes efforts pour acquérir ce qu’elle possédait, et qui, maintenant, travaillait à le conserver. Il paraissait toujours craindre qu’il ne s’égarât quelque chose de son entrepôt mental, et semblait sans cesse en faire l’inventaire pour s’assurer qu’il n’y manquait rien.

Supprimer telle quantité, pour faire place à telle autre, lui causait par dessus tout une préoccupation qui imposait à ses manières une contrainte perpétuelle. Et cependant, bien qu’étouffées sous la cendre, on surprenait chez lui assez de force et de vie ardente pour faire croire que si, à l’époque où il n’était que l’enfant d’un pauvre, le jeune Bradley avait été envoyé en mer, il ne serait pas resté le dernier homme de l’équipage. À l’égard de son humble origine, il était fier, ombrageux, susceptible et désirait qu’on l’oubliât. Peu de personnes d’ailleurs en avaient connaissance.

Dans les quelques visites qu’il avait faites à l’école dont il a été question plus haut, Bradley avait remarqué le frère de Lizzie, un enfant d’une rare intelligence, qui ferait honneur à la maison où il achèverait ses études. Peut-être se mêlait-il à ce calcul un souvenir personnel : la pensée du petit pauvre dont l’existence devait rester inconnue. Toujours est-il que, pour un motif ou pour un autre, il avait attiré chez lui le précieux élève, qui, moyennant certaines fonctions que celui-ci remplissait avec zèle, le dédommageait des frais de nourriture et de logement.

Telles étaient les circonstances, qui, le soir dont nous parlons, avaient réuni Bradley Headstone et Charles Hexam ; un soir d’automne, car six mois pleins s’étaient écoulés depuis l’époque où M. l’inspecteur avait ramené le corps de Gaffer.

Les écoles de Bradley (il en avait deux) étaient situées dans le quartier plat qui descend vers la Tamise, quartier où viennent se rejoindre le Kent et le Surrey, et dont les chemins de fer enjambent les jardins, qu’ils feront bientôt disparaître. Construites depuis peu, ces écoles ressemblaient tellement à celles dont les environs étaient semés qu’on pouvait croire que c’était un seul et même édifice, qui doué, comme le palais d’Aladin, de la faculté de changer de place en usait sous vos yeux.

Tout le quartier semblait être sorti en bloc d’une boîte de joujoux dont un bambin désordonné aurait planté au hasard les différentes pièces. Là un côté de rue, ici un cabaret solitaire ne faisant face à rien ; plus près une maison non terminée et déjà tombant en ruines ; plus loin une église ; à gauche un immense entrepôt qu’on venait de finir ; là-bas une ancienne villa délabrée. Puis un méli-méla de fossés bourbeux, de châssis étincelants, de terrains herbus, de jardins potagers, d’arches en briques, de fange, de fumée, de brouillard, comme si l’enfant avait donné un coup de pied à la table et s’était endormi.

Cependant au milieu des écoles, des maîtres d’école et des écoliers, tous taillés sur le même modèle et conçus, quant à la monotonie, dans le système du dernier évangile, se trouvait encore l’ancien patron d’après lequel tant de créatures, de fortunes diverses, ont été façonnées pour le bien et pour le mal. Il apparut sous la forme de miss Peecher, qui sortit de chez elle au moment où mister Bradley sortait de son côté avec le jeune Hexam. Miss Peecher allait arroser les corbeilles du petit jardin poudreux qui s’attachait à son petit pensionnat : petite résidence à petites fenêtres, pareilles à des trous d’aiguilles, et à petites portes, semblable à des couvertures de livres de classe.

Petite, proprette, lustrée, méthodique et souriante, la joue comme une cerise et la voix mélodieuse, telle était miss Peecher. Petite ménagère, petite pelote, petit coffre à ouvrage, petites tables, petite série de poids et mesures, petite femme : tout de la même dimension. Elle pouvait écrire, sur un sujet quelconque, un petit essai, de la longueur d’une ardoise, commençant tout en haut dans le coin gauche, finissant tout en bas à main droite, et strictement selon la règle. Si mister Bradley Headstone lui avait adressé par écrit une demande en mariage, il est probable qu’elle aurait fait sur la question un petit essai complet de la longueur susdite ; mais elle aurait certainement répondu oui, car elle l’aimait. Le cordon de crin décent qui entourait le cou du chef d’institution, et qui retenait sa montre, était pour elle un objet d’envie ; elle aurait voulu de même lui entourer le cou et retenir cet insensible, car il ne l’aimait pas.

L’élève favorite qui aidait miss Peecher dans ses petits travaux de ménage, était également dans le jardin ; elle portait une cruche d’eau pour remplir le petit arrosoir, et comprenait suffisamment l’état du cœur de sa maîtresse pour se dire qu’à son tour elle devait aimer Charles Hexam.

Il y eut donc une double palpitation parmi les giroflées quand le maître et l’élève s’arrêtèrent devant la petite porte du jardin.

« Une belle soirée, miss Peecher.

– Très-belle, mister Headstone ; vous allez faire un tour ?

– Oui, miss, nous allons même assez loin.

– Un temps magnifique pour une longue promenade.

– C’est plutôt pour affaire que pour notre plaisir, répondit le maître. »

Miss Peecher, renversant son arrosoir, en secoua les dernières gouttes sur une plante, comme si elles avaient pu transformer celle-ci en Jack’s bean stalk14 et demanda de l’eau à l’élève, qui causait avec le jeune Hexam.

« Bonsoir, miss Peecher.

– Bonsoir, mister Headstone. »

L’habitude qu’elle avait prise en classe d’étendre le bras, comme pour appeler un cab, ou faire arrêter un omnibus, chaque fois qu’elle voulait parler à miss Peecher, était si forte chez l’élève, qu’elle le faisait souvent lorsqu’elles étaient seules, et cela lui arriva au moment dont nous parlons.

« Qu’y a-t-il, Mary-Anne ? demanda la maîtresse.

– S’il vous plaît, madame ; Charles m’a dit qu’ils allaient voir sa sœur.

– Cela ne peut pas être, répondit miss Peecher ; mister Headstone n’a pas d’affaire avec miss Hexam. »

Nouveau signe de l’élève.

« Qu’y a-t-il, Mary-Anne ?

– S’il vous plaît, madame ; peut-être est-ce une affaire de Charles.

– C’est possible, répondit l’institutrice ; je n’y avais pas songé. Cela n’a, du reste, aucune importance. »

Nouveau signe.

« Qu’y a-t-il, Mary-Anne ?

– S’il vous plaît, madame ; ils disent qu’elle est très-jolie.

– Oh ! Mary-Anne ! Mary-Anne ! » reprit miss Peecher, dont le front se colora légèrement, et qui hocha la tête avec un peu d’humeur. « Combien de fois vous ai-je dit de ne pas employer d’expressions aussi vagues ? Ils disent ! qu’entendez-vous par là ? Ils : quelle partie du discours ? »

Mary-Anne se croisa les bras derrière le dos, ce qui est la pose d’examen, et répondit : « Pronom personnel.

– À quelle personne ?

– À la troisième.

– De quel nombre ?

– Du pluriel.

– Combien de personnes entendez-vous désigner ? deux, trois, quatre, ou davantage ?

– Pardon, madame, répondit l’élève toute confuse, maintenant qu’elle y pensait. Je ne parlais que de son frère, ajouta-t-elle en décroisant les bras.

– J’en étais convaincue, dit miss Peecher en retrouvant son sourire. Une autre fois, je vous en prie, Mary-Anne, soyez plus attentive. Il dit, n’est pas du tout la même chose que ils disent, ne l’oubliez pas. Quelle différence y a-t-il entre ces deux propositions : il dit, et ils disent ? »

Mary-Anne se recroisa immédiatement les bras, attitude indispensable en pareille occasion, et s’empressa de répondre :

« L’une est à la troisième personne du singulier, présent de l’indicatif du verbe dire, qui est un verbe actif. L’autre est à la troisième personne du pluriel du verbe dire, qui est un verbe actif.

– Pourquoi le verbe dire est-il un verbe actif, Mary-Anne ?

– Parce qu’il gouverne l’accusatif, miss Peecher.

– Très-bien, Mary-Anne, très-bien, on ne peut mieux. Une autre fois, n’oubliez pas d’appliquer la règle. »

Ayant terminé son arrosage, miss Peecher rentra dans sa petite chambre, et repassa les principaux fleuves et les principales montagnes du globe, hauteur, largeur, longueur et profondeur, avant de prendre les mesures d’un corsage qu’elle allait se confectionner.

Pendant ce temps-là, ayant franchi le pont de Westminster qui les avait conduits dans le Middlessex, Bradley Headstone et Charles Hexam côtoyaient la Tamise, et se dirigeaient vers Millbank. Il y a, dans cette région, une petite place borgne qui porte le nom de Smith-Square, et sur laquelle débouche une petite rue qui s’appelle la rue de l’Église. Au centre de la place est en effet une église hideuse, qui ressemble à quelque monstre pétrifié, couché sur le dos et les quatre jambes en l’air. Le maître et l’élève aperçurent dans un coin, près de cette église, un arbre, une forge, un chantier de bois de construction et un marchand de ferraille. Pourquoi le fragment de chaudière et la grande roue, qui se voyaient dans la cour du ferrailleur, étaient-ils à demi enterrés ? Nul n’en savait rien, et ne semblait désireux de l’apprendre. Comme le meunier de la chanson, ils ne s’inquiétaient de personne, et personne ne s’inquiétait d’eux.

Après avoir fait le tour de la place, et remarqué l’espèce de léthargie où ce square était plongé, comme s’il avait avalé du laudanum, Charles et Bradley prirent une petite rue, où de petites maisons s’élevaient d’un seul côté.

« C’est ici que doit demeurer ma sœur, dit Charles en s’arrêtant devant l’une des maisonnettes. Elle s’y est logée provisoirement, après la mort de mon père.

– Depuis cette époque êtes-vous allé souvent la voir ? demanda Bradley.

– Seulement deux fois, répondit Hexam avec embarras ; mais c’est autant sa faute que la mienne.

– Comment gagne-t-elle sa vie ?

– Elle a toujours été bonne ouvrière, et travaille pour une maison de confection où l’on fait des trousseaux de marins.

– Travaille-t-elle dans sa chambre ?

– Quelquefois ; je crois cependant qu’elle est plus souvent à l’atelier que chez elle. »

Le coup de marteau d’Hexam avait à peine retenti, que la porte s’ouvrit au moyen d’un ressort, dont le claquement se fit entendre. Une porte ouverte, au fond d’une petite entrée, laissa voir une petite pièce, et dans cette pièce un enfant, une naine, une petite fille, une créature quelconque, assise sur un petit fauteuil de forme antique, placé derrière une espèce d’établi.

« Je ne peux pas me lever, dit l’enfant ; j’ai le dos si malade et les jambes si faibles ! mais je suis la maîtresse de la maison.

– Il doit y avoir ici d’autres personnes ? demanda Charles d’un air étonné.

– Pas pour l’instant, répondit la petite fille d’un ton vif ; il n’y a ici que moi, la maîtresse de la maison. Que voulez-vous, jeune homme ?

– Je viens voir ma sœur.

– Beaucoup de frères ont des sœurs, retourna l’enfant ; comment vous appelle-t-on ? »

La drôle de petite personne, y compris son drôle de petit visage, qui n’était pas laid du tout, avec ses yeux gris et brillants, offrait un composé d’angles si aigus, et de lignes tellement acérées, qu’on devait s’attendre à ce que ses manières et ses paroles fussent piquantes et tranchantes ; impossible qu’il en fût autrement, sortant d’un pareil moule.

« Je m’appelle Hexam, répondit l’écolier.

– Je m’en doutais, dit la petite fille ; votre sœur rentrera bientôt. Je l’aime beaucoup, c’est ma meilleure amie. Asseyez-vous, monsieur. Et ce gentleman, quel est-il ?

– Mister Headstone, mon maître de pension.

– Asseyez-vous, monsieur ; et d’abord, veuillez fermer la porte ; je ne peux pas le faire moi-même, j’ai si mal au dos et les jambes si faibles ! »

La porte fermée, ils prirent chacun une chaise, pendant que la petite personne, qui s’était remise à l’ouvrage, étendait de la colle sur de petits morceaux de carton, ou de petites plaques de bois très-minces et de formes diverses, qu’elle assemblait ensuite. Les ciseaux et les couteaux, placés à côté d’elle, montraient que la petite personne avait taillé elle-même toutes ces plaquettes ; et les bouts de ruban, de soie et de velours qui jonchaient l’établi, annonçaient qu’après avoir été convenablement bourrés, les cartonnages seraient brillamment recouverts. Ses doigts agiles étaient d’une incroyable dextérité, et lorsque, rapprochant deux petites feuilles de carton, la petite ouvrière les réunissait en les faisant mordre un peu l’une sur l’autre, elle lançait à ses visiteurs, du coin de ses yeux gris, un regard où se concentrait tout ce qu’il y avait en elle de pénétration et de finesse.

« Je parie, dit-elle, que vous ne devinez pas quel est mon métier ?

– Vous faites des pelotes, répondit Charles.

– Et avec cela ?

– Des essuie-plumes, dit mister Headstone.

– Et puis encore ? Vous êtes maître de pension, mais vous ne devinerez pas.

– C’est quelque chose où il entre de la paille, répondit Bradley en désignant celle qui était sur l’établi ; seulement, je ne sais pas ce que c’est.

– Battus ! s’écria la petite personne ; je ne fais des pelotes et des essuie-plumes que pour utiliser mes rognures ; mais la paille appartient à mon vrai métier. Voyons ! essayez encore : qu’est-ce que je fais de ma paille ?

– Des paillassons de salle à manger.

– Oh ! des paillassons ! quelle réponse pour un maître d’école ! Voyons, je vais vous souffler : j’aime mon amie par C, parce qu’elle est charmante ; je la déteste, parce qu’elle est capricieuse ; je l’ai prise à l’enseigne du Cavalier d’Or ; je lui fais présent d’un chapeau ; je la nomme Coquette, et je l’envoie à Cythère. Maintenant, qu’est-ce que je fais de ma paille ?

– Des chapeaux de dame.

– Et de belles dames, encore ! s’écria la petite personne en faisant un signe affirmatif. Je suis habilleuse de poupées.

– Est-ce un bon état ? »

L’enfant haussa les épaules, et secoua la tête. « Non, dit-elle, on vous paye mal, et on vous presse tant ! J’ai eu, la semaine dernière, une poupée qui s’est mariée ; il a fallu passer les nuits, et ce n’est pas bon pour moi, qui ai le dos si malade et les jambes si faibles ! »

Ils regardaient la petite créature d’un air de plus en plus surpris.

« Je regrette, dit Bradley, que vos belles dames soient si exigeantes.

– Elles sont toutes comme cela, répondit l’habilleuse en haussant les épaules ; et si peu de soin de leurs affaires ! et changer de mode tous les huit jours. Je travaille pour une poupée qui a trois filles. Bonté divine ! il y a de quoi ruiner le mari. » La fine créature poussa un petit éclat de rire strident et malicieux, et regarda les visiteurs du coin de l’œil. Elle avait un petit lutin de menton singulièrement expressif, qui, au moment où elle lança ce coup d’œil, se releva comme s’il avait été mu par le même fil que les yeux.

« Êtes-vous toujours aussi occupée qu’aujourd’hui ? demanda Bradley.

– Souvent bien davantage. Ce soir, je n’ai rien qui me presse. J’ai fini avant-hier un deuil considérable ; une poupée, pour laquelle je travaille, avait perdu l’un de ses serins. » La petite personne poussa un nouvel éclat de rire, et hocha plusieurs fois la tête comme pour ajouter : Oh ! le monde ! le monde !

« Vous n’êtes pas seule toute la journée, reprit Bradley ; est-ce qu’il n’y a pas dans le voisinage quelques enfants ?…

– Miséricorde ! » s’écria la petite personne en poussant un cri aigu, comme si on l’avait piquée. « Ne me parlez pas des enfants, je ne peux pas les souffrir. Je connais leurs tours et leurs manières, » dit-elle, en agitant son petit poing qu’elle avait placé à la hauteur de ses yeux.

Peut-être n’y avait-il pas besoin de l’expérience de l’instituteur pour attribuer l’amertume de ces paroles aux infirmités de la pauvre créature. Dans tous les cas, le maître et l’élève le comprirent ainsi.

« Toujours courant et criant, jouant et se battant, poursuivit la petite infirme ; toujours saute, saute, sautant sur le trottoir, et le barbouillant avec de la craie pour leur marelle. Ah ! je connais leurs manières ! (Le petit poing s’agita de nouveau.) Et ce n’est pas tout ! disant des sottises au monde par le trou de la serrure, et contrefaisant le dos et les jambes des personnes. Oh ! je les connais bien ! je vous le promets. Il y a, sous l’église, des portes noires qui mènent dans des souterrains noirs ; je voudrais ouvrir un de ces souterrains, les y fourrer tous, puis fermer la porte, et souffler du poivre par le trou de la serrure.

– Du poivre ! À quoi bon ? s’écria Charles.

– Pour les faire éternuer, répondit-elle ; et pendant qu’ils seraient là, pleurant et rougissant, je me moquerais d’eux comme ils se moquent des autres. »

Un brandissement du petit poing, qui s’agita devant ses yeux, parut la soulager, car elle ajouta d’un air calme :

« Non, non, non, pas d’enfants ; de grandes personnes. »

Il était difficile de deviner l’âge de cette étrange créature. Son pauvre corps ne fournissait à cet égard aucune donnée, et son visage était à la fois si vieillot et si jeune, qu’il ne vous renseignait pas mieux. Douze ou quinze ans pouvaient approcher de la vérité.

« J’ai toujours préféré les grandes personnes, continua la pauvre infirme ; tant de raison ! puis si tranquilles. Elles ne sont pas toujours à danser, à cabrioler. Je ne veux pas en voir d’autres en attendant que je me marie. Je suppose que je me marierai un de ces jours ; il faudra bien que je m’y décide. »

Elle prêta l’oreille à des pas qu’elle entendait au dehors ; puis un coup léger fut frappé à la porte. « En voici une, par exemple, que j’aime de tout mon cœur, » dit-elle avec un sourire, tandis que sa main tirait le cordon. Et Lizzie, vêtue de noir, entra dans la chambrette.

« C’est toi, Charles, » s’écria-t-elle en le pressant dans ses bras, comme autrefois, ce dont il parut éprouver une certaine honte.

« Allons, chère, allons, dit-il, sois plus calme. Voilà mister Headstone qui a bien voulu m’accompagner. »

Les yeux de la jeune fille rencontrèrent ceux de Bradley. Celui-ci, évidemment, s’attendait à voir une personne bien différente. Ils se saluèrent en balbutiant quelques mots de politesse. Lizzie était troublée par cette visite inattendue ; Bradley n’était pas à son aise, mais jamais il n’y était complétement.

« J’ai dit à monsieur que tu n’étais pas installée, reprit l’élève ; il n’en a pas moins été assez aimable pour exprimer le désir de te voir ; je l’ai donc amené. Comme tu es fraîche ! »

Bradley paraissait être du même avis.

« N’est-ce pas ? s’écria la petite personne, qui avait repris son ouvrage, bien que le jour déclinât rapidement. N’est-ce pas, qu’elle a bonne mine ? vous le trouvez comme moi, je le crois sans peine. Mais parlez donc, vous autres.

Une, deux, trois,

Qu’on entende votre voix,

Et ne pensez plus à moi. »

Elle accompagna cet impromptu d’une pointe de son doigt effilé vers chacune des personnes présentes, et se remit à l’ouvrage.

« Je ne m’attendais pas à ta visite, dit la sœur. Je pensais que si tu voulais me voir, tu me donnerais rendez-vous dans ton quartier, comme tu as fait la dernière fois. Vous comprenez, monsieur, dit-elle à Bradley Headstone, qu’il m’est plus facile d’aller là-bas, qu’à lui de venir ici, puisqu’en sortant de l’atelier je me trouve à moitié chemin.

– Vous ne vous voyez pas souvent, répondit Bradley, toujours mal à son aise.

– Non, dit-elle, en secouant la tête d’un air triste. Vous êtes toujours content de lui, mister Headstone ?

– On ne peut pas davantage ; la carrière lui est ouverte, il n’a plus qu’à la suivre.

– Je l’ai toujours espéré ; mais que de reconnaissance ! C’est bien, Charley, continue. Il vaut mieux que je n’aille pas le voir, que je ne me place pas entre lui et son avenir, n’est-ce pas, monsieur ? »

Bradley, qui, avant de connaître Lizzie, avait conseillé à Charles de s’éloigner de sa sœur, et qui sentait que son élève attendait sa réponse, éprouva un redoublement de malaise.

« Votre frère, balbutia-t-il, est fort occupé ; vous le savez vous-même. Il faut qu’il travaille sans relâche ; on ne peut pas nier que moins il sera distrait, mieux cela vaudra pour ses études. Quand il se sera fait une position, qu’il aura pu s’établir… ce sera tout différent. »

Lizzie secoua la tête, et répliqua, en souriant avec douceur :

« C’est là ce que je lui ai toujours dit ; n’est-ce pas, Charley ?

– Ne parlons pas de cela, répondit l’écolier. Comment vont tes affaires, Liz ?

– Pas mal, chéri ; je ne manque de rien.

– Et tu loges dans cette maison ?

– Oui ; ma chambre est en haut ; une jolie chambre, bien claire, bien tranquille, bien gaie.

– Et la jouissance de ce parloir pour recevoir ses visites, » dit la petite ouvrière. Elle se fit une lorgnette de sa petite main osseuse, et y plongea un œil malicieux en rapport avec son menton. « N’est-ce pas, mignonne, toujours cette chambre à notre service pour recevoir nos visiteurs ? »

Un léger mouvement de Lizzie, qui agita la main comme pour faire taire l’habilleuse de poupées, fut remarqué de Bradley Headstone. L’habilleuse, à son tour, saisit la remarque de celui-ci ; elle se fit une jumelle de ses deux mains, la tourna vers l’observateur, et hochant la tête avec finesse :

« Ah ! ah ! s’écria-t-elle, je vous y prends, vous l’espionnez ! »

L’incident pouvait n’avoir aucune suite ; mais Bradley observa que la jeune fille, qui avait gardé son chapeau, proposa immédiatement d’aller faire un tour de square, et le fit avec un peu de hâte, comme pour échapper aux indiscrétions de la petite ouvrière. Le maître et l’élève souhaitèrent donc le bonsoir à l’habilleuse de poupées, qui, après leur départ, s’étendit dans son fauteuil, et croisant les bras, se mit à chanter d’une voix douce et rêveuse.

« Vous avez à causer, dit Bradley ; je vous laisse ; je vais flâner près de la rivière. »

Tandis que sa personne guindée s’éloignait à travers la brume, l’élève dit à sa sœur avec une certaine violence :

« Quand donc, Lizzie, demeureras-tu dans une maison décente ? Je croyais que tu l’aurais fait plus tôt.

– Je suis très-bien où je suis, Charley.

– Très-bien où tu es ! je suis honteux d’y avoir amené mister Headstone. Et cette petite sorcière, comment as-tu fait sa connaissance ?

– Par hasard, du moins je l’ai cru d’abord, mais il doit y avoir autre chose ; car cette enfant… Tu te rappelles les affiches qui étaient à la maison ?

– Que le diable les brûle ! Je veux les oublier, non m’en souvenir ; tu devrais en faire autant. Pourquoi me demandes-tu cela ?

– Parce que cette enfant est la petite fille du vieil ivrogne.

– Quel ivrogne ?

– Tu sais bien : l’homme au bonnet de nuit et aux chaussons de lisière.

– Comment as-tu fait pour le savoir ? Tu es une singulière fille ! dit Charley en se grattant le nez d’une manière qui exprimait à la fois sa vexation de ce qu’il entendait, et sa curiosité d’en apprendre davantage.

– Le père de la pauvre enfant est employé dans la maison où je travaille, répondit la sœur ; voilà comment je l’ai su. Un malheureux, comme était le grand-père : tremblant de tous ses membres, ne se tenant pas, toujours ivre ; et cependant bon ouvrier dans sa partie. La mère est morte ; et cette pauvre enfant, chère petite créature ! si souffrante, si infirme, entourée d’ivrognes dès le berceau, en supposant qu’elle en ait eu un, s’est faite elle-même ce qu’elle est aujourd’hui.

– Cela ne me dit pas pourquoi tu es liée avec elle.

– Tu ne le vois pas, Charley ! »

L’écolier détourna la tête d’un air maussade. Ils étaient alors à Millbank, et avaient la Tamise à leur gauche ; sa sœur lui toucha l’épaule, et lui montra la rivière.

« Expiation, restitution, peu importe le mot, tu sais ce que je veux dire, reprit-elle ; c’est là aussi que notre père est mort, Charley. »

Pas une parole attendrie, pas un signe d’émotion ! Puis tout à coup, après un morne silence, et d’une voix mauvaise :

« Quand je fais tant d’efforts pour arriver, dit-il, ce serait bien dur, Liz, de te trouver sur ma route comme un obstacle.

– Moi, Charley !

– Oui, toi, Lizzie. Pourquoi revenir sur le passé ? Il faut rompre avec tout cela, comme le disait ce soir mister Headstone, à propos d’autre chose. Nous n’avons qu’un parti à prendre ; suivre une direction nouvelle, et marcher droit au but.

– Sans regarder en arrière, Charley ? pas même pour essayer de réparer le mal ?

– Tu rêveras donc toujours ! reprit l’écolier avec impatience. C’était bon autrefois, quand assis devant le feu, nous interrogions le vide qui était auprès de la flamme. Mais à présent, c’est le monde réel qu’il faut voir.

– Ah ! Charley, c’était bien la réalité que je découvrais alors.

– Non, Lizzie, tu es dans l’erreur ; je ne veux pas t’abandonner ; au contraire, je veux t’élever avec moi ; je n’oublie pas ce que tu as fait ; ce soir encore, je disais à M. Headstone : « c’est ma sœur qui l’a voulu. Eh ! bien, ne m’empêche pas de réussir ; ne me force pas à reculer, à redescendre ; je n’en demande pas davantage ; assurément ce n’est pas trop exiger. »

Sa sœur, qui, tout en l’écoutant, n’avait pas cessé de le regarder, lui répondit avec calme :

« Ce n’est pas par égoïsme que j’ai choisi cette maison, Charley ; si je n’écoutais que mon désir j’irais bien loin de la rivière.

« Jamais trop loin à mon avis, il faut t’en séparer, Liz ; pourquoi rester près d’elle, quand je m’en éloigne ? tu sais à quelle distance je veux m’en tenir.

– Si je reste dans son voisinage, dit-elle en se passant la main sur le front, c’est bien involontaire ; mais je ne crois pas devoir la quitter.

– Te voilà encore dans tes rêves, Liz ! À qui la faute si tu es près de la Tamise ? Qui a choisi cette maison où tu es avec un ivrogne, un tailleur (ou quelque chose comme cela) et une caricature d’enfant, ou de sorcière, on ne sait pas même ce que c’est ? Je te demande d’en sortir, et tu parles comme si on te condamnait à y vivre. Je t’en prie sois plus pratique. »

Elle s’était montrée pour lui assez pratique pendant tant d’années de lutte et de souffrance ; elle aurait pu le lui dire ; mais elle se contenta de lui frapper sur l’épaule deux ou trois fois d’une façon caressante. C’était ainsi qu’elle l’apaisait quand il était enfant, et que, ployant sous ce fardeau trop lourd, elle le promenait dans les rues. Les larmes vinrent aux yeux de Charley ; puis s’essuyant les yeux d’un revers de main :

« Je te jure, dit-il, que je veux être un bon frère, et te prouver que je n’oublie pas ce que je te dois. Je voulais seulement dire qu’il faudrait réprimer ton imagination. J’aurai plus tard un pensionnat ; tu viendras avec moi ; il ne faudra plus rêver alors ; pourquoi ne pas commencer tout de suite ? Est-ce que tu es fâchée, Liz ?

– Non, Charley, non.

– Je ne t’ai pas fait de peine ?

– Non, Charley. »

Mais cette réponse fut moins vive et moins nette que la précédente.

« Je n’en avais pas l’intention. Voilà M. Headstone qui s’arrête, et regarde la marée ; cela signifie qu’il est temps de partir. Embrasse-moi, Liz ; je ne voulais pas te faire de peine ; embrasse-moi, et dis que tu le sais bien.

– Oui, Charley ; j’en suis sûre. »

Ils s’embrassèrent, et allèrent rejoindre mister Headstone.

« Notre chemin est celui de votre sœur, » dit le maître à l’écolier ; et de plus en plus gauche, il offrit avec raideur son bras à la jeune fille. Mais à peine y avait-elle posé la main, que Lizzie la retira vivement. Il regarda autour de lui, comme s’il eût pensé qu’elle avait aperçu quelque chose qui lui inspirait cette action.

« Je ne rentre pas encore, dit-elle ; puis vous avez une longue course à faire, et vous marcherez plus vite sans moi. »

Se trouvant alors près du pont du Wauxhall, ils se décidèrent à en profiter pour traverser la Tamise. Bradley tendit la main à la jeune fille ; Lizzie lui toucha le bout des doigts et le remercia des bontés qu’il avait pour son frère.

Le maître et l’élève marchaient rapidement et en silence ; ils étaient presque arrivés au bout du pont, lorsqu’un gentleman apparut, le nez au vent, le cigare à la bouche, l’habit largement ouvert, les mains derrière le dos. Quelque chose dans l’allure insouciante de ce personnage, dans l’air de flânerie arrogante avec lequel il s’avançait, prenant sur le trottoir deux fois plus de place qu’un autre, ce quelque chose frappa vivement l’élève. Quand passa le gentleman il l’examina avec intention, et s’arrêta pour le suivre du regard.

« Quel est ce monsieur ? demanda Bradley.

– Mais, répondit Charles en fronçant le sourcil d’un air préoccupé, c’est ce Wrayburn ! »

Le maître observait son élève non moins attentivement que celui-ci examinait le gentleman.

« Que vient-il faire de ce côté ? Pardon, monsieur ; mais j’en suis tout surpris. »

Bien que l’écolier se fût remis en marche, et qu’il semblât revenu de sa surprise, Bradley n’en remarqua pas moins qu’il retournait la tête, et que son visage reprenait l’air soucieux et intrigué qu’il avait eu d’abord.

« Vous ne paraissez pas aimer ce gentleman, dit Bradley.

– Je ne l’aime pas du tout, répondit Charles.

– Qu’a-t-il pu vous faire ?

– La première fois que je l’ai vu il m’a pris le menton de la manière la plus insolente.

– À propos de quoi ?

– Parce qu’en parlant de ma sœur, j’avais dit un mot qui lui déplaisait.

– Il la connaît donc ?

– Il ne la connaissait pas alors, répondit l’écolier toujours pensif.

– Et maintenant ? »

Charles était si absorbé qu’il ne songea pas à répondre, et que Bradley dut répéter sa question.

« Oui, monsieur, dit-il enfin.

– Je suis sûr qu’il va la voir, reprit le maître.

– Impossible, dit vivement Charley ; il ne la connaît pas assez pour cela. Je voudrais bien l’y prendre ! »

Ils hâtèrent le pas, et marchèrent quelque temps en silence ; puis le maître dit à l’élève, en lui serrant le bras au-dessus de coude :

« Vous alliez me parler de ce gentleman ; comment avez-vous dit qu’il se nommait ?

– Eugène Wrayburn, répondit Charles ; un avocat sans cause. La première fois qu’il a vu ma sœur, c’était du vivant de mon père, dans notre ancienne maison. Il venait pour affaire ; non pas une affaire à lui, car il n’en a jamais eu ; c’est un de ses amis qui l’avait amené.

– Et plus tard ?

– Autant que je sache il n’est revenu qu’une fois, à l’époque où mon père mourut par accident. Le hasard voulut qu’il fût au nombre de ceux qui découvrirent le corps. Je suppose qu’il flânait de ce côté-là, prenant des libertés avec le menton des autres. Toujours est-il que ce fut lui qui se chargea d’apprendre la nouvelle à ma sœur. Pour cela, il alla chercher miss Abbey, une de nos voisines. Personne ne sachant mon adresse, il fallut attendre que Lizzie eût repris connaissance ; et je n’arrivai que dans l’après-midi. Il rôdait alors autour de la maison, et, flânant toujours, il s’éloigna dès qu’il m’eut aperçu.

– Vous n’en savez pas davantage ? »

– Non, monsieur. »

Headstone lâcha lentement le bras de son élève, comme si les paroles qu’il venait d’entendre l’avaient rendu pensif ; et ils continuèrent à marcher côte à côte.

« J’imagine » reprit le maître après un long silence ; et il s’interrompit d’une façon curieuse, – « que votre sœur, » nouvelle pause, « a reçu quelque instruction ?

– Non, monsieur, aucune.

– Sans doute en raison des préjugés de votre père ? si j’ai bonne mémoire vous étiez dans le même cas. Cependant… votre sœur est loin d’avoir le langage et les manières d’une personne ignorante.

– Elle a beaucoup réfléchi, beaucoup songé, monsieur ; trop peut-être, n’ayant personne qui la dirigeât. Le foyer de la maison était son livre : j’avais coutume de le dire ; et quand elle était là, regardant brûler le charbon, il lui venait une foule d’idées, parfois très-surprenantes.

– Je n’aime pas cela, dit Bradley.

La vivacité avec laquelle cette observation était faite surprit un peu le frère ; mais il vit là une preuve de l’intérêt que lui portait son maître, et il aborda un sujet qui depuis longtemps lui tenait au cœur. « Je ne vous en ai jamais parlé, dit-il ; vous comprenez, monsieur, que jusqu’à présent cela m’était impossible. Toutefois il est cruel de songer que si je parvenais à me créer la position dont vous me donnez l’espoir, je serais… non pas déshonoré, le mot est trop fort, mais conduit à rougir d’une sœur qui a été excellente pour moi.

– Oui, répondit le maître en glissant rapidement de cette question à une autre. Il y a dans les choses possibles un point à considérer : un homme, qui aurait fait son chemin, pourrait admirer votre sœur, et avec le temps songer à l’épouser. Ce serait alors pour lui un obstacle réel, et un chagrin sérieux, si, passant par dessus l’inégalité de condition et de fortune, il se trouvait en face d’une pareille ignorance.

– C’est là ce que je voulais dire, monsieur.

– Oui, répliqua Bradley ; mais vous n’êtes que son frère, dans la supposition précédente le cas est bien plus grave. Ce serait un lien volontairement contracté ; de plus il faudrait le faire connaître ; tandis que rien ne vous y oblige. Ce n’est pas de votre faute ; vous ne vous pouvez pas empêcher qu’elle ne soit votre sœur ; au lieu que le mari n’était pas forcé de la prendre.

– Tout cela est vrai, monsieur. Depuis la mort de mon père, qui lui a rendu sa liberté, je me suis dit plusieurs fois qu’une femme comme elle acquerrait facilement les connaissances indispensables pour être au niveau des autres. Croyez-vous que miss Peecher…

– Non : ne vous adressez pas à miss Peecher, interrompit Bradley du ton décisif que nous lui avons déjà vu prendre à l’occasion de miss Hexam.

– Seriez-vous assez bon pour y songer, monsieur ?

– Oui, Charles ; j’y penserai sérieusement, soyez-en sûr. »

Le maître et l’élève gardèrent ensuite le silence jusqu’à la porte de l’institution. Il y avait de la lumière à l’une des petites fenêtres du pensionnat de jeunes filles. Dans le coin de cette fenêtre, Mary-Anne se tenait aux aguets, pendant que miss Peecher, assise auprès de la table, piquait le joli petit corsage qu’elle venait de se tailler sur un patron de papier brun.

(N. B. Miss Peecher et ses élèves étaient peu encouragées par le gouvernement dans l’art non-scolastique de la couture.)

Le visage tourné vers la fenêtre, l’élève favorite leva la main.

« Qu’est-ce que c’est, Mary-Anne ?

– C’est mister Headstone qui revient de la promenade. »

Nouveau signe une minute après.

« Qu’est-ce que c’est, Mary-Anne ?

– Il est rentré, madame, et a fermé la porte. »

Miss Peecher étouffa un soupir ; et pliant son corsage, afin d’aller se coucher, elle en transperça d’une aiguille acérée à l’endroit où aurait été son cœur si elle l’avait eu sur elle.

II. Toujours pédagogique §

La petite habilleuse de poupées, fabricante de pelotes et d’essuie-plumes, restée dans son vieux fauteuil, chanta dans l’ombre jusqu’au retour de Lizzie. Seule personne de la famille qui fût digne de confiance, elle avait été promue, dès le bas âge, à la dignité de maîtresse de maison.

« Eh ! bien, Lizzie-Mizzie-Wizzie, dit la petite créature en interrompant ses chants, quelles nouvelles au dehors ?

– Et au dedans, quelles nouvelles ? reprit la jeune fille en lissant les cheveux qui ruisselaient à profusion de la tête de son amie.

– Laissez-moi voir, comme dit l’aveugle, répondit la petite personne. La dernière nouvelle c’est que je n’épouserai pas votre frère.

– Vraiment ?

– N-non, dit-elle en secouant la tête et le menton ; ce garçon-la ne me plaît pas.

– Et son maître, qu’en dites-vous ?

– Je dis que je crois qu’il est bien ce qu’il paraît ? »

Lizzie arrangea les beaux cheveux sur les épaules contrefaites ; puis elle alluma la chandelle. On vit alors un petit parloir sombre, mais propre et rangé avec soin. La jeune fille posa la lumière sur la cheminée, loin des yeux de la petite personne. Elle ouvrit la porte de la chambre, celle de la maison, et mit le petit fauteuil en face de la rue. Toutes les fois qu’il faisait beau, cet arrangement avait lieu, après la journée faite. Pour le compléter Lizzie vint s’asseoir tout près du petit fauteuil, et s’empara affectueusement de la petite main décharnée qui se hissait pour lui atteindre le bras.

« Voilà le meilleur instant pour la Jenny qui vous aime, » dit la petite créature. Elle s’appelait Fanny Cleaver de son vrai nom ; mais elle l’avait remplacé par celui de Jenny Wren.

« Aujourd’hui, poursuivit-elle, je me disais, tout en travaillant, combien je serais heureuse de vous garder jusqu’à mon mariage, au moins jusqu’à ce que j’aie un prétendu. Il ne pourra pas me coiffer, ni me monter dans ma chambre, ni me soigner, ni rien faire aussi bien que ma Lizzie ; mais il reportera mon ouvrage et m’en ira chercher. Ah ! je le ferai trotter, je vous le promets. »

La petite personne avait bonne opinion d’elle-même, fort heureusement pour elle ; et rien, dans son esprit, n’était plus arrêté que les épreuves et les tourments qu’elle ferait subir à son mari.

« N’importe où il puisse être maintenant, et quoi qu’il fasse, je connais ses ruses et ses manières, continua Jenny Wren. Qu’il y prenne garde ! je l’avertis de bien se tenir.

– N’êtes-vous pas un peu dure pour lui ? demanda la jeune fille en souriant, et en lui lissant les cheveux.

– Non, répondit la petite miss d’un air expérimenté ; si vous n’êtes pas dure pour ces drôles-là, ils n’ont aucune attention. Je me disais donc que je serais bien heureuse, si je vous gardais près de moi ; mais il y a là un si ! Ah ! qu’il est gros, n’est-ce pas ?

– Je n’ai pas l’intention de vous quitter, chérie.

– Ne dites pas cela, vous partiriez tout de suite.

– Vous ne comptez donc pas sur moi ?

– Plus que sur l’or et sur l’argent ; mais… »

Elle s’interrompit, cligna les yeux et le menton, et prenant un air d’une finesse prodigieuse : « Ah ! Ah ! dit-elle.

Qui vient ici ?

Un ami.

Que veut-il ?

Un grain de mil. »

Une figure d’homme, en effet, s’arrêta devant la porte.

« Ne serait-ce pas mister Wrayburn ? demanda la petite ouvrière.

– On le dit, lui fut-il répondu.

– Êtes-vous assez aimable pour entrer ?

– Je ne suis pas aimable du tout ; néanmoins j’entrerai. »

Il tendit la main aux deux jeunes filles, et s’appuya contre la porte, du côté de miss Hexam. Il avait flâné, dit-il, en fumant son cigare ; et avait fait le tour pour revenir par là, et dire bonsoir en passant. « N’avez-vous pas vu votre frère ? ajouta-t-il.

– Oui, répliqua Lizzie un peu troublée.

– Aimable condescendance de sa part. Qui donc était avec lui ?

– Son maître de pension.

– Effectivement ; il en avait bien l’air. »

Personne n’aurait pu dire ce qui annonçait que Lizzie fût émue ; ses manières étaient parfaitement calmes, et cependant on ne pouvait pas douter de son trouble. Eugène conservait toute son aisance ; mais peut-être, quand elle avait les yeux baissés, concentrait-il sur elle plus d’attention qu’il n’en avait jamais accordé à un sujet quelconque.

« Je n’ai rien à vous apprendre, dit-il ; mais je tiens à vous rappeler de temps à autre qu’on a l’œil sur Riderhood ; je ne laisse pas mon ami perdre la chose de vue.

– Je n’en doutais pas, monsieur.

– En général on peut douter de moi ; je l’avoue, dit froidement Eugène.

– Pourquoi cela ? demanda la piquante Jenny.

– Parce que, dit-il, je suis paresseux comme un mauvais chien.

– Et pourquoi ne pas devenir un bon chien ?

– Parce que, ma chère, il n’y a personne qui me fasse m’en donner la peine. Avez-vous songé à ma proposition, Lizzie, ajouta-t-il en baissant la voix, non pour se cacher de la petite ouvrière, mais parce que la chose était sérieuse.

– Oui, monsieur ; mais c’est plus fort que moi ; je ne peux pas m’y décider.

– Faux orgueil, dit-il.

– J’espère que non, mister Wrayburn.

– Faux orgueil, répéta Eugène ; autrement, pourquoi refuseriez-vous ? Ce n’est rien pour moi ; vous savez ce que j’en fais. Moi qui n’ai jamais été, et ne serai jamais utile à personne, je vous propose de vous rendre service en payant quelques misérables schellings pour que vous receviez des leçons qui vous seraient inutiles, si vous n’aviez pas été la sœur la plus désintéressée. Vous avez reconnu que l’instruction était bonne, puisque vous avez fait tant de sacrifices pour en donner à votre frère ; pourquoi refuser d’en acquérir ? surtout quand miss Wren en profiterait. Si j’offrais de donner les leçons moi-même, ou si je voulais y assister, vous auriez raison, ce serait inconvenant ; mais je ne m’en mêlerai pas. Faux orgueil, Lizzie. Une juste fierté vous empêcherait de vous exposer à rougir devant votre frère, qui est un ingrat, et qui aura honte de vous. Un orgueil bien placé ne recevrait pas des maîtres de pension, amenés ici comme des médecins consultants dans un cas grave. Un noble orgueil voudrait s’instruire ; et vous en doutez si peu que vous commenceriez dès aujourd’hui, si vous aviez ce que votre faux orgueil m’interdit de vous procurer. Vous ne voulez pas ? Très-bien. Je n’ajouterai plus qu’un mot ; vous nuisez à vous-même, et à la mémoire de votre père.

– À sa mémoire ? dit-elle avec anxiété.

– N’est-ce pas lui faire injure, que de perpétuer le résultat de son aveugle entêtement ; de ne pas vouloir réparer ses torts, et de faire à jamais retomber sur lui l’ignorance à laquelle il vous a condamnée ? »

La corde qu’il touchait avait déjà vibré pendant la visite précédente ; mais sous l’influence de celui qu’elle écoutait maintenant, cette corde sensible rendait un son bien plus fort. Elle sentait que chez lui, ordinairement si froid et si léger, la conviction, le regret sérieux, le désintéressement, l’ardeur généreuse s’éveillaient au contact de ce qu’elle éprouvait elle-même et en était inséparable. Elle se demanda si ce n’était pas une méprise qui avait motivé son refus. D’une position tellement inférieure à la sienne, n’avait-elle pas calomnié les intentions du gentleman, et attribué son offre généreuse à un motif qui la faisait rougir ? La pauvre enfant ne supporta pas cette idée ; coupable à ses yeux de l’avoir méconnu, elle baissa la tête, comme si elle avait fait au gentleman une grave injure, et fondit en larmes.

– Oh ! ne pleurez pas, dit Eugène avec une douceur infinie. Je ne voulais que vous montrer la chose sous son véritable jour ; bien qu’au fond, je l’avoue, un peu d’égoïsme y fût mêlé ; car c’est pour moi une déception très-vive. » Une déception de ne pas lui rendre service ! « Je n’en mourrai pas, reprit-il en riant : dans deux jours, il n’y paraîtra plus ; toutefois la déception n’en est pas moins réelle. Je m’étais mis dans la tête de faire cela pour vous et pour miss Wren. Bien peu de chose ! mais être utile, si peu que ce fût, était si nouveau pour moi que le fait avait son charme. C’est ma faute, j’ai commis une maladresse ; j’aurais dû paraître ne m’occuper que de miss Wren, débiter de la morale, poser en Sir Bienfaisant. Mais je ne sais pas faire de phrases, et j’aime presque autant recevoir un refus que d’essayer. »

S’il avait eu le projet d’aller au devant de la pensée de Lizzie, il avait parfaitement rencontré ; s’il l’avait fait par hasard, l’inspiration avait été fâcheuse.

« Cela s’est offert à moi si naturellement, poursuivit-il, la balle me semblait adressée ; comment ne pas la saisir ? Vous vous rappelez les circonstances qui m’ont rapproché de vous. Le hasard a voulu qu’il me fût possible de surveiller ce Riderhood. Au moment le plus sombre de votre existence, j’ai pu vous offrir une légère consolation en vous affirmant que je ne croyais pas à ce faux témoignage. Je vous ai dit alors que j’étais le plus paresseux, le plus triste des hommes de loi, mais que dans cette affaire, où la déposition était écrite de ma main, je saurais vous être utile ; que vous pouviez être assurée du concours de Lightwood, et que nous vous aiderions à réhabiliter la mémoire de votre père. C’est ainsi que m’est venue la pensée bien naturelle de vous aider également à décharger votre père du blâme dont je vous parlais tout à l’heure, et que cette fois il a mérité. Je désire que vous m’ayez compris, car je regrette sincèrement de vous avoir fait de la peine. Je n’aime pas à protester de mes bonnes intentions ; j’ai cela en horreur, mais je vous assure que dans cette circonstance je ne pense à rien qui ne soit honnête et loyal ; j’ai besoin que vous le sachiez.

– Croyez bien que je n’en doute pas, mister Wrayburn. » Elle avait d’autant plus de remords qu’il montrait plus de délicatesse.

« Je suis heureux de l’entendre ; et cependant si vous n’aviez pas méconnu mes intentions, il est probable que vous auriez accepté.

– Je ne sais pas, mister Wrayburn.

– Pourquoi refuser, maintenant que vous les avez comprises ?

– Il m’est difficile de vous parler, reprit-elle avec embarras ; sitôt que j’ai dit une chose vous en voyez toutes les conséquences.

– Eh bien ! dit Eugène en riant, acceptez les conséquences, et ôtez-moi ma déception. Aussi vrai que je vous estime et vous respecte, aussi vrai que je suis votre ami sincère, et un pauvre diable de gentleman, j’affirme ne pas comprendre pourquoi vous hésitez. »

Il proféra ces mots avec une apparence de franchise, de loyauté, qui gagna la pauvre fille, et qui, non-seulement la persuada, mais lui fit penser qu’en le refusant elle avait subi l’influence des défauts contraires aux qualités dont il faisait preuve, à commencer par un fol et sot orgueil.

« J’accepte, dit-elle ; et j’espère, mister Wrayburn, que vous ne m’en voudrez pas d’avoir hésité si longtemps ; j’accepte pour Jenny et pour moi. Vous voulez bien que je réponde pour vous, chère amie ? »

La petite créature, les coudes appuyés sur les bras de son fauteuil, et le menton dans les mains, répondit affirmativement sans changer d’attitude, et le fit d’un ton si vif que le monosyllabe parut être lancé plutôt qu’articulé.

« Affaire conclue, dit Eugène en tendant la main à Lizzie ; qu’il n’en soit plus question. Je ne crois pas qu’on accorde souvent tant d’importance à une pareille bagatelle. »

Il se mit ensuite à babiller avec la petite couturière.

« J’ai envie, dit-il, d’acheter une poupée.

– Vous auriez tort, répliqua Jenny.

– Pourquoi cela ?

– Parce que vous la casseriez, comme font tous les enfants.

– Cela fait aller le commerce, ma chère. Plus il y a de ruptures d’engagements, de contrats et de marchés, mieux s’en trouvent les gens de loi.

– Je ne connais rien à ces affaires-là, répondit miss Wren ; mais vous feriez mieux d’acheter un essuie-plumes ; surtout de vous en servir.

– Si chacun était aussi laborieux que vous, ma petite fée travailleuse, on se mettrait à l’ouvrage dès qu’on pourrait marcher ; ce qui serait une mauvaise chose.

– Mauvaise pour le dos et pour les jambes, est-ce comme cela que vous l’entendez ? demanda miss Wren en rougissant.

– Non, non, non, dit Eugène, qui pour rien au monde n’aurait voulu blesser la pauvre infirme ; ce serait mauvais pour les affaires ; si chacun travaillait comme vous, il n’y aurait que des habilleuses de poupées.

– C’est un peu vrai, répondit la petite personne ; il y a quelquefois dans votre tête une espèce d’idée. À propos d’idées, ma Lizzie, je me demande comment il se fait, quand je suis là, dans cette chambre, travail-travail-travaillant toute seule, que je sente des fleurs.

– Je répondrai comme un être banal, dit languissamment Eugène, car la maîtresse de la maison commençait à l’ennuyer, que vous sentez des fleurs parce qu’il y a des fleurs que vous sentez.

– Je ne crois pas, dit la petite créature, qui, le menton appuyé sur une main, regardait vaguement devant elle. Il n’y a pas de fleurs dans le quartier : ce n’est pas cela ; et pourtant, quand je suis à l’ouvrage, je sens des milliers de roses, jusqu’à me figurer que j’en vois des tas sur le carreau. Je sens l’odeur des feuilles tombées, au point d’allonger la main et de croire que je vais en entendre le frou-frou. Je sens l’aubépine et toutes sortes de fleurs que je ne connais pas, car j’en ai vu bien peu dans ma vie.

– De jolis rêves, chère mignonne, dit miss Hexam en regardant Eugène, comme pour lui demander si cette illusion n’était pas donnée à la pauvre petite en dédommagement de ce qu’elle avait à souffrir.

– Vous avez raison, Lizzie, de bien jolis rêves ! et les oiseaux que j’entends, oh ! comme ils chantent ! » s’écria la petite ouvrière en étendant la main et en levant les yeux vers le ciel.

Il y avait dans son geste et sur ses traits quelque chose d’inspiré qui la rendait vraiment belle. Puis le menton s’abaissa lentement et se reposa sur la main.

« Je crois, poursuivit la pauvrette, que mes oiseaux chantent mieux et que mes fleurs sont plus parfumées que les autres, car lorsque j’étais petite (à l’entendre, on aurait dit qu’il y avait plus d’un siècle), les enfants que je voyais à mon réveil ne ressemblaient pas du tout à ceux que j’ai vus depuis lors. Ils n’étaient pas comme moi, ils n’avaient pas froid, n’étaient pas déguenillés, pas battus, jamais malades. Ils ne me faisaient pas trembler comme les autres, en poussant des cris aigus, et ne se moquaient pas du monde. Il y en avait beaucoup, beaucoup, tous en toilette blanche, avec quelque chose de brillant sur la tête et au bas de la robe ; je n’ai jamais pu l’imiter, bien que je l’aie encore devant les yeux. Ils descendaient en longues files étincelantes qui passaient devant moi comme une guirlande posée de biais, et ils demandaient tous ensemble : « Quelle est celle-là qui souffre ? » Alors je disais mon nom. « Viens jouer avec nous, » reprenaient-ils ; et quand j’avais répondu que je ne jouais jamais, ils se mettaient à pleurer puis ils venaient me prendre, et je m’envolais avec eux. Oh que j’étais bien ! et quel doux repos jusqu’au moment où ils me ramenaient ici, disant tous : « Prends patience, nous reviendrons. » Avant de les voir, je savais qu’ils étaient de retour, car je les entendais répéter : « Quelle est celle-là qui souffre ? » Et je criais : « Enfants bénis ! c’est moi ; venez vite me prendre, et que je m’envole avec vous. »

Peu à peu la main s’était levée, l’extase était revenue, la pauvre infirme était d’une beauté radieuse. Elle resta ainsi pendant un moment, l’air attentif, le sourire sur les lèvres ; puis elle jeta les yeux autour de la chambre, et se rappelant à elle-même :

« Quelle triste personne je fais ! dit-elle. N’est-ce pas, mister Wrayburn ? Je dois vous ennuyer ; mais je ne vous retiens pas.

– C’est-à-dire, miss Wren, que vous désirez que je m’en aille, répondit Eugène, qui était tout disposé à profiter de la permission.

– C’est aujourd’hui samedi, répliqua la petite créature ; mon enfant va rentrer ; un vilain enfant, qui m’oblige à des gronderies sans fin. J’aimerais autant que vous ne le vissiez pas.

– Une poupée ? » reprit Eugène, dont le regard demandait une explication.

Mais ayant vu Lizzie articuler seulement des lèvres ces deux mots : « Son père ! » il s’en alla immédiatement. Arrivé au coin de la rue, il s’arrêta pour allumer un cigare et peut-être pour s’interroger sur ce qu’il venait d’entreprendre. À ce sujet, la réponse fut nécessairement vague : sait-il bien ce qu’il fait, lui qui fait tout avec indifférence ?

Comme il tournait le coin, Eugène fut abordé par un individu qui grommela quelques mots inintelligibles, probablement d’excuse ; il suivit cet homme du regard, et le vit s’arrêter devant la porte de miss Wren. À peine l’arrivant fut-il entré, que Lizzie se leva pour quitter la chambre.

« Ne partez pas, miss Hexam, balbutia-t-il d’un air humble et d’une voix épaisse. Ne fuyez pas un malheureux qui a une santé bien misérable : faites au pauvre malade l’honneur de votre compagnie ; ça ne… se gagne pas. »

La jeune fille murmura qu’elle avait à faire chez elle, et monta dans sa chambre.

« Comment va ma Jenny ? demanda l’homme timidement ; comment va la meilleure des filles, l’objet de la plus tendre affection d’un pauvre cœur brisé ? »

La petite personne étendit le bras d’une façon impérative, et répondit avec une aigreur involontaire : « Allez vous asseoir, et tout de suite. Allons, dans votre coin ! »

Le misérable parut vouloir répondre ; mais il pensa qu’il valait mieux obéir, et alla s’asseoir dans le coin, sur une chaise particulière.

« O-o-oh ! s’écria la petite infirme en agitant l’index, vilain enfant ! méchant drôle ! dans quel état vous êtes ! Y pensez-vous, dites un peu ? »

Usé, flétri, tombant en ruines, ce corps tremblotant allongea les deux mains d’une manière suppliante. Des larmes abjectes coulèrent de ses yeux, et firent reparaître çà et là le rouge de son masque noirci. La lèvre inférieure, livide et tuméfiée, s’agita sous un vagissement ignoble. Cet amas de haillons indécents, depuis les souliers déchirés jusqu’aux cheveux rares et prématurément blanchis, prit une attitude rampante, non pas avec la conscience de cet affreux renversement des rôles entre le père et la fille, mais pour demander piteusement que les reproches lui fussent épargnés.

« Je connais vos tours et vos manières, cria miss Wren ; je sais d’où vous sortez, vilain enfant (ce n’était pas difficile). Oui, je le sais, vieux drôle ; n’est-ce pas honteux ? »

Même sa respiration oppressée et râlante, pareille au bruit d’une horloge détraquée, n’éveillait que le mépris.

« Se faire esclave, et du matin au soir, pour en arriver là ! poursuivit la pauvre fille. À quoi pensez-vous donc ? »

Il y avait dans ce mot quoi, prononcé avec énergie, quelque chose dont l’ivrogne s’effrayait stupidement. Chaque fois qu’il l’entendait ou qu’il en pressentait le retour, le misérable s’affaissait sur lui-même jusqu’aux dernières limites du possible.

« Je voudrais qu’on vous prît et qu’on vous enfermât, dit la petite ouvrière ; qu’on vous fourrât dans un trou noir où les rats, les araignées, toutes sortes de vilaines bêtes, vous mordraient partout, partout ! Je connais leurs manières : vous seriez joliment piqué, pincé, tourmenté. N’êtes-vous pas honteux ?

– Oh ! oui, balbutia-t-il.

– Alors, à quoi pensez-vous donc ?

– Les circonstances… qui sont plus fortes que moi, plaida le misérable, que cette phrase exténua.

– Je vous en donnerai, moi, des circonstances qui seront plus fortes que vous, répliqua Jenny avec colère. Je vous dénoncerai à la police ; elle vous mettra à l’amende de cinq schellings, que vous ne pourrez pas payer. Je ne payerai pas pour vous, et l’on vous déportera pour le reste de vos jours.

– Oh ! non, gémit l’ivrogne. Pauvre malade, je ne serai pas longtemps à charge aux autres !

– Allons, dit la petite personne en frappant sur la table, et en hochant la tête et le menton, vous savez ce qu’il faut faire : donnez votre argent ; allons, vite. »

La brute se mit à fouiller dans ses poches.

« Une somme énorme que vous avez dépensée, j’en suis sûre ; nous allons bien voir. Mettez là ce qui vous reste ; allons ! allons ! jusqu’au dernier farthing. »

Ce fut pour lui toute une affaire que de réunir la somme : cherchant dans cette poche où il ne se trouvait rien, ne cherchant pas dans celle-ci où il aurait dû fouiller ; cherchant une poche où il n’y en avait pas et n’en trouvant pas où il y en avait une.

« Est-ce tout ? demanda la maîtresse de la maison, lorsqu’il y eut sur la table un monceau de schellings et de pence.

– Tout ce que j’ai, répondit l’ivrogne.

– Je n’en suis pas sûre ; allons, retournez vos poches, à l’envers, et qu’elles y restent. »

Si quelque chose pouvait le rendre plus abject et plus tristement ridicule, ce fut la manière dont il obéit à cette injonction.

« Je n’ai là que sept schellings, huit pence et un demi-penny, s’écria miss Wren après avoir compté l’argent. Vous voulez donc mourir de faim, prodigue que vous êtes ?

– Oh ! non, je vous en prie, ne me laissez pas jeûner, balbutia-t-il en pleurnichant.

– Si on vous traitait comme vous le méritez, répondit miss Wren, on vous nourrirait des brochettes qui enfilent la viande qu’on vend pour les chats, seulement des brochettes. Maintenant allez vous coucher. »

Il se leva péniblement, trébucha plusieurs fois et joignit les mains : « Des circonstances, bégaya-t-il, plus fortes que…

– Allez vous coucher, répéta miss Wren ; allons, vite ! »

Pressentant l’arrivée d’un quoi plus terrible que jamais, il se hâta d’obéir. On l’entendit se traîner lourdement dans l’escalier, et se jeter sur son lit. Un instant après, Lizzie était redescendue.

« Soupons-nous, chère mignonne ? dit-elle en entrant.

– Miséricorde ! il le faut bien, répondit miss Wren en haussant les épaules ; on a grand besoin de prendre des forces. »

Lizzie étendit la nappe devant la pauvre créature, y plaça la maigre pitance qui composait leur ordinaire, prit une chaise et se mit à table. « À quoi pensons-nous, mignonnette ?

– Je pense, répondit la petite personne d’un air méditatif, à ce que je lui ferai s’il devient ivrogne.

– Vous saurez bien l’en empêcher, ma Jenny.

– Il est possible que je n’y réussisse pas. Ces garnements sont si trompeurs, avec leurs ruses et leurs manières ! Mais si jamais cela lui arrive (le petit poing s’agita vivement), je ferai rougir une cuiller pendant qu’il sera au lit ; j’aurai quelque chose sur le feu, dans une casserole ; je prendrai cela tout bouillant, avec ma cuiller ; de l’autre main je lui ouvrirai la bouche (peut-être même dormira-t-il la bouche ouverte), et je lui verserai ma graisse sifflante dans la gorge ; alors il étouffera.

– Vous ne ferez jamais une pareille atrocité, s’écria Lizzie.

– Vous croyez ? Il est possible que vous ayez raison ; mais c’est dommage, cela m’aurait fait plaisir.

– Je suis bien sûre du contraire.

– Vous ne croyez même pas que j’en aurais envie ? Enfin vous savez mieux que moi. Seulement, vous n’avez pas toujours vécu avec des ivrognes ; et puis vous n’avez pas le dos malade et les jambes faibles. »

Pendant le souper, Lizzie essaya de lui reparler de ses doux rêves ; mais le charme était rompu. C’était la maîtresse d’une maison pleine de soucis poignants et de honteuses misères, dont l’étage supérieur renfermait un être avili, qui, même en dormant, lui imprimait la souillure de sa dégradation. Elle était maintenant aigrie et positive ; revenue en ce monde, et toute à ses calculs ; retombée sur la terre, et ne songeant plus au ciel.

Pauvre habilleuse de poupées ! que de fois les mains qui auraient dû l’élever et la soutenir l’avaient traînée dans la boue ! Que de fois, quand elle demandait un guide, on l’avait égarée sur la route éternelle ! Pauvre, pauvre petite habilleuse de poupées !

III. Il faut agir ! §

Assise un beau jour dans une attitude méditative (peut-être dans la pose où nous la voyons sur les monnaies de cuivre), Britannia s’est aperçue que Vénéering lui est nécessaire au parlement. Elle a découvert que c’est un homme représentatif, ce qui, par le temps qui court, ne fait pas le moindre doute, et que la fidèle chambre de Sa Majesté n’est pas complète sans lui. Britannia fait donc savoir à un gentleman de sa connaissance, ayant qualité pour cela, que si Vénéering consent à débourser la somme de cinq mille livres15, il pourra joindre à son nom les deux initiales M. P., au modeste prix de deux mille cinq cents livres par lettre. Il est bien entendu que personne ne touchera aux cinq mille livres ; mais qu’une fois déposées, elles disparaîtront par l’effet d’une conjuration magique.

Le gentleman autorisé va droit à Vénéering et lui fait part de la commission. Vénéering est excessivement flatté ; mais il lui faut le temps d’aller chez certains individus et de s’assurer de leur concours. « C’est un devoir pour lui, dit-il, dans une occasion aussi grave, de demander à ses amis s’ils se rallieront à sa personne. »

Dans l’intérêt même de son client, le gentleman ne peut accorder qu’un très-faible délai, car Britannia connaît quelqu’un qui est tout prêt à déposer six mille livres. Il donne cependant quatre heures à Vénéering. Celui-ci va trouver Anastasia ; il lui dit qu’il faut agir, et se précipite dans un cab.

Anastasia, qui tient bébé, le remet à sa nourrice ; elle se presse le front de ses mains aquilines, afin de calmer ses pensées palpitantes, dit qu’on attelle, et répète d’un air égaré, composé d’Ophélia et de n’importe quelle femme antique, célèbre par son dévouement conjugal : « Il faut agir, il faut agir ! »

Vénéering, dont le cocher a reçu l’ordre de charger les passants avec l’impétuosité des gardes du corps à Waterloo, est conduit à fond de train à Duke-street, quartier Saint-James. Twemlow est chez lui, sortant des mains d’un artiste secret qui, dans un but quelconque, lui a travaillé les cheveux avec des jaunes d’œuf. L’opération exigeant que la chevelure reste dressée pendant deux heures pour sécher peu à peu, Twemlow est parfaitement approprié à la réception d’une nouvelle ébouriffante. Il ressemble à la fois au monument de Fish-street16 et au roi Priam, lors d’un certain incendie pas tout à fait inconnu, en sa qualité de sujet soigné par les classiques.

« Mon cher Twemlow, s’écrie Vénéering en lui prenant les deux mains, vous qui êtes le meilleur et le plus, ancien de mes amis (plus aucun doute, pense Twemlow, c’est bien moi), croyez-vous que votre noble cousin, lord Snigsworth, consente à se laisser inscrire parmi les membres de mon comité ? Je ne demande pas la présence de Sa Seigneurie, je ne parle que de son nom ; croyez-vous qu’il le donne ?

– Je ne le pense pas, répond Twemlow avec abattement.

– Mes opinions politiques, reprend Vénéering, qui jusqu’alors avait ignoré qu’il eût une opinion quelconque, sont absolument les mêmes que celles de lord Snigsworth ; et peut-être, non pour moi, mais par intérêt pour la chose publique, par attachement au principe, lord Snigsworth me donnerait-il son nom ?

– C’est possible, répond Twemlow ; néanmoins… » Dans sa perplexité, oubliant les jaunes d’œuf et se grattant la tête, il se déconcerte d’autant plus qu’il se rappelle la position où il se trouve.

« Entre amis aussi intimes que nous le sommes, poursuit Vénéering, il faut, en pareil cas, n’y mettre aucune réserve. Si je vous demande quelque chose qui vous déplaise ou qui présente la moindre difficulté, promettez-moi de me le dire avec une entière franchise ? » Twemlow est assez bon pour le promettre, avec la ferme intention de ne pas manquer à sa parole.

« Vous répugnerait-il d’écrire à lord Snigsworth pour lui demander cette faveur ? reprend donc Vénéering. Si la chose est accordée, je n’oublierai pas naturellement que je le devrai à votre influence. Vous présenteriez le fait à Sa Seigneurie au nom de l’intérêt public, et seulement à ce point de vue. Auriez-vous quelque motif qui vous empêcherait de le faire ?

– Vous m’avez arraché une promesse, dit Twemlow en portant la main à son front.

– Oui, mon ami.

– Vous tenez à ce que je lui sois fidèle ?

– Assurément.

– En ce cas-là, au total, notez-le bien, répond Twemlow avec une grande subtilité, voulant dire que s’il avait été en dehors du total il aurait fait la chose immédiatement, je vous demanderai la permission de n’avoir à ce sujet aucun rapport avec lord Snigsworth.

– Comment donc ! cher ami, » dit Vénéering, horriblement désappointé, mais en lui serrant les mains avec un redoublement de ferveur.

Il n’est pas étonnant que le pauvre Twemlow refuse d’infliger une lettre à son noble cousin. Celui-ci, qui est goutteux de caractère ainsi que de tempérament, et dont le vieux gentleman reçoit la petite rente qui le fait vivre, en exige les intérêts avec une extrême rigueur. Chaque fois que Twemlow visite Sa Seigneurie, elle le soumet à une espèce de loi martiale, lui ordonne d’accrocher son chapeau à certaine patère, de s’asseoir sur une certaine chaise, de parler de certains sujets, à certaines gens, et de se livrer à certains exercices, tels que de chanter les louanges du vernis de la famille (sans parler des tableaux), et de s’abstenir des vins précieux, à moins qu’on ne l’invite formellement à en boire.

« Toutefois je peux faire une chose, dit Twemlow, je peux agir. » Vénéering lui serre de nouveau les mains et lui rend grâces.

« Je vais aller au club, poursuit le gentleman, dont l’esprit s’échauffe. Voyons un peu, quelle heure est-il ?

– Onze heures moins vingt.

– Je serai là-bas à midi moins dix, et n’en sortirai pas de la journée.

– Merci mille fois, s’écrie Vénéering, qui sent ses amis se rallier autour de lui. Je savais que je pouvais compter sur vous. Je l’ai dit à Anastasia au moment de partir ; car, mon cher Twemlow, vous êtes le premier que j’aie voulu voir dans cette occasion. J’ai dit à missis Vénéering : Il faut agir.

– Vous avez eu raison, grandement raison, répond Twemlow. Dites-moi : agit-elle ?

– De toutes ses forces, réplique Vénéering.

– Parfait ! s’écrie Twemlow en petit gentleman galant ; le tact d’une femme est inappréciable. Avoir le beau sexe pour nous, c’est être sûr de la victoire.

– Mais vous ne m’avez pas dit, reprend Vénéering, ce que vous pensez de mon entrée au parlement ?

– Je pense, dit Twemlow d’une voix émue, que c’est le premier club de Londres. »

Vénéering lui rend grâces de nouveau, en lui pressant les mains. Il plonge au bas de l’escalier, s’élance dans son cab, et dit au cocher de fondre vers la Cité, au mépris de la sécurité publique.

Twemlow, pendant ce temps-là, rabat sa chevelure, et l’arrange de son mieux, ce qui n’est pas beaucoup dire : après l’application de ces matières glutineuses, elle devient rétive, et présente une croûte qui lui donne un faux air de pâtisserie. Twemlow arrive cependant au club à l’heure dite. Il s’assure d’une large fenêtre, prend tout ce qu’il faut pour écrire, saisit tous les journaux ; et s’établit à ce poste inamovible de façon à être pour Pall-Mall un sujet de contemplation respectueuse. Lorsqu’en entrant quelqu’un lui fait un signe de tête il prend la parole. « Connaissez-vous Vénéering ? demande-t-il.

– Non, dit l’autre ; membre du club ?

– Oui, répond Twemlow. Il est candidat pour Vide-Pocket.

– Ah ! je souhaite qu’il en ait pour son argent. »

L’individu bâille et s’éloigne.

Vers six heures, Twemlow se figure qu’il est exténué à force d’avoir agi, et regrette, dans l’intérêt public, de ne pas être agent parlementaire.

Quant à Vénéering il est tombé du petit salon de Twemlow dans le cabinet de Podsnap. Il a trouvé celui-ci lisant le journal, et tout disposé à se mettre en frais oratoires, car il venait de découvrir d’une façon miraculeuse que l’Italie n’était pas l’Angleterre. Vénéering a demandé pardon à Podsnap d’arrêter le flot de ses paroles de sagesse, et l’a informé de l’événement qui se prépare. Il a rappelé à Podsnap que leurs opinions sont les mêmes ; a fait entendre qu’il a formé ses opinions politiques en écoutant Podsnap, tandis qu’il était aux pieds de celui-ci. Enfin il a exprimé le vif désir de savoir si Podsnap lui prêterait son concours.

Paroles austères de Podsnap, qui a dit ensuite : « Me demandez-vous conseil ? » Le candidat a balbutié qu’un ami aussi précieux… « Oui, oui, tout cela est fort bien a répliqué Podsnap ; mais êtes-vous décidé à prendre ce bourg de Vide-Pocket aux conditions qu’il vous impose ; ou demandez-vous si, à mon sens, vous devez l’accepter ou le refuser ? »

Le candidat a répété que le désir de son cœur et la soif de son âme étaient de voir Podsnap se rallier à sa personne.

« En ce cas, Vénéering, a dit Podsnap en fronçant les sourcils, je vous répondrai avec franchise ; le parlement m’intéresse fort peu ; vous devez le comprendre, dès que vous ne m’y voyez pas. »

Vénéering n’en a jamais douté ; il sait très-bien que si Podsnap voulait être à la Chambre, il y serait dans cet espace de temps que les êtres légers appellent un clin d’œil.

« Pour moi, cela n’en vaut pas la peine, a continué Podsnap d’une voix radoucie ; loin d’ajouter à ma position cela ne pourrait que l’amoindrir. Mais je n’ai pas la pensée de me donner comme exemple à un homme dont la situation est toute différente. Vous trouvez que, pour vous, la chose en vaut la peine et qu’elle importe à vos intérêts ; n’est-ce pas là votre manière de voir ?

– Certainement, dit Vénéering ; pourvu que Podsnap consente à se rallier à sa personne.

– Ainsi donc ce n’est pas un conseil que vous demandez, c’est mon appui ; n’est-il pas vrai ? Fort bien ; j’agirai pour vous. »

Le candidat lui a rendu grâces, et lui a dit que Twemlow était à l’œuvre, qu’il agissait déjà. Podsnap a désapprouvé que quelqu’un eût agi avant lui ; c’était un manque de déférence ; mais il le passait à Twemlow, une vieille femme, bien apparentée, et complétement inoffensive.

« Je n’ai rien de particulier à faire aujourd’hui, a continué Podsnap, et vais aller voir quelques personnes influentes. J’étais invité à dîner ; mais j’enverrai mistress Podsnap, et j’irai dîner chez vous ; il est important que nous sachions ce qui a été fait, et que les notes soient comparées. Voyons un peu ; il nous faudrait une couple d’hommes énergiques, ayant l’usage du monde, et qu’on pût envoyer de côté et d’autre.

– Boots et Brewer ? a insinué Vénéering après un instant de réflexion.

– Que j’ai vus chez vous ? dit Podsnap ; très-bien. Qu’ils prennent chacun un cab et qu’ils se mettent en campagne. »

Vénéering n’a su comment exprimer la béatitude qu’il éprouvait d’avoir un ami doué d’une si haute capacité administrative. Cette mise en campagne de Boots et de Brewer l’enchante ; une idée vraiment électorale, et qui porte à s’y méprendre le cachet des affaires. Quittant Podsnap au galop, Vénéering s’est abattu chez les deux gentlemen, qui se sont ralliés avec enthousiasme, se sont élancés chacun dans un cab, et ont pris deux directions opposées.

Vénéering se rend maintenant auprès du confident de Britannia ; il opère avec lui certaines transactions délicates et adresse une profession de foi aux électeurs indépendants du bourg de Vide-Pocket. Il leur annonce qu’il revient parmi eux, pour briguer leurs suffrages, comme le marin, longtemps absent, retourne au séjour de sa première enfance. Jamais il n’a mis les pieds dans ce village, et ne sait même pas au juste où il est situé ; mais la phrase n’en est pas moins excellente.

De son côté missis Vénéering ne reste pas oisive. À peine les chevaux sont-ils attelés qu’elle est dans la voiture, et se fait conduire chez lady Tippins.

Cette charmeresse demeure dans les parages aristocratiques, au-dessus d’une corsetière, dont la montre possède une figure à mi-corps, de grandeur naturelle, et d’une beauté distinguée, en jupon bleu, ayant un lacet dans la main, et regardant les passants par-dessus l’épaule avec un air de surprise et d’innocence. Il y a de quoi être surprise, en effet, de se trouver s’habillant dans un pareil endroit.

Lady Tippins est chez elle, dans un demi-jour voisin de l’obscurité, et le dos tourné vers la fenêtre comme la figure au corset, mais par un motif bien différent. L’aimable femme est très-surprise de voir sa chère missis Vénéering à pareille heure, « en pleine nuit ! » dit la charmante créature, tellement surprise que l’émotion qu’elle en éprouve lui a presque relevé les paupières. La visiteuse, non moins émue, lui apprend d’une manière incohérente que Vide-Pocket est offert à son mari. C’est le moment de se rallier. Il faut agir, a dit Vénéering. Voilà pourquoi elle est ici, femme dévouée, suppliant, comme épouse et comme mère, sa chère lady Tippins d’agir. Sa voiture est à la disposition de cette chère lady. Quant à elle, propriétaire de cet équipage tout neuf, elle rentrera chez elle à pied ; elle marchera, s’il le faut, avec des pieds sanglants. Elle agira (sans dire de quelle manière) jusqu’au moment où, n’ayant plus de force, elle tombera de lassitude auprès du berceau de bébé.

« Mon amour, dit lady Tippins, calmez-vous ; nous l’y ferons entrer ; nous allons agir. »

Et non-seulement Lady Tippins agit ; mais elle fait agir ici deux chevaux de Vénéering. Elle brûle le pavé jusqu’au soir, frappe chez toutes ses connaissances, déploie tout le charme de son esprit, et joue de son éventail vert avec un immense succès.

« Très-cher, qu’allez-vous dire ? Que supposez-vous que je sois maintenant ? Jamais vous ne le devinerez. Je m’occupe d’élections ; oui, cher ami, agent électoral. Pour quel endroit me direz-vous ? pour Vide-Pocket. Et d’où vient que je m’en mêle ? Parce que celui qui a acheté ce bourg des bourgs est le plus cher ami que j’aie au monde. Et quel est cet ami si cher ? Un appelé Vénéering. Sans compter que sa femme est une de mes chères amies. Ah ! positivement : j’oubliais leur bébé, un autre ami des plus chers ! Et nous sommes en train d’agir : une petite farce que nous jouons pour sauver les apparences. N’est-ce pas très-amusant ? Le piquant de l’affaire c’est que personne ne connaît ces Vénéering, et qu’ils ne connaissent personne. Ils ont une maison comme dans les contes de fée, et ils donnent des repas des Mille et une Nuits. Très-curieux à voir, mon cher. Voulez-vous les connaître ? Venez dîner chez eux ; ils ne vous gêneront pas. Qui voulez-vous trouver-là ? Organisons un petit cercle, nous ferons bande à part ; et je m’engage à ce qu’ils nous laissent tranquilles. Il faut absolument que vous voyiez leur argenterie : des chameaux de vermeil ; une véritable caravane. Allons ! venez chez mes Vénéering ; ils sont à moi ; c’est ma propriété. Et vous votez pour nous ; c’est entendu : mieux que cela, vous me promettez d’agir ; toute votre influence, toutes sortes de pouffs, une masse de phrases. Car vous savez, nous ne donnerions pas six pence ; fi donc ! nous ne voulons entrer là que par les vœux spontanés de ces incorruptibles et indépendants tels et tels. »

Il est certain que la séduisante Tippins n’a pas complétement tort de penser que tout ce ralliement des amis a pour but de sauver les apparences ; mais elle se trompe quand elle croit que cela n’a pas d’autre utilité. Prendre des cabs, et aller et venir, est beaucoup plus important que ne le suppose la chère créature ; du moins le fait est considéré comme tel, ce qui revient absolument au même. Une foule de réputations vagues et colossales n’ont pas eu d’autre base ; et c’est surtout à l’égard du Parlement que le procédé est efficace. Soit qu’il s’agisse d’y faire entrer ou d’en faire sortir quelqu’un ; d’y pousser un homme, ou d’y maquignonner un chemin de fer ; qu’il s’agisse du cabinet ou de l’opposition, d’une loi ou de toute autre chose, rien n’est plus avantageux que de courir n’importe où, à fond de train ; bref, de monter en cab et d’agir.

La chose est tellement dans l’air que loin d’être seul à croire qu’il agit de façon à tout enlever, Twemlow est distancé par Podsnap, qui l’est à son tour par Boots et par Brewer.

Le soir, à l’heure du dîner, quand tous ces rudes travailleurs se réunissent chez Vénéering, il est bien entendu que les cabs de Boots et de Brewer ne s’éloigneront pas. Des seaux d’eau seront apportés de la place voisine, et lancés aux jambes des chevaux devant la porte même du candidat, afin que, l’occasion étant donnée, les deux gentlemen puissent immédiatement sauter en cab et disparaître. Ces messagers volants recommandent au domestique de veiller à ce que leurs chapeaux soient mis dans un endroit où il soit facile de les retrouver ; et tout en dînant ils ont l’air de pompiers qui attendent des nouvelles d’un horrible incendie.

Pendant le potage missis Vénéering fait observer d’une voix éteinte qu’il ne faudrait pas beaucoup de journées pareilles pour excéder ses forces. « Cela excéderait également les nôtres, dit Podsnap ; mais nous l’y ferons entrer.

– Certes, nous l’y ferons entrer : vive Vénéering ! s’écrie lady Tippins, en jouant avec grâce de son éventail.

– Nous l’y ferons entrer, dit Twemlow.

– Nous l’y ferons entrer, disent à la fois Boots et Brewer. »

À parler franchement il serait difficile de dire pourquoi il n’y entrerait pas, puisque le marché est conclu, et que personne n’y met obstacle. Néanmoins ils sont tous d’avis qu’il faut continuer d’agir ; car si l’on n’agissait pas il pourrait arriver quelque chose.

Leur fatigue n’est pas moins unanime. Ils sont tellement épuisés par l’action précédente, ils ont tous tellement besoin de reprendre des forces pour l’action future, que cela exige une action particulière de la cave de Vénéering. Il est donc ordonné au chimiste d’aller chercher la fleur de la fleur du caveau ; et il en résulte que le ralliement devient d’une expression de plus en plus difficile.

Lady Tippins établit d’un air badin qu’il faut s’allier à ce très-cher Vénéering.

Podsnap demande à se ralli-égosiller autour de cet honorable ami. Boots et Brewer sont tout prêts à se rallirallirouler ; et Vénéering, profondément ému, les remercie tous d’avoir bien voulu ralliraripailler autour de sa personne.

Dans ce moment d’exaltation Brewer est frappé d’une idée qui éclipse tout ce qui a été fait jusqu’ici. Il regarde à sa montre, et de même que Guy Fawkes, il va se rendre à la Chambre afin de voir ce qui s’y passe.

« Je resterai dans les couloirs, auprès de la salle des conférences, dit-il d’une voix mystérieuse. Si les choses ont l’air de bien aller, je ne reviendrai pas, et demanderai mon cab pour neuf heures du matin.

– C’est ce qu’il y a de mieux à faire, » dit Podsnap.

Vénéering ne pourra jamais reconnaître ce dernier service. Des larmes affectueuses viennent aux yeux de missis Vénéering. Boots éprouve un sentiment d’envie ; il sent qu’il perd du terrain, et n’est plus qu’un esprit de second ordre. Tout le monde se presse à la porte pour voir partir Brewer.

« Votre cheval est-il frais ? demande celui-ci à l’homme du cab, en examinant la bête.

– Frais comme du beurre, répond le cocher.

– En ce cas, filons bon train ; Chambre des communes, » dit Brewer. Le cocher saute sur son siége ; le gentleman saute dans le cab ; il est acclamé par les autres.

« Et remarquez bien ce que je vous dis, ajoute mister Podsnap, Brewer est un homme de ressources ; il fera son chemin, soyez-en sûrs. »

Enfin le moment est venu d’adresser quelques mots de circonstance aux électeurs de Vide-Pocket, et Vénéering, accompagné seulement de Podsnap et de Twemlow, prend le chemin de fer pour se rendre à cet endroit retiré. Le confident de Britannia est à la station avec une voiture découverte, sur laquelle sont placardés ces mots comme sur un mur : Vénéering for ever ! (vive Vénéering.) Il emmène les gentlemen ; et tous les quatre se dirigent au milieu des rires de la populace, vers une faible mairie, juchée sur des béquilles, au-dessus de quelques oignons, et quelques lacets de bottines, qui, d’après le confident de Britannia, constituent un marché.

C’est de la fenêtre de cet édifice que Vénéering s’adresse à la terre attentive. Au moment où il se découvre, Podsnap, qui probablement en est convenu avec Anastasia, expédie ces trois mots par le télégraphe à cette épouse et mère : « Il va parler. »

Vénéering se perd immédiatement dans ses détours oratoires.

« Écoutez, écoutez ! » crient Podsnap et Twemlow, chaque fois qu’il lui est impossible de sortir de quelque fâcheuse impasse.

« Écoutez ! é-é-coutez ! ! ! » s’écrient ces gentlemen, avec un air plaisamment convaincu ; comme si l’ingéniosité de cette recommandation leur causait un plaisir infini.

Mais il y a dans le discours de Vénéering deux points d’une telle force, que l’on suppose que c’est le confident de Britannia qui les lui a soufflés pendant la brève conférence qu’ils ont eue en arrivant.

Premier point : L’orateur établit une comparaison neuve entre le pays et un navire, qu’il appelle le vaisseau de l’État, et dont la barre du gouvernail est tenue par le ministère. En employant cette métaphore, Vénéering a pour but d’apprendre à Vide-Pocket que l’ami qui est à sa droite, le respectable Podsnap, a une fortune considérable. « Et quand le vaisseau de l’État, s’écrie-t-il, est attaqué dans ses œuvres vives ; quand l’homme qui est au gouvernail est incapable de le conduire, ces grands assureurs maritimes, qui vont de pair avec nos princes-marchands, célèbres dans le monde entier, répondent-ils du navire ? Consentent-ils à signer la moindre police d’assurance, à courir le moindre risque à son égard ? Ont-ils la moindre confiance en lui ? Si j’en appelais, gentlemen, à l’honorable ami qui est à ma droite, à lui qui est un des membres les plus respectés, et les plus grands, de cette classe si grande et si respectée, il me répondrait : non ! »

Second point : Il est nécessaire d’annoncer que Twemlow appartient à la famille de lord Snigsworth, dont il est proche parent. Vénéering suppose donc les affaires publiques dans une situation tellement anormale que la société s’en écroulerait, bien qu’il ne soit pas sûr que cela n’existe pas, tant les paroles de l’orateur sont peu intelligibles pour les autres, et probablement pour lui-même.

« Oui, gentlemen, ajoute-il, si je recommandais un pareil programme à une classe quelconque de la société, j’affirme qu’il serait reçu avec dérision. Oui, je serais désigné à tous par le doigt du mépris, si je recommandais ce programme à n’importe lequel des estimables commerçants de votre ville… Je m’arrête, car ici je dois être personnel, et dire : notre ville. Que répondrait ce digne commerçant ? Il répondrait : « Arrière, qui me présente un pareil programme ? » Oui, gentlemen, dans sa juste indignation, il répondrait : « Arrière, qui me présente un pareil programme ! » Supposez maintenant que je monte plus haut dans l’échelle sociale ; que, prenant le bras du respectable ami qui est à ma gauche, et que, me promenant avec lui dans les bois héréditaires de sa famille, sous les vieux hêtres de Snigsworthy-Park, je me sois approché du noble manoir ; qu’ayant traversé la cour, franchi le seuil de la porte et monté l’escalier ; que, passant de chambre en chambre, je me sois enfin trouvé en l’auguste présence de lord Snigsworth, proche parent de mon ami ; supposez, gentlemen, que j’aie dit à ce vénérable comte : Mylord, je suis ici, devant Votre Seigneurie, présenté par le proche parent de Votre Seigneurie (l’ami qui est à ma gauche), pour soumettre ce programme à Votre Seigneurie. Quelle réponse Sa Seigneurie m’aurait-elle faite ? Elle m’aurait dit : « Arrière, qui me présente un pareil programme ? » Oui, employant dans sa sphère supérieure, sans en avoir conscience, les mêmes expressions que le digne et honnête commerçant de notre ville, le noble et proche parent de l’ami qui est à ma gauche répondrait dans son courroux : « Arrière, qui me présente un pareil programme ! »

L’orateur finit son discours sur ce dernier succès, et Podsnap envoie ces trois mots à missis Vénéering : « Il s’assied. »

On dîne à l’hôtel avec le confident de Britannia ; puis arrivent le scrutin, le dépouillement, la déclaration ; et finalement Podsnap télégraphie à missis Vénéering : « Nous l’avons fait entrer ! »

Un second dîner magnifique est préparé à leur intention chez Vénéering, où les attend lady Tippins, en compagnie de Boots et de Brewer. Il est modestement reconnu par tous les convives que chacun d’eux, pris individuellement, a fait nommer le candidat ; mais il est concédé par tout le monde que l’idée de Brewer de se rendre à la Chambre, et de voir ce qui s’y passait, a été le coup de maître.

La fin du repas est signalée par un épisode touchant qui sera raconté à plusieurs reprises dans le courant de la soirée. Naturellement disposée aux larmes, missis Vénéering, après tant de jours de surexcitation, est plus larmoyante que jamais. Au moment où elle va quitter la table avec lady Tippins, elle articule ces mots d’une voix faible et pathétique :

« Vous allez dire que c’est une folie, je le sais d’avance ; il faut cependant que je vous le raconte. J’étais assise à côté du berceau de bébé (c’était la veille de l’élection), et bébé s’agitait beaucoup en dormant. »

Le valet chimiste, qui regarde les convives d’un air sombre, a une envie diabolique de répondre que c’est le vent qui en était cause et de résigner son emploi ; mais il étouffe ce désir et continue ses analyses.

« Après un instant d’agitation pour ainsi dire convulsive, bébé a frotté ses petites mains l’une contre l’autre et s’est mis à sourire. » Anastasia faisant ici une longue pause, mister Podsnap se figure qu’il est obligé de demander pourquoi ?

« Ne seraient-ce pas, me suis-je dit alors, répond Anastasia en cherchant son mouchoir, ne seraient-ce pas les fées qui lui apprennent que bientôt son papa sera Membre du Parlement ? »

Anastasia est tellement subjuguée par l’émotion que tous les convives sont obligés de se lever pour faire place à Vénéering, qui se précipite vers elle, et emporte ce corps insensible, dont les pieds traînent sur le tapis d’une façon émouvante.

Les fées ont-elles parlé des cinq mille livres, et bébé en a-t-il été satisfait ? Personne ne se le demande.

Le pauvre Twemlow, qui n’en peut plus, est profondément touché. Il continue de l’être après son retour au-dessus des écuries de Duke-street ; mais étendu sur son canapé, ce doux et timide gentleman est frappé d’une idée terrible qui chasse toute émotion. « Miséricorde ! maintenant que j’y pense, ce Vénéering n’avait jamais vu un seul de ses commettants avant la visite qu’il leur a faite aujourd’hui. »

Après avoir parcouru sa chambre, l’esprit dans une affreuse angoisse, la main portée à son front, l’innocent Twemlow revient à son canapé et murmure d’une voix gémissante : « Cet homme me tuera ou me rendra fou. Il est venu trop tard dans ma vie ; je n’ai plus la force de le supporter ! »

IV. Où Cupidon est soufflé §

Pour nous servir du froid langage du monde, missis Lammle et miss Podsnap ont fait promptement connaissance. Pour employer l’ardent langage de missis Lammle, elle et sa chère Georgiana se sont rapidement unies d’esprit et de cœur.

Toutes les fois que Georgiana peut échapper à l’esclavage de la Podsnaperie, rejeter les couvertures du phaéton soupe-au-lait, sortir du cercle où parade sa mère, et préserver ses pauvres petits orteils gelés des atteintes de la caracolade, elle se rend chez missis Lammle. À cela nul empêchement. Missis Podsnap, accoutumée à s’entendre appeler magnifique par de vieux ostéologues qui poursuivent leurs études dans les dîners de cérémonie, peut fort bien se passer de sa fille. De son côté, mister Podsnap, en apprenant où va Georgiana, se gonfle du patronage qu’il accorde aux Lammle. Que ces jeunes gens, incapables de s’élever jusqu’à lui, aient avec empressement saisi le bas de son manteau ; que, dans leur impuissance à jouir de son soleil, ils se soient épris du pâle reflet de sa lumière, que leur distribue sa jeune lune, c’est à la fois naturel et bienséant. Cela lui donne de ces Lammle une meilleure idée qu’il n’en avait eue jusqu’alors : ils savent au moins apprécier la valeur d’une excellente relation.

Et pendant que Georgiana se rend chez son amie, mister Podsnap, bras dessus bras dessous avec mistress Podsnap, va de dîner en dîner, installant sa tête opiniâtre dans sa cravate, en ayant l’air d’exécuter sur la flûte de Pan une marche triomphale en son honneur : « Voici Podsnap ! le conquérant Podsnap ! trompettes et tambours sonnez et battez aux champs ! »

L’un des traits caractéristiques de mister Podsnap, et qui, sous une forme ou sous une autre, se rencontre généralement dans toute la Podsnaperie, c’est qu’il ne permet pas à qui que ce soit la moindre observation sur ses amis et connaissances. « Vous êtes bien osé ! une personne que j’approuve, qui a un certificat de moi ! C’est moi que vous frappez à travers cette personne, moi, Podsnap le Grand. Je me soucie fort peu de la dignité de cette personne, mais j’ai un soin particulier de celle de Podsnap. » Il en résulte que, si devant lui, quelqu’un mettait en doute la solvabilité des Lammle, cet audacieux se ferait vertement rabrouer. Mais cette irrévérence ne vient à l’idée de personne, car Vénéering, un membre du Parlement, assure qu’ils sont fort riches. Il peut du reste le croire, pour peu qu’il en ait le désir, n’ayant aucun renseignement qui puisse l’en empêcher.

La maison qu’habite le jeune ménage dans Sackville street, Piccadilly, n’est qu’une résidence provisoire. Elle suffisait parfaitement à mister Lammle avant qu’il fût marié ; mais aujourd’hui cela ne convient plus. Les jeunes époux sont donc sans cesse à visiter de somptueux hôtels dans les quartiers les plus riches, et toujours sur le point d’acheter un de ces palais ; mais sans jamais rien conclure. Ils se font ainsi une réputation brillante. « L’affaire des Lammle ! » s’écrie-t-on dès qu’un hôtel princier est libre ; et l’on écrit aux Lammle pour leur apprendre cette découverte. Enchantés, ils vont voir cette demeure splendide ; mais malheureusement ce n’est pas encore là ce qu’ils rêvent. Bref, ils ont éprouvé tant de déceptions de ce genre qu’ils commencent à croire qu’il leur faudra construire la résidence princière dont ils ont besoin ; ce qui double leur réputation brillante. Beaucoup de personnes de leur connaissance en prennent en dégoût leurs propres hôtels, et sont envieuses du palais imaginaire des Lammle.

En attendant, les élégantes draperies, les meubles rares placés au premier étage de la petite maison de Sackeville, sont empilés sur le squelette17, et si jamais celui-ci a murmuré tout bas : « Je suis là, dans ce cabinet, » c’est à l’oreille de bien peu de gens ; dans tous les cas, ce n’est pas à celle de miss Podsnap. Ce qui surtout ravit Georgiana, c’est le bonheur conjugal de missis Lammle, et ce bonheur est fréquemment le sujet de la conversation.

« Je suis sûre, dit miss Podsnap, que mister Lammle est pour vous comme un amant ; c’est à dire je suppose que…

– Georgiana ! chère âme, interrompt missis Lammle en agitant l’index, prenez garde.

– Bonté divine ! s’écrie miss Podsnap, qu’est-ce que j’ai dit ?

– Mister Lammle ! répond Sophronia, en hochant la tête d’un air badin, il ne faut pas dire cela, vous savez.

– Non, c’est Alfred ; je suis bien contente ; j’avais peur d’avoir dit une inconvenance ; je dis toujours à Ma quelque chose de shocking.

– Avec moi, chère belle…

– Oh ! vous n’êtes pas maman ; et c’est dommage, je voudrais bien que vous la fussiez. » Missis Lammle adresse le plus doux sourire à son amie, qui le lui rend de son mieux ; puis elles se mettent à goûter dans le boudoir.

« Ainsi, ma Georgiana, Alfred répond à l’idée que vous vous faites d’un amant ?

– Je ne dis pas cela, s’écrie la petite miss en commençant à cacher ses coudes. Je ne me figure pas ce que peut être un amant ; les horreurs qui viennent chez Ma pour me tourmenter n’en sont pas. Tout ce que je voulais dire, c’est que mister…

– Encore ! Georgiana.

– C’est qu’Alfred vous aime tant ! Il a pour vous des attentions si délicates ! n’est-il pas vrai ?

– Très-vrai, dit Sophronia avec une singulière expression. Je pense qu’il a pour moi autant d’amour que j’en ai pour lui.

– Quel bonheur ! dit miss Podsnap.

– Savez-vous, ma Georgiana, reprend missis Lammle, qu’il y a dans votre enthousiasme pour Alfred quelque chose d’inquiétant pour moi.

– Oh ! ciel ! j’espère que non.

– Cela ne ferait-il pas supposer, dit missis Lammle avec malice, que le petit cœur de ma Georgiana est…

– Oh ! je vous en supplie ! n’allez pas croire…, répond miss Podsnap en rougissant. Je vous assure que je ne faisais son éloge que parce qu’il est votre mari et qu’il vous aime. »

Sophronia paraît être éclairée d’une lumière subite ; mais le regard qui l’exprime s’éteint sous un froid sourire ; et, attachant les yeux sur son assiette, tandis qu’elle relève les sourcils : « Vous vous méprenez sur le sens de mes paroles, dit-elle. Je pense tout simplement que le petit cœur de ma Georgiana commence à éprouver un vide.

– Non, non, non, s’écrie la pauvre miss ; je ne voudrais pas, pour des milliers de livres, entendre parler de cela.

– De quoi ne veut-on pas entendre parler ? demande Sophronia, qui a toujours son froid sourire, les sourcils relevés, et les yeux sur son assiette.

– Vous savez bien, dit miss Podsnap. Si quelqu’un s’en avisait, le dépit, la timidité, la haine, me rendraient folle. Je suis heureuse de voir combien vous vous aimez, votre mari et vous ; mais c’est tout différent. Je ne voudrais pour rien au monde être l’objet de pareille chose. Que cela m’arrive, je demande qu’on l’éloigne, qu’on l’écrase. »

Alfred, qui s’est glissé dans le boudoir sans qu’on s’en aperçût, est appuyé sur la chaise de Sophronia. Au moment où miss Podsnap le découvre, il porte à ses lèvres l’une des papillotes flottantes de mistress Lammle et envoie le baiser à Georgiana.

« Qu’est-ce que j’entends, dit-il, on parle de haine et de mari ?

– Voilà ce que c’est que d’écouter aux portes, répond Sophronia, on entend dire du mal de soi. Mais depuis quand êtes-vous là ?

– J’arrive à l’instant, chère âme.

– Alors je peux continuer ; deux minutes plus tôt, et vous entendiez ma Georgiana chanter vos louanges.

– Si on peut nommer cela des louanges, dit la jeune personne tout émue ; seulement, parce que vous êtes si dévoué à mon amie.

– Sophronia, cher trésor ! dit Alfred en lui baisant la main, ce qu’elle reconnaît en lui baisant sa chaîne de montre. Mais ce n’est pas moi, qu’on veut faire écraser, j’espère ? continue Alfred en prenant une chaise et en s’asseyant entre les deux amies.

– Demandez à Georgiana, chère âme, lui dit sa femme.

– Oh ! ce n’était personne, répond miss Podsnap.

– S’il faut tout vous dire, car vous voulez tout savoir, curieux adoré que vous êtes, reprend l’heureuse épouse, il s’agissait de l’inconnu qui osera prétendre au cœur de Georgiana.

– Vous ne parlez pas sérieusement ? dit Alfred d’un air grave.

– En disant cela, cher amour, je ne suppose pas que Georgiana fût sérieuse ; mais je vous rapporte ses paroles.

– Singulière chose que ce jeu du hasard ! Vous ne le croirez jamais : je venais ici pour parler d’un aspirant à la main de Georgiana.

– Je suis toujours prête à vous croire, mon Alfred.

– Moi, également, chère âme. »

(Que ces échanges sont délicieux ! et quels regards les accompagnent !)

« Je vous en donne ma parole, Sophronia.

– Nous savons ce qu’elle vaut, dit-elle.

– Mieux que personne. Eh ! bien, chère âme, je ne suis entré dans ce boudoir que pour y prononcer le nom du jeune Fledgeby. Parlez de ce jeune homme à Georgiana, très-chère.

– Je ne veux pas, » s’écrie miss Podsnap, en se bouchant les oreilles.

Sophronia éclate de rire ; elle prend les mains de sa jeune amie qui les lui abandonné ; et, tantôt déployant les bras, tantôt les rapprochant, elle prend la parole en ces termes : « Sachez donc, petite oisonne adorée, qu’il y avait une fois un personnage qui s’appelait Fledgeby. Il était jeune et riche, d’une excellente famille. Il connaissait deux autres personnages, unis d’un amour tendre, et qu’on appelait Alfred et Sophronia. Or, ce jeune Fledgeby, se trouvant un soir au théâtre, aperçut avec mister et mistress Lammle une certaine héroïne du nom de…

– Pas miss Podsnap ; je vous en prie, s’écrie l’héroïne presque en larmes.

– Et cependant, continue Sophronia avec un rire folâtre et d’une voix caressante, ouvrant les bras de la jeune miss et les fermant tour à tour comme un compas, c’était bien ma petite Georgiana Podsnap. Alors ce jeune Fledgeby vint trouver Alfred Lammle…

– Oh ! je vous en pri-ie-ie-ie ! s’écrie Georgiana, comme si une violente compression eût fait sortir cette prière de ses lèvres. Je le déteste pour avoir dit cela.

– Que pensez-vous qu’il ait dit, ma chère ? demande en riant mistress Lammle.

– Je ne sais pas, répond la jeune personne d’un air égaré ; mais c’est égal, je le hais tout de même.

– Chère belle, reprend missis Lammle, en riant toujours de son rire séduisant, le pauvre garçon n’a dit qu’une chose, c’est qu’il était ahuri.

– Bonté divine ! qu’il doit être sot.

– Le malheureux a supplié Alfred de l’inviter à dîner, et de le prendre en quatrième pour aller au théâtre. Ainsi donc, il dînera demain ici et viendra avec nous à l’Opéra. Oui, chère ; et voilà toute l’histoire. Mais ce qui va bien vous surprendre, c’est qu’il est plus timide que vous, et qu’il a infiniment plus peur de ma petite Georgiana qu’elle n’a peur elle-même de qui que ce soit au monde. »

Georgiana, qui, dans son trouble, s’étire les doigts d’un air courroucé, ne peut s’empêcher de rire en pensant qu’elle fait peur à quelqu’un. Profitant de cette heureuse disposition, missis Lammle parvient à la calmer, et finit, à force de caresses, par la rallier à ses projets. L’insinuant Alfred lui prodigue à son tour ses flatteries délicates et lui promet d’être à sa disposition pour écraser Fledgeby dès qu’elle en éprouvera le besoin.

Il est donc entendu que ce jeune homme viendra pour admirer, et Georgiana pour qu’on l’admire. C’est avec la sensation toute nouvelle que cette perspective fait naître dans son cœur, que la jeune personne, munie des baisers nombreux de sa chère Sophronia, se dirige vers la maison paternelle, suivie de six pieds de valet mécontent. Jamais elle ne rentre au logis sans qu’une pareille mesure dudit article ne soit venue la chercher.

Quand ils furent seuls, mistress Lammle dit à son mari :

« Si je ne me trompe, monsieur, vos manières irrésistibles ont produit de l’effet sur cette petite. Je vous parle de cette conquête, parce que je lui crois plus d’importance pour vos affaires que pour votre amour propre. »

Sophronia rencontra dans la glace le sourire satisfait de son mari, et jeta sur ce dernier un coup d’œil dédaigneux, qui fut recueilli par Alfred. Puis ils se regardèrent tranquillement, comme si leur image seule eût pris part à ce jeu de physionomie.

Il pouvait se faire qu’en dépréciant la pauvre victime dont elle parlait avec aigreur, mistress Lammle essayât de se justifier vis-à-vis d’elle-même. Il se pouvait également qu’elle n’y réussît pas, car il est difficile de résister à la confiance, et elle était sûre d’avoir celle de Georgiana. Pas un mot de plus ne fut échangé entre les deux époux. Une fois que les termes du complot sont arrêtés, les conspirateurs n’aiment peut-être pas à y revenir.

Le lendemain arriva ; il ramena miss Podsnap, et amena Fledgeby. À cette époque, la jeune personne connaissait presque toute la maison, et avait vu la plupart de ceux qui la fréquentaient. Il y avait toutefois au rez-de-chaussée, donnant sur une cour de derrière, qu’elle mangeait en partie, une pièce élégante, qu’on appelait la chambre de mister Lammle. Cette pièce aurait pu tout aussi bien porter le nom de cabinet, ou celui de bibliothèque ; mais il s’y trouvait un billard ; et de plus fortes têtes que celle de Georgiana auraient eu de la peine à déterminer si les individus qui s’y réunissaient étaient des gens de plaisir ou bien des gens d’affaires.

Entre cette pièce et les hommes qu’on y voyait entrer, il existait plus d’un point de ressemblance : trop de clinquant, trop d’argot, trop d’odeur de cigare, trop de souvenirs d’écurie. Le cheval apparaissait, d’un côté, dans la décoration, de l’autre, dans la conversation, et semblait aussi indispensable aux amis d’Alfred Lammle, que les affaires qu’ils traitaient soir ou matin, à des heures indues, en vrais bohèmes et par surprise, comme on fond sur une proie.

Il y avait là des amis qui venaient toujours de France, et y allaient toujours pour des messages de bourse : emprunt grec, espagnol, indien, italien, mexicain ; et pair, et prime, escompte, trois quarts et sept huitièmes. D’autres amis, qui rôdaient et flânaient toujours dans la Cité ou dans les environs : et grec, italien, espagnol, indien, mexicain, escompte, et pair, et prime, trois quarts et sept huitièmes.

Ils étaient tous fiévreux, pleins de jactance, d’un laisser-aller indéfinissable. Tous buvaient et mangeaient d’une façon prodigieuse, et faisaient des gageures de boisson et de mangeaille. Tous parlaient d’argent, nommaient le chiffre, et passaient l’argent sous silence : « Tom, quarante-cinq mille. Joé, deux cent vingt-deux, part individuelle. »

Ils semblaient diviser le monde en deux classes : les enrichis, et les ruinés. Ils étaient toujours pressés, et paraissaient n’avoir rien à faire, excepté quelques-uns, pour la plupart asthmatiques et lippus ; ceux-ci étaient armés de porte-crayons en or, que les énormes bagues de leurs index rendaient difficiles à tenir, et sans cesse démontraient aux autres comment on fait fortune. Enfin ils juraient tous comme des palefreniers ; et leurs gens d’écurie, moins habiles et moins respectueux que les autres, semblaient aussi loin du type de leur état, que leurs maîtres de celui de gentleman.

Fledgeby n’était pas de cette espèce ; il avait la joue comme une pêche, ou plutôt composée de la pêche et du mur de brique trois fois rouge sur lequel elle mûrit. C’était un jeune homme très-gauche, très-mince (ses ennemis disaient très-maigre), avec de petits yeux, des cheveux jaunes, et qui se cherchait sans cesse des favoris et des moustaches attendus avec impatience. Cette recherche soumettait son esprit à des fluctuations continuelles, et le faisait passer de la confiance au désespoir. Il y avait des moments où il s’écriait : « Par Jupiter ! les voilà donc ! » Il y en avait d’autres où, complétement découragé, il secouait la tête, et n’y comptait plus. Le voir dans ces moments de déception, la main, qui lui en avait donné la certitude, soutenant cette joue qui refusait de produire, et le coude appuyé sur le coin de sa cheminée, comme sur une urne funéraire contenant les cendres de son ambition, était quelque chose de navrant.

Ce n’est pas de la sorte que nous le voyons aujourd’hui. Magnifiquement vêtu, le claque sous le bras, ayant tiré de l’examen de son visage des conclusions consolantes, il se livre à de menus propos avec mistress Lammle. Pour rendre hommage à l’exiguïté de ses discours et à ses manières saccadées, les familiers de Fledgeby l’ont surnommé Fascination, et ne l’appellent jamais autrement ; toutefois, quand il n’est pas là.

« Fait chaud, missis Lammle, dit-il.

– Moins chaud qu’hier, répond Sophronia.

– Possible, reprend Fascination, qui a la répartie prompte. Mais je crois que demain il fera diablement chaud. » Après une pause, il jette un nouvel éclair. « Sortie aujourd’hui, missis Lammle ? »

Elle a fait une petite course en voiture.

« Certaines gens ont l’habitude des longues promenades, poursuit-il ; mais, s’ils les font trop longues, ils dépassent le but. »

Ainsi en haleine, il pourrait lui-même se surpasser dans sa prochaine saillie, si miss Podsnap n’était pas annoncée. Sophronia vole au-devant de sa chère petite, elle lui prodigue ses caresses, et, les premiers transports calmés, lui présente Fledgeby.

Arrive enfin mister Lammle, qui est toujours en retard. Il en est de même des habitués de sa chambre : toujours retenus plus ou moins par de secrètes missions ou des renseignements à recueillir ; et grec, italien, espagnol, indien, mexicain, pair, prime, escompte, trois quarts et sept huitièmes.

Un petit dîner fin est immédiatement servi. Mister Lammle, dans tout son éclat, s’assied à sa place, son domestique derrière sa chaise, et derrière le domestique les doutes qui suivent partout ce dernier au sujet de ses gages.

Mister Lammle fait appel à ses qualités les plus brillantes, car Fledgeby et miss Podsnap se sont enlevé la parole, et se jettent mutuellement dans les plus singulières attitudes. Georgiana essaye de cacher ses coudes, et se consume en efforts incompatibles avec le maniement de la fourchette. Fascination, qui est en face d’elle, fait tout ce qu’il peut pour ne pas la voir, et trahit sa perplexité en cherchant ses favoris avec son verre, son couteau et son pain. Il faut donc que mister et missis Lammle se mettent à leur souffler leurs rôles, et ils s’en acquittent de la manière suivante :

« Georgiana, » dit en souriant mister Lammle, qui lui parle à voix basse, et dont le brillant costume rappelle celui d’Arlequin, « vous n’êtes pas comme à l’ordinaire. »

La jeune personne balbutie qu’elle est toujours comme cela.

« Oh ! Georgiana, vous qui êtes si naturelle, qui avez tant d’abandon ! vous qui nous reposez de ce monde factice par votre simplicité, votre grâce naïve et franche ! »

Miss Podsnap regarde la porte comme si elle nourrissait vaguement la pensée de prendre la fuite.

« J’en appelle à Fledgeby, dit Alfred en élevant la voix.

– Oh ! non, s’écrie timidement Georgiana, pendant que missis Lammle reçoit la parole qui lui est passée.

– Mille pardons, cher Alfred ; je ne vous cède pas encore mister Fledgeby, nous avons ensemble une discussion personnelle. »

Il fallait, pour discuter ainsi, que Fascination fût un mime de premier ordre, car il n’avait pas encore remué les lèvres.

« Une discussion personnelle ! s’écrie mister Lammle ; je suis jaloux ; de quoi s’agit-il, mon amour ?

– Faut-il le dire, mister Fledgeby ?

– Oui, dites-le, répond Fascination, qui s’efforce d’avoir l’air de comprendre.

– Il s’agit de savoir, dit missis Lammle, si mister Fledgeby est dans son assiette ordinaire ; je prétends que non, et je soutiens que vous vous en êtes aperçu.

– Précisément, ce que je disais à Georgiana. Et que répond Fledgeby ?

– Croyez-vous, Alfred, que je vous ferai nos confidences sans que vous nous fassiez les vôtres ? dites-nous d’abord ce qu’a répondu Georgiana.

– Elle prétend qu’elle est toujours comme cela, et j’affirme le contraire.

– Comme mister Fledgeby ; les mêmes paroles ! » s’écrie missis Lammle.

Tout cela est en pure perte ; ils continuent à ne pas vouloir se regarder, pas même quand le brillant Alfred propose de boire un vin étincelant en l’honneur de la circonstance. Le regard de Georgiana va de son verre à mister et à missis Lammle ; mais il ne veut pas s’adresser à mister Fledgeby. Celui de Fascination exécute le même manége, et ne peut pas se tourner vers miss Podsnap. Il faut cependant mettre Cupidon en scène ; l’imprésario l’a décidé ; son nom est sur l’affiche, il doit paraître.

« Chère Sophronia, dit mister Lammle, je n’aime pas la couleur de votre robe.

– Oh ! Alfred, une si jolie nuance ! je m’en rapporte à mister Fledgeby.

– Et moi, à Georgiana.

– Georgine, mon amour, n’allez pas vous mettre contre moi. Eh bien, mister Fledgeby ?

– N’est-ce pas du rose ? » demande Fascination. Mais il le voit maintenant ; c’est bien le nom de cette couleur, ce qui signifie, sans doute, que c’est la couleur des roses. Le fait est chaudement confirmé par mister et missis Lammle.

Fascination croit avoir entendu dire que la rose était la reine des fleurs, et l’on peut de même appeler cette robe charmante, la reine des robes.

« Ah ! très-bien : un mot heureux, Fledgeby, » s’écrie mister Lammle.

Cependant, l’avis de Fascination est que chacun a son goût, du moins la plupart des gens ; et, et, et, et…, une foule d’et, sans rien qui leur succède.

« Oh ! mister Fledgeby, dit missis Lammle ; me trahir de la sorte ! abandonner mon pauvre rose, et vous déclarer pour le bleu !

– Victoire ! s’écrie mister Lammle ; votre robe est condamnée, cher trésor.

– Mais qu’a dit ma Georgine, reprend Sophronia en allongeant la main vers celle de la chère petite.

– Elle dit, répond Alfred, qu’à ses yeux vous êtes toujours charmante, quelle que soit la toilette que vous portiez, et que si elle avait su qu’elle s’exposait à recevoir un aussi joli compliment, elle n’aurait pas mis une robe bleue. À quoi je lui réponds que sa modestie n’y aurait pas gagné, attendu que la nuance de sa robe aurait toujours été la couleur de Fledgeby. Mais, à son tour, que dit ce galant chevalier ?

– Une chose bien naturelle, dit Sophronia en flattant la main de la chère petite, comme si c’était Fledgeby qui l’eût caressée ; il répond que ce n’est pas du tout un compliment ; c’est l’expression d’un hommage qu’il n’a pas su retenir. Et il a raison, mille fois raison, » ajoute missis Lammle en redoublant ses caresses.

Mais ils ne se regardent pas ! Mister Lammle, dont les dents, les yeux, les boutons, les pierreries étincellent, et paraissent grincer, fronce les sourcils en leur jetant un coup d’œil furtif, et semble éprouver le désir de les prendre tous les deux par la tête et de les frapper l’un contre l’autre.

« Connaissez-vous l’opéra qu’on joue ce soir, Fledgeby ? dit-il tout à coup, afin de ne pas crier que le diable vous emporte !

– Très-peu, murmure Fascination ; je n’en connais pas une note.

– Et vous, ma Georgine ? demande missis Lammle.

– N-n-non, bégaie Georgiana, troublée par cette coïncidence.

– Mais alors, s’écrie missis Lammle, ravie de la conclusion que ces prémisses font entrevoir, vous ne le connaissez ni l’un ni l’autre ; c’est charmant ! »

Le paralysé Fledgeby sent lui-même que c’est le moment de frapper un grand coup, et s’y décide en jetant ces paroles moitié à mistress Lammle, moitié dans l’air : « Je m’estime fort heureux d’avoir été réservé par… » Il s’arrête court ; et mister Lammle, qui l’examine derrière le buisson qu’il forme en rapprochant ses favoris, lui offre le mot : destinée.

« Ce n’est pas cela, répond Fledgeby ; c’est le destin que je voulais dire. Je considère comme très-heureux que le destin ait écrit sur le livre… le livre qui lui est propre, que je doive entendre cet opéra pour la première fois, dans la circonstance mémorable qui me fait y aller avec miss Podsnap. »

À quoi Georgiana répond, en accrochant ses deux petits doigts l’un avec l’autre, et en regardant la nappe : « Je vous remercie ; mais, d’habitude, quand nous allons au théâtre, nous sommes toutes seules, et j’aime beaucoup cela. »

Obligé, pour cette fois, de se contenter de ces paroles, Alfred laisse aller Georgiana, comme s’il ouvrait la porte d’une cage, et miss Podsnap sort de la salle accompagnée de Sophronia.

Le café est servi au salon. Alfred, qui a l’œil sur Fledgeby, lui montre que miss Podsnap a vidé sa tasse, et qu’il faut aller l’en débarrasser. Cet exploit est non-seulement accompli avec succès, mais enjolivé d’une remarque originale, à savoir : que le thé vert est considéré comme excitant. Ce qui fait émettre à Georgiana ce balbutiement irréfléchi : « En vérité ! comment cela se fait-il ? » Problème que Fascination n’est pas disposé à résoudre.

On annonce que la voiture est prête.

« Ne faites pas attention à moi, miss Fledgeby, s’écrie Sophronia ; j’ai les mains occupées par ma robe et mon manteau ; prenez ma chère fille. »

Et Fledgeby donne le bras à miss Podsnap. Missis Lammle vient après ; mister Lammle ferme la marche, et les suit de l’air farouche d’un conducteur de troupeau. Mais, une fois dans la loge, il est d’une verve étincelante, et engage avec sa femme, au nom de Georgiana et de Fledgeby, une conversation ingénieuse. Ils sont ainsi placés : missis Lammle, Fascination, miss Podsnap, mister Lammle. Sophronia fait à son voisin différentes questions qui n’exigent pour réponse que des monosyllabes. Alfred agit de même à l’égard de la jeune miss. Parfois Sophronia se penche au bord de la loge, et s’adresse à mister Lammle :

« Cher Alfred, mister Fledgeby me fait remarquer très-justement, à propos de la dernière scène, que la véritable constance n’a pas besoin des stimulants qu’on lui donne au théâtre.

– Mais, cher trésor, répond Alfred, cette jeune fille, ainsi que Georgiana me le faisait observer, n’a pas de motif suffisant pour croire à l’amour du gentleman.

– Elle a raison, cher Alfred ; mais mister Fledgeby lui répond telle chose.

– Fort bien, reprend mister Lammle ; mais Georgiana lui dit avec finesse… etc. »

Moyennant ce procédé, les deux jeunes gens ont ensemble une longue conversation, et peuvent exprimer une foule de sentiments délicats sans desserrer les lèvres, si ce n’est pour répondre de temps à autre oui et non à leurs interprètes.

Fledgeby prend congé de miss Podsnap à la portière de la voiture, et les Lammle déposent Georgiana chez elle. Pendant la route, missis Lammle a dit à plusieurs reprises, avec une malice pleine de tendresse : « Oh ! petite Georgiana ! petite Georgiana ! » C’est peu de chose, mais le ton dont ces paroles ont été prononcées ajoutait évidemment : « Vous avez fait la conquête de cet heureux Fledgeby. »

Les Lammle sont enfin chez eux. Sophronia est assise d’un air maussade et fatigué. Elle regarde son seigneur et maître, qui débouche violemment une bouteille d’eau de Seltz pour se faire un soda. Alfred est tellement sombre qu’il a l’air de tordre le cou à une malheureuse créature, et d’en avaler le sang. Tout en essuyant ses favoris, où perlent des gouttes empourprées, il rencontre les yeux de sa femme, et s’arrête.

« Eh bien ! dit-il d’une voix qui est loin d’être agréable.

– Est-ce qu’il vous fallait absolument un pareil nigaud ? demande Sophronia.

– Je sais ce que je fais ; d’ailleurs, il est moins sot que vous ne le pensez.

– C’est peut-être un génie ?

– Moquez-vous, et prenez vos grands airs ; mais sachez-le bien : toutes les fois qu’il s’agit de ses intérêts, ce nigaud-là s’attache, et prend comme une sangsue. Dès qu’il est question d’argent, c’est un compère qui tiendrait tête au diable.

– Même à vous ?

– Oui ; aussi digne de moi que je le suis de vous-même. Il n’a aucune des qualités de la jeunesse, pas d’autres charmes que ceux qu’il a déployés ce soir. Mais parlez-lui d’affaires, et le nigaud s’évanouit. S’il est imbécile en fait de toute autre chose, sa sottise elle-même le sert dans ses projets.

– Dans tous les cas, a-t-elle une fortune qui lui soit propre ?

– Oui ; une fortune à elle. Vous avez si bien travaillé aujourd’hui, Sophronia, que je consens à vous répondre ; mais vous savez que j’interdis les questions. Après avoir tant travaillé, vous devez être lasse ; allez vous coucher. »

V. Où Mercure est souffleur §

Mister Lammle était dans le vrai ; Fledgeby méritait les éloges qu’il lui avait donnés ; c’était bien le plus vil de tous les chiens à deux pattes qui eussent jamais vécu. Et l’instinct, un mot que vous comprenez tous, allant carrément sur quatre pattes, et la raison, sur deux pattes, la vilenie quadrupède n’est jamais aussi complète que la vilenie bipède.

Le père de Fledgeby était usurier ; il avait prêté de l’argent à la mère de ce gentleman, à une époque où celui-ci attendait, dans la sombre et vaste antichambre de ce monde, qu’il lui fût possible de naître. Incapable d’acquitter sa créance, la dame, qui était veuve, épousa le créancier ; et dans le délai voulu, Fledgeby fut sommé de comparaître devant le greffier qui enregistre les naissances. Il serait curieux de rechercher comment, sans cette opération usuraire, Fledgeby aurait employé ses loisirs jusqu’au jugement dernier.

Sa mère, en se mariant, avait offensé sa famille. Ici-bas, rien de plus facile que de blesser votre famille, quand votre famille a besoin de se débarrasser de vous. Celle de la mère de Fledgeby s’indignait de ce que la dame était pauvre, et rompit avec elle parce que la pauvre femme devint à peu près riche. Mistress Fledgeby tenait à une grande famille ; elle avait l’insigne honneur d’être cousine de lord Snigsworth ; cousine tellement éloignée, il est vrai, que le noble lord ne s’était pas fait scrupule de l’éloigner un peu plus, et de la chasser du cousinage. Mais elle n’en était pas moins cousine.

Parmi les affaires prématrimoniales que la dame avait faites avec le père de Fledgeby, était un emprunt désastreux, hypothéqué sur une somme réversible. La réversion s’étant produite aussitôt leur mariage, mister Fledgeby avait empoché la somme, et l’avait consacrée à ses bénéfices personnels. Il en était résulté subjectivement de graves divergences d’opinion ; et objectivement des échanges de tire-bottes, de tric-trac, et autres projectiles domestiques. En outre cette conduite avait poussé la femme à faire tout ce qu’elle pouvait pour dépenser de l’argent ; et le mari tout ce qu’il ne pouvait pas pour le lui interdire.

L’enfance de Fledgeby avait donc été fort orageuse ; mais les vents et les flots étaient descendus dans la tombe ; et resté seul Fledgeby avait prospéré. Il avait un appartement dans l’Albany18, et affichait une certaine élégance. Mais le feu de sa jeunesse était composé d’étincelles arrachées par la meule ; et quand ces étincelles, dépourvues de chaleur, jaillissaient de toute part, on pouvait être sûr qu’il aiguisait ses outils, et qu’il surveillait cette opération d’un œil aussi économe qu’attentif.

Le lendemain de la soirée où les deux jeunes gens avaient été mis en présence, mister Lammle alla déjeuner avec Fledgeby. Il y avait sur la table un très-petit pain, deux très-petites plaques de beurre, deux toutes petites tranches de jambon, très-peu de thé, deux œufs détestables, et une masse de porcelaine de luxe, achetée de hasard.

– Que pensez-vous de Georgiana ? demanda mister Lammle.

– Je vais vous le dire, répliqua Fledgeby.

– Dites, mon bon.

– Vous vous trompez, si vous croyez que je vais vous répondre.

– Dites-moi ce qui vous plaira, mon cher.

– Vous vous trompez encore ; je ne veux rien dire du tout. »

Alfred lui jeta un regard étincelant et fronça les sourcils.

– Écoutez, dit l’autre, vous êtes profond ; mais vous êtes vif. Moi pas ; ai-je de la profondeur ? peu importe ; mais je suis calme ; et je sais me taire.

– Vous avez la tête carrée, Fledgeby.

– C’est possible ; dans tous les cas j’ai la langue courte, ce qui revient au même ; et je vous dirai, mister Lammle, que je ne réponds jamais aux questions qu’on m’adresse.

– La mienne était si simple !

– Elle en avait l’air ; mais les choses ne sont pas toujours ce qu’elles paraissent. J’ai vu un homme déposer comme témoin dans une affaire criminelle ; les questions qu’on lui faisait paraissaient très-simples, et se trouvaient fort graves quand il y avait répondu. En retenant sa langue il aurait évité une foule de piéges où elle l’a fait tomber.

– Si j’avais retenu la mienne, dit Alfred d’un air sombre, vous n’auriez pas connu l’objet de ma question.

– Paroles inutiles, répondit Fledgeby en se tâtant la joue avec calme. Vous ne me ferez pas discuter ; j’y suis mal habile ; mais je sais gouverner ma langue.

– Vous le savez et vous le pouvez, dit Alfred, qui cherchait à le radoucir. Quand vous buvez avec les gens de notre connaissance, plus ils deviennent bavards, plus vous êtes silencieux ; plus ils s’épanchent, plus vous rentrez en vous-même.

– Je ne trouve pas mauvais que l’on me devine, répliqua Fledgeby avec un rire intérieur ; mais je ne veux pas qu’on m’interroge.

– Enfin quand chacun de nous raconte ses aventures, personne encore ne sait un mot des vôtres.

– Et n’en saura jamais rien, dit Fledgeby, qui de nouveau se mit à rire en lui-même.

– Assurément ! s’écria mister Lammle, avec un élan de franchise ; et il étendit les mains, comme pour montrer à l’univers cet homme supérieur qu’il était heureux de connaître. Si je n’avais pas su, poursuivit-il, ce dont mon Fledgeby était capable, je ne lui aurais pas proposé notre petit arrangement.

– Mister Lammle, dit Fascination en hochant lentement la tête, je ne m’y laisse pas prendre. Je n’ai pas de vanité, cela ne rapporte rien ; non, non, non ; les compliments ne font qu’augmenter ma réserve. »

Alfred repoussa son assiette ; (le peu qui s’y trouvait rendait le sacrifice léger). Il enfonça ses deux mains dans ses poches, s’étendit sur sa chaise, et contempla son vis-à-vis. Un instant après il retira sa main gauche, en rapprocha ses favoris cannelle, et du fond de cette broussaille, continua à regarder Fascination. Enfin rompant le silence, il dit avec lenteur :

« Que diable ce garçon-là a-t-il ce matin ?

– Voyez-vous, répondit Fledgeby en clignant d’une façon ignoble, ses ignobles yeux, qui, par parenthèse étaient trop près l’un de l’autre, voyez-vous, Lammle, je sais fort bien qu’hier au soir je ne me suis pas montré sous un heureux jour. Vous et votre femme, au contraire – une femme habile, extrêmement agréable – vous avez paru avec avantage. Je ne suis pas fait pour briller en pareille circonstance, et tous deux vous étiez sur votre terrain. Vous en avez profité, c’est à merveille ; mais il ne faut pas en conclure que vous pouvez me parler comme si j’étais votre pantin ; car je ne le suis nullement.

– Et tout cela, s’écria Alfred après avoir regardé cette bassesse, qui avait accepté le plus vil des concours, et poussait l’indignité jusqu’à se retourner contre ses aides, « tout cela au sujet de la question la plus simple !

– Vous deviez attendre le moment où je vous en aurais parlé, reprit Fledgeby. Je n’aime pas que vous m’attaquiez avec votre Georgiana, comme si elle et moi nous vous appartenions.

– Fort bien, répondit Alfred ; lorsque vous serez d’humeur assez gracieuse pour me dire quelque chose, veuillez n’y pas manquer.

– C’est ce que j’ai fait ; ne vous ai-je pas dit qu’hier, vous et votre femme, vous aviez conduit tout cela d’une manière remarquable. Continuez d’agir ainsi, et je remplirai mon rôle ; mais ne vous glorifiez pas. » – Mister Lammle haussa les épaules. – « Assez là-dessus, poursuivit Fascination ; rappelez-vous seulement que je sais me taire, quand je le trouve bon, et parler quand cela me convient. Voulez-vous un second œuf ? ajouta-t-il avec répugnance.

– Merci, répondit Alfred d’un ton bref.

– Peut-être avez-vous raison ; vous vous en porterez mieux, reprit Fledgeby, dont l’humeur en devint beaucoup plus douce. Vous offrir une seconde tranche de jambon serait encore moins raisonnable ; vous seriez altéré, jusqu’à ce soir ; mais voulez-vous un peu de pain et de beurre ?

– Merci, répéta Lammle.

– Moi je vais en prendre, » dit Fledgeby ; ce qui était la conséquence du refus précédent. Si Alfred avait accepté, le pain aurait subi aux yeux de Fascination un tel assaut qu’il aurait fallu ne plus y toucher, et peut-être s’abstenir de dîner.

Ce jeune homme, car il n’avait pas plus de vingt-trois ans, joignait-il à l’avarice d’un vieillard l’une ou l’autre des passions de la jeunesse ? Personne ne pouvait le dire, tant le secret qu’il s’était promis à lui-même était fidèlement gardé. Il savait ce que valent les apparences ; c’est un placement avantageux ; et il était mis et logé d’une façon élégante. Mais tout ce qu’il possédait, depuis l’habit qu’il avait sur le dos, jusqu’à la porcelaine qu’on voyait sur sa table, provenait d’une extorsion ; et chacun de ces objets lui rappelant la ruine de quelqu’un, tout au moins une perte pour celui qui l’avait cédé, acquérait à ses yeux un charme tout spécial. Il entrait dans ses calculs de prendre part, d’une façon restreinte, aux gageures des courses. S’il gagnait, il faisait de nouvelles affaires, et se montrait plus dur que jamais. S’il perdait, il se mettait à la portion congrue, et mourait à peu près de faim jusqu’à ce qu’il fût rentré dans ses fonds.

Que l’argent ait tant de prix aux yeux d’un âne assez vil et assez inepte pour ne pas savoir l’échanger contre une satisfaction quelconque, c’est assurément bizarre ; mais il n’est pas d’animal qui soit aussi sûr d’en avoir sa charge, que l’être stupide qui ne voit écrit sur la face de la terre et du ciel que les trois lettres L. S. D. Non pas les initiales de Luxure, Sensualité, et Débauche, qu’elles représentent souvent. Mais celles de Livres, Schellings et Deniers. Pas de renard que l’on puisse comparer à cet âne qui concentre sur l’argent tout ce qu’il a de force et de chaleur, afin d’en obtenir la multiplication.

Fledgeby se donnait pour un gentleman vivant de ses rentes ; mais il plaçait des fonds à gros intérêts dans diverses entreprises, et faisait une espèce de courtage interlope. Tous ses intimes, d’ailleurs, à commencer par mister Lammle, avaient quelque chose d’interlope dans leur parcours sous bois de la forêt de l’Agiot, situé sur les confins de la Bourse et de Dividende-Market.

« Je suppose, dit Fledgeby, tout en mangeant son pain et son beurre, que vous avez toujours fréquenté les femmes.

– Toujours, répondit mister Lammle, très-assombri par sa dernière rebuffade.

– Par goût ? demanda Fledgeby.

– Il a toujours plu au sexe de me rechercher, dit Alfred avec humeur, mais de l’air d’un homme qui n’a pu s’en défendre.

– Une jolie chose que le mariage, du moins pour vous, mister Lammle. »

Alfred sourit méchamment, et se donna une tape sur le nez.

« Pour feu mon père, continua Fledgeby, ce fut une chose assez triste ; mais Geor…, comment s’appelle-t-elle ?

– Georgiana, répondit Alfred.

– Ce nom-là m’est inconnu ; j’y pensais hier ; on devrait dire Georgine.

– Pourquoi ? demanda mister Lammle.

– Parce que, répondit Fascination d’un air méditatif, vous avez la scarlatine, quand vous la gagnez. Vous descendez de ballon en parach… Non ; cela ne va pas. Disons donc Georgette ; c’est-à-dire Georgiana.

– Vous faisiez une remarque à son sujet, insinua l’autre après un instant de silence.

– Je disais que Georgiana, répondit Fledgeby très-mécontent d’être remis sur la voie, ne me paraissait pas d’humeur violente.

– La douceur d’une colombe, mon cher.

– C’est tout simple, vous ne direz pas autrement, répliqua Fascination, qui retrouvait sa finesse dès qu’on touchait à ses intérêts ; mais c’est ce que je pense et non ce que vous dites qui importe. Je disais donc, en songeant au ménage de mon père, que Georgiana ne me semblait pas du genre querelleur. »

Mister Lammle était bravache par nature, non moins que par habitude. Voyant que les affronts se multipliaient, et que tous les moyens de conciliation avaient échoué, il lança un regard menaçant dans les petits yeux de Fledgeby. Ce qu’il aperçut dans les prunelles du jeune homme l’ayant satisfait, il se leva, et frappant sur la table de manière à faire danser la porcelaine :

« Vous êtes un insolent, monsieur, cria-t-il avec fureur ; que signifie cette conduite ?

– Je disais… Ne vous fâchez pas ! balbutia Fledgeby.

– Vous êtes un insolent, vous dis-je ; un insolent coquin, répéta Lammle.

– Vous savez… gémit Fascination, je disais seulement.

– Grossier vagabond, vulgaire impudent ! Si votre domestique était là, je lui demanderais six pence de votre bourse, afin de payer le nettoyage de mes bottes, car vous ne valez pas qu’on en fasse la dépense, et je vous donnerais un coup de pied.

– Vous ne le feriez pas, j’en suis sûr, plaida Fledgeby.

– Je le ferais parfaitement, répondit Alfred, en s’avançant vers le jeune homme ; vous allez en avoir la preuve : donnez-moi votre nez. »

Fledgeby se couvrit la figure, et dit en reculant : « Je vous en prie ! ne le faites pas.

– Votre nez, monsieur ! » répéta l’autre.

Le nez toujours couvert, Fledgeby réitéra sa supplique en nasillant.

« Ce drôle ! reprit Alfred qui fit saillir sa poitrine, ce drôle ! Il s’autorise de ce que je l’ai choisi entre tous pour le faire profiter d’une bonne occasion ; il se prévaut de ce que j’ai dans le coin de mon pupitre, un sale billet où il reconnaît me devoir une misérable somme, payable après un certain événement, qui ne peut s’accomplir que par mon entremise et celle de ma femme ; il s’en autorise pour être impertinent envers un homme comme moi ! Votre nez, monsieur !

– Non ; arrêtez ! je vous demande pardon, s’écria Fledgeby.

– Que dites-vous, monsieur, reprit Lammle, feignant une colère qui ne lui permettait pas d’entendre.

– Je vous demande pardon, répéta Fledgeby.

– Parlez plus haut, monsieur. La juste indignation du gentleman outragé me fait bouillir le sang dans la tête ; et je ne vous entends pas.

– Je vous demande pardon, expliqua laborieusement Fledgeby.

– En homme d’honneur, répondit mister Lammle après une pause, et en se jetant sur une chaise, en homme d’honneur, je m’avoue désarmé. »

Fledgeby s’assit également, bien que d’une façon moins bruyante, et découvrit son nez peu à peu. Toutefois, après le rôle délicat et personnel, pour ne pas dire public, que venait de jouer cet organe, Fascination n’osa pas le moucher immédiatement. Ce ne fut que plus tard qu’il surmonta ses scrupules, et prit modestement cette liberté, avec excuse sous-entendue.

« Lammle, dit-il d’un air bas et rampant, lorsque la chose fut terminée, j’espère que nous revoilà bons amis.

– N’en parlons plus, répondit Alfred.

– J’ai été trop loin, continua Fascination ; je me suis rendu désagréable ; mais je ne voulais pas vous blesser.

– N’en parlons plus, répéta mister Lammle d’un air magnanime. Donnez-moi – Fledgeby frissonna. – Donnez-moi votre main. » Les mains se pressèrent, à la grande joie des deux amis ; car Alfred n’était pas moins lâche que l’autre ; il avait été bien près de demander grâce, quand la frayeur qu’il aperçut dans les yeux de Fascination, lui rendit fort à propos le courage de changer de rôle.

Le déjeuner s’acheva au milieu de l’entente la plus cordiale. Fascination reconnut son incapacité dans l’art de plaire, et réclama l’assistance de ses coadjuteurs. Il fut donc arrêté que mister et missis Lammle poursuivraient leurs manœuvres ; qu’ils feraient tous deux la cour pour Fledgeby, et que rien ne serait épargné pour lui assurer la victoire.

Mister Podsnap est loin de soupçonner les filets et les piéges qui sont tendus à sa jeune personne. Il la croit en sûreté, au fond du Temple de la Podsnaperie, attendant l’époque où elle prendra le Fitz-Podsnap qui l’enrichira de tous ses biens.

Ce serait appeler la rougeur au front de cette jeune personne modèle, que de supposer qu’elle puisse avoir à se mêler de pareille matière, si ce n’est pour épouser celui qu’on lui présentera, et pour recevoir, par acte en bonne forme, le douaire considérable qui lui sera attribué. Qui donne en mariage cette femme à cet homme ? Moi, Podsnap ! Périsse l’audacieuse pensée qu’une créature quelconque puisse se placer entre moi et ma jeune personne.

Fascination n’a recouvré son assiette, et la température habituelle de son nez, qu’après le départ de mister Lammle. Bien que ce soit un dimanche il se dirige vers la Cité, et marche en sens contraire du flot vivant qui s’en échappe. Il arrive ainsi aux environs de Sainte-Mary-Axe, dans un quartier où la tranquillité domine. La maison jaune, aux étages surplombants, à la façade recouverte de plâtre, devant laquelle il s’arrête est d’un calme profond. Tous les volets sont fermés, et les mots Pubsey et Cie semblent dormir sous la fenêtre du bureau qui se trouve au rez-de-chaussée, et donne sur la rue assoupie.

Fascination a frappé et sonné, refrappé, resonné ; personne ne paraît. Il traverse la rue qui est étroite, et lève son regard sur les fenêtres de l’étage supérieur : personne n’abaisse les siens vers lui. Fledgeby s’impatiente ; il retraverse la rue, et tire le bouton de la sonnette, comme si c’était le nez de la maison, et qu’il voulût se venger sur elle de la scène du matin. L’oreille collée au trou de la serrure, il paraît cependant acquérir la certitude qu’on a remué à l’intérieur. Son œil, appliqué au même endroit, confirme sans doute le témoignage de son oreille ; car il tire avec colère le nez de la maison, et le tire, et le tire, et continue de tirer jusqu’au moment où un nez humain apparaît sous le portail.

« Enfin ! s’écrie-t-il ; vous jouez là un vilain jeu. »

Celui auquel il s’adresse est un vieux juif, revêtu d’une ancienne houppelande, à longue jupe et à larges poches. Un homme vénérable, à tête chauve et luisante, garnie, sur les côtés, de longs cheveux gris flottants qui se mêlent avec la barbe. Un vieillard, qui, d’un geste oriental plein de grâce, incline le front et avance les mains, la paume tournée vers la terre, comme pour apaiser le courroux d’un supérieur.

« Où étiez-vous donc ? reprend Fledgeby dont la colère éclate.

– Généreux chrétien, répond le juif, c’est aujourd’hui fête ; je n’attendais personne.

– Au diable les fêtes ! dit Fledgeby en entrant. Est-ce que le dimanche vous regarde ? Fermez la porte. »

Le vieillard s’incline et s’empresse d’obéir. Sur le carré, pendu à un clou, est son chapeau à forme basse, à larges bords, aussi vieux que la houppelande, et rouillé par le temps. Son bâton est dans le coin, près du chapeau ; non pas une canne, un vrai bâton. Fledgeby entre dans la pièce où est la caisse. Il se perche sur un tabouret, et retrousse le bord de son chapeau. Quelques boîtes légères sont posées sur les planches dont la pièce est garnie. Des rangs de fausses perles, accrochées de côté et d’autre ; des horloges de pacotille, des vases de fleurs communes, différents objets, rien que des bibelots de fabrique étrangère, sont là comme échantillons. Perché sur son tabouret, le chapeau sur la tête, et les jambes pendantes, le jeune Fascination n’a guère meilleur aspect que le vieux juif qui est près de lui, tête découverte et les yeux baissés. Les vêtements du vieillard ont pris cette teinte de rouille que nous a présentée le feutre accroché sur le carré ; ils sont pauvres, mais n’ont pas l’air ignoble ; tandis que pour Fledgeby c’est justement le contraire.

« Vous ne m’avez toujours pas dit ce que vous faisiez, reprend celui-ci en se grattant la tête avec le bord de son chapeau.

– Je prenais l’air, monsieur.

– Dans la cave, sans doute, que vous n’entendiez pas sonner ?

– Non, monsieur ; j’étais sur la maison.

– Est-ce là qu’on fait des affaires ?

– Monsieur, répond le vieillard d’un air grave et patient, pour faire des affaires il faut être au moins deux ; et la fête me laissait seul.

– On n’est pas à la fois l’acheteur et le vendeur, reprend Fledgeby, n’est-ce pas comme cela que disent les Juifs ?

– Je n’en sais rien, monsieur ; dans tous les cas ce serait la vérité, répond le vieillard avec un pâle sourire.

– Il faut bien la dire quelquefois ; vous mentez assez souvent.

– Le mensonge, monsieur, réplique le vieillard avec calme, est trop commun chez les hommes, quelle que soit leur nation. »

Un peu déconcerté, Fledgeby se gratte de nouveau la tête avec son chapeau pour se donner le temps de réfléchir.

« Par exemple, ajoute-t-il, comme si c’était lui-même qui eût parlé le dernier, qui a jamais entendu dire qu’un juif ait été pauvre ?

– Les juifs, monsieur, répond le vieillard en souriant avec grâce. Ils entendent souvent parler de juifs qui sont dans la misère, et ils s’empressent de les secourir.

– Au diable ! riposte Fledgeby ; vous me comprenez de reste. Vous voudriez me faire accroire que vous êtes dans la débine ; mais si vous me disiez combien vous avez tiré de mon père, cela me donnerait meilleure opinion de vous que tous vos semblants de pauvreté. » Le vieillard courbe la tête, en avançant les mains comme il a fait au début.

« Pas de poses de sourd et muet, dit Fledgeby ; exprimez-vous en langage de chrétien, et répondez.

– Le malheur et la maladie se sont abattus sur moi, dit le vieillard, et je me suis vu si pauvre, que j’ai dû à votre père les intérêts avec le principal. Son fils, en héritant de la créance, a eu la générosité de me faire remise de la dette, et de me placer ici. »

Il fait le geste de saisir le bord d’une robe imaginaire, dont il revêt le noble jeune homme, et de la porter à ses lèvres. L’action est pleine d’humilité, mais accomplie d’une manière pittoresque, et sans avilir celui qui s’en acquitte.

« Vous ne voulez pas en dire davantage, reprend Fledgeby, en regardant le vieillard avec des yeux cruels, comme s’il avait le désir de lui arracher une dent. Tout ce que je fais à cet égard est inutile. Vous avouerez du moins, Riah, que personne ne vous croit pauvre.

– Non, personne, répond le vieillard en secouant la tête d’un air grave. Si je leur disais que rien de tout cela n’est à moi, ils le prendraient pour un mensonge. Si je leur affirmais que tout ce qu’il y a ici est à un gentleman chrétien, dont je ne suis que le serviteur, et à qui je dois compte du moindre grain de verre, ils se mettraient à rire. Lorsqu’à propos d’affaires plus importantes, je dis à ceux qui empruntent…

– J’espère, vieux drôle, interrompt Fledgeby que vous n’oubliez pas ce qu’il faut dire ?

– Quand je leur assure (jamais je n’en dis davantage) qu’il m’est impossible d’accorder telle chose, de répondre à telle autre ; qu’il faut que je voie le patron ; que je ne suis qu’un pauvre homme sans argent, sans crédit, ils s’impatientent, n’en veulent rien croire, et me maudissent au nom de Jéhovah.

– Parfait ! dit Fledgeby, parfait !

– Il en est d’autres qui me répondent : À quoi bon ces détours ? Ne pouvez-vous pas traiter les affaires sans cela ? Allons, allons, mister Riah ; nous connaissons les ruses de votre peuple ; (mon peuple) ! Si l’argent doit être prêté, donnez-le ; s’il ne doit pas l’être, gardez-le ; mais soyez franc.

– Parfait, tout cela, parfait ! s’écrie Fascination.

– Nous savons bien, disent-ils, nous savons bien ; il suffit de vous regarder pour savoir à quoi s’en tenir. »

En effet, pense Fledgeby en le regardant, vous avez le physique de l’emploi ; tout ce qui convient ; je suis un habile homme de l’avoir découvert. Je n’ai pas l’esprit vif ; mais je l’ai sûr. » Pas un de ces mots n’échappe à Fledgeby ; il craindrait, en laissant voir le prix qu’il attache à son juif, que celui-ci ne pensât à faire augmenter ses gages ; ce qui serait doublement fâcheux. En examinant le vieillard, qui a la tête et les yeux baissés, il a compris qu’il n’y fallait rien changer ; que rogner d’un pouce ses cheveux blancs, son bâton, son chapeau, sa houppelande, que rendre son front moins chauve, ses habits moins râpés, serait diminuer de plusieurs centaines de livres les bénéfices qu’il procure. « Pensez-y, Riah, dit-il enfin, attendri par cette considération, je veux encore acheter de ces créances ; occupez-vous en.

– Ce sera fait, monsieur.

– En jetant les yeux sur les comptes, je vois que cette branche de commerce est assez productive. Je désire qu’elle se fasse sur une plus grande échelle. D’ailleurs, j’aime à connaître les affaires des autres ; soyez donc à l’affût.

– J’y serai, monsieur.

– Faites savoir dans les bons endroits que vous achèterez ce genre de papiers en masse ; par livres s’il le faut, en supposant que l’examen du paquet vous fasse flairer une bonne affaire. Encore un mot : n’oubliez pas de m’apporter les livres pour l’inspection périodique, mardi matin vers les huit heures. »

Riah tire de sa poitrine un vieux portefeuille, et prend note de cet ordre.

« Plus rien à vous dire, ajoute Fledgeby en se levant ; si ce n’est que je vous recommande de prendre l’air dans un endroit où vous entendrez la sonnette. À propos, comment se fait-il que vous preniez l’air sur la maison ? Grimpez-vous dans une cheminée, placez-vous votre tête dans le pot qui la surmonte ?

– Il y a, monsieur, un endroit qui est couvert en plomb ; et j’y ai fait un petit jardin.

– Pour y enterrer votre argent, vieux drôle ?

– Un carré grand comme l’ongle, dit Riah, suffirait pour cacher mon trésor. Douze shillings par semaine trouvent bien à s’enterrer d’eux-mêmes.

– J’aimerais à connaître le chiffre de votre avoir, reprend Fledgeby, qui caresse cette fiction des économies du vieillard, et se plaît à supposer que le juif a dû s’enrichir avec ce qu’il lui donne. Mais avant que je m’en aille, poursuit-il, montrez-moi votre jardin.

– C’est que, dit le vieillard avec hésitation, à vous parler franchement… j’y ai de la compagnie.

– Par saint Georges ! s’écrie le maître, à qui appartient la maison ?

– Elle est à vous, monsieur ; et je n’y suis que votre serviteur.

– Je pensais que vous l’aviez oublié, reprend Fledgeby, qui cherche sa barbe en regardant celle de Riah. Ainsi vous recevez chez moi ?

– Venez voir, monsieur, les personnes que je me permets d’y introduire, et vous reconnaîtrez qu’elles ne peuvent faire aucun mal. »

Passant le premier en faisant un salut, que, par parenthèse le gentleman n’aurait jamais pu obtenir de sa tête et de ses mains, le vieillard se mit à monter l’escalier. Tandis qu’il avançait, les doigts sur la rampe, traînant sa longue redingote noire, véritable manteau, dont il drapait chaque marche tour à tour, on l’aurait pris pour le chef d’une pieuse caravane, allant en pèlerinage au tombeau d’un prophète. À l’abri de pareilles idées, Fledgeby se demandait seulement quel âge pouvait avoir cet homme quand sa barbe avait commencé à poindre ; et il songea de nouveau à la part avantageuse que cet accessoire prenait au rôle du vieux juif.

Quelques marches de bois, placées sous un appentis qui les obligeait à se courber, les conduisirent au faîte de la maison. Arrivé à la dernière marche, le vieillard se retournant vers Fledgeby, lui désigna ses hôtes : Lizzie Hexam et Jenny Wren. Par un vieil instinct de sa race, le bon juif avait étendu pour elles un morceau de tapis sur le plomb de la toiture. Elles y étaient assises, et avaient pour dossier un groupe de tuyaux noirs sur lequel s’élevait une plante sarmenteuse qu’on y avait palissée. Les deux jeunes filles étaient penchées au-dessus d’un livre ; deux visages attentifs : celui de miss Wren plus intelligent ; celui de Lizzie plus appliqué. À côté d’elles étaient deux ou trois volumes, et deux paniers ; l’un renfermait quelques mauvais fruits ; l’autre, quelques rangs de perles, et des bouts de clinquant. Un petit nombre de caisses, où végétaient d’humbles fleurs, et quelques arbustes à feuilles persistantes, complétaient le jardin. Autour de cet oasis, océan d’antiques cheminées, vieilles douairières, qui faisaient tournoyer leurs capuchons, et balançant leurs panaches enfumés, avaient l’air de jouer de l’éventail en se rengorgeant.

Ayant détourné les yeux pour répéter de mémoire ce qu’elle venait d’apprendre, Lizzie aperçut le gentleman et se leva. Jenny, découvrant à son tour le chef du domaine, lui adressa ces paroles d’un ton peu respectueux : « Qui que vous soyez, je ne me lève pas ; j’ai le dos malade et les jambes faibles.

– Monsieur est mon maître, » dit Riah en s’avançant.

(Il n’en a pas l’air, pensa miss Wren en clignant l’œil et le menton.)

« Celle-ci, continua le vieillard, est une petite ouvrière. Expliquez au maître, Jenny.

– Habilleuse de poupées, dit miss Wren d’un ton sec. Très-difficile. Des formes si vagues ! On ne sait jamais où elles ont la taille.

– Son amie : aussi laborieuse que sage, reprit le vieux juif en désignant Lizzie. Mais elles le sont toutes les deux, autant l’une que l’autre. Toujours travaillant, depuis le matin de bonne heure jusqu’au soir bien tard ; et à temps perdu, les jours de fête, comme aujourd’hui par exemple, elles étudient dans les livres.

– On en tire peu de profit, dit le jeune homme.

– Cela dépend des gens, répliqua miss Wren.

– Je les ai connues, s’empressa de dire le vieillard, évidemment pour enlever la parole à Jenny, je les ai connues en vendant à miss Wren nos rognures et nos mauvais chiffons. Portés par sa petite clientèle aux joues roses, nos rebuts vont dans la meilleure compagnie. Elle leur en fait des robes, des chapeaux, des coiffures ; et il y en a qui, avec ces toilettes, sont présentées à la cour.

– Ah ! dit Fledgeby, dont cette information réveilla l’intelligence. Elle a, je suppose, acheté aujourd’hui ce qu’il y a dans son panier ?

– Et payé aussi, je suppose, ajouta miss Wren.

– Voyons ce que c’est, dit le soupçonneux jeune homme. Combien a-t-elle payé cela ?

– Bel et bien deux schellings, » répondit miss Wren.

Le vieillard fit deux signes de tête à Fledgeby qui le regardait : un par schelling.

– Pas mal vendu, reprit Fascination en fouillant de l’index le contenu du panier. Vous avez bonne mesure, miss Une-Telle.

– Essayez de dire Jenny, répondit la petite ouvrière.

– Bonne mesure, miss Jenny ; mais ce n’est pas mal vendu. Et vous, miss, ajouta Fascination en se tournant vers Lizzie, nous achetez-vous quelque chose ?

– Non, monsieur.

– Vous ne vendez rien ?

– Non, monsieur. »

Miss Wren lui jeta un regard de côté, et, posant sa main sur le bras de son amie, elle attira la jeune fille, qui s’agenouilla près d’elle, « C’est pour nous un grand bonheur de venir ici, dit la petite habilleuse ; nous en sommes bien reconnaissantes ; un endroit si paisible ! Vous ne savez pas ce que le repos est pour nous. N’est-ce pas, ma Lizzie, qu’on y est bien ? Tant de calme et tant d’air !

– Du calme ! répéta Fledgeby en tournant la tête d’une façon méprisante vers le bruit de la Cité. Et un air… Pouah ! fit-il en regardant les cheminées fumeuses.

– Puis c’est si haut, continua miss Wren ; on voit courir les nuages au-dessus des rues étroites, sans s’inquiéter de ce qui s’y passe. On voit les flèches d’or se dresser vers les montagnes qui sont dans le ciel, d’où les vents descendent, et l’on éprouve la même chose que si on était morte. » La pauvre créature leva les yeux et tendit ses petites mains transparentes vers les nuages.

« Que peut-on éprouver quand on est mort ? demanda Fledgeby avec embarras.

– Oh ! répliqua Jenny en souriant, on est si tranquille, si reconnaissante de la paix qui vous entoure ! Vous entendez crier les vivants qui travaillent, qui s’appellent les uns les autres, au fond des rues noires où l’on étouffe ; et vous avez tant pitié d’eux ! Vous êtes délivrée d’une chaîne si lourde ! vous sentez un bonheur si étrange, à la fois doux et triste, mais si grand ! »

Ses yeux tombèrent sur le vieillard, qui, les mains jointes, la regardait d’un air recueilli.

« Tout à l’heure, poursuivit-elle en le désignant, j’ai cru le voir sortir de la tombe. Il avait l’air si fatigué en se courbant pour passer sous la porte ! Puis il a repris haleine ; il s’est redressé, il a regardé le ciel, le vent a soufflé sur sa tête, et l’existence qu’il mène en bas a été finie. Puis on l’a fait rentrer dans l’ombre. C’est vous, dit-elle en jetant à Fledgeby un de ses regards incisifs. Pourquoi l’avez-vous fait redescendre ?

– Il y a mis le temps, murmura le maître.

– Mais vous n’êtes pas mort, vous, dit-elle ; allez vivre en bas. »

L’idée parut bonne à Fledgeby ; il salua de la tête, se retourna et repassa sous la porte. Comme le vieillard le suivait, la petite ouvrière cria de sa voix argentine au vieux juif : « Ne restez pas longtemps ; revenez vite, et soyez mort. »

Tout en descendant, ils entendaient la petite voix mélodieuse répéter d’un accent de plus en plus faible : « Revenez vite, et soyez mort. »

Au bas de l’escalier, Fledgeby s’arrêta ; il se mit à l’ombre du grand chapeau, et dit au vieillard, en balançant le gourdin qu’il avait pris machinalement :

« La grande est une jolie fille ; celle qui n’est pas folle.

– Et aussi bonne que belle, répondit Riah.

– Psitt ! fit sèchement Fascination. Dans tous les cas, j’espère qu’elle aura la bonté de ne pas introduire ici de jeune drôle qui pourrait briser les volets et forcer les serrures. Veillez-y bien, et ne faites pas d’autres connaissances, si jolies qu’elles puissent être. Vous n’avez pas dit qui j’étais, je suppose ?

– Je m’en garderais bien, monsieur.

– Si elles le demandent, répondez-leur que je me nomme Pubsey, ou Compagnie ; tout ce qu’il vous plaira, excepté mon nom. » D’une race chez qui la gratitude est profonde et à toute épreuve, le fidèle serviteur inclina la tête et porta réellement à ses lèvres le pan de l’habit du jeune homme, mais avec tant de délicatesse que l’autre n’en sut rien.

Tandis qu’en s’éloignant Fledgeby se glorifiait d’avoir eu l’habileté de mettre le doigt sur ce juif, le vieillard regagnait son jardin. À mesure qu’il montait, la douce voix résonnait à ses oreilles d’une façon plus distincte ; et levant la tête, il aperçut le visage de la petite ouvrière, qui, entouré de ses longs cheveux ainsi que d’une brillante auréole, se penchait vers lui en répétant, comme dans une vision : « Montez, et soyez mort ! »

VI. Énigme insoluble §

Mortimer Lightwood et Eugène Wrayburn se trouvaient chez eux, dans la maison où nous les avons déjà vus. Ce soir-là toutefois, ils n’étaient pas dans le cabinet de l’éminent solicitor, mais dans une autre pièce lugubre, au fond d’un appartement situé sur le même palier, et dont la porte noire, pareille à celle d’une prison, portait ces mots :

Appartement privé.

M. Eugène Wrayburn.

M. Mortimer Lightwood.

(Étude et cabinet de M. Lightwood en face.)

Tout annonçait une installation récente : les lettres de l’inscription qu’on vient de lire étaient d’un blanc parfait et sentaient fortement la peinture. La fraîcheur des meubles, comme celle de lady Tippins, était un peu trop vive pour que l’on pût croire à sa solidité. Les dessins des tapis, d’un relief et d’un éclat insolites, se détachaient de l’étoffe et sautaient aux yeux des spectateurs. Mais le Temple, habitué à faire baisser de ton les hommes et les choses qui ont de fréquents rapports avec lui, devait bientôt avoir raison de cet éclat.

« Eh bien ! dit Eugène, qui était assis à l’un des coins de la cheminée, je suis assez satisfait ; je voudrais que le tapissier le fût également.

– Pourquoi ne le serait-il pas ? demanda Mortimer, qui occupait l’autre coin.

– C’est vrai, dit Eugène d’un air pensif, il ne connaît pas l’état de nos finances ; il est donc possible qu’il n’ait pas d’inquiétude.

– Nous le payerons, dit Mortimer.

– Vraiment ? fit Eugène avec une indolente surprise.

– J’ai bien l’intention de lui payer ma part, reprit Mortimer, un peu blessé.

– Moi aussi, répliqua Eugène ; sois tranquille, je pense tellement à lui payer la mienne que j’y penserai probablement toujours. »

Mortimer, allongé dans son fauteuil, regarda son ami, qui, étendu dans le sien, avait les jambes placées devant le feu, et il prit cet air amusé qu’Eugène éveillait toujours chez lui, sans avoir rien fait pour cela.

« Dans tous les cas, dit-il, tu as grossi le mémoire par tes caprices.

– Appeler caprices des vertus domestiques ! s’écria Eugène en jetant les yeux au plafond.

– Cette cuisine, où jamais rien ne sera cuisiné, dit Lightwood, n’est-ce pas…

– Mon cher, interrompit l’autre en levant la tête avec nonchalance, combien de fois t’ai-je dit qu’il ne s’agit pas de l’utilité matérielle de ces objets de ménage, mais de leur influence morale.

– L’influence morale d’une batterie de cuisine sur ce garçon-là ! s’écria Mortimer.

– Fais-moi la grâce, dit Eugène d’un air sérieux, de venir examiner cette partie de notre logement que tu dénigres avec tant de légèreté. » Il prit une bougie et conduisit Mortimer dans une petite pièce transformée en cuisine, et dont le mobilier complet avait été choisi avec soin.

« Tu vois, dit-il : barillet à farine, boîte aux épices, rouleau à pâtisserie, moulin à café, tournebroche et lèchefrite, dressoir garni d’élégante vaisselle, poêles et casseroles, bouilloire charmante, cafetières de toute grandeur, arsenal de couvre-plats. Tous ces objets peuvent avoir sur mon esprit une énorme influence. Ils n’agissent pas sur toi, parce que ton état est désespéré ; mais sur moi, c’est différent. Je dirai même que je sens déjà poindre les vertus domestiques. Fais-moi le plaisir de passer dans ma chambre. Remarque ce secrétaire, meuble discret et solide en bel et bon acajou, autant de cases que de lettres dans l’alphabet. Je suppose que Jones m’adresse un papier quelconque : j’étiquette soigneusement, et je mets dans le casier J. C’est presqu’une recette ; l’opération est des plus satisfaisantes. Mortimer, poursuivit-il en s’asseyant sur son lit, et du ton d’un philosophe qui instruit son disciple, je souhaite que mon exemple t’amène à contracter des habitudes d’ordre et de méthode, et que les moyens d’influence morale que j’ai réunis autour de nous t’encouragent à la culture des vertus domestiques. »

L’autre se mit à rire et accompagna cet élan de gaieté de ses commentaires habituels : « Que tu es ridicule, Eugène ! que tu es absurde ! » Mais quand son rire fut achevé, quelque chose de sérieux, sinon d’inquiet, se peignit sur son visage. En dépit de cette pernicieuse affectation d’indifférence et de lassitude, qui était devenue chez lui une seconde nature, il avait pour son ancien camarade un profond attachement. Du jour où, bien jeunes tous les deux, ils s’étaient connus en pension, Mortimer avait pris Eugène pour modèle en même temps que pour ami, et à l’heure dont nous parlons, il ne l’imitait pas moins, ne l’admirait pas moins, ne l’aimait pas moins qu’autrefois.

« Eugène, dit-il, si tu pouvais être sérieux une minute, j’essayerais de te parler sérieusement.

– Sérieusement ! s’écria Eugène ; premier effet. Parle, mon ami, parle.

– Je vais le faire, répondit l’autre, bien que tu ne sois pas sérieux.

– Dans ce besoin de gravité, murmura Eugène d’un air méditatif, je reconnais l’heureuse influence du baril à farine ; c’est très-satisfaisant.

– Eugène, reprit Mortimer sans faire attention à ces paroles, et en posant la main sur l’épaule de son ami, tu me caches quelque chose. »

Eugène le regarda, mais sans répondre.

« Il y a déjà longtemps, poursuivit Mortimer. Au début, quand il a été question de nos arrangements de vacances, tu étais tout entier à nos projets de canotage. Jamais, depuis que nous vivons ensemble, tu n’avais eu autant d’ardeur pour un plaisir quelconque. Au moment d’en jouir, tu ne t’en es plus soucié ; au contraire, c’était pour toi une chaîne que tu brisais sans cesse. J’ai pu te croire six fois, dix fois, vingt fois quand tu me répondais, comme toujours, que c’était par prudence, pour ne pas nous lasser l’un de l’autre. Mais à la fin j’ai pensé naturellement que cette défaite recouvrait quelque chose. Je ne te demande pas ce que c’est, puisque tu n’as pas jugé à propos de me le dire ; mais avoue que j’ai raison.

– Ma parole d’honneur, répondit Eugène après un instant de silence et avec un sérieux réel, je n’en sais rien, je t’assure.

– Tu n’en sais rien, Eugène ?

– Sur mon âme. De tous les gens de la terre, c’est moi que je connais le moins ; et je ne peux pas te répondre.

– Quelque chose te préoccupe.

– Tu crois ?

– Un intérêt que tu n’avais pas jadis.

– Je ne sais réellement pas, dit Eugène en secouant la tête, après une nouvelle pause. Quelquefois je pense que oui, quelquefois je pense que non. Tantôt je me sens entraîné vers un certain objet, tantôt je sens que la chose est absurde, elle me fatigue et m’embarrasse. Franchement, je ne saurais te répondre ; je te le dis en conscience, je le ferais si je le pouvais. » Il mit la main sur l’épaule de Lightwood, et se leva. « Il faut prendre les gens comme ils sont, dit-il ; tu me connais, Mortimer, tu sais que lorsqu’il m’arrive d’être assez raisonnable pour voir que je suis une énigme vivante, je m’abrutis en essayant de me deviner. Tu sais que je n’y réussis jamais. Comment te répondrais-je, puisque je ne trouve pas ce que tu me demandes ? Devinez, devinette : qu’est-ce que ceci veut dire ? tu connais la formule : « Peut-être ne me le direz-vous pas ? » Assurément, je suis forcé d’en convenir. »

Il y avait dans ces paroles quelque chose de tellement vrai, que Mortimer fut obligé d’y croire. Il connaissait trop son insouciant ami, pour ne voir dans sa réponse que le désir d’éluder sa question ; elle était faite, d’ailleurs, avec un air de franchise affectueuse, qui ne permettait pas d’en soupçonner la sincérité.

« Ami, dit Eugène, essayons d’un cigare. Si je puise dans sa fumée quelque renseignement, je t’en ferai part sans réserve. »

Ils revinrent dans le salon ; et, trouvant qu’il y faisait trop chaud, ils se mirent à la fenêtre. Le cigare à la bouche, ils regardèrent la petite cour qui se trouvait au-dessous d’eux, et qui alors était éclairée par la lune.

« Pas la moindre information, dit Eugène, après un instant de silence. Je le regrette sincèrement, et t’en fais mes excuses ; mais rien n’arrive.

– Je souhaite qu’il n’en arrive rien, répondit Mortimer ; rien de fâcheux pour toi, ou… »

Eugène lui posa la main sur le bras ; et, prenant un peu de terre dans un vieux pot de fleur qui se trouvait sur la fenêtre, il la lança avec adresse à un petit point lumineux qui était en face de lui ; puis, ayant touché le but, il reprit sous forme de question : « Rien de fâcheux pour moi, ou ?…

– Pour un autre, répondit Lightwood.

– Comment ? » dit Eugène, en prenant une nouvelle motte de terre, et en la jetant au même endroit avec la plus grande précision ; pour quel autre ?

« Je ne sais pas, » répliqua Lightwood.

La troisième boulette à la main, Eugène posa de nouveau les doigts sur le bras de son ami ; il le regarda d’un air légèrement soupçonneux ; mais le visage de Mortimer n’annonçait aucune arrière-pensée. « Deux vagabonds attardés dans le labyrinthe judiciaire, » dit Eugène en prêtant l’oreille à des pas qui retentissaient au dehors, et en se penchant à la fenêtre. « Ils entrent dans la cour, et cherchent un nom à la porte n° 1. Ne la trouvant pas, ils se dirigent vers la suivante. J’envoie ma boulette au n° 2 de ces vagabonds, c’est-à-dire au moins grand. Ayant touché le fond du chapeau, je fume avec sérénité, et m’absorbe dans la contemplation des astres. »

Les deux individus levèrent les yeux vers la fenêtre ; ils échangèrent un ou deux grognements, et reprirent la lecture des noms qui étaient sur la porte. Probablement ils découvrirent ce qu’ils cherchaient, car ils entrèrent sous le portail.

« Quand ils reparaîtront, dit Eugène, je les bombarderai tous deux. » Et il prépara deux boulettes à cette intention.

Que le nom de Mortimer ou le sien pût être l’objet des recherches de ces deux personnages, ne lui était pas venu à l’esprit. Il fallait néanmoins que ce fût l’un ou l’autre, car, peu de temps après, on frappa violemment à leur porte. « Je suis de service ; ne bouge pas, dit Mortimer, je vais ouvrir. »

Eugène resta à la fenêtre sans se faire prier ; et, peu curieux de savoir qui arrivait, il continua de fumer tranquillement, jusqu’à ce que Mortimer lui eût dit quelques mots en lui touchant l’épaule. Il retourna la tête, et reconnut dans les visiteurs Charles Hexam et le maître de pension.

« Vous rappelez-vous ce garçon-là, Eugène ? dit Mortimer en lui montrant l’écolier.

– Oui, » répondit-il froidement, après avoir regardé Charley.

Cette fois, il n’avait pas songé à lui prendre le menton ; mais Charley, qui en avait eu peur, s’était caché le bas de la figure avec son bras, en tressaillant de colère. Eugène se mit à rire, et du regard il interrogea son ami au sujet de cette étrange visite.

« Il a quelque chose à communiquer, dit Lightwood.

– Probablement à vous, Mortimer.

– Je l’avais cru d’abord ; mais c’est vous qu’il demande.

– Oui, c’est vous que je demande, dit Charley, et vous saurez tout ce que j’ai à dire, mister Wrayburn. »

Passant des yeux sur l’écolier, comme s’il n’y avait eu personne à cet endroit-là, Eugène arrêta son regard sur Bradley ; puis, se tournant vers Mortimer : « Quel est celui-ci ? demanda-t-il avec une suprême indolence.

– Je suis l’ami d’Hexam, son maître de pension, répondit Bradley Headstone.

– Mon cher monsieur, reprit Eugène, vous devriez donner à vos élèves de meilleures manières. »

Chose remarquable, ni l’un ni l’autre ne s’occupaient d’Hexam, et pendant toute la visite ils se regardèrent, quel que fût celui qui prît la parole, ou à qui on l’adressât. Ils avaient tous les deux, intérieurement, la perception claire et nette de leur rivalité.

« Il est des circonstances, mister Wrayburn, répondit Bradley d’une voix frémissante, où les sentiments de mes élèves parlent plus haut que mes leçons.

– Il est probable, reprit Eugène en savourant son cigare, que cela arrive souvent, quelles que soient les circonstances. Mais vous prononcez mon nom d’une manière très-correcte, monsieur ; quel est le vôtre, s’il vous plaît ?

– Peu vous importe de le connaître ; ce n’est…

– Vous avez raison, interrompit Eugène, il ne m’importe pas du tout ; je peux vous appeler Maître de pension, ce qui suffit parfaitement ; le titre est fort honorable. »

Cette réponse était d’autant plus amère pour Headstone, que c’était son emportement qui la lui avait attirée. Il essaya d’empêcher ses lèvres de frémir, mais elles n’en tremblèrent qu’un peu plus fort.

« Mister Wrayburn, dit Charles Hexam, j’ai besoin de vous parler, tellement besoin, que nous avons cherché votre adresse dans l’annuaire. Nous sommes allés à votre cabinet, et ne vous y trouvant pas, nous sommes venus ici.

– Vous vous êtes donné beaucoup de peine, Maître de pension, dit Eugène, en faisant tomber la cendre de son cigare ; j’espère que vous en serez dédommagé.

– Et je suis bien aise de vous parler en présence de mister Lightwood, continua Charley, puisque c’est par lui que vous avez connu ma sœur. »

Eugène détourna un moment les yeux du maître de pension pour voir l’effet que ces paroles avaient produit sur Mortimer. En les entendant, celui-ci, qui était debout de l’autre côté de la cheminée, avait baissé la tête, et il regardait le feu.

« C’est encore mister Lightwood qui a fait que vous l’avez revue, poursuivit Charley, car vous étiez avec lui quand on a retrouvé mon père ; si bien que le lendemain, lorsque je suis arrivé, vous étiez près d’elle. Depuis cette époque vous l’avez vue souvent, très-souvent, et je veux savoir pourquoi.

– Cela valait-il la peine que vous avez prise, Maître de pension ? demanda Eugène d’un air complétement désintéressé. Vous le savez mieux que moi ; mais il me semble que c’est beaucoup de dérangement pour rien.

– Je ne sais pas pourquoi, mister Wrayburn, répondit Bradley avec une fureur croissante, vous vous adressez à moi plutôt…

– Soyez tranquille, Maître de pension, je ne vous parlerai plus, » dit Eugène.

Il proféra ces mots avec une placidité si provocante, que la respectable main droite, saisissant le respectable cordon qui tenait la respectable montre, l’en aurait volontiers étranglé. À partir de ce moment Eugène garda le silence, et toujours debout au coin de la cheminée, la tête sur la main et le cigare à la bouche, il continua de fumer en regardant mister Bradley, qui, les doigts crispés autour du cordon de sa montre, se sentait devenir fou.

« Mister Wrayburn, reprit Charley, non-seulement vous allez voir ma sœur, mais nous savons encore autre chose. Ce n’est pas elle qui nous l’a dit, elle ignore même que nous l’avons découvert ; mais ce n’en est pas moins vrai. Nous avions pris des mesures pour la faire instruire ; son éducation devait être dirigée par mister Headstone, dont l’autorité est plus compétente que la vôtre. Vous aurez beau penser ce que vous voudrez en fumant votre cigare, il est plus fort que vous là-dessus. Et qu’est-ce qui arrive ? Vous ne le savez pas, mister Lightwood ? Nous découvrons que ma sœur prend des leçons en cachette de nous ; que ma sœur, qui fait la sourde oreille aux plans que nous imaginons pour son bien, moi, son frère, et mister Headstone, l’autorité la plus compétente, comme le prouvent tous ses diplômes, nous trouvons que ma sœur accepte les propositions d’un autre, et qu’elle fait tout ce qu’elle peut pour apprendre, car il faut se donner du mal, je le sais bien, moi, et mon maître aussi. Mais on n’a pas de leçons gratis ; l’idée nous en vient tout de suite : qu’est-ce qui paye ? Nous faisons des recherches, et nous découvrons que c’est mister Wrayburn. De quel droit paye-t-il pour ma sœur ? Voilà ce que je lui demande. Quelles sont ses intentions ? Est-ce qu’il devait prendre cette liberté sans mon consentement ? Quand je m’élève dans l’échelle sociale par mes propres efforts et les bontés de mister Headstone, il est bien juste qu’on ne nuise pas à mon avenir et à ma respectabilité en déshonorant ma sœur. »

Faiblesse de forme, égoïsme du fond, ce discours était pitoyable. Mais habitué au cercle restreint d’une classe, et aux idées mesquines, Bradley se montra fier de l’éloquence de son élève.

« Que mister Wrayburn le sache bien, continua Hexam, qui désespérant d’attirer l’attention d’Eugène s’adressait à Mortimer, je m’oppose formellement à ce qu’il aille chez ma sœur. Il ne faut pas pour cela qu’il se figure qu’elle s’intéresse à lui ; ce n’est pas à craindre. » – Il se mit à ricaner ; Bradley en fit autant. Eugène souffla sur son cigare pour en détacher la cendre. – « Mais je ne veux pas qu’il la voie, cela suffit. Elle tient plus à moi qu’à lui. Je lui ferai une position quand j’aurai fait la mienne ; elle le sait bien et n’ignore pas de qui dépend son avenir. Mister Headstone l’a compris tout comme elle. C’est une bonne fille ; mais elle a des idées romanesques ; non pas au sujet de mister Wrayburn, mais au sujet de la mort de mon père, et il l’encourage dans ses idées pour se faire valoir. Elle s’imagine qu’elle lui doit de la reconnaissance ; elle n’en est peut-être pas fâchée, mais moi cela ne me va pas ; c’est à mister Headstone et à moi seulement qu’elle doit être reconnaissante. Et je le dis à mister Wrayburn, si elle ne m’écoute pas, tant pis pour elle ; qu’il se mette cela dans la tête. »

Il y eut un instant de silence pendant lequel Bradley parut très-gauche et très-embarrassé.

« Maître de pension, dit Eugène, en examinant son cigare qu’il avait retiré de sa bouche, ne pensez-vous pas qu’il serait temps d’emmener votre élève ?

– Mister Lightwood, reprit Charley, le visage enflammé par cette dernière insulte, j’espère que vous tiendrez note exacte de mes paroles, quand même votre ami dirait le contraire. Vous y êtes forcé, mister Lightwood ; car, je le répète, c’est vous qui lui avez fait connaître ma sœur, et Dieu sait qu’on n’avait pas plus besoin de lui qu’on ne le regrettera quand on ne le verra plus. Maintenant que j’ai dit tout ce que j’avais à dire, et que mister Wrayburn a été obligé de l’entendre, nous n’avons plus rien à faire ici.

– Allez m’attendre en bas, Hexam, » lui ordonna Bradley.

L’élève obéit d’un air indigné et le plus bruyamment possible.

Lightwood alla se mettre à la fenêtre, s’y appuya et regarda dans la cour.

« Vous ne m’estimez pas plus que la boue de vos souliers, commença Bradley avec une certaine réserve, car sans cela il n’aurait pas dit un mot de plus.

– Je vous assure, maître de pension, répondit Eugène, que je ne songe nullement à vous.

– Ce n’est pas vrai, dit l’autre ; vous le savez bien.

– C’est grossier, répliqua Eugène ; mais vous ne le savez pas.

– Je sais au moins, mister Wrayburn, qu’il me serait impossible de lutter d’insolence avec vous. Le jeune homme qui vient de sortir pourrait vous battre en quelques minutes sur une demi-douzaine de points scientifiques, et vous l’avez mis de côté comme un inférieur ; vous voudriez, je n’en doute pas, agir de même à mon égard.

– C’est possible, dit Eugène.

– Mais je ne suis pas un enfant, reprit Bradley en serrant le poing, et je veux être écouté, monsieur.

– En votre qualité de professeur, vous êtes bien sûr de l’être ; cela doit vous satisfaire.

– Non, monsieur, répliqua l’autre en blêmissant. Parce qu’on s’est plié aux exigences des fonctions que je remplis, et qu’on s’observe chaque jour pour s’acquitter de ses devoirs avec honneur, supposez-vous, monsieur, qu’on ait abdiqué tout sentiment humain ?

– Je suppose, répondit Eugène, que vous êtes trop violent pour un maître de pension.

– Violent avec vous, monsieur, j’en conviens ; et je m’estime de l’être en pareille circonstance. Avec mes élèves je n’ai pas d’emportement.

– Non ; c’est avec vos maîtres.

– Mister Wrayburn !

– Maître de pension.

– Je m’appelle Bradley Headstone, monsieur.

– Comme vous le disiez tout à l’heure, mon cher monsieur, votre nom ne me regarde pas.

– Monsieur… commença Bradley ; puis s’essuyant le visage, et tremblant des pieds à la tête : Que je suis malheureux, s’écria-t-il, de ne pas pouvoir me dominer, et de paraître si faible, quand un homme, qui n’a pas souffert dans toute sa vie ce que j’ai subi en un jour, a tant d’empire sur lui-même ! » Il parlait avec désespoir, et agitait les mains comme pour se déchirer. Eugène l’examinait avec attention, et paraissait trouver qu’il devenait amusant.

Il y eut une pause. « Eh ! bien, Maître de pension, reprit Eugène avec un soupçon d’impatience, tandis que Bradley cherchait à surmonter sa colère, dites ce que vous avez à dire ; et laissez-moi vous rappeler que votre élève vous attend.

– En accompagnant le jeune Hexam, répondit Bradley avec effort, j’ai eu l’intention, dans le cas où vous le traiteriez légèrement, d’ajouter, en ma qualité d’homme qui saurait se faire entendre, que le sentiment qui a dicté ses paroles est juste et digne.

– Est-ce tout ? demanda Eugène.

– Non, monsieur, répliqua l’autre avec colère. Il fait bien de ne pas souffrir que vous alliez voir sa sœur, et de blâmer énergiquement les services, ou pis encore, que vous vous permettez de rendre à miss Hexam.

– Est-ce tout ? demanda Eugène.

– Non, monsieur. J’ai à vous dire que rien ne justifie vos procédés, et qu’ils sont injurieux pour miss Hexam.

– Êtes-vous son maître de pension, en même temps que celui de son frère, ou cherchez-vous à l’avoir pour élève ? »

Ce coup de poignard fit jaillir le sang au visage de Bradley, qui ne put que balbutier avec effort. « Qu’entendez-vous par là, monsieur ?

– Une ambition très-naturelle, dit froidement Eugène. Miss Hexam, dont vous parlez un peu trop, est si différente du milieu où elle a toujours vécu, et des gens obscurs et grossiers qui l’entourent, que votre désir n’a rien de surprenant.

– Prétendez-vous me jeter à la face l’obscurité d’où je suis sorti, mister Wrayburn ?

– Ne sachant rien à cet égard, et ne désirant pas en savoir davantage, l’intention que vous m’attribuez n’est guère probable.

– Vous faites allusion à ma naissance, monsieur ; vous me reprochez mon origine ; mais j’ai su me frayer un chemin en dépit de l’une et de l’autre ; j’ai donc le droit d’être plus fier que vous, et de me trouver plus de valeur.

– Comment vous reprocher ce que j’ignore, vous jeter des pierres que je n’ai pas dans la main ? Ce problème est digne d’intéresser un maître de pension. Est-ce tout ?

– Non, monsieur. Si vous croyez que ce jeune homme…

– Qui doit s’ennuyer d’attendre, dit poliment Eugène.

– Si vous croyez qu’il est sans appui, vous avez tort, mister Wrayburn. Je suis le protecteur et l’ami de Charles Hexam ; et vous ne tarderez pas à l’apprendre.

– En attendant, observa Eugène, il est toujours dans l’escalier.

– Vous avez cru n’avoir à faire qu’à un enfant sans expérience, et pouvoir agir comme bon vous semblerait. En faisant ce calcul déloyal, vous vous êtes trompé, monsieur. Ce n’est pas seulement à lui, mais à moi que vous devez répondre ; je le soutiendrai jusqu’au bout et j’exigerai, s’il le faut, la réparation qui pourra lui être due. Je suis tout dévoué à sa cause, et ma main lui est ouverte.

– La porte aussi, dit Eugène ; singulière coïncidence.

– Je méprise vos faux-fuyants, monsieur ; je vous méprise vous-même, répliqua Bradley. Votre nature basse et vile me reproche l’infériorité de ma naissance, cela me fait vous apprécier à votre juste valeur. Mais si vous ne tenez pas compte de cette vérité et de ce qui vous a été signifié, vous me trouverez toujours aussi animé contre vous que s’il s’agissait pour moi d’un fait personnel et que vous me parussiez digne d’occuper ma pensée. » Ayant dit ces mots, il partit avec une raideur et une mauvaise grâce dont il avait conscience, tandis qu’Eugène le regardait avec une tranquillité pleine d’abandon ; et la lourde porte se referma sur son ardente colère.

« Un curieux monomane, dit Eugène ; il semble persuadé que tout le monde a connu ses parents. »

Lightwood, qui, par discrétion, s’était mis à la fenêtre, revint dans la chambre et se promena de long en large.

« Je crains, reprit Eugène, en allumant un nouveau cigare, que cette visite, mon cher, ne t’ait paru ennuyeuse. Si, comme dédommagement, il te plaisait d’aller chez lady Tippins, je m’engage à lui faire la cour.

– Eugène ! Eugène ! dit Mortimer en pressant le pas, tout cela me désole. Et dire que j’ai été si aveugle !

– Comment cela, cher ami ?

– J’aurais dû m’en douter, ce certain soir, lorsque, dans cette taverne du bord de l’eau, tu m’as demandé si je ne me sentais pas coupable de trahison en pensant à cette jeune fille.

– Je crois me rappeler cette phrase, dit Eugène.

– Et que sens-tu maintenant quand tu penses à elle ? reprit Mortimer. »

Au lieu de répondre à cette question, Eugène tira quelques bouffées de son cigare, et dit simplement :

« Il n’y a pas, dans toute la ville de Londres, de jeune fille qui vaille mieux qu’elle, pas de meilleure et de plus pure ni dans ma famille, ni dans la tienne.

– Je te l’accorde ; après ?

– Ah ! voilà, dit-il en regardant Mortimer d’un air d’incertitude ; c’est l’énigme que j’avais renoncé à résoudre.

– As-tu l’intention de l’abandonner après l’avoir séduite ?

– Non, cher ami.

– Songes-tu à l’épouser ?

– Non.

– As-tu le projet de retourner chez elle ?

– Mon cher, je n’ai aucun projet, aucune intention, je n’en ai jamais eu, je suis incapable d’en avoir. Si je faisais un projet quelconque, il ne me resterait plus de force pour le réaliser.

– Eugène ! Eugène !

– Ne prends pas cet air funèbre et ne me fais pas de reproche, mon ami… Je ne sais pas te répondre ; que puis-je faire de plus que d’avouer mon ignorance ? Rappelle-toi ce couplet qui, sous prétexte de gaieté, est bien ce que j’ai connu de plus triste :

Arrière la mélancolie ;

Ne permettons pas au chagrin

D’assombrir l’humaine folie ;

Et tous, gaiement, jusqu’à la fin,

Chantons tralla !

Ne chantons pas tralla, qui ne signifie rien ; mais chantons qu’il faut renoncer à deviner cette énigme.

– Es-tu vraiment en relation avec cette jeune fille, Eugène ? Tout ce que son frère a dit est-il vrai ?

– J’accorde ces deux points à mon honorable et savant ami.

– Qu’en arrivera-t-il ? Que vas-tu faire ? Où cela te conduira-t-il ?

– Est-ce que la manie interrogeante du maître de pension est contagieuse, Mortimer ? Tu es troublé par le besoin d’un cigare ; prends un de ceux-ci, je t’en conjure ; allume-le au mien, qui est d’un calme parfait : à merveille. Maintenant rends-moi justice ; avoue que je tâche de m’améliorer, et que nos ustensiles de ménage, dont tu parlais avec mépris, t’apparaissent sous un nouveau jour. Sachant ce qui me manque, je me suis entouré des objets qui peuvent me faire acquérir les vertus domestiques. Recommande-moi à leur salutaire influence et à la société fortifiante de mon meilleur ami. »

Ils étaient debout à côté l’un de l’autre, enveloppés tous les deux dans un léger nuage de fumée. « Ah ! dit Mortimer d’une voix affectueuse, que je voudrais que tu pusses répondre à mes trois questions : Que va-t-il arriver ? Que vas-tu faire ? Où cela te conduira-t-il ?

– Cher ami, répliqua Eugène en poussant la fumée pour que l’autre vît mieux la franchise qui se peignait sur son visage, crois-moi, je te répondrais si c’était possible ; mais il faudrait pour cela que j’eusse trouvé ce que je ne cherche même plus. Et se frappant le front et la poitrine : « Devinez, devinette ; me direz-vous ce que cela peut être ? Non, sur mon âme, je ne peux pas, et j’y renonce. »

VII. Pacte amical §

La nouvelle position de mister Boffin a tellement changé les habitudes de celui-ci, que la lecture de la décadence impériale se fait à présent le matin et dans l’hôtel éminemment aristocratique. Il y a cependant telles circonstances où le boueur doré, cherchant un refuge contre les caresses de la fashion, se présente le soir au Bower afin d’anticiper sur les faits du lendemain ; et là, sur le vieux banc comme autrefois, il suit la fortune déclinante de ces anciens maîtres du monde, qui en sont maintenant réduits à leurs dernières ressources.

Plus digne du poste qu’il occupe ou moins bien rétribué, mister Wegg se féliciterait de ces visites, qu’il eût trouvées flatteuses ; mais en sa qualité de mystificateur généreusement payé, il en éprouve du ressentiment. C’est la règle commune ; le serviteur incapable, quel que soit le maître qu’il ait à servir, en veut toujours à celui qui l’emploie. Même parmi ces nobles êtres, nés Gouvernants et Honorables, ceux qui ont montré le plus d’incapacité dans les places les plus hautes, n’ont jamais manqué de faire l’opposition la plus vive à qui se servait d’eux, et de manifester leur mauvais vouloir soit par le soupçon et la calomnie, soit par une plate insolence. Ce qui est vrai du serviteur public à l’égard de son maître, ne l’est pas moins en tout lieu du serviteur privé.

Depuis que Silas Wegg a pénétré dans notre maison, ainsi qu’il nomme l’hôtel dont le coin l’a vu si longtemps sans abri ; depuis qu’il sait que, dans ses moindres détails, elle diffère absolument de l’idée qu’il s’en était faite, cet homme aux vues subtiles, non moins pour se dédommager de son erreur que pour ne pas se démentir, affecte des airs mélancoliques en songeant au passé, comme si la maison et lui avaient déchu du rang qu’ils occupaient.

« Oui, monsieur, dit-il à Boffin en hochant la tête d’un air triste et rêveur, c’était là notre maison. L’hôtel patrimonial d’où j’ai vu tant de fois sortir, et où j’ai vu tant de fois rentrer miss Élisabeth, maître Georges, tante Jane, oncle Parker, ces illustres personnages (dont il a inventé le nom) ! Faut-il donc qu’elle en soit arrivée là ! Bonté divine ! »

Il y a tant de douleur dans ses lamentations, que l’excellent Noddy prend une part réelle à son chagrin, et se demande si, en achetant cette maison, il n’a pas fait à ce pauvre ami un tort irréparable.

Deux ou trois entrevues diplomatiques où il a déployé la plus grande finesse, tout en disant avec indifférence que c’était le hasard qui l’amenait à Clerkenwell, ont permis à Silas de conclure son marché avec mister Vénus.

« Rapportez-moi au Bower samedi soir, a dit mister Wegg après cette conclusion ; et si une goutte de Jamaïque peut vous plaire, je ne suis pas homme à vous le reprocher ; nous passerons la soirée ensemble.

– Vous savez, monsieur, a répondu l’autre, que je suis d’une triste compagnie ; néanmoins il sera fait selon votre désir. »

C’est pour cela que le samedi soir mister Vénus sonne à la porte du Bower. La porte ouverte, mister Wegg aperçoit sous le bras de l’arrivant une espèce de bâton, enveloppé de papier brun, et fait cette remarque d’un ton sec : « Je pensais que vous auriez pris un cab.

– Non, monsieur, répond Vénus ; porter un paquet n’est pas au-dessus de moi.

– Certes, réplique Silas, qui ne témoigne pas entièrement son déplaisir ; mais certains paquets sont au-dessus d’un pareil transport.

– Voici votre emplette, mister Wegg, dit poliment Vénus en lui tendant le paquet ; je suis heureux de la rapporter à la source d’où elle émane. »

Silas Wegg le remercie. « Maintenant ajoute-t-il, que c’est une affaire faite, je peux vous dire, en ami, que si j’avais consulté un avocat, il est possible que vous eussiez été contraint de me rendre ça purement et simplement. C’est un point de droit que je vous soumets.

– Y pensez-vous, mister Wegg ? c’est un achat loyal, après marché débattu.

– On ne peut pas trafiquer de chair humaine dans ce pays, mister Vénus, reprend Silas en hochant la tête. Pouviez-vous acheter des os ?

– Légalement parlant ? demande Vénus.

– Oui, répond Silas.

– En matière de droit, je ne suis pas compétent, réplique l’anatomiste, qui rougit et dont la voix s’élève ; mais je peux juger du fait, et, comme tel, j’aurais dû… faut-il continuer, monsieur.

– À votre place, j’en resterais là, dit Wegg d’un ton conciliant.

– J’aurais dû exiger le prix de cet objet avant de m’en dessaisir. Je ne sais pas ce que dit la loi, mais je suis certain du fait. »

Comme Vénus est irritable, sans doute en raison de ses chagrins, et qu’il n’entre pas dans les vues de Silas de l’aigrir, celui-ci ajoute avec douceur : « Je ne disais cela que par manière de parler ; une simple question, une harpothèse.

– Veuillez plutôt, répond Vénus, en faire une acquithèse ; je vous avoue franchement que je n’aime pas vos manières de parler. »

Passant alors du froid pénétrant de la cour dans la salle de mister Wegg, où brillent un bon feu et la clarté du gaz, mister Vénus s’adoucit et fait compliment à son hôte de la maison qu’il occupe.

« Je vous l’ai toujours dit, poursuit-il, si vous avez le pied au Bower, vous êtes dans une belle passe.

– Je ne me plains pas, répond l’autre avec un soupir ; mais, vous le savez, il n’y a pas d’or sans alliage. Approchez-vous du feu, assoyez-vous, et faites-vous un grog. Voulez-vous jouer un petit air de pipe ?

– Je n’y suis pas très-fort, réplique Vénus ; mais je vous accompagnerai d’une ou deux bouffées de temps à autre. »

Mister Vénus mêle un peu de rhum à son eau chaude ; mister Wegg en fait autant. Vénus allume et jette une ou deux bouffées ; mister Wegg allume et la fumée tourbillonne.

« Vous disiez, reprend Vénus, que votre or n’était pas sans alliage ?

– Profond mystère ! retourne Wegg. Il m’est pénible de songer que les anciens habitants de cette demeure ont péri de mort violente ; et qu’on ignore qui les a fait disparaître.

– Auriez-vous quelque soupçon, mister Wegg ?

– Non ; je sais qui a profité du crime ; voilà tout. »

Ayant dit ces paroles, Silas Wegg reprend sa pipe, et regarde le feu. Son visage exprime la ferme résolution de ne pas manquer de charité ; on dirait qu’il a saisi par la jupe cette vertu théologale au moment où elle croyait de son devoir de le fuir, et qu’il la retient malgré elle.

« Je pourrais bien, dit-il, communiquer certaines observations, mais je les garde pour moi. Voilà une immense fortune qui tombe du ciel à une personne qui ne doit pas être nommée. Voici, d’autre part, une petite allocation, tant par semaine, qui me tombe des nues, augmentée, il est vrai du chauffage et de l’éclairage. Lequel de nous deux est supérieur à l’autre ? Ce n’est pas celui dont je tairai le nom ; mais je me soumets. Je prends mon allocation et mon chauffage ; lui sa fortune ; ainsi va le monde.

– Ah ! mister Wegg, ce serait bien heureux pour moi, si je pouvais accepter les coups du sort avec ce calme-là.

– Voyez, reprend Silas, avec un geste oratoire de sa pipe et de sa jambe de bois, dont l’élan manque de le renverser, voyez encore (et cette fois cela m’indigne), celui qui ne doit pas être nommé est un être crédule ; on s’empare facilement de son esprit, et c’est ce qui a été fait. Il m’avait à sa droite, où je comptais sur un avancement fort naturel ; peut-être penserez-vous que je l’avais mérité ? » Murmure affirmatif. « Eh ! bien, il me laisse à ma place ; et met au-dessus de moi un étranger dont les flatteries lui ont tourné la tête. Lequel des deux, pourtant, a le plus de valeur ? Qui fait de la poésie ? Qui se mesure avec les Romains, civils et militaires, jusqu’à en être enroué, comme si on n’avait été nourri que de sciure de bois depuis sa première enfance ? Je vous le demande ; est-ce moi, ou cet étranger ? Cependant la maison lui est ouverte à tout moment du jour ; il y a sa chambre. Et sur quel pied l’a-t-on mis ? Il touche par an un millier de livres. Tandis qu’on me relègue au Bower, où l’on vient me trouver, comme un vieux meuble, quand on a besoin de moi ; ce n’est pas le mérite qui l’emporte. Ainsi va le monde ? J’en fais l’observation, parce qu’il m’est impossible de ne pas le voir : j’ai un œil auquel rien n’échappe ; mais ce n’est pas pour me plaindre. Vous connaissiez le Bower, mister Vénus ?

– Jamais je n’en avais franchi le seuil.

– Mais vous êtes venu jusque-là ?

– Oui, mister Wegg ; j’ai même regardé plus d’une fois dans la cour, avec curiosité.

– Avez-vous aperçu quelque chose ?

– Rien que les tas d’ordures, mister Wegg. »

Toujours préoccupé de ce qu’il cherche, Silas promène ses yeux dans la chambre et les roule autour de Vénus, comme s’il y avait chez celui-ci quelque chose à découvrir.

« Cependant, reprend-il, on pourrait croire, qu’étant lié aux mister Harmon, vous n’avez pas été sans lui faire des visites ; la politesse l’exigeait, et vous êtes naturellement poli.

– C’est vrai, répond Vénus, en clignant ses yeux fatigués, et en faisant courir ses doigts dans sa tignasse poudreuse, j’étais d’humeur sociable avant d’être aigri par une certaine réponse ; vous savez à quoi je fais allusion. Depuis lors j’ai perdu toute amabilité ; je n’ai plus que du fiel.

– Vous n’avez pas tout perdu, mister Vénus, dit le littérateur avec condoléance.

– Si, monsieur ; tout absolument. On peut trouver cela insensé ; mais je suis capable de me jeter sur mon meilleur ami, aussi bien que sur un autre ; et même, c’est lui que j’attaquerai de préférence. »

Faisant une passe instinctive avec sa jambe de bois pour se protéger contre Vénus, qui s’est levé subitement en disant ces paroles, mister Wegg tombe sur le dos avec sa chaise, et se disloque. Il est relevé par le misanthrope inoffensif qui a provoqué sa chute, et il se frotte la tête.

– Vous avez perdu l’équilibre, mister Wegg, dit Vénus en lui tendant sa pipe.

– Il y a de quoi, grommelle Silas ; quand un homme qui vous fait une visite se conduit comme un diable à surprise, et s’échappe de sa boîte au moment où l’on ne s’y attend pas…

– Je vous demande pardon, mister Wegg ; je suis tellement aigri !

– Je le sais bien ; mais corbleu ! un homme qui se possède peut être aigri et rester sur sa chaise. Si la personne qui vous irrite n’aime pas les os, moi je n’aime pas les bosses, dit Wegg, en se frictionnant.

– Je ne l’oublierai pas, monsieur.

– Vous serez bien bon ; je vous en saurai gré. » Mister Wegg se calme peu à peu ; il abandonne l’ironie, et reprend sa pipe. « Vous parliez de mister Harmon, dit-il, comme de l’un de vos amis.

– Non, monsieur ; ami n’est pas le mot. Je le voyais quelquefois ; et de temps en temps nous faisions une petite affaire ensemble. Il était toujours à fureter dans ses ordures, à examiner, à questionner, mais ne répondant jamais : aussi cachotier qu’il était curieux.

– Cachotier ! s’écrie Wegg d’un air avide.

– Il en avait l’air, répond Vénus.

– Ah ! s’écrie mister Wegg en jetant de nouveau les yeux autour de la salle. Et que trouvait-il dans les ordures ? Lui avez-vous entendu dire, mon cher ami, comment il s’y prenait pour faire ses découvertes ? Quand on vit sur les lieux, on aimerait à le savoir. Était-ce par le haut qu’il attaquait ses monticules, ou bien par la base ? Procédait-il en sondant (Silas accompagne ces mots d’une pantomime expressive), ou creusait-il en différents endroits ?

– Je ne vous dirai ni l’un ni l’autre, mister Wegg.

– En bon camarade, Vénus ! un peu de rhum ; pourquoi ni l’un ni l’autre ?

– Parce que je suppose que c’est en faisant le triage des balayures, et en les passant à la claie ; tous les monticules, vous savez, sont passés et triés.

– Nous les verrons ensemble, et vous me direz votre opinion. Un nouveau grog, mister Vénus. » Chaque fois qu’il répète ces mots, Silas Wegg, sautillant sur sa jambe de bois, rapproche sa chaise de celle de l’anatomiste. « Demeurant sur les lieux, comme je le disais tout à l’heure, reprend-il quand son hôte a fini de manipuler son grog, j’aimerais à savoir, – dites-moi cela comme à un frère, – si en même temps qu’il faisait des trouvailles dans ses tas d’ordures, il n’y cachait pas certaines choses.

– Cela devait être, » répond Vénus.

Mister Wegg met ses lunettes, et regarde Vénus avec admiration. « Vous, qui êtes mon semblable, et dont je prends la main aujourd’hui pour la première fois, ayant négligé, d’une manière incompréhensible, ce témoignage d’une confiance sans borne qui unit l’homme à un autre homme, dit Silas en tenant la main de Vénus, dites-moi, en cette qualité, la seule dont je veuille me prévaloir, car je méprise tous les liens inférieurs qui m’attachent à cette noble créature dont le front est dressé vers le ciel, et que j’appelle mon frère, dites-moi, au nom de ce titre affectueux, que pensez-vous, mister Vénus, que le vieil Harmon ait caché ?

– Ce n’était qu’une simple supposition, répond l’autre.

– La main sur la conscience » (elle est sur le grog ; mais l’apostrophe n’en est pas moins pressante) « expliquez-vous, mister Vénus, et faites-moi part de votre supposition.

– Monsieur, répond lentement l’homme aux squelettes, après avoir avalé son grog, c’était un de ces vieux gentlemen à profiter des occasions que peut fournir un lieu comme celui-ci, pour y déposer en secret de l’argent, des valeurs, peut-être des papiers.

– En homme qui a toujours fait l’ornement de l’humanité (Silas Wegg reprend la main de Vénus, et l’étend comme s’il voulait dire la bonne aventure), en homme auquel le poëte songeait peut-être lorsqu’il écrivait ce passage d’une poésie nationale :

Arrête, la barre au vent, serre-le de près ;

Bout de vergue à bout de vergue oppose.

De nouveau, je te crie, mister Vénus, donne-lui une autre dose.

À l’abordage, monsieur ! autrement il s’enfuirait.

En homme que l’on doit tenir pour un chêne britannique, oui monsieur, car tel vous êtes, expliquez-moi cette parole ; qu’entendez-vous par ces papiers ?

– Si l’on considère, répond Vénus, que le vieux gentleman avait brisé toute relation avec ses proches, fermé son cœur à tout sentiment naturel, on en vient à penser qu’il a dû faire un certain nombre de testaments et de codiciles. »

La main du littérateur s’abaisse et frappe celle de Vénus avec un bruit pareil au claquement de langue des gourmets. « Jumeaux d’opinion, comme de sentiment ! s’écrie Silas avec enthousiasme. Un nouveau grog, mister Vénus. »

Le littérateur, dont la jambe de bois et la chaise sont maintenant tout près de l’homme aux squelettes, fait rapidement un mélange de rhum et d’eau chaude pour Vénus et pour lui. Il présente l’un des verres à l’artiste, prend le sien, en touche le bord de l’autre, le porte à ses lèvres, le repose sur la table ; et mettant ses deux mains sur les genoux de son visiteur, il lui parle en ces termes : « Ce n’est pas, mister Vénus, que je me plaigne d’être mis à l’écart pour cet étranger, bien que je n’aie pas plus d’estime pour lui que pour une pratique insolvable. Ce n’est pas par intérêt, bien que l’argent soit une bonne chose et que je ne sois pas assez orgueilleux pour dédaigner quelque profit ; c’est par amour pour la morale. »

Mister Vénus, dont les yeux rouges clignent tout à coup, demande à mister Wegg ce qu’il veut dire.

« Je parle d’un petit arrangement à faire entre nous ; vous le voyez d’ici.

– Jusqu’à présent je ne vois rien, mister Wegg.

– Si quelque chose doit être découvert, mon cher Vénus, découvrons-le ensemble. Convenons amicalement de nous associer pour les recherches ; convenons amicalement de partager les profits. Et cela, par amour pour la morale, ajoute Silas d’un ton rempli de noblesse.

– Alors, répond Vénus en relevant les yeux, après avoir médité un instant, les mains dans sa chevelure, comme s’il ne pouvait fixer son attention qu’en se tenant la tête, si nous faisons quelque trouvaille, la chose se passera entre nous ; et le secret devra être gardé : n’est-ce pas comme cela qu’il faut l’entendre ?

– Cela dépendra, mister Vénus. Supposez que ce soient des espèces, de l’argenterie, ou des bijoux, il est évident que cela nous appartiendra. »

Vénus se frotte le sourcil d’un air dubitatif.

« Rien de plus juste, reprend Silas ; car autrement ces objets, restant ignorés, seraient vendus avec les ordures qui les renferment, et l’acquéreur se trouverait en possession d’une chose qu’il n’aurait pas achetée, ce qui blesserait la morale.

– Supposons que ce soit des papiers ? dit l’homme aux squelettes.

– D’après leur contenu, répond vivement le littérateur, nous les offririons à ceux qu’ils pourraient concerner.

– Par amour pour la morale, mister Wegg ?

– Toujours, mister Vénus. Si après cela les personnes à qui nous les aurions cédés en faisaient mauvais usage, ce serait leur affaire. J’ai sur vous, monsieur, une opinion qu’il n’est pas facile d’exprimer. Depuis le soir où je vous ai vu noyant dans le thé votre esprit si vaste, j’ai senti que vous aviez besoin d’être stimulé par un intérêt puissant ; or, vous trouverez dans la proposition que je vous fais, un but assez glorieux pour réveiller votre énergie. »

Le littérateur expose le projet qui l’occupe, et s’étend sur les qualités que le monteur de squelettes apporterait dans cette recherche : une patience à toute épreuve, l’habitude d’un travail délicat, le talent de réunir de petites parcelles et d’en composer un tout, la connaissance des divers tissus, les vagues indications qu’il a déjà, et qui peuvent amener les découvertes les plus importantes.

« Moi au contraire, ajoute Silas, je ne conviens nullement à ce genre d’opération. Que je veuille sonder ou creuser, j’ai la main trop lourde pour le faire sans qu’il en reste des traces. Avec vous, mister Vénus, ce serait bien différent. »

Silas fait en outre observer, d’un air modeste, qu’une jambe de bois n’est pas apte à monter aux échelles, ni à siéger sur un perchoir quelconque ; puis, lorsqu’il s’agit de le promener sur une colline poudreuse, ce membre fictif a l’inconvénient d’enfoncer profondément, et de cheviller son propriétaire à l’endroit où il se pose. Mister Wegg rappelle ensuite cette particularité phénoménale, que c’est de la bouche de Vénus qu’il a entendu parler pour la première fois de cette croyance populaire aux trésors cachés dans des tas d’ordures ; croyance, qui certainement, n’existe pas sans cause. Enfin, revenant à la morale, dont l’intérêt lui est cher, il pressent la découverte de quelque objet qui pourrait accuser mister Boffin ; car il faut bien l’admettre, on ne peut pas le nier, c’est lui qui a profité du meurtre. Il prévoit déjà que ce criminel sera livré par les auteurs de la découverte ; et cela, dit-il, en insistant sur ce point, sans nul souci de la récompense, qu’ils accepteront cependant, pour ne pas manquer aux principes.

L’artiste, dont la chevelure poudreuse représente deux oreilles de chien, a prêté la plus grande attention aux paroles précédentes. Le littérateur, qui a fini son exposé, ouvre les bras comme pour témoigner de la pureté de ses désirs, et les referme en attendant une réponse. Mister Vénus attache sur lui ses yeux clignotants, et garde le silence.

« Je vois, dit enfin celui-ci, que vous avez déjà essayé, et que vous n’avez découvert que les difficultés de l’entreprise.

– Essayé n’est pas le mot, répond Silas Wegg. À peine ai-je effleuré les monticules ; à peine, mister Vénus.

– Assez, toutefois, pour voir que la chose est difficile. »

Le littérateur fait un signe de tête.

« Je ne sais que vous répondre, mister Wegg, reprend l’artiste après un instant de réflexion.

– Consentez, réplique naturellement la jambe de bois.

– Si je n’étais pas aigri, je dirais non, mister Wegg ; mais dans ma situation morale, poussé à la folie et au désespoir, je suppose que c’est oui. »

Mister Wegg saisit les deux verres, en présente un à Vénus, trinque de nouveau, et boit en lui-même à la santé de la jeune fille, qui a poussé l’autre à ce désespoir avantageux. Les articles du pacte amical sont répétés plusieurs fois, et mutuellement acceptés. Ils se résument par ces trois mots : discrétion, fidélité, persévérance. Mister Vénus pourra venir à toute heure au Bower afin de s’y livrer à ses recherches ; on prendra toutes les précautions indispensables pour ne pas éveiller l’attention des voisins.

« J’entends marcher ! dit Vénus.

– Où cela ? demande Wegg en tressaillant.

– Dans la cour… Pst ! »

Une poignée de main a ratifié le contrat ; les associés changent de conversation ; ils reprennent leurs pipes, et allongés sur leurs chaises, ils fument tous les deux en causant. Impossible d’en douter : c’est bien un bruit de pas ; ce bruit approche de la fenêtre, et l’on frappe au carreau.

« Entrez, » crie mister Wegg. Il veut dire faites le tour, et passez par la porte ; mais une main soulève le châssis de la vieille fenêtre en guillotine ; et, se détachant sur le fond obscur de la nuit, une figure d’homme regarde dans la salle. « Mister Wegg est-il là ? Ah ! pardon je l’aperçois. »

L’intrus se fût présenté de la façon ordinaire, que sa visite aurait fait éprouver un certain malaise aux complices ; mais cette tête, qui apparaît tout à coup, surgissant des ténèbres, les impressionne vivement, surtout Vénus. Il dépose sa pipe, se rejette en arrière, et regarde le visiteur avec effroi, comme s’il voyait son bébé hindou sorti du bocal pour venir le chercher. « Bonsoir, mister Wegg, reprend le trouble-fête. La porte d’entrée ne ferme plus ; vous aurez la bonté d’y voir.

– N’est-ce pas mister Rokesmith ? balbutie le littérateur.

– Lui-même ; ne vous dérangez pas, mister Wegg ; je n’ai qu’un mot à vous dire. Bien que la porte fût ouverte, j’ai eu d’abord envie de sonner, pensant que vous pouviez avoir un chien ; mais je n’ai pas voulu vous déranger inutilement.

– Je voudrais en avoir un qui vous eût étranglé, murmure Silas Wegg en se levant, le dos tourné à la fenêtre. Pst : le flatteur dont je vous parlais, mister Vénus.

– Est-ce quelqu’un de ma connaissance, mister Wegg ? demande le secrétaire.

– Non, monsieur ; c’est un de mes amis qui vient me voir quelquefois.

– Mille pardons mister Wegg ; mais mister Boffin m’a prié de vous dire, en passant, de ne jamais l’attendre. Il serait désolé de vous faire rester chez vous sous prétexte qu’il peut venir. Vous imposer un sacrifice quelconque n’est pas dans ses intentions ; il aime mieux courir la chance de ne pas vous rencontrer. » Le secrétaire souhaite le bonsoir, ferme la fenêtre, et disparaît. Les deux amis écoutent s’éloigner le bruit de ses pas, et entendent la porte de la cour se refermer derrière lui.

– Et voilà pour quel homme j’ai été mis de côté ! dit Silas Wegg. Que pensez-vous de cet être-là, mister Vénus ? »

Celui-ci apparemment n’en pense rien de bien clair, car tous ses efforts pour trouver une réponse n’aboutissent qu’à ces mots : « Il a un air singulier.

– Vous voulez dire un air double, reprend Silas avec amertume. Un caractère faux, mister Vénus ; un esprit ténébreux.

– Y a-t-il quelque chose contre lui ? demande l’artiste.

– Quelque chose, monsieur ! Ah ! j’éprouverais un bien grand soulagement, si, n’étant pas l’esclave de la vérité, je pouvais me dispenser de répondre. Ce n’est pas quelque chose, mister Vénus ; c’est tout qui est contre lui. »

Voyez dans quelles absurdités ces autruches sans plume se cachent la tête pour ne pas voir ce qui les inquiète : c’est pour Silas Wegg une satisfaction indicible de se coiffer de cette idée que le secrétaire de Boffin a l’esprit ténébreux. « Penser que par cette nuit resplendissante, dit-il en reconduisant son associé jusqu’au portail (ils ont multiplié les grogs au point d’en être plus irrités que jamais), penser que d’indignes flatteurs, des esprits ténébreux marchent sous le ciel étoilé comme s’ils étaient honnêtes !

– Le spectacle de ces orbes, répond Vénus en regardant les étoiles (ce qui fait tomber son chapeau), rappelle douloureusement à mon esprit ces paroles navrantes : Qu’Elle ne veut pas être considérée…

– Je sais, interrompt mister Wegg en lui serrant la main ; n’en dites pas davantage. Mais pensez combien la vue de ces astres doit augmenter en moi le sentiment, qui m’anime contre celui qu’il est inutile de nommer. Ce n’est pas que je sois méchant ; mais que de souvenirs dans l’éclat de ces étoiles ! Savez-vous ce qu’elles rappellent, mister Vénus ?

– Oui, répond l’autre ; elles rappellent ces mots, écrits de sa propre main : Qu’Elle ne veut pas…

– Non, monsieur, interrompt Silas avec dignité. Les souvenirs qui brillent dans ces astres proviennent de notre maison, de tante Jane, de maître Georges, de miss Élisabeth, d’oncle Parker ; tous maintenant dispersés, offerts en sacrifice au mignon de la fortune, au ver de terre, favori de l’heure présente ! »

VIII. Enlèvement innocent §

Le mignon de la fortune, le ver de terre, le favori de l’heure présente, ou pour parler un langage plus simple, Nicodème Boffin Esquire, avait fini par s’accoutumer à sa riche demeure, autant qu’il devait jamais l’être. Il ne se dissimulait pas que c’était pour lui comme un fromage aristocratique et patrimonial, qui, beaucoup trop considérable pour sa consommation, nourrissait un amas de parasites ; mais il regardait ce tribut, prélevé sur sa fortune, comme une espèce de taxe héréditaire dont ses biens étaient grevés, et il s’y résignait d’autant mieux que mistress Boffin et miss Wilfer semblaient dans le ravissement. Il faut dire que Bella était pour eux une acquisition précieuse ; beaucoup trop jolie pour n’être pas séduisante partout, elle avait trop de pénétration pour ne pas se mettre au niveau de sa nouvelle existence. Y avait-elle gagné sous le rapport du cœur ? la chose n’était pas certaine ; mais que son goût et ses manières se fussent améliorés, ce n’était douteux pour personne. Elle commença donc l’éducation de missis Boffin, et alla jusqu’à souffrir des fautes de cette dernière, comme si elle en avait été responsable. Non pas que l’aimable créature pût jamais rien faire de grave, même aux yeux des autorités mondaines qui la fréquentaient, et qui, d’un commun accord, trouvaient les Boffin d’une « vulgarité ravissante. » Mais l’excellente femme faisait-elle un faux pas sur la glace où les enfants de la Podsnaperie sont contraints de patiner, miss Bella en éprouvait uns confusion non moins grande que si elle-même fût tombée devant les artistes les plus habiles dans ce genre de patinage.

Miss Wilfer était trop jeune pour examiner de près la situation qui lui était faite ; et l’on ne devait pas s’attendre à ce qu’elle pût juger du plus ou moins de convenance et de stabilité qu’offrait cette position. Enfin comme elle avait toujours murmuré contre le sort qu’elle avait eu dans sa famille, à une époque où elle ne connaissait pas d’autre manière de vivre, il n’était pas étonnant qu’elle préférât sa nouvelle résidence à la maison paternelle.

« Un homme précieux, » dit mister Boffin, deux ou trois mois après son installation dans la demeure aristocratique. « Un homme d’une valeur inestimable ; mais je ne le comprends pas. » Il s’agissait de Rokesmith ; et Bella, ne le comprenant pas davantage, trouva le sujet assez intéressant.

« Impossible d’être plus dévoué à mes affaires, continua Boffin ; il s’en occupe à toute heure, et en fait plus à lui seul que cinquante hommes de loi. On ne peut douter de l’intérêt qu’il me porte ; et cependant il y a chez lui de ces manières d’être qui vous barrent le chemin, de ces choses qui vous arrêtent court, au moment où vous croyez pouvoir le suivre et lui prendre le bras pour faire un tour de promenade.

– Puis-je savoir ce que vous voulez dire, monsieur ? demanda Bella.

– Certainement, répondit Boffin ; ainsi, par exemple, il ne veut voir personne, excepté vous. Quand nous avons du monde, je voudrais le faire dîner avec la compagnie ; eh bien ! non ; impossible de l’obtenir.

– S’il se croit trop grand seigneur pour cela, dit la jolie miss, avec un léger mouvement de tête, je le laisserais tranquille.

– Non, répondit Boffin d’un air pensif. Il ne se croit pas au dessus de nous.

– Peut-être, alors, se regarde-t-il comme inférieur ; c’est son affaire, dit la jeune fille.

– Ce n’est pas cela non plus, répliqua le brave homme. Non, reprit-il après un instant de réflexion ; Rokesmith est modeste ; mais il ne se croit pas inférieur aux gens qui viennent ici.

– Qu’est-ce qui l’empêche d’accepter alors ? demanda Bella.

– Je veux être pendu si je le sais. Dans les premiers temps, mister Lightwood paraissait être le seul qu’il ne voulût pas voir ; à présent c’est tout le monde. »

« Oh ! pensa miss Bella : en vérité ! j’y suis maintenant. » Mortimer Lightwood avait dîné deux ou trois fois chez les Boffin ; elle l’avait rencontré ailleurs, et elle était bien sûre d’avoir attiré son attention. « C’est un peu fort ! Un secrétaire, un locataire de Pa ! me prendre pour objet de sa jalousie ! »

Qu’elle eût tant de dédain pour le locataire de Pa était certainement bizarre ; mais il y avait des choses plus étranges que celle-là chez cette jeune fille doublement gâtée, par la pauvreté d’abord, ensuite par la fortune. Laissons toutefois ces anomalies s’arranger entre elles et s’expliquer d’elles-mêmes.

« C’est trop fort ! continua de penser la jolie miss, dont le mépris allait croissant. Ce locataire, avoir de pareilles prétentions ; et tenir à distance des gens qui pourraient convenir ! Trop fort, en vérité, que les circonstances soient justement favorables à un simple secrétaire, qui demeure chez Pa ! »

Il n’y avait cependant pas très-longtemps que miss Bella avait été vivement émue en découvrant que le locataire de Pa avait l’air de l’aimer. Il est vrai qu’à cette époque l’hôtel aristocratique et la couturière de missis Boffin n’étaient pas en jeu.

« Un personnage très-ennuyeux que ce secrétaire, pensait la jolie miss ; très-importun, en dépit de ses goûts de retraite. Toujours de la lumière dans son cabinet quand nous revenons de l’opéra, toujours auprès de la voiture pour nous donner la main. Toujours alors une joie impatientante sur le visage de missis Boffin ; et chez lui une satisfaction abominable, comme s’il était possible d’approuver ce qu’il se met dans la tête. »

Quelques jours après Rokesmith se trouva par hasard seul avec elle dans le salon. « Vous ne me donnez jamais de commissions pour votre famille, lui dit-il. Je serais heureux d’exécuter vos ordres à ce sujet-là.

– Je ne vous comprends pas, répondit Bella en laissant tomber ses paupières.

– Vous n’avez rien à faire dire à Holloway ? »

Elle rougit légèrement ; et ce fut d’un ton bref et hautain qu’elle demanda ce qu’il supposait qu’elle pût avoir à dire.

« De ces paroles affectueuses que vous leur envoyez de temps à autre, je n’en doute pas ; et dont il me serait très-agréable d’être le porteur ; vous savez, miss, que je vais là-bas tous les jours.

– Inutile de me le rappeler, monsieur. »

Elle avait mis trop de précipitation à lancer ce reproche, elle le comprit en voyant le regard de Rokesmith. « Ils m’envoient peu de ce que vous appelez des paroles affectueuses, dit-elle en se réfugiant dans un mauvais procédé.

– On me demande fréquemment de vos nouvelles, reprit le secrétaire ; et je donne celles que j’ai pu me procurer.

– J’espère qu’elles sont exactes, dit Bella.

– Si vous en doutiez, miss, je le regretterais vivement ; cela ne serait point en votre faveur.

– Oh ! monsieur, je n’en doute pas ; le reproche est juste, je l’ai mérité ; je vous demande pardon, mister Rokesmith.

– Je vous supplie de n’en rien faire ; et pourtant cela vous montre sous un admirable jour, répondit-il avec chaleur. Oubliez cette parole, miss, je vous en prie ; c’est moi qui sollicite mon pardon. Pour en revenir à ceux qui me demandent de vos nouvelles, peut-être supposent-ils que je vous rapporte ce qu’ils me disent à ce sujet ; mais comme vous ne me parliez pas d’eux, je craignais de vous importuner.

– J’irai demain les voir, monsieur, dit-elle en ayant l’air de s’excuser, comme s’il lui avait reproché son indifférence.

– Devrai-je leur en faire part ? demanda-t-il en hésitant.

– Comme vous voudrez, monsieur.

– En ce cas, j’annoncerai votre visite. » Il attendit un moment, dans l’espoir qu’elle prolongerait la conversation ; et voyant qu’elle ne disait rien il salua et partit.

Lorsqu’elle fut seule, miss Bella fut frappée de deux choses assez curieuses : la première c’est qu’elle se sentait l’air contrit ; la seconde c’est que l’intention d’aller voir sa famille ne lui était venue qu’au moment où elle en avait parlé à Rokesmith. « Qu’est-ce que cela signifie ? se dit-elle en elle-même ; il n’a sur moi aucune influence ; pourquoi me préoccuper d’un être dont je ne me soucie pas. »

Mistress Boffin ayant insisté pour que l’expédition du lendemain se fît avec la voiture, miss Bella se rendit chez elle en brillant équipage. Sa mère et sa sœur, qui, depuis la veille, se demandaient s’il en serait ainsi, et qui étaient cachées derrière le rideau pour la voir arriver, convinrent dès qu’elles aperçurent le coupé, de le laisser à la porte le plus longtemps possible pour l’édification des voisins. Puis elles descendirent dans la petite pièce où nous avons déjà vu la famille, et où ces dames accueillirent Bella avec la plus noble indifférence.

Le petit parloir était bien minable, l’escalier bien étroit, bien tortueux ; la petite maison et son contenu formaient un bien douloureux contraste avec l’hôtel aristocratique. « C’est à ne pas croire, se dit Bella, que j’aie pu vivre dans un pareil endroit. » La sombre majesté de la mère, la folle impertinence de la sœur n’amélioraient pas les choses. Bella aurait eu besoin d’encouragement, et n’en recevait de personne.

« Vous nous faites beaucoup d’honneur, dit la noble dame, en offrant aux lèvres de sa fille une joue aussi sympathique que le dos d’une cuiller. Vous trouvez sans doute que votre sœur a grandi, miss Bella ?

– Ma, vous avez raison de la gronder, elle le mérite, dit l’impétueuse cadette ; mais il est ridicule de parler de ma croissance, je ne suis plus d’âge à grandir.

– J’étais mariée que je grandissais encore, proclama l’auguste mère.

– C’est possible, répliqua Lavvy, mais il ne fallait pas dire cela. »

Le regard impérieux dont cette réponse fut accueillie, aurait pu décontenancer un adversaire moins brave ; mais il fut sans effet sur Lavinia ; et laissant sa noble mère prodiguer les coups d’œil enflammés, elle se retourna vers sa sœur : « Je suppose, lui dit-elle, que vous ne seriez pas déshonorée si je vous embrassais, Bella ? Vous allez bien ? Et vos Boffin, comment vont-ils ?

– Silence ! s’écria mistress Wilfer, je ne tolèrerai pas cette légèreté.

– Comment se portent vos Sbboffin alors, reprit Lavinia, puisque Boffin est trop léger.

– Taisez-vous, pie-grièche, dit la mère avec sévérité.

– Pie-grièche ou pivert, cela m’est bien égal, répondit Lavinia en secouant la tête. Je serais aussi volontiers l’une que l’autre ; mais je ne veux pas grandir après mon mariage.

– Vous ne voulez pas ! vous ne voulez pas ! répéta solennellement mistress Wilfer.

– Non, Ma, je ne veux pas ; rien ne m’y fera consentir. »

La dame agita ses gants, et prenant une voix pathétique : « Il fallait s’y attendre, soupira-t-elle ; une de mes filles me délaisse pour des gens orgueilleux et prospères ; une autre de mes filles me méprise, cela devait être : l’abandon a provoqué l’insulte. »

Ici Bella prit enfin la parole. « Mister et missis Boffin, dit-elle, sont prospères, sans aucun doute ; mais vous avez tort, Ma, de les traiter d’orgueilleux, car ils ne l’ont jamais été.

– Vous savez bien, reprit Lavinia, que mister et missis Boffin sont la perfection même ; il serait honteux de l’ignorer, Ma.

– En effet, répondit l’auguste mère, en accueillant avec courtoisie le retour de l’insolente, il paraît que nous sommes requis d’avoir cette opinion. Voilà pourquoi, Lavinia, j’ai blâmé la légèreté de vos paroles. Missis Boffin, dont la physionomie est telle que je ne puis y penser avec le calme convenable, missis Boffin et votre mère ne sont pas sur un pied d’intimité. On ne doit pas supposer un instant que ces gens-là osent parler de notre famille en disant les Wilfer ; je ne puis donc pas condescendre à dire les Boffin. Un pareil ton, nommez-le familiarité, légèreté, égalité, comme bon vous semblera, impliquerait un genre de relations qui n’existent pas entre nous. Ai-je su me faire comprendre ? »

Sans faire semblant d’avoir entendu cette question, qui, pourtant avait été posée avec une emphase et un geste oratoires dignes du barreau, Lavinia rappela à sa sœur qu’elle ne leur avait pas dit comment se portaient les gens dont elle lui avait demandé des nouvelles.

« C’est inutile, répondit Bella en étouffant son indignation ; ces gens-là, comme vous dites, sont trop bons et trop généreux pour qu’on les mêle à de pareils entretiens.

– Pourquoi y mettre des formes ? demanda mistress Wilfer d’une voix ironique ; la périphrase est polie ; mais à quoi bon ? Pourquoi ne pas dire ouvertement qu’ils sont trop au-dessus de nous ? L’allusion est facile à saisir ; il n’est pas besoin de déguiser votre pensée.

– Ma, répondit la jeune fille en frappant du pied, vous et Lavinia, vous feriez perdre patience à une sainte.

– Infortunée Lavvy ! s’écria la mère avec commisération, toujours attaquée, ma pauvre enfant ! »

Mais Lavvy, désertant de nouveau le parti maternel, riposta avec aigreur : « Ne me patronnez pas, Ma ; je me défendrai bien moi-même.

– Une chose m’étonne, reprit mistress Wilfer en s’adressant à Bella, qui, au fond, était moins intraitable que sa sœur, une chose m’étonne, c’est que vous ayez eu le temps, et le désir, de vous arracher à mister et à missis Boffin pour venir nous voir. C’est que nos faibles droits, mis en regard des liens puissants qui vous unissent à ces gens-là, aient eu quelque poids dans la balance. Je sens toute la gratitude que je dois éprouver de ce triomphe accidentel sur mister et missis Boffin. »

La bonne créature appuyait avec amertume sur la première lettre de ce nom détesté, comme si les torts de ceux qui le possédaient avaient été représentés par cette initiale, et qu’elle eût préféré de beaucoup les Doffin, les Moffin ou les Poffin.

« Vous m’obligez à vous dire, répliqua Bella, que je suis fâchée d’être venue, et que je ne remettrai les pieds chez vous que lorsque je serai sûre d’y trouver mon père. Il est assez généreux, lui, pour ne pas insulter mes bienfaiteurs ; assez délicat pour se rappeler l’espèce de lien qu’une position pénible a établi entre eux et moi. C’est lui que j’ai toujours préféré ; je l’aime mieux que vous tous ensemble, et ce sera lui que je préférerai toujours. » Ici Bella, ne trouvant pas de consolation dans sa délicieuse toilette, se mit à fondre en larmes.

« Ô Wilfer ! s’écria la noble Ma, en levant les yeux et en apostrophant le vide, quelle torture pour votre cœur, si vous étiez là, et que vous entendissiez diffamer en votre nom celle qui est votre épouse, la mère de vos enfants ! Mais quelle que soit l’amertume dont il juge à propos de m’abreuver, le Destin vous épargne cette épreuve. » Et mistress Wilfer se mit à fondre en larmes.

« Je déteste les Boffin, s’écria Lavvy à son tour ; je me moque pas mal d’être grondée ; je veux les appeler comme cela, les Boffin, les Boffin, les Boffin ! je les exècre ; ils ont mis Bella contre moi. Je le leur dirai en face, je le veux (ce qui n’était pas rigoureusement exact), je leur dirai qu’ils sont exécrables, odieux, infâmes, stupides ! » Et Lavinia se mit à fondre en larmes.

Tout à coup la porte de la rue se referma bruyamment, et l’on vit Rokesmith franchir la cour d’un pas rapide. « Laissez-moi aller lui ouvrir, dit mistress Wilfer en se levant avec résignation. Nous n’avons pas de salariés pour remplir cet office. D’ailleurs je n’ai rien à cacher. Si notre locataire voit sur mes joues les traces d’une émotion récente, qu’il les interprète à sa guise. »

Elle rentra quelques instants après, du pas majestueux dont elle était sortie, et fit cette proclamation d’une voix héraldique : « Mister Rokesmith est chargé d’un message pour miss Bella Wilfer. »

Le jeune homme suivit de près ces paroles, et vit naturellement que les choses allaient fort mal. Il feignit toutefois de ne pas s’en apercevoir, et s’adressant à miss Bella : « Mister Boffin, lui dit-il, avait l’intention de mettre ce petit paquet dans la voiture, et de vous prier de l’accepter par amitié pour lui. Mais vous êtes partie plus tôt qu’il ne pensait, et comme il en était désolé, je lui ai offert de réparer ce petit malheur. »

Bella prit l’objet qui lui était présenté et remercia Rokesmith.

« Nous nous sommes un peu querellées, dit-elle ; mais pas plus qu’à l’ordinaire. Vous connaissez les manières aimables que nous avons entre nous. Deux minutes plus tard vous ne m’auriez pas trouvée, j’allais partir. Adieu, Ma, adieu Lavvy. »

Un baiser à chacune ; et Bella se dirigea vers la porte. Rokesmith fit un mouvement pour la suivre ; mais l’auguste mère s’avança, et dit avec gravité : « Pardon ; permettez que j’use de mon privilége maternel, et que je reconduise ma fille à la voiture qui l’attend. »

Il s’excusa, et céda le pas à la noble dame. Ce fut vraiment un spectacle admirable que de voir mistress Wilfer ouvrir largement la porte de la rue, et les gants déployés, demander à haute voix : « Le domestique mâle de mistress Boffin ; » puis jeter au susdit laquais l’ordre suivant, d’un ton non moins digne que bref : « La voiture de miss Wilfer. » Et telle qu’un lieutenant de la Tour de Londres qui remet à qui de droit un prisonnier d’État, l’auguste dame laissa partir sa fille. L’effet de ce cérémonial, dont les voisins furent stupéfiés, se prolongea plus d’un quart d’heure, et s’augmenta de la présence de mistress Wilfer, qui, plongée dans une extase d’une sérénité sublime, passa tout ce temps-là sur le haut du perron.

Une fois dans la voiture, Bella ouvrit le papier qu’elle tenait à la main ; elle y trouva une bourse charmante, et dans celle-ci un billet de cinquante livres. « Quelle bonne surprise pour ce pauvre Pa ! dit-elle ; je vais aller le trouver dans la Cité. »

N’ayant pas l’adresse du magasin où travaillait son père, mais sachant que c’était aux environs de Mincing-Lane, elle se fit conduire au coin de cette ruelle obscure. Arrivée là, elle envoya le domestique mâle à la recherche de la maison Chiksey-Vénéering-et-Stobbles, avec la mission de dire à R. Wilfer qu’une dame l’attendait et serait enchantée de le voir. Ces paroles mystérieuses, tombées de la bouche d’un valet de pied, causèrent tant d’émotion dans le bureau des comptables qu’un jeune éclaireur fut immédiatement chargé de suivre Rumty, d’aller voir de quelle dame il s’agissait, et de revenir faire son rapport. L’émoi, comme on le pense bien, ne fit que s’accroître lorsque l’émissaire, revenu précipitamment, rapporta que la dame en question était une jeune fille, première catégorie, dans un coupé numéro un.

Rumty, lui-même, la plume derrière l’oreille, sous son chapeau rougi, arriva tout essoufflé à la portière de la voiture ; et il avait été pris par la cravate, attiré dans le coupé, à demi-étranglé, chaudement embrassé avant d’avoir reconnu sa fille. « Chère enfant ! Bonté divine ! balbutia-t-il enfin ; que tu fais donc une charmante lady ! Quelle jolie femme ! Miséricorde ! Je songeais à toi ; je pensais que tu étais ingrate, que tu oubliais ta mère et ta sœur.

– Je viens justement de les voir, cher Pa.

– Et comment as-tu trouvé ta mère ? demanda Rumty avec hésitation.

– Très-désagréable ainsi que Lavinia.

– Cela leur arrive quelquefois, dit le patient chérubin. J’espère que tu as été indulgente, ma toute belle ?

– Non, Pa ; j’ai été fort désagréable aussi. Peu importe, je vous emmène avec moi ; nous irons dîner quelque part.

– Ma chère, c’est inutile. J’ai mangé tout à l’heure une tranche de… si toutefois il est permis de proférer le nom d’un pareil mets dans cette voiture, une tranche de cervelas. » Rumty prononça le mot à voix basse, en jetant des yeux modestes sur la garniture jaune du coupé.

– Cela n’empêche pas, dit sa fille.

– Il est vrai, ma chère, que c’est quelquefois insuffisant, confessa Rumty, en se passant la main sur les lèvres. Mais quand des circonstances auxquelles vous ne pouvez rien mettent un obstacle invincible entre vous et le saucisson d’Allemagne, vous n’avez qu’une chose à faire, (il baissa de nouveau la voix par déférence pour le coupé) c’est de vous contenter de cervelas.

– Pauvre Pa ! Je vous en prie, venez avec moi ; nous finirons la journée ensemble. On vous le permettra bien ?

– Oui, ma chère ; je vais aller le demander.

– Auparavant, dit Bella, qui lui avait déjà pris le menton, lui avait ôté son chapeau, et lui relevait les cheveux comme elle faisait jadis, il faut avouer que si je parle à tort et à travers, comme une folle que je suis, jamais je ne vous ai manqué sérieusement.

– De tout mon cœur, chère petite. J’ajouterai seulement (il jeta un coup d’œil vers la portière) que d’être ainsi coiffé par une jolie femme dans un élégant équipage, arrêté au coin d’une rue, cela pourrait attirer l’attention. »

Elle éclata de rire et lui remit son chapeau. Mais quand elle le vit s’éloigner en trottinant, et que frappée de l’air minable de ses habits, elle songea à la résignation et à la douceur qu’il avait toujours montrées, elle ne put retenir ses larmes. « Je déteste ce secrétaire ! Avoir pensé que j’oubliais ce pauvre Pa ! Et cependant cela semblait un peu vrai, » se dit-elle en elle-même.

Bientôt reparut l’excellent homme, qui, dans sa joie d’avoir obtenu congé, avait l’air plus enfantin que jamais. « Enlevé du premier coup, chérie ! Pas la moindre observation. Vraiment c’est bien aimable !

– À présent, Pa, dites-moi où je pourrai vous attendre, pendant que vous allez me faire une commission ; car je vais renvoyer la voiture.

– Cela demande qu’on y réfléchisse. Tu es réellement si jolie, expliqua le chérubin, qu’il faut que ce soit un endroit paisible. » Après avoir réfléchi quelque temps, il indiqua les environs du jardin de Tower-Hill, près de Trinity-House. Ils y arrivèrent en cinq minutes ; et Bella, en renvoyant le coupé, chargea le domestique d’un billet au crayon pour missis Boffin, à qui elle annonçait qu’elle était avec son père.

« Maintenant, Pa, écoutez bien ce que je vais vous dire, et promettez moi d’être obéissant.

– Je te le jure, ma belle.

– D’abord, pas de réplique. Vous allez prendre cette bourse, vous irez dans le magasin de confection le plus rapproché ; vous y achèterez un habillement complet ; tout ce qu’il y aura de plus cher : le plus beau chapeau, la plus belle paire de bottes, cuir breveté, n’oubliez pas. Vous mettrez tout cela ; et vous viendrez me retrouver.

– Mais Bella…

– Prenez garde, Pa, dit-elle en le menaçant du doigt, vous avez juré d’obéir. » Les yeux du pauvre chérubin s’humectèrent ; Bella, qui elle-même avait les paupières humides, les sécha d’un baiser, et Rumty s’éloigna de nouveau.

Une demi-heure après il était revenu, et si brillamment transformé que, dans son admiration, Bella ne put s’empêcher de tourner vingt fois autour de ce pauvre père avant de lui prendre le bras. « Maintenant, dit-elle, en se serrant contre lui, il faut emmener cette jolie femme, et la faire dîner quelque part.

– Où cela, ma chère ?

– À Greenwich, répondit-elle bravement ; surtout ne manquez pas de lui offrir ce qu’il y aura de meilleur. »

Se dirigeant vers la Tamise, afin de prendre le bateau, il demanda timidement à Bella si elle n’aurait pas désiré que sa mère fût de la partie.

« Pas du tout ; je suis trop contente de vous avoir à moi toute seule. J’étais votre préférée ; je veux l’être encore. Ce n’est pas la première fois que nous nous sauvons pour nous promener ensemble ; vous rappelez-vous, cher Pa ?

– Si je me le rappelle ! Bien souvent le dimanche, lorsque ta mère était un peu…, tu sais, elle y est sujette, dit-il, après une petite toux.

– Oui, Pa ; et je crois bien n’avoir jamais été sage. Pauvre Pa ! comme j’étais mauvaise ! je me faisais toujours porter ; vous auriez dû me mettre à terre. Je vous obligeais à faire le dada, et à galoper quand vous auriez bien mieux aimé vous asseoir et lire votre journal. N’est-il pas vrai, cher Pa ?

– « Quelquefois. Mais seigneur ! la belle enfant ! et quelle aimable compagne !

– Aujourd’hui, je voudrais l’être pour vous, Pa.

– Tu es sûre de réussir, cher trésor. Tes frères et sœurs ont été mes compagnons, chacun à leur tour ; mais seulement jusqu’à un certain point. Ta mère a toujours été une de ces compagnes, qu’un homme quelconque aurait certainement… révérée ; et dont… il aurait dû… graver les paroles dans sa mémoire… afin de… de… de l’imiter, s’il…

– Si le modèle lui avait plu, dit Bella.

– Ou…i, fit le chérubin d’un air pensif ; ou peut-être s’il avait eu ce qu’il fallait pour cela. Suppose qu’un homme, par exemple, ait eu besoin de marcher constamment, toujours tout droit et de la même allure, ta mère devenait pour lui une compagne inappréciable. Mais qu’on ait simplement le goût de la promenade ; qu’on aime à flâner un peu, et que de temps en temps on veuille trotter, il sera très-difficile d’être au pas avec elle. Suppose encore, reprit-il après un instant de réflexion, qu’il faille traverser la vie sur un air quelconque, sur un seul, et qu’on vous ait attribué la marche funèbre de Saül. C’est un air admirable, parfaitement adapté à certaines circonstances, mais dont la mesure est difficile à garder dans le train des affaires quotidiennes. Quand on a travaillé depuis le matin, et qu’on rentre chez soi accablé de fatigue, s’il faut souper au son de cette musique sévère, ce que l’on mange vous pèse sur l’estomac. Si parfois on est d’humeur à s’égayer l’esprit en chantant une petite chanson ou en dansant une hornpipe, et que cette marche funèbre vous accompagne forcément, vos joyeux projets peuvent en être dérangés.

– Pauvre Pa ! murmura la jeune fille.

– Tandis qu’avec toi, ma belle, poursuivit le chérubin sans même songer à se plaindre, on est toujours d’accord, toujours.

– J’ai cependant bien peur d’avoir un mauvais caractère ; geignant sans cesse, et tant de caprices ! Je n’y avais jamais pensé ; mais tout à l’heure dans la voiture, quand je vous ai aperçu, pauvre Pa, je me le suis bien reproché.

– Non, chère enfant, non ; ne parle pas de cela. »

Un heureux homme que Pa dans ses habits neufs ! on le sentait à son babil. Tout bien considéré, peut-être ce jour-là était-il le plus beau qu’il eût jamais connu, sans même excepter celui où son héroïque épouse l’avait accompagné à l’autel au son de la marche funèbre.

La promenade sur la Tamise avait été délicieuse ; et la petite pièce où le dîner se trouvait servi, était un délicieux cabinet donnant sur la rivière. Le poisson, le vin, le punch étaient délicieux ; et Bella plus délicieuse que tout le reste ; mettant ce pauvre Pa en gaieté, le rendant expansif, et d’une manière charmante ; lui faisant demander les meilleures choses, sous prétexte que la jolie femme les désirait. Bref, agissant de telle façon que le chérubin ne se sentait pas d’aise, en songeant qu’il était le père d’une aussi adorable fille.

Assise à côté de lui, elle regardait les navires qui s’éloignaient avec la marée descendante, et à chacun d’eux c’était un voyage différent qu’elle faisait avec Pa. Tantôt celui-ci était propriétaire d’un massif charbonnier, à larges voiles, et se rendait à New-Castle, d’où il rapporterait des diamants noirs qu’il échangerait contre une fortune. Tantôt il partait pour la Chine sur ce beau trois mâts, et faisait un commerce d’opium qui le plaçait bien au-dessus de Chiksey-Vénéering-et-Stobbles. Puis il revenait de Canton avec des soieries et des châles sans nombre pour la toilette de sa fille. Tantôt le sort fatal de John Harmon était un rêve ; il débarquait sain et sauf, la jolie femme lui convenait à merveille, lui-même était charmant, et le voyage nuptial avait lieu sur cette barque élégante. Partout flottaient des banderoles ; un orchestre harmonieux était sur le pont, et Pa était installé dans la grande cabine. Tantôt ce pauvre John était bien mort, et un prince-marchand, d’une fortune colossale, avait épousé la jolie femme. Il était si riche, si riche que tout ce qui était sur la Tamise, voiliers et vapeurs, lui appartenait. Ses canots, ses barques de promenade formaient une véritable flotte ; et ce petit yacht insolent, avec sa grande voile blanche, portait le nom de Bella, en l’honneur de la jolie femme, qui, moderne Cléopâtre, avait une cour à bord. À Gravesend elle s’embarquait sur ce trois ponts majestueux ; le vaillant général, aussi riche que brave, dont cette fois elle était la femme, ne voulait pas entendre parler de victoire, s’il n’était pas près d’elle ; et soldats et marins, jacquettes bleues et habits rouges prenaient pour idole la charmante créature.

« Et ce navire, remorqué par un vapeur, le voyez-vous là-bas ? Où pensez-vous qu’il aille ? Dans la région des cocotiers. Il est frété pour un heureux mortel, qui porte le nom de Pa, et qui lui-même est à bord, chéri de tout l’équipage. Il va, parmi les récifs de corail, chercher des bois odorants, les plus beaux que vous ayez jamais vus, les plus précieux dont on ait jamais parlé. Ce sera toute une fortune, et cela doit être. La jolie femme qui le possède vient d’épouser un prince indien, tout drapé de cachemires, et dont le turban est constellé de diamants et d’émeraudes. Il a des traits superbes, le teint bronzé, un amour sans égal ; mais il est trop jaloux. » Elle babillait ainsi, d’une voix fine et joyeuse, avec des airs charmants, dont le père était ravi.

« Tout le monde, dit-il, en conviendra : tu as bien gagné depuis que tu as quitté la maison. »

Bella secoua la tête d’un air de doute. Elle n’en savait rien ; tout ce qu’elle pouvait dire c’est qu’il était largement pourvu à ses besoins, même à ses fantaisies ; et que chaque fois qu’elle faisait allusion à son départ, mister et missis Boffin ne voulaient pas en entendre parler. « Mais il faut, poursuivit-elle, que je vous fasse une confidence : je suis la créature la plus intéressée qu’il y ait au monde.

– Je ne l’aurais pas cru, dit le chérubin en jetant les yeux sur ses habits, et en les reportant sur le dessert.

– Ce n’est pas cela, reprit-elle ; si j’aime l’argent, c’est pour le dépenser.

– Tu as cela de commun avec tout le monde, répliqua Rumty.

– Non ; il est bien rare que cela arrive jusque-là. O…oh ! s’écria-t-elle en faisant jaillir cette exclamation avec un effort qui tordit son menton à fossette, je suis si cupide ! » Rumty la regarda d’un air inquiet, et lui demanda depuis quand elle s’en était aperçue.

« Justement, voilà ce qui est affreux, répondit Bella. Autrefois je connaissais la pauvreté, je m’en plaignais, mais je ne pensais pas à autre chose. Puis on m’a dit que je serais riche, alors j’ai songé vaguement à ce que je ferais de ma fortune. Elle m’a échappé, la pauvreté m’est devenue plus odieuse, et quand j’ai retrouvé aux mains des autres cette fortune qui aurait dû être à moi, quand j’ai vu chaque jour ce qu’on pouvait en faire, je suis devenue horriblement cupide.

– Tu te figures cela, chère enfant.

– Rien n’est plus vrai, je vous assure, » dit-elle en secouant la tête. Et relevant ses beaux sourcils tant qu’elle put, elle regarda son père avec un effroi comique. « C’est un fait, poursuivit-elle, je ne pense qu’à me procurer de l’argent.

– Bonté divine ! Et par quel moyen ?

– Je veux bien vous le dire, Pa ; cela m’est égal. Vous m’avez toujours aimée, vous. Et puis je vous regarde plutôt comme un jeune frère, dont les bonnes grosses joues ont quelque chose de vénérable. D’ailleurs, ajouta-t-elle en riant, et en le menaçant du doigt, vous êtes en mon pouvoir ; c’est une escapade que nous faisons là ; si vous me trahissez, je dirai à Ma que vous avez dîné à Greenwich.

– Très-bien, chérie. Cependant, reprit-il d’une voix tremblante, il serait mieux de n’en pas parler.

– Je savais bien que cela vous ferait peur, s’écria-t-elle. Mais ne dites rien de ma confidence et je garderai votre secret. Maintenant, Pa, je vais donner un petit coup à votre chevelure qui a été horriblement négligée depuis mon départ. » Rumty abandonna sa tête à la jolie coiffeuse, qui, tout en causant, lui séparait les cheveux. Elle prenait une mèche tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, et par un curieux procédé, la tortillait sur ses deux index qu’elle retirait tout à coup en sens contraire, sans s’inquiéter des mouvements du chérubin, qui à chaque fois tressaillait et fermait les yeux.

« Oui, Pa, il me faut de l’argent, reprit-elle ; c’est une chose entendue, et comme je ne peux pas en demander, en emprunter, ou en voler, il faut absolument que j’en épouse.

– Bella ! dit son père d’un ton de reproche, en levant les yeux vers elle, autant que le permettait la position où il était maintenu.

– Pas moyen de faire autrement ; et je cherche sans cesse une fortune à captiver.

– Bella ! ma chère !

– C’est comme je vous le dis, Pa. Si jamais spéculateur a été absorbé par l’idée fixe de s’enrichir, c’est bien moi. La chose est ignoble, je le confesse ; mais que voulez-vous ? Je trouve affreux d’être pauvre, je ne veux pas l’être ; et pour cela il faut épouser de la fortune. Vous voilà frisé à ravir, Pa ; le garçon, qui apportera la carte, va en être étonné.

– Mais, ma chère, à ton âge ! c’est alarmant.

– Je vous le disais bien, reprit-elle avec une gravité plaisante ; vous ne vouliez pas me croire. N’est-ce pas odieux ?

– Assurément, si c’était vrai ; mais tu ne le penses pas, Bella.

– Quand je vous dis que je ne songe pas à autre chose. Me parlerez-vous d’amour ? fit-elle avec mépris, bien qu’à voir sa taille et son visage rien n’eût été plus naturel. Autant me parler de chimères ; oui, Pa ; mais pauvreté et richesse, voilà qui est réel.

– Cela fait trembler, commença Rumty.

– Dites-moi, Pa : avez-vous épousé de la fortune ?

– Non, chère enfant ; tu le sais bien. »

Elle fredonna la marche funèbre, et dit, qu’après tout, cela ne faisait pas grand’chose. Puis voyant qu’il avait l’air triste, elle le prit par le cou, et l’embrassa de manière à lui rendre sa gaîté. « Ne faites pas attention, Pa, cette dernière phrase était une plaisanterie. Rappelez-vous seulement que vous ne devez pas me trahir. De mon côté je ne vous dénoncerai pas ; mieux que cela, je vous dirai tout ; quelles que soient les choses qui pourront se tramer, je vous en ferai la confidence, je vous le promets. »

Obligé de se contenter de ces paroles, R. Wilfer sonna, et paya la carte. Lorsque le garçon fut parti Bella s’empara de la bourse, la roula sur la table, la frappa avec son petit poing, afin de l’aplatir ; et la fourrant avec effort dans le gousset du gilet neuf :

« Maintenant, dit-elle, écoutez bien : tout ce qu’il y a là-dedans est pour vous, Pa. Vous leur ferez des cadeaux, vous payerez des notes, vous achèterez les affaires, vous le dépenserez comme il vous plaira. Et dites-vous bien que si c’était le produit de sa cupidité, votre misérable fille n’oserait peut-être pas en disposer de la sorte. » Elle empoigna les deux bords de l’habit neuf, et y déployant tant de force que le chérubin en fut plié obliquement, elle boutonna l’habit sur le précieux gousset. Puis elle enferma ses fossettes dans les brides de son chapeau, dont elle fit le nœud d’une main savante, et ramena son père à Londres.

Arrivée à la porte de l’hôtel aristocratique, elle y adossa le chérubin, le prit tendrement par les oreilles, qui lui semblèrent deux anses très-convenables pour cet objet, et l’embrassa jusqu’à lui faire cogner sourdement la porte avec sa tête. Ceci terminé, elle lui rappela de nouveau leurs conditions, et le renvoya gaiement. Pas si gaiement, toutefois, qu’elle n’eût les yeux humides en le voyant s’éloigner dans l’ombre. Pas si gaiement, qu’elle ne dît à plusieurs reprises avant d’avoir le courage de frapper à la porte : « Ah ! pauvre père, pauvre cher petit père ! si laborieux et si misérable ! » Pas si gaiement, que le mobilier splendide ne lui parût la regarder avec impudence, et insister pour qu’elle le comparât au mobilier paternel. Pas si gaiement qu’arrivée dans sa chambre elle ne se sentît désolée, et ne se mît à fondre en larmes ; désirant parfois que le vieux boueur ne l’eût pas connue, parfois que le jeune Harmon ne fût pas mort, et vînt l’épouser. « Désirs contradictoires, se dit-elle ; mais il y a tant de contradictions dans ma vie ! Mes goûts et ma fortune sont tellement opposés, que je ne peux pas être conséquente. »

IX. Testament de l’orphelin §

Le lendemain matin de bonne heure, le secrétaire, plongé dans l’affreux marais, était à travailler, lorsqu’on vint lui dire qu’un jeune homme appelé Salop attendait dans le vestibule. Avant de nommer ce personnage, le domestique avait fait une pause décente, pour exprimer que ce nom incongru avait été imposé à sa répugnance par le jeune homme en question, et que si ledit jeune homme avait eu le bon sens et le bon goût d’hériter d’un autre nom il aurait épargné une rude épreuve à la délicatesse du porteur.

« Faites-le entrer, répondit le secrétaire, missis Boffin sera enchantée de le voir. »

On introduisit Salop qui resta près de la porte, révélant à divers endroits de sa personne des boutons aussi nombreux qu’incompréhensibles.

« Je suis bien aise que vous soyez venu, dit Rokesmith, je vous attendais tous les jours. »

Salop expliqua que ce n’était pas l’envie de venir qui lui avait manqué, mais que Johnny étant malade, il avait attendu pour apporter de bonnes nouvelles.

« En ce cas il va mieux ? reprit le secrétaire.

– Non, répondit Salop. » Il secoua fortement la tête, puis exprima cette opinion que l’orphelin avait dû l’attraper des minders. Questionné à cet égard, il répondit que ça lui était venu sur tout le corps et particulièrement sur la poitrine. Pressé de s’expliquer, il raconta qu’il y en avait par endroit que l’on ne couvrirait pas avec une pièce de six pence. Interrogé sur le nom de la maladie, il répliqua que c’était aussi rouge que tout ce qu’il y avait de plus rouge, mais qu’il n’y avait pas de mal à ça, car il fallait que ça fût dehors, et qu’il y aurait du malheur si ça venait à rentrer.

Rokesmith espérait qu’on avait eu recours au médecin. Effectivement, on avait porté Johnny au docteur. « Et qu’a dit celui-ci ? » Réflexion prolongée du pauvre Salop.

« N’est-ce pas la rougeole ? demanda le secrétaire. » Non, c’est quelque chose de plus long que ça, répondit l’autre, qui parut considérer le fait comme honorable pour lui, et pour le petit malade.

« Cela va désoler missis Boffin, reprit le secrétaire.

– Missis Higden l’a bien dit ; c’est pour ça qu’elle m’a pas envoyé, espérant toujours que l’enfant se remettrait.

– Il guérira, je l’espère bien, dit Rokesmith en se retournant.

– Moi aussi ; mais ça dépendra ; il ne faut pas que ça vienne à rentrer. »

Et continuant d’exposer le fait, Salop répéta qu’il ignorait si Johnny l’avait gagné des minders, ou si les minders l’avaient gagné de Johnny. On avait pourtant renvoyé les minders chez eux ; mais ils avaient tout de même été malades. Missis Higden ne faisait pas autre chose que de s’occuper de Johnny, et l’avait nuit et jour sur les genoux. Tout l’ouvrage de la calandre retombait donc sur Salop, qui n’avait pas de temps de reste. En disant ces paroles, l’honnête garçon rougit et rayonna, heureux et fier qu’il était d’avoir pu rendre service.

« Cette nuit, comme je tournais la manivelle, continua Salop, on aurait cru que c’était la respiration de Johnny. D’abord, tous les deux ont ronflé, que c’était superbe ; ensuite la machine a branlé ; après cela elle s’est remise, sans tourner aussi bien ; on aurait dit une crécelle qui allait par secousse. Puis elle a tourné tout doucement, tout doucement, et je ne savais plus si c’était la calandre, ou notre Johnny que j’entendais respirer. Lui-même n’en savait rien ; car chaque fois que la mécanique s’emmêlait et que le bruit devenait plus sourd, il s’écriait : « J’étouffe, grand’mère. » Alors missis Higden le mettait debout, en le tenant dans ses bras, et me disait : « Attends un peu, Salop. » Je m’arrêtais, lui aussi ; puis il se mettait à respirer, moi à tourner, et nous allions tous ensemble. »

À mesure que la description s’était allongée, les yeux et la bouche de Salop s’étaient élargis ; mais quand il eut terminé tout son visage se contracta pour réprimer ses larmes ; puis disant qu’il avait chaud, il s’essuya les yeux du revers de sa manche, et s’en débarbouilla péniblement avec une gaucherie singulière.

« C’est malheureux, dit Rokesmith ; il faut que j’aille prévenir missis Boffin ; attendez-moi, Salop. »

Il attendit bouche béante, les yeux fixés sur le papier de la muraille, jusqu’au retour du secrétaire qui ramenait missis Boffin. Derrière eux arrivait Bella, encore plus agréable à voir que le plus magnifique papier.

« Mon pauvre petit John ! s’écria missis Boffin.

– Oui m’ame, répondit Salop.

– Est-ce qu’il est très-mal, très-mal ? demanda la douce créature. »

Voulant être de bonne foi, et trouvant sa franchise en opposition avec la réponse qu’il aurait voulu faire, le pauvre garçon renversa la tête, et jeta un sanglot accompagné d’un reniflement.

« Si mal que cela ! s’écria missis Boffin. Et missis Higden qui ne m’a pas avertie !

– Je crois bien qu’elle a eu peur, m’ame, répondit l’autre avec hésitation.

– Peur de quoi, bonté du ciel ?

– Peut-être, m’ame, reprit humblement Salop, craignait-elle de faire du tort à notre Johnny. La maladie est si coûteuse, et donne tant d’embarras ! Elle a vu tant de gens qu’on renvoyait parce qu’ils étaient maladifs !

– Elle n’a pas pu croire que je refuserais la moindre chose à ce pauvre enfant ?

– Non m’ame ; elle aura craint de lui faire perdre sa position : elle espérait peut-être que vous ne le sauriez pas. »

Il savait bien ce qu’il disait. L’instinct de missis Higden la poussait, ainsi que les animaux, à se faire oublier quand elle était malade, et son idée fixe était de se traîner dans un coin pour y mourir à l’abri de tous les regards. Le sentiment de son devoir, aussi bien que son cœur, ne lui inspirait qu’une chose : prendre l’enfant qui lui était si cher, le cacher comme un criminel, et faire qu’il n’eût pas d’autre secours que les soins dont sa tendresse ignorante, sa patience et son dévouement pouvaient l’entourer.

Les récits honteux que nous lisons chaque semaine de l’année, mylords et gentlemen, les rapports révoltants de l’inhumanité officielle ne passent pas inaperçus du peuple comme de nous autres. De là ces préjugés aveugles, opiniâtres, désastreux, qui paraissent si étonnants à notre munificence, et qui n’ont pas plus de raison d’être, – Dieu sauve la Reine, et confonde leur politique, – pas plus que la fumée n’a de raison de provenir du feu.

« Ce pauvre enfant ne doit pas rester là-bas, reprit missis Boffin ; dites-nous ce qu’il faut faire, mister Rokesmith. »

Il y avait déjà pensé ; toutes les mesures nécessaires pouvaient être prises en moins d’une demi-heure ; il allait s’en occuper, et reviendrait chercher missis Boffin pour la conduire à Brentford. « Emmenez-moi, je vous en prie, dit Bella. » Et Rokesmith fut chargé de se procurer une voiture assez grande pour les contenir tous.

En attendant Salop vit se réaliser, dans le cabinet même du secrétaire, ce rêve fantastique d’un repas composé de viande, de bière, de légumes et de pudding, d’où ses boutons provoquèrent plus que jamais le regard des spectateurs, excepté deux ou trois, qui, vers la ceinture, se cachèrent modestement dans un pli.

Le secrétaire reparut à l’heure dite avec la voiture ; il monta sur le siége, Salop par derrière, et l’on arriva aux Trois-Pies, où missis Boffin et miss Wilfer se rendirent à pied chez missis Higden. Chemin faisant on s’était arrêté devant une boutique de joujoux, et l’on avait acheté ce magnifique cheval dont la description avait touché le cœur de l’ambitieux Johnny. Missis Boffin y avait joint un oiseau jaune, possédant une espèce de cri artificiel ; une arche de Noé, remplie d’animaux ; enfin une poupée revêtue du brillant uniforme des gardes, et que les officiers de ce corps d’élite, eux-mêmes, n’auraient pas distingué de leurs camarades, si elle avait été de grandeur naturelle.

Chargés de ces merveilles, ils entrèrent chez missis Higden ; la vieille femme était dans le coin le plus sombre et le plus reculé de la chambre ; elle avait Johnny sur ses genoux.

« Comment va mon cher enfant, Betty ? demanda missis Boffin, en s’asseyant près de la grand’mère.

– Mal, très-mal, répondit missis Higden ; je commence à craindre qu’il ne soit pas plus à vous qu’à moi. Tous ceux qui lui appartiennent sont là-haut ; j’ai dans l’idée qu’ils l’attirent auprès d’eux, et qu’ils ne vont pas tarder à nous le prendre.

– Non, non, dit missis Boffin.

– Sans cela aurait-il sa petite main fermée comme s’il tenait le doigt d’une personne ? Regardez plutôt, » dit la vieille femme en écartant la couverture qui enveloppait l’enfant, et en montrant sa petite main droite qu’il tenait crispée sur sa poitrine. « C’est toujours comme cela, continua Betty ; je ne peux pas m’expliquer pourquoi.

– Pensez-vous qu’il dorme ? demanda missis Boffin.

– Je ne crois pas. Dors-tu, mon Johnny ?

– Non, répondit l’enfant d’un air de douce pitié pour lui-même, et sans ouvrir les yeux.

– C’est la dame, Johnny. Elle apporte le cheval. »

Johnny avait entendu nommer la dame avec la plus complète indifférence ; mais pour le cheval ce fut autre chose ; il ouvrit les yeux, finit par sourire en contemplant ce joujou phénoménal, et voulut le prendre dans ses bras. Mais ce superbe coursier était beaucoup trop grand, et fut posé sur une chaise, où le bambin put le tenir par la crinière, ce dont il se lassa bientôt.

Il avait refermé les yeux ; et missis Boffin n’entendant pas ce qu’il murmurait, la grand’mère approcha l’oreille de ses lèvres, en lui demandant ce qu’il avait dit. Il le répéta deux ou trois fois, et l’on comprit que tout en regardant son cheval il avait aperçu autre chose. Il demandait « le nom de la jolie dame ? » Bella fut d’autant plus touchée de cette question, qu’elle lui rappelait les paroles de son père, et cette soirée de la veille dont elle était encore émue. Ce fut donc par un mouvement plein de naturel qu’elle s’agenouilla devant le cher petit. Elle le serra dans ses bras, et le pauvre bébé lui rendit ses caresses en la regardant avec cette admiration naïve que la beauté inspire à l’enfance.

Missis Boffin, pensant que l’occasion était favorable, posa la main sur le bras de la grand’mère, et de sa voix la plus affectueuse : « Nous sommes venus, lui dit-elle, pour emmener ce cher enfant ; nous le mettrons dans un endroit où il sera mieux soigné qu’ici. Vous comprenez… »

La vieille femme n’en écouta pas davantage ; elle se leva tout à coup ; et les yeux enflammés, se précipita vers la porte, en serrant l’enfant dans ses bras. « Sortez d’ici, cria-t-elle d’un air égaré. Je vois maintenant ce qui vous amène. Non, non, laissez-moi ; je ne veux pas ; je le tuerai plutôt moi-même.

– Écoutez, dit Rokesmith avec douceur ; écoutez, missis Higden ; vous n’avez pas compris.

– Je comprends trop bien au contraire ; je sais ce qu’il en est, monsieur. Je l’ai toujours évité, et je n’en veux pas ; non jamais, ni pour moi, ni pour l’enfant, tant qu’il y aura assez d’eau dans le pays pour recouvrir notre corps. »

L’effroi, la répugnance, l’horreur poussés à leurs dernières limites enflammaient ce visage usé, et lui donnaient une expression de folie, terrible à voir quand même cette vieille femme en eût été le seul exemple. Mais cette folle terreur, mylords et gentlemen, apparaît fréquemment chez un certain nombre de vos semblables.

« Ils m’ont chassée toute ma vie, s’écria missis Higden, ils ne me prendront pas vivante. Non, tout est fini de vous à moi. J’aurais barricadé porte et fenêtre, et me serais laissée crever de faim plutôt que d’ouvrir, si j’avais su ce que vous veniez faire chez nous. »

Mais rencontrant l’honnête et douce figure de missis Boffin, la grand’mère se calma. S’accroupissant alors près de la porte, elle se courba sur son précieux fardeau pour le faire taire, car l’orphelin pleurait. « La peur me trompe peut-être, reprit-elle humblement. Si j’ai tort, dites-le moi, et que le Seigneur me pardonne. Je suis prompte à m’effrayer, je le sais bien ; puis la fatigue et les veilles m’ont affaibli la tête.

– N’en parlons plus, répondit missis Boffin ; c’est une méprise, voilà tout. À votre place, j’aurais senti la même chose et dit les mêmes paroles.

– Que le Seigneur vous bénisse, répliqua la vieille femme en étendant la main.

– Voyez-vous, Betty, reprit l’aimable et compatissante créature, en serrant la main de la vieille mère qu’elle garda entre les siennes, voilà notre intention ; j’aurais dû m’expliquer, et je l’aurais fait d’abord si j’avais été plus sage. Nous voudrions conduire Johnny dans un endroit où il n’y a que des petits malades. Une maison où tout est disposé pour les recevoir ; il y a là de bons médecins, d’excellentes femmes habituées aux enfants, et qui passent leur vie à les soigner et à les distraire.

– Est-il bien vrai que cela existe ? demanda missis Higden avec admiration.

– Oui, ma chère, je vous en donne ma parole ; d’ailleurs vous pourrez le voir, Betty. Si ma maison avait été plus confortable, j’aurais pris chez moi le pauvre trésor ; mais il n’y serait pas bien.

– Emmenez-le où vous voudrez, chère dame, répliqua la grand’mère en baisant la main de missis Boffin. Je ne suis pas tellement endurcie que vos paroles et votre figure ne puissent m’inspirer toute confiance, et je croirai en vous, tant que je pourrai voir et entendre. »

Il fallait se hâter ; Rokesmith pensait avec douleur qu’un temps précieux avait déjà été perdu. Il envoya Salop chercher la voiture, fit envelopper l’enfant, dit à la grand’mère de mettre son chapeau, rassembla les joujoux, expliqua au malade que ces trésors devaient l’accompagner, et fit si bien que tous les préparatifs étaient achevés quand parut la calèche. Une minute après, ils étaient en route, laissant derrière eux le pauvre Salop, qui soulagea son cœur oppressé par un fougueux tournement de sa manivelle.

L’arche de Noé, l’oiseau jaune, l’officier des gardes et le magnifique cheval ne furent pas moins bien accueillis à l’hospice des enfants que leur petit propriétaire ; mais le docteur dit à Rokesmith : « Il y a plusieurs jours que vous auriez dû l’amener ; il est trop tard maintenant. »

On les conduisit néanmoins dans une pièce aérée, où le pauvre Johnny revint à lui-même, soit qu’il se réveillât, soit qu’il sortît d’un évanouissement. Il se trouvait alors dans un bon petit lit, surmonté d’une tablette suspendue à portée de sa main, où étaient rangés l’arche de Noé, l’oiseau jaune et le cheval ; le tout surveillé par le brillant officier des gardes, à la satisfaction non moins grande de sa patrie que s’il eût paradé pour elle.

Une belle image coloriée, placée au chevet de la petite couchette, représentait un pauvre petit malade sur les genoux d’un ange qui devait aimer les enfants. Johnny, chose merveilleuse, était devenu tout à coup membre de la petite famille. Comme lui, tous les autres étaient dans de petits lits bien blancs ; excepté deux d’entre eux qui, assis dans de petits fauteuils, à côté de la cheminée, faisaient une partie de dominos. Tous les malades avaient leur tablette où se voyaient des maisons de poupée, des chiens laineux, pourvus d’un aboiement pareil à la voix de l’oiseau jaune ; des saltimbanques vêtus d’habits mauresques, des ménages de bois, des soldats de plomb, bref tous les trésors de la terre.

Voyant que, dans son admiration placide, Johnny murmurait quelque chose, la garde qui était près de lui s’inclina pour entendre ce qu’il disait. Le pauvre bébé voulait savoir si tous les enfants qui se trouvaient là étaient ses frères et sœurs ? On lui répondit affirmativement. Si c’était le bon Dieu qui les avait mis tous ensemble ? Même réponse affirmative. S’ils allaient tous guérir ? Bien certainement ; et l’on ajouta qu’il serait du nombre.

La parole était si peu développée chez Johnny, même quand il se portait bien, que maintenant il ne s’exprimait guère que par monosyllabes ; il n’en fut pas moins compris.

Mais il fallait le nettoyer, l’arranger, lui appliquer le traitement qu’il devait suivre, et bien que tout cela fût exécuté avec plus de soin et d’adresse que tout ce qui avait été fait pour lui depuis qu’il était au monde, on l’aurait fatigué, sans une circonstance merveilleuse qui l’absorba complétement. Rien moins que l’apparition sur sa petite table de tous les animaux du globe, qui se dirigeaient vers l’arche dont il était possesseur : l’éléphant à la tête du cortége, la mouche à l’arrière-garde. Le ravissement qu’un tout petit frère, couché dans le lit voisin, et qui avait la jambe cassée, éprouva de ce spectacle en augmenta singulièrement l’effet ; puis le sommeil les prit tous les deux au milieu de cette extase.

« Vous ne craignez pas de laisser ici le cher trésor ? dit tout bas missis Boffin à la grand’mère.

– Non, madame ; je le fais bien volontiers ; et que de reconnaissance ! oh ! merci de tout mon cœur. »

Elles embrassèrent l’enfant, et partirent. Missis Higden reviendrait le lendemain matin ; la chose était convenue. Elle ignorait, ainsi que missis Boffin, ces paroles du docteur : « maintenant il est trop tard. »

Rokesmith, qui était dans la triste confidence, sachant que cette démarche serait agréable à l’excellente femme qui avait été la seule joie de l’enfance de John Harmon, revint dans la soirée, afin de juger de l’état du petit malade que l’on appelait ainsi en mémoire de celui qui n’était plus.

Si tous les membres de la petite famille que Dieu avait rassemblée n’étaient pas endormis, tous du moins étaient tranquilles. Le pas léger d’une femme allait d’un lit à l’autre, et à la lueur assoupie des lampes on voyait passer un visage calme et doux. Çà et là une petite tête se soulevait pour être embrassée, car les pauvres petits étaient caressants ; et le baiser reçu, la petite tête se laissait recoucher sans mot dire.

Le petit frère à la jambe cassée gémissait ; il s’agita pendant quelques minutes, puis il tourna les yeux vers la tablette voisine, afin de revoir tout le personnel de l’arche, et s’endormit en regardant l’éléphant. Restés sur les tablettes dans la position où ils se trouvaient quand le sommeil avait surpris leurs possesseurs, les joujoux, dans leur innocent désordre, semblaient représenter les rêves des chers bambins.

Le médecin lui-même était revenu. Il avait trouvé Rokesmith près de Johnny ; et tous les deux ils regardaient le pauvre bébé d’un air compatissant.

« Qu’est-ce que tu veux ? demanda le secrétaire, en aidant le pauvre ange qui cherchait à se soulever.

– Lui, tout, » murmura Johnny.

Le médecin était habile à deviner les enfants. Il prit le cheval, l’oiseau jaune, l’officier, toutes les bêtes de l’arche, et les posa sur la tablette du petit voisin. Johnny sourit faiblement, il s’allongea comme s’il voulait dormir, puis se soulevant sur le bras qui le soutenait, il chercha de ses lèvres la figure de Rokesmith, et balbutia : « Un baiser pou’ la jolie dame. »

Ayant ainsi légué tout son avoir, et mis ses affaires en ordre, l’orphelin quitta ce monde après avoir dit ces mots.

X. Un successeur §

Certains pasteurs ressentent le plus profond malaise des auspices favorables sous lesquels la liturgie les condamne à enterrer les morts ; mais le révérend Milvey pensait qu’il y avait dans son ministère une ou deux choses (on pourrait dire trente-six) qui, voulût-on y réfléchir, étaient faites pour troubler la conscience d’une manière bien plus grave. C’était il est vrai un homme indulgent que le révérend Milvey ; il observait bien du coulage et de la corruption dans la vigne du Seigneur ; mais il n’en était pas d’une sagesse plus farouche, et se disait seulement que plus il voyait de mal dans l’étroit espace qu’il pouvait embrasser, mieux il se figurait ce que devait connaître l’Omniscience, qui n’en restait pas moins bonne. Si donc il avait eu à dire les paroles consolantes qui troublent quelques-uns de ses collègues, et touchent profondément des cœurs sans nombre, s’il avait eu à les dire dans une circonstance bien autrement scabreuse qu’à propos de Johnny, il l’aurait fait sans scrupule, dans toute la compassion et l’humilité de son âme. En lisant l’office des morts sur le petit orphelin il songea à ses six enfants, non à sa pauvreté, et ses yeux furent mouillés de larmes. Sa charmante femme, qui l’écouta sérieusement, jeta un regard ému dans la petite fosse ; puis ils se donnèrent le bras, et rentrèrent paisiblement chez eux.

Il y eut de la douleur à l’hôtel aristocratique, et de la joie au Bower. Si l’on voulait un orphelin, se dit mister Wegg, il était lui-même sans parents, et l’on ne pouvait pas mieux choisir. Pourquoi s’en aller à Brentford, battre les buissons à la recherche d’orphelins qui ne vous ont jamais fait de sacrifice et n’ont aucun droit à vos bontés, quand vous en avez un sous la main, qui a délaissé pour vous miss Élisabeth, maître Georges, oncle Parker et tante Jane ? Mister Wegg éprouva donc une joie très-vive lorsqu’il apprit l’événement. Un témoin du fait, qui ne doit pas être nommé jusqu’à nouvel ordre, raconta même plus tard que, dans la solitude du Bower, il leva sa jambe de bois à l’instar des danseurs d’opéra, et fit une pirouette triomphante sur le pied qui lui restait.

À cette époque, missis Boffin trouva chez Rokesmith plutôt les soins d’un fils pour sa mère, que les procédés d’un jeune homme pour la femme de celui qui l’occupe. Il avait toujours eu pour elle une déférence affectueuse, et la lui avait témoignée dès la première heure de son entrée en fonctions. Quelle que fût la singularité des goûts de l’excellente créature, de sa toilette, ou de ses manières, jamais il n’y avait rien vu de ridicule. Parfois, auprès d’elle, son visage avait un air amusé ; mais il semblait que la satisfaction qu’il éprouvait au contact de cette nature expansive et radieuse aurait pu s’exprimer tout aussi bien par une larme que par un sourire. Il avait pris une part active à la recherche de l’orphelin, avait prouvé par ses paroles et par ses actes, combien ce projet d’élever un enfant en souvenir de John Harmon lui était sympathique ; et maintenant que le généreux espoir de missis Boffin était trompé, il prenait au chagrin de l’excellente femme une part respectueuse et sincère, dont elle ne savait comment lui exprimer sa reconnaissance.

« Je vous remercie, lui dit-elle un matin, je vous remercie de tout mon cœur. Vous aimez les enfants, mister Rokesmith.

– Tout le monde les aime, j’espère.

– Cela se devrait, reprit-elle ; mais on ne fait pas toujours ce qu’on doit.

– Il y a parmi nous, répondit Rokesmith, des gens qui suppléent à ce qui manque chez les autres. Mister Boffin me disait que vous aviez toujours été excellente pour les enfants.

– Pas meilleure que lui, je vous assure ; à l’entendre, c’est toujours moi qui fais le bien. Mais ce sujet-là paraît vous attrister, cher monsieur.

– Vous croyez, madame ?

– Je crois le comprendre. Êtes-vous d’une nombreuse famille ? Il secoua la tête d’une manière négative. « J’avais une sœur ; elle est morte, dit-il.

– Avez-vous encore votre père et votre mère ?

– Non, madame.

– Et vos autres parents ?

– Je ne sais même pas si j’en ai jamais eu. »

À ce point du dialogue, miss Wilfer entra sans qu’on l’entendît, voyant qu’elle n’était pas remarquée, elle s’arrêta, ne sachant pas si elle devait rester ou partir.

« C’est peut-être une indiscrétion, reprit missis Boffin ; mais n’attachez pas d’importance aux paroles d’une vieille femme, et dites-moi : Êtes-vous bien sûr de n’avoir pas eu de chagrins d’amour ?

– Très-sûr, madame ; pourquoi me demandez-vous cela ?

– Parce que je vous trouve quelquefois un air contraint qui n’est pas de votre âge. Vous n’avez pas encore trente ans ?

– Non, madame. »

Jugeant qu’il devenait indispensable d’annoncer sa présence, Bella se mit à tousser pour attirer l’attention ; elle s’excusa en disant qu’elle allait partir, et qu’elle l’eût déjà fait si elle n’avait pas craint de les interrompre.

« Ne vous éloignez pas, répondit missis Boffin ; nous avons à parler d’une affaire qui vous intéressera. Mais j’ai besoin de Noddy ; seriez-vous assez bon l’un ou l’autre pour aller me le chercher. »

Rokesmith s’acquitta de la commission, et revint bientôt accompagné de Boffin, qui arrivait en trottinant. De quelle affaire s’agissait-il ? Bella se le demandait, et en fut vaguement troublée jusqu’à ce que missis Boffin eût expliqué l’objet de la réunion.

« Asseyez-vous près de moi, chère belle, dit l’excellente femme, en s’installant sur une large ottomane qui occupait le milieu du salon, et en passant son bras sous celui de la jeune fille. Toi, Noddy, viens te mettre en face de nous ; vous, mister Rokesmith, asseyez-vous là. Maintenant, voilà ce que c’est : j’ai reçu de missis Milvey la lettre la plus aimable ; mister Rokesmith a eu la bonté de me la lire, car je ne suis pas forte pour débrouiller l’écriture. C’est pour me proposer un autre orphelin que m’écrit missis Milvey, et cela m’a fait réfléchir.

– Une vraie machine à idées, murmura Noddy avec admiration. Pas très-facile à mettre en mouvement ; mais une fois partie, c’est comme une mécanique.

– Cela m’a donc fait réfléchir, répéta missis Boffin, toute radieuse du compliment de son mari, et j’ai pensé à deux choses. Premièrement, je n’ose plus me servir du nom de John Harmon ; c’est un nom malheureux, et je me ferais des reproches si, l’ayant donné à un autre, le cher petit venait encore à mal tourner. »

Mister Boffin demanda si ce n’était pas une croyance superstitieuse, et soumit la question à son secrétaire.

« Je ne vois là, répondit celui-ci, qu’une affaire de sentiment ; le nom, comme le dit missis Boffin, a toujours été malheureux ; un triste souvenir vient encore de s’y rattacher ; il s’est effacé de nouveau ; pourquoi chercher à le faire revivre ? Puis-je demander à miss Wilfer ce qu’elle en pense ?

– Plus que personne je le trouve douloureux, dit Bella en rougissant ; il l’a du moins été pour moi jusqu’au moment où il m’a fait venir ici ; mais ce n’est pas à cela que je songe ; le pauvre enfant à qui on l’avait donné m’a témoigné tant d’affection que je serais jalouse de voir son nom porté par un autre ; ce nom m’est devenu cher, et il me semble que je n’ai pas le droit d’en disposer.

– Qu’en dites-vous ? demanda Boffin à Rokesmith.

– Je le répète, affaire de sentiment, répondit le jeune homme, et celui de miss Wilfer est d’une délicatesse toute féminine.

– Mais toi, Noddy, qu’en penses-tu ? demanda l’excellente femme.

– Ma vieille, répondit le boueur doré, je pense tout à fait comme toi.

– En ce cas, reprit missis Boffin, ne touchons plus à ce malheureux nom. Comme dit mister Rokesmith, affaire de sentiment ; mais, Seigneur ! que de choses en sont là ! Je passe à l’autre idée qui m’est venue. Quand il a été question d’adopter un orphelin, j’ai fait remarquer à Noddy combien il serait consolant de penser qu’un petit malheureux profiterait de la fortune de John, et serait protégé en souvenir de l’abandon de ce cher enfant.

– Vous l’entendez, s’écria Noddy, vous l’entendez ! C’est vrai qu’elle a dit cela ; répète-nous-le, ma vieille.

– Non ; j’ai autre chose à faire, répondit missis Boffin ; d’ailleurs tu le pensais tout comme moi. C’était donc pour qu’il y eût quelqu’un d’heureux en mémoire du cher petit ; eh bien, après le malheur qui nous est arrivé, je me suis demandé si avant tout je n’avais pas songé à m’être agréable. Sans cela pourquoi aurais-je voulu un bel enfant ? Pourquoi tenir à ce qu’il fût à mon goût ? Quand on veut faire du bien, il ne faut voir que la chose, et ne pas consulter ses caprices.

– Il est naturel, dit Bella (peut-être y avait-il dans ses paroles un peu de susceptibilité en raison des liens étranges qui avaient existé entre elle et John Harmon), il est naturel que vous n’ayez pas voulu donner un nom qui vous était cher à un enfant moins intéressant que celui qui l’avait porté d’abord.

– Merci, répliqua missis Boffin en lui serrant la main ; c’est bon à vous, chérie, d’avoir trouvé cette raison-là ; j’espère que vous avez dit vrai ; mais cependant je n’oserais pas l’affirmer. Dans tous les cas, ce motif-là n’existe plus puisque le nom est mis de côté.

– Il restera comme souvenir, reprit Bella d’un air rêveur.

– Très-bien, chère fille ; comme un souvenir précieux. J’ai donc pensé à prendre un orphelin, n’importe lequel ; non pas un favori dont j’aurais fait un joujou ; mais un malheureux qui sera secouru parce qu’il a besoin de l’être.

– Pas beau alors ? dit Bella.

– Non, répondit bravement l’excellente femme.

– Rien d’agréable ?

– Pas nécessaire. Il y a de par le monde un pauvre garçon qui manque précisément d’avantages physiques ; il est même assez disgracié pour que cela l’empêche de réussir. Mais il est honnête, laborieux, d’une bonne nature, et mérite qu’on s’intéresse à lui. Si vraiment je suis sincère, bien décidée à ne pas être égoïste, c’est lui que je choisirai. »

Ici apparut le valet de chambre dont la délicatesse avait déjà été blessée par ce nom inconvenant ; il s’approcha de Rokesmith et lui annonça l’inacceptable Salop. Les membres du conseil se regardèrent.

« Faut-il l’introduire ici, madame ? demanda Rokesmith.

– Certainement, » répondit missis Boffin.

Le valet disparut, revint avec Salop, et se retira d’un air de dégoût.

La générosité de missis Boffin avait mis Salop en grand deuil. Sur la demande formelle de Rokesmith, le tailleur avait eu recours à une foule d’expédients pour que les boutons de clôture et de suspension fussent invisibles ; mais telle était la force de l’habitude chez ce corps défectueux, qu’en dépit de toutes les ressources de l’art, le malheureux Salop n’en restait pas moins un véritable argus au point de vue des boutons : brillant, scintillant, clignotant par tous ces yeux de métal, en face des spectateurs éblouis. La fantaisie artistique d’un chapelier inconnu l’avait coiffé d’un chapeau muni d’un crêpe tuyauté par derrière, couvrant la forme du haut en bas, et se terminant par un gigantesque pompon noir, dont la raison était confondue et le bon goût révolté. Une influence particulière dont ses jambes étaient le siége, avait déjà relevé son pantalon au-dessus des chevilles, et lui avait fait deux poches au niveau des genoux. La même puissance ayant agi dans les bras, les manches se retroussaient de manière à découvrir les poignets, et ce qui manquait à la partie inférieure avait été s’accumuler au coude. C’est ainsi qu’avec l’ornement additionnel d’une petite queue à sa veste, et un gouffre béant à la ceinture, Salop fut présenté au conseil.

« Comment va Betty, mon brave garçon, demanda missis Boffin.

– Merci, m’ame, répondit Salop ; elle ne va pas mal ; elle m’envoie à cette fin de vous présenter ses respects et de vous faire des remercîments pour le thé, et pour toutes les faveurs qu’elle vous doit ; et par le désir de savoir comment vous allez tous.

– Vous ne faites que d’arriver, Salop ?

– Oui, m’ame, tout juste.

– Alors vous n’avez pas dîné ?

– Non, m’ame ; mais j’y pense bien ; je n’ai pas oublié vos ordres généreux pour qu’on ne me laisse jamais partir sans m’avoir donné un repas de viande, de bière, et de poudding. Attendez donc, c’est pas tout ; il y avait quatre choses, je les ai comptées à mesure ; de la viande, ça fait un ; de la bière, ça fait deux ; du poudding ça fait trois ; et des légumes ça fait bien quatre. » Salop renversa la tête, ouvrit une large bouche, et se mit à rire avec bonheur.

« Comment vont les minders ? demanda missis Boffin.

– Ils se remettent tout à fait, m’ame ; c’est un plaisir de les voir. »

Missis Boffin regarda les membres du Conseil, et appela Salop en lui faisant signe d’approcher. « Seriez-vous content de dîner ici tous les jours ? lui demanda-t-elle.

– Les quatre choses tous les jours ? de la viande, de la bière… Oh ! ma’ame ! » L’émotion fut tellement forte qu’il en écrasa son chapeau entre ses mains, et releva le pied droit en arrière.

« Oui, Salop, tous les jours ; et si vous le méritiez comme je le suppose, on prendrait soin de vous de toutes les façons.

– Oh ! ma’ame… » Il s’arrêta brusquement au milieu de son extase, et recula en hochant la tête d’un air sérieux. « Non, dit-il, non ; je ne peux pas ; il y a missis Higden ; elle passe avant tout. Personne ne pourra jamais être pour moi meilleure qu’elle n’a été ; voilà qui est sûr. Il faut tourner la manivelle. Qu’est-ce que deviendrait missis Higden si la calandre ne marchait pas ? »

À la seule pensée de voir sa bienfaitrice dans une pareille détresse, Salop devint pâle et manifesta la plus vive douleur. « Vous avez raison, Salop, cent fois raison, s’écria missis Boffin ; ce n’est pas moi qui dirai le contraire. Mais on trouvera quelqu’un pour tourner la machine, on va s’en occuper. Vous pourrez venir ; et l’on vous mettra à même d’être plus utile à missis Higden qu’en faisant marcher la calandre.

– Pas besoin de ça, Ma’ame, répondit Salop avec enthousiasme. Est-ce que je ne peux pas tourner la nuit ? Je viendrai ici le matin, et je m’en irai le soir. Je me passerai bien de dormir. À supposer d’ailleurs que j’aie besoin d’un petit somme, reprit-il après un instant de réflexion, je peux bien le faire en tournant ; cela m’est arrivé combien de fois ! et je ne m’en suis pas trouvé plus mal. »

Dans l’élan de sa reconnaissance l’honnête Salop baisa la main de missis Boffin, puis s’éloigna pour donner un libre cours à son émotion. Il se rejeta en arrière, ouvrit une bouche démesurée, et poussa d’affreux hurlements. Cela faisait le plus grand honneur à sa sensibilité ; mais on pouvait en induire, qu’en certaines circonstances, il devait être un voisin peu agréable. En effet au bruit de cette émotion retentissante, le domestique ouvrit la porte ; et voyant qu’on n’avait pas besoin de lui, il s’excusa en disant qu’il avait cru qu’il y avait des chats dans le salon.

XI. Affaires de cœur §

De sa petite maison à petites fenêtres, pareilles à des trous d’aiguille, et à petites portes semblables à des couvertures de livres, la petite miss Peecher observait avec soin l’objet de sa tendresse. Bien qu’on le prétende affligé de cécité, l’amour est un guetteur vigilant, et miss Peecher lui faisait faire un service actif auprès de Bradley Headstone. Non pas qu’elle eût de penchant naturel pour l’espionnage et les menées ténébreuses ; non pas qu’elle fût dissimulée, déloyale ou perfide ; mais elle aimait l’insensible Bradley avec tout le stock d’amour primitif que renfermait son cœur, et que personne n’avait encore vérifié. Si son ardoise et son crayon avaient eu les propriétés latentes de l’encre invisible et du papier sympathique, une foule de petits traités, bien faits pour étonner ses élèves, auraient surgi pendant la leçon de calcul, entre les colonnes de chiffres, sous l’influence du sein brûlant de miss Peecher. Car bien souvent, après la classe, dans ses moments de loisir et de solitude, elle confiait à sa fidèle ardoise la description d’un tableau imaginaire, où par un soir embaumé, deux formes humaines se promenaient dans les jardins maraîchers du voisinage. L’une de ces créatures, d’une taille élevée et du sexe mâle, se penchait au-dessus d’un petit corps rondelet, du genre féminin, et soupirait ces paroles à voix basse : « Emma Peecher, si tu voulais m’épouser ! » La tête féminine s’appuyait alors sur l’épaule masculine, et le rossignol chantait !

Bien qu’invisible aux élèves, qui ne soupçonnaient pas sa présence, Bradley Headstone se retrouvait dans toutes les leçons. Était-il question de géographie, il s’échappait triomphant du Vésuve et de l’Etna, porté par des torrents de lave. Il émergeait, sain et sauf, des sources chaudes de l’Islande, ou voguait majestueusement sur les eaux sacrées du Nil et du Gange. L’histoire faisait-elle la chronique d’un roi de la terre, c’était lui qui apparaissait en pantalon poivre et sel, son cordon de montre autour du cou. S’agissait-il de pages d’écriture, les majuscules B H de la plupart des élèves étaient de six mois en avance sur les autres lettres de l’alphabet, tant les modèles leur avaient fourni de fréquentes occasions d’être étudiées. L’arithmétique mentale s’appliquait à pourvoir Bradley Headstone d’une garde-robe pharamineuse : 80 cols de satin à 2 schellings, 9 pence, ½ penny ; 2 grosses de montres d’argent, à 4 livres, 15 schellings, et 6 pence ; 74 chapeaux noirs à 8 schellings ; etc.

Le vigilant guetteur, saisissant toutes les occasions de braquer ses yeux sur l’être adoré, apprit bientôt à miss Peecher que Bradley était beaucoup plus grave, plus soucieux que de coutume ; qu’il errait çà et là d’un air abattu et rêveur, préoccupé de quelque problème qui n’était pas compris dans le syllabus pédagogique. Réunissant ceci et cela ; entendant par ceci les fréquentes apparitions de Charles Hexam et son intimité avec Bradley ; par cela, comprenant la visite qu’ils avaient faite à la sœur de l’écolier, le guetteur malin confia à miss Peecher qu’il soupçonnait fortement cette jeune fille d’être au fond du problème.

« Je voudrais bien, murmura la pauvre miss, tout en faisant ses bulletins hebdomadaires un jour de demi-congé, savoir comment s’appelle la sœur d’Hexam. » L’élève favorite qui était là, travaillant à l’aiguille, et l’oreille attentive, leva aussitôt la main.

« Qu’est-ce que c’est, Mary-Anne ?

– Madame, elle s’appelle Lizzie.

– Je ne crois pas que ce soit possible, répondit l’institutrice d’une voix professorale. Ce nom de Lizzie, Mary-Anne, est-il un nom chrétien ? »

Mary-Anne posa son ouvrage, quitta sa chaise, se croisa les bras derrière le dos, ainsi qu’on doit le faire quand on est interrogée, et répondit : « Non, madame ; c’est une corruption.

– Qui l’a nommée ainsi ? » demanda l’institutrice ; mais elle s’arrêta en voyant l’élève sur le point de répondre que c’était son parrain ou sa marraine, et dit en se reprenant : « De quel mot est-ce la corruption ? c’est là ce que je demandais.

– D’Élisabeth, ou d’Élisa, miss Peecher.

– Très-bien, Mary-Anne. Qu’il y ait eu des Lizzie dans l’Église primitive doit être considéré comme un point fort douteux. » En disant cela, miss Peecher faisait preuve d’une extrême sagesse. « Alors, poursuivit-elle, ne devons-nous pas dire, pour parler correctement, que la sœur d’Hexam s’appelle Lizzie ; mais que ce n’est pas son véritable nom ?

– Oui, madame.

– À présent, continua miss Peecher, qui se plaisait à prolonger cet examen fictif et à lui donner la forme officielle, comme si elle ne l’avait fait que dans l’intérêt de son élève, dites-moi, Mary-Anne, où demeure cette jeune personne que l’on appelle Lizzie, bien que ce ne soit pas son véritable nom ? Réfléchissez avant de répondre.

– Elle demeure rue de l’Église, Smith-Square, près de Millbank.

– Rue de l’Église, Smith-Square, près de Millbank, répéta miss Peecher comme si elle avait eu sous les yeux le livre classique où se trouvait cette adresse ; c’est bien cela. À quelle occupation cette jeune fille se livre-t-elle ? réfléchissez, ne vous pressez pas.

– Elle a un poste de confiance chez un confectionneur de la Cité.

– Oh ! fit miss Peecher d’un air pensif ; puis elle répéta d’une manière affirmative : un confectionneur de la Cité ; fort bien.

– Et Charley… »

Mary-Anne s’arrêta brusquement sous le regard étonné de miss Peecher. « Je voulais dire mister Hexam, reprit-elle.

– Je suis bien aise de vous entendre réparer cette faute. Vous disiez que mister Hexam… ?

– N’est pas content de sa sœur, répondit l’élève ; elle ne veut pas accepter ses conseils, et obéit à ceux d’un autre. Il dit encore…

– Mister Headstone dans le jardin ! s’écria miss Peecher en jetant dans la glace un regard triomphant. Très-bien répondu, Mary-Anne ; vous prenez l’excellente habitude de mettre de l’ordre dans vos idées, cela ira bien. »

La discrète Mary-Anne alla se rasseoir ; elle reprit son ouvrage, se mit à coudre, à coudre ; et cousait avec ardeur quand l’ombre du chef d’institution annonça que celui-ci était sur le point de paraître. « Bonsoir, miss Peecher, dit Bradley en poursuivant son ombre, et en la remplaçant.

– Bonsoir, mister Headstone. Mary-Anne, donnez une chaise.

– Merci, dit Bradley, en s’asseyant avec sa raideur habituelle. Ceci n’est pas une visite ; je suis entré en passant pour vous demander un petit service, en qualité de voisin.

– En passant ? demanda-t-elle.

– Oui, miss ; je vais faire une assez longue course. »

(Rue de l’Église, Smith-square, près de Millbank), pensa miss Peecher.

« Hexam est sorti pour aller chercher quelques livres dont il a besoin, continua Bradley ; il rentrera probablement avant moi ; j’ai pris la liberté de lui dire que je mettrais la clé ici ; voulez-vous me permettre de vous la laisser ?

– Certainement, mister Headstone. Vous allez donc faire une longue promenade ?

– Ce n’est pas pour me promener ; c’est plutôt… pour affaire. »

(Rue de l’Église, Smith-square), repensa la pauvre miss.

« Je regrette d’être obligé de partir aussi vite, dit Bradley en posant la clé sur la table. Vous n’avez pas de commission dont je puisse me charger ?

– Merci, mister Headstone ; de quel côté allez-vous ?

– Du côté de Westminster.

– Millbank ! se dit-elle encore. Merci ; je ne veux pas vous donner cette peine, monsieur.

– Vous ne m’en donneriez pas si c’était sur ma route. »

Ah ! pensa la pauvre Miss, je ne vous en donne pas ; mais vous m’en faites, vous ! Et malgré le calme de ses manières et de son sourire, ce fut avec une vive douleur qu’elle le vit s’éloigner.

Miss Peecher avait raison ; c’était bien rue de l’Église que se rendait mister Headstone. Il se dirigeait vers la demeure de l’habilleuse de poupées en ligne aussi droite que la sagesse de ses ancêtres, manifestée par la construction des rues qu’il avait à suivre, pouvait le lui permettre ; et il marchait la tête basse, préoccupé d’une idée fixe. Il n’en avait pas d’autre depuis le moment où il avait vu Lizzie pour la première fois. Il lui semblait que cette idée avait supprimé chez lui tout ce qui pouvait l’être ; qu’elle avait réduit au silence tout ce qui n’était pas elle ; et qu’en un instant l’empire qu’il avait sur lui-même s’était complétement évanoui.

Le coup de foudre est une expression assez répandue pour que l’on n’ignore pas que chez certaines natures où le feu couve sous la cendre, ainsi que chez l’homme qui nous occupe, la flamme éclate, se propage comme un incendie fouetté par le vent, et détruit ou domine toutes les autres passions. De même qu’il y a une foule de créatures faibles et imitatrices, toujours disposées à prendre feu pour la première idée fausse qui va être émise, – quelque tribut à payer à quelqu’un, par exemple, pour quelque chose qui n’a pas été fait, ou qui l’a été par un autre, – de même ces natures vigoureuses sont toutes prêtes à s’enflammer au premier choc.

Bradley Headstone poursuivait sa route en songeant, et d’après son visage tourmenté, on pouvait conclure qu’il essayait de soutenir une lutte dans laquelle il était vaincu. En se sentant dominé par sa passion pour la sœur d’Hexam, il éprouvait une sorte de honte mêlée de colère, bien qu’en même temps il concentrât tout ce qu’il avait de cœur et d’intelligence sur les moyens à prendre pour faire agréer son amour.

L’habilleuse de poupées était seule quand il parut devant elle. Oh ! pensa la pénétrante fillette, est-ce bien vous ? je sais qui vous êtes, mon ami ; je connais vos allures.

« La sœur d’Hexam, n’est pas encore de retour, dit Bradley.

– Vous êtes vraiment sorcier, répondit miss Wren.

– J’attendrai, si vous voulez bien le permettre ; car j’ai besoin de lui parler.

– Besoin de lui parler ! reprit la petite personne ; asseyez-vous, monsieur ; j’espère que ce besoin est réciproque. »

Bradley jeta un regard défiant sur la figure rusée qui se penchait de nouveau au-dessus de l’établi, et dit, en essayant de vaincre son trouble : « Vous ne supposez pas, j’imagine, que ma visite puisse déplaire à la sœur d’Hexam ?

– Encore ! s’écria miss Wren ; ne l’appelez donc pas comme cela ! vous me faites souffrir, dit-elle en exécutant avec ses doigts une volée de claquements pleins d’impatience ; appelez-la par son nom ; car je n’aime pas votre Hexam.

– Vraiment !

– Pas du tout, répondit-elle en fronçant le nez pour exprimer son aversion. Un égoïste ; il ne songe qu’à lui ; comme vous tous, d’ailleurs.

– Nous tous ? Je dois penser alors que vous ne m’aimez pas non plus.

– Heu ! heu ! fit-elle en haussant les épaules et en se mettant à rire ; je ne vous connais guère.

– Tous ! reprit le maître de pension légèrement piqué ; vous voulez dire un certain nombre.

– Tous les hommes, excepté vous, répliqua miss Wren. Regardez bien cette lady : c’est miss Vérité en grande toilette. »

Il jeta les yeux sur la poupée qu’elle lui présentait, et qui l’instant d’avant était couchée sur l’établi où la petite ouvrière lui cousait sa robe dans le dos.

« Je mets l’honorable miss Vérité contre le mur, dans ce petit coin d’où ses yeux bleus peuvent rayonner sur vous, dit miss Wren en dirigeant contre lui deux petits coups de son aiguille comme pour lui traverser les prunelles. J’en prends à témoin miss Vérité, je vous défie de me dire ce que vous venez faire ici.

– Voir la sœur d’Hexam.

– Pas possible ! retourna miss Wren dont le menton s’agita. Et pour quel motif venez-vous la voir ?

– Dans son intérêt.

– Oh ! miss Vérité ! s’écria la petite habilleuse, l’entendez-vous ?

– Dans son propre intérêt, et dans celui de son frère, reprit Headstone en s’échauffant ; dans son intérêt seul, en homme qui lui est entièrement dévoué.

– Puisque nous en sommes là, miss Vérité, dit la petite Jenny, il faut absolument que je vous mette la face contre le mur. »

À peine avait-elle fait ce qu’elle venait de dire, que la sœur d’Hexam arriva. Lizzie témoigna quelque surprise en apercevant Bradley, auquel Jenny montrait son petit poing, et désignait miss Vérité qui leur tournait le dos.

« Voilà, ma chérie, dit la fine créature, un homme du plus entier dévouement qui désire vous parler dans votre seul intérêt et dans celui de votre frère. Je sens qu’il ne doit pas y avoir de tierce partie dans un entretien aussi délicat ; soyez assez bonne pour aider votre servante à remonter chez elle, et ce tiers importun se retirera immédiatement. »

Lizzie prit en souriant la main que lui tendait la petite habilleuse ; mais elle ne bougea pas.

« Vous savez qu’abandonnée à elle-même cette tierce personne boîte effroyablement, dit miss Wren ; elle ne pourra pas se retirer avec grâce si vous lui refusez votre assistance.

– Qu’elle reste où elle est, répliqua Lizzie, en caressant les cheveux de la petite ouvrière. Puis se retournant vers le maître de pension : « Vous venez de la part de Charles ? demanda-t-elle.

– Pas précisément, répondit-il ; votre frère est instruit de ma visite ; mais ce n’est pas lui qui m’envoie. »

Il prit une chaise, la lui offrit d’une main hésitante, lui jeta un regard embarrassé, et alla se rasseoir. Miss Wren, les coudes sur son établi, le menton dans ses mains, le regardait de côté, d’un air attentif. Lizzie l’observait également, bien que d’une manière différente.

« Le fait est, commença-t-il, la bouche tellement sèche qu’il parlait avec peine, et d’autant plus gauche, plus raide, plus indécis qu’il en avait conscience, le fait est qu’Hexam n’ayant pas, du moins je le suppose, de secrets pour moi, m’a confié toute cette affaire, » Il s’arrêta, et Lizzie lui demanda de quelle affaire il voulait parler.

« Je croyais, reprit-il en jetant sur elle un coup d’œil furtif, cherchant en vain à soutenir son regard, et baissant les yeux dès qu’il rencontrait les siens, je croyais superflu jusqu’à friser l’impertinence de m’expliquer à ce propos. Je veux parler des projets que votre frère avait faits pour vous, et auxquels vous avez préféré ceux de mister… N’est-ce pas Eugène Wrayburn qu’il se nomme ? »

Il essaya de la regarder ; mais il baissa les yeux. Lizzie n’ayant pas répondu, il reprit la parole avec un nouvel embarras, « Votre frère, dit-il, me fit part de ses projets le soir même où nous sommes venus ici, comme j’étais encore sous l’impression de cette visite. »

Peut-être ces mots n’avaient-ils pas grande importance ; mais Jenny Wren allongea la main, et retourna lentement, d’un air rêveur, l’honorable miss Vérité. Cela fait, elle reprit sa première attitude.

« J’approuvai fortement son projet, continua Headstone, en laissant errer ses yeux du côté de la poupée, et en les attachant sur cette dernière plus longuement que sur Lizzie. À votre frère revenait naturellement le droit de prendre une pareille mesure, et j’espérais l’aider à la mettre à exécution. C’eût été pour moi d’un immense intérêt, un plaisir inexprimable. Aussi dois-je reconnaître que lorsqu’il vit échouer ses plans j’en ressentis un véritable chagrin, et pour ne rien cacher, une déception très-vive. » Cet aveu parut lui donner du courage ; dans tous les cas, il poursuivit d’un ton plus ferme et plus animé, bien qu’avec une tendance curieuse à serrer les dents, et avec un mouvement convulsif de la main droite, dont il pressait la paume de la main gauche, comme celui qui ressent une atroce douleur, et qui ne veut pas crier : « Je suis d’une nature violente, et cette déception m’a profondément ému ; je le suis encore. Je ne montre pas ce que j’éprouve ; nous autres, nous sommes forcés de nous contraindre, obligés par état de nous maîtriser. Mais revenons à votre frère. Il a pris la chose tellement à cœur, qu’il en a fait des remontrances – oui, j’étais présent, – des remontrances à mister Eugène Wrayburn ; n’est-ce pas ainsi qu’on l’appelle ? Et cela sans succès ; on le suppose, du moins, quand on ne s’aveugle pas sur le caractère de ce gentleman. »

Il la regarda cette fois avec plus de hardiesse ; son visage en feu passa du rouge au blanc, redevint pourpre, et changeant encore, resta d’une pâleur mortelle.

« Enfin j’ai résolu de venir seul, de vous voir, d’en appeler à vous-même ; de vous supplier de quitter la voie que vous avez prise. Au lieu de vous confier à un étranger, miss Hexam, à un être qui s’est conduit de la façon la plus insolente à l’égard de votre frère, préférez-lui le seul parent qui vous reste, et l’ami de ce parent. »

Lizzie, à son tour, avait changé plusieurs fois de couleur ; son visage exprimait une certaine colère, une assez forte aversion, et même une légère nuance de crainte ; néanmoins ce fut avec beaucoup de fermeté qu’elle fit la réponse suivante : « Je suis convaincue, dit-elle, que c’est un motif honorable qui vous amène ; vous avez toujours été si généreux pour mon frère que je n’ai pas le droit de douter de vos intentions. Mais je n’ai qu’une chose à répondre à Charley : j’ignorais qu’il s’occupât de moi lorsque j’ai accepté les offres qui paraissent lui déplaire. Celles-ci ont été faites avec une extrême délicatesse, et appuyées de raisons auxquelles, personnellement, il ne doit pas être moins sensible que moi-même. C’est là, monsieur, tout ce que j’ai à dire à mon frère. »

Le maître de pension resta bouche béante ; et ses lèvres tremblèrent en entendant cette réponse, dont elle avait soin de l’exclure.

« J’aurais dit à Charley, s’il était venu, reprit-elle après un instant de silence, que la personne qui nous donne des leçons, car Jenny les prend avec moi, est très-douce, très-patiente, et fait tous ses efforts pour nous instruire ; si bien que nous espérons n’avoir plus besoin d’elle avant peu ; nous en saurons assez pour étudier toutes seules. Charley doit connaître beaucoup d’institutrices ; et s’il était venu, je lui aurais dit pour sa satisfaction que la nôtre sort d’un établissement où l’on est parfaitement élevée.

– Je voudrais savoir, répondit Bradley en broyant lentement ses paroles comme s’il avait eu à les faire sortir d’un moulin rouillé, je voudrais savoir (J’espère que cela ne vous blessera pas), si vous auriez consenti… – Non. – J’aimerais à pouvoir dire, et sans vous offenser, que j’aurais voulu avoir cette occasion de venir ici avec votre frère, et de vous consacrer mon expérience et mes faibles talents.

– Je vous remercie beaucoup, monsieur.

– Mais, poursuivit-il en essayant de tordre sa chaise d’une main furtive, et en regardant Lizzie d’un air sombre, tandis qu’elle avait les yeux baissés, j’ai peur que vous n’eussiez pas fait à mes humbles services un accueil favorable. »

Elle garda le silence, et le malheureux, la contemplant toujours, se débattit contre lui-même avec une angoisse indicible, il tira son mouchoir, s’essuya le front et les mains, puis faisant un effort : « Je n’ai plus qu’une chose à dire, reprit-il, mais c’est la plus importante. Il y a un motif qui s’élève contre… cela ; un motif personnel, que je ne peux pas vous expliquer maintenant, et qui pourrait, je ne dis pas qui devrait, vous faire changer d’avis. Continuer m’est impossible ; voudriez-vous comprendre qu’il doit y avoir une nouvelle entrevue à cet égard ?

– Avec Charley, monsieur ?

– Avec… Eh ! bien oui ; puisque vous désirez qu’il y soit. Il est nécessaire qu’une nouvelle entrevue ait lieu, dans des circonstances plus favorables ; alors je compléterai l’explication.

– Je ne comprends pas, monsieur, répliqua Lizzie en secouant la tête.

– Ne cherchez pas à comprendre, dit-il, si ce n’est que l’affaire doit vous être soumise une autre fois.

– Quelle affaire, monsieur ? Je n’ai rien de plus à dire, ni à entendre à cet égard.

– Vous… le saurez un autre jour. Puis il reprit avec désespoir : Tout cela est incomplet…, et je ne peux pas ! – Je suis ensorcelé. Bonsoir, » murmura-t-il d’une voix qui demandait grâce ; et il lui tendit la main.

Au moment où, avec hésitation, pour ne pas dire avec répugnance, Lizzie lui effleura les doigts, il trembla des pieds jusqu’à la tête, et son visage d’une pâleur mortelle se crispa, comme sous l’influence d’une vive douleur. Elle se retourna ; mais il avait disparu.

Les yeux fixés sur la porte par laquelle il venait de sortir, la petite ouvrière resta dans la même attitude jusqu’à ce que Lizzie, ayant mis l’établi de côté, vînt s’asseoir auprès d’elle. Regardant alors son amie, comme elle avait regardé Bradley, miss Wren fit claquer rapidement ses mâchoires ainsi qu’il lui arrivait quelquefois ; puis elle s’allongea dans son petit fauteuil, et se croisant les bras : « Hum ! dit-elle, s’il est de cette nature-là, je parle de celui qui doit me faire la cour, – il peut se dispenser de venir. Il ne serait pas commode à faire trotter, et l’on ne pourrait guère le rendre utile. Il prendrait feu, et sauterait avant la fin de l’opération.

– Vous en seriez débarrassée, répliqua Lizzie.

– J’en doute, reprit miss Wren ; il serait homme à ne pas vouloir partir seul, et me faire sauter avec lui ; je connais ses allures.

– Le supposez-vous assez cruel pour vouloir vous faire souffrir ? demanda Lizzie.

– Ce ne serait peut-être pas avec intention, mais j’aimerais autant qu’il y eût dans la chambre voisine un baril de poudre entouré d’allumettes flambantes. »

Il y eut un moment de silence.

« C’est un homme étrange, reprit Lizzie d’un air pensif.

– Je voudrais bien qu’il nous fût étranger » dit miss Wren.

Lizzie lui dénoua les cheveux pour les peigner et les brosser comme elle faisait tous les soirs ; et l’opulente chevelure se répandit sur le pauvre petit corps qui avait grand besoin de ce magnifique manteau.

« Non, chérie, pas à présent, dit la petite habilleuse ; causons tranquillement au coin du feu. »

À son tour elle enleva ce qui retenait les cheveux noirs de son amie ; et la lourde masse, tombant de son propre poids, se divisa en se déroulant. Jenny, sous prétexte de comparer les deux nuances, et de jouir du contraste, fit deux ou trois passes avec ses doigts agiles, et appliqua sa joue sur l’une des mèches brunes qui ruisselaient auprès d’elle. En un instant elle parut voilée de ses cheveux blonds, tandis que le beau visage de Lizzie, complétement dégagé, recevait en plein la douce lumière de la flamme.

« Parlons un peu de mister Wrayburn, » dit la petite ouvrière.

Quelque chose scintilla parmi les cheveux blonds. Si ce n’était pas une étoile il fallait que ce fût un œil. En ce cas c’était l’œil de miss Wren, dont le regard était aussi brillant et aussi attentif que celui du petit oiseau dont elle avait pris le nom19.

« Pourquoi parler de mister Wrayburn ? demanda Lizzie.

– Une idée à moi ; je voudrais savoir s’il est riche.

– Pas du tout.

– Il est pauvre ?

– Oui, pour un gentleman.

– Ah ! c’est vrai ; il est gentleman. Est-ce de la même espèce que nous ? » Elle secoua la tête d’un air pensif et répondit : oh ! non, non, non. »

Son bras entourait la taille de Lizzie ; elle écarta, en soufflant dessus, les cheveux qui lui couvraient le visage ; son œil moins voilé scintilla plus vivement, et parut plus attentif. « Celui qui se présentera pour moi, reprit-elle, ne devra pas être gentleman ; s’il l’était par hasard, je l’enverrais bien vite faire son paquet. Mais je n’ai pas captivé mister Wrayburn. Quelqu’un a-t-il fait sa conquête, Lizzie ?

– C’est probable.

– Et qui donc ?

– Une belle dame à qui il aura inspiré de l’amour, et que de son côté il aime tendrement.

– Je n’en sais rien. Mais que penseriez-vous de lui, très-chère, si vous étiez une lady ?

– Moi, une lady ! quelle idée ! s’écria-t-elle en riant.

– Eh bien oui, une idée ; répondez-moi tout de même.

– Une lady ! moi, pauvre fille, qui ai si souvent ramé pour mon père ; moi, qui justement avais conduit le bateau le soir même où je l’ai vu pour la première fois ; moi, qui me suis trouvée, ce soir-là, si intimidée par son regard que je suis sortie de la chambre. » (Vous n’étiez pas une lady ; et il ne vous en a pas moins regardée, pensa miss Wren). « Moi, continua Lizzie à voix basse et d’un air pensif ; moi, une lady ! quand cette accusation pèse toujours sur la mémoire de mon père ; quand cette tache qu’il essaie d’effacer nous reste encore !

– Ce n’est qu’une idée, une supposition, reprit la petite habilleuse ; vous pouvez bien répondre.

– Vous allez trop loin, Jenny ; mes idées ne vont pas jusque-là. »

Un éclair jeté par le feu qui s’était assoupi, montra qu’elle souriait d’un air triste et rêveur. « Puisque j’y tiens, reprit miss Wren. C’est une idée, un caprice ; il faut bien faire ce que je veux ; je suis si malheureuse ! J’ai passé aujourd’hui des moments si durs avec mon vilain fils ! Allons, regardez le feu, Lizzie, comme vous faisiez autrefois dans ce vieux moulin-à-vent qui vous servait de maison. J’aime tant ces histoires-là ! Cherchez la place où vous lisiez la bonne aventure ; vous savez bien, celle de votre frère.

– Le petit creux à côté de la flamme ?

– Justement ; regardez ; vous y trouverez une lady.

– Plus facilement que je ne puis le devenir, chère mignonne. »

L’œil brillant de Jenny attacha son regard ferme sur le visage rêveur qui souriait au brasier. « Eh bien ! dit la petite créature, avons-nous trouvé notre lady ? »

Lizzie fit un signe affirmatif, et demanda si elle devait avoir de la fortune.

« Cela vaut mieux puisqu’il est pauvre.

– Faisons-la donc très-riche. Faut-il qu’elle soit jolie ?

– Assurément ; c’est une condition que vous pouvez remplir, Lizzie.

– Elle est donc très-belle, et…

– Quelle opinion a-t-elle de lui ? demanda miss Wren à voix basse, l’œil attaché sur la figure pensive qui regardait toujours le feu.

– Elle est contente, bien contente d’avoir une grande fortune parce qu’alors il sera très-riche. Elle est heureuse, oh ! bien heureuse d’être belle parce qu’il sera fier de sa beauté. Son pauvre cœur…

– Eh bien, dit miss Wren, son pauvre cœur ?

– Est à lui tout entier ; avec tout son amour, toute sa foi. Elle serait joyeuse de mourir avec lui ; plus encore de mourir pour lui. Elle connaît ses défauts ; mais elle sait qu’ils viennent de son abandon, de l’isolement où il se trouve, de ce qu’il n’a rien à aimer, rien à protéger ; rien qui réclame son estime et son appui. Si elle pouvait lui dire : laissez-moi remplir ce vide, laissez-moi vous prouver combien je suis peu occupée de moi-même, vous montrer tout ce que je pourrais faire, tout ce que je pourrais souffrir pour vous, et vous deviendrez meilleur à cause de moi, qui suis pourtant si peu de chose, et qui, en dehors de l’attachement que j’ai pour vous, ne mérite pas un souvenir ! »

Tandis que le visage qui regardait le feu s’inspirait du sentiment qu’exprimaient ces paroles, et arrivait à l’extase, la petite habilleuse avait rejeté ses beaux cheveux en arrière, et le regard qu’elle attachait sur la figure de son amie était devenu plus grave, et comme empreint d’alarme. Elle baissa la tête quand les paroles eurent cessé, et laissa tomber un gémissement.

« Vous souffrez ? demanda Lizzie comme réveillée tout à coup.

– Oui, répondit-elle ; mais ce n’est pas de l’ancien mal. Couchez-moi ; ne me quittez pas, fermez la porte, et restez là. » Puis détournant la tête, elle murmura tout bas en se parlant à elle-même : « Pauvre Lizzie ! pauvre Lizzie ! Revenez en longues files brillantes, ô mes beaux enfants ! revenez pour elle, pas pour moi, enfants bénis ; elle a plus besoin que moi d’être secourue. »

En disant ces mots-là la petite couturière avait tendu les mains vers le ciel, et accompagnait ce geste du regard éloquent et pur que nous lui avons déjà vu. Elle se retourna ensuite vers son amie, et lui jetant les bras autour du cou, elle se berça comme un enfant qui souffre.

XII. Oiseaux de proie §

Rogue Riderhood demeurait au fond du Trou de Limehouse, parmi les gréeurs, les fabricants de mâts, de poulies et de rames ; les constructeurs de bateaux, les magasins de voiles ; bref dans une espèce de cale de navire, remplie d’industriels se rattachant à la marine, quelques-uns ne valant pas mieux, quelques autres valant beaucoup plus, et aucun ne valant moins que lui.

Si peu délicat qu’il fût en général sur le choix de ses relations, le Trou de Limehouse se montrait fort réservé à l’égard de Riderhood ; il lui tournait le dos plus souvent qu’il ne lui tendait la main, et ne buvait jamais avec cet honnête travailleur, à moins que ce ne fût lui qui payât. Une partie considérable du Trou avait encore assez d’esprit public et de vertus privées pour ne pas vouloir, même dans son abaissement, entretenir de bons rapports avec un délateur. Disons toutefois, ce qui diminuait la moralité de ce sentiment, que les individus qui en faisaient profession n’avaient pas pour un témoin consciencieux beaucoup plus d’estime que pour un faux témoin.

Sans la fille dont nous lui avons entendu parler, mister Riderhood aurait fort bien pu n’avoir dans son Trou aucun moyen d’existence. Mais Plaisante Riderhood s’était créé dans Limehouse une petite position. Elle tenait sans patente, sur la plus mince échelle, ce que dans le langage populaire on désigne sous le nom de boutique à laisser, et prêtait de petites sommes sur les menus objets qu’on lui laissait en gage. À vingt-quatre ans, miss Riderhood était déjà dans la cinquième année de sa carrière commerciale. La boutique avait été fondée par sa mère ; et à la mort de celle-ci, un capital de quinze schellings, qu’elle s’était secrètement approprié, lui avait permis de continuer les affaires. L’existence de ce capital, enfoui dans un traversin, avait été le sujet des dernières paroles que la défunte lui avait dites avant de succomber à des excès de gin et de tabac, totalement incompatibles avec l’union de l’âme et du corps.

Pourquoi miss Riderhood se nommait-elle Plaisante ? Peut-être fut-il une époque où sa mère aurait pu le dire ; mais ce n’était pas bien sûr. Quant à elle, jamais elle n’avait reçu de renseignements à cet égard. Plaisante elle se trouvait, et ne pouvait l’empêcher ; on ne l’avait pas plus consultée sur ce point que sur l’événement qui l’avait fait naître, et lui avait créé le besoin d’avoir un nom. Elle possédait également (venant de son père) un œil louche qu’elle aurait sans doute refusé si on lui avait demandé son avis. À part cela, elle n’était pas précisément laide bien qu’elle fût très-maigre, eût la figure terreuse, la physionomie inquiète, et grandement l’air de son âge.

De même qu’il est des chiens, soit qu’ils chassent de race, soit qu’on les y ait dressés, qui se jettent sur certaines créatures et les déchirent jusqu’à un certain point, de même (nous n’entendons pas faire une comparaison blessante) miss Riderhood, qu’elle le fît naturellement, ou qu’on l’y eût habituée, regardait tous les matelots comme une proie à laquelle elle pouvait mordre. Apercevait-elle une jaquette bleue, elle se jetait dessus immédiatement ; au figuré bien entendu. Cependant, à tout prendre, elle n’était pas d’une mauvaise nature ; et l’on en conviendra si l’on observe sous quel triste jour son expérience lui faisait envisager une foule de choses. Une noce venait-elle à passer ? Plaisante n’y voyait que deux individus allant chercher l’autorisation de se quereller et de se battre impunément. Un baptême ? elle n’y apercevait qu’un petit païen, allant recevoir un nom totalement superflu, puisqu’on ne l’appellerait jamais que par une épithète plus ou moins injurieuse ; un petit malheureux dont personne n’avait besoin, et qui serait tapé et bousculé, par tout le monde jusqu’à ce qu’il devînt assez fort pour taper et bousculer à son tour. Voyait-elle un enterrement ? elle n’y trouvait qu’une cérémonie improductive, conférant à ceux qui en faisaient partie une distinction temporaire, excessivement coûteuse ; une mascarade funèbre, seule réunion à laquelle le défunt eût jamais invité ses connaissances. Lui désignait-on un père de famille ? ce n’était à ses yeux que le duplicata de son propre père, qui depuis qu’elle était au monde ne lui avait témoigné sa sollicitude que par les volées de coups de poing, ou de lanière de cuir, dont il la gratifiait de temps à autre. C’est pourquoi nous disons que, tout bien considéré, Plaisante Riderhood n’était vraiment pas mauvaise. Il y avait même chez elle une légère teinte de romanesque ; et par un soir de juillet, lorsqu’adossée au montant de la porte, les bras croisés, elle quittait des yeux la rue fumante, et regardait coucher le soleil, il est possible qu’elle eût quelque vision lumineuse d’une île embaumée de l’Océanie ou d’ailleurs (ses idées en géographie étaient peu précises) où il serait doux de parcourir, avec un être sympathique, des bosquets d’arbres à pain, en attendant les navires que la brise amènerait d’Europe ; car des matelots à exploiter formaient une partie essentielle du paradis de Plaisante.

Un soir, mais non pas en été, comme miss Riderhood venait à sa porte, elle fut aperçue par un homme qui était appuyé à la maison d’en face. Il faisait presque nuit et un vent glacé soufflait avec violence. De même que la plupart des femmes du Trou, Plaisante offrait cette particularité que sa chevelure formait un nœud ébouriffé et lâche, continuellement défait, et ne pouvant entrer dans une combinaison quelconque sans avoir été préalablement tordue. À peine fut-elle donc au seuil de sa boutique, où elle venait voir ce qui se passait, que Plaisante prit ses cheveux à deux mains et les releva, suivant son habitude. C’était dans ce quartier une coutume si générale que lorsqu’il survenait une querelle, ou toute autre cause d’intérêt, on voyait ces dames accourir de tous les points, le peigne à la bouche, et relevant leurs cheveux.

Il fallait descendre trois marches pour entrer dans la boutique de Plaisante ; une misérable échoppe dont un homme quelle que fût sa taille, pouvait toucher le plafond avec la main ; cependant sur la petite fenêtre mal éclairée, parmi un ou deux mouchoirs de couleurs éclatantes, un pantalon purée de pois, quelques montres sans valeur, quelques mauvaises boussoles, un pot à tabac et deux pipes en sautoir, une bouteille de brou de noix, et quelques atroces sucreries, servant de couverture au principal trafic du lieu, se voyait un écriteau portant cette inscription :

PENSION POUR LES MATELOTS

Ayant aperçu miss Riderhood, le personnage d’en face traversa la rue, et si rapidement qu’il fut près d’elle avant qu’elle eût fini de se coiffer.

« Votre père y est-il ? demanda cet homme.

– Je pense que oui ; entrez, » répondit Plaisante en achevant son nœud.

C’était un piége que cette réponse ; Riderhood n’était pas là ; sa fille le savait de reste ; mais le questionneur ayant l’aspect marin, il ne fallait pas le laisser partir.

« Asseyez-vous près du feu, dit Plaisante, les gens de votre métier sont les bienvenus chez nous.

– Merci, » dit l’inconnu.

Il avait en effet la tournure et les mains d’un matelot ; cependant tout en reconnaissant leur souplesse caractéristique, Plaisante vit du premier coup d’œil que ses mains n’étaient pas calleuses. Il était assis, le bras gauche négligemment passé sous la cuisse, l’autre appuyé sur le bras du fauteuil de bois, tandis que la main à demi ouverte, semblait avoir laissé échapper le câble qu’elle tenait l’instant d’avant.

« Cherchez-vous une pension ? lui demanda Plaisante.

– Je n’ai encore rien décidé à ce sujet, dit l’inconnu.

– Vous ne cherchez pas par hasard une boutique à laisser ?

– Non, répondit-il.

– Non, reprit Plaisante ; vous êtes trop bien équipé pour ça. Mais si vous en aviez besoin, vous trouveriez ici l’un et l’autre.

– Je le sais dit l’inconnu, en jetant les yeux autour de la pièce, je suis déjà venu chez vous.

– Cette fois-là avez-vous laissé quelque chose ?

– Non, répondit-il en secouant la tête.

– Est-ce que vous auriez mangé ici ? »

Même réponse négative.

« Qu’est-ce que vous veniez faire alors ? Je ne me souviens pas de vous avoir vu ?

– En effet vous n’avez pas dû me voir ; il faisait nuit, et je suis resté près de la porte, pendant que mon camarade parlait à votre père ; mais je me rappelle très-bien l’endroit, dit-il en regardant autour de lui.

– Y a-t-il longtemps de cela ?

– Oui, un bout de temps ; quand je suis revenu de mon dernier voyage.

– Il y a donc longtemps que vous n’avez embarqué ?

– Mais oui ; j’ai été malade ; puis j’ai travaillé dans le port, cela m’a empêché de reprendre la mer.

– Voilà qui explique l’état de vos mains.

– Vous êtes fine observatrice, » dit-il avec un rapide sourire, auquel se joignit un regard qui embrassa Plaisante des pieds à la tête.

Ce regard causa à miss Riderhood une certaine inquiétude, et ce fut d’un air soupçonneux qu’à son tour elle examina l’étranger. Non-seulement il avait changé tout à coup de manières, et l’avait fait de sang-froid ; mais le ton qu’il avait eu d’abord, et qu’il venait de reprendre, indiquait chez cet homme une certaine confiance en lui-même : comme le sentiment d’une force cachée qui lui donnait quelque chose de menaçant.

« Votre père rentrera-t-il bientôt ? demanda l’inconnu.

– Je l’ignore.

– Il n’y a pas longtemps qu’il est sorti, puisque vous pensiez qu’il était là.

– Je croyais qu’il venait de rentrer.

– Alors il est parti depuis longtemps.

– Je ne veux pas vous tromper, dit Plaisante ; il est sur la rivière.

– À son ancienne besogne ?

– Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle en reculant d’un pas ; que diable venez-vous faire ici ?

– Parler à votre père ; vous le verrez bien ; ce que j’ai à lui communiquer n’est pas un secret pour vous ; et rien n’empêche que vous ne restiez-là. Mais vous n’avez rien à tirer de moi ; aucun profit, miss Riderhood ; pas même une pièce de six pence. Je ne cherche ni pension, ni boutique à laisser ; rayez cela de votre esprit, et nous pourrons nous entendre.

– Mais vous êtes marin ? s’écria miss Riderhood, comme s’il y avait dans cette qualité une raison suffisante pour qu’il lui rapportât quelque chose.

– Oui et non ; je l’ai été, je peux l’être encore ; mais je ne le suis plus actuellement, et ne rentre pas dans le cercle de vos affaires. Me croyez-vous sur parole ? »

La conversation en était arrivée à ce point de justifier l’éboulement du chignon de Plaisante. Elle releva donc ses cheveux et les remit à leur place, tout en regardant l’inconnu. L’inventaire de ce costume nautique, usé par la tempête et façonné aux allures de celui qui le portait, lui fit remarquer un énorme couteau, fourré dans une gaine passée dans la ceinture, et mis à portée de la main. Un sifflet était suspendu autour du cou ; et la tête plombée d’un assommoir sortait de la poche du pardessus. L’étranger regardait Plaisante d’un air calme, plutôt même avec douceur ; mais ces appendices meurtriers, les gros favoris, et l’épaisse chevelure d’un blond fauve qui lui hérissaient la tête et les joues en faisaient un homme effrayant.

« Me croyez-vous ? » redemanda-t-il après un instant de silence. Plaisante répondit par un signe de tête aussi bref que muet. L’inconnu se leva, et resta devant le feu, les bras croisés, regardant la flamme de temps à autre ; tandis que miss Riderhood, croisant aussi les bras, s’appuyait au coin de la cheminée.

« Y a-t-il maintenant au bord de la rivière beaucoup de vols et d’assassinats ? demanda l’inconnu.

– Non, répondit Plaisante.

– Pas un seul ?

– On s’en plaint quelquefois du côté de Wapping et de Ratcliffe ; mais on dit tant de choses qui ne sont pas.

– Assurément ; d’ailleurs ce n’est pas nécessaire.

– C’est ce que je dis toujours, reprit miss Riderhood ; à quoi bon voler les matelots ? Ce n’est pas comme s’ils gardaient pour eux tout ce qu’ils possèdent. Miséricorde ! Ils le lâchent bien sans qu’on le leur prenne.

– Vous avez raison, dit l’inconnu ; il n’y a pas besoin de violence pour avoir leur argent.

– Bien sûr, dit Plaisante ; qu’est-ce ça leur fait, d’ailleurs ? quand ils n’en ont plus ils se rembarquent et vont en gagner d’autre. Ça les force à reprendre la mer ; et c’est ce qu’il y a de mieux pour eux ; ils ne sont jamais à leur aise que quand ils sont à flot.

– Je vous demandais cela, reprit l’étranger en regardant le feu, parce qu’il m’est arrivé une fois d’être attaqué, et laissé pour mort.

– Pas possible ! dit Plaisante ; à quel endroit ?

– Autant que je puis croire, répondit-il en se passant la main sur le menton, et en enfonçant la gauche dans la poche de son paletot, cela devait être dans ces parages.

– Étiez-vous ivre ? demanda Plaisante.

– Oui ; mais pas d’une honnête boisson ; une gorgée avait suffi ; une seule, vous comprenez. »

Plaisante hocha la tête d’un air sérieux, voulant dire qu’elle comprenait fort bien, et qu’elle blâmait ce procédé.

« Un commerce honnête, à la bonne heure, dit-elle ; mais ça c’est autre chose. On n’a pas le droit de traiter un marin de cette façon-là.

– Cette opinion vous honore, répondit l’inconnu avec un sourire farouche ; d’autant plus, murmura-t-il entre ses dents, que je ne crois pas que ce soit celle de votre père. Oui, j’ai passé un mauvais quart d’heure, reprit-il un instant après ; j’y ai perdu tout mon avoir ; et, dans mon état de faiblesse, il a fallu rudement lutter pour sauver mes jours.

– Ont-ils été punis, au moins ?

– Le châtiment fut terrible ; mais ce n’est pas moi qui l’ai causé, répondit l’inconnu d’un ton grave.

– Qui donc ? » demanda Plaisante.

Il leva l’index vers le ciel ; puis abaissa la main avec lenteur, y posa son menton, et regarda le feu d’un air pensif. Plaisante dirigea sur lui son œil louche, et se sentit de plus en plus inquiète ; il avait l’air si mystérieux, si sévère et si calme !

« De façon ou d’autre, je suis bien aise, reprit-elle, qu’ils aient été punis. Tout ça fait du tort au commerce honnête. Pour moi, les actes de violence contre les marins me déplaisent autant qu’à eux. Je suis là-dessus de l’avis de ma mère : Faites du commerce, disait-elle ; mais pas de vols et pas de coups. »

Miss Plaisante, en fait d’honnête commerce, aurait pris (c’était même ce qu’elle faisait chaque fois qu’elle le pouvait) trente schellings par semaine pour une pension qui n’en valait pas cinq, et apportait dans le prêt sur gage des principes analogues, mais du moment où l’on franchissait les bornes, qui, à ses yeux, limitaient le droit commercial, elle prenait fait et cause pour les marins, autant par conscience que par sentiment, et les défendait contre son père, à qui, cependant, il était bien rare qu’elle osât résister.

« Non ; pas de vols et pas de… » Elle fut interrompue brusquement par la voix de Riderhood, et par le chapeau de ce dernier qui l’atteignit en plein visage. Accoutumée à ces manifestations de la sollicitude paternelle, Plaisante, avant de relever ses cheveux, qui naturellement s’étaient défaits, s’en essuya tranquillement la figure ; un procédé commun à toutes les femmes du Trou, qui, chaque fois qu’une altercation verbale ou pugilesque les a échauffées, ne manquent jamais d’y recourir.

« J’veux êt’ pendu si j’sais qui t’a appris à caqueter, sotte perruche, » grommela Riderhood en se baissant pour reprendre son chapeau, et en la menaçant du coude et de la tête ; car le sujet délicat dont il était question le blessait particulièrement. Il était en outre de fort mauvaise humeur.

« Qué que tu perruches là ? N’as-tu rien à faire maintenant, qu’à te croiser les bras, et à jaser toute la soirée.

– Ne la tourmentez pas, dit l’étranger, elle causait avec moi.

– Qu’je n’la tourmente pas ! riposta Riderhood ; savez-vous ben qu’elle est ma fille ?

– Oui.

– Eh ! ben, je n’veux pas être sermonné, perruché par elle, ni par un aut’, entendez-vous ? Et maintenant, qué que vous voulez ?

– Avant que je vous le dise, il faut vous taire, répliqua rudement le visiteur.

– C’est bon, dit Riderhood en baissant la voix ; j’vas m’taire ; mais n’rme perruchez pas.

– Avez-vous soif ? demanda l’inconnu avec la même rudesse.

– Tiens ! est-ce qu’on n’a pas toujours soif ? répondit Riderhood, comme indigné de l’absurdité de cette question.

– Que voulez-vous boire ? reprit le visiteur.

– Du Xérès, si vous en êtes capab’. »

L’étranger tira de sa poche un demi-souverain, et le donna à Plaisante, en la priant d’aller chercher une bouteille de Xérès, « surtout pas débouchée, » dit-il en appuyant sur ces mots, et en regardant Riderhood.

« J’suis prêt à jurer, murmura celui-ci avec un sinistre sourire, qu’vous avez quéque chose en vue. Est-c’que je vous connais ? Non, non, non ; connais pas.

– Non, dit l’autre, vous ne me connaissez pas. » Et ils se regardèrent mutuellement d’un air maussade, en attendant miss Plaisante.

« Y a des petits verres su’ la planche, dit Riderhood à sa fille ; donne-moi celui dont la patte est cassée ; pour un homme qui gagne sa vie à la sueur de son front, c’est tout c’qu’i faut. »

Cette demande, qui de prime-abord semblait assez modeste, montra bientôt ce qu’il fallait en penser. L’impossibilité de faire siéger le verre sur la table exigeait qu’on le vidât aussitôt qu’il était plein ; et Riderhood s’arrangea de manière à le faire remplir trois fois pour une.

Le verre à la main, cet honnête homme occupait un côté de la table ; l’inconnu se trouvait en face de lui ; et Plaisante, sur un tabouret, entre l’inconnu et la cheminée. Le fond du tableau, composé de mouchoirs, de vestes, de chemises, et autres vêtements déposés en gage, représentait dans l’ombre une certaine quantité d’auditeurs. Il y avait surtout un costume complet du sud-ouest, qui, surmonté du chapeau, ressemblait à un gros marin, de formes peu élégantes, tournant le dos à la société et si curieux d’entendre ce qui se disait, qu’il s’était arrêté au moment où il mettait sa veste, les bras arrondis, et les épaules jusqu’aux oreilles, en attendant qu’il complétât l’opération.

L’étranger prit le Xérès, le plaça devant la chandelle, et regarda le bout du bouchon. S’étant convaincu du bon état de celui-ci, il tira de sa poche un couteau rouillé, ouvrit la bouteille, dévissa le bouchon, l’examina attentivement, le posa sur la table, prit le bout flottant de sa cravate, et en essuya l’intérieur du goulot. Tout cela fut exécuté avec le plus grand calme. Riderhood avait tout d’abord tendu son verre, et demeurait le bras allongé tandis que l’inconnu semblait absorbé par les menues opérations que nous venons de décrire. Enfin, ayant été rempli, son verre s’approcha de ses lèvres ; il fut vidé, et s’abaissa peu à peu jusqu’à toucher la table, où il fut posé sens dessus dessous. En même temps, le regard de Riderhood avait aperçu le couteau du visiteur, et s’y était fixé. Au moment où l’inconnu avançait la bouteille pour remplir de nouveau les verres, Riderhood se leva, s’appuya sur la table pour examiner le couteau de plus près et regarda l’étranger.

« Qu’est-ce que vous avez ? demanda celui-ci.

– C’couteau, je l’connais, répondit l’honnête homme.

– Cela doit être. »

L’inconnu remplit les verres ; Riderhood vida le sien jusqu’à la dernière goutte ; et revenant au couteau. « C’est, dit-il…

– Attendez, fit l’inconnu, j’allais boire à la santé de votre fille. À votre santé, miss Riderhood.

– C’couteau est c’lui d’un nommé Radfoot ?

– Oui.

– George Radfoot, un marin d’ma connaissance.

– Précisément.

– Qu’est-i d’venu ?

– Il est mort ; et d’une triste façon ; horrible à voir !

– D’quoi parlez-vous ? demanda Riderhood.

– De son cadavre ; affreusement défiguré par les assassins.

– Lui  ! assassiné ? Par qui donc ? »

Pour toute réponse, le visiteur haussa les épaules ; il remplit le verre de Riderhood, qui, l’ayant vidé, regarda alternativement sa fille et son vis-à-vis. « J’suppose, commença-t-il, qu’vous n’voulez pas dire à un honnête homme… » Il s’arrêta brusquement, son verre à la main, comme fasciné par le paletot de l’inconnu ; il se pencha au-dessus de la table, regarda la manche de ce paletot, en releva le parement pour en examiner la doublure (ce que l’étranger lui laissa faire avec le plus grand calme), et s’écria :

« V’là qu’est sûr ! J’me trompe pas, c’est ben le paletot à Radfoot.

– Oui ; celui qu’il avait la dernière fois que vous l’avez vu.

– C’est vous qui l’avez tué ; v’là qu’est sûr. »

Il ne lui en fit pas moins remplir son verre. L’inconnu haussa de nouveau les épaules, et ne témoigna pas la moindre confusion.

« J’veux êt’ pendu si j’comprends ce garçon-là, dit Riderhood, après s’être jeté son vin dans le gosier. Expliquez-vous un peu, dites-nous quéque chose de sûr.

– Je veux bien, » répondit l’autre en se penchant à son tour au-dessus de la table ; et il ajouta d’une voix grave et pénétrante : « Vous êtes un affreux menteur. »

Riderhood se leva et fit semblant de vouloir jeter son verre à la face de l’étranger ; celui-ci, toujours impassible, se contenta d’agiter l’index de l’air d’un homme qui en sait plus long qu’on ne le suppose ; ce que voyant, l’honnête témoin se ravisa, reprit sa place et posa son verre sur la table.

« Quand vous êtes allé au Temple, chez cet homme de loi, débiter le conte que vous aviez forgé, dit l’inconnu d’un ton en quelque sorte confidentiel et d’un calme exaspérant, il est possible que vous ayez fortement soupçonné l’un de vos amis ; je pense même que vous avez dû le faire.

– Moi ? j’sais même pas d’qui qu’vous parlez.

– À qui était ce couteau ? demanda l’autre.

– À c’lui que j’vous ai dit, répliqua Riderhood, en évitant de proférer le nom de Radfoot.

– Et ce paletot ?

– À lui aussi, dit-il, refusant toujours de nommer son camarade, suivant l’usage des prisons.

– Vous lui avez probablement fait l’honneur de lui attribuer le crime, et vous le jugiez fort habile d’avoir su éviter les poursuites ; mais la difficulté pour lui n’était pas de rester caché, elle aurait été au contraire de reparaître au grand jour.

– Où allons-nous ? grommela Riderhood en se levant de nouveau, comme réduit aux abois, où allons-nous, qu’des garnements, vêtus des effets d’un mort, entrent ché un brave homme qui gagne son pain à la sueur de son front, et s’en viennent de but en blanc l’accuser de telle ou telle chose ? J’vous l’demande, pourquoi est-ce que je l’aurais soupçonné ?

– Parce que vous le connaissiez, dit le visiteur ; vous l’aviez secondé plus d’une fois, et vous saviez ce qu’il était, sous des apparences loyales. Parce que le soir même, qui dans votre pensée a dû être celui du meurtre, il est venu ici, une heure après avoir quitté le navire, et que c’est vous qui lui avez indiqué sa chambre. N’y avait-il pas un étranger avec lui ?

– C’était pas vous toujours ; j’suis prê à le jurer dans un Alfred David, répondit l’honnête homme. Vous parlez avec assurance, j’dis pas non ; mais les choses vous noircissent. Vous m’jetez à la figure qu’Radfoot a disparu, qu’on n’en a pus entendu parler ; quoi qu’y a là d’étonnant ? Est-c’qu’y en a pas des cinquantaines de marins qu’ont disparu depuis dix fois pus longtemps qu’lui, et dont on n’parle pas ? Est-c’qu’on peut savoir c’qu’i deviennent, avec leurs changements de nom, leurs rembarquements du jour au lendemain, et ceci, et cela ? On n’y pensait plus ; tout à coup on les revoit. Est-c’qu’on s’en occupe ! D’mandez à ma fille ; vous avez assez perruché tous les deux pendant que j’y étais pas ; jasez là-dessus maintenant. Avec vos soupçons que j’devais l’soupçonner ! Voulez-vous savoir c’que j’soupconne moi ? eh ! ben, le v’là : vous me dites qu’on a tué Radfoot ; moi j’demande comment qu’vous l’avez su ? Vous avez son couteau et vous portez ses hardes ; j’demande comment qu’ça se fait ? Passez-moi la bouteille. Et toi, ajouta-t-il en se tournant vers sa fille et en remplissant son verre, si c’était pas gaspiller d’bon Xérès, j’t’enverrais ça par la tête pour t’apprendre à perrucher avec c’t individu-là. C’est du caquet des uns et des aut’ qu’les gens comme lui tirent leurs soupçons ; au lieu que moi, j’les tire du raisonnement ; comme c’est le fait d’un honnête homme, qui gagne sa vie à la sueur de son front. »

Il remplit son verre, tandis que Plaisante, dont le chignon sympathique s’était défait dès qu’elle avait été apostrophée, relevait ses cheveux et les arrangeait comme la queue d’un cheval à vendre.

« Avez-vous fini ? demanda l’étranger.

– Non, répondit Riderhood ; j’ai b’soin d’savoir comment c’est qu’Radfoot est mort, et comment qu’ça se fait qu’vous avez ses hardes.

– Si vous le savez jamais, ce ne sera pas aujourd’hui.

– Quand j’dis qu’c’est vous qui l’avez tué, reprit Riderhood avec un geste de menace.

– Je suis le seul, répartit l’inconnu en hochant la tête d’un air grave, qui sache la vérité à cet égard, le seul qui puisse affirmer que votre déposition n’était pas vraie, et qui puisse ajouter avec certitude que vous saviez qu’elle était fausse. Voilà tout ce que j’ai à vous dire. »

Regardant l’inconnu de ses yeux louches, Riderhood médita pendant quelques instants ; il remplit son verre, et en lança le contenu dans son gosier par trois jets successifs.

« Ferme la porte, dit-il à sa fille en posant son verre sur la table ; donne un tour de clef, et rest’là-bas. Si vous savez tant de choses, m’sieur, reprit-il en se plaçant entre la porte et l’inconnu, pourquoi-t-est-c’que vous n’avez pas été les dire à mist’ Lightwood ?

– Cela ne regarde que moi, répondit l’étranger avec calme.

– Savez-vous pas qu’les choses que vous vous vantez d’savoir, si toutefois c’est pas vous qui avez fait le coup, valent de cinq à dix mille liv’ ? demanda Riderhood.

– Je le sais fort bien ; et quand je réclamerai cet argent-là, vous en aurez la moitié. »

L’honnête homme se rapprocha de l’inconnu. « Je sais cela, reprit le visiteur, comme je sais que pour gagner le prix du sang, vous, Roger Riderhood, vous avez accusé un homme dont vous connaissiez l’innocence ; comme je sais que vous avez trempé avec Radfoot dans plus d’une affaire ténébreuse ; comme je sais qu’il m’est possible de vous faire condamner pour ces actes ; et je le ferai, je vous le jure, portant moi-même témoignage contre vous, si vous osez me provoquer.

– Père, cria Plaisante, laissez-le partir ; ne vous attirez pas de mauvaise affaire, je vous en prie.

– As-tu fini d’jaser, sotte perruche ? » cria Riderhood. Puis d’un air rampant et d’une voix suppliante : « M’sieur, reprit-il, vous m’avez pas dit c’que vous désiriez d’moi. Est-i’ juste, m’sieur, d’dire que j’vas vous provoquer lorsque j’sais pas même c’que vous voulez que j’fasse ?

– Peu de chose, répondit l’inconnu : cette accusation ne peut pas rester pendante ; il faut détruire ce que le prix du sang a fait faire.

– C’est bon ; mais, Shipmate…

– Ne m’appelez pas Shipmate, dit l’étranger.

– Cap’taine, en ce cas ; vous n’y trouverez pas à redire, c’è un titre honorab’, et qui vous convient, vous en avez tout à fait l’air. Eh ! ben, cap’taine, j’vous le d’mande, est-ce que Gaffer n’est pas mort ?

– Oui, dit l’autre avec impatience ; après ?

– Est-ce que des paroles peuv’ offenser un mort, je vous le d’mande, cap’taine ?

– Elles offensent sa mémoire et nuisent à ses enfants ; combien en a-t-il laissé ?

– Vous parlez de Gaffer, cap’taine ?

– De qui est-il question ? reprit l’inconnu en faisant un mouvement du pied, comme pour repousser l’infâme. J’ai entendu dire qu’il avait un fils et une fille ; a-t-il d’autres enfants ? c’est à miss Riderhood que je m’adresse.

Plaisante regarda son père pour obtenir la permission de parler.

« Pourquoi n’pas répond’, que diable ? s’écria l’honnête homme. Réponds au cap’taine ; tu parl’ assez quand i’ n’faut pas, sotte perruche, mauvaise rosse. »

Ainsi encouragée, Plaisante expliqua au visiteur qu’il n’y avait bien que deux enfants : Lizzie, la fille dont on lui avait parlé, et son frère Charley ; tous les deux très-respectables.

« Et cette tache retomberait sur eux ! ce serait terrible, dit l’inconnu en se levant, tant l’émotion que lui causait cette pensée était vive. « Une chose affreuse ! murmura-t-il en parcourant la boutique de long en large ; mais pouvait-on le prévoir ! » Puis, s’arrêtant tout à coup : « Où demeurent ces enfants-là ?… »

Plaisante répondit qu’à la mort du père la fille était seule avec lui ; mais qu’elle avait quitté le quartier aussitôt après l’enterrement.

« Pourriez-vous me procurer son adresse ? » demanda l’inconnu.

Cela ne faisait pas le moindre doute.

« Combien faudra-t-il de temps ?

– Un jour à peine. »

L’étranger dit qu’il y compterait, et reviendrait le lendemain.

Riderhood, qui avait écouté ce dialogue en silence, s’adressa alors au visiteur.

« Cap’taine, reprit-il d’une voix obséquieuse, faudrait pas perd’ de vue, au sujet d’ces malheureuses paroles qu’j’ai dites à propos de Gaffer, qu’il avait toujours été un franc coquin, voleur d’son métier, pour tout dire. Et quand j’suis été chez mist’ Lightwood, et qu’j’l’ai trouvé avec c’t aut’ gouverneur pour lui faire ma déclaration, j’ai pu êt’ un peu trop ardent pour la cause d’la justice, je n’dis pas ; ou, pour voir la chose d’une aut’ façon, j’ai pu êt’ excité par les sentiments qu’éprouve un homme quand y a là une potée d’argent qu’on lui met sous les yeux, c’qui l’pousse à y fourrer la main par amour pour sa famille. Il est possib’, en outre, que l’vin des gouverneurs était… j’veux pas dire travaillé… mais un peu trop fort, et qui vous échauffait la tête. Y a encore aut’ chose qu’i n’faut pas oublier, cap’taine : une fois qu’Gaffer a été mort, j’ai ti dit aux gouverneurs : C’que j’ai déposé, j’le dépose toujours, j’maintiens tout c’qui a été écrit ? Non ; j’le dis ouvertement ; pas d’détours, cap’taine ; j’ai dit, au contraire, j’ai pu m’tromper ; j’ai réfléchi ; i’s’peut qu’la chose n’ait pas été couchée su’ l’papier d’une façon ben exacte. Une erreur a pu se glisser par ci, par là ; et puis, en bloc, j’voudrais pas jurer d’tout ça. J’aimerais mieux perd’ vot’ estime, cap’taine, que d’faire une chose pareille. J’ai déjà, autant que j’peux voir, été mal jugé par plusieurs personnes ; même par vous, cap’taine, si j’vous ai ben compris. C’t égal, je renoncerais plutôt à ma déposition que d’êt’ parjure ; et voilà. Si vous appelez ça conspirer, appelez-moi conspirateur.

– Vous signerez, répondit l’inconnu sans s’inquiéter de ce verbiage, vous signerez une déclaration établissant que tout ce que vous avez dit sur Gaffer est complétement faux ; ce papier, signé de votre main, sera donné à miss Hexam. Je me charge de sa rédaction, et vous y apposerez votre signature lors de ma prochaine visite.

– Quand est-c’que vous reviendrez, cap’taine ?

– Bientôt ; soyez tranquille, je vous tiendrai parole.

– Est-c’que vous n’direz pas vot’ nom, cap’taine ?

– Ce n’est pas mon intention.

– J’voudrais pas vous offenser, reprit Riderhood en rampant vers la porte, à mesure que le visiteur avançait ; mais quand vous dit’ à un homme qu’i’ devra signer ceci et cela, vous lui donnez des ordres que vous l’prenez d’un peu haut, mon cap’taine ; est-c’que vous n’trouvez pas ? »

L’inconnu s’arrêta et le regarda fixement.

« Père ! je vous en conjure, lui cria sa fille en portant à ses lèvres une main tremblante, ne vous mettez pas dans l’embarras.

– Écoutez-moi, cap’taine, écoutez-moi, dit l’honnête homme en se mettant de côté, je voudrais seulement vous rappeler vos belles paroles au sujet d’la récompense.

– Quand je la réclamerai vous en aurez votre part, » répondit l’inconnu, d’un ton qui ajoutait clairement cette apostrophe : chien que vous êtes ! Puis, le regardant avec calme, il dit à voix basse, et comme surpris de rencontrer un type aussi complet du mal : « Quel odieux scélérat vous faites ! » Il hocha la tête deux ou trois fois pour affirmer ce compliment, ouvrit la porte, se retourna vers Plaisante avec bienveillance, lui souhaita le bonsoir, et sortit de la boutique.

L’honnête homme resta plongé dans la stupeur jusqu’au moment où le verre sans pied et la bouteille de Xérès attirèrent son attention. Du regard, ils lui passèrent dans les mains, et le reste de la liqueur lui arriva dans l’estomac. L’opération terminée, il vit clairement que les jaseries de la perruche étaient la seule cause de ce qui s’était passé. Rappelé à ses devoirs paternels par cette considération, il jeta une paire de bottes fortes à Plaisante, qui se baissa pour éviter le coup, et se mit à pleurer, pauvre fille ! en se servant de ses cheveux en guise de mouchoir de poche.

XIII. Solo et duo §

Le vent soufflait tellement fort que l’inconnu en fut presque renversé, lorsque, sortant de chez Riderhood, il se trouva au milieu de l’obscurité et de la fange de Limehouse. Les portes claquaient violemment ; le gaz, balloté dans tous les sens, finissait par s’éteindre ; les enseignes s’agitaient dans leurs cadres ; et l’eau des ruisseaux, fouettée et dispersée, volait çà et là et retombait sous forme de pluie.

Indifférent à la tourmente, la préférant même à un temps moins mauvais parce qu’elle rendait les rues désertes, l’inconnu jeta autour de lui un regard investigateur. « C’est bien cela, autant que je puis le croire, murmura-t-il. Je n’étais jamais venu ici avant ce jour-là, et n’y suis pas revenu depuis lors. Jusqu’à présent j’ai bien retrouvé ma route ; mais quel chemin avons-nous pris ensuite ? Nous avons tourné à droite en sortant de la boutique ; c’est ce que je viens de faire ; mais après ? Avons-nous suivi cette allée, ou remonté cette ruelle ? Je ne m’en souviens plus. »

Il suivit l’allée, prit la ruelle, ne reconnut pas plus l’une que l’autre, s’égara complétement, et finit par se retrouver au point de départ. « Je me rappelle qu’il y avait aux fenêtres supérieures des perches sur lesquelles séchaient des hardes ; au rez-de-chaussée un cabaret borgne ; du fond d’un passage appartenant à cette buvette, s’échappaient le raclement d’un violon, et le piétinement des danseurs ; mais tout cela existe dans la ruelle, aussi bien que dans l’allée. En fait d’autres détails, il ne m’est resté dans l’esprit qu’un mur, une entrée sombre, un escalier, puis une chambre. »

Il changea de direction ; mais sans plus de résultat ; les murs, les entrées sombres, les escaliers, et les chambres se retrouvaient partout. Ainsi qu’il arrive à la plupart des gens égarés, il décrivait un cercle, et revenait toujours au même point. « C’est comme cela, dit-il, dans tous les récits d’évasion : la piste des fugitifs semble toujours prendre la forme du globe qui porte ces malheureux ; on dirait l’effet d’une loi secrète. »

Arrivé dans un endroit que le vent avait fait déserter, il ôta sa perruque et ses favoris d’étoupe, les cacha sous son paletot de marin, et prit avec Julius Handford, ce gentleman disparu et vainement réclamé par les journaux, plus de ressemblance qu’il n’y en eut jamais entre deux frères. Il redevint en même temps le secrétaire de mister Boffin ; car entre John Rokesmith et Julius Handford la ressemblance n’était pas moins grande. « Rien qui puisse me conduire à la scène du crime, dit-il ; non pas que j’y tienne absolument, mais étant venu jusqu’ici j’aurais été bien aise d’en parcourir le chemin. » Renonçant alors à ses recherches, il se dirigea de manière à sortir de Limehouse, et passa près de l’Église. Il s’arrêta devant la grille du cimetière, contempla la grande tour, qui se dressait comme un spectre et bravait la tourmente. Il regarda les pierres blanches qui recouvraient les tombes, et représentaient les morts, couchés dans leurs linceuls ; puis compta les neuf heures que sonnait la cloche de l’horloge.

« C’est une situation dans laquelle bien peu de gens se sont trouvés, dit-il : regarder un cimetière par une nuit de tempête ; sentir que l’on ne tient pas plus de place parmi les vivants, que les morts qui vous entourent ; et savoir qu’on est enterré quelque part, comme ils le sont ici. Je ne m’y accoutume pas. Un esprit qui reviendrait sur la terre, et que personne ne reconnaîtrait, ne se sentirait pas plus étranger, plus seul ici-bas que je ne le suis parmi les hommes. Mais c’est le côté fantastique de la position ; elle en a un réel, et tellement épineux que je ne puis résoudre les difficultés qu’il présente. J’y songe cependant tous les jours ; mais ainsi que la plupart des hommes, j’élude sans cesse le point qui m’embarrasse. Il faut pourtant vider la question, et ne plus la tourner, aller droit au but, et prendre un parti.

« Quand je fus rappelé à Londres, cette ville qui n’éveillait en moi que les plus tristes souvenirs, j’y revins avec un sentiment de répulsion pour la mémoire de mon père, pour l’argent qu’il me laissait, pour la femme que j’étais forcé de prendre. Je me défiais de l’intention qui m’avait imposé ce mariage. Je me défiais de moi-même ; j’avais peur d’être pris de vertige en face de cette fortune ; peur de me sentir ingrat pour ces deux chères créatures auxquelles nous devions, ma sœur et moi, les seuls rayons de notre enfance. Je revenais timide, inquiet, divisé par des sentiments contraires, effrayé de moi-même et des autres ; ne connaissant de la fortune paternelle que la bassesse qui l’avait accompagnée.

– Arrête-toi, et réfléchis ; est-ce bien cela, John Harmon ?

– Exactement.

« Il y avait à bord un nommé Georges Radfoot qui remplissait les fonctions de contre-maître. Je ne le connaissais pas, et n’avais entendu son nom pour la première fois qu’une semaine avant notre départ : j’étais sur le navire, à surveiller l’embarquement de mes effets, lorsque je fus accosté par l’un des commis de l’agence, lequel m’ayant appelé mister Radfoot, me montra des papiers qu’il avait à la main. Ce fut de la même manière que deux jours après il m’entendit nommer : il était à bord, quand l’un des commis lui toucha l’épaule en lui disant : « Excusez-moi, mister Harmon… » Nous étions de la même taille, de la même grosseur ; mais je ne crois pas qu’il y eût entre nous de ressemblance frappante, et il était aisé de nous reconnaître quand nous étions ensemble.

« Quelques paroles échangées à l’occasion de ces méprises nous mirent facilement en rapport. La chaleur étant excessive, il eut l’obligeance de me faire avoir sur le pont une cabine située à côté de la sienne, et qui était beaucoup plus fraîche que celle que j’occupais. Il avait fait, comme moi, ses études à Bruxelles, y avait appris le français, que je parlais également, et racontait de sa jeunesse – Dieu sait jusqu’à quel point c’était vrai – une histoire qui ressemblait à la mienne. Enfin, comme lui, j’avais été dans la marine. Tout cela nous ayant rapprochés, nous en arrivâmes aux confidences, et d’autant plus facilement que tout le monde à bord savait le motif qui m’appelait en Angleterre. Il connut mes inquiétudes, et ma pensée bien arrêtée de voir la femme qui m’était destinée, afin de la juger par moi-même sans qu’elle pût deviner qui j’étais. Je voulais également surprendre missis Boffin.

« Il était donc convenu avec Radfoot qu’il m’aiderait à me procurer des habits de matelot, que nous irions nous installer dans le voisinage de miss Wilfer, et que nous verrions ensuite à profiter des circonstances. En supposant que nous ne pussions arriver à aucun résultat, la situation n’en serait pas plus mauvaise ; cela ne ferait que retarder de quelques jours ma visite à mister Lightwood. Ce qu’il y avait dans ce projet d’avantageux pour Radfoot, c’était la nécessité où je me trouvais de disparaître pendant un jour ou deux. Il fallait qu’en sortant du navire je fisse perdre ma trace ; sans cela je pouvais être observé ou reconnu, et le plan était manqué. C’est ainsi que je débarquai, ma valise à la main, ainsi que misters Kibble et Potterson l’ont déclaré devant le coroner.

« Je me dirigeai vers le Trou de Limehouse, comme il était convenu, et j’attendis Radfoot à côté de l’église près de laquelle je viens de passer. Peut-être, si la chose était nécessaire, pourrais-je me rappeler le chemin que j’avais suivi jusque-là ; mais j’ignore celui que nous avons pris ensuite pour aller chez Riderhood. Je ne sais qu’une chose, c’est que nous avons fait des détours sans nombre, qui probablement avaient pour but de m’empêcher de me reconnaître. Lorsque Radfoot s’arrêta chez Riderhood, et lui demanda où nous pourrions trouver un logement, ai-je conçu le moindre soupçon ? Aucun ; cela n’est pas douteux. Je crois que c’est Riderhood qui lui procura le narcotique ; mais je ne l’affirmerais pas. Tout ce que je peux dire, c’est qu’ils avaient été de compte à demi dans plus d’une scélératesse ; leur intimité évidente et le caractère de Riderhood ne me laissent à ce sujet aucune incertitude. Quant au narcotique dont il a fait usage à mon égard, je n’ai que deux raisons pour supposer qu’il venait de Riderhood : la première, c’est qu’en sortant de chez celui-ci, Radfoot changea de poche un petit paquet dont l’enveloppe n’avait pas été touchée ; la seconde, c’est que Riderhood, je l’ai su depuis, a été mis en prison pour avoir volé un matelot à qui pareille drogue avait été administrée.

« Nous n’avions pas fait un mille à partir de cette boutique, lorsque nous arrivâmes à un porche étroit, une espèce de corridor où se trouvait un escalier qui nous conduisit dans une chambre. La nuit était très-noire et il pleuvait à verse. Je crois encore entendre la pluie tomber sur les dalles du passage, qui n’était pas couvert. La chambre donnait sur le Tamise, sur un dock ou sur une crique, et la marée était basse. Non-seulement j’aurais pu le savoir par l’heure qu’il était alors ; mais, en attendant le café, j’écartai le rideau de la fenêtre, un rideau brun, et je vis que les lumières peu nombreuses du voisinage se reflétaient dans la vase. Radfoot avait sous le bras un sac de toile où se trouvait un habillement complet. Je n’avais pas emporté de vêtements puisque je voulais acheter un costume de matelot. « Vous êtes trempé, me dit-il (je me rappelle ces paroles comme si c’était hier), tandis que moi, sous mon waterproof, je n’ai pas un fil de mouillé. Prenez ces habits et mettez-les ; ils vous vont aussi bien, si ce n’est mieux, que les hardes que vous achèterez demain. Pendant ce temps-là, j’irai presser le café et dire qu’on nous le monte brûlant. » Il revint un instant après ; j’étais vêtu de ses habits. Il était accompagné d’un nègre ayant une veste blanche, comme un chef de cuisine. Le nègre apportait le café, et le posa sur la table sans me regarder une seule fois. Tout cela est d’une vérité rigoureuse ; j’en suis certain.

« Je passe maintenant à des impressions maladives, incohérentes, mais tellement fortes que je peux compter sur leur exactitude. Seulement il y a entre elles des vides qui ne me laissent aucun souvenir et auxquels ne se rattache aucune notion du temps. À peine avais-je bu quelques gorgées de café que Radfoot me sembla prendre des proportions colossales et qu’une influence irrésistible me poussa à me jeter sur lui. La lutte eut lieu près de le porte et fut de courte durée. Il était facile de se débarrasser de moi : je frappais à l’aventure, emporté que j’étais dans un tourbillon qui me donnait le vertige et faisait jaillir des flammes qui me séparaient de mon adversaire. Enfin je tombai sans mouvement.

« Tandis que j’étais là, gisant sur le carreau, un pied me retourna ; je fus pris par la cravate et traîné dans un coin. J’entendis plusieurs voix d’hommes ; un pied me retourna encore ; je vis, étendu sur le lit un individu qui me ressemblait et qui portait mes vêtements. Un silence dont il m’est impossible d’apprécier la durée, et qui pour moi fut aussi bien d’un an que d’une semaine ou d’un jour, fut rompu tout à coup par une lutte violente que se livraient des hommes dont la chambre était pleine. Celui qui me ressemblait, et qui avait ma valise à la main, fut attaqué. On me foula aux pieds, on tomba sur moi ; j’entendis frapper avec force, et je me figurai qu’on abattait un arbre. Je n’aurais pas pu dire qui j’étais, je ne le savais pas, j’avais disparu ; mais je pensais à un bûcheron, au bruit de la cognée, et il me semblait vaguement que j’étais dans une forêt. Est-ce encore exact ? Oui, toujours, si ce n’est qu’il m’est impossible de ne pas dire Je, et que je n’étais pour rien dans tout cela. Je ne me connaissais plus et n’avais aucun souvenir de moi-même.

« Ce ne fut qu’après avoir glissé dans quelque chose, qui me fit l’effet d’être un tuyau, entendu un bruit de tonnerre accompagné de craquements et de pétillements, comme dans un incendie, que la conscience de ma personnalité me revint. « C’est John Harmon qui se noie ! Courage, John Harmon invoque le ciel, et tâche de te sauver. » Je pense avoir crié cela dans mon agonie. Puis il se passa quelque chose d’inexprimable ; mon horrible pesanteur se dissipa, et je sentis que c’était moi qui me débattais dans l’eau, où je me trouvais seul. J’étais faible, oppressé, engourdi, emporté par la marée qui m’entraînait rapidement. Sur les deux rives s’enfuyaient les lumières, comme si elles avaient eu hâte de s’éloigner pour me laisser périr dans l’ombre. La marée descendait ; mais je ne connaissais plus le cours de la rivière. À la fin, me guidant avec l’aide du ciel vers une rangée de bateaux qui se trouvaient le long d’une jetée, je me cramponnai à l’un d’eux. Je fus aspiré sous la quille, et remontant de l’autre côté, j’arrivai mourant sur la rive.

« Étais-je resté longtemps dans l’eau ? Je ne saurais le dire ; assez cependant pour être gelé jusqu’au cœur. Le froid néanmoins me fut favorable, car ce fut l’air glacé de la nuit, joint à une pluie torrentielle, qui me rappela à moi-même. La chaussée dépendait d’une taverne où j’arrivai en rampant. Les gens de la maison supposèrent que, dans mon ivresse, j’étais tombé sur la pierre où ils m’avaient trouvé ; car je ne pouvais rien dire ; mes pensées étaient confuses, et le poison que j’avais pris m’avait presque enlevé la parole. Comme il faisait nuit et qu’il pleuvait encore, je pensais toujours être au soir où j’avais accompagné Radfoot ; mais nous étions au lendemain ; il y avait dans ma vie une lacune de vingt-quatre heures.

« Je dois être resté deux jours dans cette taverne ; j’en ai souvent fait le compte. Oui, deux jours pleins. C’est pendant ce temps-là qu’il me vint à l’esprit de faire servir à mes projets l’événement auquel je venais d’échapper. L’effroi que j’éprouvais d’un mariage forcé, la crainte de perpétuer le misérable sort de la fortune de mon père, de cet argent qui paraissait être destiné à ne produire que le mal, agissaient fortement sur mon esprit, rendu craintif par l’oppression qui pesa sur mon enfance. Je ne m’expliquais pas alors comment je me trouvais sur la rive opposée à celle de Limehouse ; aujourd’hui je ne le comprends pas davantage. Mais pourquoi sortir de la question ?

« Je n’aurais pas pu exécuter mon projet sans les valeurs que je portais autour du corps dans une ceinture imperméable : quarante et quelques livres ; une mince fortune pour un homme qui en attendait plus de cent mille ; mais cela me permettait de réaliser mon plan. Sans ces valeurs je n’aurais pas pu me rendre au café de l’Échiquier, ni louer l’appartement de mister Wilfer.

« J’étais à l’hôtel depuis douze jours, lorsqu’on retrouva le corps de Radfoot. Les tortures morales qui m’assiégèrent à cette époque, affreux cauchemar qui était la conséquence du poison, me firent croire que j’y avais passé beaucoup plus de temps ; je sais néanmoins le contraire. Ces tortures se sont affaiblies peu à peu ; et je crois maintenant en être délivré ; cependant il m’arrive quelquefois d’être obligé de m’arrêter au milieu d’une phrase et de réfléchir pour trouver les mots dont j’ai besoin.

« Me voilà encore sorti de mon sujet ; la conclusion est cependant assez prochaine pour que je n’essaye pas d’y échapper. Allons droit au but, puisqu’il faut l’atteindre. Je me procurais les journaux tous les matins, afin d’y chercher la nouvelle de ma disparition ; mais on n’en parlait pas. Un soir, étant sorti pour prendre l’air (je ne quittais ma chambre qu’à la nuit close), je vis un rassemblement autour d’une affiche placardée à Whitehall. Cette affiche annonçait qu’on avait trouvé dans la Tamise le corps de John Harmon, et que les coups et blessures dont il portait les traces faisaient naître les soupçons les plus graves. Venaient ensuite le signalement, les détails du costume, les papiers qui se trouvaient dans mes poches, enfin l’endroit où il fallait aller pour reconnaître le cadavre. Poussé par un sentiment irréfléchi, dont la force m’égarait, je courus à l’adresse indiquée. Je fus mis en présence du défunt ; j’eus sous les yeux le spectacle de la mort à laquelle j’avais échappé ; et dans ce tableau, dont l’horreur venait se joindre aux tortures que le poison me faisait souffrir, je reconnus Radfoot. On l’avait tué pour lui arracher ma valise, et probablement on l’avait jeté dans la rivière en même temps que moi, qu’il avait voulu assassiner.

« Je fus ce soir-là au moment de déclarer ce que je savais, bien que je n’eusse aucun renseignement sur le coupable et que la seule chose que j’eusse à dire, c’était que la victime, au lieu de se nommer John Harmon, s’appelait George Radfoot. Le lendemain, tandis que je me demandais ce que j’allais faire, le bruit de ma mort se répandit. J’hésitais toujours ; pendant ce temps-là, ma mort se confirmait. L’enquête, le gouvernement, le pays tout entier déclaraient que j’étais mort. Je ne pouvais pas prêter l’oreille cinq minutes aux bruits extérieurs sans entendre dire que je n’étais plus. Ainsi mourut John Harmon ; Jules Handford disparut à son tour et fut remplacé par Rokesmith. La démarche que celui-ci vient de faire a pour but de réparer le tort que son silence a causé à des innocents, et qu’il était loin de soupçonner. C’est par mister Lightwood, dont on lui a rapporté les paroles, qu’il en a eu connaissance ; et il fera tout son possible pour réparer ce dommage, ainsi que l’équité l’y oblige.

« Est-ce bien tout ce qu’il y avait à dire ? Oui, j’ai tout rappelé fidèlement, tout ce qui est arrivé jusqu’ici. Mais après ? L’avenir est plus difficile à sonder que le passé ; dire ce qu’il faudrait faire serait moins long que de raconter ce qui a été fait ; mais la tâche est plus rude. Harmon est bien mort ; faut-il le faire revivre ?

« Et pourquoi. – Pour éclairer la justice à l’égard du crime le plus odieux. Pour lui dénoncer un passage obscur, un escalier, une pièce à rideau brun, où le café est servi par un nègre ; pour rentrer dans la fortune de mon père et en acheter celle que j’aime ; car c’est plus fort que moi, je l’aime en dépit de tout raisonnement ; (Est-ce que la raison a quelque chose à voir avec cela !) Mais elle aimerait le mendiant du coin plutôt que de m’épouser pour moi-même. Quel emploi de cette fortune ! que ce serait bien digne de l’usage qui en a toujours été fait !

« Voyons la thèse contraire : pourquoi John Harmon doit-il rester dans la tombe ? Parce qu’autrement ce serait dépouiller ses vieux amis, et que si la fortune est entre leurs mains, c’est moi qui l’y ai fait tomber. Parce qu’il les voit jouir de cet argent, parce qu’ils en font bon usage, qu’ils en effacent la rouille, et le purifient de ses souillures. Parce qu’ils ont adopté Bella, et pourvoiront à son avenir ; parce qu’il y a chez Elle assez de chaleur et de sensibilité pour que ces germes se développent, et arrivent à porter des fruits durables, si elle reste dans d’heureuses conditions ; parce que la place qu’elle occupait dans le testament de mon père avait aggravé ses défauts, et que déjà elle redevient meilleure. Parce que son mariage avec John Harmon, après ce que je lui ai entendu dire à elle-même, serait un acte dérisoire, dont nous aurions mutuellement conscience ; un marché qui nous avilirait à nos propres yeux, et nous rendrait méprisables l’un pour l’autre. Parce que s’il revenait sans l’épouser, John Harmon n’en perdrait pas moins sa fortune, qui retournerait alors à ceux qui l’ont aujourd’hui.

« Mais quelle sera ta part, John Rokesmith ? Ma part est d’avoir retrouvé mes anciens amis aussi fidèles, aussi tendres que si j’étais vivant ; se faisant de ma mémoire un mobile à des actions généreuses, qu’ils accomplissent en mon nom. Quand ils auraient pu, négligeant mon souvenir, passer avidement sur ma tombe pour saisir la fortune que leur donnait ma mort, je les ai trouvés s’attardant sur le chemin, et se rappelant, dans leur sincérité naïve, l’amour qu’ils avaient eu pour moi, à l’époque où je n’étais qu’un pauvre enfant.

« J’ai appris, de la bouche même de celle que j’aurais épousée si j’avais été de ce monde, cette vérité révoltante, que je l’aurais achetée comme un sultan achète une esclave, car elle n’a pas le moindre amour pour moi.

« Ma part ? Mais si les morts ont jamais su de quelle manière les vivants se conduisaient envers eux, qui donc, parmi eux tous, a plus que moi trouvé ici-bas de fidélité et de désintéressement ! Si je m’étais présenté, ces nobles amis m’auraient accueilli à bras ouverts ; et, pleurant de joie, m’auraient tout rendu avec bonheur. J’ai disparu ; ils ont pris ma place en me regrettant, sans être gâtés par la fortune. Qu’ils y restent, et que Bella garde la position qu’ils lui ont assurée.

« Que me reste-t-il à faire ? À mener la vie tranquille que je me suis créée près d’eux, jusqu’à ce qu’ils soient habitués à leur nouvelle existence, et que la foule d’escrocs se soient jetée sur une proie nouvelle. La méthode que j’ai introduite dans leurs affaires, et avec laquelle je m’efforce tous les jours de les familiariser, sera je le suppose assez bien établie alors pour qu’ils puissent diriger leur fortune. Je sais qu’il me suffira de demander pour obtenir. Lorsque le moment sera venu, je réclamerai une somme équivalente à celle que l’on m’a volée, afin de me retrouver comme avant ; et John Rokesmith reprendra son ancienne existence. Quant à John Harmon, il ne doit pas reparaître. Pour que dans un avenir lointain je n’aie pas à me faire d’illusions sur les sentiments de Bella, et que je ne me dise pas qu’elle eût peut-être accepté mon amour, si je le lui avais offert, j’en subirai l’épreuve, bien que je sache d’avance la réponse qui me sera faite.

« J’ai tout examiné, tout pesé du commencement à la fin, et je me sens plus tranquille. »

Cette conférence avec lui-même l’avait tellement absorbé qu’il ne s’était aperçu ni du chemin qu’il avait fait, ni du vent contre lequel il avait lutté d’instinct. Arrivé à un endroit de la Cité, où il y avait des voitures de place, il se demanda s’il retournerait directement chez lui. Il décida qu’il irait d’abord à l’hôtel, se disant qu’il valait mieux y déposer le paletot de Radfoot qu’il avait alors sur le bras, que de l’emporter à Holloway, miss Lavinia et son auguste mère étant d’une curiosité sans pareille à l’égard de tout ce qu’il possédait.

Mister et missis Boffin n’y étaient pas, miss Wilfer se trouvait au salon. Ne se sentant pas très-bien elle n’avait pas voulu sortir ; et avait demandé dans le courant de la soirée si mister Rokesmith était dans son cabinet.

« Présentez mes compliments à miss Wilfer et annoncez-lui que je suis de retour, » dit-il au valet de chambre qui lui donnait ces détails.

Miss Wilfer envoya ses compliments à mister Rokesmith, et le fit prier, si toutefois cela ne le dérangeait pas, de vouloir bien monter au salon avant de partir. Cela ne dérangeait pas mister Rokesmith, qui monta immédiatement.

Qu’elle était jolie ! oh ! qu’elle était jolie ! Si le père Harmon avait seulement laissé sa fortune à son fils sans y mettre cette clause obligatoire, et, qu’ayant rencontré cette adorable créature, ce fils avait eu le bonheur de s’en faire aimer !

« Êtes-vous malade, mister Rokesmith ?

– Pas du tout, miss ; je me porte à merveille ; mais on m’a dit que vous étiez souffrante ; je l’ai appris avec regret.

– Oh ! presque rien ; un peu de migraine seulement ; j’ai craint la chaleur du théâtre, et je suis restée. Je vous demandais si vous étiez malade parce que vous êtes d’un pâle…

– C’est que j’ai fait ce soir un travail difficile. »

Elle était au coin du feu, sur une ottomane ; son petit bijou de table à côté d’elle, portant son livre et son ouvrage. Ah ! quelle vie différente pour John Harmon s’il avait eu le privilége de s’asseoir là, d’entourer du bras cette jolie taille, et de dire de sa voix la plus douce : « J’espère qu’en mon absence le temps a paru bien long. Que tu fais donc une délicieuse déesse du foyer, ma charmante ! » Mais le secrétaire, qu’un abîme séparait de John Harmon, resta debout, à une distance peu considérable comme espace, énorme comme obstacle à franchir.

« Mister Rokesmith, dit Bella, en prenant son ouvrage et en l’examinant aux quatre coins, je tiens à vous expliquer pourquoi l’autre jour je vous ai traité durement. Vous n’avez pas le droit de censurer ma conduite. »

La façon piquante dont elle lui jeta ce regard à demi-boudeur, à demi-blessé, aurait paru adorable à John Harmon. « Vous censurer, miss ! au contraire ; vous ne saurez jamais tout le bien que je pense de vous.

– Vraiment, monsieur ? Est-ce avoir bonne opinion de moi que de supposer que j’oublie ma famille depuis que je suis heureuse ?

– L’ai-je supposé ?

– Oui, monsieur ; cela ne fait pas de doute.

– Je me suis permis de vous rappeler une légère omission, à laquelle vous arriviez… naturellement ; rien de plus.

– Oserai-je, monsieur, vous demander pourquoi vous vous êtes permis cela ? J’espère que le mot n’a rien qui vous blesse ; c’est vous qui l’avez dit.

– Si j’ai pris cette liberté, miss, c’est parce que je vous porte un intérêt aussi profond que sincère. Je voudrais vous voir toujours parfaite ; je voudrais… Puis-je continuer, miss ?

– Non, monsieur, répondit-elle en s’animant, vous êtes allé déjà trop loin ; et si vous avez quelque générosité, quelque honneur, vous n’en direz pas davantage.

À la vue de cette figure hautaine dont les yeux étaient baissés, de cette respiration rapide, agitant les boucles brunes qui retombaient sur ce cou ravissant, John Harmon aurait sans doute gardé le silence ; c’est ce que fit Rokesmith.

« J’ai voulu, reprit-elle, vous parler une fois pour toutes, et je ne sais comment le faire. J’y ai pensé toute la soirée ; car j’y suis résolue ; je sens que je le dois, et je vous prie, monsieur, de m’accorder un instant. »

Il ne répondit rien. Elle fit un léger mouvement comme pour lui adresser la parole, car elle lui tournait le dos, répétant ce mouvement plusieurs fois, et se décida enfin à lui parler en ces termes :

« Vous savez, monsieur, quelle est ma position ; vous connaissez ma famille ; je n’ai personne que je puisse charger de vous exprimer ce que j’ai à vous dire ; il faut donc que je m’en acquitte moi-même. Est-il généreux, est-il honorable de votre part de vous conduire comme vous le faites envers moi ?

– Il est peu honorable d’être fasciné par vous ; miss ? peu généreux de vous être tout dévoué ?

– C’est au moins déplacé, » dit Bella.

John Harmon, répudié de la sorte, aurait pu trouver qu’il y avait là hauteur et mépris.

« Pardonnez-moi si je poursuis ma pensée, dit le secrétaire, mais je suis contraint de m’expliquer pour me défendre. J’espère que ce n’est pas une faute irrémissible, même de ma part, de vous faire l’honnête déclaration d’un dévouement…

– L’honnête déclaration ! interrompit Bella.

– Pouvez-vous dire le contraire, miss ?

– Je demande à n’être pas questionnée, mister Rokesmith. Vous m’excuserez si je n’accepte pas d’interrogatoire, dit-elle en s’abritant sous un air de dignité blessée.

– C’est peu charitable, miss Wilfer, car ce sont vos paroles qui ont amené cette question ; je veux bien l’écarter, mais ce que j’ai déclaré n’en existe pas moins. Je ne retire pas l’aveu de mon attachement pour vous, d’un attachement aussi vif que profond et dévoué.

– Je le repousse, dit Bella.

– Je m’attendais à cette réponse ; il faudrait que j’eusse été sourd et aveugle pour en être surpris. Mais vous pardonnerez cette faute qui porte en elle son châtiment.

– Quel châtiment, monsieur ?

– Ce que je souffre n’est-il rien ? Mais pardon, je ne vous interroge pas.

– Vous vous autorisez d’un mot qui m’a échappé, dit Bella avec une légère nuance de remords, pour me faire passer pour une… Je ne sais pas… J’ai dit cela sans réflexion ; si j’ai eu tort, je le regrette ; mais vous le répétez de sang-froid, après y avoir songé, ce qui n’est pas mieux. Quant à ce que vous disiez tout à l’heure, je désire qu’il n’en soit plus question, ni à présent ni jamais ; comprenez-le bien, mister Rokesmith.

– Ni à présent, ni jamais ? dit-il.

– Oui, monsieur, reprit-elle avec une animation croissante, je vous demande de cesser des poursuites qui me déplaisent, et de ne pas profiter de la place que vous occupez dans cette maison pour m’en rendre le séjour désagréable. Je vous demande de renoncer à l’habitude que vous avez prise d’attirer les regards de missis Boffin, ainsi que les miens, sur des attentions que je trouve peu convenables.

– J’ai attiré les regards de missis Boffin ?

– Je le crois, interrompit Bella ; dans tous les cas, si vous n’y êtes pas arrivé, ce n’est pas votre faute.

– J’espère que vous vous trompez, miss ; je serais désolé qu’il en fût ainsi, mais je ne le pense pas. Toutefois, soyez sans crainte, désormais rien de tout cela n’aura lieu.

– Je suis heureuse de cette assurance, elle me soulage, dit Bella. J’ai d’autres projets d’avenir ; ma vie est arrangée d’une manière différente ; pourquoi gâter la vôtre ?

– Ma vie ! dit le secrétaire, ma vie ! » Le ton bizarre dont il proféra ces mots, ainsi que l’étrange sourire dont cette exclamation fut accompagnée, étonna la jeune fille ; mais le sourire s’effaça immédiatement, et ce fut d’un air triste qu’il ajouta, au moment où ses yeux rencontrèrent ceux de Bella : « Vous avez employé tout à l’heure des mots bien durs, miss Wilfer ; il y a, je n’en doute pas, quelque chose qui les justifie dans votre pensée, mais je ne saurais les comprendre. Excusez-moi donc si j’en demande l’explication. Ma conduite à votre égard, avez-vous dit, serait peu généreuse, peu honorable : qu’ai-je fait pour mériter ces reproches ?

– J’aurais préféré que cette question n’eût pas lieu, dit-elle avec hauteur.

– Moi aussi j’aurais mieux aimé ne pas la faire ; mais vos paroles me l’imposent. Je vous en prie, répondez-moi, sinon par obligeance, du moins par équité.

– Eh bien, monsieur, dit-elle en s’efforçant de contenir son impatience, est-il généreux d’user contre moi de la faveur dont vous jouissez auprès de mister et de missis Boffin ?

– Contre vous ?

– Est-il honorable de chercher à vous servir de leur influence pour appuyer des projets que vous savez ne pas me convenir, et que je vous prie formellement d’abandonner ? Est-il honorable de vous être faufilé dans cette place en vous disant que je viendrais ici ? Peut-être cependant ne l’avez-vous pas fait pour cela et je voudrais qu’il n’en fût rien ; mais est-il généreux de profiter de l’occasion pour agir à mon préjudice ?

– Misérable complot ! dit le secrétaire.

– Oui, » affirma Bella.

Il y eut un instant de silence ; puis il lui dit simplement : « Vous êtes dans l’erreur, miss Wilfer, dans une profonde erreur. Je ne peux pas dire que ce soit de votre faute, vous ne savez pas si je mérite mieux que cela de votre part.

– Mais vous, monsieur, vous savez comment je suis ici, répondit-elle avec irritation ; vous connaissez les moindres détails de ce testament. N’est-ce donc pas assez d’avoir été léguée comme un cheval, un chien, ou un oiseau, sans que vous aussi vous disposiez de ma personne ? Faut-il, qu’au moment où je cesse à peine d’être la risée de tout le monde, je devienne l’objet de vos prétentions, comme si je devais toujours être à la merci d’un étranger ?

– Croyez-moi, dit Rokesmith, vous vous trompez complétement.

– Je serais bien aise d’en avoir la preuve.

– Je doute au contraire que vous en fussiez satisfaite. Bonsoir, miss. J’aurai soin de cacher cette entrevue à mister et à missis Boffin, et de leur en dissimuler le résultat ; mais soyez bien sûre que ce dont vous vous êtes plainte ne se renouvellera jamais ; c’est fini pour toujours.

– En ce cas je me félicite d’avoir parlé ; cela m’a été pénible ; mais il fallait en venir là. Si je vous ai blessé, pardonnez-le moi. Je suis sans expérience, d’humeur prompte ; et puis une enfant gâtée ; mais au fond moins mauvaise que je n’en ai l’air, et que vous paraissez le croire. »

Il sortit du salon au moment où Bella, toujours inconséquente, disait ces mots avec une extrême douceur. Quand il fut parti elle se jeta sur l’ottomane en murmurant : « Je ne savais pas que dans la jolie femme il y eût un pareil dragon. » Elle se leva brusquement, se regarda dans la glace, et dit à son image : « Vous vous êtes gonflé les traits, petite sotte  ! » Elle parcourut plusieurs fois le salon d’un pas agité, et reprit avec impatience :

« Je voudrais que Pa fût ici, pour causer de mariage d’intérêt. Mais, pauvre père ! mieux vaut qu’il n’y soit pas ; je lui tirerais trop les cheveux. » Elle jeta son ouvrage, jeta son livre se promena, vint se rasseoir, se mit à chanter un air, le chanta faux, et s’en impatienta.

Quant à Rokesmith, il s’enferma dans son cabinet, et enterra John Harmon à une profondeur bien autrement grande que celle où il avait reposé jusqu’ici. Puis il prit son chapeau, et, marchant à grands pas sans savoir où il allait, il recouvrit la fosse et y entassa montagne sur montagne ; si bien qu’au point du jour, lorsqu’il rentra chez lui, John Harmon gisait sous une chaîne alpestre ; et les montagnes s’accumulaient toujours, au tintement de ce glas funèbre, dont le fossoyeur activait son travail : « Recouvrons-le ; écrasons-le ; empêchons qu’il ne ressuscite ! ».

FIN DU TOME PREMIER

XIV. De ferme propos §

Le travail que Rokesmith avait fait toute la nuit n’était pas de nature à lui procurer un sommeil paisible. Il dormit cependant un peu vers le matin, et se leva plus affermi que jamais dans sa résolution. C’était bien décidé : le repos de mister et de missis Boffin ne serait troublé par aucun revenant. Muet et invisible, le spectre de John Harmon veillerait quelque temps encore sur la fortune qu’il avait abandonnée, puis il quitterait ces lieux où l’on menait une existence à laquelle il ne pouvait prendre part.

Le secrétaire repassa dans son esprit tout ce qu’il s’était dit la veille. Ainsi qu’il arrive à bien des gens, il en était venu là sans s’apercevoir des forces accumulées de tous les incidents qu’avaient fait naître les circonstances. Lorsque dominé par la crainte qu’il devait au souvenir de ses premières années, lorsque effrayé du mal dont la fortune de son père avait toujours été la cause ou le prétexte, il avait conçu l’idée de sa première supercherie, ses intentions étaient pures. Le fait en lui-même paraissait innocent : cela durerait à peine quelques jours, peut-être quelques heures. La seule personne qui s’y trouvât mêlée était la jeune fille que lui imposait un caprice ; il n’avait à l’égard de miss Wilfer que les projets les plus honnêtes. S’il avait vu, par exemple, qu’elle en aimait un autre, que la pensée de ce mariage la rendait malheureuse, il se serait dit : n’employons pas cette fortune maudite à créer de nouvelles misères, et laissons-la aux seuls amis que nous ayons eus, ma sœur et moi, quand nous étions enfants.

Lorsque plus tard, par suite du piége où il était tombé, il vit sa mort affichée sur tous les murs, il accepta vaguement le concours que les circonstances apportaient à ses projets, sans voir qu’il consacrait ainsi le passage de sa fortune entre les mains de mister Boffin. Quand il eut retrouvé ses anciens amis plus fidèles, plus dévoués que jamais ; quand, du poste de confiance qu’il occupait auprès d’eux, il put apprécier leur âme généreuse et ne leur découvrit pas de défauts, il se demanda s’il devait les dépouiller d’un argent dont ils faisaient si bon usage, et ne vit aucune raison de leur infliger cette épreuve.

Il avait entendu dire à miss Wilfer elle-même, le soir où il était venu arrêter son logement, que ce mariage n’aurait été pour elle qu’une affaire d’intérêt. Après un an de relations quotidiennes, il avait essayé de lui ouvrir son cœur ; et non-seulement elle avait rejeté ses avances, mais elle s’en était offensée.

Lui convenait-il d’avoir assez peu de fierté pour acheter celle qu’il aimait, ou d’être assez lâche pour la punir de ce qu’elle ne l’aimait pas ? Et cependant s’il se faisait connaître il ne pouvait recouvrer son héritage qu’en ayant cette honte, ou y renoncer qu’en commettant cette bassesse.

Une autre chose qu’il n’avait pas prévue, c’était l’implication d’un innocent dans le meurtre dont on le croyait victime. Il forcerait l’accusateur à se rétracter, il réparerait autant que possible le tort qu’il avait causé par son silence ; mais évidemment ce tort n’aurait pas eu lieu sans la supercherie à laquelle il avait donné suite. Quel que fût donc le chagrin ou la perte qui dût en résulter pour lui, le secrétaire l’acceptait comme conséquence de la situation qu’il s’était faite, et croyait devoir le supporter sans se plaindre. Ce fut ainsi que le matin John Harmon fut enterré plus profondément encore qu’il ne l’avait été pendant la nuit.

Sorti plus tôt qu’à l’ordinaire, Rokesmith rencontra Rumty sur le seuil de la porte. Comme ils allaient d’abord dans la même direction, ils firent route ensemble pendent quelques instants. Impossible de ne pas remarquer le changement survenu dans le costume du Chérubin ; celui-ci en avait conscience, et répondant à l’observation dont il se sentait l’objet, il dit avec modestie : « Un présent de ma fille, mister Rokesmith. »

Le secrétaire, en entendant ces paroles, eut un mouvement de joie ; il se rappelait les cinquante livres, et il aimait toujours Bella ; c’était une faiblesse, une très-grande faiblesse, diront certaines autorités ; mais enfin il l’aimait.

« Avez-vous jamais lu quelque relation de voyage ? continua Rumty.

– Plusieurs, répondit le secrétaire.

– Vous savez qu’il y a toujours un roi quelconque du nom de George, de Sambo, de Kum ou de Junk, suivant le caprice des matelots qui le baptisent.

– Où cela ? demanda Rokesmith.

– N’importe où ; en Afrique ou ailleurs, car les rois à peau noire sont très-communs, et fort sales ; du moins je le présume, ajouta Rumty d’un air apologétique.

– Moi aussi, répliqua le secrétaire. Vous vouliez dire à ce sujet… ?

– Je voulais dire qu’en général ce roi a pour unique vêtement soit un chapeau venu de Londres, soit des bretelles de Manchester, une épaulette, un habit d’uniforme dont les manches lui servent de pantalon, ou quelque chose d’approchant.

– Oui, dit Rokesmith.

– Eh bien ! monsieur, poursuivit le Chérubin (ceci est une confidence), je vous assure qu’à l’époque où j’avais chez moi un grand nombre d’enfants qu’il me fallait pourvoir je pensais énormément à ce roi quelconque. Vous n’avez pas d’idée, vous qui êtes célibataire, de la difficulté que j’avais alors à posséder à la fois deux articles de toilette qui fussent en bon état.

– Je le crois, monsieur.

– Je n’en parle que pour montrer ce qu’il y a de délicat et d’affectueux dans cette attention de ma fille, reprit l’excellent homme, chez qui la joie débordait. Quand sa nouvelle existence l’aurait un peu gâtée, je n’en aurais pas été surpris ; mais non ; pas le moins du monde. Et elle est si jolie ! vous le trouvez comme moi, n’est-ce pas ?

– Assurément ; tout le monde est de votre avis.

– Je l’espère, continua le Chérubin ; je dirai même que je n’en doute pas. C’est pour elle un grand avantage ; cela lui permet de compter sur un bel avenir.

– Miss Wilfer a trouvé d’excellents amis dans mister et missis Boffin, dit Rokesmith ; elle ne peut pas en avoir de meilleurs.

– Impossible, répondit le Chérubin ; je commence à croire que les choses ont bien tourné. Si John Harmon avait vécu…

– Il vaut mieux qu’il soit mort, interrompit Rokesmith.

– Non, répliqua Rumty, qui n’approuvait pas le ton décisif et impitoyable de cette réponse ; non, je ne vais pas jusque-là ; mais il aurait pu déplaire à ma fille, qui ne lui aurait peut-être pas convenu ; vous savez, il y a de ces choses… Tandis que maintenant elle pourra choisir.

– La confiance que vous me témoignez en me parlant de cela, me fait espérer, monsieur, que vous excuserez cette question : n’aurait-elle pas déjà fait son choix ? balbutia le secrétaire.

– Oh ! ciel non ! répondit le Chérubin.

– Les jeunes filles, insinua Rokesmith, choisissent quelquefois sans le confier à leurs pères.

– C’est possible, monsieur mais moi j’ai toute la confiance de ma fille ; il existe même entre nous un pacte en vertu duquel je reçois ses confidences. La ratification de ce traité date précisément du même jour que tout cela, dit le Chérubin en tirant les pans de son habit, et en fourrant ses mains dans les poches de son pantalon. Vous pouvez en être sûr, poursuivit-il, elle n’a encore choisi personne. Il est certain qu’à l’époque où mister John Harmon…

– Plût au ciel qu’il n’eût jamais vécu ! » dit Rokesmith d’un air sombre.

Rumty le regarda avec surprise, ne s’expliquant pas cette animosité à l’égard du défunt. « À l’époque où ce malheureux jeune homme apprit la mort de son père, continua Rumty, il est certain que George Sampson faisait la cour à Bella, et qu’elle n’y mettait point d’obstacle. Mais ce n’était pas sérieux ; et aujourd’hui elle y pense moins que jamais ; car elle est ambitieuse. Je crois, monsieur, pouvoir prédire qu’elle épousera de la fortune. Cette fois elle verra la personne, et pourra se décider en connaissance de cause. Je suis désolé de vous quitter, monsieur ; mais il faut que je prenne cette rue ; au plaisir de vous revoir. »

Satisfait de cet entretien, le secrétaire poursuivit sa route, arriva à l’hôtel Boffin, et y trouva missis Higden.

« Je vous serais bien obligée, Monsieur, dit la vieille femme, si je pouvais vous dire un mot. » Il l’emmena dans son cabinet, la fit asseoir, et lui dit de parler autant qu’il lui ferait plaisir.

« C’est au sujet de Salop, reprit-elle ; voilà pourquoi je suis venue moi-même. Je ne voulais pas qu’il eût connaissance de ce que j’ai à vous dire ; alors je suis partie de bon matin, et j’ai fait la route à pied.

– Vous avez une incroyable énergie, dit Rokesmith ; vous êtes vraiment aussi jeune que moi. »

Elle secoua gravement la tête. « Je suis forte pour mon âge, dit-elle ; mais je ne suis plus jeune, Dieu merci !

– Vous en êtes contente ?

– Oui, monsieur. Si j’étais jeune, il faudrait refaire tout le chemin par où j’ai passé ; la course est longue, et cela devient fatigant ; mais peu importe. Je suis donc venue pour vous parler de Salop.

– À quel propos, Betty ?

– Voilà ce que c’est, monsieur : il croit qu’il peut répondre à l’obligeance de votre bonne dame, et travailler en même temps pour moi. J’ai beau lui dire que non ; il n’y a pas moyen de lui ôter cela de la tête ; aucun raisonnement n’y fait. Il est clair qu’il ne pourrait pas ; c’est impossible. Pour qu’on le mette en mesure de bien gagner sa vie, il faut qu’il me laisse, il n’y a pas à dire ; et il ne veut pas en entendre parler.

– Je l’en estime, dit le secrétaire.

– Vraiment, monsieur ? Moi je ne sais pas ; je ne connais rien aux actions des autres, et ne peux juger que des miennes. Comme il ne me semble pas juste de lui laisser faire à sa tête ; je me suis dit, puisqu’il ne veut pas me quitter, c’est moi qui le planterai là.

– Comment ferez-vous, Betty ?

– Je me sauverai de la maison.

– Vous vous sauverez ! dit Rokesmith en regardant cette vieille figure, dont les yeux brillants exprimaient une énergie indomptable.

– Oui, monsieur, répliqua Betty. Elle appuya cette réponse d’un signe, qui, pas plus que son visage, ne laissait de doute sur la fermeté de sa résolution.

– Allons, allons, reprit le secrétaire ; nous reparlerons de cela ; il faut y réfléchir, et voir les choses sous leur véritable jour.

– C’est bientôt vu, mon chéri – excusez cette familiarité ; je suis d’un âge à être votre arrière-grand’mère. C’est bientôt vu : le travail que je fais est rude, et ne rapporte pas grand’chose. Si je n’avais pas eu Salop, je n’aurais jamais pu continuer ; et c’est tout juste, s’il nous donne assez de pain. À présent que je suis seule, n’ayant même plus Johnny, il sera meilleur pour moi d’aller et de venir que de rester au coin du feu ; je vais vous dire pourquoi : il y a des moments où il me vient comme un engourdissement, qui me prend des pieds à la tête, et que le repos favorise ; ça ne me va pas. Il me semble tantôt que j’ai mon Johnny dans les bras, tantôt sa mère, ou la mère de sa mère. Tantôt je crois, moi-même, être revenue à mon enfance, et je me retrouve dans les bras de ma pauvre mère. Alors je deviens tout engourdie ; je n’ai plus ni sentiment, ni pensée, jusqu’à ce que je me lève de ma chaise, par la peur de ressembler au pauvre monde qu’ils enferment dans les work-houses. (On peut le voir quand il leur est permis de sortir de leurs quatre murs pour se chauffer au soleil, et qu’ils se traînent dans la rue d’un air tout ébaubi). Dans mon temps il n’y avait pas de jeune fille plus leste que moi ; j’ai été une femme active ; et je fais encore mes vingt milles quand il le faut, comme je l’ai dit à votre bonne dame, la première fois que je l’ai vue. Marcher me vaudra mieux que de rester là. Je suis habile tricoteuse, je sais faire bien des petites choses. Une vingtaine de schellings que me prêterait votre bonne dame pour m’acheter un petit assortiment, dont je garnirais un panier, seraient pour moi une fortune. J’irais dans la campagne vendre mes petites marchandises ; cela m’empêcherait de m’engourdir, je n’en serais que mieux, et je gagnerais mon pain moi-même ; je n’en demande pas davantage.

– C’est là votre projet ? dit Rokesmith.

– Donnez-m’en un autre, mon chéri ; un autre qui soit meilleur. Je sais très-bien que votre excellente dame m’établirait comme une reine pour le reste de mes jours, si la chose me convenait. Mais c’est impossible ; je n’ai jamais reçu l’aumône, ni personne de ma famille ; ce serait me renier moi-même, renier les enfants que j’ai perdus, et les enfants de leurs enfants que de me contredire aujourd’hui.

– Cependant, insinua Rokesmith, il pourra venir un moment où des secours vous seront indispensables, et il sera tout simple que vous les acceptiez.

– J’espère que ça n’arrivera jamais. Ce n’est pas que je veuille être ingrate ou orgueilleuse, dit-elle d’un air modeste ; mais je voudrais me suffire jusqu’à la fin.

– D’ailleurs ajouta le secrétaire, Salop fera pour vous ce que vous avez fait pour lui.

– Vous pouvez en être sûr, répondit-elle gaiement. Il ne refuserait pas de s’y engager, bien que la charge puisse lui arriver d’un jour à l’autre, car me voilà vieille ; mais Dieu merci ! j’ai de la force ; et le mauvais temps ne m’effraye pas plus que la marche. Ayez la bonté de parler pour moi à votre Monsieur et à votre dame, et de leur dire ce que j’attends de leur obligeance ; vous leur expliquerez pourquoi. »

Le secrétaire pensa qu’il n’y avait pas à contrarier cette vieille femme héroïque. Il alla donc trouver missis Boffin, et lui recommanda de laisser faire à Betty ce qu’elle voudrait, au moins pendant quelque temps. « Il vous serait bien plus doux, je le sais, dit-il, de pourvoir à ses besoins ; mais il faut respecter cette nature indépendante. »

Missis Boffin le comprenait à merveille, son mari également ; leur conscience et leur honneur étaient sortis sans tache du balayage ; et ce n’étaient pas eux qui pouvaient manquer au respect dû à cette volonté honorable.

« Oui, Betty, dit missis Boffin, qui avait accompagné le secrétaire, et dont la radieuse figure souriait à missis Higden, je suis d’accord avec vous ; seulement je partirais, et je ne m’enfuirais pas.

– Comme vous voudrez, répliqua Betty ; mais en se sauvant, cela serait moins pénible pour Salop, et pour moi, ajouta-t-elle en secouant la tête.

– Quand voulez-vous partir ?

– Le plus tôt possible, chère dame ; aujourd’hui ou demain. J’y suis bien habituée ; il n’y a guère d’endroits que je ne connaisse autour de chez nous ! J’ai travaillé plus d’une fois dans les houblonnières et dans les jardins, quand je n’avais pas d’ouvrage.

– Si je consens à votre départ, Betty, ce qui vous est dû, à ce que prétend mister Rokesmith… (la vieille femme remercia le secrétaire par une gracieuse révérence), c’est à condition que vous nous donnerez de vos nouvelles.

– Soyez tranquille, chère dame ; je ne vous enverrai pas de lettre, parce que dans ma jeunesse on n’apprenait guère à écrire ; mais je viendrai de temps en temps. N’ayez pas peur que je manque l’occasion de voir votre aimable figure. Ensuite, ajouta Betty dans sa probité, j’ai de l’argent à vous rendre, que je vous remettrai par petites sommes ; et cela me ramènerait toujours, quand même je ne viendrais pas pour autre chose.

– Il faut donc que cela se fasse ? demanda missis Boffin d’un air de regret.

– Je le crois, » dit Rokesmith.

La chose étant convenue, Bella fut appelée pour prendre note des objets qui devaient composer le fonds de commerce de missis Higden.

« Ne vous inquiétez pas pour moi, chère demoiselle, dit la vieille femme en observant la figure de Bella. Quand je m’assiérai, propre et alerte, sur un marché pour y vendre mon fil et mes aiguilles, je vous gagnerai une pièce de six pence en un tour de main comme pas une des fermières qui seront là. »

Rokesmith profita de l’occasion pour avoir quelques renseignements sur les aptitudes de Salop.

« Si on avait eu de l’argent pour lui faire apprendre un état, répondit missis Higden, ç’aurait été un fameux ébéniste. »

Elle l’avait vu plus d’une fois manier des outils qu’il avait empruntés, soit pour raccommoder la manivelle, soit pour rafistoler un meuble, et il s’en acquittait d’une manière surprenante. Quant à fabriquer avec son couteau des joujoux pour les minders il le faisait tous les jours. Une fois, plus de douze personnes étaient réunies devant la porte pour voir avec quelle adresse il avait réparé l’orgue tout brisé d’un montreur de singes.

« Très-bien, dit le secrétaire ; il ne sera pas difficile de lui trouver un état. »

Ayant complété les funérailles de John Harmon, et accumulé des montagnes sur sa fosse, Rokesmith s’occupa le jour même de terminer les affaires du défunt pour n’avoir plus à y penser. Il rédigea la déclaration détaillée que devait signer Riderhood, signature qu’il obtint dans une courte visite ; puis la chose faite, il se demanda à qui la pièce devait être envoyée. Était-ce le fils qui devait posséder ce document ? Non ; mieux valait que ce fût la fille. Mais la prudence exigeait que le secrétaire n’allât pas chez miss Hexam ; le frère de celle-ci avait vu Jules Handford ; en causant de Rokesmith, les observations de la sœur pouvaient réveiller les souvenirs du frère, et avoir des conséquences qu’il fallait éviter. « On irait peut-être, se dit-il, jusqu’à m’accuser de mon propre meurtre. » Il jugea donc plus sage de se servir de la poste. Plaisante Riderhood lui avait donné l’adresse ; il n’y avait rien à expliquer ; le papier fut mis sous enveloppe, et envoyé à destination.

Tout ce que le secrétaire savait de miss Hexam lui avait été dit par missis Boffin, qui le tenait elle-même de mister Lightwood. Celui-ci avait une réputation d’agréable conteur, et il s’était approprié cette histoire.

Les détails qu’il avait eus sur Lizzie l’ayant intéressé, Rokesmith aurait été bien aise d’en apprendre davantage. Il aurait voulu savoir, par exemple, si elle avait reçu le papier qui réhabilitait son père, et si elle en avait été satisfaite. Mais à qui s’adresser ? Mister Lightwood connaissait Jules Handford, il l’avait vu, avait fait faire des recherches à son égard ; de tous les hommes c’était lui que le secrétaire fuyait avec le plus de soin. « Et pourtant le cours ordinaire des choses, se disait Rokesmith, peut me mettre en face de lui d’un moment à l’autre. » Mais le jeune Hexam, se destinant au professorat, travaillait chez un instituteur. Rokesmith le savait par missis Boffin ; car l’influence que Lizzie avait eue sur la carrière de son frère faisait partie de l’histoire que racontait Lightwood et semblait être ce qu’il y avait de plus honorable à dire sur le compte de la famille. D’autre part Salop avait besoin de s’instruire ; en prenant pour lui donner des leçons l’instituteur chez qui se trouvait Hexam, le secrétaire pourrait avoir sur la sœur de ce dernier les détails qu’il désirait.

La première chose à faire était de se procurer le nom du professeur ; missis Boffin ne le connaissait pas ; mais elle savait où était le pensionnat ; il n’en fallait pas davantage. Le secrétaire écrivit immédiatement, et le soir même vit arriver Bradley.

Rokesmith expliqua au maître de pension que mister et missis Boffin, s’intéressant à un jeune homme qu’ils voulaient mettre en état de gagner sa vie, désiraient lui faire donner des leçons qui seraient prises dans la soirée. Mister Bradley ne demandait pas mieux que d’avoir un pareil élève. Les conditions furent réglées, et ce fut une affaire faite.

« Maintenant, demanda Bradley, puis-je savoir quelle est la personne qui m’a recommandé auprès de vous ?

– Ce n’est pas à moi que vous l’avez été, répondit Rokesmith ; je ne suis ici que le secrétaire de mister Boffin, l’héritier de mister Harmon, dont vous avez pu entendre parler.

– Mister Harmon ! dit Bradley, qui aurait été bien plus surpris s’il avait su à qui il avait affaire, mister Harmon celui qui a été assassiné et retrouvé dans la Tamise ?

– Précisément.

– Ce n’est pas lui…

– Non, interrompit le secrétaire en souriant, ce n’est pas lui qui vous a recommandé. Mister Boffin a su qui vous étiez par mister Lightwood, un solicitor que vous connaissez probablement.

– Très-peu ; et ne désire pas le connaître davantage. Non pas que j’aie à lui reprocher quelque chose ; mais j’ai des griefs réels contre son meilleur ami. » Il parvint à se contenir, toutefois à grand’peine, et ce fut avec difficulté qu’il articula ces mots, tant la colère le gagnait chaque fois que le souvenir d’Eugène lui revenait à l’esprit.

Le secrétaire devinant qu’il y avait là quelque blessure se disposait à changer de conversation ; mais Bradley s’y cramponna avec sa maladresse habituelle. « Je n’ai, dit-il, aucun motif de cacher le nom de cet individu : la personne dont j’ai à me plaindre est un mister Wrayburn : » Rokesmith n’avait pas oublié ce gentleman. Parmi les souvenirs confus qu’il avait gardés de sa démarche au bureau de police, alors qu’il se débattait contre l’influence du narcotique, il ne revoyait pas les traits d’Eugène ; mais il se rappelait son nom, sa manière de parler et d’agir, l’examen qu’il avait fait du corps, la place qu’il occupait, les paroles qu’il avait dites. « Et la sœur du jeune Hexam, comment l’appelle-t-on ? demanda le secrétaire pour parler d’autre chose.

– Elle se nomme Lizzie, répliqua le maître de pension, dont la figure se contracta vivement.

– N’est-ce pas une jeune fille remarquable, sous le rapport du caractère ? reprit Rokesmith.

– Assez pour être bien supérieure à mister Wrayburn, répondit Bradley. À vrai dire, il suffirait pour cela d’une personne médiocre. Mais puis-je vous demander, monsieur, pourquoi vous avez rapproché ces deux noms ? J’espère que ma question n’est pas indiscrète.

– Simple hasard, répondit Rokesmith. Croyant voir qu’il vous était peu agréable de parler de mister Wrayburn, j’ai voulu changer de conversation, et ne l’ai pas fait d’une manière satisfaisante.

– La connaissez-vous ? demanda Bradley.

– Pas du tout.

– Alors ce n’est pas ce qu’il aurait dit qui a été cause du rapprochement de ces deux noms ?

– Vous pouvez-en être sûr.

– Si je prends la liberté de vous demander cela, dit Bradley après avoir regardé le tapis, c’est que, dans son insolente fatuité, il est capable de tenir les propos les plus extravagants. J’espère, monsieur, que vous ne vous méprenez pas sur le sens de mes paroles. Je… Je porte le… plus grand intérêt au frère ainsi qu’à la sœur ; et ce sujet éveille en moi des sentiments très-profonds et très-vifs. » Il tira son mouchoir et s’essuya le visage. Le secrétaire pensa qu’il venait en effet de s’ouvrir un canal par lequel il aurait sur miss Hexam tous les renseignements qu’il pourrait désirer ; mais que selon toute apparence c’était un canal plein d’orages et difficile à sonder. Tout à coup Bradley domina ses émotions tumultueuses, et affrontant le regard du secrétaire, parut lui demander ce qu’il apercevait en lui.

« Vous désiriez, tout à l’heure, savoir qui vous a fait appeler dans cette maison, dit Rokesmith ; c’est au jeune Hexam que vous le devez. Mister Boffin a su par mister Lightwood qu’il était votre élève, et c’est ainsi qu’il vous a connu. Si je vous ai questionné à l’égard de ce jeune homme et de sa sœur, cela vient simplement de l’intérêt qu’ils m’inspirent ; intérêt qu’il m’est facile d’expliquer : vous n’ignorez pas que c’est leur père qui a trouvé le corps de John Harmon ?

– Je connais tous ces détails, monsieur, répondit Bradley, dont l’agitation était excessive.

– Dites-moi je vous prie, mister Headstone, miss Hexam a-t-elle eu à souffrir de cette accusation, dénuée de tout fondement, qui s’est élevée contre son père, et qui vient d’être anéantie par le dénonciateur lui-même ?

– Non, monsieur, répondit Bradley avec une sorte de fureur.

– Je m’en réjouis, dit le secrétaire.

– La sœur d’Hexam, reprit l’autre en s’arrêtant à chaque mot, et en ayant l’air de répéter une leçon, n’a encouru aucun reproche qui puisse empêcher un homme d’une renommée sans tache, un homme qui ne doit qu’à lui-même la carrière qu’il s’est faite, de partager avec elle la position qu’il s’est créée. Je ne dis pas, remarquez-le bien, de l’élever jusqu’à cette position ; mais de l’y placer avec lui. La sœur d’Hexam a une réputation que rien ne viendra ternir, à moins que ce ne soit par sa propre faute. Quand un homme tel que celui dont je viens de parler la considère comme son égale, et s’est convaincu par lui-même qu’il n’y a pas sur elle le moindre blâme, je pense que la chose peut être regardée comme certaine.

– Il se trouve donc un homme dans les conditions que vous venez de dire ? » demanda Rokesmith.

Bradley fronça les sourcils, affermit sa mâchoire, regarda fixement par terre avec une détermination que n’exigeait pas la circonstance, et répondit d’une voix sombre que cet homme existait. Il n’y avait aucun motif de prolonger l’entretien ; et la conversation finit là.

Ces diverses mesures avaient tellement absorbé Rokesmith qu’il ne revit miss Wilfer que le lendemain. Par une entente secrète, ils restèrent aussi éloignés l’un de l’autre que faire se pouvait sans être remarqués. Les préparatifs du départ de Betty leur en facilitèrent le moyen en occupant Bella, qui non-seulement s’intéressait à la chose, mais y travaillait d’une manière active. Chacun d’ailleurs ne pensait qu’à la vieille femme, et lui accordait toute son attention.

« Voyons, dit Rokesmith à missis Higden, comme elle finissait d’arranger son panier, vous consentirez bien à prendre une lettre que je vais écrire, et que je vous prierai d’avoir toujours dans votre poche. Elle sera datée de cet hôtel, et dira tout simplement que mister et missis Boffin sont vos amis, je ne mettrai pas vos patrons ; car je sais qu’ils s’y opposeraient.

– Oh ! oui s’écria Boffin ; pas de patronage ; garons-nous du mot et de la chose.

– Il y en a assez comme cela, n’est-ce pas, Noddy ?

– Je te crois, ma vieille ; et je vais plus loin ; tu dis assez ; moi je dis beaucoup trop.

– Mais n’y a-t-il pas des gens qui aiment à être patronnés ? demanda Bella en regardant mister Boffin.

– Je ne sais pas, dit le vieux boueur ; si ça leur plaît, ils feraient bien de changer de goût. Patrons et patronnesses, vice-patrons et vice-patronnesses ; patrons défunts et patronnesses défuntes, ex-vice-patrons, ex-vice-patronnesses : qu’est-ce que ça signifie ? Parce que mister Tom Nookes, et missis Jack Style ont donné chacun cinq shillings pour une chose ou pour une autre, voilà un patron et une patronnesse ! Que diable y a-t-il là dedans ? Si ce n’est pas là une franche impudence, comment l’appellerez-vous ?

– Ne t’échauffe pas, Noddy, objecta missis Boffin.

– Que je ne m’échauffe pas ! s’écria l’ancien boueur ; mais il y a là de quoi vous faire suer à en être tout fumant. Dire que je ne vais nulle part sans qu’on me patronne ! Si je prends un billet pour une exhibition de fleurs, de musique, ou de n’importe quoi, un billet qui me coûte gros, pourquoi suis-je patronné, comme si les patrons et les patronnesses me régalaient ? Si par elle-même la chose est bonne, est-ce qu’on ne peut pas la faire par amour de ce qui est bien ? Si elle est mauvaise, est-ce que c’est le patronage qui la rendra meilleure ? Pas du tout. Mais s’agit-il d’un nouvel établissement, on dirait que les briques et le mortier y sont de moindre importance que le patronage. Je voudrais que quelqu’un pût me dire si dans les autres pays on est patronné à ce point-là. Quant aux patrons et aux patronnesses je me demande s’ils n’ont pas honte d’eux-mêmes. Il n’y a pas de pilules, de pommade pour les cheveux, d’essence pour les nerfs qui ne soient pourris par leur moyen. »

Sa bile épanchée, Noddy reprit son allure habituelle, et retourna à la place d’où il s’était levé pour venir faire cette tirade. « Quant à la lettre, dit-il au secrétaire, vous avez raison ; c’est tout ce qu’il y a de plus juste ; écrivez-la, faites-la-lui prendre, fourrez-la dans sa poche, employez plutôt la force. Elle peut tomber malade ; c’est très-possible ; il n’y a pas à dire non, missis Higden ; vous pouvez être malade, vous le savez bien ; vous avez beau être obstinée, vous ne le nierez pas, je vous en défie. »

La vieille femme se mit à rire, dit qu’elle prendrait la lettre, et en serait reconnaissante.

« À la bonne heure, dit Boffin ; voilà qui est raisonnable. Ce n’est pas nous qu’il faut remercier ; car nous n’y pensions pas : c’est Rokesmith. »

Celui-ci écrivit la lettre, en fit la lecture à Betty, et la lui donna.

– Maintenant qu’en pensez-vous ? demanda missis Boffin.

– De la lettre, madame ? Elle est superbe.

– Non ; je parle de votre idée, reprit missis Boffin. Êtes-vous bien sûre d’être assez forte pour la mettre à exécution.

– J’aurai plus de force de cette manière-là qu’en faisant toute autre chose de ce qui m’est possible de faire.

– Ne dites pas cela, s’écria le boueur ; il y a une foule d’autres choses que vous feriez bien ; par exemple, tenir une maison. Est-ce que cela vous déplairait d’aller au Bower, et de connaître un littérateur du nom de Wegg, qui demeure là avec une jambe de bois ? »

La vieille femme était à l’épreuve même de cette tentation ; pour toute réponse elle ajusta son chapeau et son châle.

« Malgré tout, dit Boffin je ne vous laisserais pas partir si je n’espérais pas qu’on fera de Salop un bon ouvrier en aussi peu de temps qu’on n’en a jamais fait. Mais qu’est-ce que vous avez là, Betty ? on dirait une poupée ? »

C’était le brillant officier qui avait monté la garde sur le lit de Johnny. La pauvre grand’mère le fit voir ; puis le remit dans sa robe. Elle remercia mister et missis Boffin, ainsi que le secrétaire ; et passant ses deux bras ridés autour du cou frais et jeune de Bella, elle répéta les paroles de Johnny : « Un baiser pour la jolie dame. »

Caché entre deux portes, Rokesmith la vit embrassée en mémoire de l’enfant qu’on avait appelé John Harmon ; et la vieille femme cheminait d’un pas résolu, fuyant la paralysie et la mendicité, qu’il regardait encore Bella.

XV. Tout lui dire ! §

Le maître de pension tenait plus que jamais à revoir Lizzie. En lui demandant une nouvelle entrevue, il avait obéi à un sentiment voisin du désespoir ; et la même influence le dominait toujours. Ce fut peu de temps après l’entretien qu’il avait eu avec Rokesmith, que, par une soirée nébuleuse, Bradley sortit avec son élève, sans être remarqué de miss Peecher, et se dirigea vers l’endroit où il devait parler à la sœur d’Hexam.

« Cette habilleuse de poupées, dit-il à Charley, ne nous est favorable ni à l’un ni à l’autre.

– Je m’en doutais, monsieur ; une petite sorcière, maligne et tortue. Dans tous les cas, elle aurait trouvé le moyen de se mêler à la conversation, et de dire des impertinences. C’est pour cela que je vous ai proposé de venir dans la Cité, où nous rencontrerons Lizzie.

– Je l’ai pensé, dit Bradley, qui tout en marchant gantait ses mains nerveuses.

– Il n’y avait que ma sœur, reprit l’élève, pour se choisir une pareille amie. Un de ses caprices ; une fantaisie de dévouement ; elle me l’a dit elle-même, le soir où nous sommes allés chez elle.

– Quelle raison avait-elle de se dévouer à cette petite ?

– Toujours la même chose ; ses idées romanesques, dit Charley en rougissant. J’ai essayé de lui prouver qu’elle avait tort ; mais je n’ai pas réussi. Toutefois, cela n’a pas d’importance ; que nous ayons ce soir une réponse favorable, et tout le reste ira bien.

– Vous espérez toujours, Hexam ?

– Assurément ; nous avons tout pour nous. » Excepté votre sœur, peut-être, pensa Bradley. « Tout absolument, reprit le frère, avec une confiance juvénile : respectabilité, excellente position, énorme avantage pour moi ; rien n’y manque.

– Il est certain que votre sœur vous est toute dévouée, dit le maître, en essayant de trouver dans cette phrase un motif d’espoir.

– Naturellement, répondit l’élève. J’ai sur elle une très-grande influence ; et du jour où vous m’avez fait l’honneur de me confier vos intentions, je n’ai pas douté du succès. Tout n’est-il pas de notre côté ? »

Excepté votre sœur, peut-être, pensa de nouveau Bradley.

Rien de moins encourageant que l’aspect de la Cité de Londres en automne, par une soirée grise et poudreuse. Les comptoirs et les magasins fermés ont un air de mort ; l’effroi national qu’inspire la couleur met tout en deuil. Les églises, que des maisons pressent de toute part, les clochers et les tours, sombres et enfumés, se confondant avec un ciel de plomb qui semble tomber sur eux, ne diminuent pas la tristesse de l’effet général. Un cadran solaire, tracé sur le mur d’un temple, paraît, dans son ombre inutile, avoir manqué son entreprise et suspendu ses payements pour toujours. Des portiers et des ménagères, épaves mélancoliques, balayent dans le ruisseau de mélancoliques épaves : chiffons de papier, débris de cuisine, riens de toute espèce, que d’autres épaves mélancoliques, attentives et courbées, fouillent, retournent, examinent dans l’espoir d’y ramasser quelque chose qui pourra se vendre. Le flot humain qui s’échappe des rues désertées ressemble à une bande de prisonniers sortant de la geôle ; et Newgate paraît aussi bien convenir au puissant lord-maire que le palais qu’il habite.

C’est par une soirée de cette espèce, alors que la poussière sableuse se met dans vos cheveux, dans vos yeux, dans votre peau ; par une de ces soirées où les feuilles des quelques arbres de l’endroit s’abattent, dans les coins, fouettées et broyées qu’elles sont par le vent, que Bradley et son élève gagnèrent la région de Leadenhall-street, pour arrêter Lizzie au passage. Arrivés trop tôt, ils allèrent se mettre dans un angle en attendant qu’elle parût. Le plus charmant des hommes caché et transi dans un coin n’y aurait pas très-bon-air ; et Bradley y fit réellement une assez piètre figure.

« La voilà, monsieur ; allons à sa rencontre. »

Lizzie les aperçut et parut un peu troublée ; elle fit néanmoins à Charley son accueil habituel, et toucha la main que lui tendait le maître de pension.

« Où vas-tu, chéri ? demanda-t-elle à son frère.

– Nulle part ; nous sommes ici pour te rencontrer.

– Moi, Charley ?

– Oui ; nous venons te prendre pour faire un tour de promenade. Ne suivons pas ces grandes rues pleines de monde et où l’on ne peut pas causer ; allons dans un endroit plus calme ; tiens, à côté de l’église nous y serons plus tranquilles.

– Mais ce n’est pas mon chemin, dit-elle.

– Si, répondit l’écolier avec pétulance ; c’est la route que je prends ; et ma route est la tienne. »

Lizzie, qui lui tenait toujours la main, le regarda d’un air étonné. Il détourna la tête pour éviter ce regard, et appela mister Headstone. Bradley vint se mettre à côté de lui, non près d’elle ; le frère et la sœur continuèrent de se tenir par la main.

La cour où ils étaient entrés les conduisit à un cimetière, espèce de square entouré d’une grille, et s’élevant d’environ quatre pieds au-dessus de la place dont il occupait le centre. Là, convenablement et sainement installés au-dessus des vivants, gisaient les morts sous leurs pierres sépulcrales, dont quelques-unes s’écartaient de la perpendiculaire et le front courbé, semblaient honteuses des mensonges qu’elles énonçaient. Les promeneurs avaient déjà fait une fois le tour de la place ; ils marchaient d’un air contraint, et avec un malaise évident, lorsque Charley s’arrêta, et dit tout à coup : Lizzie, mister Headstone a une communication à te faire ; je ne veux pas vous gêner, et vais flâner dans les environs ; je reviendrai tout à l’heure. »

Ils avaient fait quelques pas, laissant Bradley derrière eux. « Je sais, d’une manière générale, ajouta Charley, ce dont il va t’entretenir. J’approuve hautement ses intentions ; et j’espère, ou plutôt je suis sûr que tu consentiras à ce que nous désirons, lui et moi. Je n’ai pas besoin de te rappeler que j’ai à mister Headstone les plus grandes obligations, et que je souhaite de toute mon âme que ses projets réussissent. Tu partages mes sentiments, ce qui est d’une bonne sœur ; je n’ai aucun doute à cet égard.

– Ne t’éloigne pas, Charley, dit-elle en serrant la main qu’il voulait lui retirer ; mister Headstone ferait mieux de ne rien dire.

– Tu ne sais pas ce que c’est, reprit l’élève.

– Peut-être bien ; mais cependant…

– Non, non ; si tu le savais tu ne parlerais pas comme cela. Voyons, laisse-moi partir ; sois raisonnable ; tu oublies qu’il nous regarde. »

Elle lui lâcha la main, et Charley s’éloigna après lui avoir recommandé de nouveau d’agir en « fille sensée, de se conduire en bonne sœur. »

Resté seul auprès d’elle, Bradley ne se décida à rompre le silence que lorsqu’elle eut relevé les yeux. « La dernière fois que je vous ai vue, commença-t-il, je vous ai dit qu’il me restait à vous communiquer certaine chose qui pourrait avoir de l’influence sur votre conduite. C’est pour vous en parler que je suis venu ce soir. J’espère que vous ne me jugerez pas d’après l’hésitation qu’il y a dans mes paroles. Vous me voyez à mon grand désavantage ; c’est bien malheureux pour moi, qui voudrais tant briller devant vous, et qui me fais voir sous le jour le plus défavorable. »

Elle se mit à marcher lentement ; et Bradley, mesurant son pas sur le sien, marcha à côté d’elle.

« Il semble égoïste de ma part de m’occuper de moi tout d’abord, reprit-il ; mais quand je vous parle tout ce que je dis est bien loin de ce que je sens, bien différent de ce que je voudrais dire. C’est comme cela ; je ne peux pas l’empêcher. Oh ! vous êtes ma ruine ! »

L’accent passionné de ces derniers mots, et le geste désespéré qui les accompagna, la firent tressaillir. « Oui, poursuivit-il, vous m’avez perdu ; je n’ai plus de ressources dans l’esprit, plus de confiance en moi, plus d’empire sur moi-même quand vous êtes là, ou que je pense à vous ; et j’y pense sans cesse ! Vous ne m’avez pas quitté une seconde depuis l’instant où je vous ai vue. Quel malheureux jour pour moi !

– Je suis désolée, monsieur, de vous avoir fait du mal ; c’est bien sans intention, je vous assure.

– Voyez ! s’écria-t-il avec désespoir ; je voulais vous montrer l’état de mon cœur, et j’ai l’air de vous adresser des reproches ! Soyez indulgente pour moi ; j’ai toujours tort quand il s’agit de vous ; c’est là ma destinée. »

Bien que toujours auprès d’elle, il fit le tour de la place sans rien dire, luttant contre lui-même, et regardant les fenêtres abandonnées, comme s’il y avait eu sur leurs vitres noires quelque phrase qui pût lui venir en aide.

« Il faut pourtant vous montrer ce que j’ai dans l’âme ! Malgré la nullité dont je fais preuve, il faut que ce soit exprimé. C’est vous qui paralysez tous mes moyens. Je vous supplie de croire que beaucoup de gens ont bonne opinion de moi, qu’il en est qui m’ont en grande estime, que je me suis fait une position que l’on considère comme étant digne d’envie.

– Je n’en doute pas, monsieur ; je le sais depuis longtemps par Charley.

– Veuillez croire, je vous le demande, que si j’offrais ma position telle qu’elle est aujourd’hui, et les sentiments que j’éprouve, à l’une des jeunes femmes les plus estimées, les plus capables, parmi celles qui se livrent à l’instruction, il est probable qu’ils seraient acceptés, même avec empressement.

– Pourquoi ne le faites-vous pas ? demanda Lizzie.

– Il est bien heureux que je ne l’aie pas fait ! dit-il avec exaltation, et en répétant ce geste qui semblait puiser dans son cœur, en prendre le sang et le jeter devant elle. C’est la seule pensée consolante qui me soit venue depuis bien des semaines ; car si je l’avais fait, et que je vous eusse rencontrée, j’aurais brisé ce lien comme un fil. »

Lizzie le regarda avec terreur.

« Pas volontairement, poursuivit Bradley ; pas plus que je ne suis là par l’effet de ma volonté. Vous m’attirez sans que je le veuille. Je serais en prison que vous m’en feriez sortir, je renverserais les murailles pour aller droit à vous. Je serais sur mon lit de mort, qu’attiré par vous, je me lèverais en chancelant, et j’irais tomber à vos pieds. »

L’énergie affolée de cet homme qui ne se contenait plus était vraiment terrible. Il s’arrêta, posa la main sur le petit mur qui entourait le cimetière, et sembla vouloir en arracher les dalles.

« Jusqu’à ce que le moment soit venu, reprit-il avec désespoir, nul ne sait quels abîmes sont en lui. Il est des hommes pour qui ce moment-là ne vient jamais. Qu’ils restent paisibles, et en rendent grâces à Dieu. Pour moi, c’est vous qui l’avez évoqué. Vous avez paru, et le fond de cette mer orageuse a été soulevé, – il se frappa la poitrine – et ne s’est pas calmé depuis lors.

– Assez, monsieur ; permettez que je vous arrête ; cela vaudra mieux pour vous et pour moi ; allons retrouver mon frère.

– Non ; pas encore. Il me faut tout dire ; j’ai souffert mille tortures pour ne m’être pas expliqué. Je vous fais peur… ! C’est l’une de mes misères de ne pas pouvoir vous parler, ni même parler de vous, sans hésiter à chaque syllabe, à moins de rompre mon frein et d’arriver à la démence. Voici l’allumeur du gaz ; il partira bientôt. Je vous en prie, encore un tour de place. Ne vous effrayez pas ; je vais me contenir, je vous le promets. »

Elle céda à cette prière ; pouvait-elle faire autrement ? Et gardant le silence, ils refirent le tour du square.

Les lumières jaillirent une à une, repoussant dans l’ombre la vieille tour de l’église qui parut s’éloigner ; puis l’homme au gaz s’en alla ; et les promeneurs se retrouvèrent seuls. Bradley continua de marcher en silence jusqu’à ce qu’il fut revenu à l’endroit où il avait parlé d’abord. Il s’arrêta près du mur, et saisissant la pierre de ses doigts crispés, il reprit la parole sans cesser de regarder la dalle que sa main essayait de tordre.

« Ce que je vais vous dire, vous le savez : je vous aime. J’ignore ce que pensent les autres quand ils prononcent ce mot-là. Pour moi, il signifie que je suis sous l’influence d’une attraction effroyable, à laquelle j’ai essayé de résister, mais qui me domine complétement. Vous pouvez m’attirer dans l’eau, dans le feu, à la potence ; m’attirer vers le genre de mort qu’il vous plaira de me choisir ; m’attirer à ce que j’aurais fui avec le plus d’horreur : à tous les scandales, à toutes les hontes ! Cet abandon de moi-même, la confusion de mes pensées, qui fait que je ne suis plus bon à rien, est ce qui me faisait dire tout à l’heure que vous m’aviez perdu. Mais si votre réponse m’était favorable, si vous acceptiez ma personne et mon nom, vous pourriez, avec la même force, m’attirer vers le bien. J’ai une belle aisance et rien ne vous manquera. Ma réputation est excellente, elle protégera la vôtre. J’accomplirais ma tâche comme je peux la remplir ; et me voyant capable et respecté, recevant sous vos yeux les témoignages de l’estime de tous, peut-être seriez-vous fière de moi ; je ferais tant d’efforts pour cela ! Tout ce qui pouvait me détourner de ce mariage, je l’ai réduit à néant, et l’ai fait de tout mon cœur. Votre frère me favorise de tous ses vœux ; nous pourrions vivre ensemble, associer nos travaux : dans tous les cas, mon influence et mon appui lui seraient assurés. Je ne sais pas ce que je pourrais dire. Ce n’est pas assez, je le sens ; mais tout ce que j’ajouterais ne ferait qu’en affaiblir l’expression. Je dirai seulement que si la sincérité a quelque poids auprès de vous, tout cela est bien vrai – effroyablement vrai. »

Le mortier qui scellait la pierre ébranlée par sa main, grêla sur le pavé en confirmation de ses paroles.

« Attendez ! je vous en supplie ; marchons un peu, cela vous donnera le temps de réfléchir, et à moi de prendre des forces. Voulez-vous ? »

Elle céda encore ; ils firent un nouveau tour de place, et revenu au même endroit, il ébranla de nouveau la pierre. « Maintenant, dit-il en concentrant toute son attention sur ce qu’il allait entendre, répondez : oui ou non.

– Je vous remercie de tout mon cœur, monsieur ; je suis bien reconnaissante ; j’espère que vous trouverez avant peu une femme digne de vous, qui vous donnera tout le bonheur que vous méritez ; mais c’est non.

– N’est-il pas nécessaire que vous réfléchissiez… quelque temps, une semaine, un jour ? demanda-t-il à demi suffoqué.

– Non, monsieur.

– Êtes-vous bien décidée ? bien sûre de ne pas changer d’avis ? N’y a-t-il aucun espoir ?

– Aucun, monsieur j’en suis sûre.

– En ce cas, reprit-il en se tournant vers elle, et en frappant la pierre avec tant de force que les os de ses doigts en furent mis à nu, je souhaite de ne pas le tuer ! »

La haine, la soif de vengeance qui éclatèrent dans son regard, en même temps que ces mots tombaient de ses lèvres pâles, tandis que sa main sanglante paraissait avoir donné la mort, effrayèrent tellement Lizzie qu’elle voulut fuir ; mais il la retint par le bras.

« Laissez-moi, monsieur, laissez-moi ! ou je vais appeler au secours.

– C’est moi, dit-il, qui devrais en demander ; vous ne savez pas comme j’ai besoin d’être secouru. »

Les contractions de sa figure, au moment où il la vit se détourner et chercher où était son frère, auraient fait partir le cri qu’elle avait sur les lèvres, si elle avait pu le voir. Mais tout à coup il arrêta ces mouvements tumultueux, et fixa l’expression de son visage avec autant de fermeté que si la mort l’eût fait elle-même. « Vous voyez, je suis calme, dit-il ; écoutez-moi. »

Elle réclama de nouveau la liberté, le fit avec autant de dignité que de courage ; et dégageant son bras de l’étreinte qui s’était peu à peu relâchée, elle regarda Bradley en face. Jamais elle ne lui avait paru si belle ; il voulut soutenir son regard ; mais il sentit ses yeux se voiler comme si elle en avait attiré la lumière.

« Cette fois j’aurai donc parlé ! reprit-il en croisant les mains pour s’interdire les gestes qui pouvaient lui échapper. Cette fois, j’aurai dit tout ce qui me torture. Mister Eugène Wrayburn…

– C’était à lui que vous pensiez dans cet accès de rage ? » demanda Lizzie d’une voix ferme. Il se mordit les lèvres, et la regarda sans répondre. « C’était à mister Wrayburn que s’adressaient vos menaces ? » Il la regarda, toujours sans répondre, et en se mordant les lèvres. « Vous m’avez demandé de vous entendre, mais vous n’avez rien à dire ; et je vais retrouver mon frère.

– Oh ! restez ! Je n’ai menacé personne. » Voyant qu’elle regardait sa main, il en essuya le sang sur sa manche, puis la recroisa avec l’autre. « Mister Wrayburn, reprit-il.

– Encore ce nom, monsieur ! pourquoi le répéter ?

– Parce qu’il est le sujet de ce qui me reste à vous dire. Remarquez-le bien : je ne menace pas. Si cela m’arrive, arrêtez-moi, et faites-m’en des reproches. Mister Wrayburn ! » La manière dont il proféra ces mots renfermait à elle seule une menace que des paroles n’auraient guère mieux exprimée. « Vous recevez ses visites, poursuivit-il ; vous acceptez ses bienfaits, vous l’écoutez avec plaisir, lui.

– Mister Wrayburn a été plein de bontés et d’égards pour moi à l’époque où mon père est mort, répliqua Lizzie avec fierté.

– Oh ! naturellement ; c’est un homme plein de bontés et d’égards, que mister Wrayburn.

– Il vous est étranger, d’ailleurs, poursuivit-elle avec indignation.

– Vous vous trompez ; il me touche de près, au contraire.

– Que peut-il vous être ?

– Un rival d’abord.

– Mister Headstone, reprit Lizzie le visage en feu, ce que vous venez de dire est une lâcheté ; mais cela me permet de vous répondre que je ne vous aime pas, et ne vous aimerai jamais ; que vous m’avez déplu dès votre première visite ; et que personne n’entre pour rien dans l’effet que vous m’avez produit. »

Il releva la tête qu’il avait courbée sous le poids de ces paroles, et après s’être humecté les lèvres : « Je savais tout cela, dit-il ; et vous ne m’en attiriez pas moins. J’avais beau penser à mister Wrayburn, j’avançais toujours. Ce soir je songeais à lui, et je suis venu ; même actuellement je l’ai sous yeux, et je vous parle encore. C’est pour lui qu’on m’éloigne, qu’on me rejette.

– Si vous interprétez ainsi mon refus et les remercîments que je vous adresse, ce n’est pas ma faute, dit-elle avec douceur ; car elle était non-moins émue qu’effrayée de la lutte qu’il soutenait contre lui-même.

– Je ne me plains pas, dit-il ; je constate un fait. J’ai dû lutter contre le respect de moi-même, lorsque je me suis laissé entraîner vers vous en dépit de mister Wrayburn. Vous ne vous figurez pas à quel point je suis tombé dans ma propre estime. »

Elle était blessée, irritée ; mais elle garda le silence en considération de ce qu’il avait fait pour son frère et de ce qu’elle lui voyait souffrir.

« Ce respect de moi-même, auquel je tenais tant, il est sous ses pieds ! dit-il avec désespoir ; sous les pieds de cet homme qui le foule et qui triomphe !

– Vous vous trompez, monsieur.

– Non, je ne me trompe pas ; il m’a écrasé de son mépris ; car il savait d’avance ce qui m’arriverait ce soir.

– Votre esprit s’égare, monsieur.

– Jamais il n’a été plus lucide, jamais ; je sais trop bien le sens de mes paroles. Maintenant j’ai dit tout ce que j’avais à dire ; rappelez-vous que je n’ai pas fait de menace, que je vous ai seulement exposé la chose. »

En ce moment Charley vint à paraître. Elle s’élança vers son frère, et fut suivie de Bradley, dont la main pesante tomba sur l’épaule de l’élève. « Je m’en vais, dit-il à celui-ci ; je retournerai seul à la maison, je m’enfermerai dans ma chambre. Laissez-moi une demi-heure d’avance ; et ne cherchez pas à me voir avant demain matin, où je serai à mon poste, comme à l’ordinaire. » Il joignit les mains, proféra un cri étouffé qui n’avait rien de terrestre, et s’éloigna rapidement.

Restés seuls, à côté d’un bec de gaz, le frère et la sœur se regardèrent en silence ; puis un nuage passa sur la figure de l’écolier, et d’une voix rude : « Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda-t-il ; qu’as-tu fait à mon meilleur ami ? allons vite, et de la franchise.

– Un peu plus d’égards, Charley !

– Je ne suis pas d’humeur à songer aux égards, ni à d’autres balivernes ; qu’est-ce qui est arrivé ? Pourquoi M. Headstone est-il parti de cette manière-là ?

– Il m’a proposé – mais tu dois le savoir – de me marier avec lui.

– Eh bien ? fit Charley avec impatience.

– J’ai été forcée de lui répondre que cela ne se pouvait pas.

– Forcée ! dit le frère entre ses dents, et en la repoussant avec rudesse ; lui répondre que cela ne se pouvait pas ! Sais-tu bien qu’il vaut cent fois mieux que toi ?

– Ce n’est pas difficile, Charley ; mais c’est égal ; je ne peux pas l’épouser.

– Tu sens que tu n’es pas digne de lui ; c’est là ce que tu veux dire, je suppose ?

– Ce que je veux dire est bien simple : je ne l’aime pas, et ne l’épouserai jamais.

– Sur mon âme, s’écria l’écolier, tu es une sœur modèle, un type de désintéressement ! Ainsi tout ce que je fais pour effacer le passé, pour m’ouvrir une carrière et t’élever avec moi, est détruit par tes extravagances.

– Je ne veux pas te faire de reproches, Charley ; mais tu avoueras…

– L’entendez-vous ! interrompit le frère en jetant les yeux autour de lui. Elle s’efforce de briser mon avenir, elle perd le sien, et veut bien ne pas m’adresser de reproches ; c’est heureux, vraiment ! Tu vas me dire aussi que tu n’en feras pas à mister Headstone pour être descendu de la sphère dont il est l’une des gloires, et s’être mis à tes pieds, d’où tu le repousses ?

– Non, Charley ; je te dirai ce que je lui ai dit à lui-même : que je le remercie sincèrement de ses offres généreuses. Je suis fâchée qu’il me les ait faites ; j’espère qu’il trouvera une femme plus digne de lui, et qui le rendra aussi heureux que je le désire. »

Le regard de Charley s’arrêta. En voyant la patiente petite mère qui avait protégé son enfance ; l’amie courageuse et douce qui l’avait dirigé et soutenu ; la sœur oublieuse d’elle-même qui l’avait sauvé de l’abjection et de la misère, l’écolier eut un léger remords, dont son cœur, chaque jour plus dur, fut ébranlé ; sa voix se radoucit, et prenant le bras de la jeune fille : « Voyons, dit-il, ne nous disputons pas ; soyons raisonnables ; causons tranquillement, comme on le doit entre frère et sœur. Veux-tu m’écouter, Liz ?

– Oh ! répondit-elle au milieu de ses larmes, est-ce que je ne t’écoute pas, Charley, même pour entendre des choses bien dures ?

– Je t’ai fait de la peine, je le regrette, Lizzie ; mais il ne faut pas m’exaspérer. Voyons : mister Headstone a pour toi un dévouement absolu ; il m’a dit, et dans les termes les plus forts, que du jour où nous sommes allés te voir ensemble, il n’avait pas été une seconde sans penser à toi. Miss Peecher, notre voisine, qui est maîtresse de pension, jeune et jolie, fort instruite, qui a tout pour elle, lui est très-attachée, le fait est connu ; eh bien ! il ne la regarde même pas. Or, l’affection qu’il a pour toi est très-désintéressée ; tu ne peux pas dire le contraire ; il aurait cent fois plus de bénéfices à prendre notre voisine ; qu’a-t-il à gagner en t’épousant ?

– Oh ! ciel, rien du tout.

– Cela prouve bien en sa faveur, continua Charley. Mais j’arrive au point capital : mister Headstone m’a toujours poussé ; il a beaucoup d’influence ; si j’étais son beau-frère il me favoriserait. Il est venu me trouver, et m’a dit de la façon la plus délicate : « J’espère, Hexam, qu’il vous serait agréable de me voir épouser votre sœur ; d’autant plus que cela vous serait utile. – Monsieur, lui ai-je répondu, c’est la chose qui me rendrait le plus heureux. – En ce cas, m’a-t-il dit, je peux compter sur vous pour m’appuyer auprès de votre sœur, et lui parler de moi d’une manière favorable. Certainement, ai-je répliqué ; soyez tranquille, monsieur, car j’ai sur elle beaucoup d’empire. N’est-il pas vrai, Liz ?

– Oui, Charley, beaucoup.

– Très-bien, Liz ; une bonne parole ; tu vois, nous commençons à nous entendre. Je continue ; fais bien attention. Mariée avec lui, la position que tu occuperas sera des plus respectables ; infiniment supérieure à celle que tu as maintenant. Elle te séparera enfin de la rivière, et de tout ce qui s’y rattache. Plus rien de la vie d’autrefois ; tu seras délivrée pour toujours des habilleuses de poupées, de leurs ignobles pères, et de tout ce qui s’en suit. Non pas que je veuille dénigrer miss Wren ; elle est très-bien pour une fille de son rang ; mais sa société ne convient pas à la femme d’un chef d’institution. Ainsi donc au point de vue de mon intérêt, de celui de mister Headstone et du tien, c’est tout ce qu’il y a de plus désirable. »

Il s’arrêta pour regarder sa sœur ; mais rien n’annonçait qu’elle eût changé d’avis. Il se remit à marcher auprès d’elle ; et bien qu’il s’efforçât de cacher son désappointement, ce fut d’un ton moins résolu qu’il reprit la parole.

« Avec l’influence que j’ai sur toi, j’aurais peut-être mieux fait, dit-il, de t’entretenir des projets de mister Headstone avant qu’il t’en parlât, et de te disposer en sa faveur ; mais cette proposition est tellement généreuse, les avantages qu’elle offre sont d’une telle évidence, tu as toujours fait preuve de tant de raison, que je n’ai pas cru que ce fût nécessaire ; il paraît que je me suis trompé. Toutefois ce n’est pas irréparable ; il suffit de lui dire que la réponse qu’il a reçue tout à l’heure n’est pas définitive, que cela s’arrangera peu à peu, et que tu finiras par accepter. Je l’aurai bien vite rejoint ; et ce sera comme si tu n’avais rien dit. »

Il s’arrêta de nouveau ; la pâle créature le regarda d’un air affectueux et troublé ; mais elle secoua la tête d’une façon négative.

« Est-ce que tu as perdu la parole ? demanda-t-il avec aigreur.

– J’aurais mieux aimé ne rien dire, Charley ; mais puisqu’il le faut, je parlerai. Je maintiens la réponse que j’ai faite, et ne permets pas que tu dises le contraire. Ne lui parle pas de moi ; c’est inutile. Après la résolution dont je lui ai fait part ce soir, résolution, qui est inébranlable il ne reste rien à dire.

– Et cette fille-là s’appelle une bonne sœur ! s’écria l’écolier en la repoussant d’une manière brutale.

– Voilà deux fois, Charley, que tu m’as presque frappée – ne te blesse pas de mes paroles – je ne veux pas dire que ce soit avec intention Dieu m’en préserve ; tu ne t’en doutes pas, j’en suis sûre, mais tu m’as poussée bien fort, chéri.

– Dans tous les cas, poursuivit Charley sans faire attention à cette remontrance, je sais ce que cela signifie, et ne souffrirai pas que tu me déshonores.

– Cela signifie que ce mariage me déplaît ; pas autre chose.

– Ce n’est pas vrai, répondit-il brusquement. C’est ton Wrayburn qui en est cause.

– Charley, je t’en prie ! au nom des jours que nous avons passés ensemble, si tu te les rappelles…

– Je ne veux pas que tu me déshonores, reprit-il d’un ton bourru ; il ne sera pas dit qu’après m’être sorti de la fange, tu m’y feras retomber ; et pour que ta honte ne rejaillisse pas sur moi, je te le déclare, il n’y a plus rien de commun entre nous.

– Que de fois, par une soirée comme celle-ci, même souvent bien plus dure, je me suis assise dans la rue, pour tâcher d’apaiser tes cris ! Si tu ne l’as pas oublié, Charley, reprends tes dernières paroles. Ne me fais pas d’excuses ; dis seulement que tu ne le penses pas, et mes bras et mon cœur te seront toujours ouverts.

– Reprendre mes paroles ! C’est-à-dire que je les répète ; tu es une mauvaise fille ; foncièrement mauvaise ; une méchante sœur, hypocrite et sans âme. C’est fini entre nous, entends-tu bien ; et pour toujours. »

Il leva ses mains ingrates, comme pour dresser une barrière entre sa sœur et lui, et se mettant à courir, il eut bientôt disparu. Lizzie resta immobile et silencieuse à la place où il l’avait laissée, jusqu’au moment où elle fut réveillée par l’heure qui sonnait à l’église. Elle se détourna pour partir ; mais son immobilité, en se brisant, fit jaillir les larmes que le froid égoïsme et le cœur glacé de son frère avaient congelées.

« Que ne suis-je ici avec les morts ! Ô Charley ! Charley ! c’était donc ainsi que devait finir l’histoire dont nous regardions les images dans le feu ? »

Elle se couvrit la figure de ses mains, et tomba en sanglotant sur le mur du cimetière. Un homme passa près d’elle, la tête inclinée ; puis il se retourna, et s’arrêta pour la voir. C’était un vieillard à la démarche grave, vêtu d’une longue houppelande, et coiffé d’un chapeau à larges bords. Après un instant d’hésitation, il revint sur ses pas, s’approchant d’elle tout doucement, et d’une voix compatissante : « Pardonnez-moi, lui dit-il, de vous adresser la parole ; mais vous avez de grands chagrins, pauvre femme ! Je ne peux pas vous laisser pleurer toute seule, et continuer ma route, comme s’il n’y avait là personne. Puis-je vous être utile ? faire quelque chose qui aide à vous consoler ? » Elle releva la tête, et s’écria avec joie : « Mister Riah ! Oh ! c’est vous !

– Je n’en reviens pas, dit le vieillard. Je croyais parler à une étrangère, et c’était vous, ma fille ! Prenez mon bras ; venez avec moi. Qui vous a fait ce chagrin ? pauvre enfant !

– Mon frère s’est querellé avec moi, et il m’a reniée, sanglota Lizzie.

– Chien ingrat ! dit le vieux juif. Mais laisse-le partir ; secoue la poussière de tes pieds, et oublie jusqu’à sa trace. Venez, ma fille, venez chez moi ; c’est à deux pas ; vous reprendrez un peu de calme ; vous vous bassinerez les yeux ; puis je vous reconduirai. Il se fait tard ; vous êtes toujours rentrée à pareille heure ; et ce soir il y a beaucoup de monde dehors. »

Elle accepta le bras du vieillard, et ils sortirent de la place du cimetière ; ils venaient d’entrer dans la voie principale, quand un individu, qui flânait d’un air mécontent, et dont le regard fouillait la rue dans tous les sens, se précipita vers eux en s’écriant : « Lizzie ! mais d’où venez-vous ? »

Elle se serra contre le vieillard, et inclina la tête. De son côté, le vieux juif après avoir lancé un coup d’œil rapide sur le nouveau venu, baissa les yeux et garda le silence.

« Qu’est-il arrivé, Lizzie ?

– Je ne peux pas vous le dire à présent, mister Wrayburn, si même je vous le dis jamais. Laissez-moi, je vous en prie.

– Pas le moins du monde ; je suis venu exprès pour vous. J’ai dîné dans le voisinage, et sachant à quelle heure vous sortez de l’atelier, j’étais sûr de vous rencontrer ici. Mais qu’êtes-vous devenue ? Il y a des heures que je me promène de long en large, comme un recors ou un marchand de vieux habits, dit-il en regardant le juif. »

Celui-ci leva les yeux, et jeta un nouveau coup d’œil sur le jeune homme.

« Allez-vous-en, mister Wrayburn ; je ne suis pas seule, vous voyez, je n’ai rien à craindre. Un mot cependant : prenez garde, je vous en prie ; veillez sur vous.

– Mystères d’Udolphe ! s’écria Eugène d’un air étonné. Puis-je vous demander quel est ce protecteur ?

– Un ami dévoué, monsieur.

– Je vais prendre sa place, continua Eugène, et vous me direz ce qui vous arrive, Lizzie.

– Il s’agit de son frère, répondit le vieillard en regardant le gentleman.

– De notre frère ! reprit Eugène d’un ton méprisant ; il ne vaut pas un souvenir, encore moins une larme. Et qu’a-t-il fait, notre frère ? »

Le vieux juif attacha sur Eugène un regard profond et grave qu’il reporta sur sa compagne. Ce regard était tellement significatif qu’Eugène arrêta court l’expression légère qu’il avait sur les lèvres, et le transforma en un murmure rêveur.

Les yeux baissés, mais conservant toujours le bras de Lizzie, le vieillard garda le silence, et resta immobile d’un air patient et résigné. Habitué à l’obéissance passive, il aurait passé là toute la nuit, sans paraître désirer qu’il en fût autrement.

« Si mister Aaron veut bien me céder sa place, dit Eugène qui commençait à trouver la chose fatigante, il sera complétement libre de vaquer aux devoirs qui peuvent l’appeler à la synagogue. » Le vieux juif demeura comme un terme. « Bonsoir, monsieur, reprit Eugène, nous ne voulons pas vous retenir. » Puis, se tournant vers Lizzie, il ajouta : « Est-ce que notre ami est un peu sourd ?

– Non, gentleman chrétien, j’ai l’oreille fine, répondit tranquillement le vieillard ; mais il n’y a qu’une voix qui puisse me faire entendre que je doive quitter cette jeune fille avant de l’avoir reconduite.

– Puis-je savoir pourquoi ? dit Eugène avec la même aisance.

– Pardon, répliqua le juif ; si elle le demande, je le dirai ; mais à elle seule, non à d’autre.

– Je ne le demande pas, dit-elle, et vous prie de me reconduire. J’ai été bien éprouvée ce soir, mister Wrayburn ; ne me croyez pas ingrate, dissimulée, ou changeante ; ce n’est pas cela ; je suis seulement bien malheureuse. Mais, je vous en prie, n’oubliez pas ce que je vous disais tout à l’heure ; prenez garde à vous, prenez garde !

– À quel propos, chère Lizzie ? demanda-t-il à voix basse, en se penchant vers elle. De qui ou de quoi faut-il me défier ?

– De quelqu’un que vous avez vu dernièrement, et qui vous en veut beaucoup. »

Eugène fit claquer ses doigts et se mit à rire. « Voyons, reprit-il, puisqu’il n’y a pas moyen de faire autrement, nous allons partager le mandat, et vous reconduire chez vous, mister Aaron d’un côté, et moi de l’autre. »

Il connaissait le pouvoir qu’il avait sur elle, et savait bien qu’elle n’exigerait pas qu’il s’éloignât. Il savait, qu’ayant des craintes à son égard, elle serait inquiète si elle le perdait de vue ; car, en dépit de sa légèreté et de sa nonchalance, il savait tout ce qu’il voulait savoir de ce qu’elle pouvait penser et sentir.

Si joyeux auprès d’elle, si indifférent au péril, si dévoué, alors qu’elle ne trouvait qu’ingratitude dans sa propre famille ; tellement supérieur par son esprit, son calme et son aisance, à l’être guindé, sombre et violent qui la poursuivait, au frère égoïste et brutal qui l’avait reniée, quel immense avantage, quelle influence entraînante n’avait-il pas en ce moment ! Ajoutez à cela qu’elle venait, pauvre fille ! de l’entendre vilipender à propos d’elle ; qu’elle avait souffert à cause de lui ; et vous comprendrez que le sérieux qu’il mêlait à ses paroles insouciantes, comme pour lui montrer que celles-ci n’avaient d’autre but que de la distraire ; vous comprendrez que son plus léger attouchement, son moindre regard, sa seule présence au fond de ces rues obscures, que tout cela fût pour elle comme le rayonnement d’un monde enchanté, aux abords défendus par la haine, la jalousie, la colère, par toutes les passions mauvaises, qui, ne pouvant en supporter l’éclat, devaient naturellement l’attaquer et le maudire.

Il ne fut plus question de s’arrêter chez l’Israélite, et le petit groupe se dirigea vers Smith’s Square. Un peu avant de gagner sa demeure, Lizzie dit adieu au gentleman et au Juif, et rentra seule chez elle.

« Merci, mister Aaron, dit alors Eugène, merci mille fois de votre compagnie ; il ne me reste plus qu’à vous quitter, et je le regrette.

– Je vous souhaite le bonsoir, monsieur, répondit le vieillard, et désirerais vous voir moins insouciant.

– Je vous souhaite le bonsoir, reprit Eugène, et désirerais vous voir un peu moins soucieux. »

Mais lorsqu’il eut fini de jouer son rôle, et qu’ayant tourné le dos au Juif, il eut quitté la scène, il parut à son tour avoir de graves soucis. « Quelles étaient donc les questions de Lightwood ? murmura-t-il. Ne demandait-il pas ce qui allait arriver, ce que j’allais faire, où tout cela me conduirait ? Nous allons bientôt le savoir. » Et il poussa un profond soupir.

Une heure après, ce soupir fut répété comme par un écho, lorsque Riah, qui s’était assis dans un coin, en face de la maison de Jenny Wren, se leva et reprit sa marche résignée, glissant par les rues, dans son costume antique, semblable au fantôme d’une époque évanouie.

XVI. Doux anniversaire §

Tandis qu’il s’habille au-dessus des écuries de Duke-street, quartier Saint-James, l’estimable Twemlow entend que les chevaux d’en bas sont à leur toilette, et comparant sa position à celle de ces nobles bêtes, il trouve la sienne bien moins avantageuse. Non-seulement il n’a pas de valet de chambre, qui, le frappant du plat de la main, lui dise d’une voix bourrue de se tourner à droite ou à gauche ; mais il n’a aucun valet, et toutes ses articulations étant rouillées quand il se lève, il lui serait agréable d’être même attaché par la tête à la porte de sa chambre, et de s’y voir frotté, brossé, peigné, lavé à grande eau, épongé, essuyé, habillé, en ne prenant part à ces obligations fatigantes que d’une manière passive.

Quant à la façon dont procède la séduisante Tippins lorsqu’elle se prépare à troubler les sens des hommes, sa femme de chambre et les Grâces en ont seules connaissance. Mais bien qu’elle n’en soit pas réduite comme Twemlow à se servir elle-même, cette fascinatrice pourrait simplifier notablement la restauration quotidienne de ses charmes ; car, sous le rapport du cou et du visage, cette diva est une espèce de langouste, qui, chaque matin, fait peau neuve, ce qui l’oblige à se tenir dans un endroit retiré jusqu’à ce que la nouvelle croûte ait suffisamment durci.

Twemlow finit cependant par se mettre un col, une cravate et des manchettes qui lui retombent sur les doigts, et il va déjeuner en ville.

Chez qui ce déjeuner peut-il avoir lieu, sinon chez ses voisins, les Lammle de Sackville-street, où il doit rencontrer Fledgeby, son parent éloigné. L’imposant Snigsworth peut mettre Fledgeby à l’index, et lui interdire sa présence ; mais le pacifique Twemlow se dit avec raison : « S’il est mon parent, ce n’est pas ma faute ; d’ailleurs ce n’est pas connaître un homme que de se trouver avec lui. »

Il y a déjà un an qu’Alfred et Sophronia sont mariés, et si l’anniversaire de cet heureux événement n’est célébré que par un déjeuner, c’est qu’un repas du soir, avec toute la pompe qu’exigerait la circonstance, ne pourrait se donner que dans le palais imaginaire dont la splendeur fait tant d’envieux.

Twemlow traverse donc Piccadilly, non sans difficulté. Il a conscience d’avoir eu la jambe plus ferme, la taille plus droite, et moins peur d’être écrasé par les voitures. C’était dans le temps où il espérait obtenir du redoutable Snigsworth la permission de faire ou d’être quelque chose, et avant que cet impérieux tartare eût publié cet ukase : « Incapable de se distinguer dans une carrière quelconque, Twemlow restera pauvre toute sa vie, sera pensionné par moi, et devra se rappeler sans cesse qu’il est mon obligé. »

Ah ! pauvre Twemlow ! pauvre petit vieillard, faible et doux, que penses-tu maintenant de l’adorable qui t’a brisé le cœur, alors qu’il était jeune, et que tes cheveux étaient bruns ? Est-il moins pénible de la regretter aujourd’hui telle que tu la rêvais, que de la connaître telle qu’elle a toujours été : un crocodile avide, cuirassé contre toute émotion, et non moins incapable de se figurer la délicatesse du point sensible et tendre qui bat sous ton gilet, que d’y arriver tout droit avec son aiguille à tricoter ? Dis-nous, pauvre Twemlow, est-il moins rude d’être le parent pauvre d’un lord que de donner à boire aux chevaux, et de se tenir en plein hiver dans la boue de cette place de fiacres où ton pied chancelant a failli glisser tout à l’heure ?

Twemlow ne répond pas et continue sa route. Comme il arrive à la porte des Lammle, s’arrête une petite voiture renfermant lady Tippins. La divinité baisse la glace, et, d’un air folâtre, vante la vigilance de son chevalier qui l’attend pour lui donner la main. Twemlow s’approche, l’aide à sortir de voiture avec une politesse non moins sérieuse que s’il s’agissait d’un être réel, et tous deux montent l’escalier : Tippins, toutes jambes dehors, cherchant à faire comprendre que ces objets tremblants sautillent d’eux-mêmes avec autant d’élasticité qu’autrefois.

« Cher mister, chère missis Lammle ! Comment cela va-t-il ? Quand partez-vous donc pour ce fameux endroit : Guy ou Comte-de-Warwick, ou Vache-Brune, – vous savez ce que je veux dire, – pour remporter le prix du mât de cocagne ? Est-ce bien Mortimer, lui que sa trahison a fait rayer de ma liste d’adorateurs ? vous allez bien, misérable ? Et mister Wrayburn ! Que venez-vous faire ici ? car il est certain d’avance que vous ne direz pas un mot. Et Vénéering, M. P. ? bonjour, qu’est-ce qu’on fait à la Chambre ? Nous donnerez-vous la voix de tous ces gens-là ? Et vous, missis Vénéering ? est-il vrai, ma chère, que vous allez tous les soirs vous étouffer là-bas pour entendre la prose de ces messieurs ? À propos, Vénéering, quand donc prendrez-vous la parole ? Vous n’avez pas encore ouvert la bouche depuis que vous êtes au Parlement ; nous mourons d’envie de vous entendre. Miss Podsnap ! enchantée de vous voir. Pa est ici ? Comment, il n’y est pas ! Ma non plus ? Oh ! mister Boots, enchantée. Mister Brewer ? Partie complète. »

Examinant Fledgeby, regardant tout le monde à travers son lorgnon, Tippins murmure en tournant la tête avec l’étourderie naïve dont elle a le secret : « Personne autre, que je sache ; non, je ne crois pas. Personne ici, personne là, personne nulle part. »

Mister Lammle, tout resplendissant, amène son ami Fledgeby, qui meurt du désir d’être présenté à lady Tippins. Fledgeby a l’air de vouloir dire quelque chose, l’air de ne vouloir rien dire ; puis successivement un air de méditation, de résignation et de désolation. Il recule, tombe sur Brewer, fait le tour de Boots, et disparaît dans le fond de la pièce, cherchant ses favoris, comme s’ils avaient pu se produire en cinq minutes. Il ne s’est pas complétement assuré de la stérilité du sol, qu’il est ressaisi par Lammle, et paraît être dans un état fâcheux, car il est dépeint à Twemlow comme se mourant du désir de lui être présenté. Twemlow est enchanté de le voir, et lui serre la main. « Votre mère, monsieur, était une de mes parentes, lui dit-il.

– Je le crois, répond Fledgeby ; mais ma mère et sa famille faisaient deux.

– Restez-vous à Londres, monsieur ? reprend Twemlow.

– Je l’habite toujours, dit Fledgeby.

– Vous aimez la ville ? demande l’aimable cousin. Mais Fledgeby le prend en mauvaise part, et lui assène brutalement cette réponse : « Non ; je n’aime pas la ville. »

Lammle essaye d’amortir le coup en faisant cette remarque judicieuse qu’il y a des gens à qui la ville ne plaît pas. Fledgeby riposte qu’il ne connaît que lui qui soit dans ce cas-là ; et le gentleman est renversé.

« Y a-t-il, ce matin, quelque chose de neuf ? demande Twemlow qui revient bravement à la charge.

Fledgeby n’en sait rien.

« Pas de nouvelles, dit Lammle.

– Pas la moindre, dit Brewer.

– Pas l’ombre, dit Boots. »

Toutefois l’exécution de ce petit concerto semble réveiller chez les convives le sentiment du devoir, et leur donner des forces. Chacun paraît être plus en état de supporter la société des autres, même Eugène, qui est près de la fenêtre, et balance d’un air sombre le gland d’un rideau, imprime à cet objet un élan plus vigoureux qui dénote que son état s’améliore.

Le déjeuner est servi. Tout ce qui est sur la table est fastueux et brillant, mais sent le provisoire, quelque chose de nomade qui affirme que ce sera bien plus brillant, bien plus fastueux dans l’hôtel princier vers lequel on se dirige. Derrière mister Lammle est son domestique personnel. Derrière Vénéering se tient le chimiste ; preuves vivantes que ce genre de serviteurs se divise en deux catégories : l’une se défiant de son maître, l’autre des connaissances du sien. Le valet de mister Lammle appartient à la première de ces divisions, et semble non moins surpris qu’affligé de ce que la police tarde tant à s’emparer de celui qu’il a l’honneur de servir.

Vénéering, M. P., est à la droite de missis Lammle, qui a Twemlow à sa gauche. Missis Vénéering, É. M. P. (Épouse d’un Membre du Parlement) et Lady Tippins sont l’une à droite, l’autre à gauche de l’amphitryon. Mais soyez sûrs qu’à portée de l’influence fascinatrice du regard et du sourire d’Alfred est la petite Georgiana, et qu’auprès de cette dernière, sous l’inspection du même gentleman à favoris cannelle, se trouve Fledgeby.

Deux ou trois fois, même davantage, dans le courant du déjeuner, Twemlow tourne subitement la tête vers Sophronia, en lui disant : « Pardon ! » comme si elle lui avait parlé, et qu’il n’eût pas entendu. Ce n’est pas dans ses habitudes ; d’où vient qu’il le fait aujourd’hui ? À chaque fois il s’aperçoit qu’il s’est trompé, que Sophronia ne lui dit rien, et qu’elle regarde Vénéering. Il est bizarre que cette impression persiste après ces démentis ; mais elle n’en persiste pas moins.

Lady Tippins, qui a copieusement absorbé de tous les produits de la terre, y compris le jus de la grappe, devient de plus en plus piquante, et s’applique à tirer des étincelles de Lightwood. Il est sous-entendu, parmi les initiés, que Mortimer doit toujours être en face de lady Tippins, qui lui arrache alors une de ces histoires qu’il raconte si bien.

Entre deux déglutitions, la divine créature regarde cet amant sans foi, et lui rappelle que c’est à la table de ces chers Vénéering, en présence des mêmes convives, qu’il leur a parlé de cet homme de quelque part, devenu depuis lors si horriblement intéressant, et d’une popularité vulgaire.

« Oui, lady Tippins, répond Lightwood ; c’est ainsi, comme on dit au théâtre.

– Eh ! bien, reprend l’enchanteresse, il faut soutenir votre réputation, et nous conter quelque chose ; tout le monde attend cela de vous.

– Je me suis épuisé ce jour-là ; je vous assure, lady Tippins ; et pour jamais ; plus rien à tirer de moi. »

En faisant cette réponse, Mortimer a la conscience de n’être que la doublure d’Eugène, qui partout ailleurs tient le dé de la conversation, et qui dans le monde s’obstine à garder le silence.

« Mais, affreux parjure, reprend lady Tippins, je suis bien résolue à tirer quelque chose de vous. N’ai-je pas entendu parler d’une nouvelle disparition ?

– Puisque vous l’avez entendu dire, répond Mortimer, vous allez nous conter cela.

– Monstre abominable, s’écrie l’adorable créature, votre boueur doré m’a renvoyé vers vous. »

Mister Lammle prend ici la parole, et annonce que l’histoire d’Harmon a une suite ; d’où il résulte un profond silence.

« Je vous assure que je n’ai rien à vous conter, » reprend Lightwood en jetant les yeux autour de la table ; mais Eugène ayant murmuré tout bas : « Tu peux le dire, va » il ajoute ce correctif : « Rien qui soit digne de votre intérêt. »

Boots et Brewer découvrent immédiatement que c’est d’un intérêt immense, et profèrent d’instantes clameurs. La même cause produit le même effet chez Vénéering ; mais son attention, blasée maintenant, est difficile à captiver ; ce qui ne surprend personne, car c’est de ton à la Chambre.

« Ne vous donnez pas la peine de chercher une pose d’auditeur, je vous en prie, dit Mortimer ; avant que vous ayez trouvé une attitude convenable, ce sera fini depuis longtemps. Cela ressemble…

– À ce conte de nourrice, interrompt Eugène avec impatience :

Je vais vous raconter la gloire

De Jack de Manory ;

Ainsi commence mon histoire.

Je vais vous en conter une autre,

De Jack le bon apôtre.

Voilà mon histoire finie.

Dépêche-toi, Mortimer. »

Eugène profère ces mots d’un ton vexé ; il se renverse sur sa chaise, et jette un regard farouche à lady Tippins, qui le contemple en hochant sa longue figure, l’appelle son cher ours, et ajoute d’un air badin, qu’à eux deux « ils représentent la Belle et la Bête. » Elle est persuadée, quant à elle, de la réalité de son rôle.

« La chose à laquelle fait allusion mon honorable et charmant vainqueur, dit Mortimer, est sans doute l’aventure suivante : Il y a quelques jours Lizzie Hexam, fille de feu Jessé Hexam, autrement dit Gaffer, qui, on s’en souvient, trouva le corps de l’homme de tel ou tel endroit, reçut mystérieusement, sans savoir d’où cela pouvait venir, la rétractation formelle des faits dont un certain Riderhood avait accusé son père. L’accusation était tombée d’elle-même ; car Riderhood, – je ne puis m’empêcher de penser au service que le loup du petit Chaperon rouge, cet animal philanthrope, eût rendu à la société en dévorant dans leur enfance, le père et la mère de cet honnête homme, – Riderhood n’avait pas soutenu les charges qu’il avait d’abord produites, et semblait y avoir renoncé. Toujours est-il que la rétractation dont je parlais tout à l’heure tomba mystérieusement chez miss Hexam, – envoi d’un anonyme ; sans doute chapeau rabattu, manteau couleur de muraille, – et fut adressée par la jeune fille à mister Boffin, mon client. Vous excuserez ce terme de boutique. N’ayant jamais eu d’autre client, et, selon toute probabilité, ne devant pas en avoir d’autre, je suis fier de lui, comme d’un objet rare, d’une curiosité unique dans son genre. »

Au fond, bien qu’il n’en laisse rien voir, Mortimer n’a pas son aisance habituelle. Sans paraître se préoccuper d’Eugène, il n’est pas sans inquiétude de ce côté-là, et sent que la question est brûlante.

« L’objet curieux dont se compose tout mon musée professionnel, continue Lightwood, ayant reçu ladite déclaration, pria son secrétaire, une espèce de crustacé du genre Bernard l’Hermite, qui, je crois, s’appelle Chokes… mais, peu importe, nommons-le Artichaut, – mon objet curieux, dis-je, pria son secrétaire de se mettre en rapport avec miss Hexam. Artichaut proteste de son empressement, s’efforce de tenir parole, et n’y réussit pas.

– Pourquoi cela ? demande Brewer.

– Comment cela ? dit Boots.

– Pardon, réplique Lightwood, je me vois contraint de différer ma réponse ; autrement l’histoire n’aurait plus d’intérêt. Artichaut ayant complétement échoué, son mandat me fut transféré par mon client. Je pris mes mesures pour me mettre en rapport avec la jeune fille ; j’avais même pour cela des moyens spéciaux, dit Mortimer en lançant un regard à Eugène ; mais je ne réussis pas davantage, car elle avait disparu.

– Disparu ! profère l’écho général.

– Évanouie comme une ombre, ajoute Mortimer. Où est-elle allée ? Quand et comment est-elle partie ? on l’ignore. Ainsi finit l’histoire à laquelle mon honorable et charmant vis-à-vis a fait allusion. »

Tippins jette un petit cri enchanteur : « Nous finirons par être égorgés dans notre lit, » dit-elle.

Eugène la regarde comme s’il désirait l’achever tout de suite. Missis Vénéering fait observer qu’avec ces histoires mystérieuses on a vraiment peur de quitter bébé.

L’honorable Vénéering, qui a l’air de voir dans l’honorable préopinant le chef du ministère de l’intérieur, voudrait demander si la jeune fille en question a disparu de plein gré, ou si le fait est le résultat d’une violence ? Cette fois ce n’est pas Lightwood, mais Eugène qui prend la parole. « Non, non, dit-il vivement et d’un air vexé ; disparition complète, absolue, mais volontaire. »

Il n’est pas permis au bonheur de mister et de missis Lammle, touchant motif de la fête, de disparaître à son tour comme Jules Handford, miss Hexam, ou l’assassin d’Harmon, et Vénéering s’empresse de ramener au bercail les brebis égarées. Qui pourrait mieux que lui parler du bonheur des deux époux ? Ne sont-ils pas les plus chers et les plus anciens amis qu’il ait au monde ? Quel auditoire pourrait lui inspirer plus de confiance, que cette réunion composée de ses plus anciens et de ses plus chers amis ? Sans prendre la peine de quitter sa chaise, il se lance donc dans un petit discours familier ; et, tombant peu à peu dans la psalmodie parlementaire, « il voit à cette table son cher Twemlow, qui, l’année dernière, à pareil jour, mit la belle main de sa chère Sophronia dans celle de son cher Lammle. Il voit à cette même table ses chers amis Boots et Brewer, qui se rallièrent à lui dans une occasion où sa chère lady Tippins se rallia également à sa personne, circonstance qu’il n’oubliera jamais, tant que la mémoire gardera le siége qu’elle occupe dans son esprit. Mais il doit reconnaître qu’il manque à cette table son cher et ancien ami Podsnap, d’ailleurs si bien représenté par sa jeune et chère Georgiana. Il voit en outre à cette table, et annonce cette découverte avec pompe, comme si elle était due au pouvoir d’un télescope phénoménal, il voit son ami Fledgeby, – si toutefois celui-ci veut bien accepter cette qualification. Par tous ces motifs et par bien d’autres, qui auront été saisis (le fait n’est pas douteux) par des intelligences d’une pénétration aussi vive que celle que vous avez tous, il rappelle que le moment est venu, chers amis, où nous devons avec nos cœurs et nos verres, des larmes dans les yeux, des bénédictions sur les lèvres, et d’une manière générale avec un garde-manger affectif abondamment fourni d’épinards et de jambons émotionnels, que le moment est venu, je le répète, où nous devons boire à nos chers amis les Lammle, à qui nous souhaitons des années sans nombre, aussi heureuses que celle qui vient de s’écouler, et de nombreux amis offrant l’exemple touchant de la sympathie qui les unit l’un à l’autre. À quoi je veux ajouter qu’Anastasia (dont les larmes éclatent) est formée sur le modèle de sa chère Sophronia, sa plus ancienne amie ; qu’elle est comme cette amie de prédilection toute dévouée à celui qui a su gagner son cœur, et qu’elle remplit noblement tous les devoirs de l’épouse. » Ici, ne voyant pas d’autre moyen d’en sortir, Vénéering arrête court son Pégase et termine par cette chute oratoire : « Mon cher Lammle, que Dieu vous bénisse ! »

La parole est à ce cher Lammle. Beaucoup trop de lui-même sous toutes les formes : beaucoup trop de nez dans le visage et dans l’esprit, nez contrefait et grossier ; beaucoup trop de sourire pour être sincère ; trop de dureté dans le regard pour être feinte ; trop de grandes dents pour ne pas évoquer l’idée de morsure. Il vous remercie tous, nobles amis, des vœux touchants que vous venez de lui adresser ; il espère bien, à l’occasion du plus prochain de ces délicieux anniversaires, vous recevoir dans un séjour plus digne de l’hospitalité qui vous est due. Il n’oubliera jamais que c’est chez Vénéering qu’il a vu Sophronia pour la première fois ; Sophronia, de son côté, n’oubliera jamais que c’est chez Vénéering qu’elle a rencontré celui qui est devenu son époux. Ils en ont parlé quelque temps après leur mariage, et ils ont pris l’engagement solennel de ne jamais l’oublier. En effet, c’est à Vénéering qu’ils doivent le bonheur d’être unis. Ils espèrent bien lui prouver un jour ou l’autre qu’ils en gardent le souvenir. – Non, non, dit Vénéering. – Oh ! si, reprend l’orateur ; et ils le feraient dès aujourd’hui si la chose était possible. Leur mariage n’a pas été une affaire d’argent ; ils ont réuni leur avoir par la force des choses ; mais c’est un mariage de pure inclination, qui offrait toutes les convenances. Merci ! merci ! Sophronia et lui adorent la jeunesse ; mais il n’est pas sûr que leur maison puisse être fréquentée sans péril par ceux qui voudraient vivre dans le célibat, car la contemplation de ce bonheur domestique modifierait leurs idées. Il n’entend faire allusion à aucune des personnes présentes, et n’applique pas cette remarque à leur chère Georgiana, pas même à son cher Fledgeby. « Merci ! merci ! encore une fois merci à notre ami Vénéering de la manière affectueuse dont il a parlé de notre ami Fledgeby ; car ce gentleman nous inspire la plus profonde estime. Merci ! plus vous le connaîtrez, plus vous trouverez chez lui ce que vous désiriez connaître. Encore merci, au nom de ma chère Sophronia, et au mien. Merci ! merci ! »

Pendant cette harangue Sophronia est restée complétement immobile, les yeux attachés sur la nappe. Au moment où le discours s’achève, Twemlow, croyant toujours qu’elle lui adresse la parole, se tourne vers elle. Cette fois il ne se trompe pas. Vénéering s’occupe de sa voisine de droite ; Sophronia en profite pour dire à voix basse : « Mister Twemlow.

– Pardon ? reprend celui-ci, toujours incertain, car elle regarde d’un autre côté.

– Vous avez l’âme d’un gentleman, et je peux me confier à vous, je le sais. Voulez-vous tout à l’heure, quand vous remonterez au salon, me fournir le moyen de vous dire quelques mots ?

– J’en serai fort honoré.

– N’en ayez pas l’air, je vous en prie ; et ne vous étonnez pas si mes manières insouciantes sont en désaccord avec mes paroles ; je puis être surveillée. »

Excessivement surpris, Twemlow porte sa main à son front, et s’appuie au dos de sa chaise dans une pose méditative.

Missis Lammle se lève ; tout le monde en fait autant. Ces dames montent l’escalier, ces messieurs le franchissent peu de temps après. Fledgeby a consacré l’intervalle qu’il y a eu entre les deux départs, à l’examen des favoris de Boots, des favoris de Brewer, des favoris de Lammle, et s’est demandé lesquels il aimerait mieux reproduire, si le génie de la barbe voulait répondre à ses frictions.

Arrivés dans le salon, les convives se groupent, suivant leur habitude : Lightwood, Boots et Brewer voltigent comme des phalènes autour de lady Tippins – cette bougie de cire jaune qui fait pressentir le suaire. Quelques autres cultivent Vénéering, M. P. et missis Vénéering, épouse d’un membre du Parlement.

Alfred Lammle est dans un coin où, les bras croisés, il observe Georgiana et Fledgeby d’un air méphistophélique. Sophronia est sur le divan, à côté d’une petite table, et invite mister Twemlow à regarder les photographies qu’elle tient à la main. Le gentleman s’assied devant elle, et jette les yeux sur le portrait qu’elle lui montre.

« Je comprends que vous soyez étonné, lui dit tout bas missis Lammle ; mais n’en ayez pas l’air. » Twemlow s’efforce de cacher son émotion, et se trouble de plus en plus.

« Vous n’aviez jamais vu votre parent ? demande Sophronia.

– Jamais.

– Je ne crois pas que vous soyez fier de lui.

– À vrai dire, missis Lammle, je n’en suis pas très-flatté.

– Ce serait bien autre chose si vous le connaissiez davantage. Et ce portrait, qu’en pensez-vous ? »

Twemlow a bien juste assez de présence d’esprit pour répondre à haute voix : « Très-ressemblant, excessivement ressemblant.

– Vous avez remarqué sans doute à qui s’adressaient ses hommages ?

– Oui ; mais mister Lammle… »

Sophronia lui jette un regard qu’il ne peut pas comprendre et lui montre un nouveau portrait.

« Fort bien, dit-elle, n’est-ce pas ?

– Merveilleux, répond le doux vieillard.

– Oui ; d’une ressemblance à friser la charge. – Impossible de vous dire tout ce que je souffre, mister Twemlow ; et si je n’avais pas en vous la confiance la plus entière, la plus absolue, rien ne me ferait continuer. Promettez-moi que vous ne me trahirez pas, que vous respecterez mon secret, alors que vous me mépriserez moi-même ; ce sera pour moi comme si vous l’aviez juré.

– Sur l’honneur d’un pauvre gentleman…

– Merci ; je n’en demande pas davantage. Sauvez cette enfant, mister Twemlow, je vous en conjure.

– Quel enfant, madame ?

– Georgiana. Elle va être sacrifiée, mariée à votre parent ; une affaire en commandite. Elle est sans résistance, et va être vendue, livrée à jamais au sort le plus misérable.

– C’est effrayant ! mais comment l’empêcher ? dit Twemlow non moins indigné qu’éperdu.

– Et celui-ci ? il est mauvais, n’est-ce pas ? »

Stupéfait de la grâce insouciante avec laquelle elle rejette la tête en arrière pour regarder ce nouveau portrait, le gentleman a recours au même expédient ; mais il ne distingue pas plus la photographie qu’il a sous les yeux, que si elle était en Chine.

« Très-mauvais, dit Sophronia ; une pose roide, exagérée.

– Exa… » Impossible à Twemlow de prononcer le reste et il finit par dire « exactement.

– Son père, tout aveuglé qu’il soit, vous écoutera, mister Twemlow ; vous savez combien votre famille lui impose ; prévenez-le sans retard ; dites-lui de se méfier.

– Mais de qui ?

– De moi. »

La voix d’Alfred vient par bonheur aiguillonner le pauvre gentleman à l’instant où il va défaillir.

« Sophronia chérie, quels sont les portraits que vous regardez avec Twemlow ? dit mister Lammle.

– Ceux des hommes politiques.

– Montrez-lui donc le mien.

– Oui, cher Alfred. »

Elle prend un autre album, en tourne les feuillets, et met le portrait devant le gentleman.

« C’est le dernier qu’on ait fait ; le trouvez-vous bien ? – Dites à son père de se défier de moi ; je le mérite, car j’ai été du complot tout d’abord. Je vous dis cela pour vous montrer combien le danger est pressant. Hâtez-vous, sauvez la chère petite ; elle est si affectueuse ! Vous n’avez pas besoin de tout dire ; épargnez-moi, ainsi que mister Lammle ; car enfin, la célébration de cet anniversaire a beau être dérisoire, il est cependant mon mari. – Le trouvez-vous ressemblant ? »

Twemlow, frappé de stupeur, feint de comparer le portrait qu’il a sous les yeux avec l’original, tandis que celui-ci le regarde d’un air satanique. « Très-bien, finit par dire le pauvre homme, qui n’arrache cette réponse qu’avec une extrême difficulté.

– Je suis bien aise que vous pensiez ainsi. Quant à moi, c’est celui que je trouve le mieux ; les autres sont beaucoup trop noirs. Par exemple, en voici un…

– Mais je ne comprends pas, balbutie Twemlow, qui, son lorgnon dans l’œil, paraît examiner ce qu’elle lui montre. Comment avertir le père, sans lui dire ce qui en est ? Où faut-il s’arrêter pour ne pas aller trop loin ?… Je… je ne vois pas…

– Dites-lui que je brocante des mariages, que je suis une femme dangereuse, pleine de ruse et d’astuce, que vous en avez la preuve, et que sa fille doit absolument rompre avec moi. Dites-lui à cet égard tout ce qu’il vous plaira ; ce sera la vérité. Vous savez quel homme gonflé de lui-même ; il sera facile d’alarmer son orgueil. Dites-lui tout ce qui, en l’effrayant, pourra le faire veiller sur sa fille. Quant au reste, épargnez-moi. Vous me méprisez, mister Twemlow. Si dégradée que je sois à mes propres yeux, je sens vivement combien j’ai perdu dans votre estime ; mais je n’en ai pas moins en vous la même confiance. Si vous saviez combien de fois aujourd’hui j’ai essayé de vous parler, vous auriez pitié de moi. Je ne vous demande pas de nouvelles promesses ; celle que vous m’avez faite me suffit. Je n’en dis pas davantage, car on me surveille. Si vous consentez à la sauver en parlant à son père, fermez cet album ; je saurai ce que cela voudra dire ; j’aurai l’esprit en repos, et je vous remercierai du fond du cœur. – Alfred, mister Twemlow, est de notre avis ; le dernier portrait lui paraît beaucoup mieux que les autres. »

Alfred s’approche ; les groupes se divisent. Tippins, la charmante, se lève pour prendre congé. Missis Vénéering suit son chef de file. Missis Lammle regarde Twemlow, qui, le lorgnon dans l’œil, est revenu au portrait d’Alfred, et l’examine encore. Tout à coup le lorgnon s’échappe, retombe de toute la longueur de la chaîne, et Twemlow ferme l’album avec une énergie qui fait tressaillir Tippins, ce produit fragile de la baguette des fées.

Puis les adieux : Une réunion délicieuse ! Un motif charmant, digne de l’âge d’or ! Quelques mots sur le mât de cocagne ; telle et telle chose du même genre ; et Twemlow, la main au front, retraverse Piccadilly en chancelant, est presque renversé par la malle de la petite-poste, arrive enfin sain et sauf, et tombe dans son fauteuil, le front dans sa main, la tête dans un tourbillon.

Troisième partie. Long détour §

I. Logés à triste-enseigne §

C’était un jour d’épais brouillard. Le Londres vivant, les yeux rouges, les poumons irrités, la respiration sifflante, clignotait, éternuait et suffoquait. Le Londres inanimé était un spectre fuligineux, qui, partagé entre le désir d’être vu, et celui de rester invisible, n’était complétement ni l’un ni l’autre. Le gaz flambait dans les boutiques d’un air hagard et malheureux, comme un être nocturne qu’on oblige à sortir en plein jour ; et, quand d’aventure, le soleil indiquait sa présence à travers les tourbillons et les remous du brouillard, il paraissait mort, aplati et glacé.

Dans les environs, également, c’était un jour de brume ; mais à la campagne le brouillard était gris, tandis qu’à Londres il était d’un jaune foncé à la lisière, devenait brun un peu plus loin, brunissait encore, et brunissant toujours, finissait par être d’un noir roussâtre au cœur de la Cité, qu’on appelle Sainte-Mary-Axe. De n’importe quel point de la rangée de collines qui se déploie vers le nord, vous auriez pu voir de temps à autre les édifices les plus hauts s’efforcer de lever la tête, et de la sortir de ces flots de brume ; surtout le dôme de Saint-Paul, qui semblait avoir de la peine à mourir ; mais rien de tout cela n’était visible du fond des rues qui se déroulaient au pied de ces monuments, et où la ville entière n’était qu’un amas de vapeurs chargé du bruit étouffé des rues, et enveloppant un catarrhe gigantesque.

Ce jour-là, vers neuf heures du matin, la maison Pubsey et Cie, avec son bec de gaz sanglotant à la fenêtre de la Caisse, et le flot brumeux qui s’introduisait par le trou de la serrure pour venir étouffer ce malheureux lumignon, la maison Pubsey n’était pas l’endroit le plus riant de Sainte-Mary-Axe, qui n’est jamais un lieu très-gai. Tout à coup la lumière s’éteignit, la grande porte fut ouverte, et le vieux juif, ayant un sac sous le bras, sortit de la maison. Du seuil de la porte il passa dans le brouillard, et disparut aux yeux de Sainte-Mary-Axe. Mais, regardant au couchant, les nôtres peuvent le suivre dans Cornhill, Cheapside, Fleet-street ; puis du Strand à Piccadilly.

C’est vers Albany que, le bâton à la main, et drapé jusqu’aux talons, il se dirige de son pas grave et mesuré. Plus d’une tête se retourne pour voir cette vénérable silhouette, déjà perdue dans la brume, et suppose que c’est un homme ordinaire auquel l’imagination et le brouillard ont prêté cet aspect fantastique. Arrivé à la maison où Fledgeby a son appartement, le vieux juif monte l’escalier, et s’arrête au second étage à la porte du maître. Il ne prend la liberté de se servir ni du marteau, ni de la sonnette, et frappe avec son gourdin ; puis il écoute et s’assied tranquillement. Il reste là, soumis et résigné, sur le palier froid et noir, comme ses ancêtres, ou du moins un grand nombre, se sont assis au fond d’un cachot.

Quand il s’est refroidi au point d’en venir à souffler dans ses doigts, il se lève, refrappe avec son bâton, et reprend sa première attitude. Il répète trois fois ce manége avant que son oreille attentive surprenne les mots que le maître lui jette de son lit : « Un peu de patience ! Je vais ouvrir tout de suite. » Mais au lieu de venir, Fascination retombe dans un doux sommeil ; il dort un quart d’heure, peut-être davantage. Le vieillard, pendant ce temps-là, est toujours sur le palier.

La porte s’ouvre enfin et les draperies fuyantes du maître se replongent sous les couvertures. Ayant suivi cette bannière à distance respectueuse, mister Riah passe dans la chambre à coucher, où il y a du feu, ce qui arrive quelquefois.

« À quelle heure de la nuit vous ingérez-vous de venir ? demande Fascination en se roulant dans ses draps, et en présentant au vieillard transi des épaules chaudement enveloppées.

– Il est près de onze heures, monsieur, répond le juif.

– Ah ! diable ! Il faut que le brouillard soit terriblement épais.

– Oui Monsieur.

– Fait-il froid ?

– Un temps glacial, » répond le vieillard ; et tirant son mouchoir il essuie l’humidité dont sa barbe et ses cheveux sont couverts.

Le maître s’enfonce plus profondément dans son lit avec un sentiment de jouissance. « Pas de neige, de grésil, ou de verglas ? demande-t-il d’une voix satisfaite.

– Non, monsieur ; cela ne va pas jusque-là ; les rues sont assez propres.

– Pas de quoi faire tant d’esbrouffe, dit Fascination, qui regrette que les rues ne soient pas impraticables, afin de mieux apprécier le bien-être dont il jouit dans son lit. Mais il faut, poursuit-il, que vous vous fassiez toujours valoir ; vous aimez à vous donner de l’importance. Avez-vous les livres ?

– Les voilà, monsieur.

– C’est bon. Je vais réfléchir une ou deux minutes ; pendant ce temps-là préparez les comptes, que je n’aie plus qu’à les examiner. » Et, se replongeant sous la couverture, Fledgeby fait un nouveau somme.

Après avoir exécuté les ordres du maître, le vieillard se pose sur le bord d’une chaise, croise les mains, et cédant par degrés à l’influence de la chaleur, il s’endort à son tour. Lorsqu’il rouvre les yeux, Fledgeby, qui l’a réveillé, lui apparaît en babouches turques, en large pantalon rose, également turc ; avec robe de chambre et calotte à l’avenant ; le tout, depuis la calotte jusqu’aux babouches, obtenu à vil prix d’un personnage qui lui-même l’avait escroqué à un autre.

« Allons ! vieux drôle, quelle fourberie manigancez-vous ? demande-t-il d’un air railleur ; car vous ne dormez pas. Vit-on jamais dormir une belette ? un Juif, pas davantage.

– Vraiment, monsieur, j’ai peur d’avoir sommeillé, dit le vieillard.

– À d’autres ! s’écrie Fledgeby en le regardant d’un œil qui voudrait être fin ; cela ne prend pas avec moi ; je suis sur mes gardes. Pas mauvais, néanmoins, d’avoir cette mine indifférente lorsque vous traitez une affaire. Oh ! vous êtes rusé ; nous savons cela. »

Le vieillard secoue doucement la tête pour répudier cette qualification ; il étouffe un soupir, et s’approche de la table où Fledgeby se verse à lui-même une tasse d’un café qui, placé près du feu, a pu acquérir le degré de chaleur voulu. Spectacle édifiant : le jeune homme assis dans un bel et bon fauteuil, et sirotant son breuvage savoureux ; le vieillard, debout et la tête inclinée, attendant le bon plaisir de l’autre.

« Voyons, dit Fledgeby, établissez vos comptes, et prouvez-moi par des chiffres que vous n’avez pas reçu davantage. Mais, d’abord, allumez une bougie. »

Cet ordre exécuté, le vieillard tire un sac qu’il porte sur la poitrine, et, s’en référant pour chaque somme à l’article du livre où elle est mentionnée, il compte l’argent qu’il dépose sur la table. Fledgeby recompte ensuite avec la plus grande attention, et fait sonner chaque souverain.

« Vous n’avez, je suppose, limé aucune de ces pièces, dit-il, en en prenant une qu’il approche de son œil. Les Juifs ont cette habitude ; vous vous entendez, vous autres, à faire ressuer une livre.

– Beaucoup de chrétiens le savent également, répond le vieillard, qui, chacune de ses mains dans la manche opposée, regarde son maître. Puis-je prendre la liberté de vous poser une question ? demande-t-il d’un air de déférence. » Fledgeby lui octroie cette faveur.

« Ne vous arrive-t-il pas, monsieur, oh ! bien certainement sans le vouloir, reprend le vieillard, de confondre la position que j’occupe réellement à votre service, avec le rôle qu’il entre dans vos calculs de me faire jouer ?

– C’est trop fin pour moi, répond froidement Fascination, je ne perds pas mon temps à de pareilles subtilités.

– Par justice, monsieur !

– Au diable la justice ! répond le maître.

– Par générosité alors !

– À propos d’un Juif ! s’écrie Fascination ; le rapprochement est curieux. Donnez les pièces à l’appui de vos comptes, et gardez vos palabres pour un autre. »

Les pièces ayant été produites, elles absorbent pendant une demi-heure le noble esprit du gentleman. Pièces et comptes se trouvant d’une exactitude irréprochable, livres et papiers sont rendus au Juif, qui les remet dans son sac.

« Parlons maintenant, dit Fledgeby, de ce brocantage d’écrits particuliers, notes et autres, la branche de commerce que je préfère. Qu’avez-vous trouvé, en fait de ces drôleries, et combien en veut-on ? Vous en avez la liste ?

– Oui, monsieur, elle est longue, répond le vieillard en tirant un portefeuille où il choisit, parmi beaucoup d’autres, un papier qu’il déplie, et qui devient un grand feuillet tout couvert d’une écriture fine et serrée.

– Fichtre ! siffle Fascination en prenant le papier des mains du Juif. Il paraît que la population est nombreuse à la drôle d’enseigne ; locataires au complet. Comment ce sera-t-il vendu ?

– Comme on voudra, soit en bloc, soit par lots assortis, répond le Juif en suivant du regard la lecture de son maître.

– En bloc, il y en aura la moitié sans valeur aucune, reprend Fledgeby ; on le sait d’avance. L’obtiendrez-vous au prix du papier ? c’est là toute la question. »

Le vieillard secoue la tête. Les petits yeux du gentleman parcourent la liste et commencent à étinceler ; mais Fascination ne s’en est pas plutôt aperçu qu’il jette par-dessus l’épaule un coup d’œil à la figure vénérable du Juif, et s’approche du feu. Prenant la cheminée pour pupitre, il tourne le dos à mister Riah, continue son examen, tout en se chauffant les genoux, et revient souvent à différentes lignes qui semblent lui offrir un intérêt spécial. À chaque fois il regarde dans la glace pour voir si le vieux Juif l’observe, et quelle remarque il paraît faire. Celui-ci n’en fait aucune, du moins il ne le montre pas, et se doutant des soupçons du maître, il a les yeux baissés.

Pendant que Fledgeby est plongé dans cette agréable étude, un pas rapide traverse le carré, puis on entend fermer la porte avec précipitation.

« Encore un de vos actes, gloire d’Israël ! s’écrie le maître ; vous avez laissé la porte ouverte. »

Le pas s’est approché, et la voix de mister Lammle retentit dans la pièce voisine : « Êtes-vous là, Fledgeby ? » demande cette voix.

Après avoir recommandé au vieillard de recevoir la balle telle qu’il la lui enverra, Fascination ouvre la porte de sa chambre. « Me voilà, dit-il ; vous pouvez entrer ; il n’y a chez moi que ce gentleman, Pubsey et Cie », de Sainte-Mary-Axe, avec lequel j’essaye d’arranger les affaires d’un malheureux ami, des billets protestés. Mais cette maison Pubsey est tellement sévère à l’égard de ses débiteurs, tellement difficile à émouvoir, que jusqu’à présent je n’ai rien obtenu. Voyons, mister Riah, ne m’accorderez-vous pas le moindre délai ?

– Je ne suis que le mandataire d’un autre, dit le vieillard d’un ton grave. Ce n’est pas mon argent qui est engagé dans l’affaire, et je n’ai aucun pouvoir. »

Fledgeby se met à rire.

« Ah ! ah ! ah ! qu’en dites-vous Lammle ?

– Ah ! ah ! ah ! répond l’autre ; oui…, certes ; on connaît cela.

– Parfait, n’est-ce pas ? continue Fledgeby que cette plaisanterie amuse énormément.

– Toujours la même chose, toujours, réplique Alfred. Comment appelez-vous ce Juif ?

– Riah-Pubsey et Cie, de Sainte-Mary-Axe, » dit le maître en s’essuyant les yeux ; l’occasion de jouir de cette bouffonnerie est si rare qu’il en profite largement.

« Mister Riah est tenu d’observer les prescriptions qu’on lui impose ! dit Alfred.

– Le mandataire d’un autre ! continue Fledgeby. C’est excellent ! Et pas de capitaux dans l’affaire ! Il est bon, le Juif ! ah ! ah ! ah ! »

Mister Lammle a un nouvel accès de gaieté ; il prend l’air fin d’un homme qui sait à quoi s’en tenir ; et plus ses rires sont bruyants, plus la jouissance que cette bonne charge cause à Fledgeby devient exquise.

« Toutefois, si nous continuons ainsi, dit ce gentleman en s’essuyant de nouveau les yeux, nous aurons l’air de nous moquer de mister Riah, ou de Pubsey, ou de n’importe quel autre personnage, ce qui n’est pas notre intention. Voudriez-vous avoir la bonté, mister Riah, de passer dans la pièce voisine ; j’aurais un mot à dire à mister Lammle. Nous reviendrons ensuite aux billets de mon malheureux ami ; j’essayerai encore de vous attendrir. »

Le vieillard n’a pas levé les yeux pendant toute cette plaisanterie ; il s’incline sans répondre, et passe dans la chambre dont Fledgeby lui ouvre la porte. Ayant refermé cette dernière, le maître du Juif revient auprès de Lammle, qui, debout et le dos au feu, a l’une de ses mains sous le pan de sa redingote, et tous ses favoris dans l’autre.

« Oh ! oh ! s’écrie Fascination, quelque chose va de travers ?

– Comment pouvez-vous le savoir ? demande Alfred.

– Vous le faites assez voir, répond Fledgeby sans se douter de la rime.

– Dans tous les cas, répond mister Lammle, vous avez bien vu. Mais ce n’est pas quelque chose, c’est tout qui va mal.

– Je le prévoyais, dit lentement Fascination. Il s’assied, pose les mains sur ses genoux, et regarde fixement son brillant ami, qui a toujours le dos au feu.

– Oui, répète mister Lammle, en décrivant une ligne avec le bras droit, tout va mal ; la partie est perdue.

– Quelle partie ? demande Fascination avec la même lenteur, et d’un air plus sombre.

– La nôtre ; celle que nous jouions de compte à demi. Lisez-moi cela. »

« À M. Alfred Lammle, Esquire.

« Monsieur,

« Permettez à missis Podsnap, ainsi qu’à moi, de vous remercier des politesses que missis Lammle et vous, monsieur, avez eues pour notre fille Georgiana. Permettez-nous également de les repousser désormais, et de vous exprimer notre désir, bien arrêté, de voir nos deux familles devenir étrangères l’une à l’autre.

« J’ai l’honneur d’être, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

« John Podsnap. »

Fledgeby examine longuement les trois pages blanches de ce billet, en fait une seconde lecture, et interroge du regard mister Lammle, dont le bras droit lui répond en décrivant une nouvelle courbe.

« D’où cela peut-il venir ? demande Fascination.

– Impossible de le deviner, réplique Alfred.

– On leur a peut-être dit du mal de vous, insinue Fledgeby après un instant de réflexion, et d’un air très-vexé.

– Ou de vous-même, » répond Lammle en fronçant les sourcils.

Fascination paraît disposé à la révolte, il va lancer quelque parole blessante ; mais il arrive que mister Lammle se touche le nez, et certain souvenir se rapportant à cet organe, modifie instantanément les dispositions de Fledgeby. Il se prend les narines entre le pouce et l’index, et réfléchit d’un air soucieux, tandis qu’Alfred le regarde à la dérobée.

« En parler, dit-il, ne remédierait à rien. Seulement si nous apprenons jamais qui a fait le coup, nous l’inscrirons sur nos tablettes. Pas un mot de plus, quant à présent ; si ce n’est que vous avez entrepris ce que les circonstances ne vous permettent pas d’achever.

– Et qui aurait pu l’être si vous aviez su profiter de l’occasion, grogne mister Lammle.

– Cela dépend, réplique Fledgeby en plongeant les deux mains dans le pantalon turc.

– Dois-je comprendre, monsieur, riposte Lammle d’un air menaçant, que vous n’êtes pas satisfait de ma conduite dans cette affaire ?

– Très-satisfait, pourvu, dit Fledgeby, que vous ayez dans votre poche le billet que je vous avais signé à ce propos, et que vous me le rendiez tout de suite. »

Mister Lammle remet le billet, non sans répugnance. Fledgeby l’examine, le reconnaît, et le jette au feu, après l’avoir tortillé. Tous deux le regardent s’enflammer, puis s’éteindre, et s’envoler par la cheminée, sous forme de cendre légère.

« Maintenant, monsieur, répète Alfred du même ton que la première fois, dois-je comprendre que vous n’êtes pas satisfait de ma conduite dans cette affaire ?

– Très-content, répond Fledgeby.

– Cette réponse est-elle définitive, et sans aucune restriction ?

– Sans aucune.

– Fledgeby, voici ma main.

– Et si jamais, dit-il, nous apprenons qui a fait le coup nous nous en souviendrons ; c’est une chose entendue. Laissez-moi maintenant vous donner un conseil amical. J’ignore votre position pécuniaire, et ne demande pas à la connaître. Mais la rupture de cette affaire vous cause un certain préjudice ; beaucoup de gens ont des dettes ; il est possible que vous en ayez un jour. Dans tous les cas, mon ami, je vous en conjure, quoi qu’il arrive ne tombez jamais entre les mains de cet homme, qui est là dans la pièce voisine ; jamais, entendez-vous, jamais ! Ces Pubsey et Cie sont inexorables ; des usuriers, des écorcheurs ; oui, très-cher, des écorcheurs, répète Fledgeby avec un sentiment de jouissance. Ils vous dépouilleraient de la tête aux pieds, ils vous réduiraient en poudre, et y prendraient plaisir. Vous avez vu ce Riah ; évitez-le ; faites-y attention ; retenez bien mes paroles.

– Eh ! pourquoi tomberais-je entre les mains de Pubsey ? demande Alfred, qui paraît alarmé de cette adjuration affectueuse.

– C’est qu’à vous parler franchement, réplique Fledgeby d’un air candide, la manière dont ce Juif vous a regardé quand j’ai prononcé votre nom m’inquiète un peu. Ce regard m’a déplu. Je veux croire que c’est une frayeur imaginaire, l’effet d’une affection trop prompte à s’alarmer. Si vous n’avez pris aucun engagement que vous ne soyez en mesure de remplir, souscrit aucun billet qui puisse être exploité par ce Juif, c’est une erreur de ma part. Mais c’est égal, je n’aime pas la manière dont il vous a regardé. »

Sombre et pensif, le malheureux Lammle présente sur son nez palpitant des marques blanches qu’on dirait imprimées par les doigts de quelque tourmenteur infernal ; et Fledgeby, qui le regarde en grimaçant un sourire, a l’air du bourreau dont l’attouchement s’imprime sur le nez de l’autre.

« Mais il ne faut pas, dit-il, que je le fasse trop attendre ; il se vengerait sur mon malheureux ami. Et comment se porte votre aimable et charmante femme ? Sait-elle que tout est rompu ?

– Je lui ai montré le billet.

– Elle a dû en être bien surprise.

– Je crois qu’elle l’aurait été davantage s’il y avait eu chez vous moins de froideur, et que vous eussiez mené la chose plus rondement.

– Elle pense alors que c’est ma faute ?

– Je ne permets pas, monsieur, qu’on dénature mes paroles.

– Calmez-vous, dit humblement Fledgeby ; c’est une simple question. Vous dites donc que missis Lammle ne croit pas que ce soit de ma faute ?

– Non, monsieur.

– Très-bien, répond Fascination qui est intimement persuadé du contraire. Mes compliments, je vous prie, à missis Lammle. Je vous souhaite le bonjour. »

Ils se donnent la main ; Alfred s’éloigne d’un air pensif.

Après l’avoir reconduit jusqu’au brouillard, Fledgeby revient auprès du feu ; il regarde le brasier, écarte les jambières du pantalon rose, et fléchit les genoux d’une façon méditative. « Mon cher Lammle, murmure-t-il, vous avez une paire de favoris que l’argent ne peut pas procurer, et qui m’a toujours déplu. Vos manières sont arrogantes, vos paroles injurieuses ; vous éprouvez le besoin de me tirer le nez. Vous m’avez fourré dans une spéculation qui ne devait pas réussir, et votre aimable femme prétend que c’est moi qui l’ai fait échouer. Vous me payerez tout cela. Je n’ai pas d’usage, pas d’esprit, pas de barbe au menton ; mais je vous roulerai, soyez-en sûr. »

Ayant ainsi soulagé sa grande âme, Fledgeby rapproche les jambières du pantalon rose, se raffermit sur ses genoux, et rappelle le Juif, qui est toujours dans la pièce voisine. À la vue du vieillard, dont la douceur forme un prodigieux contraste avec le caractère qu’il lui prête, Fascination trouve la chose si plaisante, qu’il s’écrie en se remettant à rire : « Oh ! la bonne farce ! la bonne farce ! sur mon âme il n’y en a jamais eu de pareille. Enfin ayant ri tout son content, il reprend son sérieux. Voyons, dit-il, vous m’achèterez tous les lots que je vais pointer : celui-ci, celui-ci, celui-ci, et celui-ci. Je parie deux pence qu’avec cela vous pressurerez les chrétiens en vrai Juif que vous êtes. Puis vous allez me dire que vous avez besoin d’argent, bien que vous ayez des capitaux quelque part ; si l’on pouvait seulement savoir à quel endroit ! mais vous vous laisseriez mettre sur le gril, avec sel et poivre, avant d’en convenir. Enfin puisqu’il le faut je vais vous donner un chèque. »

Il ouvre un tiroir, y prend une clef ; ouvre un autre tiroir, prend une autre clef ; ouvre un troisième tiroir, y prend une quatrième clef qui ouvre enfin le tiroir où est le livre aux chèques. Lorsqu’il a écrit le mandat, remis chaque clé à sa place, refermé chaque tiroir, et qu’il est bien sûr que le livre aux chèques n’a plus rien à craindre, il fait signe au Juif de venir prendre le billet qu’il a plié. « Mais, dit-il pendant que le vieillard met le billet dans son portefeuille, et le portefeuille sur sa poitrine, assez parlé de mes affaires ; occupons-nous de celles des autres : où est-Elle ? » Le Juif, qui en ce moment retire la main de sa houppelande, s’arrête court et tressaille. « Oh ! dit Fascination, je ne m’attendais pas à cela. Où l’avez-vous cachée ? »

Pris au dépourvu, le vieillard regarde le jeune homme d’un air troublé qui amuse singulièrement celui-ci.

« Est-elle à Sainte-Mary-Axe, dans la maison dont je paye les impôts et le loyer ?

– Non, monsieur.

– Dans le jardin que vous avez sur le toit ? continue Fledgeby.

– Non, monsieur.

– Alors où est-elle ? »

Le vieillard baisse la tête et paraît se demander s’il peut répondre à cette question sans manquer à sa parole ; puis il relève lentement les yeux et regarde le maître en silence, comme s’il était résolu à ne rien dire.

« Je ne vous presse pas de répondre, continue Fledgeby ; seulement n’oubliez pas que je veux le savoir, et que je le saurai. Quelle est votre intention ? » Mister Riah fait un geste d’excuse de la tête et des mains : il ne comprend pas ce qu’on lui demande. « Impossible ! reprend le gentleman. À votre âge, et tourné comme vous l’êtes ; vous dont les membres tremblants… Mais vous ne connaissez pas les vers chrétiens ; bref, un ancien patriarche, une vieille quille branlante comme vous. Non ; vous n’êtes pas l’amant de cette fille ?

– Oh ! monsieur, dit le vieillard d’un ton de reproche ; oh ! monsieur ! monsieur !…

– En ce cas, demande Fledgeby dont la figure se colore légèrement, pourquoi ne pas dire le motif qui vous fait tremper votre cuiller dans la soupe ?

– Vous allez le savoir, monsieur ; toutefois à une condition ; veuillez me le pardonner, si je vous le demande, mais promettez-moi le secret le plus absolu ; il y va de mon honneur et du repos…

– Votre honneur, s’écrie Fascination en faisant une moue railleuse ; l’honneur d’un Juif ! C’est bien ; marchez, je vous écoute.

– Vous promettez le secret, et sur l’honneur ? reprend le vieillard avec fermeté.

– Certainement, sur l’honneur le plus pur, » répond Fledgeby. Le vieillard, qui n’est pas invité à s’asseoir, pose la main sur le dossier du fauteuil où le jeune homme est allongé, regardant le feu, la figure attentive, et prêt à saisir ce qui pourra échapper au narrateur.

« Allons, dit Fledgeby, votre motif ?

– Je n’en ai pas eu d’autre, monsieur, que de venir en aide à qui avait besoin d’être secouru. »

Mister Fledgeby ne peut rendre ce qu’il éprouve de cette assertion incroyable que par un reniflement aussi prolongé que dérisoire.

« Vous savez, monsieur, comment j’ai connu cette jeune fille, et combien j’ai pour elle de respect et d’estime ; j’ai eu l’honneur de vous le dire le jour où vous l’avez vue dans mon jardin.

– Vous m’avez dit cela ? demande le maître avec défiance ; c’est possible ; continuez.

– Plus j’ai été à même de la connaître, plus je lui ai porté d’intérêt, poursuit le vieillard. Je l’ai trouvée dernièrement dans une position cruelle : abandonnée par un frère ingrat, assiégée par un homme dont elle ne voulait pas ; circonvenue par un autre, assez puissant pour la faire tomber dans le piége ; et trahie par son propre cœur.

– Elle en était donc éprise ?

– Qu’elle eût du penchant pour lui, c’était bien naturel, monsieur, car il a de grands avantages ; mais il n’est pas de sa condition et ne l’aurait point épousée. Les périls la pressaient de toute part ; le cercle se rétrécissait chaque jour, lorsque me trouvant, comme vous l’avez dit, trop vieux et trop cassé pour que l’on pût me prêter d’autres sentiments que ceux d’un père, je pris le parti d’intervenir, et lui conseillai de s’éloigner. Ma fille, lui ai-je dit, il est de ces moments où la vertu la plus ferme, le courage le plus fort, n’ont d’autre ressource que la fuite. Elle me répondit qu’elle y avait songé, mais qu’elle était sans appui, et ne savait à qui demander asile. Je lui fis comprendre que je pouvais la secourir ; elle accepta mes offres, et partit le jour même.

– Où l’avez-vous envoyée ? demande Fascination en cherchant ses favoris.

– Au loin, répond le vieillard en décrivant une courbe étendue. Elle est chez des Israélites, où elle vit de son travail, et où son repos et son honneur sont assurés. »

Fledgeby, dont les yeux ont suivi le geste du vieillard, pour tâcher d’en saisir la direction, Fledgeby essaye sans le moindre succès de reproduire cette courbe gracieuse, et, secouant la tête, demande si c’est bien de ce côté-là ? Une main sur sa poitrine, l’autre sur le fauteuil du jeune homme, le vieillard ne s’excuse même pas de garder le silence. Quant à renouveler sa question sur ce point réservé, Fledgeby, dont les petits yeux sont beaucoup trop près l’un de l’autre, voit parfaitement que cela ne servirait à rien.

« Lizzie ! reprend-il en regardant le feu, Lizzie ! Et relevant la tête : Vous ne m’avez pas dit son nom de famille ; je serai plus communicatif ; elle s’appelle Hexam. J’ai même dans l’idée que je connais le séduisant compère, celui pour qui elle a du penchant. N’est-ce pas un homme de loi ?

– Je crois qu’il en a le titre.

– Je le crois aussi ; un nommé Lightwood, n’est-ce pas ?

– Non, monsieur, pas du tout.

– Allons ? vieux drôle, comment s’appelle-t-il ? demande Fledgeby en répondant au regard du Juif par un clignement de ses petits yeux.

– Mister Wrayburn, répond le vieillard.

– Par Jupiter ! s’écrie Fledgeby, j’aurais cru que c’était l’autre ; quant à celui-là, je n’y aurais jamais pensé. Du reste, ils se valent. Vous pouvez choisir et mettre dedans celui qui vous plaira, vieux fourbe, je ne m’y opposerai pas ; ils sont trop contents d’eux pour que cela ne soit pas tout plaisir. Néanmoins, ce Wrayburn est bien l’être le plus impassible que j’aie jamais rencontré. Avec cela, une barbe superbe, et dont il est assez fier ! Vous avez bien fait, vieux drôle, très-bien fait. Continuez, et bonne chance. »

Ravi de cet éloge imprévu, mister Riah demande s’il n’a pas d’autres ordres à recevoir.

« Non, Judas ; vous pouvez partir, et aller à tâtons exécuter ceux qui vous ont été donnés. »

Sur ces aimables paroles, le Juif reprend son gourdin, son large chapeau, et salue son auguste maître en ayant plutôt l’air d’une créature supérieure bénissant avec bonté mister Fledgeby, que d’être sous la domination de cet indigne.

Resté seul, Fascination ferme sa porte, et revient au coin du feu. « Bien joué ! se dit-il à lui-même. Tu vas lentement, Fledgeby, mais tu arrives sûrement. » Et pliant les genoux, écartant les jambières du pantalon turc, il se répète deux ou trois fois cet éloge d’un air de complaisance. « Un joli coup, poursuit-il, je m’en flatte ; et coller un Juif par la même occasion ! J’apprends l’histoire chez Lammle ; un autre aurait couru aussitôt chez Riah ; moi, pas du tout ; j’ai marché à petits pas, et suis arrivé au but. »

Ce qu’il dit là est très-vrai ; il n’a pas l’habitude de sauter, ni de courir, d’avancer franchement vers un objet quelconque, mais de ramper dans la vie, et de se traîner vers tout ce qu’il veut atteindre.

« À ma place, continue Fascination en cherchant ses favoris, un Lightwood, ou un Lammle, aurait bondi sur ce Juif, et lui aurait demandé à brûle-pourpoint s’il était pour quelque chose dans le départ de cette fille. Pour moi, je sais mieux m’y prendre ; je me suis glissé derrière la haie, j’ai placé mon homme en pleine lumière, et l’ai abattu du coup. Il est vrai que j’avais beau jeu ; c’est peu de chose qu’un Juif pour lutter contre moi. »

Une grimace, qui voudrait être un sourire, lui tord de nouveau la figure. « Quant aux chrétiens, continue Fledgeby, ils n’ont qu’à se bien tenir, vous autres surtout qui logez à cette enseigne ; maintenant que j’y ai mis le pied, vous allez en voir de belles. Acquérir sur vous un immense pouvoir, et sans que vous vous en doutiez ; apprendre ce que vous pensez vous-mêmes, vaudrait presque l’argent qu’on y mettrait ; mais en tirer profit par-dessus le marché, voilà qui est magnifique. »

Tout en se livrant à cette apostrophe au sein du brouillard, mister Fledgeby se dépouille de ses vêtements turcs et prend un costume chrétien, après avoir fait ses ablutions quotidiennes et s’être frictionné avec la dernière pommade infaillible pour la production d’une barbe luxuriante ; car les charlatans sont, avec les usuriers, les seuls personnages dont les lumières lui paraissent dignes de foi.

Si le brouillard qui l’enveloppe resserrait son étreinte et l’enfermait pour toujours dans ses plis fuligineux, la perte ne serait point irréparable. La société le remplacerait aisément en puisant dans le stock qu’elle a sous la main.

II. Toujours le brouillard §

Le soir même de ce jour brumeux, lorsque les contrevents jaunes de Pubsey et Cie furent retombés sur la besogne quotidienne, le vieux Juif sortit de nouveau de Sainte-Marie-Axe. Cette fois mister Riah ne portait pas de sac, et n’avait point à s’occuper des affaires de son maître. Il franchit le pont de Londres, rentra dans le Middlessex par le pont de Westminster, et, marchant toujours à travers le brouillard, se dirigea vers la demeure de l’habilleuse de poupées.

Miss Wren l’attendait ; il put le voir par la fenêtre, à la lueur du petit feu qu’elle avait soigneusement entouré de cendre humide, pour qu’il durât jusqu’à son retour et consommât moins de charbon pendant qu’elle serait dehors. Au petit coup que mister Riah frappa sur le carreau, elle sortit du rêve solitaire où elle était plongée, et, prenant sa canne, elle alla ouvrir au vieillard.

« Bonsoir, marraine, » lui dit-elle en souriant.

Le vieux Juif se mit à rire et lui offrit son bras.

« Vous n’entrez pas vous chauffer, marraine ?

– C’est inutile, chère Cendrillon, à moins que vous ne soyez pas prête.

– Très-bien ! s’écria miss Wren d’un air enchanté ; vous êtes un enfant plein de finesse ; si nous donnions des prix dans cette maison, vous auriez la médaille d’or pour m’avoir si bien renvoyé la balle ; mais nous ne tenons que les choux blancs. »

Tout en parlant de ce ton joyeux, miss Wren ôta la clef de la serrure et la mit dans sa poche. Elle fit claquer la porte, la repoussa deux ou trois fois pour voir si elle était bien fermée ; puis, ayant acquis la certitude que sa demeure était close, elle prit le bras du vieillard, et se disposa à faire usage de sa petite canne. Mais la clef avait de telles proportions, qu’avant de partir le bon Juif proposa de se charger de cet objet volumineux.

« Non, non, non, dit la petite personne, il faut que je la porte moi-même ; je penche à gauche, vous savez bien ; en la mettant à droite, cela rétablit l’équilibre ; comme cela le bâtiment est lesté. Ma poche est même placée tout exprès du côté qui s’enlève ; je vous le dis en confidence, marraine. » Et ils se mirent en marche au milieu du brouillard. « C’est vraiment très-fin de m’avoir devinée tout de suite, reprit la petite ouvrière d’un air approbateur. Mais vous ressemblez tant à la marraine des contes de fées, vous êtes si différent des autres ! On dirait si bien que vous avez changé de forme, et que vous venez de prendre celle-ci tout juste pour rendre service à quelqu’un. Bouh ! s’écria-t-elle en regardant en dessous la figure du vieillard, je vois vos traits, marraine, derrière la grande barbe qui les cache.

– Ma puissance va-t-elle jusqu’à transformer autre chose ? demanda le bon Juif.

– Ah ! marraine ! si vous vouliez seulement prendre ma canne, et en toucher cette pierre boueuse, il en sortirait une voiture à six chevaux. Laissez-moi le croire, marraine.

– De tout mon cœur, répondit le vieillard.

– Puis autre chose, marraine ; soyez assez bonne pour toucher de votre baguette mon vilain fils, et pour le changer de manière à ce qu’il n’en reste rien. Il a été si mauvais, si mauvais dans ces derniers temps ! Il me rend si malheureuse ! c’est à en perdre la tête. Pas fait pour un penny d’ouvrage depuis dix jours ! et il a eu ses frayeurs ; il se croyait poursuivi par quatre hommes habillés de rouge, et à peau cuivrée, qui voulaient le prendre et le jeter dans une fournaise.

– Mais c’est dangereux, dit le vieillard.

– Oh ! oui, très-dangereux ; avec lui, marraine, il y a toujours du danger, cela ne varie que du plus au moins. À présent même, dit la petite ouvrière en retournant la tête et en regardant le ciel, il pourrait mettre le feu à la maison. Comment peut-on désirer des enfants ? Je l’ai secoué jusqu’à en avoir le vertige ; cela n’a rien fait. Tu honoreras ton père et ta mère, lui répétais-je tout le temps ; rappelez-vous donc ce qui vous est ordonné ? Mais il n’a fait que me regarder et gémir sans comprendre.

– Ensuite ? demanda le vieillard avec un enjouement plein de commisération.

– Ma foi, marraine, j’ai peur de vous paraître égoïste, mais je voudrais bien que vous me guérissiez le dos et les jambes ; cela ne vous coûterait guère, et ce serait beaucoup pour moi qui suis si faible, et qui aurais tant besoin de force ! »

Il n’y avait rien de plaintif dans la manière dont ces paroles étaient dites, mais elles n’en étaient pas moins touchantes.

– Et après ? continua le vieillard.

– Oh ! vous savez marraine. Après, nous monterons dans le carrosse, et nous irons voir Lizzie. Cela me fait penser que j’ai une question sérieuse à vous faire. Vous êtes très-savante, puisque ce sont les fées qui vous ont instruite, aussi savante qu’il est possible de l’être, et vous pourrez me dire s’il vaut mieux n’avoir jamais eu un bien, que de le perdre quand on l’a possédé.

– Expliquez-vous, enfant ?

– Je veux dire qu’avant de connaître Lizzie je me sentais bien moins seule, bien moins abandonnée que depuis son départ. » En disant ces mots la pauvre créature avait les yeux pleins de larmes.

« Presque tout le monde, chère enfant, a perdu la compagnie d’êtres aimés. J’avais une femme, une fille bien belle, un fils plein d’avenir ; ils ont disparu de ma propre vie ; mais le bonheur n’en a pas moins existé.

– Ah ! reprit miss Wren d’un air pensif, mais nullement convaincu, et en accompagnant cette exclamation d’un claquement de dents rapide, je vous demanderai alors de ramener le passé, et de maintenir les choses telles qu’elles étaient jadis.

– Voudriez-vous toujours souffrir ? car vous étiez malade alors, dit le vieux Juif d’une voix affectueuse.

– Très-vrai ! s’écria la petite personne avec un nouveau claquement de dents ; votre baguette m’a touchée et me voilà raisonnable. Non pas, dit-elle en faisant sautiller finement ses yeux et son menton, qu’il y ait besoin pour cela d’être une marraine merveilleuse. »

Tout en causant, le vieux Juif et sa compagne avaient franchi le pont de Westminster, et suivaient la route que le vieillard avait prise pour venir ; mais ils n’allaient pas dans la Cité, car ils traversèrent de nouveau la Tamise par le pont de Londres, descendirent le bord de l’eau, et poursuivirent dans cette direction leur course de plus en plus brumeuse.

Avant d’arriver là, miss Wren avait arrêté son vénérable ami devant la montre d’un magasin de joujoux brillamment éclairé. « Regardez-bien ! avait dit la petite couturière ; tout cela est mon ouvrage. »

Ces paroles se rapportaient à un demi-cercle de poupées, offrant aux regards toutes les nuances de l’arc-en-ciel : qui, en toilette de cour, en toilette de bal, en toilette de ville ; en amazone, en mariée, en demoiselle d’honneur ; parées, en un mot, pour toutes les circonstances joyeuses de la vie.

« C’est charmant, charmant ! dit le vieillard, en frappant dans ses mains ; c’est d’une élégance et d’un goût parfaits !

– Enchantée qu’elles vous plaisent, répondit la petite habilleuse, d’un air un peu hautain. Mais ce qu’il y a de drôle marraine, c’est la manière dont je me procure le patron de leurs toilettes. Seulement la chose est pénible ; ce qu’il y a de plus fatigant dans le métier ; alors même que je n’aurais pas le dos malade et les jambes si faibles. »

Le Juif l’interrogea du regard, ne comprenant pas ce qu’elle disait.

« On ne s’en doute pas, marraine ; il faut courir la ville, et à toute heure ! S’il ne fallait que rester chez soi, à tailler et à coudre, ce ne serait rien ; mais c’est d’essayer les toilettes qui est pénible ; cela m’exténue.

– Essayer vos toilettes, comment cela ? demanda le Juif.

– Oh ! quelle marraine peu intelligente ! s’écria la petite habilleuse. C’est pourtant bien simple : il y a un bal, une soirée, un jour de parc, une exposition, une fête, une cérémonie quelconque ; je me glisse dans la foule, et je regarde autour de moi. J’aperçois une lady qui fait mon affaire, je l’examine, j’en prends note, je reviens chez moi bien vite, je taille le patron, je coupe et je bâtis. Une autre occasion se présente, je retrouve ma toilette, j’examine de nouveau et je corrige. Elle semble dire la plupart du temps : « Comme cette petite me regarde ! ouvre-t-elle de grands yeux ! » Quelquefois ça l’ennuie, mais le plus souvent elle en est contente. Moi, je me dis pendant ce temps-là, il faut faire ici une pince, donner là un peu plus de biais, tenir la jupe un peu plus longue, surtout décolleter davantage ; bref, je lui essaye la robe de ma poupée ; et de même pour le reste, coiffure ou manteau. Ce sont les toilettes de bal qui sont fatigantes ! il faut être sous le porche ; ce n’est pas facile, quand on est boiteuse, de se faufiler entre les roues des carrosses et les jambes des chevaux. Je me ferai écraser un jour ou l’autre, je m’y attends bien. Mais je les vois, c’est tout ce que je demande. Lorsqu’elles passent de leur voiture au vestibule en se dandinant, et qu’elles aperçoivent ma pauvre figure à moitié cachée par la capote d’un policeman, elles s’imaginent que je les admire de tous mes yeux, de tout mon cœur, et ne se doutent guère qu’elles travaillent pour mes poupées. Il y a lady Belinda Whitrose, qui m’a servi deux fois dans la même nuit. Au moment où elle descendait de carrosse, je me suis dit tout de suite, vous êtes ce qu’il me faut, ma chère. J’ai couru chez moi, je l’ai bâtie ; je suis retournée à la porte du bal ; je me suis mise derrière les hommes qui appellent les voitures, et j’ai attendu. Il pleuvait à verse. À la fin on a crié : la voiture de lady Belinda Whitrose. Lady Belinda se présente, et je lui essaye ma robe avant qu’elle soit assise. Que de peine elle m’a donnée ! La voyez-vous ? c’est elle qui est suspendue par la taille ; oui, là, avec les pieds en dedans ; trop près du gaz pour une tête de cire, lady Whitrose. »

Quand ils eurent longé la Tamise pendant quelque temps, ils demandèrent le chemin qu’il fallait prendre pour gagner la taverne des Six-Joyeux-Portefaix. Ils suivirent les indications qui leur furent données, et après s’être arrêtés deux ou trois fois pour se consulter, avoir regardé autour d’eux à plusieurs reprises et d’un air indécis, ils arrivèrent à l’endroit voulu. Un coup d’œil à travers la cloison vitrée leur montra les merveilles du bar, et miss Abbey, trônant dans son petit coin, où elle lisait le journal. Mister Riah s’étant présenté, la souveraine leva les yeux, laissant en suspens l’expression de son visage, comme si elle devait achever son article avant de s’occuper d’autre chose, et demanda au Juif ce qu’il y avait pour son service.

« Pourrait-on parler à miss Potterson ? dit le vieillard en ôtant son chapeau.

– Non-seulement vous le pouvez, mais vous le faites, répondit l’hôtesse.

– Pourriez-vous nous accorder un instant d’entretien ? »

Miss Abbey, venant alors à découvrir la petite ouvrière, posa son journal, se leva et regarda par-dessus la porte. La petite canne semblait demander l’accès du bar, et une place auprès de la cheminée pour sa propriétaire. Miss Abbey ouvrit donc la porte en disant, comme si elle avait répondu à la béquille : « Oui, oui, entrez ; asseyez-vous près du feu et reposez-vous.

– Je m’appelle Riah, et suis attaché à une maison de commerce de Sainte-Mary-Axe, dit le vieillard en saluant avec courtoisie. Cette jeune fille qui m’accompagne…

– Attendez, interrompit miss Wren, je vais donner ma carte à madame. »

Après avoir lutté contre la clef gigantesque dont elle était chargée, et qui, debout dans la poche, avait le pied sur la carte qu’il s’agissait de produire, la petite personne finit par tirer cette dernière, et la présenta d’un air d’importance. Miss Abbey reçut avec étonnement cette carte minuscule et y trouva cette indication concise :

MISS JENNY WREN

HABILLEUSE DE POUPÉES

va chez les personnes qui la demandent.

« Seigneur ! s’écria miss Potterson en laissant échapper la carte.

– Si nous avons pris la liberté de venir vous trouver, dit le vieillard, c’est pour vous parler de miss Hexam. »

Miss Potterson, qui se baissait pour dénouer le chapeau de la petite habilleuse, se retourna vivement, et d’un air un peu irrité : « Miss Hexam, dit-elle, est une jeune fille très-fière.

– Assez, répondit adroitement le vieillard, pour tenir beaucoup à votre estime, au point qu’avant de quitter Londres…

– Pour le Cap de Bonne-Espérance ? interrompit miss Abbey, croyant que Lizzie avait émigré.

– Pour la campagne, dit prudemment le vieux Juif. Avant de quitter Londres, elle nous a fait promettre de venir vous trouver, miss Wren et moi, et de vous faire lire un papier qu’elle nous a laissé à cette intention. J’ai fait sa connaissance depuis qu’elle a quitté ce quartier-ci, continua le vieillard, et j’ai pour elle la plus profonde estime, malheureusement je ne puis guère lui rendre service. Elle a demeuré pendant quelque temps chez miss Wren, et a été pour elle une amie bien secourable, bien nécessaire, ajouta-t-il à voix basse, bien nécessaire, madame, croyez-moi ; si vous saviez…

– Je le crois sans peine, interrompit miss Abbey en regardant la petite boiteuse d’un air attendri.

– Et si c’est être fière que d’avoir un cœur toujours sensible, un caractère toujours égal, une bonté que rien n’épuise, une patience que rien ne fatigue, une main qui ne blesse jamais, dit miss Wren avec chaleur, oh ! oui, elle est fière. Mais si la fierté est autre chose, vous avez tort de lui en supposer, car elle n’en a pas. »

Le courage de cette petite créature, qui, à brûle-pourpoint, osait contredire l’hôtesse des Portefaix, loin de déplaire à cette autorité redoutable, amena un gracieux sourire sur les lèvres de miss Abbey.

« C’est bien ! dit-elle ; vous avez raison de défendre ceux qui ont été bons pour vous.

– Bien ou mal, murmura miss Wren sans qu’on pût l’entendre, mais avec un sautillement visible du menton, cela me convient ainsi, et je m’inquiète peu de ce que vous en pensez, ma brave dame.

– Voici le papier, veuillez en prendre lecture, dit le vieux Juif en passant à miss Abbey la rétractation de Riderhood.

– Mais d’abord, chère enfant, demanda l’hôtesse, connaissez-vous le shrub20 ? »

La petite habilleuse fit un signe négatif.

– Voulez-vous y goûter ?

– Si c’est bon, je veux bien, répondit miss Wren.

– Vous allez voir ; et si vous l’aimez, je vous en ferai un grog, cela vous réchauffera. Mettez vos pieds sur la barre ; il fait froid ce soir, très-froid ; le brouillard est si épais. »

Miss Potterson aida la pauvre enfant à tourner sa chaise ; miss Wren voulut se lever, et son chapeau, qui était dénoué, tomba par terre.

« Quels cheveux ! s’écria l’hôtesse ; il y a de quoi faire des perruques à toutes les poupées du monde.

– Ça ? fit la petite créature ; vous ne voyez rien ; que dites-vous du reste ? »

Elle détacha un ruban, et le flot d’or qui l’inonda, enveloppa la chaise, et roula sur le plancher.

L’hôtesse, frappée d’admiration, parut plus indécise que jamais ; elle fit un signe au vieillard, et lui dit en se baissant pour tirer la bouteille de sa niche : « Est-ce une femme, ou une enfant ?

– Bien jeune encore : enfant par les années ; mais femme par la raison, le courage, la prévoyance, par tout ce qu’elle a souffert.

– Vous parlez de moi, bonnes gens, pensa la petite créature en se chauffant les pieds. Je n’entends pas vos paroles, mais je sais bien ce que vous dites. »

Le shrub, versé dans une petite cuiller et goûté avec réflexion, allant fort bien au palais de Jenny, les mains habiles de miss Potterson mêlèrent une certaine dose de cette liqueur avec de l’eau chaude, et mister Riah eut sa part du mélange. Ces préliminaires terminés, l’hôtesse des Portefaix prit lecture de la pièce qui lui avait été remise, et à chaque fois qu’elle leva les yeux, l’attentive Jenny répondit au regard de miss Abbey par un sirotement expressif du shrub.

« Cela prouve, dit miss Potterson, après avoir lu plusieurs fois le papier qu’elle avait à la main, cela prouve, ce qui d’ailleurs n’avait pas besoin de l’être, que Riderhood est un franc scélérat. Je me doutais bien qu’il avait fait le crime à lui tout seul, mais je ne m’attendais pas à voir confirmer le fait. J’ai eu des torts envers Hexam, je le reconnais ; mais aucun à l’égard de sa fille ; à l’époque où les choses étaient au pire, je n’ai jamais douté de Lizzie, et j’ai fait tout mon possible pour la décider à venir chez moi. Je suis désolée d’avoir été dure pour son père, d’autant plus qu’il n’y a pas moyen de réparer cette injustice. Ayez la bonté de communiquer à Lizzie les paroles que je viens de dire, et n’oubliez pas d’ajouter que si elle veut revenir aux Portefaix, elle y trouvera un gîte et une amie qui la recevra de tout son cœur. Elle me connaît depuis longtemps, elle connaît la maison, elle sait la vie qu’elle y mènera. Je suis d’un caractère vif ; les uns disent que je suis prompte et douce, les autres prompte et acide ; les avis sont partagés, cela dépend des circonstances ; voilà tout ce que je peux dire, et il n’en faut pas davantage. »

Mais avant qu’on eût siroté la dernière goutte de shrub, miss Potterson découvrit qu’elle serait bien aise d’avoir une copie de la déclaration de Riderhood. « Ce n’est pas bien long, dit-elle à mister Riah ; cela ne vous ferait peut-être pas grand’chose de me le coucher par écrit. »

Le vieillard s’empressa de mettre ses lunettes, et s’approcha du petit pupitre où miss Abbey conservait les recettes qui faisaient la gloire des Portefaix, et gardait ses échantillons de liqueur. Pas de livres à tenir, les Portefaix ne permettant pas à leurs pratiques d’avoir de compte chez eux.

Tandis que, penché au-dessus du pupitre, mister Riah faisait sa copie en belle ronde, miss Abbey regardant tour à tour ce portrait vivant des anciens scribes, et la petite ouvrière, couverte de ses cheveux d’or, miss Abbey se demandait si la présence de ces curieuses figures dans le bar des Portefaix n’était pas un rêve, et si, tout à l’heure, en s’éveillant, elle n’allait pas se retrouver seule. Deux fois déjà elle avait fermé les yeux et les avait rouverts pour s’assurer du fait, et se disposait à renouveler l’expérience, quand un murmure confus, partant de la salle, vint frapper son oreille. Comme elle se levait, tandis que ses compagnons l’interrogeaient du regard, le murmure grossit, des voix bruyantes s’accompagnèrent de piétinements, les fenêtres se levèrent avec fracas, et des cris, arrivant de la Tamise envahirent la maison.

Un instant s’écoula, puis Bob franchit le corridor, faisant sonner ses semelles, dont chacun des clous répercutait le bruit de tous.

« Qu’y a-t-il ? demanda miss Potterson.

– Un malheur sur la rivière, répondit Bob. Tant de monde qu’il y a sur l’eau, et le brouillard est si épais !

– Tous les chaudrons sur le feu ; voyez si la bouilloire est pleine. Qu’on prépare un bain ; faites chauffer les couvertures ; de l’eau chaude dans toutes les bouteilles de grès. Et vous (s’adressant aux deux servantes), rappelez votre bon sens, et tâchez de vous en servir. »

Pendant que miss Abbey donnait ces ordres aux filles de cuisine et à Bob, qu’elle avait saisi par les cheveux, et dont elle frappait la tête contre le mur pour mieux le pénétrer de ses paroles, les gens qui étaient dans la salle commune, se poussant les uns sur les autres, sortirent de la maison, et le bruit du dehors alla croissant.

« Venez voir, » dit miss Abbey à ses visiteurs. Ils coururent tous les trois dans la salle déserte, et se mirent à l’une des fenêtres qui étaient en surplomb au-dessus de la Tamise.

« Sait-on ce qui est arrivé, demanda miss Abbey, en se penchant au dehors.

– C’est un vapeur, répondit une voix qui sortait du brouillard.

– Toujours un vapeur, cria une autre voix.

– C’est là-bas, où cette lumière tremblote, vous voyez bien, dit un troisième personnage également invisible.

– Il vient de lâcher sa vapeur, miss Abbey, expliqua un autre ; c’est là ce qui augmente le tapage, et qui épaissit le brouillard. »

Les barques se mirent en mouvement, les torches s’allumèrent, la foule se pressa sur la rive ; un homme tomba dans l’eau et en fut retiré au milieu des éclats de rire. Les dragues furent demandées ; un cri, passé de bouche en bouche, réclama les bouées de sauvetage.

Impossible de rien savoir ; car chaque bateau, se détachant du bord, s’enfonçait dans le brouillard, et ne s’y voyait plus à deux longueurs de rame. Il n’y avait de certain que l’impopularité du vapeur, et les reproches virulents qui l’assaillaient de toutes parts. C’était « un assassin faisant route pour la Baie de la Potence ; c’était le bourreau s’en allant à Peine-de-mort. Il fallait juger le capitaine ; il fallait le pendre. L’équipage coulait avec délices les bateaux à rames. Les vapeurs étaient tous les mêmes ; ils broyaient les alléges avec leurs roues ; mettaient le feu avec leurs cheminées ; ils ne faisaient que nuire et détruire ; et semaient partout le malheur. » La masse de brume, tout entière, était pleine de ces récriminations proférées par l’enrouement universel.

Pendant ce temps-là, le vapeur agitait dans le brouillard le spectre pâli de ses fanaux ; et mis en panne, attendait que le résultat de l’accident fût connu. Tout à coup il jeta des lueurs bleues qui l’enveloppèrent d’une tache lumineuse ; les cris changèrent de ton ; ils devinrent plus vifs, plus troublés, et dans l’atmosphère bleuâtre du navire se croisèrent des ombres d’hommes et d’embarcations, tandis que ces mots lancés avec force arrivèrent jusqu’aux Portefaix : « C’est là ! c’est ici ! deux coups de rame en avant ! attention ! hourrah ! allez toujours ; hâler à bord ! » Puis quelques flammes bleues sillonnèrent le brouillard, la nuit redevint sombre, le bruit des roues se fit entendre, et les fanaux du vapeur, glissant dans la brume s’évanouirent dans la direction de la mer.

Tout cela parut avoir demandé beaucoup de temps ; ce fut du moins l’impression qu’en ressentirent les spectateurs. Mais avant que miss Abbey et ses compagnons en eussent fait la remarque, ils entendirent les habitués des Portefaix se diriger vers la maison avec autant d’empressement qu’ils avaient mis à la quitter ; puis un bateau passa, et miss Abbey put savoir enfin ce qui avait eu lieu.

« Est-ce la barque de Tom Tootle ? cria-t-elle de sa voix impérative. Si c’est vous, Tom, approchez qu’on vous parle. »

L’obéissant Tom Tootle arriva immédiatement, suivi d’une foule nombreuse. « Qu’est-ce que c’est ? demanda miss Potterson.

– Un vapeur étranger, miss, qui a coulé bas un bachot.

– Combien d’hommes, dans le bachot ?

– Un seul, miss.

– L’a-t-on retrouvé ?

– Oui, miss. Il a été longtemps sous l’eau ; mais on a fini par l’avoir.

– Qu’on l’amène ici. Vous, Bob, fermez la porte ; mettez-vous à côté, et n’ouvrez pas que je ne vous le dise. La police est-elle en bas ?

– Ici même, dit une voix officielle.

– Quand ils auront apporté le corps, veuillez éloigner la foule, et prêter main forte à Bob pour empêcher qu’on entre.

– Soyez tranquille, miss Abbey. »

Quittant la vérandah, l’hôtesse emmena le Juif et sa compagne, les plaça l’un à sa droite, l’autre à sa gauche, derrière la porte coupée du bar, comme derrière un parapet. « Ici, dit-elle, vous n’aurez rien à craindre, et vous le verrez passer. Vous, Bob, allez près de la porte. »

La sentinelle fit faire d’une main leste un dernier tour au bourrelet que ses manches de chemise lui formaient sur l’épaule, et demeura ferme au poste.

Bruit de voix, bruit de pas approchant de la maison ; piétinements et paroles au dehors. Une pause ; deux coups particuliers à la porte, coups étouffés, comme si le défunt, arrivant sur le dos, eût frappé avec la plante de ses pieds inertes.

« C’est le brancard, ou le volet qui leur sert de civière ; dit miss Potterson, dont l’oreille expérimentée savait à quoi s’en tenir. Ouvrez vite, Bob. »

La porte s’est ouverte ; marche pesante de quelques hommes chargés ; halte subite. Au dehors, course précipitée, arrêt de la foule ; bruit de la porte qui se referme ; cris vexés des mécontents.

« Montez, dit miss Potterson ; » car elle a sur tous ses sujets une autorité si absolue que, même en cette circonstance, les porteurs attendent sa permission pour avancer.

Le couloir et l’escalier se trouvant bas et étroits, le noyé qu’on avait assis, fut porté de manière à n’avoir pas la tête beaucoup plus haut que le guichet, lorsqu’il passa dans le corridor. En le voyant, miss Abbey se rejeta en arrière.

« Bon Dieu ! » s’écria-t-elle. Et se retournant vers ses visiteurs, elle leur dit : « C’est Riderhood, celui qui a fait la déclaration que vous m’avez apportée. »

III. Toujours aux portefaix §

Effectivement c’était bien Riderhood, ou peut-être sa coquille, Riderhood mort ou vif qu’on portait au premier étage, dans la chambre de miss Potterson. Quelque souple et tortueux qu’il eût toujours été, Riderhood était alors d’une roideur suffisante ; mais ce ne fut pas sans beaucoup de peine, beaucoup de trébuchements des porteurs, de chocs de la civière tantôt à gauche tantôt à droite, et de risques d’être jeté par-dessus la rampe, qu’il arriva en haut de l’escalier.

« Qu’on aille chercher un médecin, et qu’on prévienne sa fille, » ordonne aussitôt miss Abbey.

De rapides messagers partent immédiatement ; celui qui va chercher le docteur le rencontre à moitié chemin, escorté d’un agent de police. Le corps est examiné ; il y a peu d’espoir ; mais la vie n’a pas absolument disparu, et l’on s’efforce de la rappeler. Tous les moyens sont mis en œuvre, tout le monde y prête la main, y apporte son cœur et son âme. Personne ne pense à Riderhood ; il a été pour tous un objet d’éloignement ; il ne leur a inspiré que dégoût et aversion ; mais l’étincelle qu’il renferme est séparée de lui-même d’une façon curieuse, et éveille chez eux un profond intérêt ; c’est elle qu’ils veulent sauver ; sans doute parce qu’elle est la vie, parce qu’ils vivent eux-mêmes et qu’ils devront mourir.

À cette question du docteur : Comment est-ce arrivé ? Y a-t-il eu de la faute de quelqu’un ? Tom Tootle répond que l’accident était inévitable ; que ce n’est la faute de personne, excepté de Riderhood. Il était dans son bateau, ramant à la sourdine, et se faufilant en cachette comme il faisait d’habitude (soit dit sans mal parler du mort). Tout à coup il vient se placer droit à l’avant du vapeur, qui le prend par le travers et le coupe en deux tout net. Bien entendu qu’il s’agit du bateau, puisque la coque de l’homme est présente et complète.

Le capitaine Joey, celui des habitués au gros nez sous un chapeau vernis, s’est insinué dans la chambre, grâce à l’éminent service qu’il a rendu en se chargeant de la cravate du noyé. Appartenant à l’ancienne école, le capitaine émet une idée antique et respectée, à savoir : que l’on devrait suspendre le corps la tête en bas, « semblablement, dit-il, aux moutons qu’on voit dans les boucheries. » Il ne restera plus ensuite qu’à rouler le corps sur des futailles ; ce qui est particulièrement efficace pour ramener la respiration. Mais ces fragments de science de nos ancêtres provoquent chez miss Abbey une telle fureur qu’elle saisit immédiatement le capitaine au collet, et le jette à la porte sans mot dire.

Il ne reste plus dans la chambre que Tom Tootle, Bob Glamour, William Williams et Jonathan (nom de famille inconnu, si toutefois il en a un), lesquels suffisent amplement pour assister le docteur. Miss Abbey s’étant assurée que rien ne manque à celui-ci, redescend dans le bar pour y attendre, avec miss Wren, le résultat des soins qu’on prodigue au noyé.

Si vous n’êtes pas mort pour tout de bon, mister Riderhood, il serait d’un assez grand intérêt de savoir où vous êtes actuellement. Cette masse inerte de chair humaine que nous travaillons avec tant de courage et de patience ne donne aucun signe de vous-même. Si réellement vous êtes parti, Rogue Riderhood, le fait est grave ; il ne le sera pas moins si vous revenez ici-bas. Avec l’incertitude qui pèse sur cette dernière question, avec le mystère qui enveloppe votre situation présente, il y a dans la possibilité de votre retour quelque chose de plus imposant que la mort, quelque chose qui nous fait craindre autant de vous regarder que de détourner les yeux, nous qui sommes auprès de vous, et qui fait que les gens d’en bas tressaillent au moindre craquement du parquet.

« Cette paupière ne tremble-t-elle pas ? se demande le docteur en retenant son haleine. – Non. – Cette narine a tressailli ? – Non.

– Quand j’arrête la respiration artificielle, ma main appliquée sur la poitrine y sent-elle l’ombre d’un frémissement ? – Non. »

Le temps s’écoule ; mêmes questions, mêmes réponses négatives. Essayons cependant, essayons encore. « Un signe de vie ! un signe indubitable ! mais voyez donc ! »

L’étincelle peut couver sous la cendre et s’éteindre ; mais elle peut briller, et la flamme renaître. Les quatre aides du docteur, ces hommes rudes, voient cela et pleurent d’émotion. Ni en ce monde ni en l’autre Riderhood n’aurait pu les émouvoir, mais une âme qui lutte entre ces deux mondes les fait aisément pleurer.

Il combat pour revenir ; on le croyait ici ; et le revoilà bien loin. La lutte recommence ; elle est plus vive ; et cependant, comme nous tous, quand nous sommes évanouis, comme nous tous, chaque matin, quand nous nous éveillons, c’est malgré lui qu’il revient au sentiment de l’existence : il aimerait mieux dormir.

Bob Gliddery arrive avec miss Riderhood, qui n’était pas chez elle, et qu’il a eu beaucoup de peine à trouver. Plaisante a son châle sur la tête ; la première chose qu’elle fait, tout en pleurant et en saluant miss Potterson, est de relever ses cheveux qui sont tombés lorsqu’elle a ôté son châle. « Je vous remercie, miss Abbey, d’avoir recueilli mon père.

– Je dois l’avouer, ma fille, je ne savais pas qui c’était ; mais je l’aurais su que j’espère bien que c’eût été la même chose. »

La pauvre Plaisante, fortifiée d’une goutte d’eau-de-vie, est conduite au premier étage. S’il lui fallait prononcer l’oraison funèbre de son père, elle aurait peu de gratitude à exprimer, peu de tendres souvenirs à rappeler ; mais elle a pour Riderhood bien plus d’affection qu’il n’en a jamais eu pour elle, et c’est en joignant les mains, et en pleurant amèrement qu’elle interroge le docteur. « N’y a-t-il plus d’espoir, monsieur ? mon pauvre père est-il mort ?

– Ma chère fille, répond le docteur sans détourner la tête, et en restant agenouillé près du lit, si vous ne pouvez pas prendre sur vous d’être calme, je ne permettrai pas que vous restiez là. »

Plaisante s’essuie donc les yeux avec sa chevelure, qui de nouveau a besoin d’être relevée, et regarde avec un intérêt mêlé d’effroi tout ce qu’on fait pour son père. En sa qualité de femme, son aptitude à soigner les malades lui permet bientôt de se rendre utile. Elle devine ce qu’il faut au docteur, le lui présente avant qu’il l’ait demandé, et finit par lui inspirer assez de confiance pour qu’il la charge de soutenir la tête de Riderhood.

Voir son père être un objet de sympathie pour les autres, voir tout le monde disposé à tolérer sa présence, disposé même à le supplier de rester ici-bas, est tellement nouveau pour Plaisante, qu’elle en éprouve une sensation inconnue. Si cela pouvait durer, quel changement d’existence ! L’idée confuse d’une position respectable lui traverse l’esprit. Elle se dit que peut-être ce qu’il y avait à reprocher à son père s’est noyé tout à l’heure, et que s’il venait à rentrer dans cette enveloppe qu’il a quittée un instant, il ne serait plus du tout le même. Sous l’influence de cette pensée, elle baise ces lèvres insensibles, et croit que les mains inertes qu’elle presse entre les siennes deviendront caressantes si elle parvient à les réchauffer.

Pure illusion de la part de Plaisante ; mais ils le soignent si bien ! leur anxiété est si vive, leur intérêt si profond ! Leur joie devient si grande à mesure que les signes de vie sont plus nombreux et plus forts, que la pauvre fille n’y résiste pas. Le voilà qui respire ; il a fait un mouvement ; il est revenu de ce voyage inexplicable, où il s’est arrêté sur la route mystérieuse.

Au moment où le fait est déclaré, Tom Tootle, qui est à côté du docteur, lui prend la main et la lui serre avec effusion ; les autres font de même, et se donnent entre eux des poignées de main chaleureuses. Bob Glamour et William se mouchent : Jonathan éprouve le même besoin, mais n’ayant pas de mouchoir, il renonce à cette manière d’épancher son émotion. Plaisante verse de douces larmes : son illusion est au comble.

L’intelligence reparaît dans les yeux de Riderhood. Pourquoi est-il dans cette chambre ? Il s’en étonne et voudrait le demander. Dites-le-lui, Plaisante.

« Père, on a coulé votre bateau, et vous êtes chez miss Abbey. » Il regarde autour de lui, ferme les yeux, et s’endort sur le bras de sa fille.

L’illusion commence à pâlir. Ce qu’il y avait de mauvais et d’ignoble est remonté du fond de l’abîme, et reparaît à la surface. À mesure qu’il se réchauffe, ceux qui l’entourent se refroidissent. Ses traits se détendent ; le cœur des autres s’endurcit.

« Le voilà sauvé, dit le docteur en se lavant les mains, et en le regardant avec une défaveur croissante.

– Un honnête homme n’aurait pas eu cette chance-là, remarque Tom Tootle en secouant la tête d’un air sombre.

– Il est à souhaiter qu’il fasse bon emploi de la vie qu’il retrouve, dit Bob Glamour.

– Meilleur qu’autrefois, ajoute William.

– Je n’y compte pas, » dit Jonathan.

Ils parlent à voix basse par égard pour sa fille ; mais elle les voit réunis à l’autre bout de la chambre, et sent bien que déjà ils s’éloignent de son père. Dire qu’ils sont fâchés de son retour à la vie, ce serait aller trop loin, après ce qu’ils ont fait pour le sauver ; mais ils regrettent évidemment que leurs efforts n’aient pas eu un meilleur objet. Miss Potterson, à qui la nouvelle a été transmise, reparaît sur la scène ; elle se tient à l’écart, parle bas au docteur, et jette vers le lit des regards peu sympathiques.

Aussi longtemps qu’elle est restée absente, l’étincelle de vie a excité un profond intérêt ; maintenant qu’elle est rentrée chez Riderhood, le sentiment général paraît être un regret sincère de ne pas la voir se développer chez tout autre individu, n’importe lequel.

« Allons ! dit miss Abbey d’une voix encourageante, vous n’en avez pas moins fait votre devoir, comme de braves gens que vous êtes ; descendez dans la salle et vous allez prendre quelque chose aux frais des Portefaix. »

Ils s’en vont tous les quatre, ainsi que le docteur et miss Potterson, laissant la fille garder son père. Bob Gliddery profite de leur absence pour se présenter à miss Riderhood. « Il a le teint tout barbouillé, n’est-ce pas ? » dit-il après avoir regardé le malade.

Plaisante fait un léger signe de tête.

« Ce sera encore pis lorsqu’il s’éveillera, » continue Bob.

Plaisante espère que non.

« C’est que, voyez-vous, cela lui fera un drôle d’effet de se trouver là, à cause que miss Abbey l’a chassé de la maison, et lui a défendu d’y revenir ; mais la destinée a ordonné le contraire ; voilà qui est drôle, n’est-ce pas ?

– Il n’y aurait pas remis les pieds volontairement, dit Plaisante en s’efforçant de prendre un air digne.

– Non, répond Bob ; on ne l’aurait pas permis, quand il l’aurait voulu. »

Plus d’illusion possible. Le père qu’elle avait cru changé n’est pas revenu meilleur, et il est évident que chacun l’évite aujourd’hui comme autrefois. « Je l’emmènerai aussitôt que je le pourrai, se dit Plaisante en soupirant ; il sera mieux chez nous. »

Tout le monde est revenu, le docteur ainsi que les autres. Ils attendent que le sauvé ait assez de connaissance pour voir qu’ils seront enchantés de se débarrasser de lui. Son costume actuel étant composé de couvertures, on lui a préparé des vêtements pour remplacer les siens, qui sont imprégnés d’eau. Il s’agite de plus en plus sous l’influence d’un malaise visible, comme si l’impression générale se faisait jour à travers son sommeil, et lui exprimait la répulsion qu’il inspire. Il ouvre enfin les yeux, et, soutenu par sa fille, il s’assied dans son lit.

« Eh bien ! Riderhood, comment vous trouvez-vous ? lui demande le docteur.

– Pas trop fier, répond-il en grognant, car il n’a jamais été plus maussade.

– Je n’ai pas l’intention de vous sermonner ; reprend le docteur en hochant la tête d’un air grave ; j’espère seulement que le danger que vous venez de courir produira sur vous un bon effet. »

Riderhood, très-mécontent de ces paroles, grommelle une réponse inintelligible ; mais sa fille, si on lui en demandait le sens, pourrait la traduire ainsi : « Je n’ai pas besoin de vos jaseries de perroquet. » Il demande sa chemise ; et, toujours aidé par Plaisante, il se la passe par-dessus la tête comme s’il venait de se battre.

« Est-ce que c’était pas un vapeur ? demande-t-il en s’arrêtant au milieu de l’opération.

– Oui, père.

– C’est bon ; j’l’attaquerai en justice ; faudra qu’i’ paye. »

Tout en disant cela d’un air sombre, il boutonne sa chemise, et regarde ses bras deux ou trois fois comme pour voir les coups qu’il a reçus dans la lutte. On lui donne les habits qui ont été préparés, il y entre lentement, promène autour de lui ses yeux louches, et les arrête avec une malveillance particulière sur le docteur dont le conseil l’a aigri. Il croit saigner du nez, car à plusieurs reprises il s’essuie les narines d’un revers de main, et regarde quel en est le résultat. Ce geste, qu’il accomplit à la façon des pugilistes, augmente singulièrement la ressemblance que la lutte qu’il vient de soutenir a présentée avec une partie de boxe.

« Ousqu’est ma casquette ? demande-t-il d’une voix bourrue quand il a fini de s’habiller.

– Dans la rivière, répond quelqu’un.

– Gn’y avait donc pas là un honnête homme pour m’la rapporter ? On l’a ramassée, allez ; vous pouvez en êt’ sûrs ? une fameuse race, que vous tous ! »

Prenant alors avec une brusquerie toute spéciale la casquette d’emprunt que lui tend sa fille, il se l’enfonce jusqu’aux oreilles, se lève avec efforts, chancelle sur ses jambes, retombe de tout son poids sur Plaisante, et lui dit avec colère : « Est-ce que tu n’peux pas te tenir, quoi ? N’vas-tu pas tomber, à présent ! » Et, chancelant toujours, il quitte la scène où il s’est colleté avec la mort.

IV. Heureux anniversaire §

L’anniversaire du mariage de Rumty et de sa noble épouse a déjà été célébré vingt-cinq fois de plus que celui de l’heureuse union de mister et de missis Lammle, et ce beau jour n’en continue pas moins d’être fêté au sein de la famille Wilfer. Non pas qu’il en résulte aucune joie ; on pourrait y manquer sans éveiller de regrets ; personne n’a jamais attendu cette solennité avec impatience, ni fondé sur elle le moindre espoir de plaisir. Mais ce jour est d’observance morale, dans le genre de vigile et jeûne, et il permet à missis Wilfer de déployer une sombre grandeur, que cette femme sensible révèle principalement dans le choix de ses couleurs favorites.

L’état de cette noble dame, en ces jours de gala, est un composé de résignation héroïque et d’auguste clémence. Le souvenir des mariages avantageux qu’elle aurait pu contracter sillonne de reflets sinistres la sombre majesté répandue sur ses traits, et le Chérubin, à la lueur des éclairs, apparaît comme un petit monstre, singulièrement favorisé du ciel, qui lui a concédé, on ne sait pourquoi, un objet vainement sollicité par des êtres qui lui étaient bien supérieurs. Sa position à l’égard de ce trésor est si fermement établie, qu’à chaque bout de l’an il se voit contraint de s’excuser de son bonheur. Il n’est pas impossible que sa modestie confuse n’aille jusqu’à lui faire des reproches d’avoir osé prendre pour épouse une créature d’un ordre aussi élevé. Quant aux enfants nés de cette union, l’expérience qu’ils ont faite de ces doux anniversaires, les a conduits à souhaiter dès leur jeune âge que Ma eût épousé n’importe qui au lieu de Pa, ou que ce cher Pa eût choisi une autre femme que Ma. Lorsqu’il n’y eut plus à la maison que les deux sœurs de notre connaissance, l’esprit audacieux de Bella, au comble de la surprise, en vint à se dire d’un ton vexé : « Mais qu’est-ce que Pa a jamais pu voir chez Ma qui l’ait rendu assez fou pour la demander en mariage ? »

L’année, dans sa course, ayant ramené l’anniversaire de ce fait inexplicable, miss Bella descend de la voiture des Boffin pour assister à la cérémonie. Il est d’usage chez les Wilfer de sacrifier ce jour-là une paire de poulets sur l’autel de l’hyménée, et la jolie femme a écrit d’avance qu’elle se chargeait de cette offrande votive. Grâce aux forces combinées de deux chevaux, de quatre roues, de deux hommes et d’un chien pareil à un plum-pudding, orné d’un collier aussi peu commode que la cravate de George IV, miss Bella et ses deux volailles sont déposées devant la demeure paternelle. Elles sont accueillies par missis Wilfer, dont la dignité, comme il arrive toujours dans les grandes occasions, est rehaussée d’un mystérieux mal de dents.

« Inutile de ramener la voiture, dit Bella, je reviendrai à pied. »

Le domestique mâle de missis Boffin touche son chapeau, et reçoit de missis Wilfer un coup d’œil majestueux destiné à porter dans son âme l’assurance, qu’en dépit de ce qu’il suppose, les domestiques mâles, et en livrée, ne sont nullement rares à cette porte.

« Eh bien ! chère Ma, comment allez-vous ? dit la jeune fille.

– Aussi bien que ma position le permet, répond la noble dame.

– Miséricorde ! Ma, vous parlez comme si nous venions d’avoir un petit frère.

– C’est comme cela depuis ce matin, dit Lavinia par-dessus l’épaule maternelle. Tu peux en rire, Bella, mais c’est d’un agaçant !… »

Missis Wilfer adresse à l’impertinente un regard trop digne pour être accompagné d’un mot ; et, suivie de ses deux filles, elle descend à la cuisine, où le sacrifice doit être préparé.

« Mister Rokesmith, dit-elle d’une voix lugubre, a été assez poli pour mettre son appartement à notre disposition. Ainsi donc, Bella, dans l’humble maison de votre père, si éloignée de la somptueuse demeure que vous habitez maintenant, vous trouverez un salon pour vous recevoir, et vous dînerez dans une salle à manger. Votre père a invité mister Rokesmith à partager notre modeste repas ; mais ce gentleman était engagé dans une autre maison, ce qui l’a contraint de refuser. C’est alors qu’il nous a offert son appartement. »

Bella sait fort bien qu’il n’est engagé nulle part, et qu’il dînera tout seul ; mais elle approuve cette réserve. « Nous aurions été fort embarrassés l’un vis-à-vis de l’autre, se dit-elle ; cela nous arrive assez souvent malgré nous, pour ne pas le rechercher. » Elle est toutefois assez curieuse de voir l’appartement du secrétaire pour y monter le plus tôt possible, et pour en examiner le contenu dans ses moindres détails. Il est meublé très-simplement, mais avec goût, et fort bien arrangé. Des tablettes chargées de livres anglais, français et italiens. Sur le bureau, un portefeuille rempli de notes et de papiers couverts de chiffres, ayant évidemment rapport aux affaires de mister Boffin. Toujours sur le bureau, une feuille de papier collée sur toile, vernie, et roulée comme une carte de géographie. « Peut-être un plan, » se dit Bella. Mais quelle est sa surprise en voyant le placard descriptif de la découverte de John Harmon. Toute tremblante, elle s’empresse de rouler ce placard sinistre et de le rattacher comme il était avant ; puis elle continue son inspection.

Furetant dans tous les coins, elle tombe sur une gravure élégamment encadrée : la tête gracieuse d’une femme charmante, suspendue dans l’ombre, à côté du fauteuil. « Oh ! monsieur ! dit Bella en s’arrêtant devant ce portrait, oh ! monsieur ! je crois deviner à qui vous supposez que cela ressemble ; mais c’est surtout votre impudence que cela rappelle. » Ayant dit ces mots, elle décampe, non-seulement parce qu’elle est blessée, mais parce qu’il n’y a plus rien à voir.

« Ma, dit-elle en reparaissant dans la cuisine, ayant encore un peu de rouge au front, vous et Lavinia vous vous figurez que je ne suis bonne à rien ; je veux vous prouver le contraire, c’est moi qui ferai le dîner.

– Impossible, dit la noble mère ; je ne permettrai pas que vous fassiez la cuisine avec une pareille toilette.

– Ma toilette, reprend gaiement Bella en fouillant dans un tiroir, je vais la couvrir du haut en bas ; un tablier fera l’affaire, avec une serviette pour le corsage ; quant à la permission, je vous déclare que je m’en passe.

– Faire la cuisine maintenant, Bella ! vous qui ne l’avez jamais faite quand vous étiez ici !

– Oui, Ma, je ne l’ai jamais faite, et je vais la faire. »

Elle attache son tablier, prend des épingles, se fait une bavette qui lui arrive au menton, comme si, la prenant par le cou, la toile voulait l’embrasser. Rien de plus charmant que ce menton et ces joues à fossette au-dessus de la toile blanche ; et derrière celle-ci, le corsage ne l’est pas moins. « À présent, dit-elle en prenant ses cheveux à deux mains, et en les éloignant de son front, par où faut-il commencer ?

– D’abord, répond missis Wilfer d’un ton solennel, il faut, si vous persistez dans une résolution que je regarde comme entièrement incompatible avec l’équipage dans lequel vous êtes venue…

– Je persiste, Ma.

– Il faut d’abord mettre les poulets au feu.

– Certes, dit Bella ; et qui plus est, il faut les enfariner, les embrocher et les faire tourner. Voyez comme cela va bien ! ajoute-t-elle en imprimant à son rôti une allure rapide. Après, Ma ?

– Après, dit la noble dame qui agite ses gants pour protester contre cette usurpation du sceptre culinaire, je vous recommanderai de voir si le lard qui est dans la poêle est suffisamment revenu, et si les pommes de terre sont cuites, ce dont vous vous assurerez en y enfonçant une fourchette. Enfin, il faudra s’occuper des légumes, si toutefois vous persistez dans cette conduite peu séante.

– Oui, Ma, je persiste. » Et Bella pense à une chose, oublie l’autre, s’occupe de cette autre, oublie la troisième, se la rappelle tout à coup, est distraite par la quatrième, et, à chacune de ces fautes, imprime aux malheureux poulets un tour plus vif qui rend leur cuisson très-chanceuse. Mais c’est bien amusant de cuisiner.

Pendant ce temps-là, miss Lavvy met la table, et va de la cuisine à la salle à manger. Toujours mécontente, lorsqu’il faut s’occuper du ménage, elle remplit cet office avec autant de brusquerie que de mauvaise grâce, produit un coup de vent en déployant la nappe, pose les salières et les verres comme si elle frappait à la porte, et choque les couteaux et les fourchettes de manière à faire croire que l’on se bat dans la pièce voisine.

« Regarde Ma, dit-elle à sa sœur, lorsque ayant fini sa tâche, elle revient auprès de la broche. Quand on serait la fille la plus respectueuse qu’il y ait sur terre, ce qu’on espère bien être, n’y a-t-il pas de quoi avoir envie de la battre en la voyant assise dans son coin, roide comme un piquet ?

– Suppose un peu, dit l’autre, que ce pauvre Pa soit mis dans l’autre coin, et obligé de se tenir comme elle, pour lui faire pendant !

– Ce serait impossible, ma chère, répond Lavinia, il dodelinerait tout de suite. Je ne crois pas qu’il y ait de créature au monde qui puisse se tenir aussi droite que Ma et vous peser autant sur les épaules. Voyons, Ma, qu’est-ce que vous avez ? Êtes-vous malade ?

– Je me porte à merveille, répond missis Wilfer en tournant vers Lavinia un regard plein de courage et de mépris. De quoi pourrais-je souffrir ?

– C’est que vous n’avez pas un air folâtre, Ma.

– Folâtre ! répète la dame ; quelle expression, Lavinia ! Où l’avez-vous apprise ? Pour ce qui est de moi, si je ne profère aucune plainte, si je me contente de mon sort et le supporte en silence, cela ne suffit-il pas à ma famille ?

– Eh bien ! Ma, puisque vous m’y forcez, je prendrai respectueusement la liberté de vous dire que c’est fort bien d’avoir un mal de dent annuel pour fêter le souvenir de vos noces, que votre famille vous en est très-reconnaissante, car c’est de votre part extrêmement désintéressé ; mais qu’il ne faudrait pas en avoir tant d’orgueil.

– Insolente ! dit la noble dame, osez-vous me parler ainsi, vous ma fille ! aujourd’hui même, où j’ai le plus de droit à vos respects. Dites-moi, je vous prie, savez-vous ce que vous seriez devenue si je n’avais point à pareil jour donné ma main à R. Wilfer ?

– Non, Ma ; je n’en sais rien du tout ; et de plus, avec tout le respect que j’ai pour votre science et votre pénétration, je doute fort qu’à cet égard vous en sachiez plus que moi. »

Cette vigoureuse attaque sur un point désarmé de ses retranchements aurait pu mettre l’héroïque femme en déroute ; mais le fait est demeuré incertain, grâce à l’arrivée de mister George Sampson, invité à la fête comme ami de la famille. À cette époque mister George avait transféré à Lavinia les tendres sentiments qu’il avait eus pour Bella, et se trouvait soumis par la cadette à une sévère discipline, sans doute pour le punir du mauvais goût dont il avait fait preuve en lui préférant d’abord l’aînée.

« Missis Wilfer, dit le jeune homme qui chemin faisant a préparé cette phrase originale, recevez, je vous prie, mes félicitations à propos de ce beau jour. » Elle le remercie avec un soupir, et redevient la proie de cet impénétrable mal de dents.

« Je suis étonné, reprend Georges d’un air timide, de voir miss Bella condescendre à faire la cuisine. »

Miss Lavinia tombe sur le malheureux jeune homme, le contredit vivement et lui défend de se mêler de ce qui ne le regarde pas. Cette algarade dispose George Sampson à la mélancolie, et lui fait garder le silence jusqu’à l’arrivée du Chérubin, dont la surprise, en voyant Bella s’occuper de cuisine, est encore plus grande que celle de son hôte. Bella n’en persiste pas moins, non-seulement à faire le dîner, mais à le servir. Puis déposant tablier et bavette, elle se met à table comme un hôte illustre, pour prendre part au festin.

Avant de commencer, le Chérubin rappelle d’un air joyeux « le doux motif qui nous fait en ce jour, etc. » À quoi sa noble moitié répond par un amen sépulcral, de nature à calmer l’appétit le plus violent.

« Tiens ! dit Bella en regardant son père qui découpe les poulets, comme ils ont la chair rose ! Est-ce que c’est une race nouvelle, Pa ?

– Non, chère enfant ; mais je crois qu’ils ne sont pas assez cuits.

– Ils devraient l’être, pourtant, dit la jolie femme.

– Oui, ma Belle, dit le Chérubin ; mais ils ne le sont pas. »

Le gril est mis en réquisition, et le bon Chérubin, qui, dans son ménage, remplit des fonctions peu séraphiques non moins souvent que s’il était au service des vieux maîtres, se charge de faire recuire les membres des poulets. À vrai dire, excepté de regarder fixement un point quelconque du tableau, ce qui est l’une des branches principales du service public de l’ange, ce chérubin domestique remplit toutes les fonctions du prototype ; si ce n’est qu’au lieu de souffler dans une énorme trompette ou de jouer de la contrebasse, il joue de la brosse à cirage sur les bottines de la famille ; et qu’il se hâte d’accomplir, d’un air joyeux, tous les services qu’il peut rendre, au lieu de rester en l’air, dans des raccourcis impossibles.

Bella vient partager les soins qu’il donne à cette cuisson complémentaire, ce dont il est ravi ; puis elle le plonge dans des transes mortelles en lui demandant, lorsqu’ils reviennent à leurs places, comment on accommode les poulets à Greenwich, et si vraiment les dîners qu’on fait là-bas sont aussi agréables qu’on le prétend. Les signes de tête et les clignements d’yeux du pauvre homme font tellement rire la malicieuse enfant qu’elle en avale de travers ; au point que Lavinia se croit obligée de lui frapper dans le dos, ce qui la fait rire davantage, et finit par faire rire le pauvre Pa. Mais à l’autre bout de la table, missis Wilfer est un puissant correctif à cette folle gaieté.

« Je crains, mon trésor, lui dit le Chérubin dans l’innocence de son âme, et avec des intentions conciliantes, je crains que vous ne soyez pas à votre aise.

– Pourquoi cela, R. Wilfer ? demande-t-elle d’une voix sonore.

– Parce que, mon amour, vous paraissez un peu souffrante.

– Pas du tout, répond-elle sur le même ton.

– Accepteriez-vous cette lunette de volaille, cher trésor ?

– J’accepterai tout ce qu’il vous plaira de m’offrir, R. Wilfer.

– Est-ce le morceau que vous aimez ?

– Je l’aime autant qu’un autre, R. Wilfer. »

Et s’immolant au bien-être général, cette femme majestueuse se met les morceaux dans la bouche, comme si elle faisait manger quelqu’un devant un public imposant. Bella n’a pas seulement apporté les poulets, mais encore du dessert, et deux bouteilles de vin, ce qui donne à la fête un éclat sans précédent. L’héroïne fait les honneurs du premier toast à son époux, et boit à la santé de R. Wilfer.

« Merci, répond le brave homme. À la vôtre, cher trésor.

– À papa et à maman, dit Bella.

– Non, répond la noble dame, je ne crois pas le devoir. J’ai bu à la santé de votre père ; cela suffit. Cependant si vous insistez pour me comprendre dans le toast que vous lui adressez, ma gratitude n’y fera pas d’objection.

– Qu’est-ce que cela signifie ? s’écrie Lavinia. Est-ce que nous ne sommes pas là pour fêter le jour qui vous a unis tous les deux ?

– Quelle que soit la circonstance qui rende ce jour mémorable, ce n’est pas celui où je permettrai à l’un de mes enfants de me manquer. Ainsi donc, Lavinia, je vous demande, et au besoin, je vous ordonne, de modérer vos expressions. Et à ce propos, R. Wilfer, il convient de rappeler que c’est à vous de commander et à moi d’obéir ; car c’est vous qui êtes le maître. Je boirai donc à ma santé, comme à la vôtre, puisque tel est votre désir. » L’obéissante épouse avale ce toast avec une rigidité effrayante.

« Cher trésor, insinue Rumty, j’ai réellement peur que vous n’alliez pas bien.

– Au contraire, je vais à merveille. De quoi souffrirais-je ?

– Je pensais que peut-être votre pauvre figure… vos douleurs névralgiques…

– Ma figure peut endurer le martyre ; qu’importe, si elle est souriante, et que personne ne s’en doute ? » Elle sourit en effet ; mais de telle manière que George Sampson paraît en avoir le sang figé dans les veines. Il pâlit tellement à la vue de ce sourire, qu’il se croit obligé d’expliquer l’impression qu’il éprouve.

« En un jour comme celui-ci, répond misais Wilfer, l’esprit devient naturellement rêveur, et ne peut s’empêcher de remonter le cours des ans. » L’impertinente Lavvy se croise les bras d’un air malicieux, et murmure quelques mots inintelligibles. « Mon esprit, continue la noble épouse d’un ton déclamatoire, me représente Pa et Ma (c’est à mes parents que je fais ici allusion), me les représente, dis-je, à une époque antérieure au jour dont nous célébrons l’anniversaire. Je passais pour être de grande taille ; il était possible que je le fusse en effet ; mais Pa et Ma étaient incontestablement d’une haute stature. J’ai rarement vu de plus belle femme que ma mère, jamais que mon père.

– Si beau que fût grand-papa, ce n’était pas une femme, dit l’impétueuse cadette.

– Votre aïeul, reprend missis Wilfer d’un ton imposant, était tel que je le dépeins, et il eût terrassé n’importe lequel de ses descendants qui aurait osé le mettre en doute. L’un des rêves de ma mère était de me voir épouser un homme exceptionnellement grand. Cette prédilection pour les hommes de grande taille pouvait être une faiblesse ; mais elle fut partagée par le Grand Frédéric. »

Ces paroles sont adressées à Georges Sampson, qui, n’ayant pas le courage d’entrer en lice et de relever le gant, est replié sous la table et a les yeux baissés. Missis Wilfer, ayant vainement attendu la réplique du jeune homme, continue donc, et reprend d’une voix plus forte, afin de redresser mister George : « Ma mère paraissait avoir une vague intuition de ce qui devait arriver, car elle me disait souvent : « N’épousez pas un petit homme ; promettez-le-moi, ma fille, pas un petit homme ! » De son côté, mon père (il avait énormément d’humour) me faisait observer que les baleines ne s’alliaient point aux sardines. Sa société, comme on peut le croire, était avidement recherchée par tous les hommes d’intelligence. Les beaux esprits du jour faisaient de notre maison leur rendez-vous habituel. J’y ai vu à la fois trois graveurs y échanger les saillies les plus fines, les mots les plus piquants. »

Ici, George Sampson rendant enfin les armes, dit en s’agitant sur sa chaise, que trois hommes d’esprit c’était beaucoup, et que ces réunions devaient être bien amusantes.

« Parmi les membres les plus éminents de ce cercle distingué se trouvait un gentleman ayant six pieds quatre pouces. Ce n’était pas un graveur.

– Naturellement, dit George, sans savoir pourquoi il dit cela.

– Ce gentleman était assez aimable pour m’honorer d’attentions dont le sens ne pouvait m’échapper. » (Mister Sampson murmure que lorsque la chose en vient là, il est facile de la comprendre.) « Je déclarai immédiatement à mes parents que ces attentions étaient déplacées, et que je priais ce gentleman de ne pas continuer ses avances. On me demanda si je le trouvais trop grand ; je répondis que ce n’était pas sa taille, mais son intelligence qui était trop haute pour moi. Notre maison, ajoutai-je, est montée sur un pied trop brillant, le ton en est trop élevé, pour que je puisse le maintenir, moi, simple femme, dans la vie quotidienne. Ma pauvre mère, je me le rappelle, frappa alors dans ses mains en s’écriant : « Cela finira par un petit homme ! »

Mister Sampson jette un coup d’œil sur son hôte, et secoue la tête d’un air abattu.

« Ma mère en vint à me prédire que non-seulement il serait petit, mais d’une intelligence bien au-dessous de la moyenne. C’était, il est vrai, dans le paroxysme de sa déception maternelle. » Ici missis Wilfer prend une voix sombre et creuse, comme s’il s’agissait d’une histoire de revenant. « Un mois ne s’était pas écoulé, dit-elle, que je rencontrais R. Wilfer ; et l’année n’était pas révolue qu’il devenait mon mari. Il est naturel qu’en un jour comme celui où nous nous trouvons, ces sombres coïncidences reviennent à la mémoire. »

Délivré du regard de missis Wilfer, George Sampson respire, et fait cette remarque singulièrement originale : qu’il est impossible d’expliquer ces sortes de pressentiments. Rumty se gratte la tête ; il jette un regard confus autour de la table, arrive à sa noble épouse, la voit enveloppée d’un nuage plus sombre que jamais, et lui exprime de nouveau ses craintes : « J’ai réellement peur, cher trésor, que vous ne soyez souffrante.

À quoi elle répond une fois de plus : – Au contraire ; je me porte à merveille. »

La position de mister George à cette agréable fête est vraiment digne de pitié. Il n’est pas seulement exposé sans défense aux harangues de missis Wilfer ; il a énormément à souffrir du côté de Lavinia, qui voulant montrer à sa sœur qu’elle fait de lui tout ce qu’elle veut, et qui, d’autre part, ayant à le punir de l’admiration qu’il a toujours pour Bella, lui fait mener une vie de chien. Placé entre l’éloquence de la mère, et les rigueurs de celle à qui, dans son abandon, il a voué ses hommages, ce malheureux jeune homme fait vraiment peine à voir. Que son esprit fléchisse sous le poids qui l’accable n’a donc rien d’étonnant, d’autant plus que cela a toujours été un esprit courbatu, et peu solide sur ses jambes.

Ainsi furent employées les heures souriantes jusqu’au moment où il fallut partir. Les fossettes de Bella savamment enfermées dans les brides du chapeau, et les adieux échangés, le père et la fille sortirent de la maison.

« Eh ! bien, cher Pa, l’anniversaire est terminé ; vous en voilà quitte, dit la jolie femme.

– Oui, mon enfant ; encore un de passé ! » répliqua Rumty en respirant à pleins poumons, comme une personne à qui l’air fait du bien. Bella pressa contre elle le bras de son père, et y donna de petites tapes consolantes.

« Merci, chère enfant, dit-il, comme si elle lui eût parlé ; cela va bien, chérie. Mais toi, Bella, que deviens-tu ?

– Je suis loin de m’améliorer, Pa.

– Vraiment !

– Au contraire ; je vais de mal en pis.

– Seigneur ! fit le Chérubin.

– C’est réel ; pire que jamais. Je fais tant de calculs pour savoir quel revenu je dois épouser, et quel moyen il faut employer pour cela, que je commence à en avoir le nez ridé. Est-ce que vous ne le voyez pas ? » Le Chérubin se mit à rire ; Bella lui imprima deux ou trois secousses. « Vous ne rirez pas dit-elle, quand vous verrez la jolie femme avoir le teint hâve et l’œil hagard. Je vous en préviens d’avance : il est impossible que la soif d’argent qui me brûle ne me dessèche pas avant peu. Cette vue-là vous fera mal ; et ce sera bien fait, puisque vous ne voulez pas me croire. Passons maintenant aux confidences : qu’avez-vous à me dire, monsieur ?

– Je pensais, mon amour, que c’était toi qui aurais quelque chose à me confier.

– Vraiment, monsieur ? Pourquoi ne pas l’avoir demandé tout de suite ? Les confidences d’une jolie femme ne sont pas à dédaigner. Néanmoins je vous pardonne ; regardez-moi s’il vous plaît. »

Elle mit le petit index de son gant sur ses lèvres, et le posa ensuite sur les lèvres de son père. « C’est un baiser pour vous, Pa. À présent me voilà sérieuse. J’ai à vous dire… Voyons un peu… quatre secrets. Oui, Pa ; des choses très-graves ; mais entre nous ; pas un mot à personne ; vous savez !

– Allons, chérie, le n° 1 ? demanda le père en installant son bras d’une façon confidentielle.

– Le n° 1, Pa… Vous allez être foudroyé. De qui supposez-vous que j’ai reçu des propositions ? » Elle ne put s’empêcher de rougir, en dépit de l’insouciance qu’elle affectait. Le Chérubin la regarda en face, regarda par terre, la regarda de nouveau et déclara qu’il ne savait pas.

– De mister Rokesmith !

– Pas possible, ma chère !

– De mister Rokesmith, Pa ! Qu’en dites-vous ? »

Le Chérubin lui renvoya sa question : « Et toi, mon amour ?

– J’ai répondu non ; cela va sans dire.

– Certes, confirma le Chérubin d’un air rêveur.

– Et je lui ai dit ce que j’en pensais : un abus de confiance, un outrage envers moi.

– Assurément ; je n’en reviens pas. Il aurait dû sonder le terrain avant de se commettre ainsi. Après tout, maintenant que j’y pense, je le soupçonne d’avoir toujours eu de l’admiration pour toi.

– Un cocher de fiacre peut m’admirer, dit Bella avec un grain de la hauteur maternelle.

– Cela doit même arriver souvent, dit le Chérubin. Voyons le n° 2.

– C’est à peu près la même chose, bien que ce soit moins ridicule : mister Lightwood se proposerait, si je voulais bien le permettre.

– Et tu ne lui en donnes pas la permission ?

– Naturellement, répondit la charmante fille. Il me déplaît.

– Cela suffit, dit le père.

– Mais non, reprit-elle en le secouant de nouveau, cela ne suffit pas. Vous oubliez toujours ma cupidité. Qu’il me déplaise ou non, cela ne fait rien à l’affaire ; ce qui suffit, c’est qu’il n’a pas de fortune, pas de clientèle, pas d’espérances ; en un mot, rien que des dettes.

– Ah ! fit le père avec un certain abattement. Le n° 3, chérie ?

– Ceci est différent, Pa ; c’est quelque chose de bon, de généreux, de parfait. Missis Boffin me l’a dit elle-même, en confidence… Oui Pa, de sa propre bouche, et il n’y en a pas au monde de plus véridique et de plus sûre. Elle m’a dit qu’ils désiraient me voir bien mariée ; et que si je faisais un mariage qui leur convînt, ils me donneraient une dot ! » La reconnaissance fut la plus forte, et Bella fondit en larmes.

« Ne pleure pas, mignonne, dit le père en portant la main à ses yeux. Il est bien naturel que je sois un peu ému en apprenant que ma fille chérie, après tant de déceptions, n’en sera pas moins richement dotée, et pourra faire un brillant mariage. Mais toi, mignonne, il ne faut pas pleurer ; voyons, chérie, ne pleure pas. Je suis très-reconnaissant, très-heureux ; je te félicite de tout mon cœur. »

Le bon petit homme s’essuya de nouveau les yeux, et Bella, lui jetant les bras autour du cou, l’embrassa en pleine rue, l’appelant avec effusion le meilleur des pères, le meilleur des amis ; lui disant que le jour de son mariage elle se mettrait à ses genoux et lui demanderait pardon de l’avoir tourmenté ; surtout d’avoir paru insensible aux qualités d’un père si bon, si généreux, si dévoué, si sympathique, si jeune de cœur. Elle redoubla de baisers à chaque épithète, lui fit tomber son chapeau à force de l’embrasser, et rit comme une folle en voyant le chapeau roulé par le vent, et le cher Pa courir après.

Lorsque, ayant repris haleine, il lui eut redonné le bras, et qu’il se fut remis en marche : « Voyons, dit-il, ce quatrième secret. » La figure de Bella s’assombrit tout à coup.

« Je ferais mieux de n’en rien dire, répondit-elle. Laissez-moi voir encore ; il est possible que je me trompe ; je veux du moins l’espérer. » Le sérieux qu’elle mit dans ses paroles éveilla d’autant plus la curiosité de Rumty.

« C’est donc une chose à craindre ? » demanda-t-il.

Elle le regarda en hochant la tête d’un air pensif. « Et j’en suis sûre, répondit-elle. Je ne me trompe pas ; ce n’est que trop vrai !

– Tu m’inquiètes énormément ; voyons, mon amour, as-tu refusé d’autres propositions !

– Non, Pa.

– En aurais-tu accepté ? demanda le père en relevant les sourcils ?

– Non, Pa.

– Quelqu’un t’embarrasserait-il en désirant une permission que tu hésiterais à lui donner.

– Personne, du moins que je sache.

– Cela ne peut pas être quelqu’un… qui ne voudrait pas de celle que tu penserais à lui accorder, insinua le Chérubin.

– Certes non, dit Bella en secouant le bras paternel.

– Effectivement, c’est impossible. Mais je suis obligé d’insister, ou je ne dormirai pas de la nuit. Quel peut être ce quatrième secret ?

– Rien de bon, je vous assure. J’ai été longtemps sans y croire ; je ne voulais pas, je fermais les yeux, j’essayais de me tromper moi-même. C’est une chose si triste, que je ne sais comment la dire : Mister Boffin n’est plus ce qu’il était ; la prospérité le gâte.

– Je n’en crois rien, mon enfant.

– C’est malheureusement vrai ; il change de jour en jour ; pas pour moi ; il est à mon égard ce qu’il a toujours été ; mais pour les autres. Je le vois devenir capricieux, défiant, tyrannique ; il est dur et injuste ; enfin ce n’est plus le même. Si jamais la fortune a perdu un excellent homme, c’est bien lui. Et cela ne m’étonne pas ; la fascination de l’argent est si terrible ! Pensez donc ! J’en vois l’effet, je le déteste, je le redoute ; je sais que la fortune me sera encore bien plus mauvaise qu’à lui ; et je n’ai qu’une pensée, qu’un désir : être riche ! Dans la vie je ne vois qu’une chose : l’argent, l’argent, toujours l’argent, et pas d’autre existence que celle qu’il peut donner ! »

V. Le boueur doré tombe en mauvaise compagnie §

La pénétration de Bella se trouvait-elle en défaut, ou vraiment le boueur doré, passant dans le creuset, ne produisait-il que des scories ? Les mauvaises nouvelles marchent vite ; nous ne tarderons pas à le savoir.

Il existait, sur l’un des côtés de la somptueuse demeure, une pièce qui portait le nom de chambre de mister Boffin. Beaucoup moins grande que toutes les autres, elle était infiniment plus agréable, en raison d’un certain air de chez-soi que le despotisme du tapissier avait banni du reste de l’hôtel. Bien que d’une situation modeste, car elle donnait sur la petite rue dont Silas occupait jadis le coin, n’ayant aucune prétention au velours, au satin et aux dorures, cette pièce commode et simple avait acquis dans la maison une position analogue à celle d’une ample robe de chambre, ou d’une large paire de pantoufles, et quand la famille voulait se donner une bonne soirée, c’était là que, de fondation, elle allait goûter ce plaisir.

Le soir même de l’anniversaire, ayant appris, en rentrant, qu’on était dans cette chambre, Bella s’y rendit presque aussitôt. Elle y trouva Rokesmith, appelé sans doute comme secrétaire, car il avait des papiers à la main et se tenait debout près d’une table, devant laquelle mister Boffin était allongé dans un fauteuil.

« Vous êtes occupés ? dit Bella en ouvrant la porte.

– Du tout, ma chère, entrez, entrez ; vous êtes des nôtres. La vieille lady est là au coin du feu, comme d’habitude.

Mistress Boffin ayant ajouté à ces paroles un sourire et un signe de bon accueil, Bella, son livre à la main, vint s’asseoir auprès de l’excellente femme.

« Voyons ! dit le boueur doré en frappant sur la table un coup tellement sec que Bella en tressaillit, voyons, Rokesmith, où en étions-nous ?

– Vous disiez, monsieur, répondit le secrétaire avec une certaine répugnance, et en lançant un regard vers la cheminée, vous disiez que le moment était venu de fixer mes appointements.

– Dites vos gages, s’écria Boffin avec aigreur. Que diable ! quand j’étais en place, je n’ai jamais dit mes appointements.

– Mes gages, reprit Rokesmith.

– Vous n’avez pas d’orgueil, j’espère, dit mister Boffin en le regardant de côté.

– J’espère que non, monsieur.

– C’est que, voyez-vous, quand j’étais pauvre, je n’étais pas orgueilleux, moi ; la pauvreté et l’orgueil ça va mal ensemble ; ne l’oubliez pas ; c’est clair comme le jour : un homme pauvre, de quoi peut-il être fier ? C’est une stupidité. »

Rokesmith, un peu surpris, inclina légèrement la tête et parut approuver cette opinion en répétant des lèvres le mot stupidité.

« Pour en revenir à vos gages, reprit le boueur,… asseyez-vous. » Le secrétaire prit une chaise. « Pourquoi attendre que je vous le dise, demanda Boffin d’un air soupçonneux ; est-ce par orgueil ? Pour ce qui est de vos gages, puisque nous y voilà, je dis deux cents livres ; trouvez-vous que c’est assez ?

– L’offre est belle, monsieur, je vous remercie.

– Elle est suffisante, voilà tout, dit le boueur ; je ne veux pas donner plus qu’il ne faut ; un homme comme moi, c’est-à-dire qui a de la fortune, est tenu de considérer les prix courants. En premier, je n’y faisais pas attention ; mais depuis lors j’ai fréquenté les gens riches, et maintenant je connais les devoirs que la fortune impose. Ce n’est pas une raison, parce que j’en ai le moyen, pour faire hausser les prix. Un mouton vaut tant sur le marché ; je dois l’acheter au cours, pas davantage. Un secrétaire vaut tant par an ; je dois payer la somme et pas une livre de plus. Cependant je n’y regarderai pas avec vous, et s’il faut un peu allonger la courroie…

– Vous êtes bien bon, monsieur, dit le secrétaire avec effort.

– Nous porterons donc le chiffre à deux cents livres ; mettez deux cents livres par an. Maintenant, il faut savoir ce que j’aurai pour mes deux cents livres. Quand j’achète un mouton, j’ai l’animal entier ; quand j’achète un secrétaire, je dois l’avoir entier aussi.

– C’est-à-dire, monsieur, que vous achetez tout mon temps.

– Sans doute ; ce n’est pas que je veuille vous occuper du matin au soir ; vous pourrez prendre un livre, une minute ou deux, quand vous n’aurez rien à faire ; bien qu’on ait toujours de la besogne lorsqu’on veut en trouver ; mais j’entends vous avoir là ; il est convenable que vous soyez à mes ordres à toute heure du jour. Ainsi donc, depuis le déjeuner jusqu’au souper vous ne quitterez pas la maison. » Le secrétaire s’inclina. « Autrefois, continua l’ancien boueur, quand j’étais en place, je ne sortais pas à ma volonté, et il ne faut pas vous attendre à flâner suivant votre fantaisie. Vous avez pris cette habitude-là depuis quelque temps ; c’est peut-être parce que la chose n’avait pas été spécifiée ; mais à présent je vous le dis, et que cela ne se renouvelle pas. Quand vous voudrez sortir, vous demanderez la permission. »

Rokesmith fit un nouveau signe d’assentiment. Il avait l’air de s’imposer une vive contrainte ; son visage exprimait à la fois la surprise et l’humiliation.

« J’aurai une sonnette qui ira de cette chambre à la vôtre, reprit mister Boffin, et je sonnerai quand j’aurai besoin de vous. Pour le moment, rien autre chose à vous dire, du moins je ne le pense pas. »

Rokesmith se leva, réunit ses papiers, et sortit de la chambre. Les yeux de miss Wilfer, qui l’avaient suivi jusqu’à la porte, allèrent se poser sur mister Boffin, toujours allongé dans son fauteuil, et revinrent se fixer sur le livre qu’ils venaient de quitter. Mister Boffin se leva l’instant d’après. « J’ai laissé ce garçon-là, un de mes gens, prendre des airs au-dessus de sa position, dit-il en trottinant dans la chambre. Ça ne convient pas ; faut lui rabattre le caquet. Un homme riche a des devoirs envers ses pareils, et doit serrer la bride à ses inférieurs. »

Bella sentit que missis Boffin éprouvait un vif malaise, et cherchait à lire sur son visage l’impression qu’elle ressentait de ces paroles. Elle attacha donc sur son livre un regard plus attentif, et tourna la page eu feignant d’être absorbée par sa lecture.

« Noddy ? commença missis Boffin ».

– Quoi ? ma chère, demanda le vieux boueur en suspendant sa promenade.

– Pardonne-moi cette observation ; mais n’as-tu pas été ce soir un peu sévère pour mister Rokesmith ; un peu trop… pas tout à fait, Noddy, comme tu étais autrefois ?

– Je l’espère bien, la vieille, répondit Boffin d’un air enjoué, sinon glorieux.

– Tu l’espères, Noddy ?

– Oui, ma vieille ; ce que nous étions autrefois ne conviendrait plus maintenant. Est-ce que tu es encore à t’en apercevoir ? Nos anciennes manières ne serviraient qu’à nous faire voler, tromper de toutes les façons. Autrefois nous étions pauvres, aujourd’hui nous sommes riches ; c’est une fameuse différence.

– Ah ! dit l’excellente femme, dont l’aiguille s’arrêta de nouveau, et qui soupira tout bas en regardant le feu ; oui, une bien grande différence !

– C’est pour cela que nous ne devons plus être les mêmes, continua Noddy. Il faut se conformer à sa position ; il le faut ; il n’y a pas à dire. Nous devons maintenant veiller à notre avoir, le défendre contre tous ; car c’est à qui étendra la main pour la fourrer dans notre poche ; et il ne faut pas oublier que l’argent produit l’argent, ainsi que toute autre chose…

– À propos de souvenir, dit l’excellente femme, qui avait posé son ouvrage, et qui, le menton dans sa main, regardait le feu d’un air rêveur, te rappelles-tu, mon bon Nod, avoir dit à mister Rokesmith la première fois qu’il est venu au Bower, – tu sais bien, quand il s’est arrangé avec nous, – de lui avoir dit que s’il avait plu au ciel de renvoyer John Harmon sain et sauf pour recueillir son héritage, nous nous serions bien contentés de notre monticule, et que tu n’avais pas besoin du reste.

– Oui, ma vieille, je m’en souviens ; mais dans ce temps-là, nous ne savions pas ce que c’était que d’avoir le reste. Nos souliers neufs étaient arrivés, mais nous ne les avions pas encore mis ; à présent que nous les portons, il faut marcher en conséquence. »

Missis Boffin reprit son ouvrage, et travailla sans rien dire.

« Quant à ce secrétaire, continua le boueur doré en baissant la voix, et en jetant les yeux vers la porte comme s’il avait craint qu’il n’y eût là quelque valet aux écoutes, il en est de lui comme des domestiques : il faut les aplatir, ou qu’ils vous aplatissent. Après toutes les histoires qu’on leur a débitées, un tas de mensonges sur ce que vous étiez dans le temps, si vous n’êtes pas fier avec eux, ils se croient autant que vous. Il n’y a pas de milieu ; il faut se tenir roide comme un piquet, ou se voir foulé aux pieds ; crois ce que je te dis, ma vieille. »

Miss Wilfer le regarda à la dérobée sous ses longs cils, et vit cette figure, autrefois si ouverte, assombrie par la cupidité et la suffisance.

« Dans tous les cas, dit-il, la conversation n’est pas gaie pour Bella ; n’est-ce pas, ma fille ? »

Une Bella dissimulée, qui leva les yeux et regarda mister Boffin d’un air étonné, comme si elle n’avait rien entendu de ce qui s’était dit.

« Vous avez mieux fait d’être à votre lecture que de nous écouter, reprit le vieux boueur ; d’autant plus, ma chère, que vous n’avez pas besoin qu’on vous apprenne à vous faire valoir.

– J’espère, monsieur, que vous ne me croyez pas vaine, dit-elle en rougissant.

– Pas un brin, ma fille ; je dis seulement, qu’à votre âge, ça vous fait grand honneur, de vous être si bien mise au pas du monde, et de savoir ce que vous devez y chercher. Vous avez raison ; cherchez de l’argent, ma belle ; l’argent avant tout ; n’ayez pas peur ; avec votre figure, et ce que nous aurons le plaisir de vous donner, la vieille lady et moi, vous en trouverez, mignonne ; et vous serez riche. C’est comme ça qu’il faut être, et jusqu’à la fin de ses jours, dit Boffin avec onction ; être r-ri-iche ! »

Après avoir regardé son mari, missis Boffin se tourna vers leur fille adoptive, et lui dit d’une voix profondément triste : « Ne l’écoutez pas, mon enfant.

– Qu’elle ne m’écoute pas ! s’écria Boffin.

– Non, reprit l’excellente femme d’un air désolé, je ne dis pas cela comme tu l’entends. Mais voyez-vous, Bella, il ne faut pas croire qu’il soit autre chose que bon et généreux. Je ne peux pas dire autrement, Noddy ; tu es toujours le meilleur des hommes. » Elle insista sur cette déclaration, comme s’il avait essayé de la contredire, ce à quoi il était loin de penser. « Quant à vous, mon enfant, poursuivit-elle d’un air malheureux, il vous est si attaché, quoi qu’il en dise, que votre père lui-même ne vous porte pas plus d’intérêt, et ne peut guère vous aimer davantage.

– Quoi qu’il en dise ! s’écria le boueur doré, quoi qu’il en dise ? mais c’est justement ce que je dis. Embrassez-moi, chère enfant ; souhaitez-nous le bonsoir, et laissez-moi vous confirmer ce qu’a dit la vieille. Je vous suis très-attaché, ma belle, très-attaché ; et comme nous sommes du même avis sous le rapport de la richesse, nous ferons en sorte que vous soyez riche. Votre beauté, dont vous pourriez être vaine, ma chère, bien que vous ne le soyez pas, votre beauté vaut de l’argent, elle vous en fera trouver ; celui que nous vous donnerons en vaudra aussi et vous, en procurera. Vous avez une mine d’or à vos pieds, mignonne ; et là-dessus bien le bonsoir. »

D’une façon ou d’une autre, Bella ne fut pas aussi enchantée de ces paroles affectueuses ni de cette brillante perspective qu’elle aurait pu l’être. Elle se jeta au cou de la vieille lady, lui souhaita le bonsoir ; et la figure toujours inquiète de l’excellente femme, le désir que cette dernière avait de justifier son mari lui firent éprouver un certain malaise, comme une espèce de remords. « Quel besoin a-t-elle de l’excuser ? pensa Bella quand elle fut dans sa chambre : ce qu’il a dit est très-raisonnable ; je me le répète souvent. Alors cela devrait me convenir ; eh bien ! non ; cela me déplaît ; il a beau être généreux pour moi, il a perdu dans mon estime. Voyons, dit-elle, en s’adressant à elle-même, c’est-à-dire à l’image que reflétait son miroir, qu’est-ce que cela signifie, petite inconséquente ? »

Le miroir, ainsi interpellé, gardant un silence ministériel, Bella se mit au lit avec un malaise plus grand que celui qui résulte du besoin de dormir ; et la première chose qu’elle fit le lendemain, en sortant de sa chambre, fut d’aller voir si le nuage qui se trouvait la veille sur la figure du vieux boueur y était encore.

Il lui arrivait souvent d’accompagner mister Boffin dans ses flâneries du matin ; et à dater de ce jour il la fit participer à de singulières recherches. Ayant travaillé toute sa vie dans le triste enclos d’Harmony-Jail, le boueur doré éprouvait une joie d’enfant à regarder les boutiques ; c’était l’un des premiers plaisirs qu’il avait dus à la liberté ; et sa femme, pour qui le spectacle n’était pas moins nouveau, y trouvait le même bonheur. Jusqu’à la mort du père Harmon, leurs seules promenades avaient eu lieu le dimanche, où les boutiques sont fermées, et quand tous les jours de la semaine devinrent des jours de fête, la splendeur des étalages et leur diversité, furent pour eux une source de jouissances qui leur parut inépuisable. Constamment à l’avant-scène de ce merveilleux théâtre, mister et mistress Boffin avaient jusqu’alors admiré tout ce qu’ils voyaient, et prodigué leurs éloges à tout ce qui frappait leurs regards. Mais à l’époque où nous sommes arrivés, l’intérêt du bon Noddy se retira peu à peu des brillants magasins pour se concentrer sur les boutiques de libraires ; et qui plus est, le vieux boueur n’y chercha qu’une sorte de livres d’un genre exceptionnel. « Ici, ma chère, disait-il eu arrêtant Bella devant l’étalage d’un bouquiniste ; vous lisez à première vue, et vos yeux sont aussi clairvoyants qu’ils sont beaux ; n’y aurait-il pas là quelque histoire d’avare ? regardez bien, ma chère. »

Si Bella découvrait l’objet demandé, mister Boffin entrait immédiatement, achetait le volume ; puis il cherchait une nouvelle librairie, et faisait la même recommandation : « Regardez bien, ma chère, regardez partout ; ne voyez-vous pas quelque vieux livre où il serait question de gens bizarres, et qui auraient pu amasser ? »

Bella examinait les vitres ; l’ancien boueur examinait Bella. Désignait-elle un volume quelconque, intitulé : Galerie de personnages excentriques, caractères singuliers, Recueil d’anecdotes, Individus remarquables, et autres écrits de même nature, mister Boffin, tout rayonnant, se précipitait dans la boutique et faisait son emplette. Format, qualité, prix de l’ouvrage n’étaient comptés pour rien ; il suffisait qu’on pût découvrir un trait d’avarice pour que le tout fût pris et emporté sur-le-champ. Ayant su par hasard qu’une portion de l’Annual Register était consacrée à des détails biographiques, mister Boffin acheta toute la série de cette ingénieuse compilation, et en commença immédiatement le transport. Il en confia un volume à Bella, en prit trois autres, et se promit de revenir le lendemain. Cette besogne demanda environ quinze jours. Lorsqu’elle fut terminée, mister Boffin, dont l’appétit pour ce genre de littérature s’aiguisait au lieu de se rassasier, se mit à faire de nouvelles recherches. Bella n’avait plus besoin d’avertissement ; elle savait que le but de leurs promenades était de se procurer quelque histoire d’avare, et qu’elle devait tâcher d’en découvrir. Les livres de ce genre n’étant pas très-nombreux, la proportion des trouvailles aux insuccès pouvait être d’un pour cent ; mais rien ne décourageait mister Boffin, et il cherchait toujours avec la même ardeur.

Une chose curieuse, et qui étonnait Bella, c’était, qu’une fois achetés, ces livres disparaissaient de l’hôtel ; non-seulement elle ne les revoyait pas, mais il n’en était plus question. Mister Boffin n’en disait rien, ne faisait pas même allusion à leur contenu ; il semblait vouloir thésauriser ses avares, et les cachait avec autant de soin que lesdits personnages en avaient pris autrefois pour cacher leurs trésors. Mais un fait évident, et que Bella observait malgré elle, c’était que depuis l’époque où il montrait pour ces odieux volumes une passion égale à celle de don Quichotte pour les livres de chevalerie, le boueur doré serrait de plus en plus les cordons de sa bourse. Enfin, quand il sortait de chez un bouquiniste avec une nouvelle biographie de ces lunatiques, le rire sec et sournois qu’il faisait entendre, en reprenant le bras de sa compagne, inspirait à celle-ci un éloignement dont elle n’était pas maîtresse.

Missis Boffin paraissait ignorer ce nouveau goût littéraire. Ainsi que nous venons de le dire, son mari n’en parlait que dans ses promenades du matin ; et Bella, qui, d’une part, sentait que mister Boffin comptait sur son silence, de l’autre se rappelait l’air malheureux de l’excellente femme, le soir de la scène avec le secrétaire, gardait la même réserve.

Pendant que l’ancien boueur se livrait à cette manie, missis Lammle découvrait de son côté que Bella avait sur elle une influence fascinatrice. Présentés aux Boffin dès le commencement par ces chers Vénéering, mister et mistress Lammle étaient reçus chez le boueur doré dans toutes les grandes circonstances ; mais Sophronia ne s’était pas encore doutée de ce charme tout-puissant ; la révélation lui en était venue tout à coup. Une chose extraordinaire ! disait-elle à missis Boffin ; la grâce et la beauté produisaient sur elle un effet irrésistible ; et cependant ce n’était pas là ce qui l’avait séduite ; c’était quelque chose de plus. Il n’y avait pas d’expression pour dire à quel point elle était captivée par cette ravissante jeune fille.

Missis Boffin, qui non-seulement était fière de Bella, mais aurait fait tout au monde pour lui être agréable, lui répéta ces paroles ; et la séduisante jeune fille trouva naturellement que missis Lammle était une femme de goût et de sens. Elle répondit aux sentiments de cette personne distinguée par un accueil des plus gracieux, et la mit à même de montrer assez souvent les charmes de son esprit pour que la séduction devînt réciproque. L’influence, il est vrai, parut toujours moins vive chez miss Wilfer que chez l’ardente Sophronia ; mais la liaison était cependant assez étroite pour que la voiture qui promenait Bella renfermât plus souvent missis Lammle que missis Boffin, à laquelle elle appartenait. Ne croyez pas que celle-ci en fût jalouse. « C’est naturel, disait l’excellente femme ; missis Lammle se rapproche plus de son âge ; elle est plus jeune que moi ; et, Seigneur ! elle est surtout plus fashionable. »

Mais entre miss Wilfer et Georgiana Podsnap il y avait cette différence, parmi tant d’autres, que Bella ne courait pas le risque d’être captivée par Alfred. Elle faisait plus que de ne pas l’aimer, elle s’en défiait ; sa pénétration était si grande, son tact si fin, qu’elle se défiait aussi de la femme. Seulement, étourdie par la vanité, elle avait refoulé cette défiance dans un coin de son esprit, et ne lui permettait pas d’en sortir.

Missis Lammle s’intéressait de la manière la plus affectueuse à ce que Bella fît un beau mariage. Il fallait, disait-elle avec une une grâce badine, que sa charmante Bella vît les gens riches qu’Alfred avait sous la main, une foule de partis brillants qui tomberaient comme un seul homme aux pieds de la ravissante jeune fille, et y resteraient enchaînés. L’occasion s’étant produite, Sophronia présenta donc les plus passables de ces gentlemen fiévreux et débraillés, qui, toujours flânant du côté de la Cité, vont et viennent à propos de questions de Bourse : et grec, espagnol, hindou et mexicain ; et pair et prime, escompte, trois quarts et sept huitièmes. Gens aimables, qui adressèrent leurs hommages à Bella en des termes qui auraient fait croire qu’elle était composée d’une jolie fille, d’un cheval de race, d’une voiture solidement construite et d’une pipe remarquable ; mais sans le moindre succès, bien que Fledgeby lui-même eût été mis dans la balance.

« Chère Bella, dit mistress Lammle, un jour qu’elles étaient dans le petit coupé, je crains bien qu’il ne soit très-difficile de vous plaire.

– Je ne le demande pas, répondit Bella en tournant les yeux avec langueur.

– Il est certain, reprit Sophronia en hochant la tête, et avec son meilleur sourire, qu’il serait malaisé de trouver un homme digne de votre attention.

– Il ne s’agit pas de l’homme, dit froidement Bella, il s’agit de s’établir.

– Mon amour, répliqua missis Lammle, votre sagesse m’étonne ; où avez-vous si bien étudié la vie ? Assurément, dans une position comme la vôtre, ce qu’il faut demander c’est un établissement sortable. Vous ne pouvez pas descendre, passer d’un magnifique hôtel dans une maison d’un ordre inférieur. Quand même votre beauté ne l’exigerait pas, il est probable que mister Boffin, qui vous aime, fera…

– C’est déjà fait, interrompit Bella.

– Vraiment ! »

Un peu vexée d’avoir parlé si vite, et d’autre part vexée de sa vexation, Bella résolut de ne pas reculer. « C’est-à-dire, poursuivit-elle, qu’ils ont le projet de me doter, comme étant leur fille adoptive ; mais n’en parlez pas.

– En parler ! s’écria missis Lammle, qui se révoltait à l’idée de cette chose impossible. En parler ! ah ! cher ange !

– Missis Lammle, dit Bella.

– Dites Sophronia, mon amour, ou il faudra que je dise miss Wilfer.

– Eh ! bien donc, Sophronia, reprit le cher ange, après avoir poussé une brève exclamation, je vous dirai que je n’ai pas de cœur, dans le sens qu’on y attache ; et j’ajouterai que, c’est une sottise d’en avoir.

– Brave fille ! murmura missis Lammle.

– Il en résulte, poursuivit Bella, que je ne cherche pas un homme qui me plaise, si ce n’est sous le rapport que vous savez. Je demande une position, le reste m’est indifférent.

– Mais vous ne pouvez pas, répondit Sophronia en la regardant avec malice, et en lui jetant un doux sourire, vous ne pouvez pas vous empêcher de séduire les autres, d’être admirée, de faire qu’un mari ne soit fier de vous. Que cela vous plaise ou non, vous n’êtes pas libre à cet égard. Vous êtes séduisante en dépit de vous-même, chère belle ; on peut donc se demander s’il ne vaudrait pas mieux, qu’à votre tour, vous fussiez charmée, en supposant que ce fût possible. »

Or, il advint que cette flatterie grossière amena la chère belle à prouver qu’en effet elle avait plu en dépit d’elle-même. Elle sentait bien qu’elle avait tort, qu’un certain mal pouvait en résulter ; mais elle n’y voyait pas d’inconvénient grave, et poursuivit sa confidence.

« Ne me parlez pas, dit-elle, de plaire malgré soi.

– Aurais-je déjà raison ? s’écria missis Lammle.

– Peu importe, Sophronia ; parlons d’autre chose ; ne m’interrogez pas. » Cela signifiait nettement : questionnez-moi, je brûle de répondre, et Sophronia fit ce qui lui était demandé.

« Voyons, chère, dites-moi quel est le chardon qui a eu l’impertinence de s’accrocher au bord de cette adorable jupe.

– Impertinence est bien le mot, dit Bella. Un chardon peu flatteur ; mais ne me questionnez pas.

– Laissez-moi deviner.

– Vous ne pourriez jamais ; que dites-vous de notre secrétaire ?

– Vraiment ! cet ermite qui va et vient par l’escalier de service, et qu’on ne voit nulle part ?

– J’ignore ce qu’il fait, répondit Bella d’un air méprisant ; mais pour l’escalier de service, je sais qu’il n’y passe jamais. Quant à ne le voir nulle part, je voudrais bien qu’il en fût ainsi ; malheureusement il est très-visible. Oui ; j’ai plu à ce secrétaire, et il a eu la présomption de me le dire.

– Pas possible, cher amour !

– Vous le croyez, Sophronia ? mais j’en ai la certitude.

– Il faut que cet homme soit fou, dit missis Lammle d’un air résigné.

– Non, répondit Bella en secouant la tête ; il paraissait avoir toute sa raison ; il a même beaucoup parlé pour se défendre. Je lui ai dit ce que j’en pensais, et l’ai congédié ; mais c’est très-désagréable ; un ennui réel. Heureusement qu’on l’ignore ; c’est un secret, Sophronia ; et je compte sur votre silence, n’en parlez pas.

– En parler ! répéta mistress Lammle avec émotion, en parler ! »

Cette fois, il lui parut indispensable, tant elle était sincère, de s’incliner vers le bel ange, et de lui donner un baiser, à ce cher amour ! Baiser de Judas, car elle se disait : d’après ce que tu découvres de toi-même, fille sans âme, poussée dans le monde par l’aveugle affection d’un balayeur des rues, je serai pour toi sans pitié. Si mon mari, qui m’envoie, tend quelque piége où il espère te prendre, ce n’est pas moi qui m’y opposerai.

De son côté, Bella se disait au même instant : D’où vient que je suis toujours en guerre avec moi-même ? Pourquoi ai-je dit, comme si j’y avais été forcée, une chose que je savais qu’il fallait taire ? Pourquoi me faire l’amie de cette femme, en dépit de tout ce que j’éprouve contre elle ? Comme toujours elle n’obtint pas de réponse de son miroir, lorsque, rentrée dans sa chambre, elle lui posa ces questions qu’elle n’avait pas su résoudre. Peut-être si elle eût consulté un oracle meilleur, le résultat aurait-il été plus satisfaisant ; mais elle n’en fit rien ; et les choses suivirent la voie qui leur était ouverte.

Il y avait à l’égard de mister Boffin, et de l’étude qu’elle faisait de son caractère, un point qui excitait vivement la curiosité de Bella. Elle aurait voulu savoir si Rokesmith examinait aussi le boueur doré, et suivait, comme elle, le changement qui s’opérait en lui. Ses rapports avec le secrétaire ne lui permettaient pas de s’en assurer ; ils se bornaient maintenant à quelques phrases banales, dont l’échange n’avait lieu que pour sauver les apparences ; et lorsqu’il arrivait qu’on les laissait ensemble, le jeune homme se retirait immédiatement. Elle le regardait avec attention chaque fois qu’elle le pouvait sans qu’il s’en aperçût ; mais il avait sur lui-même un empire incroyable, et quelle que fût la parole que lui adressât mister Boffin, ou le mauvais jour sous lequel se montrât le vieux boueur, le visage du secrétaire demeurait impassible. Un léger froncement de sourcil, n’exprimant qu’une attention pour ainsi dire automatique ; un serrement des lèvres qui pouvait n’être qu’une mise en garde contre l’envie de sourire, voilà ce que du matin au soir, de jour en jour, de semaine en semaine, Bella vit sur la figure de Rokesmith, dont rien ne semblait pouvoir altérer le calme.

Le pire de cette affaire était de conduire insensiblement, ainsi que Bella s’en plaignait à elle-même, de l’observation de mister Boffin à l’observation continuelle de mister Rokesmith. « Ceci va-t-il enfin lui arracher un regard ? le faire rougir ou pâlir ? Comment cela ne fait-il aucune impression sur lui ? » Telles étaient les questions que Bella se posait toute la journée. Impossible d’en rien savoir ; toujours le même visage. « Peut-il être assez vil pour en arriver là ? Abdiquer sa propre nature pour deux cents livres par an ! se disait-elle. Et pourquoi pas ? C’est une question de prix ; je vendrais la mienne si l’on m’en donnait un chiffre suffisant. » Et Bella se retrouvait en guerre avec elle-même.

À son tour la figure de mister Boffin devenait indéchiffrable, bien que d’une façon toute différente ; la simplicité d’autrefois était masquée aujourd’hui par quelque chose de finaud, dont s’imprégnait jusqu’à sa bonne humeur ; son sourire même était rusé, comme s’il l’avait copié sur le portrait de ses avares. Excepté quelques accès d’impatience, quelques instants où il se donnait des airs de maître, le brave homme était resté d’un joyeux caractère ; mais il se mêlait à sa gaieté un alliage de mauvais aloi, une défiance sordide. Alors même que les yeux clignés, toute sa figure se mettait à rire, il se prenait dans ses bras, et se serrait étroitement comme pour se ramasser, et se défendre contre les autres.

Tout en observant ces deux visages, et en se disant que cette occupation furtive devait laisser quelque marque sur ses traits, Bella en vint à penser que la seule figure ouverte qu’il y eût parmi eux était celle de missis Boffin. Non plus radieuse comme autrefois, mais toujours franche, cette figure honnête reproduisait fidèlement, dans sa tristesse, tous les changements qui se remarquaient sur celle du boueur doré. Un soir qu’ils étaient dans la chambre de mister Boffin, et que celui-ci vérifiait certains comptes, il dit au secrétaire en l’apostrophant avec aigreur : « Rokesmith, je fais beaucoup trop de dépenses, du moins vous en faites trop pour moi.

– Vous êtes riche, monsieur.

– Non ! »

Le ton bref de cette réponse équivalait à un démenti ; mais la figure du secrétaire n’en resta pas moins impassible.

« Je ne suis pas riche, poursuivit mister Boffin ; je n’entends pas qu’on dise le contraire. Dans tous les cas, ajouta-t-il, je ne suis pas homme à dépenser tant que ça pour vous être agréable, ni à vous, ni à d’autres ; ça ne vous plairait pas si c’était votre argent.

– En supposant ce cas impossible…

– Taisez-vous, interrompit Boffin ; si vous étiez satisfait vous auriez tort ; ça devrait vous déplaire. Là ! je n’avais pas envie de me fâcher ; mais vous me mettez hors des gonds ; et après tout, je suis le maître. Je ne voulais pas vous dire de vous taire ; excusez-moi ; vous pouvez parler ; seulement faut pas me contredire. Avez-vous lu l’histoire de mister Elwes ? ajouta le vieux boueur, faisant enfin allusion à son sujet favori.

– L’avare ? demanda Rokesmith.

– C’est ça ! on l’appelle avare ! voilà comme on insulte les gens. Connaissez-vous son histoire ?

– Je le crois, monsieur.

– Eh ! bien il n’a jamais avoué qu’il était riche ; et il l’était deux fois plus que moi. Connaissez-vous Daniel Dancer ?

– Un autre avare ?

– Un brave homme, dit Boffin ; et qui avait une sœur digne de lui. Jamais ni l’un ni l’autre, ils n’ont dit qu’ils étaient riches ; s’ils l’avaient dit, il est probable qu’ils n’auraient pas eu tant de fortune.

– N’ont-ils pas vécu et ne sont-ils pas morts très-misérablement ?

– Non, répliqua Boffin d’un ton bref.

– Alors ce ne sont pas ceux que je veux dire ; ces êtres abjects…

– Pas d’injures, Rokesmith.

– Ceux dont je veux parler, reprit le jeune homme, ont passé toute leur vie dans la crasse et dans l’abjection la plus profonde.

– C’était leur plaisir, dit mister Boffin ; quand ils se seraient ruinés, cela aurait-il mieux valu ? Mais n’importe ; je ne veux pas jeter l’argent par la fenêtre ; il faut rogner la dépense. Le fait est que vous n’êtes pas assez à la maison ; ça demande une surveillance continuelle, et dans les plus petites choses. Pour peu que ça dure, nous mourrons dans un workhouse.

– Les gens que vous venez de citer pensaient de même, dit tranquillement Rokesmith ; c’est pour ne pas en arriver là qu’ils ont vécu dans la misère.

– Ça leur fait honneur, répliqua mister Boffin. Mais assez parlé d’eux comme ça. Avez-vous donné congé ?

– Oui, monsieur, j’ai exécuté vos ordres.

– Eh ! bien, maintenant, voilà : il faut payer votre trimestre ; oui, payez votre trimestre, – ce sera encore moins cher, – et venez tout de suite ici, afin d’être là nuit et jour, et de surveiller la dépense. Je prends le trimestre à ma charge ; vous le porterez sur le compte ; nous tâcherons de le regagner par ailleurs. Avez-vous un peu de mobilier ?

– Tous les meubles sont à moi.

– C’est bien, je n’aurai pas besoin d’en acheter. Dans le cas, poursuivit-il en attachant sur Rokesmith un regard d’une astuce particulière, dans le cas où vous penseriez qu’il serait honnête de me passer ce mobilier, comme garantie du payement du trimestre, il ne faudrait pas vous gêner. Je ne le demande pas ; mais si vous croyez que votre honneur vous y oblige, je n’y mets point d’opposition. Quant à votre chambre, il y en a de vides dans les combles, vous pourrez choisir ; prenez celle qui vous plaira.

– N’importe laquelle, monsieur. »

La figure généreuse et transparente de missis Boffin avait exprimé une telle angoisse pendant toute la durée de cet entretien, que Bella n’eut pas le courage de regarder l’excellente femme quand elle se trouva seule avec elle. Feignant d’être absorbée par son ouvrage, elle continua de broder jusqu’au moment où elle fut arrêtée par missis Boffin. Sans oser lever les yeux, elle abandonna sa main à celle qui la prenait, la laissa porter aux lèvres de la bonne créature, et sentit une larme rouler sur ses doigts. « Oh ! mon Noddy bien-aimé ! dit missis Boffin, que c’est dur à entendre ! Mais, croyez-moi, Bella, malgré ce que vous voyez, c’est bien le meilleur des hommes. »

Il rentra au moment où Bella serrait la main de la pauvre femme entre les siennes. « Eh ! dit-il d’un air soupçonneux en s’arrêtant près de la porte, qu’est-ce que vous chante la vieille lady ?

– Vos louanges, monsieur, répondit Bella.

– Mes louanges, mes louanges, en êtes-vous bien sûre ? Voyons ! elle ne me blâme pas de me tenir sur la réserve à l’encontre d’une bande de pillards qui auraient bientôt fait de me mettre à sec, penny à penny, si on les laissait faire ? Elle ne trouve pas mauvais que j’amasse un petit magot ? »

Il s’était approché d’elle en disant ces paroles ; l’excellente femme croisa les mains sur l’épaule de son mari, hocha la tête en le regardant, et posa sa joue sur ses mains.

« La ! la ! la ! dit mister Boffin avec bonté, il ne faut pas se faire de chagrin, la vieille.

– Je ne supporte pas de te voir comme ça, Noddy.

– De l’enfantillage, ma chère ; nous ne sommes plus comme autrefois. Dis-toi bien que nous devons dominer les autres ou qu’ils nous domineront. Il faut se rappeler que nous avons notre bien à défendre ; et que l’argent produit de l’argent. Ne vous inquiétez pas, Bella ; non, ma fille, soyez sans crainte ; plus nous amasserons, plus vous aurez un jour. »

Bella pensa qu’il était bien heureux que missis Boffin eût la tête sur l’épaule de son mari ; car les yeux du boueur doré brillaient en ce moment d’un éclat qui rendait plus visible le changement qu’elle déplorait en lui, et qui en faisait ressortir toute la laideur.

VI. De mal en pis §

Silas Wegg ne se rendait plus que très-rarement chez le mignon de la fortune. Mister Boffin, ce ver de terre favorisé du sort, aimait mieux aller trouver son homme de lettres ; et il avait dit à celui-ci, une fois pour toutes, de l’attendre chaque jour de telle heure à telle heure. Silas avait pris cela en mauvaise part ; les heures désignées étaient celles du soir, et il considérait ce temps-là comme très-nécessaire au progrès de ses découvertes. « Mais il était naturel, disait-il avec amertume à Vénus, que l’être qui avait foulé aux pieds miss Élisabeth, maître George, tante Jane et oncle Parker, ces éminentes créatures ! opprimât son littérateur. »

La Chute de l’Empire ayant fini par être consommée, Noddy avait apparu en cab avec l’Histoire ancienne de Rollin, estimable ouvrage qui parut doué de vertus soporifiques, et fut abandonné à l’époque où l’armée d’Alexandre fondit en larmes comme un seul homme, en voyant ce héros pris d’un accès de fièvre à la sortie du bain.

La Guerre des Juifs ayant également langui sous le commandement de Silas, mister Boffin arriva dans un autre cab avec Plutarque, dont les histoires lui parurent très-amusantes. Il espérait toutefois que cet écrivain-là ne s’attendait pas à ce que l’on crût tout ce qu’il racontait. À vrai dire, la grande difficulté pour Noddy Boffin, le problème littéraire qu’il ne pouvait résoudre, était de savoir ce qu’il y avait à prendre et à laisser dans les livres qu’il se faisait lire. Il avait oscillé entre une foi aveugle et un rejet absolu ; avait pris ensuite un moyen terme, s’était dit qu’il pouvait en croire la moitié ; mais laquelle ? et cette pierre d’achoppement l’arrêta toujours.

Un soir, – à cette époque Silas était habitué à voir son patron lui apporter quelque histoire profane, chargée des noms imprononçables de peuples inconnus, gens fabuleux d’une origine impossible, qui se faisaient des guerres durant des quantités d’années et de syllabes, et traînaient avec aisance des armées et des richesses sans nombre au delà des limites d’une honnête géographie, – un soir, disons-nous, l’heure était passée et le patron n’arrivait pas. Après une demi-heure de grâce, mister Wegg se dirigea vers la porte, et se mit à siffler pour annoncer à Vénus, si par hasard celui-ci pouvait l’entendre, qu’il était à la maison, et libre de tout engagement. Vénus quitta donc l’abri que lui donnait un mur voisin.

« Frère d’armes, salut ! » dit Wegg d’un ton joyeux. » En échange de cet aimable accueil, l’anatomiste lui souhaita le bonsoir d’une manière assez brève. « Entrez, frère, poursuivit Silas en lui frappant sur l’épaule. Approchez-vous de la cheminée ; vous savez ce que dit la ballade :

Nulle malice à redouter, monsieur,

Nulle perfidie à craindre.

Ayez confiance, ami,

Et j’oublierai de me plaindre ;

Li toddle di don di.

Car pour guide nous avons, monsieur.

Mon propre coin du feu,

Mon propre coin du feu.

Tout en faisant cette citation, dont il rendait l’esprit plutôt que les paroles, Silas conduisit son hôte près du foyer. « Vénus, lui dit-il avec une chaleur hospitalière, vous ressemblez à… je ne sais pas quoi… ; exactement ! comme deux gouttes d’eau, et portant la même auréole.

– Quelle auréole ? demanda Vénus.

– L’espérance, mon ami, l’espérance ! »

Vénus parut peu convaincu, et regarda le feu d’un air maussade.

« Bonne soirée, s’écria Wegg ; nous allons la consacrer à l’exécution du pacte amical ; après quoi, nous ferons circuler le vin dans la coupe ; c’est-à-dire, frère, que nous brasserons un peu de rhum et d’eau chaude à la santé l’un de l’autre. Vous savez ce que dit le poëte :

Inutile, mister Vénus, d’apporter votre bouteille,

Car vous aurez la mienne.

Nous en boirons un verre, avec un brin de citron, dont vous êtes partisan,

Mister Vénus, depuis longtemps,

Depuis longtemps, depuis longtemps.

Ce flux de poésie et d’hospitalité annonçait que mister Wegg remarquait chez l’anatomiste un fond de mauvaise humeur.

« Quant au pacte amical, dit le grognon personnage en se frottant les genoux d’un air peu satisfait, l’un des reproches que je lui adresse est de n’aboutir à rien.

– Frère, répondit le littérateur, la ville de Rome, qui débuta (le fait est peu connu) par une louve et deux jumeaux, et qui a fini par un marbre impérial, ne s’est pas faite en un jour.

– Ai-je prétendu le contraire ? demanda l’ostéologue.

– Non, camarade ; vous êtes trop savant pour cela.

– Mais je dis, reprit mister Vénus, que je suis arraché à mes trophées d’anatomie ; qu’on me fait échanger mes fragments humains pour de simples tas de cendre, tout cela sans résultat ; et que je renonce à des recherches stériles.

– Non, monsieur ! s’écria Wegg d’un air inspiré.

Chargez, Leicester, chargez !

En avant ! mister Vénus, en avant !

Ne dites jamais qu’il faut mourir ; un homme comme vous, monsieur !

– Peu importe qu’on le dise, répliqua Vénus ; l’intéressant est d’y arriver le plus tard possible ; et, d’ici là, je ne veux pas user mes jours à tâtonner dans les cendres.

– Mais pensez donc, monsieur, au peu de temps que vous y avez consacré, remontra Silas ; additionnez une à une les soirées que nous avons employées de la sorte, et regardez le total : un chiffre insignifiant. Et vous, monsieur, dont les pensées, les opinions, les vues, sont en parfaite harmonie avec les miennes ; vous qui, avec une patience admirable, assemblez toutes les parties de la charpente sociale, je veux dire du squelette humain, vous monsieur, vous renonceriez si vite à une pareille œuvre ?

– Elle me déplaît, répondit Vénus d’un ton bref, en mettant sa tête entre ses genoux, et en ébouriffant sa chevelure poudreuse. Puis elle n’a rien d’encourageant.

– Ces monticules, reprit Wegg d’un ton solennel, en étendant la main vers la cour, ces monticules dont la cime nous contemple, ne sont pas encourageants ?

– Trop volumineux, grommela Vénus. Une égratignure de temps en temps, un sondage, un coup de bêche, qu’est-ce que cela peut leur faire ? D’ailleurs qu’avons-nous trouvé ?

– Ah ! voilà ; qu’avons-nous trouvé ? dit Silas, enchanté de pouvoir enfin être de l’avis de l’ostéologue. Mais aussi, camarade que ne pouvons-nous pas trouver ? Tout au monde, vous m’accorderez bien cela.

– Mauvaise affaire, répondit Vénus. Je me suis engagé trop vite ; je n’avais pas réfléchi. Votre Boffin connaît ses monticules mieux que nous ; il connaissait le défunt, ses habitudes, ses manières ; a-t-il jamais fait la moindre fouille, montré l’espoir de trouver quelque chose ? »

Le bruit d’une voiture se fit entendre.

« Je m’en serais voulu, dit Wegg d’un air blessé, si j’avais pu le croire capable de venir à pareille heure. Néanmoins je pense que c’est lui. »

On sonna à la porte de la cour.

« Précisément ! Je le regrette, continua le littérateur ; j’aurais aimé à lui conserver un peu d’estime. »

On entendit mister Boffin crier à pleins poumons : « Holà ! hé ! Wegg !

– Restez assis, Vénus ; il est possible qu’il n’entre pas, dit l’homme de lettres, qui à son tour se mit à crier : Oui, monsieur ; je suis à vous, une seconde ! j’accours aussi vite que le permet ma pauvre jambe. » Et le rusé compère, sa chandelle à la main, fit courir son pilon d’un air de joyeux empressement. Arrivé près du cab, il aperçut mister Boffin entouré d’une masse de livres.

« Aidez-moi, Silas, dit le vieux boueur avec animation, aidez-moi ! Je ne veux pas descendre que la voiture ne soit débarrassée ; vous voyez bien. C’est l’Annual Register, Wegg ! une charretée de vol… lumes ! Connaissez-vous ça ?

– L’animal register, monsieur ! répondit le fourbe ; mais j’y trouverais n’importe quel animal les yeux fermés ; j’en ferai le pari quand on voudra.

– Voici autre chose, le Musée des Merveilles, reprit Boffin ; le Museum de Kirby ; les Caractères de Caulfield, ceux de Wilson, et quelles histoires, Wegg ! quelles histoires ! Il faut m’en lire une ou deux tout de suite. Vous n’imaginez pas les endroits où ils cachaient leurs guinées ; c’est merveilleux. Tenez bien ces volumes, Wegg ; prenez garde ! ils tomberaient dans la boue. Est-ce qu’il n’y a personne dans le voisinage qui pourrait nous aider ?

– J’ai là, monsieur, un de mes amis, qui était venu avec l’intention de passer la soirée avec moi, et que j’ai gardé, lorsqu’à mon vif regret, j’ai pensé que vous ne viendriez pas ce soir.

– Appelez-le ! il nous donnera un coup de main, s’écria Boffin. Ne laissez pas tomber celui-là ; c’est Dancer. Sa sœur et lui, ils ont fait des pâtés avec un mouton mort qu’ils avaient trouvé en se promenant. Où est donc votre ami ? Ah ! le voilà. Auriez-vous la bonté, monsieur, de nous aider à porter ces livres. Non ; ne prenez pas celui-ci, ni celui-là ; ce sont les deux Jemmy ; je les porterai moi-même. »

Parlant et se trémoussant avec une extrême animation, le boueur doré présida au transport de ses livres, et ne se calma un peu que lorsqu’il les vit tous déposés sur le carreau de la salle, et que la voiture fut congédiée. « Là ! dit-il en dévorant les volumes du regard, les voilà tous en ligne comme les vingt-quatre violoneux. Chaussez vos lunettes, Wegg ; je sais où trouver les meilleurs, et nous allons y goûter. Comment s’appelle votre ami ? »

Silas Wegg présenta mister Vénus.

« De Clerkenwell ? s’écria mister Boffin.

– De Clerkenwell, répondit l’anatomiste.

– J’ai entendu parler de vous autrefois, du temps du bonhomme. Vous le connaissiez ; vous a-t-il jamais rien vendu ?

– Non, monsieur, répondit l’anatomiste.

– Mais il vous montrait certaines choses pour en savoir le prix ? » Vénus jeta un coup d’œil à son ami, et répondit affirmativement. « Qu’est-ce qu’il vous montrait ? demanda le boueur doré, qui, les mains derrière le dos, avança la tête d’un air avide. Vous a-t-il fait voir des cassettes, des cabinets, des portefeuilles, des paquets, n’importe quoi de ficelé, de fermé à clef, ou de cacheté ? » Signe négatif de Vénus. « Vous connaissez-vous en porcelaine ? » Vénus secoua de nouveau la tête. « C’est que, voyez-vous, si par hasard il vous avait montré une théière, je serais bien aise de le savoir, dit mister Boffin ; et portant la main droite à sa bouche, il répéta d’un air pensif : une théière, une théière ! » Puis il contempla ses livres, comme s’il y avait là quelque chose d’intéressant qui eût rapport à l’objet en question. Les deux amis se regardèrent avec surprise. Mister Wegg ouvrit de grands yeux par-dessus ses lunettes, et se frappa la narine, comme pour exhorter l’anatomiste à surveiller mister Boffin. « Une théière ! répétait celui-ci en regardant toujours les livres, une théière ! Êtes-vous prêt, Silas Wegg ?

– À vos ordres, monsieur, répondit l’homme de lettres en s’asseyant sur le banc, et en fourrant sa jambe de bois sous la table. Mister Vénus, s’il vous plaisait de vous rendre utile, je vous prierais de vous asseoir à côté de moi, et de vouloir bien moucher la chandelle. »

Tandis que Vénus se conformait à cette demande, Silas le heurta de sa jambe de bois, et lui montra mister Boffin, qui toujours rêveur, était debout entre les deux bancs. « Hum ! hum ! fit mister Wegg pour appeler l’attention du maître. Désirez-vous, monsieur, que je commence par un animal du…

– Non, dit mister Boffin, non. » Et tirant un petit livre de sa poche de côté, il le passa avec précaution à son littérateur, en lui demandant comment s’appelait ce volume.

« Monsieur, répondit Silas en ajustant ses lunettes et en lisant le titre du livre, cela est intitulé : Anecdotes et biographies d’avares célèbres, par Merry-Weather. Mister Vénus, voudriez-vous bien approcher la chandelle. » (Ceci pour avoir l’occasion de regarder son associé d’une manière significative.)

« Quels sont les gens que vous avez-là ? demanda mister Boffin ; pouvez-vous le savoir sans peine ?

– Oui, monsieur, répondit Silas en cherchant la table et en tournant lentement les feuillets. Je crois d’ailleurs qu’ils y sont presque tous ; un riche assortiment ! Mon œil saisit au passage Dick Jarrel, monsieur ; John Overs ; John Little ; John Elwes, monsieur ; le révérend Jones de Blewbury ; Vulture Hopkins ; Daniel Dancer…

– Bien, Wegg ! celui-là, s’écria mister Boffin ; lisez-nous Dancer. »

Après avoir regardé fixement Vénus, l’homme de lettres chercha l’article demandé, et lut ce qui suit : « Page 109, chapitre VIII. Sommaire. Sa famille. Sa naissance. Ses vêtements et son extérieur. Son habitation. La sœur de Dancer. Grâces féminines de celle-ci. Dancer découvre un trésor. Pâtés de mouton. Idée qu’un avare se fait de la mort. Ce qui remplace le feu. Avantage d’avoir une tabatière. Trésor dans un tas de fumier.

« Hein ! s’écria mister Boffin, que dites-vous là ?

– Trésor dans un tas de fumier, répéta distinctement Silas. Mister Vénus, veuillez faire usage des mouchettes. » (Ceci pour appeler l’attention du compère sur les mots tas de cendre, proférés seulement des lèvres.)

Mister Boffin traîna un fauteuil à l’endroit où jusqu’alors il était resté debout, et s’asseyant en se frottant les mains d’un air finaud : « Lisez-nous Dancer, dit-il, lisez-nous Dancer. »

Wegg entama donc l’histoire de cet homme éminent, et la poursuivit à travers ses diverses phases de crasse et d’avarice, depuis les guenilles retenues autour du corps par une ceinture de foin, jusqu’au jour où la sœur mourut d’un jeûne prolongé, rompu seulement par une tranche de poudding froid ; depuis la méthode de réchauffer son dîner en s’asseyant dessus, jusqu’à la mort du frère, qui eut la consolation de finir sa vie dans un sac où il était sans le moindre vêtement ; après quoi vinrent les lignes suivantes : « La maison qu’avait habitée Dancer, et qui à sa mort passa entre les mains du capitaine Holmes, n’était à vrai dire qu’un monceau de ruines, car on n’y avait fait aucune réparation depuis plus d’un demi-siècle. »

Mister Wegg lança un regard à Vénus, et promena ses yeux autour de la salle, qui était passablement délabrée. « Mais bien que d’une apparence très-misérable, cette maison renfermait de grandes richesses. Il ne fallut pas moins de plusieurs semaines pour en examiner le contenu ; et ce fut une occupation fort agréable pour le capitaine que de fouiller la demeure de l’avare, et d’en découvrir les trésors cachés. » Les trésors cachés, répéta mister Wegg, dont la jambe de bois alla heurter Vénus. « Un tas de fumier, resté dans la vacherie, contenait une somme d’environ vingt-cinq mille livres ; et l’on trouva dans une vieille jaquette, soigneusement clouée sous la crèche, cinq cents autres livres en or et en billets. »

Ici la jambe de bois s’allongea sous la table, et s’éleva graduellement pendant la lecture de ce passage : « Plusieurs bols étaient remplis de guinées, et en cherchant dans les coins, on y découvrit à plusieurs reprises des liasses de billets de banque plus ou moins volumineuses ; quelques-unes avaient même été cachées dans les fentes des murailles. »

Mister Vénus regarda les murs de la salle.

« On en trouva des paquets dans les coussins des chaises, et sous les housses des fauteuils. » Mister Wegg se pencha pour regarder sous le banc.

« Quelques-uns reposaient tranquillement derrière le fond des tiroirs ; et une vieille théière en contenait pour six cents livres. Le capitaine ayant aperçu de grandes jarres dans l’écurie, les trouva remplies de monnaies diverses. Il explora la cheminée, et ne perdit pas son temps, car il y ramassa deux cents livres, cachés dans des trous, soigneusement recouverts de suie. »

Le littérateur, dont la jambe de bois s’élevait toujours, et qui à chaque nouvelle découverte donnait à Vénus des coups de coude de plus en plus forts, se voyant arrivé aux dernières limites qu’il lui fût permis d’atteindre sans perdre l’équilibre, se pencha vers son associé et le pressa contre le banc. Les deux amis, plongés dans une espèce d’extase pécuniaire, demeurèrent dans cette position quelques instants ; mais la vue de mister Boffin, qui, le regard sur le feu, se pressait étroitement dans ses bras, les fit revenir à eux-mêmes. Feignant d’éternuer pour couvrir ses mouvements, le lecteur se redressa avec un etchou spasmodique, et en profita pour relever mister Vénus.

« Continuez, dit mister Boffin avec avidité.

– C’est John Elwes, monsieur, qui vient après ; son histoire vous serait-elle agréable ?

– Certes, dit le boueur doré ; voyons ce qu’a fait John Elwes ? »

Celui-ci n’ayant caché ni pièces d’or, ni billets, son histoire sembla peu attrayante. Mais une lady Wilcocks, chez laquelle on trouva dans une boîte à horloge un vieux pot rempli de guinées et de schellings, plus une boîte de fer-blanc renfermant une somme considérable, et déposée dans un trou pratiqué sous l’escalier ; enfin, dans une ratière, une quantité de monnaie d’or et d’argent, cette lady Wilcocks ranima l’intérêt.

À cette femme exemplaire succéda une mendiante, qui laissa une foule de petites sommes enveloppées dans des guenilles ou des chiffons de papier, et qui, au total, composaient une fortune. Après cette pauvresse vint une marchande de pommes dont les économies s’élevaient à dix mille livres (deux cent cinquante mille francs), et qui les avait cachées çà et là, dans les fentes des murs, derrière les briques et sous les carreaux de sa chambre. Puis un Français, qui avait mis les siennes dans la cheminée ; si bien qu’après sa mort, ayant fait ramoner celle-ci, on y découvrit une valise où il y avait trente mille francs et une quantité de pierres précieuses.

Enfin Silas Wegg arriva à ce dernier récit des faits et gestes de l’absurdité humaine. « Il existait à Cambridge, il y a déjà longtemps, un vieux couple du nom de Jardine ; ce couple avait deux garçons. À la mort du père, qui était fort avare, on trouva mille guinées dans sa paillasse. Les deux fils prirent des goûts non moins parcimonieux, et à l’âge de vingt ans ils s’établirent à Cambridge, où ils se mirent drapiers, et où ils restèrent jusqu’à leur mort. La boutique des frères Jardine était la plus noire, la plus sale qu’il y eût dans toute la ville. On n’y entrait guère que par curiosité ; les acheteurs s’y voyaient rarement. Rien de plus ignoble que l’aspect des deux frères ; car, bien qu’ils fussent entourés de pièces d’étoffe, ils n’avaient sur eux que des haillons d’une malpropreté insigne. On raconte qu’ils n’avaient pas même de lit ; ils couchaient sur des toiles d’emballage, empilées sur le comptoir. De meubles nulle part ; et le menu était à l’unisson ; il y avait plus de vingt ans qu’il n’avait paru de viande sur leur table. Aussi avares l’un que l’autre, ils s’entendaient à merveille ; et néanmoins après le décès du premier qui mourut, le survivant trouva des sommes considérables dans diverses cachettes dont il ignorait l’existence.

« Voyez-vous ! s’écria mister Boffin, des cachettes dont il ignorait l’existence ! Ils n’étaient que deux, et l’un avait des cachettes pour l’autre ! »

Vénus, qui depuis l’histoire du Français, était replié sur lui-même de façon à regarder dans la cheminée, fut tiré de son examen par cette phrase, qu’il répéta : « Et l’un avait des cachettes pour l’autre !

– Ça vous plaît-il ? demanda mister Boffin.

– Pardon, monsieur ; de quoi parlez-vous ?

– Des histoires que nous lisons ; je vous demande si elles vous plaisent ? »

L’anatomiste les trouvait fort intéressantes.

« Dans ce cas-là, dit mister Boffin, revenez un autre jour ; vous en entendrez encore ; revenez demain, après-demain, quand vous voudrez ; seulement une demi-heure plus tôt. »

L’invitation fut acceptée avec gratitude.

« C’est incroyable tout ce qui a été caché, dit mister Boffin d’un air pensif ; tantôt dans un endroit, tantôt dans l’autre ; c’est incroyable.

– Est-ce de l’argent, demanda Silas d’un air modeste, et en donnant un coup de pilon à son associé, est-ce de l’argent que parle monsieur ?

– Des papiers aussi, » répondit Boffin.

Silas Wegg tomba sur Vénus, et masqua son émotion par un nouvel éternuement. « Etchou ! Des papiers ont été cachés, monsieur ?

– Cachés et oubliés, Wegg ! Le libraire qui m’a vendu ce merveilleux muséum – où est-il ce muséum ? » Boffin se mit à genoux et chercha avec ardeur parmi ses livres.

« Puis-je vous aider, monsieur ? demanda Silas.

– Pas besoin, le voilà, dit le vieux boueur en essuyant le bouquin avec sa manche. Volume 4 ; c’est bien dans celui-là que le libraire m’a lu ce que je veux dire ; cherchez Wegg, cherchez. »

Silas feuilleta le volume. « Pétrification remarquable, dit-il.

– Non, répondit le boueur doré, ce n’est pas une putréfaction.

– Mémoires du général John Reid surnommé le…

– Pas encore ça.

– Cas remarquable d’un individu qui avala une demi-couronne.

– Pour la cacher ? demanda mister Boffin.

– Heu…eu…, n-non, répondit Wegg en parcourant le texte ; il paraît que c’est sans le vouloir. Mais voilà peut-être ce que nous cherchons : Découverte d’un testament

– Tout juste ! s’écria le boueur doré ; lisez-nous ça. »

« Une cause des plus extraordinaires, se mit à lire Silas Wegg, a été jugée en Irlande, aux dernières assises de Mary Borough ; en voici le résumé. Au mois de mars 1782, Robert Baldwin fit un testament qui assurait toutes ses terres aux enfants du plus jeune de ses fils. Il perdit la mémoire peu de temps après, et mourut bientôt, âgé de plus de quatre-vingts ans. Le fils aîné prétendit que son père avait détruit le testament en question ; et nul écrit n’ayant été trouvé, l’aîné des fils entra en possession des biens. Les choses demeurèrent ainsi pendant vingt et un ans ; toute la famille était persuadée que le père avait anéanti ses premières dispositions, lorsque la femme du fils aîné vint à mourir. Bien qu’âgé de soixante-dix-huit ans, le veuf prit bientôt une nouvelle épouse, dont la jeunesse inquiéta les enfants de la défunte. Ceux-ci ayant exprimé leurs sentiments avec une profonde amertume, le père déshérita son fils aîné, et, dans un moment de fureur, montra le testament à son second fils, qui résolut de s’en emparer et de le détruire, afin de conserver la fortune à son frère. Dans cette intention il brisa le tiroir où son père enfermait ses papiers, et n’y trouva pas le testament qu’il cherchait ; mais celui de son aïeul, testament que la famille avait oublié. »

« Là ! dit mister Boffin, voyez ce que les gens oublient après l’avoir serré ; ou bien ce qu’ils ont l’intention de détruire, et qu’ils n’en gardent pas moins. É…ton…nant, étonnant ! » ajouta-t-il à voix basse, et en examinant les murailles.

Les deux amis promenèrent également leurs yeux autour de la salle, puis mister Wegg arrêta les siens sur le boueur doré, qui alors contemplait le feu, et le regarda comme s’il avait voulu le saisir, et lui demander ses pensées ou la vie.

« Assez pour ce soir, dit mister Boffin après un instant de silence ; nous continuerons demain ; rangez les livres, mettez-les sur la planche, Wegg ; mister Vénus aura la bonté de vous aider. »

En disant ces mots, il fourra la main dans son pardessus, qui était boutonné sur sa poitrine, et s’efforça d’en tirer un objet sans doute trop volumineux pour sortir facilement. L’objet arriva enfin ; et quelle fut la surprise des deux compères en voyant apparaître une lanterne délabrée. Sans remarquer l’effet produit par ce petit instrument, le boueur doré le posa sur son genou, tira de sa poche une boîte d’allumettes, alluma tranquillement la bougie de sa lanterne, souffla ce qui restait de l’allumette, le jeta dans le feu, et dit ensuite : « Je vais faire une tournée dans la cour ; restez là, Wegg, je n’ai pas besoin de vous. Cette lanterne et moi, nous en avons fait des tournées ensemble, par centaines et par mille.

– Mais, monsieur, commença Wegg, d’un ton poli, je ne peux pas souffrir… »

Mister Boffin qui se dirigeait vers la porte, s’arrêta, et lui coupant la parole : « Je vous ai dit que je n’avais pas besoin de vous, reprit-il en se retournant. »

Le lecteur eut l’air d’un homme qui est frappé d’une idée subite. Le patron se remit à trottiner, et sortit de la salle. Mister Wegg l’avait laissé partir ; mais au moment où la porte se ferma, il saisit Vénus à deux mains, et lui dit à l’oreille, d’une voix étranglée par l’émotion : « Il faut le suivre, le guetter, ne pas le perdre de vue un instant.

– Pourquoi cela, demanda l’autre également ému.

– Vous avez pu le voir en arrivant, camarade : il y avait en moi de la surexcitation ; c’est que j’ai trouvé quelque chose :

– Qu’avez-vous trouvé ? demanda Vénus en l’empoignant à son tour ; si bien qu’ils se tenaient embrassés comme deux gladiateurs posthumes.

– Pas le temps de vous dire ; il va peut-être le chercher ; surveillons-le, camarade. »

Ils gagnèrent la porte, l’ouvrirent doucement, et jetèrent les yeux au dehors. Le ciel était couvert de nuages, et l’ombre noire des monticules rendait plus épaisse l’obscurité de la cour. « Si ce n’est pas un archi-coquin ! murmura Wegg ; pourquoi une lanterne sourde ? Avec une autre on verrait ce qu’il fait. Doucement ! par ici. »

Les deux compères s’engagèrent dans une allée poudreuse, bordée de tessons enfoncés dans les cendres, et suivirent mister Boffin à pas de loup. On entendait craquer les parcelles de charbon que le boueur écrasait en trottinant.

« Il connaît les êtres, il n’ouvre pas sa lanterne, murmura Silas ; que le diable l’emporte ! » Silas n’avait pas achevé ces paroles que la lanterne était découverte, et projetait sa clarté sur le premier des monticules.

« Est-ce là ? demanda tout bas Vénus.

– Il a chaud ; répondit Wegg, le voilà qui brûle. C’est pour cela qu’il est venu ! Mais qu’a-t-il donc à la main ?

– Une bêche, répondit l’anatomiste ; une bêche : et il connaît la manière de s’en servir, lui ! cent fois mieux que nous.

– S’il est venu le chercher, et qu’il ne le trouve pas, suggéra Wegg, qu’est-ce que nous ferons ?

– Voyons d’abord ce qu’il fera lui-même, » dit Vénus.

La lanterne se referma, et le monticule redevint noir. Un instant après la lumière reparut ; les deux amis virent le boueur doré élever peu à peu sa lanterne jusqu’à la tenir à bras tendu. Il était alors au pied du second monticule, et en examinait la surface.

« Cela ne peut pas être là, si c’était dans l’autre, dit l’anatomiste.

– Non, répondit Wegg ; il se refroidit.

– Ne vous semble-t-il pas, murmura Vénus, qu’il regarde si on n’a pas fouillé là dedans ?

– Chut ! répliqua Silas ; il se refroidit toujours ; le voilà qui gèle ! » Cette parole échappa à l’homme de lettres en voyant mister Boffin s’arrêter au pied du troisième monticule.

« Mais il monte ! dit Vénus.

– Avec sa bêche et sa lanterne, » ajouta Wegg.

D’un trot plus agile, comme si la bêche qu’il avait sur l’épaule eût stimulé ses forces en lui rappelant le passé, mister Boffin gravissait effectivement l’allée en colimaçon qui conduisait au belvédère. On se rappelle la description qu’il en avait faite à mister Wegg au début de la Chute de l’Empire romain. Les deux amis le suivaient en se baissant pour que leur ombre ne pût s’apercevoir quand la lumière allait reparaître. Vénus passa le premier afin de remorquer Silas, qui avait besoin d’aide pour retirer vivement sa jambe de bois des trous qu’elle se creusait. Mister Boffin s’arrêta pour souffler ; les deux amis s’en aperçurent bien juste, car ils ne voyaient guère ; mais enfin ils le virent, et s’arrêtèrent de même.

« Celui-là est à lui, murmura Wegg lorsqu’il eut repris haleine.

– Tous lui appartiennent, répondit Vénus.

– Il le croit, répliqua Silas ; mais c’est celui-là qu’il a possédé le premier ; celui que le bonhomme lui a légué d’abord.

– Quand il ouvrira sa lanterne, reprit Vénus dont les yeux ne quittaient pas la silhouette du boueur, il faudra nous baisser davantage, et aller un peu plus vite. »

Mister Boffin se remit en marche, ainsi que les deux complices. Arrivé au sommet, il découvrit à demi sa lanterne, et la posa par terre. Une perche, plantée dans les cendres depuis nombre d’années, inclinée par le vent, délabrée par la pluie, dominait le monticule ; c’était près d’elle que se trouvait la lanterne. Celle-ci en éclairait la partie inférieure, projetait sa clarté sur un petit coin de la surface, et envoyait dans l’air un rayon qui s’y perdait sans but.

« Il ne peut pas être venu pour déterrer cette perche, dit l’anatomiste en s’accroupissant.

– Elle est peut-être creuse, » répondit Wegg.

Toujours est-il que mister Boffin allait se mettre à l’ouvrage, car il retroussa le bas de ses manches, se cracha dans les mains, et prit lentement sa bêche en vieil ouvrier qu’il était. Il ne paraissait pas vouloir ôter le vieux mât ; il mesura seulement une longueur de bêche à partir de sa base, et enfonça l’outil à l’endroit où finissait la mesure. Son intention n’était pas non plus de creuser profondément ; une douzaine de coups lui suffirent. Les douze pelletées de cendres mises de côté, il examina la fosse qu’il avait faite, puis s’étant courbé, il en retira un objet qui semblait être une de ces bouteilles trapues, aux épaules hautes, à la courte encolure, où l’on prétend que le Hollandais enferme son courage. Il referma sa lanterne, et on l’entendit remplir le trou qu’il venait de creuser.

Les cendres étaient remuées d’une main habile ; nos espions comprirent qu’il était temps de prendre la fuite. Mister Vénus se glissa donc devant mister Wegg et s’empressa de l’entraîner. Mais la descente ne fut pas sans inconvénient pour le malheureux Silas. Sa jambe de bois s’opiniâtrant à s’enfoncer dans le tas poudreux jusqu’à moitié de sa longueur, et les minutes étant précieuses, le monteur de squelettes prit la liberté de l’enlever de son pilon en le prenant au collet, d’où il résulta que le littérateur fit le reste du voyage sur le dos, la tête enveloppée dans les pans de sa redingote, et suivi de sa jambe de bois qui traînait derrière lui. Troublé par cette brusque descente au point de ne plus se reconnaître, lors même qu’arrivé en terrain plat, il eut repris la verticale, mister Wegg ne se douta de l’endroit où pouvait être sa résidence qu’au moment où l’anatomiste le poussa dans la salle. Ce ne fut pas encore assez ; chancelant et hors d’haleine, il regarda les murailles d’un air tout effaré, et ne reprit possession de lui-même que lorsque Vénus, au moyen d’une brosse un peu dure, lui eut rendu l’usage de ses sens, et enlevé la poussière qui couvrait ses habits.

Quant à mister Boffin il était descendu lentement, car Vénus avait achevé son brossage, et Silas avait eu le temps de se remettre avant qu’il reparût. Qu’il eût sur lui la fameuse bouteille, cela ne faisait pas le moindre doute ; mais où l’avait-il cachée ? Ceci était moins clair. Il avait un gros paletot, large et poilu, croisé sur la poitrine, ayant au moins six poches ; dans lequel pouvait être ledit objet ?

« Qu’est-ce que vous avez ? demanda-t-il à son littérateur ; vous êtes pâle comme un linge. » Mister Wegg répondit avec exactitude qu’il avait éprouvé comme un étourdissement.

« La bile ? reprit le boueur doré en soufflant sa lanterne, et en la remettant dans son paletot ; est-ce que la bile vous tourmente, Wegg ? « Silas répondit en toute vérité qu’il n’avait jamais ressenti pareille chose.

« Purgez-vous demain matin, purgez-vous pour être le soir à votre affaire, dit le vieux boueur. À propos : le quartier va faire une grande perte.

– Laquelle, monsieur ?

– Je fais enlever les monticules. »

Les deux amis eurent besoin d’un tel effort pour ne pas se regarder qu’ils auraient pu bayer l’un à l’autre sans plus d’inconvénient. « Vous vous en séparez, monsieur ? dit l’homme de lettres.

– Oui, c’est chose décidée ; on peut regarder le mien comme déjà parti.

– N’est-ce pas celui qui a une perche, monsieur ?

– Justement, répondit Boffin en se frottant l’oreille comme il faisait jadis ; mais avec un air de ruse qu’il n’avait pas autrefois. Il a trouvé chaland ; demain on commence à l’enlever.

– Quand vous êtes sorti tout à l’heure, demanda Silas avec enjouement, était-ce pour faire vos adieux à ce vieil ami ?

– Non, répondit mister Boffin, quelle diable d’idée avez-vous là ? » Il proféra ces mots avec tant de rudesse que mister Wegg, qui peu à peu s’était rapproché de lui, et s’apprêtait à explorer l’extérieur des poches avec le dos de sa main, fit deux pas en arrière.

« Je ne voulais pas vous offenser, dit-il humblement. »

Mister Boffin le regarda comme un chien en regarderait un autre qui voudrait lui enlever l’os qu’il ronge, et il ne répondit que par un grognement sourd aux excuses de maître Wegg. Les mains derrière le dos, il suivit d’un œil soupçonneux les mouvements de son lecteur ; puis tout à coup rompant le silence : « Bonsoir, dit-il d’un ton bourru. Je connais le chemin ; restez là ; je n’ai pas besoin de lumière. »

Toutes ces histoires d’avares, de cachettes et de trésors, la scène du monticule, peut-être la manière dont il en était descendu, et qui avait fait affluer à la tête son sang vicieux, avait tellement surexcité la cupidité de Silas qu’au moment où la porte se referma sur le boueur, Wegg s’élança vers elle, en entraînant Vénus.

« Ne le laissons pas partir, s’écria-t-il ; courons vite ! il emporte cette bouteille ; il faut absolument l’avoir !

– Vous n’entendez pas la lui prendre ? dit l’autre en le retenant.

– Mais si ! mais si ! il faut que nous l’ayons. Auriez-vous peur de lui, poltron que vous êtes ?

– J’ai assez peur de vous pour ne pas vous lâcher, répondit Vénus qui le tenait à bras-le-corps.

– Vous n’avez donc pas entendu ! s’écria Wegg ; il va faire enlever les monticules, détruire nos espérances, chien que vous êtes ! On commence demain ! Tout sera remué de fond en comble ; nous perdrons tout. Lâchez-moi donc ! Si vous ne savez pas défendre vos droits, moi j’en aurai le courage. »

Comme il se débattait avec violence, Vénus jugea opportun de le renverser et de tomber avec lui, sachant bien qu’une fois par terre il aurait de la peine à se relever. Au moment donc où le boueur doré sortait de la cour, les deux associés roulaient sur le carreau.

VII. Forte position des deux amis §

En entendant la porte se refermer sur mister Boffin, les deux lutteurs se lâchèrent, et se mirent sur leur séant, où ils restèrent vis-à-vis l’un de l’autre. Une défiance marquée, à l’égard de Wegg, une disposition à se jeter sur lui et à le terrasser de nouveau, s’il en donnait le moindre prétexte, se lisaient dans les yeux affaiblis de Vénus, et dans chaque brin de sa tignasse hérissée, tandis que la figure sèche et raboteuse de Wegg, l’attitude de son corps roide et anguleux, toute sa personne qui ressemblait à ces joujoux de bois venus d’Allemagne, exprimait un désir conciliant, plus politique que sincère. Tous les deux étaient rouges, essoufflés, chiffonnés, bouleversés par la lutte qu’ils venaient de soutenir ; et mister Wegg, dont le crâne avait produit un bruit sourd en tombant sur le carreau, se le frictionnait de l’air d’un homme qui vient d’éprouver un étonnement désagréable.

« Frère, dit-il enfin après un long silence, vous aviez raison, je le reconnais ; je me suis oublié. »

Vénus se passa la main dans les cheveux en pensant que mister Wegg s’était montré sous son véritable jour.

« Oui, reprit Silas, vous aviez raison ; mais vous n’avez pas connu miss Élisabeth, maître George, tante Jane et oncle Parker. »

Vénus admit qu’en effet il ne connaissait pas ces hauts personnages, et ajouta qu’il ne le regrettait pas le moins du monde.

« Ne dites pas cela, frère, riposta Silas, ne dites pas cela ; ne les ayant pas connus vous ne comprendrez jamais la frénésie qu’on éprouve à la vue de l’usurpateur. » Après avoir proféré ces mots comme s’ils témoignaient des sentiments les plus honorables, mister Wegg se traîna à l’aide de ses mains vers une chaise placée dans un coin de la chambre ; et là, se livrant à une gymnastique assez bizarre, il finit par se remettre debout. « Camarade, dit-il à Vénus, qui s’était également relevé, quelle physionomie expressive que la vôtre ! »

Mister Vénus se passa la main sur la figure par un mouvement involontaire, puis examina ses doigts comme pour voir si son visage y avait laissé quelques-unes de ses propriétés expressives.

« Je comprends à merveille, poursuivit le littérateur en accompagnant chaque mot d’un coup de son index, je comprends la question que m’adressent vos traits éloquents.

– Laquelle ? demanda Vénus.

– Vous me demandez, répondit Silas d’un air affable, pourquoi je ne vous ai pas dit tout d’abord que j’avais trouvé quelque chose ? Pourquoi je n’y ai fait allusion que lorsque j’ai pensé que le traître venait chercher ledit objet ? Votre physionomie parlante s’exprime ainsi, et de la façon la plus claire. Pouvez-vous lire la réponse sur mon visage ?

– Pas du tout, dit Vénus.

– Je le savais, murmura Silas avec une joyeuse candeur. Et pourquoi ? direz-vous. Parce que je n’ai pas votre figure expressive ; tous les hommes ne sont pas également doués ; je sais fort bien ce qui me manque. Toutefois j’ai la parole et vous fais cette réponse : je vous réservais une sur-pe-rise. » Ayant prolongé ce dernier mot le plus possible, mister Wegg serra les mains de ce cher Vénus ; puis lui frappa sur les genoux comme un protecteur affectueux qui vous prie de ne pas parler du petit service que sa position lui a permis de vous rendre.

« Satisfaite de la réponse qu’elle vient de recevoir, reprit l’homme de lettres, votre figure expressive me pose cette nouvelle question : « Mais qu’avez-vous trouvé ? » J’entends cette physionomie parlante ; ne dites pas non.

– Eh bien ! dit Vénus d’un ton sec, après une assez longue attente, pourquoi ne répondez-vous pas ?

– Je m’y disposais, répliqua Silas. Écoutez-moi, frère, vous mon semblable et mon ami, qui partagez mes sentiments, aussi bien que mes entreprises, écoutez-moi : j’ai trouvé une cassette.

– Où cela ? » demanda l’autre.

Il visait à en dire le moins possible, et eut recours à un nouvel écoutez-moi, plein d’emphase. « Écoutez-moi ! fit-il donc. Un certain jour, monsieur…

– Quand cela ? interrompit Vénus.

– N… non, répondit l’homme de lettres en secouant la tête d’un air de reproche, mi-rêveur, mi-badin, non ; ce n’est pas votre physionomie éloquente qui m’adresse cette question ; c’est votre voix pure et simple. Je continue : un certain jour, me trouvant près des monticules – je faisais ma tournée solitaire ; car, suivant les expressions d’un ami de ma famille, l’auteur de Tout est bien qui finit bien, dont les paroles ont été mises en duo : car

Abandonné, il vous en souvient, mister Vénus, par la lune pâlissante,

Quand les étoiles, vous le savez, mister Vénus, avant que je vous l’aie dit,

Annoncent avec mystère

L’heure fatale de minuit,

Sur la tour, la forteresse, le sol couvert de tentes,

La sentinelle fait sa ronde solitaire,

La sentinelle fait sa ronde.

C’est ainsi, monsieur, que je me promenais dans la cour à une heure peu avancée de l’après-midi ; j’avais à la main une barre avec laquelle j’essayais parfois de rompre la monotonie d’une existence toute littéraire, lorsque cet instrument heurta un objet qu’il est inutile de nommer.

– Très-utile, dit Vénus.

– Écoutez-moi ! s’écria Wegg.

– Quel objet ? reprit l’autre avec fureur.

– Écoutez-moi, frère ! c’était la pompe. Je m’aperçus alors que la partie supérieure de cet engin n’était fermée que par un couvercle, et sentis, dans le corps de la pompe, quelque chose de résistant. Bref, ce quelque chose était un coffret plat et long ; mais, je dois le dire, d’une légèreté désespérante.

– Des papiers ? demanda Vénus.

– Cette fois c’est votre physionomie qui parle, s’écria Wegg. Le coffre était ficelé, cacheté, et portait une bande de parchemin, où ces mots étaient écrits : « Mon testament est déposé là jusqu’à nouvel ordre.

John Harmon. »

– Il faut l’ouvrir, s’écria Vénus.

– C’est ce que je me suis dit, répliqua Silas ; et j’ai levé la serrure.

– Sans être venu me trouver ! reprit l’anatomiste.

– Sans cela, répondit l’autre d’une voix caressante, et vous me donnez raison ; votre physionomie… Écoutez-moi, frère, écoutez ! Résolu, ainsi que votre pénétration le devine, à vous faire une SUR-PE-RISE, il fallait bien qu’elle fût complète ; oui, monsieur. J’ai donc examiné le document ; il est très-court, en bonne forme, et bien et dûment signé :

« Attendu que le testateur n’a jamais eu d’amis, et que sa famille s’est toujours mal conduite à son égard, lui, John Harmon, soussigné, lègue à Nicodème Boffin, le moins grand des monticules, lequel est très-suffisant pour lui ; et donne tout le reste à la Couronne. »

– Le testament qu’on a trouvé à sa mort, est peut-être plus nouveau que celui-ci, objecta Vénus ; il faudra en examiner la date.

– La chose est faite… Écoutez, écoutez ! s’écria Silas. J’ai payé un schelling pour le voir – ne regrettez pas vos six pence, frère ! – Ce testament a été fait quelques mois avant celui que nous possédons. Et maintenant, vous, mon semblable et mon associé, ajouta Wegg en saisissant de nouveau les mains de l’anatomiste, et en lui refrappant sur les genoux, veuillez me répondre : ai-je accompli ma tâche amicale à votre entière satisfaction, et n’éprouvez-vous pas une énorme SUR-PE-RISE ? »

Vénus attacha sur son associé un regard soupçonneux, et répliqua d’un ton rogue : « C’est en effet une grande nouvelle ; on ne peut pas dire autrement ; mais je regrette que vous ne me l’ayez pas communiquée avant la scène de tout à l’heure ; et que vous ne m’ayez pas consulté sur ce qu’il y avait à faire.

– Écoutez-moi ! dit Wegg ; écoutez jusqu’au bout ; et d’abord je vais chercher ledit objet. »

Après une absence de quelques minutes, (il lui en coûtait de faire voir son trésor), le littérateur reparut, tenant à la main un vieil étui à chapeau, où il avait mis la cassette pour détourner les soupçons. « Mais, dit-il à voix basse, et en jetant les yeux autour de la salle, ouvrir cette boîte-là ici… cela ne me va qu’à moitié. Il pourrait revenir ; il l’est peut-être déjà ; de quoi n’est-il pas capable après ce qu’il a fait ce soir ?

– Vous pourriez avoir raison, dit Vénus : c’est une idée ; allons chez moi. »

Mister Wegg hésita.

« Partons-nous ? reprit Vénus avec impatience.

– Écoutez ! répliqua Silas, écoutez… » Et ne voyant pas comment motiver son refus, il ajouta un « certainement » qu’il aurait bien voulu ne pas dire.

Le Bower fut donc fermé ; l’anatomiste prit le bras du littérateur, le serra avec force ; et les deux amis s’en allèrent du côté de Clerkenwell.

La chandelle, brûlant toujours à la fenêtre de l’établissement, permettait au public d’entrevoir les deux grenouilles, qui, l’épée à la main, n’avaient pas encore satisfait à l’honneur. Vénus ouvrit la porte, fit entrer Silas, barra les contrevents, rentra dans la boutique, et donna à la serrure un tour de clé. « Maintenant, dit-il, on ne nous dérangera pas ; nous ne serions nulle part aussi bien qu’ici. »

Il attisa le peu de charbon qui restait dans la grille, fit du feu, remonta la chandelle, la moucha, et en arrangea la mèche. La flamme du foyer venant à éclairer peu à peu les murailles graisseuses, les bébés hindou et africain, le bébé anglais, l’assortiment de crânes et le reste, apparurent successivement comme s’ils étaient sortis avec leur maître, et revenaient à l’heure dite pour assister à la conférence. Le gentilhomme français avait considérablement grandi depuis la dernière visite de Wegg ; il était maintenant pourvu d’une tête, d’une paire de jambes, et n’attendait plus que des bras. À qui cette tête avait-elle appartenu dans l’origine ? le littérateur s’en inquiétait fort peu ; mais il aurait souhaité qu’elle lui montrât moins les dents.

Mister Wegg alla s’asseoir en silence sur la caisse qui était devant la cheminée. Mister Vénus se laissa tomber sur sa petite chaise, fouilla parmi les nains qui l’entouraient, exhiba son plateau, ses deux tasses, et mit la bouilloire sur le feu. Le littérateur approuva ces préparatifs, espérant qu’ils émousseraient la pénétration de l’anatomiste.

« À présent que nous n’avons rien à craindre et que nous sommes installés, dit Vénus, voyons cette découverte. »

D’une main hésitante, et non sans jeter les yeux à diverses reprises sur les doigts qui étaient près de lui, comme s’il avait craint de les voir saisir le document, Silas ouvrit l’étui à chapeau, en ôta le coffret, tira de celui-ci un papier, dont il serra fortement l’un des bords, tandis que Vénus, s’emparant du coin opposé, lisait le contenu de la feuille avec attention.

« Vous ai-je dit exactement la chose ? demanda le littérateur.

– Exactement, » répondit Vénus.

Mister Wegg fit un mouvement plein d’aisance, comme pour replier le papier ; mais l’autre ne lâcha pas son coin. « Non, dit-il en secouant la tête et en clignant ses yeux fatigués, non monsieur ; il faut savoir à qui doit être confiée la garde de ce précieux document.

– À moi ! répondit Silas.

– C’est une erreur, dit Vénus ; veuillez y réfléchir. Tenez, mister Wegg, je ne désire pas avoir de querelle avec vous ; encore moins de nouveaux rapports anatomiques.

– Que voulez-vous dire ? s’écria Silas.

– Je veux dire, répondit lentement Vénus, que je me trouve ici sur mon propre terrain, entouré de mon art, et de mon outillage si parfait.

– Que voulez-vous dire ? répéta Silas.

– Je vous fais remarquer, reprit Vénus d’un air placide, que je suis au milieu de mes trésors d’anatomie ; ils sont nombreux ; mon assortiment d’os humain est considérable, l’atelier en est rempli ; quant à présent, je n’ai pas besoin de l’augmenter ; mais j’aime mon art et j’en connais la pratique.

– Personne ne la connaît mieux, dit Wegg un peu troublé.

– Il y a dans la boîte sur laquelle vous êtes assis, continua Vénus, il y a les fragments de divers échantillons humains. Un certain nombre de ces fragments figurent dans le charmant composé qui se trouve derrière la porte. Un signe de Vénus désigna le gentilhomme français. Il lui manque toujours les bras ; mais je ne suis pas pressé de les assortir.

– Frère, vous divaguez, objecta l’homme de lettres.

– C’est possible ; veuillez m’excuser ; j’y suis un peu sujet, répliqua Vénus. J’ai pour mon art une véritable passion, j’en connais la pratique, et c’est à moi qu’il faut confier ce document.

– Mais quel rapport a-t-il avec votre art ? » insinua l’associé d’un ton mielleux.

L’artiste fit clignoter ses paupières rougies, et découvrant l’eau qui était sur le feu, murmura d’une voix creuse. « Elle ne tardera pas à bouillir. »

Silas jeta un coup d’œil sur la bouilloire, un autre sur la muraille, et recula involontairement lorsque son regard venant à rencontrer l’anatomiste, il vit celui-ci fouiller dans son gousset comme pour y chercher un scalpel.

Les deux amis tenant chacun l’un des coins du papier dont la feuille était de dimension ordinaire, se trouvaient fort près l’un de l’autre.

« Cher associé, dit Wegg après un instant de silence pendant lequel ils s’étaient regardés tous les deux, votre figure expressive ne dit-elle pas que vous êtes sur le point d’entrer en accommodement ?

– Cher associé, répondit Vénus en ébouriffant ses cheveux roux, vous avez commencé par me dérober ce papier, vous ne me le cacherez pas une seconde fois ; je vous abandonne le coffret et l’étiquette ; mais je garde le testament. »

Silas hésita d’abord ; puis tout à coup lâchant la feuille, il s’écria d’un air magnanime : « Que serait la vie sans la confiance ? que serait un homme, sans honneur ? Croyons à celui de notre semblable. Conservez-le donc ; c’est avec joie, cher associé, que je vous remets ce précieux dépôt. »

Continuant à cligner ses yeux rouges, et comme se parlant à lui-même, l’anatomiste plia le papier sans manifester le moindre triomphe, le serra dans un tiroir qui se trouvait derrière lui, et mit la clé dans sa poche. Il proposa de prendre le thé ; mister Wegg accepta, et l’infusion fut versée dans les tasses.

« Maintenant, dit Vénus, qui tout en soufflant dans sa soucoupe, regardait son confiant ami à travers la fumée, la question qui se présente est celle-ci : quelle marche devons-nous suivre ? »

Sur ce point le littérateur avait beaucoup à dire. Il supplia d’abord son camarade, son ami, son frère, de se rappeler les passages qui avaient été lus dans la soirée ; il était évident que pour mister Boffin, le vieil Harmon était de la même étoffe que les gens dont on avait lu l’histoire, et que le Bower devait être une de ces masures pleines de trésors cachés ; la bouteille et la boîte confirmaient déjà cette opinion. Il n’était pas moins évident que la fortune des deux associés était faite, puisqu’ils n’avaient qu’à fixer un chiffre quelconque, pour que le ver de terre, moins favorisé qu’ils ne l’avaient cru jusqu’alors, s’empressât de leur donner la somme en échange de ce testament. Ce chiffre, pensait mister Wegg, était facile à dire ; peu de mots suffisaient : la moitié de l’héritage. Cette question réglée, il s’en présentait une autre : à quelle époque devait-on réclamer cette part si bien acquise ? Mister Wegg avait à ce sujet un plan dont il recommandait l’exécution, mais en y ajoutant une clause conditionnelle : il fallait, dit-il, attendre avec patience que la cour fût déblayée, et surveiller de près l’enlèvement des monticules. De cette manière ils s’éviteraient la peine de fouiller pendant le jour, et pourraient remuer les tas de cendres toute la nuit sans craindre qu’on s’en aperçût. La maison elle-même pourrait être mise à sac au milieu du désordre ; et le Bower leur ayant livré ses trésors, ils se présenteraient chez l’usurpateur pour réclamer leur part. C’est alors que la certaine clause devait intervenir ; mister Wegg supplia donc son camarade, son frère, son associé de redoubler d’attention. « Il n’est pas permis, dit-il, à un cohéritier de détourner une portion quelconque de l’héritage commun, et de dépouiller de la sorte ses copropriétaires ; cela ne fait pas le moindre doute. » Or quand lui, Silas Wegg, avait vu le mignon de la fortune s’éloigner frauduleusement avec cette bouteille, dont on ignorait le précieux contenu, il avait envisagé ce favori de l’heure présente comme un voleur de la pire espèce, et lui aurait arraché son bien mal acquis sans l’intervention de mister Vénus. C’était pour cela qu’il faisait la proposition suivante : « Si l’on voyait encore ce ver de terre prendre une allure mystérieuse, et déguerpir en emportant un objet quelconque, on lui montrerait aussitôt l’épée tranchante qui était suspendue sur sa tête. Il aurait à rendre un compte exact de ses découvertes, de ses espérances ; il serait traité sévèrement, gardé à vue et réduit à un esclavage moral jusqu’au jour où il lui serait permis de se racheter en donnant la moitié de sa fortune. Si mister Wegg se trompait en ne disant que la moitié, il priait son camarade de relever son erreur et de ne pas craindre de lui reprocher sa faiblesse. Peut-être en effet serait-il plus juste de réclamer les deux tiers, plus conforme au bon droit d’exiger les trois quarts. Il serait toujours prêt, quant à lui, à modifier son premier chiffre.

Mister Vénus, dont l’attention s’était prêtée à ce discours par-dessus trois soucoupes successives, répondit qu’il partageait les vues de son associé. Exalté par cette approbation, mister Wegg étendit la main droite, et déclara, sans entrer dans plus de détails, que c’était une main qui jamais n’avait encore…

L’anatomiste buvant toujours, déclara qu’il en était convaincu. Ainsi l’exigeait la politesse ; mais il regarda simplement la main qui lui était offerte, et se dispensa de la presser sur son cœur. « Frère, reprit Silas, quand cet heureux accord fut établi entre eux, j’ai quelque chose à vous demander. Vous vous rappelez le soir où je suis venu ici pour la première fois ; vous cherchiez alors à noyer votre vaste intelligence dans des flots de thé fumant. »

Mister Vénus avala une nouvelle soucoupe et fit un signe affirmatif.

« Et je vous retrouve, continua l’autre d’un air méditatif, où perçait l’admiration, je vous retrouve en cet endroit, comme si vous n’en étiez pas sorti ; sur la même chaise, tenant la même soucoupe et la même tasse, comme si la puissance d’absorber le liquide embaumé était chez vous sans limites ; siégeant au milieu de vos œuvres d’art, et la figure noble et sereine, comme si vous étiez appelé au bienheureux séjour et que vous l’eussiez quitté pour me favoriser de votre présence :

Exilé de votre demeure, en vain resplendit l’azur du ciel.

Ah ! revenez à vos préparations charmantes ;

Aux oiseaux empaillés d’une main si savante

Qu’on s’attend à les voir venir à votre appel.

Reprenez en même temps, mister Vénus,

La paix du cœur, cent fois plus chère que le jour,

Reprenez en même temps, cher Vénus,

Le séjour de vos pères, lieu natal, doux séjour !

Fût-il aussi effrayant, ajouta Silas en retombant dans la prose et en regardant les chefs-d’œuvre qui ornaient la boutique, aussi effrayant… à tout prendre, il n’est pas d’endroit comme celui-ci.

– Vous vouliez me demander quelque chose, dit sèchement l’anatomiste.

– La paix de votre cœur, répondit Wegg d’un ton de condoléance, était ce soir-là, dans une fâcheuse condition. Où en êtes-vous à cet égard ? Votre courage a-t-il enfin ?…

– Elle ne veut pas, interrompit Vénus avec un mélange d’indignation et de tendre mélancolie, elle ne veut pas être envisagée à ce point de vue spécial. Il n’y a plus à y songer.

– Ah ! s’écria l’autre avec un gros soupir, et en examinant Vénus du coin de l’œil, bien qu’en ayant l’air de regarder le feu. Je me rappelle que ce soir-là – vous étiez sur cette chaise, moi sur cette caisse – vous m’avez dit que le jour même où la paix de votre âme fut détruite, vous vous intéressiez à cette affaire, qui plus tard devait être la nôtre ! quelle coïncidence !

– Son père, répondit Vénus, qui s’arrêta pour boire une gorgée brûlante, son père y était mêlé.

– M’avez-vous dit son nom ? reprit Silas d’un air pensif ; le fait est possible ; et pourtant… je ne crois pas.

– Plaisante Riderhood, soupira Vénus.

– Vraiment ! s’écria Silas, vraiment ! Il y a dans ce nom-là quelque chose qui vous remue. Ne semble-t-il pas dire ce qu’elle aurait pu être si elle n’avait pas fait cette réponse déplaisante, et ce qu’en définitive elle n’est pas, ayant écrit ce fâcheux billet. Ne serait-ce point, mister Vénus, répandre un baume sur votre blessure que de vous demander comment vous l’avez connue ?

– J’étais au bord de l’eau, raconta le naturaliste, qui regardait le feu d’un air lugubre, et avala une gorgée de thé en clignotant, je cherchais des perroquets… (Nouvelle gorgée brûlante.)

– Je ne suppose pas, insinua Wegg pour tirer Vénus de sa rêverie, que vous eussiez l’intention de chasser le perroquet sous le climat britannique ?

– Non, dit Vénus d’un air agacé. Les matelots en rapportent, et j’en cherchais pour les empailler.

– Très-bien, fit le littérateur.

– Ainsi que deux serpents à sonnettes que je devais préparer pour un muséum, poursuivit le naturaliste. Ma destinée voulut qu’Elle se trouvât sur ma route, et que ce fût Elle qui me vendît ces articles. C’était au moment où le corps de John Harmon fut retiré de la Tamise. Son père avait vu remorquer le sujet par un bateau. Je profitai du bruit que fit cette affaire pour retourner chez Elle ; depuis lors je n’ai plus été le même homme. Jusqu’à mes os qui se sont ramollis ! Oui, monsieur ; on me les apporterait désarticulés, me priant de les assortir, que je n’oserais pas les réclamer ; j’en aurais honte, tant mon être a dépéri sous cet accablement. »

Mister Wegg, moins intéressé qu’au début, jeta les yeux vers la tablette placée dans l’ombre. « Je me rappelle, – car je n’oublie rien de ce qui tombe de votre bouche, – je me rappelle que, ce soir-là, vous m’avez parlé d’un certain objet qui paraissait être sur cette planche, et que, vous interrompant tout à coup : « Peu importe ! » avez-vous dit sans achever votre pensée.

– Oui, répliqua Vénus, dont les yeux qui s’étaient levés un instant se baissèrent avec tristesse ; oui… le perroquet ; celui qu’Elle m’a vendu ; il est resté là, totalement desséché ; tout comme moi, excepté le plumage. Je n’ai pas eu la force de le préparer, mister Wegg, et je ne l’aurai jamais. »

Silas envoya le perroquet dans une région plus que tropicale, et, paraissant avoir perdu le pouvoir de s’intéresser aux chagrins de Vénus, il resserra sa jambe de bois qui avait beaucoup souffert des exercices de la soirée, et fit ses adieux au naturaliste.

Quand il fut dehors, l’étui à chapeau d’une main, sa canne de l’autre, laissant Vénus chercher l’oubli au fond de sa théière, il regretta amèrement de s’être associé cet être faible ; d’avoir compté sur des révélations qui aboutissaient à de pareilles niaiseries. Il s’était dupé lui-même, et cette pensée, qui lui revenait sans cesse, l’irritait singulièrement. Tout en cherchant à rompre l’association, sans faire de sacrifices, tantôt se reprochant d’avoir livré son secret, tantôt se félicitant du hasard qui l’avait si bien servi, il franchit la distance qui séparait la boutique de Vénus de l’hôtel du boueur doré ; car il n’aurait pu dormir, la chose pour lui était hors de doute, si d’abord il n’avait fait planer la menace sur la demeure de ce ver de terre, et ne s’était posé devant elle comme son mauvais génie. La puissance, qui ne provient ni du savoir, ni de la vertu, a de grands attraits pour les natures infimes ; et braver cette maison, lui dire qu’il possédait le moyen de l’enlever à la famille qu’elle abritait, et cela aussi aisément qu’on fait écrouler un château de cartes, était plein de charme pour l’ancien étalagiste.

Pendant que Silas allait et venait de l’autre côté de la rue, la voiture s’arrêta devant l’hôtel. « Encore un peu, et tout sera fini pour vous, dit-il en menaçant le coupé de son étui à chapeau ; votre éclat pâlit. »

Mistress Boffin descendit de voiture, et entra chez elle.

« Attendez-vous à une belle chute, milady La Boueuse. »

Bella descendit à son tour, et franchit la porte.

« Vous êtes légère, dit Silas ; mais vous n’irez pas si lestement quand il faudra rentrer chez papa. »

Quelques instants après le secrétaire sortit de l’hôtel.

« Vous m’avez passé sur le corps, murmura le littérateur ; mais vous ferez bien de chercher une autre place, jeune homme. »

En ce moment l’ombre de mister Boffin, dont la personne trottinait de long en large dans le salon, apparut et réapparut sur les rideaux.

« Tiens ! s’écria Silas, tu es là, toi ? et la bouteille ? l’as-tu dans ta poche ? tu la donnerais bien pour ma cassette, vieux boueur ! »

Maintenant l’esprit tranquille, et se sentant préparé au sommeil, le littérateur pensa à regagner son logis. Telle était la cupidité de cet homme, qu’après avoir renoncé aux deux tiers de l’héritage, et dépassé les trois quarts, il songeait à une spoliation complète, et y marchait tout droit, lorsque la raison lui revenant à mesure qu’il s’éloignait de l’hôtel : « Mais non, dit-il, ce serait une faute ; il n’aurait plus d’intérêt à nous acheter, et nous perdrions tout. »

On est si enclin à juger les autres d’après soi qu’il n’était pas encore venu à l’esprit de Silas que mister Boffin pouvait être honnête, et préférer la pauvreté à un arrangement quelconque. Cette pensée lui vint tout à coup et le fit tressaillir, mais elle passa bien vite. « Il aime trop l’argent, se dit-il ; c’était bon autrefois ; aujourd’hui il aime trop l’argent pour cela, il aime trop l’argent pour cela. » Ce refrain mélodieux se rhythma sur les pas de mister Wegg ; et pendant le reste du chemin, celui-ci le fit jaillir des rues bruyantes, piano de son soulier, forte de sa jambe de bois : « IL AIME TROP L’ARGENT POUR CELA, IL AIME TROP L’ARGENT POUR CELA. »

Réveillé au point du jour par la sonnette de la grand’porte, Silas fut obligé de se lever pour ouvrir aux charrettes qui venaient enlever le monticule. Devant surveiller cette opération qui promettait de durer plusieurs semaines, il s’ouvrit un sentier d’où il pût avoir l’œil sur les piocheurs sans être suffoqué par la cendre, et l’arpenta jusqu’au soir sur l’air de : « Il aime trop l’argent pour cela, il aime trop l’argent pour cela. »

VIII. Fin d’un long voyage §

Les charrettes entrèrent et sortirent depuis l’aube jusqu’à la nuit, sans que le tas de cendre parût d’abord éprouver de diminution. Toutefois les jours succédant aux jours, on vit le monticule se fondre peu à peu.

Milords et gentlemen, et vous, honorables comités, qui, à force de remuer des immondices, de recueillir des scories et des cendres, avez édifié une montagne prétentieusement stérile, défaites vos honorables habits ; et, prenant les chevaux et les hommes de la Reine, hâtez-vous de l’enlever, ou la montagne s’écroulera et nous ensevelira tout vivants.

Oui, milords et gentlemen, oui honorables comités, appliquez-y les principes de votre catéchisme, et avec l’aide de Dieu, mettez-vous à l’œuvre ; il le faut, milords ; il le faut gentlemen.

Lorsque les choses en sont arrivées à ce point, qu’ayant à notre disposition un trésor pour soulager les pauvres, nous voyons les meilleurs d’entre ceux-ci repousser notre pitié, se dérober à nos regards, et nous déshonorer en mourant de faim parmi nous, il n’y a pas de prospérité, milords, il n’y a pas de durée possible. Peut-être ces paroles ne sont-elles pas dans l’Évangile selon Podsnap ; et qui voudrait les prendre pour texte d’un sermon, ne les trouverait pas dans les rapports du Board of Trade ; mais elles n’en expriment pas moins un fait qui est vrai depuis le commencement du monde, et qui restera une vérité jusqu’à la fin des siècles.

Cette œuvre dont nous sommes si fiers, qui n’inspire nulle crainte au mendiant de profession, et n’arrête pas le briseur de fenêtres, ou le filou rampant, frappe cruellement celui qui souffre, et remplit d’effroi le malheureux digne d’estime. Il faut changer cela, milords et gentlemen ; il le faut, honorables conseils, ou dans son jour de malignité, ce système nous perdra tous.

La vieille Betty Higden accomplissait son laborieux pèlerinage, et vivait comme le font tant d’honnêtes créatures, hommes et femmes, pour qui la route est pénible ; allant courageusement devant elle, afin de gagner une faible pitance, et de mourir sans passer par le work-house, la seule ambition qu’elle eût ici-bas. Elle n’avait pas donné signe de vie depuis le jour où elle s’était mise en route. La saison avait été rude, les chemins avaient été mauvais ; son cœur était toujours vaillant. Un caractère moins énergique aurait pu faiblir sous des influences si contraires ; mais la somme qu’on lui avait prêtée pour fonder son petit commerce, n’était pas encore rendue. Les affaires avaient moins bien été qu’elle ne l’espérait au départ ; il fallait redoubler de courage pour ne pas se démentir, et garder son indépendance.

Brave créature ! quand elle avait parlé au secrétaire de cet engourdissement qui la prenait quelquefois, elle l’avait fait comme d’une chose insignifiante. Mais ces accès de faiblesse devenaient de plus en plus fréquents ; l’engourdissement était plus profond, l’ombre plus épaisse, comme celle d’une mort qui approche. Que cette ombre, de plus en plus noire, fût soumise aux lois physiques, cela n’avait rien d’étonnant, car la seule lumière qui éclairât missis Higden était au delà du tombeau.

La pauvre femme avait pris le bord de la Tamise, et l’avait suivi en remontant. C’était par là que se trouvait son ancienne demeure, le pays qu’elle aimait, et qu’elle connaissait le mieux. Elle avait passé quelque temps aux environs de son dernier gîte ; elle avait vendu, tricoté, vendu, puis elle était allée plus loin. Pendant plusieurs semaines on reconnut sa figure à Chertsey, à Walton, à Staines, d’où elle avait continué sa route. Les jours de marché elle s’installait sur la place, dans les endroits où il y avait un marché. Ailleurs, elle se tenait dans la partie la plus animée de la grand’rue, toujours petite et rarement vivante. Parfois elle battait les chemins où sont les grandes maisons, et demandait à la loge la permission d’entrer avec son panier. On la lui refusait presque toujours ; mais les dames qui passaient en voiture lui achetaient souvent quelque chose, et en général prenaient plaisir à l’entendre parler.

Ces quelques aubaines et la propreté de ses vêtements la faisaient passer pour être bien dans ses affaires : « On pouvait même dire qu’elle était riche, pour une femme de sa condition. » Ce genre de fable qui pourvoit largement aux besoins de ceux qu’elle concerne, sans qu’il en coûte à ceux qui la répandent, a toujours eu beaucoup de succès.

Dans ces jolies petites villes des bords de la Tamise, vous entendez la chute de l’eau qui tombe des barrages, et même, lorsque le temps est calme, le frémissement des roseaux. Vous voyez la jeune rivière, marquée de fossettes, comme un bel enfant, glisser et fuir en jouant parmi les arbres, ignorant les souillures qui l’attendent, et ne sachant rien de l’abîme, dont la voix n’arrive pas jusqu’à elle. Nous ne prétendons pas que la vieille Betty avait de pareilles pensées –, ce serait aller trop loin ; mais elle entendait l’affectueuse rivière lui murmurer, comme à tant d’autres qui lui ressemblent : « Viens à moi, puisque tu es menacée de la honte, que tu as fuie si longtemps ; viens à moi, puisque la frayeur t’assiége. Viens à moi : je suis le refuge des malheureux ; ma mission est de secourir ; mon sein est plus doux que celui de la nourrice du pauvre. On meurt plus tranquillement dans mes bras que dans une salle d’hôpital. Viens à moi. »

Il y avait néanmoins dans son esprit inculte beaucoup de place pour des idées moins sombres. Ces gens riches, et leurs enfants, qui, de l’intérieur de ces belles maisons la regardaient passer, pouvaient-ils s’imaginer ce que c’était que d’avoir réellement faim, réellement froid ? « Ces chers enfants ! comme ils sont joyeux ! S’ils avaient vu Johnny quand il était malade, et qu’elle le tenait dans ses bras, auraient-ils pleuré ? S’ils l’avaient vu sur son lit de mort… Ils n’auraient pas pu comprendre. Chers enfants ! soyez bénis pour l’amour du cher ange. »

De même, dans les petites rues, pour les maisons plus modestes. La lueur du foyer s’apercevait à travers les vitres, la clarté devenait plus brillante à mesure que la nuit approchait. Toute la famille se rassemblait au coin du feu. « C’était folie de trouver un peu dur que l’on fermât les volets, et qu’on lui enlevât la flamme. »

Toujours de même en face des magasins : les marchands qui prenaient le thé au fond de l’arrière boutique, pas si loin, pourtant, que l’odeur du breuvage et celle des rôties, se mêlant à l’éclat des lumières, n’arrivât dans la rue, ces marchands ne trouvaient-ils pas ce qu’ils mangeaient d’autant meilleur, ou leurs habits d’autant plus chauds, qu’ils se les étaient vendus ? »

Toujours de même en passant devant les cimetières. « Bonté divine ! la nuit, et par ce mauvais temps, il n’y a ici que moi et les morts ! Tant mieux pour les gens qui ont leur famille, et sont chaudement logés. »

La pauvre créature n’était pas jalouse du bonheur des autres, et le voyait sans amertume. Mais plus elle s’affaiblissait, plus elle sentait grandir son horreur de l’aumône. Il est vrai que, dans ses courses, la pauvre femme trouvait plus d’aliments pour cette exécration que pour son corps. Tantôt c’était le honteux spectacle d’une créature désolée, tantôt d’un misérable groupe, hommes et femmes, couverts de guenilles, ayant parmi eux des enfants pressés les uns contre les autres, comme une grappe de vermine, pour conserver un peu de chaleur et qui attendaient, et attendaient sur le pas d’une porte, pendant que l’éludeur patenté de la charité publique travaillait à se débarrasser d’eux en usant leur patience. Tantôt c’était quelques pauvres à l’air décent, comme elle, qui faisait à pied une longue route pour aller voir un parent ou un ami, déporté dans une maison de l’Union, aussi loin que la prison du comté (dont l’éloignement est ce qu’elle a de plus rude pour les gens de la campagne) ; maison triste et froide, qui, par son architecture, son régime, sa manière de soigner les malades, est un pénitencier plus redoutable que l’autre.

Quelquefois elle entendait lire un journal, et apprenait comment le greffier général de l’état civil défalquait de la somme les unités qui étaient mortes de faim et de froid la semaine précédente ; appoint régulier, pour lequel cet archiviste paraissait avoir une colonne particulière, comme s’il s’était agi de demi-pence. Betty Higden entendait discuter cela en des termes que, dans notre inapprochable grandeur, nous n’entendrons jamais, milords et gentlemen, jamais, honorables comités de l’assistance ; et pour échapper à cela, le désespoir lui donnait des ailes.

Qu’on ne voie pas là une figure de rhétorique : si fatiguée que fût la pauvre femme, haletante, les pieds sanglants, elle partait, chassée par la crainte de tomber entre les mains de la charité publique. Un progrès remarquable chez une nation chrétienne, d’avoir fait du bon samaritain une furie persécutrice ! mais il en était ainsi dans le cas dont nous parlons, et qui est celui d’une foule nombreuse, nombreuse, nombreuse.

Deux incidents vinrent encore augmenter cet effroi déraisonnable chez la malheureuse Betty (nous disons déraisonnable, parce qu’il a été convenu plus haut que ces gens-là ne raisonnent pas, et se font une loi de produire leur fumée sans feu). Un jour de marché, elle était assise à la porte d’une auberge, ayant devant elle ses menus paquets de mercerie, lorsque l’engourdissement qu’elle s’efforçait de combattre devint si profond que toute la scène disparut à ses yeux. Quand elle reprit connaissance, elle se trouva sur le pavé, la tête soutenue par une revendeuse, et entourée d’un petit cercle de curieux.

« Êtes-vous mieux, la mère ? demanda l’une des femmes ; croyez-vous que c’est passé ?

– J’ai donc été malade ? dit la pauvre Betty.

– Comme un évanouissement ou une attaque, répondit l’autre, si ce n’est d’abord que vous vous êtes débattue ; puis vous êtes tombée raide, et n’avez plus bougé.

– Ah ! dit-elle en recouvrant la mémoire, c’est mon engourdissement ; cela m’arrive quelquefois.

– Est-ce passé ? redemanda la femme.

– Tout à fait, répliqua Betty ; je n’en serai que plus forte ; merci bien, mes très-chères ; que les autres vous le rendent quand vous serez à mon âge. »

Les femmes l’aidèrent à se relever, et furent obligées de la soutenir, après l’avoir assise.

« J’ai la tête un peu vide et les pieds un peu lourds, dit-elle en appuyant sa figure contre la femme qui était à côté d’elle ; mais tout à l’heure il n’y paraîtra plus : ce n’est rien ; soyez tranquilles.

– Demandez-lui si elle a des parents, dit un fermier qui sortait de l’auberge.

– Avez-vous de la famille, quelqu’un des vôtres qui puisse s’occuper de vous ? reprit la femme.

– Certainement, répondit-elle ; j’ai bien entendu le gentleman, seulement je n’ai pas répondu assez vite. Ma famille est nombreuse, ne vous inquiétez pas, ma chère.

– Mais votre famille est-elle dans le voisinage ? demandèrent les hommes ; les femmes répétèrent la question et la prolongèrent.

– Tout près, dit-elle vivement ; ne craignez rien, mes bons amis.

– Vous ne pouvez pas partir ! s’écrièrent des voix compatissantes. Où voulez-vous aller ?

– J’irai à Londres quand j’aurai tout vendu, dit-elle en se levant avec peine. J’ai là de bons amis ; ne vous inquiétez pas, je ne manque de rien ; soyez tranquilles, il ne m’arrivera pas malheur. »

Un brave homme à houseaux jaunes, à figure cramoisie, et à bonnes intentions, dit d’une voix rauque, par-dessus son cache-nez rouge, qu’on ne devait pas la laisser partir. « Au nom du ciel ! que l’on ne s’occupe pas de moi, s’écria la pauvre Betty, folle de terreur ; je suis bien maintenant ; il faut que je m’en aille. » Elle avait pris son panier, et s’éloignait d’un pas chancelant, quand ledit brave homme, l’arrêtant par la manche, la pressa de venir avec lui chez le médecin de la paroisse. Hors d’elle-même, puisant dans sa volonté une force inattendue, la pauvre créature, toute tremblante, se débarrassa de l’officieux personnage, et prit la fuite. Elle franchit un ou deux milles, et ne respira qu’après s’être cachée dans un taillis, comme un animal blessé. Elle se souvint alors d’avoir tourné la tête au moment où elle avait quitté la ville, d’avoir vu l’enseigne du Lion blanc qui pendait au-dessus de la route, les baraques du marché, la vieille église aux murs noircis, et la foule qui la regardait sans essayer de la rejoindre.

La seconde fois elle eut encore bien peur. De nouveaux accès l’avaient prise, et avaient été fort graves ; mais elle allait mieux depuis quelques jours, et cheminait sur cette portion de la route qui côtoie la rivière, portion tellement inondée à l’époque des grandes eaux qu’on y a mis des poteaux pour indiquer le chemin. Une barge remontait la Tamise ; Betty alla s’asseoir au bord de la route pour jouir de ce spectacle et se reposer en même temps. Comme la barge avançait, le câble de halage se détendit par suite d’un détour du fleuve, et trempa dans l’eau en se balançant. L’esprit de la pauvre femme se troubla au point qu’il lui sembla voir ses enfants et ses petits-enfants remplir le bateau, lui tendre les bras et les agiter en mesure par un mouvement solennel. Puis la corde se raidit et se releva, laissant tomber une pluie de diamants ; elle vibra avec force, parut se dédoubler, et Betty, malgré la distance qui l’en séparait, crut recevoir le choc de ces vibrations. Quand elle rouvrit les yeux, elle chercha le bateau ; il n’y avait plus ni barge, ni rivière ; il faisait nuit, et un homme, qu’elle n’avait jamais vu, tenait une chandelle à côté de sa figure.

« À c’t’heure, dit cet homme, vous allez parler ; d’où est-ce que vous venez la mère, et où est-ce que vous allez comme ça ? »

Encore tout étourdie, la pauvre femme, au lieu de répondre, demanda où elle était.

« J’suis l’éclusier, répondit l’homme.

– L’éclusier ?…

– Oui, c’t-à-dire l’sous-éclusier. C’est ici la loge d’l’écluse ; j’suis de service aujourd’hui ; et alors éclusier ou sous-éclusier, ça ne fait qu’un. De quelle paroisse que vous êtes ?

– Ma paroisse ? » Elle fut debout immédiatement, chercha son panier d’une main tremblante, et regarda l’homme avec effroi.

« Pas besoin de l’cacher, reprit l’autre ; à la première ville où c’que vous irez on vous le demandera ; vous serez ben forcée de l’dire ; on n’vous y souffrira qu’en qualité de casuel ; i’ vous feront reconduire chez vous, et bon train encore. Vous n’êtes pas dans un état à ce qu’on vous laisse sur une paroisse étrangère.

– C’était mon engourdissement ; j’y suis un peu sujette, dit-elle en portant la main à son front.

– Sûr et certain qu’cétai eun engourdissement ; j’aurais même trouvé le mot un peu faib’ si on m’l’avait dit quand nous vous avons ramassée. Mais avez-vous de la famille ? à tout l’moins des amis ?

– Oh ! vous pouvez le croire, maître ; il n’y en a pas de meilleurs.

– Dans c’cas, s’i’ peuvent vous faire quéque petite chose, adressez-vous à eux ; ça n’sera pas de trop. Avez-vous un brin d’argent ?

– Oui, maître ; j’en ai un peu.

– Désirez-vous l’garder ?

– Si je le désire !

– C’est qu’voyez-vous, reprit le sous-éclusier, qui, les mains dans les poches, haussa les épaules et hocha la tête d’un air de mauvais augure, les autorités vous le prendront, et pas pus loin qu’à c’te ville qui est là-bas, en aval d’ici ; je vous en donne mon Alfred David.

– Alors je n’irai pas, dit la pauvre femme.

– I’ vous feront payer, voyez-vous, tant que vot’ argent durera ; payer en qualité de casuel, payer pour vous ramener à vot’ paroisse, payer, payer jusqu’à la fin.

– Merci de l’avertissement, dit-elle avec effusion ; merci de toutes vos bontés, maître, et bien le bonsoir.

– Minute, dit l’honnête homme en lui barrant la porte, vous n’êtes guère solide ; qu’est-ce qui vous presse ?

– Oh ! maître, dit-elle d’une voix suppliante, j’ai toujours lutté contre la paroisse ; je l’ai fuie toute ma vie, et je veux mourir sans avoir affaire à elle.

– Je n’sais pas si je dois vous laisser partir, reprit l’éclusier d’un air pensif. J’suis un honnête homme, moi, qui gagne sa vie à la sueur de son front ; en vous laissant aller, je pourrais me mett’ dans l’embarras. J’y ai déjà été, voyez-vous ; j’sais c’que c’est ; et, par saint George, ça donne de la prudence. Vot’ engourdissement n’aurait qu’à vous reprend’ à un quart de mille d’ci, pus ou moins ; alors on s’demanderait comment i’ se fait que c’t honnête sous-éclusier a pu laisser partir c’te femme-là, au lieu de la mett’ en sûreté ; v’là c’qu’on dirait : il aurait dû la conduire à la paroisse ; v’là c’que devait faire un homme de son mérite et de sa réputation. »

La pauvre créature, usée par le chagrin et la misère, accablée de fatigue et d’années, fondit en larmes, et joignant les mains avec désespoir : « Je vous l’ai dit, reprit-elle, j’ai de bons amis, des amis parfaits. Tenez, cette lettre vous montrera que je dis la vérité ; ils seront reconnaissants de ce que l’on fera pour moi. »

Le sous-éclusier déploya la lettre, et la parcourant d’un air grave, qui sans doute aurait fait place à la surprise s’il avait pu lire ce qu’il avait sous les yeux : « À combien q’peut s’monter la monnaie que vous appelez vot’ brin d’argent ? » demanda-t-il après un instant de réflexion.

Vidant ses poches en toute hâte, la vieille Betty posa sur la table un schelling, deux pièces de six pennies et quelques pence.

« Si je vous laissais partir, au lieu de vous remett’ à la paroisse, demanda l’éclusier d’un air pensif, en comptant l’argent des yeux, m’laisseriez-vous ça de bon cœur ?

« Prenez-le, maître, prenez tout ; et bien des remercîments.

– J’suis un homme, reprit-il en rendant la lettre, et en empochant les menues pièces une à une, j’suis un homme qui gagne sa vie à la sueur de son front (il s’essuya la figure avec sa manche, comme si l’humble gain qu’il venait de faire eût été le fruit d’un rude labeur), et je n’voudrais pas vous faire de tort ; allez où c’qu’i’ vous plaira. »

Elle était sortie de la loge aussi vite qu’elle avait pu, et se retrouvait sur la route où elle errait d’un pas chancelant, n’osant pas avancer, voyant ce qu’elle redoutait dans les lumières de la petite ville qui était devant elle, saisie de terreur à la pensée des lieux qu’elle avait fuis, comme si chacune des pierres de chaque place de marché avait été pour elle une menace. Elle prit un chemin détourné, puis un autre, s’égara, et fut bientôt perdue. Elle coucha dehors, abritée par une meule de paille ; et si le bon Samaritain, – cela vaut peut-être qu’on y réfléchisse, chrétiens, mes frères, – si le bon Samaritain, sous la forme que nous lui avons donnée, fût passé près d’elle en cette nuit de détresse, elle eût remercié Dieu avec ferveur d’avoir permis qu’elle lui échappât.

Le matin la trouva de nouveau sur pied, l’esprit confus, et cependant ferme dans sa résolution. Elle comprit que ses forces l’abandonnaient et que bientôt la lutte serait terminée. Mais comment rejoindre ses protecteurs ? Elle n’en trouvait pas le moyen ; ses pensées lui échappaient ; il ne lui restait plus que deux impressions distinctes : la frayeur qui l’avait toujours dominée, et le ferme propos d’échapper à la honte qui causait son effroi. Soutenue par cette résolution, maintenant plus instinctive que réfléchie, elle se remit en marche.

L’heure était venue où les souffrances et les besoins de cette vie n’existaient plus pour elle. On lui aurait offert des aliments qu’elle n’y aurait pas touché. Il faisait humide et froid ; mais elle n’en savait rien. Elle se traînait, pauvre créature ! comme un coupable qui a peur d’être pris, et ne sentait que la crainte de tomber avant la fin du jour, et d’être ramassée vivante. Quant à la nuit, elle savait bien qu’elle ne la passerait pas. Cousue dans la doublure de son corsage, la petite somme nécessaire aux frais de son enterrement était toujours intacte. « Si elle pouvait aller jusqu’au soir et s’éteindre dans l’ombre, elle mourrait indépendante. Si on la relevait respirant encore, on lui prendrait son argent, – un pauvre n’a pas droit à cette indépendance, – et on la porterait au work-house maudit. Il fallait donc aller jusqu’à la chute du jour. Demain on trouverait la lettre sur sa poitrine, avec l’argent des funérailles ; on la remettrait à son adresse, et le bon monsieur et la bonne dame sauraient que la vieille Betty avait pensé à eux jusqu’au dernier soupir, et qu’elle était morte sans avoir déshonoré cette marque de leur bonté en la laissant tomber entre les mains de ceux qu’elle avait en horreur. »

Tout ce qu’il y a de plus irrationnel, de plus inconséquent, de plus fou ! Mais ceux qui traversent la vallée où plane l’ombre de la mort sont sujets au délire ; puis les vieillards de bas étage, usés par la misère, ont la malice de raisonner aussi mal qu’ils vivent ; ils apprécieraient sans doute la loi des pauvres d’une manière plus judicieuse s’ils avaient un revenu de dix mille livres.

Ainsi donc, cherchant les lieux écartés, et fuyant l’approche de l’homme, cette vieille femme embarrassante se traîna jusqu’au soir. Elle ressemblait si peu aux vagabonds qui fuient d’ordinaire les chemins frayés, qu’à mesure que le jour déclinait son regard devenait plus brillant, et son cœur battait plus vite, comme si elle eût dit avec allégresse : « Le Seigneur me l’épargnera. »

Les mains entrevues dans son rêve, et qui la dirigeaient dans sa fuite ; les voix, depuis longtemps silencieuses, et qui semblaient lui parler ; les enfants qu’elle croyait tenir dans ses bras, le nombre de fois qu’elle ajusta son châle pour mieux les couvrir ; les formes variées que prenaient les arbres, transformés en tourelles, en toitures, en clochers ; les cavaliers furieux qui la poursuivaient en criant : « La voilà ! arrêtez ! arrêtez ! » et qui s’évanouissaient au moment de la saisir… que tout cela reste dans l’oubli.

Se traînant et se cachant, pauvre innocente ! comme si elle eût commis un crime et que tout le pays fût à sa recherche, elle épuisa le jour et gagna enfin la nuit.

« Des prés au bord de l’eau, » avait-elle murmuré plusieurs fois, lorsque, relevant la tête, elle avait remarqué l’endroit où elle était. Une grande maison, percée d’une multitude de fenêtres, toutes éclairées, se dressait maintenant dans l’ombre. De la fumée sortait d’une cheminée très-haute, et le bruit d’une roue, mue par l’eau, résonnait à peu de distance. Entre la mourante et le bâtiment se déployait un canal, où se réfléchissaient les lumières, et dont les bords étaient plantés.

« Me voici à la fin du voyage, murmura la vieille Betty en joignant ses mains couvertes de rides ; j’en remercie humblement Celui qui est toute gloire et toute puissance. » Elle se glissa parmi les arbres, et alla s’asseoir au pied de l’un d’eux, à un endroit où elle apercevait, à travers les branches, la lumière des fenêtres et leur réflexion dans le canal. Elle posa sur l’herbe son petit panier, parfaitement en ordre, et s’appuya contre l’arbre qui se trouvait derrière elle. Cette position la fit souvenir du pied de la croix ; et elle recommanda son âme à Celui qui mourut crucifié. Elle eut encore la force de placer la lettre dans son corsage, de manière qu’on pût voir qu’il y avait là un papier ; et cela fait, elle perdit l’usage de ses membres.

« Ici, je suis en sûreté, pensa-t-elle en voyant s’effacer les alentours. Quand on me trouvera morte au pied de la croix, ce sera quelqu’un de mon espèce ; un des ouvriers qui travaillent dans ce bâtiment. Je ne vois plus les fenêtres et leurs lumières ; mais je sais qu’elles sont là ; et j’en bénis le Seigneur. »

 

La nuit est venue ; un visage est penché au-dessus d’elle.

« Cela ne peut pas être la jolie dame !

– Je ne vous entends pas ; laissez-moi vous humecter les lèvres avec un peu d’eau-de-vie ; je suis allée en chercher. Avez-vous trouvé que j’avais été longtemps ? »

C’est une figure de femme, entourée d’une forêt de cheveux noirs, la figure attristée d’une femme jeune et belle.

« Mais je ne suis plus sur terre, et cela doit être un ange. Y a-t-il longtemps que je suis morte ?

– Je n’entends pas ce que vous dites ; laissez-moi remouiller vos lèvres. Je me suis dépêchée tant que j’ai pu ; et n’ai ramené personne, de peur que le monde ne vous fît impression.

– Est-ce que je ne suis pas morte ?

– Vous parlez si bas, que je ne peux pas vous entendre ; mais moi, m’entendez-vous ?

– Oui ! je vous entends.

– Je sortais de l’atelier, et je revenais par le petit chemin quand vous avez poussé un gémissement ; je me suis approchée, et vous ai trouvée là.

– De quel atelier, ma chère ?

– Si vous demandez où je travaille, c’est à la papeterie.

– Où est-elle donc ?

– Vous ne pouvez pas la voir ; votre figure est tournée vers le ciel ; mais c’est tout près. Voulez-vous que je vous relève ?

– Pas encore.

– Seulement votre tête, que je poserai sur mon bras ; je le ferai tout doucement, vous ne le sentirez pas.

– Non ; pas encore… lettre… papier.

– Qui est sur votre poitrine ?

– Soyez bénie…

– Laissez-moi vous mouiller les lèvres. Dois-je l’ouvrir ?

– Oui. »

Elle lut cette lettre avec surprise, et regarda avec un nouvel intérêt le visage immobile près duquel elle se tenait agenouillée.

« C’est un nom que je connais, dit-elle, j’ai entendu souvent parler de mister et de mistress Boffin.

– Le remettre.

– Je n’entends pas ce que vous dites ; laissez-moi vous bassiner le front. Pauvre femme ! sanglote la jeune fille, que m’avez-vous demandé ? attendez que j’approche l’oreille.

– L’envoyer, ma chère.

– À ceux qui l’ont écrite ? Oh ! certainement.

– Pas à d’autres…

– Soyez tranquille.

– Vous le ferez, n’est-ce pas ? aussi sûrement que vous devez mourir un jour ; c’est bien à eux que vous l’enverrez ?

– Soyez tranquille.

– Pas à la paroisse, dit l’agonisante avec un suprême effort.

– Je vous le promets.

– Et la paroisse ne me touchera pas ; ne me laissez pas regarder par elle, vous le promettez ?

– Je vous le jure. »

Un regard triomphant et plein de reconnaissance illumina la figure de la pauvre Betty ; ses yeux, qui étaient fixés sur le ciel, se tournèrent avec affection vers la jeune fille dont le visage était baigné de larmes, et ses lèvres balbutièrent avec un sourire :

« Comment vous appelez-vous, ma chère ?

– Lizzie Hexam.

– Je dois avoir une bien pauvre figure ; auriez-vous peur de m’embrasser ? »

Pour toute réponse Lizzie pressa de ses lèvres la bouche glacée, mais souriante.

« Soyez bénie, ma fille, et maintenant relevez-moi. » Lizzie Hexam souleva doucement cette tête blanchie et battue par l’orage, et l’éleva jusqu’au ciel.

IX. Prédiction §

« NOUS TE RENDONS GRÂCES SINCÈREMENT DE CE QU’IL T’A PLU DE DÉLIVRER NOTRE SŒUR DES MISÈRES DE CE MONDE SOUILLÉ PAR LE PÉCHÉ. »

Le révérend Frank Milvey ne lut pas ces paroles sans trouble dans la voix, car son cœur lui faisait pressentir que nous avions peut-être quelque reproche à nous faire au sujet de notre pauvre sœur ; et que ces mots ont quelquefois un sens terrible, quand ils se prononcent sur la tombe de certains de nos semblables. Quant à l’honnête Salop, que la brave défunte n’avait abandonné que pour le délivrer d’elle, l’honnête Salop ne pouvait pas trouver dans sa conscience les actions de grâces qui lui étaient demandées.

Refus égoïste de la part de Salop ; mais excusable, nous l’espérons humblement, car notre pauvre sœur avait été pour lui plus que sa mère.

Ces paroles étaient prononcées dans le coin d’un petit cimetière obscur, si obscur qu’il ne renfermait que des tertres herbus, pas une tombe ayant une pierre. Serait-ce donc, dans ce siècle de commémoration, faire beaucoup pour ces rudes travailleurs que d’étiqueter leurs fosses aux frais de la commune, afin que la génération nouvelle sût au moins qui fut enterré là ; et, qu’en revenant au pays, le soldat, le marin, l’émigrant pût reconnaître l’endroit où repose un père, une mère, un camarade d’enfance, ou la promise ? Nous disons tous, en regardant le ciel, que nous sommes égaux devant la mort ; ne pourrions-nous pas baisser les yeux, et mettre ici-bas nos paroles en pratique, au moins dans cette faible mesure ? Ce serait peut-être sentimental ; mais croyez-vous, milords et gentlemen, croyez-vous, honorables comités, qu’en cherchant dans nos foules, on ne puisse pas y trouver de place vacante pour un peu de sentiment ?

À côté du révérend Milvey se tenaient sa petite femme, John Rokesmith et Bella Wilfer. Ces quatre personnes, et le pauvre Salop, composaient le cortége funèbre de la vaillante Betty. On n’avait pas ajouté un farthing à l’argent qui était dans son corsage ; et le vœu de cette âme honnête se trouvait réalisé.

« J’ai dans l’idée, murmurait Salop, qui le front appuyé à la porte de l’église pleurait à chaudes larmes, j’ai dans l’idée que j’aurais pu tourner plus fort, et lui rendre plus de services ; ça me fend le cœur, maintenant que j’y songe. »

Le révérend Frank, voulant le consoler, lui représenta que les meilleurs d’entre nous mettaient parfois de la nonchalance à tourner leurs manivelles respectives, – quelques-uns même sont à cet égard fort négligents, – et que nous sommes tous des êtres plus ou moins faibles, inconstants et fragiles.

« Elle ne l’était pas, monsieur, répondit Salop, prenant assez mal cette consolation spirituelle. C’est bon pour nous, monsieur ; mais Elle, elle n’a jamais été négligente ni pour moi, ni pour les minders, ni pour l’ouvrage. Oh ! mistress Higden, mistress Higden ! vous étiez une femme, et une mère, et une calandreuse, comme il n’y en a pas dans un million de millions. » En disant ces mots, profondément sentis, le pauvre Salop quitta la porte de l’église ; il retourna dans le cimetière, posa son front sur la fosse qui venait de se fermer, et pleura. « Ce n’est pas une pauvre tombe, dit le révérend Milvey en s’essuyant les yeux ; les statues de Westminster ont moins de prix que celle qu’on voit là en ce moment. »

Ils se gardèrent bien de troubler sa douleur, et franchirent la petite porte à claire-voie. Le bruit sourd de l’usine arrivait jusqu’à eux, et semblait adoucir l’éclat de ce jour d’hiver. Lizzie, qu’ils n’avaient fait qu’entrevoir, leur dit alors ce qu’elle pouvait ajouter à la lettre qu’elle avait écrite à mister Boffin, en lui renvoyant celle qu’il avait donnée à Betty. Elle raconta les derniers moments de l’honnête créature, dit comment elle avait obtenu de faire déposer l’humble corps dans ce magasin vide, frais et riant, où ils l’avaient pris pour le conduire à l’église ; et avec quel respect on avait exécuté les derniers vœux de la défunte.

« Je n’aurais pas pu le faire si j’avais été seule ; non pas faute de bonne volonté, dit la jeune fille ; mais sans notre directeur cela m’aurait été impossible.

– Votre directeur, alors, n’est pas ce Juif qui nous a reçus ? dit mistress Milvey.

– Et pourquoi pas, ma chère, demanda le révérend Frank entre parenthèses.

– Si, madame, répliqua Lizzie ; c’est bien notre directeur que vous avez vu ; il est vrai que lui et sa femme sont Israélites ; c’est un Israélite qui m’a placée chez eux ; et je ne crois pas qu’il y ait au monde de gens meilleurs.

– Mais s’ils cherchaient à vous convertir ? s’écria mistress Milvey dans tous ses états d’épouse de révérend.

– Chercher quoi, madame ? reprit Lizzie en souriant d’un air modeste.

– À vous faire changer de religion, » dit la chère petite femme. Lizzie secoua la tête, « Ils ne m’ont pas demandé quelle était ma religion, dit-elle en souriant ; mais ce qui m’était arrivé. Je leur ai dit mon histoire ; ils m’ont recommandé d’être laborieuse ; je leur en ai fait la promesse. Ils remplissent bravement leurs devoirs à notre égard ; et nous tous, qui travaillons ici, nous tâchons de faire le nôtre envers eux. Quand je dis leur devoir, ils font mieux que cela, car ils s’occupent de nous.

– On voit qu’ils vous protégent, dit mistress Milvey, assez mécontente.

– Je ne le nie pas, ce serait de l’ingratitude, répliqua Lizzie ; ils m’ont donné récemment une place de confiance ; mais cela n’empêche pas qu’ils suivent leur religion, sans s’occuper de la mienne ; ils n’en parlent jamais, pas plus à moi qu’aux autres ; et n’ont pas demandé de quelle religion était la pauvre défunte.

– Cher Frank, dit mistress Milvey à son mari en le prenant à part, je voudrais vous voir lui parler sur ce point.

– Ma chère, répondit Frank à sa petite femme, c’est une tâche que je laisserai à un autre. Il y a beaucoup de gens qui parlent de ces choses-là ; elle en rencontrera bientôt, mon amour, soyez tranquille. La circonstance d’ailleurs me paraît peu favorable. »

Pendant que les deux époux échangeaient ces paroles, Bella et Rokesmith observaient Lizzie avec une extrême attention. C’était la première fois que John Harmon voyait la fille de son soi-disant assassin ; et il était naturel qu’elle éveillât chez lui une vive curiosité. Bella, d’autre part, savait que le père de Lizzie avait été faussement accusé du meurtre qui avait eu tant d’influence sur sa vie ; et, bien que sa curiosité à l’égard de cette jeune fille n’eût pas de motifs secrets, comme chez Rokesmith, elle ne s’en expliquait pas moins. L’un et l’autre s’étaient figuré une personne très-différente de ce qu’était la fille d’Hexam ; et cette dernière, sans le savoir, devint pour eux un moyen de rapprochement.

Ils s’étaient dirigés tous les cinq vers la petite maison qu’habitait miss Hexam, en compagnie d’un vieux ménage qui travaillait à la fabrique. Au moment où Bella et mistress Milvey sortaient de la chambre de Lizzie, qu’elles avaient été voir, la cloche rappela les ouvriers, et Lizzie fut obligée de partir. La femme du révérend se mit à poursuivre les marmots du village, et à s’enquérir du danger qu’ils couraient de devenir enfants d’Israël. De son côté, le révérend Frank, désirant échapper à ce devoir apostolique, s’était prudemment éloigné, laissant Bella et Rokesmith dans la petite rue du bourg, où pendant quelque temps ils eurent l’air assez gauche.

À la fin Bella rompit le silence : « Ne ferions-nous pas mieux, dit-elle, de parler de la commission dont on nous a chargés ?

– Assurément, dit le secrétaire.

– Je suppose que c’est la même, reprit-elle en balbutiant ; sans cela vous ne seriez pas ici.

– C’est probable.

– Quand j’ai demandé à venir avec mister et mistress Milvey, reprit Bella, mistress Boffin m’a fortement approuvée en disant qu’elle serait bien aise d’avoir mon avis ; – non pas que mon opinion ait grande valeur, – mais vous savez, mister Rokesmith, celle d’une femme… raison de plus, direz-vous, pour qu’elle n’en ait aucune ; enfin mistress Boffin désirait savoir à quoi s’en tenir au sujet de miss Hexam.

– C’est également pour cela, dit le secrétaire, que mister Boffin m’a envoyé. »

Tout en causant ils descendaient la petite rue, et gagnaient la prairie qui longeait la Tamise.

« Vous la trouvez bien, n’est-ce pas ? continua Bella, en s’apercevant qu’elle faisait tous les frais.

– J’en ai la plus haute idée.

– Oh ! que j’en suis contente ! sa beauté a quelque chose de si pur, de si élevé, n’est-ce pas ?

– Assurément.

– Et comme un nuage de tristesse qui la rend plus touchante ; c’est du moins l’impression qu’elle me fait ; une simple idée, non pas une opinion ; qu’en pensez-vous ? dit-elle avec une modestie pleine de charme.

– J’ai remarqué cette tristesse ; j’espère, dit-il en baissant la voix, que ce n’est pas le résultat de cette fausse accusation, qui d’ailleurs a été rétractée. »

Ils firent quelques pas en silence ; Bella après avoir jeté un ou deux regards furtifs sur le secrétaire, dit subitement : « N’ayez pas l’air si grave, mister Rokesmith ; soyez généreux, parlez-moi comme à un égal.

– Sur l’honneur, répondit vivement le secrétaire, dont la figure rayonna tout à coup, je ne pensais qu’à vous obéir, et m’efforçais de prendre ce visage dans la crainte de vous déplaire en ayant plus d’abandon ; mais c’est fini, puisque vous le permettez.

– Merci ; et pardonnez-moi, dit-elle en lui tendant sa petite main.

– Oh ! c’est moi qui vous demande pardon, » s’écria-t-il avec chaleur, car il voyait des larmes dans ses yeux ; larmes qui pour lui étaient plus belles que tous les diamants de la terre, et que néanmoins il se reprochait. « Vous vouliez me parler de miss Hexam, reprit-il après un instant de silence, et le front libre du nuage qui l’avait si longtemps assombri. Je l’aurais fait moi-même, si j’avais pu commencer.

– Maintenant que vous le pouvez, monsieur, dit Bella en soulignant ce mot de l’une de ses fossettes, parlez, je vous écoute.

– Vous vous rappelez que dans la lettre qu’elle a écrite à mistress Boffin, lettre où elle a dit en peu de mots tout ce qu’il y avait à dire, elle a prié instamment de ne révéler à personne le lieu de sa résidence. »

Bella fit un signe affirmatif.

« Je suis chargé par mister Boffin, poursuivit Rokesmith, de découvrir quel peut être le motif de cette recommandation ; je suis moi-même très-désireux de le connaître, de savoir, par exemple, si la calomnie dont son père a été victime, ne l’aurait pas placée dans une fausse position vis-à-vis de quelqu’un, ou peut-être à ses propres yeux.

– Je comprends, dit Bella d’un air rêveur ; cela me paraît juste.

– Il est possible que vous ne l’ayez pas remarqué, reprit le secrétaire, mais vous avez produit sur elle le même effet qu’elle a produit sur vous. De même que sa beauté… je veux dire son extérieur et ses manières vous attirent, elle se sent entraînée vers vous au même titre.

– Non certes, je ne l’ai pas remarqué, répondit Bella en soulignant cette affirmation d’une nouvelle fossette, et je lui aurais cru… » Le secrétaire leva la main pour l’empêcher d’ajouter « meilleur goût ». La chose était si évidente, que Bella rougit vivement de cette petite coquetterie.

« Si donc, avant de partir, vous pouviez causer avec elle, dit Rokesmith, je suis certain qu’elle aurait en vous une entière confiance. On ne vous demanderait pas de la trahir ; du reste on le demanderait que je sais qu’on ne l’obtiendrait pas ; mais s’il vous était possible de lui poser la question que je suis chargé de résoudre, vous le feriez mieux que personne, j’en suis sûr, et avec plus de succès. Mister Boffin s’y intéresse vivement ; je désire moi-même être éclairé à cet égard, j’ai pour cela une raison particulière.

– Si je peux rendre ce léger service, croyez que j’en serai heureuse ; la cérémonie de ce matin m’a fait sentir plus que jamais que je suis inutile en ce monde.

– Ne dites pas cela, s’écria Rokesmith.

– Je le pense, répondit Bella en haussant les sourcils.

– On n’est pas inutile dès qu’on aide quelqu’un à supporter la vie, répliqua le jeune homme.

– Mais je ne sers à personne, dit-elle presque en pleurant.

– Et votre père, miss ?

– Oh ! cher Pa ! si aimant, si oublieux de lui-même, si facile à contenter ; oh ! oui ; du moins il le croit.

– Cela suffit, dit le secrétaire. Excusez mon interruption ; mais je souffre de vous entendre vous déprécier vous-même. »

C’est vous qui avez commencé, pensa la jolie miss en faisant une petite moue ; vous ne devriez pas vous plaindre de ce que vous avez provoqué. Toutefois elle n’en dit rien et changea de conversation. « Il y a si longtemps que nous n’avons causé ensemble, reprit-elle, que je ne sais comment faire pour aborder un autre sujet. Mister Boffin… vous savez combien je lui suis reconnaissante ; j’ai pour lui une affection que je lui dois bien ; il est si généreux envers moi ! Vous ne doutez pas de ma gratitude, mister Rokesmith ?

– Assurément non ; vous êtes d’ailleurs sa compagne favorite.

– Justement ! c’est-là ce qui me rend si difficile de parler de lui. Mais est-il bon pour vous, monsieur ?

– Vous êtes à même d’en juger, répondit Rokesmith d’un air calme et digne.

– Malheureusement ! dit-elle en hochant la tête. L’idée qu’on peut supposer que je l’approuve et que je prends une part indirecte à ce qu’il vous fait subir, m’est fort pénible. En outre, c’est pour moi une vive douleur d’être forcée de reconnaître qu’il est gâté par la fortune.

– Si vous pouviez savoir, dit Rokesmith avec effusion, combien je suis heureux de ce que la fortune ne vous gâte pas, vous sentiriez, miss Wilfer, que cela doit compenser, et au delà, les quelques ennuis qui m’arrivent d’autre part.

– Ne parlons pas de moi, s’écria Bella en se frappant la main avec son gant, vous ne me connaissez pas…

– Comme vous vous connaissez vous-même ? insinua le secrétaire. Mais êtes-vous sûre de vous connaître, miss ?

– Bien assez, dit-elle en ayant l’air de faire peu de cas de sa personne ; je ne gagne pas à être connue ; revenons à mister Boffin.

– Que sa manière d’être à mon égard, dit le secrétaire, ne soit plus ce qu’elle était autrefois, c’est trop évident pour qu’on puisse le nier.

– En auriez-vous la pensée ? demanda-t-elle avec surprise.

– Je le ferais avec joie, si c’était possible ; et pour ma propre satisfaction.

– Il est certain que vous devez en souffrir ; vous ne prendrez pas ce que je vais dire en mauvaise part, mister Rokesmith ? voulez-vous me le promettre ?

– De tout mon cœur, miss.

– Parfois… du moins je le présume, dit-elle en hésitant, cela doit vous faire perdre un peu de votre propre estime. »

Il inclina la tête affirmativement, bien qu’il n’eût pas l’air d’admettre cette assertion, et répondit : « J’ai de puissants motifs pour accepter les inconvénients de la position que j’occupe ; ils n’ont rien de mercenaires, croyez-le bien, miss. Des événements étranges, une série de fatalités, en me faisant perdre la fortune que je devais avoir, m’obligent, il est vrai, à me procurer des moyens d’existence ; mais, si ce que vous avez eu la bonté de remarquer est bien fait pour blesser mon orgueil, il est d’autres considérations qui me le font supporter avec calme ; et ces dernières sont beaucoup plus fortes que ma susceptibilité.

– Il me semble, dit-elle en le regardant, comme s’il y avait en lui quelque chose qui l’intriguait, que vous vous contraignez à jouer un rôle tout passif.

– Vous avez raison, miss ; je remplis un rôle qui n’est pas le mien. Si je me résigne aux déboires qu’il entraîne, ce n’est aucunement par faiblesse ; mais dans un but que je me suis imposé.

– Je me figure quelquefois, dit Bella, que votre affection pour mistress Boffin est l’un des motifs de votre patience.

– Assurément, je ferais tout pour elle ; j’endurerais tout au monde. Il n’y a pas de mot qui exprime à quel point je la révère.

– C’est comme moi, dit Bella. Vous avez dû voir combien elle souffre quand mister Boffin se montre si changé.

– Certes, et je regrette vivement de lui faire autant de peine.

– Vous ! s’écria la jolie miss en relevant les sourcils.

– Ne suis-je pas, en général, la cause de ces tristes scènes ?

– Vous dit-elle aussi qu’il n’en est pas moins le meilleur des hommes ?

– Je l’ai entendue vous le répéter plusieurs fois ; mais jamais elle ne me parle de mister Boffin, » dit Rokesmith dont les yeux s’attachèrent sur Bella.

Elle répondit au regard du secrétaire par un petit regard soucieux et rêveur qui n’appartenait qu’à elle ; puis hochant à plusieurs reprises sa jolie tête, comme un sage en train de philosopher sur la vie, sage à fossettes et de la meilleure école, elle poussa un petit soupir, et abandonna les choses à leur triste cours, du même air qu’elle avait dit : ne parlons pas de moi.

Ce fut une charmante promenade. Il n’y avait pas de feuilles aux branches, pas de nénuphars sur la rivière ; mais le ciel était bleu, l’eau en réfléchissait l’azur, et une brise délicieuse, courant sur l’onde, en plissait la surface. Peut-être n’y a-t-il pas de miroir, fait de main d’homme, qui ne révélât quelque scène de détresse ou d’horreur si toutes les images qu’il a réfléchies devaient s’y reproduire. Mais la rivière, sereine et pure, semblait ce jour-là n’avoir reflété, depuis qu’elle glissait entre ses bords, que ce qui était paisible, pastoral et fleuri.

Ils causèrent de la tombe, nouvellement fermée, du pauvre Johnny, d’une foule de choses, et ils revenaient à leur point de départ quand ils rencontrèrent la petite femme du révérend, qui était à leur recherche, et leur apprit l’agréable nouvelle qu’il n’y avait rien à craindre pour les enfants de la paroisse. Le village avait une école chrétienne ; et toute l’ingérence israélite se bornait à la culture du jardin. Un peu plus loin ils aperçurent Lizzie qui revenait de la fabrique ; et Bella, ayant été la rejoindre, la pria de vouloir bien la conduire chez elle.

« C’est une pauvre chambre qui n’est pas digne de vous, dit Miss Hexam avec un sourire, en lui offrant la place d’honneur au coin du feu.

– Pas si pauvre que vous croyez, répondit Bella ; si vous saviez tout… »

En effet, bien qu’on y arrivât par un escalier singulièrement tortueux, qui paraissait établi dans une cheminée d’un blanc pur, bien que plafonnée très-bas, fort mal carrelée, et tirant peu de jour de sa petite fenêtre, elle était plus agréable que la chambre détestée où nous avons vu Bella déplorer le malheur d’être obligé de prendre des locataires.

La nuit approchait ; les deux jeunes filles étaient en face l’une de l’autre, aux deux coins du feu. Pas d’autre lumière dans la petite chambre que celle du foyer. Il était possible que ce fût l’ancienne grille, et que l’on y trouvât l’ancien creux, près de la petite flamme.

« Voilà qui est nouveau pour moi, débuta Lizzie ; je n’ai jamais eu la visite d’une lady de votre âge, et aussi jolie que vous ; c’est un plaisir de vous regarder.

– Je ne sais plus par où commencer, répondit Bella en rougissant ; j’allais précisément vous dire que c’était pour moi une joie de vous voir. Mais nous pouvons nous passer de préliminaires, et babiller tout de suite, voulez-vous ? »

Lizzie prit la petite main qui lui était cordialement tendue, et la serra entre les siennes.

« Maintenant, dit Bella en se rapprochant de sa compagne et en lui prenant le bras, comme pour aller se promener, je suis chargée de vous demander quelque chose ; je suis sûre que je vais le faire très-mal ; mais ce ne sera pas ma faute. C’est à propos de votre lettre à mistress Boffin, et voilà ce que c’est : – oui ; c’est bien cela. »

Après cet exorde, elle rappela en deux mots la recommandation que Lizzie avait faite du secret de sa résidence, parla délicatement de cette affreuse calomnie qu’on avait rétractée, et demanda, en supposant qu’elle pût se le permettre, si cette fausse accusation était pour quelque chose dans la requête dont il s’agissait. Parler de cela doit vous être pénible, je le sens, poursuivit Bella, toute surprise elle-même de la façon dont elle se tirait d’affaire ; mais c’est un sujet qui ne m’est pas étranger. Vous ne savez peut-être pas que je suis la jeune fille léguée par le testament ; et que je devais épouser ce malheureux gentleman, si toutefois je lui avais plu. J’ai été, comme vous, mêlée à cette histoire, et sans mon consentement, comme vous l’avez été vous-même ; il y a donc entre nous beaucoup de rapport.

– J’ai compris tout de suite qui vous étiez, répliqua Lizzie. Pourriez-vous me dire le nom de cet ami inconnu ?

– De qui parlez-vous ? demanda Bella.

– De celui qui a obtenu la justification de mon pauvre père, et qui me l’a fait parvenir. »

Bella ignorait qui ce pouvait être ; elle n’en avait pas le moindre soupçon.

« Il m’a rendu un grand service ; je serais heureuse de lui témoigner ma reconnaissance. Vous me demandiez si cette calomnie…

– Est pour quelque chose, interrompit Bella, dans le désir que vous avez…

– Qu’on ne sache pas l’endroit que j’habite ? acheva miss Hexam ; oh ! non. »

Tandis qu’elle secouait la tête en faisant cette réponse, et que du regard elle interrogeait le feu, il y avait dans ses mains croisées une résolution qui ne fut pas perdue pour les yeux brillants de sa compagne.

« Vous êtes bien seule, reprit Bella.

– C’est vrai ; mais j’y suis habituée ; j’ai presque toujours été seule, même du vivant de mon père.

– N’avez-vous pas un frère ?

– Oui, mais nous ne nous voyons pas ; c’est néanmoins un très-brave garçon, qui s’est élevé par son travail, et je ne me plains pas de lui. » Elle regardait le feu en disant ces mots, et une expression douloureuse passa sur son visage. Bella s’en aperçut, et lui touchant la main : « Je voudrais bien savoir, dit-elle, si vous avez une amie ; j’entends une femme de votre âge.

– Non, répliqua Lizzie ; j’ai toujours vécu très-isolée ; je n’ai jamais eu de compagne.

– Ni moi non plus, dit Bella ; non pas que j’aie vécu dans l’isolement. J’aurais même souvent mieux aimé être seule que d’avoir Ma, posant en muse tragique dans un noble coin, ou Lavvy dans ses accès de malice ; j’ai cependant beaucoup d’affection pour elles. Voulez-vous me prendre pour amie ? J’ai une tête de linotte ; mais on peut se fier à moi, je vous en réponds. Croyez-vous pouvoir m’aimer ? »

Cette nature mobile, mais affectueuse, légère faute d’un but qui l’attirât, sans autre lest que des caprices à satisfaire, et par conséquent fantasque, n’en était pas moins très-séduisante. Ce mélange de raison et d’enfantillage, cette grâce toute féminine, où perçait une sensibilité réelle, gagna immédiatement le cœur de la jeune ouvrière : et quand Bella, relevant les sourcils et inclinant la tête, lui demanda d’une voix émue par le doute si elle croyait pouvoir l’aimer, Lizzie montra d’une manière évidente qu’elle en était certaine. La causerie devint alors plus intime.

« Et pourquoi vous cacher ? dit Bella.

– Vous devez avoir beaucoup de galants, commença Lizzie au lieu de répondre ; elle fut arrêtée par un petit cri de sa compagne.

– Je n’en ai pas du tout, ma chère !

– Pas un seul ?

– Eh bien ! oui ; peut-être, c’est-à-dire autrefois ; car maintenant j’ignore ce qu’il pense ; mettons la moitié d’un. Je ne compte pas George Sampson, un idiot ; mais ne parlons pas de moi. En fait d’adorateurs, où en êtes-vous ?

– Il y a quelqu’un, répondit Lizzie, un homme très-violent, qui prétend m’aimer, et j’ai tout lieu de le croire. Mais, à première vue, – c’est cependant un ami de mon frère, – j’ai senti pour lui comme de l’aversion, et la dernière fois qu’il m’a parlé, il m’a fait une frayeur que je ne peux pas rendre.

– Alors vous l’avez fui, je comprends ; mais ici vous ne le redoutez plus.

– Il me fait toujours trembler ; je ne suis pas timide, et malgré cela j’ai peur ; je n’ose pas regarder un journal, écouter les nouvelles de Londres ; je crains toujours d’apprendre qu’il s’est porté à quelque violence.

– Alors, dit Bella d’un air pensif, ce n’est pas pour vous-même que vous le redoutez.

– Je serais effrayée même pour moi si je le rencontrais ; et le soir quand je reviens de la fabrique, je regarde toujours s’il n’est pas là.

– Croyez-vous qu’il puisse se détruire ?

– Il en serait bien capable ; mais ce n’est pas là ce qui m’occupe.

– Vous tremblez pour un autre ? » dit finement Bella. Lizzie se cacha la figure dans ses mains, et demeura quelque temps sans répondre. « J’ai toujours ses paroles dans les oreilles, dit-elle enfin, et devant les yeux le coup qu’il a frappé sur le mur. J’ai beau vouloir n’y pas songer, me dire que cela n’en vaut pas la peine ; je ne peux pas m’empêcher d’être inquiète. « Fasse le ciel que je ne le tue pas ! s’écriait-il, » et en disant ces mots il secouait sa main sanglante. »

Bella tressaillit ; elle entoura de ses deux bras la taille de sa compagne, se croisa les mains, et reprit d’une voix douce : « Le tuer ! Il est donc bien jaloux ?

– Oui ; jaloux d’un gentleman, répliqua Lizzie ; – je ne sais comment vous dire cela, – d’un jeune homme au-dessus de mon rang, bien au-dessus, qui m’a appris la mort de mon père, et qui depuis lors m’a témoigné de l’intérêt.

– Vous aime-t-il ? » Lizzie fit un signe négatif. « Il vous admire, au moins ? » Cette fois elle ne secoua pas la tête, et appuya sa main sur le bras qui lui servait de ceinture. « Est-ce par son conseil que vous êtes ici ?

– Oh ! non ! il ne faut même pas qu’il s’en doute ; c’est à lui que je tiens le plus à le cacher.

– Pourquoi ? demanda Bella, toute surprise de la vivacité de ces paroles ; mais en voyant la figure de Lizzie, elle ajouta vivement : Non, chère, ne répondez pas, c’est une sotte question ; je n’ai pas besoin que vous le disiez. »

Il y eut un moment de silence. Lizzie, la tête baissée, regardait la flamme qui avait alimenté ses premiers rêves, et où elle avait lu la destinée de son frère, prévoyant l’abandon qui serait la récompense de sa sollicitude.

« Maintenant, dit-elle en relevant les yeux et en les attachant sur Bella, vous savez la raison qui me fait cacher ma retraite. Il s’est passé autrefois certaines choses que j’aurais voulu empêcher, – ne me demandez pas ce que c’est, je ne pourrais pas vous le dire, – mes efforts n’ont pas réussi ; je crois avoir fait tout ce qui m’était possible ; mais néanmoins cela pèse sur ma conscience. J’espère, en agissant pour le mieux dans tout ce qui dépend de moi, finir par me tranquilliser l’esprit.

– Et par triompher de cette faiblesse pour quelqu’un qui n’en est pas digne, ajouta Bella d’un ton affectueux.

– Oh ! non, s’écria Lizzie, je ne tiens pas à en triompher, je ne veux pas croire qu’il en soit indigne. Je n’y gagnerais rien ; et combien j’y perdrais ! »

Les sourcils expressifs de Bella adressèrent leur remontrance au brasier ; puis, après un instant de silence : « Chère Lizzie, dit-elle, pardonnez-moi cette observation ; mais vous y gagneriez du repos, de la liberté, de l’espoir. Cela ne vaudrait-il pas mieux que de vivre dans une cachette, et de renoncer à votre avenir ?

– Un cœur de femme, tout rempli de cette faiblesse dont vous parlez, répliqua Lizzie, cherche-t-il autre chose ?

Cette question était si loin des projets que Bella avait exposés à son père, qu’elle se dit en elle-même : « Entendez-vous cela, petite cupide ? N’avez-vous pas honte de vous, misérable que vous êtes ? » Et dénouant ses bras, elle se frappa la poitrine avec indignation. « Dans tous les cas, reprit-elle après s’être administré ce châtiment, qu’y perdriez-vous, ma chère ? est-ce indiscret de vous le demander ?

– J’y perdrais mes plus doux souvenirs ; j’y perdrais ce qui m’encourage et me soutient dans la vie : la croyance que si j’avais été son égale, et qu’il m’eût aimée, j’aurais pu le rendre meilleur et plus heureux, comme il l’eût fait pour moi. Le peu que je sais, et qui me vient de lui, perdrait toute valeur à mes yeux. C’est pour lui montrer que je n’étais pas ingrate, pour qu’il ne regrettât pas le sacrifice qu’il faisait, que je me suis tant appliquée. Je perdrais son image, ou plutôt celle de l’être qu’il serait devenu si j’avais été une lady ; son image qui ne me quitte pas, et devant laquelle il me serait impossible de faire une action basse ou mauvaise. Je perdrais la pensée qu’il a toujours été bon à mon égard, et qu’il a opéré en moi le même changement que celui de mes mains, qui étaient rudes et gercées quand je ramais pour mon père, et qui sont devenues blanches, souples et douces comme vous les voyez depuis que j’ai changé de travail. Entendez bien, poursuivit-elle ; je n’ai jamais rêvé qu’il pût être pour moi autre chose que cette vivante image, cette pensée bienfaisante que je ne saurai vous faire comprendre si vous n’en trouvez pas l’explication dans votre cœur. Je n’ai jamais songé que je pouvais devenir sa femme ; lui non plus. Nous sommes séparés à jamais, et je l’aime cependant de toutes mes forces. Je l’aime tant, voyez-vous, que, lorsque je pense à mon avenir désolé, j’en suis heureuse et fière. Je suis heureuse de souffrir pour lui, alors même que cela ne peut pas lui être utile, sachant qu’il l’ignorera toujours, et que s’il le savait, cela lui serait peut-être égal. »

Bella restait sous le charme de cet amour profond et désintéressé qui se révélait bravement à elle, avec la confiance que sa pureté serait comprise. Mais elle n’avait rien éprouvé d’analogue, ni même soupçonné qu’il existât pareille chose.

« C’est par une triste soirée d’hiver, continua Lizzie, qu’il m’a regardée pour la première fois. Il était bien tard ; une pauvre lampe nous éclairait ; nous étions alors, comme ici, près de la Tamise, mais dans un endroit tout différent. Il est possible que ses yeux ne me revoient plus, je le désire, je l’espère ; mais je ne voudrais pas que ce regard disparût de mon existence, pas pour tous les biens de ce monde. Vous savez tout maintenant, chère miss ; il me semble un peu étrange de vous en avoir parlé, mais je n’en ai pas de regret. Je pensais n’en jamais rien dire ; vous êtes venue et je vous ai tout confié. »

Bella posa ses lèvres sur la joue de Lizzie et la remercia vivement de sa confiance. « Je ne regrette qu’une chose, dit-elle, c’est de ne pas en être plus digne.

– Plus digne ! répéta Lizzie avec un sourire.

– Je ne dis pas sous le rapport de la discrétion, reprit Bella ; on me mettrait en morceaux avant de m’en arracher une syllabe ; et il n’y aurait pas de mérite à cela, car je suis entêtée comme un âne. Mais vous ne savez pas, ma Lizzie ! je suis d’un égoïsme insolent, et vous me faites rougir de moi-même.

– Ma chère ! s’écria Lizzie en relevant ses cheveux que Bella avait dénoués, tant elle lui avait secoué la tête avec force.

– C’est très-bon à vous de m’appeler votre chère, et cela me fait plaisir, bien que je ne le mérite pas ; je suis une si vilaine fille !

– Ma chère ! s’écria de nouveau Lizzie d’un ton de reproche.

– Si froide, si basse dans ses calculs ! si bornée, si mauvaise ! enfin une petite brute sans âme.

– Croyez-vous donc, répliqua Lizzie en souriant, que je n’ai pas meilleure opinion de vous ?

– Vrai, dit Bella, bien vrai ? Que je serais contente si vous aviez raison ! mais vous ne me connaissez pas. »

Lizzie lui demanda en riant si elle avait jamais vu sa figure, ou entendu sa voix. « Oh ! certes, répondit-elle ; je ne fais que me regarder dans la glace et je babille comme une pie.

– Eh ! bien, moi, il m’a suffi de vous regarder et de vous entendre pour vous confier ce que je ne croyais jamais dire à personne. Ai-je eu tort ?

– J’espère que non, répondit Bella, dont un quelque chose, moitié rire, moitié sanglot, étouffa les paroles.

– Autrefois j’avais l’habitude, reprit Lizzie toujours souriante, d’expliquer à mon frère les images que je voyais dans le feu ; cela l’amusait. Faut-il vous dire ce qu’il y a dans le brasier, à l’endroit où il est le plus ardent. »

Elles étaient debout devant la grille, se tenant par la taille pour se dire adieu, car l’heure était venue de se quitter.

« Faut-il vous dire ce qu’il y a là ?

– Une petite brute… soupira Bella en relevant les sourcils.

– J’y vois, interrompit sa compagne, j’y vois un cœur valant bien d’être gagné, capable de traverser le feu et l’eau pour rejoindre celui qui le méritera ; un cœur fidèle et sûr, que rien ne pourra ni changer, ni abattre.

– Cœur de jeune fille ? demanda Bella d’un air rêveur.

Lizzie fit un signe affirmatif. « Et le visage auquel il appartient ?… poursuivit-elle.

– Est le vôtre, dit vivement Bella.

– Non pas ; il est très-clair que c’est vous, miss. »

L’entrevue se termina ainsi par un échange de mots aimables ; des « N’oubliez pas que nous sommes amies, » de la part de Bella, et mille assurances de revenir bientôt.

« Vous semblez sérieuse, miss Wilfer, lui dit Rokesmith quand elle eut rejoint ceux qui l’attendaient.

– Je le suis effectivement, répondit Bella.

Quant à la commission dont il l’avait chargée, elle pouvait en rendre compte en peu de mots : Le secret de Lizzie n’avait aucun rapport avec l’accusation qui avait pesé sur Hexam ; voilà tout ce qu’elle avait à dire. « Ah ! si, pourtant ; encore autre chose : Lizzie voudrait connaître l’ami généreux qui lui a obtenu la rétractation, et lui en a fait l’envoi. Elle lui est si reconnaissante, et désirerait tant le remercier !

– Vraiment ? dit le secrétaire.

– Supposez-vous qui cela peut être ? demanda Bella.

– Pas le moins du monde. »

Ils se trouvaient à la lisière du comté d’Oxford, car la pauvre Betty avait été jusque-là. Devant partir par le premier convoi, mister et mistress Milvey, Bella, Rokesmith et Salop se dirigèrent à pied vers la gare. Peu de chemins, à la campagne, sont assez larges pour qu’on puisse y marcher cinq de front ; et les deux jeunes gens restèrent en arrière assez loin des autres.

« Vous ne le croiriez pas, dit Bella ; mais il me semble que depuis ce matin il s’est passé un temps énorme, des années entières.

– C’est en effet une journée très-remplie, répondit Rokesmith ; la cérémonie vous a fort émue ; je comprends que la fatigue…

– Pas du tout, je me suis mal exprimée ; je ne veux pas dire que le temps m’ait paru long ; mais qu’il me semble qu’il s’est passé une foule de choses, pour moi, bien entendu.

– Et pour votre bonheur, j’espère ?

– Je l’espère aussi, dit-elle.

– Mais vous avez froid, je vous sens trembler ; permettez que je vous donne ma couverture. Puis-je la poser sur vous sans chiffonner votre toilette. Oh ! c’est trop long, et bien lourd ; je vais en prendre le bout, si vous le permettez, puisque vous ne pouvez pas me donner le bras. »

Mais si ; elle le pouvait bien. Comment fit-elle pour le sortir de tout ce qui l’enveloppait ? Dieu le sait ; elle y arriva cependant. « Voilà, dit-elle, en le glissant sous le bras du secrétaire. J’ai causé longtemps avec Lizzie ; et j’ai été bien heureuse ; elle m’a donné toute sa confiance.

– Elle n’a pas pu s’en empêcher, observa Rokesmith.

– C’est ce qu’elle m’a dit ; mais voilà qui m’étonne, comment pouvez-vous le savoir ? demanda Bella en s’arrêtant.

– Parce que là-dessus je pense comme elle.

– Et que pensez-vous, monsieur, peut-on le savoir ? dit-elle en se remettant à marcher.

– Que s’il vous plaisait de gagner sa confiance, comme celle de beaucoup d’autres, vous étiez sûre de réussir. »

En ce moment le railway ferma très à propos son œil vert, et ouvrit son œil rouge ; il fallut se hâter pour gagner la station. Bella ne pouvait pas courir facilement, enveloppée comme elle l’était ; Rokesmith fut obligé de la soutenir. Ils se trouvèrent bientôt face à face dans un coin du wagon, où le visage rayonnant de Bella était bien doux à regarder. « Que les étoiles sont brillantes ! une nuit splendide ! s’écria-t-elle.

– Oui, » répondit Rokesmith ; mais il aima mieux contempler le ciel sur ce charmant visage que de l’admirer au dehors.

Jolie dame ! ô séduisante jolie dame ! si j’étais seulement l’exécuteur légal des dernières volontés de Johnny ! Si j’avais le droit de vous transmettre le legs dont il m’a chargé, et d’en obtenir le reçu !…

Quelque chose d’analogue se mêla certainement à la fumée du train, tandis que chacune des stations qu’il brûlait dans sa course, fermait son œil vert, et ouvrait son œil rouge, d’un air d’intelligence, au moment où allait passer la jolie dame.

X. Où est-elle ? §

« Ainsi, miss Wren, dit Eugène Wrayburn, je ne peux pas vous décider à m’habiller une poupée ?

– Non, répondit miss Wren d’un ton bref. Si vous voulez une poupée, achetez-la dans une boutique.

– Et la charmante filleule que j’ai dans le Hertfordshire…

– Ou le Blagueshire, interrompit miss Wren.

– En sera réduite, poursuivit Eugène d’un ton plaintif, aux toilettes du commun des martyrs avec un parrain qui est l’ami intime de la couturière de la Cour.

– Si cela peut être agréable à votre charmante filleule, – un fameux parrain qu’on lui a donné là ! dit miss Wren en piquant l’air d’un coup d’aiguille à l’adresse du gentleman, – s’il lui est agréable de savoir que la couturière de la Cour connaît vos ruses et vos allures, vous pouvez le lui écrire par la poste, et lui faire mes compliments. »

Miss Wren travaillait avec ardeur ; Eugène à demi souriant, à demi vexé, debout près de l’établi, et ne sachant plus que dire, suivait du regard les doigts agiles de la petite ouvrière. C’était le soir ; le terrible enfant de miss Wren, arrivé au delirium tremens, était en pénitence dans son coin.

« Bon ! s’écria l’habilleuse de poupées, en entendant l’ivrogne claquer des dents, si elles pouvaient seulement vous étrangler, enfant maudit ! Béé-ée, béé-ée ! mouton noir ! »

À chacun de ces reproches, accentués d’un coup de pied sur le carreau, le misérable répondit par une plainte.

« Donner cinq schellings pour vous ! plus souvent ! continua miss Wren. Savez-vous combien d’heures il me faut pour gagner cinq schellings, mauvais drôle ? Je vous défends de crier, ou je vous jette une poupée à la tête. Cinq schellings d’amende ! Je ne les payerai certainement pas ; je les donnerai au boueur pour qu’il vous emporte dans sa charrette.

– Non ! gémit l’idiote créature.

– N’y a-t-il pas de quoi vous briser le cœur, dit miss Wren en se tournant vers le gentleman. Je voudrais ne pas l’avoir élevé. S’il n’était pas engourdi comme l’eau d’une mare, il serait plus fin qu’une dent de serpent. Regardez-le : un beau coup d’œil pour une mère ! »

Il est certain qu’inférieur aux pourceaux, car les porcs s’engraissent de ce qu’ils avalent et se rendent bons à manger, le fils de la petite habilleuse n’était un beau coup d’œil pour personne.

« Odieux enfant, dégoûtante créature ! propre à rien qu’à être mis en bocal pour servir d’exemple à ses pareils, s’il n’a pas de considération pour lui, il devrait en avoir pour sa mère.

– Oui, – dération. – Oh ! ne le faites pas ! balbutia l’objet de ces reproches irrités.

– Ne le faites pas ! répliqua miss Wren ; c’est tout le contraire qu’il faudrait dire. Vous recommencez bien, vous !

– Ne le ferai pus, – vrai ! mande pardon !

– Vous me faites mal à voir, dit miss Wren en se couvrant les yeux. Allez me chercher mon chapeau et mon châle ; servez au moins à quelque chose et débarrassez-nous de votre présence. »

Le malheureux obéit en chancelant, et Eugène vit des larmes entre les doigts de la pauvre Jenny, dont la main couvrait toujours les yeux. Il avait pitié d’elle ; mais la part qu’il prenait à sa douleur ne lui inspirait pas autre chose que de la tristesse.

« Je vais à l’Opéra essayer mes robes, dit-elle en ricanant pour qu’on ne vît pas qu’elle avait pleuré ; mais avant que je parte il faut me montrer les talons, mister Wrayburn ; tenez-vous-le pour dit : vous n’avez pas besoin de revenir ; du temps perdu que vos visites. Vous n’obtiendrez pas de moi ce que voulez, quand vous prendriez des tenailles pour me l’arracher.

– Vous n’habillerez donc pas la poupée de ma filleule ?

– Ah ! répondit-elle en secouant le menton, je suis si entêtée ! surtout pour ce qui est de mon adresse, ou de celle de mes amies. Allons, partez et n’y songez plus. »

Son ignoble père était derrière elle, lui tendant son châle et son chapeau. Elle se retourna et l’aperçut : « Donnez-moi cela et retournez dans votre coin, vieux garnement ! Non, non, non ; je n’ai pas besoin de votre aide ; dans votre coin, vous dis-je, et tout de suite ! »

Le misérable, se frottant vaguement le dessus de la main gauche, avec le dessus tremblotant de la main droite, alla se remettre en pénitence. Quand il passa près du gentleman il essaya de lui jeter un coup d’œil, et accompagna ce regard d’un geste qui aurait été un coup de coude, si le malheureux avait pu se faire obéir de ses membres. Eugène se recula instinctivement pour échapper à cet odieux contact ; et sans y attacher plus d’importance, demanda la permission d’allumer son cigare ; puis il souhaita le bonsoir, et s’en alla.

« Maintenant, vieux prodigue, asseyez-vous, dit la petite ouvrière en agitant l’index et en hochant la tête, asseyez-vous, et ne bougez pas jusqu’à mon retour. Si vous sortez de votre coin une minute vous aurez affaire à moi ; osez-le, et vous verrez. » Elle souffla la chandelle, prit sa petite canne, fourra sa grosse clé dans sa poche, et se mit en route.

Eugène, le cigare à la bouche, suivait la même direction, mais ne vit pas la petite ouvrière qui marchait de l’autre côté de la rue. Il s’en allait en flânant, suivant son habitude, l’air pensif ou ennuyé. Arrivé à Charing-Cross il s’arrêta, promena sur la foule un regard d’une suprême indifférence, et reprenait sa flânerie quand l’objet le plus imprévu attira son attention : rien moins que l’ignoble enfant de miss Wren, lequel essayait de se décider à traverser la rue. Spectacle à la fois grotesque et douloureux que celui de cet être branlant, faisant quelques pas vers la chaussée, et reculant avec terreur dans la crainte des voitures, alors qu’elles étaient loin, ou même absentes. À maintes reprises, quand la voie était libre, il s’était mis en route, avait fait la moitié du chemin, puis, décrivant une courbe, était revenu sur ses pas. Après chacune de ses tentatives, il s’arrêtait au bord du trottoir ; regardait en haut de la rue, puis en bas, tandis que, heurté par les passants, il voyait ceux-ci traverser la chaussée et poursuivre leur course. À la vue de tant de succès, il faisait une nouvelle sortie, puis un nouveau détour, revenait à l’assaut, n’avait plus qu’un pas à faire pour gagner le but, voyait arriver quelque chose, et retournait en chancelant d’où il était parti. Il restait là, faisant des efforts spasmodiques pour s’élancer, comme s’il avait eu à faire un grand saut, se décidait enfin, juste quand il ne fallait pas, s’attirait des cris furieux de la part des cochers, et plus terrifié que jamais regagnait son trottoir.

« M’est avis, dit froidement Eugène, après l’avoir observé quelque temps, que si le brave homme a un rendez-vous il arrivera trop tard. » Cette remarque faite, le gentleman s’éloigna sans plus songer à l’ivrogne.

Mortimer, qui avait dîné seul, était à la maison quand son ami arriva. Eugène traîna un fauteuil au coin du feu, près duquel buvait Lightwood en lisant le journal du soir, et se versa du vin, simplement pour tenir compagnie à Mortimer.

« Cher ami, lui dit-il, tu m’offres l’image expressive du travail satisfait, se reposant après les vertueux labeurs du jour.

– Et toi, Eugène, tu me parais offrir celle de l’oisiveté mécontente, et qui ne se repose nullement ; d’où viens-tu ?

– De flâner par la ville. Si je rentre c’est avec l’intention de consulter mon très-intelligent et très-honoré solicitor sur l’état de mes affaires.

– Ton dévoué solicitor, mon pauvre Eugène, trouve tes affaires en fort mauvais état.

– Si toutefois, dit Eugène d’un air pensif, on peut, sans manquer d’intelligence, qualifier ainsi les affaires d’un client.

– Te voilà entre les mains des Juifs, mon pauvre Eugène.

– Cher ami, répliqua tranquillement le débiteur en prenant son verre, m’étant trouvé jadis entre les mains de divers chrétiens, je supporte la chose très-philosophiquement.

– Celui que j’ai vu aujourd’hui, reprit Lightwood, me paraît disposé à nous serrer de près ; un véritable Shylock, et en même temps un patriarche : tête et barbe grises, chapeau à larges bords, houppelande, etc., un vieux juif pittoresque.

– C’est impossible, dit Eugène en reposant son verre ; cela ne peut pas être mister Aaron, mon digne ami.

– Non, répondit Mortimer il s’appelle Riah.

– Précisément ; c’est moi qui, dans mon désir de le voir entrer dans notre sainte église, l’ai baptisé de ce nom d’Aaron.

– Tu n’as jamais été plus fou, Eugène ; que veux-tu dire ?

– Tout simplement, cher ami, que j’ai eu le plaisir de rencontrer le Juif que tu viens de pourtraire21, et que je l’ai appelé Aaron, ce nom-là me paraissant hébraïque, approprié au sujet, expressif et poli.

– Je ne crois pas qu’il existe un être plus absurde que toi, dit Lightwood en riant.

– C’est une erreur, je t’assure. A-t-il dit qu’il me connaissait ?

– Non ; il a seulement dit qu’il comptait sur son argent.

– Preuve qu’il ne me connaît pas, répondit Eugène. Il faut espérer que ce n’est pas mister Aaron ; car je le crois peu disposé en ma faveur, et je le soupçonne d’être pour beaucoup dans la disparition de Lizzie.

– Fatalité ! s’écria Mortimer avec impatience ; il faut donc que tout nous y ramène ? Tu viens de flâner par la ville, c’est-à-dire au sujet de Lizzie, Eugène.

– Savez-vous, dit Wrayburn, en s’adressant aux meubles, que mon solicitor est un homme d’un rare discernement.

– Me suis-je trompé ?

– Non, certes.

– Et cependant, tu le sais bien, tu ne dois pas songer à elle. »

Eugène se leva, mit les mains dans ses poches, et posant un pied sur le cendrier, se balança nonchalamment en regardant le feu.

« Je ne sais pas cela du tout, reprit-il après un instant de silence, je te prie de n’en pas parler comme d’une chose entendue.

– Si vraiment elle t’intéresse, c’est une raison de plus pour ne pas t’en occuper.

– Je n’en sais rien, expliqua Eugène après un nouveau silence ; mais, dis-moi, un simple renseignement : m’as-tu jamais vu prendre autant de souci d’une chose que de son départ ?

– Hélas ! je le voudrais bien, mon pauvre Eugène.

– Non alors ; cela me confirme dans mon opinion. Il te semble donc qu’elle m’intéresse ?

– C’est moi qui te le demande, reprit Mortimer d’un ton de reproche.

– Cher ami, je l’entends bien ; mais je ne peux pas te répondre. Quelles sont mes intentions ? je voudrais que tu pusses me le dire. Si la peine que je me donne pour la retrouver n’est pas une preuve qu’elle m’intéresse, qu’est-ce que cela signifie ? » Il proféra ces paroles avec gaieté, néanmoins d’un air perplexe et interrogateur, comme une personne qui ne devine pas.

– Mais qu’arrivera-t-il ? commença Lightwood ; prévois un peu…

– Prévoir ! c’est justement ce que je suis incapable de faire, interrompit Eugène. Que tu es habile, cher ami, à trouver mon côté faible ! Au collége, tu t’en souviens, j’apprenais mes leçons au dernier moment, jour par jour, ligne par ligne. Il en est encore de même, je ne sais pas la veille quelle sera la tâche du lendemain. Dans l’affaire qui nous occupe, je ne vois qu’une chose, mon désir de retrouver Lizzie, et ma résolution d’y arriver ; peu m’importe le moyen : honnête ou non, cela m’est égal. Je te demande ce que cela veut dire ? Quand elle sera retrouvée, je te demanderai ce qu’il faudra penser de ce que j’éprouverai alors ; aujourd’hui ce serait une question prématurée ; ce qui n’est pas dans mon caractère. »

L’air d’assurance avec lequel il exposait le fait, comme un homme qui dit une chose toute naturelle, faisait secouer la tête à Mortimer, lorsqu’on entendit marcher pesamment sur le carré ; puis un coup indécis frappé à la porte, comme par une main qui cherche le marteau à tâtons.

« Notre jeune et folâtre voisin, que j’aimerais à jeter du haut de cette fenêtre, a probablement éteint le gaz, dit Eugène. Reste là ; c’est moi qui suis de service ; je vais ouvrir. »

Mortimer avait à peine eu le temps de se rappeler l’énergie avec laquelle son ami avait parlé de retrouver miss Hexam, lorsque Eugène introduisit un spectre immonde, tremblant des pieds à la tête, et vêtu de haillons graisseux et couverts de fange. « Cet intéressant gentleman, dit Wrayburn, est le fils, parfois désagréable, d’une lady de ma connaissance : mister Poupées, mon cher Lightwood. »

Il ignorait le nom de l’ivrogne, celui de la petite ouvrière étant de pure fantaisie, et présentait son personnage sous le nom de Poupées avec autant d’aisance que s’il le lui avait toujours connu. « D’après ce que j’ai cru entendre, poursuivit-il, pendant que Mortimer regardait bouche béante l’ignoble visiteur, mister Poupées aurait quelque chose à me dire. Je lui ai répondu qu’entre nous il n’y avait pas de secrets, et l’ai prié d’entrer pour m’exposer ses vues. »

Le misérable objet de cette présentation se trouvant fort embarrassé du débris de chapeau qu’il tenait à la main, Eugène lança d’un air dégagé ce fragment informe vers la porte, et mit le visiteur sur une chaise. « Je crois, dit-il, qu’il est nécessaire de le remonter avant d’en obtenir une parole qui puisse avoir quelque sens. Voyons, mister Poupées, de l’eau-de-vie, ou bien…

– Trois pen’ d’rhum, » interrompit l’enfant de miss Wren.

Une goutte de rhum lui fut donnée dans un grand verre qu’il porta à ses lèvres, en lui faisant subir toute espèce de détours et de tremblotements sur la route.

« Les nerfs de mister Poupées, dit Eugène à Lightwood, me paraissent détendus ; je pense qu’une fumigation ne peut que lui être avantageuse. »

Il fit tomber des cendres rouges sur la pelle, tira quelques pastilles aromatiques d’une boîte qui était sur la cheminée, les posa sur la cendre, et balança placidement la pelle devant l’ivrogne de manière à le retrancher derrière la vapeur odorante.

« Dieu me bénisse ! on n’est pas plus fou, dit Lightwood en riant ; mais à quel propos cet être-là vient-il te voir ?

– Il va me le dire, répliqua Eugène qui observait attentivement la figure de l’ivrogne. Allons, mister Poupées, n’ayez pas peur, expliquez votre affaire.

– Mist’ Wrayburn ? demanda le visiteur d’une voix épaisse et rauque. C’est-y mist’ Wrayburn ? reprit-il d’un air hébété.

– Oui, regardez-moi ; que voulez-vous ? »

Mister Poupées coula sur sa chaise, et murmura faiblement : « Trois pen’ d’rhum.

– Mortimer, veux-tu me faire la grâce de le remonter de nouveau ; je suis occupé à cette fumigation ; impossible de l’interrompre. »

Une nouvelle goutte de liqueur fut versée à l’ivrogne, qui fit décrire à son verre les mêmes circuits que la première fois. Dès qu’il eut fini de boire, l’ignoble personnage se hâta de s’expliquer, dans la crainte évidente de perdre ce qu’il avait à dire, s’il laissait éteindre l’action efficace du rhum.

« Mist’ Wrayburn, voulais vous pousser l’coude, mais n’avez pas voulu. C’qui vous faut, c’est l’adresse, où c’qu’é demeure. E’ce pas, mist’ Wrayburn ?

– Oui, dit Eugène d’un ton ferme, en jetant un coup d’œil à son ami.

– J’suis l’homme, répondit mister Poupées en essayant de se frapper la poitrine, et en se portant la main à la figure, l’homme, – oui, – qui l’peux, l’homme à l’faire.

– Quoi ? demanda Eugène, toujours avec fermeté.

– Donner c’t’adresse.

– L’avez-vous ? »

Mister Poupées fit de laborieux efforts pour prendre un air digne, hocha la tête de manière à éveiller les plus grandes espérances, et d’un ton joyeux, comme si l’on n’avait rien pu tendre de plus satisfaisant, répondit : « Non. » Épuisé par cet effort intellectuel, le malheureux s’affaissa complétement, et bégaya comme en rêve : « Trois pen’ d’rhum.

– Remonte-le de nouveau, Mortimer, remonte-le, s’écria Wrayburn.

– Eugène, Eugène ! lui reprocha Lightwood à voix basse, comment peux-tu te servir de pareils instruments ?

– Je t’ai dit, répliqua Wrayburn de l’air déterminé qui avait déjà frappé son ami, que j’emploierais n’importe quel moyen, honnête ou non. Celui-ci est ignoble, je te l’accorde ; je m’en servirai pourtant, à moins que je ne cède à l’envie de casser la tête à mister Poupées avec ce fumigateur. Cette adresse, voyons ! pouvez-vous l’avoir ? est-ce là ce que vous voulez dire ? Si vous êtes venu pour vous entendre avec moi, combien demandez-vous ?

– Dix schellings, trois pen’ d’rhum.

– Vous les aurez.

– Quinze schellings, trois pen’ d’rhum, dit mister Poupées en cherchant à se roidir.

– Je vous les donnerai. Comment aurez-vous l’adresse !

– J’suis l’homme, répondit l’ivrogne avec majesté, l’homme… que j’l’aurai.

– Mais comment l’aurez-vous ?

– Un pauv’ veuf, maltraité à la journée, bougonné du matin au soir ; rin qu’des sottises. Elle a d’l’argent pus gros qu’elle, m’sieur ; et n’me donnerait pas seulement trois pen’ d’rhum.

– Continuez, dit Eugène en lui tapotant le crâne avec sa pelle, vous avez autre chose à dire. »

L’ivrogne essaya de se rassembler, mais inutilement, laissant tomber pour ainsi dire une demi-douzaine de lambeaux de lui-même chaque fois qu’il voulait en ramasser un. Puis, balançant la tête d’une épaule à l’autre, il regarda le gentleman, et, croyant sourire d’un air de mépris : « E’me traite comme un enfant, dit-il, comme un simple enfant, m’sieur. Pas un enfant, moi ; j’suis un homme, m’sieur, un homme qu’a du savoir. Elles s’écrivent des lett’, qu’é s’envoient par la poste ; et pour un homme qu’a du savoir, pas pus difficile d’avoir l’adresse d’une lett’ que son adresse à lui.

– Prenez-la, dit Eugène, et apportez-la moi. Brute que vous êtes, ajouta-t-il à voix basse, gagnez promptement vos soixante mesures de trois pence, buvez-les toutes d’un coup, et qu’elles vous tuent le plus vite possible. »

En disant ces mots, il jeta les cendres qu’il avait prises, et remit la pelle à sa place. L’ivrogne s’aperçut alors que Mortimer l’avait insulté ; il fit part de cette découverte, exprima le désir de régler cette affaire d’honneur, et défia le gentleman d’approcher, pariant un souverain contre un demi-penny que le lâche n’avancerait pas. Sur cette assurance qu’il se donnait à lui-même, mister Poupées fondit en larmes et parut vouloir s’endormir. Cette dernière manifestation étant beaucoup plus alarmante que l’autre, en ce sens qu’elle menaçait d’une prolongation de séjour, réclamait une mesure énergique. Eugène se hâta donc de ramasser avec les pincettes le chapeau troué de l’ivrogne, le lui enfonça sur la tête ; et, prenant l’odieux personnage à bras tendu par le collet, il lui fit descendre l’escalier, et le mena jusque dans Fleet-street. Arrivé là, il lui tourna la figure vers le couchant, et revint à la maison. Il trouva Mortimer debout devant la cheminée, ayant l’air rêveur et passablement triste.

« Je vais me laver les mains au sujet de mister Poupées, – physiquement, bien entendu, – et je reviens tout de suite, dit Eugène.

– J’aimerais mieux te les voir laver moralement, répondit Lightwood.

– Moi aussi, répliqua Eugène ; mais, vois-tu, mon bon, cet homme m’est nécessaire, je ne peux rien faire sans lui. »

Deux minutes après, il s’allongeait dans son fauteuil, et avec son aisance habituelle, félicitait Lightwood d’avoir échappé à la bravoure de leur vigoureux visiteur.

« Ne plaisante pas là-dessus, dit Mortimer avec irritation ; tu peux me faire rire de tout, mais pas de cela.

– Oui, dit Eugène, moi-même j’en suis un peu honteux ; changeons de conversation.

– C’est tellement déplorable ! tellement indigne de toi ! Prendre un pareil éclaireur !

– Très-bien, s’écria Eugène, voilà le sujet trouvé ; c’est toi qui l’as fourni. Voyons, n’aie pas l’air d’une statue de la patience mise à l’épreuve au coin de cette cheminée ; assieds-toi, je vais te dire quelque chose qui t’amusera. Prends un cigare ; bon ! regarde le mien : j’allume, j’aspire, la fumée s’échappe ; la vois-tu ? C’est Poupées ; elle a disparu, et me revoilà comme avant.

– Nous devions parler d’éclaireur, dit Mortimer, après avoir tiré de son cigare une bouffée réconfortante.

– Nous y voilà : n’est-il pas drôle, qu’une fois la nuit close, je ne puisse pas sortir sans être suivi d’un espion ? quelquefois il y en a deux. »

Lightwood ôta son cigare de ses lèvres, et regarda son ami de l’air de quelqu’un qui soupçonne un sens caché aux paroles qui lui sont dites, et qui n’en saisit pas le côté plaisant.

« Non, répondit Eugène, c’est à la lettre, parole d’honneur. Je ne sors jamais le soir sans être dans la position ridicule d’un homme observé de loin, et suivi par un ou deux autres.

– En es-tu bien sûr ?

– D’autant plus sûr, mon bon, que ce sont toujours les mêmes.

– Mais il n’y a pas de poursuites contre toi. Ce juif n’a fait que des menaces ; il n’a pas encore agi. Puis, il saurait bien où te prendre ; à quoi bon t’espionner ? d’ailleurs je te représente.

– Voyez-vous l’homme de loi ? dit Eugène en s’adressant aux meubles, d’un air à la fois nonchalant et ravi. Voyez-vous la main du teinturier prônant la couleur de l’œuvre à laquelle elle travaille, ou travaillerait si quelqu’un lui fournissait de l’ouvrage ? Respectable solicitor, ce n’est pas le juif, c’est le maître de pension.

– Le maître de pension ?

– Souvent le maître et l’élève. Tu ne comprends pas ? C’est étonnant comme tu es vite rouillé dès que je m’absente. Rappelle-toi ces deux compères qui sont venus un certain soir ; eh bien ! ce sont eux qui me font l’honneur de me suivre dès que la nuit est arrivée.

– Y a-t-il longtemps que cela dure ? demanda Lightwood en opposant un visage sérieux au rire de son ami.

– Depuis le départ d’une certaine personne ; du moins je le présume. Il est probable que je ne m’en suis pas aperçu le premier jour, et cela remonte à peu près à cette époque.

– Crois-tu qu’ils supposent que c’est toi qui l’as fait partir ?

– Mon cher, tu connais la nature absorbante de mes travaux ; je n’ai pas eu le temps de songer à cela.

– Leur as-tu demandé ce qu’ils voulaient ? leur as-tu fait des objections ?

– Pourquoi leur demander ce qu’ils veulent, quand leurs désirs ne m’intéressent nullement ? et comment me plaindrais-je d’une chose qui m’est parfaitement égale ?

– Je ne t’avais pas encore vu tant d’insouciance. Mais c’est une position absurde, tu en conviens toi-même ; et les hommes les plus indifférents ne le sont pas au ridicule.

– Ta pénétration m’enchante, Mortimer ; que tu connais bien mes défauts ! J’ai la faiblesse, en effet, de ne pas accepter le ridicule, et c’est pour cela que je le transfère à mes guetteurs.

– Un peu plus de sérieux, Eugène ; ne serait-ce que par considération pour moi, qui ne suis pas du tout disposé à la plaisanterie.

– Eh ! bien donc, très-sérieusement, je suis en train, cher Mortimer, de pousser le maître d’école vers la folie. Je le rends si ridicule, et le lui fais si bien comprendre, que je vois la rage lui sortir par tous les pores, chaque fois que nous nous croisons. Cette agréable occupation a été mon unique plaisir depuis cette déconvenue qu’il est inutile de rappeler. J’y trouve une satisfaction réelle ; cela me soulage. Voici comment la chose se passe : je sors après la chute du jour, et m’en vais en flânant. Au bout de quelques minutes je m’arrête devant un magasin, et je jette çà et là un regard furtif, pour voir si le maître d’école n’apparaît pas. Tôt ou tard je l’aperçois au guet ; quelquefois avec son élève ; mais le plus souvent il est seul. Quand je suis bien sûr qu’il m’a vu, je pars et l’entraîne dans tous les quartiers de Londres. Un soir je me dirige vers l’orient, le lendemain vers le nord ; et à la fin de la semaine nous avons fait le tour du compas. Quelquefois je vais en voiture, et draine ainsi les poches de mon pédant, que je force à prendre des cabs. Je cherche dans la journée les endroits les plus cachés de la ville ; j’en étudie les détours. Le soir, je me dirige vers ces lieux, en affichant un mystère vénitien ; je m’y introduis par des cours ténébreuses, où j’attire mon pédagogue, et me retournant tout à coup, je le surprends avant qu’il ait pu s’éloigner. Je passe à côté de lui, sans paraître me douter qu’il existe, et il subit d’horribles tourments. Ou bien encore je prends une petite rue, je la descends d’un pas rapide, je tourne le coin ; il me perd de vue ; je fais volte-face, et le vois accourir à toute vapeur. Je repasse auprès de lui, comme s’il n’était pas là, et il resubit d’affreuses tortures. Chaque soir il éprouve une déception poignante ; mais l’espérance est vivace dans les poitrines scholastiques ; et il me suit le lendemain avec une nouvelle ardeur. Je jouis ainsi des plaisirs de la chasse ; et me trouve à merveille de cet exercice salutaire. Quand je ne me donne pas cette récréation, le maître d’école fait le pied de grue toute la nuit à la porte du Temple.

– Singulière histoire ! dit Mortimer qui avait écouté ce récit avec une sérieuse attention. Je n’aime pas cela, ajouta-t-il après une pause.

– Tu arrives à l’hypocondrie, mon bon ; tu es trop sédentaire, dit Wrayburn ; viens à la chasse avec moi.

– Crois-tu donc qu’il est au guet.

– Cela ne fait pas le moindre doute.

– Est-ce que tu l’as vu ce soir.

– J’ai oublié d’y regarder, répondit Eugène avec la plus parfaite indifférence ; mais je suis sûr qu’il est là. Voyons, Mortimer ; un tour de chasse ; cela te fera du bien. »

Lightwood hésita, puis la curiosité l’emportant, il finit par se lever.

« Bravo ! s’écria Eugène, bravo ! chausse-toi en conséquence ; nos bottes vont être mises à une rude épreuve, je t’en avertis. Quand tu seras prêt, je suis à tes ordres. Tayaut ! tayaut ! en avant Chivey, Forward et Tantivy.

– Rien ne te rendra donc sérieux ? dit Lightwood en riant au milieu de sa gravité.

– Je le suis toujours, cher ami ; mais, en ce moment, je me sens excité par ce fait qu’un vent du sud et un temps couvert sont de bon augure pour la chasse. Tu es prêt ? fort bien. J’éteins la lampe, j’ouvre la porte et nous voilà en campagne. »

Au moment où les deux amis débouchaient du Temple sur la voie publique, Eugène demanda, avec la courtoisie d’un homme qui fait les honneurs de ses terres, dans quelle direction Lightwood désirait que la chasse fût conduite.

« Le pays, dit-il, est assez accidenté aux environs de Bethnal-Green, et il y a longtemps que nous ne sommes allés par là. Qu’en penses-tu, Mortimer ? »

Celui-ci ayant donné son approbation, les deux amis tournèrent du côté de l’est.

« Au cimetière Saint-Paul, continua Eugène, nous flânerons habilement, et je te montrerai mon homme. »

Mais ils l’aperçurent plus tôt qu’ils ne pensaient ; il était seul de l’autre côté de la rue, et les suivait en se glissant près de la muraille, à l’ombre des maisons.

« Prends ton haleine, dit Eugène ; car nous allons courir. Si cela dure longtemps, les fils de la joyeuse Angleterre devront nécessairement déchoir au point de vue des études. Il est impossible que ce maître d’école suive à la fois ses élèves et ma personne. Nous partons ! »

Course rapide pour essouffler le malheureux, temps d’arrêts et flâneries pour user sa patience, détours sans nombre, marches et contre-marches ; toutes les ruses que peut fournir un esprit excentrique, furent employées par Eugène pour excéder le maître de pension. Lightwood le remarquait avec surprise, et se demandait comment un homme aussi insoucieux pouvait être aussi avisé ; comment un être aussi paresseux pouvait se donner tant de peine, et s’infliger une pareille fatigue.

Après avoir joui pendant trois heures des plaisirs de cette chasse, et ramené sa proie dans la Cité, Eugène se faufila dans quelques allées obscures, entra dans une petite cour, se retourna brusquement, faillit tomber sur le malheureux Bradley, et dit à Mortimer, comme s’il avait été seul avec lui : « Tu le vois, il subit d’affreuses tortures. »

Le mot n’était pas trop fort. Exténué, les lèvres blanches, l’œil égaré, les cheveux épars, la haine, la jalousie, la colère peintes sur le visage ; exaspéré par la certitude qu’il laissait voir son martyre, et que cette vue faisait la joie de son rival, l’infortuné les suivait dans l’ombre : tête effrayante qui semblait flotter dans l’air, tant la force de son expression éclipsait le reste du corps.

Mortimer n’était pas d’une sensibilité bien grande ; mais cette figure l’avait singulièrement ému. Il en parla à plusieurs reprises pendant la fin de la course, et en reparla plusieurs fois quand ils furent rentrés.

Eugène était couché depuis deux heures lorsqu’il fut à demi réveillé par un bruit de pas qui venait de la chambre voisine ; il s’éveilla tout à fait en voyant Lightwood à côté de son lit.

« Rien de fâcheux, Mortimer ?

– Non.

– Quelle idée, alors, de te promener à pareille heure ?

– Il m’est impossible de dormir.

– Tiens ! et pourquoi ?

– Je vois toujours cette figure ; je ne peux pas me l’ôter des yeux.

– C’est étonnant comme cela m’est facile, » dit Eugène en riant. Il se retourna et se rendormit.

XI. Dans les ténèbres §

Pendant qu’Eugène se rendormait avec tant de facilité, il n’y avait de sommeil ni pour Bradley Headstone, ni pour la petite miss Peecher. Bradley se consuma jusqu’au jour à hanter l’endroit où rêvait son insouciant rival ; et miss Peecher s’exténua à prêter l’oreille au retour de Bradley, pressentant qu’il y avait un grand trouble chez le maître de son cœur. Un grand trouble en effet, beaucoup plus grand que le petit coffre aux pensées de miss Peecher, d’un arrangement si simple et n’ayant pas de coin ténébreux, n’aurait pu en contenir ; car le trouble de cet homme était celui qui pousse au meurtre. Oui, au meurtre, et cet homme le savait ; bien plus, il excitait cette disposition meurtrière, et y prenait ce plaisir perverti qu’on éprouve quelquefois à irriter ses blessures.

Lié depuis le matin par la nécessité de se contenir, enchaîné par ses occupations routinières, dans un cercle babillard, qui ne lui laissait pas de repos, il s’échappait le soir comme un animal sauvage que rien n’a pu dompter. C’était, pendant le jour, un dédommagement à la contrainte qu’il subissait de penser à ce qu’il deviendrait le soir, à la liberté qu’il aurait alors d’être lui-même et d’épancher sa rage. Si les grands criminels disaient la vérité (ce qu’ils ne font pas, étant de grands criminels), bien peu d’entre eux parleraient des efforts qu’ils ont tentés pour échapper au crime. C’est afin d’y arriver qu’ils combattent ; ils luttent contre les vagues pour gagner la rive sanglante, non pour s’en éloigner.

Cet homme comprenait parfaitement qu’il haïssait Eugène de toutes les forces les plus vives, les plus mauvaises qu’il avait en lui ; et que s’il venait à le surprendre allant chez Elle, ce qu’il ferait alors ne le servirait pas dans le cœur de miss Hexam. Tous ses efforts tendaient à exaspérer sa haine ; il se montrait son rival près de Lizzie ; il le voyait aimé, attendu, accueilli dans la retraite où il savait parfaitement ce qui arriverait le jour où il ferait cette découverte. Nous accordons, toutefois, qu’il n’avait pas cru nécessaire de formuler cette vérité, pas plus qu’il n’éprouvait le besoin de se dire qu’il existait.

Il savait qu’en se faisant le jouet nocturne de l’insolence de Wrayburn il augmentait sa fureur, qu’en accumulant les provocations il s’excusait à ses propres yeux. Sachant tout cela, et content d’avancer, endurant un supplice inouï, et persévérant malgré ses tortures, pouvait-il, au fond de son âme ténébreuse, douter du but vers lequel il marchait ?

Harassé et furieux, il demeura devant la porte du Temple qui venait de se refermer sur les deux gentlemen, se demandant s’il devait retourner chez lui, ou rester aux aguets. Persuadé que Wrayburn connaissait la retraite de miss Hexam, si toutefois ce n’était pas lui qui avait fait disparaître cette dernière, il se croyait sûr d’arriver à ses fins en s’attachant aux pas d’Eugène avec cette persévérance obstinée qui l’avait fait réussir dans ses études. Homme aux passions violentes, à l’intelligence paresseuse, il avait souvent eu recours à cette opiniâtreté qui l’avait bien servi, et qu’il appelait de nouveau à son aide.

Tandis qu’appuyé contre le mur, dans l’enfoncement d’une porte, il regardait l’entrée du Temple, un soupçon lui traversa l’esprit : Elle pouvait être chez Wrayburn ; cela expliquait les promenades sans but d’Eugène. Au fond ce n’était pas impossible. Il y pensa tant et si bien, qu’il résolut de gagner l’appartement des deux amis, si toutefois le gardien du Temple voulait bien l’introduire.

Son visage effaré, pareil aux spectres des têtes qui décoraient jadis la porte voisine de Temple-Bar, traversa donc la rue, et s’arrêta en face du watchman.

« Que voulez-vous ? demanda celui-ci en regardant ce visage sinistre.

– Mister Wrayburn.

– Il est bien tard.

– Mister Wrayburn, je le sais, est rentré avec mister Lightwood, depuis environ deux heures. S’il est au lit je mettrai un mot dans sa boîte ; je suis attendu. »

Le watchman ouvrit la porte sans rien dire, bien qu’avec une certaine répugnance ; néanmoins il se rassura en voyant le visiteur se diriger d’un pas rapide vers l’endroit indiqué. La tête effarée d’Headstone flotta jusqu’en haut de l’escalier obscur, et s’abaissa au niveau du seuil de l’appartement des deux amis. Les portes des chambres paraissaient être ouvertes ; un rayon lumineux s’échappait de l’une d’elles, un bruit de pas s’y faisait entendre. Deux voix résonnèrent : des paroles indistinctes ; mais c’étaient des voix d’homme. Elles se turent, les pas s’arrêtèrent, la lumière s’éteignit.

Si Mortimer avait pu voir, l’écoutant dans l’ombre, cette figure qui l’empêchait de dormir, il aurait été moins que jamais disposé au sommeil.

« Elle n’y est pas, dit Bradley ; mais elle peut y avoir été. » La tête effarée se releva, reprit son ancien niveau au-dessus du sol, flotta jusqu’en bas de l’escalier et regagna la porte du Temple. Un homme était là qui parlementait.

« Tenez, le voilà, répondit le gardien à cet homme.

Voyant qu’il était question de lui, Bradley détourna ses yeux du watchman, et les arrêta sur le nouveau venu.

« Cet homme, expliqua l’agent du guet, apporte une lettre pour mister Lightwood, et je lui disais qu’une personne venait précisément de monter chez ce gentleman ; c’est peut-être pour la même affaire.

– Non, répondit Bradley en jetant un coup d’œil sur l’étranger qu’il ne connaissait pas.

– Non, grogna l’autre de son côté : ma lett’, c’est ma fille qui l’a écrite, elle est d’moi tout d’même ; – ma lett’ que j’dis, est pour mon affaire ; et mon affaire ne regarde personne que moi. »

Bradley franchit la porte d’un pied mal assuré ; elle se referma derrière lui ; et il entendit les pas de l’homme à la lettre qui cherchait à le rejoindre. Ce dernier paraissait ivre ; et tomba sur le maître de pension, plutôt qu’il ne le toucha :

« Scusez-moi, lui dit-il ; mais p’t’êt’ ben qu’vous connaissez c’t aut’ gouverneur.

– Qui cela ? demanda Bradley.

– C’t’ aut’ gouverneur, répéta l’homme en jetant le pouce de sa main droite par-dessus son épaule.

– Je ne sais pas ce que vous voulez dire.

– Regardez ben, reprit l’homme en accrochant sa phrase sur les doigts de sa main gauche avec l’index de sa main droite. Y a là deux gouverneurs ; un et un ça fait deux : Lawyer Lightwood, mon premier doigt, ça fait un ; eh ! ben l’aut’, mon second doigt, l’connaissez-vous ?

– Assez pour ce que j’en veux faire, répondit Bradley en fronçant les sourcils, et en regardant au loin dans l’obscurité.

– Hourrarh ! s’écria l’homme, hourrarh ! troisième gouverneur ! j’suis de vot’ avis.

– Ne criez pas comme cela, dit Bradley.

– V’là ce que c’est, reprit le porteur de la lettre, dont la voix enrouée devint confidentielle, c’t’aut’ gouverneur est toujours à se moquer de moi, pace que, voyez-vous, j’suis un honnête homme, c’qu’i n’est pas, lui ; j’suis un honnête homme qui gagne son pain à la sueur de son front, une chose qu’i n’fera jamais.

– Que voulez-vous que cela me fasse ?

– C’t’aut’ gouverneur… dam ! poursuivit l’homme d’un ton blessé, si vous n’tenez pas à ce qu’on vous en dise pus long, c’est très-facile ; mais vous avez ben fait voir que c’n’est pas un d’vos amis. Après ça, moi, j’n’impose à personne ma société, pas pus qu’mon opinion. J’suis un honnête homme, v’là c’que j’suis. Qu’on m’mène devant un juge, n’importe lequel, et j’dirai : « Milord, j’suis un honnête homme. » Qu’on me mette dans le banc aux témoins, n’importe pas où, et je dirai la même chose, et je baiserai le livre ; j’baiserai pas ma manche, j’baiserai l’livre. »

Ce fut moins par égard pour ces protestations que par besoin de saisir tout ce qui pouvait se rapporter à l’objet de sa haine, que Bradley répondit : « Je n’avais pas l’intention de vous blesser ; vous parliez trop haut, voilà tout ; continuez, je ne voulais pas vous interrompre.

– Voyez-vous, répliqua l’honnête homme d’une voix attendrie et mystérieuse, j’sais c’que c’est que d’parler haut, et c’que c’est que d’parler bas. Je vas donc le faire, naturellement. C’serait assez drôle si je n’le faisais pas, vu que j’m’appelle Roger de mon nom de baptême que j’ai pris d’mon père, qui l’tenait d’son père à lui. Quant à c’lui d’not’ famille qui l’a eu le premier, je n’voudrais pas vous tromper pour rien au monde en entreprenant d’vous l’dire ; et j’souhaite que vous vous portiez mieux qu’vous n’en avez l’air, car vot’ santé n’doit pas être fameuse si é ressemb’ à vot’ mine. »

Tressaillant à l’idée que sa figure laissait voir ce qu’il pensait, Bradley s’efforça de prendre un visage moins sombre. Quelle affaire cet homme pouvait-il avoir avec Lightwood ? qu’est-ce qui pouvait l’amener chez celui-ci à pareille heure ? La question valait la peine d’être éclaircie. Peut-être Lightwood n’était-il qu’un intermédiaire chargé de remettre à Wrayburn la lettre de miss Hexam ; il fallait s’en assurer.

« Vous venez au Temple bien tard, dit Bradley avec une feinte indifférence.

– J’veu êt’ pendu, troisième gouverneur, s’écria l’honnête homme avec un rire enroué, si j’n’allais pas vous faire la même remarque.

– C’est une affaire exceptionnelle, dit Bradley en regardant autour de lui d’un air décontenancé.

– Tout comme moi, dit l’autre. Mais, moi, ça m’est égal d’vous l’dire ; pourquoi qu’ça n’me serait pas égal ? J’suis aide éclusier, voyez-vous ; j’étais libre hier, et j’serai d’service demain.

– Vraiment ?

– Mon Dieu oui ; alors j’suis venu à Lond’ pour voir à mes affaires, c’qu’est d’abord d’êt’ nommé éclusier en titre, et puis d’appeler devant le juge un bâtiment, un vapeur qui m’a neyé. J’suis pas d’ces gens à m’laisser neyer sans faire payer le dégât. »

Bradley regarda le noyé, comme pour savoir si c’était un revenant.

« C’vapeur a coulé mon bachot, et m’a neyé, poursuivit l’honnête homme. Les aut’ m’ont repêché et m’ont fait revenir ; mais je l’avais pas demandé, ni le steamer non pus ; je veux que c’bâtiment-là me paye la vie qu’i m’a prise.

– C’est pour cela que vous alliez chez mister Lightwood en pleine nuit ? dit Bradley Headstone en l’examinant avec défiance.

– Pour ça ; et puis aussi pour qu’i me donne un mot d’écrit à c’te fin d’obtenir d’êt’ éclusier en titre. Faut un papier qui vous recommande, et i’gn’a qu’lui pour me l’donner. Comme j’lui dis dans ma lett’, qu’est d’la main d’ma fille, avec ma croix au bas, pour qu’elle soit valab’ en justice ; quel aut’ que vous, que j’lui dis, lawyer Lightwood, me doit c’sartificat, et quel aut’ que vous doit aller réclamer pour moi un jugement cont’ ce vapeur. Car, comme je l’dis, par la main de ma fille, j’ai eu assez d’tourment par vot’ fait, et celui d’vot’ ami. Si vous m’aviez soutenu avec fidélité, et si c’t’aut’ gouverneur avait mis exactement su’ l’papier le témoignage que j’vous ai fait (que j’lui dis dans la lett’ avec ma croix au bas), j’serais riche aujourd’hui, et j’aurais des respects au lieu d’êt’ salué d’une batelée de sottises, et d’avoir à manger mes paroles, c’qu’est une espèce de nourriture peu satisfaisante pour l’estomac d’un homme. Tant qu’à vot’ remarque d’êt’ en pleine nuit, vous, troisième gouverneur, grommela l’honnête individu en terminant cet exposé de ses griefs, j’tez un peu les yeux su’ l’paquet que j’ai sous le bras ; rappelez-vous que j’men retourne à l’écluse, et que le Temp’ se trouvait su’ mon chemin. »

Bradley avait changé de figure pendant cette dernière tirade, et avait observé le narrateur avec une plus grande attention. « Je crois, dit-il après une pause pendant laquelle ils avaient marché côte à côte, je crois pouvoir dire comment on vous appelle.

– Essayez voir, dit l’autre en s’arrêtant bouche béante, les yeux tout grands ouverts.

– Votre nom est Riderhood.

– C’est pourtant vrai, le ciel me bénisse ! répondit ce gentleman. Tant qu’à moi, je ne pourrais pas dire le vot’.

– Je n’ai jamais pensé le contraire, dit Bradley.

– Par saint Georges ! marmotta l’éclusier en marchant toujours à côté de son compagnon, n’dirait-on pas à présent qu’ Rogue Riderhood est une propriété publique, rien qu’ ça ; et que l’premier passant venu est lib’ de manier son nom comme si c’était la manivelle d’une pompe. »

« C’est un instrument, se disait Bradley ; reste à savoir s’il pourra me servir. »

Ils avaient remonté le Strand, passé dans Pall-Mall, et se dirigeaient vers Hyde-Park-Corner. Headstone réglait sa marche sur celle de l’éclusier, et laissait à Riderhood le soin d’indiquer la route. Ses pensées se formulaient dans son esprit avec tant de lenteur, elles étaient si vagues, toutes les fois qu’elles ne se rattachaient à son idée fixe que d’une manière indirecte, ou pour mieux dire lorsque, pareilles à des arbres au sombre feuillage, elles ne faisaient que border la longue avenue au bout de laquelle il voyait sans cesse les deux figures de Lizzie et d’Eugène qu’il fit plus d’un millier de pas avant de reprendre la parole, encore ne fut-ce que pour demander à Riderhood où était située son écluse.

– À vingt milles et quéque chose, comme qui dirait vingt-cinq milles, ou quéque chose de pus, en remontant la rivière, répondit l’honnête homme d’une voix maussade.

– Comment l’appelez-vous ?

– L’écluse du barrage de Plash-Water.

– Si je vous donnais cinq schellings, que feriez-vous ?

– Je les prendrais, naturellement, dit Riderhood. »

Bradley tira deux couronnes de sa poche et les plaça dans la main de l’éclusier, qui s’arrêta près d’une porte, et fit sonner les deux pièces sur la marche, avant d’en accuser réception. « Y a en vous quéqu’ chose qui m’va, dit-il, qui parle en vot’ faveur : vous avez l’argent en main ; moi j’aime ça. Maintenant, ajouta Riderhood, après avoir mis les deux couronnes dans la poche la plus éloignée de son nouvel ami, pourquoi que c’est faire ?

– C’est pour vous.

– Naturellement, répondit l’éclusier ; je l’sais ben ; gn’a pas un homme de sens qui vienne à supposer que j’vas les rend’ une fois que j’les ai reçues. Mais quoi qu’vous demandez en retour ?

– Je n’en sais rien ; je ne sais pas même si j’ai à vous demander quelque chose, dit le maître de pension d’un air distrait et hébété qui étonna Riderhood. Vous ne me paraissez pas vouloir de bien à ce Wrayburn, reprit-il comme malgré lui.

– Sûr que non.

– Moi non plus.

– C’est-i pour ça ? demanda l’éclusier en hochant la tête.

– Pour cela, comme pour autre chose ; un commencement d’accord à propos d’un sujet qui me préoccupe.

– Et qui n’vous va pas, dit brusquement Riderhood. T’nez, mon gouverneur, pas besoin d’chercher à prend’ un air comme si vous étiez ben aise ; moi j’dis qu’y a de la chamaille en vous ; comme une rouille, une poison qui vous brûle ; vous vous rongez, quoi !

– Ce n’est pas sans cause, balbutia le malheureux, dont les lèvres tremblèrent.

– Et une fameuse, de cause, j’en parierais une livre.

– N’avez-vous pas déclaré vous-même que cet homme vous a humilié, insulté, ou quelque chose d’approchant, comme il a fait à mon égard ? Il n’est qu’impertinence, insolence venimeuse, injure et mépris, l’outrage incarné ! Êtes-vous assez crédule, ou assez stupide, pour ne pas savoir que lui et son camarade se moqueront de votre demande, et en allumeront leurs cigares ?

– Par saint Georges ! s’écria Riderhood avec colère, ça s’pourrait ben tout d’même.

– Cela ne fait pas le moindre doute. Mais une simple question : vous avez connu Gaffer Hexam ; y a-t-il longtemps que vous n’avez vu sa fille ?

– Si y a longtemps qu’j’ai vu la fille à Hexam, troisième gouverneur ? répéta lentement l’éclusier, dont la compréhension devenait plus lente à mesure que les paroles de l’autre étaient plus vives.

– Oui ; s’il y a longtemps, non pas que vous lui avez parlé, mais que vous l’avez aperçue. »

Roger Riderhood commençait, bien que d’une main maladroite, à saisir le fil dont il avait besoin ; il regarda cette figure bouleversée de l’air d’un homme qui fait un calcul mental, et répondit lentement : « J’l’ai pas revue, pas une seule fois, depuis le jour où c’que son père est mort.

– Vous la connaissez bien ?

– Si j’la connais ! un peu, j’suppose.

– Lui aussi, vous le connaissez ?

– Qui ça, lui ? demanda Riderhood en ôtant son chapeau, et en se grattant la tête.

– Ce nom maudit vous est-il donc si agréable que vous vouliez l’entendre une seconde fois ?

– Ah ! lui ? dit Riderhood qui avait poussé Bradley dans ce retranchement afin de reprendre note de l’effroyable expression que le nom de Wrayburn donnait à sa figure. J’le reconnaîtrais dans un mille.

– Les avez-vous jamais… Il essaya de faire cette question avec calme, et parvint à dominer sa voix, mais ne put masquer son visage. – Les avez-vous jamais vus ensemble ? »

Roger Riderhood tenait à deux mains le fil de son histoire. « Oui, troisième gouverneur, oui ; je les ai vus ensemb’ tous les deux, l’jour même qu’Hexam a été repêché. »

Bradley aurait pu cacher ce qu’il aurait voulu à toute une classe de bambins curieux ; mais il ne put dissimuler à Riderhood la question qu’il retenait sur ses lèvres.

Faudra l’dire, si vous tenez à c’qu’on y réponde ; et en propres termes ; car j’n’y mettrai pas du mien, pensa l’honnête homme.

« À cette époque, demanda Bradley après une lutte violente avec lui-même, a-t-il été insolent pour Elle, comme pour les autres, ou s’est-il montré bon à son égard ?

– Un peu, dit l’éclusier ; par saint Georges, d’une bonté rare. Maintenant… » Il s’arrêta ; Bradley leva les yeux pour lui en demander le motif. J’vois qu’vous êtes bigrement jaloux, avait-il voulu dire ; mais il reprit d’une manière évasive : « Maintenant qu’j’y pense, il est impossib’ qu’je m’sois trompé su’ c’que j’ai cru voir, qu’il était son bon ami. »

Confirmer l’éclusier dans ce soupçon, ou plutôt dans ce prétexte, car Riderhood ne croyait pas ce qu’il disait, eût dépassé la ligne à laquelle Bradley était descendu ; mais il était tombé assez bas pour songer à se servir de l’être ignoble qui imprimait cette souillure à Lizzie. Il ne répondit rien, et continua à marcher d’un air sombre. Que pouvait-il gagner à cette nouvelle connaissance ? Il ne le distinguait pas à travers les idées confuses qui lui obstruaient le cerveau. Cet homme en voulait à l’objet de sa haine ; c’était quelque chose, bien qu’il n’y eût pas chez Riderhood un atome de la rage qui lui déchirait la poitrine. Cet homme connaissait Lizzie ; il pouvait la rencontrer, ou bien entendre parler d’elle ; c’était beaucoup d’avoir à son service deux yeux et deux oreilles de plus. Ce Riderhood était assez vil pour se mettre à ses gages, ce qui pouvait être précieux. Même la bassesse d’un pareil auxiliaire n’était pas sans valeur ; car ayant conscience de sa propre infamie, Bradley éprouvait une vague satisfaction à posséder un instrument infâme, en supposant qu’il pût s’en servir.

Tout à coup il s’arrêta, et demanda à Riderhood à brûle-pourpoint s’il savait où Elle était. Riderhood ne le savait pas, c’était évident. Headstone lui demanda si, dans le cas où il entendrait parler de miss Hexam, ou des relations que mister Wrayburn pouvait avoir avec elle, s’il consentirait, moyennant finances, à lui dire ce qu’il aurait appris ? L’honnête homme y consentit volontiers. Il leur en voulait à tous les deux, il en faisait serment « à cause que tous les deux l’avaient empêché d’gagner honnêtement sa vie à la sueur de son front. »

– Nous nous reverrons bientôt, ajouta Bradley, après lui avoir dit quelques paroles au sujet de leur affaire. Nous voici dans la campagne, et le jour commence à poindre ; je ne croyais être ni si loin, ni à pareille heure.

– Et vot’adresse, troisième gouverneur ? où est-ce que j’pourrai vous prendre ?

– Je sais où vous trouver ; c’est tout ce qu’il faut ; j’irai à votre écluse.

– Que j’vous dise, mon gouverneur : une connaissance qu’est faite à sec, i’n’en sort rien de bon ; arrosons-là d’une gorgée de rhum et de lait, pour être chanceux, mon gouverneur. »

Bradley, ayant accepté la proposition, entra avec Riderhood dans un cabaret qui sentait le foin moisi et la vieille paille ; cabaret matineux, où des charretiers, des garçons de ferme, des chiens étiques, des volailles nourries de marc de bière, et certains oiseaux nocturnes, rentrant au gîte, se réconfortaient chacun à sa manière ; et où, du premier coup d’œil, personne ne manqua de voir dans cet arrivant, au plumage respectable, le pire de tous les oiseaux de nuit qui étaient dans la salle fangeuse.

Une tendresse subite pour un charretier en ribote, qui suivait la même route que lui, valut à Riderhood de pouvoir se percher sur un tas de paniers amoncelés dans une charrette, et de continuer son voyage étendu sur le dos avec son paquet pour oreiller.

Bradley revint sur ses pas, retraversa des rues peu fréquentées, et regagna son pensionnat.

Le soleil, en montant sur l’horizon, le retrouva méthodiquement peigné, lavé, brossé ; méthodiquement vêtu : habit et gilet noirs décents, pantalon décent poivre et sel ; col de satin noir, à nœud décent, montre d’argent dans le gousset, chaîne de crin autour du cou : veneur scolastique en habit de chasse, entouré de sa meute glapissante et aboyante. Et, plus réellement ensorcelé que ces malheureux, qui, en des temps fort regrettés de nos jours, s’accusaient, sous l’influence inspiratrice de la torture, d’impossibilités démoniaques, il avait été surmené toute la nuit, éperonné, fouaillé, mis en nage par l’esprit infernal. Si la narration du sport dont il avait été l’objet avait pris la place des textes de l’Écriture, dont les paroles se voyaient sur les murs de la classe, les plus avancés d’entre les élèves, saisis d’épouvante, auraient fui leur malheureux maître.

XII. Combinaison §

Le soleil montant toujours s’épancha sur toute la ville, et, dans son impartialité radieuse, condescendit à parsemer d’étincelles multicolores les favoris de mister Lammle, qui en ce moment déjeunait. Ce cher Alfred avait grand besoin qu’un rayon extérieur le brillantât quelque peu, car il paraissait bien terne et avait l’air très-mécontent.

Missis Lammle était vis-à-vis de son seigneur et maître. Les deux époux, attachés l’un à l’autre par le lien de leur mutuelle escroquerie, contemplaient la nappe d’un air maussade. Tout, dans la salle à manger, avait un aspect tellement sombre, en dépit du soleil, que si l’un des fournisseurs de cet aimable couple avait regardé à travers les stores il eût profité de l’avertissement pour envoyer son mémoire avec une lettre pressante. Mais la plupart des fournisseurs de mister Lammle n’avaient pas attendu jusque-là pour envoyer leurs factures.

« Il me semble, dit Sophronia, que vous n’avez pas reçu d’argent du tout depuis notre mariage.

– C’est possible, répondit Alfred ; mais peu importe. »

Est-ce un fait particulier à mister et à missis Lammle, ou l’observe-t-on également chez d’autres couples s’aimant d’amour tendre ? Toujours est-il que dans leurs entretiens conjugaux, ils ne s’adressent jamais l’un à l’autre ; mais à quelque personnage invisible qui paraît être à mi-chemin de la distance qui les sépare. Peut-être le squelette, enfermé dans le buffet, en sort-il pour assister à ces débats domestiques.

« Je n’ai jamais vu dans la maison d’autre argent que le mien, dit Sophronia au squelette, je le jure.

– Pas besoin d’en faire serment, répondit Alfred au même personnage. Peu importe d’ailleurs ; vous n’ayez jamais fait de vos rentes un emploi si avantageux.

– Avantageux ? reprit Sophronia ; je voudrais savoir comment.

– En gagnant du crédit et en vivant bien, » dit Alfred.

Peut-être cette question et cette réponse furent-elles reçues par le squelette avec un rire méprisant ; dans tous les cas c’est ainsi que les accueillirent mister et missis Lammle.

« Et que va-t-il arriver ? demanda l’épouse :

– La débâcle, » répondit le mari.

Missis Lammle jeta un regard au squelette et baissa les yeux. Mister Lammle fit exactement la même chose. Un domestique apporta le pain grillé ; le squelette se retira dans le cabinet, et s’y renferma.

« Sophronia, dit Alfred, après la sortie du domestique ; Sophronia ! dit-il beaucoup plus haut.

– Hein ? fit la dame.

– Écoutez-moi, je vous prie. (Il la regarda sévèrement jusqu’à ce qu’elle fût attentive.) J’ai besoin de vous consulter. Allons, allons ! pas d’enfantillage. Vous vous rappelez les termes de notre contrat. Nous devons travailler ensemble à l’intérêt commun et vous n’êtes pas moins habile que moi ; sans cela nous ne serions pas mariés. Que faut-il faire ? Nous sommes acculés dans une impasse : il faut en sortir ; mais par quel moyen ?

– N’avez-vous pas sur le métier quelque projet qui puisse rapporter quelque chose ? » demanda-t-elle.

Alfred se plongea dans ses favoris, et ne rapporta rien de cette excursion méditative. « Non, dit-il. Comme tous les aventuriers, nous jouons gros jeu ; il le faut, si nous voulons gagner des sommes considérables, et depuis quelque temps la veine est contre nous.

– N’avez-vous rien… » reprit mistress Lammle.

Alfred l’interrompit : « Nous, Sophronia, dites nous, nous, nous.

– N’avons-nous rien à vendre ?

– Rien absolument. J’ai donné au juif une délégation sur notre mobilier ; il peut le saisir demain, aujourd’hui, tout à l’heure. S’il ne l’a pas fait, c’est probablement à cause de Fledgeby.

– Quel rapport Fledgeby a-t-il avec ce juif ?

– Il le connaît, et m’avait prévenu de sa dureté ; il essayait à cette époque de l’attendrir pour un de ses amis, et n’y parvenait pas.

– Supposez-vous que Fledgeby ait essayé de vous le rendre…

– Dites nous, Sophronia.

– De nous le rendre favorable ?

– Je sais que le juif n’a pas encore fait ce qu’il pouvait faire, et que Fledgeby se donne les gants de lui avoir retenu la main.

– Est-ce que vous croyez Fledgeby ?

– Non, ma chère ; je n’ai jamais cru personne depuis que j’ai commis la faute de vous croire ; mais les apparences sont en sa faveur. »

Après avoir jeté ce mot de rappel aux observations mutines de Sophronia, mister Lammle se leva de table, peut-être pour dissimuler un sourire, peut-être pour cacher une ou deux taches blanches qui lui marquetaient les environs, du nez. Il arpenta la salle et s’arrêta devant le feu. « Si nous avions pu, dit-il, lui colloquer Georgiana… Mais c’est une affaire finie, à quoi bon y revenir ? »

Adossé à la cheminée, sa robe de chambre ramenée en avant, il avait regardé sa femme en disant ces mots. Elle devint pâle, baissa les yeux ; et sous l’influence du remords, ou peut-être de l’effroi, car elle avait peur de lui, peur de son pied ou de sa main, bien qu’il ne l’eût pas encore frappée, elle se hâta de se relever à ses yeux. « Si nous faisions un emprunt ? dit-elle.

– Mendier, emprunter, ou voler, pour nous serait la même chose, Sophronia.

– Alors, il n’y faut pas songer.

– Autant dire que deux et deux font quatre, ma chère ; l’observation ne serait ni moins juste, ni moins originale. »

Mais, voyant qu’elle ruminait quelque chose, il releva sa robe de chambre, en mit la jupe sous son bras, et de l’autre, empoignant ses énormes favoris, il regarda silencieusement sa femme.

« N’est-il pas naturel, demanda celle-ci en levant sur Alfred un œil timide, de penser aux gens simples et riches que l’on connaît.

– Très-naturel.

– Les Boffin, par exemple ?

– Très-juste.

– N’y a-t-il rien à faire avec eux ?

– Que voulez-vous faire ? »

Elle se replongea de nouveau dans ses réflexions, et le mari attacha un nouveau regard sur elle. « J’ai souvent pensé à eux, dit-il après une pause infructueuse ; mais cela ne m’a conduit à rien ; ils sont bien gardés ; cet infernal secrétaire est toujours là, entre eux et les gens de valeur.

– Si on l’éloignait ? dit-elle comme frappée d’une idée subite.

– Très-bien ; réfléchissez, ne vous pressez pas, dit le mari d’un ton protecteur.

– Si, en le faisant éloigner, on présentait cela comme un service personnel rendu à mister Boffin ?

– Très-bien, Sophronia.

– Depuis quelque temps, vous l’avez remarqué, Alfred ! le bonhomme devient soupçonneux, irascible.

– Et avare, ma chère ; ce qui n’est pas encourageant. Néanmoins, réfléchissez, ne vous pressez pas.

– On peut toujours éveiller ses soupçons, dit-elle. Supposez que ma conscience…

– Et l’on sait quelle est votre conscience, chère âme.

– Supposez qu’elle ne me permette pas de garder plus longtemps ce que m’a dit cette jeune personne au sujet du secrétaire ; supposez que mes scrupules m’obligent à le répéter à mister Boffin ?

– J’aime assez cela, dit Alfred.

– Supposez, qu’en le répétant, j’insinue que mon extrême délicatesse…

– Très-bien, Sophronia, d’excellents termes.

– Que notre délicatesse, notre honneur, reprit-elle en appuyant avec amertume sur ces paroles, ne me permettent pas de garder le silence en face d’une spéculation aussi révoltante. Une audace, une cupidité inouïes de la part de ce secrétaire ; un manque de foi indigne à l’égard d’un maître aussi confiant. Supposez que j’aie parlé de mon vertueux malaise à mon excellent mari ; et que, dans son intégrité, ce cher Alfred m’ait répondu : « Sophronia, vous devez découvrir cette trahison à mister Boffin, vous le devez immédiatement. »

– J’aime assez cela, répéta mister Lammle en changeant le pied sur lequel il posait.

– Vous disiez tout à l’heure qu’il était bien gardé, poursuivit-elle ; je le pense comme vous ; mais le secrétaire parti, la place est ouverte.

– Cela me plaît infiniment.

– Votre droiture inattaquable ayant rendu à ce boueur l’immense service de l’avertir de cette trahison, vous avez des droits à sa confiance. Que pourrons-nous en tirer ? je l’ignore ; le temps seul nous l’apprendra ; mais il est probable que nous eu tirerons bon parti.

– Plus que probable.

– Vous serait-il impossible, par exemple, de remplacer le secrétaire ?

– Pas du tout ; il faut y arriver, conduire la chose adroitement ; cela en vaut la peine. »

Un signe de tête montra qu’elle avait compris. « Mister Lammle, reprit-elle d’un air rêveur et en regardant le feu, mister Lammle serait si heureux de vous être utile dans la mesure de ses forces. C’est à la fois un homme rompu aux affaires et un capitaliste accoutumé aux transactions les plus délicates. Mister Lammle, qui a fait de mes petits capitaux un emploi si habile, et dont la fortune particulière, la chose est notoire, le met à l’abri de toute pensée mauvaise, comme au-dessus de tout soupçon… »

Il ne put s’empêcher de sourire, et alla jusqu’à lui frapper sur la tête d’une manière caressante. Dans la joie sincère qu’il éprouvait de cette heureuse combinaison, le cher Alfred semblait avoir dans la figure deux fois plus de nez qu’il n’en avait eu de sa vie. Il était debout, calculant d’un air méditatif la portée de cette idée ingénieuse, tandis que Sophronia, toujours assise, regardait le feu d’un air absorbé. À la voix de son mari, elle leva les yeux en tressaillant, et l’écouta comme si la trahison dont elle avait le souvenir, lui eût fait craindre le pied ou la main de ce seigneur et maître.

« Il me semble, disait celui-ci, qu’il y aurait encore autre chose à faire : ne pourrait-on pas évincer la jeune fille ?

– Elle a sur eux un empire immense, dit Sophronia en secouant la tête, bien autrement grand que celui d’un salarié.

– Mais la chère enfant, reprit Alfred avec un mauvais sourire, doit s’être ouverte à ses bienfaiteurs, elle doit avoir en eux une confiance sans limites ? » Sophronia fit un signe négatif.

« C’est possible, continua le mari ; je n’insiste pas ; les femmes se devinent. Néanmoins, si on parvenait à les éloigner tous deux, cela pourrait être un coup de fortune. Moi, conduisant les affaires ; ma femme, menant les gens… Hein ? qu’en dites-vous ? » Nouveau signe négatif.

« Ils ne se brouilleront jamais avec elle, dit Sophronia, il faut accepter la jeune fille, comptez-y.

– Acceptons-la donc, répondit Alfred en haussant les épaules ; rappelez-vous seulement qu’elle nous est inutile.

– Reste à savoir quand il faudra commencer ? demanda Sophronia.

– Jamais assez tôt, répliqua mister Lammle. Nos affaires, je vous l’ai dit, sont dans le plus mauvais état ; nous pouvons sauter d’un moment à l’autre.

– Il faut d’abord s’assurer de mister Boffin, dit Sophronia ; pour cela il faut être seule avec lui ; si la femme est présente, elle saura l’apaiser ; il ne s’emportera pas devant elle. J’échouerai si elle est là. Quant à miss Wilfer, puisque je trahis sa confiance, il est évident qu’elle n’en doit rien savoir.

– Si vous lui demandiez un rendez-vous ?

– Non ; ma lettre serait commentée ; d’ailleurs il faut le surprendre.

– Allez à l’hôtel, demandez à le voir en particulier.

– Cela ne vaudrait pas mieux ; laissez-moi faire. Ne prenez la voiture ni aujourd’hui, ni demain, en supposant que je ne réussisse pas tout de suite, et j’irai l’attendre. »

La chose venait d’être convenue, lorsque passa devant la fenêtre une ombre masculine. Coup de sonnette et coup de marteau.

« C’est Fledgeby, dit Alfred ; il vous admire, et a de vos moyens une haute opinion ; je vous laisse avec lui ; obtenez qu’il use de toute son influence sur ce Juif, un nommé Riah, de la maison Pubsey. » Ayant dit ces mots à voix basse pour les empêcher d’arriver à l’oreille de Fascination à travers deux trous de serrure, séparés par l’antichambre, mister Lammle quitta la salle, fit signe au domestique de garder le silence, et monta l’escalier à pas de loup.

« Mister Fledgeby ! dit Sophronia en lui tendant la main de la façon la plus aimable. Que je suis contente de vous voir ! Mon pauvre Alfred vient d’être obligé de sortir ; des affaires très-ennuyeuses. Asseyez-vous, cher monsieur. » Fascination prit un siége, et chercha si rien de nouveau ne lui était arrivé sous forme de barbe, depuis qu’il avait tourné le coin de l’Albany.

« Je n’ai pas besoin de vous dire, cher monsieur, combien ce pauvre Alfred est tracassé par ses affaires ; il m’a confié ce que vous avez fait pour lui dans cet embarras provisoire, et quel service vous lui avez rendu.

– Oh ! dit Fascination.

– Oui, répondit Sophronia.

– Je croyais, reprit l’autre en explorant une nouvelle partie de son visage, que Lammle était fort discret à l’égard de ses affaires.

– Pas avec moi, répondit-elle avec émotion.

– Oh ! vraiment ?

– Ne suis-je pas sa femme, cher monsieur ?

– Je… n’en doute pas.

– Et en cette qualité, cher monsieur, pourrais-je, sans qu’il le sache, bien entendu, – votre pénétration doit le comprendre, – pourrais-je vous prier de lui continuer votre appui, et d’agir de nouveau auprès de mister Riah, sur qui vous avez tant d’influence. Je ne me trompe pas ? c’est bien ce nom-là que j’ai entendu Alfred murmurer dans ses rêves ?

– Riah, son créancier ? dit Fledgeby en appuyant un peu sur le dernier mot ; Sainte-Mary-Axe, Pubsey et Compagnie ?

– Justement ! s’écria-t-elle en joignant les mains, Pubsey et Compagnie.

– La supplique du… » Fledgeby chercha si longtemps le mot qui devait suivre, que Sophronia crut devoir l’aider dans sa recherche : « D’une femme, » lui souffla-t-elle doucement.

– Non, répondit Fledgeby, du sexe, doit toujours être écoutée par un homme ; et pour ma part, je désire n’y pas manquer. Mais ce Riah est un vil coquin ; oui, madame, un vil coquin.

– Il aurait égard à vos paroles, cher monsieur.

– Un affreux coquin, sur mon âme.

– Essayez, cher monsieur, ne faites-vous pas tout ce que vous voulez ?

– Très-flatteur ; je vous remercie. Je ne demande pas mieux que de vous être agréable ; mais je ne réponds de rien. Ce juif est d’un entêtement !… quand il a dit « je ferai telle chose, » on est sûr qu’il le fait.

– Tant mieux ! s’écria mistress Lammle ; quand il vous aura dit j’attendrai, il le fera ; c’est tout ce que nous demandons. »

Elle est diablement habile ! pensa Fledgeby ; je croyais lui fermer la bouche, elle y trouve un argument.

« Car, cher monsieur, poursuivit-elle avec un air de franchise, pourquoi vous cacherai-je les espérances d’Alfred, à vous qui êtes son meilleur ami ? Il s’est fait une trouée dans son horizon. »

La métaphore parut mystérieuse à Fledgeby, qui en répéta les derniers mots d’un air étonné.

« Aujourd’hui même, cher monsieur, avant de sortir, il me parlait d’une chose qu’il a en perspective, et qui changerait totalement la face de ses affaires.

– Oh ! vraiment ? dit Fledgeby.

– Oui, soupira mistress Lammle, dont le mouchoir apparut sur la scène. Et vous savez, cher monsieur, vous qui étudiez le cœur humain, et qui avez du monde une si parfaite connaissance, vous savez combien il serait douloureux de perdre sa position au moment de gagner le port.

– Vous pensez donc, chère dame, qu’un bref délai empêcherait Lammle de sauter, pour me servir d’une expression consacrée à la Bourse ?

– Oh ! oui ! j’en suis bien sûre ; le moindre délai.

– C’est différent, dit Fledgeby ; je vais chez Riah ; j’y cours tout de suite.

– Mille grâces, cher monsieur.

– Pas du tout ; cette main qui m’est tendue par une femme charmante, et d’un esprit supérieur, me paye amplement d’une…

– Noble action, dit Sophronia très-pressée de se débarrasser de lui.

– Ce n’est pas cela, reprit Fledgeby qui n’acceptait jamais l’expression qu’on lui suggérait. Pas de femme plus aimable ! Puis-je imprimer un… un… sur cette main – bien le bonjour.

– Je compte sur votre promptitude, cher monsieur.

– Vous le pouvez sans crainte, dit Fascination, qui de la porte lui envoya un baiser respectueux. »

Fledgeby accomplit, en effet, son message d’un pas tellement rapide qu’on aurait dit que le dévouement lui prêtait des ailes. Dans tous les cas, il lui donnait une vive satisfaction ; car, sa figure avait un air d’allégresse, et, lorsqu’arrivé à Sainte-Mary-Axe, il ne trouva personne dans le bureau, ce fut d’une voix joyeuse, et presque vibrante, qu’il se mit à crier : « Êtes-vous là, Judas ? »

Le vieillard apparut et salua, suivant son habitude, avec un profond respect.

« Oh ! dit Fledgeby, qui fit un pas en arrière, et cligna d’un œil, vous méditez quelque mauvais tour, Jérusalem. »

Le vieillard leva les yeux, et regarda Fledgeby d’un air étonné.

« Certes, vieil hypocrite ! vous allez de ce pas chez Lammle, opérer la saisie en vertu de votre billet ; c’est convenu ; rien ne vous arrête. Pas une minute de répit ; entendez-vous ? »

La voix et le regard du maître n’admettant pas de réplique, le vieillard prit son chapeau qui était sur le comptoir.

« Vous avez appris que ledit Lammle, poursuivit Fascination, allait faire enlever ses meubles, du moins une partie, ce qui n’entre pas dans vos calculs ; et vous agirez immédiatement si vous ne rentrez pas dans vos fonds à l’instant même, Juif que vous êtes ! »

Le vieillard regarda le maître d’un air incertain, comme s’il attendait de nouvelles instructions. « Faut-il y aller ? dit-il enfin, à voix basse.

– S’il faut y aller ! voyez-vous ce Juif ? s’écria Fledgeby. S’il faut y aller ! mais c’est votre plus grand désir, vieux fourbe ! il me le demande, et il a déjà son chapeau, le misérable ! et ses yeux perçants cherchent son bâton qui est près de la porte.

– Vraiment, monsieur, faut-il y aller ?

– Mais oui, ricana Fascination, et tout de suite encore ; partez donc, Judas ! »

XIII. Quand on veut noyer son chien on le dit galeux §

Resté seul dans la caisse, Fascination, le chapeau sur l’oreille, se promena de long en large en sifflotant, examina les tiroirs, fureta dans les coins, cherchant çà et là quelque preuve de l’infidélité du Juif, et n’en trouva aucune. « Il n’a pas grand mérite à ne pas me tromper, dit-il en fermant un œil ; c’est grâce à ma vigilance. » Et continuant de flâner d’un air important, il affirma ses droits à la qualité de chef de la maison Pubsey en frappant du bout de sa canne les tabourets et les cartons, en crachant dans l’âtre, en approchant de la fenêtre et en y appliquant ses petits yeux qui apparurent juste au-dessus des vitres peintes, où se lisaient au dehors les mots de : Pubsey et Cie.

Cette enseigne trompeuse lui rappela qu’il était seul dans la maison, et que la porte de la rue était ouverte. Il se disposait à fermer cette dernière, dans la crainte d’être pris par erreur pour un membre de l’établissement, lorsqu’il fut arrêté par quelqu’un qui se dirigeait vers lui. Ce quelqu’un était l’habilleuse de poupées ; elle arrivait la canne à la main, un petit panier au bras ; et ce qui empêcha Fascination de lui fermer la porte au nez, ce fut bien moins son approche que l’averse de hochements de tête qu’elle lui adressait quand il la découvrit. Elle augmenta la surprise du maître de la maison en franchissant les marches avec une telle prestesse, qu’avant que ce gentleman ait pu lui dire qu’il n’y avait personne, elle se trouvait en face de lui, dans le bureau même.

« J’espère que vous allez bien, dit-elle ? Mister Riah est-il ici ? »

Fledgeby se laissa tomber sur une chaise, comme un homme qui est fatigué d’attendre. « Je présume, répondit-il, qu’il va bientôt revenir ; il m’a planté là, en me disant qu’il n’en avait que pour une minute ; il y a de cela près d’une heure. Mais ne vous ai-je pas vue quelque part ?

– Ici-même, répondit miss Wren.

– Précisément ; vous étiez sur le toit, je m’en souviens. Et comment se porte votre amie ?

– J’en ai beaucoup, monsieur ; de qui parlez-vous ?

– De toutes celles que vous avez, répliqua Fascination en fermant un œil ; les autres sont-elles aussi belles ? »

Un peu déconcertée, miss Wren éluda la question, et alla s’asseoir dans un coin, son petit panier sur ses genoux. « Pardon, monsieur, dit-elle après un long silence, je croyais trouver mister Riah. D’habitude il ne sort pas dans la matinée ; voilà pourquoi je suis venue de bonne heure ; mais je ne demande que mes petits chiffons, pour mes deux schellings ; ne pourriez-vous pas me les donner afin que je retrotte à mon ouvrage.

– Vous les donner ? s’écria Fledgeby en se retournant, car il regardait la fenêtre en se tâtant la joue. Supposez-vous que je sois de la maison, et que les achats qu’on y fait me regardent ?

– Supposer ! s’écria miss Wren ; j’en suis sûre puisque vous êtes le maître. Mister Riah l’a dit devant nous ; c’était ce fameux jour ; vous n’avez pas dit non ; cela se voyait bien d’ailleurs.

– Un de ses mensonges, répliqua l’autre en haussant les épaules ; il n’est que fourberie. Venez avec moi, m’a dit le vieux ladre, je vais vous faire voir une jolie fille ; seulement il faudra passer pour être mon maître. Je l’ai suivi ; il m’a montré la personne en question, qui valait bien la peine d’être vue, et m’a qualifié de maître, je ne sais pas trop pourquoi : plaisir de mentir ; c’est le fourbe des fourbes.

– Oh ! s’écria Jenny en se prenant le front à deux mains ; ma tête, ma pauvre tête ! Vous dites cela, mais vous ne le pensez pas.

– Si, ma petite, je vous assure. »

Ce n’était pas seulement un acte diplomatique de la part de Fledgeby ; c’était une manière de se venger de la pénétration de miss Wren, et de profiter du rôle qu’il faisait jouer à mister Riah. « Ce Juif, reprit-il, a une mauvaise réputation : je crois qu’il ne l’a pas volée, et je veux lui faire recracher la somme qu’il peut avoir à moi. »

L’idée que le Juif s’enrichissait à ses dépens était, comme on sait, le dada de Fledgeby ; et cette idée s’aggravait de ce que le vieillard avait l’audace de lui faire un secret de l’adresse de la jolie fille ; non pas qu’il fût mécontent du secret en lui-même ; il s’en réjouissait au contraire, puisque cela chagrinait un de ses semblables.

Miss Wren, toujours assise, regardait le carreau d’un air abattu, et il y avait quelque temps que le silence régnait dans la salle, lorsque la figure de Fledgeby annonça qu’à travers la porte vitrée on voyait venir quelqu’un. Au même instant le bruit d’un pas mal assuré se fit entendre ; puis un frôlement, un léger coup à la porte. Nouveau frôlement un peu plus prononcé ; nouveau coup un peu plus fort. Fledgeby n’y faisant nulle attention, la porte finit par s’ouvrir, et le visage ratatiné d’un vieux petit gentleman s’avança d’un air discret.

« Mister Riah ? demanda le visiteur avec une extrême politesse.

– Je l’attends, monsieur, répondit Fascination. Il est sorti pour affaire en me disant qu’il reviendrait tout de suite ; je suppose qu’il va rentrer ; mais vous feriez bien de vous asseoir. »

Le gentleman prit une chaise, et porta la main à son front, comme s’il avait quelque sujet de tristesse. Fledgeby l’examina du coin de l’œil, et parut goûter cette pose mélancolique. « Un temps superbe, monsieur, » dit-il.

Le doux vieillard était si absorbé par ses réflexions qu’il ne prit garde à ces mots que lorsque la voix de Fledgeby eut cessé de retentir. Il tressaillit alors, et s’excusant : « Pardon, monsieur, je crains que vous ne m’ayez parlé ?

– Je disais que le temps est superbe, reprit Fascination d’une voix plus forte.

– Oui, monsieur. »

Il reporta la main à son front ; l’autre parut enchanté. Un instant après il changea d’attitude et soupira.

« Mister Twemlow, je crois ? » dit Fledgeby en grimaçant un sourire.

Le petit gentleman sembla fort étonné.

« J’ai eu le plaisir de déjeûner avec vous chez Lammle, continua Fascination ; j’ai même l’honneur d’être de votre famille. Un singulier endroit pour se retrouver ; mais quand on vient dans la Cité on ne sait jamais qui l’on rencontrera. J’espère que votre santé est bonne, et que vous avez toujours lieu d’être satisfait de la vie ? »

Il pouvait y avoir un grain d’impertinence dans ces dernières paroles ; à moins que ce ne fût le ton de Fledgeby quand il voulait être gracieux. Perché sur un tabouret, le pied droit sur une chaise, Fledgeby avait son chapeau sur la tête. Le doux vieillard s’était découvert en entrant, et depuis lors avait son chapeau à la main. Se rappelant sa démarche auprès de mister Podsnap, le consciencieux Twemlow souffrait de la présence de Fledgeby. Il était aussi mal à son aise que peut l’être un gentleman ; et se croyant obligé à une certaine roideur envers ce personnage qu’il avait desservi, non sans cause, il répondit à ses avances par un salut très-froid. Les petits yeux de Fledgeby se rétrécirent encore en notant cette froideur. Quant à miss Wren, toujours assise auprès de la porte, les mains croisées sur son panier, sa canne entre les mains, elle n’accordait nulle attention à ce qui se passait autour d’elle.

« Il est bien longtemps, murmura Fledgeby en regardant à sa montre. Quelle heure avez-vous, mister Twemlow ?

– Midi un quart, monsieur.

– Comme moi, à une minute près. J’espère que l’affaire qui vous amène ici est plus agréable que la mienne, mister Twemlow ? »

Le gentleman s’inclina. Les petits yeux de Fledgeby se rétrécirent plus que jamais, et regardèrent complaisamment Twemlow, qui frappait de petits coups sur la table avec une lettre fermée.

« Ce que je sais de mister Riah, poursuivit Fascination en affectant de nommer le Juif avec mépris, me fait supposer que les affaires qui se traitent dans cette boutique sont généralement désagréables. J’ai toujours trouvé ce nom-là au fond des poursuites les plus cruelles.

Mister Twemlow accueillit cette remarque par un salut glacial ; évidemment elle lui portait sur les nerfs.

« Un homme affreux, continua l’autre ; si ce n’était pas pour rendre service à un ami, je ne l’attendrais pas une seconde ; mais quand des amis sont dans l’adversité, il faut les secourir : telle est mon opinion. »

L’équitable Twemlow pensa qu’un pareil sentiment, abstraction faite de celui qui l’exprimait, devait être approuvé. « Vous avez raison, monsieur, dit-il avec chaleur. C’est ainsi que doit faire tout cœur noble et généreux.

– Enchanté d’avoir votre approbation, répliqua Fledgeby. Singulière coïncidence ! mister Twemlow. – Il descendit de son perchoir, et s’approcha du gentleman. – N’est-il pas étrange que les amis dont les tristes affaires me font vous rencontrer, soient justement ceux chez qui nous nous sommes vus la première fois : ces pauvres Lammle. Une femme charmante, n’est-ce pas ? »

Twemlow pâlit horriblement. « Oui, balbutia-t-il ; une femme charmante.

– Et lorsqu’il y a deux heures, faisant appel à mon amitié, elle m’a prié de voir ce Juif, avec lequel j’ai été en relation, à propos d’une autre personne que je voulais également obliger, lorsqu’une femme de cette valeur m’appelle son cher Fledgeby en versant des larmes, vous sentez que je n’avais qu’une chose à faire.

– C’était de venir, dit Twemlow avec effort.

– Et je suis venu, comme vous voyez. Malheureusement je n’ai pas sur cet homme l’influence qu’elle me suppose. Mais pourquoi, ajouta Fledgeby en mettant les mains dans ses poches et en prenant un air méditatif, pourquoi ce Riah a-t-il pris son chapeau dès que je lui ai parlé du billet de Lammle, un billet qui lui permet de saisir les meubles de ce pauvre garçon ? Je lui demande un sursis, il me coupe la parole, et s’en va en toute hâte. Pourquoi est-il si longtemps ? je n’y comprends rien. »

Le généreux Twemlow, chevalier du cœur simple, n’était pas en état de répondre ; il avait trop de remords. Avoir pris part à des menées ténébreuses pour la première fois de sa vie, et reconnaître qu’on a été injuste ! S’être opposé clandestinement au bonheur d’un jeune homme plein de confiance, par le seul motif que ses manières vous déplaisent !

« Je vous demande pardon, poursuivit le confiant jeune homme, qui prenait plaisir à entasser les charbons ardents sur la tête du sensible Twemlow, je suis peut-être indiscret ; mais ne pourrais-je pas vous être utile ? On vous a élevé en gentleman et pas en homme d’affaires ; il est possible qu’à cet égard vous ayez peu d’expérience ; on doit même s’y attendre (ceci d’un ton légèrement ironique).

– En effet, monsieur, répondit Twemlow, je suis, en affaires, un triste sire ; à ce point que je ne comprends même pas la situation où je me trouve ; mais il y a un motif qui m’empêche d’accepter votre assistance ; il me serait pénible, monsieur, d’en profiter ; je ne la mérite pas. »

Créature enfantine et bonne, condamnée à suivre en ce monde un sentier si étroit et si ombreux qu’il ne s’était pas taché en route !

« Peut-être, dit Fledgeby, vous en coûterait-il de m’exposer votre affaire ; un gentleman comme vous…

– Ce n’est pas cela, monsieur, dit Twemlow, croyez-le bien je sais faire la distinction entre un juste et un faux orgueil.

– Moi, dit Fledgeby, je n’en ai d’aucune sorte ; peut-être n’ai-je pas l’esprit assez subtil pour distinguer l’un de l’autre ; mais je sais que dans l’endroit où nous sommes les gens d’affaires, eux mêmes, doivent se tenir sur leurs gardes ; et si je pouvais vous être utile, je ne demanderais pas mieux.

– Vous êtes trop bon, monsieur ; vraiment il me serait impossible…

– Je n’ai pas la vanité de croire, interrompit Fledgeby, que mon intelligence pourrait vous être utile dans un salon ; mais ici la chose est différente. Mister Riah n’est pas un homme du monde ; il y ferait triste figure.

– Assurément, » balbutia Twemlow, dont la main tremblante se dirigea vers son front.

L’excellent jeune homme le supplia d’exposer son affaire ; et l’innocent Twemlow, croyant étonner Fledgeby par ce qu’il allait lui dire, supposant que c’était là un de ces phénomènes qui ne se reproduisent que dans le cours des siècles, raconta qu’il avait eu pour ami un fonctionnaire chargé de famille ; que cet ami contraint de changer de résidence, avait eu besoin d’argent, et que lui, Twemlow, avait donné sa signature. Bref, l’ami était mort ; et chose fort ordinaire, mais incompréhensible pour l’innocent gentleman, celui-ci avait dû rendre une somme qu’il n’avait pas touchée. Acceptant néanmoins ce fait inimaginable, il était parvenu à réduire le principal à une somme insignifiante, « ayant toujours vécu, dit-il, avec la plus stricte économie, et jouissant d’un revenu borné qu’il tenait de la munificence d’un noble personnage. » Il servait les intérêts avec une exactitude rigoureuse, et avait fini par considérer cette dette, la seule qu’il eût jamais eue, comme une taxe prélevée sur chacun de ses trimestres. Il n’y pensait pas autrement, lorsque mister Riah, entre les mains duquel son billet était tombé sans qu’il pût savoir à quel propos, lui avait signifié d’en acquitter le montant, sous peine des conséquences les plus effroyables. À ces faits, d’une précision désolante, s’ajoutait le vague souvenir d’un endroit où il avait été confesser un jugement (il se rappelait cette phrase), puis d’un bureau, où sa vie était assurée au profit d’un certain individu qui n’était pas étranger au commerce du vin de Xérès, et dont-il se souvenait, en raison d’un Stradivarius et d’une madone fort précieuse que possédait ce personnage.

Telle fut la substance du récit de mister Twemlow ; récit émouvant où passait l’ombre imposante du grand Snigsworth, envisagé de loin par les prêteurs d’argent comme une garantie dans la brume, et par Twemlow comme un juge irrité, le menaçant de son bâton baronial.

Mister Fledgeby avait écouté le gentleman avec le calme et la réserve d’un jeune homme à qui ces faits étaient connus d’avance. « Tout cela est fort grave, dit-il en hochant la tête d’un air sérieux. Je n’aime pas cette demande du capital ; si vraiment ce Juif est décidé à ravoir son argent, il faudra le lui donner.

– Supposez que je ne l’aie pas, dit Twemlow, d’un air abattu.

– Alors, répliqua Fledgeby, il faudra y aller.

– Où cela ? demanda Twemlow d’une voix défaillante.

– En prison, » répondit l’autre.

Sur quoi l’innocent vieillard posa sa tête sur sa main, et gémit tout bas de honte et de douleur.

« Néanmoins, dit Fledgeby, paraissant reprendre courage, il est possible que les choses n’en viennent pas là. Si vous le permettez, dès que ce Juif sera de retour, je lui dirai qui vous êtes, ainsi que les liens qui nous unissent, et je lui expliquerai votre position, ce que je ferai en homme d’affaires ; si toutefois ce n’est pas de ma part une trop grande liberté.

– Mille grâces, monsieur, répondit Twemlow ; mais vraiment je ne saurais profiter de vos offres généreuses. Je sens trop bien que – pour employer l’expression la plus douce, – je n’ai rien fait pour m’attirer vos bontés.

– Où peut-il être allé ? murmura Fledgeby, en tirant de nouveau sa montre. Le connaissez-vous, mister Twemlow ?

– Non, monsieur.

– Un vrai juif ; encore plus juif au moral qu’au physique, surtout quand il ne s’emporte pas. Le calme chez lui est un mauvais signe. Regardez-le quand il entrera ; si vous lui voyez l’air tranquille, n’espérez rien. Tenez, le voilà ; et d’un calme effrayant ! » En disant ces paroles, qui produisirent un effet douloureux sur Twemlow, Fascination regagna son tabouret ; il venait de s’y asseoir lorsque rentra le vieux Juif.

« Ah ! mister Riah, dit-il, je vous croyais perdu. »

Le vieillard jeta un coup d’œil sur Twemlow, et s’arrêta, voyant que son maître avait des ordres à lui donner.

« Vraiment, répéta Fledgeby avec lenteur, je vous croyais perdu, mister Riah ; et maintenant que je vous vois… Mais non ; c’est impossible, vous n’en êtes pas capable. »

Le vieillard, qui tenait son chapeau à la main, releva la tête, et regarda Fledgeby avec inquiétude, comme s’il eût cherché à savoir quel nouveau fardeau allait lui être infligé.

« Serait-ce pour faire saisir chez ce pauvre Lammle que vous êtes sorti si vite ? demanda Fledgeby. Non, c’est impossible ; vous ne l’avez pas fait ?

– Si, monsieur, répondit le vieillard à voix basse.

– Misérable ! s’écria l’autre ; je savais bien que vous étiez dur ; mais je ne croyais pas que vous le fussiez à ce point-là.

– Monsieur, dit le vieillard d’une voix tremblante, j’ai suivi les ordres qui m’ont été donnés. Je ne suis pas le maître ici, et ne peux qu’obéir.

– Ne dites pas cela, répliqua Fascination, qui voyait avec joie le vieillard lever les mains comme pour se défendre contre le jugement que les auditeurs devaient porter sur lui. « C’est le refrain du métier ; tous vos pareils disent la même chose. Vous avez le droit de poursuivre vos débiteurs, mais ne nous faites pas de ces contes-là, surtout à moi qui vous connais. »

Le vieillard serra le bord de sa longue tunique dans sa main gauche, et regarda Fledgeby.

« N’ayez pas cette douceur infernale, je vous en conjure, poursuivit ce dernier ; je sais trop ce qu’elle annonce. Mais parlons affaires : voici mister Twemlow. »

Le Juif se tourna vers le gentleman et salua ; ce pauvre agneau terrifié lui rendit son salut.

« Je viens d’éprouver un tel échec au sujet de ce pauvre Lammle, continua Fledgeby, qu’il me reste peu d’espoir d’obtenir quelque chose pour monsieur, dont je suis à la fois l’ami et le parent. Si pourtant vous deviez accorder une faveur à quelqu’un, je pense que ce serait à moi, et veux essayer de vous fléchir ; d’ailleurs j’en ai fait la promesse. Allons, mister Riah, un peu d’indulgence ; mister Twemlow est bon pour les intérêts ; il les a toujours payés avec exactitude ; il continuera certainement. Pourquoi le mettre dans la gêne ? Vous n’avez rien contre lui, n’est-ce pas ? Montrez-vous coulant, mister Riah. »

Le vieillard regarda au fond des petits yeux de Fledgeby, espérant y découvrir l’autorisation de se montrer coulant, et n’y vit pas le moindre signe.

« Ce n’est pas un de vos parents, dit Fledgeby ; vous n’avez pas de raison pour lui en vouloir de sa qualité de gentilhomme, et du noble soutien qu’il a trouvé dans la famille. S’il a du mépris pour les affaires, cela vous est bien égal.

– Pardon, interposa la douce victime, je ne les méprise nullement ; ce serait, de ma part une prétention ridicule.

– N’est-ce pas joliment tourné, mister Riah, dit Fledgeby ; allons, accordez-moi du temps pour mister Twemlow. »

Le vieillard chercha une seconde fois dans les yeux du maître la permission d’épargner le vieux gentleman. Mais Fledgeby entendait qu’il fût exécuté.

« C’est pour moi un véritable chagrin, dit mister Riah, mais j’ai des ordres : il faut rembourser le billet.

– En bloc ? demanda Fledgeby.

– Et immédiatement, » répondit le vieillard.

Fledgeby regarda mister Twemlow en hochant la tête d’un air désolé, et parut sous-entendre : quel monstre que ce Juif ! « Mister Riah, » dit-il (le vieillard leva rapidement les yeux dans l’espoir de trouver sur la figure du maître le signe qu’il attendait, « je ne crois pas devoir le cacher, poursuivit Fledgeby, il y a derrière mister Twemlow un certain grand personnage ; vous le savez peut-être ?

– Oui, monsieur, dit le vieillard.

– Eh bien ! pour en finir, – je vous pose là une question sérieuse – êtes-vous réellement décidé à obtenir de ce noble personnage soit une signature, soit le rachat de votre créance.

– Très-décidé, monsieur, répondit le vieillard qui lisait clairement cette résolution sur le visage du maître.

– Sans vous inquiéter, ou plutôt, dit celui-ci, en vous réjouissant de l’esclandre qui en résultera, et qui brouillera sans doute mister Twemlow avec le susdit personnage ? »

Ces paroles n’exigeaient pas de réponse, et n’en reçurent aucune. Le pauvre Twemlow, qui éprouvait les plus vives angoisses depuis que son noble parent figurait dans le lointain, se leva en poussant un soupir. « Je vous remercie beaucoup, monsieur, dit-il à Fledgeby, en lui tendant sa main fiévreuse ; vous m’avez rendu un service que je ne méritais pas ; merci, monsieur, merci.

– Ne parlez pas de cela, répondit Fascination ; jusqu’à présent nous avons échoué ; mais je reste, et vais faire une nouvelle tentative.

– Ne vous abusez pas, dit le vieux Juif au pauvre Twemlow ; il n’y a pour vous aucun espoir ; on est sans pitié, ici. Il faut racheter votre créance, et le faire promptement ; ou vous aurez des frais considérables. Libérez-vous, monsieur ; ne comptez pas sur moi, et payez, payez, payez ! »

Après avoir dit ces mots avec force, il rendit le salut que, toujours poli, mister Twemlow venait de lui adresser ; et le bon petit vieillard, profondément abattu, prit congé de Fledgeby.

Tout cela avait mis Fascination tellement en gaieté, qu’après le départ du digne homme, il ne put faire qu’une chose : s’approcher de la fenêtre, s’y appuyer, et rire tout bas. Quand il se retourna, ayant repris son sérieux, il vit son juif toujours à la même place, et miss Wren, qui, dans son coin, avait l’air indigné.

« Eh ! s’écria-t-il, vous oubliez cette jeune fille, mister Riah. Donnez-lui ce qu’elle demande ; elle a bien assez attendu ; faites-lui bonne mesure, en supposant que vous puissiez être généreux une fois dans votre vie. »

Il regarda le vieux Juif mettre dans le petit panier les menus chiffons que la petite ouvrière avait l’habitude d’acheter ; mais, repris de sa veine joyeuse, il fut obligé de retourner à la fenêtre, et s’y appuya de nouveau.

« Là ! chère Cendrillon, dit le vieillard à voix basse, le panier est tout plein ; allez-vous-en, et soyez bénie.

– Ne m’appelez pas votre chère Cendrillon, cruel que vous êtes, répondit la petite ouvrière en agitant l’index avec autant d’indignation que si elle l’avait été en face de son ignoble enfant ; vous n’êtes pas la bonne marraine ; vous êtes le loup, dit-elle, le méchant loup ; et si un jour Lizzie est vendue, je saurai bien qui l’aura trahie. »

XIV. Mister Wegg prépare une meule pour le nez de mister Boffin §

Bientôt Vénus devint indispensable aux soirées du Bower. Avoir un co-auditeur des merveilles que révélait Silas, un associé, calculant avec lui le nombre de pièces d’or trouvées dans les théières, les cheminées, les magasins et autres banques de même nature, semblait augmenter les jouissances de mister Boffin. D’autre part, Silas Wegg, bien que jaloux par tempérament, et qui, en temps habituel, eût été blessé de la faveur croissante de l’anatomiste, éprouvait un si grand besoin d’avoir l’œil sur ce gentleman, en raison du précieux papier dont celui-ci était dépositaire, qu’il ne manquait pas une occasion de faire à mister Boffin l’éloge de Vénus, comme d’une tierce partie dont la présence était fort à désirer. Autre preuve d’affection du littérateur envers l’anatomiste : dès que le patron les avait quittés, Silas reconduisait invariablement le cher camarade jusque chez lui. Certes, il en profitait pour demander l’exhibition réconfortante de l’inestimable dépôt ; mais ce qui l’attirait à Clerkenwell, c’était, disait-il, le plaisir qu’il trouvait dans la compagnie du monteur de squelettes ; et, puisqu’il était venu jusque-là, entraîné par les agréments sociaux de ce cher ami, il demandait à jeter un coup d’œil sur la pièce en question ; simplement par acquit de conscience : « Car je sais fort bien, monsieur, qu’un homme de votre délicatesse désire être contrôlé chaque fois que l’occasion s’en présente ; et ce n’est pas à moi de blesser vos sentiments. »

Silas Wegg dépensait maintenant toute son huile en pure perte ; une certaine rouille, qu’il ne parvenait pas à combattre, semblait augmenter chez Vénus ; et, à l’époque dont nous parlons, ce cher camarade ne se pliait au désir de son associé qu’avec des grincements et une roideur ostéologiques. Il était même allé deux ou trois fois jusqu’à reprendre mister Wegg, quand ce littérateur écorchait un mot, ou changeait le sens d’une phrase ; au point que notre homme se mit dans le jour à étudier la lecture du soir et à s’arranger de manière à tourner les écueils, et à doubler les caps, au lieu d’y aborder. Évitant surtout la moindre allusion aux faits anatomiques, s’il apercevait un os devant lui, il sautait n’importe à quelle distance, plutôt que d’avoir à en articuler le nom.

La destinée contraire voulut qu’un soir la barque du littérateur fût assaillie par une nuée de polysyllabes, et s’égarât dans un archipel de mots rocailleux. Obligé à tout moment de sonder la passe, de chercher sa route avec la plus grande attention, mister Wegg se trouva dans l’impossibilité de rien voir autour de lui ; ce dont profita Vénus, pour glisser un papier dans la main de mister Boffin, et se poser un doigt sur les lèvres.

Lorsque, rentré chez lui, mister Boffin déplia ce papier, il y trouva la carte de l’anatomiste accompagnée des mots suivants : « Serait fort aise d’être honoré avant peu d’une visite, qui aurait lieu à la chute du jour, et où il serait question d’une affaire qui vous est personnelle. »

Le lendemain soir vit mister Boffin jeter un coup d’œil aux grenouilles placées à la fenêtre de l’anatomiste, et Vénus faisant signe à ce gentleman de pénétrer dans la boutique. Invité à s’asseoir devant la cheminée, sur une caisse d’os humains de nature diverse, le boueur doré le fit avec plaisir, et promena autour de lui un regard admirateur. Le feu étant peu animé, sa clarté vacillante et la nuit très-prochaine, tout l’assortiment semblait cligner les yeux à l’imitation de Vénus ; le gentilhomme français tout aussi bien que le reste. À chaque mouvement de la flamme, les orbites creuses de cet étranger paraissaient s’ouvrir et se fermer non moins régulièrement que les yeux d’émail des chiens, des chats et des oiseaux ; et les bébés hindou, anglais, etc., apportaient avec la même obligeance leur concours à l’effet général.

« Comme vous voyez, je n’ai pas perdu de temps, dit mister Boffin, me voici.

– Oui, monsieur, dit Vénus, vous voilà.

– Je n’aime pas les mystères, reprit l’ancien boueur ; en général les cachotteries me déplaisent ; mais je suppose que vous avez de bonnes raisons pour être mystérieux à ce point-là.

– Je le pense, monsieur.

– Naturellement, répliqua le boueur doré. Vous n’attendez pas Wegg, le fait est certain.

– Non, monsieur, je n’attends plus personne. »

Mister Boffin regarda autour de lui, comme si le gentilhomme français, les bébés, les chiens, les canards, eussent complété le cercle attendu par l’anatomiste.

« Monsieur, dit Vénus, avant d’entamer l’affaire dont il va être question, je vous demanderai sur l’honneur, d’envisager cette entrevue comme une chose secrète.

– Permettez ; il faut savoir ce que vous entendez par là, répondit Boffin ; combien le secret doit-il durer ? est-ce pour un temps, est-ce pour toujours ?

– Je vous comprends, monsieur, répliqua Vénus ; vous pensez que l’affaire en question est peut-être de nature à ce que vous ne puissiez pas la tenir secrète.

– Cela se pourrait, dit prudemment l’ancien boueur.

– Assurément, repartit Vénus. Eh ! bien, monsieur, ajouta-t-il après s’être empoigné les cheveux pour s’éclaircir les idées, une autre proposition : donnez-moi votre parole d’honneur de ne rien faire, de ne rien dire à cet égard, de ne mêler mon nom à aucune de vos démarches sans que j’en aie connaissance.

– Cela me paraît juste, dit le boueur doré.

– Vous m’en donnez votre parole ?

– Certainement.

– Votre parole d’honneur ?

– Mon bon ami, répliqua mister Boffin, dès que ma parole est engagée, mon honneur l’est également ; l’un ne va pas sans l’autre. J’ai trié dans ma vie beaucoup d’ordures, je n’ai jamais trouvé les deux séparément. »

Cette remarque sembla déconcerter quelque peu l’anatomiste. « C’est vrai, monsieur, » répondit-il avec hésitation.

Il fut quelque temps sans renouer le fil de son discours, balbutia de nouveau que c’était vrai, et dit enfin : « Si je vous avoue, monsieur, que j’ai accepté une proposition dont vous étiez l’objet, et qui n’aurait pas dû se faire, vous me permettrez de vous dire, et vous voudrez bien le prendre en considération, qu’à cette époque j’avais l’esprit complétement abattu. »

Les mains croisées sur la pomme de sa canne, le menton sur ses mains, et le regard tant soit peu narquois, le boueur doré fit un signe affirmatif.

« Parfaitement, dit-il.

– Cette proposition, monsieur, était un complot ayant pour but de tromper votre confiance ; à tel point que j’aurais dû vous la révéler immédiatement ; et loin de le faire, mister Boffin, j’y ai trempé. »

Nouveau signe du boueur, qui, sans remuer un doigt, ni un œil, répéta d’un air placide : « Parfaitement, Vénus.

– Non pas que je m’y sois jamais livré de bon cœur, poursuivit l’artiste d’un air contrit, et que j’aie été un seul jour sans me reprocher d’avoir déserté le sentier de la science pour prendre – il allait dire celui de la scélératesse ; mais ne voulant pas s’accuser d’une manière aussi rude, il termina sa phrase par ces mots sur lesquels il appuya avec force : pour prendre celui de la weggerie.

– Très-bien, répondit mister Boffin dont le regard était plus narquois et la tranquillité plus profonde que jamais.

– Maintenant, monsieur, que j’ai préparé votre esprit au gros de l’affaire, continua l’anatomiste, je vais articuler les détails. »

Après ce court exode, le monteur de squelettes fit l’histoire du pacte amical, et rapporta les faits dans toute leur réalité. On pourrait supposer que ce récit éveilla la surprise, sinon la colère de mister Boffin ; mais le boueur doré ne manifesta nulle émotion, et répondit à cela par un « très-bien, » non moins placide que le précédent.

« Je dois vous avoir étonné, monsieur, dit Vénus d’un air interrogateur.

– Certainement, » répondit Boffin avec une entière indifférence.

Vénus demeura stupéfait ; mais la surprise ne tarda pas à changer de côté. Lorsque reprenant son histoire, l’artiste en arriva à la découverte de Wegg, et raconta qu’ils avaient vu tous les deux, son associé et lui, déterrer la bouteille hollandaise, mister Boffin changea de couleur et d’attitude, et manifesta une anxiété de plus en plus vive jusqu’à la fin du récit.

« Vous savez, monsieur, dit Vénus en terminant, vous savez ce qu’il y a dans cette bouteille ; quant à moi je ne sais que ce que j’ai vu, et ne prétends pas en savoir davantage. Je suis fier de mon art, bien que je lui doive une déception qui m’a frappé au cœur, et m’a presque rendu à l’état de squelette ; je suis, dis-je, fier de mon art, et c’est à lui que j’entends devoir mes moyens d’existence. En d’autres termes, je ne veux pas tirer le moindre penny de cette affaire déshonnête. La seule manière de réparer la faute que j’ai commise en prenant part à ce complot, est de vous avertir de la découverte de mister Wegg. Ce dernier mettra son silence à un taux fort élevé, j’en ai la certitude ; car du moment où il a connu son pouvoir, il a disposé de vos richesses. Aurez-vous intérêt à subir ses conditions ? vous en jugerez, monsieur, et vous prendrez les mesures qui vous paraîtront nécessaires. Quant à moi, je ne veux rien. Si l’on m’appelle en témoignage, je dirai la vérité ; mais je ne souhaite pas qu’on m’interroge, et voudrais ne plus avoir à y songer.

– Merci, dit mister Boffin en serrant avec chaleur la main de l’anatomiste, merci, Vénus, merci. » Il arpenta le petit magasin d’un pas agité, et revenant s’asseoir au bout d’un instant. « Voyons, dit-il avec émotion. Si je dois acheter le silence de Wegg, je ne l’obtiendrai pas à meilleur marché que si vous preniez votre part ; et il aura toute la somme, au lieu d’en avoir la moitié ; car je suppose que vous partagiez avec lui.

– Cela devait être, répondit Vénus.

– Il aura donc la somme entière ; et je n’en payerai pas moins, car c’est un gueux, n’est-ce pas ? un gredin, un misérable.

– Assurément, dit Vénus.

– Ne pourriez-vous pas, insinua le boueur doré, après avoir regardé le feu pendant quelques instants, ne pourriez-vous pas avoir l’air de rester dans le complot jusqu’à la fin, et vous décharger la conscience en me remettant ce que vous auriez soi-disant empoché.

– Non, monsieur, répondit Vénus d’une voix ferme.

– Pas même comme réparation ?

– Non, monsieur ; il me semble qu’après être sorti de ce qui est honnête, la seule chose qu’il y ait à faire est d’y rentrer.

– Ce qui est honnête, reprit Boffin d’un air rêveur, qu’entendez-vous par là ?

– J’entends le droit, répondit sèchement Vénus.

– Il me semble, grommela Boffin en regardant le feu, que si le droit est quelque part c’est de mon côté. J’ai plus de droit que la Couronne à l’argent du patron ; qu’est-ce que la Couronne a jamais fait pour lui, si ce n’est de lui réclamer la taxe ? Au lieu que moi et ma femme, nous avons fait tout au monde. »

Mister Vénus, la tête dans ses mains, et plongé dans la mélancolie par la cupidité de mister Boffin, se donna la jouissance d’augmenter sa tristesse en murmurant : « Elle ne veut pas être considérée au point de vue de ses os. »

– Et comment vivrai-je ? demanda Boffin d’un air piteux, s’il faut que j’achète les gens sur le peu que j’ai gagné ? Comment arranger l’affaire ? Quand faudra-t-il que je paye ? À quelle époque doit-il fondre sur moi ? vous ne me l’avez pas dit. »

Vénus répondit que le projet de mister Wegg était de ne rien faire tant que les monticules ne seraient pas enlevés, et il en expliqua le motif.

« Je présume, dit mister Boffin avec une lueur d’espoir, qu’il n’y a pas de doute sur la date et l’authenticité de ce diable de testament.

– Pas le moindre doute, répondit Vénus.

– Où peut-il être déposé ? demanda-t-il d’un air câlin.

– Chez moi, monsieur.

– Chez vous ! s’écria Boffin avec chaleur. Demandez ce qu’il vous plaira, n’importe quelle somme, et jetez-le au feu ; dites… voulez-vous ? Je…

– Non, interrompit Vénus, je ne veux pas.

– Ni me le confier ?

– Ce serait la même chose, monsieur. »

Le boueur doré allait continuer ses demandes, quand un certain clopinement résonna au dehors, et s’approcha de la porte.

« Chut ! le voilà, dit Vénus ; cachez-vous dans le coin, derrière le crocodile ; vous pourrez l’entendre et le juger par vous-même. Je n’allumerai la chandelle que lorsqu’il sera parti, il est habitué au crocodile, et ne fera pas attention à vous. Retirez vos jambes, monsieur ; je vois des souliers au bout de la queue. Placez bien votre tête ; là, derrière sa gueule souriante ; vous y serez parfaitement. Il y a de la place ; un peu de poussière ; mais c’est de la couleur de vos habits. Y êtes-vous, monsieur ? »

Le boueur doré avait à peine eu le temps de chuchoter un oui, que mister Wegg ouvrait la porte.

« Comment va ce cher camarade ? demanda Silas d’un air dégagé.

– Pas de quoi se vanter, répondit Vénus.

– Vraiment ! soupira Wegg ; je suis désolé que vous ne vous remettiez pas plus vite. Votre âme, cher monsieur, est trop vaste pour votre corps ; voilà le malheur. Et notre fonds de commerce ? toujours en lieu sûr, j’espère ?

– Voulez-vous le voir ?

– S’il vous plaît, répondit Wegg en se frottant les mains. Je serai bien aise de l’examiner avec vous, cher associé, ou, pour me servir des paroles qui ont été mises en musique il y a peu de temps :

Je désire le voir avec vos yeux,

Et le confirmer avec les miens.

Mister Vénus tira une clef de sa poche, se retourna, ouvrit un meuble, et produisit le testament dont il garda le coin entre les doigts, comme il faisait d’habitude. Mister Wegg, tenant le coin opposé, s’installa sur le siége que venait de quitter mister Boffin, et parcourut le précieux document.

« Fort bien, dit-il avec une extrême lenteur, dans sa répugnance à lâcher prise, fort bien. » Et il regarda d’un œil avide son associé remettre le testament à sa place, tourner la clef, et la replonger dans sa poche.

« Rien de nouveau ? demanda Vénus en se rasseyant derrière le comptoir.

– Si, monsieur, il y a du nouveau : ce matin le vieux ladre…

– Mister Boffin ? dit Vénus en lançant un coup d’œil vers le sourire du crocodile.

– Au diable le mister, s’écria Wegg avec une honnête indignation ; Boffin tout court, Boffin le boueur. Ce chien maudit, aussi rusé qu’avare, envoie ce matin dans la cour, pour se mêler de nos affaires et surveiller notre bien, un garçon à lui, un nommé Salop. « Que demandez-vous, jeune homme ? c’est une cour particulière, » dis-je à ce garçon. Il me présente alors un papier d’une autre canaille au service de ce boueur, qui autorise ledit galopin à surveiller le travail de la cour, et le chargement des voitures. C’est un peu fort ; ne trouvez-vous pas ?

– Rappelez-vous qu’il ne connaît pas nos droits, insinua Vénus.

– D’accord ; c’est pour ça qu’il faut lui souffler la chose, et de manière à l’effrayer ; car, donnez-lui un œuf, et il prendra un bœuf. Laissez-le faire ; vous verrez ce qui arrivera ; il est capable d’enlever tout ce que nous avons. Pour moi, je n’y tiens plus ; il faut que je lui dise son fait, ou j’éclaterai. Chaque fois qu’il met la main à sa poche, c’est comme s’il la fourrait dans la mienne ; chaque fois qu’il fait sonner sa bourse, c’est mon argent qu’il me paraît faire sauter. À la fin on se lasse ; et je ne peux plus attendre ; c’est trop pour une jambe de bois.

– Mais, objecta Vénus, il a été dit qu’on n’agirait qu’après l’enlèvement des monticules ; c’est vous-même qui l’avez décidé.

– Je le reconnais, cher camarade ; mais j’ai dit en même temps que s’il venait rôder en fraude autour de notre avoir, on lui apprendrait qu’il n’en a pas le droit, et que nous en ferions notre esclave. Ne vous l’ai-je pas dit ?

– Certainement, dit Vénus.

– Certainement, répéta Silas, mis en belle humeur par cette prompte admission du fait. Eh bien ! je considère l’envoi de ce galopin comme un acte frauduleux qui mérite qu’on lui passe le nez à la meule.

– Et vous l’aiguiserez bien, dit Vénus ; car le soir où nous l’avons suivi, s’il a emporté la bouteille, ce n’est pas votre faute, mister Wegg.

– Comme vous dites, cher associé ; on ne pouvait pas souffrir qu’il s’en allât comme un voleur, par une nuit noire, fouiller dans un tas qui nous appartenait, puisque d’un mot nous pouvions le dépouiller du dernier grain de cendre, ou lui faire payer tout ce que nous voulions, – fouiller un tas qui nous appartenait, et emporter les trésors qui s’y trouvaient enfouis ! Était-ce possible ? non ; c’est encore une chose qui lui fera passer le nez à la meule.

– Qu’entendez-vous par là, mister Wegg ?

– J’entends l’insulter en face, répliqua l’estimable Wegg ; s’il a envie de me répondre, je lui jetterai ça à la figure : « Pas un mot de plus, chien de boueur, ou je fais de vous un mendiant. »

– Et s’il ne dit rien ? demanda Vénus.

– Nous nous arrangerons ; ça ira plus vite ; je lui mettrai la bride et le conduirai un peu bien, soyez tranquille. Plus on le mènera durement, mieux il payera, et la somme sera ronde, je vous en réponds, cher associé.

– Vous lui en voulez donc beaucoup, mister Wegg ?

– Si je lui en veux ! N’est-ce pas pour lui que j’ai décliné l’Empire tous les jours l’un après l’autre ? N’est-ce pas lui que j’attends chez moi trois fois par semaine, planté comme un jeu de quilles pour être abattu, puis relevé, puis abattu de nouveau par les livres qu’il lui plaît de me jeter à la tête, moi qui vaux mieux que lui, monsieur, des cent fois et des cinq cents fois ? »

Mister Vénus accueillit cette assertion d’un air de doute, peut-être pour exaspérer maître Wegg, afin qu’il se montrât sous son plus mauvais jour.

« Comment ! s’écria le littérateur en frappant sur le comptoir ; n’est-ce pas au coin de la maison qui est déshonorée aujourd’hui par ce mignon de la fortune, que moi, Silas Wegg, qui vaux mille fois plus que ce ver de terre, je suis allé m’asseoir des années par la pluie, le vent et la neige, pour attendre une pratique ou une commission ? N’est-ce pas là, au coin de ce noble hôtel, que je l’ai vu pour la première fois nageant dans le luxe, pendant que je vendais des chansons pour avoir du pain ? Faudra-t-il encore que j’aie fouillé dans la cendre pour qu’il en ait le profit ? Non pas, mister Vénus. »

Le gentilhomme français, éclairé tout à coup par la flamme, grimaça un sourire, comme s’il eût compté les milliers d’êtres venimeux dont la haine pour les heureux de ce monde est basée sur les mêmes motifs que celle de mister Wegg. On eût dit que les bébés à têtes monstrueuses allaient achever leur culbute, et chercher à quel nombre se montent les enfants des hommes qui, par le procédé de mister Wegg, transforment les services en injures, et leurs bienfaiteurs en ennemis. Enfin le large rictus de l’alligator semblait dire : Tout cela est connu et familier depuis des siècles dans les profondeurs de la fange.

« Mais votre figure expressive, continua Silas Wegg, me dit que je suis plus sombre et plus féroce que d’habitude ; peut-être, en effet, me suis-je livré à des pensées trop amères. Fuyez, noirs soucis, fuyez au loin. Tout est dissipé, monsieur ; je vous ai regardé, et le calme a repris son empire ; car, ainsi que le dit la chanson :

Lorsqu’un homme est en proie au plus cruel tourment,

Le brouillard s’en va quand Vénus vient à paraître ;

Comme les sons d’un violon, oui monsieur, tout doucement,

Vous relevez notre esprit et charmez tout notre être.

Bonsoir, mister Vénus.

– Bonsoir, mister Wegg. Avant peu, j’aurai un mot à vous dire au sujet de notre affaire.

– Mon heure sera la vôtre, mister Vénus ; en attendant je vais préparer la meule pour y mettre le nez de ce vieux renard.

Ayant fait cette aimable promesse, Silas se dirigea vers la porte et la ferma derrière lui.

« Attendez que j’allume, monsieur, dit l’artiste, vous sortirez plus aisément. »

La chandelle allumée, portée à bras tendu par Vénus, mister Boffin sortit de sa cachette, et d’un air tellement défait, que non-seulement l’alligator paraissait avoir pris tout le plaisant de l’aventure, mais semblait rire aux dépens du bonhomme.

« Quel monstre ! dit le vieux boueur en s’époussetant les bras et les jambes ; un être abominable !

– L’alligator ? demanda l’anatomiste.

– Non, Vénus, non, je parle du serpent.

– Veuillez le remarquer, reprit Vénus, je ne lui ai pas même laissé entrevoir que je me retirais de l’affaire, voulant d’abord en causer avec vous ; mais je n’en serai jamais dehors assez tôt ; veuillez donc, monsieur, me dire à quelle époque il entre dans vos idées que je rompe avec mister Wegg.

– Merci, Vénus, merci ; mais je ne sais que vous répondre ; c’est fort embarrassant. De toute manière il fondra sur moi un jour ou l’autre. Il y est bien décidé, n’est-ce pas ?

– Très-décidé, monsieur.

– En continuant d’en être, vous pourriez me protéger, vous placer entre nous deux et amortir le coup. Restez au moins dans le complot, c’est-à-dire ayez-en l’air, jusqu’à ce que j’aie pu me retourner. »

Vénus demanda combien il faudrait de temps pour cette opération.

« Je n’en sais rien, dit le bonhomme ; tout est bousculé dans ma tête. Si je n’avais pas eu cette fortune, je n’y aurais jamais songé ; mais la tenir, et qu’on vous en dépouille, ce serait trop dur ; ne trouvez-vous pas, Vénus ? »

L’anatomiste préféra laisser à mister Boffin le soin de trancher la question.

« Je ne sais à quoi me résoudre, reprit le boueur doré ; consulter quelqu’un, c’est donner à un autre l’occasion de faire acheter son silence, et me ruiner complétement. Autant vaudrait tout lâcher, et s’en aller au work-house. En parler à Rokesmith, c’est la même chose ; un jour ou l’autre il fondra sur moi ; je suis venu au monde pour qu’on m’attaque. »

Les mains sur ses poches, et les pressant comme s’il y ressentait une vive douleur, Noddy Boffin trottinait dans la boutique en proférant ces lamentations que le maître du logis écoutait en silence.

« Après tout, Vénus, vous ne m’avez pas dit ce que vous comptez faire, à quelle époque vous entendez rompre, et comment vous sortirez de là. »

Vénus répondit que mister Wegg ayant trouvé le testament, son intention était de le lui rendre, en lui déclarant qu’il ne voulait plus en entendre parler ; Silas ferait alors ce qui lui plairait et en subirait les conséquences.

« Il fondra sur moi, et je serai seul contre lui ! s’écria Boffin avec douleur. J’aimerais mieux être attaqué par vous, mister Vénus ; même par vous deux que par lui tout seul. »

L’anatomiste répéta que sa ferme intention était de rentrer dans la voie de la science, et de n’attaquer ses semblables qu’après leur mort, afin de les articuler avec tout le soin qu’il pourrait y apporter.

« Mais combien de temps garderez-vous les apparences ? Si je vous priais de rester jusqu’à la fin de l’enlèvement des monticules ? reprit mister Boffin.

Vénus ne voulait pas ; ce serait trop prolonger son affreux malaise.

« Pas même si l’on vous donnait pour cela de bonnes raisons, des raisons suffisantes ? » demanda le boueur doré.

Si mister Boffin entendait par là des motifs inattaquables, cela pourrait peut-être… mais il ne croyait pas à l’existence de pareils motifs.

« Venez chez moi, dit Boffin ; voulez-vous ?

– Pour y trouver de bonnes raisons ? demanda Vénus avec un sourire incrédule.

– Peut-être que oui, dit le boueur doré ; cela dépend de votre manière de voir. Jusque-là ne sortez pas du complot. Voyons ! donnez-moi votre parole que vous ne ferez aucune démarche sans que j’en aie connaissance ; je vous réitère la mienne de ne rien faire sans vous prévenir.

– Accordé, répondit l’anatomiste après une courte réflexion.

– Merci, Vénus, merci.

– Quel jour, monsieur, pourrai-je aller vous voir ?

– Quand vous voudrez ; le plus tôt sera le meilleur ; mais il faut que je parte ; bonsoir Vénus.

– Bonsoir, monsieur.

– Bonsoir la compagnie, dit mister Boffin, en jetant les yeux autour de la boutique. Une drôle de société, que j’aimerais assez à connaître ; je reviendrai un de ces jours. Bonsoir, Vénus, bonsoir ; je vous remercie encore, merci, merci. » Il ferma la porte et reprit le chemin de son hôtel.

« Peut-être bien, se dit-il en trottinant et en dorlotant sa canne, peut-être bien que ce Vénus, qui fait là le bon apôtre, n’est pas meilleur que Wegg. Qui m’assure qu’il ne songe pas à venir réclamer sa part, quand j’aurai acheté l’autre, et à me dépouiller jusqu’aux os ? »

C’était une idée tout à fait dans l’esprit de l’école dont il étudiait les maîtres, et il continua sa route d’un air rusé et soupçonneux. Deux fois, trois fois et même plus, mettons la demi-douzaine, il enleva sa grosse canne du bras où il la berçait, et, de la pomme de ce bâton, il frappa dans le vide un coup violent. Il est possible qu’il eût alors devant les yeux la figure ligneuse de son littérateur, car il frappait avec une vive satisfaction.

Il n’avait plus à franchir que deux ou trois rues pour gagner son hôtel, lorsqu’une voiture de maître, suivant la direction contraire, passa près de lui, et revint sur ses pas. C’était un petit coupé d’une allure excentrique ; car mister Boffin le vit revenir, l’entendit s’arrêter, et le vit passer de nouveau, s’enfuir et disparaître ; toutefois pour ne pas aller bien loin, puisque le boueur doré le retrouva au coin de sa rue.

Un visage de femme était à la portière ; en passant près de cette voiture mister Boffin entendit son nom.

« Pardon, madame ? dit-il en s’arrêtant.

– Missis Lammle », reprit la voix.

Mister Boffin, s’approchant de la voiture, espéra que missis Lammle était bien portante.

« Non, cher monsieur ; pas bien du tout ; je suis très-agitée ; c’est peut-être une folie ; mais je n’en souffre pas moins. Il y a une demi-heure que je vous attends ; pourrais-je vous dire un mot, cher monsieur ? »

Le boueur doré proposa à missis Lammle de venir chez lui, d’où ils n’étaient plus qu’à deux pas.

« Merci, cher monsieur ; à moins que vous n’y teniez absolument. Ce que j’ai à vous dire est tellement délicat, qu’il me serait pénible d’en parler chez vous ; d’ailleurs, ce serait difficile. Vous devez trouver cela bien étrange ?

– Oui, pensa mister Boffin, qui répondit non.

– C’est que je suis tellement reconnaissante de l’affection de mes amis, tellement touchée de leur estime, que l’idée de trahir leur confiance m’est odieuse, alors même qu’il s’agit d’un devoir. J’ai demandé à mon mari si vraiment c’était un devoir impérieux ; et ce cher Alfred m’a répondu par un oui des plus positifs. Je regrette de ne pas lui en avoir parlé plus tôt ; je me serais épargné bien du tourment.

– Est-ce une nouvelle attaque ? pensa Noddy tout effaré.

– C’est lui qui m’envoie, cher monsieur. Ne revenez pas, m’a-t-il dit en partant, sans avoir vu mister Boffin, et lui avoir tout confié. Il en pensera ce qu’il voudra ; mais il faut qu’il le sache. Vous déplairait-il de monter dans ma voiture ?

– Pas du tout, répondit mister Boffin, qui s’installa à côté de missis Lammle.

– Marchez lentement, et roulez sans bruit, dit cette dernière au cocher.

– Ça ne peut être qu’une attaque, se dit mister Boffin ; que va-t-elle demander ? »

XV. Pis que jamais §

Présidé par Bella, le déjeuner, chez mister Boffin, était ordinairement très-agréable. Le boueur doré, en s’éveillant, retrouvait chaque jour son ancien caractère ; il lui fallait vivre pendant quelques heures au contact de sa fortune pour en ressentir l’influence corruptrice ; et, généralement, à ce premier repas, sa figure et ses manières ouvertes auraient pu faire croire qu’il n’était pas changé. Cet éclat s’affaiblissait peu à peu ; et les nuages qui venaient assombrir le vieux boueur se multipliaient à mesure que la journée avançait ; on eût dit que les ombres de l’avarice et de la défiance s’allongeaient en même temps que la sienne, et que la nuit l’envahissait par degrés.

Mais un matin, dont on devait garder le souvenir, il était minuit pour mister Boffin quand il apparut dans la salle. Jamais le triste changement qui s’était opéré en lui n’avait été si marqué. Sa manière d’être à l’égard du secrétaire fut si arrogante, si injurieuse, que le malheureux jeune homme sortit de table avant la fin du déjeuner ; et le coup d’œil que lui lança mister Boffin, tandis qu’il se retirait, fut à la fois astucieux et vindicatif. Bella en aurait été indignée, alors même que le poing du vieux boueur n’aurait pas menacé Rokesmith au moment où ce dernier fermait la porte.

C’était précisément la veille de ce matin mémorable que l’entrevue du boueur doré avec missis Lammle avait eu lieu. Bella examina la figure de missis Boffin, espérant y trouver l’explication de cette humeur orageuse ; mais elle n’y put rien voir, si ce n’est que l’excellente femme l’observait elle-même avec anxiété.

Quand elles furent seules toutes les deux, ce qui n’arriva que dans l’après-midi, car mister Boffin, allongé dans son fauteuil ou trottinant dans la salle, resta longtemps près d’elles, serrant les poings et marronnant avec colère, quand elles furent seules, disons-nous, Bella demanda à sa vieille amie ce qui avait pu fâcher mister Boffin.

« Je ne dois pas vous le dire, chère belle ; il m’est défendu de vous en parler. »

Elle n’obtint pas d’autre réponse ; et lorsque, très-surprise, elle releva la tête, elle se vit avec effroi l’objet d’un nouvel examen de la part de mistress Boffin.

Oppressée par l’attente d’un événement fâcheux, et se demandant pourquoi l’excellente femme la regardait comme si elle devait y prendre part, Bella trouva la journée mortellement longue. Vers le soir, – elle était dans sa chambre, – un domestique vint lui dire que mister Boffin la priait de se rendre chez lui.

Missis Boffin était sur le divan ; le boueur doré trottinait de long en large ; il s’arrêta en voyant entrer la jeune fille, l’appela d’un signe, lui prit la main, et se l’accrocha au bras.

« N’ayez pas peur, dit-il ; je ne suis pas fâché contre vous. Pourquoi trembler comme cela ? Rassurez-vous, chère belle, vous allez être vengée.

– Vengée ? murmura-t-elle avec surprise.

– Oui, ma chère ; attendez un peu. »

Il sonna, et fit demander Rokesmith. Bella se serait perdue en conjectures, si elle en avait eu le temps ; mais le domestique ayant trouvé le secrétaire dans le corridor, celui-ci entra à l’instant même. « Fermez la porte, lui cria le boueur doré ; ce que j’ai à vous dire ne vous plaira pas.

– Je le regrette, mais c’est probable, fit observer Rokesmith.

– Qu’est-ce que cela signifie ? s’écria le vieux boueur.

– Qu’il n’est pas nouveau pour moi d’avoir à écouter de votre part ce que j’aimerais mieux ne pas entendre.

– Cela va changer, dit mister Boffin en secouant la tête d’un air de menace.

– Je l’espère, monsieur, répondit le jeune homme d’un ton calme et respectueux, qui néanmoins était ferme et digne, ce que Bella reconnut avec joie.

– Monsieur, poursuivit mister Boffin, regardez la jeune fille qui est à mon bras. »

À ces paroles imprévues, miss Wilfer leva les yeux et rencontra ceux de Rokesmith, dont le visage était pâle et agité. Elle se tourna vers mistress Boffin, rencontra de nouveau le regard du secrétaire, et, subitement éclairée par l’étincelle qu’elle en vit jaillir, elle comprit ce qu’elle avait fait.

« Je vous dis, monsieur, répéta mister Boffin, de regarder cette jeune lady. »

Bella crut voir un reproche dans les yeux qui s’arrêtaient sur elle ; mais il est possible que le reproche fût en elle-même.

« Dans la position où vous êtes, reprit le boueur doré, comment avez-vous pu oser sortir de votre classe, jusqu’à l’importuner de vos hommages impudents ?

– Je ne crois pas, monsieur, devoir répondre à des paroles aussi blessantes.

– Ah ! vous refusez de répondre ; vous ne croyez pas… eh bien ! moi je le ferai pour vous. La chose a deux faces, et je les prends l’une après l’autre : la première, c’est de l’insolence toute pure. » Rokesmith sourit avec amertume. « Oui, toute pure, continua mister Boffin ; pure insolence de penser à cette jeune lady qui n’est pas faite pour vous. Est-ce que vous n’êtes pas trop au-dessous d’elle ? Il lui faut quelqu’un de riche, – telle qu’elle est, ça ne peut pas lui manquer, – et vous ne l’êtes pas. »

Bella baissa la tête, et parut vouloir quitter le bras de mister Boffin.

« Je vous demande un peu qui vous êtes, vous, pour prétendre à cette jeune lady ? Elle attend une bonne enchère ; elle y a droit ; elle n’est pas sur le marché pour ceux qui ne pourraient pas la payer.

– Oh ! monsieur ! murmura Bella en se couvrant la figure de ses deux mains. Parlez pour moi, missis Boffin, je vous en conjure !

– Taisez-vous, la vieille ! dit le boueur doré en prévenant la réponse de sa femme. Bella, ma chère, calmez-vous ; soyez tranquille ; je soutiens vos droits.

– Mais non, monsieur, mais non ! s’écria-t-elle avec force, vous me faites injure.

– Ne vous troublez pas, ma chère, reprit le vieux boueur avec complaisance ; il va être obligé de s’expliquer. Voyons, Rokesmith, si vous refusez de répondre, vous ne pouvez pas refuser d’entendre ; eh bien ! je vous répète qu’il y a d’abord dans votre conduite insolence et présomption. Elle vous l’a dit elle-même, vous ne le nierez pas.

– Je lui en ai demandé pardon, s’écria Bella ; je le lui demanderais encore, et à deux genoux, si cela pouvait lui épargner vos paroles. »

Ici, les larmes de missis Boffin éclatèrent.

« Pas de tapage, la vieille ! s’écria le mari. Très-bien, ma belle, c’est d’un bon cœur ; mais j’entends dire à ce garçon tout ce qu’il mérite. Impudence, voilà le premier côté de l’affaire ; et ce n’est rien auprès de l’autre, qui est une indigne spéculation.

– Je le nie formellement.

– Niez tant qu’il vous plaira ; ça ne signifie rien. J’ai une tête sur les épaules, et ce n’est pas celle d’un enfant. Est-ce que je ne sais pas, continua mister Boffin en prenant une attitude soupçonneuse, et en faisant de son visage un amas de replis tortueux, est-ce que je ne sais pas tout ce qu’on fait pour me dévaliser ? Si je n’avais pas l’œil ouvert, et les mains sur mes poches, il y a longtemps que j’aurais dû prendre le chemin du work-house. Est-ce que je n’ai pas l’exemple de Dancer, d’Elwes, d’Hopkins, de Blewbury, et de tant d’autres ? Est-ce qu’ils n’ont pas été assaillis par un chacun, attaqués de façon à tomber dans la misère ? Est-ce qu’ils n’ont pas été forcés de cacher tout leur avoir, sans quoi on aurait tout pris ? voilà qui est certain. On me dira peut-être qu’ils ne connaissaient pas les hommes.

– Pauvres gens ! murmura le secrétaire.

– Qu’est-ce que vous dites ? murmura brusquement le boueur doré. Mais non, c’est inutile de le répéter ; ça n’en vaut pas la peine ; d’ailleurs nous ne serions pas d’accord. Je vais dérouler votre plan à cette jeune lady ; je veux lui montrer ce que vous êtes ; et vous aurez beau dire, rien ne pourra vous défendre. Écoutez bien, ma chère : c’est un garçon qui n’a rien, un pauvre, que j’ai ramassé dans la rue. Est-ce vrai, Rokesmith ?

– Allez, monsieur ; ne faites pas appel à mon témoignage.

– Votre témoignage ? est-ce que j’en ai besoin, moi ? y faire appel ? ce serait un peu drôle. Je le disais donc, c’est un pauvre que j’ai ramassé dans la rue. Je ne le connaissais pas ; il est venu à moi, m’a demandé de le prendre pour secrétaire, et je l’ai pris. Très-bien ; le voilà au courant de mes affaires, et il arrive à savoir que je veux doter cette jeune lady. « Oh ! oh ! que se dit mon jeune homme, » – ici le vieux boueur se frappa la narine avec le doigt d’un air astucieux, pour représenter Rokesmith en conférence avec son nez, – « un fameux coup de filet ! mettons-nous à l’ouvrage. » Et voilà mon compère qui se met à ramper du côté de la dot. Pas mauvaise la combinaison ; car si la jeune lady avait eu moins de bon sens, ou l’esprit tourné au romanesque, par saint Georges ! il pouvait réussir et empocher le magot. Par bonheur, elle était plus forte que lui. Maintenant qu’il a été pris la main dans le sac, il fait une jolie figure.

– Vos malheureux soupçons… commença Rokesmith.

– Très-malheureux pour vous, interrompit Boffin, rien n’est plus sûr.

– Ne méritent pas qu’on essaye de les détruire, continua Rokesmith, et je ne m’en donnerai pas la peine ; mais par respect pour la vérité…

– Bouh ! la vérité ! vous ne vous en moquez pas mal, dit le vieux boueur en faisant claquer ses doigts.

– Noddy ! s’écria sa femme d’un ton de reproche, Noddy !

– Tais-toi, la vieille ; je dis et je répète qu’il se moque de la vérité.

– Nos relations étant rompues, monsieur, répliqua le secrétaire, peu importe ce que vous pouvez dire.

– Oh ! vous êtes malin, reprit le vieux boueur d’un ton narquois ; tout est fini entre nous, vous l’avez deviné ; mais ce n’est toujours pas vous qui aurez pris les devants. Regardez un peu ce que je tiens là ; c’est votre paye, et votre certificat. Vous voyez que j’ai le pas sur vous ; ne prétendez pas que vous quittez la place : c’est moi qui vous renvoie.

– Pourvu que je parte, cela m’est égal, dit Rokesmith.

– Vraiment ! eh bien ! à moi, ça ne m’est pas égal du tout. Un garçon qui vous quitte, c’est une chose ; et le renvoyer parce qu’il a des vues sur votre fortune, c’en est une autre. Une et une font deux. Reste tranquille, la vieille ; mêle-toi de ce qui te regarde.

– Avez-vous dit tout ce que vous vouliez dire, monsieur ? demanda Rokesmith.

– Je n’en sais rien.

– Peut-être cherchez-vous s’il n’y a pas d’autres injures que vous puissiez m’adresser ?

– Je le ferai si ça me plaît, je n’ai pas besoin de votre permission. Vous voulez avoir le dernier mot, vous ne l’aurez pas.

– Noddy, mon cher, tes paroles sont très-dures, s’écria la pauvre femme, ne pouvant plus se contenir.

– La vieille, répondit mister Boffin, mais sans rudesse, si tu fourres ton nez là dedans sans qu’on t’y invite, j’irai chercher un oreiller, je te mettrai dessus, et je te porterai dans ta chambre. Que vouliez-vous dire, Rokesmith ?

– Un seul mot à miss Wilfer et à votre excellente femme.

– Dites-le et dépêchez-vous ; car j’ai assez de votre présence.

– Si j’ai supporté la position que j’avais ici, dit-il à demi-voix, c’était pour ne pas m’éloigner de miss Wilfer. Être près d’elle m’a dédommagé de tout ce que j’ai pu souffrir, m’a récompensé des efforts de chaque jour, et fait oublier le triste aspect sous lequel elle a dû me voir. Depuis qu’elle a repoussé mes vœux, pas un mot, pas un regard, au moins que je sache, ne les lui a rappelés ; mais je suis aujourd’hui tel que j’étais autrefois, si ce n’est que mon dévouement pour elle, – qu’elle me pardonne ce langage, – est plus profond et mieux fondé que jamais.

– Notez-le bien, s’écria le boueur en clignant un œil d’un air finaud, quand il dit miss Wilfer, ça signifie livres, schellings et pence ; voilà à quoi il est dévoué.

– Le sentiment que j’ai pour miss Wilfer, continua Rokesmith, n’est pas de ceux dont on doive rougir : je l’aime, et l’avoue sans crainte. Quel que soit l’endroit où je me rende en partant de cette maison, la vie sera pour moi décolorée et sans but, puisque je l’aurai quittée.

– C’est-à-dire quitté la dot : livres, schellings et pence, ajouta mister Boffin en clignant de nouveau les yeux.

– Que nulle pensée cupide ne se mêle dans mon esprit à celle de miss Wilfer, poursuivit Rokesmith, cela n’a rien de méritoire, puisque tous les trésors que je pourrais imaginer seraient sans valeur auprès d’elle. Qu’elle fût riche et du rang le plus élevé, cela n’aurait d’autre importance à mes yeux que d’augmenter la distance qui nous sépare, et je n’en serais que plus désespéré. Qu’elle puisse d’un mot vous dépouiller de votre fortune et se l’approprier, mister Boffin, pour moi elle n’en vaudra pas davantage.

– Qu’en penses-tu, la vieille ? demanda le boueur d’une voix railleuse en se tournant vers sa femme ; crois-tu encore qu’il ne se moque pas de la vérité ? Tais-toi, ma chère ; tu n’as pas besoin de parler ; mais tu as le droit de penser en toi-même. Quant à me dépouiller de mon avoir, je te garantis que si la chose était possible, il le ferait bien tout seul.

– Non, monsieur, » répondit Rokesmith en le regardant en face.

Mister Boffin se mit à rire. « Ah ! bah ! rien de tel que ces gens-là pour faire un bon coup, lorsqu’ils en ont le moyen.

– Je n’ai pas tout dit, reprit Rokesmith d’un ton grave. L’intérêt que m’inspire miss Wilfer a commencé dès notre première rencontre ; je dirai mieux, je ne l’avais jamais vue, qu’elle m’occupait déjà. Elle l’a toujours ignoré ; mais c’est là ce qui m’a fait rechercher mister Boffin et entrer à son service. Si j’en parle c’est pour me justifier de l’odieux calcul dont on m’accusait tout à l’heure.

– Un fameux chien ! dit mister Boffin d’un air capable ; il a encore plus de nez que je ne croyais. A-t-il préparé ça de loin, et bien conduit la chasse ! Il cherche d’abord à me connaître, puis à connaître ma fortune, puis cette jeune lady, puis la part qu’elle avait dans le testament. Il rassemble tout cela, et se dit en lui-même, je vas me faufiler chez Boffin, entortiller miss Wilfer, les attacher avec la même corde, et mener mes cochons à la foire ; je l’entends d’ici. Mais, Dieu me bénisse ! il n’avait pas affaire aux gens qu’il supposait. C’est à nous deux, ma Bella, puis à Dancer, à Hopkins, à Elwes, à Jones, à tous les autres qu’il s’adressait, et il a été battu. Il croyait nous faire sortir l’argent de la poche, et c’est lui qu’on fait sortir. »

Bella ne répondit rien ; pas un mot, pas un geste. Assise de côté sur une chaise, les mains sur le dossier, la figure dans ses mains, elle n’avait pas changé d’attitude depuis qu’elle avait retiré son bras de celui du boueur doré. Missis Boffin se leva au milieu du silence, et parut vouloir se diriger vers Bella ; mais son mari l’arrêta d’un signe, et l’obéissante femme se rassit immédiatement.

« Voici votre paye, monsieur, dit le boueur doré en jetant à Rokesmith ce qu’il avait à la main. Après les bassesses que vous avez faites, il ne doit pas vous en coûter de ramasser votre argent.

– Non, monsieur, car je l’ai gagné par un dur travail.

– J’espère que vous faites les paquets un peu vite ; plus tôt vous aurez décampé, mieux ça vaudra pour tout le monde.

– N’ayez pas peur, monsieur, que je m’attarde chez vous.

– Il y a cependant une chose que je voudrais vous demander avant d’être délivré de votre présence, ne serait-ce que pour montrer combien les fourbes de votre espèce s’abusent quand ils supposent qu’on ne voit pas qu’ils se contredisent. Vous prétendez avoir de l’admiration pour cette jeune lady…

– Je ne fais pas que de le prétendre, monsieur.

– Très-bien ; disons que vous l’admirez, puisque vous êtes si pointilleux. Comment alors avez-vous pu croire que cette jeune lady était assez imprévoyante, assez idiote, pour jeter son argent aux girouettes, et courir à toutes jambes au work-house ?

– Je ne vous comprends pas, monsieur.

– C’est pourtant clair. Où en serait-elle maintenant si elle avait écouté vos fleurettes ?

– Si j’avais été assez heureux pour gagner son affection, et posséder son cœur ? est-ce là ce que vous voulez dire, monsieur ?

– Gagner son affection ! répéta le boueur doré avec un ineffable mépris ; gagner son affection ! miaou, fait le chat ; et posséder son cœur ! couac, couac, fait le canard ; et le chien, ouah ! ouah ! Gagner son affection et posséder son cœur ! miaou, miaou ! couac, couac ! ouah ! ouah ! ouah ! »

Rokesmith le regarda avec surprise, croyant à un accès de folie.

« Ce qu’il lui faut, reprit mister Boffin, c’est de l’argent ; elle y a droit, et elle le sait.

– Vous lui faites injure, monsieur.

– Moi ! c’est vous qui l’insultez avec vos affections, vos cœurs et toutes vos calembredaines ; ça va de pair avec le reste. Je n’ai appris votre conduite qu’hier soir ; autrement j’en aurais parlé plus tôt, soyez-en sûr. Je le tiens d’une personne qui a une bonne tête ; elle connaît cette jeune lady, et sait comme moi que tout ce qu’elle désire c’est de l’argent, de l’argent, puis encore de l’argent ; et que votre affection et votre cœur, c’est des mensonges. »

Rokesmith se tourna tranquillement vers missis Boffin. « Madame, lui dit-il, vous avez été pour moi d’une bonté, d’une délicatesse, qui n’a pas varié d’un instant ; je vous en remercie de toute mon âme ; et vous prie de croire à ma profonde gratitude. Adieu madame, adieu miss Wilfer.

– Maintenant, chère Bella, calmez-vous, dit mister Boffin en posant la main sur la tête de la jeune fille, vous voilà bien vengée. »

Mais loin de se calmer, la chère belle recula pour échapper au vieux boueur ; et, se levant tout à coup, les bras tendus vers Rokesmith, « Oh ! monsieur, lui cria-t-elle au milieu de ses sanglots, je veux redevenir pauvre ; quelqu’un m’exaucera-t-il ? je l’en supplie, ou mon cœur va se briser. Cher Pa, je veux retourner chez vous ; être pauvre comme autrefois. J’étais mauvaise là-bas ; mais ici j’ai été bien pire. Je ne veux pas d’argent, mister Boffin ; je n’en veux pas ; gardez le vôtre ; laissez-moi aller retrouver mon père, et lui dire mon chagrin. Personne ne peut me comprendre et me consoler comme lui ; savoir tout ce que j’ai fait, et continuer à m’aimer comme un enfant. Je vaux mieux avec lui qu’avec tout autre ; je suis plus franche, plus triste ou plus joyeuse. » Suffoquée par les larmes, elle inclina la tête, et l’appuya sur l’épaule de missis Boffin, qui s’était approchée d’elle.

Rokesmith et le vieux boueur la regardèrent en silence, jusqu’au moment où elle-même fut silencieuse. « Eh bien ! ma chère, dit alors Boffin d’une voix caressante ; eh bien ! voilà qui est fini ; c’est une affaire faite ; la scène a été un peu chaude ; elle vous a émue ; ce n’est pas étonnant ; mais une affaire terminée, répéta le vieux boueur d’un ton définitif et d’un air satisfait.

– Je vous déteste, s’écria Bella, en se retournant vers lui, et en frappant de son petit pied ; – non, je ne peux pas vous détester ; mais je ne vous aime plus. »

Mister Boffin poussa une exclamation à voix basse.

« Vous êtes un méchant homme, un homme injuste, insolent, détestable. Je m’en veux de vous dire des injures : c’est bien ingrat ; mais elles sont vraies, archivraies ; vous le savez bien. »

Mister Boffin regarda à droite et à gauche, comme s’il croyait rêver.

« Tout à l’heure, en vous entendant, j’avais honte de vos paroles ; honte pour vous et pour moi. Quand je suis venue ici, je vous estimais, je vous honorais et ne tardai pas à vous aimer. À présent, votre vue m’est odieuse ; – cela ne va peut-être pas jusque-là ; mais vous êtes un monstre. »

Après avoir lancé ce trait de toute sa force, Bella se mit à rire convulsivement, et à pleurer tout ensemble. « Le meilleur souhait qu’on puisse faire pour vous, dit-elle en revenant à la charge, c’est que vous perdiez jusqu’à votre dernier schelling. Quel véritable ami que celui qui vous ruinerait ! vous seriez peut-être banqueroutier ; mais riche, vous êtes un démon. »

Elle éclata de rire de nouveau, riant et pleurant tout à la fois. « Je vous en prie, mister Rokesmith, ne partez pas sans m’avoir entendue. J’ai beaucoup de chagrin des injures que vous avez subies à cause de moi ; je vous en demande pardon, et du plus profond de mon cœur. »

Comme elle se dirigeait de son côté, il alla à sa rencontre, prit la main qu’elle lui tendait, et la portant à ses lèvres : « Soyez bénie ! » dit-il.

Le rire cette fois ne se mêla pas à ses larmes qui étaient pures et ferventes. « Il n’est pas un des mots qui vous ont été dits, monsieur, que je n’aie entendu avec indignation, et qui ne m’ait blessée plus que vous ; car ces injures m’étaient dues, et vous ne les méritiez pas. C’est par moi qu’on a su tout ce qu’on vous a reproché ; c’est moi qui l’ai dit, alors même que je m’en voulais de le faire. C’était bien mal ; et pourtant je vous l’assure, je l’ai fait sans méchanceté, dans un de ces mouvements d’orgueil et de folie, comme j’en ai si souvent. Il y a des jours où cela m’arrive ; mais j’en suis bien punie. Essayez de me pardonner.

– Je le fais de grand cœur, dit-il.

– Oh ! merci ! Ne partez pas encore ; on vous accuse, il faut qu’on sache la vérité. La seule faute que vous ayez commise en me parlant comme vous l’avez fait certain soir – avec quelle délicatesse, quel désintéressement, moi seule le sais et ne l’oublierai jamais – votre unique faute est de vous être exposé aux dédains d’une fille sans âme, à qui l’égoïsme avait tourné la tête, et qui était incapable de s’élever jusqu’à l’offre que vous daigniez lui faire. Depuis ce temps-là, monsieur, cette jeune fille s’est vue souvent sous un bien triste jour ; mais jamais sous un jour aussi déplorable qu’en entendant répéter les mots indignes qu’elle a employés pour vous répondre, fille cupide et vaine qu’elle était alors ! »

Il lui baisa de nouveau la main.

« Je dois le reconnaître, poursuivit-elle, si les paroles de mister Boffin m’ont révoltée, il n’en est pas moins vrai que, tout récemment encore, je méritais d’être ainsi défendue ; mais j’espère bien ne plus m’attirer pareil affront. »

Il lui baisa la main une dernière fois, et sortit sans rien dire. Bella fondit en larmes, et se précipitait vers la chaise qu’elle avait d’abord occupée, lorsque rencontrant missis Boffin : « Il est parti, s’écria-t-elle en se jetant dans les bras de l’excellente femme. Il a été insulté, calomnié, chassé d’une manière outrageuse ; et c’est moi qui en suis cause. »

Mister Boffin, dont les yeux n’avaient pas cessé de rouler pendant toute cette tirade, sembla revenir à lui-même. Il regarda fixement devant lui, renoua sa cravate qu’il avait desserrée, avala sa salive à plusieurs reprises, respira largement à deux ou trois fois, et poussa une exclamation qui prouva qu’il était mieux.

Missis Boffin ne dit pas un mot ; elle eut pour Bella des soins caressants, puis jeta un regard à son mari, comme pour lui demander des ordres. Noddy, sans lui répondre, alla s’asseoir devant elles deux ; et penché en avant, la figure impassible, les jambes écartées, une main sur chaque genou et les coudes en dehors, attendit que Bella eût relevé la tête, et séché ses larmes, ce qu’elle fit avec le temps.

« Je m’en vais, dit-elle en se levant tout à coup. Je vous suis très-reconnaissante de ce que vous avez fait pour moi ; mais je ne reste pas ici.

– Ma fille ! remontra missis Boffin.

– Non, répondit Bella, je ne peux pas rester, je ne peux pas, je ne peux pas.

– Réfléchissez, mon ange ; pas de précipitation ; pensez à ce que vous allez faire.

– Oui, dit mister Boffin, pensez-y bien.

– Dans tous les cas, je penserai du mal de vous, s’écria Bella en lui montrant un visage où la défense du secrétaire éclatait dans chaque fossette. L’argent vous a perdu ; vous n’avez plus de cœur ; vous êtes pire que Dancer, que Vulture Hopkins et Blackberry Jones ; pire que tous ces misérables, et vous n’étiez pas digne (ici elle fondit en larmes), pas digne de ce gentleman.

– J’espère, miss Bella, dit lentement le boueur doré, que vous n’entendez pas me comparer à ce Rokesmith ?

– Non, dit-elle en secouant avec fierté sa riche chevelure, et en se dressant de toute sa hauteur, qui n’était pas très-grande, non, dit-elle plus jolie que jamais au milieu de sa colère, non, car il vaut mille fois mieux que vous. Son estime me serait autrement précieuse que la vôtre, fût-il un simple balayeur, et vous en équipage d’or massif, l’éclaboussant de vos roues brillantes.

– Voilà qui est bon ! s’écria le boueur doré en ouvrant de grands yeux.

– Chaque fois, poursuivit-elle, que vous pensiez vous mettre au-dessus de lui, je vous voyais sous ses pieds ; pour moi il était le maître, vous étiez l’inférieur. À partir du jour où vous l’avez traité indignement, j’ai été pour lui contre vous ; je l’ai aimé, et je m’en vante. »

Ce violent aveu fut suivi d’une réaction non moins vive. Elle posa la tête sur le dos de sa chaise, et sanglota longuement.

« Voyons, dit mister Boffin dès qu’il put rompre le silence, écoutez-moi. Je ne suis pas fâché, Bella…

– Je le suis, répondit-elle.

– Je suis pas fâché, reprit le vieux boueur ; je ne demande qu’à oublier tout cela. Il n’en sera plus question ; voilà qui est entendu ; vous resterez ici.

– Rester ! s’écria-t-elle en se levant ; rester ici ! l’idée seule m’en est odieuse. Je m’en vais, et pour toujours.

– Pas d’enfantillage, répliqua Noddy avec bonté ; ce serait une faute irréparable ; songez-y, ne le faites pas ; vous le regretteriez plus tard.

– Jamais, dit-elle ; je me mépriserais à toute heure, si je restais chez vous après ce qui est arrivé.

– Sachez au moins ce que vous allez faire, Bella ; regardez avant de sauter. Restez avec nous, et tout ira bien ; quittez la maison, vous n’y rentrerez plus.

– C’est bien ainsi que je l’entends.

– N’espérez pas, si vous partez de cette façon-là, poursuivit mister Boffin, que je vous assurerai la dot que vous deviez avoir ; vous n’aurez rien, Bella ; faites-y bien attention, pas un farthing.

– Que je n’espère pas ? reprit-elle avec hauteur ; pensez-vous donc, que s’il vous plaisait de m’en offrir, il y aurait un pouvoir au monde qui me ferait accepter votre argent ? »

Mais il fallait se séparer de missis Boffin, et l’impressionnable créature s’affaissa de nouveau sous le poids de son émotion. À genoux devant cette excellente amie, la pressant dans ses bras, se berçant sur elle, pleurant et sanglotant : « Chère, bien chère, vous la meilleure, la plus aimée des femmes, je n’aurai jamais assez de tendresse et de reconnaissance pour vous. Je ne vous oublierai jamais, croyez-le bien. Si je dois vieillir au point d’être aveugle et sourde, je vous verrai, je vous entendrai en esprit, et je vous bénirai jusqu’à mon dernier jour. »

Missis Boffin pleurait de tout son cœur et la couvrait de baisers, en l’appelant sa chère fille ; mais elle n’ajouta pas un mot à cette parole qu’elle répéta mainte et mainte fois. Bella finit par s’éloigner d’elle ; et toujours en larmes, allait sortir de la chambre, lorsque, par un de ces retours affectueux qui lui étaient particuliers, elle se rapprocha de mister Boffin. « Je suis contente, monsieur, de vous avoir dit des injures, balbutia-t-elle avec des sanglots dans la voix, car vous les méritez bien ; mais je vous ai vu si bon, que je le regrette de tout mon cœur. Voulez-vous me dire adieu ? »

Il le fit d’une voix brève.

« Si je savais laquelle de vos mains est la moins gâtée, je vous demanderais la permission de la serrer une dernière fois ; mais non pour que vous me pardonniez mes paroles, car je ne m’en repens pas.

– Prenez celle-ci, dit mister Boffin en lui tendant la main gauche d’un air abasourdi, c’est elle qui sert le moins.

– Vous avez été excellent pour moi, monsieur, et je la baise en souvenir de vos bontés ; mais vous avez été aussi mauvais que possible pour mister Rokesmith, et je la repousse à cause de cela. Adieu, monsieur ; et merci pour mon compte.

– Adieu, » répéta mister Boffin.

Elle lui sauta au cou, l’embrassa de tout son cœur, et se sauva en courant. Arrivée dans sa chambre, elle s’assit par terre et pleura à chaudes larmes ; mais le jour baissait, il n’y avait pas de temps à perdre. Elle ouvrit tous les meubles, choisit, parmi ses effets, ceux qu’elle avait apportés de chez son père, et en fit un paquet mal tourné, qu’on lui enverrait plus tard. « Je ne veux pas des autres, dit-elle en serrant les nœuds avec force. Laissons tous les cadeaux, et commençons une vie nouvelle. »

Afin de mettre cette résolution en pratique, elle se déshabilla et prit la robe qu’elle portait le jour où elle avait quitté sa famille ; puis elle se coiffa du petit chapeau avec lequel elle était montée dans la voiture de mister Boffin en sortant de chez son père. « Me voilà au complet, dit-elle ; c’est un peu dur ; mais il ne faut pas pleurer. Bonne petite chambre ! tu m’as été bien douce ; adieu ; je ne te reverrai plus. »

Elle lui envoya un baiser du bout des doigts, ferma doucement la porte, descendit légèrement l’escalier, s’arrêtant de distance en distance ; et prêtant l’oreille, afin d’éviter toute rencontre, elle gagna le vestibule sans avoir vu personne.

La chambre qu’avait occupée le secrétaire était ouverte ; elle y jeta un regard en passant et, ne voyant sur la table aucun papier, devina qu’il était parti. Elle ouvrit doucement la porte, la referma tout doucement, se retourna, et, bien que ce ne fût qu’un vieil assemblage de bois et de ferraille, elle y mit un baiser, puis s’éloigna d’un pas rapide. « J’ai bien fait de marcher vite, dit-elle en se ralentissant dès qu’elle eut gagné la rue voisine ; si j’avais gardé assez d’haleine pour cela, j’aurais encore pleuré. Pauvre cher Pa ! il va être bien étonné de me voir. »

XVI. Repas des trois lutins §

Au moment où Bella suivait les rues sableuses de la Cité, celle-ci avait une mine peu florissante. La plupart de ses moulins à écus avaient serré leurs voiles, ou tout au moins cessé de moudre. Les patrons étaient déjà partis, et les ouvriers s’en allaient. Ruelles et cours paraissaient exténuées ; les trottoirs eux-mêmes, foulés dans tous les sens par un million de pieds, avaient un air de lassitude. Il faut de longues heures de nuit pour apaiser l’agitation quotidienne d’un endroit aussi fiévreux. Le tourbillonnement et le fracas des moulins, nouvellement arrêtés, paraissaient demeurés dans l’air ; et le calme, qui résultait de l’arrêt des machines, ressemblait plus à la prostration d’un géant harassé, qu’au repos d’un être qui répare ses forces.

Si en apercevant la Banque, miss Wilfer pensa qu’il serait agréable d’y jardiner pendant une heure, et d’y remuer l’or à la pelle, ce n’était pas qu’elle fût pour cela en veine de cupidité. Bien changée à cet égard, et suivant certaines images qui flottaient devant ses yeux, images confuses où il entrait fort peu d’or, elle gagna la région de Mincing-Lane, et ressentit, en y pénétrant, le même effet que si elle eût ouvert un tiroir dans une boutique de pharmacien.

La maison Chicksey-Vénéering-et-Stobbles lui fut indiquée par une vieille femme qui sortait d’un cabaret en s’essuyant la bouche, et qui expliqua l’humidité de ses lèvres en disant qu’elle était entrée là pour voir l’heure qu’il était.

L’établissement Chicksey-Vénéering-et-Stobbles, droguerie et produits chimiques, situé au rez-de-chaussée, était composé d’un mur percé de fenêtres, s’ouvrant à côté d’un porche ténébreux ; et tandis qu’en approchant de ladite muraille, Bella se demandait si son entrée chez Vénéering et Stobbles, et sa requête de parler à R. Wilfer avaient jamais eu de précédent, elle aperçut ce dernier, qui, assis près de l’une des fenêtres, se préparait à collationner.

Approchant toujours, Bella découvrit que le menu du goûter paraissait composé d’un petit pain bis, et d’une tasse de lait. Au moment où elle faisait cette découverte, R. Wilfer l’apercevait à son tour, et évoquait les échos de Mincing-Lane par un « bonté divine ! » plein d’émotion.

Tête nue et le sourire aux lèvres, il courut chérubiquement à la rencontre de sa fille, l’embrassa, et la prenant par la main, la conduisit dans son bureau, « car la journée est finie, dit-il pour expliquer sa conduite ; je suis seul ; et, comme cela m’arrive quelquefois, quand ils sont tous partis, je me disposais à prendre le thé. »

Bella, à qui ce bureau faisait l’effet d’une cellule où son père était détenu, pressa ce père chéri dans ses bras et l’y serra tout son content.

« Je n’ai jamais été si étonné, dit le Chérubin ; je n’en pouvais croire mes yeux, sur mon âme ; je pensais qu’ils me trompaient. Te voir descendre la ruelle ! venir toi-même, en personne ! Pourquoi ma chère, ne pas envoyer le laquais ?

– Je suis venue sans domestique, cher Pa.

– Mais en voiture, ma belle.

– Non, Pa.

– Tu n’es pas venue à pied ?

– Mais si. »

Il parut tellement confondu, que Bella n’eut pas le courage de lui apprendre tout de suite la chose. « À pied, dit-elle ; et même assez vite ; il en résulte que je suis un peu lasse ; et que j’aurai grand plaisir à goûter avec vous. »

Le petit pain et la tasse de lait se trouvaient sur l’appui de la fenêtre, sur une feuille de papier. Un morceau du petit pain, encore à la pointe du couteau paternel, gisait à côté de la tasse où le Chérubin l’avait jeté précipitamment. Bella s’en empara et le porta à sa bouche.

« Mon enfant ! du pain sec ! et d’une qualité si commune ! Il faut au moins que tu aies ton petit pain et ta mesure de lait. Une minute, ma chère ; la crémerie est à deux pas. »

Sans écouter le refus de sa fille, il partit en courant, et revint bientôt avec ses provisions. « Chère enfant, dit-il en étalant devant elle une autre feuille de papier, l’idée d’une femme… » Il jeta les yeux sur la toilette de Bella et s’arrêta court.

« Que vouliez-vous dire, cher Pa ?

– D’une femme élégante, servie de la sorte, reprit-il lentement. – Est-ce une robe neuve que tu as là, ma chère ?

– Du tout ; une vieille robe ; vous ne la reconnaissez pas ?

– En effet, chérie ; je crois la reconnaître.

– Assurément ; c’est vous qui l’avez achetée.

– C’est possible, répliqua le Chérubin en s’imprimant une secousse comme pour rappeler ses esprits.

– Êtes-vous devenu si inconstant que vous ne la trouviez plus à votre goût ?

– Ce n’est pas cela, mon amour, répondit-il en avalant avec effort une bouchée de pain qui semblait arrêtée au passage ; mais je ne l’aurais pas crue assez belle pour la position que tu as maintenant.

– Ainsi, dit Bella, en allant s’asseoir à côté de son père, il vous arrive souvent de collationner tout seul dans ce petit coin ? Si je mets mon bras sur votre épaule, comme cela, petit père, cela ne vous gênera pas ?

– Oui et non, cher trésor ; oui, pour la première question ; et certes non pour la seconde. Quant au repas que je fais ici, je vais t’expliquer, mon ange : le travail est quelquefois un peu rude ; et si rien ne s’interpose entre les occupations du jour et ta bonne mère, qui, elle aussi est un peu fatigante.

– Je sais, cher Pa.

– Oui, mon amour ; alors parfois je me donne un thé, que je prends ici, tranquillement, sur la fenêtre, en regardant la ruelle, qui à cette heure-là est paisible ; un thé que je mets entre la fatigue du jour et…

– Le bonheur domestique, dit Bella avec tristesse.

– Le bonheur domestique, répéta R. Wilfer qui reçut l’expression d’un air satisfait.

– Et c’est dans ce cachot, pauvre Pa ! dit sa fille en l’embrassant, que vous passez toute votre vie, quand vous n’êtes pas à la maison ?

– Ou sur le chemin qui vient d’Holloway ici, ou va d’ici là-bas, mon ange. Tu vois ce pupitre qui est dans le coin ?

– Dans ce coin noir ? si loin de la fenêtre et de la cheminée ? le plus vieux de ces vieux pupitres ?

– C’est vrai, dit le père, qui la tête de côté examinait la chose en artiste ; cela ne m’avait pas encore frappé. Oui, mon ange ; c’est ma place ; ce qu’on nomme le perchoir de Rumty.

– Le perchoir de qui ? demanda Bella avec indignation.

– De Rumty, ma chère ; comme le tabouret est un peu haut, et que pour y arriver, il faut monter deux marches, ils l’ont qualifié de perchoir ; et comme ils m’appellent Rumty…

– Les insolents ! s’écria Bella.

– Non, mon ange, c’est de la gaieté ; ils sont plus jeunes que moi et ils aiment à rire ; d’ailleurs qu’est-ce que cela fait ? Ce serait Grognon, ou Bougon, ou cent autres du même genre, que vraiment cela me déplairait ; mais Rumty, Seigneur ! pourquoi pas ? »

Infliger une cruelle déception à cet être si doux, qu’à travers ses caprices, Bella aimait et admirait depuis son enfance, était pour elle la tâche la plus rude de cette journée. « J’aurais mieux fait de le lui dire tout de suite pensait-elle ; j’aurais dû profiter de l’instant où il a remarqué ma toilette, il se doutait de quelque chose. Maintenant le revoilà tout joyeux, et je vais lui faire tant de peine ! »

Il s’était remis à collationner et mangeait son pain bis, de l’air le plus aimable du monde. Bella s’amusait à lui dresser les cheveux, selon ancienne habitude, et s’apprêtait à lui dire : « Cher Pa, il ne faut pas vous désoler ; mais j’ai à vous apprendre une chose désagréable, » quand il l’interrompit au milieu de ses pensées, en réveillant de nouveau les échos de Mincing-Lane :

« Bonté divine ! c’est fort extraordinaire.

– Quoi donc, Pa ?

– Mister Rokesmith.

– Oh ! vous vous trompez, dit Bella dans une extrême agitation.

– C’est bien lui, ma chère, vois plutôt.

Non-seulement il passa près de la fenêtre, mais il entra dans la maison ; non-seulement il pénétra dans le bureau, mais s’y trouvant seul avec Bella et son père, il s’élança vers elle, la prit dans ses bras, et s’écria avec transport :

« Noble fille ! aussi vaillante que désintéressée ! » Et non-seulement cela, chose qui pouvait déjà sembler assez étonnante ; mais la tête de Bella après s’être inclinée, s’appuya sur la poitrine de Rokesmith, où l’on eût dit qu’elle trouvait son lieu d’élection, la place où elle se reposait à jamais.

« Je savais vous rencontrer ici et je suis venu, dit Rokesmith ; mon amour et ma vie ! vous êtes à moi.

– Oui, murmura-t-elle ; à vous, si vous m’en jugez digne. »

Le Chérubin, dont les cheveux, alors même que Bella n’eût pas pris la peine de les relever, se seraient mis tout droits sous l’influence de cet étonnant spectacle, alla en trébuchant se rasseoir auprès de la fenêtre, et fixa sur l’heureux couple ses yeux tout grands ouverts.

« Mais nous oublions ce cher Pa, dit-elle ; je ne lui ai encore rien dit ; il faut lui parler. »

Et ils se retournèrent du côté du Chérubin.

« Mon enfant, dit celui-ci, je te prierai d’abord de vouloir bien me jeter un peu de lait au visage ; car je me sens défaillir. » Le fait est que le bon petit homme devenait d’une flaccidité alarmante ; et que ses sens l’abandonnaient rapidement. Bella le couvrit de baisers, lui fit boire une goutte de lait, au lieu de l’en asperger, et le ranima par ses caresses.

« Nous allons, dit-elle, vous apprendre cela tout doucement.

– Chère fille, répliqua le Chérubin, en les regardant tous les deux, vous m’en avez déjà tant appris, et si violemment, que je crois pouvoir entendre le reste sans plus de préparation.

– Mister Wilfer, dit Rokesmith, d’une voix animée, je n’ai pas de fortune, pas même de position ; rien au monde que les ressources que je pourrai me créer par mon travail, et cependant Elle m’accepte.

– D’après ce que je viens de voir, mon cher monsieur, répondit le Chérubin d’une voix faible, je m’en doutais.

– Vous ne savez pas comme j’ai été mauvaise pour lui, dit-elle.

– Vous ne savez pas, monsieur, quel noble cœur elle a, dit Rokesmith.

– Et quelle atroce créature je devenais quand il m’a sauvée de moi-même, cher Pa.

– Et quel sacrifice elle me fait, monsieur !

– Ma chère Bella, répondit Wilfer toujours pathétiquement effaré, ma chère Bella et mon cher John, si vous me permettez de vous appeler ainsi.

– Oui Pa, je le permets et ma volonté est sa loi ; n’est-ce pas, John ? »

Tant de grâce timide se mêlait chez elle à tant d’amour, de confiance et d’orgueil lorsqu’elle le regarda en l’appelant pour la première fois par son nom de baptême, que Rokesmith fut bien excusable de la faire disparaître de nouveau dans ses bras et de la serrer sur son cœur.

« Je pense, mes très-chers, fit observer le Chérubin, que si vous trouviez bon de vous asseoir à mes côtés, l’un à gauche, l’autre à droite, nous pourrions parler avec plus de suite, et le faire avec plus de clarté. John disait tout à l’heure qu’il n’avait pas même de position.

– Aucune, dit Rokesmith.

– Non, Pa, aucune.

– D’où je conclus, poursuivit le Chérubin, qu’il a quitté mister Boffin.

– Oui, Pa ; et qui plus est…

– Un instant ma belle, j’y arriverai tout à l’heure. Mister Boffin ne l’a pas bien traité.

– Ignoblement, cher Pa, dit-elle le visage en feu.

– Ce qu’une certaine jeune fille, continua le père, en lui faisant signe d’être patiente, une jeune fille de ma connaissance, bien que très-cupide, a cru devoir désapprouver.

– Hautement, cher Pa, dit-elle avec un rire mêlé de larmes, en embrassant le Chérubin avec effusion.

– Sur quoi, cette jeune fille de ma connaissance m’ayant dit il y a quelque temps que la fortune gâtait mister Boffin, a senti, malgré sa cupidité, qu’elle ne pouvait à aucun prix vendre le sentiment qu’elle avait en elle du bien et du mal, du juste et de l’injuste, du vrai et du faux. Je ne me trompe pas. »

Nouveau rire mouillé de larmes, et nouveau baiser.

« D’où il résulte, poursuivit le Chérubin, d’une voix triomphante, tandis que la main de Bella lui gagnait doucement l’épaule, d’où il résulte que cette jeune fille, bien que très-cupide, a refusé le prix qui lui était offert, a quitté les riches vêtements qui en faisaient partie, a remis la petite robe que je lui avais donnée, et comptant sur mon approbation, est venue droit à moi. – Suis-je toujours dans le vrai ? »

Bella avait alors le front sur sa main, et cette dernière sur l’épaule paternelle.

« Cette jeune fille a bien fait, dit le bon père, elle a eu raison d’avoir confiance en moi ; je l’admire plus dans cette simple toilette que si elle était parée de châles du Thibet, de soie de Chine et de diamants de Golconde. J’aime tendrement cette jeune fille ; et je dis du fond de l’âme à l’élu de son cœur : l’engagement qui existe entre elle et vous a ma bénédiction. C’est une fortune précieuse que la pauvreté qu’elle vous apporte, et qu’elle a loyalement acceptée pour l’amour de vous et de la justice. »

La voix manqua au brave petit homme, qui donna la main à Rokesmith, et inclina la tête vers celle de sa fille. Mais ce ne fut pas pour longtemps ; il releva bientôt les yeux et dit d’un air enjoué.

« Maintenant, chère Bella, si tu veux bien tenir compagnie à John pendant une minute, je vais aller à la crémerie, lui chercher un petit pain et une tasse de lait ; nous prendrons le thé tous ensemble. »

Bien que le thé manquât, ce fut un repas délicieux, pareil à celui des trois lutins, moins l’alarmante découverte qui leur fit grommeler : « Quelqu’un a bu mon lait », le meilleur repas qu’eussent jamais fait Bella, Rokesmith, et même le Chérubin.

La singularité du lieu, et des objets environnants, jusqu’à la caisse de fer avec ses deux boutons de cuivre, ressemblant aux prunelles de quelque morne dragon, ne faisaient qu’ajouter aux délices de la fête.

« Penser, dit le Chérubin en regardant autour de lui avec une joie ineffable, penser que je devais voir ici ma Bella pressée dans les bras de son futur. Comprenez-vous ? »

Ce ne fut qu’après la disparition totale des petits pains et des trois tasses de lait, quand les premières ombres de la nuit commencèrent à planer sur Mincing-Lane, que le Chérubin devenu graduellement un peu nerveux dit à Bella, après s’être éclairci la voix : « Hum ! As-tu songé à ta mère, chère enfant ?

– Oui, Pa.

– Et à ta sœur ?

– Oui Pa ; je crois qu’il serait bon de ne pas entrer dans les détails ; il suffira de dire que je me suis querellée avec mister Boffin, et que je l’ai quitté.

– Rokesmith connaît ta mère, reprit le Chérubin après un moment d’hésitation ; je peux dire devant lui, mon ange, que tu la trouveras peut-être un peu fatigante.

– Un peu comment, petit père ? demanda Bella avec un rire d’autant plus harmonieux qu’il était plus tendre.

– Oui, mon amour, nous pouvons dire cela entre nous, et sous le sceau du secret, elle est un peu fatigante ; ta sœur également a le caractère un peu…

– Cela ne fait rien, cher Pa.

– Ensuite mon trésor, dit-il avec une extrême douceur, il faut te préparer à notre manière de vivre ; tu sais, mon ange ; cela te paraîtra bien pauvre, bien maigre, après la maison de mister Boffin ; tu souffriras beaucoup.

– Cela ne fait rien, Pa ; j’en souffrirais bien d’autres pour John. »

Ces derniers mots, proférés en rougissant, n’avaient pas été dits à voix si basse que Rokesmith ne les eût entendus, et n’en donnât la preuve en serrant de nouveau l’adorée sur son cœur.

« Eh bien, ma chère, dit gaiement le Chérubin, sans désapprouver cette disparition mystérieuse, quand tu voudras ; je crois qu’il est temps de partir. »

Si la maison Chicksey-Vénéering et Stobbles avait jamais été fermée par trois personnes plus heureuses, ce devait être des gens d’un bonheur superlatif. Mais il fallut d’abord que Bella montât sur le perchoir de Rumty, et qu’elle demandât à son père ce qu’il faisait là depuis le matin jusqu’au soir.

« Est-ce comme cela que vous écrivez ? dit-elle en posant sa joue ronde sur son bras gauche, en perdant sa plume de vue au milieu d’un flot de cheveux, et de la façon la moins commerciale du monde.

Les trois lutins, après avoir effacé toutes les traces du repas, et balayé les miettes, sortirent de Mincing-Lane pour se diriger vers Holloway. Si deux d’entre eux ne souhaitaient pas que la distance fût deux fois plus longue, le troisième fut bien trompé. Dans tous les cas, cet esprit modeste, jugeant qu’il devait les empêcher de jouir complétement du voyage, s’en excusa en disant : « Je crois, mes très-chers, qu’il vaut mieux que je passe de l’autre côté de la rue, et que je ne semble pas être des vôtres. » Ce qu’il fit aussitôt, semant en vrai Chérubin, à défaut de fleurs, des sourires sur leurs pas.

Dix heures allaient sonner quand ils aperçurent la grille de Wilfer-Castle. La place était déserte ; Bella et Rokesmith commencèrent une série d’adieux qui menaçaient de durer toute la nuit.

« John, dit enfin le Chérubin, si vous me donniez une certaine jeune fille de ma connaissance, je rentrerais avec elle.

– Impossible de la donner, répondit John ; mais je peux vous la prêter.

– Maintenant, dit-elle en émergeant des bras de Rokesmith, donnez-moi la main, cher Pa, nous allons courir, et terminer l’affaire. Y êtes-vous ? un, deux…

– Mon ange, balbutia le Chérubin d’une voix tremblante, si ta mère…

– Vous ne pouvez pas reculer, monsieur, dit Bella. Voyons ! le pied en avant : voici la marque ; la voyez-vous ? c’est bien ; un ! deux ! trois ! »

Elle s’élança, entraînant le Chérubin, et ne lui permit de s’arrêter qu’au moment où elle agita la sonnette.

« À présent, dit-elle, en le tenant par les oreilles comme un pot à deux anses, et en lui appuyant sur les joues ses lèvres roses, nous y voilà !

Miss Lavinia, suivie de l’attentif Georges Sampson, vint ouvrir. « Pas possible ! fit-elle en reculant de surprise. Et se retournant, elle se mit à crier : Ma ! c’est Bella. »

Ce cri fit immédiatement apparaître mistress Wilfer, qui, arrêtée sur le perron, les reçut d’un air morne et avec le cérémonial d’usage. « Ma fille, que l’on était loin d’attendre, est la bienvenue dans la maison de son père, dit-elle en présentant sa joue, comme elle eût fait d’une ardoise, destinée à recevoir le nom des visiteurs. Vous également, R. Wilfer, vous êtes le bienvenu, quoique vous soyez en retard. » Le domestique mâle de mistress Boffin est-il assez près pour m’entendre ? »

Ces paroles, jetées d’une voix caverneuse, furent lancées au milieu des ténèbres à l’adresse dudit valet.

« Ma, il n’y a pas là de domestique, répondit Bella.

– Pas de domestique ! répéta la noble dame avec une surprise majestueuse.

– Non, chère Ma. »

Un frisson plein de dignité parcourut les épaules et les gants de mistress Wilfer, et sembla dire : Quelle énigme ! Puis, ouvrant la marche, l’honorable dame se dirigea vers la salle mi-parloir, mi-cuisine, où se réunissait la famille. Arrivée là, et se tournant tout à coup vers le Chérubin, que cette figure solennelle fit tressaillir : « À moins qu’en venant, dit-elle de sa voix la plus grave, R. Wilfer n’ait eu la précaution d’ajouter quelque chose à notre frugal repas du soir, celui-ci paraîtra détestable à miss Bella ; un collet de mouton et une laitue sont une bien triste chère auprès de la table de mister Boffin.

– Ne parlez pas de cela, je vous en prie, Ma ; la table de mister Boffin me touche peu, je vous assure. »

Miss Lavinia, qui depuis un instant examinait le chapeau de sa sœur, fit entendre un : « Mais, Bella ! » des plus expressifs.

« Oui, ma chère, comme tu vois, » répondit cette dernière.

L’indomptable fille regarda la robe de son aînée, se baissa pour la mieux voir, et répéta son exclamation.

« Oui, dit Bella, j’allais m’expliquer au moment où tu m’as interrompue. Je suis partie de l’hôtel Boffin, Ma, et je reviens ici pour tout à fait. »

Mistress Wilfer garda le silence, arrêta sur sa fille des yeux terribles pendant une minute ou deux, et se retira dans son coin d’apparat, où elle alla s’asseoir, pareille à un objet glacé mis en vente sur un marché russe.

« Bref, dit Bella en ôtant son vieux petit chapeau, et en secouant son abondante chevelure, je me suis querellée avec mister Boffin au sujet de quelqu’un de sa maison ; la querelle a été sérieuse, et tout est fini entre nous.

– Je dois vous dire, ma chère, ajouta le Chérubin d’un air soumis, que Bella était dans son droit ; elle s’est conduite avec un vrai courage et une parfaite loyauté. J’espère donc, chère amie, que vous ne serez pas trop désolée de ce qui arrive.

– George, dit Lavinia d’une voix sépulcrale, copiée sur celle de sa mère, vous pouvez le répéter : Que vous ai-je dit au sujet de ces Boffin ? »

George Sampson, voyant sa barque fragile lancée au milieu des récifs, pensa qu’il était plus sage de ne revenir sur aucun fait particulier, dans la crainte de se briser sur un écueil, et regagna la pleine eau, en marin habile, par un oui, balbutié d’une voix faible.

« Oui, reprit Lavinia, j’ai dit à George, ainsi qu’il le reconnaît lui-même, que ces odieux Boffin chercheraient querelle à Bella dès qu’elle n’aurait plus pour eux le charme de la nouveauté. Avais-je tort ? L’ont-ils fait, oui ou non ? Que dites-vous maintenant de vos Boffin, Bella ?

– Ce que j’en ai toujours dit, et ce que j’en dirai toujours ; mais ne parlons pas de cela, je suis de trop belle humeur pour me disputer. J’espère que vous n’êtes pas fâchée de me voir, Ma ? dit-elle en embrassant missis Wilfer ; ni toi non plus, Lavvy ? » Elle embrassa également sa sœur. Maintenant je vais arranger la salade. Voulez-vous souper, Ma ? » tout est prêt, ajouta Bella au bout d’un instant.

Missis Wilfer se leva en silence. « George ! la chaise de Ma, » ordonna l’impérieuse Lavvy.

Mister George s’élança derrière la noble dame, et la suivit une chaise à la main, tandis qu’elle se dirigeait d’un pas majestueux vers le banquet. Arrivée près de la table, elle se posa avec roideur sur la chaise droite que lui avait apportée le jeune homme, et favorisa celui-ci d’un regard qui le fit aller à sa place d’un air confus.

Le Chérubin, n’osant pas s’adresser à un objet aussi effrayant, se servit d’un intermédiaire pour lui passer à souper. « Bella, du mouton pour la mère. Je crois, Lavvy, que ta chère Ma prendrait un peu de salade, si tu lui en mettais sur son assiette. »

La chère Ma reçut viande et salade avec une figure d’automate pétrifié ; elle les avala du même air, posant de temps en temps son couteau et sa fourchette, comme pour se demander à elle-même ce qu’elle faisait ; et jetant à l’un et à l’autre des convives un regard indigné, qui semblait leur poser la même question. L’effet magnétique de ce regard empêchait celui auquel il était adressé d’ignorer l’attention dont il était victime ; si bien qu’un spectateur qui aurait tourné le dos à cette chère Ma n’en aurait pas moins su qui elle regardait, en voyant la figure du contemplé.

Miss Lavinia, pendant tout le repas, fut extrêmement aimable pour mister Sampson, et crut devoir en expliquer le motif à sa sœur. « Je ne t’en ai jamais parlé ; ce n’était pas digne d’occuper ton esprit ; tu vivais dans une sphère tellement éloignée de celle de ta famille, qu’il n’était pas probable que cela pût t’intéresser, dit-elle en avançant le menton ; mais George me fait la cour. »

Bella fut enchantée de l’apprendre. Mister George, devenu très-rouge, se sentit dans l’obligation d’entourer du bras gauche la taille de la charmante Lavvy, rencontra sur sa route une épingle qui lui déchira le doigt, poussa un cri aigu, et s’attira l’éclair des yeux de la chère Ma.

« Il est dans de très-bonnes conditions, ajouta Lavvy (on ne s’en serait pas douté), et nous nous marierons un de ces jours. Quand tu demeurais chez ton Boffin, – elle s’arrêta en sautant sur elle-même, – chez mister Boffin, reprit-elle d’une voix plus calme, je ne me souciais pas de te le dire ; mais à présent, je crois fraternel de te l’annoncer.

– Je te remercie, Lavinia, et te félicite de tout mon cœur.

– Merci, Bella. Nous nous sommes demandé, George et moi, s’il fallait t’en faire part ; mais je lui ai dit qu’une si piètre affaire n’aurait pour toi aucun intérêt ; qu’il était presque sûr que tu romprais avec nous, plutôt que de l’adopter comme membre de la famille.

– C’est une erreur, dit Bella.

– George a une nouvelle position, et vraiment un bel avenir ; hier cela t’aurait paru misérable, et je n’aurais pas eu le courage de t’en parler ; mais ce soir je suis plus hardie.

– Depuis quand es-tu devenue timide ? demanda Bella en souriant.

– Ce n’était pas timidité ; seulement je ne voulais pas exposer mon mariage – vous allez encore vous piquer, George, – au mépris d’une sœur trop bien placée. Je ne t’en aurais pas voulu ; tu avais une perspective si brillante !… mais enfin je suis fière. »

L’irrépressible fut-elle vexée de ne pas parvenir à entraîner Bella dans une querelle, ou mécontente de la voir revenue à portée des hommages de George, ou fallait-il qu’elle cherchât noise à quelqu’un pour stimuler son esprit ? nous l’ignorons. Toujours est-il que, s’adressant à sa noble mère, et de la façon la plus violente : « Ma ! lui dit-elle, ne me regardez pas comme cela ; c’est crispant. Si j’ai du noir au bout du nez, dites-le-moi ; si je n’en ai pas, regardez ailleurs.

– Osez-vous me parler ainsi ? demanda missis Wilfer ; êtes-vous assez présomptueuse…

– Pas de phrases, Ma ! pour l’amour du ciel. Une fille qui est d’âge à se marier peut très-bien ne pas vouloir qu’on la regarde comme une horloge, et cela, sans présomption.

– Insolente ! répliqua la dame ; si l’une de ses filles, à n’importe quel âge, eût parlé de la sorte à votre grand’mère, celle-ci eût envoyée immédiatement dans un cabinet noir.

– Ma grand’mère, riposta Lavvy en se croisant les bras et en s’étendant sur sa chaise, n’aurait pas regardé les gens de manière à les mettre hors d’eux-mêmes ; et si jamais elle envoya quelqu’un dans un cabinet noir, cela ne prouve qu’une chose, c’est qu’elle avait perdu la tête : voilà !

– Taisez-vous ! proclama la noble dame.

– Ce n’est pas mon intention, répondit froidement l’impertinente ; il ne sera pas dit qu’on me dévisagera, ainsi que George, comme si nous revenions de chez les Boffin, et que je me tairai. »

L’irrépressible ayant ouvert cette tranchée, qui permettait d’atteindre Bella, missis Wilfer s’y engagea aussitôt.

« Fille révoltée, esprit rebelle ! dites-moi, Lavinia, si, en violation des sentiments de votre mère, vous aviez poussé la condescendance envers les Boffin jusqu’à vous permettre d’accepter leur patronage ; et si, vous échappant de ce lieu de servitude…

– Pures balivernes, Ma, interrompit l’insolente.

– Comment ! s’écria mistress Wilfer avec une sévérité sublime.

– Lieu de servitude, Ma, est tout simplement un non-sens, reprit Lavinia d’un ton calme.

– Fille audacieuse ! Je dis que si vous arriviez des environs de Portland-Place, après être venue, courbée sous le joug du patronage, suivie de ses laquais en livrées éclatantes, pour me faire une visite… pensez-vous que mes sentiments, profondément enfouis, se seraient exprimés par des regards ?

– Je ne pense rien, répliqua Lavvy, si ce n’est que vos regards doivent s’adresser à qui les mérite.

– Et si, continua la noble mère, si au mépris de mes avertissements qui vous disaient que la figure de missis Boffin ne présageait que malheurs, si vous m’aviez préféré cette femme, et que repoussée, foulée aux pieds, mise à la porte par elle, vous rentriez au sein de la famille, pensez-vous, Lavinia, que mes sentiments se fussent exprimés par des regards ? »

L’insolente allait répondre à sa respectable mère, lorsque Bella, quittant la table, se mit à dire : « Bonsoir, cher Pa ; j’ai passé une journée fatigante et vais me coucher. »

Ce fut le signal du départ ; mister George s’en alla peu de temps après, accompagné de Lavinia, qui l’escorta avec une chandelle jusqu’au vestibule, et sans chandelle jusqu’à la porte du jardin.

Missis Wilfer, se lavant les mains au sujet des Boffin, alla se coucher à la façon de lady Macbeth ; et le Chérubin resta seul, dans une attitude mélancolique, au milieu des débris du souper. Un bruit léger le tira bientôt de sa rêverie : c’était Bella, qui, enveloppée de ses cheveux, la brosse à la main, et les pieds nus, arrivait tout doucement pour lui souhaiter le bonsoir.

« Tu es vraiment, cher ange, ce qu’on appelle une jolie femme, dit-il en prenant l’une des boucles de cette opulente chevelure.

– Eh bien ! la jolie femme vous donnera de ces cheveux à l’occasion de son mariage, elle vous en fera une chaîne ; attacherez-vous quelque prix à ce souvenir ?

– Oui, mon trésor.

– Vous l’aurez donc, si vous êtes sage. En attendant, je suis bien fâchée du trouble que j’apporte dans la maison.

– Ne t’inquiète pas de cela, mignonne, dit le Chérubin de la meilleure foi du monde ; tu ne serais pas venue, qu’il en aurait été de même. Ta mère et ta sœur trouvent toujours, de temps en temps, le moyen d’être un peu fatigantes ; si ce n’est l’une, c’est l’autre ; nous ne sommes jamais sans quelque discussion. Rassure-toi ; tu n’en es pas cause. J’ai seulement peur que tu ne sois très-mal dans ton ancienne chambre : elle est peu commode, et la société de Lavvy…

– Soyez sans crainte, cher Pa.

– C’est qu’autrefois, mon ange, tu t’en plaignais beaucoup ; et tu n’étais pas, comme aujourd’hui, habituée…

– Je n’y ferai pas attention, je vous assure, cher Pa ; et vous savez pourquoi.

– Non, ma belle ; si ce n’est que tu as énormément gagné.

– Pas du tout ; c’est parce que je suis heureuse. »

Elle l’embrassa, l’inonda de ses longs cheveux, qui le firent éternuer, rit de tout son cœur, jusqu’à ce que lui-même se mît à rire ; puis elle l’étouffa sous ses baisers pour empêcher qu’on ne l’entendît. « Écoutez bien, reprit-elle en devenant sérieuse, ce soir quelqu’un, en ramenant la jolie femme, lui a dit la bonne aventure. Ce n’est pas une grande fortune qui l’attend ; car en supposant qu’un certain personnage obtienne la position qu’il espère, elle épousera cent cinquante livres par an, pour commencer. Mais quand cela n’augmenterait pas, la jolie femme n’en serait pas moins heureuse. Autre chose : il y a dans le jeu un certain blond, un petit homme, qui suivant le tireur de cartes, se retrouve toujours à côté de la jolie femme ; et qui aura dans la maison de cette dernière un petit coin paisible, comme on n’en n’a jamais vu. Allons, monsieur, dites-moi le nom du petit homme.

– N’est-ce pas un valet, demanda le Chérubin, en clignant de l’œil.

– Oui, répondit-elle en le réembrassant, oui monsieur : le valet de Wilfer. La jolie femme est si heureuse de cette bonne aventure qu’en y pensant elle ne souffrira de rien, et s’améliorera de jour en jour. Il faut que le petit blond y songe également, et se dise en lui-même, chaque fois qu’il sera tarabusté : « J’aperçois le port. »

– Oui, mon ange ; je le vois enfin.

– Bien dit ! cher petit valet. Puis allongeant son petit pied nu : voici la marque, reprit-elle, vous voyez ; placez votre botte tout contre, et pensez à l’avenir. Maintenant, monsieur, embrassez-moi, avant que je m’en aille, heureuse et reconnaissante. Oui, blond petit père, si heureuse, si reconnaissante ! »

XVII. Chœur social §

La vente des effets et des meubles de mister Lammle, y compris un billard (en grosses capitales), vente à l’encan, vente après saisie, vient d’être annoncée au public sur un tapis de foyer suspendu dans Sackville-street, et l’ébahissement le plus profond siége sur les figures de toutes les connaissances de mister et de missis Lammle. Mais personne n’est aussi ébahi qu’Hamilton Vénéering, esquire, Membre du Parlement, lequel Hamilton découvre que parmi les gens qu’il porte dans son cœur, les Lammle sont les seuls qui ne soient pas les plus anciens et les plus chers amis qu’il ait au monde. Anastasia, femme du député de Vide-Pocket, partage, en fidèle épouse, la découverte et l’étonnement de son mari. Peut-être le couple Vénéering croit-il devoir ce dernier sentiment à sa réputation, en ce sens qu’il fut une époque où l’on disait tout bas que les fortes têtes de la Cité se secouaient quand on parlait devant elles des immenses affaires et de la fortune de Vénéering.

Ce qu’il y a de certain, c’est que ni le mari, ni la femme ne peuvent trouver de mots pour exprimer leur surprise ; et il est indispensable qu’ils offrent un repas d’ébahissement aux amis les plus anciens et les plus chers qu’ils aient au monde ; car on a remarqué, dans les derniers temps, que, quelque chose qu’il arrive, ils donnent un repas pour la circonstance.

Être invité chez les Vénéering est passé, pour lady Tippins à l’état chronique, ainsi que l’inflammation qui en résulte.

Boots et Brewer montent en cab, et vont et viennent, sans qu’on leur connaisse d’autres affaires que de recruter des gens qui aillent dîner chez Vénéering. Celui-ci arpente les couloirs législatifs, dans l’intention de piéger des convives parmi ses honorables collègues. Missis Vénéering a dîné hier avec vingt-cinq figures inconnues ; aujourd’hui elle leur a porté sa carte et leur enverra demain une invitation à dîner, pour d’après-demain en huit. Avant que ce dîner soit digéré, elle ira visiter les frères et les sœurs, les oncles et les tantes, les neveux et les cousins des précédents, et les invitera à dîner chez elle. Tout le monde accepte ; et c’est toujours comme autrefois, non pas pour dîner avec les Vénéering, mais pour dîner chez eux, les uns avec les autres.

Après tout, qui sait ? peut-être Vénéering trouve-t-il un bénef à ces dîners coûteux, en ce sens qu’ils lui créent des partisans.

Mister Podsnap, en sa qualité d’homme représentatif, n’est pas le seul qui se montre jaloux de sa propre dignité, et par suite défende avec aigreur celles de ses connaissances qui ont obtenu de lui un certificat : leur abaissement pourrait l’amoindrir. « Les chameaux d’or et d’argent, les seaux à glace, toute la décoration de la table de Vénéering produit beaucoup d’effet ; et lorsque moi, Podsnap, j’annonce, entre parenthèses, que j’ai dîné lundi avec cette magnifique caravane, je tiens pour une offense personnelle tout ce qui tendrait à en déprécier la valeur. Je ne fais pas étalage de pareils ornements, ce luxe est au-dessous de moi : je suis un homme plus solide, – mais enfin cette caravane s’est chauffée au soleil de mes regards ; dès lors, monsieur, comment osez-vous me faire entendre que j’ai rayonné sur des chameaux qui ne sont pas irréprochables ? »

Sortie du buffet, la caravane est en train de se fourbir pour le dîner d’ébahissement, donné à l’occasion de la ruine des Lammle ; et mister Twemlow, étendu sur son canapé, au-dessus des écuries de Duke-street, éprouve un certain malaise en raison de deux pilules qu’il a prises dans la journée, sur la foi de la notice qui accompagne la boîte (se vend un schelling, timbre compris), notice où il est dit que ces pilules, éminemment salutaires, sont spécialement destinées, comme mesure précautionnelle, à tous ceux qui se livrent aux plaisirs de la table.

Tandis qu’une pilule insoluble, arrêtée dans son gosier, et la sensation d’un résidu gommeux, errant lentement un peu plus bas, écœurent le gentleman, un domestique vient annoncer à celui-ci qu’une lady est sur le carré et demande si elle peut le voir.

« Une lady ! s’écrie Twemlow, en lissant son plumage ébouriffé. Priez cette lady de vous faire la grâce de vous dire son nom. »

Elle se nomme missis Lammle, et ne dérangera mister Twemlow qu’une minute. Elle est certaine que mister Twemlow la recevra ; il suffira de la nommer. Surtout que le domestique n’écorche par son nom. Si elle avait une carte, elle l’enverrait ; mais elle n’en a pas.

« Faites entrer », dit le gentleman ; et la dame est introduite.

Le petit logement de Twemlow est meublé d’une façon très-modeste, à l’ancienne mode (un peu comme la chambre de la femme de charge à Snigsworthy-Park) ; il ne s’y trouverait pas le moindre ornement, n’était une gravure qui représente le sublime Snigsworth regardant avec hauteur et mépris une colonne corinthienne, ayant à ses pieds un énorme rouleau de vélin, et derrière lui un rideau pesant qui va lui tomber sur la tête. Ces accessoires, on doit le comprendre, expliquent que le noble lord est représenté à l’instant où il sauve le pays.

« Madame, veuillez vous asseoir. »

Missis Lammle prend le siége qui lui est offert et entame la conversation.

« Vous avez appris notre revers de fortune, monsieur, je n’en doute pas ; ces nouvelles-là vont vite ; surtout chez les amis. » Twemlow, qui pense au dîner de Vénéering, avoue qu’en effet il l’a entendu dire.

« Après ce qui s’est passé entre nous, reprend missis Lammle d’un ton sec et mordant, qui fait reculer le doux gentleman, vous avez dû en être moins étonné que beaucoup d’autres ; et, si j’ai pris la liberté de venir, c’est pour ajouter une sorte de post-scriptum à ce que je vous ai dit ce certain jour. »

La perspective d’une nouvelle complication rend la figure de mister Twemlow encore plus sèche et plus terreuse. « Madame, dit-il avec un profond malaise, je regarderais comme une véritable faveur si vous vouliez bien ne pas pousser plus loin la confidence. Je me suis efforcé toute ma vie, qui malheureusement n’a guère eu d’autre but, efforcé d’être inoffensif, de rester en dehors de toute cabale, de toute ingérence. »

Douée d’infiniment plus de pénétration que le gentleman, Sophronia trouve inutile de regarder Twemlow quand il parle, tant il est facile de deviner ce qu’il ressent. « Mon post-scriptum, je conserve l’expression, dit-elle en le regardant cette fois pour donner plus de force à ses paroles, mon post-scriptum répond à votre désir. Je ne viens pas vous demander votre concours ; mais, au contraire, la plus stricte neutralité. »

Voyant qu’il va répondre, elle détourne les yeux, sachant que ses oreilles suffiront pour recevoir le contenu de ce faible vase.

« Je ne crois pas, réplique Twemlow d’une voix tremblante, pouvoir refuser la communication que vous me faites l’honneur de désirer me faire. Mais si je peux vous le demander, en y mettant toute la délicatesse possible, je vous supplie, madame, de vouloir bien rester dans les limites que vous avez posées vous-même.

– Vous vous rappelez, monsieur, reprend-elle en intimidant le petit gentleman par la dureté de ses manières, que je vous ai confié certaine chose, avec mission d’en faire part à qui de droit, si vous le jugiez convenable.

– Ce que j’ai fait, dit Twemlow.

– Et ce dont je vous sais gré, bien que je me demande comment j’ai pu trahir mon mari pour cette petite, qui au fond n’est qu’une sotte. J’ai été simple comme elle autrefois, c’est probablement la raison. »

Voyant l’effet que produisent sur le doux vieillard son rire sec et son regard froid et perçant, elle continue sur le même ton. « S’il vous arrivait, monsieur, de trouver mon mari et moi investis de la confiance d’une personne quelconque, serait-ce une de vos connaissances, peu importe, vous n’auriez pas le droit de faire usage contre nous du secret qui vous a été confié pour un objet spécial. Voilà, monsieur, tout ce que je voulais vous dire : ce n’est pas une condition que je vous impose ; c’est une promesse que je vous rappelle. »

Twemlow porte sa main à son front, en se murmurant quelque chose à lui-même.

« M’étant confiée à votre honneur, le fait est bien simple, continue missis Lammle, tellement simple que je n’ajouterai pas un mot ; votre silence m’est acquis. »

Sophronia le regarde jusqu’à ce que, haussant les épaules, il lui fasse un petit salut de côté qui signifie : vous pouvez compter sur moi. Elle s’humecte les lèvres, et paraît éprouver un certain soulagement. « J’ai promis de ne rester que deux minutes, et ne veux pas vous retenir davantage.

– Un moment ! dit Twemlow en se levant avec elle. Veuillez m’excuser, madame : je ne vous en aurais jamais parlé ; mais, puisque vous-même vous me rappelez cette affaire, permettez-moi de vous dire toute ma façon de penser. Était-il conséquent, après la mesure que vous avez cru devoir prendre contre mister Fledgeby, de vous adresser à ce gentleman, comme à un ami sincère, et de lui demander un service ; en supposant toutefois que vous l’ayez fait, car je n’ai à cet égard aucune donnée personnelle.

– Il vous l’a dit, alors ?

– Oui, madame.

– C’est bizarre, reprend missis Lammle d’un air pensif. Je vous en prie, monsieur, où a-t-il pu vous dire cela ? »

Twemlow hésite. Elle est non-seulement plus grande et plus forte que lui, mais elle a une façon de le regarder qui lui fait tellement sentir son désavantage, qu’il voudrait être de l’autre sexe.

« Je vous demande où la chose a été dite, et vous promets le secret.

– Je dois avouer, répond le doux Twemlow, que ce n’est pas sans remords que j’ai entendu mister Fledgeby ; et qu’en l’écoutant, je me suis apparu sous un triste jour, surtout quand ce jeune homme insista, avec la plus grande obligeance, pour me rendre un service : le même, précisément, qu’il vous rendait alors. »

La délicatesse du gentleman le force à ajouter cette phrase. Autrement, pense-t-il, je me trouverais dans la position avantageuse d’un homme qui n’a pas d’embarras pécuniaires, tandis que je connais les siens.

« Mister Fledgeby a-t-il été aussi heureux à votre égard qu’au nôtre ? demande missis Lammle.

– Aussi malheureux, madame.

– Pourriez-vous me dire où vous l’avez-vu, monsieur ?

– Mille pardons, madame, j’avais l’intention de le faire. J’ai rencontré mister Fledgeby, par hasard, à l’endroit même où j’avais dû me rendre, c’est-à-dire chez mister Riah, Sainte-Mary-Axe.

– Vous êtes donc entre les mains de ce Juif ?

– Malheureusement, madame, répond Twemlow. Le seul billet qu’il me soit arrivé de souscrire, la seule dette que j’aie eue de ma vie, et que je ne conteste pas, veuillez le croire, est entre les mains de mister Riah.

– Mister Twemlow, dit Sophronia en plongeant ses yeux dans ceux du petit gentleman, qui s’y opposerait s’il le pouvait, mais qui ne le peut pas, votre billet est entre les mains de mister Fledgeby. Je vous dis cela pour votre gouverne : mister Riah est son masque. Le renseignement peut vous servir, ne serait-ce que pour vous empêcher d’être dupe, et de juger les autres par vous-même.

– Impossible ! s’écrie Twemlow saisi d’horreur ; comment le savez-vous ?

– Je ne pourrais pas vous dire ; une foule de circonstances, inaperçues jusqu’alors, ont pris feu subitement et m’ont éclairée.

– Mais vous n’avez pas de preuves ?

– C’est étonnant, dit Sophronia d’un air froid et dédaigneux, combien les hommes les plus différents de caractère ont parfois de ressemblance. Est-il deux êtres qui aient moins de rapport entre eux que mister Twemlow et mister Lammle ? cependant ils me répondent tous deux la même chose, et emploient les mêmes termes.

– C’est naturel, madame, répond Twemlow, qui se hasarde à discuter ; si nous employons les mêmes termes, c’est parce que réellement vous n’avez pas de preuves.

– Les hommes sont intelligents à leur façon, réplique Sophronia en lançant un coup d’œil hautain au portrait du grand Snigsworth, et en imprimant à sa jupe une dernière secousse pour la remettre en ordre ; mais ils manquent d’une certaine lumière. Mon mari est loin d’être ingénu ; il est soupçonneux par nature, et il ne voit pas plus ce fait évident que mister Twemlow, parce qu’il n’a pas de preuves. Neuf femmes sur dix n’en demanderaient pas, et verraient la chose aussi bien que moi. C’est égal ; je n’aurai pas de repos que je n’en aie convaincu mon mari, ne fût-ce qu’en souvenir de la trahison de ce monsieur qui m’a baisé la main ; et je vous conseille de vous tenir pour averti. » Elle se dirige vers la porte ; mister Twemlow l’accompagne ; il a, dit-il, l’espoir que les affaires de mister Lammle ne sont pas dans un état désespéré.

« Je n’en sais rien, répond mistress Lammle, qui s’arrête et suit les contours du papier de la muraille avec le bout de son ombrelle ; cela dépend ; il y aura peut-être moyen d’en sortir ; nous le saurons bientôt. Si cela manque, nous faisons banqueroute, et nous passons à l’étranger. »

Mister Twemlow fait observer qu’on peut y vivre d’une manière fort agréable.

« Oui, répond Sophronia, qui dessine toujours sur le mur ; seulement je doute que de vivre à une table d’hôte malpropre, n’ayant pour ressources que les cartes, le billard et le reste, appartienne à cette manière-là.

– C’est beaucoup pour mister Lammle, insinue Twemlow, bien que profondément choqué, c’est beaucoup d’avoir auprès de lui un être dévoué à sa fortune, dont l’influence salutaire l’empêchera de recourir à des moyens qui seraient désastreux pour son honneur.

– Mon influence ? mais il faut boire et manger, mister Twemlow, se loger et se vêtir. Quant à rester près de lui, il n’y a pas là de quoi me vanter ; que puis-je faire à mon âge ? Nous nous sommes trompés en nous épousant, il faut en subir les conséquences, porter ensemble notre fardeau ; c’est-à-dire s’ingénier pour avoir le dîner du jour et le déjeuner du lendemain, jusqu’à ce que la mort nous sépare. »

En disant ces mots, elle ouvre la porte, et descend l’escalier, d’où elle passe dans Duke-street, quartier Saint-James.

Twemlow regagne son canapé, et met sa tête brûlante sur le crin luisant du petit traversin, avec la persuasion qu’une pénible entrevue n’est pas ce qu’il faut s’administrer à la suite de pilules d’un effet si étroitement lié aux plaisirs de la table. Néanmoins, sur les six heures, le digne petit gentleman est un peu mieux ; il met ses bas de soie et ses escarpins démodés pour se rendre au dîner Vénéering ; et sept heures du soir le voient trotter dans Duke-street, faisant l’économie d’une voiture de six pence.

À force de dîner en ville, l’aimable Tippins est tombée dans un tel état qu’un esprit mal fait voudrait au moins la voir souper : ce serait un changement ; puis elle irait se coucher. Tel est le désir d’Eugène Wrayburn, qui, à l’arrivée de mister Twemlow, regarde Tippins de l’air le plus maussade, tandis que la folâtre créature le plaisante au sujet des droits qu’il a depuis si longtemps au sac de laine22.

Mortimer est également l’objet des agaceries de Tippins ; elle lui réserve des coups d’éventail pour avoir été garçon d’honneur au mariage de ces… comment les appelle-t-on ? des gens sans foi, que l’on croyait riches, et qui n’ont ni feu ni lieu. L’éventail, quoique réservé à Mortimer, est néanmoins en pleine activité, et frappe en face de tous les hommes, avec un bruit sans nom, quelque chose d’affreux : comme le claquement des os d’un squelette.

Une nouvelle espèce d’amis intimes a poussé dans la maison depuis que Vénéering est membre du Parlement dans l’intérêt du bien public, et Anastasia a pour eux des attentions particulières. Ces nouveaux amis ont cela de commun avec les astres, que l’on ne peut en parler qu’en se servant des plus gros chiffres. L’un d’eux, au dire de Buffer, est un entrepreneur, qui, directement ou indirectement (on en a fait le calcul), emploie cinq cents et quelques mille hommes. Celui-ci, d’après Brewer, est président d’un si grand nombre de comités, et ces comités sont si éloignés les uns des autres, qu’il ne fait jamais moins de trois mille milles en chemin de fer par semaine.

En voilà un qui n’avait pas un schelling il y a dix-huit mois, et qui, par l’effet de son génie et de ses coupons, achetés sans espèces à 85 et revendus au pair argent comptant, possède aujourd’hui trois cent soixante-quinze mille livres. Buffer insiste particulièrement sur cet appoint de soixante-quinze mille, et refuse d’en rabattre un farthing.

Ces Pères de l’Église du dividende excitent la verve de lady Tippins ; elle en devient facétieuse, les regarde à travers son lorgnon, et, entre autres plaisanteries, demande à Boots, à Brewer et à Buffer, si, en échange de son amour, ces hommes éminents consentiraient à l’enrichir.

Vénéering, dans son genre, n’est pas moins occupé de ces chefs de l’Église, et se retire pieusement dans la serre, d’où s’échappe de temps en temps le mot comité. Il y apprend de la bouche de ces héros du dividende comment on doit laisser à sa gauche la vallée du piano, suivre la ligne du manteau de la cheminée, se rendre au candélabre par un chemin de traverse, saisir à la console le trafic des voies ferrées et autres moyens de transport, enfin, couper les branches et les racines de l’opposition dans l’embrasure de la fenêtre.

Mister Podsnap est au nombre des convives, ainsi que missis Podsnap, en qui les chefs de l’Église découvrent une femme superbe. Elle est consignée à l’un d’eux : celui qui emploie cinq cents et quelques mille individus, et conduite par cet homme important à la gauche du maître de la maison. La sémillante Tippins qui est à côté d’elle, c’est-à-dire à la droite de Vénéering (mais celui-ci ne compte pas) demande qu’on lui parle de ces amours de marins. « Est-ce que réellement ils vivent de biftecks crus, et boivent du porter à même le tonneau ? »

Mais en dépit de ces légères escarmouches, on sent qu’on est là pour s’étonner ; il faut être surpris, c’est un dîner d’ébahissement ; et Brewer, qui a une réputation à soutenir, devient l’interprète de l’instinct général. « Ce matin, dit-il, en saisissant le premier instant de silence, j’ai pris un cab, et me suis rendu à la vente.

– Moi aussi », dit Buffer.

Mais qu’il y soit allé ou non, personne ne s’en inquiète.

« Comment cela s’est-il passé ? demande Vénéering.

– Tout cela, dit Brewer en cherchant du regard à qui faire sa réponse, et en choisissant Lightwood, au lieu de s’adresser à qui de droit, tout s’est donné pour un morceau de pain : d’assez jolies choses ; mais rien n’a monté.

– C’est ce que j’ai appris, dit Lightwood.

– Je voudrais bien savoir, si toutefois il est permis de le demander à l’homme de loi, qui a peut-être la confiance de la famille, dit Brewer, comment ces gens-là ont fait pour arriver à une débâcle totale ? »

Brewer a d’abord séparé les mots, puis les syllabes pour donner plus de force à ses paroles. Lightwood répond qu’en effet il a été consulté ; mais que n’ayant pas trouvé le moyen d’empêcher la saisie, il a renoncé à l’affaire. Il ne commet donc pas d’indiscrétion en supposant que ces gens-là se sont ruinés parce qu’ils faisaient plus de dépenses qu’ils n’avaient de revenu.

– Mais, s’écrie Vénéering, comment peut-on dépenser plus qu’on n’a ? c’est incompréhensible. »

Chacun sent que le coup a porté ; le chimiste, qui passe en offrant du champagne, a l’air de parfaitement comprendre et d’être en mesure d’expliquer cette énigme.

Anastasia pose sa fourchette, se presse les mains par le bout des doigts, et s’adressant au Père de l’Église qui ne fait pas moins de trois mille milles par semaine, demande comment une mère peut regarder son bébé, quand elle sait qu’elle dépense plus que son mari n’a de rente. Elle ne se le figure pas.

(Eugène dit, entre parenthèses, que mistress Lammle n’ayant pas d’enfant, n’a pas de bébé à regarder).

« C’est vrai, répond missis Vénéering, mais le principe est le même.

– Évidemment, dit Boots.

– Évidemment », ajoute Buffer ; mais il est dans la destinée de celui-ci de toujours nuire à la cause qu’il épouse. Chacun avait accepté que le principe était le même, Buffer le reconnaît, et, aussitôt, un murmure général s’élève pour attester que le principe est différent.

« Ce que je ne comprends pas, dit le Père aux trois cent soixante-quinze mille livres, zéro pence, zéro farthings, c’est que les gens dont il est question, s’ils étaient de la société, et je crois qu’ils en font partie ?… »

Vénéering est obligé de convenir qu’ils ont souvent dîné à sa table, et que c’est même chez lui qu’a eu lieu le repas de noces.

– Eh bien ! reprend le susdit Père, je ne comprends pas comment leurs dépenses, quand elles auraient excédé leurs revenus, ont pu les conduire à ce qui a été qualifié de débâcle totale ; car, pour les gens d’une certaine classe, il y a toujours moyen d’arranger les affaires. »

Eugène, qui ce soir paraît être d’humeur sombre, fait une nouvelle objection. « Supposez, dit-il, que vous n’ayiez rien, et que vous dépensiez davantage ? »

Ce cas est trop insolvable pour que le Père s’en occupe ; trop insolvable pour occuper n’importe qui, ayant le respect de soi-même ; et le fait est repoussé par tout le monde avec indignation. Mais que des gens d’une certaine classe soient totalement ruinés est une chose si étourdissante que chacun est tenu d’en chercher le motif.

« Il a joué, suppose l’un des Pères.

– Ou spéculé, sans savoir que la spéculation est une science, dit un collègue du précédent.

– Les chevaux, articule Boots.

– Deux ménages », confie lady Tippins à son éventail.

Mister Podsnap ne disant rien, on lui demande son opinion.

« Ne m’en parlez pas, dit-il l’œil en feu et la voix irritée, je ne discute point les affaires de ces gens-là. Ce sujet m’est odieux ; ce sujet me blesse, m’offense, me soulève le cœur. »

Et arrondissant le bras droit, mister Podsnap balaye de la surface de la terre ces êtres incompréhensibles, qui ont fait plus de dépense qu’ils n’avaient de revenu et sont arrivés à une entière débâcle.

Eugène, étendu sur sa chaise, regarde mister Podsnap avec une certaine irrévérence, et va peut-être faire une nouvelle objection quand on aperçoit le chimiste en lutte avec le cocher. Celui-ci paraît avoir le désir d’approcher des convives ; il tient à la main un petit plat d’argent, comme s’il voulait quêter pour sa famille. Le chimiste lui barre le passage, et l’arrête près du buffet. La majesté, sinon le rang supérieur du maître d’hôtel, impose nécessairement à un homme qui n’est rien hors de son siége ; et le cocher, cédant le plateau, se retire avec perte.

Le chimiste prend la figure d’un censeur littéraire, parcourt de l’œil un chiffon de papier qui se trouve sur le plateau, le repousse au milieu, choisit le moment, s’approche de mister Wrayburn, et lui présente ledit objet ; sur quoi l’aimable Tippins dit à haute voix : « Le lord chancelier a donné sa démission. »

Eugène qui connaît la curiosité de la charmeresse, tire froidement un lorgnon qu’il essuie d’un air distrait, et lit avec lenteur le nom qu’il a vu dès qu’on lui a remis le papier. Ce nom, dont l’encre est encore humide, est celui du jeune Blight.

« On attend ? dit Eugène, qui, parlant au chimiste, lui demande cela tout bas, et par dessus l’épaule.

– On attend », répond le chimiste à voix également basse.

Eugène adresse un regard d’excuse à missis Vénéering ; il sort et trouve le clerc de Lightwood à la porte de la salle.

« Vous m’avez recommandé de vous l’amener, monsieur, quel que fût l’endroit où vous pourriez être, dit le jeune Blight, qui pour parler à l’oreille du gentleman, s’est mis sur la pointe des pieds.

« Garçon intelligent ! où est-il ? demande Eugène.

– Là, dans un cab. J’ai pensé qu’il valait mieux ne pas le laisser voir, s’il était possible ; car il tremble de la tête aux pieds, comme Glue Monge. »

Peut-être cette comparaison est-elle inspirée au jeune Blight par la vue des friandises environnantes.

« Garçon intelligent ! » répète Wrayburn, qui se rend auprès du cab. Il s’appuie négligemment à la portière dont la glace est baissée, et voit l’ignoble enfant de miss Wren. Ce dernier apporte son atmosphère avec lui, et semble avoir choisi une barrique de rhum pour en effectuer le transport.

« Allons, mister Poupées, réveillez-vous.

– Mist’ Wrayburn ?

– Oui.

– L’adresse, – quinze schellings. »

Après avoir lu attentivement le sale chiffon de papier que lui a présenté l’ivrogne, et l’avoir serré avec soin dans la poche de son gilet, Eugène compte l’argent qui lui est demandé. Il commence imprudemment par mettre le premier schelling dans la main de mister Poupées, qui le jette par la portière ; ce que voyant, il dépose les quinze schellings sur la banquette. « Menez-le en voiture à Charing-Cross, dit-il au jeune Blight ; et là, débarrassez-vous de lui. »

Arrivé à la porte de la salle à manger, Wrayburn s’arrête une seconde ; il entend au-dessus du cliquetis des fourchettes, et du bourdonnement des convives, la belle Tippins dire en fausset :

« Je meurs d’envie de savoir ce qui l’a fait sortir.

– Vraiment ! murmure Eugène ; peut-être mourrez-vous si la chose est possible. Je serais de la sorte un des bienfaiteurs de l’humanité ; je m’en vais donc. »

L’air pensif, il prend son chapeau et son manteau, et s’éloigne sans être vu du chimiste.

Quatrième partie. Pièges et trappes §

I. Au bord de l’eau §

C’était en été : rien de paisible et de charmant comme l’écluse de Plashwater le soir dont nous parlons. Un air tiède passait au milieu des arbres, en agitait les feuilles d’un vert tendre, glissait doucement sur la rivière, et plus doucement encore sur l’herbe qui s’inclinait devant lui. Le murmure de l’eau, ainsi qu’il arrive quand on écoute la voix de la mer, ou celle du vent, semblait évoquer le souvenir, et former à l’auditeur comme une seconde mémoire. Mais tout cela échappait à Riderhood, qui sommeillait sur l’un des leviers de ses portes d’écluse. Pour que le vin puisse jaillir du tonneau, il faut qu’on l’y ait mis d’abord par un moyen quelconque. Il en est de même du sentiment chez l’homme ; et aucune mesure n’ayant jamais été prise pour faire entrer le sentiment chez Roger Riderhood, rien au monde ne pouvait l’en faire sortir. À chaque balancement qui lui faisait perdre l’équilibre, il se réveillait avec colère, et poussait un grognement ; comme si, en l’absence de tout autre, il avait eu envers lui-même des intentions hostiles. Le cri : « Ho hé ! de l’écluse ! » qu’il entendit pendant un de ces sursauts, l’empêcha de se rendormir. S’étant levé, il se secoua comme une bête farouche qu’il était, donna à la fin de son grognement une inflexion qui en faisait une réponse, et jeta les yeux en aval pour voir qui le hélait. C’était un canotier, habile à manier la rame, chose évidente, bien qu’il y mît une certaine nonchalance ; un amateur, au batelet tellement petit, que Riderhood fit cette remarque : « Un peu d’moins et c’serait comme une gageure. »

En disant ces mots, il se dirigea vers le cabestan et se mit en devoir d’ouvrir au canotier. Tandis que celui-ci, debout dans son esquif, le croc appuyé au bâti qui, de son côté, fermait l’écluse, attendait que la porte fût ouverte, Riderhood reconnut en lui « c’t’aut’ gouverneur, » c’est-à-dire Eugène Wrayburn, qui, trop indifférent, ou trop préoccupé, ne reconnut pas l’honnête homme.

Les lourdes portes s’entrebâillèrent en grinçant ; le petit canot passa dès qu’il eut assez de place ; et les portes regrincèrent en se refermant sur lui. Riderhood courut à l’autre bout de l’écluse ; il en tourna le cabestan, et, pesant de tout son corps sur le levier de la seconde porte, afin d’empêcher cette dernière de s’ouvrir tout à coup, il aperçut un batelier couché à l’ombre de la haie vive qui bordait le chemin de halage.

L’eau se précipita dans l’écluse, dispersa l’écume qui s’était formée derrière la porte, et fit monter le petit canot de telle façon, qu’Eugène apparut graduellement au batelier qui reposait au bord du chemin. Riderhood vit alors que celui-ci, pour qui Wrayburn se trouvait en pleine lumière, relevait la tête, s’appuyait sur un bras, et semblait avoir les yeux rivés sur le gentleman. Mais les portes étaient ouvertes, il y avait un droit à percevoir, et Riderhood se détourna pour toucher ce qui était dû. Eugène le lui jeta sur la rive, dans un morceau de papier, et en le lui adressant reconnut à qui il avait affaire. « Tiens ! c’est vous, l’honnête ami, dit-il en reprenant ses rames ; vous avez donc obtenu la place ?

– Oui, répondit l’éclusier d’un ton rogue, et j’ai pas à vous en remercier, pas pus que l’lawyer Lightwood.

– Nous avons gardé notre apostille, mon honnête camarade, pour celui qui se présentera lorsqu’on vous aura pendu ; ayez la bonté de ne pas trop le faire attendre. »

Il avait dit ces paroles avec un sérieux tellement imperturbable, que Riderhood le regarda s’éloigner bouche béante. Ce ne fut qu’en lui voyant dépasser la ligne d’objets, qui, pareils à d’énormes totons, reposent à fleur d’eau le long du barrage, et au moment où le gentleman allait disparaître derrière les arbres, que l’éclusier fut en mesure de lui répondre ; mais Eugène était trop loin pour qu’il pût s’en faire entendre ; et l’honnête homme en fut réduit à maudire, et à grommeler entre ses dents.

Il referma les portes de l’écluse, et revint du côté de la Tamise où était le sentier de halage ; chemin faisant, il revit le batelier qui avait déjà attiré son attention, et l’examina, sans toutefois en avoir l’air. Il se coucha lui-même au bord de l’écluse, s’étendit négligemment, le dos tourné vers l’individu qui l’occupait, cueillit quelques brins d’herbe, et se mit à les mâcher.

Son oreille ne percevait presque plus le bruit des rames d’Eugène, lorsqu’il vit passer le batelier ; cet homme rasait la haie vive, laissant entre eux le plus d’espace qu’il lui était possible. Riderhood attacha sur lui un regard attentif, et se mit à crier : « Ohé ! de l’écluse ! ohé de l’écluse de Plashwater ! » Le batelier se retourna.

« Plashwater Weir Mill ! troisième gouverneu-eu-eu-eur ! » cria Riderhood en se faisant un porte-voix de ses deux mains.

Le batelier revint sur ses pas et montra que c’était bien ce troisième gouverneur, c’est-à-dire Bradley Headstone, vêtu d’habits de marinier achetés d’occasion.

« J’veux mouri, dit Riderhood en riant et en se frappant la jambe droite, j’veux mouri si vous n’avez pas voulu m’singer, troisième gouverneur ; tout mon portrait, quoi ! J’me croyais pas si joli qu’ça. »

Effectivement, Bradley avait étudié le costume de Riderhood pendant la course qu’ils avaient faite ensemble. Il avait dû l’apprendre par cœur et s’en était souvenu, car celui qu’il avait alors en reproduisait les moindres détails ; et, chose bizarre, tandis qu’avec son costume d’instituteur il avait l’air de porter les habits d’un autre, maintenant qu’il avait ceux de plusieurs autres, il semblait n’avoir jamais porté que ceux-là.

« C’est votre écluse ? fit-il avec un étonnement qui parut être sincère. Quand j’ai demandé où elle se trouvait, on m’a dit que c’était la troisième, et celle-ci n’est que la seconde.

– M’est avis, gouverneur, répondit Riderhood avec un hochement de tête et un clignement d’œil, qu’vous en aurez compté une de moins. C’est pas aux écluses que vous avez la tête ; non, non, non. »

Comme en disant cela il jeta l’index d’une manière significative dans la direction qu’avait prise le canot, une rougeur d’impatience monta au visage de Bradley, qui lança un regard soucieux en amont de la rivière.

« Non, non, reprit Riderhood, c’est pas les écluses qui vous occupent.

– À quoi supposez-vous que je pense ? aux mathématiques ?

– Un mot qu’je n’connais pas, et qu’est trop long pour la chose ; après tout, si vous appelez ça comme ça… dit l’éclusier en mâchant son herbe d’un air bestial.

– De quelle chose parlez-vous ?

– Disons les choses, c’sera pus juste, grogna Riderhood.

– Je ne sais pas ce que voulez dire.

– Eh ! ben donc, les affronts, les sottises, les injures ; les provocations à mort, quoi ! »

Bradley eut beau faire ; il ne put empêcher la fureur de lui jaillir au visage, ni ses yeux de remonter la Tamise.

« Soyez tranquille, reprit Riderhood ; il va cont’ le courant, et ne s’foule pas la rate ; vous pouvez l’rattraper si ça vous plaît. J’ai pas besoin d’vous l’dire, vous savez mieux qu’moi l’avance qu’vous avez prise sur lui, une fois qu’la marée l’a eu quitté ; autant dire d’puis Richemond.

– Est-ce que vous supposez que je l’ai suivi ?

– Pas besoin, répondit Riderhood : j’en suis sûr.

– Eh bien ! oui, confessa Bradley ; mais il peut aborder, ajouta-t-il en regardant la rivière avec inquiétude.

– N’ayez pas peur ; et puis d’abord, i’n’serait pas perdu, son bateau resterait là ; i’n’peut pas en faire un paquet, et l’mett’ sous son bras.

– Il vous a parlé ? qu’est-ce qu’il vous a dit ? demanda Bradley en posant un genou sur l’herbe à côté de l’éclusier.

– Tchique !

– Hein ! fit Bradley.

– Tchique ! répéta Riderhood, qui jura avec colère ; é’-ce qui peut dire aut’ chose ? j’aurais dû sauter su lui, faire un bon saut, et l’neyer comme un chien. »

Bradley détourna la tête pour ne pas laisser voir sa figure convulsive ; et après un moment de silence : « Qu’il soit damné ! dit-il en arrachant une poignée d’herbe.

– Hourra ! cria Riderhood ; ça vous fait honneur : hourra ! et moi je dis tout comme vous.

– Quelle tournure, demanda Bradley en faisant un effort qui l’obligea de s’essuyer la face, quelle tournure son insolence a-t-elle prise aujourd’hui ?

– Celle-là d’espérer, vous n’le croirez pas, répondit l’honnête homme d’un air féroce, qu’j’étais prêt à me faire pend’.

– Qu’il y prenne garde ! reprit l’autre ; ce sera fâcheux pour lui quand ceux qu’il a insultés ne craindront pas d’être pendus. Que lui aussi, le misérable ! se prépare à son sort ; il n’a pas cru si bien dire : quand ceux qu’il a bafoués seront prêts à se faire pendre, la cloche des morts sonnera un glas funèbre, et ce ne sera pas pour eux. »

Tandis que Bradley proférait ces paroles d’une voix étranglée par la haine, Riderhood, les yeux fixés sur lui, s’était relevé graduellement. Lorsque les derniers mots s’éteignirent, l’éclusier avait, lui aussi, un genou en terre, et son regard rencontra celui du maître de pension.

« Ah ! j’devine, dit-il en crachant lentement l’herbe qu’il avait mâchée ; ça n’serait-i pas qu’i va la voir, troisième gouverneur ?

– Il a quitté Londres hier, et cette fois, je n’en doute pas, répondit Bradley.

– Alors, vous n’en êtes pas sûr ?

– Aussi sûr, dit-il en empoignant sa chemise grossière, aussi sûr que si c’était écrit là ; et son poing crispé indiquait le ciel.

– Autant que j’peux en juger, reprit Riderhood en crachant son dernier brin d’herbe, et en s’essuyant la bouche avec sa manche, vous avez déjà cru en êt’ sûr, et vous vous êtes trompé ; ça s’voit à vot’ mine.

– Écoutez, dit Bradley à voix basse, en posant la main sur l’épaule de Riderhood, je suis en vacances.

– Par saint Georges, murmura l’autre en regardant cette figure ravagée, si c’est là vos jours de fête, qué qu’c’est qu’vos jour’ouvriers ? i’doiv’ êt’ joliment rudes.

– Je ne l’ai pas quitté, poursuivit Bradley dont la main impatiente écarta l’interruption, et je ne le quitterai pas que je ne l’aie surpris avec elle.

– Et après qu’vous les aurez vu’ ensemb’ ? demanda Riderhood.

– Je reviendrai vous trouver. »

L’honnête homme roidit le genou sur lequel il s’appuyait, et se releva en attachant un regard farouche sur son nouvel ami. Après avoir marché pendant quelques instants, à côté de Riderhood, dans la direction qu’avait prise le petit canot, Bradley laissa l’éclusier un peu en arrière. Il tira de sa poche une bourse pimpante (un présent de ses élèves), et Riderhood se décroisa les bras pour salir le revers de sa manche en se le passant sur la bouche d’un air méditatif.

« J’ai une livre à vous donner, dit Bradley.

– Vous en avez deux, » répondit Riderhood.

Un souverain brillait entre les mains du maître de pension. Riderhood, les yeux à terre et le regard de côté, allongea le bras gauche. Bradley prit dans sa bourse un second souverain, et les deux pièces d’or tintèrent dans la main de Riderhood, qui les mit promptement dans sa poche.

« Il faut maintenant que je le suive, dit Bradley Headstone. L’insensé ! en prenant la rivière il a cru me faire perdre sa trace ; mais avant de se débarrasser de moi, il faudra qu’il devienne invisible. »

Riderhood s’arrêta. « Si c’te fois vous n’êtes pas trompé, c’est donc à l’écluse que vous allez r’venir ?

– Oui, » répondit Bradley.

Riderhood ayant fait un signe de tête, le faux batelier continua sa route d’un pas rapide, marchant sur l’herbe qui bordait le sentier de halage, et serrant la haie d’aussi près que possible.

De l’endroit où les deux hommes s’étaient séparés, on découvrait la rivière sur une grande étendue. Un étranger aurait pu croire que, çà et là, sur la ligne que décrivait la haie, quelqu’un guettait le batelier, et l’attendait pour revenir avec lui. Tout d’abord Headstone l’avait cru lui-même, avant que ses yeux fussent habitués aux poteaux, qui, décorés des armes de la Cité de Londres, portent la dague avec laquelle fut tué Wat Tyler.

Pour Riderhood, il n’y avait pas de différence entre cette dague historique et toutes les autres. Pour Bradley, qui aurait pu réciter sans manquer un mot tout ce qui concernait Wat Tyler, y compris Walworth et le roi, tous les instruments de mort n’avaient ce soir-là qu’un seul objet au monde. Ainsi Riderhood qui le regardait s’éloigner, et Bradley, qui, les yeux fixés sur le canot d’Eugène, posait, en passant, une main furtive sur les dagues des écussons, Riderhood et lui étaient à peu près au même niveau.

Poursuivant sa course, la petite barque filait sous les arbres qui surplombaient la rivière, et glissait sur leur ombre paisible, entraînant derrière elle le batelier, qui, de l’autre côté du fleuve, marchait toujours sans s’écarter de la haie. Des points d’une lumière étincelante montraient à Riderhood où le canotier plongeait ses rames. Le soleil descendit à l’horizon ; le paysage fut enveloppé d’une teinte rouge ; puis cette couleur parut s’effacer de la terre, et se diriger vers le ciel, où, dit-on, monte le sang criminellement versé.

Tout en regagnant son écluse, Riderhood était pensif, et méditait aussi profondément qu’un homme de sa trempe était capable de le faire. « Pourquoi qu’il a copié mes habits ? se demandait-il ; j’y comprends rien. Il aurait pu avoir l’air de c’qu’il voulait paraît’ sans s’habiller comme moi. »

De temps à autre, une idée confuse surgissait dans son esprit, comme il arrive à ces épaves que charrie la rivière, et qui, à demi flottant, à demi enfonçant, paraissent et disparaissent tour à tour. L’idée finit cependant par être saisissable, et Riderhood se posa cette question. « C’est-i’ un hasard ? » Puis, il se dit qu’il fallait arriver à le savoir ; et il chercha quelque ruse qui lui en fournît le moyen.

Rentré dans sa loge, il prit le coffre où étaient ses vêtements, il le porta dehors ; et s’asseyant sur l’herbe, à la clarté grisâtre du crépuscule, il sortit un à un tous les objets renfermés dans la caisse, jusqu’à ce qu’il eût trouvé un mouchoir d’un rouge vif, noirci par l’usage en différents endroits. Il l’examina avec attention, parut plus réfléchi que jamais, dénoua le tortillon crasseux qui lui entourait la gorge, et y substitua la cravate rouge, dont il laissa flotter les bouts. « Maintenant, dit-il, s’i’ m’voit avec c’mouchoir-là, et qu’après il en ai’ un pareil au cou, ça n’sera pas du hasard.

Ravi du piége qu’il venait de tendre à ce troisième gouverneur, il reporta le coffre dans sa loge, et se mit à souper.

« Ohé ! de l’écluse ! ohé ! »

La lune était brillante ; une barge qui descendait la rivière, tira l’éclusier d’un long somme. Il avait fait passer le bateau, et surveillait la fermeture de ses portes, lorsque Bradley parut au bord de l’écluse. « D’jà r’venu ? s’écria Riderhood.

– Il est à l’auberge du Pêcheur, répondit l’autre d’une voix haletante. Je sais quand il doit repartir et je viens me reposer en attendant.

– C’est pas de trop, dit Riderhood.

– Bah ! répliqua Bradley avec impatience, j’aurais mieux aimé le suivre toute la nuit ; mais s’il ne veut pas marcher, il faut bien que je m’arrête. J’ai rôdé aux alentours afin d’apprendre le moment de son départ : c’est pour six heures. Si je n’avais pas pu le savoir, je serais resté là-bas. Mauvais endroit pour un homme qu’on y jetterait les mains liées, dit-il en regardant l’écluse. Entre ces murailles glissantes, il aurait peu de chance de salut. Est-ce que les portes, d’ailleurs, ne l’attireraient pas au fond ?

– Attiré ou r’poussé, dit Riderhood, i’ n’en sortirait pas, allez ; inutile d’lui attacher les mains. Qu’il y tombe quand les portes sont fermées, et j’lui donne une pinte de vieille ale, si jamais j’le revois debout, à la place où vous êtes. »

Bradley regarda l’abîme avec une joie sinistre, et dit après un instant de silence : « Vous courez sur le bord, à cette clarté douteuse, vous allez d’un côté à l’autre sur cette planche étroite et pourrie, comme s’il n’y avait aucun péril ; vous ne craignez donc pas de vous noyer ?

– C’est impossib’, dit Riderhood.

– Comment cela ?

– Oui, reprit l’honnête homme en hochant la tête d’un air convaincu, c’est un fait : j’l’ai manqué une fois ; on m’a repêché ; à présent c’est fini. Je n’voudrais pas au moins que c’souffleur ponté en eût connaissance ; ça pourrait nuire à ma réclamation ; mais, pour êt’ sûr, v’là qu’est sûr ; tous les gens comme moi, qui travaillent su la rivière, vous diront qu’un homme qu’on a r’pêché mort aux trois quarts ne peut pus s’neyer. »

Bradley sourit aigrement de cette ignorance qu’il aurait détruite chez un de ses élèves, et continua à regarder l’eau comme si elle exerçait sur lui une sorte d’attraction.

« L’endrêt paraît vous plaire, reprit Riderhood. »

Il ne fit aucune réponse, et demeura immobile comme s’il n’avait pas entendu : sa figure d’une expression indéfinissable pour Riderhood, avait quelque chose de féroce et d’arrêté ; mais la détermination qu’elle annonçait pouvait tourner aussi bien contre lui que contre l’objet de sa haine. Qu’il eût reculé d’un pas, et se fût élancé dans le gouffre, n’aurait point étonné le regard qui l’aurait vu en ce moment. Peut-être son âme troublée, résolue à quelque violence, flottait-elle alors entre celle-ci et une autre ?

« E’ c’ que, demanda Riderhood, après l’avoir regardé de côté pendant un instant, vous n’avez pas dit qu’vous aviez une coup’ d’heur’ à vous r’poser ? »

Il fallut le pousser du coude avant d’en obtenir une réponse.

« Oui, dit-il enfin, comme réveillé en sursaut.

– En c’cas, vous feriez mieux d’entrer et d’faire un somme.

– Merci ; vous avez raison. »

Il suivit Riderhood, qui, arrivé dans la chambre, tira du buffet une tranche de bœuf salé, un demi pain, une bouteille où restait un peu de gin, prit une cruche, et la rapporta peu de temps après toute ruisselante de l’eau qu’il venait de puiser à la rivière.

« Voilà, dit l’éclusier en pesant la cruche sur la table. Avant de faire vot’ somme, croyez-moi, mangez un morceau, mon gouverneur. »

En ce moment les bouts de la cravate rouge attirèrent l’attention de Bradley, ce dont s’aperçut Riderhood. « C’est bon pensa le digne homme ; vous la r’gardez ; vous allez la voir tout vot’ content. »

Il s’assit en face de Bradley, ouvrit sa veste, et renoua lentement sa cravate.

Bradley, tout en mangeant et en buvant, examina plusieurs fois, à la dérobée, cette cravate rouge, comme s’il eût rectifié les notes qu’il en avait prises, et qu’il en eût soufflé les détails à sa mémoire paresseuse.

« Quand vous s’rez prêt à faire vot’ somme, dit l’honnête éclusier, j’tez vous su mon lit qu’est dans l’coin ; j’vous appellerai dès qu’i’ f’ra jour.

– Cela ne sera pas nécessaire », répondit Bradley. Au bout d’un instant, il défit ses chaussures et se coucha tout habillé.

Riderhood, allongé dans son fauteuil de bois et les bras croisés sur la poitrine, le regarda dormir, jusqu’au moment où un voile lui tombant sur les yeux, il s’endormit à son tour. Quand il s’éveilla, le jour était venu, et son hôte, déjà sur pied, se dirigeait vers la rivière pour faire ses ablutions.

« Que j’sois béni, murmura l’honnête homme, qui l’observait du seuil de la porte, que j’sois béni, si j’pense que la Tamise donnerait assez d’eau pour vous rafraîchir. »

Cinq minutes après le faux marinier était parti, et s’éloignait par le chemin qu’il avait pris la veille. Lorsqu’un poisson venait à sauter, Riderhood le savait en voyant le marcheur tressaillir et regarder autour de lui.

« Ohé ! de l’écluse ! ohé ! » depuis le matin jusqu’au soir, à différents intervalles. « Ohé ! de l’écluse ! ohé ! » trois fois pendant la nuit ; mais pas de Bradley Headstone.

La seconde journée fut d’une chaleur accablante ; dans l’après-midi, l’orage se déclara, et au moment où la nuée crevait en une pluie furieuse, Bradley entra dans la loge avec la violence de l’ouragan.

« Vous l’avez vu, s’écria Riderhood en se levant tout à coup.

– Oui.

– Où ça ?

– Au but de son voyage. Son canot est hissé pour trois jours. Il est allé l’attendre, et l’a rencontrée. Je les ai vus hier ensemble ; ils marchaient l’un près de l’autre.

– Quéqu’ vous avez fait ?

– Rien.

– Mais vous allez faire quéqu’ chose ? »

Il tomba sur une chaise, éclata de rire ; et un jet de sang lui sortit des narines.

« D’où ça vient i’ ? demanda Riderhood.

– Je n’en sais rien ; cela m’est arrivé deux, trois, quatre, – je ne sais plus combien de fois depuis hier. J’en ai d’abord le goût, puis l’odeur, puis la vue, et cela jaillit comme vous voyez. »

Il sortit tête nue, par la pluie battante, se pencha au-dessus de la rivière, prit de l’eau à deux mains et se lava la figure, tandis que derrière lui un vaste rideau noir montait lentement vers le ciel. Il revint, trempé de la tête aux pieds et l’eau ruisselant du bas de ses manches, qu’il avait plongées dans la rivière.

« Vous avez l’air d’un spect’, dit Riderhood.

– En avez-vous jamais vu ? demanda-t-il d’un air sombre.

– J’veux dire qu’vous êtes fatigué.

– C’est possible ; je n’ai pas dormi depuis mon départ ; je ne crois pas même que je me sois assis.

– Couchez-vous, dit Riderhood.

– Avant, il faut que je boive. »

La cruche et la bouteille apparurent sur la table. Il mêla un peu de gin avec de l’eau, et but deux rasades coup sur coup.

« Vous me demandiez quelque chose, dit-il en posant son verre.

– Non, fit Riderhood.

– Je vous dis, reprit-il en se tournant d’un air farouche vers l’éclusier, je vous dis que vous m’avez demandé quelque chose au moment où je sortais.

– Eh bien ! oui, répondit Riderhood en se reculant un peu, j’demandais c’que vous alliez faire.

– Est-ce que je le sais ? dit-il en agitant ses mains tremblantes avec une telle violence que l’eau tomba de ses manches comme s’il les avait tordues. Est-ce que dans ma position on a des projets ? Avant de penser, il faut que je dorme.

– C’est c’que j’disais, répondit l’autre.

– C’est possible.

– Dans tous les cas, mettez-vous là ; et pus vous dormirez, mieux vous saurez c’qui est à faire. »

La couchette que lui désignait Riderhood sembla lui revenir peu à peu à l’esprit ; il ôta ses souliers, éculés par la marche, et, tout mouillé qu’il était, il se jeta lourdement sur le grabat de l’éclusier. Riderhood alla s’asseoir près de la fenêtre, et regarda les éclairs ; mais l’orage était loin d’absorber sa pensée, car il se tournait fréquemment vers son hôte, et l’examinait d’un œil curieux.

Bradley, afin de se protéger contre la pluie, avait relevé le collet de sa veste, qui était boutonnée jusqu’en haut. N’en ayant pas plus conscience que d’autre chose, il s’était lavé la figure sans même rabattre le collet, et s’était couché ainsi, bien qu’il eût été plus à l’aise en défaisant sa veste.

L’orage continuait avec la même furie ; de toutes parts les éclairs sillonnaient le vaste rideau noir, et y entrecroisaient les déchirures bifurquées. Riderhood regardait maintenant la couchette. Parfois la lumière qui la lui faisait voir était rouge, parfois elle était bleue ; puis le dormeur s’effaçait presque dans l’ombre, ou disparaissait tout à fait sous une flamme palpitante d’un éclat éblouissant. L’honnête homme éloignait de son esprit toutes ces phases de l’orage, qui auraient interrompu son examen attentif.

« I’dort joliment, se dit-il en lui-même ; et c’pendant m’est avis qu’si j’quittais mon fauteuil, – j’dis pas si je l’touchais, – lui qui n’entend pas l’tonnerre, pourrait ben se réveiller. »

Néanmoins il se leva tout doucement. « Êtes-vou’ à vot’ aise ? demanda-t-il à voix basse. I’fait pas chaud, gouverneur ; faut-i’ que j’vous couv’ les pieds ? » Pas de réponse. « V’là un habit tout prêt, vous voyez ; si je l’posais su vous ? » dit-il en haussant un peu la voix. Le dormeur fit un mouvement. Riderhood se remit dans son fauteuil et fit semblant de regarder le ciel. Un spectacle grandiose, mais pas encore assez pour retenir l’honnête homme, dont les yeux, avant la fin de la minute, avaient repris leur ancienne direction. C’était sur le collet du dormeur qu’ils s’attachaient avec tant de curiosité ; ils y restèrent jusqu’au moment où le sommeil de celui qu’ils épiaient devint plus profond, et arriva à cette stupeur de l’homme épuisé de corps et d’esprit.

Riderhood, cette fois, quitta non-seulement son fauteuil, mais s’approcha du lit ! « Pauvre homme, murmura-t-il d’un air finaud, l’œil au guet et le pied levé, c’te jaquette, ça l’gêne, elle l’étrang’ ; si j’l’ouvrais, i’serait tout d’même pus à son aise. »

Il défit le premier bouton, et recula d’un pas : le dormeur resta d’une immobilité complète. Il défit les autres boutons d’une main plus assurée, par cela même plus légère ; puis il entr’ouvrit doucement la veste, l’écarta avec une extrême précaution. Les bouts flottants d’une cravate d’un rouge vif apparurent, et montrèrent qu’on avait pris la peine de tremper certaines parties de l’étoffe dans quelque liquide, pour lui donner l’apparence d’un long usage.

Riderhood promena son regard inquiet de cette cravate à la figure de son hôte, de celle-ci à la cravate, puis alla se rasseoir dans son fauteuil ; et le menton dans la main, regardant alternativement la cravate et le visage du dormeur, il tomba dans une sombre méditation.

II. Le boueur doré se relève §

Mister et mistress Lammle sont venus pour déjeuner avec mister et mistress Boffin ; non pas qu’on les ait invités, mais leur affection pour le couple doré est tellement vive, qu’il aurait été difficile de décliner l’honneur ou le plaisir de les recevoir.

On n’est pas d’une humeur plus charmante ; et leur tendresse pour ces vrais amis ne le cède qu’à l’amour qu’ils ressentent l’un pour l’autre.

« Chère madame, dit Sophronia, cela me fait revivre de voir mon Alfred parler confidentiellement avec mister Boffin. Ils sont nés pour être intimes. D’une part tant de simplicité, unie à tant de force de caractère ; de l’autre un esprit, une sagacité naturelle, jointe à une amabilité, à une distinction…

– Ma Sophronia, interrompt mister Lammle en quittant la fenêtre pour s’approcher de la table, votre partialité pour votre pauvre mari…

– Non, ne dites pas partialité.

– Eh bien ! mon ange, l’opinion avantageuse – vous opposez-vous à ce mot-là ?

– Comment le pourrais-je, Alfred ?

– Cette opinion, chère âme, est injuste à l’égard de mister Boffin, et m’est trop favorable.

– J’ai eu tort au sujet de votre ami, je le reconnais, mais en ce qui vous concerne, non, non, non.

– Injuste envers mister Boffin, reprend mister Lammle d’une voix éloquente, parce qu’elle abaisse ce gentleman à mon faible niveau. Trop favorable pour moi, cher ange, parce qu’en me plaçant à côté de cet homme généreux, elle m’élève à une hauteur que je ne saurais atteindre. Mister Boffin a montré plus de patience qu’il ne m’aurait été possible d’en avoir.

– Même si l’affaire vous eût été personnelle ?

– La question n’est pas là, mon amour.

– Pas là ? reprend mistress Lammle ; oh ! savant légiste, dit-elle avec finesse.

– Non, cher ange. Du niveau inférieur où je me trouve, Sophronia ! mister Boffin m’apparaît comme un homme trop généreux, trop clément à l’égard d’êtres indignes de lui, et qui ne l’ont payé que d’ingratitude. Je ne saurais prétendre à cette magnanimité ; au contraire, elle excite mon indignation.

– Alfred !

– Oui, cher trésor, mon indignation contre les infâmes qui en sont l’objet ; indignation qui fait naître en moi l’ardent désir de me placer entre mister Boffin et ceux que vous connaissez. Pourquoi cela, direz-vous ? parce qu’étant d’une nature inférieure, je suis moins délicat, moins détaché de ce monde ; parce que, n’ayant pas sa grande âme, je suis plus froissé des torts qu’on a envers lui qu’il ne saurait l’être lui-même et me sens plus capable de venger ses injures. »

Décider mister et missis Boffin à prendre part à la conversation ne paraît pas du tout facile ; missis Lammle en est frappée. Jusqu’à présent elle a discouru avec son mari de la manière la plus affectueuse ; mais elle n’a pas eu un mot du boueur, ni de sa femme. Elle vient encore de jeter quelques amorces, et ni l’un ni l’autre n’ont mordu à l’appât. Il est probable que le vieux couple est impressionné par ce qu’il entend, mais on aimerait à en avoir l’assurance ; d’autant plus qu’on s’adresse parfois à l’une des chères créatures, et qu’il est singulier de n’en pas avoir de réponse. Dans tous les cas, si la timidité, ou la conscience de leur peu de valeur empêche ces braves gens de se mêler à l’entretien, il faut les prendre par les épaules et les y faire entrer de force.

« Dans son admiration pour l’homme qu’il brûle de servir, dit Sophronia s’adressant au vieux couple, ce cher Alfred oublie ses revers momentanés ; et je vous le demande, cher monsieur, n’est-ce pas là faire preuve d’une nature généreuse ? Je n’ai jamais su discuter ; mais cela me paraît évident : ne trouvez-vous pas, chère madame ? »

Toujours pas de réponse. Le cher monsieur regarde son assiette, et continue de manger son jambon. La chère madame a les yeux sur la bouilloire, et ne s’en détourne pas. Voyant s’évanouir son éloquent appel, qui va se mêler à la vapeur de l’urne, Sophronia jette un coup d’œil sur le couple doré, et hausse légèrement les sourcils, comme pour dire à son Alfred : Est-ce que la chose tournerait mal ? Mister Lammle, qui en mainte occasion, a obtenu de sa poitrine d’heureux effets, manœuvre son vaste devant de chemise de la façon la plus expressive, et répond en souriant : « Mister et missis Boffin, chère Sophronia, vous rappellent ce vieil adage : l’éloge de soi-même n’est pas une recommandation.

– De soi-même, Alfred ? Est-ce parce que vous et moi ne faisons qu’un ?

– Ma chère enfant, je veux dire que vous méritez, pour votre part, le compliment que vous voulez bien me faire ; car vous éprouvez pour madame, ce que je ressens pour mister Boffin ; vous me l’avez confié, chère oublieuse.

– Quel habile avocat ! dit tout bas mistress Lammle à missis Boffin ; me voilà battue ; je n’ai plus qu’à l’avouer ; car la chose est vraie. »

Missis Boffin lève seulement les yeux, avec un semblant de sourire ; et les repose sur la bouilloire. Plusieurs marques blanches vont et viennent près du nez de mister Lammle.

« Eh bien ! Sophronia, admettez-vous l’accusation ? demande Alfred d’un ton railleur.

– Hélas ! dit-elle gaiement, j’en suis réduite à réclamer la protection de la Cour. Dois-je répondre à cette question, milord ! (elle s’adresse à mister Boffin.)

– Comme il vous plaira, madame. »

Le vieux boueur a l’air grave, et tire quelque dignité du déplaisir qu’il éprouve de cette conversation. Les sourcils de missis Lammle demandent de nouveaux ordres ; un léger signe répond qu’il faut encore essayer.

« Pour me défendre contre le soupçon d’éloge personnel, dit Sophronia d’un air badin, il faut que je vous dise, chère madame, comment c’est arrivé.

– Non, interpose le vieux boueur ; non madame, je vous en prie.

– La Cour s’y oppose ? dit en riant mistress Lammle.

– Lacour, madame, si c’est moi que vous appelez comme ça, répond mister Boffin, Lacour s’y oppose, et ça pour deux raisons : premièrement il ne croit pas que ce soit honnête ; en second lieu ça tourmente la vieille lady, mistress Lacour, puisqu’elle se nomme comme moi.

– Qu’est-ce qui paraît à la Cour avoir peu d’honnêteté ? demande Sophronia d’un air qui tient à la fois de la supplique et du défi.

– De vous laisser continuer, répond mister Boffin en hochant doucement la tête ; ce n’est pas jouer cartes sur table, et c’est manquer de franchise. Quand la vieille lady est mal à son aise, croyez-le, ce n’est pas sans motif. Je la vois qui se tourmente ; je vois aussi qu’il y a de bonnes raisons pour ça. Avez-vous déjeuné, madame ? »

Sophronia repousse son assiette d’un air dédaigneux, regarde son mari et se met à rire ; mais cette fois d’une manière peu joyeuse.

– Et vous, monsieur, avez-vous fini ? demande le vieux boueur.

– Encore une tasse de thé, si madame le veut bien, dit Alfred en montrant toutes ses dents.

Il répand un peu du liquide sur cette poitrine qui devait faire tant d’effet, et n’en a produit aucun ; mais en somme il boit avec aisance, bien que les taches mobiles qui marquettent sa figure soient aussi larges que si elles étaient dues à la pression de la petite cuiller. « J’ai fini et vous remercie mille fois. »

– Maintenant, reprend mister Boffin, en tirant son portefeuille, qui de vous deux tient la bourse ?

– Chère Sophronia, dit Alfred qui se renverse sur sa chaise, étend la main droite vers sa femme, et introduit le pouce de sa main gauche dans l’entournure de son gilet, c’est vous qui en serez chargée.

– J’aurais préféré que ce fût votre mari, dit mister Boffin ; oui, madame, parce que… Peu importe ; j’aimerais mieux avoir affaire à lui. Enfin, je tâcherai de dire ce que j’ai à dire avec le moins d’offense possible. Vous m’avez rendu service en faisant ce que vous avez fait ; ma vieille lady connaît l’affaire. J’ai mis dans cette enveloppe un billet de cent livres ; le service que vous m’avez rendu vaut bien ça, et je donne cet argent avec plaisir. Voulez-vous me faire la grâce de le prendre, et recevoir mes remerciements ? »

Sophronia tend la main d’un air de hauteur, sans regarder mister Boffin, et reçoit le petit paquet. Alfred, qui jusque-là n’avait pas cru à la possession des cent livres, paraît soulagé et respire plus librement.

« Il est possible, continue le vieux boueur en s’adressant à mister Lammle, que vous ayez eu comme une vague idée de remplacer Rokesmith.

– Très-possible, répond Alfred avec un brillant sourire.

– Peut-être bien, poursuit mister Boffin en regardant Sophronia, peut-être, madame, que vous avez eu la bonté de songer à ma vieille lady, et de lui faire l’honneur de penser qu’un de ces jours, vous pourriez devenir pour elle une sorte de miss Wilfer, ou quelque chose de plus ?

– Je présume, monsieur, répond mistress Lammle d’un air de mépris et d’une voix très-haute, que si jamais j’étais quelque chose pour votre femme, je ne pourrais manquer d’être un peu plus que miss Wilfer, comme vous l’appelez.

– Et vous, madame, comment la nommez-vous ? » demande mister Boffin.

Elle ne daigne pas répondre, et bat du pied avec impatience.

« Enfin, reprend le vieux boueur, je dis que vous avez pu y songer ; n’est-il pas vrai, monsieur ?

– Assurément, répond Alfred avec un nouveau sourire.

– Eh bien ! dit mister Boffin d’un ton grave, ça ne se peut pas. Je voudrais, pour beaucoup, ne pas dire un mot qui vous serait désagréable ; mais ça ne se peut pas.

– Sophronia, dit Alfred d’une voix railleuse, vous l’entendez, ma chère : ça ne se peut pas.

– Non, répond mister Boffin, dont l’air est toujours grave, c’est comme je le dis. Excusez-nous ; allez de votre côté, nous irons du nôtre, la vieille lady et moi ; et tout sera terminé à la satisfaction commune. »

Sophronia proteste par un regard on ne peut moins satisfait ; mais ne prononce pas un mot.

« Le meilleur parti à prendre, continue le vieux boueur, c’est de considérer la chose comme une affaire, et de nous dire que c’est une affaire faite. Vous m’avez rendu un service ; je l’ai payé, tout est dit ; à moins que le prix ne vous convienne pas. »

Les deux époux se regardent, mais ne font aucune objection ; Alfred hausse les épaules, Sophronia reste immobile.

« Très-bien, reprend le boueur doré. Vous reconnaîtrez, nous l’espérons, ma vieille lady et moi, que nous avons pris le chemin le plus court et le plus honnête qu’offrait la circonstance. La vieille lady et moi, nous en avons causé avec beaucoup de réflexion, et nous avons senti que de vous tenir plus longtemps le bec dans l’eau, ça ne serait pas juste. Alors je vous ai donné à entendre que… » Mister Boffin cherche un nouveau tour de phrase, et n’en trouvant pas de meilleur, répète que ça ne se peut pas. Si j’avais su dire la chose d’une façon plus agréable, je l’aurais fait avec plaisir. J’espère néanmoins ne pas vous avoir blessés ; dans tous les cas, ce n’était pas mon intention… Et vous souhaitant bonne chance sur la route que vous allez prendre, je finis en vous disant qu’il faut nous séparer. »

Mister Lammle se lève de table avec un rire impudent ; sa chère âme avec le regard dédaigneux qui lui appartient. En ce moment un pas rapide s’entend dans l’escalier, la porte s’ouvre, et Georgiana, tout en larmes, se précipite dans la chambre sans qu’on l’annonce.

« Oh ! ma Sophronia ! s’écrie-t-elle en se tordant les mains et en se jetant dans les bras de missis Lammle ; penser que vous êtes ruinés, vous et Alfred ! Qu’on a vendu chez vous ! pauvre chère Sophronia ! après toutes les bontés que vous avez eues pour moi. Oh ! mister et missis Boffin, je vous souhaite le bonjour ; veuillez me pardonner ; vous ne savez pas combien je l’aimais quand on m’a défendu de la voir, et tout ce que j’ai souffert depuis que j’ai entendu dire à Ma qu’ils n’avaient plus de position dans le monde. Vous ne savez pas combien d’heures j’ai passées la nuit sans dormir, à pleurer pour ma Sophronia, ma première et ma seule amie. »

La figure et les manières de missis Lammle ont complétement changé. Elle est extrêmement pâle, et adresse à mister Boffin et à sa femme un regard suppliant, qu’ils comprennent tous les deux avec plus de promptitude que ne l’auraient fait beaucoup de gens mieux élevés, dont la pénétration vient moins directement du cœur.

« Je n’ai qu’une minute, dit la pauvre Georgiana ; il faut que je m’en aille. Je suis sortie avec Ma pour visiter les magasins ; j’ai dit que j’avais mal à la tête afin de rester dans le phaëton. J’ai couru chez Sophronia ; nous en étions tout près ; – on m’a dit qu’elle était ici. Alors Ma est allée voir une atroce vieille femme à Portland-Place, qui a un turban ; j’ai dit qu’elle me faisait peur, et que je ne voulais pas monter, que pendant ce temps-là j’irais avec la voiture déposer des cartes chez les Boffin… Excusez-moi, ce n’était pas bien parler ; mais, bonté du ciel ! ma pauvre tête ! et le phaéton qui est à la porte ! Si Pa le savait ! miséricorde !

– Rassurez-vous, chère enfant, dit mistress Boffin ; vous êtes venue me voir et…

– Eh ! non, s’écrie la pauvre petite. C’est très-impoli, je le sais bien ; mais je suis venue pour Sophronia, ma seule amie. Que j’ai souffert de notre séparation, avant de savoir que vous étiez ruinés ; et que je souffre bien plus maintenant ! »

La pauvre petite miss au cœur tendre, à la tête faible, se jette au cou de missis Lammle, et de vraies larmes jaillissent des yeux de l’arrogante créature.

« Mais je suis venue pour affaire, reprend Georgiana qui sanglote, s’essuie les yeux et fouille dans un petit sac. Si je ne me dépêche pas, tout sera manqué. Bonté divine ! que dirait Pa, s’il le savait ? Et Ma ! que dira-t-elle si je la laisse attendre à la porte de ce turban ? Et il n’y a jamais eu de chevaux comme les nôtres pour piaffer et me faire perdre l’esprit, quand j’en ai le plus besoin. Quand je pense qu’ils vont et viennent, en piaffant, dans la rue de mister Boffin, où ils ne devraient pas être ! Mais où est-ce donc, où est-ce donc ? Je ne le trouve pas ! »

Et sanglotant, et fouillant toujours dans le petit sac,

« Qu’est-ce que vous ne trouvez pas, ma chère ? demande mister Boffin.

– Bien peu de chose : parce que Ma me traite toujours comme une enfant. – Je voudrais bien l’être encore ; je serais avec une gouvernante au lieu d’être avec elle ; – mais je ne dépense rien, et cela monte à quinze livres. C’est bien peu, Sophronia ; mais prenez-les tout de même. Cela vaut mieux que rien. Encore autre chose : bonté divine ! je l’ai perdu ! Oh ! non : le voilà. »

Et pleurant, sanglotant, fouillant dans le petit sac, Georgiana tire un collier.

« Les enfants et les bijoux ne vont pas ensemble, dit toujours Ma, ce qui fait que je n’en ai pas d’autres. C’est ma tante Hawkinson qui me l’a donné par testament. J’avais coutume de penser qu’on aurait bien fait de l’enterrer avec elle, puisqu’il est toujours au fond d’une boîte, enveloppé dans du coton ; mais le voilà ; il va enfin servir ; j’en suis bien reconnaissante. Vous le vendrez, Sophronia, et vous achèterez des affaires avec.

– Je m’en charge, dit mister Boffin en prenant le collier.

– Oh ! que vous êtes bon ! merci mille fois. Un mot suffira ; vous le remettrez à ma femme de chambre, avec une demi-couronne. J’irai avec elle chez le pâtissier, et je donnerai ma signature ; ou bien dans le square, si quelqu’un voulait venir, et tousser pour que je lui ouvre ; il apporterait une plume et de l’encre, et un morceau de papier buvard. Ô ciel ! il faut que je m’en aille ! Pa et Ma le sauraient. Chère Sophronia, ma seule amie, adieu ! adieu ! »

Puis s’arrachant des bras de cette dernière : « Adieu cher mister Lammle ; c’est Alfred que je veux dire. Rappelez-vous quelquefois que je ne me suis pas éloignée de vous, ni de Sophronia, parce que vous n’aviez plus de position dans le monde. Seigneur ! j’ai tant pleuré, que j’en ai les yeux tout rouges ; et Ma, pour sûr, va me demander ce que c’est. Oh ! conduisez-moi, je vous en prie, conduisez-moi. »

Mister Boffin la conduit jusqu’à sa voiture, et la regarde s’éloigner avec ses pauvres petits yeux rouges, et son petit menton faible qui apparaissent au-dessus du grand tablier soupe-au-lait. On dirait un enfant qu’on a envoyé coucher dans le jour, en punition d’une désobéissance, et qui montre au-dessus de la couverture son malheureux petit visage, où se voit un mélange d’abattement et de repentir.

Revenu dans la salle à manger, mister Boffin retrouve mister et missis Lammle toujours à côté de la table.

« Ils seront bientôt rendus, je m’en charge, » dit le vieux boueur, en montrant l’argent et le collier.

Missis Lammle, qui a son ombrelle à la main, suit les contours des arabesques de la nappe, comme elle a esquissé les fleurs du papier de mister Twemlow. « J’espère, monsieur, que vous ne la détromperez pas, dit-elle d’une voix douce, et en tournant la tête vers mister Boffin, mais sans le regarder.

– Non, madame, répond le vieux boueur ; je tâcherai de faire entendre à sa famille qu’elle a besoin d’être protégée d’une manière affectueuse ; mais je n’en dirai pas davantage, soyez tranquille ; et ce ne sera pas devant elle.

– Mister et missis Boffin, dit Sophronia, en dessinant toujours et en paraissant y apporter un grand soin, je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de gens qui, en pareille occasion, auraient eu pour nous la même bienveillance ; consentez-vous à être remerciés ?

– Les remercîments valent toujours qu’on les reçoive, répond missis Boffin avec son affabilité ordinaire.

– En ce cas, je vous remercie tous les deux.

– Sophronia, dit Alfred d’un air railleur, allez-vous devenir sentimentale ?

– Allons, mon cher monsieur, réplique mister Boffin, c’est une bonne chose de penser du bien de quelqu’un ; et une très-bonne quand les autres pensent du bien de vous ; madame n’en vaudra pas moins pour ça.

– Très-obligé, dit Alfred ; mais c’était à missis Lammle que s’adressait ma question. »

Elle continue son dessin et garde le silence.

« C’est que voyez-vous, ajoute-t-il, je me sens moi-même disposé à m’attendrir en pensant aux bank-notes et au bijou que vous nous prenez, mister Boffin. Comme disait notre petite Georgiana, quinze livres sont peu de chose ; mais cela vaut mieux que rien ; et avec le prix du collier on achète des affaires.

– Pour cela, il faudrait l’avoir, » dit mister Boffin en mettant le bijou dans sa poche.

Alfred suit le collier d’un œil avide, ainsi que les trois billets de cinq livres qui vont rejoindre les perles dans le paletot du vieux boueur ; puis il regarde sa femme d’un air à la fois ironique et furieux.

La lutte qu’elle subit intérieurement se trahit par les lignes profondes que son ombrelle a tracées, et des larmes lui coulent sur le visage. « Que le diable l’emporte ! la voilà sentimentale, » s’écrie mister Lammle.

Reculant devant la colère avec laquelle il l’examine, elle se dirige vers la fenêtre et regarde au dehors pendant quelques instants : puis elle se retourne, et d’un air parfaitement calme : « C’est la première fois, dit-elle, que vous avez à vous plaindre de ma sensibilité ; ce sera la dernière. Alfred ; n’y faites pas attention ; cela n’en vaut pas la peine. N’allons-nous pas à l’étranger ?

– Il le faut, vous le savez bien.

– N’ayez pas peur que j’emporte là-bas un sentiment quelconque ; je m’en débarrasserai avant de partir ; c’est déjà fait. Êtes-vous prêt Alfred ?

– Je n’attends que vous, Sophronia.

– Eh bien ! allons-nous-en. »

Elle est sortie la première, son mari derrière elle. Le couple doré ouvre une fenêtre et les suit des yeux, tandis qu’ils descendent la rue. Ils se donnent le bras, et marchent d’une allure triomphante, sans toutefois échanger une parole. On pourrait se tromper en supposant que, sous leur air d’assurance, il y a quelque chose de la confusion de deux fourbes enchaînés l’un à l’autre par des menottes invisibles ; mais on serait dans le vrai en pensant qu’ils sont horriblement fatigués l’un de l’autre, fatigués d’eux-mêmes, fatigués de tout au monde. Ils tournent le coin de la rue, et pourraient aussi bien passer de vie à trépas, sans qu’il y eût la moindre différence pour mister et missis Boffin ; car ces derniers ne reverront jamais ni mister ni missis Lammle.

III. Rechute du boueur doré §

Le jour du départ des Lammle était jour de lecture au Bower ; mister Boffin, aussitôt après le dîner, qui avait eu lieu à cinq heures, embrassa la vieille lady, sortit de l’hôtel, et s’en alla en trottinant, sa grosse canne dans les bras, comme il faisait autrefois ; de telle sorte que le bâton avait l’air de lui parler à l’oreille. Dans tous les cas son visage était si attentif, que les discours de la grosse canne paraissaient être peu lucides. Noddy Boffin avait l’air d’un homme à qui l’on communique une affaire embrouillée, et tout en trottinant, il lançait de temps à autre au bâton le regard qui d’habitude accompagne ces mots : qu’entendez-vous par là ?

Le boueur doré et sa canne allèrent ainsi jusqu’à un certain carrefour où l’on devait rencontrer tout individu, qui, à la même heure, se serait rendu de Clerkenwell au Bower. Noddy s’arrêta et regarda à sa montre. « Il s’en faut, dit-il, de cinq minutes qu’il soit l’heure indiquée par Vénus ; je suis un peu en avance. »

Mais Vénus était un homme ponctuel, et mister Boffin n’avait pas remis sa montre dans son gousset qu’il aperçut le monteur de squelettes. Celui-ci pressa le pas en voyant mister Boffin, et fut bientôt arrivé.

« Merci, Vénus, dit le vieux boueur, merci, merci, merci. » On aurait pu se demander pourquoi il remerciait l’anatomiste, n’étaient les paroles suivantes qu’il se hâta d’ajouter. « Depuis que vous êtes venu chez moi, et que vous consentez à garder les apparences, pendant un certain temps, je me trouve comme un soutien, et me sens plus à mon aise ; merci, Vénus, merci, merci, merci. »

Vénus serra d’un air modeste la main qui lui était offerte, et s’achemina vers le Bower en compagnie de mister Boffin.

« Croyez-vous, demanda celui-ci d’un air pensif, que Wegg ait l’intention de m’attaquer ce soir ?

– Je le crois, monsieur.

– Est-ce que vous avez une raison pour cela ?

– Le fait est, monsieur, qu’il est venu chez moi afin de vérifier l’état de ce qu’il appelle notre fonds disponible ; il m’a dit que rien au monde ne l’empêcherait d’ouvrir le feu la première fois que vous viendriez ; et cette fois, insinua Vénus, étant la première depuis lors…

– Vous supposez donc qu’il va tourner la meule ? interrompit le vieux boueur.

– Oui, monsieur. »

Mister Boffin prit son nez dans sa main, comme si cet organe était déjà entamé, et que les étincelles eussent commencé à en jaillir. « C’est un homme terrible, dit-il, un homme terrible. Je ne sais pas comment j’ai pu m’y laisser prendre ; moi qui l’aimais ! Vous me soutiendrez n’est-ce pas ? franchement et loyalement ; vous ferez au moins tout votre possible ?

Vénus répondit d’une manière affirmative ; et mister Boffin garda le silence jusqu’à ce qu’il eût tiré la sonnette du Bower.

La jambe de bois ne tarda pas à se faire entendre, et la porte ayant roulé sur ses gonds, mister Wegg, la main sur la serrure, apparut aux arrivants. « Mister Boffin ! s’écria-t-il avec une feinte surprise ; vous n’êtes plus ici qu’un étranger.

– C’est vrai ; il y a longtemps que je ne suis venu, Silas ; j’ai eu de l’occupation.

– Vraiment ? fit l’autre avec ironie. Eh ! bien, moi, je vous attendais, et je peux dire d’une façon toute spéciale.

– Pas possible, Wegg ?

– Tellement possible, que si vous n’étiez pas venu ce soir, je serais allé vous trouver demain matin.

– Pas de malheur, Wegg ?

– Non, monsieur, oh ! non ; quel malheur pourrait-il arriver dans ce séjour des Boffin ? Entrez, monsieur, entrez.

Si vous voulez venir au Bower, que j’ai gardé pour vous,

Votre lit ne sera pas de roses ; mais sera bien plus doux ;

Voulez-vous, voulez-vous, voulez-vous,

Voulez-vous,

Entrer dans le Bower ?

Oh ! monsieur, ne voulez-vous pas, ne voulez-vous pas,

Ne voulez-vous pas,

Entrer dans ce galetas ?

Un éclair de méchant triomphe brilla dans les yeux de Wegg, lorsqu’après avoir introduit le vieux boueur dans la cour, il ferma la porte, et donna un tour de clé à la serrure.

« Regardez-moi ce ver de terre, ce mignon de la fortune, dit-il à l’oreille de Vénus, en lui montrant le boueur doré, qui marchait devant d’un air abattu.

– Je vous ai préparé les voies, répondit Vénus je lui ai annoncé la chose ; c’est pour cela qu’il a l’oreille basse. »

Entré dans la salle, mister Boffin posa sa canne sur le banc qui lui était réservé, mit ses mains dans ses poches ; et les épaules hautes, le chapeau en arrière, attacha un regard désolé sur son littérateur.

« Mister Vénus, mon ami et mon associé, lui dit cet homme puissant, me donne à entendre que vous êtes averti du pouvoir que nous avons sur vous. Quand vous vous serez découvert, nous en viendrons à l’explication du fait. »

Le vieux boueur secoua la tête de manière à faire tomber son chapeau derrière lui, et continua à regarder Silas d’un air éperdu.

« Je vous préviens d’abord qu’à partir de ce moment je vous appelle Boffin tout court. Si ça vous déplaît, il vous est permis d’être mécontent.

– Ça m’est égal, répondit le vieux boueur.

– Tant mieux pour vous, Boffin. Désirez-vous qu’on vous fasse la lecture ?

– Ce soir, je n’y tiens pas, Wegg.

– C’est que, voyez-vous, poursuivit Silas, un peu désappointé, si vous le demandiez, on vous le refuserait net. J’ai été assez longtemps votre esclave ; je ne veux plus être foulé aux pieds par un boueur. La place me déplaît. Je renonce à tout, excepté aux profits. Mais passons à l’article suivant ; il faut déblayer le terrain, avant de parler d’affaires. Vous avez placé dans la cour un de vos chiens de valets, rampant et reniflant…

– Quand je l’ai envoyé, dit le vieux boueur, il n’était pas enrhumé du cerveau.

– Pas de plaisanteries avec moi, Boffin ; ça ne prendra pas, je vous en avertis. »

Ici l’anatomiste crut devoir intervenir, et fit observer qu’il comprenait que mister Boffin eût pris les paroles de Wegg au pied de la lettre ; d’autant mieux que lui, Vénus, avait pensé d’abord que le susdit valet était affligé d’une affection, ou d’une habitude nasale, très-désavantageuse dans les rapports sociaux, jusqu’à ce qu’il eût découvert que la description de Wegg devait être prise au figuré.

« Peu importe, dit Silas, d’une manière ou de l’autre ce garçon-là est ici ; et j’entends qu’il s’en aille. Je somme donc Boffin, avant d’aller plus loin, d’appeler ce drôle, et de lui ordonner de faire son paquet. »

En ce moment, le confiant Salop était dans la cour, où il faisait prendre l’air à ses nombreux boutons. Mister Boffin ouvrit la fenêtre, et lui fit signe de venir.

« Je somme Boffin, reprit Wegg, le poing sur la hanche et la tête de côté, d’apprendre à ce valet que c’est moi qui suis le maître ici. »

Conséquemment lorsqu’entra le jeune homme, l’obéissant Boffin lui dit : « Mon brave garçon, mister Wegg est ici le maître ; il n’a pas besoin de vous, et il faut vous en aller.

– Pour tout à fait, dit Wegg d’un ton sévère.

– Pour tout à fait ; répéta le boueur. »

Les yeux écarquillés, et les boutons dehors, Salop resta bouche béante ; mais sans perdre de temps, mister Wegg le conduisit jusqu’au portail ; et le poussant dans la rue par les épaules, referma la porte avec fracas.

« La smotphère, dit-il en rentrant, le visage un peu rougi par cette expulsion, la smotphère est plus pure, et l’on respire plus librement. Mister Vénus, veuillez, monsieur, prendre un siége. Vous pouvez vous asseoir, Boffin. »

Le pauvre Noddy, les mains dans les poches, se posa sur le bord de son banc, de manière à occuper le moins de place possible, et attacha sur le puissant Silas des regards conciliateurs.

« Ce gentleman, dit mister Wegg en désignant Vénus, a été plus doux à votre égard que je ne le serai bien certainement. Mais il n’a pas, comme moi, porté le joug de l’empire romain, ni été forcé de complaire à votre goût dépravé pour les histoires d’avares.

– Je n’ai jamais pensé, mon cher Wegg…

– Taisez-vous, Boffin ; vous parlerez quand on vous questionnera ; peut-être qu’alors vous ne serez pas si pressé de le faire. Vous jouissez d’une fortune qui ne vous appartient pas, mais pas du tout ; vous le savez sans doute.

– Vénus me l’a dit, soupira le vieux boueur.

– Eh bien ! reprit Silas, voici ma canne et mon chapeau ; ne badinez pas, ou je les prends l’un et l’autre, et, au lieu de faire marché avec vous, je vais m’entendre avec le véritable propriétaire. À présent, qu’est-ce que vous dites ?

– Je dis, répliqua le vieux boueur, les deux mains sur les genoux, le corps penché en avant, que je ne badinerai pas ; je l’ai même dit à Vénus.

– Oui, monsieur, confirma l’anatomiste.

– Vous êtes trop doux pour lui, objecta Silas en hochant sa tête ligneuse, beaucoup trop doux, mon cher, du lait coupé ! Ainsi donc, Boffin, vous désirez un accommodement ?

– Oui, Silas, j’accepte…

– Qui vous parle d’accepter ? Je vous demande si vous désirez qu’on vous accorde la faveur de vous permettre d’en venir à un accommodement ? »

Wegg se plaça de nouveau le poing sur la hanche, et regarda Boffin par-dessus l’épaule.

« Oui, murmura le vieux boueur.

– Oui ne me suffit pas ; je veux toute la phrase, reprit l’inexorable Wegg.

– Bonté divine ! s’écria le malheureux, suis-je assez tourmenté ? Eh ! bien donc, je désire que l’on m’accorde la faveur d’en venir à un accommodement, si toutefois le testament est valable.

– Ne craignez rien, dit Silas en jetant brusquement la tête dans la direction du boueur, on vous le montrera. Posons d’abord les conditions. Est-ce le chiffre de la somme que vous désirez savoir ? Voulez-vous répondre, ou ne le voulez-vous pas ?

– Miséricorde ! c’est à en perdre l’esprit ; vous me pressez tant ! Dites-moi vos conditions, Wegg.

– Écoutez bien, répondit Silas ; c’est au bas mot, et à prendre ou à laisser. Le petit monticule, celui que vous avez en propre, sera mis avec le reste, et le tout sera divisé en trois parts ; de sorte que vous irez de pair avec nous autres. »

La figure du boueur doré s’allongea, et mister Vénus, qui ne s’attendait pas à une pareille demande, se tortilla la bouche d’un air surpris.

« Attendez, Boffin, ce n’est pas tout, continua Silas ; vous avez mangé beaucoup d’argent, ça doit être à votre compte ; par exemple, vous avez acheté une maison, vous en rembourserez les deux tiers.

– Il me ruine, murmura le vieux boueur.

– Autre chose, poursuivit le rapace ; je surveillerai seul l’enlèvement des monticules, et si par hasard il s’y trouve des valeurs, elles seront confiées à ma garde. Vous produirez les contrats de vente de ces monticules, afin qu’on sache à un penny près ce qu’ils peuvent valoir. Vous donnerez également la liste des propriétés et objets de toute nature qui composent la fortune ; et quand la dernière pelletée de cendre aura été enlevée le partage aura lieu.

– C’est une horreur, s’écria Noddy en se prenant la tête à deux mains, une horreur, une horreur ! je mourrai dans un work-house.

– Enfin, reprit mister Wegg, vous avez fureté dans cette cour, vous y avez fouillé illégalement. Deux paires d’yeux, que le hasard avait mises sur vos traces, vous ont vu, parfaitement vu déterrer une bouteille hollandaise.

– Elle m’appartient, dit mister Boffin, c’est moi qui l’y avais mise.

– Qu’y avait-il dans cette bouteille ? demanda Silas.

– Ni espèces, ni bijoux, ni bank-notes ; rien dont on puisse tirer profit, je vous en réponds, sur mon âme. »

Wegg se retourna vers son associé, et d’un air capable et finaud : « M’attendant bien, dit-il, à une réponse évasive, je me suis arrêté à un chiffre, qui, je l’espère, obtiendra votre approbation : j’ai taxé ladite bouteille à mille livres. »

Mister Boffin poussa un gémissement.

« En outre, vous avez à votre service un faux chien nommé Rokesmith ; nous n’entendons pas qu’il ait à se mêler de nos affaires ; il devra être congédié.

– Il l’est déjà, répondit d’une voix sourde le malheureux Boffin, qui, la tête dans ses mains, se balançait comme une personne en proie à une vive douleur.

– Il l’est déjà ! répéta Wegg avec surprise. Eh bien ! alors, je crois que c’est tout. »

Le malheureux Boffin continuait à se balancer et à gémir ; Vénus le supplia d’avoir du courage, lui disant qu’il s’accoutumerait peu à peu à l’idée de changer de position ; qu’on lui laisserait le temps de s’y habituer ; et qu’à la longue…

Mais il n’entrait pas dans les vues de Silas d’accorder le moindre délai. « C’est oui ou non, dit-il ; pas de demi-mesures ! » Il le répéta plusieurs fois en agitant le poing devant le nez de sa victime, et en frappant le carreau de sa jambe de bois.

À la fin mister Boffin sollicita un répit d’un quart d’heure, et demanda qu’il lui fût permis de se promener dans la cour pendant ces quelques minutes. Mister Wegg n’y consentit qu’avec difficulté, et seulement à condition qu’il accompagnerait le boueur, ne sachant pas ce qu’il pourrait déterrer si on l’abandonnait à lui-même.

Chose risible que de voir le malheureux Noddy, en proie à la plus vive agitation, trottiner légèrement à côté de Silas Wegg, et celui-ci, haletant et sautillant, s’efforcer de le suivre, guettant d’un œil avide le moindre battement des cils du boueur, car cela pouvait indiquer l’endroit où dormait quelque trésor. Jamais scène plus grotesque ne s’était passée à l’ombre des monticules.

Le quart d’heure écoulé, mister Wegg clopina vers la salle, et rentra n’en pouvant plus. Quant à mister Boffin, il se jeta sur son banc d’un air de désespoir, et les mains si profondément enfouies dans ses poches, que celles-ci paraissaient défoncées.

« Que faire ? s’écria-t-il ; à quoi bon résister, puisque je ne trouve rien ! Il faut en passer par là ; mais je voudrais voir le testament. »

Silas, qui ne demandait qu’à terminer l’affaire, répondit à Boffin qu’on allait le contenter. Il lui planta son chapeau derrière la tête, puis s’arrogeant sur le vieux boueur, corps et âme, un droit absolu, il le prit par le bras, et le conduisit de la sorte chez Vénus, dont la collection ne renfermait pas d’objets plus hideux que cet affreux mister Wegg.

L’anatomiste aux cheveux roux, complétement ébouriffé, marchait derrière Boffin, qui, trottinant de toutes ses forces, entraînait Silas dans de fréquentes collisions avec les passants, ainsi que l’aurait fait, à l’égard de son maître, un chien d’aveugle préoccupé.

Ils gagnèrent enfin Clerkenwell, où ils arrivèrent quelque peu échauffés par la vitesse de la course, surtout la jambe de bois. Suant et haletant, mister Wegg se bouchonna la tête avec son mouchoir de poche, et resta quelques minutes sans pouvoir prendre la parole.

Pendant ce temps-là, Vénus, qui avait laissé les grenouilles ferrailler à la lueur de la chandelle, pour la délectation du public, alla fermer les contrevents, et une fois la porte close, dit à Silas, toujours en nage :

« Je crois, monsieur, que le papier en question peut être produit.

– Un instant, répliqua Silas, un instant ; voudriez-vous avoir l’obligeance de me pousser la caisse de fragments divers, qui m’a servi de siége plus d’une fois, et de la mettre ici. » Mister Vénus poussa la caisse au milieu de la boutique, ainsi qu’il lui était demandé. « Très-bien, dit Wegg en jetant les yeux autour de lui ; voudriez-vous, monsieur, me passer la chaise qui est près de vous. »

Il prit cette dernière des mains de l’anatomiste, la posa sur la caisse, et ordonna au boueur de s’y asseoir. Mister Boffin, comme s’il se fût agi de faire son portrait, de l’électriser, de le recevoir franc-maçon, ou de l’isoler à son désavantage, alla se mettre sur la sellette qu’on venait de lui préparer.

« Maintenant, mister Vénus, dit Wegg en ôtant sa redingote, lorsque je me serai emparé des bras et du corps de notre ami, de façon à le clouer au dos de sa chaise, vous pourrez lui montrer ce qu’il veut voir ; et si vous êtes assez bon pour tenir le papier d’une main, et la chandelle de l’autre, il en prendra lecture. »

Mister Boffin parut protester contre ces précautions ; mais saisi par le littérateur, il ne fit aucune résistance. Le papier fut produit par Vénus, et le malheureux Boffin l’épela lentement à haute voix, si lentement que le cher Wegg, qui dépensait toute sa force à le tenir, se sentait complétement épuisé.

« Dites-moi quand vous l’aurez remis à sa place, mister Vénus, balbutia-t-il avec peine ; car l’effort que je suis obligé de faire est quelque chose d’épouvantable. »

Enfin le précieux document fut sous clef, et mister Wegg, dont l’attitude pénible était celle d’un homme qui essaye en vain, mais avec persistance, de se poser sur la tête, prit un siége pour se remettre de ses fatigues. Quant au boueur doré, il ne songea même pas à quitter son perchoir.

« Eh ! bien, lui dit Wegg, aussitôt que celui-ci fut en état de parler, vous n’avez plus aucun doute ?

– Non, Silas.

– Fort bien ; vous savez nos conditions ; tâchez de vous en souvenir. Mister Vénus, si dans cette heureuse circonstance vous aviez quelque chose d’un peu moins doux que votre breuvage habituel, je vous en demanderais amicalement un petit échantillon. »

Rappelé ainsi aux devoirs de l’hospitalité, Vénus tira d’un coin une bouteille de rhum. « Voulez-vous un peu d’eau chaude, mister Wegg ?

– Je ne crois pas, répondit le littérateur, avec un aimable enjouement. Voulant fêter la circonstance, j’aime mieux le prendre sous forme de chatouille-palais. »

Toujours sur la sellette, le malheureux boueur semblait posé là pour être harangué ; ce fut pourquoi mister Wegg, après l’avoir regardé à loisir avec impudence, lui adressa la parole en ces termes : « Boffin !

– Oui, répondit le boueur en poussant un soupir, et comme réveillé en sursaut.

– Il est une chose que je ne vous ai pas dite, parce que c’est un détail qui tombe sous le sens : désormais vous serez gardé à vue.

– Je ne comprends pas, dit mister Boffin.

– Vous ne comprenez pas ? s’écria Silas d’un ton railleur, qu’avez-vous donc fait de votre esprit ? Avez-vous oublié que jusqu’à la sortie de la dernière charrette, vous êtes responsable de la richesse commune ? C’est à moi que vous en devrez compte. Mister Vénus étant à votre égard d’une douceur de lait coupé, n’est pas l’homme qui convient ; pour moi c’est différent.

– Je pense, dit mister Boffin d’un air abattu, qu’il faut cacher ça à ma vieille lady.

– Le partage ? demanda Wegg en se versant une troisième goutte de rhum.

– Oui ; ça fait que si elle mourait la première elle ne le saurait jamais ; elle croirait seulement que j’ai mis le reste de côté.

– Je soupçonne, répondit Wegg en hochant la tête d’un air sagace, et en adressant au boueur un clignement d’œil hautain, que vous avez entendu parler de quelque vieux drôle que l’on croyait avare, et qui se faisait passer pour être plus riche qu’il ne l’était réellement ; après tout, cela m’est égal.

– C’est que, voyez-vous, reprit mister Boffin d’une voix émue, ce serait pour elle, pauvre chère âme ! un coup bien rude.

– Je ne vois pas cela, répondit vertement Silas ; vous en aurez autant que moi ; et qui êtes-vous donc ?

– Et puis, objecta doucement mister Boffin, c’est que la vieille lady est d’une honnêteté…

– Qu’est-ce qu’elle est donc votre vieille lady, interrompit Wegg, pour avoir la prétention d’être plus honnête que moi ? »

Mister Boffin sembla moins patient sur ce point que sur tous les autres ; mais il sut se contenir, et dit avec assez de douceur, bien qu’avec fermeté : « Je crois cependant devoir le cacher à la vieille lady.

– Comme vous voudrez, répondit Wegg d’un air méprisant, bien que, peut-être, il ne fût pas sans inquiétude à l’égard de missis Boffin ; cachez-le-lui si bon vous semble ; ce n’est pas moi qui irai le lui dire. Mais il faut me recevoir ; je suis autant que vous, et même plus ; il faut m’inviter à dîner. Je valais assez pour vous autrefois, et pour votre vieille lady, quand je mangeais votre pâté de veau et de jambon. Est-ce qu’avant vous, il n’y avait pas là miss Élisabeth, maître Georges, tante Jane, et oncle Parker ?

– Plus de douceur, mister Wegg, plus de douceur, objecta Vénus.

– Du lait coupé, n’est-ce pas ? répondit. Wegg d’une langue épaissie par la quantité de rhum qui l’avait chatouillée. Il est sous ma surveillance, et je le surveillerai jusque dans sa maison :

Sur toute la ligne le signal a couru ;

Et l’Angleterre attend

De l’homme ici présent

Qu’il veille à ce que Boffin dans le devoir soit maintenu.

Je vais vous reconduire, Boffin. »

Ce dernier quitta sa chaise, prit affectueusement congé de Vénus ; et cheminant côte à côte, surveillant et surveillé gagnèrent l’hôtel Boffin. Le vieux boueur souhaita le bonsoir à son gardien, tira sa clef, rentra chez lui et referma doucement la porte. Mais Silas avait besoin de s’affirmer de nouveau sa toute-puissance.

« Bof-fin ! dit-il par le trou de la serrure.

– Que voulez-vous, Silas ? fut-il répondu par le même canal.

– Vous voir encore une fois ; sortez. »

Le boueur obéit.

« Rentrez, dit Wegg en lui faisant la grimace ; et allez vous coucher. »

Il avait à peine refermé la porte que mister Wegg l’appelait encore : « Bof-fin !

– Que voulez-vous, Silas ? »

Cette fois Silas ne daigna pas répondre, mais se donna le plaisir de tourner une meule invisible devant le trou de la serrure, derrière lequel mister Boffin prêtait l’oreille. Puis il ricana tout bas, et reprit le chemin du Bower.

IV. Mariage clandestin §

Un matin, de fort bonne heure, ayant devant lui un jour de congé, Pa-Chérubin quitte aussi doucement que possible le côté de la majestueuse Ma. Il est attendu par la jolie femme ; mais non pour sortir avec elle. Bella, qui était debout avant quatre heures, n’a pas même son chapeau ; elle est assise au bas de l’escalier, et paraît n’avoir d’autre but que de faire partir le Chérubin.

« Votre déjeuner est prêt, lui dit-elle à demi-voix, en l’embrassant ; mangez vite et sauvez-vous. Comment cela va-t-il, cher Pa ?

– Comme un voleur novice, mon ange, qui vient de commettre une effraction, et qui ne se sentira à l’aise qu’après s’être éloigné de la scène du crime. »

Elle sourit gaiement, lui donne le bras ; et marchant tous deux sur la pointe du pied, ils se dirigent vers la cuisine : Bella s’arrête à chaque palier pour mettre le bout du doigt sur ses lèvres roses, et de là sur celles du Chérubin, suivant sa manière de baiser Pa.

« Et toi, mon amour, comment vas-tu ? demande Rumty en mangeant.

– Comme si la bonne aventure allait se réaliser à l’égard du petit homme blond.

– De lui seulement, cher ange ? »

Elle lui met de nouveau un baiser sur les lèvres ; puis s’agenouillant auprès de lui : « Voyons, dit-elle, qu’ai-je promis de vous donner si vous étiez bien sage ?

« Je n’en sais plus rien, mon ange ; ah ! si, je me rappelle : n’était-ce pas une de ces admirables nattes ? dit-il en lui caressant les cheveux.

– L’avoir oublié ! répond Bella en prétendant faire la moue. Savez-vous bien, monsieur, que le tireur de cartes donnerait au moins cinq mille guinées (si ce n’était pas de sa part une inconvenance) cinq mille guinées de ce que j’ai coupé à votre intention. Vous ne sauriez croire le nombre de fois qu’il a baisé une petite mèche grande comme ça, que je lui ai donnée ; et il la porte toujours ; oui, monsieur, sur son cœur, ajoute Bella en secouant la tête. Néanmoins vous avez été bien sage, un bon garçon, le meilleur, le plus aimé de tous les enfants de la terre ; et voici la chaîne que j’ai faite de cette admirable natte. Laissez-moi vous la passer autour du cou. »

Tandis que le cher Pa baisse la tête, elle verse quelques larmes, appuie son front sur la poitrine du Chérubin, découvre qu’elle s’essuie les yeux à son gilet blanc, rit de cette énormité, et, reprenant son sérieux : « Cher Pa, dit-elle, donnez-moi vos mains, que je les joigne, et répétez ce que je vais dire : Ma petite Bella,

– Ma petite Bella, répète Wilfer.

– Je vous aime de tout mon cœur.

– De tout mon cœur, chère mignonne.

– N’ajoutez rien, monsieur ! vous n’oseriez pas ajouter aux répons de l’office, et vous devez faire comme à l’église.

– Je retire la chère mignonne, mon ange.

– Très-bien ; c’est d’un enfant pieux. Continuons : Vous avez toujours été…

– Toujours été, dit-il.

– Un petit animal exigeant, capricieux…

– Pas du tout ! s’écrie le Chérubin.

– Capricieux, tourmentant, égoïste et ingrat ; mais j’espère qu’à l’avenir vous serez meilleure ; et dans cet espoir je vous pardonne et vous bénis. »

Elle lui saute au cou et l’embrasse avec effusion, oubliant que c’est à lui de dire ces paroles.

« Si vous saviez, cher Pa, comme ce matin je pense au vieil Harmon, à la première fois qu’il m’a vue. J’étais bien en colère, n’est-ce pas ? vous me l’avez dit souvent ; je frappais du pied, je criais, je vous battais avec mon petit chapeau. Eh bien ! il me semble que je n’ai pas fait autre chose depuis que je suis au monde, que de frapper du pied et de vous battre avec mon affreux chapeau.

– Une plaisanterie, ma belle ; et vos chapeaux ont toujours été charmants, car je ne vous en ai jamais vu qui ne vous allât à ravir ; à moins que ce ne fût toi qui leur allât bien, mon trésor.

– Vous ai-je fait beaucoup de mal, pauvre Pa ? » Malgré ses remords elle ne peut s’empêcher de rire en se voyant frapper le Chérubin avec son petit chapeau.

« Non, mon enfant, tu n’aurais pas blessé une mouche.

– Hélas ! je le crains bien, je ne vous aurais pas battu si je n’avais pas cru vous faire mal. Et je vous pinçais les jambes ?

– Pas très-fort, mignonne. Mais je pense qu’il est temps…

– Oh ! oui, s’écrie-t-elle ; si je continue à jaser vous serez pris. Sauvez-vous, Pa, bien vite, bien vite. »

Ils remontent sur la pointe du pied ; elle tire sans bruit les verrous de la porte ; et le Chérubin, ayant reçu une dernière accolade, quitte la maison. Il se retourne quand il a fait quelques pas ; elle lui envoie un nouveau baiser, et lance son petit pied en avant pour lui rappeler sa parole. Il fait le même geste pour dire qu’il y sera fidèle, et s’éloigne le plus vite possible.

Après avoir rêvé dans le jardin pendant une heure environ, Bella regagne sa chambre où Lavinia dort toujours. Elle met un petit chapeau qu’elle a fait la veille, et qui pour être fort simple n’en est pas moins coquet.

« Je vais me promener, » dit-elle, en embrassant Lavinia.

Celle-ci fait un bond, murmure qu’il n’est pas encore temps de se lever, et retombe dans un profond sommeil.

Bella est à pied ; la voyez-vous, la charmante fille ? vive et légère, elle franchit les rues d’un pas rapide. Voyez le Chérubin : il l’attend derrière une pompe, à trois milles, au moins, du toit paternel.

Regardez-les maintenant ; les voyez-vous sur le bateau de Greenwich ? Y seraient-ils attendus ? Probablement. Du moins Rokesmith est depuis trois heures au débarcadère, et semble radieux quand il les voit sur le petit vapeur enfumé, qui, pour lui, brille d’un éclat sans égal. Probablement ; car à peine a-t-elle sauté sur la rive qu’elle s’est emparée du bras de John, sans témoigner le moindre étonnement. Ils marchent l’un et l’autre d’un air éthéré, comme soulevés par la brise, et entraînent dans leur sillage un vieux pensionnaire de Greenwich : deux jambes de bois, un visage rude et bourru. Une minute avant que Bella fût arrivée et passât son petit bras confiant sous celui de Rokesmith, le vieux loup de mer ne voyait plus au monde d’autre objet que le tabac ; il était échoué dans la vase. Elle paraît, il est remis à flots à l’instant même, et suit à la dérive.

« Sur quel endroit va-t-on mettre le cap ? » Tout en se faisant cette question, notre invalide est pris d’un intérêt si vif qu’on lui voit tendre le cou et se mettre, pour ainsi dire, sur la pointe des pieds, afin de regarder par-dessus les gens qui l’en séparent.

Le Chérubin ouvre la marche ; Rude-et-Bourru l’observe, et s’aperçoit qu’on a mis le cap sur l’église de Greenwich, où le séraphique personnage va sans doute voir ses parents ; car bien que la plupart des faits ne produisent chez lui d’autre résultat que d’y condenser les chiques, Rude-et-Bourru est frappé de l’air de famille qu’il y a entre ce Chérubin à gilet blanc et ceux qui décorent l’église. Il est possible que cette ressemblance lui remette en mémoire d’anciens Valentins23, dans lesquels un chérubin, vêtu d’une façon moins appropriée au climat anglais, conduit les amants à l’autel ; et que ce souvenir communique à ses jambes de bois l’ardeur qui les enflamme. Toujours est-il qu’il a brisé ses amarres et qu’il s’est mis en chasse.

Souriant et radieux, Pa-Chérubin ouvre donc la marche ; Bella et John le suivent, et Rude-et-Bourru, le vieux loup de mer, s’attache à leurs pas. Il y a longtemps que son esprit a perdu ses ailes ; mais Bella les lui rapporte, et les revoilà qui se déploient. Il est mauvais voilier sous le vent du bonheur ; mais il prend la traverse, arpente le terrain avec la verve qu’il mettrait à marquer les points d’une orageuse partie de cribbage ; si bien qu’il arrive à temps pour voir l’ombre du porche engloutir ceux qui l’entraînent, et pour s’y engouffrer derrière eux.

Le Chérubin est tellement effrayé de cette entrée véhémente que, sans les deux jambes de bois qui le rassurent, il aurait cru voir sa majestueuse épouse, déguisée en pensionnaire de Greenwich, et arrivant traînée par des griffons, comme les mauvaises fées au baptême des princesses, pour troubler la cérémonie par quelque maléfice.

« Tu ne crois pas que ce soit ta mère ? n’est-ce pas mon ange, » dit-il à l’oreille de Bella. Cette fois sa pâleur est motivée par un frôlement mystérieux, comme un bruit de pas furtifs dans la région lointaine de l’orgue. Mais on n’entend plus rien, et personne ne paraît, bien qu’il y ait là un fait réel, comme on l’a su plus tard par le registre où sont inscrits les mariages.

« Qui prend cette femme ?

– Moi, John Rokesmith.

– Qui prend cet homme ?

– Moi, Bella Wilfer.

– Qui donne cette femme à cet homme ?

– Moi, R. Wilfer. »

Maintenant, mon vieux brave, que John et Bella sont unis par le lien du mariage, la cérémonie est terminée, et vos deux jambes de bois peuvent s’éloigner du temple.

Le porche de l’église n’a pas le pouvoir de restituer Bella Wilfer, qu’il a engloutie pour toujours ; mais il livre à sa place mistress John Rokesmith, qui passe de son ombre à l’éclat radieux du soleil, et qui, dans son extase, croit avoir fait un rêve. Elle tire de sa poche une petite lettre qu’elle lit à son père et à John, et dont voici la copie :

« Bien chère Ma,

« J’espère que vous ne m’en voudrez pas ; mais je suis mariée, très-heureusement, avec mister John Rokesmith, qui m’aime beaucoup plus que je ne le mériterai jamais, si ce n’est que je l’aime aussi de tout mon cœur. J’ai pensé qu’il valait mieux n’en rien dire, afin de ne pas troubler la maison, dans le cas où tout le monde ne l’aurait pas approuvé. Ayez la bonté, je vous prie, d’en informer ce cher Pa. Mille tendresses à Lavvy.

« Toujours, bien chère Ma, votre fille affectionnée,

« BELLA (P. S. – ROKESMITH). »

John applique la figure de la reine sur l’enveloppe (jamais sa gracieuse Majesté n’a paru plus souriante qu’à cette heure bénie), et la lettre est jetée à la poste.

« Maintenant, cher Pa, dit gaiement la jolie femme, vous pouvez être tranquille ; vous voilà en sûreté. »

Mais dans les profondeurs troublées de sa conscience, le cher Pa est si loin de se croire à l’abri de toute surprise, qu’il aperçoit à chaque minute, derrière les arbres innocents du parc, de graves matrones qui l’attendent au passage ; et il voit à la fenêtre d’où les familiers du Royal Astronomer guettent les astres, un visage entouré d’une fanchon bien connue, visage qui abaisse vers lui des regards sinistres. Toutefois, les minutes s’écoulant sans que missis Wilfer apparaisse sous une forme réelle, le Chérubin finit par se rassurer, et se dirige avec appétit vers la demeure de missis Rokesmith, où le déjeuner les attend. Un petit cottage situé à deux pas, réduit modeste, mais frais et lumineux ; et sur la nappe d’un blanc de neige, le plus joli petit déjeuner. Pour le servir, une jeune fille voltigeant, çà et là, comme une brise de mai ; toute couleur de rose, et toute enrubannée ; rougissante comme si elle-même elle venait de se marier ; et proclamant la supériorité de son sexe par un émoi joyeux et vainqueur, des regards qui semblent dire : « Voilà, messieurs, où il faut que vous en veniez tous, quand il nous plaît de vous mettre au pied du mur. » Cette jeune fille est la servante de Bella, et remet à celle-ci un trousseau de clefs, gardant une foule de trésors sous forme d’épices, de conserves, de salaisons, dont l’examen se fait après le déjeuner.

« Pa, il faut goûter à toutes ces bonnes choses, pour nous porter bonheur ; n’est-ce pas, John ? » Et Pa se voit emplir la bouche de toutes sortes de provisions dont il est assez embarrassé.

Puis une charmante course en voiture ; et les voilà flânant parmi la bruyère en fleurs. Ils aperçoivent Rude-et-Bourru, le vieil invalide, qui assis par terre, les jambes de bois croisées, semble réfléchir aux vicissitudes de la vie. « Oh ! vous voilà ! quel bon cher homme vous êtes ! comment allez-vous ? »

À quoi il répond : « J’étais ce matin à votre mariage, ma beauté. Et si ce n’était pas une liberté trop grande, – il lui souhaiterait beau temps et belle brise, et voudrait bien savoir à qui s’adressent ses félicitations. » Puis il remonte sur ses deux jambes de bois, se découvre, et salue galamment, en vieux marin au cœur de chêne.

Vue touchante que celle de ce vieux loup de mer, qui, tête nue au milieu des genêts d’or, ses cheveux blancs et rares flottant au vent, agite son chapeau en l’honneur de Bella, comme si elle le lançait de nouveau sur les eaux bleues.

« Vous êtes bien aimable, dit-elle ; et je suis si heureuse que je voudrais pouvoir vous rendre heureux aussi.

– Votre main à baiser, et ce sera fait, belle mignonne. »

La chose est faite, au contentement de chacun ; et ce jour-là si le vieux pensionnaire de Greenwich ne va pas carguer la voile de perroquet, ce n’est pas faute de pouvoir infliger cette honte au corps enfantin des mousses.

Mais, brochant sur le tout, le repas de noces est le grand succès du jour. Quelle attention pour le cher Pa ! c’est à l’endroit où la jolie femme et lui ont fait cette partie fine ; le même hôtel, le même cabinet. Elle est assise entre John et le Chérubin, et leur partage également ses attentions charmantes. Cependant elle croit nécessaire, en l’absence du garçon, de rappeler au cher Pa qu’elle ne lui appartient plus.

« Je ne l’oublie pas, mignonne, et je te cède volontiers.

– Comment, monsieur ! vous devriez être au désespoir.

– Oui, mon enfant, si je te perdais.

– Pauvre cher Pa ! mais je vous reste ; c’est un fils de plus que vous avez ; et il sera pour vous aussi tendre, aussi reconnaissant que je le suis moi-même. Regardez bien. » Elle met son doigt sur ses lèvres, le pose sur la bouche de son père, puis sur la sienne et sur celle de John. « Voilà, cher Pa ; maintenant nous sommes trois associés. »

L’arrivée du potage arrête Bella dans ses effusions ; d’autant mieux que la soupière se présente sous les auspices d’un gentleman à figure solennelle, habit noir et cravate blanche, qui a beaucoup plus l’air d’un prêtre que celui du matin, et paraît occuper, dans tous les cas, un poste ecclésiastique infiniment plus élevé. Ce haut dignitaire conférant en secret avec John, au sujet des vins et du punch, incline la tête comme pour recevoir une confession d’après la coutume papiste. L’illusion est d’autant plus complète que sur une proposition de John, qui n’entre pas dans ses vues, Sa Grâce prend un air réprobateur, et semble infliger une pénitence.

Mais quel dîner ! Des poissons de toutes les mers, venus pour ce grand jour. Si les spécimens de tous ceux qui, dans les Mille et une Nuits, ont fait un discours (véritable explication ministérielle sous le rapport de la clarté), et qui de la tribune ont sauté dans notre poêle, ne sont pas reconnaissables, malgré leurs teintes diverses, c’est que plongés dans la même pâte, ils ont tous pris la couleur des whitebaits24, en cuisant avec eux. Ils n’en sont pas moins bons ; tous les plats, assaisonnés de bonheur, condiment précieux, dont on est quelquefois dépourvu à Greenwich, sont d’un goût parfait ; et les vins étincelants, mis en bouteille dans l’âge d’or, ont accumulé pour ce jour béni leur bouquet et leurs topazes.

Le plaisant de l’affaire, c’est que Bella, John et Rumty sont convenus entre eux de ne laisser voir à personne qu’il s’agit d’une noce. Or, l’archevêque du restaurant le sait aussi bien que si c’était lui qui eût célébré le mariage ; et l’air de hauteur avec lequel Sa Grâce, qui s’est mise dans la confidence sans y être invitée, affecte d’éloigner les gens de service, est tout ce qu’il y a de plus divertissant. Il y a parmi ses acolytes un jouvenceau, à la taille mince, aux jambes grêles, ne sachant rien encore des ruses du métier ; mais évidemment romanesque, et profondément épris d’une jeune fille, qui ne se doute pas de ce qu’il vaut. Cet innocent jeune homme sait lui-même à quoi s’en tenir ; il a tout deviné, et borne son service à regarder languissamment Bella du coin du buffet, quand elle n’a besoin de rien, et à fondre vers elle, quand elle doit changer d’assiette. Mais, au moment de l’atteindre il est repoussé du coude par l’archevêque, qui l’envoie honteusement chercher du beurre fondu, lui prend des mains le plat qu’il apporte, et lui ordonne de rester en arrière.

« Excusez-le, madame, je vous en prie, dit Sa Grâce, en parlant à demi-voix et d’un air pompeux ; c’est un enfant que nous avons pris par complaisance, et qui ne nous plaît pas du tout. »

Rokesmith, qui veut sauver la situation prend la parole, et d’un air qu’il croit très-naturel : « Bella, dit-il, ce repas d’anniversaire est tellement supérieur à ceux des années précédentes, que si vous voulez, mon amour, nous reviendrons ici tous les ans. » Ce à quoi Bella s’efforce de répondre en ancienne épouse, et dit sans le moindre succès :

« Je pense comme vous, John. »

Ici l’archevêque tousse d’une façon importante, afin d’appeler l’attention de trois de ses ministres, et leur jette un regard qui signifie : au nom de votre loyauté, je vous somme de croire à ces paroles. Il pose de ses propres mains le dessert sur la table, et semble dire à ses hôtes : « Enfin voici le moment où l’on peut renvoyer cette valetaille, qui n’est pas dans le secret. » Il se dispose lui-même à se retirer lorsqu’un acte d’audace du fluet jouvenceau le force à rester plus longtemps. Ayant trouvé quelque part un brin de fleur d’oranger, le pauvre garçon le met dans un verre à liqueur ; et, passant inaperçu, le place à la droite de Bella. Immédiatement l’archevêque repousse l’indiscret et l’excommunie ; mais la chose est faite.

« J’espère, madame, dit Sa Grâce, en revenant seule auprès de la table, que vous voudrez bien n’y pas faire attention ; c’est l’acte d’un très-jeune homme, qui n’est ici que par charité, et ne répondra jamais à nos soins. »

Il se retire après s’être incliné jusqu’à terre ; et n’a pas fermé la porte, que tous les trois rient de bon cœur, et pendant longtemps.

« Ils me devinent tous, dit Bella ; c’est peut-être parce que j’ai l’air trop heureux. »

Son mari lui ouvrant les bras, elle s’y cache avec obéissance, et du fond de sa retraite : « Cher Pa, dit-elle d’une voix émue, vous rappelez-vous notre babillage au sujet des navires ?

– Certainement.

– Comprenez-vous qu’il n’y eût pas de John dans tous ces navires-là ? comme c’est bizarre !

– Pas du tout, mon ange : pouvons-nous savoir ce que nous apportent les vaisseaux qui arrivent des pays inconnus ? »

Bella restant silencieuse à la place qu’elle occupe, le Chérubin finit son dessert, en y mettant une sage lenteur ; puis il se rappelle qu’il est temps de reprendre la route d’Holloway. « Mais ce serait pécher, mes enfants, que de partir sans avoir bu à de nombreux anniversaires de cet heureux jour.

– Qu’ils soient sans nombre, dit Rokesmith ; je remplis mon verre, et celui de ma femme adorée.

– Gentlemen, dit le Chérubin, qui, dans sa tendance anglo-saxonne à épancher ses sentiments sous forme de speech, admet à son discours, sans le leur faire entendre, les gamins qu’on voit de la fenêtre se porter le défi de plonger dans la vase, pour une pièce de six pence, Gentlemen, et vous John et Bella, vous comprendrez sans peine que mon projet, dans cette circonstance, n’est pas de vous imposer de nombreuses observations, dont la longueur serait au moins importune. La nature du toast que je propose, à l’occasion de cet heureux jour, vous est d’ailleurs connue, et vous pouvez en induire les termes dans lesquels ce toast doit être formulé. John, Bella et Gentlemen, la circonstance actuelle est une circonstance empreinte de tels sentiments, que je ne saurais me fier à moi-même pour en tenter l’expression ; mais je veux au moins, John, Bella et Gentlemen, vous remercier de la part que vous m’y avez fait prendre, de la confiance que vous avez mise en moi, et de l’affectueuse bonté que vous avez eue de ne pas me trouver gênant, alors que je savais fort bien qu’il était impossible que je ne le fusse pas, à un degré quelconque ; je vous en remercie de tout mon cœur. Gentlemen, John et Bella, vous avez toute ma tendresse ; puissions-nous, comme en cette circonstance, nous réunir à pareil jour, pendant une longue série d’années ; c’est-à-dire, Gentlemen, John et Bella fêter de nombreux anniversaires de l’heureuse circonstance qui nous rassemble aujourd’hui. »

Ce discours terminé, l’aimable Chérubin embrasse sa fille, et se précipite vers le vapeur qui doit le ramener à Londres. Mais John et Bella n’entendent pas le laisser partir ainsi ; et les voilà tous deux sur le quai.

« Cher Pa ! crie la jolie femme en l’appelant avec son ombrelle.

– Qu’est-ce que c’est, mignonne ? »

Elle se penche gracieusement pour lui parler tout bas :

« Vous ai-je battu bien fort avec cet affreux petit chapeau ?

– Pas pour dire, mon enfant.

– Mais je vous pinçais les jambes !

– Rien qu’un peu, ma mignonne.

– Vous êtes sûr de m’avoir pardonné, bien sûr, n’est-ce pas ? »

Elle rit tout en pleurant, et met tant de charme et de naturel dans ses paroles, que le Chérubin, faisant la même figure que lorsqu’elle était enfant, lui dit : petite souris niaise ! du ton dont il la consolait de ses gros chagrins de bébé.

« Mais vous pardonnez tout ? les coups de chapeau et le reste ?

– Oui, mon ange.

– Et vous n’êtes pas triste de vous en aller tout seul ? Vous n’avez pas peur que je vous oublie, n’est-ce pas ?

– Non, chère enfant, sur mon âme ; et que le ciel te bénisse.

– Adieu, cher Pa.

– Au revoir, mon ange ; emmenez-la, John ; conduisez-la chez vous. »

Le soleil se couche, et colore tout en rose le sentier qui les ramène chez eux. Oh ! il y a de ces jours sur terre qui valent et qu’on vive et qu’on meure. Oh ! le bel et bon refrain que celui de cette vieille chanson :

C’est l’amour, l’amour, l’amour,

Qui fait le monde à la ronde.

V. À propos de la femme du mendiant §

L’air sombre avec lequel missis Wilfer accueillit son mari, lorsqu’il revint de Greenwich, produisit sur les jambes du Chérubin un tel effet, que le vacillement physique et moral de ce cher Pa aurait fait naître des soupçons chez une personne moins préoccupée que sa majestueuse épouse. Mais la noble femme, ainsi que Lavinia et l’estimable George, était si absorbée par la nouvelle du mariage, qu’elle n’avait plus d’attention à donner au coupable.

« Wilfer, dit-elle héroïquement de son coin d’honneur, ne demandez pas où est votre fille Bella.

– Il est certain, ma chère, répondit-il avec une innocence très-visiblement feinte, que c’est une omission de ma part. Comment, – c’est-à-dire, où peut être Bella ?

– Pas ici, proclama la dame. »

Rumty balbutia un « vraiment, ma chère ! » complétement avorté.

« Pas ici ! répéta la dame d’une voix rude et retentissante. En un mot, R. Wilfer, vous n’avez plus de fille du nom de Bella.

– Comment ! plus de…

– Non, Wilfer ; votre fille Bella, interrompit la dame avec hauteur comme si elle n’eût jamais participé à cette jeune lady, et que ce fût un objet de luxe que le Chérubin se fût donné malgré elle, votre fille Bella s’est livrée à un mendiant.

– Miséricorde ! balbutia Rumty.

– Lavinia, dit l’héroïque épouse en agitant la main, et de cette voix qui sert à la lecture des actes du Parlement, donnez à votre père la lettre de sa fille Bella. Je suppose qu’il admettra la validité de cette pièce. Il connaît sans doute l’écriture de sa fille ; mais il peut dire que non ; désormais, rien ne m’étonnera.

– Timbrée de Greenwich, et datée de ce matin, dit l’impétueuse Lavvy en présentant la lettre. On espère que Ma ne sera pas fâchée ; mais on est mariée à mister John Rokesmith. On n’en a rien dit pour éviter les observations ; et prière d’en informer ce cher Pa. Je voudrais savoir ce qu’il dirait si c’était une autre de ses filles qui eût agi de la sorte. »

Le Chérubin jeta les yeux sur la lettre, et s’écria d’une voix faible : « Miséricorde !

– Oui, miséricorde ! vous pouvez le dire, » reprit missis Wilfer d’une voix sépulcrale.

Encouragé par cette approbation, il répéta le mot une troisième fois, mais avec peu de succès, car la dame lui fit observer d’un ton méprisant qu’il l’avait déjà dit.

« C’est incroyable ! murmura le Chérubin ; mais, ajouta-t-il en repliant la lettre après un silence déconcertant, je pense, ma chère, que le mieux est d’en prendre son parti. Mister Rokesmith, permettez-moi de vous le dire, n’est pas à la mendicité, du moins que je sache.

– Vraiment ! fit la noble Ma avec une politesse glaciale ; je ne savais pas que mister Rokesmith fût un riche gentleman ; je suis heureuse de vous l’entendre dire.

– Je n’ai pas dit cela, ma chère, reprit humblement le Chérubin.

– Très-reconnaissante ; il paraît que j’en ai menti. Comme vous voudrez : ma fille m’outrage, mon mari m’insulte ; les deux choses se valent ; l’une engendre l’autre ; c’est naturel. » (Dit avec une gaieté funèbre, et suivi d’un frémissement de résignation.)

Mais ici Lavinia s’élança dans le conflit, entraînant le malheureux George qui eût préféré la neutralité. « Ma, s’écria l’impertinente, il serait beaucoup mieux de rester dans la question, et de ne pas faire de phrases à propos d’insultes qui n’existent pas.

– Comment ! fit la mère en fronçant ses noirs sourcils.

– Non ; George le dira comme moi. »

Missis Wilfer, se pétrifiant tout à coup, fixa des yeux indignés sur le malheureux George, qui, placé entre le désir de défendre ses amours, et l’obligation d’appuyer sa future belle-maman, ne soutint personne, pas même lui.

« Le fait est, poursuivit Lavinia, que Bella s’est fort mal conduite à mon égard ; elle pouvait me compromettre vis-à-vis de George et de sa famille, en se sauvant de la maison pour épouser je ne sais qui. Elle aurait dû me confier ses projets, et me dire : « Si tu crois convenable, dans ta position, de régulariser mon mariage par ta présence, je te demande d’y assister, et de n’en rien dire à Pa, ni à Ma ; » ce que j’aurais fait, sans aucun doute.

– Vous l’auriez fait ?

– Naturellement.

– Vipère ! s’écria la noble Ma.

– Sur mon honneur, dit enfin George en secouant la tête d’un air sérieux, vous le savez, madame, ce mot-là (avec tout le respect que je vous dois), ce-mot là, vous le savez, madame, vous ne devez pas… réellement vous ne devez pas… Quand un homme, pourvu de tous les sentiments d’un gentleman, est le fiancé d’une jeune personne, et qu’il arrive à quelqu’un (fût-ce un membre de sa famille) de la traiter de vipère, vous savez, madame… Je ne veux que soumettre la chose à votre sensibilité. »

Cette intervention obligeante valut au malheureux jeune homme un regard d’une telle virulence, que Lavinia fondit en larmes, et sauta au cou de son fiancé pour le défendre. « Mère dénaturée ! s’écria-t-elle, vous voulez sa mort ; mais vous ne me l’arracherez pas ; vous me tuerez la première. »

Des bras de sa fiancée, George s’efforça de hocher la tête, et dit courageusement à la terrible Ma : « Avec tout le respect que je vous dois, madame, le mot vipère ne vous fait réellement pas honneur.

– Elle me tuera d’abord, s’écria Lavvy, et l’exterminera ensuite. Lui ai-je donc fait quitter son heureuse demeure, pour exposer ses jours ! Soyez libre, cher George ; fuyez ces lieux, abandonnez celle qui vous aime à son malheureux sort. Mes amitiés à votre tante ; suppliez-la de ne pas maudire la vipère qui s’est trouvée sur votre passage, et qui a perdu votre existence. »

La jeune miss, à peine arrivée à l’âge des attaques de nerfs, et qui ne s’y était jamais livrée, tomba ici dans une crise, dont l’exécution, très-remarquable pour un début, fut couronnée de succès. Penché au-dessus d’elle, George la contempla avec désespoir, et, dans son égarement, jeta à missis Wilfer ces paroles peu logiques : « Démon ! je vous le dis, madame, avec tout le respect que je vous dois : démon ! regardez votre ouvrage. »

Le Chérubin, sentant son impuissance, se frottait le menton d’un air assez penaud, mais n’était pas éloigné de bénir cet incident, qui, en vertu de ses propriétés absorbantes, pouvait faire disparaître la question principale, ou tout au moins changer le cours des idées ; ce qui se produisit en effet. Lavinia, revenue peu à peu à elle-même, demanda avec une émotion qui tenait encore du délire : « George, êtes-vous en sûreté ? Que s’est-il passé, cher George ? – Et Ma, – où est-elle ? »

Mister Sampson releva la jeune miss, lui dit quelques paroles encourageantes, et la passa à missis Wilfer comme il eût fait d’une assiette. La noble dame accepta sa fille d’un air digne, et la baisa au front comme si elle eût gobé une huître. Miss Lavvy, toute chancelante, retourna près de son fiancé pour lui continuer sa protection, et lui dit : « Cher George, je crois que j’ai été un peu folle ; mais je suis toujours très-faible ; ne me lâchez pas ; la tête me tourne. »

Et, fort agitée, elle en donna la preuve en faisant entendre, au moment où l’on s’y attendait le moins, un bruit qui tenait du sanglot et de l’explosion d’une bouteille de soda, bruit qui sembla déchirer son corsage.

Parmi les effets les plus remarquables de cette crise, nous devons citer une influence morale d’un genre très-élevé, dont le Chérubin, en sa qualité de spectateur, fut naturellement exclu. Miss Lavinia prit l’air modeste d’une personne qui vient de se distinguer ; missis Wilfer eut la sérénité que donnent la clémence et la résignation ; et mister George la figure radieuse d’un néophyte qui se sent purifié par le châtiment. Heureuse influence, qui se montra surtout dans la manière dont on rentra dans la question.

« Cher George, dit Lavinia avec un sourire mélancolique après ce qui s’est passé, je suis sûre que Ma voudra bien dire à Pa qu’il peut dire à Bella que nous serons heureux de les voir, elle et son mari. »

Mister Sampson répondit qu’il n’en doutait pas ; et murmura qu’il avait toujours eu pour missis Wilfer un profond respect ; mais jamais un respect aussi éminent que depuis ce qui s’était passé.

« Loin de moi, proclama la dame du fond de son noble coin, d’aller à l’encontre des sentiments de l’une de mes filles, et de ceux du jeune homme qui est l’objet de sa préférence juvénile. Je peux sentir qu’on a trompé mon attente ; je peux sentir, que dis-je ? je sais qu’on a manqué à tout ce qui m’était dû. Je sais, qu’après avoir triomphé de ma répulsion pour mistress Boffin jusqu’à la recevoir sous le toit qui m’abrite, et à consentir (s’adressant au Chérubin) à ce que votre fille allât résider chez eux, j’aurais pu m’en féliciter si quelque avantage fût résulté, pour votre fille Bella, d’une liaison aussi antipathique et aussi inconvenante. Je peux savoir qu’en s’unissant à mister Rokesmith, votre fille a épousé un être qui, en dépit de tous les sophismes, n’est qu’un mendiant. Je peux sentir qu’en devenant la femme d’un mendiant, votre fille Bella n’a point fait honneur à sa famille ; mais je concentre en moi ce que j’éprouve, et je n’en dis rien.

– C’est là, murmura George, ce qu’on est en droit d’attendre d’une femme qui a toujours été, pour les siens, un modèle, et jamais un opprobre, surtout après ce qui s’est passé. »

À cette conclusion, passablement obscure, mister Sampson ajouta qu’il prenait la liberté de dire que ce qui était vrai de la mère, l’était également de la fille ; et qu’il n’oublierait jamais l’impression qu’il avait ressentie de la conduite de l’une et de l’autre. Enfin il espérait qu’il n’existait pas d’homme, ayant un cœur dans la poitrine, qui fût capable d’une chose… que nous ignorons, Lavvy l’ayant arrêté au moment où sa langue trébuchait.

« C’est pourquoi, reprit la noble épouse en s’adressant à son seigneur et maître, vous pourrez laisser venir votre fille quand bon lui semblera ; elle sera reçue, R. Wilfer ; son mari également, ajouta cette femme héroïque après une pause, en ayant l’air d’avaler une médecine.

– Et je vous supplie, dit Lavinia, de ne pas lui raconter ce que nous avons souffert. Cela ne servirait à rien, et serait pour elle une cause de remords.

– Mais il faut qu’elle le sache ! s’écria mister Sampson.

– Non, George, non ; que ce soit enseveli dans nos cœurs.

– Trop de noblesse, murmura le gentleman.

– Rien n’est trop noble, cher George. Surtout, Pa, ayez soin de ne pas l’entretenir de mon futur mariage ; vous auriez l’air de lui rappeler sa faute. Vous éviterez également de parler devant elle de l’avenir de George, qui devient plus brillant de jour en jour ; elle y verrait une allusion à sa misère. Laissez-moi ne pas oublier qu’elle est mon aînée ; et que je dois lui épargner des contrastes qui la blesseraient profondément. »

D’après mister George, telle devait être la conduite des anges.

« Non, très-cher, répliqua Lavinia d’un ton grave ; je sais trop que je ne suis qu’une créature humaine. »

Brochant sur le tout, les yeux de la noble Ma, rivés sur le Chérubin comme deux points d’interrogation, lançaient des regards qu’on pouvait traduire ainsi : « Méritez-vous les bienfaits dont vous êtes comblé ? La main sur le cœur, vous sentez-vous digne d’avoir une fille aussi vertueuse ? Je ne vous demande pas si vous méritez une pareille épouse ; mais avez-vous conscience de la grandeur morale de cette scène de famille ? En ressentez-vous une gratitude suffisante ? »

Ce regard devenait très-fatigant pour le cher Pa, qui, d’ailleurs, un peu troublé par le vin de l’archevêque de Greenwich, craignait sans cesse de dire un mot qui pût le trahir. Tout bien considéré, la scène touchant à sa fin, il prit le parti de se réfugier dans le sommeil, parti qui blessa profondément sa femme. « Pouvez-vous songer, dit-elle, à votre fille Bella, et vous endormir ?

– Oui, ma chère, parfaitement.

– Alors, reprit la dame avec indignation, je vous conseillerai, s’il vous reste quelque respect humain, d’aller vous mettre au lit.

– Merci, ma chère ; le conseil est bon ; c’est là, en effet que je serai le mieux. »

Et il se retira, enchanté de la permission.

Quelques semaines après, la femme du mendiant et son mari, bras dessus, bras dessous, vinrent prendre le thé à Holloway, par suite d’une invitation que le cher Pa leur avait transmise. La manière dont la jeune femme enleva la position où Lavvy s’était retranchée avec tant de délicatesse, fut un véritable triomphe. Elle entra en courant, et la figure radieuse.

« Que je suis contente de vous voir ! Comment vous portez-vous, chère Ma ? Et cette Lavvy aimée, comment va-t-elle ? Et George Sampson, où en est-il ? Vous mariez-vous bientôt ? Fait-il de bonnes affaires ? Je veux tout savoir. John ! embrassez notre mère, puis notre sœur ; et nous voilà chez nous, tous heureux d’être ensemble. »

Missis Wilfer demeura bouche béante, ainsi que miss Lavinia. Sans plus de cérémonie que de contrition, Bella ôta son chapeau, alla s’asseoir, et se mit à faire le thé.

« Vous le sucrez toutes les deux, je sais cela. Pas de lait pour ce petit père ; autrefois je n’en voulais pas ; j’en prends aujourd’hui, parce que John en prend toujours. Avez-vous embrassé Ma et Lavvy, John ? à merveille, mais je ne l’avais pas vu. Coupez les tartines, voulez-vous ? Oh ! comme il les fait bien ! Ma les aime doubles ; c’est cela. Maintenant, chère Ma, vous allez me dire, et toi aussi, Lavvy : bien vrai, sœur, votre parole d’honneur, n’avez-vous pas pensé (rien qu’un instant), en lisant ma lettre, que j’étais une affreuse petite misérable ? »

Avant que missis Wilfer eût agité ses gants, Bella poursuivait sur le même ton : « Vous m’en avez un peu voulu, chère Ma ? toi aussi, pauvre sœur ? et je le méritais bien. Mais voyez-vous, j’avais été si folle (une créature sans âme), ayant toujours dit que je n’épouserais qu’un homme riche, et me croyant incapable de faire un mariage d’amour. J’ai supposé que vous ne voudriez pas me croire ; vous ne saviez pas tout le bien que j’avais appris de Monsieur. Cela m’a intimidée ; j’avais honte de ce que vous pensiez de moi. Puis j’ai eu peur : on pouvait ne pas s’entendre ; j’ai craint les disputes, les mots qu’on aurait regrettés plus tard ; et j’ai dit à John que s’il voulait me prendre comme cela, je ne demandais pas mieux. Il a bien, voulu ; et nous nous sommes mariés à Greenwich, sans autre témoins qu’un personnage qui était là par hasard, et la moitié d’un invalide. N’est-il pas agréable de penser qu’il ne s’est pas dit une parole dont on serait fâché aujourd’hui, et que nous voilà tous les meilleurs amis du monde ? »

Elle se leva pour les embrasser et revint à sa place, après avoir passé le bras autour du cou de son mari, et donné un baiser à John comme aux autres. « Maintenant, reprit-elle, – vous voulez savoir comment nous vivons ; c’est trop juste. Eh bien ! nous demeurons à Blackheath ; dans le plus joli cottage : une maison de poupée délicieuse, meublée d’une manière ravissante, avec une petite bonne très-adroite, qui décidément est très-jolie. Et un ordre ! une économie ! cent cinquante livres par an, et nous ne manquons de rien, pas même du superflu. Enfin, si vous voulez savoir ce que je pense de mister Rokesmith, je vous dirai en confidence que je suis tout près de l’aimer.

– Et si vous voulez savoir ce que je pense de ma femme, dit en souriant le mari, qui se trouvait alors derrière elle.

Mais elle se leva et lui mettant la main sur la bouche : « Taisez-vous, monsieur ! Non, John, sérieusement ; avant de parler de moi il faut que je sois autre chose que la poupée de la maisonnette.

– C’est déjà fait, ma chérie.

– Non ; je ne vaux pas la moitié, pas le quart de ce que j’espère valoir un jour. Attendez un revers, une épreuve quelconque ; après cela vous direz ce que vous penserez de moi.

– Certes oui ; je le promets.

– Jusque-là, pas un mot ; voulez-vous ?

– Pas un mot, » dit-il avec ravissement.

Elle posa sa joue rose et riante sur la poitrine de John, et regardant les autres de côté : « Il n’en sait rien, dit-elle, il ne s’en doute pas ; mais je l’aime tout à fait. »

Missis Wilfer, elle-même, se détendit sous l’influence de la jeune femme, et laissa soupçonner que si R. Wilfer en avait été digne, elle aurait pu quitter son piédestal, et condescendre à le charmer. Quant à Lavinia, elle avait des doutes sur la valeur politique de cette façon d’agir, et se demandait si ce ne serait pas gâter George que de l’employer à son égard.

Le Chérubin, lui, se disait tout bonnement qu’il était le père de la plus charmante des femmes, et son gendre le plus heureux des hommes, opinion que celui-ci n’aurait pas contestée.

Les nouveaux mariés se retirèrent de bonne heure afin de gagner tranquillement le bateau de Greenwich. Ils furent d’abord très-gais et parlèrent beaucoup ; mais tout en jasant, Bella crut voir que son mari devenait sérieux, et lui demanda à quoi il pensait.

« À rien de grave, répondit-il.

– Vous ne voulez pas me le dire ? reprit-elle en se penchant pour le regarder en face.

– Si, mon amour. Je me demande si tu n’aimerais pas à me voir riche ?

– Toi, John ! s’écria-t-elle en reculant un peu.

– Oui, très-riche ; comme mister Boffin, par exemple ?

– J’en serais presque effrayée ; la fortune ne rend pas meilleur John ; vois ce qu’elle a fait de mister Boffin ; et ce que, moi-même j’étais devenue.

– Il y a beaucoup de gens riches, qui, pour cela n’en sont pas moins bons.

– Est-ce la plus grande partie ? demanda-t-elle d’un air rêveur.

– Il faut l’espérer, mon ange. Suppose que tu sois riche, tu aurais le pouvoir de faire du bien.

– Oui ; mais penserais-je à en faire usage ? et n’aurais-je pas la faculté de me nuire ?

– Cette faculté-là, reprit John en riant, voudrais-tu l’exercer ?

– J’espère que non, dit-elle d’un air pensif ; mais il est facile de se le figurer quand on est sans fortune.

– Pourquoi ne pas dire quand on est pauvre ? demanda John en l’examinant avec attention.

– Parce que je ne le suis pas. Crois-tu par hasard que nous soyons pauvres ?

– Je le trouve, dit-il.

– Oh ! John !

– Comprends-moi, cher ange ; personnellement je suis l’homme le plus riche de la terre, puisque je te possède ; et ce n’est pas à moi que je pense. Tu portais une robe du genre de celle-ci la première fois que je t’ai vue, tu ne m’en as pas moins charmé ; je ne sais pas de toilette qui pourrait t’embellir à mes yeux. Mais tout à l’heure, tu admirais de riches étoffes ; n’est-il pas naturel que je désire te les donner ?

– Que tu es bon, John ! merci de la manière dont tu dis cela ; j’en pleure de joie ; mais je n’ai pas envie de ces belles robes.

– Nous marchons là dans ces vilaines rues, poursuivit-il ; je souffre de voir la boue toucher la semelle de tes souliers, tes jolis petits pieds me sont si chers ! n’est-il pas tout simple que je veuille te donner une voiture ?

– Il est bien doux, dit-elle en regardant les petits pieds en question, de savoir que tu les aimes tant ; et puisque tu les admires, je suis fâchée que ces bottines soient beaucoup trop larges ; mais je n’ai pas besoin de voiture ; crois-le bien.

– Tu ne serais pas contente d’en avoir une ?

– Bien moins que d’un pareil désir ; tes vœux sont pour moi comme ceux des contes de fées : dès que tu les formes, ils s’accomplissent. Désire pour moi tout ce que tu peux souhaiter à celle que tu aimes, et j’en serai plus contente que si on me le donnait. »

Jasant de la sorte, aussi heureux qu’ils pouvaient l’être, ils gagnèrent à pied leur maisonnette, qui ne leur en parut pas moins riante.

Bella montrait pour les affaires domestiques un génie qui se développait rapidement. Au dire de John les amours et les grâces s’étaient mis à son service, et l’aidaient à rendre son intérieur le plus charmant du monde. Sa vie glissait calme et douce. Tous les jours, après un déjeuner pris de bonne heure, son mari partait pour la Cité, et ne rentrait que le soir. Il travaillait dans une maison d’articles de Chine, disait-il à Bella, qui n’en demandait pas davantage, et se représentait la chose en bloc, sous forme de riz, de thé, de vieux laque, de boîtes aux fines sculptures, de soieries d’une odeur étrange, de personnages aux yeux bridés, à longue queue tombant dans le dos, à chaussures pourvues d’une quantité de semelles, et peints sur de la porcelaine transparente.

Le matin elle conduisait John au chemin de fer ; le soir elle allait à sa rencontre ; plus réservée qu’autrefois, mais pas beaucoup, et la toilette, bien que très-simple, aussi soignée que si elle ne s’occupait pas d’autre chose. Rentrée à la maison, elle se déshabillait, remplaçait la robe de ville par un joli petit peignoir, mettait son tablier, prenait ses cheveux à deux mains, comme les actrices qui vont jouer une scène de folie, les rejetait en arrière, puis commençait le travail du jour. Et la voilà mesurant, pesant, hachant, faisant poudding ou pâté ; essuyant, nettoyant, balayant ou repassant ; coupant les fleurs fanées, pinçant, repiquant, jardinant ; cousant, raccommodant, ou rangeant ; surtout se livrant à des études profondes ; en ce sens que miss Wilfer, n’ayant jamais fait tout cela, obligeait missis Rokesmith à recourir continuellement à un certain ouvrage intitulé la Parfaite ménagère anglaise, petit volume que Bella consultait les coudes sur la table, et le front dans les mains, comme une sorcière embarrassée, méditant sur la magie noire ; car la parfaite ménagère, si bonne anglaise qu’elle puisse être de cœur et d’âme, s’exprime en un anglais fort obscur, et pourrait parfois employer le kamstchadale sans plus d’inconvénient.

« Sotte créature, que voulez-vous dire ? s’écriait alors Bella ; il faut que vous ayez bu ! » Et la parenthèse fermée, elle se replongeait dans son livre, toutes ses fossettes rivées par une attention profonde. Cette parfaite ménagère avait en outre une sécheresse impérieuse vraiment exaspérante. Prenez un four de campagne, vous disait-elle de la façon dont un général commanderait à un de ses hommes d’empoigner un insolent. Ou bien elle vous ordonnait de jeter ici ou là une poignée de quelque chose d’impossible à trouver.

« Stupide ! s’écriait Bella en fermant le livre, et en en frappant la table ; vieille sotte ! où voulez-vous que je prenne cela ? ». Une autre étude réclamait encore son attention, et faisait partie de la tâche quotidienne ; c’était celle du journal, afin de pouvoir causer avec John des questions à l’ordre du jour. Dans son désir d’être sa compagne en toute chose, elle aurait étudié la géométrie ou l’algèbre, s’il eût partagé son âme entre elle et l’une ou l’autre de ces sciences. Rien de merveilleux comme la manière dont elle s’appropriait les nouvelles de la Cité, et les communiquait à John dans la causerie du soir, mentionnant, par parenthèse, que telle ou telle marchandise prenait faveur, que le cours de telle autre avait baissé ; combien la banque avait reçu d’or. Tout cela d’un air grave et compétent, jusqu’à ce qu’elle se mît à rire d’elle-même, et dît en l’embrassant avec effusion : « C’est parce que je t’aime, John chéri. »

Pour un homme de la Cité, le cher John s’inquiétait fort peu du cours des marchandises, du taux de l’escompte, ou de l’encaisse de la banque ; mais il s’intéressait au delà de toute expression à sa femme adorée, qui valait pour lui tout l’or du monde, et qui chaque jour était en hausse ; car, inspirée par sa tendresse, et d’une vive intelligence, elle faisait des progrès surprenants dans tous les arts domestiques. Bref, elle devenait de plus en plus précieuse, sinon plus séduisante, ce qui, au dire de John, était depuis longtemps impossible.

« Un esprit si joyeux ! s’écria-t-il avec amour. Tu es un rayon de soleil, la maison en est tout éclairée.

– Bien vrai, John ?

– Certainement ; et mieux encore.

– Sais-tu, John, dit-elle en le prenant par un bouton de son habit, sais-tu que dans certains moments – il ne faut pas rire, je t’en prie. (Rien au monde n’aurait fait rire John, quand elle le défendait.) Eh ! bien, il me semble, par instants, que je deviens sérieuse.

– T’ennuierais-tu d’être seule ?

– Oh ! non ; le temps passe si vite que je n’ai pas une minute de reste.

– Pourquoi, alors, es-tu sérieuse ?

– Je ne sais pas.

– Quand cela te prend-il ?

– C’est quand je ris, dit-elle en appuyant sa tête sur l’épaule de John. Ainsi maintenant, tu ne le croirais pas, mais je suis très-sérieuse. »

Elle se remit à rire et ses yeux devinrent humides.

« Tu voudrais être riche ? dit-il d’une voix caressante.

– Moi ! peux-tu faire de pareilles questions ?

– Regrettes-tu quelque chose ?

– Rien au monde, affirma-t-elle avec confiance ; puis changeant tout à coup, et moitié souriant, moitié pleurant, oh ! si, dit-elle, je regrette missis Boffin.

– Moi également ; cette rupture m’a fait beaucoup souffrir ; mais ce n’est peut-être que provisoire ; il est possible que nous la revoyions ; qui sait ce qui arrivera ? »

Bella, qui, en tout autre moment, eût relevé ces paroles avec ardeur, ne parut pas y attacher d’importance ; elle tenait toujours le bouton du paletot de John, et l’examinait d’un air distrait, lorsque entra le cher Pa, qui venait passer la soirée. Le Chérubin avait là son fauteuil, son petit coin, toujours prêt à le recevoir ; et, sans médire de ses joies domestiques, il se trouvait, dans ce coin-là, plus heureux que partout ailleurs.

En toute circonstance, il était plaisant de voir ensemble le père et la fille ; mais le soir dont nous parlons, il sembla à John que Bella mettait plus de fantaisie que jamais dans ses relations filiales. « C’est très-bien de venir dès que vous sortez de l’école, dit-elle à son père ; vous êtes un bon petit garçon. Et qu’avons-nous fait en classe, avons-nous bien travaillé ?

– Mignonne, répondit le Chérubin en se frottant les mains, tandis qu’il s’asseyait à sa place, j’ai deux écoles : la maison Chicksey et Cie, et l’académie de ta mère ; de laquelle veux-tu parler ?

– Des deux, répondit-elle.

– Eh ! bien, pour être franc, elles m’ont un peu fatigué l’une et l’autre ; mais c’est une chose à laquelle il faut s’attendre ; il n’y a pas de route royale dans la science ; et qu’est-ce que la vie, si ce n’est une longue étude ?

– Mais quand vous saurez votre leçon par cœur ? que ferez-vous ?

– Il est probable que je mourrai, dit le Chérubin.

– Très-mal ! un méchant enfant ; il est défendu de se laisser abattre.

– Je ne suis pas abattu, ma belle, au contraire ; je suis gai comme une alouette. » Et sa figure confirma ses paroles.

« Si ce n’est pas vous qui êtes triste, il paraît que c’est moi, dit Bella, et je ne veux pas l’être plus longtemps. John, il faut donner à souper à notre écolier, n’est-ce pas ?

– Naturellement, chérie.

– Et il a tant pioché, dit-elle avec un petit coup sur les doigts du Chérubin, qu’il n’est pas présentable ; oh ! le petit piocheur, il a donc gratté la terre avec ses ongles ?

– J’ouvrais la bouche pour te demander à me laver les mains, vrai, mon enfant ; mais tu as parlé plus vite que moi.

– Venez, monsieur, venez, dit-elle en le prenant par l’habit, vous ne pouvez pas vous laver les doigts tout seul. »

Le Chérubin, à son grand amusement, fut conduit dans un petit cabinet de toilette, où Bella lui savonna la figure et les mains ; et après l’avoir frotté, inondé et rincé, l’essuya jusqu’à ce qu’il fût rouge comme une betterave. « À présent, il faut vous peigner et vous brosser. Tenez la lampe, John ; et vous, cher bambin, fermez les yeux ; laissez-moi prendre ce menton, et soyez sage ; faites ce qu’on vous dit. »

Le cher Pa, tout disposé à obéir, eut les cheveux étendus avec la brosse, séparés avec le peigne, puis dressés, puis rabattus, puis enroulés sur le doigt de la coiffeuse, qui reculant sans cesse pour juger de l’effet, tombait sur John, était reçue par le bras que celui-ci avait de libre, et se retournait plus ou moins longtemps, pendant que le Chérubin attendait avec patience l’achèvement de sa toilette.

« Là ! dit-elle en donnant la dernière touche ; nous sommes maintenant comme un fils de bonne maison ; remettez votre habit ; et venez souper. »

Le Chérubin prit son paletot, et regagna son fauteuil. Bella approcha de lui une petite table, y mit la nappe et alla chercher le souper. « Un instant, dit-elle, il ne faut pas nous salir. »

Après lui avoir noué sa serviette derrière le cou, elle se mit à côté de lui, le regarda manger, lui disant comment il fallait tenir sa fourchette, lui versant à boire, et lui coupant sa viande.

Si habitué que fût John à lui voir prendre pour jouet son excellent père, toujours heureux de se prêter à ses enfantillages, il lui sembla qu’il y avait quelque chose de nouveau dans sa manière d’agir ; non pas qu’elle eût moins de naturel ou d’entrain qu’à l’ordinaire ; mais à travers toute cette folie, apparaissait de temps en temps comme un fond de gravité. Ainsi, lorsqu’elle eut allumé la pipe du Chérubin, et lui eut préparé son grog, elle vint s’asseoir sur un petit tabouret entre son père et son mari, mit son bras sur ce dernier, et resta tranquille ; au point que lorsque son père se leva pour partir elle tressaillit comme si elle avait oublié sa présence.

« Vous allez reconduire Pa jusqu’au bateau, John.

– Oui, cher ange ; viens-tu ?

– Non ; je n’ai pas écrit à Lizzie depuis que je lui ai annoncé que j’avais un galant pour de bon ; j’ai souvent regretté qu’elle ne sût pas combien elle avait eu raison en faisant semblant de voir dans la braise que je me jetterais dans le feu pour lui. Ce soir, je me sens d’humeur à le lui dire, et je vais rester pour cela.

– Tu es fatiguée ?

– Pas du tout ; je suis en train d’écrire à Lizzie. Bonsoir, cher Pa, si bon, si doux, si excellent. »

Elle écrivit à Lizzie une lettre fort longue, et venait de la terminer lorsque rentra son mari. « Vous arrivez bien, lui dit-elle ; je vais vous donner votre première leçon dès que ma lettre sera cachetée ; vous allez être mené sévèrement, je vous en réponds. »

La lettre cachetée, l’adresse mise, la plume essuyée, le pupitre fermé à clef et remis à sa place ; tout cela fait avec une gravité qu’aurait pu avoir la Parfaite ménagère, mais dont elle ne serait pas sortie assurément par un éclat de rire aussi musical, Bella fit asseoir son mari dans le fauteuil qu’il avait adopté, et s’assit elle-même sur son petit tabouret.

« Maintenant, monsieur, comment vous appelez-vous ? »

Pas de question allant plus droit au secret dont il lui faisait mystère. Il cacha néanmoins sa surprise, et répondit tranquillement : « John Rokesmith, cher ange.

– Très-bien. Qui vous a nommé comme cela ? »

Est-ce que je me suis trahi sans le savoir ? pensa John, qui répondit par une autre question. « Ne seraient-ce pas, cher trésor, mes parrains et marraines ?

– Pas très-bien, vous avez hésité ; je vois cependant que vous savez votre catéchisme, et je passe à autre chose. Pourquoi m’avez-vous redemandé ce soir si je voudrais être riche ? »

Encore son secret ! Il abaissa les yeux vers elle, qui, les mains croisées sur son genou à lui, le regardait en souriant. Jamais confidence ne fut plus près des lèvres ; et, ne trouvant pas de réponse, il lui donna un baiser.

« Bref, cher John, le texte de mon sermon est que je ne désire rien au monde, et que j’ai besoin que tu en sois convaincu.

– En ce cas le sermon est fini, car je te crois sur parole.

– Mais ce n’est que le premier point ; il y en a un second, puis un affreux troisième, comme je disais en moi-même quand j’étais petite, et qu’il fallait avaler le prêche.

– Voyons ces derniers points, mon ange.

– Êtes-vous bien sûr, John chéri, sûr et certain au plus profond de votre cœur…

– Qui ne m’appartient plus, interrompit John.

– Non, mais vous en avez la clef. Êtes-vous bien sûr, au fond de ce cœur que vous m’avez donné, comme je vous ai donné le mien, positivement sûr d’avoir oublié le passé ?

– Au contraire, je veux me le rappeler toujours, dit-il en posant ses lèvres sur celles de l’adorée. Si j’en avais perdu le souvenir, pourrais-je, en t’écoutant, me rappeler que ta voix m’a défendu ? penserais-je à ce que tu m’as sacrifié ? ne serait-ce pas effacer de ma vie les plus beaux jours ? Mais ce n’est pas là ce qui te rend sérieuse ?

– Non, ce n’est pas cela ; encore moins missis Boffin, bien que je l’aime de tout mon cœur. Attends un peu, je continue mon sermon. Elle inclina la tête, et dit en souriant : C’est que vois-tu, John, c’est si bon de pleurer de joie ! Mais c’est fini ; j’arrive au troisième point.

– Voyons, dit John, qu’est-ce que c’est ?

– Je crois, poursuivit-elle, que je crois, que tu crois…

– Chère enfant, que de croyances.

– N’est-ce pas ? dit-elle en riant ; jamais je n’en ai tant vu : une pensionnaire qui conjugue un verbe ; mais je ne peux pas faire autrement ; cependant je vais essayer : je crois donc que tu crois que je crois que nous sommes assez riches, puisqu’il ne nous manque rien.

– C’est vrai.

– Mais si notre argent allait diminuer d’une manière quelconque, s’il fallait, par exemple, restreindre un peu nos dépenses, aurais-tu la même confiance dans ma satisfaction ? la croirais-tu pleine et entière ?

– Oui, mon ange.

– Merci, John ; merci mille fois. Tu n’en serais pas moins heureux ; je peux y compter, n’est-ce pas ? (Sa voix tremblait légèrement). Oui, je le sais bien, puisque je serais tout aussi contente ; à plus forte raison un homme qui est bien plus raisonnable, plus ferme, plus généreux.

– Chut ! dit-il ; je n’entends pas de cette oreille-là ; tu es aussi raisonnable que moi sur ce chapitre, et autant qu’il faut l’être sur tous les autres. D’ailleurs, j’aurais dû te le dire plus tôt, j’ai de bonnes raisons pour croire que notre petit revenu est sur le point d’augmenter. »

Elle aurait pu prendre un intérêt plus vif à ces paroles ; mais elle était replongée dans l’examen du bouton, qui déjà l’avait absorbée, et c’est à peine si elle prit garde à ce qu’il disait.

« Ainsi, voilà le fin mot, dit-il en riant ; nous savons maintenant ce qui nous rend si grave.

– Non, dit-elle en tortillant le bouton et en secouant la tête ; ce n’est pas cela.

– Un quatrième point ! s’écria John ; quelle petite sermonneuse !

– Le second et le troisième me tracassaient bien un peu, dit Bella, toujours occupée du bouton ; mais ce n’est pas cela, ou plutôt c’est un autre genre : un sérieux plus calme et bien autrement profond, John chéri. »

Comme il se penchait pour la regarder, elle lui posa sa petite main sur les yeux, et dit tout bas : « Te rappelles-tu ce que disait Pa, au dîner de Greenwich, à propos des navires qui viennent des pays inconnus ?

– Parfaitement.

– Eh bien ! je crois que dans le nombre il y en a un qui nous apporte un petit bébé, John. »

VI. Au secours ! §

La papeterie avait suspendu son travail ; les chemins étaient parsemés de groupes d’ouvriers, hommes, femmes et enfants, qui, la journée finie, retournaient chez eux. Le vent du soir agitait les vives couleurs qui étaient nombreuses dans ces groupes ; et le bruit varié des voix, traversé d’éclats de rire, faisait sur l’oreille une impression de gaieté analogue à celle que produisaient sur l’œil ces couleurs voltigeantes. Des gamins jetaient des pierres dans la nappe d’eau, qui, au premier plan de ce tableau animé, reflétait le ciel teinté de rose ; et la bande joyeuse regardait s’étendre les cercles qu’elle avait fait naître. Au delà des sentiers, où serpentaient les travailleurs, le paysage se déroulait en s’élargissant : d’abord la Tamise, aux reflets argentés ; puis le vert foncé des blés, d’une si belle venue, que ceux qui passaient entre leurs nappes ondoyantes semblaient nager dans des flots de verdure ; puis les grandes haies et les bouquets d’arbres ; puis les moulins à vent sur les collines ; puis l’horizon, où le ciel paraissait rejoindre la terre, comme s’il n’y avait pas eu l’immensité entre l’homme et les cieux.

C’était un samedi soir ; et suivant leur habitude à pareil jour, les chiens, beaucoup plus occupés des affaires humaines que de celles de leur propre race, étaient d’une activité particulière. Ils allaient et venaient de la boucherie à la grande boutique, de celle-ci au cabaret, et manifestaient devant ces diverses maisons une curiosité excessive. L’intérêt spécial que leur inspirait le dernier de ces établissements semblerait indiquer entre la race canine et la débauche de secrètes affinités ; car on mange peu dans cet endroit ; et n’aimant ni la bière, ni le tabac (on a bien dit que le chien de missis Hubbard avait fumé plusieurs pipes, mais le fait n’est pas prouvé), ils ne pouvaient venir là que par sympathie pour des habitudes licencieuses. De l’intérieur de la buvette s’échappait le raclement d’un misérable violon, raclement si affreux qu’un long chien maigre, à l’oreille plus délicate que les autres, ne pouvait s’empêcher de temps en temps de quitter ses camarades, de tourner le coin, et de hurler à cette ignoble musique. Mais, bien qu’il en souffrît évidemment, il revenait au cabaret avec la persistance d’un buveur de profession.

Il y avait en outre, dans le village, une espèce de petite foire, quelque chose d’abominable. Du pain d’épice aux abois, qui avait couru tout le pays sans parvenir à se placer, et qui s’était couvert la tête de poussière en signe de mortification, faisait un nouvel appel au public du fond d’un appentis boiteux. Une optique, ayant débuté par la bataille de Waterloo, et qui depuis lors servait toujours pour le dernier combat, moyennant un simple changement au nez du duc de Wellington, s’adressait aux amateurs d’histoire pittoresque. Une femme d’une circonférence de plusieurs mètres, associée à un cochon savant, et peinte avec la robe décolletée que, suivant l’affiche, elle portait lors de sa présentation à la cour, se montrait de grandeur naturelle sur une toile flottante. Spectacle vicieux, comme l’est toujours celui que rencontre, sur cette terre anglaise, tout pauvre besoin de distraction émanant des fendeurs de bois ou des puiseurs d’eau. Et c’est dans l’ordre, ces gens-là ne doivent pas varier les rhumatismes avec le plaisir ; ils peuvent s’en distraire par la fièvre, ou par autant d’espèces rhumatismales qu’ils ont de jointures ; mais non pas en s’amusant comme ils l’entendent ; c’est positif.

Les différents bruits de ce lieu de dépravation flottaient dans l’air ; ils arrivaient au loin par bouffées adoucies, et rendaient la soirée plus paisible, en en faisant ressortir le calme. C’était du moins l’impression qu’en ressentait Eugène Wrayburn, qui, les mains derrière le dos, côtoyait la rivière. Il marchait lentement, d’un pas mesuré, et de l’air préoccupé d’un homme qui attend quelqu’un : allant d’une oseraie à un endroit où se voyaient quelques nénuphars ; s’arrêtant à chacune de ces limites pour regarder au loin, et toujours dans la même direction. « Quelle tranquillité ! » murmura-t-il. Des moutons paissaient au bord de l’eau. Eugène pensa qu’il n’avait jamais entendu, ou remarqué jusqu’ici le bruit particulier que font ces animaux en broutant l’herbe ; il s’arrêta nonchalamment, et les regarda d’un air rêveur. « Je vous crois peu d’intelligence, dit-il ; mais si vous en avez assez pour vivre à peu près satisfaits, vous avez sur moi une grande supériorité. » Un frôlement derrière la haie voisine attira son attention. « Qui cela peut-il être ? » se demanda-t-il, en se dirigeant vers la porte à claire-voie qui s’ouvrait dans cette haie. « Un patron jaloux ? Non. Quelque chasseur à l’affût ? on ne chasse, pas dans ce pays-ci, on pêche. »

La prairie était fauchée depuis peu ; on y voyait encore les traces de la faux sur l’herbe jaune, et celles des voitures qui avaient emporté le foin. En suivant du regard la double empreinte des roues, Eugène rencontra une meule récemment faite, qui s’élevait dans un angle. S’il avait gagné cette meule, et qu’il en eût fait le tour… Mais cela devait se passer ainsi ; à quoi riment de telles suppositions ? D’ailleurs quand il y serait allé, et qu’il aurait vu un batelier couché la face contre terre, en aurait-il su davantage ? Il pensa qu’un oiseau s’était glissé dans le buisson, et revint près de la Tamise.

« Si j’avais moins de confiance en Elle, dit-il après avoir refait cinq ou six tours, je commencerais à croire qu’elle m’a planté là de nouveau ; mais elle a promis de venir ; et c’est une fille de parole. »

Effectivement, comme il se retournait du côté des nénuphars, il l’aperçut et alla à sa rencontre. « J’étais sûr que vous viendriez ; je me le disais à l’instant même, bien que vous soyez en retard, Lizzie.

– C’est que, pour ne pas éveiller de soupçons, il m’a fallu traverser le village en flânant ; et plusieurs personnes m’ont arrêtée.

– On est donc bien mauvaise langue ? » demanda Eugène, en lui prenant la main, et en se la passant sous le bras. Un instant après il porta cette main à ses lèvres, et Lizzie la retira doucement. « Je vous en prie, monsieur ; je marcherai près de vous ; mais ne me touchez pas ! dit-elle avec un regard suppliant ; car le bras du gentleman se glissait déjà autour de sa taille.

– Comme vous voudrez, dit-il avec aisance, bien qu’il éprouvât une gêne réelle, et fût mal avec lui-même. N’ayez pas cet air malheureux, Lizzie ; ne vous fâchez pas.

– L’air malheureux, dit-elle, je ne peux pas en avoir d’autre ; mais je ne suis pas fâchée ; seulement, je vous en conjure, monsieur, partez demain matin.

– Lizzie ! Lizzie ! fit-il d’un ton de reproche ; autant vaudrait être fâchée que déraisonnable. Je ne peux pas m’en aller.

– Et pourquoi ?

– Parce que, répondit-il gaiement, vous me retenez ici. Je ne m’en plains pas, notez-le bien ; mais c’est comme cela. » Il essaya de nouveau de lui prendre la taille.

« Ne me touchez pas, monsieur, et partez ; je vous le demande en grâce.

– Pour vous, Lizzie, je ferai tout ce qui est possible ; voyez plutôt : Napoléon à Sainte-Hélène, ajouta-t-il en se croisant les bras.

– Avant-hier, reprit-elle en attachant sur lui ce regard suppliant qui remuait ce qu’il avait de meilleur dans l’âme, quand je vous ai rencontré en sortant de la fabrique, vous m’avez dit que vous étiez venu pour une partie de pêche, et que vous ne vous attendiez pas à me voir ; était-ce vrai ?

– Pas du tout ; je ne suis venu ici que pour vous trouver, répondit-il avec calme.

– Savez-vous pourquoi j’ai quitté Londres, mister Wrayburn ?

– Pour vous débarrasser de moi, Lizzie ; ce n’est pas flatteur ; mais je crois que c’est vrai.

– Oui, monsieur.

– Comment avez-vous pu être si cruelle ?

– Oh ! monsieur ! dit-elle en fondant en larmes, est-ce moi qui ai de la cruauté ?

– Au nom de tout ce qu’il y a de bon sur la terre, et ce n’est pas au mien que je vous conjure, car Dieu sait que je ne suis pas bon, reprit Eugène, ne soyez pas malheureuse.

– Puis-je ne pas l’être quand je sais la distance qui nous sépare ? quand je sais que vous n’êtes venu que pour me conduire à la honte ? » répondit-elle en se couvrant la figure.

Il la regarda avec tendresse et pitié, se reprochant sa douleur, n’ayant pas la force de se sacrifier à elle, mais profondément ému.

« Je ne pensais pas, dit-il, qu’il y eût une femme au monde qui, avec si peu de mots, pût m’émouvoir autant. Mais soyez indulgente, Lizzie ; vous ne savez pas ce que j’éprouve ; vous ne savez pas que je vous vois sans cesse, et que votre image m’égare. Vous ne savez pas que cette insouciance qui vient à mon secours dans toutes les difficultés de la vie, n’existe plus quand il s’agit de vous. Elle a disparu, vous l’avez frappée de mort… je voudrais parfois que vous m’eussiez tué avec elle. »

Ces expressions passionnées, qu’elle n’attendait pas, firent naître dans son cœur un mouvement de joie et d’orgueil. Songer qu’il s’occupait d’elle à ce point-là ! Il avait tort ; mais se dire qu’elle le troublait ainsi ! « Je suis malheureuse, reprit-elle, mais je ne vous reproche rien, je vous assure. Vous ne sentez pas cela comme moi ; la position est si différente ! Vous êtes venu sans réfléchir ; mais pensez-y maintenant, je vous en prie, monsieur.

– À quoi faut-il que je pense ? demanda-t-il avec aigreur.

– À moi, mister Wrayburn.

– Mais je ne fais pas autre chose ! Ce qu’il faut m’apprendre, c’est à ne pas penser à vous, si vous voulez que je change.

– Ce n’est pas cela, monsieur ; quand je dis pensez à moi, c’est-à-dire à tout ce qui nous sépare. Rappelez-vous que je suis sans protecteur ; songez à ma réputation, respectez-la, mister Wrayburn. Si je vous inspire le sentiment que vous auriez pour une lady, accordez-moi le respect qu’elle serait en droit d’exiger. Simple ouvrière, je suis trop loin de vous et de votre famille pour que rien nous rapproche ; qu’il serait généreux d’avoir pour moi les mêmes égards que si mon éloignement venait d’un titre de reine ! »

Il aurait fallu qu’Eugène fût descendu bien bas pour rester sourd à ces paroles ; son visage exprima le repentir ; et d’une voix mal assurée : « Vous ai-je donc fait injure ? demanda-t-il.

– Oh ! non, dit-elle ; comprenez bien ; c’est de l’avenir que je parle. Je ne suis ici que parce que depuis deux jours vous me suiviez de si près, dans les endroits où tant de monde pouvait vous voir, que j’ai consenti à ce rendez-vous comme à un moyen de salut.

– Toujours peu flatteur, dit-il d’un air triste.

– Je vous en prie, mister Wrayburn, je vous en conjure, partez demain, et ne revenez plus ; songez à quoi vous m’obligeriez.

– À quoi vous obligerais-je ? demanda-t-il après un instant de silence.

– À m’en aller d’ici, où ma vie est paisible, où j’ai un bon emploi, où je suis connue, où l’on m’estime. Vous me forceriez à partir, comme je suis partie de Londres, comme je partirai de tous les endroits où vous viendrez me trouver.

– Ainsi vous êtes bien décidée, pardonnez-moi l’expression, mais elle est exacte, bien décidée à fuir un amant, Lizzie ?

– Très-décidée, répondit-elle sans hésitation, bien que d’une voix tremblante. Il est mort ici, il y a peu de temps, une vieille femme que j’ai trouvée, par hasard, au moment où elle expirait. Elle était bien vieille, bien faible, et n’en est pas moins restée fidèle à ce qu’elle s’était promis. Peut-être, monsieur, en avez-vous entendu parler ?

– Ne s’appelait-elle pas Higden ?

– Précisément ; eh bien ! ce qu’elle a fait, mister Wrayburn, je le ferais, soyez-en sûr ; et je mourrais de fatigue avant de changer de résolution. »

Il la regarda en face ; et la pauvre Lizzie, qui l’aimait tant, courba la tête sous ce regard, où le reproche et la colère se mêlaient à l’admiration. Elle essaya de retenir sa fermeté, appelant à elle tout son courage, la vit fondre, en dépit de ses efforts, et tomba sur le bras d’Eugène, qui pour la première fois connut son influence. « Ne vous relevez pas encore, Lizzie, répondez-moi : s’il n’y avait pas entre nous cette distance que vous croyez infranchissable, me diriez-vous de partir ?

– Je n’en sais rien, monsieur ; ne me le demandez pas, laissez-moi m’en aller.

– Je vous jure, Lizzie, que vous partirez immédiatement, et que vous partirez seule, si vous voulez me répondre.

– Comment le pourrai-je ? comment vous dire ce que je ferais si vous n’étiez pas ce que vous êtes ?

– Eh bien ! si je n’étais pas ce que vous me faites, dit-il en changeant habilement la question, m’auriez-vous toujours détesté ?

– Oh ! s’écria-t-elle en pleurant, vous me connaissez trop pour penser que je vous déteste.

– Si je n’étais pas à cette distance où vous me placez, dites-moi, Lizzie, vous serais-je toujours indifférent ?

– Mais vous ne m’êtes pas indifférent, vous le savez bien, monsieur ! »

Il y avait dans son attitude, dans sa voix, dans toute sa personne, quelque chose qui le suppliait de ne pas la forcer à ouvrir son cœur ; mais il fut sans pitié, et voulut l’y contraindre. « Si vous connaissant assez pour cela, reprit-il, je peux croire que vous ne me détestez pas, et même que je ne vous suis pas indifférent, laissez-moi en apprendre davantage, Lizzie ; dites-moi ce que vous auriez fait si vous m’aviez considéré comme votre égal.

– Je ne peux pas, monsieur. Vous mon égal ! mais vous ne seriez plus vous-même ! Comment alors me rappeler ce soir où je vous ai vu pour la première fois, où vous m’avez regardée si attentivement que je suis sortie de la chambre ? Comment me rappeler cette nuit, ou plutôt ce matin où vous êtes venu m’apprendre que mon père était mort ? Et les soirées où vous veniez chez miss Wren ? Et mon ignorance, et votre désir de la diminuer, et votre délicatesse, et ma surprise, et comme, tout d’abord, je vous ai trouvé bon de tant vous occuper de moi ?

– Trouvé bon tout d’abord, Lizzie ; puis ensuite bien mauvais.

– Je n’ai pas dit cela ; mais seulement que, tout d’abord, j’avais été contente d’être remarquée par un homme si différent de tous ceux que je connaissais ; et qu’ensuite, j’avais compris qu’il aurait mieux valu ne pas vous voir.

– Pour quelle raison ?

– La distance était si grande ! dit-elle en baissant la voix ; c’était souffrir sans espoir et sans fin.

– À propos de souffrances, vous êtes-vous quelquefois inquiété des miennes ?

– Je ne croyais pas que ce fût nécessaire. Mais si vous sentez au fond du cœur ce que vous m’avez dit ce soir que vous sentiez pour moi, et que vous soyez persuadé qu’il n’y a pour nous en ce monde que la séparation, oh ! que le Seigneur vous protège et vous bénisse ! »

Ces paroles, dans lesquelles se reflétaient, avec tant de pureté, son amour et sa propre souffrance, firent sur Eugène une impression profonde. Elle lui parut sanctifiée par le renoncement et la douleur, et il la baisa au front comme il eût baisé une morte. « J’ai promis de ne pas vous accompagner, dit-il ; mais vous êtes fort émue, il se fait tard, ne devrais-je pas veiller sur vous ? »

– C’est inutile ; je suis habituée à aller seule à toute heure ; je vous en prie, ne me suivez pas.

– Vous avez ma parole et je la tiendrai, Lizzie ; mais c’est tout ce que je peux faire ce soir, je ne promets pas autre chose.

– Il n’y a qu’un parti à prendre, mister Wrayburn ; autant pour vous que pour moi, je vous en conjure ; partez demain matin.

– J’essayerai, dit-il d’une voix grave. »

Elle lui tendit la main, la retira des siennes, et s’éloigna en suivant le bord de l’eau.

« Mortimer en serait bien surpris, murmura Eugène, toujours à la place où elle l’avait laissé ; moi-même j’ai de la peine à le croire. » Il faisait allusion aux larmes qui lui mouillaient la main dont il se couvrait les yeux. Puis il pensa qu’il serait très-ridicule d’être vu dans un pareil état ; et l’idée qu’il eut ensuite prit sa source dans un léger ressentiment contre la cause de ses pleurs. « Si ferme qu’elle soit, se dit-il, je n’en ai pas moins sur elle une puissance étonnante. »

Cette réflexion lui représenta la jeune fille au moment où elle avait courbé la tête, puis défailli sous son regard. « Elle m’aime, reprit-il ; et chez elle l’amour doit être une chose sérieuse ; elle ne peut pas être forte d’un côté, et faible de l’autre. Elle doit obéir à sa nature comme j’obéis à la mienne ; si mon caractère porte en lui son châtiment, le sien doit lui infliger le même retour. »

Il descendit en lui-même, poursuivit son examen, et se dit tout à coup : « Si je l’épousais ? si en dépit de l’absurdité apparente du fait, j’étonnais mon respectable père jusqu’aux dernières limites de ses respectables facultés, en lui annonçant que j’ai fait ce mariage, quel serait son raisonnement ? « Vous n’avez pas voulu, me dirait-il, épouser de la fortune et de la naissance, parce qu’il était plus que probable qu’avant peu vous en seriez horriblement obsédé ; cet horrible ennui est-il moins probable parce que vous n’aurez épousé ni position, ni argent ? Êtes-vous bien sûr de vous-même ? » Malgré la prétention d’être un avocat subtil, le cher Eugène serait forcé de dire in petto : « Bien raisonné, respectable père ; je ne suis pas sûr de moi du tout. » Et cependant, reprit-il, car ce ton de légèreté qu’il appelait à son aide lui paraissait indigne, je voudrais voir celui qui oserait me dire (excepté Mortimer) que le sentiment que j’éprouve n’a rien de sérieux, qu’il ne m’est pas inspiré, en dépit de moi-même, par son mérite et sa beauté, et que je la trompe quand je lui parle de mon amour. Je voudrais trouver quelqu’un qui me dirait cela, ou n’importe quoi de blessant pour elle, le trouver sur l’heure ; car je suis fatigué d’être mal avec un certain Wrayburn, qui fait triste figure, et j’aimerais mieux en vouloir à un autre. « Eugène ! Eugène ! c’est une vilaine affaire. » Ah ! c’est le refrain de Lightwood ; ce soir je le trouve singulièrement triste. »

Il essaya de penser à quelque chose qui l’amenât à se gourmander, et retomba dans sa discussion. « Mais, brute que vous êtes, dit-il avec impatience, quel rapport y a-t-il entre une femme que votre père vous a choisie froidement, et celle que vous vous êtes choisie vous-même, celle qui vous attire avec une force croissante, depuis l’instant où vous l’avez vue pour la première fois ? Âne stupide ! quel raisonnement ! c’est elle qui est sage, et qu’il faut écouter. »

Mais se rappeler ses paroles c’était se souvenir de ses aveux, de l’influence qu’il avait sur elle. « Essayer de partir ? non pas ; mais essayer de la revoir. » Telle fut la conclusion à laquelle il arriva.

« Eugène ! Eugène ! c’est une vilaine affaire. Eugène ! Eugène ! – Ah ! je voudrais pouvoir empêcher ce refrain ; il tinte comme un glas. » Il regarda le ciel. La lune était levée ; les étoiles commençaient à paraître au fond de cette belle nuit, où glissaient par intervalles des lueurs rouges et jaunes. Au milieu de sa contemplation il se retourna brusquement, et fit un pas en arrière à la vue d’un homme qui se trouvait si près de lui qu’il recula, moins par surprise que pour éviter un choc. Cet homme portait sur l’épaule une rame brisée, un espars, une pièce de bois quelconque. Il ne fit pas attention au gentleman, et passa comme s’il avait été seul.

« Eh ! l’ami, êtes-vous aveugle ? » cria Eugène.

L’homme ne répondit pas et continua sa route. Eugène, reprit la sienne en sens contraire, les mains derrière le dos, et son projet dans la tête. Il repassa devant les moutons, devant la haie par-dessus laquelle il avait regardé, arriva à portée des bruits de la foire, et se dirigea vers le pont. L’auberge où il était descendu était bien de son côté ; mais il avait besoin de solitude. Sachant que l’autre rive était déserte, il s’y rendit d’un pas rapide, et se remit à flâner, tantôt regardant les étoiles qui semblaient s’allumer dans le ciel une à une, tantôt regardant la rivière où ces mêmes étoiles semblaient s’allumer au fond de l’eau. Une escale, abritée par un saule, et un léger canot qui s’y trouvait amarré, appelèrent son attention. L’ombre y était si épaisse, qu’il ne distingua pas d’abord le batelet ; il s’arrêta pour voir ce que cela pouvait être ; puis il poursuivit sa promenade.

Le mouvement continu de la rivière semblait provoquer un mouvement analogue dans son esprit troublé ; il aurait voulu endormir ses pensées, en arrêter le cours ; mais elles lui échappaient, et suivaient toutes la même pente avec une force irrésistible. Ainsi que les ondes, qui, çà et là, apparaissaient tout à coup sous la lune avec une forme nouvelle et de nouveaux murmures, quelques-unes de ses réflexions surgissaient tout à coup et révélaient leur perversité. « Ni mariage, ni départ ; cela ne se discute même pas. »

Il avait été assez loin, et pensa qu’il fallait rentrer. Avant de reprendre la route qu’il venait de suivre, il s’arrêta au bord de l’eau pour admirer la nuit qui s’y réfléchissait. Tout à coup l’image se tordit avec un effroyable craquement, des flammes jaillirent dans l’air, et les étoiles, la lune se détachèrent du ciel. Était-ce la foudre qui l’avait frappé ?

N’ayant à cet égard qu’une idée confuse, il se retourna sous les coups qui l’aveuglaient, et lutta avec un homme qu’il saisit par une cravate rouge, à moins que le sang qui l’inondait ne la lui fît voir de cette couleur.

Eugène était souple et vigoureux, adroit à tous les exercices du corps, mais ses bras étaient paralysés ; il ne put que s’attacher à cet homme, et s’y cramponna, la tête rejetée en arrière, de telle sorte qu’il ne vit que le ciel qui tournoyait et s’agitait au-dessus de lui. Enfin il tomba sur la rive, entraînant le meurtrier dans sa chute. Il y eut alors un nouveau craquement, puis de l’eau qui jaillissait, et tout fut terminé.

Fuyant aussi le bruit du village, surtout les gens qui vont et viennent dans les rues, Lizzie a longé la rivière jusqu’à ce qu’elle eût séché ses pleurs, et se fût composé une figure qui empêchât qu’on ne la crût malade, ou qu’on ne devinât sa tristesse. N’ayant ni reproche à s’adresser, ni mauvaise intention à combattre, elle s’est abandonnée au charme pénétrant de cette nuit sereine, et en a ressenti l’influence salutaire.

Elle s’est calmée peu à peu, a repris courage, et se dirige vers sa demeure, lorsqu’un bruit particulier la fait tressaillir. On dirait un bruit de coups, frappés avec violence. Elle prête l’oreille : ce bruit tombe lourdement dans l’air paisible. Elle écoute indécise, et tremblante : tout est silencieux. Elle écoute toujours, en retenant son haleine : elle entend un gémissement, puis la chute d’un corps dans la rivière.

Sans perdre de temps à crier au secours, – personne ne l’entendrait, – elle se précipite vers l’endroit d’où lui est venu ce bruit cruel. C’est bien sur cette rive ; mais plus éloigné qu’elle ne pensait : la nuit est si calme, et le son porte si loin au bord de l’eau. Elle gagne enfin une partie de la rive où l’herbe a été foulée récemment ; il s’y trouve des éclats de bois, des lambeaux d’étoffe. Elle se baisse : l’herbe est mouillée, la terre couverte de sang. Elle regarde la rivière, la suit à la clarté de la lune, et voit une figure sanglante que le courant emporte.

« Ciel miséricordieux ! je vous remercie du passé. Merci, de permettre qu’enfin il serve à une bonne action. Quelle que soit la personne à qui appartienne ce visage, aide-moi, Seigneur, à l’arracher à la mort, et à la rendre à ceux qui l’aiment. »

Cette prière est pensée avec ferveur, mais ne ralentit pas sa course. Elle va, rapide et ferme, – que pourrait-elle sans fermeté ? – elle va à ce débarcadère où elle a vu un bateau amarré sous un saule. Un tour de sa main habile, un pas de son pied sûr, un balancement de son corps flexible et la voilà dans le canot qu’elle a détaché. D’un coup d’œil, et bien que dans l’ombre, elle a vu les rames, suspendues au mur du jardin. Elle a pris la corde, repoussé le bateau, s’est lancée en plein clair de lune, et rame en descendant, comme jamais femme n’a ramé sur les eaux d’Angleterre.

Le regard attentif, et jeté par-dessus l’épaule, elle cherche des yeux la figure qui doit flotter en aval. L’embarcadère est déjà loin ; c’était à sa gauche ; elle a laissé à droite la rue du village, une rue montueuse qui vient plonger dans la Tamise, et dont les bruits s’affaiblissent de nouveau. Elle ralentit sa course et cherche partout cette figure sanglante.

Elle ne fait plus que maintenir le bateau contre le courant, et se repose sur ses rames, sachant bien que si le noyé tarde à reparaître, c’est qu’il est allé à fond, et qu’elle le dépasserait en poursuivant sa marche.

Des yeux moins expérimentés n’auraient jamais vu ce que les siens lui font apercevoir à l’arrière du bateau, à une distance d’un petit nombre de coups de rame : le noyé remontant à la surface de la rivière, et faisant d’instinct un léger effort pour se mettre sur le dos. C’est ainsi que la première fois elle a entrevu la figure qu’elle vient d’apercevoir. Le regard sûr, et l’esprit ferme, elle guette le moment où il sera près d’elle. Le voici qui approche ; elle a rentré les godilles, s’est agenouillée, et rampe au fond du bateau. Elle avance la main, il lui échappe ; sa main tremblait ; cette fois elle l’a saisi, et le tient par les cheveux.

S’il n’est pas mort, il est du moins insensible, effroyablement mutilé, et des lignes rouges sillonnent la rivière autour de lui. Pas moyen de soulever ce corps inerte, et de l’embarquer à elle seule. Toutefois elle peut l’attacher au canot ; elle se penche à l’arrière pour l’y fixer avec la corde qu’elle a eu soin de prendre, et le cri qu’elle jette fait retentir le fleuve et ses rives. Mais on la dirait animée d’une force surhumaine ; le nœud est fait solidement ; elle a repris ses rames et nage en désespérée vers le premier endroit qui lui permettra d’atterrir, en désespérée, mais non follement, car elle sait que tout est fini si elle ne se possède pas.

Elle aborde, se met dans l’eau, défait le nœud qui le retient, le prend dans ses bras, et le soulevant avec effort, le couche au fond du bateau. Il a d’atroces blessures ; elle déchire sa robe et le panse en toute hâte, car s’il n’est pas mort, il aura perdu tout son sang avant d’être arrivé à l’auberge, l’endroit le plus voisin où elle puisse avoir du secours. Tout cela est fait rapidement ; elle pose ses lèvres sur son front brisé, le bénit et lui pardonne, si toutefois il a besoin de pardon. Et levant au ciel un regard plein d’angoisse : « Dieu de miséricorde ! merci du passé auquel je dois d’avoir mis cette barque à flot, et de pouvoir lui faire remonter le courant. Permets, Seigneur, que je le sauve de la mort, que je le conserve à celle qui pourra l’aimer un jour et ne l’aimera pas plus que moi. »

Elle rame avec désespoir, mais d’une main ferme ; les yeux sur ce visage, dont il est rare qu’elle se détourne. Il est tellement défiguré que sa mère lui eût peut-être couvert la figure ; mais il est pour elle au-dessus et au delà de toute mutilation.

Elle a touché le bord de la pelouse, qui, de la berge, descend à la rivière ; les fenêtres sont éclairées ; mais la pelouse est déserte. Elle amarre le bateau, puis avec une force nouvelle prend le blessé dans ses bras, et ne s’arrête qu’en le déposant dans la maison.

Elle lui soutient la tête pendant qu’on va chercher les médecins. Elle a souvent entendu dire qu’en face d’une personne, chez qui la vie semble éteinte, les docteurs lui prennent la main, et la laissent retomber si la mort est certaine. Que feront de cette main brisée et meurtrie ceux qu’elle attend ? Avant de procéder à son examen, le premier qui arrive demande qui est-ce qui a rapporté le corps.

« C’est moi, répond Lizzie, vers laquelle se dirigent tous les regards.

– Vous, ma chère ? vous ne pourriez pas le soulever.

– Non, dans toute autre circonstance ; mais je suis sûre de l’avoir fait. »

Le docteur la regarde avec compassion. Puis d’un air grave, il sonde les plaies de la tête, examine les fractures des bras, et le voilà qui prend la main.

« Seigneur ! la laissera-t-il tomber ? »

Il hésite, la repose doucement, s’empare d’une chandelle, regarde avec plus d’attention les blessures du crâne, les pupilles des yeux, remet la chandelle sur la table et reprend la main. Arrive un confrère ; les deux docteurs échangent quelques mots à voix basse, et le nouveau venu prend la main du blessé. Il la garde un instant dans la sienne ; puis la repose avec précaution.

« Occupez-vous de cette jeune fille, dit alors le premier docteur aux gens de l’auberge. Elle est sans connaissance ; tant mieux pour elle ! tâchez de ne pas l’éveiller ; mais emportez-la. Pauvre fille ! il faut qu’elle ait singulièrement d’énergie ; mais il est à craindre qu’elle n’ait donné son cœur à un mort ; soyez doux et bons pour elle. »

VII. Mieux vaut être Abel que Caïn §

Le jour commençait à poindre à l’écluse de Plashwater. On apercevait encore les étoiles ; mais il y avait au levant une pâle clarté qui n’appartenait pas à la nuit. La lune était couchée, et vue à travers le brouillard qui rampait sur la Tamise, l’eau et les arbres apparaissaient comme des ombres de fleuve et de feuillage. La terre, ainsi que les étoiles pâlissantes, avait un air de spectre, et la clarté du levant, inerte et blafarde, pouvait se comparer au regard vitreux des morts. Cette comparaison vint peut-être à l’esprit du batelier, qui se trouvait seul en ce moment au bord de l’écluse. Ce qu’il y a de certain c’est qu’il tressaillit quand une bouffée d’air passa en murmurant, et sembla dire tout bas quelque chose qui fit trembler le fleuve et les arbres, ou les rendit menaçants, car l’imagination pouvait se figurer l’un et l’autre.

Le batelier se détourna, et se dirigea vers la loge de l’éclusier, dont il essaya d’ouvrir la porte ; mais celle-ci était fermée au verrou.

« Il a peur de moi », se dit-il en frappant.

Riderhood, immédiatement réveillé, ne tarda pas à lui ouvrir.

« Ah ! c’est vous, troisième gouverneur. J’vous croyais perdu : deux nuits dehors ! J’avais quasi envie d’met’ un mot dans le journal, pour faire courir après vous. »

Bradley devint tellement sombre, en entendant ces paroles, que Riderhood jugea à propos de les tourner en compliment.

« C’est pas que j’l’aurais fait, mon gouverneur, poursuivit-il en secouant bêtement la tête ; car, après m’êt’ amusé de c’qui avait d’comique dans c’t’idée là, qu’est-ce que j’me suis dit à moi-même ? J’me suis dit : c’è un homme d’honneur ; v’là c’que j’me suis dit : un homme d’honneur, et i reviendra. »

Chose remarquable : Riderhood ne lui adressa pas la moindre question. Il l’avait regardé en lui ouvrant la porte ; il le regarda de nouveau, cette fois à la dérobée, et ne l’interrogea pas. « Autant que j’peu croire, vous seriez ben encore deux jours sans penser à déjeuner », dit-il, lorsque Bradley se fut assis, le menton dans ses mains, les yeux fixés à terre.

Autre chose digne de remarque : Riderhood, en lui parlant, feignait de ranger la chambre, afin d’avoir un prétexte pour ne pas le regarder.

« Oui, répondit Bradley sans changer d’attitude ; je n’ai pas faim, je ferais mieux de dormir.

– Assurément, gouverneur ; j’allais vous l’proposer ; mais peut-êt’ qu’vous avez soif ?

– Oui, » dit-il d’un air distrait.

Riderhood sortit la bouteille de gin, alla chercher de l’eau fraîche, et versa à boire à son hôte. Puis il arrangea son lit, dont il secoua la couverture, et Bradley s’y jeta tout habillé.

« D’mon côté, j’vas r’prend’ mon somme et en gratter les os », dit poétiquement Riderhood. Il alla en effet s’asseoir près de la fenêtre, dans le fauteuil où nous l’avons déjà vu ; mais loin de fermer les yeux, il guetta l’instant où son hôte serait profondément endormi. Se levant alors, et marchant à pas de loup, Riderhood examina le dormeur avec une attention minutieuse ; puis, il sortit pour récapituler ses découvertes.

« L’une de ses manches est déchirée au-dessus du coude, l’morceau est arraché, se dit-il ; l’aut’ a un fameux accroc à l’épaule ; pour la chemise, on l’a rudement secouée : pus qu’une guenille à partir du col. Il a roulé su l’herbe ; il a eu les pieds dans l’eau. Puis taché partout ; et j’sais d’quoi, et d’qui qu’ça vient ; hourrahr ! »

Bradley dormait toujours. Une barque descendant la rivière se présenta dans le courant de la journée. L’éclusier avait ouvert sans rien dire à tous les bateaux qui étaient passés le matin ; mais il héla celui-ci et demanda des nouvelles ; d’après ses calculs, cette barque avait eu le temps d’en apprendre. Les bargemen lui dirent ce qu’ils savaient du meurtre, et s’arrêtèrent pour en causer.

Il y avait environ douze heures que Bradley s’était couché lorsqu’il sortit de la maison. « I’ n’me fera pas avaler qu’il a dormi tout ce temps-là », dit Riderhood en jetant ses yeux louches vers l’écluse. Bradley vint à lui, et s’asseyant sur le levier qui faisait mouvoir les portes, il lui demanda l’heure qu’il était. « Ent’ deux et trois, répondit l’honnête homme.

– Quand vient-on vous relever ? reprit Bradley.

– Après-demain, gouverneur.

– Pas plus tôt ?

– Pas seulement d’une minute. » Ils semblaient tous deux attacher à cette question une importance réelle. « Pas seulement d’un’ minute, répéta Riderhood, qui prolongea son hochement de tête négatif.

– Vous ai-je dit que je partais ce soir ? demanda Bradley.

– Non, gouverneur, répondit gaiement l’honnête homme, vous ne m’avez pas dit ça ; vous en auré eu l’intention, et vous l’auré oublié.

– Je partirai au coucher du soleil, dit Bradley.

– Pas sans une becquée, toujours, répondit l’autre ; faut manger un morceau. »

La mise de la nappe étant chose inconnue dans la maison, la becquée fut servie en un instant. Un immense plat, allant au four et contenant les trois quarts d’un énorme pâté, apparut sur la table où il fut suivi de deux couteaux de poche, d’une cruche d’eau et d’un pot de bière. Ils mangèrent tous les deux, mais l’éclusier infiniment plus que son hôte.

Riderhood ayant coupé deux morceaux de la grosse croûte, les avait placés, le premier devant Bradley, le second devant lui ; puis il avait mis sur chacun de ces triangles une forte portion de l’intérieur du pâté, se donnant ainsi la jouissance peu commune d’entamer son assiette, et de l’absorber avec le contenu, sans parler du plaisir de poursuivre les gouttes de gelée qui fuyaient sur la table, et de les faire passer, de la pointe de son couteau dans sa bouche, lorsque toutefois elles ne glissaient pas. Bradley était si maladroit à ces différents exercices que Riderhood en fit la remarque. « Attention ! s’écria-t-il, vous allez vous couper, gouverneur. »

Mais l’avertissement venait trop tard ; le dernier mot n’était pas prononcé que Bradley s’était fait à la main une profonde estafilade. Ce qu’il y eut de plus grave, c’est qu’en demandant à Riderhood de lui mettre un linge, et en s’approchant de lui à cet effet, il secoua vivement la main, sans doute sous l’impression de la douleur, et aspergea de sang les habits de l’honnête homme.

Après le repas, quand les débris des assiettes et le reste de la gelée, ramassés sur la table, eurent été mis dans le pâté qui servait de récipient aux reliefs de toute nature, Riderhood remplit sa tasse et but jusqu’à la dernière goutte ; puis attachant sur Bradley un mauvais regard. « Troisième gouverneur », dit-il d’une voix enrouée, en s’appuyant sur une main, et en s’avançant pour lui toucher le bras, « la nouvelle a descendu la rivière.

– Quelle nouvelle ?

– Qui croyez-vous, reprit-il en secouant la tête, comme s’il eût rejeté la feinte avec dédain, qui croyez-vous qu’a repêché le corps ? Devinez voir.

– Je ne sais pas deviner.

– Eh ben, c’est elle ; la fille à Hexam ; hourrahr ! vous pouvé y aller : c’te fois encore, vous les trouverez ensemb’. »

Sa vive rougeur et le mouvement convulsif de ses lèvres annoncèrent à quel point cette nouvelle le touchait ; mais il ne dit pas un mot ; il alla s’appuyer à la fenêtre, et regarda au dehors. Riderhood le suivit des yeux, examina ses habits, les taches de sang dont ils étaient parsemés, et parut meilleur devin que Bradley.

« J’ai été si longtemps sans dormir, dit enfin celui-ci, que je me recoucherais volontiers ; permettez-vous ?

– Avec plaisir ; faites donc, » répondit l’honnête homme.

Il était déjà sur le lit, et y resta jusqu’au soleil couché. En s’en allant, il trouva Riderhood assis au bord du chemin et qui paraissait l’attendre.

« Quand il sera nécessaire que nous ayons de nouveaux rapports, dit Bradley, je reviendrai ; bonsoir.

– En c’cas-là, puisqu’ign’y a pas mieux pour aujourd’hui, bonsoir, » répondit Riderhood, qui reprit la route de l’écluse. Mais il se retourna l’instant d’après et grommela entre ses dents : « Faut pas croire qu’vous seriez parti comme ça si mon remplaçant n’était pas là, ou tout comme. Vous n’aurez pas fait un mille que vous s’rez rattrapé ; t’nez-vous ben ça pour dit. »

En effet, devant être relevé après le coucher du soleil, il vit arriver son remplaçant au bout de quelques minutes ; et sans compléter sa corvée, faisant à l’autre un emprunt d’une demi-heure qu’il lui rendrait plus tard, il se mit immédiatement sur la piste de Bradley.

Toute sa vie s’était passée à guetter, à ramper dans l’ombre, à suivre les uns, à dérouter les autres, à flairer les traces de ceux qu’il cherchait ou dont il fuyait la rencontre ; c’était la seule chose qu’il eût apprise, et il la savait bien. Bref, il avait rejoint son homme, c’est-à-dire il n’en était plus qu’à la distance convenable, avant que Bradley eût gagné l’écluse suivante.

Le maître de pension regardait souvent derrière lui, mais sans rien voir qui pût éveiller ses craintes. L’honnête homme savait tirer parti de la disposition des lieux ; il savait où il fallait passer de l’autre côté de la haie, se glisser derrière le mur, se baisser tout à coup, presser le pas ou le ralentir : un millier d’expédients que la conception lente du malheureux Bradley n’aurait jamais trouvés. Mais il les suspendit, et s’arrêta en voyant son homme tourner dans un chemin couvert situé au bord de l’eau : un endroit isolé, envahi par les ronces, les orties, les épines, et qui, placé à la lisière d’un bois en exploitation, était encombré d’arbres abattus. Bradley marcha sur ces troncs d’arbres, en descendit, y remonta comme aurait fait un écolier ; mais dans un but assurément que n’aurait pas eu celui-ci.

« À quoi est-ce qu’i’ pense ? » murmura Riderhood, qui, tapi dans le fossé, écartait légèrement les broussailles. « Par saint Georges et le dragon ! v’là ti pas qu’i’va prend’ un bain ? »

Bradley avait refranchi les troncs d’arbres, était venu au bord de l’eau, et commençait à se déshabiller. Cela pouvait être un suicide, arrangé de manière à passer pour un accident ? « Mais si c’était là vot’ jeu, pensa l’éclusier, vous n’auriez pas sous l’bras un paquet qu’vous avez été prend’ dans ce fouillis. » Néanmoins Riderhood se sentit soulagé quand il vit son homme sortir de l’eau peu de temps après. « Car, dit-il avec émotion, j’aurais du chagrin d’vous perd’ avant d’avoir tiré de vous quéque argent. »

Accroupi dans un autre fossé (il en avait changé quand Bradley lui-même avait changé de direction), et n’écartant de la haie qu’une si faible partie que la vue la plus perçante ne l’aurait pas découvert, l’honnête personnage guettait le baigneur, qui probablement faisait sa toilette. Mais quelle surprise quand il le vit reparaître !

« Ah ! ben, dit Riderhood, c’est comme ça qu’vous étiez c’fameux soir, quand j’vous ai vu à la porte du Temp’. Je n’vous quitte pas : vous êtes fin ; mais y a pus fin qu’vous. »

Sa toilette achevée, le baigneur s’accroupit, fit usage de ses deux mains, et se releva tenant un paquet. Il regarda autour de lui avec une grande attention, se rapprocha de la rivière, et y jeta son paquet le plus loin qu’il put, en faisant le moins de bruit possible.

Toujours dans son fossé, Riderhood ne se remit en marche que lorsque le maître de pension eut reprit son chemin d’une manière définitive, et lui fut caché par un coude de la rivière. « Maintenant, se dit l’honnête homme, faut-i’ le suiv’ ou l’lâcher c’te fois, et m’en aller à la pêche ? »

La question n’étant pas résolue, il poursuivit sa course, tout en continuant les débats. « Supposition qu’je l’lâche à c’te heure, j’peux le faire revenir ou me rend’ chez lui. J’saurai toujours ben le r’trouver ; tandis que l’paquet, c’est pas la même chose, i’ pourrait tomber ent’ les mains d’un aut’. V’là qu’est dit, j’vas à la pêche. »

Le malheureux qu’il abandonnait provisoirement continuait à se diriger vers Londres, tremblant au moindre bruit, se défiant de tous les visages, et n’ayant aucun soupçon du danger qui le menaçait. Il pensait bien à Riderhood, il y pensait constamment depuis leur première entrevue ; mais la place que l’éclusier occupait dans son esprit n’était pas celle d’un homme qui se mettait à sa poursuite. Il s’était donné tant de mal pour lui en forger une, et pour l’y faire entrer, qu’il n’admettait pas que Riderhood pût en occuper une autre. Tout meurtrier subit le même aveuglement, c’est une chose fatale contre laquelle il lutte en vain. La découverte du crime peut se faire par cinquante portes ; il parvient, à force de peine et de ruse, à en fermer quarante-neuf, et ne voit pas que la cinquantième est ouverte à deux battants.

Bradley n’avait pas de repentir ; mais il était en proie à une situation morale plus douloureuse, plus consumante que le remords. Le criminel qui parvient à étouffer celui-ci, ne peut pas échapper à ce supplice de recommencer toujours son crime et de le refaire d’une manière plus efficace. L’ombre de cette torture s’aperçoit dans toutes les paroles des meurtriers, dans leurs défenses, dans leurs aveux, jusque dans leurs mensonges. « Si j’avais fait ce dont on m’accuse, est-il croyable que j’aurais commis telle ou telle maladresse ? Aurais-je dégarni cette place qui donnait accès à la dénonciation, fourni ce prétexte aux paroles de ce faux témoin ? »

Voir continuellement les côtés faibles de son crime, s’efforcer d’y remédier, alors que cette faiblesse est irrémédiable, aggrave l’attentat en le faisant accomplir mille fois au lieu d’une ; mais cette obsession porte en elle-même son châtiment et l’inflige à toute heure.

Bradley vivait ainsi, enchaîné à l’idée de sa haine et de sa vengeance, et se disant sans cesse qu’il aurait dû les assouvir par d’autres moyens que ceux qu’il avait employés. L’arme aurait pu être meilleure, le moment et l’endroit mieux choisis. Frapper son homme par derrière et dans l’ombre n’était pas mal, surtout au bord d’un fleuve ; mais il fallait l’assommer du premier coup, le mettre au moins hors d’état de se défendre ; tandis qu’il s’était retourné et avait engagé une lutte dangereuse. De même, pour en finir avant que le hasard n’eût fait arriver du secours, il l’avait poussé dans la Tamise sans lui avoir complétement arraché la vie. Si cela pouvait se refaire ! ce n’est pas ainsi qu’il faudrait agir. Supposez qu’on l’eût maintenu sous l’eau pendant quelques instants ; supposez que le premier coup eût été plus ferme ; supposez qu’on lui eût tiré une balle, ou qu’on l’eût étranglé. Supposez tel moyen, supposez tel autre, supposez tout au monde, excepté de pouvoir se délivrer de cette pensée dévorante, car c’est inexorablement impossible.

La réouverture des classes avait lieu le lendemain. Les élèves trouvèrent la figure du maître peu ou point changée ; elle exprimait toujours le travail pénible d’une intelligence opiniâtre et peu active. Mais tout en donnant ses leçons, Bradley recommençait le meurtre, et il le faisait mieux. La craie à la main, il s’arrêtait avant d’écrire au tableau, et pensait à l’endroit où il avait attaqué sa victime. Un peu plus haut, ou un peu plus bas, la rivière n’était-elle pas plus profonde, la berge plus élevée, plus abrupte ? Il avait presque envie de dessiner la rive, et de se démontrer à lui-même ce qu’il voulait dire. Pendant la prière, pendant la dictée, pendant le calcul, pendant les questions et les réponses, il refaisait l’assassinat, le faisait autrement, s’y prenait mieux et recommençait toujours.

C’était le soir ; Bradley se promenait dans son jardin, où la petite miss Peecher, cachée derrière sa jalousie, le suivait des yeux, et, dans sa contemplation, lui envoyait comme offrande le parfum de son flacon de sels, bons contre les maux de tête, quand l’élève favorite, sa fidèle compagne, leva le bras. « Qu’est-ce que c’est, Mary-Anne ?

– S’il vous plaît, madame, le jeune mister Hexam qui vient voir mister Headstone (Charley était maintenant professeur dans un autre pensionnat).

– Très-bien, Mary-Anne. »

Nouvelle requête du bras de l’élève. « Vous pouvez parler, Mary-Anne.

– Mister Headstone, madame, a fait signe de venir à mister Hexam ; puis il est rentré sans l’avoir attendu. Lui aussi, madame, il vient d’entrer ; et il a fermé la porte. »

Ainsi que mon cœur, pensa miss Peecher.

L’élève agita de nouveau son bras télégraphique.

« Qu’est-ce que c’est, Mary-Anne ?

– Il doit faire bien sombre autour d’eux, madame ; car les jalousies sont baissées, et ni l’un ni l’autre ne les remonte.

– Des goûts et des couleurs, dit la bonne petite miss en portant la main à son petit corsage méthodique pour étouffer un soupir, des goûts et des couleurs il ne faut pas disputer, Mary-Anne. »

À la vue de son ami, qu’enveloppait l’ombre jaune du parloir, Charley s’arrêta au seuil de la porte.

« Entrez, lui dit Bradley, entrez. »

Hexam se dirigea vers la main qui lui était tendue, mais s’arrêta de nouveau sans la prendre. Les yeux injectés de sang du malheureux Bradley se levèrent avec effort, et rencontrèrent le regard de son ancien élève.

« Savez-vous la nouvelle, mister Headstone ?

– Quelle nouvelle ?

– À propos, de ce Wrayburn ; on dit qu’il a été tué.

– Il est donc mort ! » s’écria Bradley.

Hexam le regardait toujours. Bradley se passa la langue sur les lèvres, jeta les yeux autour du parloir, puis sur le jeune homme et les baissa vivement. « J’ai entendu dire qu’on l’avait attaqué, reprit-il en s’efforçant de dominer ses lèvres convulsives, mais je n’en savais pas le résultat.

– Où étiez-vous alors ? observa Charley en s’avançant ; ne dites rien, je ne demande pas de réponse ; la confidence que vous m’obligeriez à recevoir serait répétée mot pour mot, je vous en avertis, monsieur ; prenez garde, mot pour mot. »

Ces paroles semblèrent causer une vive douleur au malheureux maître ; l’air désolé qui naît d’un complet abandon, tomba sur lui comme une ombre visible.

« À moi la parole, continua Charley, pas à vous ; si vous la prenez, c’est à vos risques et périls. Je ne suis pas venu ici pour vous entendre, mais pour vous mettre sous les yeux votre effroyable égoïsme, et vous montrer que je ne peux plus et ne veux plus avoir rien de commun avec vous. »

Il regarda son élève comme s’il eût attendu que celui-ci continuât de réciter une leçon que lui, Bradley, savait par cœur et dont il était fatigué ; mais il n’articula pas un mot.

« Si vous avez pris à cet assassinat une part quelconque, je ne dis pas laquelle, poursuivit Hexam, si vous étiez dans le secret, ou seulement, – je ne vais pas plus loin, – si vous connaissez le coupable, vous m’avez fait un tort que je ne vous pardonnerai jamais. Vous étiez avec moi, vous le savez, lorsque je suis allé chez lui ; vous étiez avec moi quand j’épiais ses démarches, dans le but d’arracher ma sœur à son influence et de la ramener à la raison. J’ai consenti à vous mêler à cette affaire, pour faciliter votre mariage ; et sachant cela, vous n’avez pas craint de vous livrer à toute la violence de votre nature. Est-ce là votre gratitude ? »

Bradley était assis, et attachait dans le vide un regard fixe et distrait ; chaque fois que son ancien élève faisait une pause, il tournait les yeux vers lui comme s’il lui eût fait répéter une leçon, et reprenait son regard fixe dès que le jeune homme reprenait la parole.

« Je vous parlerai avec franchise, monsieur, continua Hexam en secouant la tête d’un air quasi menaçant, non pas de certaines choses auxquelles il serait dangereux pour vous de faire allusion, mais de ce que je ne peux ignorer. Si vous avez été un bon maître j’ai été un bon élève ; mes succès vous ont fait honneur, et la réputation que je me suis créée ne vous a pas moins servi qu’à moi : à cet égard nous sommes quittes. Maintenant de quelle façon m’avez-vous payé mon entremise auprès de ma sœur ? Vous m’avez compromis en vous montrant avec moi à la poursuite de ce Wrayburn. Si, grâce à ma réputation et à l’absence de tout rapport avec vous, j’échappe à cette souillure, ce sera à moi seul que je le devrai ; donc pas de remercîments pour cela. »

Il regarda Charley qui venait de s’arrêter. « Je continue, monsieur ; n’ayez pas peur, j’irai jusqu’au bout. Vous connaissez mon histoire ; vous savez que j’ai eu des antécédents avec lesquels il m’a fallu rompre. Je vous ai dit, et vous l’avez su par vous-même, que la maison paternelle, d’où je me suis vu contraint de fuir, n’était pas des plus honorables. Mon père étant mort, on devait croire que j’arriverais sans obstacle à la respectabilité ; mais non, vous savez ce que fit ma sœur. »

Il parlait avec assurance, d’une voix sèche, d’un air froid, la joue et le regard aussi peu animés que si le passé n’avait rien eu pour lui d’attendrissant. Le fait est que son cœur était vide, et que se souvenir n’éveillait en lui nulle émotion. En dehors de soi, qu’y a-t-il pour l’égoïsme qui regarde en arrière ?

« À propos de ma sœur, reprit Charley, je regrette vivement que vous l’ayez connue ; c’est une chose faite, il n’y a pas à y revenir. Vous m’inspiriez toute confiance ; je vous ai parlé d’elle, expliqué son caractère, vous ai dit comment elle contrecarrait, par des idées absurdes, tous les efforts que je faisais pour nous rendre respectables. Vous l’avez aimée ; j’ai fait tout mon possible pour vous seconder auprès d’elle ; rien n’a pu la contraindre à accepter votre amour, et nous sommes entrés en lutte avec ce Wrayburn. Qu’avez-vous fait, je vous le demande, sinon de justifier ma sœur et de me mettre dans mon tort, en motivant les préventions qu’elle avait contre vous ? Tout cela, monsieur, parce que vous êtes tellement égoïste, tellement absorbé par vos passions, que vous n’avez pas même songé à moi. »

De tous les vices que présente la nature humaine, cet égoïsme prodigieux, dont il accusait son maître, pouvait seul donner à Hexam la conviction profonde avec laquelle il se posait en victime, et soutenait son rôle d’offensé. « Chose extraordinaire, s’écria-t-il avec de véritables larmes, qu’à chaque effort que je fais pour atteindre une respectabilité complète, je me trouve arrêté par quelqu’un, sans qu’il y ait de ma part la moindre faute. Non content d’avoir fait tout ce que je viens de dire, il faut que vous me déshonoriez en faisant rejaillir sur moi la honte de ma sœur, si mes soupçons, comme j’ai tout lieu de le craindre, ont le moindre fondement ; et plus votre culpabilité sera grande, plus il me sera difficile d’empêcher les autres de m’associer à vous dans leur esprit. »

Après un dernier sanglot donné à ses infortunes, il s’essuya les yeux, et se dirigea vers la porte. « Néanmoins, dit-il en se retournant, je suis bien résolu, quoi qu’il arrive, à me créer une position respectable ; et il ne sera pas dit qu’on me fera déchoir du rang que j’aurai conquis dans l’échelle sociale. J’ai rompu avec ma sœur, aussi bien qu’avec vous. Puisqu’elle s’inquiète assez peu de moi pour ne pas craindre de miner ma respectabilité, qu’elle suive sa route, je suivrai la mienne. J’ai une brillante perspective, et j’en profiterai seul, puisqu’au lieu de m’aider, c’est à qui s’efforcera de me nuire. Je ne parle pas de ce que vous avez sur la conscience, mister Headstone ; je l’ignore et ne désire pas le savoir ; mais vous sentirez qu’il est juste de vous éloigner de moi. J’espère donc que vous vous tiendrez à l’écart, et que vous trouverez une consolation à ne faire retomber que sur vous-même la responsabilité de vos actes. Il est probable que, d’ici à quelques années, je dirigerai les études de la pension où je me trouve ; la maîtresse de l’établissement étant veuve, j’ai l’espoir, bien qu’elle soit plus âgée que moi, j’ai l’espoir, dis-je, de l’épouser un jour. Si cela peut être pour vous une satisfaction de connaître l’avenir qui m’est ouvert, je suis heureux de vous annoncer que telle est la position à laquelle j’ai le droit de prétendre, pourvu que je conserve ma respectabilité. Enfin, monsieur, je me résume en vous disant que si vous avez le sentiment de vos torts envers moi, et le désir de les expier, ne fût-ce que légèrement, j’espère que vous songerez à la vie respectable que vous auriez pu avoir ; et que vous la comparerez avec la misérable existence que vous vous êtes faite par votre faute. »

N’est-il pas étrange que le malheureux Bradley prît à cœur de telles paroles, et en souffrît amèrement ? Peut-être s’était-il attaché à ce garçon pendant les longues années de travail qu’ils avaient passées ensemble ? Peut-être avait-il trouvé un allégement à sa tâche quotidienne dans ses rapports avec un esprit plus vif, plus pénétrant que le sien ? Peut-être un air de famille entre le frère et la sœur, quelque ressemblance dans la voix ? – Toujours est-il que lorsque Hexam eut fermé la porte, le malheureux Bradley courba la tête ; et pressant à deux mains ses tempes brûlantes, il rampa sur le plancher dans une agonie indescriptible, sans pouvoir répandre une larme.

Ce jour-là, Roger Riderhood ne s’était occupé que de la rivière. Il avait pêché la veille avec ardeur ; mais il avait commencé tard, la nuit était venue, la pêche n’avait pas été heureuse. Il s’y était remis dès le matin, cette fois avec plus de chance, et il avait rapporté à l’écluse le poisson qu’il avait pris, c’est-à-dire le paquet jeté la veille dans la Tamise par le faux batelier.

VIII. Quelques grains de poivre §

Depuis la découverte que le hasard lui avait fait faire de l’hypocrisie et de la dureté qu’elle attribuait à mister Riah, Jenny Wren n’était pas retournée chez Pubsey. Il lui arrivait souvent, tout en poussant l’aiguille ou en taillant ses patrons, de moraliser sur les ruses et les allures de ce vénérable fourbe. Il l’avait bien trompée ! Quelquefois un doute lui traversait l’esprit ; mais elle faisait ses petites emplettes dans une autre maison, et ne voyait plus personne. Après de longs débats avec elle-même, elle se décida à ne pas avertir son amie de la fourberie du vieux Juif, se disant que la déception que Lizzie en éprouverait lui viendrait assez tôt. Elle garda le silence sur ce point, et remplit ses lettres des rechutes multipliées de son méchant enfant, qui devenait pire de jour en jour.

« Mauvais fils, disait-elle à celui-ci en le menaçant de l’index, vous me forcerez à partir. Après tout, vous n’en serez pas fâché ; mais vous vous casserez à force de trembler, et il n’y aura là personne pour ramasser les morceaux. »

À cette prédiction, le misérable fils gémissait et pleurnichait, en branlant de la tête aux pieds, jusqu’au moment où il parvenait à sortir de son coin, et allait, tout tremblotant, se mettre en mesure de secouer en lui-même un nouveau trois penn’ de rhum. Mais qu’il fût mort-ivre ou mort-à-jeun (il en était venu à être encore moins vivant de cette dernière façon que de l’autre), cet épouvantail avait sur la conscience le prix de soixante mesures de trois pence qu’il avait dérobé à sa pénétrante gardienne ; somme fabuleuse qui était déjà engloutie, et dont on découvrirait certainement l’emploi. À tout prendre, si l’on considère l’état physique et moral de mister Poupées, le lit sur lequel reposait le malheureux était un lit de roses dont il ne restait plus que les tiges et les épines.

Un certain jour que miss Wren était seule, la porte de la rue ouverte pour avoir un peu d’air, travaillant plus que jamais, et chantant de sa petite voix une petite chanson lamentable, qui aurait pu être celle d’une poupée déplorant la fragilité de la cire, elle aperçut mister Fledgeby, qui était sur le trottoir, et qui la regardait. « Je pensais bien que c’était vous, dit Fascination en montant les deux marches.

– Moi de même, jeune homme ; les beaux esprits se rencontrent. Vous ne vous trompez pas, ni moi non plus ; que nous sommes donc habiles !

– Comment allez-vous ? reprit Fledgeby.

– À peu près comme tous les jours, monsieur ; une très-malheureuse mère, tuée à petit feu par un horrible enfant qui me met hors de moi. »

Les petits yeux de Fledgeby s’ouvrirent tellement qu’ils auraient pu passer pour être de grandeur moyenne, et firent le tour de la pièce en cherchant le marmot dont il était question.

« Mais vous n’êtes pas père de famille, poursuivit la petite ouvrière ; il est inutile de vous parler d’enfants. À quoi puis-je attribuer l’honneur de vous recevoir ?

– Au désir de cultiver votre connaissance, » répliqua Fledgeby. Miss Wren, qui allait couper son fil avec ses dents, s’arrêta au milieu de cette opération, et regarda Fledgeby d’un air fin.

« Je ne vous rencontre plus, dit Fascination.

– Non, répondit sèchement la petite habilleuse en coupant son fil.

– C’est pour cela que je me suis décidé à venir, afin de causer avec vous de notre fallacieux ami, le fils d’Israël.

– Il vous a donc donné mon adresse ?

– J’ai fini par l’obtenir, balbutia Fledgeby.

– Il paraît que vous le voyez souvent, remarqua Jenny Wren, en jetant sur le gentleman un regard défiant et malin.

– Oui, assez souvent.

– Vous avez des amis à lui recommander ? reprit miss Wren en se penchant vers la poupée qu’elle habillait.

– Toujours, répondit-il en secouant la tête.

– Ainsi, toujours recommandant, et attaché à lui comme de la glu ? reprit la petite ouvrière, très-occupée de son ouvrage.

– Comme de la glu, c’est le mot. »

Elle continua à faire voler son aiguille, et dit après un instant de silence : « Êtes-vous dans l’armée ?

– Pas précisément, répondit Fledgeby, assez flatté de la question.

– Dans la marine ?

– N… non. » Il fit ces deux réponses de manière à laisser entendre que s’il n’appartenait positivement ni à l’un ni à l’autre de ces corps, il était presque dans tous les deux.

« Eh bien ! qu’est-ce que vous êtes ? demanda miss Wren.

– Je suis gentleman.

– Oh ! fit la petite miss, dont la bouche se tortilla d’un air convaincu : gentleman ! cela explique comment vous avez tant de loisirs à donner à vos amis. Quel bon gentleman vous faites ! aussi affectueux que désintéressé. »

Il comprit qu’il patinait à la rive d’un endroit signalé comme dangereux, et qu’il ferait bien de changer de direction. « Revenons-en, dit-il, à ce fourbe des fourbes. Quelles sont ses intentions à l’égard de votre amie ; cette jolie fille, vous savez bien ? Il doit avoir un but.

– Comprends pas, répondit miss Wren avec calme.

– Impossible de lui faire dire où elle est, reprit Fascination ; il le sait pourtant, j’en suis sûr, et j’ai souvent envie de la revoir.

– Comprends pas, répliqua de nouveau la petite ouvrière.

– Mais vous savez son adresse ?

– Pourrais pas vous la dire, monsieur ; vraiment. »

Le petit menton de l’habilleuse de poupées répondit au regard de Fledgeby par un soubresaut tellement significatif, que l’aimable jeune homme resta quelque temps sans savoir comment il reprendrait la parole. « Miss Jenny ! dit-il enfin, c’est je crois votre nom, à moins que je ne sois dans l’erreur ?

– Ce qui n’est pas possible, dit-elle, puisque vous le tenez de moi-même.

– Au lieu de monter sur les toits et d’être morts, descendons, s’il vous plaît, et soyons bien vivants. Vous y aurez plus de bénef, je vous assure, dit-il, en adressant à la petite ouvrière un clignement d’yeux plein de promesses.

– Peut-être, dit miss Wren, qui tenait sa poupée à bras tendu, et qui, les ciseaux entre les dents, examinait l’effet produit par les nœuds qu’elle venait de poser, peut-être m’expliquerez-vous ce que vous voulez dire, jeune homme ; car pour moi c’est du grec. Il faut encore un peu de bleu dans votre toilette, ma chère. »

Ayant fait cette observation à sa jolie pratique, miss Wren coupa un petit morceau d’un chiffon bleu qui était devant elle, puis enfila son aiguille d’un brin de soie de la même couleur.

« Ainsi, dit Fledgeby… m’écoutez-vous ?

– Parfaitement, répondit-elle sans paraître lui accorder la moindre attention. Un rien de bleu à votre coiffure ; c’est cela.

– Comme je vous le disais, reprit Fledgeby un peu découragé par les circonstances, comme je vous le disais, si toutefois vous m’écoutez…

– Le bleu clair, ma charmante, observa Jenny, va à merveille à votre teint frais et à vos cheveux blonds.

– Je disais, poursuivit le gentleman, que vous y gagneriez davantage. Par exemple, vous pourriez obtenir de Pubsey et Cie vos chiffons et vos rubans à meilleur marché, même pour rien. »

Ah ! ah ! pensa miss Wren, vous avez donc bien de l’influence chez Pubsey ? Petits-Yeux, Petits-Yeux, quelle finesse que la vôtre !

« Je suppose, continua Fledgeby, que d’avoir vos étoffes pour rien ne vous semblerait pas à dédaigner ?

– Certes, répondit la petite habilleuse en hochant la tête nombre de fois, je ne dédaigne jamais de gagner de l’argent.

– Très-bien ! répliqua Fascination, voilà qui est d’une fille sensée ; vous n’êtes plus de l’autre monde. Je prends donc la liberté, miss Jenny, de vous faire cette petite remarque : il y avait entre vous et ce Juif une liaison beaucoup trop grande pour que cela fût durable ; vous ne pouviez pas être dans l’intimité d’un pareil coquin sans finir par le connaître et par découvrir ce qu’il est au fond.

– J’avoue, reprit la petite habilleuse en regardant son ouvrage, que nous ne sommes plus amis, du tout, du tout.

– Je le sais, dit Fascination, je sais toute l’affaire ; et tel que vous me voyez, je voudrais rendre à ce Judas la monnaie de sa pièce en déjouant quelques-uns de ses frauduleux projets. Il n’arrive à son but que par des voies tortueuses, de bric et de brac, peu lui importe ; mais du diable s’il faut permettre qu’il réussisse toujours. C’en est trop, à la fin ! »

Mister Fledgeby prononça ses paroles avec une certaine chaleur, comme s’il eût été l’avocat de la vertu.

« Et comment déjouer ses projets ? demanda la petite ouvrière.

– Je les ai taxés de frauduleux, reprit Fascination.

– Frauduleux, si vous voulez.

– Je vais vous le dire ; je suis bien aise de vous entendre faire cette question ; cela prouve que vous êtes vivante ; je n’attendais pas moins de votre esprit et de votre capacité. Je vous dirai donc en toute candeur…

– Hein ? s’écria miss Wren.

– J’ai dit en toute candeur, répéta le gentleman un peu déconcerté.

– Ah ! c’est différent.

– En toute candeur que je veux contrecarrer ses projets à l’égard de cette jolie fille. Il machine là quelque chose, soyez-en sûre ; quelque chose de ténébreux, nécessairement ; car ses motifs ne sont jamais autre chose ; et il faut que ce soit quelque chose… (les facultés oratoires de mister Fledgeby ne lui permettaient pas d’éviter les répétitions dans un discours de cette longueur) quelque chose de ténébreux, puisqu’il me cache l’endroit où il l’a mise. C’est donc à vous que je m’adresse pour le savoir. Où est-elle ? Je n’en demande pas davantage ; et c’est peu de chose en comparaison de ce que vous en retirerez. »

Miss Wren, son aiguille à la main, les yeux fixés sur son établi, resta quelque temps immobile. Puis elle se remit brusquement à l’ouvrage, et lançant au jeune homme un regard de côté :

« Où demeurez-vous ? demanda-t-elle.

– Albany, Piccadilly.

– À quelle heure vous trouve-t-on ?

– Quand vous voudrez.

– Le matin ?

– Pas de meilleur instant, dit Fledgeby.

– Je passerai demain chez vous, jeune homme ; ces deux dames – elle désigna deux poupées – ont un rendez-vous dans Bond-street, précisément à dix heures ; et quand je les aurai déposées où elles sont attendues, mon équipage me conduira à votre porte. » Elle fit éclater son petit rire lutin, et montra du doigt sa petite canne en forme de béquille.

« Tout à fait de ce monde, s’écria Fledgeby en se levant.

– Faites attention : je ne promets rien, dit-elle en lui adressant de loin deux coups d’aiguille, comme avec l’intention de lui crever les yeux.

– Je comprends, répliqua Fledgeby, la question des rognures devra d’abord être réglée. C’est entendu ; n’ayez pas peur. Adieu, miss. »

Le séduisant Fledgeby s’était retiré. La petite ouvrière, taillant, cousant, rognant ; cousant, rognant, taillant, travaillait à toute vapeur, et sa pensée n’était pas moins active que ses doigts. « Brouillard, brouillard, brouillard ! n’y vois goutte, murmura-t-elle. Petits-Yeux et le loup sont-ils du même complot ? ou bien l’un contre l’autre ? Ne peux pas savoir. Ma pauvre Lizzie ! Tous les deux contre elle ! est-ce possible ? Petits-Yeux est-il Pubsey, et le loup est-il Compagnie ? Pubsey est-il fidèle à Compagnie, et Compagnie à Pubsey ? Ou se trompent-ils mutuellement ? Peux pas savoir. – « En toute candeur ! » Voilà qui est clair ; vous mentez, jeune homme ; quant à présent, c’est tout ce que je sais. Allez vous coucher là-dessus, dans Piccadilly, et dormez sur les deux oreilles. » Ce disant, la petite habilleuse lui creva de nouveau les yeux ; et faisant en l’air une boucle avec son fil, le rattrapa adroitement en y passant son aiguille qu’elle tira de manière à serrer le nœud, comme pour étrangler ce jeune homme candide.

Il n’est pas de mot qui puisse rendre les terreurs de mister Poupées lorsque, le soir, il vit sa pénétrante mère plongée dans une méditation qui, d’après lui, ne pouvait venir que de la découverte des soixante mesures de rhum. D’autant plus que chaque fois qu’elle le voyait pris de son tremblement convulsif, la petite ouvrière avait l’habitude de hocher la tête d’une manière inquiétante ; et jamais les signes maternels n’avaient été plus menaçants, car jamais ce que le populaire appelle les horreurs, n’avait secoué le malheureux avec plus de violence. Crise douloureuse, que n’apaisaient pas des remords assez vifs pour faire murmurer fréquemment à l’ivrogne : « Soixante mesures, trois penn’ ! soixante mesures, trois penn’ ! » Or, cette phrase n’indiquant pas du tout le repentir, mais des visées gargantualesques d’un chiffre exorbitant, aggravait la situation du malheureux en exaspérant miss Wren, dont la voix fut encore plus mordante et les reproches plus amers que d’habitude.

Les jours où le vieil enfant allait plus mal étaient de mauvais jours pour la petite ouvrière. Toutefois l’ouvrage attendu fut prêt le lendemain matin, et les deux poupées ayant été déposées dans Bond-street à dix heures, miss Wren dirigea sa petite canne du côté d’Albany. À la porte de la maison du gentleman, elle trouva une lady en costume de voyage, et qui avait à la main la chose du monde qu’on s’attendait le moins à y voir : un chapeau d’homme. « Vous demandez quelqu’un ? lui dit cette dame d’un ton bref.

– Je monte chez mister Fledgeby.

– Pas maintenant, reprit la dame, il est en affaire ; quand le gentleman qui est avec lui descendra, vous pourrez monter. »

Tout en parlant, cette dame s’était mise devant l’escalier, et semblait résolue à en défendre l’accès. Comme elle était d’une taille imposante, et aurait pu d’une main arrêter la petite ouvrière, celle-ci attendit patiemment.

« Pourquoi prêtez-vous l’oreille ? demanda la dame après un instant de silence.

– Pas besoin de ça pour entendre, répondit miss Wren.

– Et qu’entendez-vous ?

– Un bruit singulier, dit la petite ouvrière ; comme des éternuements et quelqu’un qui crachote.

– Peut-être une douche que prend mister Fledgeby, observa la dame.

– Non, répondit miss Wren, c’est un tapis qu’on est en train de battre.

– Celui de mister Fledgeby, j’en suis certaine, » répliqua la dame en souriant.

La petite habilleuse se connaissait en sourires, ayant l’habitude d’en voir sur les lèvres de ses mignonnes pratiques, mais elle n’en avait jamais vu de pareil à celui qui dilata les narines et contracta les sourcils et les lèvres de la dame qui lui parlait. C’était cependant un sourire joyeux, mais d’un cachet si féroce que la petite ouvrière se dit : j’aime autant ne pas avoir de joie que de la ressentir de cette façon-là.

« Et maintenant ? reprit la dame.

– J’espère que c’est fini.

– Où cela ?

– Je ne sais pas, répondit miss Wren en jetant les yeux autour d’elle ; mais jamais je n’ai entendu pareille chose. Si j’allais appeler quelqu’un ?

– Je ne vous le conseille pas, » dit la dame en fronçant les sourcils d’une manière significative.

La petite habilleuse se tint pour avertie, et regarda sa compagne avec autant d’assurance que celle-ci en mettait à l’examiner. Toutes deux écoutaient ces bruits étranges, qui continuaient toujours ; seulement Jenny prêtait l’oreille d’un air étonné, et la dame sans la moindre surprise. Bientôt les portes claquèrent, des pas rapides descendirent l’escalier, et la petite habilleuse aperçut un gentleman à favoris énormes, qui, la figure très-rouge, paraissait hors d’haleine. « L’affaire est faite ? lui demanda la dame.

– Complétement, répondit-il en prenant son chapeau.

– Vous pouvez monter, dit la dame avec hauteur, en s’adressant à miss Wren.

– Et lui remettre ces trois objets, si vous voulez bien vous en charger, ajouta le gentleman avec politesse ; vous lui direz que c’est de la part de mister Alfred Lammle, qui prend à l’instant même la route de Douvres, et lui fait ses adieux : Alfred Lammle, soyez assez bonne pour ne pas oublier le nom. »

Les trois objets étaient les morceaux d’une canne à la fois souple et résistante, morceaux que la petite ouvrière reçut avec étonnement.

« Alfred Lammle, n’oubliez pas, je vous prie, répéta le gentleman avec un affreux rire. Adieux et compliments, départ d’Angleterre, rappelez-vous bien. »

Le couple s’éloigna, et miss Wren et sa canne s’engagèrent dans l’escalier. « Lammle, Lammle ? répétait Jenny, qui, tout essoufflée, s’arrêtait à chaque marche pour reprendre haleine. Où ai-je entendu ce nom-là ? Ah ? j’y suis ; très-bien : Sainte-Mary-Axe. »

Toute radieuse de cette nouvelle découverte, miss Wren tira la sonnette de mister Fledgeby. Personne ne se présenta ; mais un crachotement continu, d’une singulière nature, résonnait au fond de l’appartement.

« Bonté divine ! est-ce que Petits-Yeux étoufferait, » s’écria Jenny.

Elle poussa la porte qui était entrebâillée, pénétra plus avant, ouvrit la porte intérieure, et trouva mister Fledgeby, qui, en manches de chemises, pantalon turc et chéchia, se roulait sur le tapis en toussant et en crachotant de la plus étrange façon. « Miséricorde ! criait-il ; oh ! mon œil ! Arrêtez le voleur ! J’étrangle ! C’est du feu ! Oh ! mon œil ! Un verre d’eau ! Fermez la porte ! Au monstre ! Un verre d’eau. – Seigneur, Seigneur ! » Et de se rouler et de cracher plus que jamais.

Se précipitant dans la chambre voisine, miss Wren en rapporta un verre d’eau à Fledgeby, qui, bâillant, crachant, toussant, étranglant, finit par boire quelques gorgées, et posa la tête sur le bras de la petite habilleuse. « Oh ! mon œil ! reprit-il en se débattant de nouveau ; c’est du tabac – oh ! mon œil ! – avec du sel. Plein le nez, et plein la gorge ! Hough ! hohou ! hohou ! A… a… ah ! a… a… ah ! »

Et se prenant à glousser d’une manière effrayante, les yeux sortis de la tête, il parut en proie à quelque maladie mortelle pour les volailles. « Oh ! que cela me fait mal ! s’écria-t-il en se mettant à plat ventre par un mouvement convulsif, qui fit reculer miss Wren jusqu’à la muraille. Oh ! que cela me cuit, et que cela m’élance ! Mettez-moi quelque chose sur le dos, sur les bras, sur les jambes – heugh ! plein la gorge, et cela ne veut pas remonter ! hoohou, hoohou, hou ! a… a… a… ah ! Oh ! que cela me cuit ! »

Il se releva d’un bond, se recoucha brusquement, et se roula de plus belle. Arrivé dans un coin, les babouches en l’air, il redemanda à boire, et pria Jenny de lui frapper dans le dos. Mais au premier coup il jeta un cri perçant. « Oh ! finissez ; ne me touchez pas ! j’ai le dos meurtri ; c’est au vif. – Oh ! que cela m’élance ! »

Cependant il cessa peu à peu d’étrangler, et dit à la petite habilleuse de le conduire à un fauteuil, où les yeux rouges et larmoyants, la figure enflée et marbrée d’une demi-douzaine de raies livides, il présenta le plus triste aspect.

« Quelle idée avez-vous eue, jeune homme, d’avaler du sel et du tabac ? demanda miss Wren.

– Ce n’est pas moi, répliqua le malheureux ; c’est lui, le bourreau ! – Oh ! mon œil ! – ce Lammle. Il m’en a fourré plein la bouche, puis dans le nez, dans les yeux, dans la gorge – hooohou, hooohou, heugh, – pour m’empêcher de crier ; et puis il m’a frappé.

– Avec cela ? demanda Jenny en lui montrant les morceaux de la canne.

– Oui – son arme – il me l’a cassée sur le dos. Ah ! que cela me cuit ! Où avez-vous trouvé cela ?

– Quand il est venu rejoindre la dame qui l’attendait au bas de l’escalier, commença miss Wren.

– Oh ! s’écria Fledgeby, en se tordant, elle en était ; j’aurais dû le savoir.

– Quand il eut repris son chapeau qu’elle lui gardait, continua la petite habilleuse, il me donna ces petits bâtons pour vous les remettre, avec ses compliments ; et me chargea de vous dire que c’était de la part de mister Alfred Lammle, qui, de ce pas, quittait l’Angleterre. »

Miss Wren articula ces paroles avec une joie maligne, et les assaisonna d’un regard et d’un coup de menton qui auraient ajouté aux misères de Fledgeby, si la douleur ne lui eût fait porter la main à ses yeux.

« Faut-il aller chercher la police ? demanda Jenny, en se dirigeant vers la porte.

– Non, non ! s’écria l’autre ; je vous en prie, n’y allez pas ; mieux vaut n’en rien dire ; ayez la bonté de fermer la porte. Oh ! que cela me cuit ! »

Comme preuve de l’intensité de la cuisson, il quitta son fauteuil, et se roula de nouveau avec rage. « Maintenant que la porte est fermée, reprit-il en s’asseyant sur le tapis, sa culotte turque à moitié tombée, et ses balafres noircissant à vue d’œil, maintenant que la porte est fermée, ayez l’obligeance de regarder mes épaules ; elles doivent être dans un terrible état, ainsi que mon dos ; car je n’avais pas ma robe de chambre quand il a fondu sur moi ! Coupez ma chemise ; il y a des ciseaux sur la table. Oh ! seigneur, que cela me cuit ?

– Là ? demanda, miss Wren en lui touchant l’épaule.

– Oui ! oh ! Seigneur ! et dans le dos, et partout, oh ! partout, partout. »

Elle eut bientôt coupé la chemise, et découvert les résultats d’une schlague aussi complète, aussi rude que Fledgeby lui-même avait pu la mériter.

« En effet, jeune homme, cela doit vous cuire, dit la petite habilleuse, qui se frotta les mains, et lui adressa derrière la tête plusieurs coups triomphants de ses deux index.

– Du papier gris, trempé dans du vinaigre, demanda-t-il en se balançant et en gémissant, qu’en pensez-vous ? Est-ce dans une condition à supporter le vinaigre ?

– Parfaitement, dit Jenny en riant tout bas ; on dirait que c’est fait pour être conservé. »

Ce dernier mot réveilla les plaintes du malheureux. « Allez dans la cuisine, sur le même carré, dit-il, vous trouverez du papier gris dans un tiroir, et le vinaigre sur la planche ; ayez la bonté de m’en faire quelques emplâtres, et de les poser. Je ne veux pas de médecin ; le secret avant tout.

– Une, deux, trois, il en faut au moins six, dit la petite ouvrière.

– Cela me fait assez de mal, pleurnicha Fledgeby pour en avoir soixante. »

Miss Wren, les ciseaux à la main, se rendit à la cuisine, trouva le papier gris, y tailla une demi-douzaine d’emplâtres, et les mit infuser dans le vinaigre. Au moment de les prendre il lui vint une idée. « Si l’on y ajoutait du poivre ? seulement une pincée, dit-elle. Les ruses et les tours de ce jeune homme exigent cet assaisonnement. »

La mauvaise étoile de Fascination lui montrant la poivrière sur le manteau de la cheminée, Jenny grimpa sur une chaise, prit le petit ustensile, et saupoudra les six emplâtres d’une main judicieuse. Puis elle revint près de Fledgeby, qui poussa un hurlement à chaque application du piquant papier.

« Là ! j’espère que vous allez mieux, jeune homme », dit la petite habilleuse.

Apparemment qu’il n’en était rien ; car pour toute réponse, le malheureux s’écria en gémissant : « Oh ! que cela me cuit ! »

Après lui avoir mis sa robe de chambre sur les épaules, miss Wren lui éteignit les yeux avec sa calotte, qu’elle lui enfonça de travers, et l’aida à gagner son lit, où il monta en geignant.

« Comme aujourd’hui il ne saurait être question d’affaire entre nous, et que mon temps est précieux, dit-elle, je m’en vais, jeune homme. Êtes-vous bien maintenant ?

– Oh ! mon œil ! cria Fascination ; non je ne suis pas bien. – 0… o… ohh ! que cela me cuit ! »

Au moment de quitter la chambre, la petite ouvrière se retourna, et vit le jeune homme se roulant et gambadant sur son lit comme un dauphin au milieu des vagues. Elle ferma la porte, descendit l’escalier, passa d’Albany dans les rues populeuses, et prit l’omnibus de Sainte-Mary-Axe, d’où elle mit en réquisition toutes les femmes élégantes qu’elle aperçut par la vitre, les faisant poser pour ses poupées, tandis qu’elle taillait et bâtissait mentalement quelques toilettes pour ses jolies pratiques.

IX. Deux places vacantes §

Déposée par l’omnibus au coin de Sainte-Mary-Axe, et continuant la route à l’aide de sa béquille, miss Wren gagna la maison Pubsey. Tout, à l’extérieur, était calme et soleil ; à l’intérieur, ombre et silence. Jenny s’arrêta dans le vestibule, et, de ce coin obscur, examina le vieillard, qui, les lunettes sur le nez, écrivait d’un air attentif.

« Bouh ! fit-elle en passant la tête par la porte vitrée, le loup est à la maison.

– C’est vous, Jenny ! dit mister Riah en ôtant ses lunettes, qu’il posa doucement sur le pupitre ; je croyais que vous m’aviez abandonné.

– Oui, j’avais abandonné le loup perfide que j’ai trouvé un jour dans la forêt ; mais l’idée m’est venue que vous étiez de retour, marraine ; pourtant je n’en suis pas sûre ; car je vous ai vu sous les traits du loup ; et je viens vous faire une ou deux questions pour savoir à quoi m’en tenir ; voulez-vous me les permettre ?

– Certainement, dit le vieillard, qui, néanmoins, jeta vers la porte un regard inquiet, comme s’il avait redouté l’arrivée du maître.

– Est-ce le renard qui vous fait peur ? dit la petite ouvrière ; soyez tranquille, vous n’aurez pas sa visite de longtemps.

– Que voulez-vous dire, mignonne ?

– Je veux dire, répliqua miss Wren en s’asseyant à côté du juif, que le susdit animal a reçu le fouet d’une telle façon, que jamais renard, croyez-le bien, n’a senti les os et la peau lui élancer et lui cuire à ce point-là. » Et la petite ouvrière raconta l’aventure, sans mentionner toutefois les quelques grains de poivre.

« Maintenant, marraine, je voudrais savoir ce qui s’est passé depuis ma rencontre avec le loup. Je roule dans ma petite caboche une idée, grosse comme une bille ; – mais d’abord une question, sur votre parole d’honneur : êtes-vous Pubsey et Cie ou seulement l’un ou l’autre ? »

Mister Riah secoua la tête d’une manière négative.

« N’est-ce pas alors Fledgeby qui est tous les deux ? »

Le vieillard fit un signe affirmatif, bien qu’avec répugnance. « Ma bille a maintenant la grosseur d’une orange, s’écria Jenny. Mais avant qu’elle grossisse davantage, laissez-moi fêter votre retour, marraine. »

L’honnête petite créature se jeta au cou du vieillard et l’embrassa de tout son cœur. « Je vous demande pardon, mille fois pardon ; j’en ai bien du regret ; j’aurais dû avoir plus de confiance en vous. Mais pouvais-je ne pas le croire ? je ne dis pas cela pour m’excuser, marraine. Mais pas un démenti, pas un mot pour vous défendre ! cela avait bien mauvais air.

– Si mauvais, répondit gravement le vieillard, que je m’en suis détesté. En pensant que vous deviez me haïr, vous et ce bon gentleman, je me suis fait horreur à moi-même ; et le soir plus que jamais, lorsque seul dans notre jardin, j’ai songé à la réprobation que j’attirais sur ma race. J’ai vu alors, pour la première fois, qu’en acceptant ce rôle odieux, ce n’était pas seulement ma tête que je courbais sous ce joug infâme, mais celle de tous mes frères ; car chez les chrétiens, il n’en est pas des Israélites comme de tout autre peuple : on dit il y a de mauvais Grecs, de mauvais Turcs ; mais il y en a de bons. Tandis que parmi nous, les mauvais, qui sont faciles à trouver (ceux-là se trouvent facilement partout), sont pris comme exemples, et cités comme les meilleurs. On ne dit pas c’est un mauvais Juif ; on dit c’est un Juif, et ils sont tous pareils. En faisant ici ce que j’ai fait par gratitude, un chrétien ne déshonorerait que lui-même. Tandis que moi, je compromets les Juifs de tout pays, de toute condition ; c’est triste à dire, et c’est la vérité. Je voudrais que pas un Israélite ne l’oubliât ; – mais ai-je le droit de parler ainsi, moi qui n’y pense que d’hier ? »

Assise près de mister Riah, Jenny lui tenait la main, et le regardait d’un air rêveur.

« Je pensais donc à cela, continua le vieillard, et songeant à la scène du matin, je sentis que ce pauvre gentleman avait cru tout de suite les paroles de l’autre (vous aussi enfant), parce qu’il s’agissait d’un Juif ; c’était visible ; et je compris qu’il fallait quitter immédiatement le service de… Mais vous aviez autre chose à me demander, et je vous empêche de le faire.

– Du tout, marraine ; mon idée est maintenant de la grosseur d’une citrouille. Donc vous quittez Pubsey et Cie ; l’avez-vous prévenu ?

– Oui ; j’ai écrit au maître le soir même.

– Et qu’a répondu ce renard bien et dûment fouetté ? demanda miss Wren, qui jubilait au souvenir du poivre.

– Il prolongea ma servitude, en me forçant à lui donner le temps légal. Le délai expire demain ; et dès que j’aurais été libre, je serais allé me justifier auprès de vous.

– Mon idée est si vaste à présent, s’écria Jenny en se prenant les tempes, que ma tête ne peut plus la contenir. Il faut que vous sachiez que Petits-Yeux, ou Criant-Cuisant-Geignant est très-fâché de votre départ. Ce Bien-Fouetté vous en garde rancune, et a pensé à Lizzie. Il s’est dit en lui-même : je saurai où il l’a placée, et je publierai ce secret qui lui est cher. Peut-être, se dit-il aussi, je ferai la cour à cette jolie fille ; mais je n’en répondrais pas, tandis que je peux jurer du reste. Petits-Yeux est donc venu me trouver ; je suis allée chez lui ; et voilà comment j’ai su l’histoire : la canne en trois morceaux, ses épaules, son œil, son dos, sa figure et ses membres. Je n’ai qu’un regret, ajouta la petite ouvrière, en agitant le poing devant ses yeux avec une énergie qui la raidit des pieds à la tête, qu’un regret, celui de n’avoir pas eu de piment haché. »

Cette phrase étant peu intelligible pour lui, le vieux Juif n’y attacha pas d’importance ; et revenant aux blessures de l’indigne, insinua qu’il croyait de son devoir d’aller soigner ce chien battu.

« Oh ! marraine, s’écria Jenny d’une voix irritée, marraine, marraine, vous me ferez perdre patience. On dirait que vous croyez au bon Samaritain ; est-ce que l’Évangile vous regarde ? Soyez donc conséquent.

– Ma fille, commença le vieillard, c’est la coutume des Israélites d’aller secourir…

– Au diable les Israélites et leur coutume, interrompit miss Wren. S’ils n’ont rien de mieux à faire que d’aller soigner Petits-Yeux, je regrette qu’ils soient sortis d’Égypte. D’ailleurs il n’en voudrait pas, de votre secours ; il est trop honteux pour cela ; que personne n’en sache rien, et qu’on le laisse tranquille, voilà tout ce qu’il demande. »

Le débat continuait, lorsqu’une ombre apparut dans le vestibule, et fut suivie d’une lettre qui avait pour adresse le nom de Riah tout court, sans plus de cérémonie. Ce billet, dont le messager attendait la réponse, était griffonné au crayon, et renfermait les lignes suivantes, tracées en zigzags, et d’une main convulsive :

« Vieux Riah,

« Vos comptes sont vérifiés ; allez-vous-en. Fermez la maison, et remettez les clefs au porteur. Décampez tout de suite, maudit ingrat ! Dehors, chien de Juif que vous êtes.

« F. »

Miss Wren suivit avec bonheur, dans cette écriture informe, la trace des contorsions et des soubresauts de Criant-Cuisant-Geignant, et se donna la joie d’en plaisanter et d’en rire, à la grande surprise du commissionnaire, pendant que le vieillard rassemblait ses quelques hardes et les mettait dans un sac noir. Le paquet terminé, les contrevents et les volets barrés, le vieillard, accompagné de miss Wren et du commissionnaire, sortit de la maison, ferma la porte, et en remit la clef au porteur, qui s’éloigna immédiatement.

Restés sur la dernière marche, le vieillard et la jeune fille se regardèrent : « Eh bien ! marraine, dit la petite habilleuse, vous voilà sur le pavé ?

– Cela me fait cet effet-là, répondit le vieillard.

– Où comptez-vous chercher fortune ? » demanda miss Wren.

Le vieux Juif eut un sourire, puis jeta les yeux autour de lui d’un air désorienté que remarqua la petite habilleuse. « La question est juste, dit-il ; mais il est plus aisé de la faire que d’y répondre. En attendant, je suis sûr des personnes à qui j’ai recommandé Lizzie, je connais leur obligeance, et je compte aller chez eux.

– À pied ? s’écria miss Wren.

– N’ai-je pas mon bâton ? »

C’était précisément parce qu’appuyé sur son bâton il avait l’air plus vénérable que robuste, qu’elle doutait du succès de l’entreprise.

« Savez-vous ce que vous avez de mieux à faire, marraine ? c’est de venir à la maison, reprit l’habilleuse de poupées. Il n’y a là que mon malheureux enfant ; la chambre de Lizzie est toujours libre, et vous n’y serez pas mal. »

Certain de ne déranger personne, le vieillard accepta avec joie ; et, formant un couple étrangement assorti, le pauvre Israélite et la petite habilleuse quittèrent Sainte-Mary-Axe.

En partant de chez elle, miss Wren avait bien recommandé à son ignoble enfant de ne pas bouger de la maison ; et la première chose qu’avait faite le malheureux avait été de sortir. Deux motifs le poussaient à cette désobéissance : il voulait d’abord établir le droit qu’il se présumait d’exiger gratis un trois-penn’ de rhum chez tous les débitants de liqueur ; il irait ensuite exposer ses remords à mist’ Wrayburn, afin de sonder le terrain et de voir le profit qu’il pourrait en tirer. La tête remplie de ces deux projets, qui, tous deux, aboutissaient à du rhum, le seul but qu’il eût en ce monde, cet être dégradé se traîna en chancelant jusqu’au marché de Covent-Garden, où il bivouaqua sous une porte, et fut pris d’un accès de tremblement auquel succéda une attaque d’épilepsie.

Le marché de Covent-Garden n’était pas sur le chemin de mister Poupées ; mais il avait sur celui-ci la puissance d’attraction qu’il exerce sur toute la tribu des buveurs solitaires. C’est peut-être le mouvement nocturne qu’ils recherchent ; peut-être la présence de la bière et du gin que les charretiers et les revendeurs engloutissent ; peut-être la masse de débris de légumes, qui, piétinés par la foule et souillés de boue, ressemblent à leurs habits, et leur font prendre ce marché pour une immense garde-robe. Toujours est-il qu’on ne voit nulle part de semblables ivrognes, des femmes surtout. On rencontre là, sur les marches, au soleil du matin, de ces échantillons d’ivrognesses que l’on chercherait vainement au dehors, en courant toutes les rues de Londres. Nulle part on ne voit au grand jour de ces haillons pâles et flétris, couleur feuille de chou traînée au ruisseau ; de ces teints d’orange gâtée, de cette pâte humaine broyée et pétrie dans la fange.

Mister Poupées avait donc subi l’attraction de ce marché irrésistible, et y avait eu son attaque sous un porche où une femme venait de cuver son ivresse.

Il y a là des essaims de jeunes sauvages, toujours furetant, qu’on voit s’éloigner d’une allure rampante, chargés de débris de caisses d’oranges ou de paille moisie, qu’ils emportent, Dieu sait dans quels trous ! – car ils n’ont pas d’asile ; – et dont les pieds nus, quand les policemen les poursuivent, retombent sans bruit sur le pavé, ce qui fait que les passants ne les entendent pas ; mais chaussés de bottes à revers, ils feraient un vacarme assourdissant. Ravis des convulsions de mister Poupées, qui leur fournissaient un drame gratuit, ces jeunes sauvages s’étaient réunis sous le porche ; et sautant, gambadant, se bousculant, poussaient le malheureux, le secouaient et lui lançaient de la boue ; d’où il advint, qu’après s’être relevé et avoir éparpillé ce groupe de haillons, l’ivrogne fut en plus mauvais état que jamais. Il pouvait cependant encore empirer ; car ayant gagné une buvette d’où il cherchait à sortir, sans payer le trois-penn’ qu’il avait bu, il fut pris au collet, fouillé rudement, trouvé sans un farthing et mis à la porte avec un sceau d’eau bourbeuse, qui lui fut lancé de main de maître. Cette douche produisit une nouvelle attaque, après laquelle mister Poupées, ayant toujours l’intention d’aller voir mist’ Wrayburn, se dirigea vers le Temple.

Il ne trouva que mister Blight. Ce jeune homme sensé, frappé du discrédit qu’un pareil client jetterait sur l’étude, si par hasard une affaire se présentait, négocia avec mister Poupées, et, le plus innocemment du monde, lui offrit un schilling pour payer sa voiture. Mister Poupées accepta le schelling, et ne tarda pas à en faire le placement : six pence de rhum d’une part, en conspiration contre lui-même ; six de l’autre, en repentir de ce qu’il avait sur la conscience. Chargé de ce fardeau, il retourna vers le jeune Blight, qui, l’ayant aperçu de loin, ferma le corridor, et laissa l’immonde objet de cette mesure épancher sa fureur contre la porte. Plus celle-ci lui résistait, plus la conspiration qu’il venait de faire contre lui-même devenait dangereuse et d’un éclat imminent. Survint la police, dans laquelle il reconnut des ennemis détestés ; et criant, râlant, écumant, se débattant, il fut saisi, puis entraîné en dépit de ses efforts.

Une humble machine, familière aux conspirateurs de cette espèce, et connue sous le nom de brancard, étant arrivée, le malheureux y fut lié par des courroies qui le transformèrent en un paquet de haillons ; paquet inoffensif, d’où la conscience avait disparu, et d’où la vie s’en allait rapidement.

L’habilleuse de poupées remontait la rue au moment où le brancard sortait du Temple. « Qu’est-ce qu’il y a là-bas, marraine ? Dépêchons-nous ; voyons ce que c’est. »

La petite canne, lestement menée, n’alla que trop vite. « Ô gentlemen, il est à moi !

– À vous ? dit le chef de la bande en arrêtant les porteurs.

– Oui, bons gentlemen ; c’est mon enfant ; sorti sans permission ; mon pauvre méchant enfant. Pauvre garçon ! il ne me reconnaît pas. Que faire, Seigneur ? s’écria la petite habilleuse en frappant dans ses mains, que faire, quand on n’est pas reconnue de son fils ? »

Le chef de la bande regarda le vieux Juif pour lui demander ce que cela signifiait. « C’est son père », dit tout bas le vieillard, tandis que miss Wren, penchée sur ce corps inerte, cherchait à en extraire quelque signe de reconnaissance.

Mister Riah prit à part l’agent de police. « Je crois qu’il va mourir, dit-il.

– Eh ! non, répondit l’autre. » Mais après l’avoir regardé attentivement, l’agent secoua la tête, et ordonna de le transporter à la pharmacie la plus voisine. À peine le brancard y fut-il déposé, que les vitres se changèrent en un mur de visages, qui, aperçus à travers les énormes flacons rouges, bleus et jaunes, offrirent toute espèce de formes et de couleurs. Sous cette lumière, dont elle n’avait pas besoin pour être livide, la bête si furieuse quelques instants avant était d’un calme absolu, et portait sur la face de mystérieux caractères, réfléchis de l’un des globes transparents, comme si la mort l’eût marqué à son chiffre.

Le témoignage médical fut plus exact et plus précis qu’il ne l’est d’ordinaire devant les cours de justice. « Vous pouvez le couvrir, dit le docteur, tout est fini. »

L’agent envoya chercher ce qu’il fallait pour le voiler, les porteurs reprirent leur fardeau, et la foule, s’égrenant peu à peu, finit par disparaître. Derrière le brancard venait la petite ouvrière, la figure cachée dans l’un des pans de la lévite du Juif, qu’elle tenait d’une main, tandis que de l’autre elle manœuvrait sa canne. On gagna la maison ; l’escalier étant trop étroit pour livrer passage au brancard, on dérangea l’établi, et le corps fut déposé au milieu des poupées, dont les yeux restèrent secs et dont les lèvres continuèrent de sourire.

Il fallait en habiller beaucoup, de ces poupées, leur faire bien des toilettes pimpantes, avant qu’il y eût dans la poche de l’habilleuse de quoi s’acheter un deuil très-simple. Assis auprès d’elle, le vieux Juif, tout en l’aidant de son mieux dans ses petits travaux, l’écoutait parler du défunt, et se demandait si réellement elle oubliait que le mort était son père.

« Mon pauvre enfant ! disait-elle, si on l’avait mieux élevé, il aurait été meilleur. Ce n’est pas que je me le reproche, je crois que ce n’est pas ma faute.

– Non, ma Jenny, vous pouvez en être sûre.

– Merci, marraine ; cela me console un peu de vous entendre dire cela. Il est si difficile, voyez-vous, de bien élever un enfant quand on travaille, travaille, travaille, du matin au soir. Pauvre garçon ! il était bon ouvrier ; mais pendant le chômage, je ne pouvais pas le garder toujours auprès de moi ; il s’ennuyait, avait des impatiences, bouleversait tout dans la maison ; il fallait le laisser sortir ; et, une fois dans la rue c’était fini ; jamais il ne s’y est bien comporté. Il aurait toujours fallu l’avoir sous les yeux ; il y a beaucoup d’enfants comme cela.

– Beaucoup trop de ces vieux enfants-là, pensa le Juif.

– Est-ce que je sais moi-même comment j’aurais tourné, si je n’avais pas eu le dos si malade et les jambes si faibles, continua la petite ouvrière. Ç’a été un bonheur, je n’avais qu’à travailler, moi ; et j’ai mordu à l’ouvrage. Je ne pouvais faire que ça, pas moyen de m’amuser. Mais lui, il pouvait jouer ; il ne demandait qu’à courir, le malheureux enfant ! ça l’a perdu.

– Il n’est pas le seul dont ce soit la perte, ma fille.

– Je n’en sais rien, marraine, mais il a bien souffert ; il était parfois si malade, et je lui ai dit tant d’injures ! Je ne sais pas si sa conduite (elle secoua la tête en pleurant) a été un malheur pour moi ; peut-être que non ; mais si j’ai eu à m’en plaindre, je lui pardonne bien, allez !

– Vous êtes une bonne fille, courageuse et patiente, ma Jenny.

– Oh ! patiente, non, marraine, dit-elle en haussant les épaules. Si j’avais eu de la patience, je ne lui aurais pas dit de sottises. Mais c’était pour son bien ; j’espérais le corriger ; une mère, voyez-vous, c’est responsable des torts de son enfant. J’ai essayé de le raisonner, ça n’a pas réussi ; je l’ai pris par la douceur, par les caresses, ça n’a rien fait. Alors, j’ai grondé, peut-être un peu fort ; mais c’était mon devoir ; j’avais une lourde charge. Que de reproches j’aurais à me faire, si je n’avais pas tout employé ! »

Causant ainsi, parfois d’un ton plus gai, l’industrieuse créature expédia la besogne du jour, et fit oublier les heures au vieux Juif, qui passa la nuit près d’elle. Lorsqu’elle se vit un nombre de poupées suffisant pour acquitter les frais du lendemain, elle changea d’occupation. « Maintenant, dit-elle, que ces petites amies aux joues roses sont pourvues, habillons notre petite personne aux joues pâles. » Et d’une main leste elle prépara sa robe noire.

« L’inconvénient de travailler pour soi, dit-elle en grimpant sur une chaise afin de se regarder dans la glace, c’est qu’on ne peut pas faire payer la façon ; mais on a un avantage : on n’a pas besoin de sortir pour essayer. Vraiment, ça va très-bien. S’il pouvait me voir, j’espère qu’il serait satisfait. »

Puis elle dit au vieux Juif ce qu’elle avait décidé au sujet des funérailles. « Je l’accompagnerai seule dans mon équipage ordinaire. Pendant ce temps-là, marraine, vous aurez la bonté de garder la maison. Ce n’est pas loin, et je serai bientôt revenue. À mon retour nous prendrons une tasse de thé, puis nous causerons de l’avenir. La dernière demeure que j’ai pu donner à mon pauvre enfant est des plus simples ; mais il ne verra que l’intention, en supposant qu’il en sache quelque chose ; et s’il est à même de le savoir, il est probable que cela lui est égal, ajouta-t-elle en s’essuyant les yeux. Je vois dans le livre de prières que nous n’emportons rien d’ici-bas ; il est certain que cela serait bien impossible. Cela me console de ne pas pouvoir louer une foule de choses aux pompes funèbres, de ces machines stupides, qu’on a l’air de vouloir faire passer en contrebande avec le mort, et qu’on rapporte ensuite. Il n’y aura que moi à ramener ; ce qui ne sera pas une fraude, puisque je retournerai là un jour ou l’autre pour n’en plus revenir. »

Après le triste parcours de la veille, le malheureux ivrogne sembla être enterré pour la seconde fois. Une demi-douzaine de grands gaillards, à la face rubiconde, le prirent sur leurs épaules et le portèrent au cimetière, précédés par un individu au teint non moins fleuri, qui marchait avec pompe, comme s’il eût été policeman du quartier de la Mort, et affectait de ne pas reconnaître ses amis les plus intimes. Toutefois, à la vue de ce cercueil, n’ayant pour cortége que cette pauvre petite boiteuse, beaucoup de gens tournèrent la tête avec un air d’intérêt.

Enfin le malheureux, qui, pendant longtemps, avait été pour sa fille une si lourde charge, fut déposé dans la terre ; et le majestueux personnage se mit en marche devant la petite boiteuse, comme si l’honneur avait imposé à cette dernière de ne plus savoir le chemin qui conduisait chez elle. Puis ayant apaisé les convenances, ces furies d’ici-bas, il quitta l’orpheline.

« Avant de reprendre courage pour de bon, dit en rentrant la petite ouvrière, il faut que je pleure un peu, marraine ; car un enfant, voyez-vous, c’est toujours un enfant. » Elle pleura plus longtemps qu’on ne l’aurait supposé. Toutefois ses larmes se séchèrent, et s’étant bassiné les yeux, elle descendit, et prépara les tasses.

« Ça vous fâcherait-il, marraine, si je taillais quelque chose pendant que nous prenons le thé ?

– Chère Cendrillon, répondit le vieillard d’un ton suppliant, ne vous reposerez-vous jamais ?

– Oh ! tailler un patron ce n’est pas une fatigue, dit miss Wren, dont les habiles petits ciseaux avaient déjà entamé le papier. C’est que, voyez-vous, j’ai besoin de le fixer pendant que je l’ai présent à la mémoire.

– Vous avez donc vu cela aujourd’hui ? demanda le Juif.

– Oui, marraine, tout à l’heure. C’est un surplis ; une chose que portent les prêtres, expliqua la petite habilleuse, se rappelant que le vieillard était d’une religion différente.

– Et qu’en voulez-vous faire ? reprit le bon Israélite.

– D’abord, marraine, il faut vous dire que nous autres artistes, qui vivons de notre goût et de notre imagination, nous sommes forcés d’avoir toujours l’œil ouvert. Vous savez que dans ce moment-ci j’ai un surcroît de dépenses ; il m’est donc venu à l’idée, pendant que je pleurais sur la tombe de ce pauvre enfant, qu’on pourrait faire quelque chose d’un prêtre.

– Quoi donc ! s’écria le vieillard.

– Pas un enterrement, n’ayez pas peur. Le monde, je le sais, n’aime pas qu’on l’attriste. Il est fort rare qu’un deuil me soit commandé par mes jolies pratiques ; un vrai deuil, s’entend ; car pour le deuil de cour elles en sont assez fières. Mais un charmant prêtre, cheveux et favoris d’un noir de jais, célébrant le mariage d’un couple adorable, ce serait tout autre chose. Si vous ne les voyez pas ce soir tous les trois à l’autel, dans Bond-Street, appelez-moi Jack Robinson. »

À l’aide de ses petits procédés, mis en œuvre sur-le-champ, il y eut, avant la fin du repas, un petit costume ecclésiastique en papier gris, mis sur le dos d’une poupée, afin d’en essayer le patron ; miss Wren le montrait à son ami quand on frappa à la porte. Le vieux Juif alla ouvrir, et revint aussitôt avec un gentleman, qu’il introduisit de cet air grave et courtois qui lui allait si bien.

L’arrivant était inconnu à miss Wren ; mais dès qu’il jeta les yeux sur elle, Jenny trouva chez ce gentleman quelque chose qui lui rappelait mister Wrayburn.

« Mille pardons, n’êtes-vous pas l’habilleuse de poupées ? dit-il.

– Oui, monsieur.

– L’amie de Lizzie Hexam ?

– Oui, monsieur, répondit la petite ouvrière en se mettant sur la défensive.

– Elle m’a chargé de vous remettre ce billet, où elle vous prie d’accéder à la requête du porteur, mister Mortimer Lightwood. Le hasard veut que mister Riah me connaisse ; il peut vous dire que tel est bien mon nom. »

Le vieillard fit un signe affirmatif.

« Veuillez lire tout de suite, je vous prie.

– Il n’y en a pas long, dit miss Wren d’un air étonné, en jetant les yeux sur la lettre.

– Pas le temps d’en écrire davantage ; les minutes sont si précieuses ! mister Wrayburn, mon pauvre Eugène, est mourant. » La petite habilleuse joignit les mains en poussant un cri de pitié.

« À quelques lieues d’ici, reprit Mortimer avec émotion ; assassiné dans l’ombre ; je l’ai quitté pour venir. Dans un moment de lucidité – il est presque toujours sans connaissance – il a paru balbutier votre nom. Je n’en étais pas sûr ; il parle si peu distinctement ! mais Lizzie l’a entendu comme moi ; et nous pensons qu’il vous demande. »

La petite habilleuse, toujours les mains jointes, regardait le gentleman avec stupeur.

« Si vous tardez, il mourra sans vous voir, dit Mortimer ; et son dernier désir, un désir qu’il m’a confié – nous sommes depuis bien longtemps plus que des frères l’un pour l’autre… Excusez-moi, je fondrais en larmes si j’en disais davantage. »

Un instant après, le chapeau noir et la petite canne étaient de service, la maison laissée à la garde du bon Israélite, et l’habilleuse de poupées, assise à côté de Mortimer, sortait de Londres en chaise de poste.

X. Découverte de l’habilleuse de poupées §

Une chambre obscure et silencieuse ; sous la fenêtre, la rivière qui va rejoindre l’Océan. Dans le lit un homme couvert de bandages, immobile sur le dos, les bras inertes, enfermés dans des éclisses. Quarante-huit heures de résidence ont tellement familiarisé miss Wren avec ce tableau, qu’il tient dans son esprit la place occupée avant ces deux jours par le souvenir de plusieurs années.

C’est à peine s’il a fait un mouvement depuis qu’elle est là ; quelquefois il ouvre les yeux, mais son regard n’exprime rien. Par intervalles un froncement de sourcils imperceptible paraît indiquer la surprise ou la colère. En pareil cas son ami lui adresse la parole ; quelquefois alors il se réveille, et cherche à proférer le nom de Mortimer. Mais la connaissance disparaît aussitôt ; et il ne reste rien d’Eugène dans cette enveloppe brisée qui fut la sienne.

Ils ont donné à Jenny tout ce qu’il lui faut pour travailler. Elle est assise au pied du lit, devant sa petite table ; ses cheveux dénoués inondent son fauteuil ; on espère qu’elle attirera son attention. C’est dans le même but qu’elle chante tout bas dès qu’il ouvre les yeux, ou qu’elle lui voit cette expression si faible si fugitive que l’on dirait un vague frémissement de l’onde. Mais jusqu’à présent il ne l’a pas remarquée.

Ceux qui espéraient ainsi le rappeler à lui-même, étaient d’abord le docteur qui le soignait ; Lizzie, qui lui consacrait tous les instants qu’elle ne donnait pas à la fabrique ; et Mortimer, qui ne le quittait pas d’une minute.

Il y avait quatre jours que miss Wren était arrivée ; tout à coup – on ne s’y attendait pas – il murmura quelque chose. « Veux-tu, Mortimer ?

– Quoi, cher Eugène ?

– L’envoyer chercher.

– Elle est là, mon ami. »

Elle se mit à chanter en le regardant, et en lui faisant des signes de tête.

« Je ne peux pas vous serrer la main, Jenny, dit-il avec une lueur de son ancien regard ; mais je suis très-content de vous voir. »

Ces paroles furent répétées à Jenny par Mortimer, car pour les entendre il fallait se pencher sur ses lèvres et en étudier les mouvements avec une extrême attention.

« Demande-lui si elle a vu les enfants, reprit-il. »

Mortimer ne sut pas ce qu’il voulait dire ; et miss Wren ne le sut elle-même que lorsqu’il eut ajouté :

« Demande-lui si elle a senti les fleurs.

– Oh ! je sais, dit-elle, je comprends. »

Mortimer lui céda la place ; et penchée à son tour sur le lit avec son meilleur regard : « Vous parlez, dit-elle, des longues files brillantes de ces beaux enfants qui venaient me soulager autrefois, de ces enfants qui m’emportaient dans leurs bras, et me rendaient légère ?

– Oui, répondit-il, en ébauchant un sourire.

– Je ne les ai pas vus depuis votre dernière visite ; maintenant je ne souffre presque pas ; alors ils ne viennent plus.

– C’était un joli rêve, murmura-t-il.

– Mais j’ai entendu mes oiseaux, reprit la petite ouvrière, et j’ai senti mes fleurs ; oh ! oui, entendu et senti ; et rien de plus beau, de plus céleste.

– Restez près de moi, dit-il ; je voudrais bien, avant de mourir, vous voir les entendre ici. »

Elle lui toucha les lèvres de sa petite main, lui en abrita les yeux, alla reprendre son ouvrage, et se mit à chanter tout bas. Il l’écouta avec un plaisir évident, parut suivre sa chanson jusqu’au moment où elle éteignit sa voix par degrés et retomba dans le silence.

« Mortimer !

– Quoi, cher Eugène ?

– Peux-tu me donner quelque chose qui me retienne ici pendant quelques minutes ?

– Qui te retienne ici, Eugène ?

– Oui, qui m’empêche d’errer, je ne sais pas où. Je sens bien que je suis revenu ; mais je vais repartir. Vite, cher ami. »

Mortimer lui donna quelque fortifiant, qu’on pouvait lui faire prendre ; et, se penchant vers lui, guetta le mouvement de ses lèvres. « Ne me dis pas de me taire ; il faut que je parle. Si tu savais l’horrible anxiété qui me dévore quand je m’égare – je ne sais pas où ; des lieux sans limites ; cela doit être bien loin – une énorme distance – n’aie pas peur ; je ne m’en vais pas encore. – Qu’est-ce que je voulais ?

– Tu voulais me dire quelque chose. Mon pauvre Eugène ! parle à ton ancien ami, à celui qui t’a toujours aimé, admiré, toujours imité ; qui ne peut rien être sans toi, et qui, Dieu le sait ! voudrait prendre ta place.

– Tut ! tut ! murmura Eugène, avec un regard plein de tendresse, en voyant Mortimer se mettre la main devant les yeux. Je ne mérite pas ces bonnes paroles ; elles me sont précieuses, je l’avoue ; mais je n’en suis pas digne. Cette attaque, ce meurtre…

– Tu soupçonnes quelqu’un ? moi aussi, dit Lightwood, qui redoubla d’attention.

– Mieux que cela, Mortimer, j’en suis sûr. Mais quand je ne serai plus, il faut l’empêcher de paraître en justice ; je le veux ; promets-le-moi.

– Eugène !

– Elle serait perdue, mon ami ; ce serait elle qu’on punirait. J’ai des torts à réparer envers elle. Tu sais quel est l’endroit pavé de bonnes intentions ; il l’est aussi de mauvaises ; et j’en ai eu de bien coupables.

– Calme-toi, Eugène.

– Quand j’aurai ta parole, Mortimer. Il ne doit pas être poursuivi ; si on l’accuse, ne dis rien, et sauve-le. Ne pense pas à me venger ; étouffe l’affaire ; – protège-la. Tu peux écarter les circonstances, – donner à la cause un tour différent ; dérouter les recherches. Écoute bien : ce n’est pas le maître de pension ; tu m’entends : ce n’est pas lui. M’as-tu bien entendu ? Ce n’est pas Bradley Headstone. »

Ces paroles entrecoupées, dites à voix basse et d’une manière peu distincte, n’en furent pas moins assez intelligibles pour exprimer sa pensée ; mais il s’arrêta, épuisé par l’effort. « Retiens-moi, cher ami ; retiens-moi, si tu peux ; je m’en vais. »

Mortimer lui fit boire une goutte de vin qui le ranima.

« Je ne sais combien il y a de temps, reprit Eugène, des jours, des semaines ou des heures, que le fait a eu lieu. Peu importe ; l’enquête est commencée, n’est-ce pas ?

– Oui, répondit Lightwood.

– Arrête les poursuites ; il ne faut pas qu’on l’interroge. Défends-la ; cet homme souillerait son nom ; empêche-le de comparaître. Laisse-le impuni. Elle avant tout ; promets-le-moi.

– Je te le promets, Eugène. »

Il voulut regarder son ami pour le remercier, mais il s’évanouit en l’essayant ; et son regard s’arrêta fixe et morne, sans plus rien exprimer. Les heures passèrent, les jours, les nuits, sans améliorer son état. Quelquefois, après être resté longtemps sans connaissance, il appelait son ami, se disait mieux, demandait quelque chose, et retombait dans la stupeur avant qu’on ait pu lui répondre.

La petite habilleuse, devenue toute compassion, le gardait avec un zèle qui ne se démentait pas. Non-seulement elle changeait les compresses, lui remettait de la glace sur la tête, exécutait ponctuellement les ordres du docteur ; mais, penchée sur l’oreiller, elle écoutait les moindres mots qu’il proférait dans son délire. On ne comprenait pas comment cette frêle créature pouvait rester ainsi, des heures entières, inclinée vers lui, attentive à ses moindres gémissements.

Dans l’impossibilité de remuer les mains, il ne pouvait faire aucun geste, aucun signe qui les aidât à deviner ses inquiétudes ou ses douleurs. Cependant, à force de le veiller (peut-être sympathie secrète, ou faculté particulière), la petite créature finit par mieux le comprendre que ne le faisait Lightwood. Il arrivait fréquemment à celui-ci de se tourner vers elle, comme si elle eût été un intermédiaire entre ce monde sensible et le malheureux qui était là, privé de tout sentiment. Puis elle pansait une blessure, desserrait un appareil, changeait la position d’un oreiller, lui replaçait la tête, avec une sûreté de main, une délicatesse, qu’elle devait sans doute à l’habitude acquise dans ses travaux minuscules ; mais sa pénétration n’était pas moins grande que son adresse manuelle.

Le nom de Lizzie revenait sans cesse sur les lèvres du blessé ; jamais ceux qui le gardaient n’avaient tant souffert de leur impuissance à le comprendre. Il balançait sa pauvre tête, redisant ce nom de Lizzie avec l’impatience d’un esprit troublé, et la monotonie d’un automate. Alors même qu’il était immobile, l’œil morne et fixe, il le répétait toujours d’un ton d’avertissement et d’effroi. Quand elle était là, et qu’elle lui posait la main sur le front ou sur la poitrine, il se calmait un peu ; souvent il fermait ses paupières, et les rouvrait ensuite d’un air de connaissance ; mais leur espoir était bientôt déçu par le retour du délire.

Ce va-et-vient d’un noyé, qui remonte à la surface de l’abîme pour y plonger de nouveau, est affreux à voir ; et il arriva que cette torture fut partagée par le blessé. Le désir de parler, désir excessif, inexprimable, joint à la pensée du temps qui lui échappait, diminuait encore ses instants lucides. De même que l’homme, qui surgit du gouffre, disparaît d’autant plus vite qu’il se débat davantage, le pauvre Eugène conservait d’autant moins sa raison qu’il faisait plus d’efforts pour la retenir.

Un jour, après le départ de Lizzie qu’il n’avait pas même reconnue, il balbutia le nom de Mortimer.

« Je suis là, Eugène ; veux-tu quelque chose ?

– Combien cela durera-t-il, mon ami ?

– Tu ne vas pas plus mal, répondit Lightwood en secouant la tête.

– Il n’y a pas d’espoir, je le sais bien ; mais j’ai un service à te demander ; je voudrais vivre assez longtemps pour que tu pusses me le rendre, et moi… accomplir un dernier acte. Essaye de me retenir. »

Mortimer l’encouragea, en lui disant que sa figure était meilleure, bien que déjà son regard s’éteignît.

« Empêche-moi de partir ; je m’en vais, Mortimer !

– Pas encore, Eugène ; dis-moi ce qu’il faut que je fasse.

– Retiens-moi, ne me laisse pas partir ; je m’en vais… Écoute bien… arrête-moi, arrête-moi !

– Eugène, mon pauvre ami, sois plus calme.

– J’essaye… de toutes mes forces ; si tu savais comme c’est rude. Ne me laisse pas partir avant d’avoir parlé ; donne-moi encore un peu de vin. »

Lightwood lui approcha le verre des lèvres. Eugène fit un effort pour chasser le nuage qui voilait sa pensée, et avec un regard qui affecta profondément Mortimer :

« Tu peux, dit-il, me laisser avec Jenny pendant que tu iras lui parler. Tu peux me laisser ; cela ne te donnera pas beaucoup de peine. Tu reviendras vite.

– Sois tranquille ; mais dis-moi ce qu’il faut faire.

– Oh ! je m’en vais !… tu ne peux donc pas me retenir ?

– Dis-le-moi en un mot, Eugène. »

Ses yeux étaient fixes, et le mot qui vint à ses lèvres fut le nom mille fois répété de Lizzie. Mais la petite habilleuse avait suivi la crise avec plus d’attention que jamais. Elle s’approcha de Mortimer, qui regardait son ami avec désespoir ; et lui touchant le bras, tandis qu’elle se posait le doigt sur les lèvres. « Chut ! lui dit-elle, ses yeux se ferment ; il aura sa connaissance quand il les rouvrira, puis-je vous souffler le mot qu’il faut lui dire ?

– Oh ! Jenny, si cela pouvait être celui qu’il cherche ! »

Il se baissa afin de l’entendre, et la regarda avec surprise, lorsqu’elle lui eut dit à l’oreille le mot qu’il devait prononcer.

« Essayez, ajouta la petite ouvrière, dont le visage était radieux. Puis, s’inclinant tout émue, elle baisa la main fracturée d’Eugène, et alla se remettre à sa place.

Deux heures après, Mortimer, voyant l’intelligence reparaître dans les yeux de son ami, se pencha doucement vers l’oreiller.

« Ne parle pas, dit-il, écoute-moi seulement ; suis-tu mes paroles ? » (Léger signe affirmatif.) « Je reviens à ce que tu me disais tout à l’heure ; sois calme, Eugène ; tais-toi, je connais ton désir : tu voudrais l’épouser.

– Oh ! Mortimer, sois béni.

– Calme-toi, ne dis rien. Tu veux que j’aille la trouver, lui demander de vouloir bien être ta femme, et qu’on vous marie tout de suite ; est-ce bien cela ?

– Oui ; le ciel te bénisse !

– Ce sera fait, Eugène ; seulement, il faut que je te quitte pendant quelques heures.

– Ne te l’ai-je pas dit ?

– C’est vrai ; mais je n’y étais pas du tout. Qui penses-tu qui m’a mis sur la voie ? »

Eugène vit la petite habilleuse, qui, les coudes sur le lit et la tête dans ses mains, le regardait d’un air joyeux. Quelque chose de son ancienne physionomie lui passa sur le visage, et il essaya de sourire.

« Oui, dit Mortimer, c’est elle qui l’a deviné. Écoute-moi bien ; je vais t’envoyer Lizzie ; en la trouvant à ma place qu’elle ne quittera plus désormais, tu sauras que j’ai fait ta commission. Encore un mot, Eugène ; ta conduite est celle d’un honnête homme ; et je crois que si la Providence te rend à nous, dans sa miséricorde, tu auras le bonheur de posséder une noble femme, que tu aimeras comme elle le mérite.

– Pour cela j’en suis sûr ; mais je n’en reviendrai pas, Mortimer.

– Ce mariage, après tout, ne te rendra pas plus mal.

– Certes non. Mets ta figure contre la mienne, embrasse-moi, dans le cas où je n’y serais plus quand tu reviendras ; je t’aime, Mortimer. Va vite, ne sois pas inquiet ; si ma bonne Lizzie veut bien me prendre, je vivrai assez de temps pour qu’on puisse nous unir. »

La petite garde perdit courage en voyant se séparer les deux amis ; et tournant le dos au blessé, elle pleura de bon cœur – bien que tout bas – sous le voile épais de ses cheveux d’or.

Comme les rayons du soir allongeaient le reflet des arbres qui se miraient dans la rivière, la porte s’ouvrit doucement, et un pas léger traversa la chambre. « A-t-il sa connaissance ? » demanda Jenny à celle qui avait pris la place de Lightwood ; car dans l’ombre où elle était, la petite ouvrière ne voyait pas le blessé. « Oui, murmura Eugène, il reconnaît sa femme. »

XI. Suite de la découverte de miss Wren §

Missis Rokesmith travaillait dans sa petite chambre ; elle avait près d’elle une corbeille remplie d’objets mignons, petits objets de toilette qui ressemblaient tellement à des habits de poupée, que la charmante couseuse paraissait faire concurrence à miss Wren. Il est probable que les sages conseils de la Ménagère anglaise n’avaient pas été réclamés ; car ce ténébreux oracle des familles britanniques ne s’apercevait nulle part. Toutefois, la jeune femme travaillait d’une main si habile qu’elle devait avoir pris des leçons de quelqu’un. L’amour est en toute chose un merveilleux professeur ; et peut-être celui-ci, obligé d’être nu par des motifs picturesques, mais cette fois vêtu d’un dé, avait-il enseigné à Bella cette nouvelle branche de travail à l’aiguille.

Rokesmith allait bientôt rentrer ; c’était l’heure où la jeune femme allait ordinairement à sa rencontre ; mais elle voulait finir avant le dîner un petit chef-d’œuvre, qui serait le triomphe de son adresse. Voilà pourquoi elle n’était pas sortie. La figure calme et souriante, elle produisait en cousant un son régulier, comme une sorte de petite pendule à fossettes, en porcelaine de Saxe, faite par le meilleur artiste.

Coup de marteau et coup de sonnette à la porte d’entrée. Ce n’était pas John : Bella aurait volé au-devant de lui. « Qui cela peut-il être ? » Comme elle se faisait cette question, sa petite servante arriva tout essoufflée et annonça mister Lightwood.

« Bonté divine ! »

Bella n’eut que le temps de jeter son tablier sur la corbeille avant l’entrée du gentleman.

« Quelque malheur, pensa-t-elle ; il est d’une gravité et d’une pâleur étranges. »

Il lui rappela en deux mots l’heureux temps où il avait eu l’honneur de la connaître ; et, lui apprenant l’affreux état de son pauvre ami, lui expliqua l’objet de sa visite : il venait de la part de miss Hexam, qui avait le plus vif désir d’avoir missis Rokesmith à son mariage. Cette nouvelle était si étonnante, le récit que Mortimer lui avait fait d’une voix émue l’avait tellement troublée, qu’il n’y a pas de flacon de sels arrivant plus juste à point que le coup de marteau qui venait de retentir. « Mon mari ! s’écria-t-elle ; je vais vous l’amener. » Mais c’était plus facile à dire qu’à faire ; au nom de Lightwood, John, qui allait ouvrir la porte, s’arrêta tout à coup.

« Monte avec moi, cher ange. »

Qu’est-ce que cela signifie ? pensa Bella en montant avec John.

« Maintenant, mon amour, dit-il en la prenant sur ses genoux, explique-moi la visite de mister Lightwood. »

C’est très-bien de demander qu’on vous explique, mais il faudrait écouter. John était distrait ; évidemment sa pensée était ailleurs. Elle savait pourtant combien il s’intéressait à Lizzie. Qu’est-ce que tout cela voulait dire ?

« Tu viens avec moi, John ?

– Non, chère âme, je ne peux pas.

– Vous ne pouvez pas !

– Non, chérie, il ne faut pas y penser.

– J’irai donc toute seule ?

– Mister Lightwood t’accompagne.

– Dans tous les cas, il faudrait aller le rejoindre.

– Tu as raison ; descends, mon ange ; tu m’excuseras auprès de lui.

– Est-ce que tu ne vas pas lui parler ?

– Non, ma chère.

– Tu ne peux pas faire autrement ; je lui ai dit que tu étais là.

– Je le regrette ; mais, fâcheux ou non, il m’est impossible de le voir. »

Elle regarda son mari avec surprise et en faisant une petite moue. « Tu n’es pas jaloux de ce monsieur, John ?

– Moi ! s’écria-t-il en riant ; pourquoi serais-je jaloux de mister Lightwood ?

– Parce qu’autrefois il m’admirait un peu ; mais ce n’était pas ma faute.

– Au contraire, dit John ; c’est ta faute si je t’ai admirée ; pourquoi n’en serait-il pas de même de lui ? Mais si je devais être jaloux chaque fois qu’on t’admirera, j’en perdrais la raison.

– Je suis fâchée, monsieur, dit-elle en riant à demi ; vous dites cependant de bien jolies choses, comme si vous les pensiez. Voyons, pas de mystère : que vous a fait mister Lightwood ?

– Rien du tout, mon ange ; pas plus que mister Wrayburn, que je refuserais de voir également.

– Double énigme, John ! Savez-vous qu’un sphinx n’est pas un mari agréable, dit Bella en se détournant d’un air blessé.

– Regarde-moi, cher ange, il faut que je te parle.

– De la chambre secrète ? vilain Barbe-Bleue.

– C’est un secret, je le confesse ; mais te rappelles-tu qu’un soir tu demandais à être mise à l’épreuve ?

– Oui, je comprends, John, tu as raison.

– Le jour de l’épreuve n’est sans doute pas éloigné ; et mon triomphe ne sera complet que si tu as en moi toute confiance.

– De ce côté-là, John, tu n’as rien à craindre ; j’ai en toi une confiance aveugle. Il ne faut pas me juger d’après ce que je viens de dire ; tu sais, John, dans les petites choses, je ne suis pas toujours sérieuse ; mais dans les grandes, c’est différent. »

À la manière dont elle lui jeta les bras autour du cou, il en était plus certain qu’elle-même. Eût-il possédé toutes les richesses de son ancien maître, il aurait donné jusqu’au dernier farthing en garantie de la fidélité de ce cœur aimant et sincère, dans la mauvaise comme dans la bonne fortune.

« Mais il faut que je parte, dit Bella en se levant tout à coup. Tu dois être le plus mauvais emballeur du monde ; cependant si tu voulais me promettre d’être bien soigneux, je te demanderais de me faire un petit paquet de nuit ; pendant ce temps-là, je mettrai mon chapeau. »

Tandis qu’il obéissait gaiement, elle enferma son menton à fossette dans un nœud prestement fait, tira les deux boucles des brides, secoua la tête, mit ses gants doigt par doigt, finit par les boutonner, dit adieu à son mari, et alla rejoindre Mortimer, dont l’impatience fut calmée en la voyant prête à partir.

« Mister Rokesmith vient avec nous ? dit-il en jetant les yeux vers la porte.

– Ah ! j’oubliais, répondit Bella. Mille compliments de sa part ; mais il a la figure horriblement enflée (deux fois son volume ordinaire), et il se met au lit, pauvre garçon ! il attend le docteur qui vient lui donner un coup de lancette.

– Chose curieuse, dit Lightwood, que je n’aie pas encore vu mister Rokesmith, surtout ayant été chargé des mêmes affaires.

– Vraiment ! s’écria Bella avec un front d’airain.

– Je commence à croire que je ne le verrai jamais.

– Il y a quelquefois des choses si étranges, dit-elle sans rougir, qu’on serait tenté d’y voir une sorte de fatalité ; mais je suis prête, monsieur. »

Ils montèrent dans une petite voiture que Lightwood avait prise à Greenwich, d’heureuse mémoire, et se rendirent au chemin de fer, où ils devaient trouver mister Milvey et sa petite femme, chez qui Mortimer était allé d’abord. Les dignes époux se firent un peu attendre, retenus qu’ils étaient par une ouaille du sexe féminin, l’un des fléaux de leur existence, fléau qu’ils supportaient avec une douceur exemplaire. Cette vieille brebis, d’autant plus à craindre que son absurdité chronique paraissait contagieuse, tenait à honneur de se distinguer des autres membres du troupeau en versant des larmes sonores à tout ce que disait en chaire le révérend Milvey, si consolantes d’ailleurs que pussent être les paroles du prêche. S’appliquant en outre les diverses lamentations de David, elle se plaignait d’une façon toute personnelle (bien après l’assistance) de ce que « ses ennemis l’entouraient de piéges, et l’avaient terrassée, en brisant sur elle leurs verges de fer. » Elle récitait cette partie de l’office du même ton qu’elle eût déposé une plainte devant un magistrat. Mais ce n’était pas son inconvénient le plus grave ; ce qui caractérisait surtout cette vieille veuve, c’était une idée qui, en général, la prenait au point du jour, surtout quand il faisait mauvais temps. Il lui semblait alors avoir sur la conscience, ou dans l’esprit, quelque chose qui lui créait le besoin immédiat de recourir au révérend Frank, pour qu’il la délivrât de ce fardeau incommode. Il était arrivé mainte fois à cet excellent homme de se lever dès l’aurore, et de se rendre chez missis Sprodkin (la disciple en question), étouffant, sous le sentiment du devoir, celui qu’il avait du ridicule de la brave dame, et sachant fort bien que le rhume qu’il allait prendre serait l’unique résultat de sa démarche. Toutefois, en dehors de leur tête-à-tête, le révérend Frank et sa petite femme en venaient bien rarement à insinuer que mistress Sprodkin ne valait pas l’embarras qu’elle donnait ; et ils supportaient ledit embarras comme ils faisaient de tous les autres. Enfin cette ouaille exigeante semblait posséder un sixième sens qui lui indiquait l’instant où sa visite pouvait être le plus importune, instant qu’elle ne manquait pas de choisir pour apparaître dans le vestibule du pasteur. Lors donc que le révérend Franck eut promis à Lightwood de l’accompagner avec missis Milvey, il dit à cette dernière : « Dépêchons-nous, Margaretta, ou nous serons pris par missis Sprodkin. – Oh ! oui ! car, c’est une gâte-projet ; et si assommante ! » avait répondu la chère petite femme avec sa gentille manière de souligner certains mots. Sa phrase n’était pas achevée qu’on vint lui dire que l’objet de ses craintes était en bas, et désirait consulter son pasteur sur une matière spirituelle.

Les divers points que la chère dame tenait à élucider ayant rarement un caractère d’urgence (par exemple, qui avait engendré un tel ? ou quelque renseignement à l’égard des Amorites), missis Milvey eut l’idée de congédier l’importune en lui faisant remettre du thé, du sucre et un petit pain au beurre. La veuve accepta ces dons ; mais ne voulant pas partir sans avoir salué le révérend, elle l’attendit au passage ; et mister Milvey, ayant eu l’imprudence de lui dire : « J’espère que vous allez bien » s’attira un long discours au sujet du thé et du sucre, du pain et du beurre, devenus pour la vieille femme « de la myrrhe et de l’encens, des sauterelles et du miel sauvage. » Ayant dit ces paroles intéressantes, missis Sprodkin fut laissée dans le vestibule ; et mister et missis Milvey coururent à la gare, où ils arrivèrent en nage.

Tout ce que nous rapportons là est dit à l’honneur de ce couple chrétien ; excellent couple, dont les pareils se comptent par centaines ; gens consciencieux, qui passent leur vie à se rendre utiles, et qui, noyant les petitesses de leur œuvre dans sa grandeur, ne croient pas déroger en se mettant à la disposition de sottes créatures aussi incompréhensibles qu’exigeantes.

« Retenu au dernier moment par quelqu’un qui avait le droit de se faire écouter, dit mister Milvey à Mortimer, en s’excusant de s’être fait attendre.

– Oh ! oui ! au dernier moment, ajouta Margaretta. Quant au droit de se faire écouter, cher Franck, je pense quelquefois, je dois le dire, que vous êtes trop bon ; et que vous permettez qu’on abuse un peu de vous. »

Bella, malgré sa foi aveugle dans le cher John, sentait que l’absence de son mari causerait aux Milvey une surprise désagréable pour elle, et parut un peu embarrassée quand la petite femme du révérend lui demanda comment allait mister Rokesmith. « Il est sans doute parti d’avance, poursuivit la chère âme. Non ? Alors, il va nous rejoindre ? »

Bella fut obligée de renvoyer John dans son lit, et de lui faire attendre un nouveau coup de lancette ; mais elle le fit avec moins d’assurance que la première fois ; car la répétition d’un mensonge innocent, quand on n’y est pas habitué, nous le fait paraître coupable.

« Oh ! ma chère ! dit missis Milvey, que je le regrette. Mister Rokesmith a donné à miss Hexam tant de marques d’intérêt ! Quel dommage que nous n’ayons pas su cela ! Je lui aurais envoyé quelque chose qui aurait calmé sa douleur, et il aurait pu vous accompagner. »

Bella se hâta de dire que son mari ne souffrait pas. « Oh ! tant mieux ! J’en suis enchantée. Je ne sais comment cela se fait ; mais il est certain que les membres du clergé et leurs femmes ont l’air d’avoir une influence qui fait gonfler les visages. À l’école, dès que je regarde un élève, il me semble voir enfler ses joues ; et Franck ne fait jamais la connaissance d’une vieille femme, sans qu’aussitôt la malheureuse gagne une fluxion. Encore une chose que je ne comprends pas : nous faisons renifler tous les enfants ; je ne sais pas pourquoi ; et cela me désole. Mais plus nous nous occupons d’eux, plus ils reniflent ; absolument comme ils font, quand le texte du sermon vient d’être prononcé. Franck, j’ai vu ce monsieur quelque part ; n’est-ce pas un maître de pension ? »

Ces derniers mots se rapportaient à un jeune homme réservé et d’un costume décent : habit et gilet noirs, pantalon poivre et sel. Il était entré dans le bureau au moment où Lightwood en sortait pour aller prendre un renseignement quelconque, et s’était précipité vers les affiches dont le mur était couvert. Il paraissait, en outre, prêter l’oreille à ce que disaient les allants et venants, et s’était rapproché de missis Milvey quand elle avait nommé Lizzie. Toutefois, il avait l’œil sur la porte par laquelle était sorti Lightwood, et tournait le dos au pasteur et à sa femme. En entendant la question de missis Milvey il éprouva un tel embarras, et cet embarras fut tellement visible, que le pasteur lui adressa la parole. « Je ne me souviens pas de votre nom, dit Franck, mais je me rappelle fort bien vous avoir vu.

– Bradley Headstone, dit celui-ci, en se retirant vers un endroit plus sombre.

– J’aurais dû m’en souvenir, reprit Frank en lui tendant la main. J’espère que votre santé n’est pas mauvaise ; mais vous paraissez fatigué : sans doute un excès de travail ?

– Oui, monsieur ; un travail accablant.

– Vous n’avez pas profité des vacances pour prendre quelque plaisir ?

– Non, monsieur.

– Toujours travailler, sans jamais se distraire, ne saurait émousser vos facultés ; ce n’est pas cela que je crains pour vous, monsieur ; mais prenez garde, cela amène la dyspepsie.

– Merci du conseil, monsieur ; j’en tiendrai compte. Pourrais-je vous dire deux mots à l’écart ?

– Certainement. »

La nuit était venue, et l’on avait allumé le gaz. Bradley, qui n’avait pas cessé de guetter le retour de Mortimer, sortit par une autre porte et emmena le révérend Milvey.

« L’une de vos dames, monsieur, dit-il en pinçant et en étirant ses gants, a prononcé tout à l’heure un nom qui m’est familier, celui d’un de mes anciens élèves – c’est-à-dire de sa sœur, de miss Hexam. »

Il avait l’air d’un homme très-timide qui cherche à dominer ses nerfs, et parlait avec contrainte. Il s’arrêta entre ces deux dernières phrases, et il y eut dans son silence quelque chose qui embarrassa le pasteur.

– Oui, monsieur ; nous allons même voir miss Hexam, dit celui-ci.

– C’est ce que j’ai cru entendre. J’espère qu’il ne lui est pas arrivé malheur. Est-ce qu’elle aurait perdu quelqu’un… de sa famille ? »

Mister Milvey trouva que le maître de pension avait des manières étranges, et le regard singulièrement noir ; il lui répondit néanmoins, avec sa bonté ordinaire, que miss Hexam n’avait personne à regretter. « Vous avez cru, ajouta-t-il, que j’allais là-bas pour un enterrement ?

– Il est possible, dit Bradley, qu’un enchaînement d’idées, ou votre caractère d’ecclésiastique, ait pu me le faire penser ; mais je n’en ai pas conscience. Ainsi donc vous n’allez enterrer personne ? »

Quel homme étrange, et quel regard inquiet ! On en est oppressé. « Non, monsieur, répondit le pasteur ; et puisque vous portez tant d’intérêt à la sœur de votre élève, je suis heureux de vous dire que je vais là-bas pour la marier. »

Bradley tressaillit et recula ; il saisit le pilier qui était derrière lui ; et si jamais le pasteur vit une figure livide, ce fut bien en ce moment. « Vous êtes malade, M. Headstone.

– Ce n’est rien, monsieur. Que je ne vous retienne pas ; j’ai souvent de ces vertiges, et je n’ai besoin de personne ; merci. Bien reconnaissant des quelques minutes que vous m’avez accordées. »

Mister Milvey qui n’avait pas de temps à perdre, répondit quelques mots et s’éloigna. Au moment de rentrer dans la salle il se retourna, et vit le maître de pension, qui, la tête nue, et toujours adossé au pilier, essayait d’arracher sa cravate.

« Il y a là-bas, dit-il à un employé de la gare en lui désignant Bradley, une personne qui est très-malade, et qui a besoin de secours. »

Lightwood, pendant ce temps-là, avait pris les billets ; on sonna la cloche, et le train commençait à s’ébranler, quand l’individu auquel Frank avait recommandé le malade, se mit à courir le long du convoi, en jetant les yeux dans tous les wagons.

« Monsieur ! dit-il en sautant sur le marchepied, et en s’accrochant du coude à la portière, le gentleman que vous m’avez montré a une crise nerveuse.

– D’après ce qu’il m’a dit, répliqua le pasteur, cela lui arrive souvent ; et il ne paraît pas s’en inquiéter. »

Jamais, cependant, l’employé de la gare n’a vu d’homme dans un pareil état : mordant et frappant avec rage tout ce qui l’entoure.

« Monsieur, continue le surveillant, voudrait-il bien dire son nom, puisque c’est lui qui, le premier, a vu ce gentleman. »

Mister Milvey donne sa carte, en faisant observer qu’il ne connaît pas le malade ; tout ce qu’il peut affirmer c’est que ce gentleman exerce une profession très-respectable, et lui a dit qu’il ne se portait pas bien ; ce qui est hors de doute.

L’employé prend la carte, épie l’instant favorable, se laisse glisser sur le trottoir ; et l’incident n’a pas d’autre suite.

Le convoi passe avec fracas au milieu des toitures et des maisons qu’on a déchirées pour lui livrer passage. Il roule au-dessus des rues populeuses, il roule sous la terre fertile, sort du tunnel, en éclatant comme une bombe, traverse la Tamise, et disparaît de nouveau, comme s’il avait fait explosion dans le jet de fumée, de lumière et de vapeur qui a franchi la rivière. Quelques minutes se passent ; il retraverse le fleuve, ainsi qu’une fusée, délaissant les courbes des rives, dont il s’éloigne avec mépris, et allant droit à son but comme le temps, auquel peu importe que les ondes vivantes s’élèvent ou s’abaissent, qu’elles réfléchissent les clartés célestes ou les ténèbres, les rayons ou les nuages, produisent leurs petites moissons d’herbe ou de fleurs, se courbent ici, fassent un détour là-bas, soient troublées ou limpides, calmes ou turbulentes ; car en dépit de la diversité de leurs sources et de leurs efforts, elles se dirigent toutes vers le même océan qu’elles ne peuvent éluder.

Après le chemin de fer, course en voiture au bord du fleuve, qui glisse dans la nuit avec solennité, comme toute chose qui, soit dans l’ombre, soit au grand jour, cède avec calme à l’attraction de l’aimant éternel.

Plus ils approchent de la chambre où est Eugène, plus ils craignent de n’y pas retrouver son délire. Enfin ils aperçoivent la petite clarté de sa fenêtre, et leur espoir se ranime, bien que Lightwood se dise que, s’il était mort. Elle n’en serait pas moins près de lui. Mais il est calme, et plongé dans un demi-sommeil. Bella entre dans la chambre, un index levé, pour imposer silence, et va embrasser Lizzie. Personne ne parle ; ils s’asseyent tous, et attendent sans rien dire.

Mêlées à l’écoulement du fleuve, et à la course du train, ces questions reviennent à l’esprit de Bella : « Que signifie cette énigme ? Pourquoi ne pas voir mister Lightwood, pourquoi toujours l’éviter ? Cette épreuve qu’elle doit subir, quand viendra-t-elle ? John a parlé d’un triomphe qui dépendait de la confiance qu’elle aurait en lui – rendre triomphant celui qu’elle aime ! – il a dit ce mot-là, un mot qui ne sortira pas de son cœur. »

La nuit touche à sa fin quand Eugène ouvre les yeux. Il demande l’heure qu’il est, et si Mortimer est de retour. Lightwood s’approche, et lui dit que tout est prêt.

« Cher ami, reprend Eugène avec un sourire, nous te remercions tous les deux. Lizzie, dites-leur qu’ils sont les bienvenus, et que, si j’en avais la force, je les remercierais éloquemment.

– Nous le savons bien, dit le pasteur. Êtes-vous mieux, mister Wrayburn ?

– Je suis heureux, dit Eugène.

– Mieux aussi, j’espère ? » redemande mister Milvey.

Eugène indique Lizzie du regard, comme s’il voulait dire qu’il faut l’épargner, et ne répond rien.

Ils se sont levés tous ; le révérend Milvey profère les paroles consacrées, paroles si rarement unies aux ombres de la mort, si étroitement liées aux pensées joyeuses, à l’idée de vie, de santé et d’espoir. Bella se rappelle son mariage, si plein de joie et de soleil, et pleure tout bas.

Missis Milvey, suffoquée par la pitié, pleure également ; et Jenny, les mains jointes, fond en larmes derrière son rideau de cheveux. Penché au-dessus d’Eugène, les yeux fixés sur lui, et lisant à voix basse, mais d’une façon nette, le révérend Milvey exerce son ministère avec une simplicité convenable. Comme il est impossible au marié de mouvoir la main, le pasteur la lui touche avec l’anneau, et met celui-ci au doigt de l’épouse.

Après la cérémonie, tout le monde ayant quitté la chambre, Lizzie passe son bras sous la tête d’Eugène, et met la sienne sur l’oreiller.

« Va ouvrir les rideaux, lui dit-il au bout de quelques instants ; voyons notre jour de noces. »

Le soleil se levait, et ses premiers rayons traversaient la fenêtre au moment où Lizzie, revenue près du blessé, posait ses lèvres sur les siennes.

« Béni soit ce jour, dit Eugène.

– Je le bénis, répondit-elle.

– Un pauvre mariage que tu as fait-là, ma bien-aimée ; un corps sans mouvement, qui bientôt ne sera plus rien, même pour toi, pauvre veuve !

– Ce mariage, j’aurais donné tout au monde pour oser l’espérer.

– Tu t’es sacrifiée, reprit-il en secouant la tête ; mais tu as servi ton cœur ; ce qui m’excuse, c’est que d’abord tu l’avais jeté au vent.

– Non ; je vous l’avais donné.

– C’est la même chose, pauvre Lizzie.

– Pas du tout ; assez parlé d’ailleurs ; chut ! »

Elle vit ses yeux se mouiller de larmes, et le supplia de les fermer. « Non, dit-il ; laisse-moi te regarder pendant que je le peux encore, brave et noble fille, si dévouée, si grande ! »

Les yeux de Lizzie se mouillèrent à leur tour ; puis quand Eugène, réunissant toutes ses forces, posa sur elle sa tête blessée, elle ne put retenir ses larmes, et ils pleurèrent tous les deux.

« Quand tu me verras m’en aller, dit-il après un instant de silence, prononce mon nom, Lizzie ; et je reviendrai.

– Oui, cher Eugène.

– Tu vois, reprit-il en souriant, j’étais déjà parti. »

L’extrême faiblesse de ce corps fracturé, épave inerte et douloureuse, était ce qu’il y avait de plus alarmant ; cependant Eugène parut se sentir moins mal.

« Ah ! Lizzie, ma bien-aimée, dit-il, si j’allais en revenir, comment reconnaître ce que tu as fait ?

– N’ayez pas honte de moi, répondit-elle, et vous aurez tout payé ; et même bien davantage.

– Une vie entière n’y suffirait pas, Lizzie.

– Alors vivez longtemps ; vivez pour moi, Eugène, pour vous acquitter, pour voir comme je travaillerai, afin que vous ne rougissiez pas de mon ignorance.

– Pauvre chérie, dit-il avec un peu du ton d’autrefois, ce que j’ai de mieux à faire n’est-il pas de mourir ?

– Oui, pour me briser le cœur.

– Je ne songeais pas à cela ; je me disais que, dans ta compassion pour ce pauvre blessé, tu en pensais tant de bien, tu l’aimais si tendrement…

– Oh ! oui ; bien tendrement, Dieu le sait !

– Dieu sait aussi le prix que j’y attache ; et si je vivais, tu me verrais bien vite tel que je suis.

– Je verrais que mon Eugène a une foule de qualités, et la résolution d’en faire bon usage.

– Je le voudrais, ma Lizzie, dit-il d’un air mi-sérieux, mi-plaisant ; mais je n’ai pas la vanité de le croire ; comment le pourrais-je, en songeant à ce caractère frivole, à ma jeunesse gaspillée ?… Non ; ma conscience en a le pressentiment : si je vivais, je tromperais ton espoir et le mien, Lizzie. Tu vois bien qu’il faut que je meure. »

XII. L’ombre qui passe §

Les vents avaient soufflé, la marée avait monté et descendu, la terre avait tourné sur elle-même un certain nombre de fois, et le navire inconnu, ayant fait une heureuse traversée, avait apporté au cottage un bébé du nom de Bella. Excepté son mari, personne au monde d’aussi heureux que missis Rokesmith.

– Et maintenant, cher ange, ne voudrais-tu pas être riche ?

– Singulière question, John ; est-ce que je ne le suis pas ? »

Ces paroles étaient dites à côté du berceau de la petite Bella ; un bébé d’une prodigieuse intelligence, qui repoussa tout d’abord la société de sa grand’mère, et dont l’estomac était pris d’aigreurs subites, dès que cette noble dame l’honorait de quelque attention.

Rien de plus charmant que de voir Bella contempler ce petit minois, y retrouver ses propres fossettes, comme si elle se fût regardée dans la glace sans vanité personnelle.

« Cet enfant la rajeunit à mes yeux, disait le Chérubin à son gendre ; il me rappelle l’époque où elle avait une poupée favorite avec qui elle babillait, en la promenant çà et là. »

On aurait pu mettre la terre au défi de produire un second bébé auquel fût dit une quantité d’aimables non-sens pareille à celle qui était dite ou chantée à ce merveilleux poupon ; un second bébé qui fût habillé et déshabillé aussi souvent dans les vingt-quatre heures, ou tenu derrière les portes et montré tout à coup pour surprendre papa ; un bébé, en un mot, à qui la joie orgueilleuse d’une mère inventive, fit accomplir la moitié des bébéages qu’exécutait celui-ci.

Cet intarissable bébé avait deux ou trois mois lorsque Bella remarqua un nuage sur la figure de son mari. Peu à peu le nuage devint plus sombre, et annonça une anxiété croissante qui causait une vive inquiétude à la jeune femme. Elle avait réveillé plus d’une fois son mari lorsqu’il parlait en dormant ; et, bien que ce fût le nom de Bella qu’elle lui entendît murmurer, il n’en était pas moins évident pour elle que cette agitation révélait de grands soucis. Elle finit donc par faire valoir ses droits, et réclama la moitié du fardeau. « Tu le sais John, on peut se fier à moi dans les choses graves ; et ce n’est pas une bagatelle, assurément, qui te tourmente. C’est très-bon de ta part, je le reconnais, de vouloir me cacher ce qui me ferait de la peine ; mais, John aimé, c’est impossible.

– J’avoue, mon ange, que j’ai une certaine inquiétude.

– À quel propos ? Je veux le savoir. »

John éluda la question. « N’importe, se dit-elle résolument ; il désire que j’aie en lui une foi pleine et entière, il ne sera pas désappointé. »

Un jour qu’elle avait à faire quelques emplettes, Bella dit à son mari qu’elle irait le rejoindre à Londres. John se trouva au débarcadère ; elle prit son bras, et tous les deux s’en allèrent en flânant. Il était de joyeuse humeur, bien que revenant toujours sur la fortune qui leur manquait, demandant à Bella si telle voiture ne lui plairait pas, et quels seraient les objets qu’elle aimerait à posséder. Bella n’en savait rien ; elle avait tout ce qu’elle désirait, et ne pensait pas à autre chose. Cependant elle finit par avouer qu’elle serait heureuse de pouvoir faire au merveilleux bébé une nursery comme il n’en existe pas : un véritable arc-en-ciel, car elle était sûre qu’il aimait les couleurs vives ; dans l’escalier, les fleurs les plus exquises ; car il était certain que bébé regardait les fleurs ; puis quelque part une grande volière ; car bébé remarquait les oiseaux, cela ne faisait pas le moindre doute. « Y a-t-il encore autre chose ? » Nullement ; les goûts de bébé étant satisfaits, Bella ne souhaitait plus rien.

« Pas un bijou ? » insinua John. Ah ! si ; par exemple, un coffret en ivoire plein de bijoux, cela fait très-bien sur une table de toilette.

Toujours flânant et babillant, l’heureux couple tourna le coin de la rue, et les beaux rêves s’évanouirent : Rokesmith se trouvait face à face avec Lightwood. Mortimer s’arrêta stupéfait ; Rokesmith changea de couleur.

« Je ne savais pas avoir déjà rencontré monsieur, balbutia Mortimer.

– Vous m’aviez dit ne l’avoir jamais vu, répondit Bella.

– En effet, madame, je croyais ne connaître monsieur que de nom.

– Chère amie, expliqua John sans témoigner aucun embarras, lorsque j’ai vu monsieur je m’appelais Julius Handford. » Et il regarda Lightwood.

Julius Handford ! celui qu’on avait réclamé dans les journaux, avec récompense à qui en donnerait des nouvelles !

« Je n’aurais pas, madame, mentionné le fait devant vous, dit respectueusement Lightwood ; mais puisque monsieur a jugé à propos d’en parler, je confirmerai cette assertion. La première fois que j’ai vu monsieur il portait le nom de Julius Handford, et il a dû savoir plus tard combien je désirais le retrouver.

– Assurément, dit John. Mais il n’entrait pas dans mes vues de me faire connaître. « Le hasard, poursuivit-il, nous ayant enfin mis en présence, je n’ai, monsieur, qu’une chose à vous dire : vous savez mon adresse, et je n’en ai pas changé.

– Ma position est vraiment pénible, répondit le solicitor, dont le regard désigna Bella. J’aime à penser, monsieur, que vous n’êtes pour rien dans cette ténébreuse affaire ; mais vous n’ignorez pas que votre conduite, au moins étrange, a fait planer sur vous certain soupçon.

– Je le sais, monsieur.

– Mon devoir, je l’avoue, reprit Mortimer, est en profond désaccord avec mes sentiments personnels ; mais je doute, mister Handford ou mister Rokesmith, qu’il me soit permis de vous quitter sans autre explication. »

Bella saisit la main de son mari.

« Ne t’inquiète pas, lui dit John ; mister Lightwood comprendra qu’il peut fort bien se dispenser de me suivre ; dans tous les cas, mon intention est de le quitter ici.

– Cependant, monsieur, reprit Mortimer, vous avez cru devoir éviter ma présence lorsque je suis allé chez vous, à propos du mariage de miss Hexam ; vous le nieriez difficilement.

– Je ne le nie pas, monsieur ; j’avoue même que je vous aurais évité, avec le même soin, tant que la chose aurait été possible. Mais je rentre chez moi, et j’y serai demain jusqu’à midi. J’espère, monsieur, que nous ferons plus ample connaissance ; en attendant, j’ai l’honneur de vous saluer. »

Le soir, après le dîner, Rokesmith dit à sa femme, qui avait conservé toute sa bonne humeur : « Tu ne m’as pas demandé pourquoi j’avais pris le nom de Julius Handford ?

– J’aurais bien envie de le savoir, dit-elle, mais j’attendrai que tu me le dises ; je tiens à te prouver mon entière confiance. »

Si elle eût chancelé dans sa résolution, le regard triomphant de John l’y aurait affermie.

« Tu ne croyais pas, mon ange, que ce mystérieux Handford était précisément celui que tu avais épousé ?

– Certes, non.

– Bientôt la vérité se fera jour ; jusque-là, dit John en l’attirant près de lui, n’oublie pas mes paroles : je ne cours aucun danger ; aucun, sois-en certaine.

– Bien sûr, John ?

– Très-sûr ; de plus, ma conscience est tranquille ; je n’ai fait de tort à personne ; faut-il te le jurer ?

– Oh ! pas à moi, dit-elle d’un air fier en lui fermant la bouche.

– Cependant les faits m’accusent. Mister Lightwood a parlé d’une affaire ténébreuse ; es-tu préparée à entendre ce qu’il a voulu dire ?

– Très-préparée.

– Eh bien ! cher ange, on m’attribue le meurtre de John Harmon.

– On ne peut pas te soupçonner, s’écria-t-elle.

– Parfaitement, puisqu’on m’accuse. »

Elle attacha sur lui un regard plein d’amour. « Comment ont-ils pu l’oser ? dit-elle avec indignation ; mon John, mon bien-aimé, comment ont-ils pu ?… » reprit-elle en ouvrant les bras.

Il la prit dans les siens, et la serra sur son cœur. « Tu crois à mon innocence ? dit-il.

– De toute mon âme ; si j’en doutais, je tomberais morte à tes pieds. »

Il la regarda d’un air de triomphe, en demandant ce qu’il avait fait pour mériter un si noble amour. Elle lui mit de nouveau la main sur les lèvres ; puis, de cette façon à la fois simple et touchante qui lui appartenait, elle lui dit que, fût-il accusé par toute la terre, elle ne l’en croirait pas moins innocent ; que, fût-il repoussé par tout le monde, elle serait heureuse à ses côtés ; que, fût-il infâme aux yeux de tous, il resterait pour elle plein d’honneur ; qu’elle emploierait ses jours à le consoler, à le soutenir, et à communiquer à leur enfant la vénération qu’elle garderait pour lui.

Un crépuscule plein de douceur termina cette brillante journée. Bella et John avaient laissé venir la nuit, et s’abandonnaient au charme de cette heure paisible, quand une voix les fit tressaillir.

« Que madame ne s’effraye pas si je me procure de la lumière, » disait-on avec politesse.

On entendit le frottement d’une allumette, puis un point lumineux brilla aussitôt dans une main. L’allumette, la main et la voix, ainsi, que le reconnut John, appartenaient à M. l’inspecteur, celui que nous avons vu méditer et agir au début de cette chronique. « Je prends la liberté, dit-il d’un ton officiel, de me rappeler au souvenir de mister Julius Handford, qui m’a donné son adresse à mon bureau, il y a de cela fort longtemps. Madame me permet-elle d’allumer les bougies qui sont sur la cheminée ? Vous consentez, madame ? Je vous remercie ; nous voilà plus gaiement. »

M. l’inspecteur, redingote bleue boutonnée jusqu’en haut, s’inclinant devant Bella en s’appliquant le mouchoir aux narines, présentait l’aspect d’une sorte de Royal-Arms en demi-solde, appelé à d’autres fonctions.

« Vous avez bien voulu, dit-il, m’écrire votre nom et votre adresse ; les voici tels que vous me les avez donnés. L’écriture que je trouve sur la feuille volante de ce livre : « À mistress John Rokesmith, offert par son mari à l’occasion de son « jour de naissance, » – rien de plus doux que de pareils souvenirs, – est absolument la même. Pourriez-vous, mister Handford, m’accorder quelques instants ?

– Oui, monsieur, vous pouvez parler.

– Mais, reprit l’inspecteur en portant de nouveau son mouchoir à ses narines, bien qu’il n’y ait pas de quoi s’inquiéter, les dames appartenant à ce sexe fragile qui n’est pas habitué aux affaires (si ce n’est à celles du ménage), s’alarment d’un rien, et je me suis fait une règle de ne jamais traiter de pareilles questions devant elles. Donc, si madame voulait être assez bonne pour aller jeter un coup d’œil sur Bébé…

– Missis Rokesmith… » commença le mari.

Sur quoi notre fonctionnaire, prenant ces paroles pour une présentation, s’inclina galamment. « Heureux, dit-il, d’avoir cet honneur.

– Missis Rokesmith, reprit John, sait fort bien qu’elle n’a point à s’alarmer, quelle que soit la chose que vous ayez à me dire.

– Vraiment ! répondit l’inspecteur avec quelque surprise ; mais c’est un sexe qu’on n’a jamais fini d’étudier ; il n’est rien qu’une femme ne puisse accomplir quand elle l’a résolu ; la mienne est dans ce cas-là. Eh bien ! madame, ce cher monsieur, dont vous êtes l’épouse, a été la cause d’une foule de démarches qu’il nous aurait épargnées s’il était venu me donner les explications dont on avait besoin. Il ne l’a pas fait ; c’est à merveille. Conséquemment vous pensez, et vous avez bien raison, qu’il n’y a pas lieu de s’alarmer de la demande que j’ai à lui faire ; en d’autres termes, pas d’inquiétude à avoir si je le prie de venir avec moi pour qu’il puisse s’expliquer. »

Ces derniers mots furent prononcés par M. l’inspecteur d’une voix plus vibrante, et accompagnés d’un regard qui brilla d’un éclat officiel.

« Est-ce une arrestation ? demanda froidement Rokesmith.

– Pourquoi discuter ? répondit l’inspecteur avec bienveillance. Il doit suffire que je vous propose de venir avec moi.

– Dans quel but ?

– Le ciel me bénisse ! pourquoi discuter ? Je n’en reviens pas : un homme de votre éducation !

– De quoi m’accusez-vous ?

– Devant une dame, monsieur ! dit l’inspecteur en hochant la tête d’un air de reproche. Un homme bien élevé, n’avoir pas plus de délicatesse ! Eh bien ! donc, vous êtes soupçonné d’avoir trempé dans l’affaire Harmon. Que ce soit avant le meurtre, que ce soit après, je n’en dis rien. Je ne dis pas non plus que, sachant le fait, vous l’ayez caché par un motif quelconque.

– Dans tous les cas, répondit John, vous ne m’avez pas surpris ; je vous attendais ce soir.

– Ne discutez pas, répliqua l’inspecteur ; je dois vous en informer, toutes vos paroles se tourneraient contre vous.

– Je ne le pense pas.

– Je vous en réponds, monsieur. Et maintenant que vous êtes averti, persistez-vous à dire que vous attendiez ma visite ?

– Oui, monsieur ; je vous en dirai davantage si vous voulez passer avec moi dans la chambre voisine. »

Ayant donné un baiser rassurant à sa femme, Rokesmith, à qui l’inspecteur eut l’obligeance d’offrir le bras, prit une bougie et sortit avec ce dernier. Leur conférence dura environ une demi-heure ; quand ils revinrent auprès de Bella, le visage du fonctionnaire exprimait un profond étonnement.

« J’ai invité monsieur à faire une promenade avec nous, dit John ; tu dois être de la partie ; offre-lui de se rafraîchir, il prendra quelque chose pendant que tu mettras ton chapeau. »

M. l’inspecteur ne voulut pas manger, mais accepta un verre d’eau avec un peu d’eau-de-vie. Tout en mêlant les deux liquides, et en sirotant le mélange d’un air méditatif, il se livrait de temps à autre à de courts soliloques, qui témoignaient de sa surprise. « Jamais rien vu de pareil. Égaré complétement ! Un jeu à faire voir de quelle étoffe est l’opinion qu’on a de soi-même. » Et il se mettait à rire de l’air à demi content, à demi piqué d’un homme qui a jeté sa langue aux chiens, après s’être creusé la tête pour deviner, et qui apprend le mot de l’énigme.

Bella était si effrayée qu’elle n’osait pas lever les yeux ; elle remarqua néanmoins, par une sorte d’intuition, qu’il y avait un grand changement dans les manières de l’inspecteur vis-à-vis de John. Sa physionomie d’agent de police, accompagnant son homme, se fondait en longs regards rêveurs allant de Rokesmith à la jeune femme ; et il se passait lentement la main sur le front, comme pour effacer les rides que ses recherches y avaient creusées. Des satellites, qui, sifflant et toussant, gravitaient d’abord autour de lui, avaient été congédiés ; au coup d’œil qu’il avait jeté sur John à ce moment-là, on aurait dit qu’il avait eu l’intention de lui rendre un service, et que malheureusement quelqu’un l’avait prévenu. Si Bella avait eu moins peur de lui, peut-être en aurait-elle vu davantage ? Elle se le disait à elle-même, sans pouvoir rien décider à cet égard. Tout cela était pour elle d’une obscurité complète, et pas le moindre éclair ne lui traversait l’esprit. L’attention plus soutenue dont elle était l’objet de la part de l’inspecteur, la façon dont il relevait les sourcils quand leurs regards se rencontraient, comme pour lui dire : Eh bien ! vous ne devinez pas ? augmentaient son inquiétude.

Ainsi lorsque, vers neuf heures, ayant débarqué à Londres, et pris une voiture qui leur fit longer la rivière, passer parmi les docks et les escales, traverser des lieux étranges, Bella était comme en rêve ; complétement incapable de s’expliquer pourquoi elle était là, ni de prévoir ce qui allait arriver ; ne sachant rien du présent, si ce n’est qu’elle avait confiance en John, et que John était plus triomphant que jamais. Ils descendirent enfin près d’une cour où se voyait un bâtiment, avec porte à guichet, surmontée d’une lanterne brillante. Le bon état de cette maison la distinguait de ses voisines, et s’expliquait par ces mots vivement éclairés : STATION DE POLICE.

« Nous n’allons pas entrer là, John ? dit Bella en se serrant contre son mari.

– Si, ma chère ; mais sois tranquille, nous en sortirons facilement. »

La salle aux murailles passées à la chaux, était d’un blanc aussi pur qu’autrefois ; le livre continuait d’y être paisiblement tenu, sur la même table et de la même façon ; et, comme autrefois on entendait une femme ivre hurler et cogner à la porte de sa cellule. Ce sanctuaire n’était pas un lieu de détention permanente, mais une sorte d’entrepôt criminel. Les vices et les passions basses y étaient régulièrement enregistrées, magasinées, puis expédiées avec lettre de voiture, et y laissaient peu de traces.

M. l’inspecteur mit deux chaises devant le feu, pria le jeune couple de s’asseoir, et parla tout bas à un frère de son ordre, ayant également la tenue militaire, et que, d’après ses occupations actuelles, on aurait pu prendre pour un maître d’écriture faisant une copie. La conférence terminée, M. l’inspecteur s’approcha du feu, et dit qu’il allait dans le voisinage voir comment les choses se passaient. Il revint bientôt ; les choses allaient à merveille, et tous les trois sortirent de la salle.

Bella croyant toujours rêver, entra dans un vieux cabaret, fort bien tenu d’ailleurs, et se trouva dans une petite pièce en forme de tricorne, située en face du comptoir ; petite pièce nommée Cosy d’après l’inscription qu’on lisait sur la porte, et où M. l’inspecteur les avait fait passer en étendant les bras comme s’il avait mené des moutons.

« Maintenant, dit le fonctionnaire en baissant un peu le gaz, qu’on avait allumé à leur intention, je vais aller comme par hasard prendre quelque chose avec eux ; et quand je prononcerai le mot identité, vous voudrez bien paraître. »

John fit un signe affirmatif à l’inspecteur, qui se rendit au guichet du bar. L’agent ayant laissé la porte entr’ouverte, Rokesmith et Bella aperçurent, du fond du cosy, un petit groupe de trois individus qui soupaient dans le bar, et dont la conversation arrivait jusqu’à eux.

« Le froid est pénétrant, dit l’inspecteur à ces trois personnages, parmi lesquels se trouvait miss Potterson.

– Il faut qu’il le soit bien pour l’être autant que vous, répondit l’hôtesse.

– Merci du compliment, miss Abbey.

– Et qu’avez-vous en main pour le quart d’heure ?

– Pas grand’chose, miss.

– Vous avez du monde dans le cosy ; peut-on vous demander qui c’est, sans nuire aux profondes combinaisons que vous faites dans l’intérêt des honnêtes gens ? dit l’hôtesse, qui était fière du génie de l’inspecteur.

– Un gentleman et sa femme dont je vais avoir besoin, répondit celui-ci ; c’est-à-dire du gentleman.

– En attendant, monsieur, voulez-vous souper avec nous ? »

L’officier de police entra dans le bar et alla s’asseoir en face des convives.

« Merci, dit-il, je soupe beaucoup plus tard ; mais je prendrai avec plaisir un verre de flip, si toutefois c’est du flip que je vois auprès du feu.

– Certainement, répondit l’hôtesse, du flip de ma façon ; et si vous en trouvez de meilleur, vous me direz à quel endroit ; je serai bien aise de le savoir. » Elle remplit un verre du liquide fumant, le passa au fonctionnaire, et remit le pot à côté du feu ; ses convives n’en étaient pas encore au flip.

« Ah ! voilà qui est parfait ! Il n’est pas d’agent dans tout le service de sûreté qui puisse découvrir mieux que cela.

– Vous me faites plaisir, dit l’hôtesse ; car vous êtes connaisseur.

– À votre santé, miss Abbey ; à la vôtre, mister Potterson, et à celle de mister Kibble ; j’espère que vous avez fait tous les deux bon voyage ? »

Mister Kibble, un gros homme suintant la graisse, parlant peu, mangeant beaucoup, porta son ale à ses lèvres en disant avec plus de brièveté que de justesse : « Et moi de même.

– Merci, monsieur, répondit Potterson, un demi-marin à figure sympathique et aux manières obligeantes.

– Le ciel me bénisse ! s’écria l’inspecteur ; parlez-moi des carrières pour mettre leurs cachets sur les hommes ; qui ne verrait tout de suite que votre frère est steward, miss Abbey ? Il a une promptitude dans le regard, une sûreté dans les mouvements, une activité, un quelque chose dans toute sa personne qui vous rassure, et vous promet, en cas de mal de mer, que le bassin arrivera à propos ; enfin tout ce qui caractérise un steward. Et mister Kibble : passager des pieds à la tête ; une tournure commerciale à vous le faire créditer de cinq cents livres. Ne voyez-vous pas la mer briller dans toute sa personne ?

– Non, monsieur, répondit miss Abbey. Quant à la place de steward, il est temps que mon frère y renonce. Je veux me retirer ; et s’il ne la prend pas, la maison tombera ; je ne la vendrai ni pour or, ni pour argent à quelqu’un dont je ne serai pas sûre ; il faut qu’on y fasse la loi, comme je l’y ai faite moi-même.

– Bien parlé, dit l’inspecteur ; ce serait dommage ; pas de maison mieux tenue – que dis-je ? à moitié aussi bien tenue que celle-ci. Oui, mister Kibble ; demandez une perfection, et jusqu’au dernier constable, chacun vous indiquera les Joyeux-Portefaix.

Mister Kibble approuva d’un signe de tête.

« Et vous pouvez dire, continua l’inspecteur, que le temps a glissé près de vous, comme si c’était l’un de ces animaux auxquels on graisse la queue dans les fêtes de village. On ne croirait jamais qu’il s’est écoulé des années depuis l’époque où mister Potterson, mister Kibble, et un certain fonctionnaire, ici présent, se sont vus la dernière fois à propos d’une constatation d’identité. »

Le mari de Bella quitta doucement le cosy, et s’arrêta à la porte du bar.

« Oui, des années, continua lentement l’inspecteur, en observant les deux convives, des années depuis que, tous les trois, nous avons assisté ici-même à une enquête – seriez-vous malade, mister Kibble ? »

Celui-ci, la bouche béante, s’était levé en chancelant ; et prenant le steward par l’épaule, dit enfin en lui montrant la porte : « Regardez là, Potterson, regardez ! »

Potterson bondit, et reculant d’un pas : « Que le ciel nous protège ! dit-il. »

Rokesmith retourna dans le cosy, dont il ferma la porte ; car la frayeur des deux hommes avait terrifié Bella. Des voix animées, parmi lesquelles la voix de l’inspecteur était la plus active, retentirent dans le bar ; puis elles s’apaisèrent peu à peu ; le bruit finit par s’éteindre, et l’inspecteur reparut.

« Des mots très-vifs, dit-il en adressant un clignement d’yeux à Rokesmith ; faisons partir madame. »

Bella et son mari furent immédiatement dehors, et regagnèrent seuls la voiture qui les avait amenés. Tout cela était fort extraordinaire ; la seule chose que Bella pût comprendre c’était que John se trouvait justifié. Par quel moyen ? elle l’ignorait complétement, et ne s’expliquait pas davantage comment le soupçon avait pu l’atteindre. Peut-être une ressemblance frappante avec Julius Handford. Dans tous les cas il avait l’air si heureux que pour l’instant elle s’inquiétait peu du reste.

« Une grande nouvelle, lui dit-il le lendemain en rentrant pour dîner. J’ai quitté les articles de Chine. » Comme il avait l’air satisfait, Bella comprit que ce n’était pas un malheur. « Oui, mon ange, la maison est tombée ; elle n’existe plus ; c’est fini.

– Tu as donc une autre place, John ?

– Certainement ; une place bien meilleure. »

Aussitôt Bébé fut mis en action pour féliciter ce cher John, et accompagna de son petit bras manchot le hourrah national.

« J’ai peur, mon amour, que tu ne sois très-attachée à ce cottage, reprit John.

– Très-attachée ; mais cela n’a rien d’effrayant.

– Je dis cela parce qu’il faut que nous le quittions.

– Oh ! John !

– Oui, chère ; il nous faut déménager ; aller demeurer à Londres, où nous serons logés pour rien.

– C’est un bénéfice.

– Sans aucun doute. »

Il arrêta sur elle un regard si plein de sous-entendus, que Bébé écarta ses petits bras à fossettes, et lui demanda d’un ton sévère ce qu’il entendait par là.

« Tu as parlé de bénéfice ; j’ai dit sans aucun doute ; rien n’est plus naturel.

– Mais ce logement, reprit-elle avec une vivacité charmante, ce logement conviendra-t-il pour Bébé, John ? c’est là toute la question.

– Je l’ai si bien compris, cher trésor, que je me suis arrangé pour que tu viennes demain le voir avec moi. »

Il fut convenu de l’heure à laquelle on partirait ; John embrassa femme et enfant ; et Bella fut enchantée.

Le lendemain ils s’embarquèrent : arrivés à Londres, ils prirent une voiture qui les mena du côté de l’ouest, et non-seulement à l’ouest, mais dans cette partie du West-End que Bella avait traversée le jour où elle avait quitté les Boffin ; non-seulement dans le quartier, mais dans la rue ; non-seulement dans la rue, mais à la porte même de l’hôtel.

« John ! s’écria Bella en se penchant à la portière, vois-tu où nous sommes ?

– Oui, mon amour. »

La porte ouverte, sans qu’il eût frappé ou sonné, John descendit de voiture, et donna la main à Bella. Le domestique ne leur fit pas de questions, et ne les précéda ni ne les suivit. Il fallut que John entraînât sa femme pour qu’elle montât l’escalier. Partout les plus belles fleurs, disposées avec le meilleur goût. « Oh ! John, murmura Bella, qu’est-ce que tout cela veut dire ?

– Rien, ma chérie ; mais il faut avancer. »

Au premier étage une immense volière, remplie d’oiseaux rares, et faisant briller leur parure plus éclatante que les fleurs. Un bassin au milieu de la volière, un jet d’eau, des poissons vêtus d’or et d’argent, des mousses, des nénuphars, toutes sortes de merveilles. « Mais John ! qu’est-ce que cela signifie ?

– Rien, mon ange, avançons. »

Au moment où John va ouvrir la porte, Bella lui prend la main. « Attends un peu, dit-elle ; je me sens défaillir. »

Il lui passe le bras autour de la taille, et la fait entrer dans la chambre. Missis Boffin est rayonnante ; des larmes de joie inondent son aimable visage. Elle bat des mains, s’élance vers Bella qu’elle presse sur son cœur. « Chère fille ! quand je pense que nous l’avons vu marier, Noddy et moi, sans pouvoir lui souhaiter d’être heureuse, ni même lui dire que nous étions là ! Chère femme de John, mère de son petit enfant, ma belle chérie, mon trésor, ma toute brillante, soyez la bienvenue dans votre propre demeure. »

XIII. Explication §

Au milieu du vertige que lui causaient toutes ces merveilles, ce qui paraissait de plus merveilleux à Bella c’était la figure du boueur. Que missis Boffin éprouvât une joie sincère, qu’elle fût toute expansion et franchise, que son visage ne reflétât que des sentiments nobles et généreux, n’avait rien d’étonnant pour la jeune femme : c’était ainsi qu’elle l’avait toujours connue. Mais que le vieux boueur eût cet air de jubilation, qu’il les regardât, elle et John, avec cette bonne figure rougeaude, ces yeux pétillants de gaîté, comme un gros bon génie d’humeur joviale, c’était miraculeux. Quelle différence avec la physionomie qu’il avait lors de cette affreuse scène, qui s’était passée là, dans cette même pièce ! Qu’étaient devenues ces lignes creusées par le soupçon, la cupidité, l’avarice, et qui le défiguraient ?

Placée entre John et Bella, qu’elle avait fait asseoir sur l’ottomane en face du vieux boueur qui rayonnait de plus en plus, missis Boffin laissa déborder sa joie. Elle battit des mains, se frappa les genoux en se balançant, prit sa toute belle dans ses bras, et, passant d’un accès de gaieté à un accès de tendresse, ne cessait de l’embrasser que pour éclater de rire.

« Vieille lady, vieille lady ! s’écria enfin mister Boffin, si tu ne commences pas, il faudra qu’un autre s’en mêle.

– Je commence, Noddy, je commence : c’est que, vois-tu, dans un pareil bonheur, la chose n’est pas facile ; on ne sait par où s’y prendre. Bella, ma chère, qui ai-je à côté de moi ?

– Mon mari, dit Bella.

– Je le sais bien ; mais comment s’appelle-t-il ?

– Rokesmith.

– Pas du tout, répliqua missis Boffin en battant des mains et en secouant la tête.

– C’est donc Handford ? reprit Bella.

– Pas du tout, répéta l’excellente femme en frappant dans ses mains et en secouant de nouveau la tête, pas du tout, pas du tout.

– Je suppose au moins qu’il s’appelle John, dit Bella.

– Je crois bien, dit l’excellente créature ; je l’ai appelé John assez de fois dans ma vie. Mais ce n’est pas du petit nom que je parle ; c’est de l’autre. Voyons, ma charmante, quel est son vrai nom ?

– Je ne devine pas, dit-elle en les regardant tour à tour.

– Eh bien ! moi je l’ai deviné, s’écria missis Boffin, deviné tout d’un coup, un beau soir, comme par un éclair. N’est-ce pas, Noddy ?

– C’est pourtant vrai ! dit le boueur avec orgueil.

– Écoutez-moi, mignonne, poursuivit l’excellente femme en prenant la main de Bella entre les siennes, et en la frappant de temps à autre. C’était un soir où le pauvre John était bien triste ; le lendemain du jour où il avait ouvert son cœur à une certaine jeune fille qui avait refusé ses offres. Dans son chagrin, il avait résolu de partir pour aller je ne sais où ; et c’était le soir même qu’il devait nous quitter. Mon Noddy avait besoin d’un papier qui se trouvait chez le secrétaire, et je lui dis : reste-là, je vais aller le demander. Je frappe à la porte ; il ne m’entend pas. J’entre tout doucement ; je le vois assis près de la cheminée, et regardant la braise d’un air pensif. Quand il releva les yeux, il se mit à sourire, comme si ma compagnie ne lui avait pas déplu. Alors tous les grains de poudre qui s’étaient amassés dans ma tête, depuis la première visite qu’il nous avait faite, s’enflammèrent tout à coup. Je l’avais vu trop de fois assis comme cela, tout seul, quand il était enfant, pauvre ange ! tirant la pitié du cœur ; je l’avais vu trop de fois ayant besoin d’être consolé, bien trop de fois pour que ce fût une méprise. Non, non, je ne me trompais pas. Je jette un cri : « Je vous reconnais, que je lui dis, vous êtes John ! » et il me retient au moment où j’allais tomber. De sorte qu’à présent, ma belle, dit l’excellente femme avec le plus radieux sourire, vous savez le nom de votre mari.

– Cela ne peut pas être Harmon, balbutia Bella ; c’est impossible.

– Pourquoi cela, quand il y a tant de choses impossibles qui existent ? demanda missis Boffin.

– Mais il a été tué, murmura la jeune femme.

– On l’a cru, mignonne ; voilà tout. Si jamais il y a eu sur terre un John Harmon, c’est bien celui dont le bras vous entoure, ma jolie. Si John Harmon a jamais été marié, c’est avec vous, ma belle ; et si la femme de ce cher John a un joli bébé, c’est bien celui-ci. »

Par un coup de maître la porte venait de s’ouvrir, et le merveilleux bébé apparaissait dans l’air au moyen de quelque truc invisible. Missis Boffin s’élança vers lui et le déposa sur les genoux de sa mère, où Noddy lui-même vint le couvrir de caresses. Cette apparition opportune empêcha Bella de s’évanouir, et John put lui expliquer comment il avait passé pour mort et avait été accusé de son propre meurtre ; enfin de quelle fraude il s’était rendu coupable à son égard, fraude pieuse qui l’avait tant tourmenté depuis qu’approchait l’instant de la révélation, car il ne savait pas si elle accepterait le motif qui l’y avait fait recourir.

« Bah ! s’écria missis Boffin en frappant dans ses mains, elle nous a donné raison ; soyez bénie, ma charmante. Et puis, d’ailleurs, il n’était pas seul à vous tromper : nous en étions tous.

– Je ne comprends pas, dit Bella.

– Naturellement ; il faut d’abord qu’on vous explique. Donnez-moi vos deux mains, c’est cela, entre les miennes, et vous allez tout savoir, dit l’excellente femme en l’embrassant. Que vous êtes donc jolie avec ce petit portrait de vous-même sur les genoux ! Oui, ma belle, je commence : un, deux, trois, et les chevaux sont partis. Voilà donc que je m’écrie ce certain soir : « Je vous reconnais, vous êtes John ; » ce sont-là mes vraies paroles.

– Je les entends encore, dit John en posant la main sur celle de missis Boffin.

– Très-bien ! dit la bonne créature : laissez votre main là, John, et, puisque nous étions tous les trois, Noddy va mettre sa main sur la vôtre ; on ne se retirera que quand l’histoire sera finie. »

Mister Boffin prit une chaise, et ajouta sa large main brune à la pile qui venait de se former.

– Parfait ! dit sa femme en baisant cette bonne grosse main, c’est comme un bâtiment de famille ; ne trouvez-vous pas ? mais je reprends mon histoire. Je vous reconnais que je lui dis, vous êtes John, et le voilà qui me rattrape au moment où je tombais ; mais je ne suis pas mince, et, le ciel le bénisse ! il est obligé de m’étendre par terre. Noddy entend du bruit, et le voilà qui arrive en trottant. Dès que je reviens à moi, je l’appelle, en lui disant : Noddy, je peux bien dire comme j’ai dit le jour où il est venu au Bower : « Que le Seigneur soit béni ! car voilà John. » Là-dessus il fait un haut-le-corps, et va rouler sous le bureau. Ça me remet tout à fait, je me relève ; et nous voilà pleurant de joie tous les trois.

– Oui, mon ange, ils pleuraient de joie ! comprends-tu ? dit John Harmon ; ces deux êtres que mon retour dépouillait, pleuraient de joie en me revoyant. »

Bella regarda son mari d’un air confus, et reporta ses yeux sur la figure rayonnante de missis Boffin.

« Très-bien, ma chère ne faites pas attention à lui, dit l’excellente femme, c’est moi qu’il faut écouter. Nous nous asseyons ; on se remet peu à peu, et l’on entre en conférence. John nous raconte son désespoir au sujet d’une certaine jolie personne, et comme quoi, si je ne l’avais pas reconnu, il s’en allait au loin pour ne plus revenir, laissant là sa fortune qui nous serait toujours restée. Vous n’avez pas vu d’homme plus effrayé que Noddy ; il y avait de quoi. Penser qu’il aurait eu cette fortune entre les mains, et l’aurait retenue injustement, bien que sans le savoir, jusqu’à son dernier soupir, ça le rendait plus blanc qu’un linge.

– Toi aussi, dit mister Boffin.

– Ne l’écoutez pas, ma chère, c’est moi qui ai la parole. Cela nous amena à causer de la certaine jolie personne, et à s’occuper de ce qu’il y avait à faire. Les circonstances l’ont peut-être un peu gâtée ; c’est naturel, disait Noddy ; mais ce n’est qu’en dessus ; elle a un cœur d’or ; j’en mets la main au feu.

– Tu le disais comme moi, la vieille.

– Ne l’écoutez pas. Je continue : oh ! si j’en avais la preuve, s’écria John. Et moi de lui répondre avec Noddy, éprouvez-la, et vous verrez. »

Bella tressaillit et lança un coup d’œil à mister Boffin, qui souriait d’un air pensif, en regardant sa large main, sans détourner les yeux.

« Éprouvez-la, John, poursuivit missis Boffin ; détruisez vos doutes, et soyez heureux ; ce sera la première fois, mais jusqu’à la fin de vos jours. Le voilà tout en l’air ; rien de plus sûr. Alors nous lui disons : qu’est-ce qui vous contentera ? Si, par exemple, elle prenait votre parti quand on vous dira des choses dures, si, révoltée par l’injustice, elle montrait qu’elle est noble et généreuse, et vous fût dévouée au mépris de ses intérêts : ça suffirait-il ? Me suffire ! s’écria John ; cela me porterait au ciel. Eh bien, reprit mon Noddy, car c’était lui qui disait ça, préparez vous à l’ascension ; je vous ferai monter là-haut. »

Bella vit mister Boffin cligner de l’œil tout en regardant sa large main.

« Il faut dire que, tout d’abord, poursuivit missis Boffin en hochant la tête, vous avez été le bijou de Noddy ; c’est certain, et si j’étais jalouse, je ne sais pas ce que je vous aurais fait ; mais la jalousie et moi nous ne nous connaissons pas ; puis à moi aussi, ma beauté (elle rit de tout son cœur et embrassa Bella), vous étiez mon bijou chéri. Mais attention, les chevaux vont tourner le coin. Pour lors mon Noddy, se tenant les côtes, et riant jusqu’à n’en pouvoir plus, dit à John : attendez-vous à recevoir des sottises, et à être mené rudement ; jamais il n’y aura eu de maître plus dur que je ne le serai pour vous. Et il a tenu parole, cria missis Boffin avec admiration. Dieu le bénisse ! le voilà qui commence. »

Bella était à demi-effrayée, à demi-souriante.

« Dieu le bénisse ! si vous l’aviez vu le soir, assis dans ce coin-là, et pouffer de rire en nous disant : j’ai été aujourd’hui un vrai ours brun ; et se presser dans ses bras en riant de plus belle, à la pensée de la brute dont il remplissait le rôle. Et ajoutant chaque soir : de mieux en mieux, la vieille ; tu verras, elle en sortira pure comme l’or ; ce sera le meilleur travail que nous ayons jamais fait. Demain, je serai encore plus féroce ; un vieux ours gris. Et il se remettait à rire ; si bien que John et moi nous étions forcés de lui taper dans le dos, et de le faire boire pour l’empêcher de suffoquer. »

Mister Boffin regardait toujours sa grosse main ; il ne soufflait mot, mais agitait les épaules d’un air joyeux, comme enchanté de ce que racontait la vieille.

« Alors, ma belle et bonne, continua celle-ci, vous l’avez épousé ; et nous étions-là, cachés dans l’orgue par votre mari, qui n’a pas voulu terminer le jeu comme c’était convenu. Elle est si heureuse, disait-il, si pleinement satisfaite, que je ne peux pas demander autre chose. Bébé s’est annoncé ; John reculait toujours.

« C’est une si gentille ménagère, si courageuse et si gaie ! je ne peux pas me décider à être riche ; il faut encore attendre. Bébé est venu. Mais elle a tant gagné, répondait John ; chaque jour elle devient meilleure ; attendons encore. Et toujours, et toujours ; si bien que j’ai fini par lui dire : si vous ne me fixez pas l’époque où nous l’installerons chez elle, je vous préviens que je vous dénonce. Il nous dit alors qu’il n’attendait plus que d’avoir triomphé de cette accusation, à laquelle il avait toujours pensé. Il voulait, à son tour, nous la montrer plus parfaite que nous ne l’avions cru. Très-bien ! nous savons à présent tout ce que vous êtes. Les chevaux sont arrivés ; l’histoire est finie ; que Dieu vous bénisse, ma beauté, et qu’il nous bénisse tous ! »

La pile de mains s’écroula ; et Bella embrassa missis Boffin, au danger apparent du merveilleux bébé, qui, les yeux fixes, était couché sur les genoux de sa mère.

« L’histoire est-elle bien finie ? demanda Bella, d’un air rêveur ; êtes-vous sûre de n’avoir rien oublié ?

– Très-sûre, répliqua l’excellente femme.

– John ! dit Bella, vous tenez si bien Bébé, voulez-vous le prendre ? »

En disant ces mots, elle déposa la merveille dans les bras de ce cher John, et alla se mettre à genoux à côté de mister Boffin, qui, assis près d’une table, avait la joue sur sa main et détournait les yeux.

« Je vous demande pardon, dit-elle, en lui posant la main sur l’épaule ; je vous ai dit de gros mots ; il faut me pardonner la méprise. Vous êtes bien meilleur que Dancer, que Blackberry Jones, que cet affreux Hopkins ; moi, qui vous disais pire ! ajouta-t-elle en riant d’une manière triomphante, et en luttant avec lui, pour le contraindre à la regarder. Vous n’avez jamais été avare, ni sans cœur une seconde. »

Missis Boffin poussa un cri de joie, battit des pieds et frappa dans ses mains, en se balançant comme un membre affolé de la famille des poussahs.

« Je vous comprends, dit Bella ; oui, monsieur, je n’ai pas besoin qu’on me le dise ; c’est moi qui raconterai la fin de l’histoire.

– Est-ce que vous le pouvez ? s’écria mister Boffin.

– Si je le peux ! répondit-elle en le prenant à deux mains par les revers de sa redingote. Quand vous avez vu à quelle petite misérable vous aviez donné asile, vous avez voulu lui apprendre comment la fortune gâtait les gens qui en faisaient mauvais usage ; et sans vous soucier de l’opinion de l’affreuse petite personne, vous lui avez montré chez vous les côtés odieux de la richesse. Vous vous êtes dit : cette vile créature ne le verrait pas en elle-même, fouillât-elle son âme cupide pendant des siècles ; mais un exemple frappant, qu’elle aura toujours devant elle, lui ouvrira les yeux, et la fera réfléchir : voilà ce que vous vous êtes dit.

– Pas du tout, s’écria mister Boffin avec joie.

– Si, monsieur répliqua Bella, en le secouant par l’habit et en l’embrassant sur les deux joues. Vous avez vu que l’argent me tournait la tête, et me desséchait le cœur (tête et cœur stupides), qu’il me rendait intéressée, avide, arrogante, insupportable, et vous vous êtes changé en poteau indicateur, le plus chéri, le plus précieux qui ait jamais indiqué aux gens la route qu’ils avaient prise et l’endroit où elle les conduisait. Avouez-le tout de suite.

– John, dit mister Boffin, rayonnant de la tête aux pieds, aidez-moi à sortir de là.

– Pas de conseil, monsieur ; répondez vous-même.

– Eh bien, ma chère, reprit mister Boffin, puisqu’il faut tout vous dire, il est certain que le jour où nous avons fait ce petit plan qui a été raconté par la vieille, j’ai demandé à John ce qu’il penserait d’un traitement général, comme celui que vous venez de désigner là ; mais pas dans les termes que vous dites, parce que ces termes-là ne me seraient pas venus à l’esprit. J’ai seulement dit à John : pendant que je serai en train de faire l’ours à votre égard, est-ce qu’il ne serait pas à propos de l’être pour tout le monde ?

– C’était pour me corriger, avouez-le, dit Bella.

– Il est certain, mon enfant, que je ne l’ai pas fait pour vous nuire ; je n’ai pas besoin de caution, j’espère. Je vous dirai en outre que John, aussitôt qu’il fut retrouvé par la vieille, nous fit savoir, à elle comme à moi, qu’il avait l’œil sur un ingrat personnage du nom de Wegg. Voulant alors punir ce coquin en le piquant à un jeu qu’il était en train de jouer – tout ce qu’il y a de plus déshonnête – je me suis fait lire tout haut, par le susdit coquin, les livres que j’achetais avec vous. »

Bella, toujours aux pieds de mister Boffin, se laissa glisser sur le tapis, où elle fut assise ; et regardant le vieux boueur d’un air pensif : « Il y a toujours deux choses que je ne comprends pas, dit-elle ; missis Boffin n’a jamais cru que vous étiez réellement changé.

– Oh ! ciel non ! s’écria l’excellente femme en donnant à la négative toute la rondeur possible.

– Cependant elle en paraissait malheureuse, dit Bella.

– Attention, John ! missis a la vue perçante, dit le vieux boueur émerveillé. Vous avez raison, ma chère ; elle-a failli bien des fois éventer la mèche.

– Et pourquoi ? puisqu’elle était dans le secret.

– Une faiblesse, répondit mister Boffin ; et pour tout dire, j’en suis un peu fier. Cette vieille lady, mon enfant, a une si haute opinion de moi qu’elle ne supportait pas de me voir passer pour un ours, encore moins de faire semblant d’admettre que c’était pour de bon ; aussi, avec elle, on courait toujours le danger d’être vendu. »

Missis Boffin se mit à rire ; mais l’éclat humide, dont brilla son regard, prouva qu’elle n’était pas guérie de cette propension dangereuse.

« Ce fut au point, continua le vieux boueur, que le jour de ma grande démonstration (je parle de cette fameuse scène, vous savez : le chat fait miaou ! le canard couac, couac ! le chien, Ouah, ouah !) certains mots qui m’étaient lancés à la face lui furent tellement sensibles, que je fus obligé de l’arrêter, sans quoi elle courait après vous pour me défendre, et vous dire que je jouais un rôle. »

Missis Boffin se remit à rire, et ses yeux brillèrent de nouveau. Il paraîtrait que les deux complices du vieux boueur avaient pensé que, ce jour-là, il était allé un peu loin ; mais ce n’était pas son opinion ; il trouvait que ce miaou et ce ouah, ouah étaient un coup de maître. « Je n’y aurais jamais songé, poursuivit-il ; mais quand John eut dit que s’il était assez heureux pour gagner votre affection et posséder votre cœur… je ne pensai plus qu’à une chose : il faut qu’il ait tous les deux ; et alors vous savez le reste : le chat fait miaou ! le canard couac, couac ! le chien ouah, ouah ! Je vous dirai bien que je m’étonnais moi-même, et que je fus joliment près d’éclater de rire en voyant la figure de John.

– Mais, reprit missis Boffin, il y avait encore autre chose que vous ne compreniez pas.

– Oh ! oui, s’écria Bella en se couvrant la figure de ses deux mains ; je ne pourrai jamais le comprendre : c’est que John ait pu m’aimer quand je le méritais si peu ; et que vous et mister Boffin vous ayez été assez bons pour chercher à me rendre meilleure, et pour l’aider à prendre une femme si peu digne de lui ; mais que j’en suis reconnaissante ! »

Ce fut alors le tour de John Harmon (Rokesmith n’existait plus) de demander qu’elle lui pardonnât sa fraude, de lui répéter cent fois que s’il ne l’avait pas enrichie plus tôt c’était par égoïsme, tant elle était charmante et l’avait rendu heureux dans cette humble position. Là-dessus nouvelles tendresses de part et d’autre et nouveaux signes de joie, au milieu desquels le merveilleux bébé, qui béait stupidement sur les genoux de missis Boffin, parut à tout le monde d’une intelligence phénoménale, et déclara, par la bouche de sa mère, en agitant son petit poignet difficile à détacher d’une taille extrêmement courte, déclara aux « Ladies et Gentlemen qu’il comprenait fort bien la situation, et en avait informé sa vénérable Ma. »

Il fut alors demandé à mistress Harmon si elle ne voudrait pas visiter sa demeure ? Un hôtel superbe, décoré avec une élégance du meilleur goût. Chacun se leva, et ils s’en allèrent en procession : John donnant le bras à sa femme ; derrière eux l’intelligent bébé porté par missis Boffin, et toujours le regard fixe ; enfin Noddy qui fermait la marche.

Sur la toilette de Bella, toilette exquise, un coffret en ivoire, rempli de bijoux comme jamais elle n’en avait rêvé ; puis au dernier étage une nursery de toutes les couleurs, véritable arc-en-ciel, qu’on avait eu beaucoup de peine, disait John, à faire achever en si peu de temps.

La visite terminée, on vint prendre l’intelligent bébé, dont les cris emplirent bientôt l’arc-en-ciel. Bella disparut immédiatement ; les cris cessèrent, et la paix souriante s’unit à cette jeune branche d’olivier.

« Allons la voir, Noddy, » s’écria missis Boffin.

Marchant sur la pointe du pied, Noddy se laissa conduire à la nursery, dont la porte était entr’ouverte, et regarda avec une immense satisfaction. Il n’y avait là pourtant rien autre chose que Bella assise au coin du feu sur une chaise basse, les yeux protégés contre la flamme par ses longs cils baissés, et qui, son enfant dans ses bras, était plongée dans une douce rêverie.

« Ne te semble-t-il pas, Noddy, que l’âme du bonhomme a enfin trouvé le repos ? chuchota missis Boffin.

– Oui, ma vieille.

– Comme si son argent, qui s’était rouillé dans l’ombre, redevenait brillant et commençait à luire au soleil.

– Oui, ma vieille.

– Un joli tableau, n’est-ce pas, Noddy ?

– Oui, ma vieille. »

Mais pensant qu’il fallait conclure, et trouvant l’occasion favorable, il reprit de sa voix la plus bourrue : « Un joli tableau ? miaou, couac couac, ouah ouah ! » Puis il s’éloigna en trottinant, la figure radieuse, et les épaules dans un état de commotion des plus vives.

XIV. Échec et mat §

Le jour où mister et missis Harmon prenaient possession de leur nom légitime et de leur superbe hôtel, la dernière charretée du dernier monticule sortait de la cour du Bower. En la voyant cahoter sur la chaussée, mister Wegg se sentit délivré d’un poids énorme, et salua l’heureux moment où Nicodème Boffin, ce mouton noir, allait enfin être tondu.

Silas avait guetté d’un œil rapace le nivellement des monticules ; mais des yeux non moins avides en avaient autrefois surveillé la croissance et tamisé du regard les balayures dont ils étaient formés. Pas la moindre trouvaille ; l’ancien geôlier de la prison d’Harmonie avait, depuis longtemps, converti en espèces sonnantes jusqu’aux moindres épaves qu’ils auraient pu contenir. Malgré cette déception, mister Wegg éprouvait un soulagement trop réel de la fin de ce travail pour se plaindre d’une manière sérieuse. L’individu qui avait présidé à l’opération pour le compte de la société, acquéreur des monticules, l’avait réduit à rien. Quelques jours de plus, et Silas était mort. Usant du droit qu’avaient ses patrons de charroyer à la clarté du soleil, de la lune et des torches, ce contre-maître ne lui avait pas laissé de repos. Il fallait que cet homme n’eût pas besoin de dormir, car sa culotte de velours, son chapeau rabattu et sa figure enveloppée d’un mouchoir, comme s’il avait eu la tête brisée, reparaissaient aux heures les plus indues, les plus infernales.

Après avoir été en faction depuis le matin, par la pluie ou le brouillard, Silas venait-il de se glisser entre ses draps, qu’un bruit sourd, accompagné de secousses qui ébranlaient son oreiller, lui annonçaient l’approche d’un train de charrettes, escortées par ce démon de l’insomnie ; et le travail recommençait. Parfois il était réveillé dès son premier sommeil, parfois retenu au poste quarante-huit heures de suite. Et plus cet homme le priait de ne pas se déranger, plus Silas redoublait de vigilance, supposant que l’autre avait découvert une cachette, et s’efforçait de l’éloigner pour accaparer le trésor. Bref, se levant toujours sans jamais être couché, comme il se le disait d’un air piteux, il avait dépéri à tel point que sa jambe de bois était maintenant hors de toute proportion avec son malheureux corps, et paraissait presque dodue comparativement au reste.

Mais il était au bout de ses peines, et allait entrer aujourd’hui même en possession de ses biens. Depuis quelque temps, il fallait le reconnaître, c’était son propre nez qu’aiguisait la meule plutôt que celui de mister Boffin. Ainsi le projet qu’il avait eu de dîner chez ce ver de terre avait été déjoué par les manœuvres de ce contre-maître, et il avait dû confier à mister Vénus la surveillance de Boffin, pendant qu’il s’épuisait au Bower et y séchait sur pied.

La dernière charretée enfin partie, mister Wegg ferma sa porte et se rendit chez Vénus. C’était le soir ; il trouva l’anatomiste assis au coin du feu, comme il s’y attendait, mais ne noyant pas son puissant esprit dans des flots de thé, comme il s’y attendait également.

« Une bonne odeur ! dit-il en s’arrêtant pour renifler, et en ayant l’air de prendre la chose en mauvaise part.

– Oui, monsieur, répondit Vénus, une odeur excellente.

– Est-ce que vous employez du citron pour préparer vos bêtes ?

– Non, monsieur ; quand j’emploie ce condiment, c’est en général dans un punch de savetier.

– Qu’appelez-vous punch de savetier ? demanda Silas avec humeur.

– Il serait difficile de vous en donner la recette, répondit l’anatomiste ; d’ailleurs cela ne servirait à rien. Si exact que vous pussiez être dans le dosage, vous ne réussiriez pas : c’est un don personnel, il faut de l’inspiration ; mais le fond de la chose est du gin.

– Dans une bouteille hollandaise ? observa mister Wegg, plus maussade que jamais.

– Ah ! très-bien, s’écria Vénus, très-bien, très-bien. Voulez-vous y goûter, monsieur ?

– Si je le veux ! reprit l’autre avec aigreur ; mais naturellement. Est-ce qu’un homme, qui a été torturé nuit et jour, à en perdre les sens, peut refuser un verre de n’importe quoi ?

– Ne vous fâchez pas, dit Vénus. Qu’avez-vous ce soir ? vous n’êtes pas dans votre assiette ordinaire.

– Ni vous non plus, grommela Silas ; vous tournez à la gaieté (circonstance qui parut blesser l’aigre personnage), et vous avez fait couper vos cheveux.

– Oui, monsieur ; mais calmez-vous.

– Que le ciel me bénisse ! voilà que vous engraissez.

– Ah ! mister Wegg, répondit l’anatomiste avec un sourire plein de chaleur, vous ne le devinerez jamais.

– Je n’en ai que faire, riposta Silas ; tout ce que je peux dire, c’est qu’il est heureux pour vous que le travail ait été divisé ; votre part a été si légère, et la mienne si lourde… vous avez dormi tout votre content, je le parierais.

– Oui, monsieur, dit Vénus ; je vous remercie, je n’ai jamais mieux reposé.

– J’aurais voulu vous y voir, grogna mister Wegg. Si vous aviez été comme moi, toujours en l’air, ne pouvant ni dormir, ni manger, ni penser à votre aise pendant je ne sais combien de mois, vous ne seriez pas de si belle humeur, ni en si bon état.

– Il est certain que cela vous a mis très-bas, dit Vénus en l’examinant d’un œil d’artiste ; la peau qui vous couvre les os est tellement jaune et sèche, que l’on dirait que c’est à ce gentleman français – là-bas dans le coin – et non à moi que vous êtes venu parler. »

Mister Wegg, ayant tourné les yeux vers le squelette français, parut observer quelque chose de neuf qui lui fit prendre ses lunettes, et regarder avec surprise dans tous les coins de l’obscure boutique. « Mais cela a été nettoyé ! s’écria-t-il.

– Oui, mister Wegg, et par la main des grâces.

– Je devine alors, vous allez vous marier.

– Vous l’avez dit, monsieur. »

Trop irrité de la joie de son associé pour en supporter la vue, Silas ôta ses lunettes, et demanda si c’était avec l’ancienne que le mariage…

« Mister Wegg, interrompit Vénus pris d’une colère subite, la dame en question est jeune.

– Je voulais dire, expliqua Wegg, la jeune personne qui avait refusé anciennement…

– Vous comprendrez, monsieur, dit Vénus, que, dans un cas d’une telle délicatesse, je tienne à connaître le sens de vos paroles. Il y a de ces cordes auxquelles il ne faut pas toucher ; non, monsieur, à moins qu’on ne le fasse avec harmonie et respect ; et miss Plaisante Riderhood est formée de ces cordes mélodieuses.

– C’est donc la jeune dame qui avait d’abord refusé ?

– Ainsi modifiée, j’accepte la phrase, répondit Vénus d’un air digne ; c’est en effet cette jeune lady.

– Et quand cela se fait-il ? »

Nouvelle colère de Vénus. « Je ne peux pas permettre, mister Wegg, que cette question soit posée dans les mêmes termes que s’il s’agissait d’une affaire. Veuillez donc modifier vos paroles ; je vous le demande fermement, bien que d’un ton modéré.

– À quelle époque, reprit l’homme de lettres, qui étouffa sa mauvaise humeur, en souvenir du dépôt confié à Vénus, à quelle époque cette dame doit-elle donner sa main à qui possède déjà son cœur ?

– J’accepte de pareils termes, répondit Vénus, et le fais avec plaisir. C’est mardi prochain que cette dame donnera sa main à cet heureux mortel.

– Ainsi, plus d’objection ? demanda Silas.

– Vous en connaissiez le motif ; je vous l’ai dit une fois, peut-être plusieurs…

– Nombre de fois, interrompit Wegg.

– Eh bien, cette objection, – je peux le dire sans violer aucune des tendres confidences qui, depuis lors, se sont échangées entre Elle et moi, – cette objection a été détruite par deux de mes amis, dont l’un connaissait déjà miss Riderhood. Lors donc que ces deux bons amis m’ont rendu l’immense service d’aller trouver miss Plaisante, et de voir si notre union ne pourrait pas s’accomplir, ils ont demandé s’il ne suffirait pas que je prisse l’engagement de me restreindre à l’articulation des hommes, des enfants et des animaux, afin que miss Plaisante, en sa qualité de femme, n’eût pas la crainte d’être considérée au point de vue de son squelette. Cette heureuse idée, monsieur, a pris racine, et a porté ses fruits.

– Il paraît que vous avez des amis puissants, dit Wegg d’un ton soupçonneux.

– Très-puissants, répondit Vénus d’un air de mystère.

– Dans tous les cas, reprit Wegg en le regardant avec défiance, je vous souhaite bien du bonheur. Chacun dépense sa fortune comme il l’entend ; les uns d’une manière, les autres de l’autre. Vous tâtez du mariage ; et moi, je compte voyager.

– Vraiment, mister Wegg ?

– J’en ai besoin ; le changement d’air et le repos me remettront, il faut l’espérer, de tout ce que m’a fait souffrir cet odieux contre-maître : un démon dont on ne voyait seulement pas les traits. Une rude corvée ! mais la voilà finie ; plus rien dans la cour ; le moment est venu d’expulser le Boffin ; demain matin, à dix heures, je compte donner un dernier tour de meule au nez de ce ver de terre. Cela vous va-t-il ?

– Parfaitement, répondit Vénus.

– Vous l’avez surveillé de près, j’espère ?

– Je l’ai vu tous les jours.

– En ce cas, vous ne feriez pas mal d’y aller ce soir, et de lui ordonner de ma part, je dis de la mienne, parce qu’il sait bien qu’avec moi on ne badine pas, de lui ordonner d’être prêt pour la circonstance, d’avoir là ses papiers, ses comptes, son argent pour quand nous arriverons. Avant de partir, – j’irai avec vous un bout de chemin, bien que je n’aie plus de forces, – avant de partir, je crois vous plaire en vous demandant de jeter un coup d’œil sur notre document. »

Vénus, ayant montré le précieux dépôt, s’engagea à porter ce papier le lendemain chez mister Boffin et à se trouver à la porte de celui-ci au coup de dix heures.

La nuit avait été affreuse ; le temps ne s’était pas amélioré ; les rues étaient si détrempées, si glissantes, que mister Wegg se rendit en voiture chez ce ver de terre, se disant que lorsqu’on allait à la Banque toucher une fortune on pouvait faire un petit extra.

Vénus, ponctuel au rendez-vous, arriva en même temps que Silas, qui se chargea de mener la conférence. Il frappa à la porte :

« Boffin y est-il ? »

Le domestique répondit que mister Boffin était chez lui, et demanda à Wegg si monsieur l’attendait.

« Pas tant de paroles, jeune homme, cela ne me va pas, dit Wegg. Je demande Boffin. »

On les conduisit dans une antichambre, où Wegg, le chapeau sur la tête, se mit, en sifflant, à tourner de l’index les aiguilles de la pendule, et s’amusa à faire aller la sonnerie. Quelques minutes après, on l’introduisait, ainsi que Vénus, dans la chambre de mister Boffin. Il y trouva le boueur doré assis devant un bureau, prit une chaise, et, sans se découvrir, alla se mettre à côté de lui. Immédiatement il se sentit la tête nue, et vit son chapeau lancé par une fenêtre qui venait de s’ouvrir tout exprès.

« Pas de façons insolentes en présence de ce gentleman, dit le propriétaire de la main qui avait fait le coup, ou je vous envoie rejoindre votre chapeau. »

Silas se frappa la tête par un mouvement instinctif, et resta bouche béante devant le secrétaire ; car c’était John, qui, entré sans bruit par une autre porte, lui parlait d’un air sévère.

« Très-bien ! dit Wegg, lorsqu’il fut revenu de sa surprise. J’avais donné l’ordre de vous congédier ; vous n’êtes pas parti ; nous allons voir à cela ; très-bien !

– Moi non plus, je ne suis pas parti, dit une autre voix. »

Mister Wegg tourna la tête, et se vit en face de son persécuteur, l’infatigable démon en chapeau rabattu, casaque de velours, pantalon du même, et qui, dénouant le mouchoir dont sa figure était bandée, montra le visage intact du cher Salop.

« Ah ! ah ! ah ! gentlemen, rugit le brave garçon en éclatant de rire, il ne savait pas que je pouvais dormir debout ; je l’ai fait assez souvent quand je tournais la manivelle, du temps que j’étais calandreur. Il ne savait pas que je prenais toutes sortes de voix quand je lisais les affaires de police à missis Higden. Ah ! je lui en ai fait voir de rudes, allez ! il a mené une drôle de vie ; vous pouvez en être sûr. » Et ouvrant une bouche d’une grandeur alarmante, le bon Salop jeta sa tête en arrière, éclata de rire, et montra une quantité de boutons incalculable.

« Très-bien ! Un et un font deux, reprit Wegg qui, d’abord un peu déconfit, ne tarda pas à se remettre. Voilà deux êtres qu’on devait renvoyer et qui ne le sont pas. Une question, Boffin : au service de qui était ce garçon-là, et qui lui a donné ce vêtement ?

– Vous tairez-vous ? s’écria Salop, en avançant la tête. Je vous jette dans la rue, moi, si vous parlez comme ça. »

Mister Boffin l’apaisa d’un geste, et répondit avec calme : « C’est moi qui l’ai employé.

– Vous, Boffin ? très-bien. Mister Vénus, rappelons nos conditions ; et pour cela entamons l’affaire. Mais avant tout, Boffin, jetez-moi à la porte ces deux vilenies.

– C’est impossible, répondit tranquillement le vieux boueur, tandis que le secrétaire s’asseyait devant la table.

– Impossible ! s’écria Wegg ; impossible, même au péril de votre bourse ?

– Oui, Silas, dit mister Boffin en secouant la tête d’un air enjoué ; même au péril de ma bourse.

Le littérateur sembla réfléchir. « Mister Vénus, dit-il après un instant de silence, voudriez-vous me passer le document ?

– Oui, monsieur, répondit l’anatomiste en lui tendant le papier avec politesse. Le voilà, monsieur ; et maintenant que je m’en suis dessaisi, permettez-moi une légère observation ; non pas qu’elle soit nécessaire, ou qu’elle exprime une opinion nouvelle, mais simplement pour soulager ma conscience : Vous êtes un odieux coquin, mister Wegg.

Silas, qui, s’attendant à un compliment, battait la mesure avec le papier en écoutant Vénus, s’arrêta tout à coup.

« Sachez, mister Wegg, continua l’anatomiste, que je me suis permis de prendre mister Boffin pour associé, dès le commencement de l’affaire.

– C’est vrai, dit mister Boffin, j’ai même proposé à Vénus de partager avec lui afin de l’éprouver ; et j’ai eu le plaisir de reconnaître en lui un fort honnête homme.

– Dans son indulgence, mister Boffin veut bien parler ainsi, dit Vénus ; et pourtant, au début de cette sale affaire, mes mains n’ont pas été aussi pures que je le désirerais ; mais j’espère avoir prouvé de bonne heure mon repentir.

– Certainement, dit mister Boffin, certainement. »

Vénus s’inclina avec respect et gratitude. « Merci, dit-il, je suis très-reconnaissant, monsieur, de la manière dont vous m’avez accueilli, dont vous m’avez écouté ; de la bonne opinion que vous venez d’exprimer, et de l’influence que vous avez bien voulu exercer sur une certaine lady, de concert avec mister John Harmon. »

Vénus se tourna vers ce dernier, et salua profondément. Au nom d’Harmon, Silas avait dressé l’oreille ; il avait suivi du regard le salut de l’anatomiste, et quelque chose de rampant commençait à modifier son attitude fanfaronne, lorsque Vénus réclama son attention.

« Tout est fini entre nous, mister Wegg ; il est inutile d’en parler davantage, reprit le monteur de squelettes, la chose s’explique d’elle-même. Cependant, afin de prévenir tout malentendu qui, plus tard, pourrait être désagréable, et pour que nos rapports soient nettement définis, je demande à mister Boffin et à mister Harmon la permission de répéter ce que j’ai déjà eu la satisfaction de vous dire, à savoir que vous êtes un odieux coquin.

– Et vous un imbécile, dit Wegg en faisant claquer ses doigts. Lâcher pied, et se flatter de le dire, c’est très-bien ; ça va à cette pompe anatomique ; mais ce n’est pas l’affaire d’un homme. Je suis venu ici pour qu’on m’achète ; vous connaissez mon chiffre ; c’est à prendre ou à laisser.

– Eh bien ! je vous laisse, dit le vieux boueur, qui se mit à rire.

– Boffin, s’écria Wegg d’un air sévère, je comprends votre hardiesse ; on voit le cuivre sous votre argenture ; vous vous êtes cassé le nez ; et comme vous n’avez plus rien au jeu, vous faites l’indépendant. Mais pour mister Harmon, c’est une autre paire de manches. J’ai vu dernièrement dans les journaux comme un avis de son retour, et je n’y comprenais rien ; maintenant, c’est moi qui vous laisse (vous ne méritez pas qu’on s’occupe de vous), et c’est à mister Harmon que je demande s’il connaît ce papier.

– Un testament de mon père, je le sais, dit John ; même de date plus récente que celui qui a été déposé par mister Boffin. Parlez encore à ce gentleman comme vous l’avez fait jusqu’ici, et vous aurez affaire à moi. Bref, ce testament lègue à la Couronne toute la fortune de mon père, continua John avec autant d’indifférence que le permettait une extrême sévérité.

– C’est exact, s’écria mister Wegg. Et pesant de tout son corps sur sa jambe de bois, la tête de côté, un œil fermé, l’autre ouvert, eh bien ! dit-il, je vous pose une question : Combien estimez-vous ce papier ?

– Rien du tout, » répondit John.

Wegg avait répété le mot en ricanant, et allait y ajouter quelque sarcasme, lorsqu’il fut saisi par la cravate, secoué jusqu’à en claquer des dents, et poussé dans un coin de la chambre où il se trouva cloué.

– Vil scélérat ! dit John Harmon, dont la poigne de marin le serrait comme un étau.

– Vous me cognez la tête contre le mur, objecta faiblement Silas.

– Je le sais, bien répliqua John en cognant plus fort ; je donnerais mille livres pour avoir le droit de vous faire sauter la cervelle. Écoutez, scélérat que vous êtes, et regardez cette bouteille. Elle renferme le dernier des nombreux testaments de mon père. Ce testament donne tout, absolument tout, à mister Boffin, mon bienfaiteur et le vôtre, à l’exclusion de moi et de ma sœur, qui aujourd’hui n’existe plus. Lorsqu’il prit possession de l’héritage que la nouvelle de ma mort lui assurait, mister Boffin trouva cette bouteille, et se désola outre mesure de ce nouveau testament. Les termes dans lesquels mon malheureux père, bourreau de lui-même, nous déshéritait ma sœur et moi, jetaient sur notre mémoire un blâme qui navrait mister Boffin. Lui, qui avait connu notre enfance, savait que nous ne méritions pas cette injure ; il enterra donc la bouteille, et son contenu, dans le monticule dont il avait toujours été légataire ; et il est probable que vous en avez souvent approché dans vos fouilles impies, misérable ingrat ! L’intention de mister Boffin était de ne jamais montrer ce testament. Toutefois, si généreux que fût le motif qui lui faisait cacher cette pièce, il n’osa pas la détruire dans la crainte de faire une chose illégale. Lorsqu’il m’eut reconnu, mister Boffin, toujours inquiet au sujet de cette bouteille, m’en révéla l’existence sous certaines conditions qu’un chien de votre espèce ne saurait apprécier. J’insistai pour qu’il la déterrât, et pour que le testament fût produit et légalement reconnu. Vous avez assisté au premier de ces actes ; le second a été fait sans que vous en eussiez connaissance. Par conséquent le papier qui tremble dans vos mains quand je vous secoue, et puissé-je vous secouer à vous faire rendre l’âme, ne vaut pas plus que le bouchon de cette bouteille. »

À en juger par sa mine piteuse, et par la quasi défaillance qui venait de le saisir, Silas avait compris.

« Deux mots encore, reprit John en le retenant dans son coin ; si je les ajoute, c’est dans l’espoir qu’ils augmenteront votre dépit. Vous aviez fait une véritable découverte ; personne n’avait regardé à l’endroit où vous avez trouvé cette cassette, et ce n’est que par Vénus, qui l’a dit à mister Boffin, que nous avons connu votre aubaine. J’avais pourtant l’œil sur vous depuis mon entrée dans la maison, et Salop se faisait un devoir et un plaisir de ne pas vous quitter plus que votre ombre. Si nous avons demandé à mister Boffin de vous laisser votre illusion jusqu’au dernier moment, c’est afin que la chute fût plus lourde. Enfin, poursuivit John en secouant de nouveau le misérable pour lui maintenir l’intelligence ouverte, vous me croyez possesseur de la fortune de mon père, et vous avez raison ; mais je n’y avais aucun droit ; c’est à mister Boffin, à sa munificence que je la dois tout entière. Il ne m’a confié le secret de la bouteille que sous la condition que je prendrais l’héritage qui me revenait par le premier testament, et ne s’est réservé que son propre monticule. Tout ce que je possède je le dois à mister et à missis Boffin, à leur générosité, à leur grandeur, – je ne trouve pas de mot qui exprime ma reconnaissance. Et quand j’ai vu un misérable de votre espèce oser attaquer cette âme si noble, ce qu’il y a d’étonnant c’est que je ne vous aie pas étranglé sur l’heure, » ajouta John en tordant la cravate de Silas d’une façon inquiétante.

Mister Wegg étant lâché, se porta la main à la gorge, et toussa avec effort comme s’il avait avalé une grosse arête. Salop, pendant ce temps-là, se dirigeait du côté de mister Wegg en rampant le long du mur, dans l’attitude d’un portefaix qui se dispose à enlever un sac de farine.

« Wegg, dit mister Boffin dans sa clémence, je regrette que ma vieille lady et moi nous ne puissions pas conserver à votre égard une meilleure opinion que celle que vous nous avez forcé d’avoir, et qui vraiment n’est pas bonne. Mais je ne voudrais pas vous laisser dans une position plus fâcheuse que celle où je vous ai pris. C’est pourquoi je demande combien il en coûterait pour vous remonter un autre étal.

– Pas sous ces fenêtres, dit John Harmon, vous entendez.

– Mister Boffin, répondit Wegg avec humilité, quand j’ai eu l’honneur de faire votre connaissance, je possédais une collection de chansons qui, je peux le dire, était sans prix.

– En ce cas elle ne saurait être payée, dit John.

– Pardon, mister Boffin, reprit Wegg en lançant un regard venimeux à l’ancien secrétaire, c’était à vous que je m’adressais, croyant, d’après mes oreilles, que c’était vous qui m’aviez parlé. J’avais alors une collection de chansons tout à fait de premier choix, et je venais de renouveler mon assortiment de pain d’épice. Je n’en dis pas davantage ; je laisse cela à votre discrétion.

– Pas facile à estimer, répliqua mister Boffin d’un air perplexe, et la main dans sa poche. Je ne voudrais pas donner plus qu’il ne faut ; car vous êtes réellement un mauvais homme ; vous avez été si ingrat, Wegg ! quand est-ce que je vous ai fait du tort ?

– J’avais aussi, continua l’ex-littérateur d’un air pensif, une place de commissionnaire qui me liait à de hauts personnages, et qui me valait beaucoup de respect ; mais je ne veux pas que vous puissiez me croire intéressé, et je laisse ça à votre discrétion.

– Qu’est-ce que ça peut valoir ? murmura le boueur doré ; ma parole, je n’en sais rien.

– Il y avait aussi, reprit Wegg, une paire de tréteaux, dont un Irlandais (grand connaisseur) m’avait offert cinq schellings six pence que j’avais refusés net, car j’y aurais perdu. Il y avait encore un tabouret, un parapluie, un chevalet à battre les habits, une planche et un panier. Mais je laisse tout à votre discrétion. »

Mister Boffin paraissait plongé dans un profond calcul. Wegg, jugeant à propos de l’aider dans cette opération, ajouta les articles suivant : « Il y avait en outre miss Élisabeth, maître George, tante Jane, oncle Parker. Ah ! quand un homme a perdu un patronage comme celui-là, quand il a vu un si beau jardin ravagé par les cochons, il lui serait difficile d’évaluer cela en argent, mister Boffin ; mais je laisse le tout à votre discrétion. »

Salop avançait toujours.

« Il n’est pas facile non plus, continua Wegg d’un air mélancolique, d’apprécier le tort moral que m’a fait la lecture de ces histoire d’avares ; une lecture malsaine, alors que vous me donniez à entendre, ainsi qu’aux autres, que vous en étiez un vous-même, mister Boffin. Tout ce que je peux dire, c’est qu’à dater de cette époque j’ai senti que mon intelligence baissait. À quel prix doit-on estimer l’intelligence d’un homme… je laisse cela à votre discrétion. Plus un chapeau, que j’ai perdu tout à l’heure.

– Voyons, dit mister Boffin, voilà une couple de livres.

– Par égard pour moi-même, je ne puis accepter cela. »

À peine avait-il proféré ces paroles, que John Harmon fit un signe. Le brave Salop, qui était maintenant tout près de Wegg, et se trouvait avec lui dos à dos, courba les épaules, saisit à deux mains le derrière du collet de Silas, et enleva celui-ci comme un sac de farine. Mister Wegg, les boutons presque aussi en vue que ceux du cher Salop, et la jambe de bois dans une position fort gênante, exhiba un air de surprise et de mécontentement tout spécial, mais qui ne fut pas longtemps visible dans la chambre, car il en sortit lestement, précédé de Vénus, qui allait ouvrir les portes.

Salop n’avait pas d’autre mandat que de déposer Wegg sur le trottoir ; mais apercevant au coin de l’hôtel une charrette de boueur, qui précisément était arrêtée, sa petite échelle appuyée contre la roue, il ne put résister à la tentation d’y jeter son ignoble fardeau ; exploit assez difficile, qui fut accompli avec beaucoup d’adresse et un prodigieux éclaboussement.

XV. Pris au piége §

Ce que Bradley Headstone avait souffert depuis la soirée de juillet où il avait lancé dans la Tamise sa défroque de batelier, lui seul aurait pu le dire ; encore n’y serait-il pas parvenu : de semblables tortures ne s’expriment pas ; elles ne peuvent être que senties. Il avait d’abord le poids de son crime, celui du reproche qu’il se faisait sans cesse de n’avoir pas réussi, puis la crainte effroyable d’être accusé ; et ce fardeau écrasant, il le portait nuit et jour, succombant sous le faix pendant ses courts instants de sommeil, aussi bien que dans les longues heures où ses yeux rougis étaient ouverts. Et non-seulement pas de repos ; mais une monotonie désespérante, toujours la même torture ! La bête de somme, ou l’esclave surchargé, peut en certains moments déplacer son fardeau, et trouver quelque répit, même en augmentant la fatigue de tel membre, la douleur de tel muscle. Le malheureux Bradley, sous la pression de l’infernale atmosphère où il était entré, n’obtenait même pas ce soulagement dérisoire.

Le temps s’écoulait et n’amenait aucune poursuite. Le temps s’écoulait et Bradley vit dans les journaux que mister Lightwood, partie civile au nom de la victime, s’égarait de plus en plus dans ses recherches, où il apportait moins de zèle de jour en jour. Ce fut alors qu’il rencontra mister Milvey à la gare, où il allait flâner dans ses moments de loisir pour savoir s’il n’était pas question de lui soit dans les affiches, soit dans les nouvelles qui pouvaient circuler ; et cette rencontre lui montra ce qu’il avait fait. Il vit que, dans ses efforts pour séparer ces deux êtres, il n’avait réussi qu’à les rapprocher ; qu’il n’avait trempé ses mains dans le sang que pour se désigner à tous comme le misérable instrument de leur union. Il comprit qu’Eugène renonçait à l’accuser, qu’il lui laissait traîner son existence flétrie, et cela par amour pour Elle. Il se dit que le Destin, la Providence, le Pouvoir suprême quel qu’il pût être, l’avait fraudé, pris pour dupe ; et dans sa fureur impuissante, il se déchira avec frénésie, en proie à d’horribles convulsions.

Quelque temps après, la nouvelle du mariage lui fut confirmée par les journaux, qui en publièrent les détails, et dirent, en outre, que bien que toujours en danger, mister Wrayburn se trouvait un peu moins mal. Bradley aurait mieux aimé être pris et jugé comme assassin que de lire ces lignes, de se sentir épargné, et d’en connaître le motif.

Mais pour empêcher la fraude céleste d’aller jusqu’à le faire châtier par la loi, comme s’il avait profité de son crime, il passait la journée entière chez lui, ne sortant qu’à la nuit close, évitant avec soin toute rencontre, et n’allant plus au chemin de fer. Il lut avec anxiété les avertissements des journaux, y cherchant la menace que Riderhood lui avait faite de le réclamer, et ne trouva rien. Il avait largement payé l’hospitalité qu’il avait reçue à l’écluse ; puis connaissant l’ignorance de Riderhood, qui ne savait ni lire, ni écrire, il se demanda si cet homme était vraiment à craindre ; il finit par en douter, et pensa qu’il ne le reverrait jamais.

Toutefois ses tortures n’en étaient pas moins vives ; l’idée poignante qu’il ne s’était jeté dans l’abîme que pour faire à ces deux êtres un pont qui leur avait permis de se rejoindre, ne le quittait pas d’un instant. Loin de se détruire, cette idée prenait chaque jour une force nouvelle, et cette horrible situation avait amené d’autres attaques. Il n’aurait pas pu en dire le nombre ; il ne savait même pas quand cela lui arrivait ; mais il lisait sur la figure de ses élèves que ceux-ci l’avaient vu dans cet état, et craignaient de l’y voir retomber.

C’était en hiver : une légère couche de neige veloutait les barreaux des fenêtres. Debout à côté du tableau, la craie à la main, Bradley Headstone allait commencer la leçon, quand il vit ses élèves prendre un visage inquiet. Il tourna les yeux vers la porte que regardaient les enfants, aperçut un homme d’une figure repoussante, qui, un paquet sous le bras, venait d’entrer dans la classe, et reconnut Riderhood. Il se laissa tomber sur le tabouret que lui avança l’un des écoliers, sentit qu’il allait défaillir, et que sa figure se convulsait. Néanmoins l’attaque ne vint pas, il s’essuya la bouche et se releva aussitôt.

« Scusez-moi, dit Riderhood, qui se frappa le front du poing, se mit à rire, et le regarda de côté. Avec vot’ permission, gouverneur, comment qu’s’appelle l’endrêt où j’suis ?

– Un pensionnat, dit Bradley.

– Où c’que la jeunesse apprend à se ben conduire ? reprit Riderhood en secouant gravement la tête. Scusez-moi, gouverneur ; qui donc qui fait la leçon dans c’pensionnat ?

– C’est moi.

– Ah ! c’est vous le maît’, savant gouverneur.

– Oui.

– Une chose agréab’, est-ce pas, qu’d’enseigner à la jeunesse à faire ce qu’est dû, et d’savoir qu’on sait comment qu’vous le faites vous-même ? Scusez-moi, savant maît’, avec vot’ permission, à quoi qu’sert c’te planche noire ?

– À écrire, ou à dessiner.

– Vraiment ! dit Riderhood ; on n’le devinerait pas. Est-ce que vous auriez l’obligeance, savant gouverneur, d’écrire vot’ nom là-dessus ? » ajouta l’éclusier d’un ton mielleux.

Bradley hésita un moment, puis écrivit son nom en toutes lettres.

« J’suis pas savant, moi, dit Riderhood, mais j’admire coup l’savoir des aut’ ; et j’serais ben aise d’entendre c’te jeunesse lire tout haut c’qu’est écrit là. »

Tous les bras se levèrent, et sur le signe du maître, les voix aiguës des élèves crièrent en chœur : « Bradley Headstone.

– C’est pas possib’, dit l’éclusier ; Headstone ? ça se voit que dans les cimetières. Hourarh, pour un second tour ! »

Nouvelle levée des bras, nouveau signe affirmatif, nouveau chœur de voix perçantes criant : « Bradley Headstone.

– À présent j’crois qu’je l’sais, dit Riderhood, qui avait écouté avec une grande attention, et répété les deux mots tout bas à plusieurs reprises. J’vois c’que c’est : Bradley, nom de baptême, pareillement à celui de Roger, qu’est le mien. Headstone, nom de famille, comme moi Riderhood ; c’est-i’ ben ça ?

– Oui, répondit le chœur.

– Savant maît’, reprit l’éclusier, vous n’connaîtriez pas une personne d’à peu près vot’ taille, et vot’ figure, qui doit peser dans les mêmes poids qu’vous, et qui répond à un nom comme qui dirait troisième gouverneur ? »

Parfaitement calme à force de désespoir, seulement la bouche tendue, les narines frémissantes, Bradley répondit d’une voix étouffée en regardant Riderhood : « Je crois savoir ce que vous voulez dire.

– J’pensais aussi qu’vous d’viez l’connaît’ ; c’est qu’voyez-vous, c’t homme-là, c’est lui que j’cherche, savant gouverneur.

– Supposez-vous qu’il est ici ? demanda Bradley en jetant les yeux autour de la classe.

– Pardon, gouverneur, répondit l’autre en riant ; comment est-ce que j’pourrais le supposer, quand i’ gn’y a là qu’vous et ces jeunes agneaux à qui vous faites la leçon ? Mais sa compagnie est bonne, à c’t homme là ; et i’ faut qui vienne chez moi ; je veux l’voir à mon écluse, en remontant la rivière.

– Je le lui dirai.

– Croyez-vous qu’i viendra ?

– J’en suis sûr.

– Puisque vous m’en donnez vot’ parole, j’compte su lui, reprit Riderhood. Et p’t’êt’ que vous voudrez ben lui dire, c’qui m’obligera, savant gouverneur, que s’i n’venait pas assez tôt, j’viendrais l’chercher.

– Il le saura.

– Merci, gouverneur. Comme je l’disais gn’y a qu’une minute, continua l’éclusier en changeant de ton, et en jetant ses yeux louches sur les élèves, ben que j’sois pas savant, j’admire l’savoir des aut’ ; v’là qu’est sûr. Et vous m’avez si ben accueilli, savant maît’, que j’vous demanderai si j’pourrais pas faire une question à c’te jeunesse.

– Oui, répondit Bradley, dont le regard sombre ne quittait pas l’éclusier, pourvu que cela ne sorte pas des études.

– Oh ! ça y est, s’écria Riderhood ; j’parie une liv’ qu’ça y est tout au long. Voyons, mes petits agneaux : comment est-ce que l’eau se divise ? c’est-à-dire quelles sortes d’eau est-ce qui a sur terre ?

– Les mers, les rivières, les lacs et les étangs, répondirent les voix perçantes.

– Rien d’oublié, savant maît’ ; que j’sois pendu si j’avais songé aux lacs, en ayant jamais vu à ma connaissance. Eh ben ! mes petits agneaux, qu’est-ce qu’on pêche dans la mer, les rivières et les lacs ?

– Du poisson, dit le chœur avec un certain mépris pour cette question facile.

– D’accord, mes agneaux ; mais quéque fois on y prend aut’ chose, dit Riderhood ; quéqu’ ça peut-êt’? »

Le chœur garda le silence.

« Des roseaux, cria une voix suraiguë.

– Très-bien ; mais pas encore ça, dit l’éclusier ; vous n’devinerez jamais c’qu’on pêche dans les rivières, en surplus du poisson et des herbes. Vous n’savez pas, mes agneaux ? j’vas vous le dire : on y pêche encore des habillements complets. »

Bradley changea de couleur.

« Oui, mes agneaux, continua Riderhood, qui l’observait du coin de l’œil, v’là c’que j’y trouve quéque fois. Que j’perde la vue si j’ai pas pris dan’ une rivière l’paquet qu’j’ai là sous le bras. »

Toute la classe regarda le maître comme pour en appeler de cet examen ridicule ; le maître regardait l’examinateur, et semblait avoir envie de le mettre en pièces.

« Pardon, escuse, dit Riderhood, en se passant la manche sur les lèvres et en riant de tout son cœur, c’est pas de franc jeu à l’égard des agneaux, j’le reconnais, savant maît’ ; une plaisanterie que j’leuz ai faite. Mais su mon âme, j’ai retiré c’paquet là d’une rivière : un vêtement d’batelier ; tout l’habillement, quoi ! jusqu’à la cravate. C’lui qui le portait l’a jeté à l’eau ; moi j’l’ai repêché.

– Comment savez-vous qui a jeté ce paquet ?

– À cause que je l’ai vu, dit Riderhood. »

Ils se regardèrent. Bradley retira lentement ses yeux, et se tournant vers le tableau, effaça lentement son nom.

« Merci ben, dit Riderhood, d’avoir sacrifié un bout d’vot’ temps et d’celui d’vos agneaux à un pauvre homme qui n’a pas d’aut’ recommandation auprès d’vous que d’êt’ honnête. En attendant le plaisi d’voir la personne que vous savez, et pour qui qu’vous avez répondu, j’souhaite le bonjour à ces chers agneaux et à leur savant gouverneur. »

Ces paroles dites, Riderhood s’éloigna, laissant le malheureux Headstone continuer sa leçon comme il pouvait, et les élèves chuchoter en observant la figure du maître, jusqu’au moment où l’attaque, depuis longtemps imminente, finit par se produire.

Le surlendemain était un samedi, jour de congé. Bradley se leva de bonne heure avec l’intention de se rendre à l’écluse, et d’y aller à pied. Avant d’éteindre sa chandelle, car le jour n’était pas venu, il fit un petit paquet de sa montre d’argent et de la ganse de crin qui lui servait de chaîne ; puis ayant écrit ces mots à l’intérieur du papier : « Soyez assez bonne pour me garder ces objets, » il adressa le petit paquet à miss Peecher, et le déposa au coin le plus abrité du petit banc, qui était sous le petit porche de la petite maîtresse de pension.

C’était une froide matinée, au vent d’est glacial, et Bradley frissonna en refermant la petite porte. La neige, qui la surveille avait bordé ses carreaux d’un léger duvet, était toujours dans l’air, et tourbillonnait par petits flocons fouettés par ce grand vent. Bradley marchait déjà depuis deux heures et avait traversé la plus grande partie de Londres, quand apparut le jour tardif. Il entra dans l’affreux cabaret où il avait quitté Riderhood, le matin de leur première entrevue ; il déjeuna debout, appuyé au sale comptoir, et, tout en mangeant, regarda d’un air sombre un homme qui occupait la place où avait été Riderhood, le matin dont nous parlons.

Il avait marché toute la journée, et suivait le chemin de halage quand la nuit arriva. Deux ou trois milles le séparaient encore de l’écluse. Ses pieds étaient écorchés ; il ralentit le pas, mais continua sa route. Une couche de neige tapissait le chemin, bien que d’un lit peu épais. Dans les endroits abrités, le bord de l’eau était frangé de glace ; ailleurs la rivière était couverte de glaçons flottants. Bradley voyait la glace et la neige ; il pensait à la distance qui lui restait à franchir, et ne remarqua pas autre chose jusqu’au moment où il aperçut une lumière qu’il savait venir de la maison de l’éclusier. Il s’arrêta, et regarda autour de lui : la glace et la neige, lui et cette faible lumière occupaient toute la scène, et l’occupaient tout seuls. Devant lui était la place où il avait frappé ces coups inutiles, la place où, raillerie du sort ! il voyait Lizzie, devenue la femme d’Eugène. Derrière lui se trouvait l’endroit où, les bras tendus, ses élèves l’avaient livré en criant son nom. Entre ces deux endroits, là-bas où il voyait cette lueur, était l’homme de qui dépendaient ses jours. Le monde, pour lui, se réduisait à ces limites.

Il pressa le pas et continua sa route, le regard attaché sur ce point lumineux avec une étrange fixité. Quand il fut assez près pour le voir se diviser en rayons, ces derniers semblèrent se river sur lui et le faire avancer plus vite. Il frappa à la porte, et fut dans la chambre avant qu’on lui eût répondu.

La lumière qu’on voyait du dehors provenait à la fois de la chandelle et du foyer. Entre les deux était Riderhood, les pieds sur le garde-cendre, et la pipe à la bouche. L’éclusier leva les yeux, et hocha la tête d’un air maussade. Bradley baissa les yeux, et hocha la tête d’un air sombre. Il ôta son pardessus, prit une chaise, et alla s’asseoir à l’autre coin de la cheminée.

« Pas fumeur, j’suppose ? demanda Riderhood.

– Non. »

L’éclusier lui poussa la bouteille qui se trouvait sur la table, et ils gardèrent le silence.

« Inutile de vous apprendre que je suis là, dit enfin Bradley. Qui va commencer l’entretien ?

– Moi, quand j’aurai fini ma pipe, » répondit Riderhood. Le tabac fumé jusqu’au dernier brin, il ôta lentement sa pipe de ses lèvres, en secoua la cendre sur le foyer, et la remit à sa place. « Maintenant, dit-il, j’commencerai quand i’ vous plaira, Bradley Headstone.

– Que me voulez-vous ?

– Je vas vous l’dire, soyez tranquille. »

Après avoir regardé avec attention les mains et les poches de Bradley, dans la crainte que ce dernier n’eût sur lui une arme quelconque, l’honnête homme se pencha vers son visiteur, et lui relevant du doigt le col du gilet, lui demanda où était sa montre.

« Je l’ai laissée là-bas, répondit Bradley.

– C’est dommage ; mais on peut l’aller chercher ; i’ m’la faut, j’en ai envie. »

Bradley se mit à rire.

« J’vous dis qu’i’ m’la faut, et que j’l’aurai, reprit Riderhood en haussant la voix.

– C’est là tout ce que vous avez à m’apprendre ?

– Non, répondit Riderhood en criant plus fort ; i’m’faut de l’argent.

– Vous faut-il autre chose ?

– J’veux tout avoir, rugit l’honnête homme avec fureur. Et répondez-moi autrement, ou je me tais. »

Bradley le regarda en face.

« N’me regardez pas comme ça, hurla Riderhood, ou ben, au lieu de parler, je vous écrase d’un coup de poing. Et il frappa la table avec force.

– Continuez, dit Bradley après s’être humecté les lèvres.

– N’ayez pas peur, j’continue ; vous n’avez qu’faire de me l’dire ; j’irai assez vite pour vous, Bradley Headstone. Vous avez mis c’t aut’ gouverneur en miettes, sans que j’m’en sois mêlé autrement que pour vous avoir donné un coup à boire, et à manger un morceau. N’était qu’ça, j’n’aurais rien à dire. Mais en copiant mes habits, en copiant ma cravate rouge, en secouant vot’ main su moi, pour que j’aie des taches de sang, vous avez fait là de ces choses qu’i’ faut me payer, Bradley Headstone. Si on vous met l’affaire su’l’dos, il est clair qu’vous la rejetterez su’ l’mien. Et j’vous le demande, où c’est-i’ qu’on trouvera, ailleurs qu’à Plashwater, un homme habillé comme le signalement ? ailleurs qu’à Plashwater un homme qu’a eu des injures de c’t aut’, quand c’t aut’ a passé avec sa coque de noix ? Regardez voir c’t éclusier de Plashwater, qu’a justement les mêmes habits et la même cravate. Voyons voir si gn’y aurait pas des taches à ses habits ; et v’là qu’on y trouve du sang. Ah ! filou d’démon qu’ vous êtes ! »

Bradley, excessivement pâle, le regarda en silence.

« Mais deux hommes peuvent jouer l’même jeu, continua Riderhood en secouant les doigts à plusieurs reprises à la face du maître de pension ; et j’connais c’jeu-là depuis longtemps. Vous aviez pas commencé à croasser vos lectures, vous n’étiez pas tant seulement à l’école, que, moi, j’en savais les finesses. J’peux vous dire, à un mot près, comment qu’ça s’est passé. Vous avez attendu la brune pour faire la route en cachette ; mais j’ai pu m’cacher aussi, et pus adroitement qu’vous. J’sais comment qu’vous êtes parti de Lond’, habillé comme vous êtes là ; j’sais l’endroit où c’que vous avez changé d’habits, et la place où c’que vous avez caché les vôt’. J’vous vois d’mes yeux reprend’ vot’ paquet au milieu des arbres ; vous met’ à l’eau pour expliquer comme quoi i fallait vous habiller, si quéques-uns venaient à passer par là. Je vous vois reparaît’ en Bradley Headstone, à la place où c’que vous aviez disparu en batelier ; et j’vous vois jeter le paquet dans la rivière. Moi, j’ai repêché la défroque : habits de marinier, déchirés dans le débat, verdis par l’herbe, et tout barbouillés de sang. Je les ai repêchés, et vous aussi, mon maît’. De c’t aut’ gouverneur, mort ou en vie, j’men soucie comme de ma première pipe ; mais j’tiens à moi-même ; et comme vous avez machiné contre moi, en fin diable que vous êtes, vous m’payerez ça ; et vous me l’payerez, vous me l’payerez jusqu’à c’que j’vous aie mis à sec. »

La figure convulsée et tournée vers le feu, Bradley garda le silence ; puis, d’une voix calme et d’un air impassible, il dit enfin : « On ne tire pas de sang d’une pierre, Riderhood.

– Possib’ ; mais on tire d’l’argent d’un maît’ de pension.

– Vous ne pouvez pas tirer de moi ce qui n’y a jamais été, m’arracher ce que je n’ai pas. C’est un pauvre état que celui d’instituteur ; je vous ai déjà donné plus de deux livres ; savez-vous combien de temps, – je parle des années qu’il m’a fallu pour en arriver là, – combien de temps j’ai mis pour gagner pareille somme ?

– J’en sais rien, et j’m’en moque. Vot’ état est un état respectab’ ; vous avé une respectabilité, et quand i s’agit d’la sauver, ça vaut ben qu’vous mettiez en gage jusqu’à vot’ dernière chemise, qu’vous vendiez jusqu’à la dernière planche qu’y a dans vot’ maison ; qu’vous empruntiez jusqu’au dernier penny qu’on voudra vous prêter. Quand vous aurez fait ça, et qu’vous m’aurez tout passé, eh ben ! je vous lâcherai ; pa avant.

– Vous me lâcherez ! qu’entendez-vous par là ?

– J’entends, qu’à parti de ce soir, vous m’aurez pour compagnie ; l’écluse s’gardera toute seule. Où vous irez, j’irai moi-même. J’vous tiens ; je n’vous lâche pas. »

Bradley se retourna vers le feu. Tout en l’observant du coin de l’œil, Riderhood prit sa pipe, la bourra tranquillement, et se remit à fumer. Bradley posa ses coudes sur ses genoux, mit sa tête sur ses mains, et regarda le feu d’un air de profonde réflexion.

« Riderhood, reprit-il en se levant après un long silence, et en tirant sa bourse qu’il posa sur la table, dites-moi de vous donner cela, qui est tout l’argent que je possède ; dites-moi de vous donner ma montre ; dites-moi que tous les trimestres, quand je recevrai ce qui m’est dû, vous en aurez votre part et que…

– Pas d’ça, répondit Riderhood en secouant la tête et en continuant de fumer. Vous vous êtes sauvé une fois, j’veux pas courir de nouveaux risques ; j’ai eu assez d’mal à vous repincer ; j’en serais pas venu à bout, si un soir, comme vous filiez le long des murailles, j’vous avais pas rencontré et suivi jusqu’à vot’ porte. En fin de compte, j’veux régler avec vous, et c’te fois pour de bon ; vous savez c’qui faut faire.

– J’ai toujours vécu seul, Riderhood ; et n’ai aucune ressource, en dehors de moi-même ; je ne connais personne ; je n’ai pas un seul ami.

– V’là un mensonge, dit Riderhood ; vous en avé une, d’amie, j’la connais ; et c’t’amie-là est bonne pour un livret de caisse d’épargne, ou je n’suis qu’un singe bleu.

La figure de Bradley s’assombrit ; sa main se ferma lentement sur la bourse, qu’il attira de son côté ; et reprenant sa chaise, il prêta l’oreille à ce que l’autre allait dire.

« Avant hier, reprit Riderhood, j’me suis trompé de boutique ; et me v’là, par saint George ! au milieu de jeunes demoiselles. Au-dessus des petites demoiselles j’aperçois une maîtresse. Et j’dis, moi, que c’te maîtresse-là vous aime assez pour vend’ jusqu’à sa dernière guenille afin d’vous tirer d’peine. Dites-lui de l’faire. »

Bradley le regarda en face, et par un mouvement si rapide, que Riderhood ne sachant trop comment prendre ce regard, affecta d’être occupé de la fumée de sa pipe, qu’il écarta de la main, et sur laquelle il souffla pour l’éloigner.

« Vous avez vu cette maîtresse de pension ? demanda Bradley en détournant les yeux, mais de cette voix calme qu’il avait eue précédemment.

– Oui, répondit l’autre, j’y ai parlé ; j’y ai pas dit grand’ chose. En m’voyant tomber au milieu d’ses petites misses, elle a été comme éperdue ; – j’ai jamais passé pour êt’ un homme à ladies – et pour lors (j’avais dit qu’j’me trompais, qu’j’allais chez le voisin) ; elle m’a emmené dans son parloir, espérant, disait-elle, qu’y avait pas de malheur. Oh ! pas du tout, que j’dis, j’vas seulement le voir, pace que, lui et moi, nous sommes de grands amis ; et v’là tout. Mais j’ai vu ce qu’en était ; et j’vous dis qu’elle a d’quoi. »

Bradley remit la bourse dans sa poche, se serra le poignet gauche avec la main droite ; et se roidissant sur sa chaise, il regarda le feu d’un air impassible.

« Vous l’avez sous la main, poursuivit Riderhood ; é n’peut pa y êt’ davantage ; nous allons retourner chez nous, et vous ferez ben de la plumer tout de suite. Quand l’affaire sera réglée, vous vous marierez ensemb’. Elle a un joli minois ; et après l’dessous que vous venez d’avoir vous n’pouvez guère trouver mieux. »

Plus un mot ne fut dit par Bradley ; il ne changea pas d’attitude, ne desserra même pas les doigts, dont il s’étreignait le poignet gauche. Comme si la flamme, qu’il regardait d’un œil fixe, avait eu le pouvoir de le transformer en vieillard, les sombres lignes de sa figure se creusaient de plus en plus ; ses yeux devenaient de plus en plus caves, son teint de plus en plus pâle. On eût dit que ses traits se couvraient de cendres, que ses cheveux perdaient leur couleur et leur texture.

Ce ne fut qu’au moment où le jour tardif pénétra dans la chambre, que bougea cette statue dépérissante. Elle se leva, alla s’asseoir dans l’embrasure de la fenêtre, et regarda au dehors.

Riderhood avait passé la nuit dans son fauteuil ; il avait murmuré à diverses reprises qu’il faisait un froid rude ; il s’était levé pour remettre du charbon, avait répété que le feu allait vite, et avait fini par se taire, en voyant qu’il n’obtenait de son compagnon ni un mot ni un geste. Il était en train de préparer son café lorsque Bradley quitta la fenêtre, mit son pardessus et prit son chapeau.

« Est-ce qu’avant de partir, nous n’cassons pas une croûte ! dit Riderhood ; c’est mauvais, par la gelée, d’sortir l’estomac vide. »

Bradley ne parut pas entendre ; il ouvrit la porte, et s’en alla. Riderhood saisit le pain qui était sur la table, et, son paquet sous le bras, le suivit immédiatement.

Ils marchaient en silence, à côté l’un de l’autre, se dirigeant vers Londres. Quand ils eurent fait trois milles, Bradley se retourna brusquement et revint sur ses pas. Riderhood se retourna aussitôt, et ils revinrent côte à côte.

Bradley rentra dans la maison, Riderhood le suivit. Bradley alla s’asseoir près de la fenêtre, Riderhood près du feu. Au bout d’une heure, peut-être davantage, Bradley se leva tout à coup et sortit ; mais pour tourner le dos à la ville. L’instant d’après, Riderhood l’avait rejoint, et ils se retrouvaient côte à côte.

Bradley pressa le pas ; Riderhood l’accompagnait toujours. Voyant qu’il ne pouvait pas s’en délivrer, il se retourna et reprit le chemin qu’il venait de suivre, toujours avec Riderhood. Cette fois ni l’un ni l’autre ne rentra dans la maison. Bradley s’arrêta au bord de l’écluse, sur l’herbe couverte de neige, et regarda la rivière. La gelée avait suspendu la navigation, et il ne vit qu’un désert blanc et jaune.

« Voyons, maît’, allons-nous en, dit Riderhood ; c’est là un jeu inutile ; à quoi bon ! gna qu’un moyen de vous débarrasser de moi : c’est d’régler not’ compte. Allez où c’que vous voudrez, j’vous lâcherai pas. »

Sans dire un mot, Bradley passa devant lui, et traversa la passerelle qui conduisait aux portes de l’écluse.

« V’là qu’est pas raisonnab’, dit Riderhood en le suivant ; quand vous serez au bout, c’qui n’sera pas long, i’ faudra revenir. »

Bradley ne fit pas attention à ces paroles ; il s’appuya contre un poteau, et y resta les yeux baissés.

« Puisque j’suis là, grommela Riderhood, j’vas en profiter pour changer mes portes. »

Les battants de la porte, qui était ouverte, grincèrent, l’eau se précipita en bouillonnant, les battants se rejoignirent et l’écluse se retrouva fermée.

« Vaudrait mieux êt’ raisonnable, reprit Riderhood en passant devant Bradley ; vous n’y gagnerez pas ; j’n’en serai qu’ pus dur quand nous réglerons. – Voulez-vous ben me laisser ! »

Bradley venait de lui jeter les bras autour du corps, et il lui semblait être pris dans un étau. Tous les deux étaient au bord de l’écluse, à égale distance des deux portes.

« Lâchez-moi, dit Riderhood, ou j’vas jouer du couteau ; lâchez-moi, que j’vous dis. »

Bradley tirait vers l’écluse ; Riderhood du côté de la berge. Étreinte vigoureuse, et lutte désespérée ! Un demi-tour sur lui-même, et Riderhood, qui avait alors le dos tourné vers l’abîme, recula toujours, repoussé par Bradley.

« Lâchez-moi, dit-il ; qué qu’vous voulez faire ! Vous n’me noierez pas. Je vous l’ai dit : un homme qu’on a repêché une fois, n’peut pus être néyé.

– Je peux l’être, moi, répondit Bradley d’une voix sourde ; vous ne me quitterez pas ; je vous tiens vivant, je vous tiendrai mort ; descendons. »

Quand on les retrouva sous la vase et l’écume, derrière l’une des portes pourrissantes, Riderhood avait lâché prise, probablement dans la chute ; ses yeux fixes étaient tournés vers le ciel ; mais il avait toujours pour ceinture les bras d’Headstone, cercle de fer qui n’avait pas fléchi.

XVI. Des uns et des autres §

La première chose dont s’occupèrent mister et mistress Harmon ce fut de rechercher tous les faits dont la mort fictive de John pouvait être regardée comme responsable, et de dédommager tous ceux qui en avaient souffert ou qui auraient pu en souffrir. La réparation fut aussi étendue, aussi libérale que possible. John et Bella, par exemple, regardèrent l’habilleuse de poupées comme ayant des droits à leur appui, à cause de ses relations avec missis Wrayburn, qui avait été mêlée pour une si large part au côté sombre de l’affaire. Il en résulta que le vieux Juif, qui s’était montré aussi dévoué qu’affectueux pour les deux amis, fut loin d’être oublié ; non plus que M. l’Inspecteur, qui s’était mis l’esprit à la torture, et avait fait une chasse non moins pénible qu’infructueuse. À propos de ce digne fonctionnaire, ajoutons que, d’après ce qui fut raconté par les agents de la section, il aurait confié à miss Abbey entre deux verres d’un flip moelleux pris dans le bar des Portefaix, que le retour à la vie de mister Harmon ne lui coûtait pas un farthing ; et qu’il était aussi content que si ce gentleman avait été cruellement assassiné, et que lui, M. l’Inspecteur, eût touché la prime du gouvernement.

Dans tout cela mister et missis Harmon furent puissamment aidés par mister Lightwood, leur éminent solicitor, qui déploya à cette occasion une ardeur tellement exceptionnelle que les affaires, une fois entamées, se poursuivaient sans relâche. D’où il arriva que le jeune Blight parut être sous l’influence de cette liqueur transatlantique, nommée poétiquement l’Ouvreur-d’œil, et se surprit à contempler de véritables clients, au lieu de regarder par la fenêtre.

Le vieux Juif, ayant été d’un grand secours pour débrouiller les affaires d’Eugène, fut lancé par Mortimer contre Pubsey et Cie, que le vieillard attaqua avec non moins d’habileté que de satisfaction : au point que mister Fledgeby, redoutant l’effet de certaines opérations explosives dans lesquelles il était engagé, et trouvant qu’il en avait assez de la canne de mister Lammle, crut devoir demander grâce. L’innocent Twemlow profita, sans le savoir, des conditions infligées à Pubsey. Il reçut la visite du vieux Juif, qui alla le trouver au-dessus des écuries de Duke-street, et, qui, avec une bonté inexplicable, l’informa de l’heureuse tournure qu’avait prise son affaire : le gentleman n’aurait à payer que les intérêts, comme il avait fait jusqu’ici ; et non plus à la maison de Sainte-Mary-Axe, mais dans le cabinet de mister Lightwood, chargé des affaires de mister John Harmon, qui avait acheté la créance. Ainsi fut détournée la colère du sublime Snigsworth ; ainsi fut enlevée à ce noble personnage l’occasion de faire ronfler en face de sa colonne, au-dessus de la cheminée de Twemlow, plus de grandeur morale qu’il n’y en avait normalement dans sa constitution, et dans celle de la Grande-Bretagne.

La première visite de missis Wilfer à l’hôtel du mendiant, qu’avait épousé Bella, fut un événement grave. Le cher Pa, mandé à son bureau, aussitôt la prise de possession, était accouru sur-le-champ, avait été suffoqué, rappelé à lui-même avec force caresses, mené par le bout de l’oreille dans toute la maison ; en avait vu les trésors, avait été ravi, et l’avait exprimé de tout son cœur. Enfin avant de partir, il était nommé secrétaire, et avait envoyé sa démission à Chicksey-Vénéering-et-Stobbles.

Quant à l’auguste Ma, elle ne vint que plus tard, et avec tout l’apparat qui lui était dû. On lui envoya l’équipage, où elle monta d’un air digne, accompagnée de miss Lavinia, et humblement suivie de George Sampson. Elle reçut ce gentleman comme si elle lui eût fait l’honneur de le conduire à quelques funérailles de famille, et jeta l’ordre de partir au valet du mendiant.

« Pour l’amour du ciel, dit Lavvy, qui les bras croisés se plongea dans les coussins, dodelinez-vous un peu, Ma.

– Me dodeliner !

– Oui, Ma.

– J’espère en être incapable, répliqua la majestueuse lady.

– Il est certain que vous en avez l’air. Mais parce qu’on va dîner chez sa fille, je ne vois pas pourquoi on serait obligé d’être aussi roide que si l’on avait une planche sous son jupon ; je ne comprends pas cela.

– Et moi, répondit la noble Ma avec un profond mépris, je ne comprends pas comment une jeune fille qui se respecte ose nommer le vêtement que vous vous êtes permis de citer. J’en rougis pour vous, Lavinia.

– Je vous remercie, répliqua Lavvy en bâillant, je peux rougir pour moi quand la chose est nécessaire. »

Mister Sampson, voulant rétablir l’harmonie, dit avec un agréable sourire : « Après tout, madame, nous savons que vous en avez un, » et vit immédiatement qu’il venait de se compromettre.

« Que vous en avez un ! reprit la dame en ouvrant de grands yeux.

– Vraiment, George, fit Lavinia d’un ton de reproche, je ne comprends pas vos allusions ; je vous aurais cru plus de délicatesse.

– Allez ! s’écria George, qui à la moindre observation tombait dans le désespoir, allez, miss Lavinia Wilfer !

– Que signifient ces expressions de conducteur d’omnibus ? demanda l’impétueuse créature ; je ne le devine pas, George Sampson. Il me suffit, quant à moi, de savoir qu’au fond du cœur je ne suis pas… » S’étant imprudemment lancée dans une phrase sans issue, miss Lavinia en fut réduite à l’achever par ces mots ; « pas disposée à aller. » Conclusion assez faible, qui cependant tira quelque force du dédain avec lequel elle fut prononcée.

– Oui ! s’écria George avec amertume, c’est toujours comme cela ; je n’ai jamais…

– Si vous voulez dire que vous n’avez jamais su élever de gazelles, interrompit l’insolente, c’est inutile ; on vous connaît.

– Miss Wilfer, reprit le malheureux George d’un air abattu, ce n’est pas là ce que je voulais dire ; mais seulement que je n’avais jamais eu l’espoir de conserver la place, toute de faveur, que j’occupais dans cette famille avant que la fortune eût rayonné sur elle. Pourquoi me mener dans ces salons brillants, dont la possession m’est interdite, et me faire sentir la modicité de mes appointements ? Est-ce généreux, miss Lavinia ? »

L’imposante lady, trouvant que la Couronne devait ici faire quelque observation, laissa tomber ces mots : « Mister Sampson, je ne peux pas vous permettre d’interpréter de la sorte les actes d’un de mes enfants.

– Laissez-le tranquille, interposa Lavvy d’un air dédaigneux. Tout ce qu’il peut dire m’est bien égal.

– Lavinia, reprit la noble dame, ceci touche à l’honneur de la famille. Si mister George Sampson attribue, même à la plus jeune de mes filles…

– Ce mot même est tout à fait déplacé, Ma ; je ne suis pas moins importante que les autres.

– Silence ! dit gravement mistress Wilfer ; je répète que si mister Sampson attribue à la plus jeune de mes filles des motifs peu élevés, il les attribue également à la mère de mes filles. Cette mère répudie ces vils motifs, et demande à mister Sampson, comme à un gentleman, de s’exprimer avec franchise. Je peux me tromper, – rien ne serait plus ordinaire – (la noble Ma agita ses gants avec majesté), mais il me semble que mister Sampson est assis dans un équipage de premier ordre. Il me semble que mister Sampson, de son propre consentement, se dirige vers une résidence que l’on peut qualifier de princière. Il me semble que mister Sampson a été admis à participer à… l’élévation, dirai-je, qui est descendue sur la famille, dont il a, dirai-je, l’ambition de faire partie. D’où vient dès lors ce ton qu’a pris mister Sampson ?

– Madame, expliqua le malheureux, plus abattu que jamais, c’est parce que, madame, j’ai le sentiment pénible de mon indignité sous le rapport pécuniaire. Miss Lavinia est maintenant richement apparentée ; puis-je espérer, madame, qu’elle restera pour moi cette Lavinia qu’elle était jadis ? Et mon inquiétude n’est-elle pas excusable, quand je lui vois tant de sévérité à mon égard.

– Monsieur, dit Lavinia avec une excessive politesse, si vous n’êtes pas content de votre position, vous pouvez descendre à l’endroit qu’il vous plaira de désigner au cocher de ma sœur.

– Chère Lavinia ! je vous adore, s’écria George d’un ton pathétique.

– Si vous ne pouvez m’adorer d’une façon plus aimable, je désire, monsieur, que vous ne m’aimiez pas du tout.

– Et vous, madame, reprit George en s’adressant à la mère, je vous respecte à un point, qui est certainement bien au-dessous de votre mérite, mais qui cependant est bien au-dessus de la ligne commune. Chère Lavinia, et vous, madame, soyez indulgentes pour un malheureux qui sent le noble sacrifice que vous lui faites, mais qui devient fou (il se frappa le front) en songeant qu’il lui faudra lutter avec la richesse et l’influence.

– Bah ! dit miss Lavvy, quand il faudra lutter, on vous le dira ; du moins si je suis en cause. »

Noble dévouement, qui parut surhumain à mister Sampson, et le fit tomber aux pieds de miss Lavinia.

Conduire ce captif reconnaissant dans les riches salons qui l’effrayaient, l’y faire parader à la fois comme témoin de leur gloire, et comme exemple de leur condescendance, était pour la mère et pour la fille une joie indispensable à leur complète satisfaction.

Lavinia, en montant l’escalier, permit à George de se tenir auprès d’elle, et cela d’un air qui voulait dire : « Malgré tout le luxe qui m’entoure, je n’en suis pas moins à vous. Combien cela durera-t-il ? c’est une autre question ; mais je suis à vous quant à présent. » Elle eut aussi la bénignité de lui expliquer à haute voix les objets qu’il avait sous les yeux : « George, des fleurs exotiques ; une volière, George ; une pendule en or moulu. » Et ainsi de suite, pendant que missis Wilfer, ouvrant la marche, passait entre ces ornements avec l’impassibilité d’un chef de sauvages, qui croirait se déshonorer s’il manifestait la moindre surprise, ou la plus légère admiration.

Vraiment la tenue de cette femme imposante, qui ne se démentit pas de la journée, pourrait servir de modèle à toutes les femmes majestueuses, placées dans les mêmes circonstances. Elle reçut l’accueil de mister et de missis Boffin comme si ces gens-là avaient débité sur son compte tout ce qu’elle avait dit sur le leur, et que le temps seul pût effacer l’injure. À table, elle regarda chaque domestique comme un ennemi juré qui l’insultait, en lui présentant les plats, et lui versait l’outrage avec le vin. Elle se tint droite sur sa chaise, comme si elle eût soupçonné tous les mets de renfermer du poison, et, que, se roidissant contre ses justes craintes, elle eût affronté le péril avec cette force d’âme qui était dans sa nature. Elle se conduisit avec Bella comme avec une jeune femme bien posée, qu’on a vue dans le monde il y a deux ou trois ans.

Alors même, que, dégelant un peu sous l’influence du champagne, elle fit à son gendre la narration de quelques détails privés concernant feu son papa, elle infusa dans son récit quelques allusions qui glacèrent les auditeurs jusqu’à la moelle des os ; allusions polaires aux avantages dont sa naissance avait doté le genre humain, pour lequel (son papa étant mort) elle devenait un bienfait inappréciable comme représentant ce gentleman, qui avait été la plus haute personnification d’une race congelée.

Apporté au dessert, l’intelligent bébé, qui évidemment préparait un vague sourire, n’eut pas plus tôt regardé sa noble aïeule, qu’il fut saisi de spasmes et devint inconsolable. Lorsqu’enfin missis Wilfer prit congé de ses hôtes, il aurait été difficile de dire si elle quittait des gens qu’on allait exécuter, ou si elle-même se rendait à l’échafaud. Toutefois, le cher John s’en amusa beaucoup, et dit à sa femme lorsqu’ils furent tous les deux, que jamais son naturel, son abandon ne lui avaient paru plus adorables qu’à côté de cette roideur, qui en faisait ressortir le charme ; et il ajouta que, s’il ne pouvait pas contester que le Chérubin fût le père de Bella, il était convaincu que celle-ci n’était pas la fille de sa mère.

À peu près à la même époque eut lieu un autre événement, d’un genre moins noble, mais auquel toute la maison prit un vif intérêt : ce fut la première entrevue de mister Salop et de miss Wren.

La petite couturière avait été chargée d’habiller, pour miss Harmon, une poupée deux fois plus grande que ce merveilleux bébé ; toilette de ville, toilette de bal, etc. ; et mister Salop résolut d’aller voir où en étaient les choses.

« Entrez, monsieur, lui dit miss Wren, qui était à son établi ; et comment vous appellerai-je ? »

Salop déclina son nom, et présenta ses boutons.

« Ah ! s’écria Jenny ; j’avais grande envie de vous connaître ; j’ai appris que vous vous étiez fort distingué.

– Moi ! s’écria Salop, je suis bien aise qu’on vous l’ait dit mais je ne sais pas comment.

– En lançant quelqu’un dans la charrette aux ordures, expliqua la petite ouvrière.

– Oh ! pour cela, je ne dis pas. Salop, rejeta la tête en arrière et partit d’un éclat de rire.

– Miséricorde ! s’écria Jenny en tressaillant ; n’ouvrez pas la bouche comme ça, jeune homme ; un jour ou l’autre, elle s’accrochera et vous ne pourrez plus la fermer. »

Salop ouvrit la bouche davantage, et la laissa ouverte.

« On vous prendrait pour le géant qui revient avaler Jack ; vous lui ressemblez avec cette grande bouche.

– Est-il joli garçon ? demanda Salop.

– Affreux, » répondit la petite habilleuse.

Le visiteur regarda la chambre, où l’on voyait un certain confort qu’il n’y avait pas autrefois. « Une jolie pièce, dit-il.

– Enchantée qu’elle vous plaise, monsieur. Et moi, comment me trouvez-vous ? »

L’honnête Salop, embarrassé par cette question qui mettait sa franchise à une rude épreuve, tortilla un de ses boutons, et grimaça une espèce de sourire.

« Je vous fais l’effet d’une petite caricature, » reprit miss Wren, qui le regarda avec finesse ; et comme elle secouait la tête en disant cela, ses cheveux se dénouèrent et lui couvrirent les épaules.

« Oh ! s’écria Salop en ouvrant de grands yeux, en voilà t’i ! et quelle couleur ! »

Miss Wren, travaillant toujours, donna un coup de menton ; mais ne releva pas ses cheveux et parut satisfaite de l’effet produit.

« Est-ce que vous demeurez toute seule, miss ? demanda Salop.

– Non, répliqua Jenny en faisant claquer ses dents ; je vis avec une marraine féerique.

– Avec qui ? demanda Salop.

– Avec mon second père, ou plutôt mon premier, reprit-elle d’un air sérieux ; et, secouant la tête, elle soupira. Si vous aviez connu mon pauvre enfant, vous sauriez ce que je veux dire ; mais vous ne pouvez pas comprendre. »

Il sentit qu’il devait changer de conversation.

« Pour si bien travailler, dit-il en regardant les poupées qui étaient sur l’établi, vous avez dû être fièrement longtemps en apprentissage ?

– Moi ! répondit la petite ouvrière, on ne m’a jamais rien montré, pas seulement à tenir mon aiguille. J’ai bousillé, bousillé, jusqu’à ce que j’aie trouvé la manière ; très-mal d’abord, mieux à présent.

– Et moi qui vous parle, dit Salop d’un ton de reproche envers lui-même, tel que vous me voyez là, j’en ai fait un si long apprentissage ! et que mister Boffin a payé, payé, payé ! ça lui a coûté gros, allez !

– N’êtes-vous pas ébéniste ? » demanda miss Wren.

Il fit signe que oui « Maintenant que l’ouvrage est terminé au Bower, ajouta-t-il d’un air pensif, je vais vous dire miss : j’aimerais à faire quelque chose pour vous.

– Bien obligée ; mais faire quoi ?

– Par exemple, reprit-il en regardant autour de la chambre, un dressoir, avec des niches, pour placer vos poupées ; ou bien une chiffonnière pour serrer vos bouts d’étoffe et de rubans, vos fils, vos aiguilles ; ou bien encore je pourrais tourner une belle poignée, quelque chose de rare, pour la canne que je vois là, si elle est à votre second père.

– Elle est à moi, répondit la petite créature, dont le visage et le cou rougirent subitement ; je suis boiteuse. »

Le pauvre Salop rougit à son tour ; car il y avait une grande délicatesse derrière les boutons qui lui couvraient la poitrine. Il dit peut-être ce qu’il y avait de mieux à dire pour réparer sa faute : « Je suis bien content qu’elle soit à vous, ça fait que je la décorerai avec plus de plaisir. Voulez-vous me permettre de l’examiner. »

Miss Wren lui passa la canne par dessus l’établi, et la retenant tout à coup : « Il vaut mieux, dit-elle, que vous me voyiez m’en servir. Comme ça, regardez bien : plante, arrache ; plante, arrache ; plante, arrache ; pan, pan, pan. C’est joli, n’est-ce pas ?

– Moi, dit Salop, je trouve que vous n’en avez guère besoin.

– Merci, vous êtes bien bon. » Elle alla se rasseoir, et lui passa la canne avec son plus joli sourire.

« Pour ce qui est de la chiffonnière et du meuble aux poupées, dit Salop en mesurant la poignée de la canne sur sa manche, ce sera pour moi un vrai plaisir. On m’a dit que vous chantiez dans la perfection ; et vous me payerez avec une chanson, j’aime mieux ça que de l’argent. Ça a toujours été mon goût ; moi-même, j’ai souvent amusé missis Higden avec une chanson comique, où il y a du parlé entre les couplets, vous savez bien ; mais ce n’est pas votre genre.

– Vous êtes un bon jeune homme, vraiment très-bon, répliqua Jenny, et j’accepte. Je présume que ça ne lui fera rien, ajouta-t-elle en haussant les épaules, après un instant de réflexion ; d’ailleurs s’il le trouve mauvais, tant pis pour lui.

– Vous parlez de votre second père ?

– Non, répondit miss Wren, je parle de Lui, de Lui, de Lui.

– De lui ? répéta Salop en promenant les yeux autour de la pièce, comme pour y chercher quelqu’un.

– De celui qui est en chemin pour me faire la cour, reprit la petite habilleuse ; que vous avez la compréhension lente ! »

Salop parut troublé. « Je n’y songeais pas, dit-il. Quand est-ce qu’il arrivera, miss ?

– Belle question ! s’écria Jenny ; est-ce que je le sais ?

– Et d’où vient-il ?

– Bonté divine ! comment le saurais-je. Il viendra de quelque part, un jour ou l’autre ; voilà tout ce que je sais quant à présent. »

Jamais plaisanterie n’avait paru meilleure à Salop, qui se rejeta en arrière et se mit à rire avec une joie sans bornes. En le voyant rire de cette façon ridicule, miss Wren en fit autant ; et ils rirent tous les deux jusqu’à n’en pouvoir plus.

« Allons ! dit enfin la petite habilleuse, allons, géant ; pour l’amour du ciel ! fermez la bouche, ou vous m’avalerez toute vive sans que je m’en aperçoive. Vous ne m’avez seulement pas dit pourquoi vous êtes venu.

– C’était pour la poupée de miss Harmon.

– Je m’en doutais ; elle est prête et vous attend ; la voyez-vous là-bas, dans un papier soyeux, qui brille comme un billet de banque tout neuf ? Ayez-en bien soin, je vous la recommande. Une poignée de main ; encore une fois merci. Prenez garde à la poupée ; faites attention.

– Plus que si elle était en or, miss ; et je vous donne les deux mains. Au revoir, miss, je reviendrai bientôt.

Mais de tous les événements de cette époque, le plus intéressant aux yeux de mister et de missis Harmon, fut la visite de mister et de missis Wrayburn. Le pauvre Eugène, autrefois si agile, si galamment tourné, soutenu par sa femme, et pesant sur sa canne, était horriblement défait. Puis il alla de mieux en mieux, reprit des forces de jour en jour ; et les médecins déclarèrent qu’il ne serait pas trop défiguré.

Un grand, un joyeux événement que l’installation de mister et de missis Wrayburn à l’hôtel Harmon, où, par parenthèse, mister et missis Boffin, excessivement heureux, et allant tous les jours regarder les boutiques, avaient bien voulu rester.

Missis Harmon dit en confidence, à mister Wrayburn, qu’elle avait connu l’amour de Lizzie, à l’époque où cet amour était sans espoir ; et mister Wrayburn répondit à missis Harmon que s’il plaisait à Dieu, elle verrait à quel point sa femme l’avait changé. « Je ne fais pas de phrases, poursuivit-il ; mais j’ai pris une ferme résolution.

– Vous ne croiriez pas, ajouta Lizzie, qui venait reprendre sa place de garde malade, car il n’allait jamais bien quand elle était absente, vous ne croiriez pas que le jour de notre mariage, il prétendait que la meilleure chose qu’il eût à faire était de mourir ?

– Et comme je ne suis pas mort, reprit Eugène, ce que je peux faire de mieux à présent c’est de vivre pour t’aimer, Lizzie. »

Ce jour-là Mortimer vint dans la journée, et resta avec Eugène, pendant que Bella emmenait Lizzie faire un tour de promenade.

« Tu ne pouvais pas venir plus à propos, lui dit Wrayburn. J’ai la tête pleine, il faut que je la vide. Parlons d’abord du présent, avant de nous occuper de l’avenir. Mon respectable père, qui est un charmant cavalier, beaucoup plus jeune que moi, et un admirateur déclaré du beau sexe, est venu passer deux jours avec nous dans cette auberge, où, par parenthèse, il s’est trouvé fort mal, et il a poussé l’amabilité jusqu’à me dire qu’il fallait avoir le portrait de Lizzie. Remarque flatteuse, qui, de la part de mon respectable père, peut être considérée comme une bénédiction de mélodrame.

– Tu vas guérir, dit Mortimer en souriant.

– C’est bien mon intention, répondit Eugène. Enfin lorsqu’après ces paroles affectueuses, M. R. P. ajouta en roulant dans sa bouche le bordeaux, qu’il avait demandé et que j’ai payé, ajouta, dis-je : « Mon cher fils, comment pouvez-vous boire cette drogue ? » Ce fut chez lui l’équivalent des larmes qui accompagnent la susdite bénédiction. Les sentiments de M. R. P. ne sauraient être mesurés à l’aune commune.

– C’est vrai, dit Lightwood.

– Voilà tout ce que mon respectable père, reprit Eugène, me dira jamais sur ce chapitre ; et il continuera de flâner dans la vie, son chapeau sur l’oreille. Mon mariage ainsi reconnu, et solennellement consacré à l’autel familial, je n’ai plus d’inquiétude de ce côté-là, c’est une chose réglée. Pour ce qui est de mes affaires, tu as réellement fait des merveilles : plus de dettes, plus d’embarras d’argent ; c’est à ne pas le croire. Avec une intendante comme celle que j’ai près de moi, – tu vois que je suis encore bien faible : impossible de parler d’Elle sans que ma voix tremble ; je l’aime au delà de toute expression, Mortimer. – Je disais donc que, grâce à elle, avec le peu qui me reste, je serai plus riche que je n’ai jamais été ; car entre mes mains, qu’était ma petite fortune ? rien du tout.

– Pis que cela, Eugène ; la mienne a été quelque chose d’assez important pour m’empêcher de travailler, et il est probable qu’il en a été de même pour toi ; il aurait mieux valu que mon grand père eût jeté à l’eau ce qu’il m’a laissé ; je le dis sincèrement.

– Tu parles d’or, Mortimer ; la sagesse s’est fait entendre, et nous voilà sérieux ; L’idée m’était venue de partir, avec ma femme, pour l’une ou l’autre des colonies et d’y exercer ma profession.

– Que deviendrais-je sans toi, Eugène ? cependant tu ferais peut-être bien.

– Non pas, dit Eugène, non pas ; je ferais très-mal.

Il avait mis tant de vivacité dans ces paroles que Mortimer en parut tout surpris.

« Tu supposes que ma tête fêlée s’échauffe, reprit Eugène avec fierté ; n’en crois rien, mon ami ; je peux dire comme Hamlet : « mon sang, quand j’y pense, coule plus vite, il est vrai ; mais son ardeur est saine. » Voyons, Mortimer, dois-je faire cette lâcheté, fuir avec Lizzie, comme si je rougissais d’elle ? Où serais-je maintenant sans le courage qu’elle a montré ?

– Un sentiment très-honorable, dit Lightwood ; et cependant…

– Qu’as-tu à dire ?

– Es-tu bien sûr que, par amour pour elle, – note bien, par amour pour elle, – tu ne seras pas blessé de l’accueil qui lui sera fait dans le monde ?

– Oh ! répondit Eugène en riant, à nous deux, toi et moi, nous aurons bien raison du monde ; il n’est pas difficile à terrasser. Crains-tu lady Tippins ?

– Peut-être, dit Lightwood qui ne put s’empêcher de rire ; mais on peut la combattre.

– Assurément, répliqua Wrayburn avec chaleur. Mettons-y de la réserve ; mais si elle attaque défendons-nous ; ma femme m’est plus précieuse que Tippins, et j’en suis un peu plus fier. Je combattrai donc pour elle ici même, à visage découvert et jusqu’à ma dernière heure. Si jamais je venais à défaillir, à la faire disparaître, à la défendre en me cachant, toi, mon ami, toi, qu’après elle j’aime le plus au monde, dis-moi alors ce que j’aurai mérité, dis qu’elle aurait bien fait de me cracher à la face et de me repousser du pied, quand j’étais sanglant dans la rivière. »

La chaleur qu’il mit dans ses paroles fit tellement rayonner son visage qu’il reparut comme avant d’être mutilé. Mortimer lui fit la réponse qu’il désirait avoir ; et ils causèrent de l’avenir jusqu’au retour de Lizzie.

« Vous m’avez fait sortir, dit-elle en lui touchant le front et les mains ; et j’aurais dû rester. Vous êtes brûlant ; qu’est-ce que vous avez fait pour vous mettre dans cet état-là ?

– Rien autre chose que de vous attendre, Lizzie.

– Et de causer avec monsieur, reprit-elle en regardant Mortimer, et en lui adressant un sourire ; mais un peu de société n’a pas dû vous faire mal ; comment êtes-vous si ému ?

– Ma foi ! répondit Eugène en riant de son ancien rire, crois, mon amour, que c’est la société qui en est cause. »

Le soir, comme il revenait chez lui, Mortimer se rappela cette dernière phrase. Elle lui trotta dans la tête, et si bien qu’il résolut d’aller faire un tour dans le monde où il n’avait pas été depuis longtemps.

Dernier chapitre. La voix de la société §

Ayant donc reçu de mister et de missis Vénéering une carte par laquelle il est prié de leur faire l’honneur d’aller dîner chez eux, Lightwood s’empresse de leur écrire qu’il aura l’autre honneur.

Les Vénéering, qui ne se lassent pas d’inviter à dîner, ont, comme à l’ordinaire, prié tout le monde de leur faire l’honneur, etc., et quiconque veut manger encore une fois chez eux fera bien d’accepter, car il est écrit dans le livre du Destin, chapitre des Insolvables, que Vénéering fera la semaine prochaine une culbute retentissante. Il a fini par savoir comment on fait pour dépenser plus qu’on n’a ; il a trouvé le mot de cette énigme, et, bien qu’il ait exploité, jusqu’au tuf, sa position de législateur fourni à l’univers par le bourg sans tache de Vide-Pocket, il n’en est pas moins vrai que, la semaine prochaine, cet honorable M. P. acceptera l’intendance des Chiltern-Hundreds25 ; que le confident de Britannia recevra les milliers de livres d’une nouvelle élection ; et que les Vénéering se retireront à Calais, où ils vivront de l’écrin d’Anastasia, dans lequel Vénéering, en bon mari, a fait de temps en temps des placements considérables ; à Calais où cet ex-M. P. racontera à Neptune et aux autres, comment la Chambre des Communes, avant qu’il s’en fût retiré, se composait de lui, Vénéering, et de six cent cinquante-sept des plus chers amis qu’il eût au monde. Également à cette époque, la société découvrira qu’elle a toujours méprisé les Vénéering, qu’elle s’en est toujours méfiée, et n’a jamais dîné chez ces gens-là sans prévoir ce qui arriverait, bien que jusqu’alors cette prévision fût demeurée secrète.

Toutefois les insolvabilités de la semaine prochaine restant dans l’inconnu, ceux qui vont là pour dîner les uns avec les autres (non avec les maîtres du logis), se précipitent chez Vénéering. Voici lady Tippins ; voilà Podsnap le Grand et mistress Podsnap ; voilà ce cher Twemlow ; voilà Buffer, Boots et Brewer ; puis l’Entrepreneur qui fait vivre cinq cent mille individus : le Président qui franchit trois mille milles par semaines. Voici le brillant génie qui a converti ses dividendes en une somme, remarquablement ronde, de trois cent soixante-quinze mille livres, zéro schelling, zéro pence. Enfin Lightwood, qui reparaît avec l’air d’autrefois, air languissant, emprunté jadis à Eugène, et qu’il avait à l’époque où il raconta l’histoire de cet homme de tel ou tel endroit. À la vue de son infidèle, la fraîche Tippins est toute exclamations. Elle appelle le déserteur, le somme d’approcher, et le fait à coup d’éventail. Le traître, qui est décidé à ne pas obéir, parle Grande-Bretagne avec Podsnap. Podsnap parle toujours Grande-Bretagne, et en des termes qui le feraient prendre pour un watchman particulier, commis à la surveillance du reste du globe dans l’intérêt britannique. « Oui monsieur : nous connaissons les prétentions de la Russie ; nous n’ignorons pas ce à quoi vise la France ; nous voyons ce que veut faire l’Amérique ; mais nous savons ce qu’est l’Angleterre ; et cela nous suffit amplement. »

Néanmoins, lorsque le dîner est servi, Mortimer se retrouve à son ancienne place, vis-à-vis de lady Tippins ; et il lui est impossible de parer plus longtemps les coups de l’aimable créature. « Cher Robinson, lui dit-elle, en échangeant un salut avec lui, dans quel état avez-vous laissé votre île ?

– Merci, madame, répond Mortimer, dans un état très-florissant.

– Je parle des sauvages, reprend lady Tippins.

– Ils commençaient à se civiliser quand j’ai quitté Juan Fernandez ; du moins ils se mangeaient entre eux, ce qui ressemble beaucoup à la civilisation.

– Bourreau ! s’écrie la charmeresse, vous savez ce que je veux dire, et vous jouez avec mon impatience. Parlez-moi tout de suite de ce mariage, tout de suite, je le veux. On dit que vous y étiez.

– À propos, dit Mortimer, qui eut l’air de réfléchir, m’y trouvais-je ? C’est possible.

– Comment était la mariée ? en canotière ? »

Lightwood prend un air sombre, et garde le silence.

« J’espère qu’elle s’est dirigée, pagayée, gouvernée, enfin a conduit sa barque elle-même à la cérémonie ? poursuit avec enjouement la sémillante Tippins.

– Quelle que soit la manière dont elle y est venue, répond Mortimer, elle l’a fait avec grâce. »

Un cri perçant de lady Tippins attire l’attention générale. « Avec grâce ! répète la chère créature. Vous me soutiendrez, Vénéering : il se peut que je m’évanouisse. Ne veut-il pas dire qu’une marinière soit gracieuse ?

– Pardon, lady Tippins, je ne veux rien dire du tout, réplique Lightwood, qui tient parole, et affecte de manger d’un air indifférent.

– Vous avez beau faire, vilain homme, reprend lady Tippins, vous ne m’échapperez pas. C’est très-bien de vouloir couvrir un ami qui s’exhibe de cette façon-là ; mais vous n’éluderez pas la question ; je vous le dirai franc et net : la société n’a qu’une voix sur cette ridicule affaire. Chère missis Vénéering, permettez à la Chambre de se former en comité général et de discuter la chose. »

Missis Vénéering, toujours sous le charme de cette bruyante sylphide, accepte avec enthousiasme. « Oh ! oui, toute la Chambre en comité ; c’est ravissant.

– Que tous ceux qui sont de cette opinion disent oui, ajoute Vénéering ; que tous les autres disent non : ce sont les oui qui l’emportent. »

Malheureusement personne n’écoute cette plaisanterie.

« Voyons ! je suis Président, s’écrie lady Tippins.

– Qu’elle a d’esprit et de verve ! dit missis Vénéering, qu’on n’écoute pas plus que son mari.

– Cette réunion de la Chambre, continue la sémillante Tippins, a pour but d’élucider le fait, afin que la société, dont elle est la commission, puisse se prononcer en connaissance de cause. Voici la question qui vous est soumise : Un jeune homme, très-bien né, d’une physionomie avantageuse, et ne manquant pas de talents, fait-il un acte raisonnable en épousant un marinier femelle, transformé en ouvrière de fabrique ?

– Ce n’est pas tout à fait cela, dit Mortimer ; pour moi, la question est celle-ci : Un jeune homme, tel que lady Tippins vient de le dépeindre, a-t-il bien ou mal fait d’épouser une vaillante femme, qui lui a sauvé la vie avec une énergie et une adresse surprenantes, une jeune fille, – je ne dis rien de sa beauté, – une jeune fille vertueuse, douée de qualités exceptionnelles, qu’il admire, qu’il aime depuis longtemps, et qui lui est profondément attachée.

– Pardon, dit mister Podsnap, dont l’esprit et le col de chemise sont à peu près aussi froissés l’un que l’autre, cette jeune fille a-t-elle jamais été batelière ?

– Jamais, répond Lightwood ; son père lui a fait quelquefois conduire un bateau, où il était seul avec elle ; voilà tout. »

Sensation générale ; les trois tampons hochent la tête.

« Mister Lightwood, poursuit Podsnap, dont l’indignation envahit les cheveux en brosse, je vous demanderai si elle a été fille de fabrique.

– Jamais, répond Mortimer ; elle a été employée dans une usine, une papeterie, je crois, où elle était fort estimée. »

Nouvelle sensation générale. « Oh ! ciel ! disent Buffer et consorts d’un ton grave ; oh ! ciel !

– En ce cas, reprend Podsnap qui écarte le fait avec la main, tout ce que j’ai à dire, c’est que ma gorge se soulève contre un pareil mariage ; que cela me blesse et me dégoûte ; que cela me fait mal au cœur… Je désire qu’on ne m’en parle pas davantage.

– Je me demande, se dit à part lui Mortimer, que cette sortie amuse, si vous êtes la voix de la société.

– Écoutez ! écoutez ! crie la charmante Tippins. Honorable collègue de l’honorable membre qui vient de se rasseoir, veuillez dire votre opinion au sujet de cette mésalliance. »

L’opinion de missis Podsnap est, qu’en fait de mariage, il faut qu’il y ait égalité de fortune et de position ; qu’un jeune homme qui appartient à la société doit prendre une femme de la société, capable d’y remplir son rôle avec cet abandon, cette élégance de manières (Missis Podsnap s’arrête délicatement.) Elle pense, en un mot, qu’un gentleman, comme celui dont on parle, devait chercher une belle femme, ayant avec elle autant de ressemblance qu’il était permis de l’espérer.

« Êtes-vous bien la voix de la société ? » se demande toujours Mortimer.

La parole est maintenant à l’entrepreneur d’une force de cinq cent mille individus. D’après ce potentat, le jeune homme en question aurait dû faire à cette fille une petite rente, et lui acheter un bateau. Ce n’est jamais qu’une question de bifteck et de porter. Vous donnez un bateau à la fille – très-bien ; vous lui faites une rente ; vous énoncez le total en livres sterling ; mais réellement c’est tant de livres de bœuf, et tant de pintes de bière. D’une part la fille et le bateau ; de l’autre, du porter et du bœuf. Elle consomme tant de livres de celui-ci, tant de pintes de celui-là. Ces biftecks et cette bière sont le combustible de la machine ; ils produisent une certaine force ; cette force est appliquée au maniement des rames ; elle produit tant d’argent, auquel s’ajoute la petite rente ; et vous atteignez le chiffre qui assure à la fille de quoi vivre. C’est ainsi qu’on traite ces sortes d’affaires. »

La belle charmeresse, qui s’est endormie pendant cet exposé, est réveillée par le silence qui succède à ce calcul, et interpelle le président ambulant. Cet honorable vagabond ne peut discuter le fait qu’en supposant qu’il lui est personnel. Si une jeune fille, de la classe de celle dont il est question lui avait sauvé la vie, il lui en serait très-reconnaissant, et lui ferait obtenir un emploi dans la télégraphie électrique, où les jeunes femmes conviennent à merveille ; mais il ne l’aurait jamais épousée ; jamais, jamais.

Que dit de cette affaire le brillant génie aux trois cent soixante-quinze mille livres, zéro schelling, zéro pence ?

Impossible de rien dire avant d’avoir posé cette question : La jeune fille est-elle riche ?

– Non, répond Lightwood ; elle n’a rien.

– Folie et sottise. »

Tel est en peu de mots le verdict du brillant génie. « Tout ce qui est légal, ajoute-t-il, peut se faire pour de l’argent ; mais pour rien – bouh ! »

– Que dit le cher Boots ? »

Qu’il n’aurait pas fait cela pour vingt mille livres.

« Et Brewer ? »

Ce que dit Boots.

« Et Buffer ?

– Il a connu un jeune homme qui a épousé une baigneuse, mais qui a pris la fuite immédiatement.

Lady Tippins croit avoir recueilli l’opinion de toute l’assemblée (personne ne songe à demander aux Vénéering ce qu’ils pensent), quand tout à coup jetant les yeux autour de la table à travers son lorgnon, elle découvre mister Twemlow qui tient son front dans sa main.

« Bonté divine ! mon Twemlow que j’oubliais ! cet ami, ce très-cher, quel est son vote ? »

Il relève la tête et a l’air d’un homme très-mal à son aise. « Je ne vois, dit-il, dans cette question que les sentiments d’un gentleman, et qu’il me soit permis…

– Un gentleman qui a contracté un pareil mariage, interrompt Podsnap, ne peut avoir nul sentiment.

– Je ne suis pas de cet avis-là, monsieur, répond Twemlow avec moins de douceur qu’à l’ordinaire. Si la reconnaissance, le respect, l’admiration, l’affection la plus profonde ont, ainsi que je le présume, déterminé ce gentleman à épouser cette lady…

– Cette lady ! s’écrie Podsnap.

– Monsieur, réplique Twemlow dont les manchettes frémissent, vous avez dit le mot, et je le répète : cette lady. Quel nom lui donneriez-vous si ce gentleman était présent ? »

La question lui paraissant gênante, Podsnap la fait disparaître d’un tour de bras, et garde le silence.

« Je dis, répond Twemlow, que si les sentiments que je viens d’énumérer ont décidé mister Wrayburn à contracter ce mariage, il n’en est, à mes yeux, qu’un meilleur gentleman, et cette jeune fille qu’une plus noble lady. Et quand je me sers du mot gentleman, permettez-moi de le dire, monsieur, je l’emploie comme qualification la plus élevée à laquelle un homme puisse prétendre. Or, je tiens pour sacrés les sentiments d’un gentleman, et je souffre, monsieur, je le confesse, quand je les vois discuter publiquement, et devenir le jouet d’un cercle de convives.

– Je voudrais savoir si votre noble cousin partage cette opinion, ricane Podsnap.

– Je ne saurais vous le dire, monsieur, répond Twemlow ; mais qu’il la partage ou non, je ne lui permettrais pas, non, monsieur, pas à lui-même, de m’imposer la sienne sur un point aussi délicat, et à propos duquel je suis très-susceptible. »

Quelque chose de glacial, comme un baldaquin mouillé, semble peser sur les convives. On n’a jamais vu lady Tippins d’aussi mauvaise humeur, ni manger avec une pareille gloutonnerie. Mortimer est le seul dont la figure rayonne. Chaque fois qu’un membre de la commission a donné son avis, il s’est dit en lui-même : Êtes-vous bien la voix de la société ? Mais après les paroles de Twemlow il ne se fait pas cette question ; il regarde le gentleman d’un air reconnaissant, et quand l’assemblée se disperse, alors que les Vénéering et leurs convives ont eu suffisamment de leur honneur respectif, Mortimer reconduit Twemlow jusqu’à sa porte, lui serre cordialement la main, et prend gaiement la route du Temple.

FIN DU DEUXIÈME ET DERNIER VOLUME