Charles Dickens

1841

Barnabé Rudge

Ont participé à cette édition électronique : Stella Louis (Édition TEI).

Tome premier §

Un mot d’introduction. §

De l’histoire ! Dieu vous bénisse ; je n’en ai aucune à dire, monsieur.

Voici de longues années… permettez-moi de ne pas en avouer le nombre… que m’arriva la bonne nouvelle de ma promotion comme enseigne dans le 4e d’infanterie de Sa Majesté. Mon nom, qui si longtemps avait figuré sur les états du Duc, avec ces mots en marge : « Question épineuse, » allait enfin se trouver inscrit sur le registre mensuel des promotions et des appointements. Depuis ce jour, j’ai traversé toutes les vicissitudes de la guerre et de la paix. Le camp et le bivouac, l’insouciante gaieté de la mess-table1, la désolante solitude d’une prison française, les émotions violentes du service de campagne, l’existence monotone de garnison, m’ont également apporté leur part de plaisirs et d’épreuves. Une carrière de ce genre, quand la nature vous a donné un tempérament toujours prêt à vous mettre à l’unisson de ceux qui vous entourent, ne saurait manquer d’avoir sa bonne provision d’aventures. Telle a été la mienne ; et, sans prétendre à autre chose qu’à retracer quelques-unes des scènes dans lesquelles j’ai joué un rôle, et qu’à rappeler le souvenir de leurs autres acteurs… hélas ! dont quelques-uns ne sont plus aujourd’hui… j’ai livré ces pages aux hasards de la publicité.

Si je n’ai pas choisi cette portion de ma vie qui présentait le plus d’incidents et de faits dignes d’être racontés, mon excuse est bien simple ; c’est que j’ai mieux aimé, dans cette première apparition sur les planches, m’accoutumer à l’air de la maison par le personnage du Coq2 que de me montrer au public dans un rôle plus difficile d’Hamlet.

Mais comme malheureusement il existe en ce monde des gens très difficiles, qui, ainsi que le dit Curran3, ne sont pas satisfaits de savoir qui tua le jaugeur, si vous ne pouvez leur apprendre qui portait sa veste de tiretaine… à ceux-là je dirais, en toute humilité, qu’ils n’ont rien à faire avec ce livre. Je n’ai pas plus d’histoire que de morale à offrir ; ma seule prétention à l’une est dans le récit d’une passion qui, pendant quelques années, fut tout l’intérêt de ma vie, mon unique tentative à l’égard de l’autre consiste en ce que j’ai tâché de faire ressortir tous les dangers dont peut être entouré un homme qui, avec une imagination ardente et un caractère facile, a trop de penchant à la confiance, et peut rarement jouer un rôle sans oublier qu’il n’est que comédien. Cela dit, je me recommande une fois encore à cette indulgence qui n’a jamais été refusée à l’humilité sincère, et je commence.

Chapitre premier. §

Il y avait en 1775, sur la lisière de la forêt d’Epping, à une distance d’environ douze milles de Londres (en mesurant du Standard4 dans Cornhill, ou plutôt de l’endroit sur lequel ou près duquel le Standard avait accoutumé d’être aux temps jadis), un établissement public appelé le Maypole5, comme pouvaient le voir tous ceux des voyageurs qui ne savaient ni lire ni écrire (et, il y a soixante-six ans, il n’y avait pas besoin d’être voyageur pour se trouver dans ce cas-là), en regardant l’emblème dressé sur le bas côté de la route en face dudit établissement. Ce n’est pas que cet emblème eût les nobles proportions des maypoles plantés d’ordinaire dans les anciens temps ; mais ce n’en était pas moins un beau jeune frêne, de trente pieds de haut et droit comme n’importe quelle flèche qu’un arbalétrier de la yeomanry d’Angleterre ait jamais pu tirer.

Le Maypole (ce terme exprime à partir d’à présent la maison, et non pas son emblème), le Maypole était un vieux bâtiment avec plus de bouts de chevron sur le pignon qu’un désœuvré ne se soucierait d’en compter par un jour de soleil ; avec de grandes cheminées en zigzag d’où il semblait que la fumée elle-même ne pouvait sortir, quoi qu’elle en eût, que sous des formes naturellement fantastiques, grâce à sa tortueuse ascension ; enfin avec de vastes écuries, sombres, tombant en ruine, et vides. Cette habitation passait pour avoir été construite à l’époque de Henry VIII, et il existait une légende comme quoi non seulement la reine Elisabeth, durant une excursion de chasse, avait couché là une nuit, dans une certaine chambre à boiseries de chêne avec fenêtre à large embrasure, mais encore comme quoi le lendemain, debout sur un montoir devant la porte, un pied à l’étrier, la vierge monarque avait donné deçà et delà force coups de poing et force soufflets à un pauvre page pour quelque négligence dans son service. Les gens positifs et sceptiques, en minorité parmi les habitués du Maypole, comme ils le sont malheureusement dans chaque petite communauté, inclinaient à regarder cette tradition comme un peu apocryphe ; mais quand le maître de l’antique hôtellerie en appelait au témoignage du montoir lui-même, quand d’un air de triomphe il faisait voir que le bloc était demeuré immobile à sa propre place jusqu’au jour d’aujourd’hui, les douteurs ne manquaient jamais d’être terrassés par une majorité imposante, et tous les vrais croyants triomphaient de leur défaite.

Que ces récits, et beaucoup d’autres du même genre, fussent authentiques ou controuvés, le Maypole n’en était pas moins réellement une vieille maison, une très vieille maison, aussi vieille peut-être qu’elle prétendait l’être, peut-être même plus vieille, ce qui arrive parfois aux maisons d’un âge incertain tout comme aux dames d’un certain âge. Ses fenêtres avaient de vieux carreaux à treillis, ses planchers étaient affaissés et inégaux, ses plafonds étaient noircis par la main du temps et alourdis par des poutres massives. Au-dessus de la porte et du passage était un ancien porche sculpté d’une façon bizarre et grotesque ; c’est là que, les soirs d’été, les pratiques favorites fumaient et buvaient, et chantaient aussi, pardieu ! quelquefois mainte bonne chanson, en se reposant sur des sièges à dossier élevé, de mine rébarbative, qui, semblables à des dragons jumeaux de je ne sais plus quel conte de fée, gardaient l’entrée du manoir.

Dans les cheminées des chambres hors d’usage, les hirondelles maçonnaient leurs nids depuis de bien longues années, et, du commencement du printemps à la fin de l’automne, des colonies entières de moineaux gazouillaient au bord des toits et des gouttières. Il y avait dans la cour de la sombre écurie et sur les bâtiments extérieurs, plus de pigeons que n’en saurait compter tout autre amateur qu’un aubergiste. Les vols circulaires et tournoyants des pigeons mignons, des pigeons à queue en éventail, des pigeons culbutants, des pigeons francolins, ne s’accordaient peut-être pas complètement avec le caractère grave et sévère de l’édifice ; mais le monotone roucoulement que ne cessaient d’entretenir, tant que durait le jour, quelques-uns de ces volatiles, seyait à merveille au Maypole et paraissait l’inviter à dormir. Avec ses étages superposés, ses petites vitres brouillées et comme assoupies, sa façade bombante et surplombant sur la chaussée, la vieille maison avait l’air de pencher la tête dans son sommeil. Véritablement, il ne fallait pas un très grand effort d’imagination pour y découvrir d’autres ressemblances encore avec l’humanité. Les briques dont elle était bâtie avaient été primitivement d’un gros rouge foncé, mais elles étaient devenues jaunes et décolorées comme la peau d’un vieillard ; les solides charpentes étaient tombées, comme tombent les dents d’une vieille mâchoire, et çà et là le lierre, tel qu’un chaud vêtement propre à réconforter son grand âge, enveloppait et serrait de ses vertes feuilles les murailles rongées par le temps.

C'était pourtant une vieillesse robuste encore et généreuse ; et les soirs d’été ou d’automne, quand le soleil couchant illuminait les chênes et les châtaigniers de la forêt voisine, la vieille maison, partageant leur éclat, semblait être leur digne compagne et pouvait se flatter d’avoir dans le corps beaucoup de bonnes années encore à vivre.

La soirée dont il s’agit pour nous n’était ni une soirée d’été ni une soirée d’automne, mais le crépuscule d’un jour de mars. Le vent hurlait alors d’une manière effrayante à travers les branches nues des arbres, et en grondant sourdement dans les amples cheminées, en fouettant la pluie contre les fenêtres de l’auberge du Maypole, il donnait à ceux des habitués qui s’y trouvaient en ce moment une incontestable raison d’y prolonger leur séance, en même temps qu’il permettait à l’aubergiste de prophétiser que le ciel devait s’éclaircir juste à onze heures sonnantes, ce qui coïncidait étonnamment avec l’heure où il fermait toujours sa maison.

Le nom de celui sur lequel descendait ainsi l’inspiration prophétique, était John Willet, homme corpulent, à large tête, dont la face rebondie dénotait une profonde obstination et une rare lenteur d’intelligence, combinées avec une confiance vigoureuse en son propre mérite. La vanterie ordinaire de John Willet, dans sa plus grande tranquillité d’humeur, consistait à dire que, s’il n’était pas prompt d’esprit, au moins il était sûr et infaillible ; assertion qui du moins ne pouvait être contredite, lorsqu’on le voyait en toute chose l’opposé de la promptitude, comme aussi l’un des gaillards les plus bourrus, les plus absolus qui fussent au monde, toujours sûr que ce qu’il disait, pensait ou faisait était irréprochable, et le tenant pour une chose établie, ordonnée par les lois de la nature et de la Providence, si bien que n’importe qui disait, faisait ou pensait autrement, devait être inévitablement et de toute nécessité dans son tort.

M. Willet marcha lentement vers la fenêtre, aplatit son nez grassouillet contre la froide vitre, et, ombrageant ses yeux pour que la rouge lueur de l’âtre ne gênât point sa vue, il regarda au dehors. Puis il retourna lentement vers son vieux siège, dans le coin de la cheminée, et s’y installant avec un léger frisson, comme un homme qui aurait assez pâti du froid pour sentir mieux les délices d’un feu qui réchauffe et qui brille, il dit en regardant ses hôtes à la ronde :

« Le ciel s’éclaircira à onze heures sonnantes, ni plus tôt ni plus tard. Pas avant et pas après.

– À quoi devinez-vous ça ? dit un petit homme dans le coin d’en face ; la lune n’est plus en son plein, et elle se lève à neuf heures. »

John regarda paisiblement et solennellement son questionneur, jusqu’à ce qu’il fût bien sûr d’avoir réussi à saisir la portée de l’observation, et alors il fit une réponse d’un ton qui semblait signifier que la lune était son affaire personnelle, et que nul autre n’avait rien à y voir.

« Ne vous inquiétez pas de la lune. Ne vous donnez pas cette peine-là. Laissez la lune tranquille, et moi je vous laisserai tranquille aussi.

– Je ne vous ai pas fâché, j’espère ? » dit le petit homme.

Derechef John attendit à loisir jusqu’à ce que l’observation eût pénétré dans son cerveau, et alors répliquant : « Fâché ? non, pas jusqu’à présent ; » il alluma sa pipe, et fuma dans un calme silence. Il jetait de temps en temps un coup d’œil oblique sur un homme enveloppé d’une ample redingote, avec de larges parements ornés de galons d’argent tout ternis, et de grands boutons de métal. Cet homme était assis à part de la clientèle régulière de l’établissement ; il portait un chapeau rabattu sur sa figure, ombragée d’ailleurs par la main sur laquelle reposait son front. Il avait l’air assez peu sociable.

Un autre étranger était assis également, botté et éperonné, à quelque distance du feu. Ses pensées, à en juger par ses bras croisés, ses sourcils froncés, et le peu de souci qu’il avait de la liqueur qu’il laissait devant lui sans y goûter, s’occupaient de tout autre chose que du sujet de la conversation, ou des messieurs qui conversaient ensemble. C'était un jeune homme d’environ vingt-huit ans, d’une taille un peu au-dessus de la moyenne, et, quoique d’une figure assez mignonne, à la grâce il joignait la vigueur. Il portait ses propres cheveux noirs ; il avait un costume de cavalier, et ce vêtement, ainsi que ses grandes bottes (semblables pour la forme et le style à celles de nos Life-Guards6 d’aujourd’hui), montrait d’incontestables traces du mauvais état des routes. Mais, tout souillé qu’il était de sa course, il était bien habillé, même avec richesse, quoique avec une simplicité de bon goût ; en un mot, il avait l’air d’un charmant gentleman.

Sur la table, à côté de lui, gisaient négligemment une lourde cravache et un chapeau à bords plats, qui sans doute convenait mieux à l’inclémence de la température. Il y avait aussi là une paire de pistolets dans leurs fontes, avec un court manteau de cavalier. On ne voyait de sa figure que les longs cils noirs qui cachaient ses yeux baissés ; mais un air d’aisance négligente et de grâce aussi parfaite que naturelle dans les attitudes circulait sur toute sa personne, et semblait même se répandre sur ces menus accessoires, tous beaux et en bon état.

Une seule fois M. Willet laissa ses yeux errer vers le jeune gentleman, comme pour lui demander à la muette s’il avait remarqué son silencieux voisin. Évidemment John et le jeune gentleman s’étaient souvent rencontrés à une époque antérieure. Comme son coup d’œil ne lui avait pas été rendu, et n’avait pas même été remarqué par la personne à qui il l’avait adressé, John concentra graduellement toute sa puissance visuelle dans un foyer unique, pour la braquer sur l’homme au chapeau rabattu. Il en vint même, à la longue, à une fixité de regard d’une intensité si notable, qu’elle frappa ses compères du coin du feu. Tous, d’un commun accord, ôtant leurs pipes de leurs lèvres, se mirent également à considérer l’étranger, l’œil fixe, la bouche béante.

Le robuste aubergiste avait une paire de grands yeux stupides comme des yeux de poisson, et le petit homme qui avait hasardé la remarque au sujet de la lune (il était sacristain et sonneur de Chigwell, village situé tout près du Maypole) avait de petits yeux ronds, noirs et brillants comme des grains de rosaire. Ce petit homme portait en outre aux genouillères de sa culotte d’un noir de rouille, sur son habit du même ton, et du haut en bas de son gilet à pans rabattus, de petits boutons bizarres qui ne ressemblaient à rien qu’à ses yeux ; mais, par exemple, la ressemblance était si frappante, que, lorsqu’ils étincelaient et chatoyaient à la flamme de l’âtre également reflétée sur les boucles luisantes de ses souliers, il paraissait tout yeux des pieds à la tête. et l’on eût dit qu’il employait chacun d’eux à contempler le chaland inconnu. Qui s’étonnerait qu’un homme devînt mal à son aise sous le feu d’une pareille batterie, sans parler des yeux appartenant à Tom Cobb le courtaud, marchand de chandelles et buraliste de la poste ; puis encore au long Philippe Parkes, le garde forestier, qui tous deux, gagnés par la contagion de l’exemple, regardaient non moins fixement l’homme au chapeau rabattu ?

L'étranger finit par devenir mal à son aise ; peut-être était-ce de se voir exposé à cette fusillade de regards inquisiteurs : peut-être cela dépendait-il de la nature de ses méditations précédentes ; plus probablement de la dernière cause : car, lorsqu’il changea sa position et jeta à la hâte un regard autour de lui, il tressaillit de se trouver le point le mire de regards si perçants, et il lança au groupe de la cheminée un coup d’œil colère et soupçonneux, Ce coup d’œil eut pour effet de détourner immédiatement tous les yeux vers l’âtre, excepté ceux de John Willet, lequel, se voyant pris en quelque sorte sur le fait, et n’étant pas (comme nous l’avons déjà constaté) d’un naturel très vif, restait seul à contempler son hôte d’une façon singulièrement gauche et embarrassée.

« Eh bien ? » dit l’étranger.

Eh bien ! il n’y avait pas grand-chose dans cet Eh bien-là, ce n’était pas un long discours.

« J'avais cru que vous demandiez quelque chose, » dit l’aubergiste après une pause de deux ou trois minutes, pour se donner le temps de la réflexion.

L'étranger ôta son chapeau et découvrit les traits durs d’un homme de soixante ans ou environ. Ils étaient fatigués et usés par le temps. Leur expression, naturellement rude, n’était pas adoucie par un foulard noir serré autour de sa tête, et qui, tout en tenant lieu de perruque, ombrageait son front et cachait presque ses sourcils Était-ce pour distraire les regards et leur dérober une profonde balafre à présent cicatrisée en une laide couture, mais qui, lorsqu’elle était fraîche, avait dû mettre à nu la pommette de la joue ? Si c’était là son but, il n’y réussissait guère, car elle sautait aux yeux. Son teint était d’une nuance cadavéreuse, et il avait une barbe grise, déjà longue de quelque trois semaines de date. Tel était le personnage (très piètrement vêtu) qui se leva alors de son siège et vint, en se promenant à travers la salle, se rasseoir dans le coin de la cheminée, que lui céda très vite le petit sacristain, par politesse ou par crainte.

« Un voleur de grand chemin ! chuchota Tom Cobb à Parkes, le garde forestier.

– Croyez-vous que les voleurs de grand chemin n’ont pas un plus beau costume que celui-là ? repartit Parkes C'est, quelque chose de mieux que ce que vous pensez, Tom. Les voleurs de grand chemin ne sont pas des gueux en guenilles, ce n’est pas dans leurs goûts ni dans leurs habitudes, je vous en donne ma parole. »

Pendant ce dialogue, le sujet de leurs conjectures avait fait à l’établissement l’honneur de demander quelque breuvage, qui lui avait été servi par Joe7, fils de l’aubergiste, gars d’une vingtaine d’années, à larges épaules bien découplé, que son père se plaisait encore à considérer comme un petit garçon, et à traiter en conséquence. Étendant ses mains pour les réchauffer au feu de l’âtre, l’homme tourna la tête du côté de la compagnie, et, après l’avoir parcourue d’un regard perçant, il dit, d’une voix bien appropriée à son extérieur :

« Quelle est donc cette maison qui se trouve à environ un mille d’ici ?

– Un cabaret ? dit l’aubergiste de son ton habituel.

– Un cabaret, père ! se récria Joe. Y pensez-vous ? un cabaret à un mille environ du Maypole ? Il veut parler de la grande maison, la Garenne, rien de plus clair. N'est-ce pas, monsieur, la vieille maison en briques rouges, bâtie sur ses propres terres ?

– Oui, dit l’étranger.

– Et qui était, il y a quinze ou vingt ans, au milieu d’un parc cinq fois aussi vaste. Ce parc, ainsi que d’autres domaines plus riches, a changé de mains pièce à pièce et a disparu. C'est bien dommage, poursuivit le jeune homme.

– Possible, fut la réplique. Mais ma question concernait le propriétaire. Ce qu’a été la maison, je ne m’en soucie guère ; et pour ce qu’elle est, je peux bien le voir par moi-même. »

L'héritier présomptif du Maypole pressa ses lèvres de son doigt ; et lançant un coup d’œil du côté du jeune gentleman que nous avons déjà fait connaître, et qui avait changé d’attitude la première fois qu’on avait parlé de la maison, il répliqua d’un ton moins haut :

« Le propriétaire se nomme Haredale, M. Geoffroy Haredale, et… (il lança de nouveau un coup d’œil dans la même direction) et un digne gentleman encore… Hem ! »

Ne faisant pas plus attention à cette toux d’avertissement qu’au geste significatif dont elle avait été précédée, l’étranger continua son rôle de questionneur.

« Je me suis détourné de mon chemin en venant ici, et j’ai pris le sentier pour traverser les terres de cette Garenne. Quelle est la jeune dame que j’ai vue monter en voiture ? serait-ce sa fille ?

– Mais comment le saurais-je, mon brave homme ? répliqua Joe, qui essayait, tout en faisant quelques rangements autour de l’âtre, de s’avancer près de son questionneur et de le tirer par la manche ; je n’ai jamais vu la jeune dame dont vous parlez. Aïe !… Encore du vent et de la pluie ! Bon, en voilà une soirée !

– Diable de temps, en effet ! observa l’étranger.

– Vous y êtes habitué, n’est-ce pas ? dit Joe, saisissant tout ce qui semblait promettre une diversion au sujet de l’entretien.

– Mais oui, pas mal comme ça, repartit l’autre. Revenons donc à la jeune dame. Est-ce que M. Haredale a une fille ?

– Non, non, dit le jeune homme impatienté ; il est célibataire… il est… laissez-nous donc un peu tranquilles, mon brave homme, si c’est possible. Ne voyez-vous pas bien qu’on ne goûte pas trop là-bas votre conversation ? »

Sans tenir compte de cette remontrance chuchotée, et faisant semblant de ne pas l’entendre, le bourreau poursuivit, de manière à pousser Joe à bout :

« La belle raison ! Ce n’est pas la première fois que des célibataires ont eu des filles. Comme si elle ne pouvait pas être sa fille sans qu’il fût marié !

– Je ne sais pas ce que vous voulez dire, » répondit Joe, ajoutant d’un ton plus bas et en se rapprochant de lui : « Ah çà ! vous le faites donc exprès, hein ?

– Ma foi ! je n’ai pas du tout de mauvaise intention. Je ne vois pas de mal à ça. Je fais quelques questions, ainsi que tout étranger peut le faire naturellement, sur les habitants d’une maison remarquable, dans un pays nouveau pour moi, et vous voilà tout troublé, tout effaré, comme si je conspirais contre le roi Georges !… Ne pouvez-vous pas, monsieur, me donner tout bonnement cette explication ? car enfin, je vous le répète, je suis étranger ; et tout ça, c’est de l’hébreu pour moi. »

La dernière observation était adressée à la personne qui causait évidemment l’embarras de Joe Willet. Elle s’était levée, mettait son manteau de voyage et se préparait à sortir. Ayant répondu d’une manière brève qu’il ne pouvait pas lui donner de renseignements, le jeune homme fit un signe à Joe, lui tendit une pièce de monnaie pour payer sa dépense, et s’élança dehors, accompagné du jeune Willet lui-même, qui prit une chandelle pour le suivre et l’éclairer jusqu’à la porte.

Pendant que Joe s’absentait pour s’acquitter de cet office, le vieux Willet et ses trois compagnons continuèrent à fumer avec une extrême gravité, dans un profond silence, ayant chacun leurs yeux fixés sur un chaudron de cuivre qui était pendu à la crémaillère sur le feu. Au bout de quelque temps, John Willet secoua lentement la tête, et là-dessus ses amis secouèrent aussi lentement la tête, mais sans que personne détournât ses yeux du chaudron, et sans rien changer à l’expression solennelle de leur physionomie.

Enfin Joe rentra, fort causeur et fort conciliant, comme un homme qui s’attend à être grondé et qui voudrait esquiver le coup.

« Ce que c’est que l’amour ! dit-il en avançant une chaise près du feu et jetant à la ronde un regard qui cherchait la sympathie. Il vient de partir pour Londres, tout du long, rien que ça. Son bidet, qu’il a rendu boiteux à le faire galoper ici cette après-midi, venait à peine de se reposer sur une confortable litière dans notre écurie il n’y a qu’un instant ; et lui-même le voilà qui renonce à un bon souper bien chaud et à notre meilleur lit… pourquoi ? parce que Mlle Haredale est allée à un bal masqué à Londres, et qu’il met la joie de son cœur à la voir. Ce n’est pas moi qui ferais ça, toute belle qu’elle est. Mais moi, je ne suis pas amoureux, ou ce serait donc sans le savoir ; et ça fait une fière différence.

– Il est donc amoureux, dit l’étranger ?

– Un peu, répliqua Joseph : il pourrait bien l’être moins, mais il ne peut pas l’être plus.

– Silence, monsieur ! cria le père.

– Quel luron vous faites, Joseph ! dit le long Parkes.

– Peut-on voir un garçon plus inconsidéré ! murmura Tom Cobb.

– Se lancer comme ça ! tordre et arracher le nez de son propre père ! exclama le sacristain par forme de métaphore.

– Qu'est-ce que j’ai donc fait ? répliqua le pauvre Joe.

– Silence, monsieur ! repartit son père ; pourquoi vous avisez-vous de parler, quand vous voyez des gens qui ont deux ou trois fois votre âge rester tranquillement assis sans souffler mot ?

– Eh bien alors, n’est-ce pas justement le bon moment de parler ? dit Joe d’un air mutin.

– Le bon moment, monsieur ! riposta son père, le bon moment ! il n’y a pas de bon moment !

– Ah ! certainement, marmotta Parkes en penchant gravement la tête vers les deux autres, qui penchèrent leur tête par réciproque, et qui murmurèrent tout bas que l’observation était d’une grande justesse.

– Oui, monsieur, le bon moment, c’est le moment de se taire, répéta John Willet, quand j’étais à votre âge, jamais je ne parlais, je n’avais jamais la démangeaison de parler, j’écoutais pour m’instruire… Voilà ce que je faisais, moi.

– Et voilà ce qui fait que vous avez dans votre père un rude jouteur pour le raisonnement, Joe, dit Parkes, si tant est que personne se frotte à raisonner avec lui.

– Quant à cela, Philippe, observa M. Willet en soufflant d’un coin de sa bouche un nuage de fumée long, mince et sinueux, et en le regardant d’un air abstrait flotter et disparaître, quant à cela, Philippe, le raisonnement est un don de la nature. Si la nature doue un homme des puissances du raisonnement, un homme a le droit de s’en faire honneur, il n’a pas le droit de s’en tenir à une fausse modestie et de nier qu’il ait reçu ce don-là : car c’est tourner le dos à la nature, c’est se moquer d’elle, c’est mésestimer ses plus précieux cadeaux, c’est se ravaler jusqu’au pourceau, qui ne mérite pas qu’elle jette ses perles devant lui. »

L'aubergiste ayant fait une longue pause, M. Parkes en conclut naturellement que le discours était terminé aussi, se tournant avec un air austère vers le jeune homme, il s’écria :

« Vous entendez, ce que dit votre père, Joe ? Vous n’aimeriez pas trop à vous frotter à lui pour le raisonnement, n’est-ce pas ?

– Si…, dit John Willet en reportant ses yeux du plafond au visage de son interrupteur, et en articulant le monosyllabe comme avec des majuscules, pour lui apprendre qu’il avait fait un pas de clerc en s’engageant avec une précipitation malséante et irrespectueuse, si la nature m’avait conféré, monsieur, le don du raisonnement, pourquoi ne l’avouerais-je pas, ou plutôt pourquoi ne m’en glorifierais-je pas ? Oui, monsieur, je suis un rude jouteur de ce côté-là. Vous avez raison, monsieur : j’ai fait mes preuves, monsieur, dans cette salle mainte et mainte fois, comme vous le savez, je pense ; ou si vous ne le savez pas, ajouta John remettant sa pipe à sa bouche, tant mieux, car je n’ai pas d’orgueil, et ce n’est pas moi qui irai vous le conter. »

Un murmure général de ses trois compères, accompagné d’un mouvement général de leurs têtes approbatives, toujours dans la direction du chaudron de cuivre, assura John Willet qu’ils avaient trop bien expérimenté ses facultés puissantes, et qu’ils n’avaient pas besoin de preuves ultérieures pour être convaincus de sa supériorité. John n’en fuma qu’avec plus de dignité, les examinant en silence.

« Une très jolie conversation, marmotta Joe, qui s’était remué sur sa chaise avec des gestes de mécontentement. Mais si vous entendez me dire par là que je ne dois jamais ouvrir la bouche…

– Silence, monsieur ! vociféra le père. Non, vous ne le devez jamais. Quand on vous demande votre avis, donnez-le. Quand on vous parle, parlez. Quand on ne vous demande pas votre avis et qu’on ne vous parle pas, ne donnez pas votre avis et ne parlez pas. Ma foi ! le monde a subi un beau changement depuis ma jeunesse. Je crois, vraiment, qu’il n’y a plus d’enfants ; qu’il n’y en a plus du tout d’enfants ; qu’il n’y a plus de différence entre un moutard et un homme, et que tous les enfants sont partis de ce monde avec feu Sa Majesté le roi George Il.

– Voilà une observation très juste, en exceptant toujours les jeunes princes, dit le sacristain, qui, en sa double qualité de représentant de l’Église et de l’État dans cette compagnie, se croyait tenu à la plus parfaite fidélité envers ses souverains. Si c’est d’institution divine et légale que les petits garçons, tant qu’ils sont encore dans l’âge où l’on est petit garçon, se conduisent comme des petits garçons, il faut bien que les jeunes princes soient des petits garçons, et ils ne sauraient être autre chose.

– Avez-vous jamais, monsieur, entendu parler de sirènes ? dit M. Willet.

– Certainement, j’en ai entendu parler, répliqua le sacristain.

– Très bien, dit M. Willet. D’après la constitution des sirènes, tout ce qui, dans la sirène, n’est point femme, doit être poisson. D’après la constitution des jeunes princes, tout ce qui, dans un jeune prince, si c’est possible, n’est pas réellement ange, doit être divin et légal. En conséquence, s’il est convenable, divin et légal que les jeunes princes (comme cela l’est à leur âge) soient des petits garçons, ils sont et doivent être des petits garçons, et il est de toute impossibilité qu’ils soient autre chose. »

Cette élucidation d’un point épineux ayant été reçue avec des marques d’approbation bien propres à mettre John Willet de bonne humeur il se contenta de répéter à son fils l’ordre de garder le silence, et s’adressant à l’étranger : « Monsieur, dit-il, si vous aviez posé vos questions à une grande personne, à moi ou à l’un de ces messieurs, on vous eût satisfait, et vous n’eussiez pas perdu vos peines. Mlle Haredale est la nièce de M. Geoffroy Haredale.

– Son père existe-t-il ? dit l’homme négligemment.

– Non, répliqua l’aubergiste, il n’existe plus, et il n’est pas mort.

– Pas mort ! s’écria l’autre.

– Pas mort comme on l’est généralement. » dit l’aubergiste.

Les compères inclinèrent leurs têtes l’un vers l’autre, et M. Parkes, en secouant quelque temps la sienne comme pour dire « Allons ! allons ! qu’on ne vienne pas me contredire là-dessus, car personne ne me ferait croire le contraire », dit à voix basse : « John Willet est ce soir d’une force étonnante, et capable de tenir tête à un président de cour de justice. »

L'étranger laissa s’écouler quelques moments sans rien dire, puis ensuite il demanda d’une manière un peu brusque :

« Qu'entendez-vous par là ?

– Plus que vous ne pensez, l’ami, répondit John Willet. Il y a peut-être plus de portée dans ces mots-là que vous ne le soupçonnez.

– Ça peut bien être, dit l’étranger d’un ton bourru, mais pourquoi diable parlez-vous d’une façon si mystérieuse ? Vous me dites d’abord qu’un homme n’existe plus, et que cependant il n’est pas mort, puis qu’il n’est pas mort comme on l’est généralement, puis que vous entendez par là beaucoup plus de choses que je ne pense. Eh bien ! je vous le répète, qu’entendez-vous par là ?

– C'est que, répondit l’aubergiste un peu ébranlé dans sa dignité par l’humeur rudanière de son hôte, c’est une histoire du Maypole, et qui a bien quelque vingt-quatre ans. Cette histoire est l’histoire de Salomon Daisy : elle appartient à l’établissement ; et personne autre que Salomon Daisy ne l’a jamais racontée sous ce toit, ni personne que lui ne la racontera jamais, c’est bien plus fort. »

L'homme lança un regard au sacristain. Celui-ci, dont l’air important et capable témoignait ouvertement que c’était lui dont l’aubergiste venait de parler, avait commencé par retirer sa pipe de ses lèvres après une longue aspiration pour l’entretenir allumée, et se disposait évidemment à raconter son histoire sans se faire prier davantage ; ce que voyant, l’étranger ramassa son large manteau autour de lui, et, se retirant plus en arrière, se trouva presque perdu dans l’obscurité du coin de la spacieuse cheminée, si ce n’est lorsque la flamme, parvenant à se dégager de dessous le gros fagot dont le poids l’avait presque étouffée pendant quelque temps, jaillit en haut avec un soudain et violent éclat, et, illuminant un moment sa figure, parut ensuite la rejeter dans une obscurité plus profonde qu’auparavant.

À la lueur de cette clarté voltigeante, qui faisait que la vieille maison, avec ses lourdes poutres et ses murailles boisées, avait l’air d’être construite en ébène polie, le vent rugissant et hurlant au dehors, tantôt secouant de toutes ses forces le loquet, tantôt faisant grincer les gonds de la solide porte de chêne, tantôt enfin venant battre le châssis comme s’il allait l’enfoncer ; à la lueur de cette clarté, dis-je, et dans des circonstances si propices, Salomon Daisy commença son histoire :

« C'était M. Reuben Haredale, frère aîné de M. Geoffroy. » Ici, il eut une espèce d’accroc, et fit une si longue halte, que John Willet lui-même en éprouva de l’impatience, et demanda pourquoi il ne continuait pas.

« Cobb, dit Salomon Daisy baissant la voix et interpellant le buraliste de la poste, le combien sommes-nous du mois ?

– Le dix-neuf.

– De mars, dit le sacristain en se penchant en avant, le dix-neuf de mars, c’est fort extraordinaire. »

Tous répétèrent à voix basse que c’était fort extraordinaire et Salomon poursuivit.

« C'était M. Reuben Haredale, frère de M. Geoffroy, qui était, il y a vingt-deux ans, le propriétaire de la Garenne, laquelle Garenne comme l’a dit Joe (non pas que vous vous rappeliez cela, Joe, c’est trop ancien pour un jouvenceau de votre âge, mais vous me l’avez entendu dire), était un domaine plus vaste et bien meilleur, une propriété d’une valeur bien plus considérable qu’aujourd’hui. Son épouse venait de mourir, lui laissant un enfant, Mlle Haredale, l’objet de vos informations, elle avait alors un an à peine. »

Quoique l’orateur se fut adressé à l’homme qui avait montré tant de curiosité à l’égard de cette famille, et qu’il eût fait là une pause, comme s’il attendait quelque exclamation de surprise et d’encouragement, ce dernier ne fit aucune remarque, aucun signe qui pût seulement faire croire qu’il eût entendu ce qu’on venait de dire ni qu’il y prît le moindre intérêt. Salomon se tourna en conséquence vers ses vieux camarades, dont les nez étaient brillamment illuminés par la lueur rouge foncé des fourneaux de leurs pipes. Assuré par une longue expérience de leur attention, et résolu à faire voir qu’il sentait toute l’indécence d’une conduite pareille :

« M. Haredale, dit Salomon en tournant le dos à l’étranger, quitta ce domaine après la mort de son épouse, il s’y trouvait trop isolé, et s’en alla à Londres où il séjourna quelques mois, mais se trouvant dans cette ville tout autant isolé qu’ici (je le suppose du moins, et je l’ai toujours ouï dire), il revint tout à coup avec sa petite fille à la Garenne, amenant en outre avec lui ce jour-là seulement deux femmes de service, son intendant et un jardinier »

M. Daisy s’arrêta pour faire un nouvel appel à sa pipe qui allait s’éteindre, et il continua, d’abord d’un ton nasillard causé par la mordante jouissance du tabac et l’énergique aspiration qu’exigeait l’entretien de son instrument, mais ensuite avec une netteté de voix toujours croissante.

« Amenant avec lui, ce jour-là, deux femmes de service, son intendant et un jardinier, le reste de ses gens avait été laissé à Londres et devait venir le lendemain. Il arriva que, ce même soir, un vieux gentleman qui demeurait à Chigwell-row, où il avait longtemps vécu pauvrement, décéda, et que je reçus à minuit et demi l’ordre d’aller sonner le glas des trépassés. »

Il y eut ici dans le petit groupe des auditeurs un mouvement qui indiqua d’une manière sensible la forte répugnance que chacun d’entre eux aurait éprouvée à sortir à pareille heure pour une pareille commission. Le sacristain s’aperçut de ce mouvement, le comprit et développa son thème en conséquence.

« Oui, ce n’était pas gai, allez ; d’autant plus que, comme le fossoyeur était alité, à force d’avoir travaillé dans un sol malsain, et pour s’être assis en prenant son repas sur la pierre froide d’une tombe, il me fallait absolument aller seul, car une heure si avancée ne me laissait pas l’espoir de trouver quelque autre compagnon. J'étais cependant un peu préparé à cela ; le vieux gentleman avait souvent demandé que l’on tintât la cloche le plus tôt possible après son dernier soupir ; et depuis quelques jours on s’attendait à le voir passer d’un moment à l’autre. Je fis donc contre fortune bon cœur, et, bien emmitouflé, car c’était par un froid mortel, je m’élançai dehors, tenant d’une main ma lanterne allumée et de l’autre la clef de l’église.

À cet endroit du récit, le vêtement de l’étranger rendit un froissement, comme s’il se fût tourné pour entendre d’une manière plus distincte. Regardant avec dédain par-dessus son épaule, Salomon haussa les sourcils, inclina la tête, et fit l’œil à Joe pour savoir si en effet le monsieur se dérangeait pour écouter. Joe, ombrageant ses yeux avec sa main, sonda l’encoignure ; mais, ne pouvant rien découvrir, il secoua la tête comme pour dire non.

« C'était précisément une nuit telle que celle-ci. L'ouragan sifflait, il pleuvait à torrents, le ciel était plus noir que je ne l’ai jamais vu, ni avant ni depuis. C'est peut-être une idée ; mais les maisons étaient toutes bien closes, les gens étaient chez eux, et il n’y a peut-être que moi qui sache réellement combien il faisait noir. J'entrai dans l’église, j’attachai la porte en arrière avec la chaîne, de sorte qu’elle restât entrebâillée : car, pour dire la vérité, je n’aurais pas voulu être enfermé là tout seul, et, posant ma lanterne sur le siège de pierre, dans le petit coin où est la corde de la cloche, je m’assis à côté pour moucher la chandelle.

« Je m’assis pour moucher la chandelle, et, quand j’eus fini de la moucher, je ne pus point me résoudre à me lever et à me mettre à l’ouvrage. Je ne sais pas comment cela se fit, mais je pensais à toutes les histoires de fantômes que j’avais entendu raconter, même à celles que j’avais entendu raconter quand j’étais petit garçon à l’école, et que j’avais oubliées depuis longtemps, et notez bien qu’elles ne me revenaient pas à l’esprit une à une, mais toutes à la fois, et comme en bloc.

« Je me rappelai une histoire de notre village, comme quoi il y avait une certaine nuit dans l’année (rien ne me disait que ce ne fût pas cette nuit-là même), où tous les morts sortaient de terre et s’asseyaient au chevet de leurs propres fosses jusqu’au matin. Cela me fit songer combien de gens que j’avais connus étaient enterrés entre la porte de l’église et la porte du cimetière, et quelle chose effroyable ce serait que d’avoir à passer au milieu d’eux et de les reconnaître, malgré leurs figures terreuses, et quoique si différents d’eux-mêmes. Je connaissais depuis mon enfance toutes les niches et tous les arceaux de l’église ; cependant je ne pouvais me persuader que ce fût leur ombre que je voyais sur les dalles, mais j’étais convaincu qu’il y avait là une foule de laides figures qui se cachaient parmi ces ombres pour m’épier. Dans le cours de mes réflexions, je commençai à penser au vieux gentleman qui venait de mourir, et j’aurais juré, lorsque je regardais en haut le noir sanctuaire, que je le voyais à sa place accoutumée, s’enveloppant de son linceul, et frissonnant comme s’il eût senti froid. Tout ce temps, je restai assis écoutant, écoutant toujours, et n’osant presque pas respirer. À la fin je me levai brusquement et je pris dans mes mains la corde de la cloche. Au moment même sonna, non pas cette cloche, car j’avais à peine touché la corde, mais une autre.

« J'entendis sonner une autre cloche, et une fameuse cloche encore. Ce fut l’affaire d’un instant, car le vent emporta le son, mais je l’entendis. J'écoutai longtemps, mais plus rien. J'avais ouï dire que les morts avaient des chandelles à eux ; je finis par me persuader qu’ils pouvaient bien aussi avoir une cloche qui tintait d’elle-même à minuit pour les trépassés. Je tintai ma cloche, comment ou combien de temps, je n’en sais rien, et je courus regagner la maison et mon lit sans regarder derrière mes talons.

« Je me levai le lendemain matin après une nuit sans sommeil, et je racontai mon aventure à mes voisins. Quelques-uns l’écoutèrent sérieusement, d’autres n’en firent que rire ; je crois qu’au fond personne n’y voulut croire. Mais ce matin-là, on trouva M. Reuben Haredale assassiné dans sa chambre à coucher : il tenait à la main un morceau de la corde attachée à une cloche d’alarme en dehors du toit ; cette corde pendait dans sa chambre, et elle avait été coupée en deux, sans aucun doute par l’assassin, lorsque sa victime l’avait saisie.

« La cloche que j’avais entendue, c’était celle-là.

« On trouva un secrétaire ouvert ; une cassette, que M. Haredale avait apportée la veille et qu’on supposait renfermer une grosse somme d’argent, avait disparu. L'intendant et le jardinier n’étaient plus là ni l’un ni l’autre, et tous deux furent longtemps soupçonnés ; mais on ne parvint jamais à les trouver, quoiqu’on les cherchât bien loin, bien loin. On aurait pu chercher encore plus loin l’intendant, le pauvre M. Rudge : car son corps, à peine reconnaissable sans ses vêtements, sans la montre et l’anneau qu’il portait, fut trouvé, des mois après, au fond d’une pièce d’eau, dans les terres du domaine, avec une blessure béante à la poitrine : il avait été frappé d’un coup de couteau. Il était à moitié vêtu, et tout le monde s’accorda à dire qu’il était en train de lire dans sa chambre, qu’on trouva pleine de traces de sang, quand on était tombé soudainement sur lui pour le tuer avant son maître.

« Chacun reconnut alors que c’était le jardinier qui devait être l’assassin, et, quoiqu’on n’en ait jamais entendu parler depuis cette époque jusqu’à présent, on en entendra parler ; prenez note de ce que je vous dis là. Le crime a été commis il y a vingt-deux ans, jour pour jour, le 19 mars 1753. Le 19 mars d’une année quelconque, peu importe quand… je sais toujours bien, et j’en suis sûr, parce que toujours, d’une manière quelconque, et par une coïncidence étrange, nous avons été ramenés à en parler, ce même jour, depuis l’événement… le 19 mars d’une année quelconque, tôt ou tard cet homme-là sera découvert. »

Chapitre II. §

« Voilà une étrange histoire ! dit l’homme qui avait donné lieu au récit, plus étrange encore si votre prédiction se réalise. Est-ce tout ? »

Une question tellement inattendue ne piqua pas peu Salomon Daisy. À force de raconter cette histoire très souvent, et de l’embellir, disait-on au village, de quelques additions que lui suggéraient de temps à autre ses divers auditeurs, il en était venu par degrés à produire en la racontant un grand effet ; et ce « Est-ce tout ? » après le crescendo d’intérêt, certes, il ne s’y attendait guère.

« Est-ce tout ? répéta le sacristain ; oui, monsieur, oui, c’est tout. Et c’est bien assez, je pense.

– Moi, de même. Mon cheval, jeune homme. Ce n’est qu’une rosse, louée à une maison de poste sur la route ; mais il faut que l’animal me porte à Londres ce soir.

– Ce soir ! dit Joe.

– Ce soir, répliqua l’autre. Qu'avez-vous à vous ébahir ? Cette taverne a l’air d’être le rendez-vous de tous les gobe-mouches du voisinage. »

En entendant cette évidente allusion à l’examen qu’on lui avait fait subir, comme nous l’avons mentionné dans le précédent chapitre, les yeux de John Willet et de ses amis se dirigèrent de nouveau vers le chaudron de cuivre avec une rapidité merveilleuse. Il n’en fut pas ainsi de Joe, garçon plein d’ardeur, qui soutint d’un regard ferme l’œillade irritée de l’inconnu, et lui répondit :

« Il n’y a pas grande hardiesse à s’étonner que vous partiez ce soir. Certainement une question si inoffensive vous a été faite déjà dans quelque auberge, et surtout par un temps meilleur que celui-ci. Je supposais que vous pouviez ne pas connaître la route, puisque vous semblez étranger à ce pays.

– La route ? répéta l’autre d’un ton agacé.

– Oui. La connaissez-vous ?

– Je la… hum !… Je la trouverai bien, répliqua l’homme en agitant la main et en tournant sur ses talons. L'aubergiste, payez-vous. »

John Willet fit ce que désirait son hôte : car, sur cet article, rarement montrait-il de la lenteur, sauf lorsqu’il y avait des détails de change, parce qu’alors il lui fallait constater si chaque pièce d’argent qu’on lui présentait au comptoir était bonne, l’essayer avec ses dents ou sa langue, la soumettre à toute autre épreuve, ou, dans le cas douteux, à une série de contestations terminées par un rejet formel. L'homme, son compte réglé, s’enveloppa de ses vêtements de manière à se garantir le plus possible du temps atroce qu’il faisait, et, sans le moindre mot ou signe d’adieu, il alla vers l’écurie. Joe, qui avait quitté la salle après leur court dialogue, était dans la cour, s’abritant de la pluie, ainsi que le cheval, sous le toit en auvent d’un vieux hangar.

« Il est joliment de mon avis, dit Joe en tapotant le cou du cheval ; je gagerais qu’il serait plus charmé de vous voir rester ici cette nuit que je ne le serais moi-même.

– Lui et moi ne sommes pas d’accord, comme cela nous est arrivé plus d’une fois dans notre passage sur cette route-ci, fut la brève réponse.

– C'est ce que je pensais avant votre sortie de la salle, car il paraît qu’elle a senti vos éperons, la pauvre bête. »

L'étranger, sans répondre, ajusta autour de sa figure le collet de sa redingote.

« Vous me reconnaîtrez, à ce que je vois, dit-il lorsqu’il eut sauté en selle, car il remarqua la vive attention du jeune gars.

– Un homme mérite bien qu’on s’en souvienne, maître, quand il fait une route qu’il ne connaît pas, sur un cheval éreinté, et qu’il abandonne pour cela un bon gîte par une soirée comme celle-ci.

– Il me paraît que vous avez des yeux perçants et une langue bien affilée.

– C'est un double don de nature, j’imagine ; mais le dernier se rouille quelquefois, faute de m’en servir.

– Servez-vous moins aussi du premier. Réservez vos yeux perçants pour vos bonnes amies, mon garçon. »

En parlant ainsi, l’homme secoua la bride que Joe tenait d’une main ; il le frappa rudement sur la tête avec la poignée de son fouet, et partit au galop, s’élançant à travers la boue et l’obscurité avec une vitesse impétueuse, dont peu de cavaliers mal montés auraient voulu suivre l’imprudent exemple, eussent-ils été même très familiarisés avec le pays : pour quelqu’un qui ne connaissait nullement la route, c’était s’exposer à chaque pas aux plus grands dangers.

Les routes d’alors, même dans un rayon de douze milles de Londres, étaient mal pavées, rarement réparées, et très pauvrement établies. Ce cavalier en prenait une qui avait été labourée par les roues de pesants chariots, et gâtée par les gelées et les dégels de l’hiver précédent, et peut-être même de beaucoup d’hivers antérieurs. Le sol était miné ; il y avait de grands trous et des crevasses, difficiles à distinguer même durant le jour, à cause de l’eau des dernières pluies qui les remplissait. Un plongeon dans l’une de ces cavités aurait pu faire choir un cheval ayant le pied plus sûr que la pauvre bête lancée à fond de train et jusqu’aux limites suprêmes de ses forces. Des cailloux tranchants et des pierres roulaient sans cesse de dessous ses sabots ; le cavalier voyait à peine au delà des oreilles de sa monture, ou plus loin de chaque côté que la longueur de son bras. À cette époque aussi des voleurs à pied et des brigands à cheval infestaient toutes les routes dans le voisinage de la capitale, et c’était une nuit, entre toutes les autres, pendant laquelle cette classe de malfaiteurs pouvait presque, sans crainte d’être découverte, vaquer à sa profession illégale. Toujours est-il que le voyageur courait ainsi au triple galop, ne s’inquiétant ni de la boue, ni de l’eau qui tombait sur sa tête, ni de la profonde obscurité de la nuit, ni de la rencontre fort probable de quelques rôdeurs, capables de tout. À chaque détour, à chaque angle, là même où l’on pouvait le moins s’attendre à un coude du chemin, et où l’on ne pouvait le voir qu’en arrivant dessus, il manœuvrait la bride sans se tromper, gardant toujours le milieu de la chaussée. C'est de la sorte qu’il accélérait sa course en se dressant sur les étriers, en penchant son corps en avant, presque couché sur le cou du cheval, et en faisant claquer son lourd fouet au-dessus de sa tête avec une ardeur enragée.

Il y a des heures où, les éléments étant émus d’une manière insolite, ceux qui se livrent corps et âme à d’audacieuses entreprises, ou qui sont agités par de grandes pensées, soit pour le bien soit pour le mal, éprouvent une mystérieuse sympathie avec le tumulte de la nature, auquel ils répondent par un transport plein de violence. Parmi le tonnerre, l’éclair et la tempête, beaucoup d’actes terribles se sont accomplis ; des hommes qui s’étaient possédés auparavant ont soudain déchaîné leurs passions en révolte. Les démons de la colère et du désespoir se sont évertués à rivaliser avec ceux qui chevauchent sur le tourbillon et dirigent la tempête ; et l’homme, fouetté à en devenir fou par les vents rugissants et les eaux bouillonnantes, s’est senti alors aussi farouche, aussi impitoyable que les éléments eux-mêmes.

Soit que le voyageur fut en proie à des pensées que les fureurs de la nuit avaient échauffées et fait bondir comme un torrent fougueux, soit qu’un puissant motif le poussât à atteindre le but de son voyage, il volait, plus semblable à un fantôme poursuivi par la meute mystérieuse qu’à un homme, et il ne s’arrêta pas, jusqu’à ce que, arrivant à un carrefour dont l’une des branches conduisait par un plus long trajet au point d’où il était parti naguère, il allât donner si soudainement sur une voiture qui venait vers lui, que, dans son effort pour l’éviter, il abattit presque son cheval, et faillit être jeté à terre.

« Hoho ! cria la voix d’un homme. Qu'est-ce qu’il y a ? Qui va là ?

– Un ami ! répondit le voyageur.

– Un ami ! répéta la voix. Mais qui donc s’appelle un ami et galope de cette façon, abusant des bienfaits du ciel, représentés par un pauvre cheval, et mettant en péril, non seulement son propre cou, ce qui n’aurait pas grande importance, mais encore le cou d’autrui ?

– Vous avez une lanterne, à ce que je vois, dit le voyageur en sautant à bas de sa monture. Prêtez-la-moi pour un moment. Je crois que vous avez blessé mon cheval avec votre timon ou votre roue.

– Le blesser ! cria l’autre ; si je ne l’ai pas tué, ce n’est pas votre faute, à vous. Quelle idée de galoper comme ça sur le pavé du roi ! Pourquoi donc, hein ?

– Donnez-moi la lumière, répliqua le voyageur l’arrachant de sa main, et ne faites pas d’inutiles questions à un homme qui n’est pas d’humeur à causer.

– Si vous m’aviez dit d’abord que vous n’étiez pas d’humeur à causer, je n’aurais peut-être pas été d’humeur à vous éclairer, dit la voix. Néanmoins, comme c’est le pauvre cheval qui est endommagé et non pas vous, l’un de vous deux, à tout hasard, est le bienvenu au falot ; et ce n’est toujours pas le plus hargneux des deux. »

Le voyageur ne riposta point à ces paroles, mais approchant la lumière de la bête haletante et fumante, il examina ses membres et son corps. Cependant l’autre homme restait fort tranquillement assis dans sa voiture, espèce de chaise, avec une manne contenant un gros sac d’outils, et il regardait d’un œil attentif comment s’y prenait le cavalier.

L'observateur était un robuste villageois, tout rond, à la figure rougeaude, avec un double menton et une voix sonore qui dénotaient bonne nourriture, bon sommeil, bonne humeur et bonne santé. Il avait passé la fleur de l’âge ; mais le temps, ce patriarche, n’est pas toujours un rude père, et, quoiqu’il ne soit en retard pour aucun de ses enfants, il pose souvent une main plus légère sur ceux qui ont bien agi à son égard ; il est inexorable pour en faire de vieux hommes et de vieilles femmes, mais il laisse leurs cœurs et leurs esprits jeunes et en pleine vigueur. Chez de pareilles gens, les frimas de la tête ne sont que l’empreinte de la main du grand vieillard lorsqu’il leur donne sa bénédiction, et chaque ride n’est qu’une coche dans le paisible calendrier d’une vie bien dépensée.

Celui que le voyageur avait rencontré d’une façon si subite était une personne de ce genre-là, un homme assez gros, solide, très vert dans sa vieillesse, en paix avec lui-même et évidemment disposé à l’être avec les autres. Quoique emmitouflé de divers vêtements et foulards dont l’un, passé par-dessus le haut de sa tête et noué à un pli propice de son double menton, empêchait son chapeau à trois cornes et sa petite perruque ronde d’être emportés par un coup de vent, il n’y avait pas moyen qu’il pût dissimuler son embonpoint et sa figure rebondie ; certaines marques de doigts salis qui s’étaient essuyés sur son visage ajoutaient seulement à son expression bizarre et comique, sans diminuer en rien l’éclat de sa bonne humeur naturelle.

« Il n’est pas blessé, dit enfin le voyageur. relevant à la fois sa tête et la lanterne.

– Vous avez donc fini par découvrir ça ? répondit le vieillard. Mes yeux ont été jadis meilleurs que les vôtres ; mais aujourd’hui encore je n’en changerais pas avec vous.

– Que voulez-vous dire ?

– Ce que je veux dire ! c’est que je vous aurais bien dit, il y a cinq minutes, qu’il n’était pas blessé. Donnez-moi la lumière, l’ami ; continuez votre chemin, et galopez plus doucement ; bonne nuit. »

En tendant la lanterne, l’homme dut lancer ses rayons en plein sur la figure de son interlocuteur. Leurs yeux se rencontrèrent au même instant. Il laissa tout à coup tomber le falot et l’écrasa sous son pied.

« N'avez-vous donc jamais vu jusqu’ici de figure de serrurier, pour tressaillir comme si vous vous trouviez en face d’un fantôme ? cria le vieillard dans sa voiture ; ou bien serait-ce, ajouta-t-il très vite en fourrant sa main dans la manne aux outils et en tirant de là un marteau, quelque ruse de voleur ? Je connais ces routes-ci, mon cher. Quand j’y voyage, je n’ai sur moi que quelques shillings, à peine la valeur d’une couronne. Je vous déclare franchement, pour nous épargner à tous deux de l’embarras, qu’il n’y a rien à attendre de moi qu’un bras assez vigoureux pour mon âge, et cet outil dont, par une longue habitude, je peux me servir assez prestement. Tout n’ira pas à votre gré, je vous le promets, si vous tâtez de ce jeu-là. »

En disant ces mots, il se tint sur la défensive.

« Je ne suis pas ce que vous me croyez, Gabriel Varden, repartit l’autre.

– Qu'êtes-vous alors et qui êtes-vous ? répliqua le serrurier. Vous savez mon nom, à ce qu’il paraît ? Que je sache donc le vôtre.

– Ce que je sais, je n’en suis pas redevable à une confidence de votre part, mais à la plaque de votre chariot ; elle en informe toute la ville.

– Alors vous avez de meilleurs yeux pour cela que pour votre cheval, dit Varden, descendant de sa chaise avec agilité ; qui êtes-vous ? Voyons votre figure. »

Pendant que le serrurier descendait, le voyageur s’était remis en selle, et de là il avait à présent en face de lui le vieillard qui, suivant tous les mouvements du cheval plein d’impatience sous la bride serrée, se tenait le plus près possible de son inconnu.

« Mais voyons donc votre figure.

– Reculez-vous.

– Allons, pas de mascarades ici ! dit le serrurier. Je ne veux pas que l’on raconte demain au club que Gabriel Varden s’est laissé effrayer par un homme qui faisait la grosse voix dans une nuit ténébreuse. Halte-là ! Voyons votre figure. »

Sentant que résister davantage n’aurait d’autre résultat que de le mettre aux prises avec un adversaire qui n’était nullement méprisable, le voyageur rejeta en arrière le collet de sa redingote et se baissa en regardant fixement le serrurier.

Jamais peut-être deux hommes offrant un plus frappant contraste ne se trouvèrent face à face. Les traits rougeauds du serrurier donnaient un tel relief à l’excessive pâleur de l’homme à cheval, qu’il avait l’air d’un spectre privé de sang ; la sueur dont cette rude course avait humecté son visage y pendait en grosses gouttes noires, comme une rosée d’agonie et de mort. La physionomie du serrurier s’illuminait d’un sourire : c’était bien là un homme qui s’attendait à surprendre dans l’étranger suspect quelque malice cachée de l’œil ou de la lèvre pour lui révéler une de ses connaissances familières sous ce subtil déguisement, et détruire le charme de la mystification. La figure de l’autre, sombre et farouche, mais contractée aussi, était celle d’un homme réduit aux abois, tandis que ses mâchoires serrées, sa bouche grimaçante, et, plus que tout cela, un mouvement furtif de sa main dans sa poitrine, semblaient trahir une intention terrible, qui n’avait rien de la pantomime d’un acteur ou des jeux d’un enfant.

Pendant quelque temps ils se regardèrent ainsi l’un et l’autre en silence.

« Hum ! dit le serrurier lorsqu’il eut examiné les traits du voyageur ; je ne vous connais pas.

– N'en ayez plus l’envie, répondit l’autre en s’enveloppant comme il l’était avant.

– Ma foi non, dit Gabriel ; à vous parler franc, mon cher, vous ne portez pas sur votre figure une lettre de recommandation.

– Je ne le désire pas, dit le voyageur. Ce qui me plaît, c’est qu’on m’évite.

– Oh ! vous ne serez pas gêné dans vos goûts, dit le serrurier d’un ton brusque.

– Je ne le serai pas, coûte que coûte, répliqua le voyageur. Pour preuve de cela, pénétrez-vous bien de ce que je vais vous dire : jamais dans toute votre vie vous n’avez couru un plus grand danger que durant ce peu d’instants ; lorsque vous serez à cinq minutes de votre dernier soupir ; vous ne serez pas plus près de la mort que vous ne l’avez été ce soir.

– Oui-da ! dit le robuste serrurier.

– Oui ! et d’une mort violente.

– Venant de quelle main ?

– De la mienne, » répliqua le voyageur.

Là-dessus il éperonna son cheval et partit. Ce ne fut d’abord qu’un pas accentué ; il trottait lourdement au beau milieu des éclaboussures ; mais par degrés sa vitesse alla croissante, jusqu’à ce que le dernier son des sabots du cheval fut emporté par le vent : alors il se précipitait derechef d’un galop aussi furieux que celui qui avait occasionné sa rencontre avec le serrurier.

Gabriel Varden resta debout sur la route avec sa lanterne brisée à la main, stupéfait, écoutant en silence, jusqu’à ce qu’aucun son n’arriva plus à ses oreilles que le gémissement du vent et le clapotement de la pluie. Enfin il se donna un ou deux bons coups sur la poitrine comme pour se réveiller, et il lança cette exclamation de surprise :

« Que diable ce gaillard-là peut-il être ? un fou ? un voleur de grand chemin ? un homme à vous couper la gorge ? S'il n’avait pas filé si vite, nous aurions vu qui était le plus en danger, de lui ou moi. Ah ! je n’ai jamais été plus près de la mort que ce soir ! J'espère bien n’en pas être plus près d’une vingtaine d’années ; et, à ce compte-là, je serai content de n’en pas être plus loin. Jour de Dieu ! une jolie fanfaronnade à l’adresse d’un homme solide au poste. Fi ! Fi ! »

Gabriel remonta dans sa voiture ; il regarda d’un air pensif la route par laquelle était venu le voyageur, et il se chuchota à demi-voix les réflexions suivantes :

« Le Maypole… deux milles d’ici au Maypole. J'ai pris l’autre route pour venir de la Garenne, après une longue journée de travail aux serrures et aux sonnettes. Mon but était de ne point passer par le Maypole, et de ne point manquer de parole à Marthe en y entrant. Superbe résolution ! Il serait dangereux d’aller à Londres sans une lanterne allumée. Or, il y a quatre milles et un bon demi-mille en sus d’ici à Halfway-House8, et c’est précisément entre ces deux points qu’on a le plus besoin de lumière. Deux milles d’ici au Maypole ! J'ai dit à Marthe que je n’y entrerais pas, et je n’y suis pas entré. Superbe résolution ! »

Répétant souvent ces deux derniers mots, comme s’il eût voulu compenser le peu de résolution qu’il allait faire voir par l’éloge de tout ce qu’il avait montré de résolution, Gabriel Varden retourna tranquillement sa voiture, décidé à prendre une lumière au Maypole, mais à n’y prendre qu’une lumière.

Toutefois, quand il fut arrivé au Maypole, et que Joe, répondant à son appel bien connu, s’élança dehors à la tête de son cheval, laissant la porte ouverte derrière lui, et dévoilant une perspective de chaleur et de splendeur ; quand le vif éclat du foyer, ruisselant au travers des vieux rideaux rouges de la salle commune, parut apporter, comme une partie de lui-même, un agréable bourdonnement de voix, et une suave odeur de grog bouillant et de tabac exquis, le tout imbibé, pour ainsi dire, dans la joyeuse teinte brillante ; lorsque les ombres, passant rapidement sur les rideaux, montrèrent que ceux de l’intérieur s’étaient levés de leurs bonnes places et s’occupaient d’en faire une pour le serrurier dans l’encoignure la plus confortable (il la connaissait trop bien, cette encoignure), et qu’une large clarté, jaillissant soudain, annonça l’excellence de la bûche pétillante, d’où une magnifique gerbe d’étincelles tourbillonnait sans doute au faîte de la cheminée dans le moment même, en l’honneur de son arrivée ; lorsque, s’ajoutant à ces séductions, il se glissa jusqu’à lui de la lointaine cuisine un doux pétillement de friture, avec un cliquetis musical d’assiettes et de plats, et une odeur savoureuse qui changeait le vent impétueux en parfum, Gabriel sentit par tous ses pores sa fermeté s’en aller. Il essaya de regarder stoïquement la taverne, mais ses traits s’amollirent en un regard de tendresse. Il tourna la tête de l’autre côté ; mais la campagne froide et noire, à l’aspect rébarbatif, parut l’inviter à chercher un refuge dans les bras hospitaliers du Maypole.

« L'homme vraiment humain, Joe, dit le serrurier, est humain pour sa bête. Je vais entrer un petit instant. »

Et, en effet, n’était-il pas bien naturel d’entrer ? ne semblait-il pas contre nature, au contraire, à un homme sage de trimer dans le gâchis des routes, en affrontant les rudes coups de vent et la pluie battante, lorsqu’il y avait là un plancher propre, couvert d’un sable blanc qui craquait sous le pied, un âtre bien balayé, un feu flambant, une table parée de linge d’une blancheur parfaite, des cannelles d’étain éblouissantes, et d’autres préparatifs fort tentants d’un repas bien accommodé ; lorsqu’il y avait là de pareilles choses et une compagnie disposée à y faire honneur, tout cela sous sa main et le conviant avec instance au plaisir !

Chapitre III. §

Telles furent les pensées du serrurier lorsqu’il s’assit d’abord dans la confortable encoignure, se remettant peu à peu de l’agréable défaillance de sa vue : agréable, disons-nous, parce que, comme elle provenait du vent qui lui avait soufflé dans les yeux, elle l’autorisait, par égard pour lui-même, à chercher un abri contre le mauvais temps. C'est encore le même motif qui lui donna la tentation d’exagérer une toux légère, et de déclarer qu’il ne se sentait pas trop à son aise. Cela se prolongea plus d’une grande heure après, lorsqu’il alla, le souper fini, se rasseoir dans le bon coin bien chaud, écoutant le petit Salomon Daisy, dont la voix ressemblait au gazouillement du grillon, et prenant avec une importance réelle sa bonne part du bavardage commun autour de l’âtre du Maypole.

« Tout ce que je souhaite, c’est que ce soit un honnête homme, dit Salomon (qui résumait diverses conjectures relatives à l’étranger, car Gabriel avait comparé ses observations avec celles de la compagnie, et soulevé par là une grave discussion), oui, je souhaite que ce soit un honnête homme.

– Nous le souhaitons tous aussi, je suppose. N'est-ce pas, vous autres ? ajouta le serrurier.

– Moi, non, dit Joe.

– Vraiment ? s’écria Gabriel.

– Non, certes. Il m’a frappé avec son fouet, le lâche, étant à cheval et moi à pied. J’aimerais mieux qu’il fût, en définitive, ce que je crois qu’il est.

– Et que peut-il être, Joe ?

– Rien de bon, monsieur Varden. Vous avez beau secouer la tête, père, je dis que cet homme-là n’est rien de bon, je répète que ce n’est rien de bon, et je le répéterais cent fois, si cela pouvait le faire revenir pour avoir la volée qu’il mérite.

– Taisez-vous, monsieur, dit John Willet.

– Père, je ne me tairai pas. C'est bien grâce à vous qu’il a osé faire ce qu’il a fait. Il m’a vu traiter comme un enfant, humilier comme un imbécile, ça lui a donné du cœur, et il a voulu aussi malmener un jeune homme qu’il s’imagine, chose fort naturelle, n’avoir pas un brin de caractère, mais il se trompe, je le lui ferai voir, et je vous le ferai voir à tous avant peu.

– Ce garçon là sait il bien ce qu’il dit ? cria John Willet, grandement étonné.

– Père, répliqua Joe, je sais bien ce que je dis et ce que je veux dire beaucoup mieux que vous ne faites quand vous m’écoutez. De votre part j’endurerais tout ; mais le moyen d’endurer le mépris que la manière dont vous me traitez m’attire chaque jour de la part des autres ? Voyez les jeunes gens de mon âge : n’ont-ils ni la liberté ni le droit de parler quand ils veulent ? Les oblige-t-on d’être assis comme au jeu de bouche cousue ; d’être aux ordres de tout le monde ; enfin, de devenir le plastron des jeunes et des vieux ? Je suis la fable de tout Chigwell, et je vous déclare, mieux vaut vous le dire à présent que d’attendre votre mort et votre héritage, je vous déclare qu’avant peu je serai réduit à briser de pareils liens, et que, quand je l’aurai fait, ce ne sera pas de moi que vous aurez à vous plaindre, mais de vous-même, et de nul autre que vous. »

John Willet fut tellement confondu de l’exaspération et de l’audace de son digne fils, qu’il resta sur sa chaise comme un homme dont l’esprit est égaré. Il regarda fixement avec un sérieux risible le chaudron de cuivre, et chercha, mais sans pouvoir y parvenir, à rassembler ses pensées retardataires et à trouver une réponse. Les assistants, presque aussi troublés que lui, étaient dans un égal embarras. Enfin, avec diverses expressions de condoléance marmottées à demi-voix, et des espèces de conseils, ils se levèrent pour partir, d’autant plus qu’ils avaient une pointe de liqueur.

Seul, notre brave serrurier adressa quelques mots suivis et des conseils sensés aux deux parties, en pressant John Willet de se souvenir que Joe allait atteindre l’âge viril et ne devait plus être mené comme un enfant ; en exhortant Joe, de son côté, à supporter les caprices de son père et à tâcher de les vaincre plutôt par des représentations modérées que par une rébellion intempestive. Ces conseils furent reçus comme se reçoivent habituellement de semblables conseils. Cela ne fit guère plus d’impression sur John Willet que sur l’enseigne extérieure de l’auberge ; tandis que Joe, qui prit la chose aussi bien que possible, le remercia de tout son cœur, mais en déclarant poliment son intention de n’en faire, toutefois, qu’à sa tête, sans se laisser influencer par personne.

« Vous avez toujours été un excellent ami pour moi, monsieur Varden, dit-il comme ils étaient hors du porche, et que le serrurier s’équipait pour retourner à la maison ; je sais que c’est par pure bonté que vous me dites ça ; mais le temps est quasi venu où, le Maypole et moi, il faudra nous séparer.

– Pierre qui roule n’amasse pas mousse, Joe, dit Gabriel.

– Les bornes de la route n’en amassent pas beaucoup non plus, répliqua Joe, et, si je ne suis pas ici comme une borne, je n’en vaux guère mieux, et je ne vois guère plus de monde.

– Alors, que voudriez-vous faire, Joe ? poursuivit le serrurier, qui se frottait doucement le menton d’un air réfléchi. Que pourriez-vous être ? où pourriez-vous aller ? songez-y !

– Je dois me fier à ma bonne étoile, monsieur Varden.

– Mauvaise chose. Ne vous y fiez pas. Je n’aime point ça. Je dis toujours à ma fille, quand nous causons d’un mari pour elle, de ne jamais se fier à sa bonne étoile, mais de s’assurer d’avance un excellent homme, un fidèle époux, parce que, une fois en ménage, ce ne sera pas son étoile qui la rendra riche ni pauvre, heureuse ni malheureuse. Mais qu’avez-vous donc à vous remuer comme ça, Joe ? Il ne manque rien au harnais, j’espère ?

– Non, non, dit Joe, trouvant néanmoins quelques sangles de plus à serrer, quelques boucles de plus à rattacher. Mamzelle Dolly9 va tout à fait bien ?

– Très bien, merci. Elle a l’air de devenir assez gentille et pas trop méchante.

– Pour ce qui est de ça, c’est bien vrai, monsieur Varden.

– Oui, oui, Dieu merci.

– J'espère, dit Joe après un peu d’hésitation, que vous ne parlerez pas de ma sotte histoire, du horion que j’ai reçu comme si j’étais un petit garçon, car c’est comme ça qu’on me traite ici, du moins jusqu’à ce que j’aie pu rattraper mon individu et régler mon compte avec lui. Alors, je vous permettrai d’en parler.

– En parler ! mais à qui en parlerais-je ? On le sait ici, et je ne rencontrerai probablement nulle autre personne ailleurs qui se soucie de le savoir.

– C'est bien vrai, dit le jeune homme en soupirant. J'avais complètement oublié ça ; oui, c’est vrai, bien vrai ! »

En disant ces mots, il se redressa, la figure toute rouge, sans doute à cause des efforts qu’il avait faits pour sangler et boucler partout ; puis, donnant les rênes au serrurier, qui avait pris place dans sa voiture, il soupira derechef, et lui souhaita le bonsoir.

« Bonsoir ! cria Gabriel. Réfléchissez maintenant à ce que nous venons de dire ; ayez des idées plus saines. Pas de coups de tête. Vous êtes un brave garçon ; je m’intéresse à vous, et je serais désolé de vous voir vous mettre vous-même sur le pavé. Bonsoir ! »

Répondant par un souhait cordial à son adieu encourageant, Joe musa jusqu’à ce que le bruit des roues eût cessé de vibrer dans ses oreilles, et alors, secouant la tête avec tristesse, il rentra.

Gabriel se dirigeait vers Londres, pensant à une foule de choses, et surtout au style bouillant dans lequel il raconterait son aventure, et se justifierait ainsi auprès de Mme Varden d’avoir rendu visite au Maypole, en dépit de certaines conventions solennelles entre lui et cette dame. La méditation n’engendre pas seulement la pensée, mais quelquefois aussi l’assoupissement ; or, plus le serrurier méditait, plus il avait envie de dormir.

Un homme peut bien être très sobre, ou du moins se tenir encore ferme sur ce terrain neutre qui sépare les confins de la parfaite sobriété et d’un petit coup de trop, et sentir pourtant une forte tendance à mêler dans son esprit des circonstances présentes avec d’autres qui ne s’y rattachent en rien ; à confondre toute considération de personnes, de temps et de lieux ; à rassembler ses pensées disjointes dans une espèce de brouillamini, de kaléidoscope mental qui produit des combinaisons aussi inattendues que fugitives. Tel était l’état de Gabriel Varden, lorsque, piquant de la tête dans son coquin de sommeil, et laissant son cheval suivre une route qu’il connaissait bien, il gagnait pays sans en avoir conscience, et approchait de plus en plus de la maison. Il s’était réveillé une fois, quand le cheval s’était arrêté jusqu’à ce que la barrière fût ouverte, et il avait crié un vigoureux : « Bonsoir ! » au péager ; mais il venait déjà de faire un rêve où il crochetait une serrure dans l’estomac du Grand Mogol, et même après son réveil il amalgamait le garde-barrière avec l’image de sa propre belle-mère, morte depuis vingt ans. On ne saurait donc s’étonner s’il se rendormit bientôt, et si, malgré de rares cahots tout le long du chemin, il ne s’aperçut pas de son voyage.

Et maintenant il approchait de la grande cité, qui s’étendait devant lui comme une ombre noire sur le sol, et rougissait l’air d’une immense et terne lumière, annonçant des labyrinthes de rues et de boutiques, et des essaims de gens affairés. Lorsqu’il approcha encore davantage, ce halo commença à s’effacer, et les causes qui le produisaient se développèrent lentement elles-mêmes. On put distinguer à peine de longues lignes de rues mal éclairées, avec, çà et là, quelque point plus lumineux, où les réverbères plus nombreux se groupaient autour d’un square, d’un marché ou d’un grand édifice. Au bout de quelque temps, tout devint plus distinct, et on put voir les réverbères eux-mêmes, comme des taches jaunes qui semblaient rapidement s’éteindre l’une après l’autre lorsque des obstacles successifs les dérobaient à la vue. Puis, ce furent toute sorte de bruits, l’heure qui sonnait aux horloges des églises, l’aboiement des chiens dans le lointain, le bourdonnement du commerce dans les rues ; puis des contours se dessinèrent, on vit paraître de hauts clochers sur l’océan aérien, et des amas de toits inégaux écrasés sous les lourdes cheminées ; puis le tapage grandit, grandit, et devint un véritable vacarme ; enfin les formes des objets se montrèrent plus nettes, plus nombreuses, et Londres, rendu visible dans l’obscurité par sa faible lumière, et non par celle des cieux, Londres apparut.

Cependant, sans s’apercevoir le moins du monde que Londres fût si proche, le serrurier continuait d’être cahoté entre la veille et le sommeil, lorsqu’un grand cri poussé à peu de distance en tête de sa voiture le réveilla en sursaut.

Un moment il regarda autour de lui, comme un homme qui, durant son sommeil, aurait été transporté dans quelque pays étranger ; mais, reconnaissant bientôt des objets familiers, il se frotta les yeux nonchalamment, et peut-être allait-il se rendormir encore, si ce même cri ne s’était fait entendre de nouveau, non pas une fois, deux fois, trois fois, mais plusieurs fois, et chaque fois, semblait-il, avec une force croissante. Complètement réveillé, Gabriel, qui était un gaillard hardi et qui n’avait pas froid aux yeux, lança droit de ce côté son vigoureux petit cheval, comme s’il fallait vaincre ou mourir.

Il s’agissait vraiment de quelque chose d’assez sérieux : car en arrivant à la place d’où les cris étaient partis, il avisa un homme étendu sur la chaussée et en apparence sans vie, autour duquel tournoyait un autre homme ayant une torche à la main, l’agitant en l’air avec le délire de l’impatience, et redoublant en même temps ses cris : « Au secours ! au secours ! » qui avaient amené là le serrurier.

« Qu'y a-t-il ? dit le vieillard en sautant à bas de sa voiture. Qu'est-ce que c’est donc ? quoi ! Barnabé ? »

Celui qui tenait la torche rejeta en arrière la longue chevelure éparse sur ses yeux ; et, faisant aussitôt volte-face, il fixa sur le serrurier un regard où se lisait toute son histoire.

« Vous me reconnaissez, Barnabé ? » dit Varden.

Il fit un signe affirmatif, non pas une fois, ni deux fois, mais une vingtaine de fois, d’une manière tellement bizarre et exagérée qu’il aurait remué sa tête pendant une heure, si le serrurier, le doigt levé en fixant sur lui un œil sévère, ne l’eût fait cesser, puis, montrant le corps, ne l’eût interrogé du regard.

« Il y a du sang sur lui, dit Barnabé en frissonnant. Ça me fait mal.

– D'où vient ce sang ? demanda Varden.

– Du fer, du fer, du fer, répliqua l’autre d’un ton farouche, en imitant avec sa main l’action de donner un coup de poignard.

– Quelque voleur. » dit le serrurier.

Barnabé le saisit par le bras et fit encore un signe affirmatif ; puis il indiqua la direction de la ville.

« Ah ! dit le vieillard en se penchant sur le corps et se retournant pour parler à Barnabé, dont la pâle figure brillait d’une lueur étrange qui n’était point celle de l’intelligence, le voleur s’est sauvé par là ? Bien, bien, ne vous occupez pas de ça pour l’instant. Tenez, ainsi votre torche, un peu plus loin, c’est ça. À présent, restez tranquille pendant que je vais tâcher de voir quelle est sa blessure. »

Cela dit, il s’appliqua à examiner de plus près le corps étendu à terre, tandis que Barnabé, tenant sa torche comme on le lui avait recommandé, regarda en silence, fasciné par l’intérêt ou la curiosité, mais repoussé néanmoins par quelque puissante et secrète horreur qui imprimait à chacun de ses nerfs un mouvement convulsif.

Debout comme il était alors, reculant d’effroi, et cependant à demi penché en avant pour mieux voir, sa figure et toute sa personne étaient en plein dans la vive clarté de la torche et se révélaient aussi distinctement que s’il eût fait grand jour. Il avait environ vingt trois ans, et, quoique maigre, il était d’une belle taille et solidement bâti. Sa chevelure rouge, très abondante, pendait en désordre autour de sa figure et de ses épaules, donnant à ses regards sans cesse en mouvement une expression qui n’était pas du tout de ce monde, rehaussée par la pâleur de son teint et l’éclat vitreux de ses grands yeux saillants. Quoi qu’on ne pût le voir sans saisissement, sa physionomie était bonne, et il y avait même quelque chose de plaintif dans son visage blême et hagard. Mais l’absence de l’âme est bien plus terrible chez un vivant que chez un mort, et chez cet être infortuné les facultés les plus nobles faisaient défaut.

Il portait un habillement vert, décoré çà et là assez gauchement, et probablement par ses propres mains d’un somptueux galon, plus éclatant à l’endroit où l’étoffe était plus usée et plus sale. Une paire de manchettes d’un faux goût pendillaient à ses poignets, tandis que sa gorge était presque nue. Il avait orné son chapeau d’une touffe de plumes de paon, mais flasques et cassées à présent, elles traînaient négligemment derrière son dos. À sa ceinture brillait la garde d’acier d’une vieille épée sans lame ni fourreau, quelques bouts de rubans bicolores et de pauvres colifichets de verre complétaient la partie ornementale de son ajustement. La disposition confuse et voltigeante de tous les morceaux bigarrés qui formaient son costume, trahissait, aussi bien que ses gestes vifs et capricieux, le désordre de son esprit, et, par un grotesque contraste, mettait en relief l’étrangeté plus frappante encore de sa figure.

« Barnabé, dit le serrurier, après un rapide mais soigneux examen, cet homme n’est pas mort ; il a une blessure au flanc, mais il n’est qu’évanoui.

– Je le connais, je le connais ! cria Barnabé en claquant des mains.

– Vous le connaissez ? reprit le serrurier.

– Chut ! dit Barnabé en mettant ses doigts sur ses lèvres. Il était sorti aujourd’hui pour aller faire sa cour. Je ne voudrais pas, pour un beau louis d’or, qu’il retournât encore faire sa cour ; car, s’il y retournait, je sais des yeux qui perdraient bientôt leur éclat, quoi qu’ils brillent comme… À propos d’yeux, voyez-vous là-haut les étoiles ? De qui donc sont-elles les yeux ? Si ce sont les yeux des anges, pourquoi s’amusent-elles à regarder ici-bas pour voir blesser de bon monde, et ne font-elles que clignoter et scintiller toute la nuit ?

– Dieu ait pitié du pauvre fou ! murmura le serrurier fort perplexe. Connaîtrait-il en effet ce gentleman ? La maison de sa mère n’est pas loin. Je ferais mieux de voir si elle peut me dire qui il est. Barnabé, mon garçon, aidez-moi à le placer dans la voiture, et nous irons ensemble jusque chez vous.

– Impossible à moi de le toucher ! cria l’idiot reculant et frissonnant comme avec un spasme violent ; il est tout en sang.

– Oui, je sais, c’est une répugnance qui est dans sa nature, marmotta le serrurier. Il y a de la cruauté à lui demander un pareil service, mais il faut pourtant qu’on m’aide… Barnabé ! bon Barnabé ! cher Barnabé ! si vous connaissez ce gentleman. Au nom de sa propre vie, et de la vie de ceux qui l’aiment, aidez-moi à le lever et à l’étendre là.

– Tenez ! couvrez-le, enveloppez-le tout à fait. Ne me laissez pas voir ça, sentir ça, en entendre seulement le mot. Ne prononcez pas le mot. Gardez-vous-en bien.

– Convenu ; n’ayez aucune crainte. Là, regardez, il est couvert maintenant.

– Doucement. C'est ça, c’est ça. »

Ils le placèrent dans la voiture avec une grande facilité, car Barnabé était fort et actif ; mais, durant tout le temps qu’ils employèrent à cette opération, il frissonnait de la tête aux pieds, et il éprouvait évidemment une terreur si pleine d’angoisse, que le serrurier pouvait à peine supporter le spectacle de ses souffrances.

L'opération accomplie, et le blessé ayant été recouvert du pardessus de Varden, que celui-ci ôta exprès pour cela, ils avancèrent d’un bon pas, Barnabé comptant gaiement sur ses doigts les étoiles, et Gabriel se félicitant en lui-même d’avoir actuellement à raconter une aventure qui, sans aucun doute, ferait taire ce soir Mme Varden au sujet du Maypole ; ou bien il n’y avait donc plus moyen de se fier aux femmes.

Chapitre IV. §

Passons au vénérable faubourg de Clerkenwell, car c’était jadis un faubourg ; pénétrons dans cette partie de ses confins la plus voisine de Charter-House, et dans une de ces rues fraîches, ombreuses, dont il ne reste plus que quelques échantillons éparpillés dans ces vieux quartiers de la capitale. Là, chaque demeure végète tranquillement comme un bon vieux bourgeois qui, depuis longues années, retiré des affaires, roupille sur ses infirmités, jusqu’à ce que par la suite du temps il fasse la culbute pour céder la place à quelque jeune héritier, dont l’extravagante vanité se pavanera dans les ornements en stuc de sa maison rajeunie et dans tous les colifichets de l’architecture moderne. C'est dans ce quartier et dans une rue de ce genre que nous réclament les faits du présent chapitre.

À l’époque dont il s’agit, quoiqu’elle ne date que de soixante-dix ans, une très grande partie de Londres n’existait pas encore. Même les plus effrénés spéculateurs n’avaient point fait éclore dans leurs cerveaux d’immenses lignes de rues reliant Highgate avec Whitechapel, ni des rassemblements de palais sur des marécages desséchés et comblés, ni de petites cités en rase campagne. Quoique cette partie de la ville fût alors, comme de nos jours, sillonnée de rues et fort peuplée, sa physionomie était bien différente. La plupart des maisons avaient des jardins ; le long du trottoir s’élevaient des arbres ; on respirait de tout côté une fraîcheur que, par ce temps-ci, on y chercherait vainement. On avait à sa porte des champs à travers lesquels serpentaient les eaux de New River, et il se faisait là dans l’été de joyeuses fenaisons. La nature n’était pas si éloignée, si reculée qu’elle l’est de nos jours ; et, quoiqu’il y eût beaucoup d’industries actives dans Clerkenwell, et des ateliers de bijoutier par vingtaines, c’était un endroit plus salubre, plus à proximité des fermes, qu’une foule d’habitants du nouveau Londres ne seraient disposés à le croire, plus à portée aussi des promenades pour les amoureux, promenades qui se changèrent en cours dégoûtantes, longtemps avant que les amoureux de ce siècle eussent été mis au monde, ou, selon la phrase consacrée, avant qu’on pensât seulement à eux.

Dans l’une de ces rues, la plus propre de toutes, et du côté de l’ombre (car les bonnes ménagères savent que le soleil endommage les tentures objet de leurs soins, et elles aiment mieux l’ombre que l’éclat des rayons pénétrants} se trouvait la maison dont nous avons à nous occuper. C'était un modeste bâtiment, qui n’était pas de la dernière mode, ni trop large, ni trop étroit, ni trop haut ; il n’avait pas de ses façades hardies avec ces grandes fenêtres qui vous regardent effrontément ; c’était une maison timide, clignant des yeux, pour ainsi dire, avec un toit en cône qui se dressait en forme de pic au-dessus de la fenêtre du grenier, garnie de quatre petits carreaux de vitre, comme un chapeau à cornes sur la tête d’un monsieur âgé, qui n’a qu’un œil. Elle n’était pas bâtie en briques ni en pierres de taille, mais en bois et en plâtre ; elle n’avait pas été dessinée avec un monotone et fatigant respect de la symétrie, car il n’y avait pas deux fenêtres pareilles ; chacune d’elles semblait tenir à ne ressembler à rien.

La boutique, car il y avait une boutique, était au rez-de-chaussée, comme toutes les boutiques ; mais là toute ressemblance entre elle et une autre boutique cessait brusquement. Les gens qui entraient ou sortaient n’avaient pas à monter quelques marches, ou à glisser de plain-pied sur le sol au niveau de la rue ; mais il leur fallait descendre par trois degrés fort roides, et plonger comme dans une cave. La place était pavée avec de la pierre et de la brique, ainsi qu’aurait pu l’être celle de toute autre cave ; et, au lieu d’une fenêtre à châssis et à vitres, il y avait un grand battant ou volet de bois peint en noir, presque à hauteur d’appui, qui se reployait pendant le jour, donnant autant de froid que de jour, très souvent même moins de jour que de froid. Derrière cette boutique était une salle à manger lambrissée ayant vue d’abord sur une cour pavée, et au delà sur une terrasse et un petit jardin à quelques pieds au-dessus de la salle. Tout le monde aurait supposé que cette salle lambrissée, sauf la porte de communication par laquelle on avait été introduit, était retranchée du reste de l’univers ; et véritablement on avait remarqué que beaucoup d’étrangers, en y entrant pour la première fois, étaient devenus extrêmement pensifs, et semblaient chercher à résoudre dans leur esprit le problème de savoir si les chambres de l’étage supérieur n’étaient accessibles que du dehors par des échelles, ne soupçonnant jamais que deux des portes les moins prétentieuses et les plus invraisemblables qu’il y eût au monde, et que les plus ingénieux mécaniciens de la terre devaient de toute nécessité supposer des portes de cabinets, ouvraient une issue hors de cette salle, chacune sans la moindre préparation et sans livrer plus d’un quart de pouce de passage, sur deux escaliers noirs et tournants, l’un dirigé vers le haut, l’autre vers le bas : car c’étaient là les seuls moyens de communication entre cette pièce et les autres parties de la maison.

Avec toutes ces singularités, il n’y avait pas une maison plus propre, plus scrupuleusement rangée, plus minutieusement ordonnée dans Clerkenwell, dans Londres, dans toute l’Angleterre. Il n’y avait pas de croisées mieux nettoyées, de planchers plus blancs, de poêles plus brillants, de meubles en vieil acajou d’un lustre plus admirable. On ne frottait pas, on ne grattait pas, on ne brunissait pas, on ne polissait pas davantage dans toutes les maisons de la rue prises ensemble. Et cette perfection n’était pas obtenue sans quelques frais, quelques peines, et une grande dépense de poumons : les voisins ne s’en apercevaient que trop, quand la bonne dame du logis veillait et aidait elle-même à ce que tout fût mis en état les jours de nettoyage, ce qui, d’habitude, avait lieu du lundi matin au samedi soir, ces deux jours inclus.

Appuyé contre le montant de la porte de ce logis qui était le sien, le serrurier se tenait debout de bonne heure, le lendemain du jour où avait eu lieu sa rencontre avec le blessé, considérant d’un air inconsolable son enseigne, une grande clef de bois, peinte en jaune vif pour simuler l’or, laquelle pendillait sur le devant de la maison et oscillait à droite et à gauche en criant d’une manière lugubre, comme si elle se plaignait de n’avoir rien à ouvrir. Quelquefois il regardait par-dessus son épaule dans la boutique, qui était si assombrie par les nombreuses marques de sa profession, si noircie par la fumée d’une petite forge, près de laquelle son apprenti était à l’ouvrage, qu’il eût été difficile, pour un œil inaccoutumé à des investigations de ce genre, de distinguer là autre chose que divers outils d’une façon et d’une forme grossières, de grands paquets de clefs rouillées, des morceaux de fer, des serrures à moitié finies, et maint objet de même nature, garnissant les murailles ou pendant en grappes du plafond.

Après une longue et patiente contemplation de la clef d’or, et plusieurs coups d’œil lancés ainsi derrière lui, Gabriel fit quelques pas dans la rue, et dirigea un regard furtif vers les fenêtres de l’étage supérieur. L'une d’elles, par hasard, s’ouvrit toute grande en ce moment, et une figure friponne rencontra la sienne. C'était une figure illuminée par la plus aimable paire d’yeux étincelants sur lesquels un serrurier eût jamais fixé sa vue ; c’était la figure d’une jeune folle, jolie, rieuse, aux fraîches fossettes pleines de santé, la véritable personnification de la bonne humeur et de la beauté dans sa fleur.

« Chut ! dit elle tout bas, en se penchant et montrant avec malice la fenêtre d’au-dessous ; mère dort encore.

– Encore, ma chérie ! répondit le serrurier du même ton. Tu en parles à ton aise. Ne dirait-on pas qu’elle a dormi toute la nuit, quand elle n’a guère eu plus d’une demi-heure de sommeil ? Mais, Dieu soit loué ! le sommeil est une bénédiction… il n’y a pas de doute à cela. »

Le serrurier marmotta ces derniers mots pour lui seul.

« C'est bien cruel à vous de nous avoir tenus sur pied si tard dans la nuit, sans seulement nous dire où vous étiez, et sans nous envoyer au moins un petit mot pour nous rassurer, reprit la jeune fille.

– Ah ! Dolly, Dolly ! répliqua le serrurier secouant la tête et souriant, c’est bien cruel à vous d’avoir couru là-haut dans votre chagrin, pour vous mettre au lit ! Descendez déjeuner, petite folle, et bien doucement, ou vous réveilleriez votre mère. Elle doit être fatiguée, j’en suis sûr ; certainement elle doit l’être. »

Gardant pour lui ces derniers mots, et répondant au signe de tête de sa fille, il allait entrer dans sa boutique, la figure encore toute rayonnante du sourire que Dolly y avait éveillé, lorsqu’il put voir, juste au moment même, le bonnet de papier goudronné de son apprenti faire un plongeon afin d’éviter l’œil du maître, et se reculer de la fenêtre, pour retourner en tapinois à sa première place, où il ne fut pas plutôt qu’il se mit à jouer vigoureusement du marteau.

« Encore Simon aux aguets ! se dit Gabriel ; ça ne vaut rien. Que diable croit-il donc que la petite va dire ? Toujours je le surprends à écouter lorsqu’elle parle, jamais à un autre moment. Mauvaise habitude, Sim, que de se cacher comme ça pour faire ses coups à la sourdine. Ah ! vous avez beau jouer du marteau, vous ne m’ôterez pas cela de l’idée, quand vous y travailleriez toute votre vie. »

En se parlant ainsi à lui-même et secouant la tête d’un air grave, il rentra dans l’atelier et toisa l’objet de ces remarques.

« En voilà assez pour l’instant, dit le serrurier. Il est inutile de continuer ce bruit infernal. Le déjeuner est prêt.

– Monsieur, dit Sim en levant les yeux sur son maître avec une politesse étonnante et un petit salut à lui qui s’arrêtait net au cou, je suis à vous immédiatement.

– Je suppose, marmotta Gabriel, que c’est une phase de « la Guirlande de l’Apprenti, » ou des « Délices de l’Apprenti, » ou du « Chansonnier de l’Apprenti, » ou du « Guide de l’Apprenti à la Potence, » ou de quelque autre livre instructif de ce genre-là. Bon ! ne va-t-il pas maintenant se faire beau !…un amour de serrurier, ma foi. »

Sans se douter le moins du monde que son maître l’observait de la sombre encoignure près de la porte de la salle à manger, Sim jeta son bonnet de papier, sauta à bas de son siège, et, en deux pas extraordinaires, quelque chose entre l’enjambée d’un patineur et celle d’un danseur de menuet, il bondit jusqu’à une sorte de lavabo à l’autre bout de l’atelier, et là il fit disparaître de sa figure et de ses mains toutes les traces du travail de la matinée, exécutant le même pas pendant tout le temps avec le plus grand sérieux. Cela fait, il tira de quelque endroit caché un petit morceau de miroir, dont il s’aida pour arranger ses cheveux et constater l’état exact d’un petit bouton qu’il avait sur le nez. Ayant alors parachevé sa toilette, il posa le morceau de miroir sur un banc peu élevé, et regarda par-dessus son épaule tout ce qui put se refléter de ses jambes dans un cadre si étroit, avec une extrême complaisance et une extrême satisfaction.

Sim, comme on l’appelait dans la famille du serrurier, ou M. Simon Tappertit, comme il s’appelait lui-même et exigeait que tout le monde l’appelât au dehors, les jours de fête, sans compter les dimanches, était un drôle de corps, d’une figure mince, aux cheveux plats, aux petits yeux, de petite taille, n’ayant pas beaucoup plus de cinq pieds, mais absolument convaincu dans son propre esprit qu’il était au-dessus de la taille moyenne, et plutôt grand qu’autrement. Sa personne, qui était bien faite, quoique des plus maigres, lui inspirait une haute admiration ; et ses jambes, qui, dans sa culotte courte, étaient deux curiosités, deux raretés, au point de vue de leur exiguïté, excitaient en lui l’enthousiasme à un degré voisin de l’extase. Il avait aussi quelques idées majestueusement nuageuses, que n’avaient jamais sondées à fond ses amis les plus intimes, sur la puissance de son œil. On n’ignorait pas qu’il était allé jusqu’à se vanter de pouvoir complètement réduire et subjuguer la plus fière beauté par un simple procédé qu’il définissait « l’œillade fascinatrice ; » mais il faut ajouter que de cette puissance, pas plus que d’un don homogène qu’il prétendait avoir de vaincre et dompter les animaux, même enragés, il n’avait jamais fourni de preuve qu’on pût estimer tout à fait satisfaisante et décisive.

Ces prémisses permettent de conclure que le petit corps de M. Tappertit renfermait une âme ambitieuse et pleine de présomption. De même que certaines liqueurs, contenues dans des barils de dimensions trop étroites, fermentent, s’agitent et s’échauffent dans leur prison, ainsi l’essence spirituelle de l’âme de M. Tappertit fumait quelquefois dans le précieux baril de son corps, jusqu’à ce que, avec beaucoup d’écume, de mousse et de fracas, elle s’ouvrît de force un passage, et emportât tout devant elle. Il avait coutume de remarquer. dans ces occasions, que son âme lui avait monté à la tête ; et, dans ce nouveau genre d’ivresse, il lui était arrivé nombre d’anicroches et de mésaventures, qu’il avait fréquemment cachées, non sans de grandes difficultés, à son digne maître.

Sim Tappertit, parmi les autres fantaisies dont cette âme se repaissait et se régalait incessamment (fantaisies qui, telles que le foie de Prométhée, se multipliaient par la consommation), avait une haute idée de son ordre ; et la servante l’avait entendu exprimer ouvertement le regret que les apprentis ne pussent plus porter de bâtons pour en assommer les pékins, selon son expression énergique. Il aurait dit aussi qu’on avait jadis stigmatisé l’honneur de leur corps par l’exécution de Georges Barnwell ; que les apprentis n’eussent pas dû se soumettre bassement à cette exécution, qu’ils eussent dû réclamer leur collègue à la législature, d’abord d’une manière calme, puis, s’il le fallait, au moyen d’un appel aux armes, dont ils auraient fait usage comme ils l’auraient jugé à propos dans leur sagesse. Ces réflexions l’amenaient toujours à considérer quel glorieux instrument les apprentis pourraient devenir encore, si seulement ils avaient à leur tête un esprit supérieur ; et il faisait alors d’une façon ténébreuse, et terrifiante pour ceux qui l’écoutaient, allusion à certains gaillards de sa connaissance, tous crânes finis, et à un certain Cœur-de-Lion prêt à devenir leur capitaine, lequel, une fois en besogne, ferait trembler le lord-maire sur son trône municipal.

Quant au costume et à la décoration personnelle, Sim Tappertit n’était pas d’un caractère moins aventureux ni moins entreprenant. On l’avait vu, chose incontestable, ôter des manchettes superfines au coin de la rue les dimanches soir, et les mettre soigneusement dans sa poche avant de rentrer au logis ; et il était notoire que, tous les jours de grande fête, il avait l’habitude de changer ses boucles de genouillères en simple acier contre des boucles de strass reluisant, sous l’abri amical d’un poteau, très commodément planté audit endroit. Ajoutez à cela qu’il était âgé de vingt ans juste ; que son extérieur lui en donnait davantage, et sa suffisance au moins deux cents ; qu’il ne trouvait pas de mal à ce qu’on le plaisantât en passant sur son admiration pour la fille de son maître ; et qu’il avait même, comme on l’invitait, dans une certaine taverne obscure, à proposer la santé de la dame qu’il honorait de son amour, porté le toast suivant, avec force œillades et lorgnades : « Une belle créature dont le nom de baptême commence par un D. » Et maintenant le lecteur sait de Sim Tappertit, qui avait en ce moment rejoint à table le serrurier, tout ce qu’il est nécessaire d’en savoir pour faire connaissance avec lui.

C'était un repas substantiel : car, indépendamment du thé de rigueur et de ses accessoires, la table craquait sous le poids d’une bonne rouelle de bœuf, d’un jambon de première qualité, et de divers étages de gâteau beurré du Yorkshire, dont les tranches s’élevaient l’une sur l’autre dans la disposition la plus appétissante. Il y avait aussi un superbe cruchon bien verni, ayant la forme d’un vieux bonhomme qui ressemblait un peu au serrurier ; au-dessus de sa tête chauve était une belle mousse blanche qui lui tenait lieu de perruque et promettait, à ne pas s’y tromper, une ale pétillante brassée à la maison. Mais plus adorable que cette ale jolie brassée à la maison, que le gâteau du Yorkshire, que le jambon, que le bœuf, qu’aucune autre chose à manger ou à boire que la terre ou l’air ou l’eau pût fournir, il y avait là, présidant à tout, la fille du serrurier, aux joues de rose : devant ses yeux noirs le bœuf perdait tout son prestige, et la bière n’était plus rien, ou peu s’en faut.

Les pères ne devraient jamais embrasser leurs filles en présence de jeunes gens. C'est trop aussi. Il y a des limites aux épreuves humaines. Voilà justement ce que pensait Sim Tappertit quand Gabriel attira, vers ses lèvres les lèvres rosées de sa fille… Ces lèvres qui étaient chaque jour si près de Sim, et pourtant si loin ! Il respectait son maître, mais il aurait souhaité dans ce moment-là que le gâteau de Yorkshire l’étouffât plutôt.

« Père, dit la fille du serrurier, lorsque fut finie cette embrassade, qu’est-ce donc que j’apprends ? Est-il bien vrai que cette nuit…

– Tout ça est vrai, chère enfant ; vrai comme l’Évangile, Doll.

– M. Chester fils volé, et gisant blessé sur la route, quand vous êtes survenu ?

– Oui ; M. Édouard. Et auprès de lui Barnabé, criant au secours tant qu’il pouvait. Je suis survenu fort à point, car c’est une route solitaire ; il était tard, et, comme la nuit était froide, et que le pauvre Barnabé avait encore moins de raison qu’à l’ordinaire, par suite de sa surprise et de son épouvante, le jeune monsieur n’en avait pas pour longtemps de s’en aller dans l’autre monde.

– Je tremble, rien que d’y penser ! cria sa fille en frémissant. Comment l’avez-vous reconnu ?

– Reconnu ? répliqua le serrurier. Je ne l’ai pas reconnu. Et le moyen de le reconnaître ? Je ne l’avais jamais vu ; j’avais seulement mainte fois entendu parler de lui, comme j’en avais parlé moi-même sans le connaître. Je l’ai transporté chez mistress Rudge, et elle ne l’eut pas plus tôt vu, qu’elle me dit qui c’était.

– Mlle Emma, père, si cette nouvelle lui arrive, exagérée comme elle le sera certainement, est capable d’en devenir folle.

– Eh mais ! écoutez donc encore, et voyez à quoi un homme s’expose quand il a bon cœur, dit le serrurier. Mlle Emma était avec son oncle au bal masqué, à Carlisle-House ; elle y était allée bien malgré elle, m’a-t-on dit à la Garenne. Savez-vous ce que fait votre imbécile de père, après avoir tenu conseil avec mistress Rudge ? Il y va lorsqu’il aurait dû être dans son lit ; il sollicite la protection de son ami le portier, s’affuble d’un masque et d’un domino, et se mêle aux masques.

– Et comme c’est bien digne de lui d’avoir fait cela ! s’écria la fillette, lui mettant son beau bras autour du cou, et lui donnant le plus enthousiaste des baisers.

– Bien digne de lui ! répéta Gabriel, qui affectait de grommeler, mais qui évidemment était enchanté du rôle qu’il avait joué et des louanges de sa fille. Bien digne de lui ! C'est ainsi que parle votre mère. Cela n’empêche pas qu’il s’est mêlé à la foule ; harcelé, tourmenté, je vous en réponds, par des gens qui venaient lui rebattre les oreilles de leur : « Est-ce que tu ne me connais pas, beau masque ? moi je te connais bien, » et d’un tas de sottises de cette espèce. Sans compter qu’il y serait encore à chercher, s’il n’y avait eu, dans une petite salle, une jeune dame qui venait de retirer son masque, à cause de l’extrême chaleur de l’endroit, et qui restait assise là toute seule.

– Et c’était elle ? dit sa fille précipitamment.

– Et c’était elle, répondit le serrurier ; et je ne lui eus pas plutôt murmuré à l’oreille ce dont il s’agissait, avec autant de ménagement, Doll, et presque avec autant d’art que vous auriez pu en mettre vous-même, qu’elle jeta un cri aigu et s’évanouit.

– Et alors qu’arriva-t-il après ? demanda sa fille.

– Eh mais ! un troupeau de masques accourut autour d’elle ; il y eut un bruit général, un brouhaha, et je m’estimai heureux de m’esquiver : voilà tout, répliqua le serrurier. Ce qui arriva lorsque je revins au logis, vous pouvez le deviner, si vous ne l’avez pas entendu. Ah !… Bien… Ma foi ! il ne faut pas toujours avoir la mort dans l’âme. Passez-moi Tobie par ici, chère enfant. »

Ce Tobie, c’était le cruchon brun dont il a déjà été fait mention. Le serrurier, qui pendant tout l’entretien avait exercé d’affreux ravages parmi les comestibles, appliqua les lèvres au front bienveillant du digne bonhomme, et les y laissa si longtemps collées, tandis qu’il levait lentement le vase en l’air qu’à la fin il eut la tête de Tobie sur son nez ; alors il fit claquer ses lèvres, et le replaça sur la table avec un regret plein de tendresse.

Quoique Sim Tappertit n’eût pas pris part à cette conversation, et que la parole ne lui eût jamais été adressée, il n’avait pas manqué de faire en silence les manifestations d’étonnement qu’il croyait les plus propres à déployer avec succès la puissance fascinatrice de ses yeux. Regardant la pause qui avait suivi le dialogue comme une circonstance particulièrement avantageuse, et voulant frapper un grand coup sur la fille du serrurier (elle le regardait alors, à ce qu’il croyait dans une muette admiration), il commença à crisper et contracter sa figure, et principalement ses yeux ; à faire des contorsions si extraordinaires, si hideuses, si incomparables, que Gabriel, qui regarda par hasard de son côté, en fut tout ébahi.

« Eh mais ! que diable a donc ce garçon ? cria le serrurier. Est-ce qu’il s’étouffe ?

– Qui ? demanda Sim avec quelque dédain.

– Qui ? Eh mais ! vous, répliqua son maître. Pourquoi faites-vous ces horribles grimaces à table ?

– Chacun son goût, monsieur ; si j’aime les grimaces, moi ! dit M. Tappertit, un peu déconcerté ; et ce qui le déconcertait le plus, c’était d’avoir vu la fille du serrurier sourire.

– Sim, répliqua Gabriel en riant de bon cœur, pas de bêtises ; je voudrais vous voir devenir raisonnable. Ces jeunes gens, ajouta-t-il en se tournant vers sa fille, sont toujours à faire quelque folie. Il y a eu une querelle hier au soir entre Joe Willet et le vieux John, quoique je ne puisse pas dire que Joe fût tout à fait dans son tort. Un de ces matins on ne le trouvera plus là-bas ; il sera parti pour chercher fortune, et courir la prétentaine. Eh mais ! qu’y a-t-il, Doll ? c’est vous qui faites des grimaces maintenant. Allons, je vois bien que les filles ne valent pas mieux que les garçons !

– C'est le thé, dit Dolly en devenant tour à tour très rouge et très pâle (c’est toujours comme ça quand on se brûle), il est si chaud ! »

M. Tappertit fit de gros yeux à un pain de quatre livres qui était sur la table, et respira fortement.

« Est-ce tout ? répondit le serrurier. Mets dans ton thé un peu plus de lait. Oui, j’en suis fâché pour Joe, parce que c’est un brave jeune homme, qui gagne à être connu, mais il partira tout à coup, vous verrez. Il me l’a, ma foi ! dit lui-même.

– Vraiment, cria Dolly d’une voix faible, vraiment !

– Est-ce le thé qui vous chatouille encore le gosier, chère enfant ? » dit le serrurier.

Mais, avant que sa fille eût pu lui répondre, elle fut prise d’une toux importune, d’une espèce de toux si désagréable que, l’accès fini, des larmes sortaient de ses beaux yeux. Le bon serrurier était encore à lui donner de petites tapes sur le dos, et à lui prodiguer de doux remèdes de même nature, lorsqu’on reçut un message de Mme Varden. Elle faisait savoir à tous ceux que cela pouvait intéresser, qu’elle se sentait beaucoup trop indisposée pour se lever, après l’agitation et l’anxiété de la nuit précédente ; qu’en conséquence elle désirait qu’on lui procurât immédiatement la petite théière noire avec du bon thé bien fort, une demi-douzaine de rôties beurrées, une platée raisonnable de bœuf et de jambon en tranches minces, et le Manuel protestant en deux volumes in-douze. Comme quelques autres dames qui, dans les âges reculés, fleurirent sur ce globe, Mme Varden était d’autant plus dévote qu’elle était de moins bonne humeur. Chaque fois qu’elle et son mari se trouvaient, contre l’habitude, en mésintelligence, le Manuel protestant reprenait tout de suite faveur.

Sachant par expérience ce que cette requête voulait dire, le triumvirat dut se dissoudre. Dolly alla faire exécuter en toute hâte les ordres de sa mère ; Gabriel monta dans sa carriole pour aller dehors vaquer à quelque affaire, et Sim retourna à sa besogne journalière dans l’atelier, toujours avec ses gros yeux fixes, quoique le pain de quatre livres restât derrière lui sur la table.

Que dis-je ? ses gros yeux grossirent encore, et, lorsqu’il eut noué son tablier, ils étaient gigantesques. Ce ne fut pas avant de s’être plusieurs fois promené de long en large, les bras croisés, en faisant les plus grandes enjambées qu’il pouvait faire, et d’avoir écarté à coups de pied une foule de menus objets, que ces lèvres commencèrent à onduler. Enfin une sombre dérision parut sur ses traits, et il sourit, et en même temps il proféra avec un mépris suprême le monosyllabe « Joe ! »

« Je l’ai joliment fascinée avec mon œillade pendant qu’il parlait de ce garçon, dit-il ; voilà naturellement ce qui l’a rendue si confuse… Joe ! »

Il se repromena de long en large plus vite encore, et, s’il est possible, avec de plus grandes enjambées ; s’arrêtant quelquefois pour regarder un peu ses jambes, quelquefois pour éjaculer avec un geste terrible un autre « Joe ! » Au bout d’un quart d’heure ou environ, il reprit le bonnet de papier, et il essaya de travailler. Non, il ne pouvait venir à bout de rien faire.

« Je ne ferai rien aujourd’hui dit M. Tappertit en jetant par terre son ouvrage, que repasser. Je vais repasser tous les outils. Le métier de rémouleur va mieux à mon humeur. Joe ! »

Whir-r-r-r. La meule fut bientôt en mouvement, on vit jaillir une pluie d’étincelles : c’était l’occupation qu’il fallait à son esprit effervescent.

Whir-r-r-r-r-r.

« Ça ne se passera pas comme ça ! dit M. Tappertit, s’arrêtant d’un air de triomphe et essuyant sur sa manche sa figure échauffée Ça ne se passera pas comme ça. Je désire qu’il n’y ait pas de sang répandu. »

Whir-r-r-r-r-r-r-r.

Chapitre V. §

Aussitôt qu’il eut terminé les affaires du jour, le serrurier sortit seul pour visiter le gentleman blessé et s’assurer des progrès de son rétablissement. La maison où il l’avait laissé était dans une rue détournée de Southwark non loin de London-Bridge, et ce fut là qu’il se dirigea de toute sa vitesse, bien décidé à s’y arrêter le moins possible et à revenir se coucher de bonne heure.

La soirée était tempétueuse presque autant que celle de la veille. Un homme solide comme Gabriel avait de la peine à rester sur ses jambes au coin des rues ou à tenir tête au vent, qui se montrait parfois le plus fort et le repoussait en arrière de quelques pas ou, malgré toute son énergie, le forçait de s’abriter sous une voûte à l’entrée de quelque maison, jusqu’à ce que la bourrasque eût épuisé sa furie. De temps en temps un chapeau ou une perruque, ou l’un et l’autre arrivaient en filant et roulant, en gambadant devant lui follement, tandis que le spectacle plus sérieux de tuiles et d’ardoises qui tombaient, ou de masses de brique ou de mortier ou de morceaux de pierres de couronnement qui résonnaient sur le trottoir tout à côté de lui, et se brisaient en mille éclats n’augmentait pas le charme de son expédition, et ne rendait pas la route moins effrayante.

« Ce n’est pas amusant, pour un homme de mon âge, de faire une visite par une telle soirée ! dit le serrurier en frappant doucement à la porte de la veuve. J'aimerais mieux être dans l’encoignure de la cheminée du vieux John, ma parole !

– Qui est là ? » demanda du dedans une voix de femme. On lui répondit ; elle ajouta vite un mot de bienvenue, et la porte fut promptement ouverte.

Cette femme avait environ quarante ans, peut-être deux ou trois ans de plus, une physionomie riante et une figure qui autrefois avait été jolie. Elle portait des traces d’affliction et d’inquiétude, mais des traces déjà anciennes ; le temps les avait lissées. Quiconque n’avait accordé par hasard qu’un simple coup d’œil à Barnabé aurait reconnu que cette femme était sa mère. Leur ressemblance était frappante ; mais là où le visage du fils offrait l’égarement et le vide de la pensée, il y avait chez la mère ce calme patient qui est le résultat de longs efforts et d’une paisible résignation.

Une seule chose, dans sa figure, était étrange et saisissante. Vous ne pouviez pas la regarder, au milieu de son humeur la plus joyeuse, sans la reconnaître capable, à un degré extraordinaire, d’exprimer la terreur. Ce n’était point à la surface. Ce n’était pas non plus particulièrement dans un de ses traits ; vous ne pouviez prendre ni les yeux, ni la bouche, ni les lignes de la joue, et dire en les détaillant que cela tenait à quelqu’un d’eux pris à part. Il y avait plutôt, dans l’ensemble, je ne sais où, en embuscade, quelque chose qu’on ne voyait jamais que d’une manière obscure, mais qui était toujours là sans s’absenter jamais une minute. C'était l’ombre la plus faible, la plus fugitive, de quelque regard, expression soudaine, enfantée sans doute par un moment rapide d’intense et inexprimable horreur ; mais, si vague et faible que fût cette ombre, elle faisait deviner ce que cette expression avait dû être, et la fixait dans l’esprit comme l’image d’un mauvais rêve.

Plus faible, plus chétive, manquant de force et d’énergie, pour ainsi dire, à raison des ténèbres de son intelligence, la même empreinte s’était gravée dans la physionomie du fils. Si on avait vu cela dans un portrait, on aurait demandé la légende, on n’aurait pu regarder la toile sans être obsédé par une curiosité pénible. Les personnes qui connaissaient l’histoire du Maypole, et se souvenaient de ce qu’était la veuve avant l’assassinat de son mari et de son maître, n’avaient pas besoin d’explication. Outre la façon dont la malheureuse avait changé, on se rappelait que, quand son fils était né, le jour même où l’on avait su la nouvelle du double meurtre, il portait sur son poignet une marque semblable à une tache de sang mal effacée.

« Dieu vous garde ! voisine, dit le serrurier, en la suivant de l’air d’un vieil ami dans une petite salle à manger où brillait un bon feu.

– Et vous pareillement, répondit-elle avec un sourire. C’est votre excellent cœur qui vous a ramené ici. Rien ne peut vous retenir chez vous, je le sais de longue date s’il y a des amis à servir ou à consoler au dehors.

– Fi ! Fi ! répliqua le serrurier en se frottant les mains et les réchauffant. Voilà bien les femmes ! il ne leur faut pas grand’chose pour jaser. Comment va le malade, voisine ?

– Il dort maintenant. Il a été très agité vers le jour, et pendant quelques heures il s’est tourné et retourné douloureusement ; mais la fièvre l’a quitté, et le médecin dit qu’il sera bientôt guéri. Défense de le transporter avant demain.

– Il a eu des visites aujourd’hui, hein ? dit Gabriel avec finesse.

– Oui, M. Chester père est resté ici depuis que nous l’avons envoyé prévenir, et il ne faisait que de partir quand vous avez frappé.

– Pas de dames ? dit Gabriel en haussant les sourcils, et d’un air désappointé.

– Une lettre, reprit la veuve.

– Allons ! ça vaut mieux que rien ! cria le serrurier. Qui en était porteur ?

– Barnabé, naturellement.

– Barnabé est un bijou ! dit Varden. Il va et vient à son aise là où nous autres, qui nous croyons plus raisonnables que lui, serions fort embarrassés d’en faire autant. Il n’est pas à courir encore, j’espère ?

– Dieu merci, il est dans son lit. Comme il a été debout toute la nuit, vous savez et toute la journée sur pied, il était rompu de fatigue. Ah ! voisin, si je pouvais seulement le voir plus souvent aussi tranquille, si je pouvais seulement dompter cette terrible inquiétude !

– Cela viendra, dit le serrurier avec bonté ; cela viendra. Ne vous laissez pas abattre. Je trouve qu’il gagne en raison chaque jour. »

La veuve secoua la tête ; et, cependant, bien qu’elle sût que le serrurier cherchait à l’encourager, et qu’il ne parlait pas ainsi de conviction, elle éprouvait de la joie à entendre même cet éloge de son pauvre benêt de fils.

« Il finira par faire un homme d’esprit, continua le serrurier. Prenez garde que, quand nous deviendrons de vieux radoteurs, Barnabé ne nous fasse la nique. Je ne vous dis que ça. Mais notre autre ami, ajouta-t-il en regardant sous la table et autour du plancher, le plus fin matois de tous les matois, où donc est-il ?

– Dans la chambre de Barnabé, répliqua la veuve avec un sourire languissant.

– Ah ! c’est celui-là qui est un rusé compère, dit Varden en secouant la tête. Je serais bien fâché de parler de choses secrètes devant lui. Ah ! c’est ça un fameux gaillard. Je parie qu’il pourrait lire, écrire et compter, s’il voulait s’en donner la peine. Qu'est-ce que j’entends là ? N'est-ce pas lui qui tape à la porte ?

– Non, répondit la veuve ; c’était dans la rue, je pense. Écoutez ! oui. Encore ce bruit. Il y a quelqu’un qui frappe doucement au volet. Qui ce peut-il être ? »

Ils avaient parlé à voix basse, car le malade était couché au-dessus ; et, comme les murs et les plafonds étaient minces et légèrement bâtis, le son de leurs voix aurait, sans cette précaution, troublé son sommeil. La personne qui frappait, quelle qu’elle fût, avait pu se tenir fort près du volet sans rien entendre ; et voyant la lumière à travers les fentes, sans aucun bruit, elle avait bien pu croire qu’il n’y avait là qu’une seule personne.

« Quelque brigand de voleur, peut-être, dit le serrurier. Donnez-moi la lumière.

– Non, non, répondit-elle précipitamment : de tels visiteurs ne sont jamais venus à ce pauvre logis. Restez ici. Je suis toujours à même de vous appeler en cas de besoin. Je préfère y aller seule.

– Pourquoi ? dit le serrurier, laissant à contrecœur la chandelle qu’il avait prise de dessus la table.

– Parce que, je ne sais pourquoi, mais c’est plus fort que moi, répondit-elle. On frappe encore ; ne me retenez pas, je vous en supplie. »

Gabriel la regarda, grandement étonné de voir une personne d’ordinaire si calme et si tranquille en proie à une pareille agitation, et pour si peu de chose. Elle quitta la chambre et ferma la porte derrière elle. Un moment elle resta là, comme si elle hésitait, sa main sur la serrure. Dans ce court intervalle il y eut encore un petit coup donné ; et une voix tout près de la fenêtre, une voix dont le souvenir parut réveiller chez lui des idées désagréables, chuchota : « Dépêchez-vous. »

Ces mots furent prononcés à voix basse, mais distinctement, de cette voix qui arrive si vite aux oreilles de ceux qui dorment, et qui les réveille en sursaut. Un instant cela fit tressaillir le serrurier ; il se recula involontairement de la fenêtre et écouta.

Le vent grondant lourdement dans la cheminée ne lui permit pas trop d’entendre ce qui se passa ; mais il aurait affirmé que la porte de la rue avait été ouverte, que le pas d’un homme avait fait craquer le plancher, puis qu’il y avait eu un moment de silence, silence interrompu par quelque chose d’étouffé, qui n’était ni un cri perçant, ni un gémissement, ni un appel au secours, et qui cependant aurait pu être tout cela également ; et les mots : « Mon Dieu ! » prononcés d’une voix qu’il n’avait pas entendue sans un frisson.

Il s’élança aussitôt dehors. Enfin il la vit, cette terrible expression, celle qu’il connaissait si bien, pour l’avoir devinée, sans l’avoir vue auparavant sur la figure de la veuve. Elle était là debout, comme gelée sur le sol, les yeux effarés, les joues livides, chaque trait d’une fixité lugubre, à regarder l’homme qu’il avait rencontré dans la sombre nuit de la veille. Les yeux de cet homme se croisèrent avec ceux du serrurier. Ce ne fut qu’un éclair, un instant, un souffle sur une glace polie, et il n’était plus là.

Le serrurier allait l’atteindre ; il avait presque saisi les pans de sa redingote flottante, quand ses bras furent étroitement serrés par la veuve, qui se jeta sur le pavé devant lui.

« De l’autre côté ! de l’autre côté ! cria-t-elle. Il a pris de l’autre côté. Revenez ! revenez !

– De l’autre côté ! je le vois maintenant, répondit le serrurier, là-bas ; voici son ombre qui passe où est cette lumière. Que fait cet homme ? Qui est-il ? Laissez-moi courir après lui.

– Revenez ! revenez ! s’écria la femme, luttant avec lui et l’étreignant dans ses bras. Ne le touchez pas, au nom de votre salut. Je vous en adjure, revenez ! Il emporte d’autres vies que la sienne. Revenez !

– Que voulez-vous dire ?

– Inutile de savoir ce que je veux dire. Ne demandez rien, n’en parlez plus, n’y pensez plus. Il ne faut pas qu’on le suive, qu’on lui fasse obstacle, qu’on l’arrête. Revenez ! »

Le vieillard la regarda tout ébahi, au moment où elle se tordait pour s’attacher à lui ; et, vaincu par sa douleur impétueuse, il se laissa entraîner dans la maison. Ce ne fut pas avant d’avoir mis la chaîne, fermé la porte à double tour, assuré chaque verrou et chaque barre avec l’ardeur furieuse d’une folle, et l’avoir tiré en arrière dans la chambre, qu’elle dirigea de nouveau sur lui ce regard de statue, plein d’horreur, et que, s’affaissant sur une chaise, elle se couvrit la figure et frissonna comme si la main de la mort était sur elle.

Chapitre VI. §

Étonné à l’excès des événements qui s’étaient passés avec tant de rapidité et de violence, le serrurier contempla cette femme qui frissonnait sur sa chaise, de l’air d’un homme hébété ; il l’aurait contemplée beaucoup plus longtemps, si la compassion et l’humanité n’eussent délié sa langue.

« Vous êtes malade, dit Gabriel. Laissez-moi appeler quelque voisine.

– Non, pour tout au monde, répondit-elle en lui faisant signe de sa main tremblante et tenant sa figure encore détournée. C'est bien assez que vous vous soyez trouvé ici pour voir cela.

– Oui, plus qu’assez ; c’est trop ou trop peu, dit Gabriel.

– Soit, répliqua-t-elle. Comme vous voudrez. Pas de questions, je vous en supplie.

– Voisine, dit le serrurier après une pause, est-ce beau, est-ce raisonnable, est-ce juste envers vous-même ? Est-ce digne de vous, qui me connaissez depuis si longtemps et m’avez demandé conseil pour toutes sortes de choses ? digne de vous, à qui j’ai connu l’esprit vigoureux et le cœur ferme quand vous n’étiez encore qu’une enfant ?

– J'en ai eu grand besoin, répondit-elle. Je vieillis à la fois par les années et par les inquiétudes. C'est peut-être là une trop rude épreuve qui m’a énervé le cœur et affaibli l’esprit. Ne me parlez pas.

– Comment puis-je voir ce que j’ai vu, et me taire ? répartit le serrurier. Quel était cet homme, et pourquoi sa venue a-t-elle produit en vous ce changement ? »

Elle demeura silencieuse, mais se cramponna à la chaise comme pour s’empêcher de choir par terre.

« Je m’autorise d’une ancienne connaissance, Marie, dit le serrurier, car j’ai toujours eu la plus vive affection pour vous, et peut-être ai-je essayé de vous le prouver quand ça m’a été possible. Quel est cet homme de mauvaise mine, et qu’a-t-il à faire avec vous ? Quel est ce fantôme qu’on ne voit que par les nuits les plus noires et par de mauvais temps ? Comment connaît-il et pourquoi vient-il hanter cette maison, chuchotant à travers les fentes et les crevasses, comme s’il y avait entre lui et vous quelque chose dont ni l’un ni l’autre n’oserait parler tout haut ? Qui est-il ?

– Vous avez bien raison de dire qu’il hante cette maison, répliqua la veuve d’une voix languissante. Son ombre a plané sur elle et sur moi dans la lumière et dans les ténèbres, à midi et à minuit. Et maintenant, enfin, le voilà revenu en chair et en os.

– Mais il ne serait pas parti en chair et en os, répliqua le serrurier avec quelque irritation, si vous aviez laissé libres mes bras et mes jambes. Quelle énigme est ceci ?

– C'en est une, répondit-elle, et en même temps elle se leva, qui doit rester à jamais une énigme. Je n’ose pas vous en dire davantage.

– Vous n’osez pas ! répéta le serrurier confondu de surprise.

– Ne me pressez point. Je suis malade et faible, et toutes mes facultés vitales semblent mortes au dedans de moi. Non ! ne me touchez point non plus. »

Gabriel, qui s’était avancé de quelques pas pour la secourir, recula lorsqu’elle fit cette exclamation précipitée, et la regarda en silence avec un profond étonnement.

« Laissez-moi aller seule, dit-elle à voix basse, et que les mains d’un honnête homme ne touchent pas les miennes ce soir. » Quand elle eut marché en chancelant vers la porte, elle se retourna, et ajouta avec un violent effort : « N'oubliez pas que ceci est un secret qu’il faut, de toute nécessité, que je confie à votre honneur. Vous êtes un homme sûr. Comme vous avez toujours été bon et affectueux pour moi, gardez-le. Si vous entendez quelque bruit là-haut, excusez mon absence ; imaginez quelque prétexte ; dites n’importe quoi, sauf ce que vous avez vu en réalité, et que jamais un mot, un regard entre nous, ne rappelle cette circonstance. Je me fie à vous. Songez-y, je me fie à vous. Et jusqu’où va ma confiance en vous, jamais vous ne pourriez le concevoir. »

Fixant ses yeux sur lui un instant, elle s’éloigna et le laissa seul dans la chambre.

Gabriel, ne sachant que penser, se tenait debout, l’œil fixé sur la porte ; son visage était plein d’étonnement et d’épouvante. Plus il méditait sur ce qui venait de se passer, moins il pouvait y donner quelque explication favorable. Trouver cette femme veuve, dont la vie avait été supposée pendant tant d’années une vie de solitude et de retraite, et qui, par sa paisible résignation à ses douleurs, avait gagné l’estime et le respect de tous ceux qui la connaissaient, la trouver liée mystérieusement avec un homme sinistre, s’alarmant de son apparition, et pourtant l’aidant à s’échapper, c’était une découverte qui le peinait autant qu’elle l’effrayait. La pleine confiance qu’elle venait de montrer dans sa discrétion, et le consentement tacite qu’il y avait donné, augmentaient la détresse de son esprit. S'il eût parlé hardiment, s’il eût persisté à la questionner, s’il l’eût retenue quand elle s’était levée pour quitter la chambre, s’il eût fait une protestation quelconque, au lieu de se compromettre lui-même par son silence, comme il sentait bien s’être compromis, il aurait été plus à son aise.

« Pourquoi lui ai-je laissé dire que c’était un secret et qu’elle me le confiait ? dit Gabriel en mettant sa perruque sur un côté de sa tête pour se gratter d’une manière plus commode, et regardant le feu avec tristesse. Je n’ai pas plus de présence d’esprit que le vieux John lui-même. Pourquoi ne lui ai-je pas dit d’un ton ferme : « Vous n’avez pas le droit d’avoir de pareils secrets, et je vous somme de me dire ce que cela signifie ? » au lieu de rester bouche béante devant elle, comme un vieil imbécile que je suis ! Mais c’est bien là mon faible. Je sais, au besoin, résister obstinément à des hommes ; mais des femmes peuvent, quand elles le veulent, me rouler autour de leurs doigts comme le fil de leurs quenouilles. »

Il ôta tout à fait sa perruque en faisant cette réflexion, chauffa au feu son mouchoir, et commença de s’en frotter et polir sa tête chauve, jusqu’à ce qu’elle redevînt luisante.

« Et cependant, dit le serrurier que calmait cette douce opération et qui s’arrêta pour sourire, ce n’est peut-être rien. Quelque braillard d’ivrogne qui s’efforçait d’entrer dans la maison ; il n’en faudrait pas davantage pour alarmer une âme aussi tranquille que la sienne. Mais alors (et cette pensée le tourmentait), comment se fait-il que ce soit cet homme ? comment se fait-il qu’il ait cette influence-là sur elle ? comment se fait-il qu’elle l’ait aidé à m’échapper ? et plus que tout cela, comment se fait-il qu’elle ne m’ait pas dit que c’était une peur soudaine, et rien de plus ? » Triste chose que d’avoir en une minute à se défier d’une personne qu’on connaît depuis si longtemps, et d’une ancienne bonne amie, par-dessus le marché ; mais le moyen de ne pas le faire, lorsque tout cela vous frappe l’esprit !… « Est-ce Barnabé qui arrive là ?

– Oui ! cria-t-il en jetant un regard dans la chambre et faisant un signe de tête. Sans doute, c’est Barnabé. Comment l’avez-vous deviné ?

– Par votre ombre, dit le serrurier.

– Hoho ! cria Barnabé en lançant, un coup d’œil par-dessus son épaule, elle est bon enfant, cette ombre, de s’attacher à moi, quoique je ne sois qu’un insensé. Quel joyeux compagnon ! Nous sautons, nous nous promenons, nous courons, nous gambadons si bien sur l’herbe ensemble ! Quelquefois il est la moitié aussi haut qu’un clocher d’église, et quelquefois pas plus grand qu’un nain. Tantôt il va devant, tantôt derrière, et tout de suite il se dérobe avec adresse ; le voilà par ici, le voilà par là ; s’arrêtant lorsque je m’arrête, et croyant que je ne peux pas le voir, quoique j’aie l’œil sur lui, bel et bien. Ah ! c’est un joyeux compagnon. Dites-moi, est-il insensé aussi ?… Je crois qu’il l’est.

– Pourquoi ? demanda Gabriel.

– Parce qu’il ne se lasse jamais de se moquer de moi. Il ne fait que cela tout le long de la journée… Pourquoi ne venez-vous pas ?

– Où ?

– Là-haut. Il vous demande. Restez… À propos ; et lui, où est son ombre ? Voyons. Vous qui êtes un homme raisonnable, dites-moi ça.

– À côté de lui, Barnabé, à côté de lui, je suppose, répondit le serrurier.

– Non, répliqua-t-il en secouant la tête. Devinez encore.

– Elle est allée se promener, peut-être bien ?

– Il a changé d’ombre avec une femme, chuchota l’idiot à son oreille, et puis il recula d’un air de triomphe. Son ombre à elle est toujours avec lui, et son ombre à lui toujours avec elle. C'est un jeu, je pense, hein ?

– Barnabé, dit le serrurier d’un air grave, venez ici, mon garçon.

– Je sais ce que vous voulez me dire. Je sais ! répliqua-t-il en s’éloignant de lui. Mais je suis un malin, je me tais. Je ne vous dis qu’une chose : Êtes-vous prêt ? »

En achevant ces mots, il saisit la lumière, et l’agita sur sa tête avec un rire égaré.

– Doucement, bellement, dit le serrurier, déployant toute son influence pour le maintenir calme et paisible. Je croyais que vous étiez allé dormir.

– Voilà comme je dormais, répondit-il les yeux démesurément ouverts. Il y avait de grandes figures allant et venant, tout près de ma figure, et ensuite, un mille plus loin, des endroits bas à travers lesquels il fallait ramper, bon gré mal gré ; de hautes églises du faîte desquelles il fallait tomber ; une foule d’étranges créatures se pressant les unes contre les autres de la tête aux pieds pour s’asseoir sur le lit. C'est dormir cela, hein ?

– Des rêves, Barnabé, des rêves, dit le serrurier.

– Des rêves ! répéta-t-il doucement en s’approchant de lui. Ce ne sont pas des rêves.

– Qu'est-ce donc, répliqua le serrurier, si ce ne sont pas des rêves ?

– Je rêvais, dit Barnabé, en passant son bras dans le bras de Varden et en regardant de fort près sa figure, tandis qu’il lui chuchotait sa réponse. Je rêvais précisément tout à l’heure que quelque chose (cela avait la forme d’un homme) me suivait, venait sans bruit derrière moi, ne voulait pas me laisser, mais était toujours à se cacher et à se tapir, comme un chat, dans des coins noirs, et à attendre mon passage ; alors cela sortait en rampant et cela venait sans bruit derrière moi. M'avez-vous jamais vu courir ?

– Plus d’une fois, vous le savez bien.

– Jamais vous ne m’avez vu courir comme je l’ai fait dans ce rêve. Cela se mit à ramper encore pour me harceler : plus près, plus près, plus près. Je courus plus vite, je sautai, je m’élançai hors du lit, et vers la fenêtre, et là dans la rue en bas. Mais il nous attend. Venez-vous ?

– Quoi ! dans la rue en bas, cher Barnabé ? » dit Varden, s’imaginant découvrir quelque rapport entre cette vision et ce qui s’était passé tout à l’heure.

Barnabé le regarda fixement, marmotta des paroles incohérentes, agita de nouveau la lumière sur sa tête, rit, et serrant le bras du serrurier contre le sien d’une manière plus étroite le conduisit à l’étage supérieur en silence.

Ils entrèrent dans une chambre à coucher des plus simples, garnie de quelques chaises dont les pieds en fuseau donnaient la date de leur naissance. Le reste de l’ameublement n’avait pas grande valeur ; mais il était tenu avec beaucoup de propreté.

Dans une bergère devant le feu, pâle et affaibli par une perte de sang considérable, était penché Édouard Chester, le jeune gentleman qui avait le premier quitté le Maypole, durant la soirée précédente. Il tendit la main au serrurier, et lui souhaita la bienvenue comme à son sauveur et à son ami.

« Ne me remerciez pas davantage, monsieur, ne me remerciez pas davantage, dit Gabriel. J'en aurais fait au moins autant, j’espère, pour n’importe qui dans une position si critique, et à plus forte raison pour vous, monsieur. Il y a de par le monde certaine demoiselle, ajouta-t-il avec quelque hésitation, qui a été plus d’une fois pleine de bonté pour nous, et naturellement nous en avons de la reconnaissance. J'espère, monsieur, que ce que je dis là ne vous offense pas. »

Le jeune homme sourit et secoua la tête ; il fit en même temps un mouvement sur sa chaise comme s’il eût souffert.

« Ce n’est presque rien, dit-il en réponse au regard d’intérêt du serrurier : un pur malaise qui provient au moins autant de l’ennui d’être claquemuré ici que de ma légère blessure ou du sang que j’ai perdu. Veuillez vous asseoir, monsieur Varden.

– Si ce n’est pas trop hardi de ma part, monsieur Édouard, de m’appuyer sur votre fauteuil, répliqua le serrurier, faisant comme il disait et se penchant par-dessus lui, je resterai debout ; ce sera plus commode pour parler bas. Barnabé n’est pas dans son humeur la plus calme ce soir, et en pareil cas la conversation ne lui fait jamais de bien. »

Tous deux jetèrent un coup d’œil sur l’objet de cette observation. Il avait pris un siège de l’autre côté du feu, et avec son sourire insignifiant s’occupait à emmêler sur ses doigts un écheveau de fil.

« Je vous prie, monsieur, de me raconter exactement, dit Varden en parlant plus bas encore, ce qui vous est arrivé hier soir. J'ai des motifs pour m’en informer. Quand vous quittâtes le Maypole, vous étiez seul ?

– Et je poursuivis seul ma route vers la maison, jusqu’à ce que je fusse parvenu à l’endroit où vous m’avez trouvé. Là j’entendis le galop d’un cheval.

– Derrière vous ? dit le serrurier.

– Oui, en effet, derrière moi. C'était un cavalier seul, qui bientôt m’atteignit, et, arrêtant son cheval, me demanda la route de Londres.

– Vous étiez sur vos gardes, monsieur, sachant qu’une foule de voleurs de grands chemins bat le pays dans toutes les directions ? dit Varden.

– J'étais sur mes gardes, mais je n’avais qu’une cravache, ayant eu l’imprudence de laisser mes pistolets dans leurs fontes au fils de l’aubergiste. J'indiquai à ce cavalier son chemin. Avant que mes paroles fussent sorties de mes lèvres, il se précipita sur moi d’un élan furieux, comme s’il eût voulu me fouler à terre sous les sabots de son cheval. En me jetant de côté, je glissai et je tombai. Vous m’avez ramassé là avec ce coup de poignard et une ou deux vilaines contusions, et sans ma bourse, dans laquelle il aura trouvé peu de chose pour ses peines. Et maintenant, monsieur Varden, ajouta-t-il en donnant au serrurier une poignée de main, sauf toute l’étendue de ma gratitude envers vous, vous en savez autant que moi.

– Si ce n’est, dit Gabriel en se penchant encore davantage, et regardant avec précaution leur silencieux voisin, si ce n’est en ce qui concerne le voleur lui-même. À quoi ressemblait-il, monsieur ? Parlez bas, s’il vous plaît. Barnabé n’y entend pas malice ; mais je l’ai observé plus souvent que vous, et je sais, quoique vous ne le supposiez guère, qu’il nous écoute en ce moment. »

Il fallait une extrême confiance dans la véracité du serrurier, pour faire croire à n’importe qui ce qu’il avançait là : car tous les sens et toutes les facultés de Barnabé paraissaient absorbés par son écheveau de fil, à l’exclusion de tout autre objet. Le jeune homme en laissa percer quelque chose sur sa figure, car Gabriel lui répéta ce qu’il venait de dire, et avec plus d’insistance que la première fois ; puis, lançant un nouveau coup d’œil vers Barnabé, il demanda de nouveau au blessé à quoi ressemblait l’homme.

« La nuit était si sombre, dit Édouard, l’attaque fut si soudaine, il était tellement enveloppé, emmitouflé, que je pus à peine établir une ressemblance. Je trouve que…

– Ne le nommez pas, monsieur, interrompit le serrurier en suivant son regard vers Barnabé ; je sais qu’il l’a vu. J'ai besoin de savoir ce que vous avez vu, vous.

– Tout ce que je me rappelle, dit Édouard, c’est que quand il arrêta son cheval, son chapeau fut enlevé par un coup de vent. Il le rattrapa et le remit sur sa tête ; je remarquai qu’elle était ceinte d’un foulard noir. Il y a un étranger qui est entré au Maypole pendant que j’y étais ; je ne l’ai pas vu, parce que je me tenais à l’écart pour des raisons personnelles ; et, lorsque je me levai afin de quitter la salle, et que je jetai un regard autour de moi, il était dans l’ombre de la cheminée, et caché à mes yeux. Mais, si cet étranger et le voleur étaient deux personnes différentes, leurs voix avaient une ressemblance extraordinaire : car, sitôt que l’homme m’adressa la parole sur la route, je reconnus son accent et son langage.

– C'est bien ce que je craignais. L'homme même qui était là ce soir, pensa le serrurier, en changeant de couleur. Quelle ténébreuse affaire que tout ceci ?

– Halloa ! lui cria aux oreilles une voix rauque. Halloa, halloa, halloa ! Coa, coa, coa. Qu'est-ce que c’est que ça ! Halloa ! »

L'interlocuteur qui fit tressaillir le serrurier, comme si c’eût été quelque être surnaturel, était un grand corbeau qui s’était perché au sommet de la bergère, sans être vu de Varden ou Édouard, et qui écoutait, avec une attention polie et la plus singulière prétention de comprendre chaque mot, tout ce qui avait été dit jusqu’à ce moment, tournant sa tête de l’un à l’autre, comme s’il était appelé là pour juger leur cas, et qu’il fût de la dernière importance qu’il ne perdît pas un mot de l’affaire.

« Regardez-le, dit Varden, partagé entre son admiration pour l’oiseau et une sorte de crainte qu’il semblait en avoir. Avez-vous jamais vu un lutin plus rusé ? Oh ! c’est un terrible compère ! »

Le corbeau, dont la tête était toute penchée d’un côté, et dont l’œil étincelait comme un diamant, garda un silence pensif pendant quelques secondes ; puis il répliqua, d’une voix si rauque et si lointaine qu’elle paraissait plutôt venir à travers son épais plumage que de son bec et de son gosier :

« Halloa, halloa, halloa ! Qu'est-ce que c’est ? Allons, courage. N'aie pas peur. Coa, coa, coa. Je suis un démon, je suis un démon, je suis un démon. Hourra ! »

Et alors, comme si son rôle infernal le transportait de bonheur, il se mit à siffler.

« Je crois, ma parole d’honneur, qu’il sait ce qu’il dit. Je vous jure que je le crois, reprit Varden. Voyez-vous de quelle façon il me regarde, comme s’il savait aussi ce que je viens de dire ? »

À cela l’oiseau, se balançant en quelque sorte sur la pointe du pied, et remuant son corps en haut et en bas comme pour une espèce de danse grave, repartit : « Je suis un démon, je suis un démon, je suis un démon, » et fit battre ses ailes contre ses flancs, comme s’il crevait de rire. Barnabé claqua des mains et se roula tout bonnement sur le plancher dans un accès d’enthousiasme et de joie.

« D'étranges camarades, monsieur ! dit le serrurier en secouant la tête, tandis que son regard allait de l’un à l’autre. C'est l’oiseau qui a tout l’esprit.

– Étranges vraiment ! dit Édouard, présentant son doigt au corbeau, qui, en reconnaissance de ce geste amical, plongea aussitôt pour le saisir de son bec de fer. Est-il âgé ?

– C'est un enfant, répliqua le serrurier : cent vingt ans, ou environ. Barnabé, mon ami, appelez-le pour qu’il descende.

– L'appeler ! répéta Barnabé se dressant sur son séant au milieu du plancher et regardant Gabriel d’un air hébété, en même temps qu’il rejeta en arrière ses cheveux épars sur son visage. Mais qui donc le ferait venir à volonté ? C'est lui qui m’appelle et me fait venir où il veut. Il marche devant, et moi à sa suite. Il est le maître, et je suis le domestique. Est-ce la vérité, Grip ? »

Le corbeau fit entendre une sorte de croassement court, confortable, confidentiel ; un croassement très expressif, qui semblait dire : « Vous n’avez pas besoin d’initier ces gens-là à nos secrets. Nous nous comprenons bien tous deux. Ça suffit. »

« Moi le faire venir ! cria Barnabé en montrant l’oiseau. Lui qui ne dort jamais ; c’est tout au plus s’il cligne des yeux ! Mais, n’importe à quel instant de la nuit, vous pourriez voir ses yeux dans l’obscurité de ma chambre, comme deux étincelles. Chaque nuit, et tant que la nuit dure, il est bien éveillé, allez, et il se parle à lui-même, en pensant à ce qu’il fera le lendemain, et où nous irons, et à ce qu’il volera, cachera, enfouira. Moi le faire venir ! Ha ! ha ! ha ! »

Changeant d’idée, le corbeau parut disposé à descendre de lui-même. Après un rapide examen du plancher, et quelques regards obliques jetés au plafond et sur chacun des assistants à tour de rôle, il voltigea en bas et alla vers Barnabé, non point en sautant, ni en marchant, ni en courant, mais du pas d’un élégant prétentieux qui, avec des bottes excessivement étroites, essaye de passer bien vite sur de petites pierres qui roulent sous ses pieds. Puis, montant sur la main que lui avait tendue Barnabé, et consentant à se tenir au bout de son bras, il fit entendre une série de sons assez comparables au glouglou de longs bouchons tirés de quelques douzaines de bouteilles, après quoi il confirma de nouveau d’une voix fort distincte que sa naissance et son parentage infernal sentaient le roussi.

Le serrurier secoua la tête (peut-être parce qu’il ne savait pas trop si cette créature n’était pas réellement autre chose qu’un oiseau), peut-être parce qu’il s’apitoyait sur Barnabé, qui tenait pendant ce temps-là le corbeau entre ses bras, et se roulait avec lui sur le plancher. Lorsqu’il leva ses yeux de dessus le pauvre garçon, il rencontra ceux de sa mère ; elle était entrée dans la chambre, et regardait en silence.

Sa figure était toute pâle, même ses lèvres ; mais elle avait dominé son émotion, et rendu à son regard son calme habituel. Varden s’imagina que, lorsqu’il lui lança un coup d’œil, elle s’était cachée de sa vue, et que, pour mieux l’éviter, elle s’occupait du jeune blessé.

Il était temps qu’il se couchât, disait-elle. Il devait être transporté chez lui le lendemain, et il avait déjà dépassé d’une grande heure le temps où il pouvait être levé. Sur cette insinuation, le serrurier se prépara à prendre congé.

« À propos, dit Édouard en lui donnant une poignée de main et en promenant ses regards de Varden à la veuve et de la veuve à Varden, quel bruit y avait-il donc en bas ? J'ai entendu votre voix au milieu de ce tapage, et je vous eusse fait cette question auparavant, si notre autre conversation ne m’avait pas fait passer cela de la mémoire. Qu'était-ce donc ?

Le serrurier la regarda et se mordit la lèvre. Elle s’appuya contre la bergère et fixa ses yeux vers le plancher. Barnabé aussi écoutait.

« Quelque fou, monsieur, ou quelque ivrogne, dit enfin Varden, regardant, fixement la veuve pendant qu’il parlait. Il s’était trompé de maison, et il voulait entrer ici comme chez lui. »

Elle respira plus librement, mais resta debout dans une complète immobilité. Lorsque le serrurier souhaita le bonsoir, et que Barnabé leva la chandelle pour l’éclairer jusqu’au bas de l’escalier elle la lui prit, et lui ordonna, peut-être avec plus de hâte et de vivacité que n’en comportait une si légère circonstance, de ne pas bouger. Le corbeau les suivit, pour avoir la satisfaction de constater si tout était en bas comme il fallait, et, quand ils eurent atteint la porte de la rue, il resta sur la dernière marche, faisant entendre d’innombrables glouglous de bouteilles qu’on débouche.

D'une tremblante main elle détacha la chaîne, poussa en dehors le verrou et tourna la clef. Comme elle avait sa main sur le loquet, le serrurier lui dit à voix basse :

« J'ai fait ce soir un mensonge en votre faveur, Marie, et en faveur des temps passés et de nos anciennes relations, j’aurais dédaigné d’en faire autant pour mon propre compte. J'espère n’avoir pas fait de mal, ni causé de mal à personne. Je ne peux écarter les soupçons que vous m’avez donnés malgré moi, et c’est avec répugnance, je vous le dis franchement, que je laisse M. Édouard ici. Prenez garde qu’il ne lui arrive aucun mal. La sûreté de ce toit m’est suspecte, et je me réjouis de savoir qu’il s’en éloignera bientôt. Maintenant, laissez-moi sortir. »

Un moment elle cacha sa figure dans ses mains et pleura, mais, résistant à l’impétueux besoin qu’elle avait évidemment de lui répondre, elle ouvrit la porte, tout juste la place de passer, et lui fit signe de s’en aller. Le serrurier était encore sur le pas de la porte, qu’on l’avait déjà fermée derrière lui à clef et tendu la chaîne ; le corbeau, s’associant à ces précautions, aboyait de son côté comme un vigoureux chien de garde.

« Cette ligue avec un personnage de mauvaise mine, un échappé de gibet… pendant Édouard l’entend ici de sa retraite ! La présence de Barnabé, venu le premier sur le lieu de l’événement, la nuit dernière ! Se pourrait-il que cette femme, qui a toujours eu la meilleure réputation fût devenue secrètement complice de tels crimes ! dit le serrurier se livrant à ses rêveries. Que le ciel me pardonne si j’ai tort, et qu’il ne m’envoie que des pensées de justice, mais elle est pauvre, la tentation peut bien être grande, et nous entendons parler tous les jours de choses qui ne sont pas plus extraordinaires. Oui, oui, aboie, mon ami. Il y a quelque chose là-dessous ; le diable ou le corbeau s’en mêle, j’en mettrais bien ma main au feu.

Chapitre VII. §

Mme Varden était une dame de cette humeur qu’on appelle communément incertaine ; ce qui signifie, quand on veut tirer les choses au clair, une humeur au contraire trop certaine d’incommoder plus ou moins tout le monde. Ainsi, il arrivait en général que, quand les autres étaient gais, Mme Varden était triste, et que, quand les autres étaient tristes, Mme Varden était disposée à être d’une gaieté surprenante. Véritablement la digne ménagère était d’une nature si capricieuse, que non seulement elle s’élevait au-dessus du génie de Macbeth par son aptitude à montrer, en un tour de main, sagesse et stupéfaction, modération et fureur, loyauté et indifférence ; mais encore sa voix changeait de gamme, montait et descendait dans tous les tons et tous les modes possibles en moins d’un petit quart d’heure ; en un mot, elle savait manœuvrer le triple carillon et jouer à toute volée des instruments éclatants du clocher féminin, avec une adresse et une rapidité d’exécution qui étonnaient tous les auditeurs.

Une observation faite sur cette bonne dame (qui ne manquait pas de charmes en sa personne, car on la trouvait potelée et de même appétissante, quoique, comme sa charmante fille, un peu courte de taille), c’était que son humeur incertaine se fortifiait et s’augmentait en raison de sa prospérité temporelle ; et il ne manquait pas de gens très sensés, ma foi, hommes et femmes, en liaison d’amitié avec le serrurier et sa famille, qui allaient jusqu’à dire qu’une culbute d’une demi-douzaine de tours sur l’échelle du monde, tels que, la banqueroute d’une banque où son mari plaçait son argent, ou quelque autre accident de ce genre, la rendrait et sans faute une des dames du plus agréable commerce ici-bas. Je n’ai pas à m’expliquer sur cette conjecture bien ou mal fondée, toujours est-il que les esprits, comme les corps, tombent souvent dans un état fâcheux où ils se couvrent de pustules par pur excès de bien être, et, comme eux, se guérissent souvent avec des remèdes nauséabonds, d’un goût affreux au palais.

Le principal auxiliaire et l’âme damnée de Mme Varden, mais en même temps la principale victime de ses colères, était son unique servante, une demoiselle Miggs, ou, comme on l’appelait, conformément à ces préjuges sociaux qui élaguent et étêtent chez les pauvres filles de service tout ce luxe de politesse, Miggs. Cette Miggs était une grande jeune demoiselle, très adonnée aux socques dans la vie privée, mince et acariâtre, qui aurait pu être mieux faite, et, sans avoir absolument une mauvaise physionomie, d’un visage acide comme du vinaigre. En principe général et comme pure abstraction, Miggs soutenait que le sexe mâle était extrêmement méprisable et indigne d’attention, qu’il était volage, faux, bas, fat, enclin au parjure, et totalement dénué de mérite. Lorsqu’elle était exaspérée contre les hommes d’une façon particulière (ce qui arrivait au dire des médisants, dans les moments où elle avait le plus à se plaindre des mépris de Sim Tappertit), elle avait coutume de souhaiter, avec une grande énergie, que toutes les femmes vinssent à mourir un beau jour, pour apprendre aux hommes à mieux connaître la valeur de ces créatures célestes auxquelles ils attachent si peu de prix ; oui, dans le transport de son patriotisme féminin, elle allait jusqu’à déclarer quelquefois que, si on pouvait lui garantir un bon nombre, un chiffre rond de dix mille jeunes vierges, par exemple, prêtes à l’imiter, elle n’hésiterait pas, pour faire dépit au sexe masculin, à se pendre, à se noyer, à se poignarder, à s’empoisonner elle même, avec une joie indicible.

Ce fut la voix de Miggs qui salua le serrurier, quand il frappa à la porte de sa maison, d’un cri perçant de : « Qui est là ?

– C'est moi, ma fille, c’est moi, répondit Gabriel.

– Quoi, déjà, monsieur ! dit Miggs, ouvrant la porte d’un air de surprise. Nous mettions justement notre bonnet de nuit pour veiller, moi et ma maîtresse. Oh ! elle a été si mal ! »

Miggs dit cela d’un air de candeur et de sollicitude peu commun ; mais la porte de la salle à manger était toute grande ouverte, et Gabriel, sachant parfaitement pour qui c’était dit, lui jeta en passant un regard qui n’était rien moins que satisfait.

« C'est monsieur qui rentre, mame, cria Miggs, courant devant lui dans la salle à manger. C'est vous qui aviez tort, mame, et c’est moi qui avais raison. Je pensais bien qu’il ne nous ferait pas veiller si tard, deux nuits de suite. Ce n’est pas monsieur qui ferait ça. J'en suis contente, mame, à cause de vous. Je suis un peu… ici Miggs pleurnicha… un peu tourmentée par le sommeil moi-même, je l’avoue maintenant, mame, quoique je n’aie pas voulu en convenir quand vous me l’avez demandé. Mais ça ne fait rien, mame, naturellement.

– Vous auriez mieux fait, dit le serrurier, qui aurait bien voulu que le corbeau de Barnabé fût là pour mordre Miggs à la cheville, vous auriez mieux fait alors d’aller vous coucher tout de suite.

– Je vous remercie, monsieur, de tout mon cœur, répliqua Miggs. Je n’aurais pu reposer en paix, ni fixer mes pensées sur mes prières, sans la certitude que madame était confortablement dans son lit ; et, franchement, il y a déjà bien des heures qu’elle devrait y être.

– Vous jasez beaucoup, mademoiselle, dit Varden en ôtant son pardessus et la regardant de travers.

– Je vous comprends, monsieur, cria Miggs la rougeur au front, et je vous remercie de tout mon cœur, j’oserai dire que, si je vous offense par mes égards pour ma maîtresse, je ne vous en dois point d’excuses, trop heureuse de m’attirer ainsi des tribulations et des peines. »

Ici Mme Varden, qui, la tête ensevelie dans un grand bonnet de nuit, avait été, pendant tout ce temps, absorbée par le Manuel protestant, regarda autour d’elle, et, pour reconnaître les exploits de Miggs son champion, lui commanda de se taire.

Chacun des petits os que Miggs pouvait avoir au cou et à la gorge se développa avec une plénitude de dépit tout à fait alarmante, et elle répliqua :

« Oui, mame, je me tairai.

– Comment vous trouvez-vous maintenant, ma chère amie ? dit le serrurier en s’asseyant auprès de sa femme (qui avait repris son livre) et se frottant rudement les genoux pendant qu’il faisait cette question.

– Vous êtes bien en peine de le savoir, n’est-ce pas ? répondit Mme Varden, ses yeux sur le texte, vous qui n’avez pas été auprès de moi de toute la journée, et qui m’abandonneriez bien tout de même, quand je serais à l’article de la mort !

– Ma chère Marthe ! » dit Gabriel.

Mme Varden tourna la page, puis elle revint à la dernière ligne de la page précédente, pour s’assurer parfaitement des derniers mots, puis elle continua de lire, de l’air d’une personne qui étudie avec un profond intérêt.

« Ma chère Marthe dit le serrurier, comment pouvez vous dire pareilles choses, quand vous savez bien que vous ne les pensez pas ? Quand vous seriez à l’article de la mort ! mais, si vous aviez la moindre indisposition un peu sérieuse, est-ce que je ne serais pas continuellement auprès de vous ?

– Oui, cria Mme Varden fondant en larmes, oui, vous y seriez. Je n’en doute pas, Varden. Certainement vous y seriez. Autant me dire tout de suite que vous planeriez autour de moi comme un vautour, attendant que j’eusse rendu l’âme pour pouvoir aller en épouser une autre. »

Miggs, par sympathie, fit entendre un gémissement, un petit gémissement court, réprimé dès sa naissance, et changé en une quinte de toux. La servante semblait dire « Je n’en peux mais ; ça m’est arraché par l’affreuse brutalité de ce monstre de maître. »

« Mais vous me briserez le cœur un de ces jours ajouta Mme Varden avec plus de résignation, et alors nous serons heureux tous les deux. Mon seul désir est de voir Dolly bien établie, et quand elle le sera, vous pourrez m’établir, moi aussitôt que vous voudrez.

– Ah ! cria Miggs, et elle toussa de nouveau.

Le pauvre Gabriel tortilla sa perruque en silence pendant quelque temps et alors il dit avec douceur : « Est-ce que Dolly est allée se coucher ?

– Votre maître vous parle, dit Mme Varden, regardant sévèrement par-dessus son épaule Miggs qui attendait ses ordres.

– Non ma chère amie, c’est à vous que je parle, répliqua le serrurier toujours avec douceur.

– Ne m’entendez-vous pas Miggs ? cria la dame opiniâtre en frappant du pied le plancher. Voilà que vous commencez vous aussi, n’est-ce pas ? à ne tenir aucun compte de moi maintenant. Mais on vous en donne l’exemple. »

À ce cruel reproche, Miggs, dont les larmes étaient toujours prêtes à grandes ou petites doses, selon les cas, dans le plus bref délai et sans s’inquiéter des motifs, se mit à pleurer violemment, en tenant ses deux mains serrées pendant ce temps-là sur son cœur, comme si cette précaution pouvait seule l’empêcher de se rompre en mille morceaux. Mme Varden, qui possédait la même faculté à un haut degré de perfection, pleura à l’unisson, mais ma foi ! Miggs ne tarda pas à être débordée et céda la première, et, sauf un soupir qui semblait dans l’occasion trahir quelque arrière-pensée de vouloir éclater derechef, elle laissa sa maîtresse en possession du champ de bataille.

Sa supériorité bien constatée, cette dame mit également un prompt terme à ses pleurs, et tomba dans une paisible mélancolie.

Le soulagement était si grand, et la fatigue des incidents de la veille était si accablante pour le serrurier, qu’il pencha sa tête sur sa chaise et eut dormi là toute la nuit, si la voix de Mme Varden, après une pause de quelque cinq minutes, ne l’avait éveillé en sursaut.

« S’il m’arrive, dit Mme Varden, non plus d’une voix querelleuse, mais de l’accent d’une monotone remontrance, d’être de bonne humeur, s’il m’arrive d’être gaie, s’il m’arrive d’être plus qu’à l’ordinaire disposée au plaisir de la conversation, voilà comme on me traite.

– De bonne humeur comme vous étiez, mame, il n’y a qu’une demi-heure ! cria Miggs. Je n’ai jamais vu si agréable compagnie !

– Parce que, dit Mme Varden, parce que jamais je ne me mêle de quoique ce soit, jamais je n’interromps, parce que jamais je ne demande pourquoi l’on va, pourquoi l’on vient ; parce que tout mon esprit et toute mon âme ne sont appliqués qu’à faire les économies que je peux faire dans mon ménage, et à travailler dans l’intérêt de cette maison, voilà les épreuves qu’on me destine pour récompense.

– Marthe, dit vivement le serrurier, qui tâchait d’avoir l’air aussi réveillé que possible, de quoi vous plaignez-vous ? Je suis réellement venu chez nous avec le plus vif désir d’être heureux. Oui, c’est la pure vérité.

– De quoi je me plains ! rétorqua sa femme. Y a-t-il rien de plus glacial que de voir un mari bouder, et s’endormir aussitôt après son retour à la maison, que de le voir vous éteindre toute chaleur au cœur, et jeter de l’eau froide sur le foyer domestique ? N'est-ce pas naturel, quand je sais qu’il était sorti pour une affaire à laquelle je m’intéresse autant que personne au monde, que je souhaite savoir ce qui s’est passé, ou qu’il se croie obligé de me le dire sans que je le lui demande les mains jointes ? Est-ce naturel, oui ou non ?

– Je suis très fâché, Marthe, de n’avoir pas su cela plus tôt, dit l’excellent serrurier. Je craignais vraiment que vous ne fussiez pas disposée à une conversation divertissante. je vous dirai tout ce que vous voudrez, je serai trop heureux de vous le dire, ma chère amie.

– Non, Varden, répliqua sa femme en se levant avec dignité. Non, je vous remercie, je ne suis pas un enfant qu’on corrige, pour le caresser une minute après, je suis trop âgée pour cela, Varden, Miggs, prenez la lumière. Vous du moins, Miggs, vous pouvez être gaie ! Vous êtes bien heureuse. »

Miggs qui, jusqu’à ce moment, avait été dans les abîmes de la compassion la plus désespérée, passa instantanément à toute l’allégresse imaginable, et secouant la tête tandis qu’elle lançait un coup d’œil au serrurier, elle emporta à la fois sa maîtresse et la chandelle.

« Qui donc croirait, pensa Varden en haussant les épaules et rapprochant du feu sa chaise, que cette femme put jamais être enjouée et agréable ? Et cependant c’est la vérité. Allons, c’est bon, nous avons tous nos défauts. Je ne veux pas insister sur les siens : il y a trop longtemps que nous sommes mari et femme pour cela. »

Il s’assoupit de nouveau, et de bon cœur, grâce à son heureux caractère bon et cordial. Lorsqu’il eut fermé les yeux, la porte conduisant aux étages supérieurs s’ouvrit, et il en sortit une tête qui, en le voyant, se rejeta en arrière avec précipitation.

« Je voudrais bien, murmura Gabriel s’éveillant au bruit et regardant autour de la salle, je voudrais bien que quelqu’un épousât Miggs, mais c’est impossible ! Je serais fort étonné qu’il y eût un fou assez fou dans ce monde pour épouser Miggs ! »

C'était là un si vaste sujet de réflexions que notre homme s’assoupit encore une fois, et dormit jusqu’à ce que le feu fût entièrement consumé. Enfin il se réveilla de lui même ; et, après avoir fermé à double tour la porte de la rue, selon l’usage, et mis la clef dans sa poche, il alla se coucher.

La salle n’était dans l’obscurité que depuis quelques minutes lorsque la tête apparut encore, et que Sim Tappertit entra, portant à la main une petite lampe.

« Que diable a-t-il donc eu à faire pour me boucher le passage si tard ? marmotta Sim en passant dans l’atelier et mettant sa lampe sur la forge. Voilà déjà la moitié de la nuit d’écoulée ! Chien de métier, de rouille et de ferraille ! je n’y ai jamais gagné, sur mon âme, que cette pièce de clincaillerie. »

En parlant ainsi, il tira du côté droit ou plutôt du gousset de la jambe droite de sa culotte, une grande clef grossièrement fabriquée ; il l’introduisit avec précaution dans la serrure fermée par son maître, et il ouvrit la porte doucement. Cela fait, il remit dans sa poche son chef-d’œuvre clandestin ; puis laissant la lampe allumée, et fermant la porte avec soin et sans bruit, il se glissa dans la rue, aussi peu soupçonné du serrurier dormant d’un profond sommeil, que de Barnabé lui-même en proie aux fantômes de ses rêves.

Chapitre VIII. §

Lorsqu’il fut hors de la maison du serrurier, Sim Tappertit mit de côté ses manières circonspectes, et, prenant en leur place des airs de tapageur, de fanfaron, de batteur d’estrade, qui n’hésiterait pas à tuer un homme et à le manger tout cru au besoin, il chemina de son mieux le long des rues obscures.

Faisant de temps à autre une demi-pause pour taper sur sa poche, afin de s’assurer qu’il avait bien son passe-partout, il marcha en toute hâte vers Barbican10, et, tournant dans l’une des plus étroites des étroites rues qui divergeaient de ce point central, il ralentit son pas et il essuya son front en sueur, comme s’il était près d’atteindre le terme de sa course.

Le lieu n’était pas d’un très bon choix pour une promenade nocturne, car il jouissait véritablement d’une renommée plus qu’équivoque et n’avait pas une apparence des plus engageantes. De la rue principale, ou plutôt de la ruelle où il était entré, une allée basse conduisait dans une cour borgne, profondément noire, non pavée, et exhalant des odeurs stagnantes. Ce fut sur ce terrain de mauvaise mine que l’apprenti fugitif du serrurier chercha sa route à tâtons, et que, s’arrêtant devant une maison dont la façade, sale et pourrie, portait le grossier simulacre d’une bouteille suspendue pour enseigne comme quelque malfaiteur à la potence, il frappa trois fois de son pied une grille en fer. Après avoir attendu en vain quelque réponse à son signal, M. Tappertit s’impatienta, et frappa la grille trois fois encore ; puis un nouveau délai, mais cette fois il ne fut pas de longue durée : le sol parut s’ouvrir à ses pieds, et une tête raboteuse apparut.

« Est-ce le capitaine ? dit une voix aussi raboteuse que la tête.

– Oui, répondit M. Tappertit avec hauteur, en même temps qu’il descendait. Qui donc pourrait-ce être ?

– Il est si tard que nous ne comptions plus sur vous, répliqua la voix, pendant que l’orateur s’arrêtait pour fermer la grille et l’attacher. Vous venez tard, monsieur.

– Marchez, dit M. Tappertit avec une sombre majesté, et pas d’observations avant que je vous y autorise. En avant, marche ! »

Ce dernier mot de commandement était peut-être quelque peu théâtral et superflu, d’autant plus qu’on descendait par un escalier très étroit, roide et glissant, et que la moindre précipitation, le moindre écart de la trace battue, devait aboutir à un tonneau d’eau tout béant. Mais M. Tappertit, qui, à l’exemple d’autres grands commandants, aimait les grands effets et le déploiement de la dignité personnelle, cria derechef : « En avant, marche ! » de la voix la plus rauque qu’il put trouver dans ses poumons ; puis il descendit le premier, les bras croisés et les sourcils froncés, jusqu’au bas des degrés de la cave, où il y avait une petite chaudière en cuivre fixée dans un coin, une chaise ou deux, un banc et une table, un feu qui ne brillait pas beaucoup, et un lit à roulettes, couvert d’une espèce de bure rapiécée et déguenillée.

« Salut, noble capitaine ! » cria un maigre personnage en se levant, comme s’il se réveillait.

Le capitaine fit un signe de tête ; puis, ôtant son pardessus, il se tint debout, en composant son attitude, et, dans tout l’éclat de sa dignité, il lança son œillade à son acolyte.

« Quelles nouvelles ce soir ? demanda-t-il en le regardant jusqu’au fin fond de l’âme.

– Rien de particulier, répondit l’autre en s’étendant (et il était si long déjà, que c’était chose tout à fait alarmante que de le voir s’étendre ainsi). Pourquoi donc venez-vous si tard ?

– Peu vous importe, fut la seule réponse que daigna faire le capitaine.

– La salle est-elle préparée ?

– Elle l’est, répliqua son acolyte.

– Le camarade… est-il ici ?

– Oui, et les autres en petit nombre. Vous les entendez ?

– Ils jouent aux quilles ! dit le capitaine avec humeur. Des têtes légères ! des hommes de plaisir ! »

On ne pouvait avoir de doute sur l’amusement spécial auquel se livraient ces esprits inférieurs : car, même dans l’atmosphère renfermée et étouffée de la cave, le bruit retentissait comme un tonnerre lointain. Certes, à première vue, le choix d’un pareil lieu pour un pareil délassement pouvait paraître singulier, si les autres caves ressemblaient à celles où avait eu lieu ce colloque ; car le sol était de la terre cuite, le mur et la voûte de simple brique, tapissée de limaçons et de limaces. L’air était écœurant, corrompu et malsain. On aurait cru, d’après un fumet prononcé qui dominait entre les diverses odeurs de l’endroit qu’on s’en était servi, à une époque peu reculée, comme d’un magasin à fromages : circonstance explicative de l’humidité graisseuse répandue de toute part en même temps qu’elle faisait naître dans l’esprit l’agréable idée des rats, amateurs de fromages. La localité, en outre, était naturellement humide, et l’on voyait de petits champignons surgir de chaque coin vermoulu.

Le propriétaire de cette charmante retraite, auquel appartenait également la tête raboteuse mentionnée ci-dessus, car il portait une vieille perruque à nœud aussi nue et aussi sale qu’un balai usé, les avait rejoints, pendant ce temps-là, et il se tenait un peu à l’écart, se frottant les mains, remuant son menton hérissé de soies de porc toutes blanches, et souriant en silence. Ses yeux étaient fermés ; mais eussent-ils été ouverts, on aurait facilement pu dire, d’après l’attentive expression de sa figure tournée vers eux, figure pâle et dépourvue de santé, comme on devait s’y attendre chez un homme voué à cette existence souterraine, comme aussi d’après un certain tremblement inquiet de ses paupières retroussées qu’il était aveugle.

« Stagg lui-même s’est endormi, dit le long camarade en indiquant d’un signe de tête ce personnage.

– Solidement, capitaine, solidement ! cria l’aveugle. Que veut boire mon noble capitaine ? Eau-de-vie, rhum, scubac ? Est-ce de la poudre trempée ou de l’huile brûlante ? Nommez quelque chose, cœur de chêne, et nous vous le procurerons, quand ce serait du vin des caves de l’évêque, ou de l’or fondu de la monnaie du roi Georges.

– Eh bien ! dit M. Tappertit d’une façon hautaine, quelque chose, et que ce soit vite servi, et pendant que vous y êtes, vous pouvez m’apporter ça, si vous le voulez, des caves du diable.

– Bravement parlé, noble capitaine ! répliqua l’aveugle c’est parlé comme la gloire des apprentis. Ha ! ha ! des caves du diable ! Fameuse plaisanterie ! Le capitaine aime à rire. Ha, ha, ha !

– Je n’ai qu’un mot à vous dire mon beau garçon, dit M. Tappertit en lançant une œillade à l’hôte, pendant que ce dernier se dirigea vers un placard d’où il tira une bouteille et un verre, aussi négligemment que s’il avait eu la pleine jouissance de sa vue : c’est que, si vous faites ce vacarme, vous apprendrez que le capitaine n’aime pas toujours à rire. Vous m’entendez ?

– Il a les yeux sur moi ! cria Stagg, s’arrêtant tout court au moment où il revenait, et affectant de couvrir sa figure avec la bouteille. Je les sens, quoique je ne puisse pas les voir. Ôtez-les, noble capitaine ; détournez-les, car ils me percent jusqu’à l’âme, comme des vrilles. »

M. Tappertit sourit affreusement à son camarade ; et, dirigeant sur lui un autre regard en coulisse, une espèce de vis oculaire, sous l’influence de laquelle l’aveugle feignit d’éprouver une grande angoisse, une vraie torture, il lui commanda, d’un ton radouci, d’approcher et de se taire.

« Je vous obéis, capitaine, cria Stagg, en s’approchant et en versant à son chef une rasade, sans répandre une goutte, par la raison qu’il tint son petit doigt au bord du verre, et qu’il s’arrêta dès que la liqueur l’eut touché ; buvez, noble commandant. Mort à tous les maîtres, vivent tous les apprentis, et amour à toutes les belles demoiselles ! Buvez, brave général, et réchauffez votre cœur intrépide ! »

Tappertit daigna prendre le verre de la main de l’aveugle. Stagg alors mit un genou en terre, et frotta doucement les mollets de son chef, avec un air d’humble admiration.

« Que n’ai-je des yeux ! cria-t-il, pour voir les proportions symétriques de mon capitaine ! Que n’ai-je des yeux pour contempler ces deux jumeaux, fatals à la paix des ménages !

– Laissez-moi ! dit M. Tappertit en abaissant son regard sur ses membres favoris. Voulez-vous me laisser, Stagg !

– Quand je touche les miens après, cria l’hôte les tapant d’un air de reproche, ils me sont odieux. Comparativement parlant, ils n’ont pas plus de forme que des jambes de bois, à côté des jambes moulées de mon noble capitaine.

– Les vôtres ! s’écria M. Tappertit, oh ! je le crois bien. N'allez-vous pas comparer ces vieux cure-dents-là avec mes propres membres ? c’est presque un manque de respect. Allons, prenez ce verre. Benjamin ouvrez la marche. À l’ouvrage !

En disant ces mots il recroisa ses bras, et, fronçant les sourcils avec une sombre majesté, il suivit son compagnon à travers une petite porte vers l’extrémité supérieure de la cave, et disparut, laissant Stagg à ses méditations personnelles.

La cave dans laquelle ils entrèrent, jonchée de sciure de bois et faiblement éclairée, séparait la première de celle où s’amusaient les joueurs de quilles, comme l’indiquait le bruit croissant et la clameur des langues. Ce bruit cessa soudain, toutefois, et fut remplacé par un profond silence, au signal du long camarade. Alors ce jeune monsieur, allant vers une petite armoire, en rapporta un fémur, qui, dans les siècles passés, avait dû faire partie intégrante de quelque individu au moins aussi long que lui, et il déposa cet os dans les mains de M. Tappertit. Celui-ci, le recevant comme un sceptre ou un bâton de maréchal, prit une mine farouche en relevant sur le haut de sa tête son chapeau à trois cornes, et monta sur une grande table, où un fauteuil d’apparat, joyeusement orné d’une couple de crânes, était tout prêt à le recevoir.

Il ne faisait que de s’installer, quand parut un autre jeune monsieur, portant entre ses bras un gros livre fermé avec une agrafe. Ce personnage adressa au président une profonde révérence, remit le livre au long camarade, s’approcha de la table, tourna le dos, et, se pliant en deux, se tint là dans la posture d’Atlas. Alors, le long camarade monta aussi sur la table ; et s’asseyant dans un fauteuil moins haut que celui de M. Tappertit, avec beaucoup de solennité et de cérémonie, plaça le gros livre sur les épaules de leur compagnon muet, aussi tranquillement que si c’eût été un pupitre de bois, et se prépara à y faire des inscriptions avec une plume de taille analogue.

Lorsque le long camarade eut fini ces préparatifs, il regarda M. Tappertit ; et M. Tappertit, faisant le moulinet avec l’os en question, frappa neuf fois sur l’un des crânes. Au neuvième coup, un troisième jeune monsieur entra par la porte menant au quartier des quilles, et, après un profond salut, il attendit les ordres du chef.

« Apprenti ! dit le puissant capitaine, qui attend là-bas ? » L'apprenti répondit qu’un étranger attendait pour solliciter son admission dans la société secrète des Chevaliers Apprentis, et une libre participation à leurs droits, privilèges et immunités. Là-dessus M. Tappertit fit de nouveau le moulinet avec le tibia de la présidence, et donnant au second crâne un coup prodigieux sur le nez, il s’écria : « Qu'on l’introduise ! » À ces terribles paroles l’apprenti salua encore, et se retira comme il était entré.

Bientôt apparurent à la même porte deux autres apprentis, ayant entre eux un troisième, dont les yeux étaient bandés. Il avait une perruque à bourse, un habit à larges pans, avec une garniture de galon terni ; il était en outre ceint d’une épée, conformément aux statuts de l’ordre qui réglaient l’introduction des récipiendaires, et qui leur enjoignaient de revêtir ce costume de cour et de le garder constamment dans de la lavande, pour s’en servir au besoin. L'un des parrains du récipiendaire tenait pointée à son oreille une espingole rouillée, et l’autre un très vieux sabre, avec lequel, tout en s’avançant, il découpait en l’air d’imaginaires ennemis, d’une façon sanguinaire et anatomique.

Comme ce groupe silencieux approchait, M. Tappertit enfonça son chapeau sur sa tête. Le récipiendaire mit alors sa main sur sa poitrine et s’inclina devant lui. Quand il se fut suffisamment humilié, le capitaine ordonna de lui ôter le bandeau et lui fit subir l’épreuve de l’œillade.

« Ha ! dit le capitaine, d’un air pensif, à la suite de l’épreuve, continuez. » Le long camarade lut tout haut ce qui suit : « Marc Gilbert. Age, dix-neuf ans. Engagé avec Thomas Curzon, bonnetier, à la Toison d’Or, Aldgate. Aime la fille de Curzon. Ne peut pas dire si la fille de Curzon l’aime. Serait disposé à le croire. Curzon lui a tiré les oreilles le mardi de la semaine dernière. »

– Comment donc ? cria le capitaine, qui tressaillit.

– Pour avoir regardé sa fille, sauf votre respect, dit le récipiendaire.

– Écrivez : « Curzon dénoncé, » dit le capitaine. Mettez une croix noire devant le nom de Curzon.

– Sauf votre respect, dit le récipiendaire, ce n’est pas ce qu’il y a de pire. Il appelle son apprenti chien de paresseux, et lui supprime sa bière s’il ne travaille pas à son idée. En outre il lui donne à manger du fromage de Hollande, pendant qu’il mange lui-même du chester, monsieur ; et ne le laisse sortir le dimanche qu’une fois par mois.

– Ceci, dit gravement M. Tappertit, est un flagrant délit. Mettez deux croix noires au nom de Curzon.

– Si la société, dit le récipiendaire, qui était un gros lourdaud de mauvaise mine, avec la taille tournée et des yeux renfoncés très voisins l’un de l’autre, si la société voulait réduire sa maison en cendres, car il n’est pas assuré, ou lui donner une raclée le soir quand il revient de son club, ou m’aider à enlever sa fille et à l’épouser dans l’église de Fleet, bon gré mal gré… »

M. Tappertit agita son terrible bâton de commandement comme pour l’avertir de ne pas interrompre, et il ordonna de mettre trois croix noires au nom de Curzon.

« Ce qui signifie, dit-il en manière de gracieuse explication, vengeance complète et terrible. Apprenti, aimez-vous la Constitution ?

À cela le récipiendaire, se conformant aux instructions des parrains qui l’assistaient, répliqua : « Oui !

– L'Église, l’État, et toute chose établie, excepté les maîtres ? dit le capitaine.

– Oui ! » dit encore le récipiendiaire.

Après quoi, il écouta d’un air docile le capitaine, qui, dans un discours préparé pour des circonstances semblables, lui narra comme quoi, sous cette même constitution (qui était gardée dans un coffre-fort quelque part, mais il ne pouvait dire où), les Apprentis avaient, aux temps passés, eu de droit des vacances fréquentes, qu’ils avaient cassé la tête aux gens par centaines, bravé leurs maîtres, oui-da, et même consommé quelques glorieux meurtres dans les rues, privilèges qu’on leur avait successivement arrachés en restreignant leurs nobles aspirations ; comme quoi les gênes dégradantes qu’on leur avait imposées étaient incontestablement imputables à l’esprit novateur de l’époque, et comme quoi ils s’étaient associés en conséquence pour résister à tout changement autre que ceux qui restaureraient les bonnes vieilles coutumes anglaises sous lesquelles ils voulaient vivre ou mourir. Après avoir mis en lumière ce qu’il y a de sagesse à savoir marcher à reculons, témoins l’écrevisse et cet ingénieux poisson, le crabe, témoin aussi la pratique constante de l’âne et du mulet, il décrivit leurs buts principaux, qui étaient, en deux mots, vengeance contre leurs tyrans de maîtres (dont la cruelle et insupportable oppression ne pouvait pas laisser à un apprenti l’ombre d’un doute) et restauration de leurs anciens droits, y compris les vacances ; ils n’étaient pas présentement tout à fait mûrs pour cette double mission, la société n’ayant en tout et pour tout qu’une force brute de vingt hommes, mais ils s’engageaient à atteindre leur but par le fer et le feu quand besoin serait. Puis il fit connaître le serment que prêtait chaque membre du petit reste d’un noble corps, serment d’un genre terrible et saisissant, qui l’obligeait, sur l’ordre de ses chefs, à résister et faire obstacle au lord-maire, porte-glaive et chapelain ; à mépriser l’autorité des shériffs ; à regarder le tribunal des aldermen comme zéro ; mais, sous aucun prétexte, dans le cas où le progrès des temps amènerait une insurrection générale des Apprentis, on ne devait endommager ni défigurer en rien Temple-Bar11, le palladium de la constitution, dont on ne devait approcher qu’avec respect. Ayant traité ces différents points avec une éloquence véhémente, et informé en outre le récipiendaire que la société avait pris naissance dans son fécond cerveau, stimulé par un sentiment de haine contre l’injustice et l’outrage, sentiment toujours croissant dans son âme, M. Tappertit lui demanda s’il se croyait le cœur assez ferme pour prêter le formidable serment requis par les statuts, ou s’il préférait se retirer pendant que la retraite était encore possible.

Le récipiendaire répondit à cela qu’il prêterait le serment, dût-il en étouffer. La prestation du serment eut donc lieu. Elle offrit maintes circonstances très propres à impressionner l’esprit le plus héroïque. L'illumination des deux crânes au moyen d’un bout de chandelle à l’intérieur de chacun d’eux, et force moulinets exécutés avec l’os vengeur, en furent les traits les plus remarquables, pour ne pas mentionner divers exercices sérieux avec l’espingole et le sabre, et quelques lugubres gémissements que firent entendre hors de la salle des apprentis invisibles. Toutes ces sombres et effroyables cérémonies ayant eu leur accomplissement, la table fut mise de côté, ainsi que le fauteuil d’apparat, le sceptre fut mis sous clef dans son armoire ordinaire, les portes de communication entre les trois caves furent toutes grandes ouvertes, et les Chevaliers Apprentis se livrèrent au plaisir.

Mais M. Tappertit, qui avait une âme au-dessus de ce vil troupeau, le vulgaire, et qui, à cause de sa grandeur, ne pouvait condescendre à se donner du plaisir que de temps en temps, se jeta sur un banc, de l’air d’un homme accablé sous le poids de sa dignité. Il regarda les cartes et les dés d’un œil aussi indifférent que les quilles ; il ne pensait qu’à la fille du serrurier, et aux jours de turpitude et de décadence où il avait le malheur de vivre.

« Mon noble capitaine ne joue pas, ne chante pas, ne danse pas, dit l’hôte en s’asseyant auprès de lui. Buvez alors, brave général ! »

M. Tappertit vida jusqu’à la lie le calice qui lui était présenté ; puis il plongea ses mains dans ses poches, et avec un visage nuageux il se promena au travers des quilles, tandis que ses acolytes (telle est l’influence d’un génie supérieur) retenaient l’ardente boule, témoignant pour ses petits tibias le respect le plus profond.

« Si j’étais né corsaire ou pirate, brigand, gentilhomme de grand’route ou patriote, car tout cela se ressemble, pensa M. Tappertit en rêvant au milieu des quilles, à la bonne heure ! Mais traîner une ignoble existence et rester inconnu à l’humanité en général !… Patience. Je saurai devenir fameux. Une voix, là dedans, ne cesse de me chuchoter ma future grandeur. J'éclaterai un de ces jours, et alors qui pourra me retenir ? À cette idée, je sens mon âme monter dans ma tête. Buvons ! versez encore ! Le nouveau membre poursuivit M. Tappertit, non pas précisément d’une voix de tonnerre, car son organe, à dire vrai, était un peu fêlé et perçant, mais d’une voix très propre à faire impression néanmoins ; où est-il ?

– Ici, noble capitaine ! cria Stagg. Il y a là près de moi quelqu’un que je sens être un étranger.

– Avez-vous, dit M. Tappertit en laissant tomber son regard sur la personne indiquée, et c’était effectivement le nouveau chevalier qui avait à présent repris son costume de ville ; avez-vous l’empreinte en cire de la clef de la porte qui mène de chez vous à la porte de la rue ? »

Le long camarade prévint la réponse en produisant cette empreinte, qu’il enleva d’une planche où elle avait été déposée.

– Bon ! » dit M. Tappertit, l’examinant avec attention, tandis qu’un silence absolu régnait autour de lui (car il avait fabriqué des clefs secrètes pour toute la société, et il devait peut-être quelque chose de son influence à ce petit service trivial : les hommes de génie ne sont pas eux-mêmes à l’abri de ces considérations mesquines). Venez ici, l’ami. Ça sera bientôt fait. »

En parlant de la sorte, d’un signe il prit à part le nouveau chevalier, et, mettant le modèle dans sa poche, il l’invita à se promener avec lui.

« Ainsi donc, dit-il, après quelques tours en long et en large, vous… vous aimez la fille de votre maître ?

– Je l’aime, dit l’apprenti. En tout bien tout honneur. Pas de bêtises, vous savez.

– Avez-vous, répliqua M. Tappertit en le saisissant par le poignet, et lui lançant un regard qui aurait exprimé la plus mortelle malveillance, si un hoquet accidentel n’était venu jeter un peu de trouble dans ce regard ; avez-vous un rival ?

– Non, pas que je sache, répliqua l’apprenti.

– Si vous en aviez un maintenant, dit M. Tappertit, que feriez-vous ? hein ! »

L'apprenti lança un regard farouche et serra ses poings.

« C'est assez, dit vivement M. Tappertit. Nous nous comprenons ; on nous observe ; merci. »

En disant cela il lui fit signe de s’éloigner ; puis appelant le long camarade et le prenant à part, après avoir fait seul quelques tours précipités, il lui ordonna d’écrire immédiatement, et d’afficher sur la muraille un avis proscrivant un certain Joseph Willet (connu en général sous le nom de Joe) de Chigwell ; faisant défense aux Chevaliers Apprentis de lui prêter secours et assistance, d’entretenir des rapports avec lui ; et leur enjoignant, sous peine d’excommunication, de molester ledit Joseph, de le maltraiter, de lui faire du tort, de l’ennuyer, de lui chercher querelle, n’importe quand, et n’importe où les uns ou les autres pourraient faire sa rencontre.

Cette mesure énergique ayant soulagé son esprit, il voulut bien s’approcher de !a table joyeuse, et, s’échauffant peu à peu, il daigna enfin présider, et même charmer la compagnie avec une chanson. Ensuite il s’éleva à un tel degré de complaisance, qu’il consentit à régaler ses subalternes d’une danse de cornemuse. Il l’exécuta immédiatement aux sons d’un violon dont joua un virtuose de la société ; et il l’exécuta d’une manière si brillante et avec une agilité si merveilleuse, que les spectateurs ne pouvaient pas trouver assez d’enthousiasme pour manifester leur admiration. Quant à l’hôte, il protesta, les larmes dans les yeux, qu’il n’avait jamais senti le regret d’être aveugle comme à présent.

Mais l’hôte, après s’être retiré, probablement pour pleurer en secret sur sa cécité, revint bientôt annoncer qu’il ne restait guère plus d’une heure avant que le jour parût, et que tous les coqs de Barbican avaient déjà commencé à chanter comme des perdus. À cette nouvelle, les Chevaliers Apprentis se levèrent en toute hâte, et, se rangeant sur une seule ligne, défilèrent l’un après l’autre, et se dispersèrent du pas le plus accéléré vers leurs domiciles respectifs, laissant leur commandant passer le dernier par la grille.

« Bonne nuit, noble capitaine ! chuchota l’aveugle pendant qu’il tenait la porte ouverte pour le laisser passer. Adieu, brave général. Allez faire dodo, illustre commandant. Bonne chance, imbécile, vaniteux, fanfaron, tête vide, jambes de canard. »

Après avoir prononcé ces derniers mots d’adieu, avec un sang-froid malhonnête, tandis qu’il écoutait s’éloigner le bruit des pas du capitaine, et qu’il refermait la grille sur lui-même, il descendit les marches, et allumant du feu sous le petit chaudron, il se prépara, sans aucune aide, à son occupation du jour. Elle consistait à vendre au détail, à l’entrée de la cour d’au-dessus, des portions de soupe et de bouillon un penny, et des pouddings savoureux faits avec des rogatons, tels que ceux qu’on pouvait acheter en bloc au plus vil prix, dans la soirée, à Fleet-Market. Naturellement, pour le débit de sa marchandise. il comptait principalement sur ses connaissances personnelles : car la cour était une impasse qui ne recevait pas une grande variété de clients, et il ne semblait pas que beaucoup de monde choisît cet endroit de préférence pour venir y prendre l’air, ni pour y faire par agrément, un tour de promenade.

Chapitre IX. §

Les chroniqueurs ont le privilège d’entrer où ils veulent, d’aller et venir par des trous de serrure, de chevaucher sur le vent, de surmonter dans leur essor, de haut en bas, de bas en haut, tous les obstacles de distance, de temps et de lieu. Trois fois bénie soit cette dernière considération, puisqu’elle nous permet de suivre la dédaigneuse Miggs jusque dans le sanctuaire de sa chambre, et de jouir de sa douce compagnie durant les terribles veilles de la nuit.

Mlle Miggs après avoir défait sa maîtresse, comme elle s’exprimait (ce qui signifie, l’avoir aidée à se déshabiller), et l’avoir vue bien confortablement au lit dans la chambre de derrière du premier étage, se retira dans son propre appartement, à l’étage de la corniche. Nonobstant sa déclaration en présence du serrurier, elle n’avait pas envie de dormir, aussi, mettant la lumière sur la table, et écartant le rideau de la petite fenêtre, elle contempla d’un air pensif le vaste ciel nocturne.

Peut-être se demandait-elle avec étonnement quelle étoile était destinée à lui servir de séjour lorsqu’elle aurait parcouru sa petite carrière ici-bas ; peut-être cherchait-elle à pénétrer laquelle de ces sphères brillantes pouvait être le globe natal de M. Tappertit, peut-être s’émerveillait-elle qu’elles s’abaissassent à regarder cette perfide créature, l’homme, sans en avoir mal au cœur, sans en devenir tout à coup vertes comme les lampes des pharmaciens, peut-être ne pensait-elle à aucune chose en particulier. Quel que fût l’objet de ses réflexions, elle resta assise là jusqu’à ce que son attention, éveillée par tout ce qui se rattachait à l’insinuant apprenti, fut attirée par un bruit dans la chambre voisine de sa propre chambre, dans sa chambre à lui, la chambre où il dormait et rêvait, où quelquefois peut-être il rêvait d’elle.

Qu’il ne rêvât pas maintenant, à moins qu’il ne se promenât tout endormi, rien de plus clair car d’instant en instant il venait de là une espèce de frottement, comme s’il était occupé à polir le mur blanchi à la chaux, puis sa porte cria doucement, puis il y eut une faible indication de sa marche furtive sur le palier. Notant cette dernière circonstance, Mlle Miggs pâlit et frissonna, comme si elle se méfiait de ses intentions, et plus d’une fois elle s’écria, en retenant son souffle. « Oh ! c’est un effet de la Providence que j’aie mis le verrou ! » En cela elle se trompait, c’est sans doute la frayeur qui lui faisait confondre en idée un verrou et son usage car il était bien vrai qu’il y avait un verrou à la porte, mais il n’était pas mis en dedans.

Quoi qu’il en soit, le sens de l’ouïe ayant, chez Mlle Miggs, un tranchant aussi effilé que son caractère, et se trouvant de la même nature hargneuse et soupçonneuse, l’informa bientôt que le promeneur nocturne dépassait sa porte, et paraissait avoir quelque but tout à fait distinct d’elle-même, sans le moindre rapport avec sa personne. À cette découverte elle fut plus effrayée que jamais, et elle allait donner libre issue à ses cris de : « Au voleur ! à l’assassin ! » qu’elle avait jusqu’ici comprimés, quand elle s’avisa d’ouvrir doucement sa porte et de regarder, pour savoir si ses craintes avaient quelque fondement solide et palpable.

En conséquence, regardant dehors, et étendant son cou au-dessus de la rampe elle aperçut, à sa grande stupéfaction, M. Tappertit complètement habillé, qui descendait à la dérobée l’escalier, une marche à la fois, avec ses souliers dans une de ses mains et une lampe dans l’autre. Elle le suivit des yeux, et, descendant elle-même quelques marches pour profiter d’un angle propice, elle le vit passer la tête par la porte de la salle à manger, la retirer avec une grande promptitude, et commencer immédiatement une retraite vers le haut de l’escalier avec toute la célérité possible.

« Il y a là un mystère ! dit la demoiselle, lorsqu’elle fut rentrée dans sa propre chambre saine et sauve, mais ne pouvant plus respirer. Bonté divine ! il y a là un mystère ! »

La perspective de surprendre n’importe quel secret de n’importe qui aurait suffi pour tenir éveillée Mlle Miggs même sous l’influence de la jusquiame. Bientôt elle entendit encore le pas de l’apprenti ; d’ailleurs elle aurait entendu celui d’une plume automate qui serait descendue sur la pointe du pied. Puis elle se glissa hors de sa chambre, ainsi qu’auparavant, et aperçut de nouveau le fuyard qui revenait à la charge : il regarda encore avec précaution à la porte de la salle à manger ; mais cette fois, au lieu de battre en retraite, il entra et disparut.

Miggs était de retour dans sa chambre, et avait mis la tête à la fenêtre, en moins de temps qu’il n’en faut à un homme d’âge pour cligner de l’œil et se remettre. L’apprenti sortit par la porte de la rue, la ferma soigneusement derrière lui, s’en assura en y appuyant le genou, et partit avec une allure de fanfaron, en mettant quelque chose dans sa poche tandis qu’il s’éloignait. À ce spectacle, Miggs cria derechef : « Bonté divine ! » puis : « Juste ciel ! » puis : « Seigneur, protégez-moi ! » puis, prenant une chandelle en main, elle descendit l’escalier comme il avait fait. Arrivée à l’atelier, elle vit la lampe allumée sur la forge, et chaque chose comme Sim l’avait laissée.

« Eh ! mais, je veux n’avoir qu’un enterrement à pied après ma mort, au lieu d’un convoi décent avec un corbillard à plumes, si ce moutard ne s’est point fabriqué une clef particulière ! cria Miggs. Oh ! le petit scélérat ! »

Elle n’arriva pas à cette conclusion sans réfléchir, sans beaucoup regarder, beaucoup examiner ; ses souvenirs l’y aidèrent aussi : elle se rappela que, dans diverses occasions, étant tombée tout à coup sur le dos de l’apprenti, elle l’avait trouvé occupé d’un travail mystérieux. De peur que le nom de moutard donné par Mlle Miggs à celui sur qui elle daignait abaisser les yeux n’éveille de l’étonnement dans quelque esprit, il est bon de faire observer qu’elle considérait tous les mâles bipèdes au-dessous de trente ans comme de simples marmots, de vrais poupons, phénomène assez commun chez les dames du caractère de Mlle Miggs, et qu’en général on trouve associé à ces indomptables et sauvages vertus.

Mlle Miggs délibéra en elle-même durant quelques minutes, les yeux fixés tout le temps sur la porte de l’atelier comme si ses yeux et ses pensées ne pouvaient s’en détacher. Puis, prenant dans un fauteuil une feuille de papier, elle en fit un long et mince tortillon. Après avoir rempli cet instrument d’une quantité de poussière du menu charbon de la forge, elle s’approcha de la porte, et, mettant un genou en terre, elle souffla avec dextérité dans le trou de la serrure autant de cette fine poudre qu’il en pouvait contenir. Lorsqu’elle l’eut bourré jusqu’au bord d’une façon très industrieuse et très habile, elle remonta l’escalier à la sourdine, et, arrivée dans sa chambre, elle gloussa de rire.

« Là ! cria Miggs en se frottant les mains, nous verrons maintenant si vous ne vous trouvez pas bien heureux de faire quelque attention à moi, monsieur. Hi ! hi ! hi ! maintenant vous aurez des yeux pour quelque autre, j’imagine, que Mlle Dolly, avec sa vilaine figure de chat bouffi comme je n’en ai jamais vu, moi ! »

En proférant cette critique, elle lança un coup d’œil approbateur à son petit miroir, comme une personne qui dirait : « Je rends grâces à mon étoile qu’on ne puisse pas en dire autant de moi. » Et certainement c’était chose impossible ; car le style de beauté de Mlle Miggs appartenait à ce genre que M. Tappertit lui-même avait assez bien qualifié, dans l’intimité, du titre de décharné.

« Je ne me coucherai pas cette nuit, dit Miggs en s’enveloppant d’un châle, tirant une couple de chaises près de la fenêtre, s’enfonçant sur l’une et mettant ses pieds sur l’autre, que vous ne soyez revenu au logis, mon garçon. Je ne me coucherai pas, dit Miggs avec résolution, oh ! non, pas même pour quarante-cinq guinées. »

Là-dessus, avec une expression de figure où un grand nombre d’ingrédients contraires, tels que la méchanceté, la ruse, la malice, le triomphe, la confiance dans le succès de sa patience, étaient tous mêlés ensemble en une sorte de punch physionomique, Mlle Miggs s’arrangea pour attendre et pour écouter, semblable à quelque belle ogresse qui vient de dresser un piège sur le chemin et guette un jeune voyageur bien dodu pour en manger une tranche.

Elle resta assise là, dans une parfaite tranquillité, toute la nuit. Enfin, juste à la pointe du jour, il y eut un bruit de pas dans la rue, et bientôt elle put voir M. Tappertit s’arrêter devant la porte. Puis elle put découvrir qu’il essayait sa clef, qu’il soufflait dedans, qu’il la tapait contre le poteau le plus proche pour faire tomber la poussière, qu’il allait l’examiner sous un réverbère, qu’il fourrait des petits morceaux de bois dans la serrure pour la nettoyer, qu’il regardait dans le trou de la serrure, d’abord avec un œil, et ensuite avec l’autre, qu’il essayait la clef une seconde fois, qu’elle ne pouvait plus tourner, et, qui pis est, qu’elle ne pouvait plus ressortir, qu’il la courbait, qu’elle était alors moins disposée à ressortir qu’auparavant, qu’il la tordait avec une grande force et la tirait d’une main vigoureuse, et qu’alors elle ressortait si soudainement qu’il manquait de tomber à la renverse, qu’il donnait un coup de pied à la porte, qu’il la secouait, qu’il finissait par se frapper le front, et s’asseoir sur la marche, d’un air désespéré.

Quand la crise fut arrivée à son paroxysme, Mlle Miggs, affectant d’être épuisée par la terreur et de se cramponner à l’allège de la fenêtre pour se soutenir, fit voir au dehors son bonnet de nuit, et demanda d’une voix faible qui était là.

M. Tappertit cria : « Chut ! » et, reculant de quelques pas dans la rue, l’exhorta, dans une pantomime frénétique, au secret et au silence.

« Un mot, un seul, dit Miggs. Y a-t-il des voleurs ?

– Non, non, non ! cria M. Tappertit.

– Alors, dit Miggs d’une voix plus faible qu’avant, est-ce le feu ? où est-il, monsieur ? Près de cette chambre, je le parie. Je n’ai rien sur la conscience, monsieur, et j’aime mieux mourir que de descendre par une échelle. Tout ce que je désire, vu l’amour que je porte à ma sœur, qui est mariée, cour du Lion d’or, n° 27, deuxième cordon de sonnette, sur le montant, à droite…

– Miggs ! cria M. Tappertit, ne me reconnaissez-vous pas ? Sim, vous savez, Sim.

– Oh ! qu’est-ce qu’il a ? cria Miggs en serrant ses mains ; court-il quelque danger ? est-il au milieu des flammes ardentes ? Ah ciel ! ah ciel !

– Eh ! mais, je suis ici, répliqua M. Tappertit en se frappant la poitrine. Ne me voyez-vous pas ? Êtes-vous folle, Miggs ?

– Quoi ! c’est vous ! cria Miggs, sans faire attention à ce compliment. Eh ! mais oui, c’est lui-même. Bonté divine ! qu’est-ce que cela signifie, s’il vous plaît ? Mame, c’est…

– Non, non ! cria M. Tappertit, qui se tenait sur la pointe des pieds, comme s’il espérait, par ce moyen, pouvoir se rapprocher assez pour fermer de là la bouche à Miggs dans son galetas. Ne dites rien. Je suis sorti sans permission, et il y a je ne sais quoi à la serrure. Descendez, venez ouvrir la fenêtre de la boutique, afin que je puisse entrer par là.

– Je n’ose pas, Simmun, cria Miggs, car c’était ainsi qu’elle prononçait son nom de baptême. Je n’ose pas, en vérité. Vous savez aussi bien que n’importe qui combien je suis scrupuleuse. Et descendre en pleine nuit, lorsque la maison est plongée dans le sommeil et voilée de ténèbres ! »

Ici elle s’arrêta et frissonna, car sa pudeur en attrapait un rhume rien que d’y penser.

« Mais, Miggs, cria M. Tappertit en allant sous le réverbère pour qu’elle pût voir ses yeux. Ma Miggs chérie… »

Miggs jeta un petit cri perçant.

« Que j’aime tant, et à laquelle je ne peux m’empêcher de penser toujours ; » et il est impossible de décrire l’usage qu’il fit de ses yeux en disant ceci. « Descendez ; pour l’amour de moi, descendez.

– Oh ! Simmun, cria Miggs, c’est pire que tout le reste. Je sais que, si je descends, vous irez plus loin, et…

– Et quoi, précieuse amie ? dit M. Tappertit.

– Et vous essayerez, dit Miggs d’un air agacé, de m’embrasser, ou quelque autre horreur ; vous l’essayerez, je le sais.

– Je vous jure que non, dit Tappertit avec une remarquable vivacité. Sur mon âme, je n’en ferai rien. Il s’en va grand jour, et le watchman est en train de se réveiller. Angélique Miggs ! si vous voulez bien descendre et m’introduire, je vous promets sincèrement et loyalement que je serai bien sage. »

Mlle Miggs, dont le bon petit cœur fut touché, n’attendit point le serment, (sachant combien la tentation était forte, et craignant que ce ne fût pour lui l’occasion d’un parjure), mais elle sauta en bas de l’escalier lestement, et, de ses belles mains, elle rabattit la rude fermeture de la fenêtre de l’atelier. Après avoir aidé l’apprenti à entrer, elle articula d’une voix faible les mots : « Simmun est sauvé ! » et, cédant à sa nature féminine, elle perdit immédiatement connaissance.

« Je savais que je la fascinerais, dit Sim, un peu embarrassé par cet incident. J'étais sûr, naturellement, que ça finirait comme ça ; mais il n’y avait pas d’autre parti à prendre. Si je ne lui eusse pas lancé mon œillade, elle ne serait pas descendue. Voyons, soutenez-vous une minute, Miggs. Quelle glissante personne que cette fille ! il n’y a pas moyen de la tenir commodément. Soutenez-vous une minute, Miggs, soutenez-vous donc. »

Miggs restant néanmoins sourde à toutes les supplications, M. Tappertit l’appuya contre la muraille, comme on ferait d’une canne ou d’un parapluie, jusqu’à ce qu’il eût bien barricadé la fenêtre. Alors, il la prit de nouveau dans ses bras ; puis, par de petites étapes et avec une grande difficulté qui tenait surtout à ce qu’elle était d’une haute taille, et lui d’une taille exiguë, peut-être aussi à cette particularité dans sa conformation physique qu’il avait déjà qualifiée, il finit par la porter au haut de l’escalier, la planta encore, comme un parapluie ou une canne, juste devant la porte de sa chambre, et la laissa tranquille.

« Libre à lui d’être froid autant qu’il le voudra, dit Miggs, qui revint à elle dès qu’elle se vit seule ; mais je suis dans sa confidence, et il ne peut pas m’en empêcher, non, non, fût-il vingt Simmuns à lui tout seul ! »

Chapitre X. §

C'était par une de ces matinées si fréquentes au commencement du printemps, lorsque l’année volage et changeante en sa jeunesse, comme toutes les autres créatures de ce monde, est encore incertaine si elle doit reculer jusqu’à l’hiver ou avancer jusqu’à l’été, et, dans son doute, incline tantôt vers l’un, tantôt vers l’autre, tantôt vers tous les deux à la fois, courtisant l’été, au soleil, et s’attardant avec l’hiver, à l’ombre. Bref, c’était par une de ces matinées où le temps est, dans le court espace d’une heure chaud et froid, humide et sec, clair et sombre, triste et gai, désenchanteur et réconfortant, que John Willet qui s’endormait tout doucement auprès du chaudron de cuivre fut réveillé par le bruit des pas d’un cheval, et que, donnant un coup d’œil à la fenêtre, il aperçut un voyageur de belle apparence s’arrêter à la porte du Maypole.

Ce n’était pas un de ces jeunes gens dégagés qui demanderaient un pot d’ale épicée, et se mettraient tout aussi à leur aise que s’ils se faisaient servir un muid de vin ; un de vos jeunes casseurs d’assiettes qui ne respectent rien, et qui pénétreraient même dans le comptoir, ce solennel sanctuaire, pour donner au vieux John une tape sur le ventre, et s’informer s’il n’y aurait pas quelque jolie fille dans la maison, où c’est qu’il cache ses petites chambrières, avec cent autres impertinences de ce genre ; un M. Sans-Gêne qui décrotterait ses bottes sur les chenets dans la salle commune, et ne se montrerait pas difficile pour trouver les crachoirs, un de vos jeunes fous qui s’en viennent exiger des côtelettes impossibles, et commander des sauces qu’on n’a jamais vues ni connues. C'était un gentleman rassis, grave, tranquille, un peu au delà du printemps de la vie, se tenant droit encore, malgré cela, et mince comme un lévrier. Bien monté sur un double poney alezan, il avait l’assiette gracieuse d’un cavalier expérimenté, quant à son équipement, quoique exempt des affectations alors en vogue, il était beau et bien choisi. Il portait une redingote d’un vert plus clair peut-être qu’on ne s’y serait attendu de la part d’un monsieur de son âge, avec un petit collet de velours noir, poches et parements garnis, le tout d’une façon élégante, son linge, aussi, était de fine étoffe, travaillé sur un riche dessin aux poignets et aux devants, et d’une blancheur irréprochable. Quoiqu’il semblât, à en juger d’après la boue qu’il avait ramassée sur la route, venir de Londres, son cheval n’était pas moins lisse ni moins frais que la perruque gris de fer et la queue de son maître. Ni l’homme ni l’animal n’avaient un poil de dérangé, et, sauf les taches de ses basques et de ses guêtres, ce monsieur, avec sa figure fleurie, ses dents blanches, son costume régulier et propret, et son calme parfait, aurait pu tout aussi bien sortir de faire exprès sa toilette afin de venir, à la porte du vieux John Willet, poser pour un portrait équestre.

Bien entendu que John n’observa pas d’un seul coup d’œil tous ces détails caractéristiques ; il y mit du temps au contraire, il les recueillit un à un, brin à brin, après bien des suppositions et de sérieuses réflexions avant de se décider. Soyons francs : s’il eût été troublé tout d’abord par des questions et des ordres, il lui aurait fallu au moins une quinzaine pour prendre note de tous les renseignements que nous venons de donner ; mais il arriva que le monsieur, étonné de l’aspect de la vieille auberge, ou des pigeons dodus qui la saluaient dans leur vol rapide, ou du mai élevé au faîte duquel une girouette, en mauvais état depuis quinze ans, exécutait une perpétuelle promenade au son criard de sa propre musique, resta en selle quelque temps à regarder autour de lui en silence. Voilà pourquoi John, debout, la main sur la bride du cheval, et ses grands yeux sur le cavalier, rien ne passant sur la route qui pût distraire ses pensées, avait réellement recueilli dans son cerveau plusieurs de ces petits détails, au moment où il fut invité à parler.

« Curieux endroit que celui-ci ! dit le gentleman, et sa voix avait la richesse de son habillement. Êtes-vous l’aubergiste ?

– À votre service, monsieur, répondit John Willet.

– Vous pouvez, n’est-ce pas, faire bien soigner mon cheval à l’écurie, et me donner promptement à dîner (n’importe quoi, pourvu que ce soit proprement servi), et une chambre décente ? Il n’en manque pas apparemment dans cette grande maison, dit l’étranger, parcourant de nouveau du regard l’extérieur de l’auberge.

– Vous aurez, monsieur, répliqua John avec une promptitude surprenante, tout ce que vous voudrez.

– Il est fort heureux que je me contente aisément, repartit l’autre avec un sourire ; sans cela vous pourriez bien perdre la gageure, mon ami. »

Et en même temps, il descendit de cheval en un clin d’œil, à l’aide du billot placé devant la porte.

« Holà, quelqu’un ! Hugh ! rugit John. Je vous demande pardon, monsieur, de vous retenir là debout sous le porche ; mais mon fils est allé à la ville12 pour affaire, et comme ce garçon, voyez-vous m’est assez utile je me trouve dans l’embarras lorsqu’il n’est pas ici. Hugh ! Celui-là, monsieur, c’est un terrible paresseux, un franc vagabond monsieur, une espèce de bohémien, j’imagine, toujours à dormir au soleil en été, monsieur, et dans la paille en hiver, Hugh. Bon dieu faire attendre un monsieur sous le porche, à cause de lui ! Hugh ! Je voudrais que le drôle fût mort, en vérité, je le voudrais.

– Peut-être l’est-il, répliqua l’autre. S’il était en vie, je suppose qu’il vous aurait entendu maintenant.

– Quand il est dans ses accès de paresse il dort si profondément, dit l’aubergiste bouleversé, que, si vous lui tiriez des boulets de canon dans les oreilles, ça ne le réveillerait pas, monsieur. »

Son hôte ne fit aucune remarque sur ce nouveau traitement d’une hypertrophie de sommeil, et sur la recette proposée pour donner aux gens de la vivacité, mais il resta sous le porche, les mains croisées derrière le dos. Il semblait s’amuser beaucoup à voir le vieux John, la bride à la main hésiter entre une violente envie d’abandonner l’animal à sa destinée, et une demi disposition à l’introduire dans la maison et à l’enfermer dans la salle à manger, pendant qu’il s’occuperait de son maître.

« Peste soit de ce garçon ! ah ! le voici enfin, cria John, arrivé au zénith de sa détresse. Ne m’entendiez-vous pas appeler, polisson ? »

Le personnage auquel il s’adressait ne fit pas de réponse, mais, mettant sa main sur la selle il sauta dessus d’un bond, tourna la tête du cheval vers l’écurie et disparut en un instant.

« Assez alerte, quand il est éveillé ! dit l’étranger.

– Assez alerte, monsieur ! répliqua John en regardant la place où il avait vu le cheval, comme s’il ne comprenait pas encore parfaitement ce qu’il était devenu.

– Il fond à l’œil, c’est comme une goutte de mousse de vin de Champagne. Vous le regardez, il est là, vous le regardez encore et il n’y est plus. »

Après avoir, sans plus de paroles, résumé dans cette brusque conclusion le long exposé qu’il voulait faire de toute la vie et du caractère de son domestique, John Willet, fier d’avoir parlé comme un oracle, conduisit le gentleman, par son grand escalier démantibulé, au meilleur appartement du Maypole.

En conscience, il était bien assez spacieux, car il occupait toute la profondeur de la maison, et il avait à chaque bout une grande fenêtre dont l’ouverture était aussi large que beaucoup de chambres modernes. À ces fenêtres, quelques panneaux de verres de couleur, emblasonnés de fragments d’armoiries, quoique fêlés, rapiécés et brisés, restaient encore pour attester par leur présence que le premier propriétaire avait fait servir la lumière elle-même à la splendeur de son rang et enrôlé jusqu’au soleil parmi ses flatteurs, en lui commandant, lorsqu’il brillait dans sa chambre, de réfléchir les insignes de son ancienne famille et d’emprunter de nouvelles nuances à leur orgueil.

Mais c’était dans les temps jadis, et à présent chaque petit rayon allait et venait à son gré, disant la vérité toute simple, toute nue et toute pénétrante. Quoique cette pièce fût la meilleure de l’auberge, elle avait le mélancolique aspect de la grandeur déchue, et elle était trop vaste pour qu’on y trouvât du confortable. Le frôlement de riches tentures flottant sur les murailles, et, ce qui vaut bien mieux, le frôlement des habits de la jeunesse et de la beauté ; l’éclat des yeux des femmes, éclipsant les flambeaux et les bijoux qu’elles portaient ; le son de douces voix, et la musique, et le bruit des pas des jeunes filles, tout cela autrefois avait été dans ce lieu et l’avait rempli de délices. Mais tout cela était parti, et en même temps toute allégresse. Il n’y avait plus là d’intérieur ; d’enfants naissants, d’enfants élevés près du foyer paternel ; le foyer même était devenu mercenaire, quelque chose qui s’achète et qui se vend, une vraie courtisane : mourez-y, asseyez-vous là, ou décampez ; comme il vous plaira, ça m’est égal, il ne regrettait personne, ne s’inquiétait de personne, il entretenait seulement une chaleur égale et des sourires stéréotypés pour tout le monde. Dieu assiste l’homme dont le cœur change sans cesse dans le monde, comme un antique manoir qui devient une auberge !

On n’avait fait aucun effort pour meubler celte glaciale solitude, mais on avait planté devant la large cheminée une colonie de chaises et de tables sur carré de tapis ; elle était flanquée d’un paravent épouvantable que décoraient des figures grotesques et grimaçantes. Après avoir allumé de ses propres mains les fagots entassés sur l’âtre, le vieux John se retira pour tenir un grave conseil avec sa cuisinière touchant le repas de l’étranger, tandis que celui-ci, trouvant peu de chaleur dans ces fagots qui n’étaient pas encore enflammés, alla ouvrir un treillis à la fenêtre lointaine, et se réchauffa à la lueur languissante d’un froid soleil de mars.

Quittant de temps en temps la fenêtre pour arranger les bûches qui pétillaient, ou pour se promener d’un bout à l’autre de cette chambre sonore, il la ferma quand le bois fut tout à fait embrasé, et ayant roulé dans le coin le plus chaud la meilleure bergère, il appela John Willet.

« Monsieur, » dit John.

C'était une plume, de l’encre, et du papier qu’il désirait. Il y avait sur la haute tablette de la cheminée un vieil écritoire contenant, parmi la poussière, quelque chose qui pouvait, à la rigueur, représenter ces trois articles. Ayant mis cela devant l’étranger, l’aubergiste se retirait quand on lui fit signe de rester.

« Il y a une maison non loin d’ici, dit le monsieur, après avoir écrit quelques lignes, que vous nommez, je crois, la Garenne ?

Comme c’était dit du ton d’une personne qui connaissait le fait et ne questionnait que pour la forme, John se contenta d’incliner la tête en signe d’affirmation, il tira en même temps de son gousset une de ses mains, derrière laquelle il toussa, puis il la remit dans sa poche.

« Je voudrais que ce billet, dit son hôte en jetant un coup d’œil sur ce qu’il avait écrit et le pliant, fût porté là le plus tôt possible, et qu’on me rapportât une réponse. Avez-vous un messager tout prêt ? »

John resta pensif une minute ou environ, et alors il dit oui.

« Faites-le monter. »

Il y avait de quoi déconcerter notre homme car Joe étant dehors, et Hugh occupé à étriller le double poney alezan, il se proposait de charger de la commission Barnabé, qui venait précisément d’arriver au Maypole dans une de ses excursions et qui, une fois persuadé qu’il était chargé de quelque affaire grave et sérieuse, serait allé n’importe où.

« Mais, la vérité est, dit John après une longue pause, que la personne qui ferait le plus vite la commission est une espèce d’idiot, monsieur ; et quoiqu’il ait le pied leste, et qu’on puisse se fier à lui comme à la poste elle-même, il n’est pas bon pour parler ; car il est timbré, monsieur, il bat la campagne.

– Vous ne voulez pas, dit son hôte, levant les yeux sur la grasse figure de John, vous ne voulez pas parler de… Quel est donc le nom de ce garçon ? Vous ne voulez pas parler de Barnabé ?

– Si fait bien, répliqua l’aubergiste, dont la surprise rendait les traits singulièrement expressifs.

– Comment se trouve-t-il ici ? demanda l’étranger en se renversant dans la bergère, parlant du ton agréable et égal qu’il avait toujours soutenu, et gardant sur sa figure le même sourire invariablement doux et courtois. Je l’ai vu à Londres hier soir.

– Il est toujours comme ça, ici à cette heure, là le moment d’après, répondit le vieux John, après sa pause ordinaire pour laisser le temps à la question de bien entrer dans son esprit. Quelquefois il marche ; quelquefois il court. Chacun le connaît tout le long de la route ; quelquefois il arrive ici dans un chariot ou dans une voiture, quelquefois en croupe. Il va et vient, à travers le vent, la pluie, la neige, la grêle, et par les nuits les plus noires. Rien ne lui fait du mal, à lui.

– Il va souvent à la Garenne, n’est-ce pas ? dit l’hôte négligemment. Je crois me rappeler que sa mère me contait hier quelque chose comme ça. Mais je n’ai pas fait grande attention à ce que me disait la bonne femme.

– Vous ne vous trompez pas, monsieur, répondit John, il y va souvent. Son père, monsieur, a été assassiné dans cette maison.

– Je l’ai entendu dire, répliqua l’hôte en tirant de sa poche, avec le même sourire, un cure-dent d’or. C'est très désagréable pour la famille.

– Extrêmement, dit John d’un air embarrassé, comme s’il entrevoyait à l’horizon que c’était traiter le sujet un peu légèrement.

– Toutes les circonstances qui suivent un assassinat, continua l’étranger dans une espèce de soliloque, doivent être terriblement déplaisantes. Tant de mouvement et de remue-ménage, pas de repos, un texte éternel de conversation, des gens qui entrent et sortent en courant, qui montent et descendent l’escalier, c’est intolérable. Je ne voudrais pas que pareille chose arrivât à n’importe qui dans mes connaissances, ma parole d’honneur. Il y aurait de quoi rendre malheureux au possible. Vous vouliez me dire, mon ami ? ajouta-t-il en se retournant de nouveau vers John.

– Seulement que Mme Rudge vit d’une petite pension qu’elle reçoit de la famille, et que Barnabé n’est pas plus gêné là que le chat ou le chien de la maison, répondit John. Le chargerai-je de votre commission, monsieur ?

– Oh ! oui, répliqua l’hôte, oh ! certainement. Il faut que vous l’en chargiez. Ayez la bonté de l’amener ici pour que je lui recommande d’aller vite. S'il faisait quelque objection, vous pouvez lui dire que c’est M. Chester. Il se rappellera mon nom, j’en suis sûr. »

John fut si étonné d’apprendre qui était son hôte, qu’il fut incapable d’en exprimer son étonnement, ni par son regard, ni d’aucune autre manière ; et il quitta la chambre aussi tranquille, aussi imperturbable que si de rien n’était. On rapporte qu’après avoir descendu l’escalier, il regarda fixement le chaudron dix minutes durant à l’horloge, et que pendant ce temps-là il ne cessa pas de secouer sa tête. Ce fait prend un nouveau caractère de vraisemblance, si on le rapproche de cette circonstance, qu’il est certain que c’est juste l’intervalle de temps qui s’écoula, montre en main, avant que John revînt avec Barnabé à l’appartement de son hôte.

« Approchez, mon garçon, dit M. Chester. Vous connaissez M. Geoffroy Haredale ? »

Barnabé se mit à rire, et il regarda l’aubergiste comme pour lui dire : « Vous l’entendez ? »

John, choqué grandement de cette atteinte portée au décorum, appliqua son doigt sur son nez, et secoua la tête en manière de muette remontrance.

« Il le connaît, monsieur, dit John, en regardant Barnabé de côté et en fronçant le sourcil, aussi bien que vous et moi.

– Je n’ai pas le plaisir de connaître beaucoup ce monsieur, répliqua l’hôte. Vous, c’est peut-être différent. Par conséquent parlez pour vous, mon ami. »

Quoiqu’il eût dit cela avec la même affabilité pleine d’aisance et le même sourire, John se sentit remis à sa place, et, jetant sur le dos de Barnabé cette mortification, il se promit bien de chasser à coups de pied son corbeau à la première occasion favorable.

« Donnez ceci, dit l’hôte, qui avait maintenant cacheté le billet, et qui tout en parlant faisait signe à son commissionnaire d’approcher de lui, à M. Haredale en personne. Attendez la réponse, et apportez-la-moi ici. Dans le cas où M. Haredale serait occupé en ce moment, dites-lui… Peut il se rappeler un message verbal, monsieur l’aubergiste ?

– Quand il veut monsieur, répliqua John. Il n’oubliera pas celui-ci.

– Comment êtes-vous certain de cela ? »

John lui montra simplement Barnabé, debout, la tête penchée en avant, son œil sérieux étroitement fixé sur !a figure du monsieur qui l’interrogeait, et lui faisant gravement signe de la tête qu’il avait compris ses ordres.

« Dites-lui donc, Barnabé, s’il était occupé, reprit M. Chester, que j’attendrai avec plaisir qu’il soit à sa convenance de se rendre ici, et que je le recevrai (s’il me demande) à n’importe quelle heure, ce soir… Au pis allez, je peux avoir un lit ici, Willet, je suppose ? »

Le vieux John, immensément flatté de la notoriété personnelle qu’impliquait cette forme familière d’interpellation répondit d’un air malin : « Mais je le pense, monsieur, je le pense, » et il roulait dans son esprit diverses formes d’éloges, avec l’intention d’en choisir une appropriée aux qualités de son meilleur lit, lorsque ses idées furent mises en déroute par M. Chester, qui donna la lettre à Barnabé en lui commandant de partir à toute vitesse.

« Vitesse ! dit Barnabé en serrant le petit paquet dans son gilet ! Vitesse ! Si vous voulez voir hâte et mystère, venez ici. Ici ! »

En disant cela, il mit sa main, à la grande horreur de John Willet, sur la belle manche de la redingote de M. Chester, et le conduisit à pas furtifs vers la fenêtre du fond.

« Regardez là en bas, dit-il doucement ; voyez comme ils chuchotent aux oreilles les uns des autres ; et puis comme ils dansent et sautent pour faire croire qu’ils s’amusent ! Voyez-vous comme ils s’arrêtent un moment, quand ils présument que personne n’est là qui les voie, et marmottent de nouveau entre eux, et puis comme ils se roulent et gambadent, ravis des méfaits qu’ils viennent de comploter ? Regardez-les maintenant. Voyez comme ils tourbillonnent et plongent. Et maintenant ils s’arrêtent encore, et chuchotent ensemble avec précaution. Ils ne songent guère, voyez-vous, combien de fois je me suis couché sur l’herbe pour les épier… Dites donc, quel est le complot qu’ils couvent ? Le savez-vous ?

– Je ne vois là que du linge, répliqua l’hôte, tel que nous en portons. Il pend sur ces cordes pour sécher, et il voltige au vent.

– Du linge ! répéta Barnabé en le regardant presque dans le blanc des yeux et se rejetant aussitôt en arrière. Ha ! ha ! Eh mais ! en ce cas, il vaut mieux être insensé comme moi que d’avoir la raison comme vous ! Vous ne voyez pas là des êtres fantastiques semblables à ceux qui habitent le sommeil ? Vous ne les voyez pas, vous ? Ni des yeux dans les panneaux de vitres, ni des spectres rapides lorsque le vent souffle avec violence, et vous n’entendez pas des voix dans l’air, et vous ne voyez pas des hommes qui marchent dans le ciel ? Rien de tout cela n’existe pour vous ! Je mène une vie plus joyeuse que vous, avec toute votre raison. Vous êtes des esprits lourds. Les esprits subtils, c’est nous autres. Ha ! ha ! je ne changerais pas avec vous, moi ! avec tout votre esprit. »

En disant cela, il agita son chapeau au-dessus de sa tête et partit comme un trait.

« Étrange créature, ma parole ! dit M. Chester en tirant une belle boîte et prenant une prise de tabac.

– Il manque d’imagination, dit M. Willet très lentement et après un long silence ; c’est là ce qui lui manque. J'ai essayé de lui en infuser mainte et mainte fois ; mais… (John ajouta ceci d’une manière confidentielle) il n’est pas propre à ça, voilà le fait. »

Il serait bien déplacé de rappeler que M. Chester sourit de la remarque de John. Dans tous les cas, cela ne l’empêcha pas de conserver toujours le même regard conciliant et agréable. Toutefois il rapprocha du feu sa bergère, comme s’il eût voulu insinuer qu’il préférait être seul, et John, n’ayant plus d’excuse raisonnable pour rester, le laissa à lui-même.

Le vieux John Willet fut très pensif pendant qu’on prépara le dîner ; et, si son cerveau était jamais moins lucide dans un moment que dans un autre, il est fort naturel de supposer qu’il dut y jeter ce jour-là un fier trouble à force de secouer sa tête en ruminant. Que M. Chester, connu dans tout le voisinage pour être au plus mal avec M. Haredale, fût venu de Londres dans l’unique but, semblait-il, de le voir, et qu’il eût choisi le Maypole pour le théâtre de leur entrevue, et qu’il eût envoyé un exprès, c’étaient là autant de pierres d’achoppement contre lesquelles venait se briser toute l’intelligence de John. Sa seule ressource était de consulter le chaudron et d’attendre avec impatience le retour de Barnabé.

Mais Barnabé n’avait jamais été si long à revenir. Le dîner de l’hôte fut servi, enlevé, son vin fut mis sur la table, le feu ravitaillé, l’âtre proprement balayé ; le jour baissa, la brune vint, il fit tout à coup noir, et Barnabé ne parut pas. Cependant, quoique John Willet fût plein d’étonnement et de méfiance, son hôte demeura assis dans sa bergère, une jambe sur l’autre, sans plus de dérangement, selon toute apparence, en ses pensées qu’en son costume ; le même monsieur tranquille, à son aise, froid, n’ayant pas l’air de songer à autre chose qu’à son cure-dent d’or.

« Barnabé tarde bien, dit John, qui hasarda cette observation en plaçant sur la table une paire de chandeliers ternis, hauts de trois pieds, ou peu s’en faut, et en mouchant les chandelles qui les allongeaient encore.

– Il tarde un peu, répliqua l’hôte en dégustant son vin. Il ne tardera guère davantage, assurément. »

John toussa, et en même temps il dégagea le feu.

« Comme vos routes n’ont pas une très bonne réputation. si du moins j’en peux juger d’après l’accident de mon fils, dit M. Chester, et comme je ne me soucie pas de recevoir un coup sur la tête, ce qui non seulement déconcerte pour l’instant, mais vous met en outre dans une position ridicule aux yeux des gens qui surviennent et vous ramassent, je resterai ici ce soir. Vous m’avez dit, il me semble, que vous aviez un lit de réserve ?

– Et un lit, monsieur, répliqua John, un lit comme il y en a peu, même dans les maisons aristocratiques, un lit qui ne bouge pas d’ici, monsieur. J'ai entendu dire que ce lit-là avait près de deux cents ans. Votre noble fils, un beau jeune homme, est la dernière personne, monsieur, qui ait couché dedans il y a six mois.

– Ma foi, vous êtes heureux dans vos recommandations ! dit l’hôte en haussant les épaules et roulant sa bergère plus près du feu. Veillez à ce que les draps soient bien séchés monsieur Willet, et faites allumer en même temps un feu vif dans la chambre. Cette maison est humide et glaciale. »

John releva encore les fagots, plus par habitude que par présence d’esprit, ou pour donner satisfaction à l’observation faite, et il était sur le point de se retirer quand on entendit rebondir un pas sur l’escalier. Barnabé entra haletant.

« Il aura le pied à l’étrier dans une heure d’ici, cria-t-il en s’approchant ; il a couru à cheval toute la journée, il arrive chez lui à la minute ; mais il se remettra en selle, dès qu’il aura mangé et bu, pour venir voir son bien cher ami.

– Est-ce là son message ? demanda l’hôte en levant les yeux, mais sans le plus léger trouble, ou du moins sans le plus léger signe de trouble.

– Tout son message, sauf les derniers mots, répliqua Barnabé, mais il en avait la pensée : j’ai vu cela sur sa figure.

– Voici pour votre peine, dit l’autre en lui mettant de l’argent dans la main et le regardant fixement ; voici pour votre peine, pénétrant Barnabé.

– Pour Grip, et moi, et Hugh, à partager entre nous, répliqua-t-il en serrant l’argent et en inclinant la tête, tandis qu’il le comptait sur ses doigts. Grip un, moi deux, Hugh trois ; le chien, la chèvre, les chats, bon ; nous aurons bientôt dépensé ça, je vous en avertis. Arrêtez, regardez. Vous autres hommes sensés, vous ne voyez rien ici, maintenant ? »

Il se pencha vivement, un genou sur l’autre, et contempla d’un regard intense la fumée roulant vers le haut de la cheminée en un nuage épais et noir. John Willet, qui paraissait se considérer comme la personne à laquelle Barnabé avait fait particulièrement et principalement allusion en parlant d’hommes sensés, regarda du même côté que lui et avec une physionomie des plus assurées.

« Maintenant, dites-moi où ils vont quand ils s’élancent aussi vite que ça, demanda Barnabé. Pourquoi se serrent-ils de si près en se talonnant les uns les autres, et pourquoi se dépêchent-ils toujours ainsi ? Vous me blâmez d’en faire autant, mais je ne fais que prendre exemple sur ces êtres actifs qui m’entourent. Là ! les voilà encore ! ils se saisissent les uns les autres par leurs basques ; et, si vite qu’ils aillent, il y en a d’autres qui les suivent et les rattrapent ! La joyeuse danse que c’est là ! Je voudrais que Grip et moi pussions nous trémousser de la sorte !

– Qu'a-t-il donc dans cette corbeille qui est sur son dos ? demanda l’hôte au bout de quelques moments, durant lesquels Barnabé resta penché sur l’âtre, à regarder le haut de la cheminée et à épier la fumée d’un air sérieux.

– Là dedans ? répondit-il en sautant tout droit sur ses pieds, avant que John Willet eût pu répondre, secouant la corbeille et baissant la tête pour écouter. Là dedans ? ce qu’il y a là dedans ? Dis-le-lui !

– Un démon, un démon, un démon, cria une voix rauque.

– Voici de l’argent ! dit Barnabé en le faisant sonner dans sa main, de l’argent pour nous régaler, Grip !

– Hourra ! hourra ! Hourra ! répliqua le corbeau. Allons, courage. N'aie pas peur. Coa, coa, coa. »

M. Willet, qui semblait douter fortement qu’un chaland ayant un habit à garniture et portant de beau linge dût être exposé au soupçon d’avoir jamais eu le moindre rapport avec d’aussi vilains messieurs que le corps infernal dont l’oiseau se vantait d’être membre, emmena Barnabé là-dessus, pour éviter toute autre observation malsonnante, et quitta la chambre en faisant sa plus belle révérence.

Chapitre XI. §

Grandes nouvelles ce soir-là pour les habitués réguliers du Maypole ! Quand chacun d’eux entrait séparément pour occuper la place qui lui était échue en partage dans le coin de la cheminée, John, avec une lenteur de débit très frappante et un chuchotement apoplectique, lui communiquait que M. Chester était seul dans l’appartement d’en haut, et qu’il y attendait M. Geoffroy Haredale, auquel il avait envoyé une lettre (sans doute d’une nature menaçante) par les mains de Barnabé, qui se trouvait là.

Pour un petit noyau de fumeurs et de cancaniers affamés, rarement à pareille fête, c’était la plus admirable des aubaines. Il y avait là un bon mystère, bien sombre, et qui se développait sous le toit même qui les abritait, servi tout chaud, pour ainsi dire, au coin du feu, et dont ils allaient se régaler sans le moindre trouble, la moindre peine. On ne saurait croire quel goût, quelle saveur cela donnait à la boisson, quel nouveau parfum au tabac. Chacun fumait sa pipe avec une figure pleine de graves et sérieuses délices, et en regardant son voisin avec une sorte de paisible congratulation. Oui, on sentait si bien que c’était une soirée spéciale, une véritable fête, que, sur la motion du petit Salomon Daisy, chacun (y compris John lui-même) déboursa ses six pence pour un pot de flip13, breuvage agréable qui fut préparé le plus diligemment possible, et placé au milieu d’eux sur le carreau de brique, afin de le faire bouillir doucement et mijoter à petit feu, pour qu’en même temps l’odorante vapeur, s’élevant parmi eux et se combinant avec les guirlandes de fumée qui sortaient de leurs pipes, les enveloppât d’une délicieuse atmosphère de leur goût, et les dérobât au monde entier. L'ameublement même de la salle en devenait plus moelleux et prenait une teinte plus foncée ; les plafonds et les murs avaient l’air plus noirs et d’un plus beau poli ; les rideaux semblaient d’un rouge plus éclatant ; les flammes étaient plus vives et plus hautes, et les grillons gazouillaient dans l’âtre avec plus de satisfaction qu’à l’ordinaire.

Il y avait là pourtant deux personnages qui prenaient une bien petite part au contentement général. L'un était Barnabé lui-même, qui dormait, ou, pour éviter d’être assiégé de questions, feignait de dormir dans l’encoignure de la cheminée ; l’autre était Hugh, qui dormait aussi, étendu sur le banc du côté opposé, à la pleine lueur du feu flamboyant.

La lumière qui tombait sur cette forme inerte la montrait dans toutes ses musculeuses et élégantes proportions. C'était celle d’un jeune homme au robuste corps d’athlète, à la vigueur de géant, dont la figure brûlée par le soleil et le cou basané, couverts d’une chevelure d’un noir de jais, eussent pu servir de modèle à un peintre. Vêtu, de la manière la plus négligée, d’un costume des plus grossiers et des plus rudes, avec des brins de paille et de foin, son lit habituel, attachés çà et là et mêlés à ses boucles vierges du peigne, il s’était endormi dans une posture aussi sans façon que son habillement. La négligence et le désordre de toute sa personne, avec quelque chose de farouche et de sombre dans ses traits, lui donnaient une pittoresque apparence qui attira les regards, même des clients du Maypole, quoiqu’ils le connussent bien, et fit dire au long Parkes que jamais Hugh n’avait plus ressemblé que ce soir à un coquin de braconnier.

« Il attend ici, je suppose, dit Salomon, afin de prendre le cheval de M. Haredale.

– En effet, monsieur, répliqua John Willet. Il n’est pas souvent dans la maison, vous savez ; il est mieux à son aise parmi les chevaux que parmi les hommes. Je le considère lui-même comme un animal. »

Accompagnant cette opinion d’un haussement d’épaules qui avait l’air de vouloir dire : « Nous ne pouvons pas espérer que chacun nous ressemble, » John remit sa pipe dans la bouche, et fuma comme quelqu’un qui sent sa supériorité sur le commun des hommes.

« Ce gaillard-là, monsieur, dit John ôtant de nouveau sa pipe de ses lèvres, après un entr’acte assez long et en montrant Hugh avec le tuyau, quoiqu’il ait en lui toutes ses facultés, mises en bouteilles et bien bouchées, par exemple, si je peux m’exprimer ainsi…

– Très bien ! dit Parkes en inclinant la tête. Excellentes expressions, Johnny. Vous allez empoigner quelqu’un tout à l’heure Je vois que vous êtes en veine, ce soir.

– Prenez garde, dit M. Willet, sans la moindre gratitude pour le compliment, que je ne vous empoigne tout le premier, monsieur, c’est ce que je ne manquerai pas de faire si vous m’interrompez quand je fais des observations.

– Ce gaillard-là, disais-je, quoiqu’il ait toutes ses facultés au dedans de lui-même d’un côté ou d’un autre, mises en bouteilles et bien bouchées n’a pas plus d’imagination que Barnabé n’en a. Et pourquoi n’en a-t-il pas plus ? »

Les trois amis secouèrent leurs têtes l’un vers l’autre, comme pour dire par ce simple geste, sans se donner la peine d’ouvrir leurs lèvres : « Remarquez-vous l’esprit philosophique de notre ami ? »

« Pourquoi n’en a-t-il pas ? reprit John en frappant doucement la table de sa main étendue. Parce qu’on ne les lui a point débouchées lorsqu’il était petit garçon, voilà pourquoi. Qu'aurait été chacun de nous, si nos pères ne nous avaient point débouché nos facultés ? Qu’aurait été mon petit garçon Joe, si je ne lui avais point débouché ses facultés ? Écoutez-vous ce que je suis en train de vous dire, messieurs ?

– Ah ! certes oui, nous vous écoutons, cria Parkes. Continuez pour notre instruction, Johnny.

– Conséquemment alors, dit M. Willet, ce gaillard-là, dont la mère, lorsqu’il était tout petit garçon, fut pendue avec six autres, pour avoir passé de faux billets de banque, et c’est une bénédiction de penser combien il y a de gens pendus par fournée toutes les six semaines, pour cela ou pour autre chose, car ça montre l’extrême vigilance de notre gouvernement, ce gaillard-là, qui fut dès lors abandonné à lui-même, qui eut à garder les vaches, à servir d’épouvantail aux oiseaux, à faire je ne sais quoi pour gagner son pain, qui arriva par degrés à soigner les chevaux, et par la suite des temps à coucher dans les greniers et la litière, au lieu de dormir sous les meules de foin et les haies, jusqu’à ce qu’enfin il devînt le palefrenier du Maypole, pour sa nourriture, son logement et une modique somme annuelle ; ce gaillard-là qui ne sait ni lire ni écrire, et qui n’a jamais eu beaucoup de rapports avec autre chose que des animaux, et qui n’a jamais vécu en aucune manière autrement que comme les animaux parmi lesquels il a vécu, c’est un animal, et, ajouta M. Willet, en tirant des prémisses sa conclusion logique, il doit être traité en conséquence.

– Willet, dit Salomon Daisy, qui avait témoigné quelque impatience à voir l’intrusion d’un sujet si indigne dans le thème bien plus intéressant de leur conversation, lorsque M. Chester est arrivé ce matin, a-t-il demandé la grande chambre ?

– Il déclara, monsieur, dit John, qu’il désirait un vaste appartement. Oui, c’est certain.

– Eh bien ! voulez-vous que je vous dise ? reprit Salomon en parlant doucement et d’un air sérieux. Ils vont s’y battre en duel, lui et M. Haredale. »

Chacun regarda M. Willet, après cette insinuation alarmante. M. Willet regarda le feu, en pesant dans son propre esprit les résultats qu’une telle rencontre aurait, selon toute apparence, pour l’établissement.

« Possible, dit John, je ne sais pas… Je suis sûr… Je me rappelle que, la dernière fois que je suis monté là-haut, il avait mis les chandeliers sur les tablettes de la cheminée.

– C'est une chose aussi évidente, répliqua Salomon, que le nez de Parkes sur sa figure.

M. Parkes, dont le nez était fort gros, le frotta, et eut l’air de considérer ceci comme une personnalité. C'est qu’ils se battront dans cette chambre. Rien de plus commun, vous le savez par les journaux, que les duels des gentlemen dans les cafés, sans témoins. L'un d’eux sera blessé ou peut-être tué dans cette auberge.

– Alors c’était un cartel que la lettre dont Barnabé fut le porteur, hein ? dit John.

– Contenant une bande de papier avec la mesure de son épée dessus, je paierais une guinée, répondit le petit homme. Nous connaissons le caractère de M. Haredale. Vous nous avez raconté ce que Barnabé avait dit de ses regards, quand il revint. Croyez-moi, je suis dans le vrai. Maintenant, attention. »

Le flip n’avait pas encore eu de saveur. Le tabac n’avait été qu’un vil produit du sol anglais, comparé à son parfum d’à présent. Un duel dans la grande vieille chambre au premier étage, et le meilleur lit de l’hôtel commandé d’avance pour le blessé !

« Mais sera-ce à l’épée ou au pistolet ? dit John.

– Dieu le sait. Peut être au pistolet et à l’épée, répliqua Salomon. Ces messieurs-là portent l’épée, et ils peuvent aisément avoir des pistolets dans leurs poches, il est fort probable, ma foi qu’ils en ont. S’ils tirent l’un sur l’autre sans se toucher, alors ils dégaineront et se mettront à en découdre sérieusement. »

Un nuage passa sur la figure de M. Willet, lorsqu’il réfléchit aux vitres cassées, aux rideaux endommagés, mais s’étant expliqué à lui-même que l’un des deux adversaires survivrait probablement et payerait le dégât, sa figure redevint rayonnante.

« Et puis, dit Salomon, regardant tour à tour chaque figure, nous aurons alors sur le plancher une de ces taches qui ne s’en vont jamais. Si M. Haredale gagne, croyez-moi, ce sera une tache profonde, ou, s’il perd, c’en sera une plus profonde encore, car jamais il ne cédera qu’il ne soit abattu. Nous en savons quelque chose, hein ?

– Ah ! oui nous en savons quelque chose, chuchotèrent-ils tous ensemble.

– Quant à jamais disparaître, continua Salomon, je vous dis que jamais, cela ne pourra se faire. Ne savez-vous pas qu’on a essayé pareille chose dans une certaine maison que vous connaissez ?

– La Garenne ! cria John. Non, bien sûr !

– Si, bien sûr, si vraiment. Seulement il y a très peu de gens qui le sachent Et, avec tout cela, on en a assez causé. On rabota le parquet pour la faire disparaître : mais elle y resta. Le rabot entama le parquet profondément, elle glissa plus profondément. On posa de nouvelles planches ; mais une grande tache perça encore, et se montra à l’ancienne place. Et… Écoutez ; approchez-vous. M. Geoffroy Haredale fit de cette chambre son cabinet d’étude, et c’est là qu’il s’assoit, ayant toujours (à ce que j’ai entendu dire) son pied sur la tache, parce qu’il a la conviction, après y avoir longtemps et beaucoup pensé, que jamais elle ne s’effacera qu’il ne découvre l’homme qui commit le crime. »

Ce récit finissait, et ils se rapprochaient tous du feu en cercle, lorsque retentit au dehors le piétinement d’un cheval.

« C’est lui ! cria John, se levant avec précipitation. Hugh ! Hugh ! »

Le dormeur bondit sur ses pieds, tout chancelant, et s’élança derrière son maître.

John revint presque aussitôt, introduisant avec des marques d’extrême déférence (car M. Haredale était son propriétaire) le visiteur longtemps attendu. Celui-ci entra à grands pas dans la salle, en faisant résonner ses grosses bottes sur le carreau ; il parcourut d’un œil perçant le groupe qui le saluait, et il souleva son chapeau pour reconnaître leur hommage de profond respect.

« Vous avez ici, Willet. un étranger qui m’a envoyé quelqu’un, dit-il d’une voix dont le timbre était naturellement grave et sévère. Où est-il ?

– Dans la grande chambre d’en haut, monsieur, répondit John.

– Conduisez-moi. Votre escalier est sombre, autant que je me rappelle. Messieurs, bonsoir. »

En disant cela, il fit signe à l’aubergiste d’aller devant ; et, lorsqu’il sortit de la salle, on entendit résonner ses bottes sur l’escalier. Le vieux John, dans son agitation, éclairait ingénieusement tout autre chose que le chemin, et trébuchait à chaque pas.

« Arrêtez ! lui dit M. Haredale, quand ils eurent atteint le palier. Je peux m’annoncer moi même. Je n’ai plus besoin de vous. »

Il mit la main sur la porte, entra, et la referma pesamment. M. Willet n’était pas du tout disposé à rester là tout seul pour écouter, d’autant plus que les murs étaient fort épais. Il descendit donc plus vite qu’il n’était monté, pour aller rejoindre en bas ses amis.

Chapitre XII. §

Il y eut une courte pause dans la chambre de cérémonie du Maypole, pendant le temps que M. Haredale essaya la serrure pour s’assurer qu’elle était bien fermée, et traversant à grands pas la sombre pièce jusqu’à l’endroit où le paravent entourait une petite place de lumière et de chaleur, il se présenta, brusquement et en silence, devant l’hôte souriant.

Si ces deux hommes n’avaient pas plus de sympathie dans leurs pensées intimes que dans leur extérieur, leur entrevue ne promettait pas d’être très calme ni très agréable. Sans qu’il y eût entre eux une grande différence d’âge, ils étaient sous tous les autres rapports aussi dissemblables et aussi opposés l’un à l’autre que deux hommes peuvent l’être. L’un avait la parole douce, une forme délicate une correcte élégance, l’autre, corpulent, carré par la base, négligemment habillé, rude et brusque dans ses façons d’un aspect sévère, avait, en son humeur actuelle, un regard aussi maussade que son langage. L’un gardait un calme et tranquille sourire, l’autre, un froncement de sourcils plein de méfiance. Le nouveau venu, véritablement, semblait s’appliquer à faire voir par chacun de ses accents et de ses gestes son antipathie décidée et son hostilité systématique contre l’homme qu’il venait trouver. Celui-ci semblait sentir que le contraste était en sa faveur, et puiser dans cet avantage un contentement paisible qui le mettait plus à son aise que jamais.

« Haredale, dit ce monsieur sans la moindre apparence d’embarras ou de réserve je suis charmé de vous voir.

– Trêve de compliments. Ils sont déplacés entre nous, répliqua l’autre en agitant sa main. Dites-moi simplement ce que vous avez à me dire. Vous m’avez demandé une entrevue. Me voici. Pourquoi nous retrouvons-nous face à face ?

– Toujours à ce que je vois, le même caractère franc et impétueux !

– Bon ou mauvais, je suis, monsieur, répliqua l’autre en appuyant son bras sur le chambranle de la cheminée, et tournant un regard hautain sur celui qui occupait la bergère, l’homme que j’ai accoutumé d’être. Je n’ai perdu ni mes vieilles sympathies ni mes vieilles antipathies ; ma mémoire ne me fait pas défaut de l’épaisseur d’un cheveu. Vous m’avez demandé une entrevue… Je vous le répète, me voici.

– Notre entrevue, Haredale, dit M. Chester, en donnant un petit coup sur sa tabatière et accompagnant d’un sourire le geste d’impatience que l’autre avait fait, à son insu peut-être, vers son épée, sera une conférence pacifique, j’espère ?

– Je suis venu ici, répliqua l’autre, selon votre désir, me tenant pour engagé à venir vous trouver, quand et où vous le voudrez. Je ne suis pas venu pour faire assaut d’agréables discours ni de protestations vaines. Vous êtes un homme du monde à la langue dorée, monsieur, et à ce jeu-là je ne suis pas de force avec vous. Le dernier homme ici-bas avec lequel j’entrerais en lice pour un combat de doux compliments et de grimaces masquées, est M. Chester, je vous l’assure. Impossible à moi de lui tenir tête avec de telles armes, et j’ai toute raison de croire que peu d’hommes en seraient capables.

– Vous me faites beaucoup d’honneur, Haredale, répliqua l’autre avec le plus grand calme, et je vous remercie. Je serai franc avec vous.

– Pardon, vous serez, dites-vous ?

– Franc, ouvert, parfaitement candide.

– Ah ! cria M. Haredale en faisant rentrer son haleine avec un sourire sarcastique ; mais je ne veux pas vous interrompre.

– Je suis si résolu à suivre cette marche, répliqua l’autre en dégustant son vin d’un air très circonspect, que je me suis promis de n’avoir pas de querelle avec vous, et de ne pas me laisser entraîner à quelque expression chaleureuse ou à quelque mot hasardé.

– En cela, j’aurai encore vis-à-vis de vous, dit M. Haredale, une grande infériorité. Votre empire sur vous-même…

– Ne saurait être troublé quand il sert mes desseins, voulez-vous dire, répliqua l’autre, l’interrompant avec la même aménité. Soit je vous l’accorde, et j’ai un dessein à poursuivre maintenant vous en avez un aussi. Notre but est le même j’en suis sûr. Permettez-nous de l’atteindre comme des hommes raisonnables qui ont cessé d’être des petits garçons il y a déjà quelque temps. Voulez-vous boire ?

– Je bois avec mes amis, répliqua l’autre.

– Au moins, dit M. Chester, vous voudrez bien vous asseoir ?

– Je resterai debout, répliqua impatiemment M. Haredale, sur ce foyer dénudé misérable, et je ne le souillerai pas, tout déchu qu’il est, par de l’hypocrisie. Continuez !

– Vous avez tort, Haredale, dit l’autre en croisant ses jambes et souriant, tandis qu’il tenait son verre levé à la brillante lueur de l’âtre. Vous avez réellement tort. Le monde est un théâtre mouvant où nous devons nous accommoder aux circonstances, naviguer avec le courant aussi mollement que possible, nous contenter de prendre la mousse pour la substance, la surface pour le fond, la fausse monnaie pour la bonne. Je m’étonne qu’aucun philosophe n’ait jamais établi que notre globe est creux comme le reste. Il devrait l’être, si la nature est conséquente dans ses œuvres.

– Vous pensez qu’il l’est, peut-être.

– J’affirmerais, répliqua-t-il en buvant son vin à petits traits, qu’il ne saurait y avoir le moindre doute là-dessus. Voilà qui est bien. Quant à nous, en jouant avec ce grelot, nous avons eu le guignon de nous heurter et de nous brouiller. Nous ne sommes pas ce que le monde appelle des amis, mais nous n’en sommes pas moins pour cela des amis aussi bons, aussi vrais, aussi aimants que les neuf dixièmes de ceux auxquels on décerne ce titre. Vous avez une nièce et moi j’ai un fils, un beau garçon, Haredale, mais un peu fou. Ils tombent amoureux l’un de l’autre, et forment ce que ce même monde appelle un attachement voulant dire quelque chose de capricieux et de faux comme le reste, et qu’on n’aurait qu’à abandonner librement à sa destinée pour qu’il crevât bientôt comme toute autre bulle. Mais, si nous les laissons faire, bonsoir, tout est dit. La question est donc celle-ci : Nous tiendrons-nous à distance l’un et l’autre, parce que la société nous appelle des ennemis, et souffrons-nous qu’ils se précipitent dans les bras l’un de l’autre lorsque, en nous rapprochant raisonnablement, comme nous le faisons maintenant, nous pouvons empêcher cela et les séparer ?

– J'aime ma nièce, dit M. Haredale après un court silence. C'est un mot qui sonne étrangement peut-être à vos oreilles ; mais je l’aime.

– Étrangement, mon bon garçon ! cria M. Chester en remplissant de nouveau son verre avec nonchalance et en ôtant son cure-dent. Pas du tout. J'ai aussi du goût pour Ned14, ou, comme vous dites, je l’aime ; c’est le terme usité entre si proches parents. J'aime Ned avec passion ; il est étonnamment bon garçon, et joli garçon, qui plus est, un peu fou et faible encore, voilà tout : mais le fait est, Haredale, car je serai franc comme je vous ai promis de l’être, qu’indépendamment de n’importe quelle répugnance nous pourrions avoir, vous et moi, à nous allier l’un à l’autre, et indépendamment de la différence de religion qui existe entre nous (et, diable ! c’est important), je ne saurais consentir à un mariage de ce genre. Ned et moi nous ne saurions y consentir, c’est impossible.

– Maîtrisez votre langue, au nom du ciel, si cette conversation doit durer, répliqua M. Haredale d’un ton farouche. Je vous ai dit que j’aime ma nièce. Pensez-vous que, cela étant, je voudrais jeter son cœur à n’importe quel homme qui eût de votre sang dans les veines ?

– Vous voyez, dit l’autre sans la moindre émotion, l’avantage qu’il y a d’être franc et ouvert. C'est juste ce que j’allais ajouter, sur mon honneur ! Je suis étonnamment attaché à Ned, je raffole de lui, en vérité ; aussi, quand il nous serait possible de nous effacer tout à fait, vous et moi, dans cette affaire, resterait toujours cette dernière objection, que je regarde comme insurmontable.

– Écoutez-moi bien, dit M. Haredale, marchant vers la table et mettant sa main dessus pesamment, si n’importe quel homme croit, ose croire que moi, dans mes paroles, dans mes actions, dans mes rêves les plus extravagants, j’aie jamais eu l’idée de favoriser la recherche d’Emma Haredale par quelqu’un qui vous touchât de près, n’importe par quel motif, je ne me soucie pas de le savoir, il ment ; il ment, et il me fait une grave injure, rien que de le croire.

– Haredale, répliqua l’autre en se balançant d’un air convaincu, et le confirmant par des signes de tête dirigés vers le foyer, c’est extrêmement noble et viril, c’est réellement très généreux de votre part de me parler comme vous faites, franchement et à cœur ouvert. Ce sont exactement là mes sentiments, oui, ma parole ; mais vous les exprimez avec beaucoup plus de force et de puissance que je ne saurais le faire. Vous connaissez ma nature indolente, et vous me pardonnerez, j’en suis sûr.

– Quelque décidé que je sois à défendre à ma nièce toute correspondance avec votre fils et à rompre leurs relations ici, cela dût-il causer la mort d’Emma, dit M. Haredale, qui s’était promené en long et en large, je voudrais y mettre de la bonté et de la tendresse autant que possible. Je suis chargé d’un dépôt que ma nature n’est pas propre à comprendre, et, par cette raison, la simple nouvelle qu’il y a entre eux de l’amour tombe sur moi ce soir presque pour la première fois.

– Je suis plus enchanté que je ne pourrais vous le dire, répliqua M. Chester du ton le plus doux, de trouver mes impressions personnelles ainsi confirmées. Vous voyez ce que notre entrevue a d’avantageux. Nous nous comprenons l’un l’autre, nous sommes tout à fait d’accord, nous avons une explication complète, et nous savons quelle marche suivre. Eh mais, pourquoi ne goûtez-vous pas au vin de votre locataire ? Il est réellement très bon.

– Qui donc, je vous prie, dit M. Haredale, a aidé Emma ou votre fils ? Quels sont leurs intermédiaires, leurs agents ? savez-vous ?

– Toutes les bonnes gens par ici, le voisinage en général, je pense, répliqua l’autre avec son plus affable sourire. Le messager que je vous ai envoyé aujourd’hui se distingue parmi tous les autres.

– L'idiot ? Barnabé ?

– Cela vous étonne ? J'en suis bien aise, car j’étais un peu étonné de cela moi-même. Oui, j’ai arraché cela de sa mère, une sorte de femme très convenable ; c’est d’elle, en vérité, que j’ai principalement appris combien la chose était devenue sérieuse. J'ai résolu de me rendre à cheval ici, aujourd’hui, et d’avoir avec vous une conférence sur ce terrain neutre. Vous avez plus d’embonpoint qu’autrefois, Haredale, mais vous avez bien bonne mine.

– Notre affaire, je le présume, tire à sa fin, dit M. Haredale avec un air d’impatience qu’il ne se donnait pas la peine de cacher. Comptez sur moi, monsieur Chester, ma nièce changera dès à présent. J'en appellerai, ajouta-t-il d’un ton plus bas, à son cœur de femme, à sa dignité, à son orgueil, à son devoir.

– C'est ce que je ferai auprès de Ned, dit M. Chester en réintégrant à leur place, sur la grille du foyer, avec le bout de sa botte, quelques débris errants du fagot. S'il y a quelque chose de réel dans le monde, ce sont ces sentiments si beaux, ces obligations naturelles qui doivent subsister entre un père et un fils. Je lui poserai la question sur le double terrain du sentiment moral et religieux. Je lui représenterai que nous ne pouvons pas absolument consentir à cela ; que j’ai toujours visé de loin à un bon mariage pour lui, moyennant une provision décente pour moi dans l’automne de la vie ; qu’il y a un grand nombre d’aboyeurs à payer, dont les réclamations sont parfaitement fondées en droit et en justice, et qui doivent être satisfaits sur la dot de sa femme ; bref, que les sentiments les plus élevés, les plus honorables de notre nature, toutes les considérations de devoir et d’amour filial, et toutes les autres choses de ce genre, exigent impérieusement qu’il prenne la fuite avec une héritière.

– Et qu’il lui brise le cœur le plus vite possible ? dit M. Haredale en mettant son gant.

– Ned fera en cela exactement comme il lui plaira, répliqua l’autre en buvant son vin à petits traits ; c’est entièrement son affaire. Je ne voudrais pas pour tout au monde me mêler des affaires de mon fils, Haredale, au delà d’un certain point. La parenté entre père et fils, vous savez, est positivement une sorte de lien sacré… Ne me laisserez-vous pas vous persuader de prendre un verre de vin ?… Allons ! comme il vous plaira, comme il vous plaira, ajouta-t-il en se servant lui-même derechef.

– Chester, dit M. Haredale, après un court silence durant lequel il porta de temps en temps sur le visage souriant de son interlocuteur des regards prolongés, vous avez la tête et le cœur d’un mauvais génie, en toute occasion de tromper.

– À votre santé, dit l’autre, avec un signe de tête qui semblait le remercier ; mais vous disiez… ?

– Si maintenant, continua M. Haredale, nous trouvions qu’il fût difficile de séparer ces jeunes gens, de rompre leurs rapports ; si, par exemple, vous trouviez la chose difficile de votre côté, quelle marche vous proposez-vous de suivre ?

– Rien de plus simple, mon bon garçon, rien de plus aisé, répliqua l’autre en haussant les épaules et s’étendant plus confortablement devant le feu. Je déploierai alors ces facultés puissantes au sujet desquelles vous me donnez de si grandes et si flatteuses louanges, quoique, ma parole, je ne sois pas digne d’être comblé de vos compliments ; et je recourrai à quelques petits subterfuges assez communs pour exciter la jalousie et le ressentiment. Vous voyez ?

– Bref, justifiant les moyens par la fin, il nous faudra, comme dernière ressource pour les arracher l’un à l’autre, recourir à la perfidie et au mensonge ? dit M. Haredale.

– Oh ! non. Fi ! Fi ! répliqua l’autre en aspirant une prise de tabac avec délices et volupté. Pas de mensonge. Seulement un peu de manège, un peu de diplomatie, un peu d’intrigue, c’est le mot.

– Je regrette, dit M. Haredale en faisant çà et là quelques pas, puis s’arrêtant, puis faisant quelques pas encore comme quelqu’un qui était mal à son aise, de n’avoir pas pu prévoir et empêcher cela. Mais, puisque c’est allé si loin qu’il nous est nécessaire d’agir, reculer ou regretter ne sert de rien. Allons ! je seconderai vos efforts de tout mon pouvoir. C'est le seul sujet, dans tout le vaste horizon de la pensée humaine, sur lequel nous soyons tous les deux d’accord. Nous agirons de concert, mais à part. Il ne sera pas besoin, j’espère, d’en conférer encore ensemble.

– Est-ce que vous vous en allez ? dit M. Chester en se levant avec une gracieuse nonchalance. Laissez-moi vous éclairer jusqu’au bas de l’escalier.

– Restez assis, je vous prie, répliqua l’autre sèchement. Je connais le chemin. »

En disant cela, il fit un mouvement de main très léger, remit son chapeau sur sa tête en même temps qu’il tournait les talons, et s’en alla d’un pas retentissant, comme il était venu, ferma la porte derrière lui, et descendit l’escalier dont il réveilla l’écho.

« Peuh ! un très grossier animal, en vérité ! dit M. Chester en se replaçant dans sa bergère. Une brute des plus farouches ; un vrai blaireau à face humaine ! »

John Willet et ses amis, qui avaient été très attentifs pour entendre le cliquetis des épées ou les détonations des pistolets dans la grande chambre, et qui avaient réglé d’avance l’ordre dans lequel ils s’y précipiteraient au premier appel, procession où le vieux John avait eu le soin de s’arranger de façon à se réserver l’arrière-garde, furent fort étonnés de voir M. Haredale descendre sans une égratignure, demander son cheval, et s’éloigner au pas, d’un air pensif. Après y avoir un peu réfléchi, on décida qu’il avait laissé le monsieur du premier étage pour mort, et que, s’il montrait tant de calme, c’était un stratagème pour qu’on ne s’avisât ni de le soupçonner ni de le poursuivre.

Comme cette conclusion impliquait pour eux la nécessité de monter sur-le-champ à la grande chambre pour s’en assurer, ils étaient sur le point de le faire dans l’ordre convenu, lorsqu’un coup de sonnette assez vif, qui semblait dénoter chez l’hôte assez de vigueur encore, renversa toutes leurs conjectures et les enveloppa dans la plus grande incertitude. Enfin M. Willet consentit à monter lui-même, escorté de Hugh et de Barnabé, les plus solides et intrépides gaillards qui fussent sur les lieux ; ils pourraient se montrer avec lui, sous prétexte d’être venus pour emporter les verres.

Fort de cette protection, le brave John, à la large figure, entra dans la chambre hardiment avec une avance d’un demi-pas, et reçut sans trembler la demande d’un tire-botte. Mais lorsque le tire-botte eut été apporté, et que l’aubergiste prêta à son hôte sa robuste épaule, on observa que, pendant que celui-ci ôtait ses bottes, M. Willet les regarda extrêmement, et que ses gros yeux, bien plus ouverts que de coutume, parurent exprimer quelque surprise et quelque désappointement de ne pas les trouver pleines de sang. Il se ménagea aussi l’occasion d’examiner le gentleman du plus près qu’il put, s’attendant à découvrir sur sa personne un certain nombre de trous faits par l’épée de son adversaire. N'en découvrant aucun toutefois, et remarquant par la suite du temps que son hôte était aussi froid, aussi régulier dans sa tenue et dans son humeur qu’il l’avait été toute la journée, le vieux John à la fin poussa un profond soupir, et commença à penser qu’il n’était pas question de duel pour ce soir.

« Et maintenant, Willet, dit M. Chester, si la chambre est bien échauffée, j’essayerai les mérites de ce fameux lit.

– La chambre, monsieur, répliqua John en prenant une chandelle, et invitant d’un coup de coude Barnabé et Hugh à les accompagner, en cas que le monsieur vînt à tomber soudainement évanoui ou mort de quelque blessure interne, la chambre est aussi chaude qu’une croûte au pot. Barnabé, prenez cette autre chandelle, et allez devant. Hugh, suivez-nous, monsieur, avec la bergère. »

C'est dans cet ordre, et encore, pour plus de sûreté, tenant sa chandelle fort près de l’hôte ; tantôt lui en faisant sentir la chaleur autour des jambes, tantôt risquant de mettre le feu à sa perruque, et lui demandant sans cesse pardon avec une grande gaucherie et beaucoup d’embarras, que John conduisit ce personnage à la meilleure chambre à coucher. Presque aussi spacieuse que la pièce d’où ils étaient venus, elle contenait, près du feu, pour avoir plus chaud, un grand et antique lit d’un aspect tumulaire, tendu de brocart fané et orné, au sommet de chaque montant sculpté, d’une touffe de plumes qui jadis avaient été blanches, mais que l’âge et la poussière avaient rendues semblables à des panaches de corbillard et de catafalque.

« Bonsoir, mes amis, dit M. Chester avec un doux sourire, en s’asseyant, après avoir considéré la chambre d’un bout à l’autre, dans la bergère, que ses serviteurs roulèrent devant le feu. Bonsoir, Barnabé, mon bon garçon ; vous dites quelques prières avant de vous coucher, j’espère ? »

Barnabé fit un signe affirmatif.

« Il a comme ça des bêtises qu’il appelle ses prières, monsieur, dit John officieusement. J'ai bien peur que là dedans il n’y ait pas grand chose de bon.

– Et Hugh ? dit M. Chester en se tournant vers celui-ci.

– Moi, non, répondit-il. Je connais les siennes (et il montra Barnabé), elles ne sont pas mal. Il les chante quelquefois sur la paille. J'écoute.

– Monsieur, c’est tout à fait un animal, chuchota John à l’oreille de son hôte avec dignité. Vous l’excuserez, certainement. S'il a une espèce d’âme, ce doit être si peu que rien, et ce qu’il fait ou ne fait pas sur ce point n’importe guère. Bonsoir, monsieur.

M. Chester répliqua : « Dieu vous bénisse ! » avec une ferveur des plus touchantes ; et John, faisant signe à ses gardes du corps d’aller devant, sortit de la chambre après une révérence, et laissa l’hôte libre de reposer dans l’antique lit du Maypole.

Chapitre XIII. §

Si Joseph Willet, le jeune homme dénoncé aux Apprentis et proscrit par eux, s’était trouvé à la maison quand l’hôte courtois de son père se présenta devant la porte du Maypole, c’est-à-dire si ce n’avait pas été, par une malice du sort, une des six fois de l’année entière dans lesquelles il était libre de s’absenter tout le jour durant sans question ni reproche, il serait parvenu, de manière ou d’autre, à plonger au fin fond du mystère de M. Chester, et à pénétrer son dessein avec la même certitude que s’il eût été son confident et conseiller. Dans cet heureux cas, les amants auraient été vite avertis des maux qui les menaçaient, et aidés, par-dessus le marché, de diverses inspirations aussi sages qu’opportunes ; car Joe, en pensées comme en actions, tenait toutes ses sympathies et ses meilleurs souhaits à la disposition de nos jeunes gens, et était fermement dévoué à leur cause. Cette disposition provenait-elle de ses anciennes préventions en faveur de la jeune demoiselle, dont l’histoire l’avait environnée dans son esprit, presque au sortir du berceau, de circonstances d’un intérêt extraordinaire ; ou de son attachement au jeune monsieur dans la confidence duquel il s’était presque imperceptiblement glissé, par son esprit subtil et ses vives allures, ainsi qu’en lui rendant plusieurs services d’importance comme éclaireur et comme messager ? Que ce fût cela ou autre chose, par exemple, les persécutions fatigantes et les manies ennuyeuses de son vénérable père, ou bien encore quelque petite affaire d’amour secrète, qui le disposait favorablement à servir d’autres amoureux comme lui : il est inutile de chercher à le savoir, d’autant plus que Joe n’était pas là, et qu’il n’avait pas par conséquent, dans cette conjoncture, d’occasion particulière de fixer nos doutes par sa conduite.

C’était, par le fait, le vingt-cinq mars, jour qui comme beaucoup de gens le savent à leurs dépens, est, de temps immémorial, une de ces désagréables époques qu’on appelle le terme. Ce jour là donc, John Willet se faisait chaque année un point d’honneur de régler son compte en espèces sonnantes avec un certain marchand de vin et distillateur de la Cité de Londres, et de remettre dans les mains de ce négociant un sac de toile contenant l’exact montant de la somme, pas un penny de plus, pas un penny de moins, c’était pour Joe l’objet d’un voyage aussi sûr et aussi régulier que le retour annuel du vingt-cinq mars.

Le voyage s’accomplissait sur une vieille jument grise, sur laquelle John s’était fait dans l’esprit un système d’idées préconçues, par exemple, qu’elle était capable de gagner un couvert ou une tasse d’argent à la course si elle voulait l’essayer. Elle ne l’avait jamais essayé, et il ne fallait plus compter qu’elle l’essayât jamais maintenant, car elle était âgée de quelque quatorze ou quinze ans, poussive, ensellée et passablement râpée de la crinière et de la queue. Nonobstant ces légères imperfections, John était fier de son animal, et lorsque Hugh, en tournant, l’eut amenée jusqu’à la porte il se retira pour l’admirer à son aise dans le comptoir, et là, caché par un bosquet de citrons, il se mit à rire avec orgueil.

« Voilà ce qui s’appelle une jument, Hugh ! dit John, quand il eut recouvré assez d’empire sur lui même pour reparaître à la porte. Voilà une gracieuse créature ! regardez-moi cette ardeur ! regardez-moi ces os ! »

Pour des os, il y en avait suffisamment, sans aucun doute, c’est ce que semblait penser Hugh, assis en travers sur la selle, paresseusement plié en deux, son menton touchant presque ses genoux, et, ne s’inquiétant ni des étriers qui pendillaient, ni de la bride flottante, il sauta de haut en bas sur la petite pelouse devant la porte.

« Songez à avoir bien soin d’elle, monsieur, dit John, laissant cet être inférieur, pour s’adresser à la sensibilité de son fils et héritier, qui parut alors équipé complètement et tout prêt à monter en selle ; n’allez pas trop vite !

– J'en serais bien embarrassé, j’imagine, père, répondit Joe en jetant sur l’animal un regard de désespoir.

– Pas de vos impertinences, monsieur, s’il vous plaît, riposta le vieux John. Quelle monture vous faut-il donc, monsieur ? Un âne sauvage ou un zèbre en serait une trop pacifique pour vous, n’est-ce pas, monsieur ? Vous voudriez monter un lion rugissant, monsieur ; n’est-ce pas, monsieur ? Taisez-vous, monsieur. »

Lorsque M. Willet, dans ses querelles avec son fils, avait épuisé toutes les questions qui s’offraient à son esprit, et que Joe n’avait répondu rien du tout, généralement il concluait en lui ordonnant de se taire.

« Et quelle idée a donc ce petit garçon, ajouta M. Willet, après l’avoir considéré quelque temps d’un air ébahi et comme stupéfait, de, retrousser comme ça son chapeau en casseur d’assiettes ? Est-ce que vous allez tuer le marchand de vin, monsieur ?

– Non, dit Joe avec un peu d’aigreur, je ne vais pas le tuer. Vous voilà rassuré maintenant, père ?

– Et avec cela, un air militaire ! dit M. Willet en l’examinant de la tête aux pieds ; ne dirait-on pas d’un mangeur de braise, d’un avaleur d’eau bouillante ? Et que signifient les crocus et les perce-neige que vous arborez à votre boutonnière, monsieur ?

– Ce n’est qu’un petit bouquet, dit Joe en rougissant. Il n’y a pas de mal à ça, j’espère ?

– Voilà un garçon bien entendu aux affaires, en vérité, dit M. Willet dédaigneusement, d’aller supposer que les marchands de vin se soucient de bouquets !

– Je ne suppose rien de pareil, répondit Joe. Qu'ils gardent leurs nez rouges pour flairer leurs bouteilles et leurs cruchons. Ces fleurs-ci vont chez M. Varden.

– Vous supposez donc qu’il s’inquiète beaucoup de vos crocus ? demanda John.

– Je n’en sais rien, et, à dire vrai, je ne m’en soucie guère, dit Joe. Voyons, père, donnez-moi l’argent, et, au nom de la sainte patience, laissez-moi partir.

– Le voici, monsieur, répliqua John, ayez en soin. Songez à ne pas revenir trop tôt, pour mieux laisser reposer la jument. Vous m’entendez ?

– Oui, je vous entends, répliqua Joe. Dieu sait qu’elle en aura besoin.

– Et ne dépensez pas trop au Lion noir, dit John. Songez à cela aussi.

– Alors pourquoi ne me permettez-vous pas d’avoir à moi quelque argent ? riposta Joe d’un air chagrin, pourquoi pas, père ? Pourquoi m’envoyez-vous à Londres en ne m’accordant que le droit de demander au Lion noir un dîner que vous payerez au premier voyage, comme si l’on ne pouvait pas me laisser disposer de quelques schellings ? Pourquoi me traitez-vous comme ça ? ce n’est pas bien à vous. Comment pouvez-vous croire que je vais rester longtemps à ce régime ?

– Lui permettre d’avoir de l’argent ! cria John dans une rêverie somnolente. Qu'appelle-t-il de l’argent ? des guinées ? Est-ce qu’il n’en a pas, de l’argent ? N’a-t-il pas, en sus des péages, un schelling et six pence ?

– Un shilling et six pence ! répéta son fils avec mépris.

– Oui, monsieur, répliqua John, un schelling et six pence. Quand j’étais à votre âge, jamais je n’avais vu tant d’argent en un monceau. Le schelling est pour parer aux accidents, par exemple si la jument perdait un de ses fers, ou quelque chose de ce genre. Il vous reste six pence pour vous amuser à Londres, je vous recommande surtout de vous amuser à monter au faîte du Monument15, et à vous reposer là. Il n’y a pas là de tentation, monsieur, pas de ribotte, pas de jeunes femmes, pas de mauvaises compagnies d’aucune sorte, rien que l’imagination. Quand j’étais à votre âge, monsieur, voilà comment je m’amusais. »

À ceci, Joe ne fit pas d’autre réponse qu’un signe de la main à Hugh pour tenir le cheval, puis il sauta en selle et s’éloigna ; et je vous réponds qu’il avait l’air d’un solide et mâle cavalier, digne d’une meilleure monture que celle que lui faisait enfourcher son destin. John resta à le contempler ou plutôt à contempler la jument grise (car il n’avait pas assez d’yeux pour elle), jusqu’à ce que l’homme et la bête fussent disparus depuis vingt minutes. Alors il commença à penser qu’ils étaient partis, et rentrant lentement dans la maison, il s’abandonna à un doux assoupissement.

L'infortunée jument grise, l’agonie de la vie de Joe, se trémoussa selon son bon plaisir jusqu’à ce que le Maypole ne fût plus visible, puis, corrigeant son pas tout à coup de son propre gré, elle contracta ses jambes en une allure, qu’on aurait regardée dans un spectacle de marionnettes comme une imitation assez maladroite d’un petit galop. La connaissance qu’elle avait des habitudes de son cavalier ne lui suggéra pas seulement cette amélioration dans les siennes, elle lui donna aussi l’idée de prendre un chemin détourné. Il conduisait non pas à Londres mais par des sentiers parallèles à la route que Joe avait suivie, et, passant à quelques centaines de mètres du Maypole, il aboutissait à l’enclos d’un vaste et ancien manoir bâti en brique rouge, la Garenne, dont il a été question au premier chapitre de notre histoire. Faisant une halte soudaine dans un petit taillis voisin, la jument se prêta de la meilleure grâce du monde à laisser descendre son cavalier, qui l’attacha au tronc d’un arbre.

« Reste là, vieille fille, dit Joe, que j’aille voir s’il y a pour moi aujourd’hui quelque petite commission. » En même temps, il la laissa brouter le gazon ras et les mauvaises herbes qui se trouvaient croître à la portée de son licou, et, passant par une porte à claire-voie, il entra de son pied sur les terres du domaine.

Le sentier, après quelques minutes de marche, l’amena près de la maison. Il y lança plus d’un coup d’œil en tapinois, et surtout vers une certaine fenêtre. C'était un bâtiment lugubre, silencieux, avec des cours sonores, des tourelles désolées, et des files entières de chambres fermées qui tombaient en poussière et en ruine.

Le jardin, formant terrasse, obscurci par l’ombre des arbres qui le dominaient, avait un air de mélancolie tout à fait accablant. De grandes portes de fer, hors d’usage depuis bien des années, rougies par la rouille, s’affaissant sur leurs gonds et recouvertes de longues herbes luxuriantes, semblaient vouloir s’enfoncer dans le sol et cacher leur décadence dans une forêt de mauvaises herbes, propices à ce dessein. Sur les murailles sculptées, les animaux fantastiques qui les décoraient, verdis par l’âge et l’humidité, et revêtus çà et là de mousse, avaient un aspect hideux et lamentable. La partie de la maison qui était habitée et tenue en bon état avait elle-même une physionomie sombre ; le spectateur, frappé d’un sentiment de tristesse, éprouvait une impression pénible en face de cet abandon et de cette déchéance affligeante. Il eût été difficile d’imaginer un beau feu flamboyant dans ces chambres mornes et ténébreuses, et de se figurer quelque joie du cœur ou quelque fête dans l’enceinte de ces murs rébarbatifs. On voyait bien qu’il pouvait y avoir eu là dans les temps jadis quelque chose de pareil ; mais c’était fini à jamais. Ce n’était plus que le revenant d’une maison défunte qui venait hanter son ancienne place sous son ancienne forme, mais voilà tout.

La physionomie sombre et déchue de la Garenne devait, sans aucun doute, s’attribuer en grande partie à la mort de son précédent possesseur et au caractère de son possesseur actuel ; mais, lorsqu’on se rappelait la légende de ce manoir, il avait véritablement un air approprié à un pareil forfait : on voyait qu’il était prédestiné des siècles d’avance à en être le théâtre. Considérée au point de vue de cette légende, la pièce d’eau où l’on avait retrouvé le corps de l’intendant semblait avoir une teinte noire et sinistre que nulle autre mare ne pouvait revendiquer comme elle ; la cloche qui du haut du toit avait annoncé le meurtre, au vent de minuit, devenait un vrai fantôme dont la voix faisait dresser les cheveux de l’auditeur ; et chaque branche dépouillée de feuilles, en s’inclinant vers une autre branche, semblait échanger avec elle à la dérobée des chuchotements au sujet du crime.

Joe se promena de long en large dans le sentier ; quelquefois il s’arrêtait et faisait semblant de contempler l’édifice ou le paysage ; quelquefois, s’appuyant contre un arbre, il prenait un air d’oisiveté indifférente ; mais il avait toujours l’œil sur la fenêtre qu’il avait distinguée d’abord. Au bout d’un quart d’heure environ d’attente, une petite main blanche fut un instant agitée vers lui de cette fenêtre ; le jeune homme fit un salut respectueux et partit ; et, en enfourchant de nouveau son cheval, il se dit à voix très basse : « Pas de commission pour moi aujourd’hui ! »

Mais l’air d’élégance, le retroussis du chapeau que John Willet avait critiqué, et le bouquet printanier, tout dénotait quelque petite commission pour son propre compte, à l’adresse d’une personne plus intéressante qu’un marchand de vin ou même qu’un serrurier. C’est effectivement ce qui arriva : car, lorsqu’il eut réglé avec le marchand de vin, qui tenait son bureau de commerce dans quelques caves profondes près de Thames-Street (un vieux monsieur à la face aussi empourprée que s’il avait toute sa vie porté leurs voûtes sur sa tête), lorsqu’il eut pris le reçu, et refusé de boire plus de trois verres de vieux xérès, à l’extrême étonnement du négociant rubicond, qui, foret en main, avait projeté d’assaillir une vingtaine au moins de barils poudreux, et qui en resta cloué ou moralement vrillé, pour ainsi dire, au mur de sa cave ; lorsqu’il eut fait tout cela, et achevé en outre un frugal dîner au Lion noir dans Whitechapel, méprisant le Monument et le conseil de John, il dirigea ses pas vers la maison du serrurier, attiré par les yeux de la florissante Dolly Varden.

Joe n’était nullement un nigaud ; mais néanmoins, quand il fut arrivé à l’encoignure de la rue où le serrurier demeurait, il ne put pas se résoudre à aller droit à la maison. D'abord il prit le parti de flâner dans une autre rue pendant cinq minutes, puis pendant cinq minutes encore dans une autre rue, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il eut perdu une grande demi-heure ; il fit alors un hardi plongeon, et se trouva dans la boutique enfumée, le visage rouge et le cœur palpitant.

« John Willet, ou son ombre ! dit Varden, en se levant de dessus le pupitre où il était occupé à ses livres, et le regardant sous ses lunettes ; ma foi ! oui, c’est bien Joe en chair et en os ! À la bonne heure ! Et comment va toute la société de Chigwell, Joe ?

– Toujours comme à l’ordinaire, monsieur ; nous nous entendons, eux et moi, aussi bien que par le passé.

– Bon, bon ! dit le serrurier. Il nous faut être patients, Joe, et endurer les faibles des vieilles gens. Comment va la jument, Joe ? Elle fait toujours ses quatre milles à l’heure aussi aisément que jamais ? Ha, ha, ha ! n’est-ce pas, Joe ? Tiens ! qu’est-ce que nous avons là Joe, un bouquet ?

– De bien pauvres fleurs, monsieur ; je pensais que Mlle Dolly …

– Non, non, dit Gabriel, baissant la voix et secouant la tête, pas Dolly. Donnez-les à sa mère, Joe. Il vaut beaucoup mieux les donner à sa mère. Ça ne vous contrarie pas de les donner à Mme Varden, Joe ?

– Oh ! non, monsieur, répliqua Joe en cherchant, mais sans beaucoup de succès, à cacher son désappointement. J'en serais charmé, je vous assure.

– Très bien, dit le serrurier en le frappant doucement sur le dos. Peu vous importe qui les aura, n’est-ce pas, Joe ?

– Oh ! oui, monsieur. »

Cher cœur, comme ces mots s’attachèrent à sa gorge !

« Entrez, dit Gabriel, on vient justement de m’appeler pour le thé. Elle est dans la salle à manger.

– Elle ! pensa Joe. Laquelle des deux, je ne sais, madame ou mademoiselle ? » Le serrurier éclaircit son doute avec autant d’à-propos que s’il l’eût entendu formuler à haute voix, en le menant à la porte et disant : « Ma chère Marthe, voici M. Willet fils. »

Mme Varden, regardant le Maypole comme une espèce de souricière humaine, ou de traquenard pour les maris, considérant son propriétaire, et tous ses aides et suppôts, comme autant de braconniers à l’affût des chrétiens, et croyant d’ailleurs que les publicains accouplés avec les pécheurs dans l’Écriture sainte étaient de véritables aubergistes patentés, parce qu’ils tenaient des maisons publiques, était loin d’être disposée favorablement à l’égard du jeune homme qui lui rendait visite. Aussi fut-elle sur-le-champ prise d’une faiblesse, et, lorsque les crocus et les perce-neige lui eurent été dûment présentés, elle devina, en y réfléchissant, que c’étaient eux qui étaient la cause de cette pâmoison qui avait accablé ses sens. « Je craindrais de ne pouvoir supporter l’atmosphère de la salle une minute de plus, dit la bonne dame, s’ils demeuraient ici. Voulez-vous bien m’excuser de les mettre en dehors de la fenêtre ? »

Joe la pria de vouloir bien se dispenser de toute excuse, et sourit faiblement lorsqu’il vit ses fleurs mises sur l’allège extérieure. Jamais personne ne saura les peines qu’il s’était données pour composer ce bouquet voué maintenant au dédain et traité si cavalièrement.

« Ah ! comme cela me fait du bien d’en être débarrassée ! dit Mme Varden. Je me sens déjà beaucoup mieux. » Et en vérité elle semblait avoir recouvré ses sens.

Joe exprima sa gratitude envers la Providence d’une faveur si précieuse, et il n’eut seulement pas l’air de songer où pouvait être Dolly.

« Vous êtes de vilaines gens à Chigwell, monsieur Joseph, dit Mme Varden.

– Mais non, madame, je l’espère, répliqua Joe.

– Vous êtes les gens les plus cruellement irréfléchis qu’il y ait au monde, dit Mme Varden en se rengorgeant. Je m’étonne que M. Willet père, ayant été lui-même un homme marié, ne sache pas mieux se conduire qu’il ne fait. Je sais bien qu’il y trouve son profit, mais ce n’est pas une excuse ; j’aimerais mieux payer vingt fois plus, et que Varden revînt à la maison comme un respectable et sobre commerçant. S'il y a un défaut au monde qui me blesse et me dégoûte, plus que tout autre, c’est l’ivrognerie.

– Allons, ma chère Marthe, dit le serrurier d’un air jovial, faites-nous servir le thé, et ne parlons pas d’ivrognes. Il n’y en pas ici, et Joe ne se soucie guère d’en parler, à coup sûr. »

En ce moment critique, Miggs parut avec les rôties.

« À coup sûr, il ne s’en soucie guère, dit Mme Varden, ni vous non plus, Varden, à coup sûr. C'est un sujet fort désagréable, je n’en doute pas, bien que je ne veuille pas dire qu’il soit personnel… Miggs toussa… quoiqu’on ne soit pas maîtresse de ce qu’on pense. Vous ne saurez jamais, Varden, et personne à l’âge de M. Willet fils (excusez-moi, monsieur) ne peut naturellement savoir ce que souffre une femme qui attend chez elle dans de pareilles circonstances. Si vous ne me croyez pas, comme je n’en ai que trop la preuve, voici Miggs qui en est assez souvent témoin ; veuillez l’interroger.

– Oh ! elle a été très mal l’autre soir, monsieur, très mal en vérité, dit Miggs. S'il n’y avait pas en vous la douceur d’un ange, mame. je pense que vous ne pourriez pas supporter cela, réellement je le pense.

– Miggs, dit Mme Varden, vous faites un blasphème.

– Pardonnez-moi, mame, répliqua Miggs avec une volubilité perçante, ce n’était pas mon intention, et ça n’est pas dans mon caractère, j’ose l’espérer, bien que je ne sois qu’une domestique.

– Vous pouvez bien répondre, Miggs, sans oublier le soin de votre salut, riposta sa maîtresse en regardant à la ronde avec dignité. Comment osez-vous parler d’anges, à propos de misérables pécheurs comme vous et moi ? Est-ce que nous sommes autre chose, dit Mme Varden en jetant un coup d’œil sur un miroir voisin, et en arrangeant le ruban de son bonnet plus à son avantage…, que des vers de terre ?

– Je n’ai pas eu l’intention, mame, s’il vous plaît, de vous offenser, dit Miggs confiante en la force de son compliment, et développant vigoureusement son gosier comme de coutume, et je ne m’attendais pas à voir prendre comme ça ce que je dis ; je connais ma propre indignité, je l’espère, et je n’ai que haine et mépris pour moi-même et pour mes semblables, comme c’est le devoir d’un bon chrétien.

– Ayez la bonté, s’il vous plaît, dit Mme Varden avec hauteur, de monter voir si Dolly a fini de s’habiller ; vous l’avertirez que la chaise commandée pour elle sera ici dans une minute, et que, si elle fait attendre les porteurs, je les renverrai à l’instant. Je suis fâchée de voir que vous ne preniez pas votre thé, Varden, ni vous le vôtre, monsieur Joseph ; mais c’est naturel, et il y aurait folie de ma part à supposer que les choses qu’on peut se procurer à la maison, et dans la compagnie des dames, aient le moindre charme pour vous ! »

Ce pronom, dans son intention, était bien au pluriel, et s’adressait à ces deux messieurs, quoique l’un et l’autre n’eussent guère mérité ce coup de boutoir : car Gabriel avait attaqué la collation avec un appétit qui promettait, jusqu’à ce que Mme Varden elle-même le lui eût fait perdre ; quant à Joe, il avait pour la compagnie des dames chez le serrurier, ou du moins pour une partie d’entre elles, autant de goût qu’il était possible à un homme d’en avoir.

Mais il n’eut pas le temps de dire quoi que ce fût pour sa défense ; Dolly elle-même parut à ce moment, et il resta muet, les yeux éblouis de sa beauté. Jamais Dolly n’avait semblé si belle qu’alors, dans toute la splendeur et la grâce de la jeunesse, avec tous ses attraits centuplés par une toilette qui lui seyait à merveille, par mille petites coquettes façons que personne ne savait prendre avec plus de grâce, le visage tout scintillant de l’attente de cette maudite soirée. Il est impossible de dire combien Joe la détestait, cette soirée, quel qu’en fût le théâtre, et tous les invités, quels qu’ils fussent.

Et elle le regarda à peine ; oui, à peine le regarda-t-elle. Et quand on vit, par la porte ouverte, la chaise entrer de guingois dans la boutique, alors elle claqua des mains et sembla toute joyeuse de s’en aller. Mais Joe lui donna le bras, c’était toujours une consolation, et il l’aida à monter dans la chaise. Oh ! la voir prendre place à l’intérieur, avec ses yeux riants qui brillaient plus que les diamants ; voir sa main (elle avait sans aucun doute la plus jolie main du monde), voir sa main sur le bord du vasistas baissé ; voir son petit doigt en arrêt d’une façon provocante et impertinente, comme s’il s’étonnait que Joe ne le serrât ni ne le baisât ! Penser quel bon effet un ou deux des modestes perce-neige auraient pu faire sur ce corsage délicat, pendant qu’ils étaient là, gisant à l’abandon sur le rebord de la fenêtre de la salle à manger ! Voir comment la regardait Miggs, avec une figure où on pouvait lire qu’elle n’était pas dupe de toute cette gentillesse d’emprunt ; qu’elle était dans le secret de chaque lacet, de chaque épingle, des agrafes et des œillets : « Et tout cela, monsieur, n’est pas à moitié aussi réel que vous le croyez ; mais je n’aurais pas besoin de tout cela non plus pour être encore plus jolie, si je voulais m’en donner la peine. » Entendre ce précieux petit cri de frayeur provocante lorsque la chaise fut hissée sur ses bâtons, et saisir la vision, vision fugitive mais éternelle, de l’heureux visage qui était dedans ; quels tourments, quel surcroît de souffrance, et néanmoins quelles délices ! les porteurs eux-mêmes semblèrent à ses yeux jaloux des rivaux favorisés, quand il les vit descendre la rue avec elle.

Il n’y eut jamais dans une petite pièce, en un court espace de temps, un changement comparable à celui de la salle à manger, lorsqu’on revint finir le thé. C'était sombre, c’était désert, c’était un complet désenchantement. Joe trouvait que c’était sottise pure de rester là tranquillement assis, tandis qu’elle était au bal avec un nombre incalculable d’amants qui voltigeaient autour d’elle, et toute la société raffolant d’elle, et l’adorant, et voulant l’épouser en masse ; et Miggs qui était là, à voltiger autour de la table. Le fait seul de son existence, le simple phénomène qu’elle eût pu jamais naître, lui paraissait, auprès de Dolly, une plaisanterie inexplicable et sans but. Impossible de parler, pas moyen d’y réussir. Il n’était capable que de remuer son thé avec sa cuiller tout autour, tout autour, tout autour, en ruminant sur toutes les fascinations de l’aimable fille du serrurier.

Gabriel aussi était taciturne. Or, c’était un des côtés certains de l’incertaine humeur de Mme Varden, qu’elle se montrât vive et gaie quand elle voyait aux autres des dispositions contraires.

« Il faut que je sois naturellement d’une bien heureuse humeur, dit la souriante ménagère, pour conserver avec tout ça un peu d’entrain ; comment fais-je pour en avoir encore ? je n’en sais en vérité rien.

– Ah ! mame, soupira Miggs, je vous demande pardon de vous interrompre, mais il n’y en a pas beaucoup comme vous.

– Emportez tout cela, Miggs, dit Mme Varden en se levant, emportez tout cela. Je vois bien que je gêne ici ; et, comme je désire que chacun ait le plus d’agrément qu’il peut, je sens que je ferai mieux de m’en aller.

– Non, non, Marthe, cria le serrurier. Demeurez ici ; nous serions, ma foi, très fâchés de vous perdre : n’est-ce pas, Joe ? »

Joe tressaillit et dit : « Certainement. »

– Je vous remercie, mon cher Varden, répliqua sa femme, mais je connais vos goûts : le tabac, la bière, les spiritueux, ont de plus grandes séductions qu’aucune de celles dont je peux me vanter. Je vais m’en aller, je vais monter m’asseoir là-haut et regarder à la fenêtre, mon amour. Bonsoir, monsieur Joseph ; je suis très contente de vous avoir vu, je regrette seulement de n’avoir pas eu à vous offrir quelque chose de plus à votre goût. Rappelez-moi affectueusement, s’il vous plaît, au souvenir de M. Willet père, et dites-lui que, quand il viendra par ici, nous aurons une fusée à démêler ensemble. Bonsoir. »

Après avoir prononcé ces paroles avec une extrême douceur de manières, la bonne dame fit une révérence pleine de condescendance, et se retira avec sérénité.

C'était donc pour cela que Joe avait attendu le 25 mars pendant des semaines, bien des semaines, et qu’il avait cueilli les fleurs avec tant de soin, et qu’il avait retroussé son chapeau, et qu’il s’était fait si pimpant ! c’était donc là qu’aboutissait toute sa résolution hardie, prise pour la centième fois, de faire sa déclaration à Dolly, et de lui dire combien il l’aimait ! La voir une minute, rien qu’une minute ; la trouver partant pour une soirée, et toute joyeuse d’y aller ; se voir traité comme un culotteur de pipes, un buveur de bière, un gobelotteur de spiritueux, en un mot, comme un ivrogne ! Il dit adieu à son ami le serrurier, et se hâta d’aller reprendre son cheval au Lion noir. Lorsqu’il tourna bride vers la maison, il pensait, comme maint autre Joe l’avait pensé avant et l’a pensé depuis, que c’en était fait de toutes ses espérances ; que c’était chose impossible et sans espoir ; qu’elle ne s’occupait pas plus de lui que s’il n’existait pas ; qu’il était malheureux pour la vie, et qu’il n’avait plus qu’une seule perspective acceptable : c’était de devenir soldat ou marin, et de trouver quelque ennemi assez obligeant pour lui faire sauter la cervelle aussitôt que possible.

Chapitre XIV. §

Joe Willet ne chevaucha pas vite le long de la route : car, dans son désespoir, il se représentait la fille du serrurier dansant de longues contredanses et de terribles branles avec de hardis étrangers, image intolérable, lorsqu’il entendit derrière lui le piétinement d’un cheval. Ayant tourné la tête, il aperçut un gentleman bien monté, avançant à un bon petit galop. Le gentleman, en passant, contint un peu sa monture, et l’appela par son nom, comme l’héritier du Maypole. Joe donna de l’éperon à la jument grise, et fut tout de suite côte à côte de ce cavalier.

« Je pensais bien que c’était vous, monsieur dit-il en mettant la main à son chapeau. Une belle soirée, monsieur Je suis heureux de voir que vous n’êtes plus claquemuré. »

Le cavalier sourit, et en le remerciant d’un signe de tête : « Comment avez-vous employé la journée, Joe ? gaiement, n’est-ce pas ? Est-elle toujours aussi gentille ? Il n’y a pas de quoi rougir, mon garçon.

– Ce n’est pas ce qui me donne ce peu de couleur, monsieur Édouard, dit Joe, c’est plutôt de penser que j’aie été assez fou pour avoir jamais eu la moindre espérance à propos d’elle. Elle est aussi loin de moi que le firmament.

« Allons Joe, vous n’en êtes pas si loin que ça j’espère, dit Édouard avec bonne humeur … hein ?

– Ah ! soupira Joe. C'est bon à dire, monsieur. Il n’est pas difficile de plaisanter quand on n’a pas de chagrin. Mais voyez-vous, c’est sans remède. Iriez-vous par hasard à notre maison ?

– Oui, comme je n’ai pas encore repris toutes mes forces, je coucherai chez vous ce soir, et je retournerai au logis demain matin à la fraîche.

– Si vous n’êtes pas trop pressé, dit Joe après un court silence, et si vous pouvez endurer le pas de cette pauvre rosse, je serai heureux de vous accompagner jusqu’à la Garenne, monsieur, et de tenir votre cheval quand vous descendrez. Cela vous épargnera la fatigue d’aller à pied au Maypole, et de revenir à pied. Je peux très bien vous donner le temps nécessaire, monsieur, car je suis en avance.

– Et moi de même, répliqua Édouard, quoique à mon insu je galopasse tout à l’heure un peu vite, m’accommodant, je suppose, au train de mes pensées qui couraient la poste. J'irai volontiers avec vous, Joe, au pas de votre jument, et nous nous ferons aussi bonne compagnie que possible. Allons, du courage ! pensez à la fille du serrurier avec un cœur résolu, et vous parviendrez à la conquérir. »

Joe secoua la tête, mais il y avait, dans le ton de ces paroles pleines de chaleur et d’espoir, quelque chose de si encourageant, que son ardeur se ranima sous leur influence ; et la jument grise elle-même en parut toute frétillante. Elle interrompit son amble modeste, et, prenant un trot assez doux, elle rivalisa d’allure avec le cheval d’Édouard Chester ; et encore on eût dit qu’elle se flattait en elle-même que le coursier faisait de son mieux pour la suivre.

C'était une belle soirée ; il faisait un temps sec, et la lumière d’une jeune lune, que, précisément, on voyait alors se lever, répandait à la ronde cette paix et cette tranquillité qui donne au soir son charme le plus délicieux. Les ombres allongées des arbres, estompées comme si elles se reflétaient dans une eau immobile, jetaient leur tapis sur le chemin que suivaient nos voyageurs, et la légère brise soufflait avec plus de douceur encore qu’auparavant, comme pour éventer seulement la nature dans son sommeil. Peu à peu ils cessèrent de parler, et chevauchèrent côte à côte dans un agréable silence.

« Le Maypole, ce soir, est éclairé d’une manière brillante, dit Édouard lorsqu’ils passèrent le long de la ruelle d’où l’auberge était visible, parce que les arbres qui les en séparaient étaient dépouillés de feuilles.

– Brillante en effet, monsieur, répondit Joe en se haussant sur les étriers pour mieux voir. Des lumières dans le grand salon et un feu qui s’allume dans la meilleure chambre à coucher ? Eh mais ! ça m’étonne ; quel hôte pouvons-nous donc avoir ?

– Quelque cavalier attardé sur la route de Londres, et qui n’aura pas été tenté de s’y rendre de nuit, je suppose, au récit de la merveilleuse histoire de mon ami le voleur de grand chemin, dit Édouard

– Ce doit être un cavalier de qualité, pour qu’on l’installe de cette manière-là. Votre propre lit, monsieur !

– Il n’importe, Joe. Je m’arrangerai de toute autre chambre. Mais, allons, voici neuf heures qui sonnent. Doublons le pas. »

Ils partirent à un petit galop aussi vif que put le soutenir la monture de Joe, et s’arrêtèrent promptement dans le taillis où la jument avait été laissée le matin. Édouard descendit de cheval, donna sa bride à son compagnon, et marcha vers la maison d’un pas léger.

Une servante attendait à une porte latérale du mur du jardin, et l’introduisit sans retard. Il se précipita le long de l’allée de la terrasse, et monta comme une flèche un large perron menant à une antique et sombre salle, dont les murailles étaient ornées de panoplies couvertes de rouille, de bois de cerfs, d’instruments de chasse, et d’autres décorations de ce genre. Il fit là une pause, mais pas longue : car au moment où il regardait autour de lui, comme s’il eût pensé que la servante dût le suivre, et qu’il s’étonnât qu’elle ne l’eût pas fait, une personne parut, fille charmante, dont la tête aux noirs cheveux reposa bientôt sur sa poitrine. Presque au même instant, une main pesante saisit le bras de cette jeune fille, Édouard se sentit rudement écarté : M. Haredale était là entre eux.

Il fixa sur le jeune homme un œil sévère, sans ôter son chapeau ; d’une main il étreignit sa nièce, et, de l’autre, qui tenait sa cravache, il montra la porte à Édouard. Celui-ci. dans une fière attitude, le regarda fixement à son tour.

« C'est fort beau de votre part, monsieur, de corrompre mes domestiques, et d’entrer chez moi de votre chef et clandestinement comme un voleur ! dit M. Haredale. Sortez d’ici, monsieur, et n’y revenez plus jamais.

– La présence de Mlle Haredale, répliqua le jeune homme et votre parenté avec elle, vous donnent un droit dont vous n’abuserez pas, si vous êtes un homme de cœur. C'est vous qui m’avez contraint à ces entrevues secrètes, et la faute en est à vous, non pas à moi.

– Ce n’est ni généreux ni honorable, ce n’est pas le fait d’un galant homme, riposta l’autre, de chercher à surprendre l’affection d’une jeune fille, faible et confiante, tandis que vous avez l’indignité de vous dérober à la surveillance de son tuteur, de son protecteur, et que vous n’osez pas venir à vos rendez-vous en plein jour. Je ne vous en dirai pas davantage ; mais, je vous le répète, je vous défends l’entrée de cette maison, et vous somme de sortir.

– Ce n’est ni généreux ni honorable, ce n’est pas le fait d’un galant homme de jouer le rôle d’espion ! dit Édouard Vos paroles attaquent mon honneur, et je les rejette avec le mépris qu’elles méritent.

– Vous trouverez, dit M. Haredale d’un ton calme, votre fidèle entremetteur qui vous attend à la porte par laquelle vous êtes entré. Je n’ai pas joué le rôle d’espion, monsieur. Le hasard m’a permis de vous voir franchir la porte, et je vous ai suivi. Vous auriez pu m’entendre frapper pour entrer, si vous aviez eu le pied moins leste, ou si vous vous étiez arrêté dans le jardin. Veuillez vous retirer. Votre présence ici est blessante pour moi et pénible pour ma nièce. »

En disant ces mots, il passa son bras autour de la taille de la jeune fille terrifiée et tout en pleurs, pour l’attirer plus près de lui, et, quoique l’habituelle sévérité de ses manières n’en fût guère altérée, on voyait néanmoins dans son air de la tendresse et de la sympathie pour la douleur d’Emma.

« Monsieur Haredale, dit Édouard, vous entourez de votre bras celle en qui j’ai mis toutes mes espérances et mes pensées et pour laquelle je sacrifierais ma vie avec plaisir, s’il s’agissait de lui procurer une minute de bonheur ; cette maison est l’écrin qui renferme le plus précieux joyau de mon existence. Votre nièce m’a engagé sa foi, et je lui ai engagé la mienne. Qu’ai-je donc fait pour que vous me teniez en si mince estime, et que vous m’adressiez ces paroles discourtoises ?

– Vous avez fait, monsieur, répondit M. Haredale, ce qu’il faut défaire. Vous avez formé un nœud d’amour qu’il faut trancher tout net. Prenez bien garde à ce que je vous dis : il le faut. J’annule votre engagement mutuel. Je vous rejette, vous et tous ceux de votre race, tous gens faux hypocrites et sans cœur.

– Des insultes, monsieur ? dit Édouard dédaigneusement.

– Ce sont, monsieur, des paroles réfléchies et sérieuses, et vous en verrez l’effet, répliqua l’autre. Gravez-les dans votre cœur.

– Gravez donc celles-ci dans le vôtre, dit Édouard. Votre humeur froide et farouche, qui glace toute poitrine autour de vous qui change l’affection en crainte et le devoir en frayeur, nous a réduits à ces rapports clandestins. Ils répugnent à notre nature et à nos désirs, ils nous coûtent, monsieur, plus qu’à vous. Je ne suis pas un homme faux, hypocrite et sans cœur ; c’est vous plutôt, qui hasardez misérablement ces injurieuses expressions-là en dépit de la vérité, et sous l’abri des sentiments que je vous ai exprimés tout à l’heure. Vous n’annulerez pas notre engagement mutuel. Je n’abandonnerai pas mes poursuites. Je compte sur la loyauté et l’honneur de votre nièce, et je mets votre influence au défi. Je quitte Emma plein de confiance en sa pure foi, que jamais vous ne réussirez à ébranler, et je n’ai d’autre souci que de ne pas la laisser livrée à des soins plus dignes d’elle. »

Cela dit, il pressa sur ses lèvres la froide main de la jeune fille, et, rencontrant encore le ferme regard de M. Haredale avec un regard aussi ferme, il se retira.

Quelques mots à Joe en remontant à cheval, lui expliquèrent suffisamment ce qui s’était passé, renouvelèrent tout le désespoir de ce jeune homme et rendirent sa peine dix fois plus accablante. Ils reprirent la route du Maypole sans échanger une syllabe, et arrivèrent à la porte, chacun avec leur poids sur le cœur.

Le vieux John, qui avait guetté de derrière le rideau rouge, lorsque nos cavaliers avaient crié pour faire venir Hugh, sortit tout de suite et dit au jeune Chester avec beaucoup d’importance, en lui tenant l’étrier :

« Il est bien confortablement dans son lit, dans le meilleur lit. Un parfait gentleman, le plus souriant, le plus affable gentleman à qui j’aie jamais eu affaire.

– Qui donc, Willet ? dit Édouard négligemment en descendant de cheval.

– Votre digne père, monsieur, répliqua John, votre honorable, votre vénérable père.

– Que veut-il dire ? demanda Édouard en regardant Joe avec un air où la crainte se mêlait au doute.

– Que voulez vous dire ? répéta Joe. Ne voyez-vous pas que monsieur Édouard ne vous comprend point, père ?

– Eh mais ! ne saviez-vous pas ça, monsieur ? dit John en ouvrant ses gros yeux tant qu’il put. Par exemple, c’est singulier ! Il est resté ici toute l’après midi ; M. Haredale a eu avec lui un long entretien, et il n’y a pas plus d’une heure qu’il s’en est allé.

– Mon père, Willet ?

– Oui, monsieur, il me l’a dit lui-même, un beau gentleman, à la taille fine et droite, habit vert et or. Dans votre ancienne chambre là-haut, monsieur. Pas de doute que vous ne puissiez y entrer, monsieur, dit John en reculant de quelques pas sur le chemin et levant ses yeux vers la fenêtre. Il n’a pas encore éteint sa lumière, à ce que je vois. »

Édouard jeta aussi un coup d’œil sur la fenêtre, et, murmurant à la hâte qu’il avait changé d’idée, qu’il avait oublié quelque chose, et qu’il lui fallait retourner à Londres, il remonta à cheval et s’éloigna, laissant les Willet père et fils se regarder l’un l’autre dans un muet étonnement.

Chapitre XV. §

Le lendemain, vers midi, l’hôte de la veille de John Willet, assis en sa propre maison, prolongeait son déjeuner, entouré d’une variété de jouissances qui laissaient derrière elles, à une distance infinie, les plus énergiques tentatives et le plus haut essor du Maypole pour le bien-être des voyageurs, et dont la comparaison était loin d’être à l’avantage de cette vénérable taverne.

Dans l’embrasure antique d’une fenêtre, sur un siège aussi large que bien des sofas modernes, et garni de coussins pour tenir lieu d’un voluptueux canapé, dans une chambre spacieuse, M. Chester se dorlotait à son aise devant une table chargée d’un déjeuner complet. Il avait changé sa redingote contre une belle robe de chambre, ses bottes contre des pantoufles ; il avait eu bien de la peine à réparer le malheur d’avoir été obligé de faire au Maypole sa toilette, à son lever, sans l’aide de son nécessaire et de sa garde-robe : mais ayant oublié par degrés, à la faveur de ces ressources domestiques, les désagréments d’une nuit médiocre et d’une chevauchée matinale, il était dans un parfait état d’aménité, d’indolence et de satisfaction.

Il est vrai de dire que la situation où il se trouvait, était singulièrement favorable au développement de ces sentiments ; car, sans parler de l’influence nonchalante d’un déjeuner tardif et solitaire, avec l’additionnel sédatif d’un journal, il y avait autour de son domicile un air de repos particulier à ce quartier qui semble y peser encore, même de notre temps, quoiqu’il soit aujourd’hui plus bruyant et plus agité qu’il n’était jadis.

Londres offre certainement des quartiers moins propices que le Temple pour se chauffer au soleil, ou se reposer oisivement à l’ombre, par une journée de chaleur étouffante. Il y a encore dans ses cours quelque chose d’assoupissant, et une monotonie rêveuse dans ses arbres et ses jardins, ceux qui traversent ses petites rues et ses squares peuvent encore entendre l’écho de leurs pas sur les pierres sonores et lire à ses portes, en y passant du tumulte du Strand et de Fleet-Street : « Quiconque entre ici laisse tout bruit derrière soi. » Il y a encore le clapotement de l’eau qui tombe dans la belle cour des Fontaines, il y a encore des réduits et des coins où les étudiants obsédés par les créanciers peuvent regarder, du haut de leurs poudreux galetas, un mobile rayon de soleil qui marquette l’ombre des grands bâtiments, et qui ne reflète que par hasard la forme d’un étranger égaré par là. Il y a encore, dans le Temple, quelque chose de l’atmosphère cléricale et monacale que les bureaux publics de la Justice n’ont pas troublé, et que même les agences officielles de jurisprudence n’ont pas pu faire disparaître. Dans l’été, ses pompes fournissent des jets plus frais, plus étincelants, plus profonds que les autres puits, aux flâneurs altérés, en suivant la trace de l’eau que les cruches pleines répandent sur le sol brûlant, ils aspirent la fraîcheur, jettent en soupirant de tristes regards vers la Tamise, et pensent aux bains, aux bateaux, aux excursions aquatiques, avec un morne désespoir.

C'était dans une chambre de Paper Buildings, rangée de belles demeures qu’ombragent par devant de vieux arbres, et qui ont vue par derrière sur les jardins du Temple, que se dorlotait notre homme à son aise, tantôt reprenant le journal qu’il avait déposé cent fois, tantôt s’amusant avec les bribes de son repas tantôt tirant son cure-dent d’or et regardant à loisir autour de la chambre, ou bien par la fenêtre, dans les allées bien peignées des jardins, où un petit nombre de gens inoccupés étaient déjà, quoiqu’il fût de bonne heure, à se promener de côté et d’autre. Ici, une paire d’amants se trouvaient à un rendez-vous pour se quereller et se raccommoder après ; là, une bonne d’enfant aux yeux noirs faisait plus d’attention aux étudiants en droit qu’à son marmot ; de ce côté, une vieille fille, tenant un bichon en laisse, jetait sur cette double énormité d’obliques regards de dédain ; de l’autre côté, un vieux monsieur, grêle et chétif, lorgnait la bonne d’enfant et jetait sur la vieille fille des regards aussi dédaigneux que les siens, et s’étonnait que la malheureuse ne sût pas qu’elle n’était plus jeune. Loin de tous ces gens-là, sur le bord du fleuve, deux ou trois couples de gens d’affaires marchaient de long en large, livrés à une conversation sérieuse ; un jeune homme assis sur un banc, et seul, avait l’air tout pensif.

« Ned est prodigieusement patient ! dit M. Chester en lançant un coup d’œil à ce dernier, tandis qu’il remettait sa tasse à thé sur la table et pliait son cure-dent d’or… immensément patient ! Il était assis là-bas quand j’ai commencé à m’habiller, et c’est à peine s’il a changé d’attitude depuis. Le drôle de garçon ! »

Comme il parlait, l’autre se leva et vint dans sa direction d’un pas rapide.

« Vraiment on croirait qu’il m’a entendu, dit le père en reprenant son journal avec un bâillement. Cher Ned ! »

Aussitôt la porte de la chambre s’ouvrit, et le jeune homme entra ; son père lui dit un petit bonjour de la main, et sourit.

« Avez-vous assez de loisir pour un court entretien, monsieur ? dit Édouard

– Assurément, Ned ; j’ai toujours du loisir ; vous connaissez mon tempérament. Avez-vous déjeuné ?

– Il y a trois heures.

– Quel gaillard matinal ! cria son père en le contemplant de derrière son cure-dent avec un languissant sourire.

– La vérité est, dit Édouard en avançant une chaise et s’asseyant près de la table, que j’ai mal dormi cette nuit et que j’étais bien aise de me lever de bonne heure. La cause de mon malaise ne vous est sans doute pas connue, monsieur, et c’est là-dessus que je désire vous parler.

– Mon cher garçon, répliqua son père, ayez confiance en moi, je vous en prie. Mais vous connaissez mon tempérament ; pas de phrases.

– Je serai clair et bref, dit Édouard.

– Ne dites pas que vous le serez, mon bon garçon, répliqua son père en croisant ses jambes, ou vous ne le serez certainement pas. Vous disiez donc…

– Simplement ceci alors, dit le fils d’un air de profonde affliction, que je sais où vous étiez hier soir, parce que j’y étais moi-même, voyez-vous. Je sais qui vous y avez vu et ce que vous y alliez faire.

– Est-il possible ! cria son père. Je suis enchanté de l’apprendre ; cela nous épargne l’ennui, les tiraillements d’une explication, et c’est un grand soulagement pour nous deux. Quoi ! à l’auberge ? Que n’êtes-vous donc monté ? J'aurais été charmé de vous voir.

– Je savais que ce que j’avais à vous dire serait mieux dit après une nuit de réflexion, quand nous serions tous deux à nous parler plus froidement, répliqua son fils.

– Devant Dieu, Ned, riposta le père, j’étais assez froidement hier soir. Ce détestable Maypole ! Il faut que ce soit quelque infernale invention de celui qui l’a construit, il tient le vent et le garde frais. Vous vous rappelez ce vent d’est si âpre, et qui soufflait si fort il y a cinq semaines ? Je vous en donne ma parole d’honneur, il avait élu domicile hier soir dans cette masure, quoiqu’il y eût au dehors calme plat. Mais vous alliez me dire…

– J'allais vous dire, Dieu sait avec quelle sérieuse conviction, que vous avez fait mon malheur, monsieur. Voulez-vous m’écouter un moment et sérieusement ?

– Mon cher Ned, dit son père, je vous écouterai volontiers avec la patience d’un anachorète. Ayez l’obligeance de me passer le lait.

– J'ai vu hier soir Mlle Haredale, reprit Édouard après avoir accédé à cette requête ; son oncle, en sa présence, immédiatement après votre entrevue, et, comme je suis forcé de le reconnaître, en conséquence de votre accord, m’a défendu sa maison, et, avec des circonstances outrageantes qui, j’en suis sûr, sont votre ouvrage, il m’a sommé de sortir à l’instant.

– Je ne suis nullement responsable, je vous en donne ma parole d’honneur, Ned, dit son père, de ses façons d’agir à votre égard. En cela, il vous faut l’excuser ; c’est un vrai rustre, une bûche, un animal, sans l’ombre de savoir-vivre… Ah ! par exemple, une mouche dans le pot à la crème ! la première que j’aie vue de l’année. »

Édouard se leva et fit quelques pas dans la chambre. Son imperturbable père but son thé à petits traits.

« Père, dit le jeune homme, s’arrêtant à la fin devant lui, il n’y a pas à badiner en pareille matière. Nous ne devons pas nous tromper l’un l’autre ni nous-mêmes. Laissez-moi soutenir ouvertement le rôle viril que je désire prendre, et ne me repoussez pas par cette indifférence affligeante.

– Si je suis indifférent ou non, répliqua l’autre, c’est ce dont je vous laisse juge, mon cher garçon. Une course à cheval de vingt-cinq ou trente milles à travers des routes fangeuses ; un dîner du Maypole, un tête-à-tête avec Haredale, ce qui, vanité à part, me rappelait tout à fait la scène entre Orson et Valentine ; un lit du Maypole, un aubergiste du Maypole et un cortège du Maypole, composé d’un idiot et d’un centaure, j’ai supporté tout cela : est-ce de l’indifférence, cher Ned ? n’est-ce pas plutôt l’excessive sollicitude, le dévouement, et toute chose analogue, d’un père ? Je vous en fais juge vous-même.

– Je désire que vous considériez, monsieur, dit Édouard, dans quelle cruelle situation je suis placé. Aimant Mlle Haredale comme je l’aime…

– Mon cher garçon, interrompit son père avec un sourire plein de compassion, non, vous ne faites rien de pareil. Vous ne savez pas du tout ce que vous dites. Tout cela n’est pas, je vous assure. Maintenant, croyez ce que je vous en dis. Vous avez du bon sens, Ned, beaucoup de bon sens. Je m’étonne que vous puissiez commettre d’aussi prodigieuses absurdités. Réellement vous me surprenez.

– Je répète, dit son fils d’un ton ferme, que je l’aime. Vous êtes intervenu pour nous séparer, et vous y avez réussi autant que vous pouviez le faire : je vous en ai dit l’effet tout à l’heure. Est-il encore temps pour moi de vous amener, monsieur, à voir notre attachement d’un œil plus favorable ? ou bien est-ce votre intention et votre immuable résolution de nous tenir séparés si vous pouvez ?

– Mon cher Ned, répliqua son père en prenant une prise de tabac et lui poussant sa tabatière, c’est mon dessein indubitablement.

– Le temps qui s’est écoulé, répondit son fils, depuis que j’ai commencé à connaître ce qu’elle vaut, a fui dans un tel rêve que j’ai pu à peine jusqu’à présent m’arrêter à réfléchir sur ma position. Que vous dirai-je ? Dès l’enfance, j’ai été accoutumé au luxe et à l’oisiveté, j’ai été élevé comme si ma fortune était considérable, et mes espérances presque sans limites. On m’a familiarisé dans mon berceau avec l’idée de la fortune. On m’a appris à regarder ces moyens, par lesquels les hommes parviennent à la richesse et aux distinctions, comme indignes de mes soins et de mes efforts. J'ai reçu suivant l’expression consacrée, une éducation libérale, ce qui fait que je ne suis propre à rien. Je me trouve finalement dépendre tout à fait de vous, et n’avoir pas d’autre ressource que dans votre bienveillance. Sur cette question de la dernière importance pour mon avenir, nous ne sommes point d’accord, et il ne semble guère que nous puissions l’être jamais. Je me suis senti une répugnance instinctive, aussi bien pour les personnes auxquelles vous m’aviez pressé de faire ma cour, que pour les motifs d’intérêt et de lucre16 qui vous faisaient souhaiter qu’elles devinssent mon point de mire. S'il n’y a pas eu jusqu’ici de franche explication entre nous, monsieur, ce n’est certes pas ma faute. S’il vous semble que je vous parle maintenant avec trop de franchise, je le fais, croyez-moi, mon père, dans l’espoir qu’il y aura entre nous à l’avenir plus de franchise, une plus digne confiance et un plus tendre épanchement.

– Mon bon garçon, dit en souriant son père, vous me touchez tout à fait. Continuez, je vous prie, mon cher Édouard Mais rappelez-vous votre promesse. Il y a un grand sérieux, une immense candeur, une évidente sincérité dans tout ce que vous dites, mais j’ai bien peur d’y trouver la trace d’une vague tendance à faire des phrases.

– J'en suis très fâché, monsieur.

– J'en suis très fâché aussi, Ned, mais vous savez qu’il m’est impossible de fixer mon esprit sur une longue période à la fois. Si vous voulez aller d’un seul coup au point capital, j’imaginerai tout ce qui doit précéder, et je supposerai que cela a été dit. Ayez l’obligeance de me passer encore le lait. Voyez-vous, c’est plus fort que moi, cela me donne la fièvre.

– Voici donc en résumé ce que j’aurais voulu vous dire, reprit Édouard Je ne saurais supporter de dépendre absolument de quelqu’un, même de vous, monsieur. J'ai perdu bien du temps, j’ai jeté à mes pieds bien des occasions propices, mais je suis encore jeune, et cela peut se réparer. Me fournirez-vous les moyens de dévouer les talents et toute l’énergie que j’ai en partage à quelque but digne de mes efforts ? Me laisserez-vous tenter de me frayer moi-même un honorable chemin dans la vie ? Pendant tout ce laps de temps qu’il vous plaira de me fixer, cinq ans, par exemple, si cela vous convient, je m’engage à ne pas faire, sur le terrain où nous sommes en désaccord, un pas de plus sans votre plein concours. Durant cette période, je tâcherai aussi sérieusement, aussi patiemment que n’importe qui, de m’ouvrir quelque perspective d’avenir, et de vous délivrer du fardeau que vous pourriez craindre de voir retomber sur vous si j’épousais une femme dont le mérite et la beauté sont les principaux avantages. Consentez-vous à cela, monsieur ? À l’expiration du terme convenu, ce sujet sera discuté de nouveau. Jusque-là donc, à moins que vous ne le remettiez sur le tapis vous-même, qu’il n’en soit plus question entre nous.

– Mon cher Ned, répliqua son père, en déposant le journal qu’il avait négligemment parcouru et se rejetant en arrière sur son siège dans l’embrasure de la fenêtre, vous savez, je crois, combien j’aime peu ce qu’on appelle affaires de famille, cela n’est bon, suivant la coutume plébéienne, qu’aux jours de Noël, et n’a pas le moindre rapport avec des gens de notre condition. Mais comme votre plan de conduite roule sur un malentendu, Ned, absolument sur un malentendu, je surmonterai ma répugnance à traiter des matières pareilles, et je vous répondrai d’une façon parfaitement claire et candide, si vous voulez bien avoir la complaisance de fermer la porte. »

Édouard lui ayant obéi, il tira de sa poche un élégant petit couteau, et se faisant les ongles, il continua :

« Vous avez à me remercier, Ned d’être de bonne famille : car votre mère, qui était une charmante femme, et qui m’a laissé presque le cœur brisé (je vous fais grâce des autres locutions d’usage) lorsqu’elle fut prématurément contrainte de me quitter pour devenir immortelle, n’avait pas de quoi se vanter sur le chapitre de la naissance.

– Son père était du moins monsieur un légiste éminent, dit Édouard

– C’est juste Ned, parfaitement juste. Il avait une haute position au barreau, un grand nom et une grande fortune, mais il n’était pas né. J'ai toujours fermé mes yeux et obstinément résisté à cette considération, mais je crains fort que le père de votre grand-père maternel n’ait vendu de la charcuterie et que son commerce n’ait cumulé les pieds de veau et les saucisses. Il désirait marier sa fille dans une bonne famille. Le vœu de son cœur fut accompli, Ned. J’étais le cadet d’un cadet, j’épousai votre mère. Nous avions chacun notre but, qui fut atteint. Elle entra tout d’un coup dans les cercles les plus distingués, dans le meilleur monde, et moi j’entrai en possession d’une fortune qui, je vous l’assure, était très nécessaire à mon confort, tout à fait indispensable. Maintenant, mon bon garçon, cette fortune est du nombre des choses qui ont été. Elle est partie, Ned, il y a déjà… Quel est votre âge ? je l’oublie toujours.

– Vingt-sept ans, monsieur.

– Auriez-vous vraiment cet âge-là ? cria son père, en soulevant ses paupières avec une languissante surprise. Déjà ! Il faut donc vous dire, Ned, que la queue de cette comète brillante qu’on appelait ma fortune a disparu de l’horizon il y a environ, autant que je peux me le rappeler, dix-huit ou dix-neuf ans. Ce fut vers cette époque que je vins occuper cet appartement (qu’occupa jadis votre grand-père, et que m’a légué cette personne extrêmement respectable), et c’est alors que je commençai à vivre d’une pension assez chétive et de ma réputation passée.

– Vous plaisantez avec moi, monsieur, dit Édouard

– Pas le moins du monde, je vous l’assure, répliqua son père avec un grand calme. Ces questions domestiques sont excessivement arides, et n’admettent pas, je le dis à mon profond regret, la plaisanterie : ce serait au moins une consolation. C'est pour cette raison et parce que je n’aime pas ce qui ressemble à une affaire que je ne peux pas les souffrir. Eh bien, vous savez le reste. Un fils, Ned, sauf lorsque son âge nous en fait un compagnon, c’est-à-dire lorsqu’il n’a que vingt-deux ou vingt-trois ans, n’est pas quelque chose d’agréable à avoir autour de soi. C'est une gêne pour son père, comme son père est une gêne pour lui ; ils portent atteinte l’un et l’autre à leur mutuel bien-être. C'est pourquoi, jusqu’à ces quatre dernières années ou environ… j’ai une pauvre mémoire en fait de dates, mais vous rectifierez cela dans votre esprit… vous avez poursuivi vos études à distance, et amassé une grande variété de talents. Nous avons passé ici, dans l’occasion, une semaine ou deux ensemble, et nous ne nous sommes incommodés que comme de si proches parents peuvent le faire. Enfin vous êtes revenu à la maison. Et je vous dirai avec candeur, mon cher enfant, que, si vous aviez été un de ces grands dadais comme j’en vois, je vous eusse exporté au bout du monde.

– Je regrette de tout mon cœur que vous ne l’ayez pas fait, monsieur, dit Édouard.

– Non, vous ne le regrettez pas, Ned, répliqua froidement son père. Vous êtes dans l’erreur, je vous l’assure. J'ai trouvé en vous un beau garçon, qui prévient en sa faveur, qui a de l’élégance, et je vous ai lancé dans un monde où je commande encore. En cela, mon cher garçon, j’estime que j’ai pourvu à votre avenir, et je compte que vous ferez quelque chose afin de pourvoir en revanche au mien.

– Je ne comprends pas votre pensée, monsieur, dit Édouard

– Ma pensée, Ned, est facile à saisir… Encore une mouche dans le pot à crème ! Mais ayez la bonté de ne pas la poser là comme vous avez fait la première fois : car, lorsqu’elles marchent avec leurs pattes toutes pleines de lait, il n’y a rien de plus disgracieux et de plus désagréable… Ma pensée est que vous devez faire ce que j’ai fait, que vous devez faire un bon mariage et tirer le meilleur parti possible de vous-même.

– Un véritable coureur de fortune ! cria le fils, d’un air indigné.

– Mais, au nom du diable, Ned, que voulez-vous donc être ? répliqua le père. Tous les hommes ne sont-ils pas des coureurs de fortune ? La magistrature, l’Église, la cour, l’armée, voyez comme tout cela est encombré de coureurs de fortune, qui se heurtent les uns les autres dans leur poursuite. La Bourse, la chaire, le comptoir, le salon royal, les chambres, qu’est ce qui remplit tout cela, sinon des coureurs de fortune ? Un coureur de fortune ! oui, vous en êtes un, et vous ne seriez pas autre chose, mon cher Ned, si vous étiez le plus grand courtisan, légiste, législateur, prélat ou marchand, qu’il y eût au monde. Si vous vous piquez de délicatesse, de moralité, Ned, consolez-vous par cette réflexion qu’en vous faisant un coureur de fortune, vous ne pouvez, au pis, que rendre une seule personne misérable ou malheureuse. Combien supposez vous que ces chasseurs d’une autre espèce écrasent de gens lorsqu’ils courent après la fortune ? Des centaines à chaque pas, ou des milliers ? »

Le jeune homme, sans répondre, appuya sa tête sur sa main.

« Je suis tout à fait charmé, dit le père, qui se leva et se promena lentement ça et là, s’arrêtant de temps en temps pour se regarder dans une glace, ou pour examiner un tableau avec son lorgnon, d’un air de connaisseur, que nous ayons eu cette conversation, Ned, si peu attrayante qu’elle fût. Cela établit entre nous une confiance qui est tout à fait délicieuse, et qui était certainement nécessaire, quoique je ne puisse pas concevoir, je vous l’avoue, que vous ayez jamais pu vous méprendre sur notre position et sur mes desseins. Je me suis persuadé, jusqu’à ce que j’eusse découvert votre caprice pour cette jeune fille, que tous ces points-là étaient tacitement convenus entre nous.

– Je savais vos embarras de fortune, monsieur, répliqua le fils, en relevant sa tête un moment et retombant ensuite dans sa première attitude, mais je n’avais aucune idée que nous fussions des misérables, réduits à la mendicité, comme vous venez de nous dépeindre. Comment pouvais-je le supposer, élevé comme je l’ai été, témoin de la vie que vous avez toujours menée et du train de maison que vous avez toujours eu ?

– Non, cher enfant dit le père ; car en réalité vous parlez si bien comme un enfant, que je ne peux pas vous donner d’autre nom ; vous avez été élevé d’après un principe de haute prudence, le style de votre éducation, je vous l’assure, a maintenu mon crédit d’une façon étonnante. Quant à la vie que je mène, il faut que je la mène, Ned. Il faut que j’aie autour de moi ces petits raffinements. J'ai toujours été habitué à les avoir, je ne saurais exister sans cela. Il faut que j’en sois environné, comme vous voyez, et c’est pour cela que j’y tiens. Quant à notre situation financière, Ned, vous pouvez mettre votre esprit en repos sur cet article. Elle est désespérée. Votre représentation personnelle n’est nullement méprisable, et l’argent réuni de nos menus plaisirs dévore à lui seul notre revenu. Voilà la vérité.

– Pourquoi ne l’ai-je pas connue plus tôt ? Pourquoi m’avez-vous encouragé, monsieur, à des dépenses et à un genre de vie auxquels nous n’avons ni droit ni titre ?

– Mon bon garçon, répliqua son père d’une voix plus compatissante que jamais, si vous n’aviez pas de représentation, comment auriez-vous chance de réussir à faire le mariage que je vous destine ? Quant à notre genre de vie, tout homme a le droit de vivre le mieux qu’il peut et de se procurer autant de confort qu’il peut, ou c’est un gredin dénaturé. Nos dettes sont grandes, j’en conviens, il vous sied donc, à vous qui êtes un jeune homme muni de principes d’honneur, de payer nos dettes le plus diligemment possible.

– Quel rôle de scélérat, marmotta Édouard, j’ai joué à mon insu ! moi conquérir le cœur d’Emma Haredale ! Je voudrais, par pitié pour elle, être mort avant !

– Je suis bien aise que vous voyiez, Ned, répliqua son père, une chose qui est de la plus parfaite évidence, c’est-à-dire qu’il n’y a rien à faire de ce côte-là. Mais à part ceci, et la nécessité de vous pourvoir avec diligence d’un autre côté (comme vous savez que vous le pouvez dès demain, si vous voulez), je désirerais que vous pussiez envisager avec plaisir l’événement. Au seul point de vue religieux, est-ce que vous devriez jamais songer à une union avec une catholique… à moins qu’elle ne fût prodigieusement riche ? vous qui devez être un si bon protestant, puisque vous sortez d’une si bonne famille protestante ! Soyons moraux, Ned, ou nous ne sommes rien. Quand même on écarterait cette objection, ce qui est impossible, nous arrivons à une autre qui est tout à fait décisive. La simple idée d’épouser une jeune fille dont le père a été assassiné, haché comme chair à pâté ! bon Dieu, Ned, y a-t-il une idée plus désagréable ? Réfléchissez à l’impossibilité d’avoir quelque respect pour votre beau-père dans des circonstances si déplaisantes ; pensez que. ayant été l’objet de l’examen des jurés, de l’autopsie des coroners, il ne peut avoir en conséquence qu’une position très équivoque au sein de sa famille. Cela me semble quelque chose de si contraire à la délicatesse des idées, que, dans ma conviction, l’État aurait dû mettre à mort la jeune fille, pour prévenir les suites. Mais je vous ennuie peut-être ; vous préféreriez être seul ? Je vous laisserai seul, mon cher Ned, très volontiers. Dieu vous bénisse ! Je vais sortir tout à l’heure, mais nous nous retrouverons ce soir, ou sinon ce soir, certainement demain. Ayez soin de vous d’ici là, pour l’amour de vous et pour l’amour de moi. Vous êtes une personne dont la santé est d’un grand intérêt pour moi, Ned, d’une importance énorme, en vérité. Dieu vous bénisse ! »

Cela dit, le père, qui avait arrangé sa cravate devant la glace pendant qu’il parlait avec une négligence décousue, quitta l’appartement en fredonnant un air. Le fils, qui avait paru plongé dans ses pensées au point de ne pas entendre ni comprendre ce que son père disait, resta tout à fait immobile et silencieux. Au bout d’une demi-heure ou environ, Chester père, dans une fraîche toilette, sortit. Chester fils resta toujours assis et immobile, sa tête appuyée sur ses mains ; il semblait être devenu stupide.

Chapitre XVI. §

Une série de peintures représentant les rues de Londres la nuit, à la date comparativement récente de cette histoire, offrirait aux yeux quelque chose d’un caractère si différent de la réalité dont nous sommes aujourd’hui les témoins, qu’il serait difficile pour le spectateur de reconnaître ses plus familières promenades à la distance d’un demi-siècle ou à peu près.

Elles étaient, depuis la première jusqu’à la dernière, depuis la plus large et la plus belle jusqu’à la plus étroite et la moins fréquentée, fort ténébreuses. Les réverbères à mèche de coton imbibée d’huile, quoique régulièrement visités deux ou trois fois durant les longues nuits d’hiver, ne brûlaient qu’à peine dans les meilleurs cas, et à une heure avancée, lorsqu’ils n’avaient plus l’assistance des lampes et des chandelles des boutiques, ils ne projetaient sur le trottoir qu’une traînée de lumière douteuse, laissant les portes en saillie et les façades des maisons dans la plus profonde obscurité. Une foule de cours et de ruelles étaient totalement abandonnées aux ténèbres. Les voies publiques d’un ordre inférieur où une faible lumière clignotait pour une vingtaine de maisons, passaient pour être très favorisées. Même dans ces quartiers, les habitants avaient souvent de bons motifs pour éteindre leur réverbère aussitôt qu’on l’allumait, et la surveillance étant impuissante à les empêcher de le faire, ils ne se gênaient pas pour recommencer selon leur bon plaisir. Ainsi, dans les passages les mieux éclairés, il y avait à chaque tournant, quelque place obscure et dangereuse où un voleur pouvait se sauver et se cacher et où peu de gens se souciaient de le suivre, et la cité était alors séparée des faubourgs, qui l’ont rejointe depuis par une ceinture de champs, d’allées vertes de terres incultes, de routes solitaires, qui permettaient au malfaiteur, même quand la poursuite était vive, de s’échapper aisément.

Il ne faut pas s’étonner qu’à la faveur de ces circonstances en pleine et incessante activité, des vols dans les rues, vols souvent accompagnés de cruelles blessures, et maintes fois de mort d’homme, eussent lieu nuitamment au cœur même de Londres, ni que les gens paisibles éprouvassent une grande frayeur à traverser ses rues quand les boutiques étaient fermées. Pour ceux qui rentraient seuls chez eux à minuit, c’était une habitude assez commune de tenir le milieu de la chaussée afin d’être mieux en garde contre les voleurs en embuscade sur les bas-côtés ; on y regardait pour s’en retourner, sur le tard à Kentish Town ou à Hampstead, ou même à Kensington et à Chelsea, sans armes et sans escorte, celui-là qui venait de faire blanc de son épée au souper de la taverne, et qui n’avait qu’un mille environ à faire, n’était pas fâché de payer un porteur de torche pour se faire escorter jusque chez lui.

Beaucoup d’autres détails caractéristiques, pas tout à fait si désagréables se voyaient alors à Londres dans les voies de circulation, détails avec lesquels on était depuis longtemps familiarisé. Quelques boutiques, spécialement celles du côté oriental de Temple-Bar, adhéraient encore à l’ancien usage de suspendre à l’extérieur une enseigne, et ces belles images, en criant et se balançant dans leurs cadres de fer durant les nuits vendeuses, formaient, pour les oreilles de ceux qui étaient au lit, mais réveillés, ou de ceux qui traversaient les rues précipitamment, un concert étrange et lamentable. De longues stations de voitures de louage et des groupes de porteurs de chaise, en comparaison desquels les cochers d’à présent sont doux et polis, obstruaient la voie publique et remplissaient l’air de clameurs. Les caveaux nocturnes indiqués par un petit courant de lumière qui, franchissant le trottoir, s’étendait jusqu’au milieu de la rue, et par le tapage étouffé des voix d’en bas restaient béants pour recevoir et régaler les êtres les plus dépravés des deux sexes. Sous chaque auvent et à l’encoignure de chaque édifice des porteurs de torches, en petits groupes perdaient au jeu leur gain de la journée, ou l’un deux, plus las que les autres cédait au sommeil, et laissait le reste de sa torche tomber en sifflant sur le sol bourbeux.

Il y avait aussi le veilleur avec son bâton et sa lanterne, criant l’heure qu’il était et le temps qu’il faisait, et ceux qui, réveillés à sa voix, se retournaient dans leur lit, ne l’en trouvaient que meilleur en apprenant avec plaisir qu’il pleuvait ou qu’il neigeait, ou qu’il ventait, ou qu’il gelait, sans qu’ils en souffrissent en rien dans leur confort. Le passant solitaire tressaillait au cri des porteurs de chaise : « Place, s’il vous plaît ! » lorsque deux de ces hommes arrivaient en trottant et le dépassaient avec leur véhicule à vide, renversé en arrière pour montrer qu’il était libre, en se précipitant vers la station la plus proche. Mainte chaise particulière renfermant quelque belle dame monstrueusement garnie de cerceaux et de falbalas, et précédée de coureurs portant des flambeaux, dont les éteignoirs sont encore suspendus devant la porte d’un petit nombre de maisons du meilleur genre, donnait à la rue un moment de gaieté et de légèreté, pendant qu’elle y passait en dansant, pour la rendre plus sombre et plus sinistre encore lorsqu’elle avait passé. Ce n’était pas chose rare, pour ces coureurs, qui menaient tout le monde tambour battant, de se prendre de querelle dans la salle des domestiques tandis qu’ils attendaient leurs maîtres et leurs maîtresses ; d’en venir aux coups soit là, soit dehors dans la rue, et de joncher le lieu de l’escarmouche de poudre à cheveux, de morceaux de perruques et de bouquets éparpillés. Le jeu, ce vice si répandu dans tous les rangs (il était mis naturellement à la mode par l’exemple des classes supérieures) était en général la cause de ces disputes ; car les cartes et les dés s’étalaient aussi à découvert, enfantaient autant de mal, et produisaient une excitation aussi grande dans les vestibules que dans les salons. Tandis que des incidents de ce genre, provenant de soirées, de mascarades ou de parties au quadrille17, se passaient à l’extrémité orientale de la ville, de lourdes diligences et des charrettes massives (il n’y avait pas d’ailleurs grande différence de vitesse) roulaient lentement leur cargaison vers la cité ; le cocher, le conducteur, les voyageurs, étaient armés jusqu’aux dents ; la diligence, en retard d’un jour ou deux peut-être, mais on n’y regardait pas de si près, était dévalisée par des voleurs de grand chemin. Ces voleurs-là ne se faisaient pas scrupule d’attaquer, souvent seuls de leur bande, toute une caravane d’hommes et de marchandises ; ils tuaient quelquefois à coups de fusil un voyageur ou deux ; quelquefois aussi ils se faisaient tuer eux-mêmes, selon que le cas se présentait. Le lendemain, le bruit de ce nouvel acte d’audace sur les routes parcourait la ville et fournissait matière aux conversations pendant quelques heures. Puis une procession publique de quelques beaux gentlemen (à moitié ivres), dirigés sur Tyburn, habillés à la dernière mode, et maudissant l’aumônier de la prison avec une bravoure et une grâce inexprimables, offrait à la populace un agréable divertissement en même temps qu’un grand et salutaire exemple.

Parmi tous les redoutables individus qui, profitant d’un tel état de société, rôdaient et se cachaient la nuit dans la capitale, il y avait un homme dont beaucoup d’autres, aussi rudes et aussi farouches que lui, s’écartaient avec une terreur involontaire. Qui il était, d’où il venait, c’était une question souvent faite, mais à laquelle personne ne pouvait répondre. On ignorait son nom ; il n’y avait pas plus de huit jours qu’on l’avait vu pour la première fois, et il était également inconnu des vieux et des jeunes scélérats dont il s’aventurait sans crainte à hanter les repaires. Ce ne pouvait être un espion, car il ne relevait jamais son chapeau rabattu pour regarder autour de lui ; il n’entrait en conversation avec personne, ne s’occupait en rien de ce qui se passait, n’écoutait aucun discours, n’examinait ni ceux qui arrivaient ni ceux qui s’en allaient. Mais aussitôt qu’on était au fort de la nuit, on était sûr de le retrouver au milieu de la cohue des caveaux nocturnes où se rendaient les bandits de tout grade ; et il y restait assis jusqu’au matin.

Ce n’était pas seulement à leurs fêtes licencieuses qu’il avait l’air d’un spectre, de quelque chose qui les glaçait au milieu de leur bruyante gogaille, et les obsédait comme un fantôme ; sorti de là, il était le même. Dès qu’il faisait sombre, il était dehors, jamais en compagnie de qui que ce fût, mais toujours seul ; jamais ne s’arrêtant, ne flânant, mais toujours marchant d’un pas rapide, regardant par-dessus son épaule de temps en temps, et, après avoir regardé ainsi, accélérant son pas. Dans les champs, dans les sentiers, dans les routes, dans tous les quartiers de la ville, est, ouest, nord et sud, on voyait cet homme glisser comme une ombre. Il était toujours pressé. Ceux qui le rencontraient le voyaient passer bien vite ; ils surprenaient son coup d’œil en arrière, et le voyaient se perdre dans l’obscurité.

Cette constante agitation, cette fuite errante et perpétuelle, donnaient naissance à d’étranges histoires ; on l’avait vu en des endroits si éloignés l’un de l’autre et à des heures si rapprochées, qu’il y avait des gens qui n’étaient pas bien sûrs, qu’au lieu d’être tout seul, cet homme-là ne fût pas double ou triple, avec des moyens surnaturels pour voyager d’un endroit à un autre. Le voleur à pied qui se cachait dans un fossé l’avait remarqué passant comme un spectre le long du bord ; le vagabond l’avait vu sur la grande route ténébreuse ; le mendiant l’avait vu s’arrêter sur un pont, baisser la tête pour regarder l’eau, puis filer encore ; ceux qui trafiquaient des cadavres avec les chirurgiens pouvaient jurer qu’il couchait dans des cimetières, et qu’ils l’avaient vu fuir en glissant parmi les tombes, à leur approche. Et, lorsqu’on se racontait ces histoires à l’oreille l’un de l’autre, on était tout étonné que le narrateur, après avoir regardé autour de lui, tirait son auditeur par la manche pour lui dire : « Chut ! il est là. »

Enfin un homme, un de ceux qui travaillent dans le cadavre, résolut de questionner cet étrange compagnon. La nuit suivante, quand l’autre eut mangé sa pauvre pitance avec voracité (on avait observé que c’était sa coutume de manger de la sorte, comme s’il ne faisait pas d’autres repas de tout le jour), notre gaillard vint s’asseoir auprès de l’inconnu, coude à coude.

« Une sombre nuit, maître !

– Oui, une sombre nuit.

– Plus sombre que la dernière, bien qu’elle fût noire comme de la poix. N'est-ce pas vous que j’ai croisé proche la barrière, sur la route d’Oxford ?

– Comme il vous plaira. Je ne sais pas.

– Allons, allons, maître, cria le questionneur, encouragé par les regards de ses camarades et lui tapant sur l’épaule, soyez donc plus sociable, plus communicatif. Il faut se conduire en gentleman quand on est en si bonne compagnie. Il circule des histoires parmi nous que vous êtes vendu au diable, et que sais-je encore ?

– Est-ce que nous ne le sommes pas tous ici ? répliqua l’inconnu en redressant la tête. Si nous étions moins nombreux, peut-être nous donnerait-il un meilleur prix.

– Ma foi ! ça ne vous profite pas beaucoup, en effet, dit le loustic, lorsque l’inconnu laissa voir sa sauvage figure toute crasseuse et ses vêtements en lambeaux. Qu'est-ce que ça veut dire ? Allons ! gai, gai, mon maître ! un couplet de chansonnette à nous faire rire aux éclats !

– Si vous voulez entendre chanter, vous n’avez qu’à chanter vous-même, répliqua l’autre en l’écartant avec rudesse ; mais ne me touchez pas, pour peu que vous ayez de prudence. Je porte des armes qui partent aisément ; elles l’ont déjà fait avant cette heure-ci, et des étrangers qui n’en savent pas le truc s’exposent en mettant la main sur moi.

– Est-ce une menace ? dit le questionneur.

– Oui, » répliqua l’inconnu en se levant, se tournant vers lui, et regardant à la ronde avec un air farouche, comme dans l’appréhension d’une attaque générale.

Sa voix, son regard, son attitude, exprimant la scélératesse qui ne calcule rien et qui est capable de tout, domptèrent l’assistance par le dégoût autant que par la crainte. Quoique dans une sphère très différente, c’était encore l’effet déjà produit au Maypole.

« Je suis ce que vous êtes tous, et je vis comme vous vivez tous, dit l’inconnu d’un ton sévère après un court silence. Je me cache ici comme les autres, et, si nous étions surpris, je jouerais peut-être mon rôle avec les meilleurs d’entre vous. Si mon humeur est qu’on me laisse tranquille, laissez-moi tranquille, ou bien, et il fit alors un terrible jurement, il y aura quelque mauvais coup de fait dans ce lieu quoique vous soyez plus de vingt contre moi. »

Un sourd murmure, qui tenait peut-être à la terreur qu’inspirait l’homme et au mystère qui l’environnait peut-être aussi à la sincère opinion de quelques-uns des spectateurs, que ce serait un fâcheux précédent de se mêler d’une façon trop curieuse des affaires personnelles d’un gentleman quand il juge à propos de les celer, avertit l’auteur de la querelle qu’il n’avait rien de mieux à faire que de ne pas la mener plus loin. Peu de temps après, l’inconnu se coucha sur un banc pour dormir, et, lorsqu’on se remit à penser à lui, il avait disparu.

Le lendemain soir, aussitôt que fut venue l’obscurité, il circula de nouveau et traversa les rues, il alla devant la maison du serrurier plus d’une fois mais la famille était absente et tout était fermé. Ce soir-là, par le pont de Londres, il arriva dans Southwark. Comme il enfilait une rue longue, une femme avec un petit panier au bras tournait pour y entrer à l’autre bout. Dès qu’il la vit, il se cacha sous une espèce de voûte, et se tint à l’écart jusqu’à ce qu’elle fût passée ; alors il sortit de sa cachette et la suivit.

Elle entra dans différentes boutiques pour y acheter diverses provisions de ménage, et, autour de chaque endroit où elle s’arrêta, il voltigea comme son mauvais génie, la suivant chaque fois qu’elle reparaissait. Il était près de neuf heures, et les rues se dégarnissaient vite de passants, lorsqu’elle retourna sur ses pas, sans doute pour aller au logis. Le fantôme la suivit encore.

Elle reprit la même rue borgne où il l’avait aperçue la première fois ; cette rue, n’ayant pas de boutiques et étant étroite, se trouvait extrêmement sombre. La pauvre femme y doubla le pas, comme si elle eût craint d’être arrêtée et dépouillée de ce qu’elle avait sur elle, quoiqu’elle n’eût pas grand’chose. Il rampa le long de l’autre côté. Eût-elle été douée de la vitesse du vent, il semblait que l’ombre terrible de cet homme l’eût suivie à la trace et réduite aux abois.

Enfin la veuve, car c’était elle, atteignit sa propre porte, et, toute haletante, elle fit une pose pour prendre la clef dans son panier. La joue en feu, par suite de sa marche précipitée, et peut-être aussi de sa joie d’être arrivée saine et sauve au logis, elle se baissa pour tirer la clef, lorsque, en relevant la tête, elle le vit qui se tenait silencieusement auprès d’elle : l’apparition d’un rêve.

Il lui mit la main sur la bouche, mais c’était inutile, car sa langue, s’attachant à son palais, ne lui laissait nul moyen de crier.

« Voilà plusieurs soirs que je vous guette. La maison est-elle libre ? Répondez. Y a-t-il quelqu’un chez vous ? »

Elle ne put répondre que par un râle dans son gosier.

« Faites-moi un signe. «

Elle sembla indiquer qu’il n’y avait personne chez elle. Il prit la clef, ouvrit la porte, déposa la malheureuse à l’intérieur, et ferma la porte avec soin derrière eux.

Chapitre XVII. §

C'était une nuit glaciale, et dans la salle à manger de la veuve il n’y avait presque plus de feu. L'inconnu, son compagnon, l’assit sur une chaise, se baissa devant les braises à moitié éteintes, et, les ayant réunies et rassemblées, les éventa avec son chapeau. De temps en temps, il lui jetait un coup d’œil par-dessus son épaule, comme pour s’assurer qu’elle demeurait tranquille et ne faisait aucune tentative de fuite, puis, le coup d’œil jeté, il ne s’occupait plus que du feu.

Ce n’était pas sans raison qu’il prenait toute cette peine, car ses vêtements étaient tout trempés, ses dents claquaient, et il frissonnait de la tête aux pieds. Il avait plu très fort durant la nuit précédente et quelques heures le matin, mais, à partir de l’après-midi, il avait fait beau. En quelque lieu qu’il eût passé les heures ténébreuses, son état témoignait suffisamment qu’il en avait passé la plus grande partie en plein air. Souillé de boue, ses habits saturés d’eau s’attachant à ses membres dans une étreinte humide, sa barbe non faite, sa figure sale, les joues maigres et creuses, il est douteux qu’il existât un être plus misérable que cet homme accroupi sur le foyer de la veuve, et surveillant les progrès de la flamme avec des yeux injectés de sang.

Elle avait couvert de ses mains sa figure ; il semblait qu’elle craignît de regarder de son côté. Ils restèrent ainsi pendant quelques moments en silence. Jetant derechef un coup d’œil autour de lui, il demanda enfin :

« Est-ce votre maison ?

– C'est ma maison. Pourquoi, au nom du ciel, venez-vous l’attrister ?

– Donnez-moi à manger et à boire, répondit il d’un ton bourru, ou je ferai bien pis. Je suis glacé jusqu’à la moelle des os par l’humidité et par la faim. Il me faut de la chaleur et de la nourriture, et il me les faut ici.

– C'est vous qui étiez le voleur de la route de Chigwell ?

– C'était moi.

– Et presque un assassin après.

– Ce n’est pas l’intention qui a manqué. Il y a quelqu’un qui est arrivé sur moi en criant à tue-tête, il lui en aurait cuit s’il n’était pas si agile. Je lui ai lancé un coup.

– Un coup de poignard, à lui ! cria la veuve, les yeux au ciel. Vous entendez cet homme, mon Dieu ! vous l’entendez, et vous en êtes témoin. »

Il la regarda au moment où, la tête renversée en arrière, et les deux mains crispées ensemble, elle prononça ces mots dans l’agonie de son appel à Dieu. Alors, bondissant sur ses pieds, après cette crise, il s’avança vers elle :

« Prenez garde ! cria-t-elle d’une voix qu’elle étouffait, et dont la fermeté l’arrêta à mi-chemin. Ne me touchez pas du bout du doigt, ou vous êtes perdu, perdu, vous dis-je, corps et âme.

– Écoutez-moi, répliqua-t-il en la menaçant de sa main. Moi qui sous la forme d’un homme mène la vie d’une bête traquée, moi qui dans un corps suis un esprit, un fantôme sur la terre, une chose qui fait reculer d’effroi toutes les créatures, excepté ces êtres maudits de l’autre monde qui ne me lâcheront pas ; je n’ai d’autre crainte, en cette nuit désespérée, que celle de l’enfer où je vis au jour le jour. Jetez l’alarme, poussez un cri, refusez de m’abriter, je ne vous ferai pas de mal, mais on ne me prendra point vivant ; et, aussi sûr que vous me menacez là à voix basse, je tombe mort sur ce plancher. Que le sang dont je l’arroserai soit sur vous et les vôtres, au nom du mauvais esprit qui tente les hommes pour les perdre ! »

À ces mots il tira de sa poitrine un pistolet, et le serra fortement dans sa main.

« Éloigne de moi cet homme, Dieu de bonté ! cria la veuve. En ta grâce et ta miséricorde, donne-lui une minute de repentir, et frappe-le de mort après.

– Il paraît que ce n’est pas son idée, dit l’autre l’envisageant : il est sourd. Voyons, à boire et à manger, de peur que je ne fasse ce que je ne peux m’empêcher de faire ; et alors, tant pis pour vous.

– Me laisserez-vous, si je le fais ? me laisserez-vous, pour ne plus jamais revenir ?

– Je n’ai rien à vous promettre, répliqua-t-il en s’asseyant à la table. Rien que ceci : j’exécuterai ma menace si vous me trahissez. »

Elle se leva enfin, et, allant à un cabinet attenant à la chambre, elle apporta quelques restes de viande froide et du pain, et mit le tout sur la table. Il demanda un grog à l’eau-de-vie, il but et mangea avec la voracité d’un chien de chasse affamé. Tout le temps qu’il fut occupé à apaiser sa faim, elle se tint dans la partie la plus reculée de la chambre, assise et frissonnante, sa figure tournée vers lui. Jamais elle ne lui tourna le dos, et quand elle avait à passer près de lui pour aller au buffet par exemple, et pour en revenir, elle ramassait les bords de ses vêtements autour d’elle, comme si elle eût frémi de l’idée qu’ils pussent le toucher même par hasard, mais, au milieu de sa frayeur, de sa terreur profonde, elle gardait toujours sa figure dirigée vers celle de son épouvantail, et surveillait chacun de ses mouvements.

Son repas terminé, si l’on peut appeler repas ce qui n’était que la satisfaction dévorante des exigences de la faim, il approcha de nouveau sa chaise du feu, et, en se réchauffant devant la flamme qui jaillissait à présent toute brillante, il lui adressa encore la parole.

« Je suis un paria pour lequel un toit sur sa tête est souvent une jouissance extraordinaire, et les aliments que rejetterait un mendiant une nourriture délicate. Vous vivez ici dans l’aisance. Êtes-vous seule ?

– Je ne suis pas seule, répondit-elle avec un effort.

– Qui est ce donc qui demeure avec vous ?

– Quelqu’un… ça ne vous regarde pas. Vous ferez bien de partir pour qu’il ne vous trouve pas là. Qu’attendez-vous ?

– Que je sois réchauffé, répliqua-t-il en étendant ses mains devant le feu. Je me réchauffe. Vous êtes riche peut être ?

– Oh !oui, dit elle d’une voix faible. Très riche. Il n’y a pas de doute, je suis très riche.

– Du moins vous n’êtes pas sans le sou. Vous avez quelque argent, vous faisiez des emplettes ce soir.

– Il me reste peu de chose. Quelques schellings.

– Donnez-moi votre bourse. Vous l’aviez dans votre main à la porte. Donnez-la-moi. »

Elle alla vers la table, et mit sa bourse dessus. Il étendit son bras sur la table, prit la bourse, et en compta le contenu dans la main. Comme il était à compter, elle écouta un moment, et s’élança vers lui.

« Prenez ce qu’il y a, prenez tout, prenez plus s’il y avait plus, mais allez-vous-en avant qu’il soit trop tard. Je viens d’entendre dehors un pas étrange que je connais bien. Ce pas va revenir tout de suite. Allez-vous-en.

– Que voulez-vous dire ?

– Ne vous arrêtez pas à le demander ; je ne vous répondrais pas. Quelque horreur que j’aie à vous toucher, je vous traînerais à la porte, si j’en avais la force, plutôt que de vous laisser perdre un instant. Misérable, fuyez de ce lieu.

– S'il y a des espions dehors, je suis plus en sûreté ici, répliqua l’homme debout et effaré. Je resterai ici, et je ne fuirai pas que le danger ne soit passé.

– Il est trop tard ! cria la veuve qui avait écouté ce pas. sans faire attention à ce qu’il disait ; entendez-vous ce pas sur le sol ? Est-ce qu’il ne vous fait pas trembler ? C'est mon fils, mon fils idiot ! »

Comme elle disait cela d’un air égaré, on frappa pesamment à la porte. Ils s’entre-regardèrent elle et lui.

« Faites-le entrer, dit l’homme d’une voix rauque ; je le crains moins que la nuit noire, sans asile. Le voilà qui frappe encore. Faites-le entrer.

– L'effroi de cette heure, répliqua la veuve, a été sur moi toute ma vie. Je n’ouvrirai pas. Le crime tombera sur lui, si vous vous trouvez face à face. Mon pauvre fils a la raison brûlée dans sa fleur ! Vous tous, bons anges qui savez la vérité, exaucez la prière d’une mère, et préservez mon fils de reconnaître cet homme !

– Il agite avec bruit les volets ! cria l’homme. Il vous appelle. Cette voix, ce cri ! c’est lui qui m’a saisi à bras-le-corps sur la route. Est-ce lui ? »

Elle s’était affaissée sur ses genoux, et elle demeura agenouillée, remuant ses lèvres sans proférer aucun son. Comme il la considérait, incertain de ce qu’il devait faire pour s’éclipser, les volets s’ouvrirent tout grands. Attraper un couteau sur la table, lui donner pour gaine la large manche de son habit, se cacher dans le cabinet, tout cela fut fait avec la vitesse de l’éclair, et déjà Barnabé, tapant sur la vitre, avait haussé le châssis avec une joie triomphante.

« Mais qui peut donc me laisser dehors avec Grip ? cria-t-il en fourrant sa tête à l’intérieur et en regardant fixement autour de la chambre. Êtes-vous là, mère ? Comme vous nous laissez longtemps loin de la lumière et du feu ! »

Elle balbutia quelque excuse et lui tendit sa main. Mais Barnabé, sans aide, s’élança légèrement à l’intérieur, et, se jetant au cou de la veuve, la baisa plus de cent fois.

« Nous avons été aux champs, mère, sautant les fossés, grimpant au travers des haies, descendant à la course des berges abruptes, toujours en avant, plus loin, et d’un bon pas. Le vent soufflait, les joncs et les jeunes plantes s’inclinaient et pliaient sous lui, de peur qu’il ne leur fît du mal, les lâches, et Grip, ha, ha, ha ! le brave Grip, qui ne s’inquiète de rien, et qui, lorsque le vent le roule dans la poussière, se retourne vaillamment pour le mordre, Grip, le vaillant Grip, s’est querellé avec chaque brindille qui s’inclinait de son côté, pensant, m’a-t-il dit, qu’elle se moquait de lui, et il vous l’a houspillée comme un vrai bouledogue. Ha, ha, ha ! »

Le corbeau, dans son petit panier au dos de son maître, entendant répéter fréquemment son nom d’une voix accentuée par la plus vive allégresse, exprima sa sympathie en chantant comme un coq, et parcourant ses diverses phases de conversation avec une telle rapidité et une telle variété de sons rauques, qu’ils retentissaient comme les murmures d’une multitude.

« Et puis il faut voir comme il prend soin de moi, dit Barnabé. Ah ! oui, il a bien soin de moi, mère ! Il veille tout le temps que je dors ; et, lorsque je ferme les yeux pour lui faire croire que je sommeille, il répète doucement quelque leçon nouvelle, mais sans me perdre des yeux jamais ; et s’il me voit rire, si peu que ce soit, tout de suite il s’arrête, pour faire une surprise quand il sera bien sûr de son affaire. »

Le corbeau chanta derechef, avec une sorte de transport qui disait clairement : « Il est certain que je reconnais là quelques traits de mon caractère, je m’en vante. » Dans l’intervalle, Barnabé ferma bien la fenêtre, et allant à la cheminée, il se préparait à s’asseoir, la figure tournée vers le cabinet. Mais sa mère l’en empêcha, en se hâtant de prendre elle-même cette place, et lui faisant signe de prendre l’autre.

« Comme vous êtes pâle ce soir ! dit Barnabé en s’appuyant sur son bâton. Ce n’est pas bien, Grip ; nous lui avons causé de l’inquiétude ! »

De l’inquiétude, oh ! oui, elle en éprouvait, elle en était navrée dans le cœur ! L'homme aux écoutes tenait entr'ouverte avec sa main la porte de sa cachette et surveillait de près le fils de la veuve. Grip, attentif à toutes les choses dont son maître ne s’apercevait pas, sortait sa tête de son petit panier, et répondait à l’espionnage de l’inconnu en le surveillant extrêmement de son œil étincelant.

« Il bat des ailes, dit Barnabé en se tournant si vite que sa vue faillit saisir cette ombre qui se retirait, cette porte qui se refermait, comme s’il y avait ici des étrangers ; mais Grip est trop raisonnable pour s’imaginer cela. Saute donc !

Acceptant cette invitation avec un clignotement qui lui était particulier, l’oiseau sautilla sur l’épaule de son maître, de là sur sa main étendue, et de là enfin sur le plancher. Barnabé se débarrassa des courroies du petit panier et le déposa par terre dans un coin, le couvercle ouvert, le premier soin de Grip fut de faire tomber ce couvercle le plus vite possible, et ensuite de se percher dessus : croyant, sans aucun doute, qu’il avait rendu tout à fait impraticable à la puissance d’un mortel l’opération de l’enfermer après, il imita, dans son triomphe, le glouglou d’un grand nombre de bouteilles débouchées, et poussa autant de hourras.

« Mère ! dit Barnabé en mettant de côté son chapeau et son bâton, et retournant s’asseoir sur sa chaise je vais vous dire où nous avons été aujourd’hui et ce que nous avons fait, voulez-vous ? »

Elle prit sa main dans les siennes, et l’y tenant, elle donna d’un signe de tête le consentement qu’elle n’avait pas la force d’articuler.

« Vous n’en direz rien, il ne le faut pas, dit Barnabé en levant son doigt : car c’est un secret, voyez-vous, qui n’est connu que de moi, de Grip et de Hugh. Nous avions le chien avec nous, mais il ne vaut pas Grip, malgré sa finesse, et il ne s’en doute seulement pas. Pourquoi regardez-vous ainsi derrière moi ?

– Ai-je regardé ? répondit-elle d’une voix faible. C'est bien sans le savoir. Rapprochez-vous de moi.

– Vous êtes effrayée ! dit Barnabé en changeant de couleur. Mère, vous ne venez pas de voir ?

– Voir quoi ?

– Il n’y en a pas par ici ; il n’y en a pas du tout, n’est-ce pas ? répondit-il avec un chuchotement ; et il se rapprocha d’elle, et il serra d’une main la marque empreinte sur son poignet. J'ai peur que ça n’y soit, quelque part. Vous me faites dresser les cheveux sur la tête, vous me donnez la chair de poule. Pourquoi regardez-vous de la sorte ? ça serait-il dans la salle comme je l’ai vu en mes rêves, éclaboussant le plafond et les murs de rouge ? Dites-moi. Ça y est-il ? »

Il eut un accès de frisson en faisant cette demande, et couvrant de ses mains la lumière, il resta assis, tremblant de tous ses membres, jusqu’à ce que la crise fût passée. Quelque temps après, il leva la tête et regarda autour de lui.

« Ça a-t-il disparu ?

– Il n’y a rien eu ici, répliqua sa mère en le calmant. Rien en vérité, cher Barnabé, regardez ! vous voyez qu’il n’y a que vous et moi. »

Il la considéra d’un œil distrait, et se rassurant par degrés, il jeta un fol éclat de rire.

« Mais voyons, dit-il d’un air pensif, il me semble que nous… Était-ce vous et moi ? où avons-nous été ?

– Nulle part ailleurs qu’ici.

– Oui, mais Hugh, et moi, dit Barnabé, c’est cela… Hugh du Maypole et moi, vous savez, et Grip, nous avons été à l’affût dans la forêt, et parmi les arbres qui bordent la route avec une lanterne sourde, après la tombée de la nuit, et le chien en laisse, une laisse prête à glisser, dès que l’homme viendrait tout contre.

– Quel homme ?

– Le voleur ; celui que les étoiles regardaient en clignotant. Nous l’avons attendu à partir du moment où il fait noir pendant plusieurs des nuits dernières, et nous l’aurons. Je le reconnaîtrais entre mille, mère, voyez donc, voici l’homme tel qu’il est. Regardez ! »

Il tortilla son mouchoir autour de son cou, enfonça son chapeau sur ses sourcils, s’enveloppa de son habit, et se tint debout devant elle. C'était une copie si parfaite de l’original, que le sombre personnage qui l’examinait derrière par la porte entr'ouverte aurait pu passer lui-même pour n’en être que l’ombre. « Ha ! Ha ! ha ! nous l’aurons, cria-t-il en dépouillant cette ressemblance aussi promptement qu’il l’avait prise, vous le verrez, mère, pieds et poings liés, on l’amènera à Londres, sanglé sur la selle d’un cheval. Vous entendrez parler de lui au gibet de Tyburn, si nous avons de la chance. C’est ce que dit Hugh. Eh ! bien, vous voilà redevenue pâle et tremblante. Mais pourquoi donc regardez-vous ainsi derrière moi ?

– Ce n’est rien, répondit elle, je ne suis pas tout à fait à mon aise. Allez vous mettre au lit, cher enfant, et laissez-moi ici.

– Au lit ! répliqua-t-il, je n’aime pas le lit. J'aime à me coucher devant le feu, et à guetter les images qui s’échappent des charbons enflammés, les rivières, les collines, les vallons qu’empourpre un large soleil couchant et des figures extraordinaires. J’ai faim d’ailleurs, et Grip n’a rien mangé depuis plus de midi, donnez-nous à souper. Grip ! on soupe, mon garçon ! »

Le corbeau battit des ailes, et croassant pour montrer qu’il était satisfait il sautilla aux pieds de son maître, et là il resta le bec ouvert, prêt à happer tels morceaux de viande que celui-ci lui jetterait. Il en reçut une vingtaine environ, sans que la rapidité avec laquelle ils se succédèrent troublât aucunement son attitude.

– C'est tout, dit Barnabé.

– Encore ! cria Grip. Encore ! »

Mais comme il reconnut qu’il n’avait positivement pas à en espérer davantage, il s’éloigna avec sa provision, et dégorgeant les morceaux un à un de son jabot, il alla les cacher dans divers coins, prenant un soin particulier, toutefois, d’éviter le cabinet, comme s’il doutait que l’homme caché pût vaincre sa gourmandise et résister à la tentation. Quand il eut terminé ces arrangements, il fit un tour ou deux au travers de la salle en s’étudiant à feindre que rien ne le préoccupait (mais ayant un œil fixé sur son trésor pendant tout ce temps-là) et après, mais pas tout de suite, il commença à le tirer des cachettes, morceau par morceau, et à le manger avec la plus grande volupté.

Barnabé, pour sa part, ayant pressé sa mère de souper, mais en vain, soupa comme Grip, de bon cœur. Une fois, dans le cours de son repas, il lui fallut encore du pain, et il se leva pour en prendre dans le cabinet. Elle se précipita au devant, l’empêcha d’y entrer, et appelant à soi tout son courage, elle entra dans le réduit, et rapporta le pain elle-même.

« Mère, dit Barnabé en la regardant fixement lorsqu’elle s’assit près de lui à son retour du cabinet, c’est aujourd’hui l’anniversaire de ma naissance.

– Aujourd’hui ! répondit-elle ; ne vous souvenez vous pas que c’était il n’y a pas plus de huit jours, et que l’été, l’automne, l’hiver devront s’écouler avant qu’il revienne ?

– Je me souviens que c’était comme cela jusqu’à présent, dit Barnabé, mais je crois que, malgré tout, c’est aujourd’hui aussi l’anniversaire de ma naissance. » Elle lui demanda pourquoi. « Je vais vous dire pourquoi, dit-il. Je vous ai toujours vue, je ne vous l’ai pas laissé remarquer, mais rien n’est plus vrai, devenir, le soir de ce jour-là, d’une extrême tristesse, je vous ai vue pleurer quand Grip et moi nous étions fort joyeux, et avoir l’air effrayé sans aucun motif, et j’ai touché votre main et j’ai senti qu’elle était froide comme elle l’est à présent. Une fois, mère (c’était aussi un des anniversaires de ma naissance), Grip et moi pensâmes à cette tristesse après être montés nous coucher, et passé minuit, au moment où sonnait une heure, nous descendîmes à votre porte pour voir si vous n’étiez pas malade, vous étiez à genoux. Je ne me souviens pas de ce que vous disiez, Grip, qu’est-ce que nous avons entendu dire cette nuit-là ?

– Je suis un démon ! répliqua promptement le corbeau.

– Non, non, dit Barnabé, mais vous disiez quelque chose dans une prière, et quand vous vous relevâtes et fîtes plusieurs pas autour de la chambre, vous aviez (comme vous l’avez toujours eue depuis, mère, quand approche la nuit de l’anniversaire de ma naissance) juste la physionomie que vous avez à présent. J'ai découvert cela, vous voyez, quoique je sois un insensé. Je dis donc que vous êtes dans l’erreur, et ce doit être aujourd’hui l’anniversaire de ma naissance, mon anniversaire de naissance, Grip ! »

L'oiseau accueillit cette communication avec de tels croassements qu’un coq, doué de plus d’intelligence que tous ceux de son espèce, n’annoncerait pas le plus long jour par un chant plus soutenu. Puis, après avoir bien réfléchi pour dégoiser, en guise de toast, la phrase qu’il jugeait la plus convenable pour fêter un anniversaire de naissance, il cria plusieurs fois : « N'aie pas peur ! » et il accentua ces mots en battant des ailes.

La veuve essaya de paraître attacher peu d’importance à la remarque de Barnabé, et chercha à reporter l’attention de son fils sur quelque autre sujet, tâche toujours facile, elle le savait trop bien. Son souper fini, Barnabé, sans tenir compte des instances de sa mère, s’étendit sur le paillasson devant le feu ; Grip se percha sur la jambe de son maître, et partagea son temps entre des assoupissements causés par l’agréable chaleur, et des efforts (comme il le parut bientôt) pour se rappeler un nouvel exercice qu’il avait étudié toute la journée.

Un long et profond silence suivit, silence interrompu seulement lorsque changeait de position Barnabé, dont les yeux, encore tout grands ouverts, regardaient fixement le feu ; ou lorsqu’il y avait quelque effort mnémonique18 de la part de Grip, qui criait de temps en temps à voix basse : « Polly mettez le bouilli… » et s’arrêtait court, oubliant le reste et faisant un nouveau somme.

Après un long intervalle, la respiration de Barnabé devint plus profonde et plus régulière, et ses yeux finirent par se fermer. Mais ce n’était pas le compte de l’esprit inquiet du corbeau. « Polly mettez la bouill… » cria Grip, et son maître fut encore réveillé cette fois.

Enfin Barnabé s’endormit solidement, et l’oiseau, avec son bec affaissé sur sa poitrine, qui prit la forme bouffante d’une confortable bedaine d’alderman19, et ses yeux brillants qui devenaient de plus en plus petits, parut véritablement s’abandonner aussi au repos. De temps en temps seulement il marmottait encore d’une voix sépulcrale : « Polly, mettez la bouill… » comme quelqu’un de très assoupi, et plutôt comme un homme ivre que comme un corbeau méditatif.

La veuve, respirant à peine de peur de les réveiller, se leva de son siège. L'homme se coula hors du cabinet et éteignit la chandelle.

« …Oire au feu ! cria Grip, frappé d’une idée subite, et très excité ; …oire au feu ! Hourra ! Polly, mettez la bouilloire au feu, nous prendrons tous du thé. Polly, mettez la bouilloire au feu, nous prendrons tous du thé. Hourra ! hourra ! hourra ! Je suis un démon, je suis un démon, je suis… La bouilloire ! Allons, courage. N'aie pas peur. Coa, coa, coa ! Je suis un démon, je suis… La bouilloire… Je suis… Polly, mettez la bouilloire au feu, nous prendrons tous du thé. »

Ils restèrent enracinés au sol, comme si c’eût été une voix sortant d’un tombeau.

Mais ceci même ne put pas réveiller le dormeur. Il se retourna du côté du feu, son bras tomba sur le sol, et sa tête s’abattit lourdement sur son bras. La veuve et son affreux visiteur regardèrent Barnabé un moment et se regardèrent l’un l’autre, puis elle lui montra la porte.

« Un instant, dit-il tout bas. Vous instruisez bien votre fils !

– Je ne lui ai rien enseigné de ce que vous avez entendu ce soir. Partez à l’instant, ou je vais le réveiller.

– Libre à vous de le faire. Voulez-vous que je le réveille !

– Vous n’oserez pas.

– J'oserai faire n’importe quoi, je vous l’ai dit. Il me connaît bien, ce me semble. Au moins je veux aussi le connaître.

– Voudriez-vous le tuer dans son sommeil ? cria la veuve en se jetant entre eux.

– Femme, répliqua-t-il en desserrant à peine les dents, comme il lui faisait signe de s’écarter, je désire le voir de plus près, je le veux. Si vous tenez à ce que l’un de nous tue l’autre, réveillez-le. »

Cela dit, il avança, et, se penchant sur le corps étendu, il tourna doucement la tête en arrière et regarda en face la figure. La lueur du foyer donnait en plein sur elle, et chaque trait s’y révélait d’une manière distincte. Il contempla cette figure un moment, puis, se redressant avec précipitation :

« Rappelez-vous bien ceci, chuchota-t-il à l’oreille de la veuve. Par lui, dont l’existence a été ignorée de moi jusqu’à ce soir, je vous tiens en ma puissance. Prenez garde à vos procédés envers moi. Prenez-y garde. Je suis dénué de tout, je meurs de faim, j’erre incessamment sur la terre. Je puis tirer de vous une sûre et lente vengeance.

– Il y a dans vos paroles quelque sens horrible que je ne saurais approfondir.

– Le sens en est clair, et je vois que vous l’approfondissez autant qu’il faut. Voilà bien des années que vous pressentiez cela ; vous me l’avez presque dit. Je vous laisse réfléchir là-dessus. N'oubliez pas mon avertissement. »

Il lui montra du doigt, comme il la quittait, Barnabé endormi, et, se retirant à la dérobée, il gagna la rue. Elle tomba à genoux auprès du dormeur, et y resta semblable à une femme pétrifiée, jusqu’à ce que les larmes, gelées si longtemps par la frayeur, vinssent lui procurer un tendre soulagement.

« Ô toi ! cria-t-elle, qui m’as enseigné un si profond amour pour cet unique reste des promesses d’une vie heureuse, pour ce fils dont l’affliction même est pour moi la source de mon unique consolation, quand je vois en lui un enfant plein de confiance en moi, plein d’amour pour moi, sans devenir jamais ni vieux ni froid de cœur ; condamné, dans la force de l’âge viril, comme lorsqu’il était en son berceau, à avoir besoin de ma sollicitude maternelle et de mon dévouement, daigne le protéger durant sa marche obscure au travers de ce triste monde, ou c’en est fait de lui, et mon pauvre cœur est brisé ! »

Chapitre XVIII. §

Glissant le long des rues silencieuses et choisissant, pour y diriger sa course, les plus sombres et les plus tristes, l’homme qui avait quitté la maison de la veuve traversa le pont de Londres, et, une fois dans la Cité, plongea au sein des places écartées, des ruelles et des cours, entre Cornhill et Smithfield ; il n’avait pas d’autre but que de se perdre parmi leurs détours, et de déjouer toute poursuite, si quelqu’un s’attachait à ses pas.

C'était au plus fort de la nuit, et tout était tranquille. De temps en temps les pas d’un watchman assoupi résonnaient sur le trottoir, ou l’allumeur de réverbères, dans ses rondes, passait comme l’éclair, en laissant derrière lui une petite traînée de fumée qui se mêlait à des flammèches rouges de sa torche ardente. L'homme se cachait même de ces compagnons accidentels de sa course solitaire, et se repliant sous quelque voûte ou quelque entrée de porte jusqu’à ce qu’ils fussent passés, il sortait de là quand ils s’étaient éloignés et continuait d’errer seul.

Être seul et sans abri en rase campagne, entendre le vent gémir, guetter le jour pendant toute une longue nuit fatigante, écouter tomber la pluie, et se tapir, pour avoir chaud, sous la retraite abritée de quelque vieille grange ou de quelque meule, ou dans le creux d’un arbre, c’est une horrible chose, mais moins horrible que d’errer çà et là où se trouvent des abris, des lits et des dormeurs par milliers créature sans asile et qu’on rejette. Fouler d’heure en heure les pavés retentissants en comptant la monotone sonnerie des horloges, observer les lumières qui scintillent aux fenêtres des chambres, penser quel heureux oubli de la vie renferme chaque maison, se dire qu’il y a là des enfants roulés ensemble dans leurs lits, que les jeunes, les vieux, les pauvres, les riches, jouissent tous là de l’égalité devant la sommeil, et goûtent tous le repos, n’avoir rien de commun avec le monde endormi autour de soi, pas même le sommeil, don de Dieu à toutes ses créatures et ne se connaître d’autre parenté que le désespoir ; se sentir, par le misérable contraste avec toute chose de tout côté, plus absolument seul et plus proscrit que dans un désert inabordable : c’est un genre de souffrance que mainte fois les grandes cités roulent dans leurs flots populeux et qui ne peut naître que dans la solitude en pleine foule.

Le malheureux homme arpenta en tous sens ces rues si longues, si ennuyeuses, si semblables les unes, aux autres, et souvent il jeta un regard attentif vers l’est, espérant voir les premiers faibles rais du jour, mais la nuit obstinée gardait encore le ciel en sa possession, et la course inquiète et incessante du rôdeur ne trouvait pas de repos.

Une maison dans une rue écartée brillait du joyeux éclat des lumières : on y entendait le son de la musique et les pas des danseurs. Il y avait là de joyeuses voix et plus d’un éclat de rire. Pour se rapprocher de quelque chose qui fût éveillé et qui sentît la joie, il y retourna à plusieurs reprises, et plus d’un des gais convives qui quittèrent cette maison quand l’allégresse y était au comble, sentirent leur folâtre humeur réprimée en le voyant voltiger çà et là comme une âme en peine. À la fin ils se retirèrent tous jusqu’au dernier, et alors la maison fut complètement close, et devint à son tour aussi morne et silencieuse que le reste.

Sa course errante l’amena une fois à la prison de la Cité. Au lieu de s’en éloigner à la hâte comme d’un endroit de mauvais augure, d’un endroit qu’il avait sujet d’éviter, il s’assit sur quelques degrés qui étaient tout près, et, appuyant son menton sur sa main, il en considéra les murailles âpres et rébarbatives, comme si elles promettaient un refuge à ses yeux harassés. Il fit et refit le tour de cet endroit, il y revint, il s’y rassit. Il recommença, et une fois, avec un mouvement précipité, il traversa pour aller où veillaient quelques hommes dans la loge du portier de la prison, et il eut le pied sur les marches. Mais ayant regardé autour de lui, il vit que le jour commençait à poindre, et abandonnant son dessein, il tourna le dos et s’enfuit.

Il se retrouva bientôt dans le quartier qu’il avait parcouru naguère, et l’arpenta en tous sens, comme il avait fait encore avant. Il descendait une rue infime, lorsque d’une allée tout près de lui s’élevèrent de bachiques acclamations, et sortirent nonchalamment une douzaine d’écervelés, se huant, s’appelant l’un l’autre, puis se séparant d’une manière tapageuse, prenant différentes routes, et se dispersant en petits groupes.

Dans l’espoir qu’il y avait à proximité quelque taverne de bas étage qui lui procurerait un sûr asile, il entra dans cette cour quand la bande fut partie et il promena ses yeux à la ronde, afin d’apercevoir une porte à demi ouverte, ou une fenêtre éclairée, ou quelque autre indice du lieu d’où venaient ces bambocheurs ; mais tout y était d’une obscurité si profonde, d’un aspect tellement sinistre, qu’il en conclut que les braillards ne s’étaient introduits là qu’en se trompant de chemin, et qu’ils revenaient sur leurs pas au moment où il les avait remarqués. Avec une semblable opinion, et reconnaissant d’ailleurs qu’il n’existait point d’autre issue que celle par où il était entré lui-même, il allait reprendre le même chemin, lorsque d’un grillage presque à ses pieds s’échappa un soudain courant de lumière, et le bruit d’une conversation se rapprocha. Le rôdeur fit retraite dans une entrée de porte pour voir qui étaient ces causeurs et les écouter.

Comme il exécutait son mouvement, la lumière arriva au niveau du pavé de la cour, et un homme monta, une torche à la main. Ce personnage ouvrit la serrure et tint le grillage relevé pour en laisser passer un autre, qui parut immédiatement, sous la forme d’un jeune homme de petite stature et d’un air d’importance peu commun, habillé à la vieille mode, avec un luxe de mauvais goût.

« Bonsoir, noble capitaine, dit l’homme à la torche. Adieu, commandant. Bonne chance, illustre général ! »

L'autre répondit à ces compliments en lui ordonnant de se taire et de garder pour lui son bruyant ramage ; il lui adressa plusieurs autres injonctions du même genre, avec une grande fluidité de paroles et une grande sévérité de manières.

« Mes hommages, capitaine, à cette Miggs dont vous avez transpercé le cœur, répliqua le porteur de torche en baissant de ton. Mon capitaine vise à un gibier de plus haute volée que des Miggs. Ha ! ha ! ha ! Mon capitaine est un aigle, s’il en a le coup d’œil, il en a aussi les ailes. Mon capitaine vous casse un cœur comme d’autres célibataires vous cassent un œuf à la coque.

– Vous êtes fou, Stagg ! dit M. Tappertit en mettant le pied sur le pavé de la cour, et se frottant les jambes pour ôter la poussière qu’il avait ramassée dans son ascension.

– Quels précieux membres ! cria Stagg en étreignant une de ses chevilles. Une Miggs oserait prétendre à des jambes faites au tour comme ça ! Non, non, mon capitaine. Nous enlèverons de belles dames, et nous les épouserons dans notre secrète caverne. Nous nous unirons avec de florissantes beautés, capitaine.

– Je vous dirai une chose, mon gaillard, dit M. Tappertit en dégageant sa jambe, c’est que je vous dispense de prendre de ces libertés-là avec moi et de toucher certaines questions, à moins que je ne vous y autorise. Parlez quand on vous parle, de certains sujets réservés, mais jamais autrement. Tenez votre torche en l’air jusqu’à ce que je sois à l’entrée de la cour, avant de retourner vous blottir dans votre chenil, m’entendez-vous ?

– Je vous entends, noble capitaine.

– Obéissez donc, dit M. Tappertit avec hauteur. Messieurs, en avant, marche ! » En prononçant ce commandement (adressé à son état-major imaginaire), il se croisa les bras et sortit de la cour avec une dignité suprême.

Son obséquieux acolyte resta debout, levant la torche au-dessus de sa tête, et l’espion vit alors pour la première fois, du fond de sa cachette, que c’était un aveugle. Quelque mouvement involontaire de l’espion frappa la fine oreille de l’aveugle, avant que l’autre eût seulement bougé d’un pouce, car il se retourna soudain en criant : « Qui est là ?

– Un homme, dit l’autre en s’avançant, un ami.

– Un inconnu ! répliqua l’aveugle. Les inconnus ne sont pas mes amis. Que faites-vous là ?

– J'ai vu votre compagnie sortir, et j’ai attendu ici qu’elle fût partie. Il me faut un logement.

– Un logement à cette heure ! répliqua Stagg, en lui montrant du doigt l’aube comme s’il la voyait. Savez-vous qu’il va être jour ?

– Je le sais, repartit l’autre, à mes dépens. J'ai sillonné cette ville au cœur de fer pendant toute la nuit.

– Ce que vous avez de mieux à faire, c’est de la sillonner encore, dit l’aveugle en se préparant à descendre, jusqu’à ce que vous trouviez quelque logement dont votre goût s’accommode. Moi je n’en loue pas.

– Arrêtez ! cria l’autre en le retenant par le bras.

– Ne me retenez pas, ou je vais vous briser cette torche sur votre figure de pendard (car c’est une figure de pendard si elle ressemble à votre voix), et je vais réveiller tout le voisinage. Laissez-moi descendre, entendez-vous ?

– Entendez-vous ? riposta l’autre en faisant sonner ensemble quelques schellings, et les lui collant dans la main avec précipitation. Je ne suis pas un mendiant. Je payerai l’asile que vous me donnerez. Par la mort ! est-ce donc trop demander à un homme tel que vous ? J'arrive de la campagne, et je désire me reposer quelque part à l’abri des curieux. Je suis affaibli, épuisé, harassé, mourant de fatigue. Laissez-moi me coucher comme un chien devant votre feu ; je ne vous en demande pas davantage. Si vous voulez vous débarrasser de moi, je partirai demain.

– Lorsqu’un gentleman a eu quelque malheur sur la route, marmotta Stagg, cédant à l’autre qui, le suivant de près, avait déjà gagné une marche, et qu’il peut payer son logement…

– Je vous donnerai tout ce que j’ai. Justement je n’éprouve en ce moment aucun besoin de nourriture, Dieu le sait, et je ne souhaite que d’acheter un asile. Avez-vous quelqu’un en bas ?

– Personne.

– Alors fermez votre grille, et montrez-moi le chemin, vite. »

L'aveugle consentit après un moment d’hésitation, et ils descendirent ensemble. Le dialogue avait été des plus rapides, et les deux hommes atteignirent la misérable demeure de Stagg avant que celui-ci eût eu le temps de revenir de sa première surprise.

« Puis-je voir où mène cette porte, et ce qu’il y a plus loin ? dit l’étranger en jetant à la ronde un œil perçant. Ça ne vous fait rien ?

– Je vais vous le montrer moi-même ! suivez-moi, ou allez devant. À votre choix. »

L'étranger lui dit de le précéder, et, à la lueur de la torche que son guide levait en l’air exprès, il fit des trois caves un examen minutieux. Assuré que l’aveugle ne l’avait pas trompé, et qu’il habitait là tout seul, le visiteur retourna avec son hôte à la première cave dans laquelle était un bon feu, et se jeta devant, étendu par terre, avec un profond gémissement.

Son hôte continua ses occupations ordinaires sans paraître songer à lui davantage. Mais à peine se fut-il endormi (et l’aveugle s’en aperçut aussi promptement que l’eût fait un homme doué de la vue la plus perçante), que Stagg s’agenouilla auprès de lui, et lui passa légèrement mais soigneusement la main sur la figure et sur le corps.

Il eut un sommeil entrecoupé de soubresauts et de gémissements, et interrompu rarement d’un mot ou deux qu’il murmurait. Ses mains étaient serrées, ses sourcils froncés, sa bouche étroitement close. Rien de tout cela n’échappa à l’inventaire exact que l’aveugle dressa de sa personne ; et sentant sa curiosité fortement excitée, comme s’il avait déjà pénétré quelque chose du secret de l’inconnu, il resta assis à le surveiller, si l’on peut surveiller sans voir, et à écouter, jusqu’à ce qu’il fit grand jour.

Chapitre XIX. §

La jolie petite tête de Dolly Varden était encore éperdue des divers souvenirs de la soirée, et ses yeux brillants étaient encore éblouis d’une foule d’images qui dansaient devant eux comme des atomes dans les rayons du soleil ; parmi ces images figurait spécialement l’effigie d’un de ses partenaires, jeune carrossier (avec brevet de maître), lequel lui avait donné à entendre, en lui offrant la main pour la conduire à sa chaise au moment du départ, que son idée fixe et sa résolution irrévocable étaient de négliger désormais ses affaires, et de mourir lentement d’amour pour elle. La tête de Dolly et ses yeux, disons-nous, et ses pensées, et tous ses sens se trouvaient donc dans un état d’agitation désordonnée que la soirée justifiait bien, quoiqu’elle eût déjà trois jours de date, lorsque, au moment où, assise à table, au déjeuner, et fort distraite, elle lisait sa bonne aventure (c’est-à-dire de beaux mariages et de splendides fortunes) dans le résidu de sa tasse à thé, on entendit un pas dans la boutique. On aperçut en même temps, par la porte vitrée, M. Édouard Chester, debout au milieu des serrures et des clefs pleines de rouille, tel que l’Amour au milieu des roses : comparaison d’une justesse dont l’historien ne peut nullement se faire honneur, attendu que l’invention appartient à un autre, à la chaste et modeste Miggs, qui, voyant le jeune homme du seuil de la porte, où elle était alors à nettoyer, se sentit en veine de sentiment, et se permit dans la foi intérieure de son âme virginale cette similitude poétique.

Le serrurier, les yeux au plafond et la tête en arrière, était justement en ce moment dans le feu de ses communications intimes avec Tobie, et il n’aperçut pas, pour sa part, la personne qui lui faisait visite, jusqu’à ce que Mme Varden, plus vigilante que les autres, eût prié Sim Tappertit d’ouvrir la porte vitrée et de faire entrer le gentleman. Et notez que la bonne dame ne fut pas fâchée de trouver son mari en faute, pour lui faire une bonne morale à propos de rien, sur ce que, par exemple, prendre le matin une gorgée de petite bière, c’était une coutume pernicieuse, irréligieuse et païenne, dont les délices devaient être laissées à des pourceaux, à Satan, ou du moins aux sectateurs du pape, et faire horreur aux justes comme une œuvre de crime et de péché. Elle allait sans aucun doute pousser son admonition beaucoup plus loin ; elle y eût rattaché une longue liste de préceptes d’une valeur inestimable, si le jeune gentleman, dont l’attitude était quelque peu gênée et décontenancée pendant qu’elle sermonnait son mari, ne l’eût engagée à conclure prématurément.

« Vous m’excuserez, monsieur, j’en suis bien sûre, dit Mme Varden en se levant et lui faisant des révérences. Varden est si irréfléchi, et il a tellement besoin qu’on lui rappelle… Sim, apportez une chaise. »

M. Tappertit obéit avec un geste plein d’une noble fierté, qui semblait dire qu’il ne voulait pas la refuser, mais qu’il protestait contre cet attentat à sa dignité.

« Vous pouvez vous en aller, Sim, » dit le serrurier.

M. Tappertit obéit encore, mais toujours sous réserve de protestation ; et en retournant à l’atelier, il commença sérieusement à craindre qu’il ne fût obligé d’en venir à empoisonner son maître avant la fin de son apprentissage.

Pendant ce temps, Édouard répondit aux révérences de Mme Varden par les compliments les mieux appropriés ; cette dame en était toute rayonnante : aussi, quand il accepta une tasse de thé des belles mains de Dolly, la mère fut on ne peut plus agréable.

« Assurément, s’il y a quelque chose que nous puissions faire, Varden ou moi, ou bien Dolly elle-même, pour vous obliger, monsieur, n’importe quand, vous n’avez qu’à le dire, et ce sera fait, dit Mme Varden.

– Je vous suis fort obligé assurément, répliqua Édouard ; vous m’encouragez à vous dire que je suis justement venu ici pour vous demander vos bons offices. »

Mme Varden fut enchantée outre mesure.

« Il m’est venu à l’esprit que probablement votre charmante fille irait à la Garenne soit aujourd’hui soit demain, dit Édouard en regardant Dolly ; s’il en est ainsi, et que vous consentiez à ce qu’elle se charge de cette lettre, vous m’obligerez, madame, plus que je ne saurais vous le dire. La vérité est que, malgré le plus vif désir que ma lettre arrive à sa destination, j’ai des raisons particulières pour ne pas la confier à tout autre moyen de transport ; ce qui fait que, sans votre aide, je serais dans un extrême embarras.

– Elle ne devait pas aller de ce côté-là, monsieur, ni aujourd’hui ni demain, ni en vérité de toute la semaine prochaine, répliqua gracieusement la dame ; mais nous serons heureux de nous déranger pour vous, et, si vous le souhaitez, vous pouvez compter qu’elle ira aujourd’hui. Vous supposeriez peut-être, ajouta Mme Varden, et elle regardait son époux en fronçant le sourcil, à voir Varden assis là, sombre et taciturne, qu’il a quelque objection à cet arrangement ; mais n’y faites pas attention, s’il vous plaît : c’est son habitude à la maison ; car au dehors il est assez gai et assez causeur. »

Or le fait est que l’infortuné serrurier, bénissant son étoile de ce qu’il trouvait sa compagne de si bonne humeur, était resté assis avec une radieuse figure, et prenant un plaisir infini à l’entendre dégoiser si bien. Cette soudaine attaque le prit donc tout à fait au dépourvu.

« Ma chère Marthe, dit-il.

– Oh oui, bien sûr, interrompit Mme Varden, avec un sourire où le dédain se mêlait à l’enjouement. Très chère ! nous savons tous cela.

– Mais, ma chère âme vous êtes entièrement dans l’erreur, vous vous méprenez en vérité. J'étais ravi de vous voir si bonne, si prompte à obliger ; j’attendais, ma chère, avec anxiété, je vous le jure, ce que vous alliez dire.

– Vous attendiez avec anxiété, répéta Mme Varden. Oui vraiment, je vous remercie, Varden. Vous attendiez, comme vous faites toujours, que je pusse m’exposer à quelque reproche de votre part si vous trouviez matière à m’en faire, mais je suis accoutumée à cela dit la dame avec un rire sous cape d’un genre solennel, et c’est ce qui me console.

– Je vous donne ma parole. Marthe… dit Gabriel.

– Laissez-moi vous donner ma parole, mon cher, dit en l’interrompant sa femme avec un sourire charitable, que lorsqu’il y a de semblables discussions entre gens mariés, le mieux est d’y couper court. Nous mettrons donc ce sujet de côté s’il vous plaît, Varden. Je ne désire pas le poursuivre. J'aurais beaucoup à dire, mais je préfère ne dire rien ; je vous prie de n’en pas parler davantage.

– Je ne demande pas à en parler davantage, répliqua le serrurier piqué.

– Eh bien donc, en voilà assez, dit Mme Varden.

– Seulement ce n’est pas moi qui ai commencé, ajouta le serrurier avec bonne humeur, vous devez le reconnaître.

– Vous n’avez pas commencé, Varden ! s’écria sa femme en ouvrant de grands yeux et regardant la compagnie à la ronde, comme si elle disait : Vous entendez cet homme ! Vous n’avez pas commencé. Varden, mais vous ne direz pas que je fusse de mauvaise humeur. Non, vous n’avez pas commencé, oh ! mon Dieu non, ce n’est pas vous, mon cher !

– Bien, bien, dit le serrurier, voilà donc une affaire réglée.

– Oh oui, répliqua sa femme, tout à fait. S'il vous convient de dire que c’est Dolly qui a commencé, mon cher, je ne vous contredirai pas, je connais mon devoir. J’ai besoin de le connaître, bien sûr, je suis souvent contrainte de me le représenter à l’esprit, quand j’aurais envie de l’oublier un moment. Je vous remercie, Varden. » Et en parlant de la sorte, avec une puissante démonstration d’humilité et de clémence, elle croisa ses mains et regarda encore à la ronde et son sourire disait clairement : « Si vous voulez voir celle qui mérite le premier rang parmi les femmes martyres, elle est ici, sous vos yeux, contemplez-la ! »

Ce petit incident, quoique bien propre à faire ressortir la douceur et l’amabilité extraordinaires de Mme Varden, était de nature à gêner la conversation et à déconcerter tout le monde, sauf cette excellente dame : aussi n’y eut-il que quelques monosyllabes échangés jusqu’à ce qu’Édouard se retirât ; ce qu’il fit bientôt, en remerciant un grand nombre de fois la maîtresse de la maison de sa condescendance, et en chuchotant à l’oreille de Dolly qu’il viendrait voir le lendemain s’il n’y avait pas par hasard réponse à son billet. Dolly véritablement n’avait pas besoin qu’il le lui dit pour le savoir : car Barnabé avec son ami Grip s’était glissé chez elle la veille au soir pour la préparer à la visite qu’elle recevait en ce moment.

Gabriel accompagna Édouard à la porte de la rue, et revint les mains dans ses poches ; puis, après avoir tourné dans la salle inquiet et mal à son aise, après avoir lancé beaucoup de coups d’œil obliques vers Mme Varden (qui avec la plus calme des physionomies était plongée à cinq brasses de profondeur dans le Manuel Protestant), il interpella Dolly et lui demanda comment elle comptait aller à la Garenne. Dolly répondit que, selon sa supposition, elle s’y rendrait par la diligence, et regarda madame sa mère qui, voyant qu’on lui faisait un appel silencieux, plongea dans le Manuel, et perdit conscience de toutes choses terrestres.

« Marthe, dit le serrurier.

– Je vous entends, Varden, dit sa femme, sans remonter à la surface.

– Je suis fâché, ma chère amie, que vous ayez des préventions contre le Maypole et le vieux John : car sans cela, comme la matinée est très belle et que le samedi n’est pas pour nous un jour de besogne, nous aurions pu aller tous les trois à Chigwell, et passer une journée tout à fait agréable. »

Mme Varden ferma immédiatement le Manuel, et fondant en larmes, demanda qu’on la conduisît en haut.

« Eh bien ! qu’avez-vous donc, Marthe ? » dit le serrurier.

À quoi Marthe répliqua : « Oh ! ne me parlez pas, » et protesta dans une espèce d’agonie que, si on lui avait dit cela, elle n’aurait pas voulu croire que ce fût possible.

« Mais, Marthe, dit Gabriel en se plaçant sur son passage comme elle se mettait en route pour sa chambre avec l’aide de l’épaule de Dolly, qu’est-ce que vous n’auriez pas cru possible ? Dites-moi le nouveau tort que j’ai maintenant avec vous, voyons, dites-le-moi ; sur mon âme je ne le sais pas ; le savez-vous, ma fille ? Damnation ! cria le serrurier en arrachant sa perruque dans une sorte de frénésie, personne ne le sait, non vraiment personne, à moins que ce ne soit Miggs !

– Miggs, dit Mme Varden languissamment et avec des symptômes d’une extravagance imminente, Miggs m’est attachée, et cela suffit pour attirer sur elle la haine dans cette maison. Eh bien ! oui, cette fille est une consolation pour moi, si elle ne sait pas plaire à d’autres.

– Ce n’est pas toujours une consolation pour moi, cria Gabriel rendu audacieux par le désespoir. C’est le malheur de ma vie. Elle vaut à elle seule toutes les plaies d’Égypte !

– Il y a des gens qui le pensent, je n’en doute pas, dit Mme Varden. J'étais préparée à cela, c’est naturel, cela va avec le reste. Lorsque vous m’insultez en face, comme vous le faites, puis-je m’étonner que vous l’insultiez derrière son dos ? »

Et ici l’extravagance allant son train Mme Varden pleura, rit, soupira, frissonna, eut des hoquets et des suffocations, elle dit qu’elle savait que c’était folie de sa part, mais qu’elle ne pouvait pas s’en empêcher, et que quand elle serait morte peut-être on aurait du chagrin de tout cela, ce qui réellement vu les circonstances, ne paraissait pas tout à fait aussi probable qu’elle semblait le croire, et elle en chanta bien plus long sur la même gamme. En un mot, elle n’oublia aucune des cérémonies qui accidentent les occasions de ce genre, et s’étant fait soutenir jusqu’au haut de l’escalier, elle fut déposée dans un état spasmodique des plus graves sur son propre lit, où bientôt après Mlle Miggs se lança elle-même à corps perdu sur sa pauvre maîtresse.

Le fin mot de toute cette comédie, c’est que Mme Varden désirait aller à Chigwell, qu’elle désirait ne faire aucune concession et ne donner aucune explication ; qu’elle ne voulait y aller qu’autant qu’on la prierait et supplierait de le faire et qu’elle était décidée à ne pas accepter d’autres conditions. En conséquence, après un total énorme de gémissements et de cris à l’étage supérieur, après qu’on eut bien humecté le front de la malade et frotté ses tempes, appliqué sous son nez le sel de corne de cerf, et ainsi de suite ; après les pathétiques adjurations que Miggs appuya d’un grog bien chaud et pas trop faible, et de divers autres cordiaux, également d’une vertu stimulante, administrés d’abord avec une cuiller à thé, mais plus tard en doses toujours croissantes, dont Miggs elle-même prit sa part, comme mesure préventive (car la syncope est contagieuse) ; après l’emploi de tous ces remèdes et de beaucoup d’autres trop longs à citer, sinon à gober ; après qu’on eut assaisonné le tout de consolations morales, religieuses et combinées, le serrurier s’humilia, et le but fut atteint.

« C'est seulement pour l’amour de la paix et de la tranquillité, père, dit Dolly en le pressant de monter à la chambre.

– Oh ! Doll, Doll, dit son bonhomme de père, si jamais vous avez un mari à vous ! »

Dolly jeta un coup d’œil à la glace.

« Bien ; quand vous l’aurez ce mari, continua le serrurier, pas de syncope, mignonne. La syncope trop répétée cause à elle seule plus de maux domestiques, Doll, que toutes les passions mises ensemble. Rappelez-vous ça, chère petite, si vous voulez être réellement heureuse, et vous ne pouvez l’être, si votre mari ne l’est pas. Un mot encore dans le tuyau de l’oreille, mon trésor ; n’ayez jamais de Miggs autour de vous ! »

Avec cet avis il donna un baiser à sa fille sur sa joue en fleur, et lentement il gagna la chambre de Mme Varden. Cette dame gisait toute pâle et languissante sur sa couche, se réconfortant par la vue de son dernier chapeau neuf, que Miggs, comme un moyen de calmer ses sens troublés, déployait sur le bord de son lit dans l’aspect le plus favorable.

« Voici monsieur, mame, dit Miggs. Oh ! quel bonheur quand mari et femme se raccommodent ! Oh ! penser que lui et elle puissent jamais avoir un mot ensemble ! »

Dans l’énergique effusion de ces espèces de toasts, qui furent proférés comme une apostrophe aux cieux en général, Mlle Miggs percha sur sa propre tête le chapeau de sa maîtresse, croisa ses mains, et se mit à pleurer.

« Je ne peux pas retenir mes larmes, cria Miggs. Je ne le saurais même quand je devrais m’y noyer. Elle a un tel esprit de clémence et de miséricorde ! elle va oublier tout ce qui s’est passé, et elle ira avec vous, monsieur. Oh ! oui, lui fallût-il aller au bout du monde, elle irait avec vous. »

Mme Varden, avec un sourire plein de langueur, blâma doucement la camériste de cet enthousiasme, et lui représenta en même temps qu’elle se sentait beaucoup trop mal à son aise pour se hasarder à sortir ce jour-là.

« Oh ! non, vous ne l’êtes pas trop, mame, en vérité, vous ne l’êtes pas trop, dit Miggs. J'en appelle à monsieur ; monsieur sait que vous ne l’êtes pas trop, mame. Le bon hair, le mouvement de la voiture, vous feront du bien, mame ; il ne faut pas vous laisser abattre, il ne le faut pas réellement. N'est-ce pas, monsieur, qu’elle doit se lever pour l’amour de nous tous ? C'est précisément ce que j’étais en train de lui dire. Elle doit se souvenir de nous, si elle s’oublie elle-même. Monsieur vous persuadera, mame, j’en suis sûre. Voici Mlle Dolly prête à partir, vous savez, avec monsieur et avec vous, et tous trois si heureux et si contents. Oh ! cria Miggs, en se remettant à pleurer, avant de quitter la chambre, dans une grande émotion, jamais je n’ai vu d’angélique créature comme elle pour son esprit de clémence ; jamais, jamais je n’en ai vu. Monsieur non plus n’en a jamais vu ; non, ni personne au monde, jamais ! »

Pendant cinq minutes environ, Mme Varden fit une douce opposition aux prières de son mari, lequel lui répétait qu’elle l’obligerait en prenant un jour de plaisir ; mais à la fin elle céda, se laissa persuader, et lui accordant une amnistie (dont tout le mérite, disait elle avec humilité, revenait au Manuel Protestant, et non pas à elle), elle exprima le désir que Miggs vînt l’aider à s’habiller. Miggs fut prompte à venir, et nous ne ferons que rendre justice aux efforts réunis de la maîtresse et de la servante en constatant que la bonne dame lorsqu’elle descendit après un certain temps, équipée d’une façon complète pour le voyage, paraissait jouir, comme s’il ne s’était rien passé, de la meilleure santé imaginable.

Quant à Dolly, elle était là aussi, la perle et le modèle des jolis minois, parée d’une gentille petite mante couleur cerise, avec le capuchon rabattu sur sa tête, et sur le haut de ce capuchon il y avait un petit chapeau de paille garni de rubans couleur cerise, et posé un tantinet de côté, juste assez pour en faire la plus agaçante et la plus perverse coiffure qu’eût jamais inventée une malicieuse marchande de modes. Et, sans parler de la manière dont ce système d’ornements couleur cerise ajoutait du brillant à ses yeux, ou rivalisait avec ses lèvres, ou répandait sur sa figure une nouvelle fleur de beauté, elle portait un si cruel petit manchon, et une paire de souliers si capables de vous fendre le cœur, et elle était entourée et enveloppée, s’il est permis de le dire, de tant de coquetteries aggravantes de toute espèce, que quand M. Tappertit, tenant la tête du cheval, vit la jeune fille sortir seule de la maison, la tentation lui vint de l’attirer dans la chaise et de fuir au galop comme un fou. Et il l’eût incontestablement fait sans les doutes qui l’assiégèrent au sujet de Gretna-Green : il ignorait le chemin le plus court, il ne savait pas s’il fallait monter la rue ou la descendre, tourner à droite ou tourner à gauche, si, en supposant qu’on emportât d’assaut toutes les barrières sur le chemin, le forgeron de la localité, en définitive, les marierait à crédit, ce qui, vu le caractère clérical du personnage qui prête son office complaisant à la chose, parut, même à son imagination excitée, d’une telle invraisemblance, qu’il hésita. Pendant qu’il était là hésitant, et lançant à Dolly des regards de ravisseur en chaise de poste à six chevaux, son maître et sa maîtresse sortirent de chez eux avec la fidèle Miggs, et l’occasion propice s’évanouit pour jamais, car la carriole cria sur ses ressorts, et Mme Varden fut dedans, et la carriole cria de nouveau et plus que la première fois, et le serrurier fut dedans, et la chaise bondit, comme si elle avait un léger battement de cœur, et Dolly fut dedans et la chaise partit, et sa place resta vide, et il ne resta plus que lui et cette lugubre Miggs debout, ensemble, dans la rue.

Le brave serrurier était d’aussi bonne humeur que s’il ne fût rien arrivé qui le contrariât pendant les douze derniers mois ; Dolly était tous sourires et toutes grâces, et Mme Varden était agréable au delà de tout précédent. Comme ils roulaient cahotés à travers les rues en parlant de chose et d’autre, devinez qui l’on aperçut sur le trottoir : c’était le carrossier lui-même, ayant un air si distingué que personne ne pouvait croire qu’il se fut jamais autrement occupé d’une voiture que pour s’y faire promener, et saluer de là les piétons comme un noble personnage. Il est bien sûr que Dolly fut confuse quand elle rendit le salut ; il est bien sûr que les rubans couleur cerise tremblèrent un peu lorsqu’elle rencontra ses mélancoliques regards qui semblaient dire. « J’ai tenu ma parole, j’ai commencé, l’affaire va un train du diable, et vous en êtes la cause » Il resta là fixé sur le sol comme une statue, suivant l’expression de Dolly comme une pompe, suivant l’expression de Mme Varden, jusqu’à ce qu’ils eussent tourné le coin de la rue, et, quand son père déclara qu’il fallait que ce garçon-là fût bien impudent, quand sa mère demanda avec étonnement quelle pouvait être l’intention de ce jeune homme, Dolly redevint toute rouge, si rouge que son capuchon pâlit.

Mais ils n’en continuèrent pas moins gaiement leur voyage. Le serrurier, dans l’imprudente plénitude de son cœur, « levait le coude » à toutes sortes d’endroits, et trahissait la plus étroite intimité avec toutes les tavernes de la route et tous les hôteliers et hôteliers, amicales relations que partageait véritablement le petit cheval, car il s’arrêtait de lui-même. Jamais gens ne furent plus heureux de voir d’autres gens, que ces hôteliers et hôtelières de contempler M. Varden et Mme Varden et Mlle Varden. « Ne descendrez-vous pas ? disait l’un – Il faut absolument que vous montiez chez nous, disait un autre. – Si vous nous refusez de goûter si peu que ce soit de quelque chose, je me fâcherai et je serai convaincue que vous êtes fiers, » disait une troisième personne du sexe féminin, et ainsi de suite au point que ce n’était pas tant un voyage qu’une marche solennelle, une scène d’hospitalité qui se prolongeait du commencement à la fin. Il était assez flatteur de jouir d’une pareille estime ; aussi Mme Varden ne dit rien sur le moment, et fut de l’affabilité la plus délicieuse, mais quelle masse de témoignages elle recueillit ce jour-là contre l’infortuné serrurier, pour en faire usage au besoin ! Jamais on n’en fit pareille collection dans une enquête matrimoniale.

Avec le temps, avec un temps assez long, car ils ne furent pas peu retardés par ces interruptions agréables, ils atteignirent la lisière de la forêt et, après la plus agréable promenade sous les arbres en berceau, ils arrivèrent enfin au Maypole. Le joyeux « holà ho ! » du serrurier amena vite à son porche le vieux John, et après lui Joe, si transportés l’un et l’autre à la vue de ces dames, que pendant un moment il leur fut tout à fait impossible d’articuler un mot de bienvenue, ni de faire autre chose que s’ébahir.

Joe, toutefois, ne s’oublia qu’un moment ; il revint vite à lui, poussa de côté son père somnolent (M. Willet parut concevoir de cette bousculade une profonde, une inexprimable indignation), et s’élançant dehors comme un trait, il se trouva en mesure d’aider ces dames à descendre. Il fallait que Dolly descendît la première. Joe l’eut dans ses bras ; oui, le temps seulement de compter jusqu’à un, Joe l’eut dans ses bras. Rayon de bonheur !

Il serait difficile de décrire quelle plate et banale affaire ce fut après cela d’aider Mme Varden à descendre ; mais Joe le fit, et de la meilleure grâce du monde. Mais le vieux John, qui, ayant une vague et nébuleuse idée que Mme Varden ne l’aimait pas, n’était pas bien sûr qu’elle ne fût pas venue dans des intentions d’assaut et de bataille, prit courage, dit qu’il espérait qu’elle allait bien, et s’offrit à la conduire dans la maison. Cette offre étant reçue d’une façon amicale, ils se dirigèrent ensemble vers l’intérieur ; Joe et Dolly suivirent, bras dessus bras dessous (encore du bonheur !) ; Varden composait l’arrière-garde.

Le vieux John ne fut pas content qu’on ne se fût assis dans le comptoir, et, personne n’y faisant objection, ce fut dans le comptoir qu’on entra. Tous les comptoirs sont de petits endroits bien commodes ; mais le comptoir du Maypole était le plus mignon, le plus confortable et le plus complet que l’esprit humain eût jamais inventé. Il y avait de si merveilleuses bouteilles dans le vieux casier en bois de chêne ; des pots si brillants qui pendillaient à des chevilles, inclinés à peu près d’avance dans la position voulue pour qu’un homme altéré les portât à ses lèvres ; il y avait de si solides barillets de Hollande rangés sur des tablettes ; un si grand nombre de citrons suspendus par des filets séparés, formant l’odorant bosquet dont il a déjà été question dans cette chronique, et suggérant, avec des pains de sucre d’un blanc de neige, amoncelés auprès, l’idée d’un punch exquis au delà de toute connaissance humaine ; il y avait de tels cabinets, de telles armoires, de tels tiroirs pleins de pipes, de telles places pour serrer une foule de choses dans l’embrasure des fenêtres, le tout bourré jusqu’à la gorge de comestibles, de liquides ou d’assaisonnements savoureux ; enfin, et pour couronner tout cela, comme symbole des immenses ressources de l’établissement et de son défi aux consommateurs de pouvoir en venir à bout, il y avait un si monstrueux fromage !

C’aurait été un pauvre cœur, incapable de jamais se réjouir… le cœur le plus pauvre, le plus faible, le plus aqueux qui battit jamais, que celui qui ne se serait pas senti réchauffé devant le comptoir du Maypole. Ce n’est toujours pas celui de Mme Varden, car il prit feu à l’instant. Il ne lui eût pas été plus possible de faire des reproches à John Willet parmi ces dieux domestiques, les barillets et les bouteilles, les citrons et les pipes, et le fromage, que de lui prendre son propre couteau à découper, si luisant, pour le poignarder du coup. Le menu du dîner aussi avait de quoi attendrir un sauvage. « Un peu de poisson, dit John à la cuisinière, et quelques côtelettes de mouton panées, avec beaucoup de ketchup20 et une bonne salade, et un jeune poulet rôti, et un plat de saucisses à la purée de pommes de terre, ou quelque chose de ce genre. » Quelque chose de ce genre ! Voyez donc les ressources de ces auberges ! Indiquer négligemment des plats qui étaient en eux-mêmes une espèce de dîner de première classe et de jour de fête, et qui convenaient à un repas de noce, les appeler « quelque chose de ce genre » n’était-ce pas comme s’il avait dit : « Si vous n’avez pas un jeune poulet, vous nous servirez, en fait de volaille, quelque autre bagatelle, par exemple un faisan, peut-être ! » Et la cuisine donc, avec sa cheminée large comme une caverne, en voilà une cuisine où il ne semblait pas que l’art de cuisiner eût des limites, où vous pouviez croire à n’importe quoi de tout ce qu’on aurait pu vous raconter des choses qui se mangent ! Mme Varden revint au comptoir après avoir contemplé ces merveilles, la tête tout étourdie de ravissement. Sa capacité comme ménagère n’était pas assez vaste pour les embrasser toutes. Elle fut contrainte d’aller dormir. Cela faisait mal de rester les yeux ouverts au milieu d’une telle immensité. Durant ce sommeil, Dolly, dont le cœur et la tête couraient gaiement sur d’autres sujets, passa la porte du jardin, et regardant de temps en temps derrière elle (mais ce n’était pas, croyez-le bien, pour voir si Joe l’avait aperçue), d’un pied léger suivit dans les champs, pour remplir sa mission à la Garenne, un petit sentier de traverse qu’elle connaissait fort bien ; et, moi qui vous parle, j’ai été informé, et je le crois dur comme fer, que vous auriez vu peu d’objets aussi agréables que la mante et les rubans couleur cerise, lorsqu’ils voltigeaient le long des vertes prairies, à la brillante lumière du jour, comme de petits étourdis qu’ils étaient.

Chapitre XX. §

L’orgueil qu’elle ressentait de la mission confiée à son adresse, et la grande importance qu’elle en tirait naturellement, l’eussent trahie aux yeux de toute la maison, s’il lui avait fallu essuyer les regards de ses habitants ; mais, comme Dolly avait joué mainte et mainte fois dans chaque passage et chaque sombre pièce, au temps de son enfance, et que, depuis, elle avait été l’humble amie de Mlle Haredale, dont elle était la sœur de lait, elle en connaissait aussi bien les êtres que cette jeune personne elle-même. Ne prenant donc pas d’autres précautions que de retenir son haleine et de marcher sur la pointe du pied devant la porte de la bibliothèque, elle alla droit à la chambre d’Emma, comme une visiteuse privilégiée.

C'était la chambre la plus gaie de l’édifice. La pièce était sans doute sombre comme le reste ; mais la jeunesse et la beauté rendent une prison joyeuse (sauf, hélas ! que l’isolement les y étiole) et prêtent quelques-uns de leurs propres charmes à la plus lugubre scène. Oiseaux, fleurs, livres, dessins, musique, et mille choses de ce genre, mille gracieux témoignages des affections et des préoccupations féminines, remplissaient de plus de vie et de sympathie humaine cette seule pièce que la maison tout entière ne semblait faite pour en contenir. Il y avait un cœur dans cette chambre ; et celui qui a un cœur ne manque jamais de reconnaître la silencieuse présence d’un cœur comme le sien.

Dolly en avait incontestablement un, et pas trop coriace, je vous assure, quoiqu’il y eût autour un petit brouillard de velléités coquettes comparable à ces vapeurs qui environnent le soleil de la vie dans son matin et obscurcissent un peu son lustre. Aussi, quand Emma, s’étant levée pour aller à sa rencontre et l’ayant baisée affectueusement sur la joue, lui eut dit, avec son calme ordinaire, qu’elle avait été bien malheureuse, les larmes vinrent aux yeux de Dolly, et elle se sentit plus chagrine qu’elle ne pouvait le dire ; mais un moment, après il lui arriva de relever les yeux, de les voir dans la glace, et ils avaient en vérité quelque chose de si excessivement agréable, que tout en soupirant elle sourit, et se sentit étonnamment consolée.

« J'ai entendu parler de cela, mademoiselle, dit Dolly, et c’est vraiment fort pénible ; mais, quand les choses sont au pis, elles ne peuvent que tourner au mieux.

– Mais êtes-vous sûre qu’elles sont au pis ? demanda Emma avec un triste sourire.

– Eh ! mais, je ne vois pas comment elles pourraient donner moins d’espérances. Je ne le vois réellement pas, dit Dolly. Et, pour qu’elles commencent à changer, je vous apporte quelque chose.

– Ce n’est point de la part d’Édouard ? »

Dolly fit un signe de tête et sourit ; elle tâta dans ses poches (il y avait des poches à cette époque-là) en affectant de craindre qu’elle ne fût jamais capable de trouver ce qu’elle cherchait, ce qui rehaussa grandement son importance, puis elle finit par produire la lettre. Lorsque Emma eut bien vite rompu le cachet et dévoré l’écriture, les yeux de Dolly, par un de ces étranges hasards dont on ne saurait rendre compte, errèrent de nouveau dans la direction de la glace. Elle ne put s’empêcher de se dire qu’en effet le carrossier devait souffrir beaucoup, et de plaindre tout à fait le pauvre jeune homme.

C'était une longue lettre, une très longue lettre, écrite en lignés serrées sur les quatre pages, et encore entrecroisées, qui plus est ; mais ce n’était pas une lettre consolante, car Emma pendant sa lecture s’arrêta de temps en temps pour mettre son mouchoir sur ses yeux. Il est certain que Dolly s’émerveilla fort de la voir en proie à une si grande affliction : car une affaire d’amour devait être, dans son idée, un des meilleurs badinages, une des plus piquantes et des plus amusantes choses de la vie. Mais elle considéra comme positif en son esprit que tout ceci venait de l’extrême constance de Mlle Haredale, et que, si elle voulait s’éprendre de quelque autre jeune gentleman, de la façon la plus innocente du monde, juste assez pour maintenir son premier amant à l’étiage des grandes eaux de la passion, elle se trouverait soulagée d’une manière sensible.

« Bien sûr, c’est ce que je ferais si c’était moi, pensa Dolly. Rendre ses amants malheureux, c’est assez légitime et tout à fait légitime ; mais se rendre malheureuse soi-même, pas de ça. »

Toutefois un tel langage aurait mal réussi ; elle demeura donc assise à regarder en silence. Force lui fut d’avoir une patience du plus gentil tempérament : car, lorsque la longue lettre eut été lue une fois d’un bout à l’autre, elle fut relue une seconde fois, et, lorsqu’elle eut été lue deux fois d’un bout à l’autre, elle fut relue une troisième fois. Durant cette ennuyeuse séance, Dolly trompa de son mieux la lenteur du temps ; elle frisa sa chevelure sur ses doigts, en s’aidant du miroir déjà consulté plus d’une fois, et se fit quelques boucles assassines.

Toute chose a son terme. Les jeunes amoureuses elles-mêmes ne peuvent pas lire éternellement les lettres qu’on leur écrit. Avec le temps le paquet fut replié, et il ne resta plus qu’à écrire la réponse.

Mais comme cela promettait d’être une œuvre qui exigerait aussi du temps, Emma le remit après le dîner, disant qu’il fallait absolument que Dolly dînât avec elle. Dolly s’était d’avance proposé de le faire ; il n’y eut donc pas besoin de la presser extrêmement, et ce point réglé, les deux amies sortirent pour se promener dans le jardin.

Elles flânèrent en tous sens le long des allées de la terrasse, parlant continuellement (Dolly, du moins, ne déparla pas une minute), et donnant à ce quartier de la lugubre maison une gaieté complète : non qu’on les entendît parler haut ni qu’on les vît rire beaucoup ; mais elles étaient toutes les deux si bien tournées, et il faisait une si douce brise ce jour-là, et leurs légers vêtements, et les brunes boucles de leur chevelure paraissaient si libres et si joyeuses dans leur abandon, et Emma était si belle, et Dolly avait un teint si rosé, et Emma avait une taille si délicate, et Dolly était si rondelette, et en un mot il n’y a pas de fleurs dans aucun jardin comme ces fleurs-là, quoi qu’en disent les horticulteurs ; la maison et le jardin semblaient bien aussi le savoir : il n’y avait qu’à voir la mine radieuse qu’ils avaient.

Après la promenade vint le dîner, puis la lettre fut écrite, puis il y eut encore quelque petite causerie, dans le cours de laquelle Mlle Haredale saisit l’occasion d’accuser Dolly de certaines tendances coquettes et volages ; on aurait cru que Dolly prenait ces accusations pour des compliments, et qu’elle s’en amusait extrêmement. La trouvant tout à fait incorrigible, Emma consentit à son départ, mais non sans lui avoir confié auparavant cette importante réponse dont jamais on ne pouvait avoir assez de soin ; et elle la gratifia, en outre, d’un joli petit bracelet pour lui servir de souvenir. L'ayant agrafé au bras de sa sœur de lait, et lui ayant derechef, moitié plaisamment moitié sérieusement, conseillé de s’amender dans ses friponnes coquetteries, car Emma savait que Dolly aimait Joe au fond du cœur (ce que Dolly niait avec force en multipliant d’altières protestations, et qu’elle espérait bien rencontrer mieux que cela en vérité ! et ainsi de suite), Mlle Haredale lui dit adieu ; et après l’avoir rappelée, elle lui donna pour Édouard quelques messages supplémentaires, qu’une personne dix fois plus grave que Dolly aurait eu de la peine à retenir, et elle la congédia enfin.

Dolly lui dit adieu, et, sautant avec légèreté les marches de l’escalier, elle arriva à la porte de la terrible bibliothèque, devant laquelle elle allait repasser sur la pointe du pied, lorsque cette porte s’ouvrit, et tout à coup parut M. Haredale. Or, Dolly avait dès son enfance associé avec l’idée de ce gentleman celle de quelque chose d’affreux comme un fantôme, sa conscience étant d’ailleurs au même moment agitée de remords, la vue de l’oncle d’Emma la jeta dans un tel désordre d’esprit qu’elle ne put ni le saluer ni s’échapper ; elle éprouva un grand tressaillement, et puis elle resta là, les yeux baissés, immobile et tremblante.

« Venez ici, petite fille, dit M. Haredale en la prenant par la main. J'ai à vous parler.

– S'il vous plaît, monsieur, il faut que je me dépêche, balbutia Dolly, et… et vous m’avez effrayée en m’abordant d’une manière si soudaine, monsieur. J'aimerais mieux m’en aller, monsieur, si vous étiez assez bon pour me le permettre.

– Immédiatement, dit M. Haredale, qui pendant ce temps l’avait conduite dans la bibliothèque. dont il avait fermé la porte. Vous vous en irez tout de suite. Vous venez de quitter Emma ?

– Oui, monsieur, il n’y a qu’une minute ; mon père m’attend, monsieur ; ayez la bonté, s’il vous plaît…

– Je sais, je sais, dit M. Haredale. Répondez à cette question. Qu'avez-vous apporté ici aujourd’hui ?

– Apporté ici, monsieur ? balbutia Dolly.

– Vous me direz la vérité, j’en suis sûr. N'est-ce pas ? »

Dolly hésita un instant, et quelque peu enhardie par le ton de M. Haredale, elle dit enfin : « Eh bien, monsieur, c’était une lettre.

– De M. Édouard Chester, naturellement. Et vous remportez la réponse ? »

Dolly hésita de nouveau, et, faute de mieux, elle fondit en larmes.

« Vous vous alarmez sans motif, dit M. Haredale. Pourquoi ces enfantillages ? Assurément vous pouvez me répondre. Vous savez que je n’aurais qu’à poser la question à Emma, pour connaître aussitôt la vérité. Avez-vous la réponse sur vous ? »

Dolly avait, comme on dit, son petit caractère, et, se voyant alors joliment aux abois, elle le déploya de son mieux.

« Oui, monsieur, répliqua-t-elle, toute tremblante et effrayée qu’elle était ; oui, monsieur, je l’ai. Vous pouvez me tuer si vous voulez, monsieur, mais je ne m’en dessaisirai pas. J'en suis très fâchée, mais je ne la livrerai pas ; voilà, monsieur.

– Je loue votre fermeté et votre franchise, dit M. Haredale. Soyez assurée que je désire aussi peu vous ravir votre lettre que votre vie. Vous êtes une très discrète messagère et une bonne fille. »

Ne se sentant point la pleine certitude, comme elle l’avoua plus tard, qu’il n’allait pas sauter sur elle à la faveur de ces compliments, Dolly se tint éloignée de lui autant qu’elle put et pleura de nouveau, décidée à défendre sa poche (où était la lettre) jusqu’à la dernière extrémité.

« J'ai quelque intention, dit M. Haredale après un court silence, pendant lequel un sourire, alors qu’il regarda Dolly, avait percé le sombre nuage de mélancolie naturelle répandue sur sa figure, de procurer une compagne à ma nièce car sa vie est très solitaire. Aimeriez-vous cette position ? Vous êtes la plus ancienne amie qu’elle ait, et vous avez à notre préférence les meilleurs titres.

– Je ne sais, monsieur, répondit Dolly, craignant un peu qu’il ne voulût se moquer d’elle, je ne peux rien vous dire. J'ignore ce qu’on en penserait à la maison, je ne peux pas vous donner mon opinion là-dessus, monsieur.

– Si vos parents n’y avaient pas d’objections, en auriez-vous pour votre compte ? dit M. Haredale. Allons, c’est une question toute simple, à laquelle il est aisé de répondre.

– Aucune absolument que je sache monsieur, répliqua Dolly. Je serais fort heureuse sans doute d’être auprès de Mlle Emma, car c’est toujours un bonheur pour moi.

– Très bien, dit M. Haredale. Voilà tout ce que j’avais à vous dire, vous brûlez de vous en aller, libre à vous, je ne vous retiens plus. »

Dolly ne se laissa point retenir, et n’attendit point qu’il l’essayât : car ces mots n’eurent pas sitôt fui des lèvres de M. Haredale, que Dolly avait fui aussi de la chambre et de la maison, et se retrouvait dans les champs.

La première chose qu’elle fit, comme de raison, quand elle revint à elle-même et qu’elle considéra le grand émoi où elle venait d’être, ce fut de repleurer de nouveau, et la seconde, lorsqu’elle réfléchit au succès de sa résistance, ce fut de rire de tout son cœur. Les larmes une bonne fois bannies cédèrent la place aux sourires et Dolly finit par rire tant, mais tant, qu’il lui fallut s’appuyer contre un arbre et donner carrière à ses transports. Quand elle ne put pas rire davantage, et qu’elle en fut tout à fait fatiguée, elle rajusta sa coiffure, sécha ses yeux, regarda derrière elle avec une joie bien vive et bien triomphante les cheminées de la Garenne qui allaient bientôt disparaître à sa vue, et poursuivit sa route.

Le crépuscule était survenu, et l’obscurité augmentait d’une manière rapide dans la campagne ; mais Dolly était si familiarisée avec le sentier, pour l’avoir traversé bien souvent, qu’elle s’apercevait à peine de la brune, et n’éprouvait aucun malaise d’être seule. D'ailleurs, il y avait le bracelet à admirer ; et quand elle l’eut bien frotté et se le fut offert en perspective au bout de son bras étendu, il étincelait et reluisait si magnifiquement à son poignet, que le contempler dans tous les points de vue, et en tournant le bras de toutes les façons possibles, était devenu une occupation tout à fait absorbante. Il y avait la lettre, aussi, et qui lui semblait si mystérieuse, si rusée, quand elle la tira de sa poche, et qui contenait tant d’écriture sur ses pages, que de la tourner, et retourner, en se demandant de quelle manière elle commençait, de quelle manière elle finissait, et ce qu’elle disait tout du long, cela devint un autre sujet d’occupation continuelle. Entre le bracelet et la lettre, il y eut bien assez à faire sans penser à autre chose ; et, en les admirant tour à tour, Dolly chemina gaiement.

Comme elle passait par une porte d’échalier21, là où le sentier était étroit et flanqué de deux haies garnies d’arbres de place en place, elle entendit tout près d’elle un frôlement qui la fit s’arrêter soudain. Elle écouta. Tout était tranquille, et elle poursuivit sa route, non pas absolument avec frayeur, mais avec un peu plus de vitesse qu’avant peut-être ; il est possible aussi qu’elle fût un peu moins à son aise, car une alerte de ce genre est toujours saisissante.

Elle n’eut pas sitôt repris sa marche, qu’elle entendit le même son, semblable au bruit d’une personne qui se glisserait à pas de loup le long des buissons et des broussailles. Regardant du côté d’où ce bruit paraissait venir, elle s’imagina presque pouvoir distinguer une forme rampante. Elle s’arrêta derechef. Tout était tranquille comme avant. Elle se remit en marche, décidément plus vite cette fois, et elle essaya da chanter doucement à part elle. Bon ! encore ! il fallait donc que ce fût le vent.

Mais comment arrivait-il que le vent soufflât seulement lorsqu’elle marchait, et qu’il cessât de souffler lorsqu’elle restait immobile ? Elle s’arrêta sans le vouloir en faisant cette réflexion, et le frôlement s’arrêta également. Elle ressentait en réalité de la frayeur à présent, et elle hésitait encore sur ce qu’elle devait faire, quand des branches craquèrent, se cassèrent, et un homme plongeant au travers vint se planter en face d’elle et tout près d’elle.

Chapitre XXI. §

Ce fut pour Dolly un soulagement inexprimable lorsqu’elle reconnut en la personne qui avait pénétré de force dans le sentier d’une façon si soudaine, et qui maintenant se trouvait debout précisément sur son passage, Hugh du Maypole ; elle proféra son nom d’un accent de délicieuse surprise, d’un accent sorti du cœur.

« C'était vous ? dit-elle. Que je suis heureuse de vous voir ! Comment pouviez-vous m’effrayer ainsi ? »

En réponse à cela, il ne dit rien du tout, mais resta parfaitement immobile à la regarder.

« Est-ce que vous êtes venu à ma rencontre ? » demanda Dolly.

Hugh fit un signe de tête affirmatif, et marmotta quelque chose dont le sens était qu’il l’avait attendue, et qu’il croyait la revoir plus tôt.

« Je supposais bien qu’on enverrait au-devant de moi, dit Dolly, grandement rassurée par les paroles de Hugh.

– Personne ne m’a envoyé, répondit-il d’un air maussade. Je suis venu de mon chef. »

Les rudes manières de ce garçon, et son extérieur étrange et inculte, avaient souvent rempli la jeune fille d’une crainte vague, même quand il y avait là d’autres personnes ; et cette crainte était cause qu’elle s’éloigna involontairement de lui. La pensée d’avoir en lui un compagnon venu de son chef, dans cet endroit solitaire, et lorsque les ténèbres se répandaient avec rapidité autour d’eux, renouvela et même augmenta les alarmes qu’elle avait ressenties d’abord.

Si l’air de Hugh n’avait été que hargneux et passivement farouche, comme d’habitude, elle n’aurait pas eu pour sa compagnie plus de répugnance qu’elle n’en avait toujours éprouvé ; peut-être même eût-elle été bien aise de cette escorte. Mais il y avait dans ses regards une espèce de grossière et audacieuse admiration qui la terrifia. Elle jetait sur lui des coups d’œil timides, incertaine si elle devait avancer ou reculer, et lui, debout, la regardait comme un beau Satyre ; et ils restèrent ainsi pendant quelque temps sans bouger ni rompre le silence. Enfin Dolly prit courage, le dépassa d’un bond, et marcha précipitamment.

« Pourquoi donc vous essoufflez-vous à m’éviter ? dit Hugh, en accommodant son pas à celui de la jeune fille et se tenant tout près d’elle.

– Je veux rentrer le plus vite possible, et d’ailleurs vous marchez trop près de moi, répondit Dolly.

– Trop près ! dit Hugh en se baissant sur elle au point qu’elle pouvait sentir l’haleine de celui-ci sur son front. Pourquoi trop près ? Vous êtes toujours fière avec moi, mistress.

– Je ne suis fière avec personne. Vous me jugez mal, répondit Dolly. Tenez-vous en arrière, s’il vous plaît, ou allez-vous-en.

– Non, mistress, répliqua-t-il en cherchant à mettre le bras de la jeune fille dans le sien. J'irai avec vous. »

Elle se dégagea, et serrant sa petite main, elle le frappa avec toute la bonne volonté possible. Ce coup fit éclater de rire Hugh du Maypole, ou plutôt il poussa un rugissement jovial ; et lui passant son bras autour de la taille, il la retint dans sa forte étreinte aussi aisément que si elle eût été un oiseau.

« Ha, ha, ha ! bravo, mistress ! Frappez encore. Meurtrissez-moi la figure, arrachez-moi les cheveux, déracinez-moi la barbe, j’y consens, pour l’amour de vos beaux yeux. Frappez encore, maîtresse. Allons. Ha, ha, ha ! ça me fait plaisir.

– Lâchez-moi, cria-t-elle, en s’efforçant avec les deux mains de se débarrasser de lui. Lâchez-moi tout de suite.

– Vous feriez bien d’être moins cruelle pour moi, mon adorable, dit Hugh, vous feriez bien, en vérité. Voyons, pourquoi êtes-vous toujours si fière ? Mais je ne vous en fais pas de reproche. J'aime à vous voir fière comme cela. Ha, ha, ha ! Vous ne pouvez pas cacher votre beauté à un pauvre garçon ; c’est toujours ça. »

Elle ne lui fit aucune réponse ; mais, comme il ne l’avait pas encore empêchée de continuer sa marche, elle avançait le plus vite qu’elle pouvait. À la fin, tandis qu’elle marchait avec précipitation, dans sa terreur, et qu’il l’étreignait davantage, la force manqua à la pauvre enfant, et elle ne put pas aller plus loin.

« Hugh, cria la jeune fille haletante, si vous me laissez, je vous donnerai quelque chose, tout ce que j’ai, et je ne dirai jamais un mot de ceci à âme qui vive.

– C'est ce que vous avez de mieux à faire, répondit-il. Écoutez, petite colombe, c’est ce que vous avez de mieux à faire. Tout le monde d’alentour me connaît, et l’on sait ce dont je suis capable, quand je veux. Si jamais vous êtes tentée de parler de cela, arrêtez-vous avant que les mots s’échappent de vos lèvres, et pensez au mal que vous attireriez, en jasant, sur quelques têtes innocentes dont vous ne voudriez pas qu’il tombât un cheveu. Faites-moi de la peine, et je leur en ferai, et quelque chose de plus en retour. Je ne me soucie pas plus de leur peau que si c’étaient des chiens, pas même autant. Et pourquoi m’en soucierais-je ? Il n’y a pas de jour où je ne fusse plus disposé à tuer un homme qu’un chien. Je n’ai jamais été peiné de la mort d’un homme dans toute ma vie, et la mort d’un chien m’a fait de la peine. »

Il y avait quelque chose de si complètement sauvage dans le caractère de ces expressions, dans les regards et les gestes dont elles étaient accompagnées, que la frayeur de Dolly lui donna une nouvelle vigueur, et la rendit capable de se dégager par un soudain effort et de courir de toute sa vitesse. Mais Hugh était aussi agile et vigoureux, aussi rapide à la course que n’importe quel coureur dans toute l’Angleterre. Ce ne fut qu’une vaine dépense d’énergie ; car, avant que la fugitive eût fait cent pas, il l’entoura une seconde fois de ses bras.

« Doucement ! chérie, doucement ! Voudriez-vous donc fuir le rude Hugh, qui ne vous aime pas moins que n’importe quel galant de salon ?

– Oui, je le voudrais, dit-elle en s’efforçant de se dégager de nouveau. Je le veux. Au secours !

– À l’amende, pour avoir crié ainsi, dit Hugh. Ha, ha, ha ! une amende, une gentille amende, que vont payer vos lèvres. Tenez, je me paye moi-même. Ha, ha, ha !

– Au secours ! Au secours ! Au secours ! »

Comme elle poussait ce cri perçant avec toute la véhémence qu’elle pouvait y mettre, on entendit un cri répondre au sien, puis un autre, et un autre encore.

« Merci, mon Dieu ! s’écria la jeune fille, dans l’ivresse de la délivrance. Joe, cher Joe, par ici. Au secours ! »

Hugh cessa son attaque, et resta irrésolu pendant un moment ; mais les cris, approchant de plus en plus et arrivant vite sur eux, le forcèrent de prendre une prompte résolution. Il relâcha Dolly, chuchota d’un air de menace : « Vous n’avez qu’à lui conter ça, et vous en verrez les suites. » Puis sautant par-dessus la haie, il disparut en un instant. Dolly s’élança comme une flèche, et courut se jeter tout bellement dans les bras ouverts de Joe Willet.

« Qu'y a-t-il ? Êtes-vous blessée ? Qu'était-ce donc ? Qui était-ce ? Où est-il ? À quoi ressemblait-il ? » Telles furent les premières paroles qui jaillirent de la bouche de Joe, avec un grand nombre d’expressions encourageantes et d’assurances qu’elle n’avait plus rien à craindre. Mais la pauvre petite Dolly était si hors d’haleine et si terrifiée que, pendant quelque temps, elle ne put lui répondre, et resta pendue à l’épaule de son libérateur, sanglotant et pleurant comme si son cœur voulait se briser.

Joe n’avait pas la moindre objection à sentir Dolly suspendue à son épaule ; non, pas la moindre, quoique cela froissât pitoyablement les rubans couleur cerise, et ôtât à l’élégant petit chapeau toute espèce de forme. Mais il ne supporta pas la vue de ses larmes ; cela lui alla au fond du cœur. Il essaya de la consoler, se pencha sur elle, lui chuchota quelques mots, d’aucuns prétendent qu’il lui donna quelques baisers, mais c’est une fable. Quoi qu’il en soit, Joe dit toutes les affectueuses et tendres choses qu’il put imaginer, et Dolly le laissa continuer sans l’interrompre une seule fois, et dix bonnes minutes se passèrent avant qu’elle fût en état de relever la tête et de le remercier.

« Qu'est-ce donc qui vous a effrayée ? » dit Joe.

Un homme, un inconnu l’avait suivie, répondit-elle ; il avait commencé par lui demander l’aumône, puis il en était venu à des menaces de vol, menaces qu’il était prêt de mettre à exécution, et qu’il aurait exécutées si Joe n’était accouru à temps pour la défendre. La manière hésitante et confuse dont elle dit tout cela fut attribué par Joe à l’effroi qu’elle avait éprouvé, pour le moment. Il ne soupçonna pas la vérité le moins du monde.

« Arrêtez-vous avant que ces mots s’échappent de vos lèvres ! » Cent fois durant cette soirée, et bien des fois à une époque postérieure, quand la révélation monta pour ainsi dire à sa langue, Dolly se rappela l’avertissement de Hugh, et se retint de parler. Une terreur de cet homme profondément enracinée chez elle, la certitude que sa féroce nature, une fois excitée, ne reculerait devant rien, et la conviction que, si elle l’accusait, sa colère et sa vengeance se déchargeraient pleinement sur Joe, son libérateur : ce furent là des considérations qu’elle n’eut pas le courage de surmonter, des motifs trop puissants de garder le silence pour qu’elle en pût triompher.

Joe, de son côté, était beaucoup trop heureux pour pousser ses questions avec une grande curiosité ; et Dolly étant, du sien, encore trop tremblante pour marcher sans appui, ils avancèrent très lentement et, selon lui, très agréablement, jusqu’à ce que les lumières du Maypole furent tout près, plus brillantes que jamais pour leur faire un joyeux accueil. Alors Dolly s’arrêta tout à coup et poussa un demi-cri d’effroi.

« La lettre !

– Quelle lettre ? cria Joe.

– Celle que j’apportais. Je l’avais à la main. Mon bracelet aussi, dit-elle en serrant de sa main le poignet de l’autre. Je les ai perdus tous les deux.

– Ne faites-vous que de vous en apercevoir ? dit Joe.

– Je les ai laissés tomber ou on me les a pris, répondit Dolly, tandis qu’elle fouillait en vain dans sa poche et secouait ses vêtements, Ils n’y sont plus, ils ont disparu tous les deux. Malheureuse fille que je suis ! » À ces mots, la pauvre Dolly, qui, pour lui rendre justice, était absolument aussi chagrine d’avoir perdu la lettre que le bracelet, pleura de nouveau et gémit sur son destin d’une façon très touchante.

Joe la consola en l’assurant qu’aussitôt qu’il l’aurait mise en sûreté au Maypole, il retournerait à l’endroit avec une lanterne (car il faisait maintenant tout à fait noir), et chercherait scrupuleusement les objets perdus, qu’il trouverait, selon la plus grande probabilité, car il n’était pas vraisemblable que quelqu’un eût depuis passé par là, et elle n’avait pas la conviction que ces objets lui eussent été soustraits. Dolly le remercia très cordialement de son offre, en avouant qu’elle n’espérait guère qu’il réussît dans ses recherches ; et de la sorte, avec beaucoup de lamentations du côté de Dolly, et beaucoup de paroles d’espoir du côté de Joe, et une extrême faiblesse du côté de Dolly, et le plus tendre empressement à la soutenir du côté de Joe, ils purent atteindre enfin le comptoir du Maypole, où le serrurier, sa femme et le vieux John, prolongeaient encore un joyeux festin.

M. Willet reçut la nouvelle de l’accident de Dolly avec cette surprenante présence d’esprit et cette promptitude d’élocution qui le distinguaient d’une façon si éminente et le plaçaient au-dessus des autres hommes. Mme Varden exprima sa sympathie pour la douleur de sa fille en la grondant vertement de revenir si tard ; et le bon serrurier se partagea entre les consolations et les baisers qu’il donnait à Dolly et les poignées de main qu’il prodiguait à Joe, ne pouvant assez le louer et le remercier.

Sur cet article, le vieux John était loin d’être d’accord avec son ami : car, outre qu’en thèse générale il n’avait aucun goût pour les esprits aventureux, il lui vint à l’idée que, si son fils et héritier avait été sérieusement endommagé dans une batterie, cela aurait eu des conséquences sans aucun doute dispendieuses, gênantes, et peut-être même préjudiciables aux affaires du Maypole. Pour cette raison, et aussi parce qu’il ne regardait pas d’un œil favorable les jeunes filles, mais plutôt les considérait, avec le sexe féminin tout entier, comme une espèce de bévue de la nature, il sortit du comptoir sous un prétexte, et alla secouer sa tête en particulier devant le chaudron en cuivre. Inspiré et incité par ce silencieux oracle, il fit du coude quelques signes clandestins à Joe, en guise de paternel reproche et de douce admonition, comme pour lui dire : « Tu ferais mieux de t’occuper de tes affaires, au lieu de faire des sottises pareilles. »

Joe, toutefois, prit sur une planche la lanterne et l’alluma : puis, s’armant d’un solide bâton, il demanda si Hugh était dans l’écurie.

« Il dort, étendu devant le feu de la cuisine, monsieur, dit M. Willet. Que lui voulez-vous ?

– Je veux l’emmener avec moi pour chercher ce bracelet, répondit Joe. Holà ! venez ici, Hugh. »

Dolly devint pâle comme la mort et se sentit toute prête à s’évanouir. Quelques moments, après Hugh entra d’un pas chancelant, en s’étirant et bâillant selon son habitude, et ayant tout à fait l’air d’avoir été réveillé d’un profond somme.

« Ici, dormeur éternel ! dit Joe en lui donnant la lanterne. Emportez cela et amenez le chien. Malheur à cet individu si nous l’attrapons !

– Quel individu ? grogna Hugh en frottant ses yeux et se secouant.

– Quel individu ! répliqua Joe qui, dans sa bouillante valeur, ne pouvait pas rester en place. Vous sauriez de quel l’individu il s’agit, si vous étiez un peu plus vigilant. Il est bien digne de vous et de ceux qui vous ressemblent, paresseux géant que vous êtes, de passer le temps à ronfler dans le coin d’une cheminée, quand les filles des honnêtes gens ne peuvent traverser même nos paisibles prairies à la chute du jour sans être attaquées par des voleurs, et effrayées au point que cela compromet leurs précieuses vies.

– Jamais ils ne me volent, moi, cria Hugh en riant. Je n’ai rien à perdre. Mais c’est égal, je les assommerais aussi volontiers que d’autres. Combien sont-ils ?

– Un seul, dit Dolly d’une voix faible, car tout le monde la regardait.

– Et quelle espèce d’homme, mistress ? dit Hugh, en lançant sur le jeune Willet un coup d’œil si léger, si rapide, que ce qu’il avait de menaçant fut perdu pour tous excepté pour elle. À peu près de ma taille ?

– Non, pas si grand, répliqua Dolly, qui savait à peine ce qu’elle disait.

– Son costume, dit Hugh en la regardant d’une manière perçante, ressemblait-il à quelqu’un des nôtres ? Je connais tous les gens des alentours, et peut-être que je mettrais sur la voie de cet homme, si j’avais un simple renseignement pour me guider. »

Dolly balbutia et redevint pâle ; puis elle répondit qu’il était enveloppé d’un habit très ample et que sa figure était cachée par un mouchoir, et qu’elle ne saurait fournir d’autres détails de signalement.

« Alors il est probable que vous ne le reconnaîtriez pas si vous le voyiez, dit Hugh avec un malicieux sourire qui montra ses dents.

– Je ne le reconnaîtrais pas, répliqua Dolly ; et elle fondit de nouveau en larmes. Je souhaite de ne pas le revoir. Penser à lui m’est insupportable : je ne peux même en parler davantage. Monsieur Joe, je vous en prie, n’allez pas à la recherche de ces objets. Je vous conjure de ne pas aller avec cet homme.

– De ne pas aller avec moi ! cria Hugh. Ne semble-t-il pas que je sois un épouvantail pour eux tous ? Ils ont tous peur de moi. Ah bien ! par exemple, mistress, vous ne savez donc pas que j’ai le plus tendre cœur qu’il y ait au monde. J'aime toutes les dames, madame, » dit Hugh en se tournant vers la femme du serrurier.

Mme Varden émit l’opinion que, s’il disait vrai, il devrait en mourir de honte ; des sentiments pareils convenant mieux, selon elle, à un musulman plongé dans la nuit de l’erreur, ou à un sauvage des îles, qu’à un zélé protestant. D'après la conclusion qu’elle tira de l’état imparfait des principes moraux de Hugh, elle émit ensuite l’opinion qu’il n’avait sans doute jamais étudié le Manuel. Hugh admettant qu’il ne l’avait jamais lu, pour plusieurs raisons, dont la première était qu’il ne savait pas lire, Mme Varden déclara avec beaucoup de sévérité qu’il devrait encore bien plus mourir de honte ; elle lui recommanda fortement d’économiser l’argent de ses menus plaisirs pour l’acquisition d’un exemplaire de ce livre, dont il ferait bien, après cela, d’apprendre le contenu par cœur en toute diligence.

Elle était encore à développer ce texte, quand Hugh, d’une manière quelque peu incérémonieuse et irrévérente, suivit son jeune maître dehors, la laissant édifier sans fin le reste de la compagnie. C'est ce qu’elle continua de faire, et, trouvant que les yeux de M. Willet étaient fixés sur elle avec une apparence de profonde attention, elle lui adressa graduellement la totalité de son discours ; elle lui fit une leçon morale et théologique d’une longueur considérable, dans la conviction qu’elle opérait sur lui les effets les plus merveilleux. Voici cependant la simple vérité : quoique ses yeux fussent tout grands ouverts et qu’il vît devant lui une femme dont la tête, à force de la regarder longtemps et fixement, lui avait semblé devenir si grosse petit à petit qu’elle eut bientôt rempli le comptoir, M. Willet était bel et bien endormi, et il demeura ainsi penché en arrière sur sa chaise, les mains dans ses poches, jusqu’à ce que le retour de son fils l’arracha au sommeil. On l’entendit soupirer profondément, car il lui restait une vague idée d’avoir rêvé de porc mariné aux légumes, vision de ses sommeils qu’il fallait imputer sans aucun doute à la circonstance d’avoir entendu Mme Varden prononcer fréquemment le mot « Grâce » avec l’accent oratoire. Or, ce mot, entrant dans le cerveau de M. Willet pendant que la porte en était entre-bâillée, et s’y accouplant avec les mots « après le repas » qui erraient tout autour, lui suggéra, par le souvenir des grâces, l’idée de ce mets particulier avec l’espèce de légumes qui l’accompagne d’ordinaire.

Les recherches n’avaient eu aucun succès. Joe avait tâté le long du sentier une douzaine de fois dans l’herbe, dans le fossé à sec et dans la haie, mais tout cela en vain. Inconsolable de sa double perte, Dolly écrivit à Mlle Haredale un billet qui lui donnait là-dessus les mêmes renseignements qu’elle avait donnés déjà au Maypole, et Joe se chargea de remettre ce billet en mains propres, le lendemain, dès qu’il y aurait quelqu’un de levé dans la maison. Après cela, on s’assit pour prendre le thé dans le comptoir. Il y eut une prodigalité peu commune de rôties beurrées, et, afin que les voyageurs n’éprouvassent pas de faiblesse par défaut de nourriture, et en faisant pour ainsi dire une bonne petite halte à mi-chemin entre le dîner et le souper, on n’oublia pas quelques savoureuses bagatelles sous forme de larges grillades de lard bien soignées, cuites à point et toutes fumantes, qui exhalèrent un parfum délicieux et appétissant.

Mme Varden, bonne protestante d’ailleurs, ne protestait jamais contre un bon repas, ou il fallait donc que les mets fussent trop peu cuits ou trop cuits, ou qu’il y eût n’importe quoi qui eût altéré son humeur. L'aspect de ces excellentes préparations augmentant beaucoup son entrain, elle qui venait de dire que les bonnes œuvres n’étaient rien sans la foi, déclara de la manière la plus gaie que le jambon et la rôtie étaient quelque chose. Bien plus, sous l’influence de ces salutaires stimulants, elle reprocha vivement à sa fille d’être abattue et découragée (ce qu’elle considérait comme une disposition d’esprit condamnable), et elle remarqua, en tendant son assiette pour prendre encore un morceau, qu’au lieu de se désoler de la perte d’une babiole et d’une feuille de papier, elle ferait bien mieux de réfléchir aux privations des missionnaires dans les pays étrangers, où ces bons chrétiens poussent le dévouement jusqu’à ne vivre que de salade.

Les accidents divers d’une semblable journée sont bien faits pour occasionner quelques fluctuations dans le thermomètre humain, et surtout lorsque cet instrument est d’une construction aussi délicate et d’une aussi grande sensibilité que celui de Mme Varden. Ainsi, au dîner, Mme Varden se tint à la chaleur d’été ; elle fut sereine, souriante, délicieuse. Après le dîner, le vin lui avait donné un coup de soleil qui l’éleva au moins d’une demi-douzaine de degrés ; on n’avait jamais vu pareille enchanteresse. Maintenant elle était redescendue à la chaleur d’été, à l’ombre ; et lorsque le thé fut fini, et que le vieux John, tirant de son casier de chêne une bouteille d’un certain cordial, insista pour qu’elle en bût deux verres à petits traits et fort lentement, elle remonta et se tint fixe à quatre-vingt-dix pendant une heure un quart. Instruit par l’expérience, le serrurier profita de cette sereine température pour fumer sa pipe sous le porche, et, grâce à sa conduite prudente, il était pleinement en mesure, quand baissa le thermomètre, de partir aussitôt pour retourner au logis.

En conséquence le cheval fut attelé, et la chaise amenée devant la porte. Joe, que rien n’aurait pu dissuader de leur servir d’escorte jusqu’à ce qu’ils eussent passé la partie la plus solitaire et la plus terrible de la route, fit sortir en même temps de l’écurie la jument grise ; et, après avoir aidé Dolly à monter en voiture (encore du bonheur !), il sauta en selle gaiement. Puis, après qu’on eut dit plusieurs fois bonsoir aux voyageurs, qu’on leur eut recommandé de s’envelopper, qu’en dirigeant sur eux le rayon des lumières on leur eut tendu leurs manteaux et leurs châles, la carriole roula et Joe trotta auprès, du côté de Dolly, cela va sans dire, et presque tout contre la roue.

Chapitre XXII. §

C'était une belle et brillante nuit. Malgré son abattement, Dolly regardait les étoiles avec une attitude et d’une manière si propre à ensorceler (elle le savait bien), que Joe en avait perdu la tête, et que, si jamais un homme s’enfonça, c’est trop peu dire jusqu’aux oreilles et par-dessus la tête, mais plutôt par-dessus le Monument et le dôme de Saint-Paul, dans le fin fond de l’amour, cet homme-là, c’était lui, la chose était claire comme le jour. La route était fort bonne : ce n’était pas une route à cahots, ni même une route inégale ; et cependant Dolly, de sa petite main, voulut se retenir à la chaise durant tout le trajet. Quand il y aurait eu là derrière lui un exécuteur avec sa hache levée en l’air et prêt à le décoller s’il touchait cette main, Joe n’aurait pas pu s’empêcher de le faire. Après avoir mis sa propre main sur celle de Dolly comme par hasard, et l’avoir retirée au bout d’une minute, il en vint à chevaucher tout le long de la route, sans retirer sa main du tout. On eût dit que l’escorte avait cette consigne, comme partie importante de son service, et qu’elle n’avait pas quitté le Maypole pour autre chose. Le plus curieux incident de ce petit épisode, c’est que Dolly avait l’air de ne pas s’en apercevoir. Elle semblait si pleine d’innocence, si sainte nitouche quand elle tournait ses yeux sur lui, que c’en était agaçant.

Elle parla néanmoins ; elle parla de sa frayeur et de l’arrivée de Joe à son secours, et de sa reconnaissance, et de sa crainte de ne pas l’avoir assez remercié, et de l’espérance que désormais ils vivraient comme une bonne paire d’amis et de mille choses de ce genre. Et quand Joe exprima l’espoir, au contraire. qu’ils ne vivraient pas comme une bonne paire d’amis, Dolly parut extrêmement surprise, et elle exprima l’espoir qu’ils ne seraient toujours pas des ennemis ; et, quand Joe lui demanda s’ils ne pourraient pas être quelque chose de mieux qu’amis ou ennemis, tout à coup Dolly de découvrir une étoile plus étincelante que toutes les autres étoiles, et d’y appeler l’attention du jeune homme, et d’être mille fois plus pleine d’innocence et plus sainte nitouche que jamais.

Ils poursuivaient de cette façon leur voyage, chuchotant plutôt qu’ils ne parlaient, et souhaitant que la route s’allongeât à peu près de douze fois sa longueur naturelle ; c’était, du moins, le souhait de Joe, lorsque, au moment de sortir de la forêt et de déboucher dans la partie la plus fréquentée de la route, ils entendirent le bruit des pas d’un cheval allant au grand trot. Ce bruit, devenu vite plus distinct, à mesure qu’il approchait, arracha à Mme Varden un cri perçant, auquel répondit cette exclamation : « Ami ! » poussée par le cavalier qui arriva aussitôt tout haletant, et arrêta son cheval auprès d’eux.

« Encore cet homme ! cria Dolly en frissonnant.

– Hugh, dit Joe, quelle commission vous a-t-on donnée ?

– Celle de revenir avec vous, répondit-il en lançant à la fille du serrurier un secret coup d’œil. C'est lui qui m’envoie.

– Mon père ? » dit le pauvre Joe. Et il ajouta à voix basse cette apostrophe très peu filiale : « Il ne me croira donc jamais assez grand pour me protéger moi-même ?

– Oui, votre père, répliqua Hugh à la première partie de la question. Il dit que depuis quelque temps les routes ne sont pas sûres, et qu’il vaut mieux que vous n’y soyez pas seul.

– En ce cas, allez toujours, dit Joe, je ne reviens pas encore. »

Hugh obéit, et on continua le voyage. Par caprice ou par goût, il chevaucha immédiatement devant la chaise, et de cette position il tournait sans cesse la tête pour regarder en arrière. Dolly sentit qu’il la regardait ; mais elle détourna ses yeux et craignit de les lever une seule fois, tant était grande la terreur qu’il lui inspirait.

Cette interruption, en éveillant Mme Varden, qui avait dormi jusque-là la tête inclinée, sauf pendant une minute ou deux de temps en temps, lorsqu’elle reprenait ses sens pour gronder le serrurier, qui se permettait de la retenir et l’empêcher de choir de la voiture en inclinant ainsi la tête, vint mettre des entraves à la conversation, qui se chuchotait tout bas, et la rendit fort difficile à reprendre. Effectivement, avant qu’on eût fait un autre mille, Gabriel arrêta, selon le désir de sa femme, et cette bonne dame déclara positivement que Joe ne ferait point un pas de plus sous aucun prétexte, et qu’elle n’en voulait point entendre parler. Ce fut en vain que, de son côté, Joe protesta qu’il n’était nullement fatigué, qu’il tournerait bride tout à l’heure, qu’il voulait seulement les voir sains et saufs au delà de tel ou tel endroit, et ainsi de suite. Mme Varden s’obstina, et, quand elle s’obstinait, il n’y avait pas de pouvoir terrestre capable d’en venir à bout.

« Bonsoir, puisqu’il faut vous le dire, dit Joe avec un peu de tristesse.

– Bonsoir, » dit Dolly. Elle aurait bien ajouté : « Gardez-vous de cet homme, ne vous y fiez pas, je vous en prie ; » mais Hugh avait retourné son cheval et il se trouvait tout près d’eux. Elle ne put donc faire autre chose que de souffrir que Joe lui serrât les doigts, et, quand la voiture fut à quelque distance, de regarder en arrière et d’agiter sa main, tandis qu’il était encore arrêté sur le lieu de leur séparation, avec cette grande et sombre figure de Hugh auprès de lui.

À quoi pensa-t-elle en revenant au logis ? Le carrossier eut-il dans ses méditations une place aussi favorisée que celle qu’il avait occupée le matin ? C'est ce qu’on ignore. Ils arrivèrent enfin à la maison ; enfin, car la route était longue, et les gronderies de Mme Varden ne la raccourcissaient pas du tout. Miggs, entendant le bruit des roues, fut aussitôt à la porte.

« Les voilà, Simmun ! les voilà ! cria Miggs en claquant des mains et sortant pour aider sa maîtresse à descendre. Apportez une chaise, Simmun. Eh bien ! vous ne vous en êtes pas trouvée plus mal, n’est-ce pas, mame ? Je suis sûre que vous vous sentez mieux dans votre assiette que si vous étiez restée à la maison. Oh ! miséricorde, que vous avez froid ! Bonté divine, monsieur, mais c’est un vrai glaçon.

– Je n’y peux rien, ma bonne fille. Vous feriez mieux de l’emmener se chauffer, dit le serrurier.

– Monsieur en parle bien à son aise, mame, dit Miggs d’un ton compatissant ; mais, au fond, je suis sûre qu’il n’est pas si insensible qu’il le paraît. Après ce qu’il a vu de vous aujourd’hui, je croirai toujours qu’il a des sentiments plus affectueux dans le cœur que sur les lèvres. Entrez, venez vous asseoir auprès du feu : je vous en ai fait un qui est si bon ! Venez. »

Mme Varden agréa le conseil et entra. Le serrurier la suivit les mains dans ses poches, et M. Tappertit fit rouler la carriole vers une remise voisine.

« Ma chère Marthe, dit le serrurier lorsqu’on fut arrivé à la salle à manger, si vous vous occupiez vous-même de Dolly, ou si vous laissiez les autres s’en occuper, peut-être ce tendre soin serait-il plus raisonnable. Elle a eu peur, voyez-vous, et elle n’est pas du tout bien ce soir. »

En effet, Dolly s’était jetée sur le sofa, sans faire attention à toutes les belles petites choses qui, le matin, lui avaient donné tant d’orgueil ; et, la figure ensevelie dans ses mains, elle pleurait beaucoup, mais beaucoup.

À la première vue de ce phénomène (car les manifestations de ce genre n’étaient nullement une habitude chez Dolly, qui apprenait plutôt, par l’exemple de sa mère, à les éviter le plus possible), Mme Varden exprima sa conviction qu’il n’y avait jamais eu de femme aussi tourmentée qu’elle ; que sa vie était une scène continuelle d’épreuves ; que, quand elle était disposée par hasard à se sentir un peu plus gaie, aussitôt son entourage venait, d’une manière ou d’autre, faire l’office de rabat-joie, et que, comme elle s’était donné un peu de bon temps ce jour-là, et le ciel savait si elle s’en donnait souvent, elle allait maintenant en payer la folle enchère : toutes jérémiades que Miggs accueillit par un assentiment complet. La pauvre Dolly, néanmoins, ne se trouvait pas mieux d’être réconfortée de la sorte ; sa situation empirait, au contraire. Voyant donc qu’elle était réellement malade, Mme Varden et Miggs furent toutes deux prises de compassion. et se mirent à la soigner sérieusement.

Mais, alors même, leur bonté prit la forme habituelle de leur caractère ; et, quoique Dolly fût évanouie, il devint évident pour l’intelligence la plus bornée que c’était Mme Varden qui souffrait. De même, quand Dolly commença à se trouver mieux, et passa à cette période où les matrones tiennent qu’on peut appliquer avec succès les remontrances et les raisonnements, sa mère lui représenta, les larmes aux yeux, que si elle avait eu de l’émoi et du chagrin ce jour-là, elle devait se rappeler que c’était le lot commun de l’humanité, et spécialement celui des femmes, qui, pendant tout le cours de leur existence, ne devaient pas s’attendre à autre chose, et qui n’avaient rien de mieux à faire que de supporter leurs peines avec douceur et résignation. Mme Varden la supplia de se rappeler encore que l’un de ces jours elle aurait, selon toute probabilité, à faire violence à ses sentiments, au point de se marier ; et que le mariage, comme elle pouvait le voir chaque jour de sa vie (et elle ne le voyait que trop), était un état qui exigeait un grand courage et une grande patience. Elle lui exposa avec de vives couleurs que si elle (Mme Varden), en se dirigeant à travers cette vallée de larmes, ne se fût pas appuyée sur de forts principes de devoir, qui seuls la tenaient sur ses pieds et l’empêchaient de tomber d’épuisement, elle serait dans sa fosse depuis bien des années. et, alors, que serait devenue, je vous le demande, cette âme en peine (elle entendait par là le serrurier), qui ne pouvait voir que par ses yeux, qui avait tant besoin d’elle, son étoile et son fanal, pour guider ses pas dans les ténèbres de la vie ?

Mlle Miggs plaça aussi son mot à même fin. En vérité, en vérité je vous le dis, Mlle Dolly pouvait prendre exemple sur sa digne mère, car elle l’avait toujours dit et le dirait toujours, dût-elle la minute d’ensuite être pendue ou écartelée, c’était bien la femme la plus douce, la plus aimable, la plus clémente, la plus capable de souffrir longtemps qu’on pût jamais imaginer. Elle ajouta que le simple récit de ses perfections avait opéré un changement salutaire dans l’âme de sa propre belle-sœur ; qu’elle et son mari, qui vivaient avant comme chien et chat, et avaient l’habitude de se lancer à la tête chandeliers de cuivre, couvercles de marmite, fers à repasser, et toutes les marques les plus pesantes de leur ressentiment, étaient maintenant le couple le plus heureux et le plus tendre qu’il y eût au monde, ainsi qu’on pouvait le voir chaque jour en s’adressant Cour du Lion d’or, numéro 27, seconde sonnette au montant à droite. Puis faisant un retour rapide sur elle-même, comme sur un vase22 indigne de comparaison, mais qui avait bien aussi son petit mérite, elle la supplia de se bien mettre dans l’idée que sa susdite mère unique et chérie, d’une faible constitution et d’une nature excitable, avait eu constamment à supporter, dans la vie domestique, des afflictions auprès desquelles larrons et voleurs n’étaient rien, et que cependant jamais elle n’avait cédé ni à l’affaissement, ni au désespoir, ni à la colère furieuse ; mais que, comme on dit à la boxe, elle avait toujours pris le dessus avec une physionomie joyeuse, et gagné le prix, comme si de rien n’était. Quand Miggs eut fini son solo, sa maîtresse reprit sa partie, et toutes deux ensemble, se donnant le la, exécutèrent un duo dont voici le refrain : « Mme Varden était la vertu accomplie, mais persécutée ; et M. Varden, représentant du sexe masculin dans cet appartement, était une créature d’habitudes vicieuses et brutales, un mari tout à fait insensible aux bénédictions conjugales dont il jouissait. » Enfin, sous le masque de la sympathie, elles déployèrent contre lui une tactique si habile et si raffinée, que quand Dolly, remise de sa défaillance, embrassa son père avec tendresse, comme pour rendre témoignage à sa bonté, Mme Varden exprima le solennel espoir que cela lui servirait de leçon pour le reste de sa vie, et qu’il rendrait toujours dorénavant un peu plus de justice au mérite des femmes, désir que Mlle Miggs, par des reniflements et des quintes de toux alternatifs plus éloquents que le plus long discours, témoigna partager entièrement.

Mais la grande joie du cœur de Miggs fut que non seulement elle recueillit tous les détails de ce qui était arrivé, mais qu’elle eut le suprême délice de les communiquer à M. Tappertit, pour mettre sa jalousie à la torture : car ce gentleman, vu l’indisposition de Dolly, avait été prié de souper dans la boutique, et son repas lui avait été apporté là par les belles mains de Mlle Miggs en personne.

« Oh, Simmun ! dit la jeune demoiselle ; les étranges choses qui se sont passées aujourd’hui ! Oh ! miséricorde, Simmun ! »

M. Tappertit, qui n’était pas de très bonne humeur, et à qui Mlle Miggs déplaisait, surtout quand elle plaçait sa main sur son cœur tout haletant, parce que son manque de contour n’était jamais plus apparent, lui lança une œillade du style le plus superbe, et ne daigna pas montrer la moindre curiosité.

« Je n’ai jamais vu pareille chose, ni qui que ce soit non plus, poursuivit Miggs. S'occuper d’elle ! en voilà une idée ! Faire attention à elle, comme si ce n’était pas perdre son temps ! Quelle plaisanterie ! Hé, hé, hé ! »

Voyant qu’il s’agissait d’une dame, M. Tappertit invita d’une façon hautaine la belle amie à être plus explicite, et à lui apprendre ce qu’elle entendait par elle.

« Eh mais, cette Dolly, dit Miggs en donnant à ce nom un accent oratoire des plus aigus ; mais, ma parole d’honneur, Joseph Willet est un brave jeune homme, et il la mérite ; ça, c’est positif.

– Femme ! dit M. Tappertit en sautant à bas du comptoir où il était assis, prenez garde !

– Ciel, Simmun ! cria Miggs, avec un étonnement affecté ; vous m’effrayez à mourir. Qu'est-ce qu’il y a ?

– Il est des cordes dans le cœur humain, dit M. Tappertit en brandissant en l’air le couteau qui lui servait à couper son pain et son fromage, qu’il vaut mieux ne pas faire vibrer. Voilà ce qu’il y a.

– Oh ! très bien, si vous êtes en colère, dit Miggs, lui tournant le dos comme pour s’en aller.

– En colère ou pas en colère, dit M. Tappertit, la retenant par le poignet, qu’entendez-vous par là, Jézabel ? Qu'alliez-vous me dire ? répondez-moi. »

Nonobstant cette incivile exhortation, Miggs fit volontiers ce dont elle était requise, et lui raconta comme quoi leur jeune maîtresse, étant seule dans les prairies passé la brune, avait été attaquée par trois ou quatre hommes de grande taille, qui l’auraient enlevée et peut-être assassinée, si Joseph Willet n’était survenu à temps, ne les avait mis, de sa seule main, tous en fuite, et ne l’avait délivrée, ce qui le rendait l’objet de la durable admiration de ses semblables en général, et de l’éternel amour de la reconnaissante Dolly Varden.

« Très bien, dit M. Tappertit en respirant fortement, lorsque l’histoire eut été achevée, et rebroussant ses cheveux jusqu’à ce qu’ils se tinssent roides et droits sur le haut de sa tête ; ses jours sont comptés.

– Oh ! Simmun !

– Je vous le répète, dit l’apprenti, ses jours sont comptés. Laissez-moi ; allez-vous-en. »

Miggs partit sur son ordre, mais peut-être moins par docilité que par envie d’aller glousser de rire toute seule à son aise. Lorsqu’elle eut donné carrière à sa gaieté, elle retourna dans la salle à manger, où le serrurier, stimulé par le bonheur de se sentir enfin tranquille et par Toby, était devenu causeur, et semblait disposé à passer gaiement en revue les incidents de sa journée. Mais Mme Varden, dont la religion pratique (chose assez commune) était volontiers de l’ordre rétrospectif, coupa court à ses causeries en déclamant contre les péchés qu’entraînent « des régalades comme celle d’aujourd’hui, » et en soutenant qu’il était grandement l’heure d’aller au lit. Elle alla donc au lit avec une physionomie aussi farouche et aussi lugubre que celle du lit d’apparat du Maypole ; et le reste de l’établissement alla également au lit bientôt après la maîtresse.

Chapitre XXIII. §

Le crépuscule avait fait place à la nuit depuis quelques heures, et il était plus que l’après-midi dans ces quartiers de la ville que le monde consent à habiter, car le monde était alors, comme maintenant, retiré dans des dimensions très restreintes et logé à son aise dans un espace circonscrit, quand M. Chester s’étendit sur un sofa, dans son cabinet de toilette au Temple, s’amusant à la lecture de quelque livre.

Il s’habillait par intermittences, pour se donner moins de mal à la fois, et, comme il avait déjà fait la moitié de la besogne, il était à prendre un long repos. Complètement vêtu, quant à ses pieds et à ses jambes, dans la plus correcte mode du jour, il avait encore le reste de sa toilette à faire. L'habit était étendu comme un élégant épouvantail, sur son chevalet spécial ; le gilet était déployé de la façon la plus avantageuse ; les divers articles de parure étaient séparément étalés dans l’ordre le plus attrayant ; et néanmoins il restait assis là, ses jambes pendillant entre le sofa et le parquet, les yeux fixés sur son livre avec autant d’attention que si toutes ces belles choses ne lui donnaient seulement pas la tentation de se lever.

« Sur mon honneur, dit-il en levant enfin ses yeux au plafond, de l’air d’un homme qui réfléchit sérieusement à ce qu’il vient de lire ; sur mon honneur, voilà bien la plus capitale composition, les pensées les plus délicates, le code de morale le plus distingué, les plus gentlemanesques sentiments qu’il y ait au monde. Ah ! Ned, Ned, si vous vouliez seulement former votre esprit par de tels préceptes, nous ne pourrions que nous entendre à merveille sur toutes les questions qui viendraient à s’agiter entre nous ! »

Cette apostrophe fut adressée, comme le reste de la remarque, au vide de l’air, car Édouard n’était pas présent, son père était tout seul.

« Milord Chesterfield, dit-il en appuyant doucement sa main sur le livre, lorsqu’il le déposa, si j’avais seulement pu profiter de votre génie assez tôt pour former mon fils sur le modèle que vous avez laissé à tous les pères sages, nous serions riches à présent l’un et l’autre. Shakespeare était incontestablement très distingué dans son genre ; Milton a du bon, quoique prosaïque ; lord Bacon est profond, un vrai connaisseur : mais l’écrivain qui doit être à jamais l’orgueil de son pays, c’est milord Chesterfield. »

Il redevint pensif, et le cure-dent fut mis en réquisition.

« Je me croyais vraiment un homme du monde passablement accompli, poursuivit-il ; je me flattais d’être suffisamment versé dans tous ces petits arts et ces grâces qui distinguent les hommes du monde des rustres et des paysans, et séparent leur caractère de ces sentiments horriblement vulgaires qu’on appelle le caractère national. En dehors de toute prévention naturelle en ma faveur, je croyais pouvoir me rendre cette justice. Et pourtant, dans chaque page de cet écrivain éclairé, je trouve quelque séduisante hypocrisie que je n’avais jamais rencontrée auparavant, quelque principe supérieur d’égoïsme auquel j’étais absolument étranger. Je rougirais tout à fait de moi-même devant cette prodigieuse créature, si ses principes mêmes ne nous apprenaient à ne rougir de n’importe quoi. Quel homme étonnant ! Quel véritable grand seigneur ! Un roi ou une reine peut faire un lord, mais le diable seul et les Grâces peuvent faire un Chesterfield. »

Les hommes qui sont pétris de fausseté et de perfidie essayent rarement de se dissimuler ces vices ; et toutefois, en se les avouant à eux-mêmes, ils prétendent aux vertus qu’ils feignent le plus de mépriser. « Car, disent-ils, il y a de l’honnêteté à confesser la vérité. Tous les hommes sont comme nous ; seulement ils n’ont pas la candeur d’en convenir. » Plus de tels hypocrites affectent de nier que la sincérité existe sur la terre, plus ils voudraient qu’on crût qu’ils la possèdent sous sa forme la plus hardie ; et c’est ainsi qu’à leur insu ces philosophes rendent à la vérité un hommage qui mettra contre eux les rieurs au jour du jugement.

M. Chester, après avoir exalté son auteur favori par cet élan d’enthousiasme, reprit son livre dans l’excès de son admiration ; et il se disposait à continuer la lecture de cette sublime morale, quand il fut troublé par un bruit étrange à la porte extérieure. Il lui semblait que son domestique barrait le passage à quelque visiteur désagréable.

« Il est tard pour un créancier impatient, dit-il en levant ses sourcils avec une expression d’étonnement aussi indolente que si le bruit eût été dans la rue, et ne l’eût pas concerné lui-même le moins du monde. Il est beaucoup plus tard que ces gens-là n’ont coutume de venir. Le prétexte ordinaire, je suppose. Sans doute un fort payement à faire demain. Pauvre garçon, il perd son temps, et le temps est de l’argent, comme dit le bon proverbe, quoique pour moi je n’aie jamais vu cela. Eh bien ! qu’y a-t-il ? vous savez que je n’y suis pas.

– Un homme, monsieur, répliqua le domestique, qui était dans son genre d’une tout aussi grande froideur et d’une tout aussi grande indolence que son maître, a rapporté chez vous la cravache que vous avez perdue l’autre jour. Je lui ai dit que vous étiez absent, mais il a déclaré qu’il attendrait que je vous eusse apporté cette cravache, et ne s’en irait pas avant.

– Il avait complètement raison, répondit son maître, et vous êtes un imbécile, sans aucune espèce de jugement ni de discernement. Dites-lui d’entrer, et veillez à ce qu’il essuie ses souliers pendant cinq minutes précises avant d’entrer. »

Le domestique posa la cravache sur une chaise et se retira. Le maître, qui avait seulement entendu ses pas sur le parquet, sans prendre la peine de se retourner pour le voir, ferma son livre, et poursuivit le cours de ses idées interrompues par l’entrée du valet.

« Si le temps était de l’argent, dit-il en maniant sa tabatière, je transigerais avec mes créanciers, et je leur donnerais… voyons donc… combien chaque jour ? Il y a mon somme après dîner, une heure. Je peux leur sacrifier cela bien volontiers, pour qu’ils en tirent le meilleur parti possible. Le matin, entre mon déjeuner et le journal, je leur réserverais une autre heure ; et le soir avant dîner, mettons encore une heure. Trois heures chaque jour. Ils se payeraient eux-mêmes en visites, avec les intérêts, dans l’espace de douze mois. J'ai envie de leur en faire la proposition quelque jour… Ah ! mon centaure, c’est vous qui êtes là ?

– C'est moi, répondit Hugh en entrant à grandes enjambées, suivi d’un chien aussi rude et aussi farouche que lui ; j’ai eu assez de mal à arriver jusqu’ici. Pourquoi donc me demandez-vous de venir, et me laissez-vous dehors quand je viens ?

– Mon bon garçon, répliqua l’autre en levant un peu sa tête de dessus le coussin, et l’examinant avec insouciance de la tête aux pieds, je suis enchanté de vous voir, et d’acquérir, par votre présence ici, la preuve la plus convaincante qu’on ne vous laisse pas dehors, quoi que vous en disiez. Comment allez-vous ?

– Je vais assez bien, dit Hugh impatienté.

– Vous avez l’air de jouir d’une merveilleuse santé. Asseyez-vous.

– Je préfère rester debout, dit Hugh.

– À votre aise, mon bon garçon, répondit M. Chester, se levant, ôtant lentement l’ample robe de chambre qu’il portait, et s’asseyant devant sa toilette. Faites comme vous voudrez. »

Cela dit du ton le plus poli, le plus aimable, M. Chester commença de s’habiller, sans plus s’occuper de son hôte. Celui-ci restait debout à la même place, incertain de ce qu’il devait faire maintenant, et regardant de temps en temps d’un air boudeur.

« Allez-vous me parler, maître ? dit-il après un long silence.

– Ma digne créature, répliqua M. Chester, vous êtes un peu ému, et vous ne paraissez pas de bonne humeur. J'attendrai que vous soyez tout à fait dans votre assiette ; je ne suis pas pressé. »

Cette conduite produisit immédiatement son effet. Elle humilia l’homme, elle le couvrit de confusion, et le rendit plus irrésolu encore et plus incertain. De dures paroles, il y eût riposté ; la violence, il l’eût remboursée avec les intérêts : mais cet accueil froid, affable, dédaigneux, d’un personnage maître de lui-même, lui fit sentir son infériorité d’une manière beaucoup plus complète que ne l’eussent fait les raisonnements les mieux élaborés. Tout contribuait donc à le déconcerter. Son rude langage, si mal assorti avec les accents doucement persuasifs de l’autre ; son geste inculte et les façons polies de M. Chester ; le désordre et la négligence de ses vêtements déguenillés et l’élégant costume qu’il voyait devant lui ; l’aspect de la chambre remplie d’un voluptueux confort auquel il n’était pas accoutumé ; le silence qui lui donna le loisir d’observer ces choses, et de sentir comme elles le mettaient mal à son aise : toutes ces influences qui n’opèrent que trop souvent sur des esprits cultivés, mais qui deviennent d’une puissance presque irrésistible quand elles pèsent sur un esprit grossier comme le sien, domptèrent Hugh en un moment. Il s’avança peu à peu plus près de la chaise de M. Chester, et, regardant par-dessus l’épaule la figure du gentleman son interlocuteur, reflétée par le miroir, comme s’il cherchait dans son expression quelque encouragement, il dit enfin avec un rude effort de conciliation :

« Voulez-vous me parler, maître, ou faut-il que je m’en aille ?

– Parlez, vous, dit M. Chester ; c’est à vous à parler, mon bon garçon. J'ai parlé, moi, n’est-ce pas ? J'attends maintenant que vous parliez à votre tour.

– Mais voyons, monsieur, répliqua Hugh avec un embarras qui ne faisait que croître, ne suis-je pas l’homme auquel vous avez laissé en particulier votre cravache avant de quitter à cheval le Maypole, en lui disant de vous la rapporter lorsqu’il désirerait vous parler sur un certain sujet ?

– Certainement si, vous êtes bien cet homme, ou il faut que vous ayez un frère jumeau, dit M. Chester en regardant l’inquiète figure de Hugh reflétée aussi par le miroir ; ce qui n’est pas probable, n’est-ce pas ?

– Je suis donc venu, monsieur, dit Hugh, vous rapporter cela, en y joignant autre chose ; c’est une lettre, monsieur, que j’ai prise à la personne qui en était chargée. »

En même temps il posa sur la toilette l’épître même d’Emma, cette missive dont la perte avait causé tant de chagrin à Dolly.

« Avez-vous enlevé ceci de vive force, mon bon garçon ? dit M. Chester en y jetant les yeux, sans le moindre signe visible d’étonnement ou de plaisir.

– Pas tout à fait, dit Hugh, pas tout à fait.

– Qui était le messager auquel vous l’avez pris ?

– Une femme, la fille d’un nommé Varden.

– Oh ! vraiment, dit gaiement M. Chester. Ne lui avez-vous pas encore pris autre chose ?

– Quelle autre chose ?

– Oui, dit le gentleman d’un ton traînant, car il était occupé à fixer un tout petit morceau de taffetas d’Angleterre sur un tout petit bouton à l’un des coins de la bouche, autre chose.

– Eh bien !… un baiser.

– Et rien de plus ?

– Rien.

– Je présume, dit M. Chester avec la même aisance, et en souriant deux ou trois fois pour voir si le petit morceau de taffetas adhérait bien au petit bouton, je présume qu’il y avait quelque autre chose. J'ai entendu parler d’un bijou… une simple bagatelle… Une chose de si minime valeur, en vérité, que vous pouvez ne plus vous en souvenir. Vous rappelez-vous quelque chose de ce genre… un bracelet, par exemple ? »

Hugh, en marmottant un jurement, plongea la main dans sa poitrine, et tirant de là le bracelet, enveloppé d’une poignée de foin, il allait mettre le tout sur la toilette, quand son patron, arrêtant sa main, l’invita à remettre le bijou à l’endroit où il était.

« Vous avez pris cela pour vous, mon excellent ami, dit-il ; gardez-le donc. Je ne suis ni un voleur, ni un receleur. Ne me le montrez pas. Vous ferez mieux de le cacher, et promptement. Ne me montrez pas non plus l’endroit où vous le mettez, ajouta-t-il en détournant la tête.

– Vous n’êtes pas un receleur ! dit Hugh d’un ton brusque, malgré le respect croissant que lui inspirait le gentleman. Comment appelez-vous cela, maître ? et il frappa la lettre de sa main pesante.

– J'appelle cela d’une manière toute différente, dit froidement M. Chester. Je vais vous le prouver à l’instant, vous verrez. Vous avez soif, je suppose ? »

Hugh, passant sa manche en travers de ses lèvres, répondit oui d’un air rechigné.

« Allez à ce cabinet ; apportez-moi une bouteille que vous y trouverez et un verre. »

Il obéit. Son patron le suivit des yeux, et, quand il eut tourné le dos, M. Chester sourit alors, ce qu’il n’avait eu garde de faire tant que Hugh était debout à côté de la glace. À son retour, il remplit le verre, et lui dit de boire. Cette goutte expédiée, il lui en versa une autre, puis une autre.

« Combien en pouvez-vous boire ? dit-il en remplissant le verre derechef.

– Autant qu’il vous plaira de m’en donner. Versez toujours. Remplissez tout plein. Une rasade avec la mousse par-dessus ! Quelqu’un qui m’en donnerait à mon contentement, ajouta-t-il en entonnant le liquide dans sa gorge barbue, j’irais pour lui assassiner un homme s’il me le demandait.

– Comme je n’ai pas l’intention de vous le demander, et que vous le feriez peut-être sans qu’on vous le demandât, si vous continuiez de boire, dit M. Chester avec un grand calme, nous nous arrêterons, s’il vous plaît, mon bon ami, au prochain verre. N'aviez-vous pas déjà bu avant de venir ici ?

– Je bois toujours, quand je peux trouver à boire, cria Hugh d’une voix bruyante, en agitant au-dessus de sa tête le verre vide, et prenant vivement la pose grossière d’un Satyre qui va entrer en danse. Je bois toujours. Pourquoi pas ! Ha, ha, ha ! Y a-t-il jamais rien eu qui m’ait fait tant de bien ? Non, non, rien, jamais. N'est-ce pas ce qui me défend du froid dans les nuits piquantes ? qui me soutient lorsque je meurs de faim ? Qu'est-ce donc qui m’aurait jamais donné la force et le courage d’un homme, quand les hommes m’auraient laissé mourir, chétif enfant ? Sans cela, est-ce que j’aurais jamais eu le cœur d’un homme ? Je serais mort dans un fossé. Quel est celui qui, du temps où j’étais un pauvre malheureux, faible, maladif, les jambes flageolantes et les yeux éteints, m’a jamais remis le cœur au ventre comme un verre de ça ? Jamais, jamais. Je bois à la santé de la boisson, maître. Ha, ha, ha !

– Vous êtes un jeune homme d’un entrain extraordinaire, dit M. Chester en mettant sa cravate avec une grande circonspection, et remuant légèrement sa tête d’un côté à l’autre pour installer son menton à sa place. Un vrai luron.

– Voyez-vous cette main, maître, et ce bras ? dit Hugh, mettant à nu jusqu’au coude le membre musculeux. Tout ça n’était autrefois que de la peau et des os, et ça ne serait plus que de la poussière dans quelque pauvre cimetière, sans la boisson.

– Vous pouvez le couvrir, dit M. Chester, on le verrait tout aussi bien dans votre manche.

– Je n’aurais jamais eu l’audace de prendre un baiser à l’orgueilleuse petite beauté, maître, sans la boisson, cria Hugh. Ha, ha, ha ! C'était un bon baiser. Doux comme miel, je vous le garantis. C'est encore à la boisson que je dois ce baiser-là. Je vais boire encore à la boisson, maître. Remplissez-moi ce verre. Allons. Encore une fois !

– Vous êtes un garçon qui promettez trop, dit son patron en mettant son gilet avec le soin le plus scrupuleux, et sans tenir compte de sa requête ; il est de mon devoir de vous garder des impulsions trop vives qui résulteraient infailliblement pour vous de la boisson, et qui peuvent vous faire pendre prématurément. Quel âge avez-vous ?

– Je ne sais pas.

– Dans tous les cas, dit M. Chester, vous êtes assez jeune pour échapper, pendant quelques années encore, à ce que je peux appeler une mort naturelle. Comment venez-vous donc vous livrer dans mes mains, sur une si courte connaissance, avec la corde autour du cou ? Il faut que vous soyez d’une nature bien confiante ! »

Hugh recula d’un pas ou deux, et l’examina d’un air où se mêlaient la terreur, l’indignation et la surprise. Quant à son patron, en se regardant dans le miroir avec la même affabilité qu’auparavant, et parlant d’une manière aussi aisée que s’il eût discuté quelque agréable commérage de la ville, il poursuivit :

« Le vol sur la grande route, mon jeune ami, est une occupation dangereuse et chatouilleuse. Elle est agréable, je n’en doute pas, tant qu’elle dure ; mais, comme tous les autres plaisirs en ce monde où tout passe, rarement elle dure longtemps. Et en réalité, si, dans la candeur de la jeunesse, vous êtes si prompt à ouvrir votre cœur sur ce sujet, je crains que votre carrière ne soit extrêmement limitée.

– Qu'est-ce-ci ? dit Hugh. De quoi parlez-vous là, maître ? qui m’y a poussé ?

– Qui donc ? dit M. Chester, en pivotant avec vivacité, et le regardant en face pour la première fois ; je ne vous ai pas bien entendu. Qui est-ce ? »

Hugh se troubla et marmotta quelque chose qu’on ne pouvait pas entendre.

« Qui est-ce ? Je suis curieux de le savoir, dit M. Chester avec une affabilité des plus grandes. Quelque rustique beauté peut-être ? mais soyez prudent, mon bon ami. Il ne faut pas toujours se fier à ces fillettes. Prenez note de l’avis que je vous donne, et faites attention à vous. » En disant ces mots, il se retourna vers le miroir et continua sa toilette.

Hugh lui aurait bien répondu que c’était lui, lui qui lui faisait cette question, qui l’y avait poussé ; mais les mots se collèrent dans sa gorge. L'art consommé avec lequel son patron l’avait amené là, l’habileté avec laquelle il avait dirigé toute la conversation, dérouta complètement le pauvre diable. Il ne douta pas que, s’il eût lâché la riposte qui était sur ses lèvres quand M. Chester se retourna si vivement, ce gentleman ne l’eût fait arrêter sur-le-champ et ne l’eût traîné devant un magistrat avec l’objet volé en sa possession ; auquel cas il eût été pendu, aussi sûr qu’il était né. L'ascendant que l’homme du monde avait voulu prendre sur ce sauvage instrument fut conquis dès cet instant, et la soumission de Hugh fut complète. Il en eut une peur affreuse ; il sentait que le hasard et l’artifice venaient de lui filer un bout de chanvre qui, au moindre mouvement d’une main aussi habile que celle de M. Chester, le suspendrait à la potence.

En proie à ces pensées qui traversèrent rapidement son esprit, et pourtant se demandant encore comment il pouvait se faire qu’au moment même où il venait en tapageur, pour s’imposer lui-même à cet homme, il se fût laissé au contraire subjuguer si vite et si complètement, Hugh se tenait humble et timide devant M. Chester, le regardant de temps en temps avec une espèce de malaise, tandis qu’il finissait de s’habiller. Quand le gentleman eut fini, il prit la lettre, rompit le cachet, et se jetant en arrière dans sa chaise, lut à loisir les pages d’Emma d’un bout à l’autre.

« Tout à fait bien troussé, sur ma vie ! Une vraie lettre de femme ; c’est plein de ce qu’on appelle tendresse, désintéressement, et tout ce qui s’ensuit ! »

En parlant ainsi, il tortilla le papier, et regardant avec indolence du côté de Hugh, comme s’il eût voulu dire : « Vous voyez ! » il le présenta à la flamme de la bougie. Quand le papier fut tout en flamme, il le jeta sur la grille, et l’y laissa se consumer.

« C'était adressé à mon fils, dit-il en se tournant vers Hugh ; vous avez eu complètement raison de me l’apporter. Je l’ai ouvert sous ma responsabilité personnelle, et vous voyez ce que j’en ai fait. Prenez ceci pour votre peine. »

Hugh, s’avançant de quelques pas, reçut la pièce d’argent que M. Chester lui tendait. Lorsque ce dernier la lui remit dans la main, il ajouta :

» S'il vous arrivait de trouver quelque autre chose de cette sorte, ou de recueillir quelque renseignement qu’il vous parût que je pusse désirer connaître, apportez-les ici ; voulez-vous, mon bon garçon ? »

Cela fut dit avec un sourire qui signifiait, ou du moins Hugh le crut : « Manquez-y et vous me le payerez. » Il répondit qu’il n’y manquerait pas.

« Et ne soyez pas, reprit son patron, de l’air du plus affectueux patronage, ne soyez pas du tout abattu ou mal à votre aise au sujet de cette petite témérité dont nous avons parlé. Votre cou est aussi en sûreté dans mes mains que si c’était un baby qui le caressât dans ses petits doigts, je vous assure. Buvez encore un coup, maintenant que vous êtes plus tranquille. »

Hugh l’accepta de sa main, et, regardant à la dérobée sa figure souriante, il but en silence le contenu.

« Eh bien ! vous ne buvez plus, ha, ha ! vous ne buvez donc plus à la Boisson ? dit M. Chester, de sa manière la plus séduisante.

– À vous, monsieur, répondit l’autre d’un air assez gauche, en faisant quelque chose comme une révérence. C'est à vous que je bois.

– Merci. Dieu vous bénisse ! À propos, quel est votre nom, mon brave homme ? On vous appelle Hugh, oui, je sais ; mais votre autre nom ?

– Je n’ai pas d’autre nom.

– Un bien étrange garçon ! Voulez-vous dire par là que vous ne vous en êtes jamais connu d’autre, ou que vous aimez mieux l’oublier ? Lequel des deux ?

– Je vous dirais mon autre nom si je le savais, reprit Hugh avec vivacité, mais je ne m’en connais pas d’autre : on m’a toujours appelé Hugh, rien de plus. Je ne me suis jamais ni vu ni connu de père, je n’y ai seulement pas songé. J'étais un petit garçon de six ans, ce n’est pas bien vieux, lorsqu’on pendit ma mère à Tyburn pour procurer à deux mille hommes le plaisir de la voir à la potence. On aurait pu la laisser vivre : elle était assez malheureuse.

– C'est triste, bien triste ! dit son patron, avec un sourire plein de condescendance. Je ne doute pas qu’elle ne fût extrêmement belle.

– Voyez-vous mon chien ? dit Hugh d’un ton brusque.

– Fidèle, je parie, répliqua son patron, lorgnant le chien, et plein d’intelligence ? Les animaux vertueux et bien doués, hommes et bêtes, sont toujours très hideux.

– Ce chien que vous voyez, et un de la même portée, furent la seule chose vivante, excepté moi, qui poussa des cris plaintifs ce jour-là, dit Hugh. De deux mille hommes, et davantage (la foule était plus nombreuse, parce que c’était une femme), le chien et moi nous fûmes les seuls à ressentir quelque pitié. Si ç'avait été un homme, il aurait été bien aise d’être débarrassé d’elle, car elle avait été contrainte par la misère de le laisser maigrir et presque mourir de faim ; mais comme ce n’était qu’un chien, et qu’il n’avait pas naturellement les sentiments d’un homme, il en eut du chagrin.

– C'était pure stupidité de bête brute, certainement, dit M. Chester, et bien digne d’une bête brute comme lui. »

Hugh ne répliqua pas ; mais sifflant son chien, qui bondit au sifflement et vint sauter et gambader autour de lui, il souhaita le bonsoir à son ami, le gentleman sympathique.

« Bonsoir, répondit M. Chester. N'oubliez pas que vous êtes en sûreté avec moi, tout à fait en sûreté. Aussi longtemps que vous le mériterez, mon bon garçon, et vous le mériterez toujours, j’espère, vous aurez en moi un ami sur le silence duquel vous pouvez compter. Maintenant faites attention à vous, et songez à quoi vous vous exposez. Bonsoir ! Dieu vous assiste ! »

Hugh, intimidé par le sens caché de ces paroles, fit le chien couchant, et gagna la porte en rampant, pour ainsi dire, d’une manière si soumise et si subalterne, d’une façon, en un mot, si différente des airs de bravache qu’il avait en entrant, que son patron resté seul sourit plus que jamais.

« Et cependant, dit-il en prenant une prise de tabac, je n’aime pas qu’on ait pendu sa mère. Ce garçon a un bel œil ; je suis sûr qu’elle était belle. Mais très probablement c’était une grossière créature ; elle avait peut-être un nez rouge et de gros vilains pieds. Baste ! Tout a été pour le mieux, sans aucun doute. »

Après cette réflexion consolante, il mit son habit, adressa un regard d’adieu au miroir et sonna son domestique. Celui-ci parût promptement, suivi d’une chaise et de ses porteurs.

« Pouah ! dit M. Chester, l’atmosphère que ce centaure m’a apportée est empestée : cela pue l’échelle et la charrette. Ici, Peak. Apportez quelque eau de senteur et arrosez le parquet ; prenez la chaise sur laquelle il s’est assis, et exposez-la à l’air : jetez un peu de cette essence sur moi. Je suis suffoqué ! »

Le domestique obéit ; puis la chambre et le maître étant tous deux purifiés, M. Chester n’eut plus qu’à demander son claque, à le placer gracieusement plié sous son bras, à s’asseoir dans la chaise, et à se laisser emporter dehors en fredonnant un air à la mode.

Chapitre XXIV. §

Comment ce gentleman distingué passa la soirée au milieu d’un cercle brillant, éblouissant ; comment il enchanta tous ceux dont il s’approcha, par la grâce de son maintien, la politesse de ses manières, la vivacité de sa conversation et la douceur de sa voix ; comment on remarqua dans chaque coin du salon que Chester était un homme d’une heureuse humeur, que rien ne le troublait, que les soucis et les erreurs du monde ne lui pesaient pas plus que son habit, et que sa figure souriante reflétait constamment un esprit calme et tranquille ; comment d’honnêtes gens, qui par instinct le connaissaient mieux, s’inclinèrent néanmoins devant lui, pleins de déférence pour chacune de ses paroles, et courtisant la faveur d’un de ses regards ; comment des gens qui avaient réellement du bon se laissèrent aller au courant, le flattèrent, l’adulèrent, l’approuvèrent, et se méprisèrent eux-mêmes de tant de bassesse ; comment, en un mot, il fut un de ceux qui sont reçus et choyés dans la société par nombre de personnes qui, individuellement, se fussent éloignées avec dégoût de celui qui faisait en ce moment l’objet de leur attention avide : voilà des choses si naturelles, qu’elles se présenteront d’elles-mêmes à nos lecteurs. De pareilles platitudes sont si communes qu’elles ne valent à peine qu’un coup d’œil rapide, et c’est tout.

Les gens qui méprisent l’humanité (je ne parle pas des imbéciles et des comédiens, qui se font de cela une religion) sont de deux sortes : ceux qui croient leur mérite négligé et incompris forment la première classe ; ceux qui recueillent la flatterie et l’adulation, sachant bien leur propre indignité, composent l’autre. Soyez sûr que les misanthropes, qui ont le cœur le plus froid, sont toujours de la dernière.

M. Chester était dans son lit, sur son séant, le lendemain matin, et buvant à petits traits son café ; il se rappelait, avec une espèce de satisfaction méprisante, comment il avait brillé la veille au soir, comment il avait été caressé et courtisé, lorsque son domestique lui apporta un très petit morceau de papier sale, étroitement cacheté à deux places, et à l’intérieur duquel étaient écrits en assez gros caractères les mots suivants : « Un ami. On désire une conférence. Immédiatement. En particulier. Brûlez cela après l’avoir lu. »

« Où donc, au nom de la conspiration des poudres23, avez-vous ramassé cela ? » dit son maître.

Cela lui avait été donné par une personne qui attendait maintenant à la porte : telle fut la réponse du domestique.

« Avec un manteau et un poignard ? dit M. Chester.

– Cette personne n’avait sur elle rien de plus menaçant, à ce qu’il m’a semblé, qu’un tablier de cuir et une figure sale.

– Qu'elle entre. » Elle entra. C'était M. Tappertit, avec ses cheveux encore hérissés, et dans sa main une grande serrure qu’il déposa sur le parquet au milieu de la chambre, comme s’il eût été prêt à exécuter quelque représentation où devait figurer une serrure.

« Monsieur, dit M. Tappertit en faisant un profond salut, je vous remercie de votre condescendance, et je suis bien aise de vous voir. Excusez l’emploi servile dans lequel je suis engagé, et étendez votre sympathie sur un homme qui, malgré son humble apparence, travaille intérieurement à une œuvre fort au-dessus de son rang social. »

M. Chester écarta les rideaux du lit plus en arrière, et regarda ce visiteur avec une vague idée que c’était quelque maniaque qui non seulement avait forcé la porte de sa loge, mais avait emporté la serrure par-dessus le marché. M. Tappertit salua de nouveau, et développa ses jambes dans l’attitude la plus avantageuse.

« Vous avez entendu parler, monsieur, dit M. Tappertit, en mettant sa main sur sa poitrine, de G. Varden, serrurier, pose les sonnettes et exécute proprement les réparations à la ville et à la campagne, Clerkenwell, Londres ?

– Eh bien, après ? demanda M. Chester.

– Je suis son apprenti, monsieur.

– Eh bien, après ?

– Hem ! dit M. Tappertit, voulez-vous me permettre de fermer la porte, monsieur, et voulez-vous en outre, monsieur, me donner votre parole d’honneur que ce qui se passera entre nous demeurera strictement confidentiel ? »

M. Chester se recoucha dans son lit avec calme, et tournant une figure où il n’y avait pas le moindre trouble, vers l’étrange apparition qui pendant ce temps avait fermé la porte, il pria l’inconnu de s’expliquer aussi raisonnablement que possible, si cela ne le gênait pas.

« En premier lieu, monsieur, dit M. Tappertit, exhibant un petit mouchoir de poche et le secouant pour le déplier, comme je n’ai pas de carte sur moi (l’envie des maîtres nous ravale au-dessous de ce niveau), souffrez que je vous offre ce que les circonstances me fournissent de mieux en remplacement d’une carte. Si vous voulez prendre ceci dans votre main, monsieur, et jeter les yeux sur le coin qui est à votre droite, dit M. Tappertit en présentant d’un air gracieux son mouchoir, vous y trouverez mes lettres de créance.

– Je vous remercie, répondit M. Chester en acceptant ce mouchoir avec politesse, et regardant à l’un des bouts quelques caractères d’un rouge de sang : Quatre. Simon Tappertit. Un. Est-ce cela ?

– C'est mon nom, monsieur, ne faites pas attention aux numéros, répliqua l’apprenti. Les numéros ne sont là que comme de simples indications pour la blanchisseuse, sans aucune connexion avec moi ni ma famille. Votre nom, monsieur, dit M. Tappertit en regardant fixement le bonnet de nuit du gentleman, est Chester, je suppose ? vous n’avez pas besoin de l’ôter, monsieur, je vous remercie. Je vois d’ici E. C. ; nous tiendrons le reste pour chose convenue.

– Monsieur Tappertit, je vous prie, dit M. Chester, cette pièce compliquée de serrurerie que vous m’avez fait la faveur d’apporter avec vous a-t-elle quelque connexion immédiate avec l’affaire que nous avons à discuter ?

– Elle n’en a aucune, monsieur, répliqua l’apprenti. C'est que j’allais la poser à la porte d’un magasin dans Thames-Street.

– Peut-être, en ce cas, dit M. Chester, comme elle a un parfum d’huile grasse un peu plus fort que je n’ai l’habitude d’en rafraîchir ma chambre à coucher, voudrez-vous bien m’obliger de la déposer dehors à la porte ?

– Certainement, monsieur, dit M. Tappertit, se hâtant d’acquiescer à ce désir.

– Vous m’excuserez de cette observation, j’espère ?

– Ne vous en excusez pas, monsieur, je vous prie. Et maintenant, s’il vous plaît, à notre affaire. »

Durant tout le cours de ce dialogue, M. Chester n’avait rien laissé paraître sur sa figure que son sourire de sérénité et de politesse inaltérable. Sim Tappertit, qui avait de lui-même une opinion beaucoup trop bonne pour soupçonner que n’importe qui pût s’amuser à ses dépens, s’imagina reconnaître là quelque chose du respect qui lui était dû, et fit de cette conduite courtoise d’un étranger à son égard une comparaison qui n’était point du tout favorable à celle du digne serrurier, son patron.

– D'après ce qui se passe chez nous, dit M. Tappertit, je suis instruit, monsieur, d’un commerce que votre fils entretient avec une jeune demoiselle contre vos inclinations. Votre fils ne s’est pas bien conduit avec moi, monsieur.

« Monsieur Tappertit, dit l’autre, vous me peinez au delà de toute expression.

– Je vous remercie, monsieur, répliqua l’apprenti. Je suis aise de vous entendre parler ainsi. Il est très fier, monsieur votre fils, très hautain.

– J'en ai peur, dit M. Chester. Savez-vous que je le craignais un peu déjà ? mais votre témoignage ne me permet plus d’en douter.

– Raconter les corvées serviles que j’ai eu à faire pour votre fils, monsieur, dit M. Tappertit ; les chaises que j’ai eu à lui donner, les voitures que j’ai eu à aller lui chercher, les nombreuses besognes dégradantes, et sans la moindre connexion avec mon contrat d’apprentissage, que j’ai eu à subir pour lui, remplirait une Bible de famille. D'ailleurs, monsieur, ce n’est lui-même au bout du compte qu’un jeune homme, et je ne considère pas : « Merci, Sim » comme une formule convenable de politesse en ces occasions.

– Monsieur Tappertit, vous avez une sagesse au-dessus de votre âge. Continuez, je vous prie.

– Je vous remercie de votre bonne opinion, monsieur, dit Sim, très flatté, et je tâcherai de la justifier. Maintenant, monsieur, à cause de ce grief (et peut-être encore pour une ou deux raisons qu’il est inutile de vous déduire), je suis de votre côté. Et voici ce que je vous dis : tant que nos gens iront et viendront, çà et là, en long et en large, à ce vieux joyeux Maypole là-bas, avec des lettres, des commissions mille choses qu’on porte, qu’on va chercher, vous ne sauriez empêcher votre fils d’entretenir commerce avec cette jeune demoiselle par délégué, quand tous les Horse-Guards24 le surveilleraient nuit et jour, en grand uniforme, depuis le premier jusqu’au dernier. »

M. Tappertit s’arrêta pour prendre haleine après cette hypothèse ; puis il reprit son élan.

« Maintenant, monsieur, j’arrive au point capital. Vous demanderez comment empêcher cela ? je vais vous dire comment. Si un honnête, civil, et souriant gentleman, tel que vous…

– Monsieur Tappertit, réellement…

– Non, non, je parle sérieusement, répliqua l’apprenti, je parle sérieusement, ma parole d’honneur. Si un honnête, civil, et souriant gentleman, tel que vous, consentait à causer seulement pendant dix minutes avec notre vieille femme, Mme Varden, et à la flatter un brin, elle vous serait acquise à jamais. Et nous obtiendrons cet autre résultat que sa fille Dolly (ici une rougeur subite se répandit sur la figure de M, Tappertit) n’aurait plus la permission de servir dorénavant d’intermédiaire ; mais rien ne l’en empêchera, tant que nous n’aurons pas la mère pour nous. Songez-y bien.

– Monsieur Tappertit, votre connaissance de la nature humaine…

– Attendez une minute, dit Sim, en croisant ses bras avec un calme effrayant. J'arrive à présent au point le plus capital. Monsieur, il y a un scélérat à ce Maypole, un monstre sous forme humaine, un vagabond fini. Si vous ne vous en débarrassez pas, si vous ne le faites pas au moins enlever et confisquer, vous ne réussirez à rien, il mariera votre fils, soyez-en sûr et certain, comme s’il était l’archevêque de Canterbéry en personne. Il le fera, monsieur, vu la haine malicieuse qu’il vous porte, et à part le plaisir de faire une mauvaise action, qui suffit pour le payer de toutes ses peines. Si vous saviez comme ce gaillard, ce Joseph Willet (c’est son nom), va et vient chez nous, vous diffamant, vous dénonçant, vous menaçant, et comme je frémis quand je l’entends, vous le haïriez plus que je ne fais, monsieur, dit M. Tappertit d’un air farouche, en hérissant sa chevelure encore davantage, et en grinçant des dents comme s’il voulait écraser son ennemi sous ses molaires, si c’était possible.

– Une petite vengeance particulière, monsieur Tappertit ?

– Vengeance particulière, monsieur, ou intérêt public, ou tous les deux combinés, n’importe ; détruisez-le, répliqua M. Tappertit. Miggs le dit comme moi. Miggs et moi, voyez-vous, nous ne pouvons souffrir tous ces complots souterrains qui vont leur train. Nos cœurs s’en révoltent. Barnabé Rudge et Mme Rudge sont dans l’affaire également ; mais c’est ce scélérat de Joseph Willet qui est le meneur. Leurs complots et leurs plans sont connus de moi et de Miggs. Si vous désirez vous renseigner là-dessus, vous n’avez qu’à vous adresser à nous. À bas Joseph Willet, monsieur ! Détruisez-le. Écrasez-le. Et ce sera bien fait. »

En disant ces mots, M. Tappertit, qui semblait ne pas attendre de réplique, et regarder comme une conséquence nécessaire de son éloquence que son auditeur fût tout à fait abasourdi, muet d’admiration, réduit au mutisme et anéanti, croisa ses bras de telle sorte que la paume de chacune de ses mains resta sur l’épaule opposée ; et il disparut à la manière de ces conseillers mystérieux dont il avait vu les allures dans les livres de contes à bon marché.

« Ce garçon, dit M. Chester en détendant sa figure, lorsque l’apprenti fut déjà loin, est bon pour m’entretenir la main. Il faut vraiment que je sois maître de ma physionomie comme je le suis, pour ne pas pouffer de rire. Mais, avec tout cela, il n’en confirme pas moins pleinement mes soupçons. Il y a telles circonstances où des outils émoussés valent mieux pour l’usage qu’on en veut faire que des instruments bien raffinés. Je crains d’être obligé de faire un grand ravage parmi ces dignes gens. Fâcheuse nécessité ! J'en suis tout à fait désolé pour eux. »

Cela dit, il commença par s’assoupir tout doucement : puis il tomba petit à petit dans un sommeil si paisible, si agréable, qu’il avait tout à fait l’air d’un enfant qui fait son dodo.

Chapitre XXV. §

Laissant l’homme favorisé, bien reçu et flatté par le monde, l’homme du monde le plus mondain, qui jamais ne se compromit en dérogeant au code du gentleman, qui jamais ne fut coupable d’une action virile, dormir dans son lit en souriant (car le sommeil lui-même, n’opérant qu’un faible changement sur sa figure dissimulée, devenait, chez M. Chester, une espèce d’hypocrisie conventionnelle et calculée), nous allons suivre deux voyageurs qui se dirigent lentement à pied vers Chigwell.

Barnabé et sa mère. Grip les accompagne, bien entendu.

La veuve, à qui chaque pénible mille semblait plus long que le dernier, poursuivait sa route triste et fatigante ; Barnabé, cédant à toutes les impulsions du moment, voltigeait çà et là, tantôt la laissant loin derrière lui, tantôt musant loin derrière elle, tantôt s’élançant dans quelque ruelle détournée ou quelque sentier, pendant qu’elle continuait seule sa route, et puis apparaissant de nouveau à la dérobée et arrivant sur elle avec un hourra de folle joie, selon les inspirations de sa fantasque et capricieuse nature. Tantôt il l’appelait de la branche la plus élevée de l’un des plus hauts arbres du bord de la route ; tantôt, se servant de son grand bâton en guise de perche à sauter, il volait par-dessus un fossé, ou une haie, ou une barrière à cinq traverses ; tantôt, avec une vitesse étonnante, il courait un mille ou plus sur la route tout droit devant lui, et faisait halte pour jouer avec Grip sur un peu de gazon, jusqu’à ce qu’elle le rejoignît. C'étaient là ses délices ; et, quand sa patiente mère entendait sa voix, ou qu’elle regardait sa figure animée et pleine de santé, elle n’aurait pas voulu gâter ses plaisirs par une triste parole, ni par un murmure, quoique la gaieté insouciante et salubre qui faisait le bonheur de son fils fût pour elle, par réflexion, la source de ses souffrances éternelles.

C'est quelque chose pourtant d’avoir sous les yeux le spectacle de la gaieté libre, impétueuse, à la face de la nature, lors même que c’est la gaieté folâtre d’un idiot. C'est quelque chose de savoir que le ciel a laissé une place pour le contentement dans la poitrine d’une telle créature ; c’est quelque chose d’être assuré que, si légèrement qu’on voie les hommes détruire cette faculté chez leurs semblables, le grand créateur de l’humanité l’accorde au plus humble, au plus méprisé de ses ouvrages. Qui ne préférerait être témoin du bonheur d’un idiot en plein soleil plutôt que des angoisses languissantes de l’homme le plus sensé dans une ténébreuse prison ?

Gens d’une austérité lugubre, vous dont le pinceau prête au visage de l’infinie bienveillance un continuel froncement de sourcils, lisez le livre éternel tout grand ouvert à vos yeux, et retenez la leçon qu’il vous donne. Ses peintures n’ont pas des nuances noires et sombres, mais des teintes brillantes et éblouissantes ; sa musique, si ce n’est quand vous la couvrez de vos croassements, ne consiste pas en soupirs et en gémissements, mais en chansons et en joyeux accords. Écoutez ces millions de voix dans l’air d’été, et trouvez-en une seule aussi lamentable que la vôtre. Rappelez-vous, si vous pouvez, le sentiment d’espoir et de plaisir que chaque riant retour du jour éveille dans la poitrine de tous vos semblables qui n’ont pas changé leur nature ; et apprenez quelque sagesse même des pauvres d’esprit, quand leurs cœurs sont soulevés, ils ne savent pas pourquoi, par toute l’allégresse et tout le bonheur que le jour renaissant leur apporte.

Le sein de la veuve était rempli d’inquiétude, il était accablé d’affliction et d’une secrète épouvante ; mais la gaieté de cœur de son fils la réjouissait, et trompait les ennuis de ce long voyage. Quelquefois il l’invitait à s’appuyer sur son bras, et il restait bien tranquille à côté d’elle pendant une courte distance ; mais il était plus dans sa nature de rôder çà et là, et elle avait plus de plaisir encore à le voir libre et heureux qu’à le garder auprès d’elle, parce qu’elle l’aimait plus qu’elle-même.

Elle avait quitté l’endroit où ils se rendaient, aussitôt après l’événement qui avait changé toute leur existence ; et, depuis vingt-deux ans, elle n’avait jamais eu le courage de retourner le visiter. C'était son village natal. Quelle foule de souvenirs s’empara de son esprit lorsque Chigwell frappa sa vue !

Vingt-deux ans ! Toute la vie et toute l’histoire de son garçon. La dernière fois qu’elle avait jeté en arrière un regard sur ces toits au milieu des arbres, elle l’emportait dans ses bras, enfant en bas âge. Que de fois, depuis ce temps, elle était restée assise à ses côtés jour et nuit, épiant l’aube de l’intelligence qui jamais ne parut ! Quelles avaient été ses craintes, ses doutes, et cependant ses espérances, longtemps encore après avoir acquis la conviction d’un mal sans remède ! Les petits stratagèmes qu’elle avait inventés pour l’éprouver, les petites marques qu’il avait données dans ses actes enfantins, non pas de stupidité, mais de quelque chose d’infiniment pis, tant sa malice était affreuse et peu semblable à l’espièglerie d’un enfant, lui revinrent à la mémoire aussi vivement que si cela se fût passé la veille. La chambre dans laquelle ils se tenaient d’ordinaire, la place où était son berceau, lui-même enfin avec sa figure de vieux petit marmouset, mais toujours chéri de sa mère, fixant sur elle un œil égaré et sans regard, et bourdonnant quelque chant bigarre, tandis que, assise à ses côtés, elle le berçait, toutes les circonstances de son enfance se représentèrent en foule, et les plus triviales furent peut-être les plus distinctes.

Sa seconde enfance aussi ; les étranges imaginations qu’il avait ; sa terreur de certaines choses insensibles, objets familiers qu’il animait et douait de la vie ; la marche lente et graduelle de cette subite horreur, au milieu de laquelle, avant sa naissance, son intelligence obscurcie était éclose ; comment, au milieu de tout cela, elle avait trouvé quelque espérance et quelque consolation à voir qu’il ne ressemblait pas aux autres enfants ; comment elle en était presque venue à croire au tardif développement de sa raison, jusqu’à ce qu’il fût devenu un homme, et qu’alors son enfance fût complète et durable : toutes ces anciennes pensées jaillirent de suite dans son esprit, plus fortes après leur long sommeil et plus amères que jamais.

Elle prit son bras, et ils traversèrent à la hâte la rue du village. C'était bien le même village tel qu’elle l’avait connu jadis ; néanmoins elle le trouvait un peu changé ; il avait un autre air. Le changement venait d’elle et non de lui, mais elle ne songeait pas à cela ; elle s’étonnait de ne plus lui retrouver la même physionomie ; elle se demandait à quoi cela tenait.

Tout le monde reconnut Barnabé ; les enfants s’attroupèrent autour de lui, comme elle se souvenait de l’avoir fait avec leurs pères et leurs mères autour de quelque mendiant idiot, lorsqu’elle était un enfant elle-même. Mais personne ne la reconnut. Ils passèrent devant chaque maison qu’elle se rappelait bien, chaque cour, chaque enclos ; et, pénétrant dans les champs, ils se retrouvèrent bientôt seuls.

La Garenne fut le terme de leur voyage. M. Haredale se promenait dans le jardin ; il les vit passer devant la porte de fer, et l’ayant ouverte, il leur dit d’entrer par là.

« Enfin, vous avez eu le courage de visiter l’antique demeure, dit-il à la veuve. Je vous sais gré de cet effort.

– J'y viens pour la première fois, monsieur, et pour la dernière, répliqua-t-elle.

– La première depuis bien des années, mais non pas la dernière.

– Oh ! la dernière.

– Voulez-vous dire, repartit M. Haredale, en la regardant avec quelque surprise, qu’après avoir fait cet effort, vous êtes résolue de ne pas y persévérer, et que vous allez retomber dans votre faiblesse ? Ce serait indigne de vous. Je vous ai souvent dit que vous devriez revenir ici. Vous y seriez plus heureuse que partout ailleurs, j’en suis sûr. Quant à Barnabé, il est ici comme chez lui.

– Et Grip aussi, » dit Barnabé en présentant son petit panier ouvert.

Le corbeau sautilla gravement dehors, se percha sur l’épaule de son maître, et, s’adressant à M. Haredale, il cria, comme pour donner à entendre peut-être que quelque rafraîchissement modéré ne serait pas de refus :

« Polly, mettez la bouilloire au feu, nous prendrons tous du thé !

– Écoutez-moi, Marie, dit affectueusement M. Haredale, comme il lui faisait signe de le suivre vers la maison. Votre vie a été un exemple de patience et de courage, sauf cette unique faiblesse qui m’a souvent causé beaucoup de peine. C'est bien assez de savoir que vous fûtes cruellement enveloppée dans la catastrophe qui me priva d’un frère unique et Emma de son père, sans être obligé de supposer (comme cela m’arrive parfois) que vous nous associez avec l’auteur de notre double infortune.

– Vous associer avec lui, monsieur ! s’écria-t-elle.

– Réellement, dit M. Haredale, je vous en accuse quelquefois. Je suis tenté de croire que, comme de nombreux liens attachaient votre mari à notre parent, et qu’il est mort à son service et pour sa défense, vous en êtes venue en quelque sorte à nous confondre dans l’assassinat dont il a été victime aussi.

– Hélas ! répondit-elle, que vous connaissez peu mon cœur, monsieur ! que vous êtes loin de la vérité !

– C'est une idée si naturelle ! Il est probable qu’elle vous vient malgré vous et à votre insu, dit M. Haredale, se parlant à lui-même plutôt qu’à elle. Nous sommes une maison déchue. L'argent, dispensé de la main la plus prodigue, ne serait qu’une pauvre indemnité pour des souffrances telles que les vôtres ; répandu avec économie par des mains aussi étroitement serrées que les nôtres, il devient une misérable dérision. Je sens cela, Dieu le sait, ajouta-t-il avec précipitation. Pourquoi m’étonnerais-je qu’elle le sente aussi ?

– Vous me faites vraiment tort, cher monsieur, répondit-elle avec une grande vivacité ; et quand vous aurez entendu ce que je désire avoir la permission de vous dire…

– Je verrai mes soupçons se confirmer ? dit-il en observant qu’elle balbutiait et devenait confuse. C'est bien ! »

Il accéléra sa marche pendant quelques pas, mais il revint bientôt se mettre à ses côtés.

« Et enfin, dit-il, vous avez fait tout ce chemin seulement pour me parler ?

– Oui, répliqua-t-elle.

– Malédiction, murmura-t-il, sur notre pitoyable position de gueux orgueilleux, également déplacés que nous sommes près du riche et près du pauvre ! l’un forcé de nous traiter avec une apparence de froid respect, l’autre nous montrant de la condescendance en toutes ses actions et ses paroles, et nous tenant davantage à distance à mesure qu’il nous approche. Dites-moi, au lieu de vous donner la peine de rompre pour si peu de chose la chaîne d’habitude qu’ont forgée vingt-deux ans d’absence, ne pouviez-vous pas me faire connaître votre désir de recevoir ma visite ?

– Je n’en ai pas eu le temps, monsieur, répondit-elle. Je n’ai pris ma résolution que la nuit dernière, et l’ayant prise, j’ai senti qu’il me fallait sans perdre un jour, un jour ? pas même une heure, avoir un entretien avec vous. »

Ils avaient, pendant ce dialogue, atteint la maison. M. Haredale s’arrêta un moment et la regarda comme s’il était étonné de l’énergie de ses manières. Remarquant, toutefois, qu’elle n’avait pas l’air de faire attention à lui, mais qu’elle levait les yeux et jetait, en frissonnant, un regard sur ces vieilles murailles qui s’unissaient dans son esprit à de semblables horreurs, il la mena par un escalier particulier dans sa bibliothèque, où Emma était à lire, assise à la fenêtre.

Cette jeune personne, voyant qui s’approchait, se leva précipitamment et mit son livre de côté ; puis avec beaucoup de paroles affectueuses, et non sans larmes, elle voulut faire à la veuve l’accueil le plus empressé, le plus cordial. Mais celle-ci se déroba à son embrassement comme si elle avait peur d’elle, et s’affaissa tremblante sur une chaise.

« C'est l’effet de votre retour ici après une si longue absence, dit Emma avec douceur. Sonnez, je vous prie, cher oncle, ou plutôt ne bougez pas : Barnabé courra lui-même demander du vin.

– Non, pour tout au monde, cria la veuve. Il aurait un autre goût. Je ne pourrais pas y toucher. Je n’ai besoin que d’une minute de repos ; rien que cela. »

Mlle Haredale resta debout auprès de sa chaise, la regardant avec une compassion silencieuse. Elle demeura un peu de temps tout à fait tranquille ; puis elle se leva et se tourna vers M. Haredale, qui s’était assis dans sa bergère et la contemplait avec l’attention la plus soutenue.

La légende rattachée au manoir semblait, comme nous l’avons déjà dit, le prédestiner à devenir le théâtre d’un crime pareil à celui qui avait ensanglanté ses murs. La chambre dans laquelle ils se trouvaient, voisine de la chambre même où le meurtre s’était accompli, ténébreuse, mélancolique et morne, surchargée de livres mangés aux vers, close par des rideaux qui amortissaient et étouffaient chaque son, couverte d’ombres lugubres par des arbres dont les branches bruissantes venaient continuellement, ainsi que des spectres, frapper les carreaux, avait, plus que toutes les autres chambres de la maison, un air sinistre et funèbre. Le groupe même qui se trouvait là offrait des personnages appropriés aussi à ce lieu terrible. La veuve, avec sa figure tressaillante et ses yeux baissés ; M. Haredale, sévère et morne, comme toujours ; sa nièce auprès de lui, ressemblant, malgré de très grandes différences, au portrait de son père, qui, de la muraille noircie, les considérait d’un air de reproche ; Barnabé, avec son regard vague et ses yeux mobiles ; tous répondaient bien au lieu de la scène et aux acteurs de la légende. Le corbeau lui-même, qui avait sauté sur la table, où, semblable à un vieux nécromancien, il paraissait étudier profondément un grand volume in-folio, ouvert sur un pupitre, était en harmonie avec le reste : on aurait dit une incarnation du mauvais esprit, attendant son heure de faire le mal.

« Je sais à peine, dit la veuve en rompant le silence, par où commencer. Vous allez croire qu’il y a du trouble dans ma raison.

– Tout le cours de votre vie paisible et irréprochable depuis que vous avez quitté la Garenne, répondit doucement M. Haredale, portera témoignage en votre faveur. Pourquoi craignez-vous d’exciter un pareil soupçon ? vous ne parlez pas à des étrangers. Ce n’est pas la première fois que vous avez à réclamer notre intérêt ou notre considération. Remettez-vous. Prenez courage. Quelque avis ou quelque assistance que vous réclamiez de ma part, vous savez qu’ils vous appartiennent de droit, qu’ils vous sont pleinement acquis.

– Que diriez-vous donc, monsieur, si j’étais venue, répliqua-t-elle, moi qui n’ai pas d’autre ami que vous sur la terre, pour rejeter votre aide à partir de ce moment, et pour vous dire que désormais je me lance sur l’océan du monde, seule et sans soutien, prête à y enfoncer ou y surnager, selon que le ciel en décidera ?

– Vous auriez, si vous étiez venue vers moi dans une semblable intention, dit avec calme M. Haredale, quelque motif à me donner sans doute d’une conduite si extraordinaire, et, malgré l’étonnement que pourrait me causer une résolution si soudaine et si étrange, naturellement je ne le traiterais pas légèrement.

– C'est là, monsieur, répondit-elle, ce qu’il y a de déplorable dans mon malheur. Je ne puis vous donner de motif. Ma résolution, sans explication aucune, est tout ce que je puis vous offrir. C'est mon devoir, mon devoir impérieux et forcé. Si je ne le remplissais pas, je serais une créature vile et criminelle. Maintenant que je vous ai dit cela, mes lèvres sont scellées ; je ne puis vous en dire davantage. »

Comme si elle se fût sentie soulagée d’en avoir tant dit, et que cela lui eût donné du nerf pour le restant de sa tâche, elle continua de parler d’une voix plus ferme et avec plus de courage.

« Le ciel m’est témoin, comme l’est mon propre cœur (et le vôtre, chère demoiselle, parlera pour moi, je le sais), que j’ai vécu, depuis le temps dont nous avons tous d’amers sujets de nous souvenir, dans un dévouement et une gratitude invariables pour cette famille. Le ciel m’est témoin que, n’importe en quel lieu j’aille, je conserverai les mêmes sentiments à jamais inaltérables. Il m’est témoin encore qu’eux seuls me poussent dans la voie que je vais suivre, et dont rien à présent ne me détournera, aussi vrai que j’espère en la miséricorde divine.

– Voilà d’étranges énigmes, dit M. Haredale.

– Dans ce monde, monsieur, répliqua-t-elle, peut-être ne seront-elles jamais expliquées. Dans un autre, la vérité se découvrira d’elle-même. Et puisse ce temps, ajouta-t-elle à voix basse, être bien éloigné !

– Voyons, dit M. Haredale, si je vous comprends bien ; car je doute de mes propres sens. Voulez-vous dire que vous êtes volontairement résolue à vous priver des moyens de subsistance que vous avez si longtemps reçus de nous ; que vous êtes déterminée à résigner la rente que nous vous avons faite il y a vingt ans : à quitter votre maison, votre intérieur, tout ce qui vous appartient, pour recommencer une vie nouvelle ; et cela pour quelque secret motif ou quelque monstrueuse fantaisie, qui n’est pas susceptible d’explication, qui n’existe que d’aujourd’hui et n’a pas cessé de dormir dans l’ombre pendant tout ce temps ? Au nom de Dieu, à quelle illusion êtes-vous en proie ?

– Aussi vrai que je suis profondément reconnaissante, répondit-elle, des bontés de ceux qui, vivants ou morts, ont été ou sont les propriétaires de cette maison ; aussi vrai que je ne voudrais pas que son toit tombât et m’écrasât, ou que ses murs suassent du sang, lorsqu’ils entendent prononcer mon nom ; aussi vrai est-il que je ne subsisterai plus jamais aux dépens de leur libéralité, ni que je ne souffrirai qu’elle aide à ma subsistance. Vous ne savez pas, ajouta-t-elle avec promptitude, à quels usages vos bienfaits peuvent être appliqués, dans quelles mains ils peuvent passer. Je le sais, et j’y renonce.

– Sûrement, dit M. Haredale, vous êtes maîtresse de l’emploi de cette rente.

– Je le fus. Je ne saurais l’être plus longtemps. Il se peut qu’elle soit (elle l’est) consacrée à un usage qui raille les morts dans leurs tombeaux. Cela ne peut que me porter malheur, attirer encore quelque affreuse condamnation du ciel sur la tête de mon cher fils, dont l’innocence souffrira des fautes de sa mère.

– Quels mots viens-je d’entendre là ? cria M. Haredale en la regardant avec étonnement. Parmi quels associés êtes-vous donc tombée ? quelle est cette faute où l’on vous aurait entraînée par surprise ?

– Je suis coupable et pourtant innocente ; j’ai tort et j’ai raison ; pure d’intention, et contrainte de protéger et d’aider les méchants. Ne me questionnez pas davantage, monsieur ; mais croyez que je suis plutôt à plaindre qu’à condamner. Il faut que j’abandonne demain ma maison : car, tandis que je me trouve ici, elle est hantée. Ma future résidence, si je veux y vivre en paix, doit être un mystère. Si mon pauvre garçon poussait un jour ses courses errantes de ce côté, ne tentez pas de découvrir notre asile car, si on nous relance, il nous faudra fuir encore. Et maintenant mon esprit est délivré de ce fardeau. Je vous conjure, monsieur, ainsi que vous, chère mademoiselle Haredale d’avoir confiance en moi, si vous pouvez, et de penser à moi aussi affectueusement que vous aviez accoutumé de le faire. Si je meurs sans pouvoir dire mon secret, même alors (car cela peut arriver), grâce à l’œuvre d’aujourd’hui, ma poitrine sera plus légère à l’heure suprême, et le jour de ma mort, et chaque jour jusqu’à ce que celui-là vienne, je prierai pour vous deux, je vous remercierai et ne vous troublerai plus jamais. »

Cela dit, elle voulait les quitter, mais ils la retinrent, et, avec beaucoup de paroles d’encouragement et d’affectueuses instances, ils la supplièrent de considérer ce qu’elle faisait et par dessus tout d’avoir en eux plus de confiance et de leur dire ce qui accablait son esprit d’une façon si navrante. La voyant sourde à leurs efforts de persuasion, M. Haredale s’avisa d’une dernière ressource il suggéra l’idée que la veuve prît pour confidente Emma, qui, à raison de sa jeunesse et de son sexe, l’effrayerait peut-être moins que lui. Cette proposition, toutefois, la fit reculer avec la même expression de répugnance qu’elle avait manifestée au commencement de leur entrevue. Tout ce qu’on put obtenir d’elle, ce fut une promesse de recevoir chez elle M. Haredale le lendemain soir, et d’employer cet intervalle à réfléchir de nouveau sur sa résolution et sur leurs, conseils, quoiqu’il n’y eut pas du tout à espérer, leur dit-elle, aucun changement de sa part. Cette condition acceptée enfin, ils laissèrent à contrecœur partir la veuve puisqu’elle ne voulait ni boire ni manger dans la maison, et en conséquence, elle, Barnabé et Grip s’en allèrent, comme ils étaient venus, par l’escalier particulier et la porte du jardin, sans voir personne et sans que personne les vît sur le chemin.

Une chose remarquable chez le corbeau, c’est que, durant tout le cours de l’entrevue, il tint ses yeux fixés sur son livre, exactement de l’air du plus rusé coquin qui aurait feint de lire avec une extrême attention, mais qui aurait tout écouté, sans perdre un seul mot. Il fallait même que la conversation qu’il venait d’entendre occupât fortement son esprit : car, lorsqu’ils furent seuls tous les trois, tout en donnant des ordres pour l’immédiate préparation d’innombrables bouilloires dans le but de prendre du thé, il restait pensif et semblait plutôt céder à un sentiment abstrait de devoir qu’au désir de se rendre agréable et d’être ce qu’on appelle communément de bonne compagnie.

Les voyageurs devaient retourner à Londres par la diligence. Comme il y avait un intervalle de deux grandes heures avant qu’elle partît, et qu’ils avaient besoin de repos et de quelque nourriture, Barnabé insista pour une visite au Maypole ; mais sa mère, qui ne souhaitait pas d’être reconnue, et qui craignait en outre que M. Haredale, après réflexion, n’envoyât à sa recherche quelque messager vers cet établissement, proposa d’attendre dans le cimetière au lieu d’aller au Maypole. Rien n’étant plus aisé pour Barnabé que d’acheter et d’apporter là les humbles aliments qu’il leur fallait, celui-ci consentit avec joie ; et bientôt ils furent assis dans le cimetière à prendre leur frugal repas.

Là encore, le corbeau prit une attitude de haute méditation ; il se promena de long en large quand il eut dîné, de l’air d’un grave gentleman et avec une telle importance, qu’il ne lui manquait plus que d’avoir ses mains sous les pans retroussés de son habit ; il fit semblant de lire les pierres tumulaires en critique consommé. Quelquefois, après avoir longuement examiné une épitaphe, il aiguisait son bec sur la tombe et criait d’un ton rauque : « Je suis un démon, je suis un démon, je suis un démon ! » Après cela, il n’est pas sûr du tout qu’il adressât ces allusions à la personne qui était censée reposer dessous ; il est bien possible qu’il ne les vociférât que comme une réflexion générale.

Le cimetière était un joli endroit fort paisible, mais bien triste pour la mère de Barnabé, car M. Reuben Haredale gisait là, et, près du caveau où ses cendres reposaient, elle pouvait voir une pierre élevée à la mémoire de son propre époux, avec une courte inscription mentionnant quand et comment il avait perdu la vie. Elle s’assit là, pensive et à l’écart, jusqu’à ce que leur temps se fût écoulé, et que le son lointain du cor annonçât que la diligence arrivait.

Barnabé, qui dormait sur le gazon, bondit à ce bruit, et Grip, qui parut l’entendre aussi bien que lui, entra tout droit dans son panier, suppliant la société en général (comme s’il voulait faire une espèce de satire contre ceux qui avaient des rapports avec les cimetières) de ne jamais « avoir peur » dans aucun cas. Ils furent bientôt tous trois perchés sur la diligence et roulèrent sur la route.

On passa devant le Maypole et on s’arrêta à la porte. Joe était absent, Hugh vint, avec sa nonchalance accoutumée, tendre le paquet demandé. Il n’y avait pas à craindre que le vieux John sortît. Ils purent, du faîte de la diligence, le voir profondément endormi dans son confortable comptoir. C’était là une particularité du caractère de John. Il se faisait un point d’honneur d’aller dormir à l’heure de la diligence, il dédaignait de flâner par là ; il regardait les diligences comme des choses qui auraient dû être poursuivies en justice, parce qu’elles troublaient le repos de l’humanité, comme des inventions d’une activité continuelle, sans cesse en mouvement, toujours affairées, ne servant qu’à souffler dans un cor, tout à fait au-dessous de la dignité d’hommes et convenant seulement à de folles jeunes filles qui ne savaient que babiller et courir les boutiques. « Nous ne nous occupons pas ici des diligences, monsieur, avait coutume de répondre John, si quelque étranger mal chanceux prenait auprès de lui quelque information sur ces odieux véhicules, nous n’enregistrons pas pour les diligences, elles donnent plus d’embarras qu’elles ne valent, avec leur bruit et leur tintamarre. Si vous voulez les attendre, vous le pouvez, mais nous ne nous occupons pas d’elles, il est possible qu’elles s’arrêtent, il est possible qu’elles ne s’arrêtent pas, il y a un messager, on le trouvait fort suffisant pour nous quand j’étais petit garçon. »

Elle baissa son voile lorsque Hugh grimpa et tandis qu’il causa avec Barnabé en chuchotant, mais ni lui ni aucune autre personne ne lui parla, ni ne fit attention à elle, ni ne montra la moindre curiosité à son sujet, et ce fut ainsi que, comme une étrangère, elle visita et quitta le village où elle était née, où elle avait vécu joyeuse enfant, gracieuse jeune fille, heureuse épouse, où elle avait connu toutes les jouissances de la vie, et où elle avait commencé la carrière de ses chagrins les plus cruels.

Chapitre XXVI. §

« Et vous entendez ceci sans surprise, Varden ? dit M. Haredale. Fort bien ! Vous et elle avez toujours été les meilleurs amis, et, s’il est quelqu’un qui puisse la comprendre, ce doit être vous.

– Je vous demande pardon, monsieur, répondit le serrurier ; je ne vous ai pas dit que je la comprisse. Je n’aurais pas la présomption de dire cela d’aucune femme. Ce n’est déjà pas si facile. Mais je ne suis pas aussi surpris, monsieur, que vous vous y attendiez, certainement.

– Puis-je vous demander pourquoi vous ne l’êtes pas, mon bon ami ?

– J'ai vu, monsieur, répliqua le serrurier en se faisant évidemment violence, j’ai vu chez elle quelque chose qui m’a rempli de défiance et d’inquiétude. Elle a contracté de mauvaises liaisons ; quand ou comment, je l’ignore ; mais que sa maison soit le refuge d’un voleur et d’un coupe-jarret, au moins, je n’en suis que trop sûr. Voilà, monsieur. Maintenant, le mot est lâché.

– Varden !

– J'en appelle, monsieur, au témoignage de mes propres yeux ; je voudrais, pour l’amour d’elle, être à demi aveugle et avoir le bonheur de douter de mes yeux. J'ai gardé le secret jusqu’à ce moment, et il restera entre vous et moi, je le sais ; mais je vous déclare que de mes propres yeux, et bien éveillé, j’ai vu, dans le corridor de sa maison, un soir, après la brune, le voleur de grand chemin qui a volé et blessé M. Édouard Chester, et qui, cette nuit-là même, m’avait menacé.

– Et vous n’avez pas fait d’effort pour l’arrêter ? dit vivement M. Haredale.

– Monsieur, répliqua le serrurier, elle-même m’en empêcha, me retint, de toute sa force, se pendit autour de moi jusqu’à ce qu’il se fut échappé. »

Et ayant poussé la confidence si loin, il raconta d’une manière circonstanciée la scène qui s’était passée le soir en question.

Ce dialogue avait lieu à voix basse dans la petite salle à manger du serrurier, où l’honnête Gabriel avait introduit M. Haredale à son arrivée. Celui-ci était venu le prier d’être son compagnon dans sa visite à la veuve, il désirait avoir le concours de son influence persuasive, et c’est cette demande qui avait été l’origine de la conversation.

« Je me suis abstenu, dit Gabriel, de répéter un seul mot de ceci à qui que ce soit, car c’était de nature à ne lui faire aucun bien, mais à lui faire plutôt un grand mal. Je pensais et j’espérais, pour dire la vérité, qu’elle viendrait vers moi, me parlerait de cela et me dirait ce qui en était mais, quoique je me sois à dessein placé moi-même plusieurs fois sur son passage, elle n’a jamais touché ce sujet, sauf par un regard. Et vraiment, dit le brave homme de serrurier, il y avait beaucoup de choses dans ce regard, plus qu’on n’aurait pu en mettre dans un grand nombre de mots. Ce regard disait entre autres choses : « Ne me faites aucune question, » d’un air si suppliant, que je ne lui fis aucune question. Vous pensez, monsieur, je le sais, que je suis un vieux fou. Si ça vous soulage de m’appeler ainsi, ne vous gênez pas.

– Ce que vous venez de me dire me jette dans un désordre d’esprit extrême, dit M. Haredale après un moment de silence. Comment vous expliquez-vous ça ? »

Le serrurier secoua la tête, et regarda par la fenêtre avec incertitude le jour qui tombait.

« Elle ne saurait s’être remariée, dit M. Haredale.

– Pas sans que vous en soyez instruit, monsieur, assurément.

– Elle pourrait me l’avoir caché, dans la crainte que ce projet ne l’exposât, étant connu, à quelque objection ou à quelque marque de répugnance. Supposons qu’elle se soit mariée imprudemment, ce qui n’est pas improbable, car son existence a été depuis bien des années une existence solitaire et monotone, et que l’homme soit devenu un scélérat, elle aurait un vif désir de le protéger, et cependant serait révoltée de ses crimes. Cela est possible. Cela s’accorde avec l’ensemble de sa conversation d’hier, et nous expliquerait entièrement sa conduite. Supposez-vous que Barnabé soit initié à ce mystère ?

– Il est tout à fait impossible de le dire, monsieur, répondit le serrurier en secouant de nouveau la tête, et il est presque impossible de le savoir de lui. Si votre supposition est exacte, je tremble pour ce garçon ; il n’est que trop commode à entraîner au mal.

– N'est-il pas possible, Varden, dit M. Haredale, à voix plus basse encore qu’il n’avait parlé jusque-là, que nous ayons été aveuglés et trompés par cette femme depuis le commencement ? N'est-il pas possible que sa liaison ait été formée du vivant de son époux, et soit cause que lui et mon frère…

– Mon Dieu, monsieur, cria Gabriel en l’interrompant, n’entretenez pas un moment de si sombres pensées. Il y a vingt-deux ans, où auriez-vous trouvé une jeunesse comme elle, gaie, belle, riante, aux yeux brillants ? souvenez-vous de ce qu’elle était, monsieur. Cela me remue encore le cœur à présent, oui, même à présent que je suis vieux, avec une fille bonne à faire une femme, de songer à ce qu’elle était et de voir ce qu’elle est. Nous changeons tous, mais c’est avec le temps ; le temps fait honnêtement son œuvre, et je ne m’en occupe pas. Nargue du temps, monsieur ! usez-en bien avec lui, et c’est un bon compagnon qui dédaigne de prendre sur vous trop d’avantages. Mais les soucis et les souffrances, voilà ce qui l’a changée, voilà les démons, monsieur, les démons secrets, clandestins, qui vous minent, qui foulent aux pieds les fleurs les plus éclatantes de l’Eden, et qui font plus de ravage dans un mois que le temps n’en fait dans une année. Représentez-vous une minute ce qu’était Marie avant qu’ils attaquassent son cœur et sa figure dans leur fraîcheur, rendez-lui justice, et dites si votre soupçon est possible.

– Vous êtes un brave homme, Varden, dit M. Haredale, et vous avez tout à fait raison. J'ai couvé si longtemps ce triste sujet, que le moindre accident m’y ramène. Vous avez tout à fait raison.

– Ce n’est pas, monsieur, répliqua le serrurier, dont les yeux s’animaient et dont la forte voix avait l’accent de la loyauté, ce n’est pas parce que je lui ai fait la cour avant Rudge, et sans succès, que je dis qu’elle valait mieux que lui. On aurait pu dire de même qu’elle valait mieux que moi. Mais c’est égal, elle valait mieux que ça, il n’était pas assez franc ni assez ouvert pour elle. Je ne le reproche pas à sa mémoire, pauvre garçon, je veux seulement vous rappeler ce qu’elle était réellement. Quant à moi, je garde un vieux portrait d’elle dans mon esprit, et, tant que je songerai à ce portrait et au changement qu’elle a subi, elle aura en moi un ami solide qui s’efforcera de lui faire retrouver la paix. Et Dieu me damne ! monsieur, cria Gabriel, pardonnez-moi l’expression, j’agirais de même, eût-elle épousé en un an cinquante voleurs de grand chemin, et je pense que ça doit être dans le Manuel protestant. Marthe a beau me dire le contraire, je le soutiendrai mordicus jusqu’au jour du jugement dernier ! »

Quand l’obscure petite salle à manger aurait été remplie d’un épais brouillard qui, se dissipant en un instant, l’eût laissée pleine d’éclat et radieuse, elle n’aurait pas pu être plus soudainement égayée que par cette explosion du cœur de Varden. Presque aussi haut et presque aussi rondement, M. Haredale cria de son côté : « Bien dit ! » et l’invita à partir sans prolonger l’entretien. Gabriel y consentant très volontiers, ils montèrent tous deux dans une voiture de louage qui attendait à la porte, et qui partit aussitôt.

Ils descendirent au coin de la rue, et, congédiant leur véhicule, ils marchèrent jusqu’à la maison. Au premier coup qu’ils frappèrent à la porte, pas de réponse. Le second eut le même résultat. Mais en réponse au troisième, qui était plus vigoureux, le châssis de la fenêtre de la salle à manger fut levé doucement, et une voix musicale cria :

« Haredale, mon garçon, je suis extrêmement aise de vous voir. Votre santé me parait bien améliorée depuis notre dernière entrevue Je ne vous vis jamais plus belle mine. Comment vous portez-vous ? »

M. Haredale tourna les yeux vers la fenêtre d’où venait la voix, quoique cela ne fût pas nécessaire pour reconnaître l’orateur, et M. Chester, agitant sa main, l’accueillit courtoisement avec un sourire.

« On va ouvrir la porte tout de suite, dit-il. Personne ici n’est chargé de ces fonctions qu’une femme très délabrée. Vous excuserez ses infirmités : si elle était plus élevée sur l’échelle sociale, elle se plaindrait de la goutte, mais n’ayant pour état que de fendre du bois et de tirer de l’eau, elle se plaint seulement d’un rhumatisme. Mon cher Haredale, ce sont là les distinctions naturelles des classes, soyez-en convaincu. »

M. Haredale, dont la figure avait repris son air sombre et défiant dès qu’il avait entendu la voix, inclina sa tête avec roideur et tourna le dos à l’orateur.

« Pas ouvert encore ! dit M. Chester. Ah ! mon Dieu ! j’espère que l’antique créature ne s’est pas pris le pied en chemin dans quelque malencontreuse toile d’araignée. La voici enfin ! Entrez, je vous prie ! »

M. Haredale entra, suivi du serrurier. Se tournant, d’un air très étonné, vers la vieille femme qui avait ouvert la porte, il demanda Mme Rudge et Barnabé. Ils étaient partis ensemble tout de bon, répliqua-t-elle en secouant sa tête chenue. Il y avait dans la salle à manger un gentleman qui leur en dirait peut-être davantage. Pour elle, c’était tout ce qu’elle en savait.

« Veuillez, monsieur, dit M. Haredale, en se présentant devant ce nouvel occupant, me dire où est la personne que je venais voir ici.

– Mon cher ami, répliqua-t-il, je n’en ai pas la moindre idée.

– Vos plaisanteries sont intempestives, riposta l’autre d’un ton de voix étouffé, et le sujet est mal choisi. Réservez-les pour vos amis, au lieu de les perdre avec moi. Je ne me reconnais aucun titre à cette distinction, et j’ai le désintéressement de la refuser.

– Mon cher bon monsieur, dit M. Chester, la marche vous a échauffé. Asseyez-vous, je vous prie. Notre ami est… ?

– Tout uniment un honnête homme, répliqua M. Haredale, et tout à fait indigne de votre attention.

– Monsieur, je me nomme Gabriel Varden, dit le serrurier d’un ton un peu brusque.

– Un estimable yeoman anglais ! dit M. Chester, un très estimable yeoman, dont j’ai souvent entendu parler à mon fils Ned, cher garçon, et que j’ai souvent eu le désir de voir. Varden, mon bon ami, je suis enchanté de vous connaître. Vous êtes bien étonné, dit-il en se tournant languissamment vers M. Haredale, de me trouver ici ? Allons, avouez que vous l’êtes. »

M. Haredale le regarda (ce n’était pas d’un regard bien tendre ni bien amical), sourit et resta silencieux.

« Le mystère va être dévoilé en un moment, dit M. Chester, en un moment. Allons un instant à l’écart, s’il vous plaît. Vous vous rappelez notre petite convention par rapport à Ned et à votre chère nièce, Haredale ? Vous vous rappelez la liste de ceux qui les aidaient dans leur innocente intrigue ? Vous vous rappelez que Barnabé et sa mère figuraient parmi eux ? Mon cher garçon, félicitez-vous et félicitez-moi. J'ai acheté leur départ.

– Vous avez fait cela ? dit M. Haredale.

– J'ai acheté leur départ, répliqua son souriant ami. J'ai jugé nécessaire de prendre quelques mesures actives pour en finir tout à fait avec l’attachement de ce garçon et de cette jeune fille, et j’ai commencé par éloigner ces deux agents. Vous êtes surpris ? qui peut résister à l’influence d’un peu d’or ? Ils en avaient besoin, j’ai acheté leur départ. Nous n’avons plus rien à craindre d’eux. Ils sont partis.

– Partis ! répéta M. Haredale ; où ?

– Mon cher garçon, et vous me permettrez de vous dire encore que vous n’avez jamais eu l’air si jeune, si positivement jouvenceau que ce soir, le Seigneur sait où ; Colomb lui-même, je crois, en serait pour ses frais. Entre nous, ils ont leurs raisons cachées, mais sur ce point je me suis engagé au secret. Elle vous avait donné rendez-vous pour ce soir, je le sais ; mais elle à trouvé qu’il y avait de l’inconvénient et qu’il lui était impossible de vous attendre. Voici la clef de la porte. Je crains qu’elle ne vous paraisse d’une grosseur assez gênante ; mais comme la maison est à vous, votre bon naturel m’excusera, j’en suis sûr, Haredale, de vous donner cet embarras. »

Chapitre XXVII. §

M. Haredale resta immobile dans la salle à manger de la veuve avec la clef de la porte à la main, regardant tour à tour M. Chester et Gabriel Varden, abaissant même parfois ses yeux sur la clef comme dans l’espoir que, de son plein gré, elle lui ferait pénétrer le mystère, jusqu’à ce que M. Chester, mettant son chapeau et ses gants, et s’informant d’une voix suave s’ils allaient dans la même direction, le rappela à lui-même.

« Non, dit-il, nos routes sont bien opposées, énormément, comme vous savez. Quant à présent, je resterai ici.

– Vous allez broyer du noir, Haredale ; vous allez être malheureux, mélancolique, profondément misérable, répliqua l’autre. C'est le pire endroit pour un homme de votre caractère. Je sais que vous y aurez la mort dans l’âme.

– Soit, dit M. Haredale en s’asseyant ; donnez-vous le plaisir de le croire. Bonsoir ! »

Feignant de ne s’être pas du tout aperçu du brusque mouvement qui rendait cet adieu équivalent à un congé, M. Chester y répondit par une bénédiction aimable et bien sentie, puis il demanda à Gabriel de quel côté il allait.

« Ce serait trop d’honneur pour un homme comme moi, que de suivre le même chemin que vous, repartit Gabriel en hésitant.

– Je désire que vous demeuriez ici un petit instant, Varden, dit M. Haredale, sans les regarder. J'ai deux mots à vous dire.

– Je ne ferai pas obstacle à votre conférence, un moment de plus, dit M. Chester avec une inconcevable politesse. Puisse-t-elle avoir pour vous deux des résultats satisfaisants ! Dieu vous garde ! »

Alors il accorda au serrurier le plus resplendissant sourire, et les quitta.

« Que voilà un raboteux personnage, se dit-il en marchant dans la rue, un véritable ours mal léché ! c’est une atrocité qui porte avec soi son propre châtiment. Cet homme-là se ronge le cœur. Et voilà un des inestimables avantages d’avoir un parfait empire sur ses propres inclinations. J’ai été tenté cinquante fois pendant ces deux courtes entrevues de dégainer contre ce garçon. Cinq hommes sur six auraient cédé à leur impulsion. En reprenant la mienne, je lui ai fait une blessure plus profonde et plus mordante que si je fusse la meilleure lame de toute l’Europe, et lui la plus mauvaise. Vous êtes bien la dernière ressource de l’homme d’esprit, dit-il en tapant la garde de son épée, nous ne devons en appeler à vous qu’après avoir épuisé tout le reste. Si l’on commençait par vous dégainer, on ferait trop de plaisir à ses adversaires ; c’est un procédé de spadassin qui n’est bon que pour des barbares, mais tout à fait indigne d’un homme qui a la plus lointaine prétention à des sentiments raffinés et délicats. »

Il sourit d’une manière si agréable en se communiquant à lui-même ces réflexions, qu’un gueux s’enhardit à l’accompagner pour avoir l’aumône, et à le suivre à la piste pendant quelque temps. M. Chester fut charmé de cet incident, qu’il regarda comme une espèce d’hommage rendu au pouvoir de sa physionomie et, pour l’en récompenser, il voulut bien lui permettre de l’escorter jusqu’à ce qu’il eût appelé une chaise, alors, il le congédia gracieusement avec un « Dieu vous assiste ! » plein de ferveur.

« Cela ne coûte pas plus que de l’envoyer au diable ajouta-t-il judicieusement en prenant place, et cela sied mieux à la physionomie… À Clerkenwell, s’il vous plaît, mes bonnes créatures ! » Paroles courtoises qui donnèrent des ailes aux porteurs, et les voilà partis pour Clerkenwell d’un joli petit trot.

Mettant pied à terre à un certain endroit qu’il leur avait indiqué en route, et les payant un peu moins que ces braves gens ne s’y attendaient pour le port d’un gentleman si bien élevé, il entra dans la rue où habitait le serrurier et s’arrêta bientôt sous l’ombre de la clef d’or. M. Tappertit qui travaillait dur à la lumière de la lampe dans un coin de l’atelier, ne s’aperçut pas de la présence du visiteur jusqu’à ce qu’une main posée sur son épaule lui fît tourner la tête en sursaut.

« L'industrie, dit M. Chester, est l’âme des affaires, et la clef de voûte de la prospérité. Monsieur Tappertit, j’espère bien que vous m’inviterez à dîner quand vous serez lord-maire de Londres.

– Monsieur, dit l’apprenti en déposant son marteau et se frottant le nez avec le dos d’une main couverte de suie, je méprise le lord-maire et tout ce qui se rattache à sa personne. Il nous faudra un autre état social, monsieur, avant que vous m’attrapiez à être lord-maire. Comment vous portez-vous, monsieur ?

– Mieux encore, monsieur Tappertit, depuis que je revois votre figure pleine d’une honnête franchise. Vous vous portez bien, j’espère ?

– Je me porte aussi bien, monsieur, dit Sim en se redressant pour rapprocher de l’oreille du gentleman un rauque chuchotement, que peut se porter un homme sous l’empire des vexations auxquelles je suis exposé. La vie m’est à charge. Si ce n’était l’espoir de la vengeance, je jouerais ma vie à pile ou face en un coup.

– Mme Varden est-elle céans ? dit M. Chester.

– Monsieur, répliqua Sim, en lui lançant une œillade d’une expression concentrée, elle y est. Souhaitez-vous de la voir ? »

M. Chester fit un signe affirmatif.

« Alors venez par ici, monsieur, dit Sim en s’essuyant le visage sur un tablier de cuir ; suivez-moi, monsieur. Voulez-vous me permettre de vous chuchoter à l’oreille un tout petit mot ?

– Certainement. »

M. Tappertit se haussa sur la pointe du pied, appliqua ses lèvres à l’oreille de M. Chester, retira sa tête sans dire quoi que ce soit, le regarda fixement, appliqua derechef ses lèvres à l’oreille de l’autre, retira encore sa tête, et finit par chuchoter :

« Son nom est Joseph Willet. Chut ! je ne vous en dis pas davantage. »

Ayant dit tout cela, il fit signe au visiteur de le suivre à la porte de la salle à manger, où il l’annonça du ton d’un huissier du roi :

« M. Chester, et non pas M. Édouard, remarquez bien, » dit Sim, en jetant un nouveau coup d’œil dans la salle, et ajoutant en guise de post-scriptum de son cru : « C'est son père.

– Mais pourtant, que son père, dit M. Chester en s’avançant le chapeau à la main, lorsqu’il eut remarqué l’effet de cette dernière explication, que son père ne vous dérange ni ne vous gêne en rien dans vos occupations domestiques, mademoiselle Varden.

– Ah ! bon, maintenant. N'est-ce pas ce que je dis toujours ? s’écria Miggs en claquant des mains. Il a pris madame pour sa propre fille. Vraiment oui, qu’elle en a tout l’air, c’est un fait. Rappelez-vous seulement ce que je vous disais, mame !

– Est-il possible, dit M. Chester de son accent le plus divin, que j’aie l’honneur de parler à madame Varden ? je suis confondu. Cette jeune personne n’est pas votre fille, madame Varden ? ce n’est pas possible. C'est votre sœur.

– C'est ma fille, monsieur, en vérité, répliqua Mme Varden en rougissant d’une façon toute juvénile.

– Ah ! madame Varden ! cria le visiteur. Ah ! madame, on n’a certes pas à se plaindre de son lot, quand on a l’avantage de se reproduire dans ses enfants sans cesser d’être aussi jeune qu’eux. Vous permettrez que je vous embrasse, comme cela se fait à la campagne, ma chère madame, et votre fille également. »

Dolly montra quelque répugnance à accomplir cette cérémonie ; mais elle fut vertement gourmandée par Mme Varden, qui insista pour qu’elle ne se fît pas prier, et « dépêchons. » Car l’orgueil, dit-elle avec une grande sévérité, était l’un des sept péchés mortels, tandis que l’humilité de cœur était une vertu. C'est pourquoi elle voulut que Dolly se laissât embrasser immédiatement, sous peine de lui causer un juste déplaisir ; elle insinua en même temps que tout ce qu’elle voyait faire à sa mère, elle pouvait le faire elle-même en toute sûreté de conscience, sans se donner la peine de raisonner ni de réfléchir sur ce sujet : ce qui serait d’ailleurs un manque de respect, et par conséquent une contravention directe au catéchisme de l’Église établie.

Ainsi admonestée, Dolly s’exécuta, quoique pas du tout volontiers, car il y avait sur la figure de M. Chester un regard admiratif trop prononcé, bien qu’une exquise politesse cherchât à en amortir la hardiesse, et ce regard la mettait fort mal à son aise. Comme elle se tenait les yeux baissés, ne se souciant pas de les lever et de rencontrer ceux du gentleman, il la considéra d’un air approbatif, puis se tournant vers la mère :

« Mon ami Gabriel (dont je n’ai fait la connaissance que ce soir même) doit être un heureux homme, madame Varden.

– Ah ! soupira Mme Varden en secouant sa tête.

– Ah ! répéta Miggs comme un écho.

– Est-il possible ? dit M. Chester avec compassion. Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que vous me dites là ?

– Le bourgeois serait bien fâché, monsieur, murmura Miggs en se rapprochant de guingois du côté de M. Chester, de ne pas se montrer aussi reconnaissant que sa nature le lui permet pour tout ce qu’il peut apprécier dans le mérite des personnes qui lui appartiennent. Mais, vous savez, monsieur, dit Miggs en regardant latéralement Mme Varden et entrelaçant son discours d’un soupir, nous ne connaissons quelquefois tout le prix de notre vigne et de notre figuier25 que quand nous les avons perdus. Tant pis pour ceux qui en font fi, monsieur, et qui ont ce tort sur leurs consciences, quand les fruits sont allés s’épanouir ailleurs. » Et Mlle Miggs leva les yeux en l’air, pour indiquer où cela pouvait être.

Comme Mme Varden entendait distinctement tout ce que disait Miggs à l’intention de sa maîtresse, et que ces mots semblaient présenter en termes métaphoriques un présage ou une prédiction, et lui annoncer que, à une période quelconque mais prématurée, elle s’affaisserait sous ses épreuves, et fuirait d’un facile essor vers les astres, elle commença aussitôt à devenir languissante, et, prenant sur une table voisine un volume du Manuel protestant, elle y appuya son bras comme si elle eût été l’Espérance et ce livre son ancre. M. Chester s’en apercevant, et voyant sur le dos du volume le titre de l’ouvrage, le lui retira doucement des mains et en tourna les feuillets légers.

« Mon livre favori, chère madame. Que de fois, oui, que de fois dans son plus jeune âge, à une époque antérieure à ses souvenirs (cette clause était strictement vraie), j’ai tiré de petites leçons de morale facile des pages de mon Manuel pour mon cher fils Ned ! Vous connaissez Ned ? »

Mme Varden dit qu’elle avait cet honneur, et que c’était un beau et gracieux jeune homme.

« Vous êtes mère, madame Varden, dit M. Chester en prenant une prise de tabac, et vous savez ce que je ressens, moi son père, lorsqu’on en fait l’éloge. Il me cause quelque peine, beaucoup de peine, il est d’une nature vagabonde, madame ; il voltige de fleur en fleur, de douce amie en douce amie mais à l’âge qu’il a, on peut être papillon, et il ne nous faut pas être sévères pour de pareilles bagatelles »

Il regarda Dolly. Elle était tout oreilles C'était justement ce qu’il désirait.

« La seule chose que je trouve à redire dans ce petit trait de caractère chez Ned, dit M. Chester et la mention de son nom me remémore, en passant, que j’ai à vous demander la faveur d’une minute d’entretien particulier, la seule chose que j’y trouve à redire, c’est qu’il y a là un défaut de sincérité. Or, j’ai beau m’efforcer de déguiser le fait à mes propres yeux, par suite de mon affection pour Ned, il n’en est pas moins vrai que j’en reviens toujours à dire que si nous ne sommes pas sincères, nous ne sommes rien… rien sur terre. Soyons sincères, ma chère madame.

– Et protestants, murmura Mme Varden.

– Et protestants par-dessus toutes choses. Soyons sincères et protestants, strictement moraux, strictement justes (quoique toujours en inclinant vers l’indulgence), strictement honnêtes et strictement vrais, et nous y gagnons. C’est un faible point, sans doute mais encore est-ce quelque chose de palpable, nous y gagnons de jeter les assises, et pour ainsi parler, les fondements solides sur lesquels il nous est possible plus tard d’élever quelque bel édifice.

– Voilà, certainement, pensa Mme Varden, voilà un parfait modèle d’honnêteté, voilà un homme plein de douceur et de droiture, un chrétien accompli. Après avoir conquis ces qualités si difficiles à acquérir, après avoir attrapé toutes les vertus cardinales en leur mettant un grain de sel sur la queue, il n’y attache pas plus d’importance qu’à rien du tout, il a l’air de ne pas savoir seulement la valeur de ces trésors précieux »

Car la bonne dame ne douta pas (c’est toujours comme cela que font les bonnes dames, et, en général, les bonnes gens), qu’il ne fallût prendre au mot ces déclarations du mépris qu’on fait de soi-même, ce peu de valeur qu’on accorde à de grandes choses qu’on possède, cet air de dire : « Je ne suis pas orgueilleux, je suis ce que vous voyez, mais je ne me crois pas pour cela meilleur que les autres ; changeons de conversation, je vous prie. » Au reste, il vous avait inventé cela, et il vous l’avait débité avec tant de modestie, qu’il avait l’air de ne pas pouvoir s’en empêcher, ce qui en rendait l’effet plus merveilleux encore.

S'apercevant de l’impression qu’il avait faite (il n’y avait personne comme lui pour s’en rendre compte), M. Chester redoubla ses coups en avançant certaines maximes vertueuses, quelque peu vagues et générales, sans doute, qui avaient bien parfois le cachet de ces vérités banales et usées qui montrent la corde, mais énoncées d’une voix si charmante, et avec un calme d’esprit et une sérénité si rares, qu’elles atteignaient le même but que si elles eussent été des plus saisissantes. Et il n’y a pas à s’en étonner : car, de même qu’un vase creux produit, en tombant, un son bien plus musical que ceux qui sont pleins et solides, ainsi l’on trouve souvent que des opinions vides et creuses sont celles qui retentissent le mieux dans le monde, et sont les plus goûtées.

M. Chester, tenant d’une main le volume mollement étendu, et laissant l’autre légèrement plantée sur sa poitrine, parla de la façon la plus délicieuse, et enchanta tout à fait ses divers auditeurs, en dépit de la lutte de leurs intérêts et de leurs pensées. Même Dolly, qui, entre le regard perçant de M. Chester et l’œillade fascinatrice de M. Tappertit, était toute décontenancée, ne put pas s’empêcher d’avouer au dedans de soi qu’elle n’avait jamais vu de gentleman doué d’une parole aussi emmiellée que celui-là. Même Mlle Miggs, qui était partagée entre son admiration pour M. Chester et la jalousie mortelle que lui inspirait sa jeune maîtresse, eut le loisir de s’apaiser. Même M. Tappertit, quoique occupé, comme nous l’avons dit, à contempler les délices de son cœur, ne put pas complètement soustraire ses pensées à la voix de l’autre enchanteur. Quant à Mme Varden. selon son opinion personnelle et intime, elle n’avait jamais autant profité de sa vie ni de ses jours, et lorsque M. Chester, se levant et sollicitant la permission de l’entretenir en particulier, lui eut offert la main et l’eut conduite en haut dans le grand salon, à longueur de bras, elle le considéra presque comme un être surhumain.

« Chère madame, dit-il en pressant délicatement la main de sa dame sur ses lèvres, veuillez vous asseoir. »

Mme Varden prit tout à fait un air de cour et s’assit.

« Vous soupçonnez mon dessein ? dit M. Chester en tirant une chaise vers elle ; vous devinez mon but ? Je suis un père plein de tendresse, ma chère madame Varden.

– J'en suis bien sûre, monsieur, dit Mme Varden.

– Je vous remercie, répliqua M. Chester en tapant le couvercle de sa tabatière. Les pères et les mères ont de lourdes responsabilités morales, madame Varden. »

Mme Varden leva légèrement ses mains, secoua sa tête, et regarda le plancher, comme si elle plongeait tout droit ses yeux au travers du globe, d’un bout à l’autre, et dans l’immensité de l’espace au delà.

« Je peux me fier à vous, dit M. Chester, m’y fier sans réserve. J'aime mon fils, madame, avec tendresse ; et, l’aimant comme je fais, je voudrais le sauver d’une misère certaine. Vous savez quelque chose de son attachement pour Mlle Haredale. Vous l’avez favorisé, et il y avait beaucoup de bonté de votre part à le faire. Je vous suis très obligé, profondément obligé, de l’intérêt que vous avez témoigné à son égard ; mais, ma chère madame, vous vous êtes méprise, je vous assure. »

Mme Varden balbutia qu’elle était fâchée.

« Fâchée, ma chère madame ? répondit-il en l’interrompant. Ne soyez nullement fâchée d’une chose si aimable, si bonne dans l’intention, si parfaitement digne de vous. Mais il y a de graves et fortes raisons, de pressantes considérations de famille, et même, en les écartant, des difficultés dans la différence de religion, qui se mettent en travers de leurs sentiments, et rendent leur union impossible, tout à fait impossible. J'aurais exposé ces circonstances à votre mari ; mais il n’a pas, vous m’excuserez de parler si franchement, il n’a pas votre vivacité à saisir les choses, ni votre profondeur de sens moral… Que cette maison-ci a un aspect agréable, et qu’elle est admirablement tenue ! Pour un homme comme moi, veuf depuis si longtemps, ces marques du soin et de la surveillance d’une femme ont des charmes inexprimables. »

Mme Varden commença à penser (sans trop savoir pourquoi), que M. Chester fils devait avoir tort, et que M. Chester père devait avoir raison.

« Mon fils Ned, reprit le tentateur, de son air le plus séduisant, a eu, m’a-t-on dit, l’aide de votre aimable fille, et de votre mari, un homme franc comme l’or.

– Beaucoup plus que la mienne, monsieur, dit Mme Varden, infiniment plus. J'ai eu souvent mes doutes. C'est un…

– Un mauvais exemple, suggéra M. Chester. « Oui, c’en est un. Il n’y a pas de doute là-dessus, c’en est un. Votre fille est d’âge à ce qu’on doive éviter de mettre sous ses yeux un encouragement pour des jeunes gens à se révolter contre leurs parents sur un point de la plus haute importance ; c’est un acte tout à fait imprudent. Vous avez parfaitement raison. J'aurais dû y songer moi-même ; mais cela m’a échappé, je le confesse, tant votre sexe est supérieur au nôtre, chère madame, sous le rapport de la pénétration et de la sagacité. »

Mme Varden prit un air aussi avisé que si elle eût réellement dit quelque chose qui méritât ce compliment ; elle finit par en avoir la conviction, et sa foi dans sa propre habileté s’en accrut considérablement.

« Ma chère madame, dit M. Chester, vous m’enhardissez à vous parler franchement : mon fils et moi nous sommes en désaccord sur cet article ; la jeune demoiselle et son tuteur le sont également. Bref, pour conclure, mon fils est obligé, au nom de ses devoirs envers moi, de son honneur, des liens les plus solennels, d’en épouser une autre.

– Il a pris l’engagement d’épouser une autre demoiselle ? dit Mme Varden en levant ses mains.

– Ma chère madame, il a été élevé, instruit, formé expressément dans cette vue, expressément dans cette vue. Mlle Haredale, m’a-t-on dit, est une très charmante créature ?

– Je l’ai nourrie, je dois la connaître ; c’est la meilleure demoiselle que je connaisse, dit Mme Varden.

– Je n’ai pas là-dessus le moindre doute, elle l’est, j’en suis sûr. Et vous, qui avez eu ces tendres relations avec elle, vous n’en êtes que plus obligée de consulter son bonheur. Maintenant puis-je, moi, comme je l’ai dit à Haredale, qui en tombe d’accord, puis-je être là, et souffrir qu’elle se jette (bien qu’elle soit d’une famille catholique) dans les bras d’un jeune homme qui, quant à présent, n’a pas du tout de sentiments du cœur ? Ce n’est pas lui faire de tort que de dire qu’il n’en a pas, car les jeunes gens qui se sont plongés au fond des frivolités et des habitudes convenues de la société, en ont très rarement. Le cœur ne leur pousse jamais, ma chère madame, qu’après la trentaine ; je ne crois pas, non, je ne crois pas que j’eusse moi-même un cœur quand j’étais à l’âge de Ned.

– Oh ! monsieur, dit Mme Varden, je pense que vous devez en avoir eu un ; vous en avez trop aujourd’hui pour n’en avoir pas toujours eu.

– J'aime à espérer, répondit-il en haussant les épaules avec humilité, que j’en ai eu un peu, un tout petit peu, le ciel le sait ! Mais, pour en revenir à Ned, je ne doute pas que vous n’ayez pensé, quand vous avez eu la bonté de vous entremettre en sa faveur, que je ne rendais pas justice à Mlle Haredale, c’est bien naturel ! Mais point du tout, ma chère madame, c’est contre lui, contre lui seul que portent mes objections. Je le répète énergiquement, contre Ned lui-même. »

Mme Varden resta ébahie de cette révélation.

« Il a, s’il remplit en homme d’honneur l’engagement solennel dont je vous ai parlé (et il faut qu’il soit un homme d’honneur, ma chère madame Varden, ou il ne serait pas mon fils), une fortune sous la main. Avec ses habitudes dispendieuses, ruineuses, si, dans un moment de caprice et d’entêtement, il épousait cette jeune demoiselle et se privait par là des moyens de contenter les goûts auxquels il a été si longtemps accoutumé, il briserait, ma chère madame, le cœur de cette douce créature. Madame Varden, ma bonne dame, ma chère âme, je m’en rapporte à vous : est-ce là un sacrifice qu’il faille souffrir ? le cœur d’une femme est-il une chose à laisser traiter d’une façon si légère ? Interrogez le vôtre, ma chère madame, interrogez le vôtre, je vous en supplie.

– Vraiment, pensa Mme Varden, ce gentleman est un saint. Mais, ajouta-t-elle à haute voix et bien naturellement, si vous ôtez à Mlle Emma celui qu’elle aime, que deviendra donc, monsieur, le cœur de cette pauvre jeune fille ?

– C'est juste le point, dit M. Chester sans être du tout déconcerté, où je désirais vous amener. Un mariage avec mon fils, que je serais contraint de désavouer, n’aurait d’autre suite que des années de misère, ils se sépareraient, ma chère madame, au bout d’un an. Rompre cet attachement, qui est plus imaginaire que réel, comme vous et moi le savons très bien, coûtera seulement quelques larmes à cette chère enfant ; mais cela ne l’empêchera pas d’être heureuse après. Jugez-en par le cas de votre propre fille, la jeune demoiselle qui est en bas, votre vivante image. » Mme Varden toussa et sourit ingénument. « Il y a un jeune homme (je suis fâché de le dire, un garçon débauché, d’une réputation très médiocre) dont j’ai entendu parler à mon fils Ned. Il s’appelle Boulet, Poulet ou Mollet.

– Je connais un jeune homme appelé Joseph Willet, monsieur, dit Mme Varden en croisant ses mains avec dignité.

– C'est cela, cria M. Chester. Supposez que ce Joseph Willet voulût aspirer aux affections de votre charmante fille, et fît tout ce qu’il pourrait pour y réussir.

– Il faudrait qu’il eût une fière impudence, interrompit Mme Varden, d’oser penser à pareille chose !

– Ma chère madame, c’est exactement le même cas ; ce serait une grande impudence, et voilà l’impudence que je reproche à Ned. Mais vous ne voudriez pas pour cela, j’en suis sûr, dût-il en coûter quelques larmes à votre fille, vous abstenir d’étouffer leurs inclinations naissantes ; c’est ce que j’aurais voulu dire à votre mari quand je l’ai vu ce soir chez Mme Rudge…

– Mon mari, dit Mme Varden en interrompant avec émotion, ferait beaucoup mieux de rester à la maison que d’aller chez Mme Rudge si souvent. Je ne sais ce qu’il va faire là. Je ne sais pas quel motif il peut avoir, monsieur, de se mêler du tout des affaires de Mme Rudge.

– Si je ne vous parais pas exprimer mon adhésion aux sentiments que vous venez de manifester, répliqua M. Chester, tout à fait avec autant de force que vous le souhaiteriez peut-être, c’est parce que je dois à sa présence en ce lieu, ma chère madame, et à son peu de goût pour la conversation, d’être venu ici vous trouver vous-même ; c’est ce qui m’a procuré le bonheur de cet entretien avec une personne dans laquelle sont concentrées, à ce que je vois, l’entière direction, la conduite et la prospérité de la famille. »

Cela dit, il reprit la main de Mme Varden, et l’ayant pressée sur ses lèvres avec la suprême galanterie du jour, un peu chargée, pour qu’elle frappât davantage les yeux inaccoutumés de la bonne dame, il continua, en employant le même mélange de sophismes et de cajoleries, à la supplier de faire tout son possible pour que son mari et sa fille n’aidassent plus Édouard dans sa recherche de la main de Mlle Haredale, et ne favorisassent plus, par aucune démarche, l’un ou l’autre des deux jeunes gens. Mme Varden n’était qu’une femme, et elle avait sa part de vanité, d’obstination, d’amour du pouvoir. Elle signa donc un traité d’alliance offensive et défensive avec son insinuant visiteur ; et réellement elle crut, comme eussent fait beaucoup d’autres qui le voyaient et l’entendaient, qu’en agissant ainsi elle poussait de toutes ses forces au progrès de la vérité, de la justice et de la moralité.

Plein de joie du succès de sa négociation, et singulièrement amusé dans son for intérieur, M. Chester la conduisit en bas avec les mêmes cérémonies, puis, sans oublier la plus agréable, celle de l’embrassade, y compris encore Dolly, il se retira, non sans avoir complété la conquête du cœur de Mlle Miggs, en demandant si « cette jeune demoiselle » voudrait bien l’éclairer jusqu’à la porte.

« Oh ! mame, dit Miggs, lorsqu’elle revint avec la chandelle ; oh ! miséricorde, mame, en voilà un gentleman ! Y a-t-il jamais eu un ange pour parler comme lui ? et un homme qui a l’air si avenant, si droit et si noble qu’il semble mépriser le sol même sur lequel il marche ; et cependant d’une douceur et d’une condescendance si grandes qu’il semble dire : « N'ayez pas peur : je ne lui ferai pas de mal. » Et penser qu’il vous prend pour Mlle Dolly, et qu’il prend Mlle Dolly pour votre sœur ! Oh, bonté divine ! si j’étais le bourgeois, croyez-vous que je ne serais pas jaloux ? »

Mme Varden blâma sa servante de ces paroles légères ; mais doucement, très doucement, d’une manière tout à fait souriante en vérité ; remarquant, pour l’excuser, que c’était une fille un peu folle, étourdie, une tête légère, dont l’humeur vive l’emportait au delà des bornes, et qui ne pensait pas la moitié de ce qu’elle disait ; que, sans cela, elle se fâcherait contre elle.

« Pour ma part, dit Dolly d’un air pensif, je suis bien tentée de croire que M. Chester ressemble un peu à Miggs sous ce rapport. Avec toute sa politesse et son beau langage, je suis presque sûre qu’il se moquait de nous, et tout du long.

– Si vous vous hasardez à dire encore chose pareille, et à parler mal des gens derrière leur dos en ma présence, mademoiselle, dit Mme Varden, j’exigerai que vous preniez une lumière pour aller vous coucher tout de suite. Comment osez-vous, Dolly ? Vous m’étonnez. Toute votre conduite ce soir a été d’une rudesse choquante. A-t-on jamais entendu, cria la matrone furieuse et fondant en larmes, une fille dire à sa mère qu’on se moquait d’elle ? »

Il faut avouer que Mme Varden justifiait bien sa réputation d’avoir une humeur incertaine.

Chapitre XXVIII. §

Lorsqu’il eut quitté la maison du serrurier, M. Chester se rendit à un café distingué dans Covent-Garden, et y resta longtemps assis à prolonger son dîner, s’égayant excessivement des souvenirs amusants de sa récente visite, et se félicitant du succès de son insigne adresse. Grâce à l’influence de ses pensées, sa figure avait une expression si bénigne et si tranquille, que le garçon chargé particulièrement du service de sa table se sentait presque capable de mourir pour sa défense, et se mit dans la tête (il en fut désabusé au reçu du montant de la carte, où il n’eut pour prix de toutes les peines qu’il s’était données qu’une gratification d’un penny) qu’un chaland si apostolique valait une demi-douzaine au moins de dîneurs ordinaires.

Une visite à la table de jeu, non pas en étourdi qui risque gros pour satisfaire à l’ardeur qui l’emporte, mais en homme sage et posé qu’on a plaisir à voir sacrifier l’enjeu de ses deux ou trois écus pour condescendre aux folies de la société et sourire avec une égale bienveillance au gain et à la perte, fut cause qu’il ne rentra chez lui qu’à une heure avancée. Il avait l’habitude de dire à son domestique d’aller se coucher quand il voudrait, à moins d’un ordre contraire, et de laisser seulement une bougie sur l’escalier. Au palier était une lampe où il pouvait toujours l’allumer lorsqu’il revenait tard, et, comme il avait sur lui une clef de la porte, il pouvait rentrer et se coucher à l’heure qu’il voulait.

Il ouvrit le verre de la sombre lampe, dont la mèche, presque toute embrasée et enflée comme le nez d’un ivrogne, s’envolait en petites escarboucles au toucher de la chandelle, et, répandant tout autour d’ardentes étincelles, rendait assez difficile l’opération d’allumer le paresseux flambeau, quand un bruit, semblable au ronflement profond d’un homme endormi quelques marches au-dessus, tint en suspens M. Chester et le fit écouter. C’était bien la forte respiration d’un homme qui dormait là, tout contre. Un individu s’était couché sur l’escalier même, et y dormait solidement. Après avoir allumé enfin la chandelle et ouvert sa porte, le gentleman monta doucement, en tenant le flambeau élevé sur sa tête et regardant avec précaution alentour, curieux de voir quelle espèce d’homme avait choisi pour son gîte un abri si peu confortable.

Sa tête sur le palier supérieur et ses grands membres étendus sur une demi-douzaine de marches, aussi négligemment qu’un cadavre jeté la par des croque-morts en goguette, gisait Hugh, son visage en l’air, sa longue chevelure éparpillée comme une algue sauvage sur son oreiller de bois avec sa large poitrine haletante dont le bruit troublait ce lieu à cette heure d’une manière si inaccoutumée.

Le gentleman, qui s’attendait peu à le voir là, allait interrompre son repos en le poussant du pied, lorsque, au moment de le faire, un coup d’œil sur le visage tourné vers lui l’arrêta. Se baissant donc et ombrageant de sa main la bougie, il examina les traits du dormeur, mais, de si près qu’il les eût examinés, cela ne lui suffit pas, car il passa et repassa sur la figure de cet homme la lumière couverte encore avec plus de soin, pour observer l’inconnu d’un œil plus pénétrant.

Tandis qu’il était tout entier à cet examen, le dormeur, sans tressaillir, sans se tourner même, se réveilla. Il y eut dans la rencontre soudaine de son fixe regard une espèce de fascination qui ôta à l’observateur la présence d’esprit de retirer ses yeux, et l’obligea en quelque sorte de soutenir les yeux de l’autre. Ils restèrent ainsi à se considérer avec un étonnement réciproque, jusqu’à ce que M. Chester rompit enfin le silence, et lui demanda à voix basse pourquoi il était venu coucher là.

« Il me semblait, dit Hugh, en s’efforçant de se mettre sur son séant et continuant à fixer sur lui un regard prolongé, que vous faisiez partie de mon rêve. Un rêve curieux, ma foi ; j’espère qu’il ne se réalisera jamais, maître.

– D'où vient que vous frissonnez ?

– C'est le froid, je suppose, grogna-t-il en se secouant et se levant. Je ne sais pas encore bien où j’en suis.

– Est-ce que vous ne me reconnaissez pas ? dit M. Chester.

– Oh que si, je vous reconnais bien, répliqua-t-il. Je rêvais de vous ; mais, par exemple, nous ne sommes pas où je croyais être avec vous, Dieu merci ! »

En disant ces mots, il regarda autour de lui, et particulièrement au-dessus de sa tête, comme s’il se fût attendu à se trouver au-dessous de quelque objet qui faisait partie de son rêve. Puis il se frotta les yeux, se secoua de nouveau, et suivit son conducteur dans son appartement.

M. Chester alluma les bougies de sa table de toilette, et roulant une bergère vers le feu qui brûlait encore, s’assit devant, et dit à son inculte visiteur :

« Venez ici, ôtez-moi mes bottes… Vous avez encore bu, mon drôle, dit-il lorsque Hugh s’agenouilla pour exécuter l’ordre qu’il avait reçu.

– Aussi vrai que j’existe, maître, j’ai fait à pied les quatre mortelles lieues, après quoi, j’ai attendu ici je ne sais depuis combien de temps, sans qu’il m’ait passé une goutte de boisson par les lèvres depuis midi que j’ai dîné.

– Et n’aviez-vous rien de mieux à faire, mon agréable ami, que de vous endormir à ébranler la maison tout entière de vos ronflements ? dit M. Chester. Ne pouviez-vous pas aller rêver sur votre paille au Maypole, mauvais chien que vous êtes, au lieu de venir ici pour cela ? Allez me chercher mes pantoufles, et marchez doucement. »

Hugh obéit en silence.

« Écoutez un peu, mon cher jeune gentleman, dit M. Chester en mettant les pantoufles. La première fois que vous rêverez, dispensez-vous de rêver de moi ; rêvez de quelque chien ou de quelque rosse avec qui vous serez plus lié. Remplissez-vous un verre ; vous le trouverez, ainsi que la bouteille, à la même place, et videz-le pour vous tenir éveillé. »

Hugh obéit derechef, et, cette fois, même avec plus de zèle ; puis après il se présenta devant son patron.

« Maintenant, dit M. Chester, que me voulez-vous ?

– Il y a des nouvelles aujourd’hui, répliqua Hugh ; votre fils a paru chez nous, il est venu à cheval. Il a essayé de voir la jeune femme, il n’a pas pu seulement l’entrevoir. Il a laissé quelque lettre ou quelque message dont notre Joe s’est chargé ; mais lui et le vieux se sont querellés à ce sujet quand votre fils a été parti, et le vieux ne voulait pas que la commission fût faite. Il dit comme ça (c’est le vieux qui parle) qu’il ne veut pas que personne chez lui se mêle de cette affaire pour lui procurer du désagrément. Il est aubergiste, comme il dit, et ne veut pas mécontenter ses pratiques qui le font vivre.

– C'est un vrai diamant, dit M. Chester avec un sourire, et un diamant brut, ce qui n’en vaut que mieux. Après ?

– La fille de Varden… c’est la jeunesse à qui j’ai pris un baiser…

– Et à qui vous avez volé un bracelet sur la grande route, dit M. Chester tranquillement. Eh bien, qu’avez-vous à dire d’elle ?

– Elle a écrit chez nous une lettre à la jeune femme, pour lui annoncer qu’elle avait perdu celle que je vous ai apportée et que vous avez brûlée. Notre Joe devait porter ce billet à la Garenne ; mais le vieux a retenu son fils au logis toute la journée suivante, afin de l’empêcher de faire la commission. Le surlendemain, il m’en a chargé ; le voici.

– Vous ne l’avez donc pas remis à son adresse, mon bon ami ? dit M. Chester, en tortillant le billet de Dolly entre son doigt et son pouce, et feignant la surprise.

– J'ai supposé que vous ne seriez pas fâché de l’avoir, répliqua Hugh. Quand on en brûle une, autant les brûler toutes, ai-je pensé.

– Ma foi, monsieur le Diable, dit Chester, réellement, si vous ne prenez pas plus de discernement, votre carrière pourra bien se trouver raccourcie avec une rapidité merveilleuse. Ne savez-vous pas que la lettre que vous m’avez apportée était adressée à mon fils qui reste ici même ? et ne mettez-vous aucune différence entre ses lettres et celles qui sont adressées à d’autres ?

– Si vous n’en voulez pas, dit Hugh déconcerté par ce reproche, quand il s’attendait à des compliments, rendez-la-moi, et je la remettrai à son adresse. Je ne sais pas comment vous contenter, maître.

– Je la remettrai, répliqua son patron, en la rangeant de côté après avoir réfléchi un moment… La jeune demoiselle se promène-t-elle dehors, dans les belles matinées ?

– Très souvent. Ordinairement sur le midi.

– Seule ?

– Oui, seule !

– Où ?

– Sur la pelouse en face de la maison, celle qui est traversée par le sentier.

– Si le temps est beau, il est possible que je me lance demain sur son passage, dit M. Chester, aussi froidement que si cette demoiselle eût été une de ses connaissances habituelles. Monsieur Hugh, si j’arrive à cheval devant la porte du Maypole, vous me ferez la faveur de ne m’avoir jamais vu qu’une seule fois. Vous devez supprimer votre gratitude et tâcher d’oublier ma tolérance dans l’affaire du bracelet. Cette gratitude est naturelle : je ne suis pas étonné que vous la montriez, et cela vous fait honneur ; mais quand il y a là d’autres personnes, vous devez, pour votre propre sûreté, continuer d’être comme à votre ordinaire, absolument, comme si vous ne m’aviez aucune espèce d’obligation, et que vous ne vous fussiez jamais trouvé ici entre ces quatre murs. Vous me comprenez ? »

Hugh le comprit parfaitement. Après une pause, il marmotta qu’il espérait que son patron ne le jetterait pas dans quelque embarras au sujet de cette dernière lettre, qu’il avait gardée dans l’unique vue de lui plaire. Il allait continuer de ce ton, lorsque M. Chester coupa court à ses excuses de l’air du plus généreux des protecteurs, et lui dit :

« Mon bon garçon, vous avez ma promesse, ma parole, mon engagement scellé (car un engagement verbal de ma part a tout autant de valeur) que je vous protégerai toujours aussi longtemps que vous le mériterez. Mettez donc votre esprit en repos. Soyez bien tranquille, je vous en prie. Quand un homme se livre à moi aussi complètement que vous avez fait, il me semble en vérité qu’il a une sorte de droit sur moi. Je suis plus disposé à la miséricorde et à la tolérance dans le cas actuel que je ne peux vous le dire, Hugh. Regardez-moi comme votre protecteur ; et à l’égard de cette indiscrétion, soyez assuré, je vous en conjure, que vous pouvez conserver, aussi longtemps que vous et moi serons amis, le cœur le plus léger qui ait jamais battu dans une poitrine humaine. Remplissez encore une fois le verre, pour vous faire reprendre gaiement la route du Maypole. Je suis réellement confus quand je songe au chemin énorme que vous avez à faire ; et puis adieu, bonne nuit !

– Ils croient, dit Hugh après avoir entonné la liqueur, que je suis à dormir solidement dans l’écurie. Ha ha ha ! La porte de l’écurie est fermée, mais la bête n’y est plus, maître.

– Vous êtes un franc luron, répliqua son ami, et il n’y a rien qui m’amuse comme votre humeur joviale. Bonne nuit ! Prenez le plus grand soin possible de vous, pour l’amour de moi ! »

Il est remarquable que, durant le cours de cette entrevue, chacun d’eux avait essayé de regarder à la dérobée la figure de l’autre, sans jamais pouvoir parvenir à la voir en plein. Ils échangèrent un rapide coup d’œil lorsque Hugh ferma derrière lui la double porte, avec soin et sans bruit ; et M. Chester resta dans sa bergère, fixant sur le feu un regard attentif.

« C'est bien, dit-il après une longue, méditation, et il le dit avec un profond soupir et en changeant péniblement l’attitude, comme s’il écartait de son esprit quelques autres pensées, pour en revenir à celles qui l’avaient préoccupé tout le jour. L'intrigue se complique ; voilà ma bombe lancée ; elle éclatera dans quarante-huit heures, et va vous éparpiller toutes ces bonnes gens-là d’une manière étonnante. Nous verrons ! »

Il se coucha et s’endormit ; mais il n’y avait pas longtemps qu’il dormait quand il se réveilla en sursaut, croyant que Hugh était à la porte extérieure et demandait d’une voix étrange, très différente de la sienne, qu’on le fît entrer. L'illusion était si forte et si pleine de cette vague terreur que la nuit donne à de semblables visions, qu’il se leva, et, prenant à la main son épée dans le fourreau, ouvrit la porte, regarda l’escalier à l’endroit où il avait trouvé Hugh endormi, et l’appela même par son nom. Mais tout était sombre et paisible. Il retourna lentement au lit, et, après une heure de veille fatigante, il retrouva le sommeil, et ne s’éveilla plus que le lendemain matin.

Chapitre XXIX. §

Les pensées des hommes du monde sont à jamais réglées par une loi morale de gravitation, qui, comme la loi physique, les emporte vers la terre en vertu de l’attraction. Le glorieux éclat du jour et les silencieuses merveilles d’une nuit éclairée par les étoiles font un vain appel à leurs esprits. Il n’y a pas de signes dans le soleil, ni dans la lune ni dans les étoiles, qu’ils sachent lire. Ils ressemblent à quelques savants qui connaissent chaque planète par son nom latin, mais qui ont tout à fait oublié de petites constellations célestes telles que la charité, la tolérance, l’amour universel et la miséricorde, quoiqu’elles brillent nuit et jour d’une clarté si splendide que les aveugles peuvent les voir ; et qui, en regardant là haut le ciel parsemé de paillettes, n’y voient rien que le reflet de leur grand savoir et de leur instruction de rencontre puisée dans des bouquins.

Il est curieux de se représenter ces gens du monde, s’arrachant un moment à leurs grandes affaires pour tourner les yeux par hasard vers les innombrables sphères qui scintillent au-dessus de nous, qu’y voient-ils, croyez-vous ? rien que l’image qu’ils portent dans le cœur. L'homme qui ne peut vivre que dans l’atmosphère des princes ne voit rien là dans le ciel que des étoiles pour décorer la poitrine des courtisans. L'envieux y poursuit de sa haine jalouse les honneurs brillants de son voisin. Pour le ladre, occupé à entasser de l’or, et pour la foule des gens du monde, tout le firmament au-dessus de nous reluit de pièces sterling, toutes fraîches sorties de la monnaie, avec l’empreinte de la figure du souverain : ils ont beau se retourner, ils ne voient rien autre chose entre eux et le ciel. C'est ainsi que les ombres de nos désirs viennent se mettre entre nous et nos bons anges, qu’ils éclipsent à notre vue.

Tout était frais et gai, comme si le monde n’eût été fait que de ce matin, quand M. Chester chevaucha d’un pas tranquille le long de la route de la forêt. Bien que la saison ne fût pas avancée, la température était chaude et fécondante ; les boutons des arbres s’épanouissaient en feuilles, les haies et l’herbe étaient vertes, l’air était une vraie musique, grâce aux chansons des oiseaux, et, s’élevant bien loin au-dessus d’eux tous, l’alouette répandait ses plus riches mélodies. Dans les endroits à l’ombre, la rosée du matin étincelait sur chaque jeune feuille et sur chaque brin d’herbe ; et, là où rayonnait le soleil, quelques gouttes diamantines brillaient encore, comme par regret de quitter un si beau monde et d’avoir une si courte existence. Même le vent léger, dont le bruissement était aussi agréable à l’oreille que l’eau qui tombe doucement, promettait un beau jour ; et laissant une suave odeur sur sa trace, pendant qu’il s’éloignait en voltigeant, il chuchotait quelque chose de ses rapports intimes avec l’été, dont il attendait incessamment l’heureux retour.

Le cavalier solitaire allait toujours du même pas, toujours égal, promenant à travers les arbres un coup d’œil du soleil à l’ombre et de l’ombre au soleil, regardant autour de lui, sans doute, de moment en moment ; mais s’il pensait avec quelque plaisir au jour si beau, au chemin si charmant, c’était seulement pour s’applaudir dans l’intérêt de sa toilette, plus soignée que jamais, d’être favorisé d’un pareil temps. Il souriait alors avec complaisance, mais plutôt comme satisfait de lui-même que de toute autre chose, poursuivant ainsi sa promenade sur son bidet alezan, d’aussi bonne mine que le cavalier, et probablement plus sensible aux scènes intéressantes de la nature dont il marchait environné.

Les massives cheminées du Maypole finirent par se dresser à ses yeux, mais il n’accéléra point son pas, et ce fut toujours avec la même gravité calme qu’il arriva auprès du porche de la taverne. John Willet, qui faisait rôtir sa rouge figure devant un grand feu dans la salle et qui, avec une prévoyance et une vivacité d’esprit prodigieuses, venait de penser, en regardant le ciel bleu, que, si l’état des choses se prolongeait, il faudrait de toute nécessité éteindre les feux et ouvrir les fenêtres toutes grandes, sortit pour tenir l’étrier au gentleman, appelant d’une voix gaillarde : Hugh !

« Oh ! c’est vous ; vous y êtes donc déjà, monsieur ? dit John un peu étonné de la promptitude avec laquelle Hugh avait paru. Menez à l’écurie ce précieux animal, et ayez-en un soin plus que particulier, si vous désirez, garder votre place… Un fainéant, monsieur, comme il n’y en a pas !

– Mais vous avez un fils, répliqua monsieur Chester en donnant sa bride après avoir mis pied à terre, et répondant au salut de l’aubergiste par un négligent mouvement de sa main vers son chapeau. Pourquoi ne l’utilisez-vous pas, lui ? »

– Eh mais, la vérité est, monsieur, repartit John avec une grande importance, que mon fils… Qu'est-ce que vous faites là à m’écouter, vilain curieux ?

– Qui est-ce qui écoute ? riposta Hugh en colère. Avec ça que c’est amusant de vous écouter ! Voulez-vous pas que j’emmène le cheval à l’écurie tout en sueur, pour qu’il s’enrhume ?

– Alors promenez-le de long en large plus loin de nous, monsieur, cria le vieux John, et quand vous me voyez en train de causer avec un noble gentleman, restez à distance. Si vous ne connaissez pas votre distance, monsieur, ajouta M. Willet après une pause énormément longue, durant laquelle il fixa ses grands yeux stupides sur Hugh, et attendit avec une patience exemplaire qu’il lui passât par l’esprit quelque chose qui ressemblât à une idée, nous trouverons un moyen de vous l’apprendre plus vite que ça. »

Hugh haussa les épaules dédaigneusement, prit son air téméraire et traversa de l’autre côté du gazon, où, ayant jeté la bride en bandoulière sur son épaule, il promena le cheval, tout en lançant de temps en temps à son maître, par-dessous ses sourcils touffus, des coups d’œil aussi sinistres qu’un tyran de mélodrame.

M. Chester qui, sans que cela parût, l’avait attentivement observé durant cette courte dispute, entra dans le porche, et se tournant brusquement vers M. Willet, lui dit :

« Vous avez d’étranges domestiques, John.

– Il est certain, monsieur, que celui-ci a l’air assez étrange, répondit l’aubergiste ; mais c’est un bon domestique pour le dehors. Pour les chevaux, les chiens et tout cela, il n’y a pas en Angleterre un plus habile homme que ce Hugh du Maypole. Par exemple, il ne vaut rien pour le dedans, ajouta M. Willet de l’air confidentiel d’un homme qui sentait la supériorité de sa propre nature. Le dedans, c’est mon affaire ; mais si ce gars avait simplement un brin d’imagination, monsieur…

– C'est un garçon actif, je le parierais, dit M. Chester, ayant l’air de se parler à lui-même plutôt qu’à la cantonade.

– Actif, monsieur, riposta John, dont la figure par extraordinaire prit de l’expression ; ce gars-là ! Ohé, ici ! monsieur ! Amenez le cheval par ici, et allez pendre ma perruque à la girouette, pour montrer à ce gentleman si vous êtes leste. »

Hugh ne répondit pas, mais jetant la bride à son maître, et lui arrachant de la tête sa perruque avec si peu de cérémonie et tant de précipitation que M. Willet n’en fut pas peu déconcerté, quoiqu’il en eût exprimé le désir spécial, il grimpa lestement au faîte du mai placé devant la maison, et suspendant la perruque sur la girouette, il l’y fit tourner comme la manivelle d’un tournebroche. Cet exercice achevé, il la lança à terre, et glissant lui-même en bas le long du mai avec une inconcevable rapidité, il se trouva sur ses pieds presque aussitôt que la perruque touchait le sol.

« Voilà, monsieur ! dit John retombant dans son état de stupidité habituelle. Vous ne verrez pas beaucoup d’auberges comme le Maypole, pour y avoir bon logis à pied, à cheval ; ni pour voir ça non plus, quoique ce ne soit rien au prix de tout ce qu’il fait. »

Cette dernière remarque était une allusion à la manière dont Hugh sautait sur le dos d’un cheval, comme il avait fait lors de la première visite de M. Chester, et disparaissait promptement par la porte de l’écurie.

« Ça n’est rien au prix de tout ce qu’il fait, répéta M. Willet en brossant sa perruque avec son poignet, et se décidant intérieurement à distribuer sur les divers articles de la note de son hôte une petite augmentation pour le dommage causé par la poussière à cette pièce de son ajustement. Il saute de presque toutes les fenêtres de la maison. Il n’y a jamais eu de gars pour se jeter comme lui de n’importe où, sans se rompre les os. C'est mon opinion, monsieur, qu’il ne doit guère tout ça qu’à son manque d’imagination, et que, si l’imagination pouvait (chose impossible) lui être fourrée dans la tête, il ne serait plus capable d’en faire autant. Mais nous parlions de mon fils, monsieur.

– C'est vrai, Willet, c’est vrai, dit le visiteur en se tournant vers l’aubergiste avec sa sérénité habituelle. Mon bon ami, qu’est-ce qu’on dit de lui ? »

On m’a rapporté que M. Willet avant de répondre cligna de l’œil. Mais comme il n’a jamais été reconnu coupable d’une telle légèreté de conduite, ni antérieurement ni ultérieurement, on peut regarder cette inconvenance comme une invention de ses ennemis, fondée peut-être sur le fait suivant qui est incontestable. Il prit son hôte par le troisième bouton de son habit sur la poitrine, en comptant à partir du menton, et lui insinuant sa réplique dans l’oreille :

« Monsieur, dit John avec dignité, je connais mon devoir. Nous n’avons pas besoin ici d’amourettes, monsieur, d’amourettes à l’insu des parents. Je respecte certain jeune gentleman, comme un jeune gentleman qu’il est ; je respecte certaine jeune demoiselle, comme une demoiselle qu’elle est, mais ces deux personnes, en tant que les deux font la paire, je ne connais pas ça, monsieur, je n’entends pas ça. Mon fils, monsieur, s’est engagé.

– Je croyais l’avoir vu regarder tout à l’heure à travers la fenêtre du coin, dit M. Chester, qui, naturellement, pensa que, s’il était engagé, il devait être quelque part sous les drapeaux.

– Vous ne vous êtes pas trompé, monsieur, c’est bien lui que vous avez vu, répliqua John. Je vous disais qu’il était engagé… d’honneur, monsieur, à ne pas sortir d’ici. Moi et quelques-uns de mes amis qui passent leurs soirées au Maypole, monsieur, nous avons considéré que c’était le meilleur parti à prendre pour l’empêcher de faire quoi ce soit de fâcheux en opposition avec vos désirs. Nous l’avons fait engager. Et il y a plus, monsieur, nous ne lui laisserons pas rompre son engagement avant un bon bout de temps, je vous en réponds. »

Lorsqu’il eut causé par ses paroles ambiguës cette légère méprise, dont l’origine était sans doute la récente escapade d’un garçon du village, qui venait de s’engager pour de bon, M. Willet se recula de l’oreille de son hôte ; et, sans aucune modification visible dans ses traits, il gloussa de rire trois fois bien distinctement. Il ne riait jamais plus fort que cela. il ne se le serait pas permis (et encore, encore, il fallait des occasions rares et extraordinaires) ; il ne retroussait pas même ses lèvres, et n’aurait pas, pour tout au monde, remué tant seulement son double menton, gras et dodu, lequel en ces circonstances, aussi bien que dans toutes les autres, restait, comme un véritable désert de Sahara, sur la large mappemonde de sa frimousse ; un steppe en blanc sur la carte, un monde inconnu, sans ville, sans verdure et sans eau.

Que personne ne s’étonne si M. Willet se permit ce petit éclat de rire, sans respect pour une personne qu’il avait souvent hébergée et qui avait toujours payé généreusement son passage au Maypole ; c’est au contraire un fait à l’honneur de sa pénétration et de sa sagacité, qui lui conseillaient, contre son habitude, cette démonstration badine et familière. Car M. Willet, après avoir pesé avec soin le père et le fils dans ses balances mentales, était arrivé à la conclusion fort nette que le vieux gentleman était un chaland de meilleure qualité que le jeune. Puis, jetant dans le même plateau, déjà victorieux, son propriétaire, et, par-dessus M. Haredale, le vif agrément de contrecarrer le malheureux Joe, et sa résistance paternelle, en principe général, à toutes les affaires d’amour et de mariage, ce plateau plongea droit vers le plancher, envoyant droit au plafond le jeune gentleman, qui ne pesait pas plus qu’une plume. M. Chester n’était pas homme à se faire illusion sur les motifs de M. Willet ; mais il le remercia avec autant de grâce que si l’aubergiste eût été un des plus désintéressés martyrs qui eussent jamais paru dans ce monde ; et, le laissant maître de lui préparer un dîner de son choix, grande preuve de confiance dans son goût et son jugement, dit-il d’un ton complimenteur, il dirigea ses pas vers la Garenne.

Habillé avec encore plus d’élégance que de coutume, prenant une grâce accomplie de manières, qui, pour être le résultat d’une longue étude, ne lui en laissait pas moins toute son aisance et lui seyait à merveille, donnant à ses traits l’expression la plus sereine et la plus faite pour gagner les cœurs ; bref, irréprochable de tout point, ce qui dénotait qu’il n’attachait pas une médiocre importance à l’impression que sa personne allait faire, il entra sur les limites de la promenade habituelle de Mlle Haredale. À peine eut-il fait quelques pas et jeté un coup d’œil autour de lui, qu’il aperçut une femme venant dans sa direction. Un coup d’œil jeté sur sa taille et sa toilette, comme elle traversait un petit pont de bois qui les séparait, suffit pour lui donner la certitude que c’était bien la personne qu’il désirait voir. Il s’avança sur son chemin, et, le moment d’après, ils étaient tout près l’un de l’autre.

Il ôta son chapeau, et, cédant le sentier à la jeune fille, il la laissa passer. Puis, comme si l’idée ne lui en était venue qu’en ce moment, il se tourna vers elle avec précipitation, et lui dit d’une voix agitée :

« Je vous demande pardon, n’est-ce pas à mademoiselle Haredale que je m’adresse ?

Elle s’arrêta, quelque peu confuse d’être accostée d’une façon si inattendue par un étranger, et répondit oui.

« Quelque chose me disait, reprit-il avec un regard qui était un compliment pour sa beauté, que ce ne pouvait être une autre. Mademoiselle Haredale, je porte un nom qui ne vous est pas inconnu, et qui, pardonnez-moi d’en éprouver à la fois de l’orgueil et du chagrin, résonne, je crois, agréablement à vos oreilles. Je suis déjà d’un certain âge, comme vous voyez. Je suis le père de l’homme que vous daignez distinguer par-dessus tous les autres. Puis-je, pour de puissantes raisons qui me sont bien pénibles, vous prier de m’accorder ici une minute d’entretien ? »

Comment une jeune fille, étrangère à la ruse, avec un cœur plein d’une noble franchise, aurait-elle pu douter de la sincérité de cet homme, surtout quand elle reconnaissait dans sa voix l’écho affaibli d’une voix qu’elle connaissait si bien et qu’elle aimait tant à entendre ? Elle inclina la tête, s’arrêta, et jeta les yeux sur le sol.

« Un peu plus à l’écart, entre ces arbres. C'est la main d’un vieillard que je vous offre, mademoiselle Haredale ; une main loyale et honnête, croyez-le bien. »

Elle y mit la sienne comme il disait ces mots, et se laissa conduire vers un siège voisin.

« Vous m’alarmez, monsieur, dit-elle à voix basse. Vous n’êtes pas porteur de quelque mauvaise nouvelle, j’espère ?

– D'aucune que vous puissiez craindre avant de m’entendre, répondit-il en s’asseyant près d’elle. Édouard va bien, tout à fait bien. C'est de lui que je désire vous parler, certainement ; mais je n’ai pas de malheur à vous annoncer.

Elle inclina la tête de nouveau, comme pour le prier de poursuivre, mais sans rien dire elle-même.

« Je sais que j’ai tout contre moi dans ce que je vais avoir à vous dire, chère mademoiselle Haredale. Croyez-moi, je n’ai pas oublié les sentiments de ma jeunesse au point de ne pas savoir que vous êtes peu disposée à me regarder d’un œil favorable. Vous m’avez entendu dépeindre comme un homme au cœur froid, positif, égoïste.

– Je n’ai jamais, monsieur, interrompit-elle d’un air mécontent et d’une voix ferme, je n’ai jamais entendu parler de vous en termes durs ou incivils. Vous ne rendez pas justice au naturel d’Édouard, si vous croyez votre fils capable de sentiments si bas et si vulgaires.

– Pardonnez-moi, ma douce jeune demoiselle, mais votre oncle…

– Ce n’est pas non plus dans le caractère de mon oncle, répliqua-t-elle, et sa joue se colora davantage ; il n’est pas dans son caractère de frapper dans l’ombre, pas plus que dans le mien d’aimer de pareils actes.

À ces mots elle se leva et voulait le quitter ; mais il la retint doucement de sa main, et il la supplia d’un accent persuasif de l’entendre encore une minute : elle se laissa calmer et consentit à se rasseoir.

« Et c’est, dit M. Chester en levant les yeux au ciel et en apostrophant l’air, c’est ce cœur si franc, si ingénu, si noble, que vous pouvez, Ned, blesser si légèrement ! C'est honteux, honteux pour vous, jeune homme ! »

Elle se tourna vite vers lui, avec un regard de dédain et des éclairs dans les yeux. Dans les yeux de M. Chester il y avait des larmes ; mais il les essuya précipitamment, comme s’il lui eût répugné qu’elle vît cette faiblesse, et il la regarda d’un œil où l’admiration se mêlait à la compassion.

« Je n’aurais jamais cru jusqu’à présent, dit-il, que la conduite frivole d’un jeune homme pût m’émouvoir comme vient de le faire celle de mon propre fils. Je n’avais jamais connu comme en ce moment ce que vaut le cœur d’une femme que ces jeunes garçons se font un jeu de prendre et de quitter avec tant de légèreté. Croyez, chère demoiselle, que jamais, jusqu’à présent, je n’avais connu votre mérite ; et quoique je n’aie fait, en venant vous trouver, que céder à mon horreur pour tout ce qui est tromperie et mensonge, car je l’eusse fait également pour la plus pauvre et la moins douée de votre sexe, je n’aurais pas eu le courage d’affronter cette conversation, si j’avais pu vous peindre à mon esprit telle que vous m’apparaissez réellement. »

Oh ! si Mme Varden avait pu voir le vertueux gentleman quand il prononça ces paroles, avec ses yeux étincelants d’indignation… si elle avait pu entendre sa voix entrecoupée, tremblotante… si elle avait pu le contempler quand, debout et nu-tête au soleil, il épanchait son éloquence avec une énergie inaccoutumée !

La figure altière, mais pâle et tremblante aussi, Emma le regardait en silence. Elle ne parlait ni ne bougeait, mais elle le considérait comme si elle eût voulu lire dans son cœur.

« Je secoue, dit M. Chester, la contrainte que l’affection naturelle imposerait à quelques hommes, et je brise tous autres liens que ceux de la vérité et du devoir Mademoiselle Haredale, vous êtes trompée, vous êtes trompée par votre indigne amant, par mon indigne fils !

Elle le regarda fixement et ne dit pas encore un seul mot. « J'ai toujours été opposé à l’amour dont il a fait profession envers vous, vous serez assez juste, chère mademoiselle Haredale, pour vous le rappeler, votre oncle et moi fûmes ennemis dans notre jeunesse, et, si j’avais cherché des représailles, j’aurais pu en trouver ici. Mais en devenant vieux nous devenons plus sages, meilleurs, j’aimerais à l’espérer, et dès le principe j’ai été opposé à mon fils dans cette tentative. J’en prévoyais la fin, et je voulais vous l’épargner, si cela m’était possible.

– Parlez ouvertement, monsieur, balbutia-t-elle, vous me trompez ou vous vous trompez. Je ne vous crois pas, je ne le peux pas, je ne le dois pas.

– D'abord, dit M. Chester d’un ton insinuant, comme il y a peut-être dans votre esprit quelque secret sentiment de colère que je ne veux pas exploiter, prenez, je vous prie, cette lettre. Elle est tombée en mes mains par hasard, par suite d’une méprise, elle était destinée à vous expliquer, m’a-t-on dit, pourquoi mon fils n’a pas répondu à un autre billet de vous. À Dieu ne plaise, mademoiselle Haredale, dit le bon gentleman avec une grande émotion, qu’il reste dans votre tendre cœur un injuste sujet de reproche contre Édouard ! Vous deviez connaître, comme vous allez le voir, qu’Édouard n’est pas en faute sur ce point. »

Un semblable procédé semblait si candide, si scrupuleux, si honorable, si vrai et si juste, il y avait là quelque chose qui en rendait le loyal auteur si digne de confiance, qu’Emma sentit, pour la première fois, son cœur défaillir. Elle se détourna et fondit en larmes.

« Je voudrais, dit M. Chester en se penchant vers elle en lui parlant d’une voix douce et tout à fait vénérable je voudrais, chère demoiselle, que ma tâche fût de dissiper et non d’accroître ces témoignages de votre douleur. Mon fils, mon fils égaré… car je ne veux pas l’accuser d’être criminel de propos délibéré : les jeunes gens qui ont déjà eu deux ou trois amourettes auparavant agissent sans réflexion, sans savoir seulement le mal qu’ils font… rompra la foi qu’il vous a engagée ; il l’a même rompue maintenant. M'arrêterai-je là, et, après vous avoir donné cet avertissement, laisserai-je à l’avenir le soin de le justifier, ou bien voulez-vous que je continue ?

– Continuez, monsieur, répondit-elle, et parlez plus ouvertement encore ; vous le devez pour lui comme pour moi.

– Ma chère demoiselle, dit M. Chester en se courbant vers elle d’une manière encore plus affectueuse, que je voudrais nommer ma chère fille, mais les destins ne le permettent pas, Édouard cherche à rompre avec vous sous un prétexte faux et tout à fait inexcusable. Je le sais par ses manifestations, j’en ai eu la preuve de sa main. Pardonnez-moi si j’ai surveillé sa conduite ; je suis son père ; votre paix et son honneur m’étaient chers, et il ne me restait plus d’autre ressource. Une lettre se trouve en ce moment sur son pupitre, prête à vous être envoyée, et dans laquelle il vous dit que notre pauvreté… notre pauvreté, la sienne et la mienne, mademoiselle Haredale, l’empêche de persister et de prétendre à votre main ; dans laquelle il vous offre, vous propose volontairement, de vous dégager de votre foi, et parle avec magnanimité (ce que les hommes font très communément en pareil cas) d’être un jour plus digne de votre attention, et ainsi de suite ; une lettre, enfin, dans laquelle non seulement il fait avec vous des façons, pardonnez-moi l’expression, je voudrais appeler à votre secours votre orgueil et votre dignité ; non seulement il fait avec vous des façons pour retourner, je le crains, à l’objet dont les dédains lui avaient inspiré sa courte passion pour vous (car elle prit naissance dans sa vanité blessée), mais encore affecte de se faire un mérite et une vertu de son prétendu sacrifice. »

Emma lança de nouveau à M. Chester un regard orgueilleux, comme par un mouvement involontaire, et elle répliqua le cœur gros :

« Si ce que vous dites est vrai, il prend une peine bien inutile, monsieur, pour exécuter son dessein. Il est bien bon de se préoccuper de la paix de mon esprit. Je lui en suis fort obligée.

– Vous reconnaîtrez si ce que je vous dis est vrai, chère demoiselle, repartit M. Chester, en recevant ou en ne recevant pas la lettre dont je vous parle… Haredale, mon cher garçon, je suis charmé de vous voir, quoique nous nous rencontrions dans une circonstance singulière et assez triste. Vous vous portez bien je l’espère ? »

À ces mots, la jeune demoiselle leva ses yeux qui étaient pleins de larmes en voyant son oncle debout en effet devant eux, se sentant d’ailleurs incapable de supporter l’épreuve d’entendre ou de dire elle même un mot de plus, elle s’éloigna précipitamment et les laissa. Ils restèrent à se regarder l’un l’autre et à suivre des yeux Emma qui se retirait sans que, pendant longtemps, ni l’un ni l’autre ouvrît la bouche.

« Qu'est-ce que cela signifie ? Expliquez-vous, dit enfin M. Haredale. Pourquoi êtes-vous ici, et pourquoi avec elle ?

– Mon cher ami, répondit l’autre en reprenant ses manières accoutumées avec une merveilleuse promptitude, et se jetant sur le banc d’un air fatigué, vous m’avez dit il n’y a pas longtemps, à cette vieille taverne délicieuse dont vous êtes le propriétaire estimé (c’est un charmant établissement pour des personnes qui ont des occupations rurales et une santé assez robuste pour ne pas craindre d’attraper un rhume), que j’avais la tête et le cœur d’un mauvais génie en toute matière de déception. J’ai pensé alors, j’ai pensé réellement que vous me flattiez, mais maintenant je commence à m’étonner de votre discernement et, vanité à part, je crois sincèrement que vous disiez la vérité. Avez-vous jamais simulé l’extrême ingénuité et l’honnête indignation ? Mon cher garçon, vous n’imaginez pas si vous ne l’avez jamais fait, combien un effort de ce genre fatigue un homme. »

M. Haredale l’examina d’un regard de froid mépris.

« Vous ne seriez pas fâché d’échapper à une explication, dit-il en croisant ses bras, mais il m’en faut une, je peux attendre.

– Pas du tout, pas du tout, mon bon monsieur, vous n’attendrez pas un moment, répliqua son ami en croisant nonchalamment ses jambes, c’est la chose la plus simple du monde, et l’explication ne sera pas longue : Ned a écrit une lettre, une enfantine, honnête, sentimentale composition qui est encore sur son pupitre parce qu’il n’a pas eu le cœur de l’envoyer. J'ai pris une liberté que mon affection et mon anxiété paternelle excusent suffisamment, et je me suis approprié la connaissance de ce que renferme cette lettre ; je l’ai décrit à votre nièce (une personne enchanteresse, Haredale, une créature angélique), avec quelques traits et quelques couleurs adaptés à notre dessein. C'est une affaire faite, vous pouvez désormais être tranquille ; c’est fini. Privés de leurs entremetteurs, l’orgueil et la jalousie de la jeune fille étant excités au plus haut degré, personne n’étant là pour la détromper, et vous y étant au contraire pour appuyer mes assertions, vous verrez que leurs rapports cesseront avec la réponse qu’elle va faire. Si elle reçoit la lettre de Ned demain vers midi, vous pouvez dater leur séparation de demain soir. Je ne vous demande pas de remercîment, vous ne m’en devez aucun ; j’ai agi pour moi-même, et, si j’ai avancé les résultats de notre pacte avec toute l’ardeur que vous auriez pu désirer vous-même, je l’ai fait par pur égoïsme, eu vérité.

– Je maudis ce pacte, comme vous l’appelez, de tout mon cœur et de toute mon âme, répliqua l’autre ; il a été fait dans une mauvaise heure. Je me suis engagé à un mensonge, je me suis ligué avec vous, et, quoique je l’aie fait par le plus légitime motif et qu’il m’en coûte un effort que peut-être peu d’hommes connaissent, je me hais et me méprise pour cette action.

– Vous vous échauffez beaucoup, dit M. Chester avec un sourire languissant.

– Oui, je m’échauffe. Votre sang-froid me rend fou. Morbleu ! Chester, si votre sang coulait plus chaud dans vos veines, et si je n’étais pas astreint à des devoirs qui me contiennent et m’arrêtent… Allons, c’est fini ; vous le dites, et sur une chose de ce genre je peux vous croire. Quand j’éprouverai des remords de cette perfidie, je penserai à vous et à votre mariage, et j’essayerai de me justifier par un tel souvenir, d’avoir séparé Emma et votre fils, à tout prix. Voilà notre contrat biffé maintenant, et nous n’avons plus qu’à nous quitter. »

M. Chester lui adressa avec grâce un baiser de la main ; et avec la figure tranquille qu’il avait conservée pendant cette scène, même quand il avait vu son compagnon torturé et transporté par la colère, au point que tout son corps en était ébranlé, il demeura sur son siège dans une attitude indolente, observant M. Haredale qui s’éloignait.

« Mon bouc émissaire et mon souffre-douleur à l’école, dit-il en levant sa tête pour regarder après lui ; mon ami d’autrefois, qui ne put pas s’assurer la maîtresse dont il avait gagné l’amour, et qui me rapprocha d’elle pour que je pusse mieux le supplanter. Je triomphe dans le présent et dans le passé. Aboie, pauvre chien galeux et pelé ; la fortune a toujours été de mon côté ; tes aboiements me font plaisir. »

Le lieu où ils s’étaient rencontrés était une avenue d’arbres. M. Haredale, sans passer de l’autre côté, avait marché tout droit. Il tourna par hasard la tête quand il fut à une distance considérable, et voyant que son ancien camarade s’était levé depuis son départ et regardait après lui, il s’arrêta, croyant que peut-être l’autre avait envie de venir le rencontrer, et l’attendit de pied ferme.

« Un jour, un jour peut-être, mais pas encore, se dit M. Chester en agitant sa main, comme s’ils eussent été les meilleurs amis, et se retournant pour s’éloigner. Pas encore, Haredale. La vie est assez agréable pour moi ; pour vous elle est triste et pesante. Non. Croiser l’épée avec un pareil homme, se prêter ainsi à son humeur, à moins d’une extrémité, ce serait véritablement une faiblesse. »

Malgré tout cela, il dégaina en s’en allant, et, sans y penser, il laissa courir vingt fois ses yeux de la garde de son épée à la pointe. Mais c’est la réflexion qui fait que l’on vit vieux. Il se rappela cet adage, remit son arme au fourreau, détendit son sourcil contracté, fredonna un air des plus gais et de l’humeur la plus enjouée lui-même, il redevint comme devant l’imperturbable M. Chester.

Chapitre XXX. §

Il y a malheureusement des gens dont un proverbe populaire dit que, si vous leur accordez un pied, ils en prennent quatre. Sans citer les illustres exemples de ces héroïques fléaux de l’humanité, dont l’aimable chemin dans la vie a été tracé, depuis leur naissance jusqu’à leur mort, à travers le sang, le feu et les ruines, et qui semblent n’avoir existé que pour apprendre à l’humanité que, comme l’absence du mal est un bien, la terre, purgée de leur présence, peut être considérée comme un lieu de bénédiction ; sans citer d’aussi puissants exemples, contentons-nous de celui du vieux John Willet.

Le vieux John Willet ayant empiété un bon pouce, grande mesure, sur la liberté de Joe, et lui ayant rogné une grande aune de permission d’ouvrir la bouche, devint si despotique et si superbe, que sa soif de conquêtes ne connut plus de bornes. Plus le jeune Joe se soumit, plus le vieux John se montra absolu. L'aune fut bientôt réduite à néant : on en vint aux pieds, aux pouces, aux lignes ; et le vieux John continua de la manière la plus plaisante à tailler dans le vif de ses réformes, à retrancher tous les jours quelque chose sur la liberté de parole ou d’action de son esclave, enfin à se conduire dans sa petite sphère avec autant de hauteur et de majesté que le plus glorieux tyran des temps anciens ou modernes qui ait jamais eu sa statue érigée sur la voie publique.

De même que les grands hommes sont excités aux abus de pouvoir (quand ils ont besoin d’y être excités, ce qui n’arrive pas souvent) par leurs flatteurs et leurs subalternes, ainsi le vieux John fut poussé à ces empiétements d’autorité par l’applaudissement et l’admiration de ses compères du Maypole. Chaque soir, dans les intermèdes de leurs pipes et de leurs pots de bière, ils secouaient leurs têtes et disaient que M. Willet était un père de la bonne vieille roche anglaise ; qu’il n’y avait pas à lui parler de ces inventions modernes de douceur paternelle, ni des méthodes du jour ; qu’il leur rappelait exactement à tous ce qu’étaient leurs pères quand ils étaient petits garçons, et qu’il faisait bien ; qu’il vaudrait mieux pour le pays qu’il y eût plus de pères comme lui, et que c’était pitié qu’il n’y en eût point davantage ; avec beaucoup d’autres remarques originales de la même nature. Puis ils condescendaient à faire comprendre au jeune Joe que tout cela était pour son bien, et qu’il en serait reconnaissant un jour. M. Cobb, en particulier, l’informait que, quand il avait son âge, son père lui donnait un paternel coup de pied, un horion sur les oreilles, ou une taloche sur la tête, ou quelque petit avertissement de ce genre, comme il aurait fait toute autre chose ; et il remarquait en outre, avec des regards très significatifs, que, s’il n’avait pas reçu cette judicieuse éducation, il n’aurait jamais pu devenir ce qu’il était. Et la conclusion n’était que trop probable, car il était devenu le chien le plus hargneux de toute la compagnie. Bref, entre le vieux John et les amis du vieux John, il n’y eut jamais un infortuné garçon, si rudoyé, si malmené, si tourmenté, si irrité, si harcelé, ni si abreuvé du dégoût de la vie que le pauvre Joe Willet.

C'en était venu au point que c’était à présent l’état de choses officiel et légal ; mais, comme le vieux John avait un vif désir de faire briller sa suprématie aux yeux de M. Chester, il se surpassa ce jour-là, et il aiguillonna et échauffa tellement son fils et héritier que, si Joe n’avait pris avec lui-même l’engagement solennel de garder ses mains dans ses poches lorsqu’elles n’étaient pas occupées d’une autre façon, il est impossible de dire ce qu’il en aurait fait peut-être. Mais la plus longue journée a son terme, et M. Chester finit par monter sur son cheval, qui était prêt devant la porte.

Comme le vieux John ne se trouvait pas là en ce moment, Joe, qui, dans le comptoir, méditait sur son triste sort et sur les perfections innombrables de Dolly Varden, courut dehors pour tenir l’étrier à son hôte et l’aider à monter. M. Chester était à peine en selle, et Joe était en train de lui faire un gracieux salut, quand le vieux John, plongeant du porche dans la cour, saisit son fils au collet.

« Pas de cela, monsieur, dit John, pas de cela, monsieur. Il ne faut point rompre votre engagement. Comment osez-vous, monsieur, franchir la porte sans permission ? Vous cherchez à vous sauver, n’est-ce pas, monsieur, comme un parjure ? Que prétendez-vous, monsieur ?

– Lâchez-moi, père, dit Joe d’un air suppliant, lorsqu’il aperçut un sourire sur la figure du visiteur et qu’il observa le plaisir que lui procurait sa mésaventure. C'est trop fort aussi. Qui est-ce qui songe à se sauver ?

– Qui est-ce qui songe à se sauver ? cria John en le secouant. Eh mais, c’est vous, monsieur. C'est vous : c’est vous, petit polisson, monsieur, ajouta John, en le colletant d’une main et employant l’autre à faire au visiteur un salut d’adieu, c’est vous qui voulez vous glisser comme un serpent dans les maisons, et susciter des différends entre de nobles gentlemen et leurs fils ; direz-vous que ce n’est pas vous, hein ? Taisez-vous, monsieur. »

Joe ne fit pas d’effort pour répliquer. Sa honte était consommée : la dernière goutte allait faire déborder le vase. Il se dégagea de l’étreinte de son père, lança un regard courroucé à l’hôte qui partait, et retourna dans l’auberge.

« Si ce n’était pour elle, pensa Joe, en se jetant à une table dans la salle commune et laissant tomber sa tête sur ses bras ; si ce n’était pour Dolly (car je ne pourrais supporter l’idée qu’elle pût me croire un mauvais sujet, comme ils ne manqueraient pas de le dire, si je me sauvais de la maison), le Maypole et moi nous nous séparerions cette nuit. »

Le soir étant alors arrivé, Salomon Daisy, Tom Cobb et le long Parkes, étaient réunis dans la salle commune, d’où ils avaient été témoins par la fenêtre de toute la scène. M. Willet, les joignant bientôt après, reçut les compliments de ses compagnons avec un grand calme, alluma sa pipe, et s’assit parmi eux.

« Nous verrons, messieurs, dit John après une longue pause qui est le maître ici et qui ne l’est pas. Nous verrons si ce sont les petits polissons qui doivent mener les hommes, ou si ce sont les hommes qui doivent mener les petits polissons.

– C'est vrai aussi, dit Salomon Daisy avec quelques inclinations de tête d’un caractère approbatif, vous avez raison. Johnny. Très bien, Johnny. Bien dit, monsieur Willet. Brayvo, monsieur. »

John porta lentement ses yeux sur l’approbateur, le regarda longtemps, et finit par faire cette réponse qui consterna l’auditoire d’une manière inexprimable : « Quand je voudrai des encouragements de vous, monsieur, je vous en demanderai. Je vous prie de me laisser tranquille, monsieur. Je n’ai pas besoin de vous, j’espère. Ne vous frottez pas à moi, s’il vous plaît.

– Ne prenez point pas mal la chose, Johnny ; je n’ai pas eu de mauvaise intention, dit le petit homme pour sa défense.

– Très bien, monsieur, dit John, plus obstiné que de coutume après sa dernière victoire. Ne vous occupez pas de ça, monsieur ; je saurai bien me tenir tout seul, je pense, monsieur, sans que vous vous donniez la peine de me soutenir. » Et après cette riposte, M. Willet, fixant ses yeux sur le chaudron, tomba dans une sorte d’extase tabachique.

L'entrain de la société se trouvant singulièrement amorti par la conduite embarrassante de leur hôte, on ne dit rien de plus pendant longtemps ; mais enfin M. Cobb prit sur lui de remarquer, en se levant pour vider les cendres de sa pipe, qu’il espérait que Joe dorénavant apprendrait à obéir à son père en toutes choses, ayant vu ce jour-là que M. Willet n’était pas un homme avec lequel on pût badiner ; et il ajouta qu’il lui recommandait, poétiquement parlant, de ne pas s’endormir sur le rôti.

« Et vous, je vous recommande en revanche, dit, en levant les yeux, Joe dont la figure était toute rouge, de ne pas m’adresser la parole.

– Taisez-vous, monsieur, cria M. Willet, en se réveillant soudain, et se retournant.

– Je ne me tairai pas, père, cria Joe, en frappant du poing la table, et si fort que les verres et les pots dansèrent ; c’est bien assez dur de souffrir de vous pareilles choses ; je ne les endurerai plus de tout autre, quel qu’il soit. Ainsi je le répète, monsieur Cobb, ne m’adressez pas la parole.

– Eh mais, qui êtes-vous donc, dit M. Cobb d’un air narquois, pour qu’on ne puisse vous parler, hein, Joe ?

À cela Joe ne répondit pas ; mais, avec un sombre hochement de tête qui n’était pas du tout de bon augure, il reprit sa position antérieure. Il l’aurait conservée paisiblement jusqu’à la fermeture de l’auberge au bout de la soirée ; mais M. Cobb, stimulé par l’étonnement que causait à la société la présomption du jeune homme, riposta en lui décochant quelques brocards ; c’était trop : la chair et le sang ne purent supporter cela. En un seul moment s’accumulèrent la vexation et le courroux de bien des années. Joe bondit, renversa la table, tomba sur son ennemi invétéré, le gourma de toute sa force et de toute son adresse, et finit par le lancer avec une rapidité surprenante contre un monceau de crachoirs dans un coin. M. Cobb y plongeant, la tête la première, avec un fracas terrible, resta étendu de tout son long parmi les ruines, abasourdi et sans mouvement. Alors le vainqueur, n’attendant pas que les spectateurs le complimentassent sur son triomphe, se retira dans sa chambre à coucher, et, se considérant comme en état de siège, il entassa contre la porte tous les meubles transportables, en guise de barricade.

« Voilà qui est fait, dit Joe, en s’asseyant sur son bois de lit et essuyant sa figure échauffée. Je savais que j’en viendrais là. Le Maypole et moi, il faut que nous nous séparions. Je suis un vagabond, un coureur, elle me liait pour toujours. Tout est perdu ! »

Chapitre XXXI. §

Réfléchissant sur sa malheureuse destinée, Joe resta assis et écouta longtemps ; il s’attendait à chaque instant à entendre l’escalier crier sous leurs pas ou à être salué des sommations de son digne père, exigeant qu’il capitulât sans condition et se rendît tout de suite. Mais ni voix ni pas ne vint jusqu’à lui, et, quoique des échos de portes qu’on fermait, de gens qui allaient et venaient dans les chambres avec précipitation, résonnant de temps en temps à travers les grands corridors et pénétrant au fond de sa solitude reculée, lui fissent comprendre qu’il y avait en bas un bouleversement extraordinaire, aucun son plus rapproché ne troubla le lieu de sa retraite, qui semblait encore plus paisible à cause de ces bruits lointains, et qui était triste et sombre comme la cellule d’un ermite.

Il fit de plus en plus noir. Le gothique ameublement de cette chambre, espèce d’hôpital des invalides pour les meubles de la maison, devint indistinct et fantastique. Les chaises et les tables, qui étaient dans le jour d’aussi honnêtes estropiées que possible, prirent un caractère équivoque et mystérieux, et un vieux lépreux de paravent en cuir terni de l’Inde, avec bordure d’or, qui jadis avait tenu en respect plus d’un courant d’air dangereux et servi de rempart à plus d’une joyeuse figure, le regardait d’un air rébarbatif et spectral, et se tenait de toute sa hauteur dans les coins qu’on lui avait assigné, semblable à quelque maigre fantôme qui attendait qu’on lui adressât des questions. Un portrait en face de la fenêtre, portrait bizarre d’un vieux général aux yeux gris, dans un cadre ovale, semblait cligner de l’œil et s’assoupir à mesure que le jour baissait ; et enfin, quand la dernière des faibles taches lumineuses du jour s’évanouit, il parut fermer les yeux de bon cœur et s’endormir solidement. Il y avait là un tel silence et un tel mystère autour de toute chose, que Joe ne put s’empêcher d’en suivre l’exemple. Il se livra donc au sommeil comme tout le reste et rêva de Dolly, jusqu’à ce que l’horloge de l’église de Chigwell sonna deux heures.

Personne ne vint encore. Les bruits lointains de la maison avaient cessé ; au dehors tout était également tranquille, sauf lorsque aboyait par hasard un chien à large gueule, ou lorsque le vent agitait les branches des arbres. Il regarda mélancoliquement, de la fenêtre ouverte, chaque objet bien connu qui gisait endormi à l’obscure lueur de la lune ; puis se traînant vers le siège qu’il avait quitté, il pensa à l’algarade de la veille, tant qu’après y avoir pensé longtemps, il lui sembla qu’un mois s’était écoulé depuis cette scène. Tandis qu’il s’assoupissait, méditait, allait à la fenêtre et regardait au dehors, la nuit se passa ; le vieux paravent rébarbatif, les chaises et les tables ses contemporaines, commencèrent lentement à se révéler dans leurs formes accoutumées ; le général aux yeux gris recommença à cligner de l’œil, à bâiller, à se réveiller, et enfin, quand il fut réveillé tout à fait, il se montra mal à son aise, transi de froid et l’air hagard, à la triste lumière grisâtre du matin.

Le soleil perçait déjà au-dessus des arbres de la forêt ; déjà s’étendaient à travers le brouillard onduleux de brillantes barres d’or, quand Joe jeta de la fenêtre sur le sol un petit paquet avec son fidèle bâton, et se prépara à descendre lui-même.

Ce n’était pas une tâche bien difficile, car il y avait là tout du long tant de saillies et tant de bouts de chevrons, que cela faisait presque un escalier rustique, d’où il ne restait plus à faire qu’un saut de quelques pieds pour être en bas.

Joe se trouva bientôt sur la terre ferme, son bâton à la main, son paquet sur l’épaule, et il leva les yeux pour regarder le vieux Maypole, peut-être pour la dernière fois.

Il ne l’apostropha pas d’un adieu solennel, comme aurait pu le faire un vétéran de rhétorique ; il ne le maudit pas non plus, car il n’avait pas dans son cœur le moindre fiel contre quoi que ce fut au monde. Il éprouvait au contraire plus d’affection et de tendresse à son égard qu’il n’en avait jamais éprouvé dans toute sa vie. Il lui dit donc de tout son cœur : « Dieu vous bénisse ! » comme souhait d’adieu, se détourna et s’éloigna.

Il se mit en route d’un bon pas. Il était plein de grandes pensées : il voulait être soldat, mourir dans quelque contrée étrangère où il y eût beaucoup de chaleur et beaucoup de sable, et laisser en mourant Dieu sait quelles richesses inouïes de ses parts de prise à Dolly, qui serait fort affectée lorsqu’elle viendrait à le savoir. Rempli de ces visions de jeune homme, quelquefois ardentes, quelquefois mélancoliques, mais qui avaient toujours la jeune fille pour point central, il poussa en avant avec vigueur, jusqu’à ce que le tapage de Londres retentit à ses oreilles, et que l’enseigne du Lion Noir se dressa à ses yeux.

Il n’était alors que huit heures, et le Lion Noir fut très étonné en le voyant entrer les pieds couverts de poussière à cette heure matinale, et sans la jument grise encore, pour lui tenir au moins compagnie. Mais Joe ayant demandé qu’on lui servît à déjeuner le plus tôt possible, et ayant donné, quand le déjeuner eut été placé devant lui, d’incontestables témoignages d’un appétit excellent, le Lion lui fit comme de coutume un accueil hospitalier, et le traita avec ces marques de distinction auxquelles, à titre de pratique régulière et de membre de la franc-maçonnerie du métier, il avait tous les droits du monde.

Ce Lion ou cet aubergiste, car on appelait ainsi l’homme du nom de la bête, pour avoir prescrit à l’artiste qui avait peint son enseigne de mettre tout ce qu’il avait de talent d’invention et d’exécution à faire passer, avec autant d’exactitude que possible, dans les traits du roi des animaux dont elle portait l’effigie, une contrefaçon de sa propre figure, était un gentleman presque égal par la promptitude de son intelligence et la subtilité de son esprit au puissant John lui-même. Mais voici en quoi consistait entre eux la différence : c’est que, tandis que l’extrême sagacité et l’extrême finesse de M. Willet résultaient des efforts d’une nature spontanée, le lion semblait devoir la moitié de ses moyens à la bière, dont il absorbait de si copieuses gorgées que la plupart de ses facultés étaient complètement noyées et entraînées par ce liquide, sauf une seule, la grande faculté du sommeil, qu’il conservait à un degré de perfection surprenant. Le Lion qui craquait au vent au-dessus de la porte de la taverne était donc, à dire la vérité, un lion assoupi, apprivoisé, sans vigueur ; et, comme ces représentants sociaux d’une classe sauvage offrent habituellement un caractère conventionnel (étant peints, en général, dans des attitudes impossibles et avec des couleurs qui ne sont pas de ce monde), les plus ignorants et les plus mal informés du voisinage croyaient fréquemment voir en lui le portrait véritable de l’aubergiste en costume officiel pour quelque grande cérémonie funèbre, ou pour un deuil public.

« Quel est donc le gaillard qui fait tant de bruit dans la salle voisine ? dit Joe, lorsqu’il eut déjeuné et qu’il se fut levé et brossé.

– Un sergent recruteur, répliqua le Lion. »

Joe tressaillit involontairement. Il rencontrait là tout juste l’objet de ses rêvasseries tout le long du chemin.

« Et je souhaiterais, dit le Lion, qu’il fût bien loin d’ici. Ces gens-là et leur bande font beaucoup de bruit, mais ne consomment guère. Des cris et du tapage, tant qu’on en veut, mais de l’argent, bonsoir. Votre père n’aime pas ces chalands-là, je le sais. »

Peut-être ne les aimait-il guère, en effet, en aucune circonstance : mais peut-être, s’il eût pu savoir ce qui se passait en ce moment dans l’esprit de Joe, les eût-il moins aimés que jamais.

« Il recrute pour un …, pour un beau régiment ? dit Joe en donnant un coup d’œil à un petit miroir rond suspendu dans le comptoir.

– Oui, je crois, répliqua l’hôte ; c’est à peu près la même chose, n’importe le régiment pour lequel il recrute. Je me suis laissé dire qu’il n’y a pas grande différence entre un bel homme et un autre, quand ils attrapent une balle dans le ventre.

– Tout le monde n’attrape pas une balle, dit Joe.

– Non, répondit le Lion, pas tout le monde, et ceux-là qui sont tués, en supposant que leur affaire soit bientôt faite, sont les plus heureux dans mon opinion.

– Ah ! riposta Joe, vous n’avez donc nul souci de la gloire ?

– Souci de quoi ? dit le Lion.

– De la gloire.

– Non, répliqua le Lion avec une suprême indifférence. Je n’en ai nul souci. Vous avez raison en cela, monsieur Willet. Quand la gloire viendra ici me demander quelque chose à boire, et me changera une guinée pour le payer, je le lui donnerai pour rien. Voyez-vous, monsieur, je crois qu’une auberge qui veut faire ses affaires fera aussi bien de prendre un lion noir pour enseigne que non pas « les armes de la gloire. »

Ces remarques n’étaient pas du tout encourageantes, Joe sortit du comptoir, s’arrêta à la porte de la salle voisine, et écouta. Le sergent décrivait la vie militaire. On ne faisait que boire, disait-il, excepté qu’il y avait de grands intervalles pour manger et faire l’amour. Une bataille était la plus belle chose du monde, quand votre côté la gagnait, et les Anglais gagnaient toujours.

« Supposons que vous seriez tué, monsieur ? dit une voix timide dans un coin.

– Eh bien, monsieur, supposons que vous le seriez, dit le sergent, qu’arrive-t-il alors ? Votre pays vous aime, monsieur ; S. M. le roi Georges III vous aime ; votre mémoire est honorée, révérée, respectée ; tout le monde a de la tendresse pour vous, de la reconnaissance pour vous ; votre nom est couché tout au long dans un livre au ministère de la guerre. Dieu me damne, gentleman, ne devons-nous pas tous mourir un jour ou l’autre, hein ? »

La voix toussa et ne dit plus rien.

Joe entra dans la salle. Une demi-douzaine de gars s’y étaient réunis et groupés ; ils écoutaient d’une oreille avide. L'un d’eux, un charretier en blouse, avait l’air d’hésiter encore, quoique disposé à s’enrôler. Le reste, qui n’était nullement disposé à en faire autant, le pressait vivement de prendre ce parti (voilà bien les hommes !), appuyait les arguments du sergent, et ricanait ensemble.

« Il n’y a pas besoin, mes amis, dit le sergent, qui était assis un peu à l’écart, à boire sa liqueur, d’en dire bien long pour des lurons résolus (ici il jeta un regard sur Joe), mais voilà le vrai moment. Je ne veux pas vous enjôler. Le roi n’en est pas réduit là, j’espère. Ce qu’il nous faut, ce n’est pas du sang de navet, c’est un sang jeune et bouillant. Nous ne prenons point des hommes de pacotille. Il nous faut des gens d’élite. Je ne viens pas vous compter des gausses d’écolier ; mais ! Dieu me damne, si je vous citais tous les fils de gentlemen qui servent dans notre corps, après quelques peccadilles peut-être ou quelques castilles avec les papas… »

Ici son regard se porta encore sur Joe, et avec tant de bonhomie, que Joe lui fit signe de sortir. Il sortit tout de suite.

« Vous êtes un gentleman, sacrebleu. lui dit-il d’abord en lui donnant une claque sur le dos. Vous êtes un gentleman déguisé, moi aussi ; jurons-nous amitié. »

Joe ne fit pas exactement comme cela, mais il lui donna une poignée de main, et le remercia de sa bonne opinion.

« Vous désirez servir ? dit son nouvel ami. Vous servirez, vous êtes fait pour le service. Vous êtes né pour être un des nôtres. Que voulez-vous boire ?

– Rien pour le moment, répliqua Joe avec un faible sourire. Je ne suis pas encore tout à fait décidé.

– Un garçon plein d’ardeur comme vous, et qui n’est pas décidé ! cria le sergent. Tenez ! laissez-moi sonner ; vous serez décidé dans une demi-minute, j’en suis sûr.

– Vous êtes bien dans l’erreur, répliqua Joe : car, si vous sonnez ici où je suis connu, vous allez faire évaporer en un clin d’œil ma vocation militaire. Regardez-moi en face. Vous me voyez bien, n’est-ce pas ?

– Si je vous vois ! répliqua le sergent avec un juron ; jamais plus beau garçon ni plus propre à servir son roi et son pays n’a frappé mes… yeux, ajouta-t-il en intercalant une épithète de troupier.

– Je vous remercie, dit Joe, je ne vous ai pas demandé cela pour avoir de vous un compliment, mais je vous remercie tout de même. Ai-je l’air d’un poltron ou d’un menteur ? »

Le sergent répondit avec beaucoup de protestations flatteuses qu’il n’en avait pas l’air, et que si son propre père, à lui, sergent, était là soutenant qu’il en avait l’air, il passerait de bon cœur son épée au travers du corps du vieux gentleman. et croirait faire un acte méritoire.

Joe lui exprima combien il lui était obligé et continua :

« Vous pouvez vous fier à moi, et compter sur ce que je vous dis. Je crois que je m’enrôlerai ce soir dans votre régiment. Si je ne le fais pas maintenant, c’est que je n’ai pas besoin de prendre avant ce soir un engagement qui ne pourra plus être rétracté. Où vous trouverai-je donc dans la soirée ? »

Son ami répliqua avec quelque répugnance, et après beaucoup d’inutiles instances pour régler immédiatement l’affaire, que son quartier général était à la Bûche Tortue, dans Tower-Street, où on le trouverait éveillé jusqu’à minuit, et dormant jusqu’au lendemain à l’heure du déjeuner.

« Et si je vais vous rejoindre (il y a un million à parier contre un que j’irai), quand m’emmènerez-vous de Londres ? demanda Joe.

– Demain matin, à huit heures et demie, répliqua le sergent, Vous partirez pour l’étranger… pour une contrée où tout est soleil et pillage… le plus beau climat du monde.

– Partir pour l’étranger, dit Joe en donnant une poignée de main, c’est précisément ce que je souhaite. Vous pouvez m’attendre.

– Vous êtes un des lurons qu’il nous faut, cria le sergent, retenait la main de Joe dans l’excès de son enthousiasme. Vous êtes un luron à faire vite votre chemin. Je ne dis pas ça par jalousie ou parce que je voudrais diminuer en rien l’honneur de vos succès ; mais, si j’avais été élevé et instruit comme vous, je serais à présent colonel.

– À d’autres, l’ami ! dit Joe ; je ne suis pas si nigaud que vous croyez. Il y a nécessité quand le diable vous pousse, et le diable qui me pousse, c’est une bourse vide et des contrariétés à la maison. Pour l’instant, adieu.

– Vivent le roi et le pays ! cria le sergent en agitant son drapeau.

– Vivent le pain et la viande ! » cria Joe en faisant claquer ses doigts. Et c’est ainsi qu’ils se séparèrent.

Il avait très peu d’argent dans sa poche, si peu en vérité que, après avoir payé son déjeuner (car il était trop honnête et peut-être aussi trop fier pour laisser l’écot à la charge de son père), il ne lui restait qu’un penny. Il eut néanmoins le courage de résister à toutes les affectueuses importunités du sergent, qui le conduisit jusqu’à la porte avec beaucoup de protestations d’éternelle amitié et le pria en particulier de lui faire la faveur d’accepter un seul et unique shilling d’avance sur son engagement. Rejetant à la fois ses offres d’espèces et de crédit, Joe s’en alla comme il était venu, avec son bâton et son paquet, déterminé à passer sa journée le mieux qu’il pourrait, et à se rendre chez le serrurier le soir à la brune ; car il ne voulait pas après tout partir sans dire un mot d’adieu à la charmante Dolly Varden.

Il sortit de Londres par Islington et poussa jusqu’à Highgate ; il s’assit sur bien des pierres, devant bien des portes, mais il n’entendit pas les cloches lui dire de s’en retourner. C'était bon du temps du noble Whittington, la fine fleur des marchands ; mais les cloches ont fini par avoir moins de sympathie pour l’humanité. Elles ne sonnent que pour de l’argent et dans des occasions solennelles. Le nombre des émigrants s’est accru ; des vaisseaux quittent la Tamise pour de lointaines régions, n’ayant pas d’autre cargaison de la poupe à la proue, et les cloches restent silencieuses, elles ne sonnent plus ni supplications ni regrets ; elles sont accoutumées aux départs, et se sont faites aux usages du monde.

Joe acheta un petit pain, et réduisit sa bourse (sauf une différence) à la condition de la célèbre bourse de Fortunatus, laquelle contenait toujours la même somme, quels que fussent les besoins de son possesseur privilégié. Dans nos temps plus réalistes, où les fées sont mortes et enterrées, il y a encore une foule de bourses qui ont la même vertu. Le total qu’elles contiennent s’expriment en arithmétique par un cercle vicieux qu’on peut additionner ou multiplier par sa propre somme sans changer le résultat du problème résultat clair et net s’il en fut jamais : 0 X 0 = 0.

Le soir arriva enfin. Avec le sentiment de désolation d’un homme qui n’avait ni feu ni lieu, et qui était complètement seul dans le monde pour la première fois, il se dirigea vers la maison du serrurier. Il avait différé jusqu’à cette heure, sachant que Mme Varden allait quelquefois seule, ou accompagnée seulement de Miggs, entendre des sermons du soir, et espérant ardemment que ce serait peut-être une de ses soirées de culture morale.

Il se promena deux ou trois fois de long en large devant la maison, de l’autre côté de la rue ; et, comme il revenait sur ses pas, il entrevit soudain une jupe qui flottait à la porte. C'était celle de Dolly ; à quelle autre pouvait-elle appartenir ? il n’y avait que sa robe pour avoir cette tournure. Il s’arma donc de tout son courage, et suivit la jupe dans l’atelier de la Clef d’Or.

Comme il boucha le jour de la porte en entrant, Dolly se retourna pour regarder. « Oh quelle figure ! ma foi je ne regrette pas, pensa Joe, d’être tombé sur ce pauvre Tom Cobb. Elle est vingt fois plus belle que jamais. Elle épouserait un lord qu’elle lui ferait honneur. »

Il ne le dit pas, il se contenta de le penser ; peut-être était-ce écrit aussi dans ses yeux. Dolly fut joyeuse de le voir ; mais, comme elle était si fâchée que son père et sa mère se trouvassent absents, Joe la supplia de ne point s’en tourmenter du tout.

Dolly hésitait à le conduire dans la salle à manger, car il y faisait presque noir ; en même temps elle hésitait à causer debout dans la boutique, où il faisait encore clair, et où l’on était vu de tous les passants. Ils étaient arrivés comme ça jusqu’à la petite forge, et Joe tenait la main de Dolly dans la sienne (il n’en avait pas le droit, car Dolly n’avait entendu lui donner qu’une poignée de main), comme s’ils étaient là devant quelque autel mythologique pour se marier, si bien que c’était la position la plus embarrassante du monde.

« Je suis venu, dit Joe, vous dire adieu, vous dire adieu je ne sais pour combien d’années, peut-être pour toujours. Je pars pour l’étranger. »

C'était précisément ce qu’il n’aurait pas dû dire. Il parlait là comme un gentleman maître de sa personne libre d’aller, de venir, de courir le monde selon son bon plaisir, lorsque le galant carrossier avait juré pas plus tard que la veille au soir que Mlle Varden le retenait dans des chaînes adamantines, lorsqu’il avait positivement déclaré en termes exprès qu’elle le faisait mourir à petit feu, et que dans une quinzaine plus ou moins, il s’attendait à faire une fin décente et à laisser son établissement à sa mère.

Dolly dégagea sa main et dit : « Vraiment ? » faisant observer, sans reprendre haleine qu’il faisait bien beau ce soir, bref, elle ne trahit pas plus d’émotion que l’enclume même de la forge.

« Je n’ai pu partir, dit Joe, sans venir vous voir. Je n’en avais pas le courage. »

Dolly témoigna qu’elle était bien fâchée qu’il eût pris tant de peine. C'était une si longue course, el il devait avoir tant de choses à faire ! Et comment allait M. Willet, ce bon vieux gentleman ?

« Est-ce là tout ce que vous avez à me dire ? s’écria Joe.

– Tout ! Bonté divine ! Et sur quoi donc avait compté ce garçon-là ? » Elle fut obligée de prendre son tablier d’une main et de jeter les yeux sur l’ourlet d’un bout à l’autre, pour s’empêcher de lui rire au nez, car ce n’était pas un effet de son trouble ou de sa stupéfaction. Oh ! pas du tout.

Joe avait peu d’expérience en affaires d’amour, et il n’avait aucune idée de la manière dont les jeunes demoiselles varient selon les temps. Il s’attendait à retrouver Dolly juste au point où il l’avait laissée lors de ce délicieux voyage nocturne, et il n’était pas plus préparé à un tel changement qu’à voir le soleil et la lune changer de place. Il avait été soutenu toute la journée par l’idée vague qu’elle lui dirait certainement : « Ne partez pas, » ou « Ne nous quittez pas, » ou : « Pourquoi partez-vous ? » ou « Pourquoi nous quittez-vous ? » ou qu’elle lui donnerait quelque petit encouragement de ce genre ; il avait même admis comme possible qu’elle fondît en larmes, qu’elle se précipitât dans ses bras, ou qu’elle tombât en pamoison sans un mot, sans un signe au préalable : mais il avait été si loin de penser à rien qui approchât d’une pareille ligne de conduite, qu’il ne put que la regarder avec un silencieux étonnement.

Dolly cependant en revenait aux coins de son tablier, mesurait les côtes, effaçait les plis, et restait aussi silencieuse que lui-même. Enfin, après une longue pause, Joe lui dit au revoir.

« Au revoir ! dit Dolly, avec un sourire aussi agréable que s’il allait dans la rue voisine faire un tour avant de revenir souper, au revoir !

– Voyons, dit Joe, en lui tendant ses deux mains, Dolly, chère Dolly, ne nous séparons pas comme cela. Je vous aime tendrement, de tout mon cœur et de toute mon âme, avec autant de sincérité et de sérieux que jamais homme aima une femme dans ce monde, je le crois. Je suis un pauvre garçon, comme vous savez, plus pauvre à présent que jamais, car j’ai fui de la maison paternelle, ne pouvant souffrir plus longtemps d’être traité de la sorte, et il faut que je fasse mon chemin sans aucune aide. Vous êtes belle, admirée, vous êtes aimée de chacun, vous êtes dans l’aisance et heureuse, puissiez-vous toujours l’être ! Le ciel me préserve de compromettre votre bonheur ! mais dites-moi un mot de consolation Je n’ai pas le droit de le réclamer de vous, je le sais ; mais je vous le demande parce que je vous aime, et que le moindre mot de vous sera pour un moi un trésor que je garderai chèrement pendant toute ma vie. Dolly, ma chère Dolly, n’avez vous rien à me dire ?

– Non, rien. »

Dolly était coquette de sa nature, et de plus enfant gâté. Elle n’avait pas du tout envie qu’on vînt la prendre d’assaut de cette manière-là. Le carrossier aurait fondu en larmes, il se serait agenouillé, il se serait fait des reproches, il aurait crispé ses mains, frappé sa poitrine, serré sa cravate à s’étrangler, et fait toute sorte de poésie. Joe n’avait pas besoin d’aller à l’étranger. Il n’avait pas le droit d’en être capable, et, puisqu’il était dans les chaînes adamantines, il ne pouvait plus disposer de lui.

« Je vous ai dit au revoir, dit Dolly, et encore deux fois. 0tez tout de suite votre bras, monsieur Joseph, ou j’appelle Miggs.

– Je ne vous ferai pas de reproches répondit Joe, c’est ma faute sans doute J’ai cru quelquefois que vous ne me méprisiez pas mais c’était folie de ma part. Je dois être méprisé de quiconque a vu la vie que j’ai menée, de vous plus que de tous les autres. Que Dieu vous bénisse ! »

Il était parti, ma foi l ! mais parti pour de bon. Dolly attendit un peu de temps pensant qu’il allait revenir sur ses pas, elle se coula près de la porte, regarda dans la rue, à droite et à gauche, autant que l’obscurité croissante le lui permit rentra dans la boutique, attendit encore un peu plus, monta en fredonnant un air, s’enferma au verrou, laissa tomber sa tête sur son lit, et pleura comme si son cœur eût voulu éclater. Et cependant ces natures-là sont faites de tant de contradictions, que si Joe Willet était revenu ce soir, le lendemain, la semaine suivante, le mois suivant, elle l’aurait traité absolument de la même façon, quitte à pleurer encore après, avec la même douleur.

Elle n’eut pas sitôt quitté la boutique qu’on aurait pu voir surgir de derrière la cheminée de la forge une figure qui était déjà sortie deux ou trois fois de ladite cachette sans être vue, et qui, après s’être assurée qu’il n’y avait personne, fut suivie d’une jambe, d’une épaule, et ainsi graduellement, jusqu’à ce que parut en son entier la forme bien accusée de M. Tappertit, avec un bonnet de papier gris négligemment enfoncé sur un des côtes de sa tête, et les deux poings fièrement plantés sur les hanches.

« Mes oreilles m’ont-elles trompé, dit l’apprenti, ou est-ce que je rêve ? Dois-je te remercier, ô Fortune, ou te maudire ? lequel des deux ? »

Il descendit gravement du lieu élevé qu’il occupait, prit son morceau de miroir, le planta contre la muraille sur le banc habituel, frisa sa tête, et regarda ses jambes avec attention.

« Si ce sont là des rêves, dit Sim en les caressant, je souhaite aux sculpteurs d’en avoir de pareils et de les façonner sur ce moule à leur réveil. Mais non, c’est bien une réalité. Le sommeil ne vous fait pas des membres comme ceux-là. Tremble, Willet, tremble de désespoir. Elle est à moi ! Elle est à moi ! »

En achevant ces triomphantes paroles, il saisit un marteau et en asséna un coup violent sur une vis qui représentait aux yeux de son imagination la caboche ou la tête de Joseph Willet. Cela fait, il poussa un long éclat de rire dont tressaillit Mlle Miggs même dans sa lointaine cuisine ; et plongeant sa tête dans un bol rempli d’eau, il eut recours à l’essuie-mains placé en dedans de la porte du cabinet, et s’en servit à la fois pour étouffer ses sentiments et sécher sa figure.

Joe, inconsolable et abattu, mais plein de courage pourtant, en quittant la maison du serrurier, se dirigea de son mieux vers la Bûche Tortue, et demanda là son ami le sergent. Celui-ci, qui ne s’attendait guère à le voir, le reçut à bras ouverts. Cinq minutes après son arrivée à cette taverne, il était enrôlé parmi les braves défenseurs de son pays natal ; et au bout d’une demi-heure on le régalait à souper d’un plat fumant de tripes bouillies aux oignons, préparé, comme le lui assura plus d’une fois son nouvel ami, par l’ordre exprès de Sa très sacrée Majesté le roi. Ce mets lui sembla fort savoureux après son long jeûne ; il y fit donc grand honneur, et quand il l’eut accompagné des divers toasts d’un fidèle sujet envers son prince et sa patrie, on le conduisit à une paillasse dans un grenier à foin, au-dessus de l’écurie, et on l’y enferma pour la nuit.

Le lendemain, grâce au soin obligeant de son martial ami, il trouva son chapeau décoré de plusieurs rubans bigarrés qui lui donnaient un air coquet. En compagnie de cet officier, et de trois autres militaires nouvellement enrôlés, si bien enrubannés comme lui, que sous ce nuage flottant on ne pouvait distinguer que trois souliers, une botte, et un habit et demi, il alla vers le bord du fleuve. Là ils furent rejoints par un caporal et quatre héros de plus, dont deux étaient ivres et tapageurs, et les deux autres sobres et repentants, mais ayant chacun, comme Joe, son bâton poudreux et son paquet au bout. La société s’embarqua sur un bateau de passage en destination pour Gravesend, d’où on devait aller pédestrement à Chatham. Le vent les favorisait, et ils eurent bientôt laissé Londres derrière eux ; ce n’était plus qu’un brouillard sombre, le fantôme d’un géant dans les airs.

Chapitre XXXII. §

Un malheur, dit le proverbe, ne vient jamais seul. On ne peut douter en effet que les tribulations ne soient excessivement collectives de leur nature, et qu’elles ne prennent plaisir à voler par bandes, pour aller de là se percher selon leur caprice sur la tête de quelque pauvre diable, jusqu’à ce qu’elles ne lui laissent plus sur le crâne un pouce de libre, sans faire seulement attention à d’autres qui offriraient à la plante de leurs pieds d’aussi bonnes places de repos, mais qu’elles s’obstinent à ne pas voir. Il arriva peut-être qu’une volée de tribulations planant sur Londres, et épiant Joseph Willet sans pouvoir le trouver, fondirent à tout hasard sur le premier jeune homme qui leur tomba sous la main, pour s’y abattre. Quoi qu’il en soit, il est positif que, le jour même du départ de Joe, un essaim de tribulations fit autour des oreilles d’Édouard Chester un tel bourdonnement, un tel tintamarre de ses ailes, qu’il en étourdit cette infortunée victime.

C'était le soir, il était juste huit heures, quand lui et son père, en face du vin et du dessert qu’on venait de placer devant eux, furent laissés seuls pour la première fois de la journée. Ils avaient dîné ensemble, mais une tierce personne avait été présente pendant tout le repas, et, jusqu’au moment où ils s’étaient rencontrés à table, ils ne s’étaient point vus depuis la soirée précédente.

Édouard était réservé et silencieux, M. Chester était plus gai que de coutume ; mais ne se souciant pas, à ce qu’il semblait, d’engager la conversation avec quelqu’un d’une humeur si différente, il donnait cours à la légèreté de la sienne en sourires et en regards scintillants, sans faire d’ailleurs aucuns frais pour attirer l’attention de son fils. Ils restèrent ainsi quelque temps, le père étendu sur un sofa avec son air accoutumé de gracieuse négligence, le fils assis en face de lui, les yeux baissés, évidemment préoccupé de pensées et d’ennuis pénibles.

« Mon cher Édouard, dit enfin M. Chester avec un rire des plus attrayants, n’étendez pas votre influence assoupissante jusque sur le carafon. Faites au moins circuler cela, pour empêcher que votre humeur ne reste trop stagnante. »

Édouard s’excusa et lui passa le carafon ; puis il retomba dans son état de torpeur.

« Vous avez tort de ne pas remplir votre verre, dit M. Chester en tenant le sien devant la lumière. Le vin pris modérément, sans excès, car cela rend laid, à mille influences agréables. Il donne aux yeux plus de brillant, à la voix plus d’éclat, aux pensées plus de vivacité, à la conversation plus de piquant. Vous devriez en essayer, Ned.

– Ah ! père, s’écria son fils, si…

– Mon bon garçon, interrompit précipitamment le père, en mettant son verre sur la table et haussant ses sourcils avec l’expression de physionomie d’un homme qui tressaille d’horreur, au nom du ciel, ne m’appelez pas de ce nom antique et suranné. Ayez quelque égard pour la délicatesse. Suis-je donc déjà tout gris, tout ridé, marché-je sur des béquilles, ai-je perdu mes dents, que vous adoptiez une pareille formule avec moi ? Bon Dieu, quelle grossièreté !

– J'allais vous parler du fond de mon cœur, monsieur, répondit Édouard, avec toute la confiance qui devrait exister entre nous ; et vous m’arrêtez tout court dès le début.

– Oh ! de grâce, Ned, dit M. Chester en levant sa main délicate comme pour implorer son fils, ne vous énoncez pas de cette monstrueuse façon ; vous alliez me parler du fond de votre cœur ! Ne savez-vous point que le cœur est une partie ingénieuse de notre mécanisme, le centre des vaisseaux sanguins et de toutes les choses de ce genre, qui n’a pas plus de rapports avec vos pensées et vos paroles que n’en ont vos genoux ? Comment pouvez-vous être si vulgaire et si absurde ? On doit laisser ces allusions anatomiques aux gentlemen de la profession médicale. Elles ne sont réellement pas agréables en société. Vous me surprenez tout à fait, Ned.

– Je sais bien que, selon vous, des cœurs blessés, des cœurs consolés, des cœurs à ménager, ce sont toutes chimères. Je connais vos principes à cet égard, monsieur, et je n’en parlerai plus, répliqua son fils.

– Voici encore, dit M. Chester en buvant son vin à petits traits, que vous êtes dans l’erreur. Je dis nettement, au contraire, que ce ne sont point des chimères, nous savons qu’il y en a. Les cœurs des animaux, des bœufs, des moutons et ainsi de suite, sont mis sur le feu et dévorés à ce qu’on m’a dit, par la basse classe, avec un suprême délice. Des hommes sont quelquefois percés d’un coup de poignard au cœur, frappés d’une balle au cœur, mais ces locutions « du fond du cœur, » ou « jusqu’au cœur, » « cœur chaud et cœur froid, » ou « cœur brisé, » ou « qui est tout cœur, » ou « qui n’a pas de cœur, » peuh ! voilà ce que je dis qui n’a pas de sens, Ned.

– Sans doute, monsieur, répliqua son fils, voyant qu’il faisait une pause pour le laisser parler, sans doute.

– Voilà la nièce de Haredale, le dernier objet de vos feux dit M. Chester, comme s’il prenait le premier exemple venu pour éclaircir sa pensée. Sans doute elle était tout cœur dans votre esprit jadis ; maintenant elle n’a plus du tout de cœur : pourtant c’est la même personne, Ned, exactement la même !

– C'est une personne qui a changé, monsieur, cria Édouard en rougissant, et changé, je le crains, par des influences odieuses.

– Vous avez reçu là un congé assez froid, n’est-ce pas ? Pauvre Ned ! je vous disais l’autre soir que cela vous arriverait. Puis-je vous demander le casse noisettes ?

– Il faut qu’il y ait eu autour d’elle quelque machination, elle a été trompée de la manière la plus perfide, cria Édouard en se levant de table. Je ne croirai jamais que la connaissance de ma véritable position, dont elle recevait de moi la confidence, ait pu produire ce changement. Je sais qu’elle est assiégée et torturée, mais, quoique notre engagement soit fini et rompu sans ressource, quoique je l’accuse d’avoir manqué de fermeté, de fidélité envers elle-même comme envers moi, je ne crois pas et je ne croirai jamais qu’aucun motif sordide, ni son propre mouvement, sa volonté libre et spontanée, lui aient dicté cette conduite… jamais.

– Vous me faites rougir, répliqua gaiement son père, de la folie de votre naturel ou j’espère… mais il est vrai qu’on ne se connaît jamais soi-même…où j’espère ardemment qu’il n’y a nul reflet du mien. Quant à ce qui regarde cette jeune demoiselle, elle a agi très naturellement et très convenablement, mon cher garçon ; elle a fait ce que vous-même vous aviez proposé de faire, à ce que m’apprend Haredale, et ce que je vous avais prédit (il ne fallait pas pour cela grande sagacité) qu’elle ferait indubitablement. Elle vous supposait riche, ou du moins assez riche, et elle découvre que vous êtes pauvre. Le mariage est un contrat civil ; les gens se marient pour améliorer leur condition en ce monde et pour y faire figure. C'est une affaire de maison et d’ameublement, de livrées, de domestiques, d’équipage, et ainsi de suite. La demoiselle étant pauvre, et vous aussi, tout est dit. Cela ne vous regarde plus, et vous n’avez rien à voir dans cette cérémonie. Je bois à sa santé, je la respecte et l’honore à cause de son extrême bon sens ; elle vous donne là un bon exemple à suivre. Remplissez votre verre, Ned.

– C'est un exemple, répliqua son fils, dont j’espère ne jamais profiter ; et, si l’expérience des années grave de pareilles leçons dans…

– N'allez pas dire dans le cœur, interrompit son père.

– Dans des esprits que le monde et son hypocrisie ont gâtés, dit Édouard avec chaleur, le ciel me préserve de les connaître !

– Allons, monsieur, répondit son père en se levant un peu sur le sofa et regardant droit vers lui, en voilà bien assez sur ce sujet. Rappelez-vous, s’il vous plaît, votre devoir, vos obligations morales, votre affection filiale, et toutes les choses de ce genre auxquelles il est si délicieux et si charmant de réfléchir, ou vous vous en repentirez.

– Je ne me repentirai jamais de conserver le respect de moi-même, monsieur, dit Édouard. Pardonnez-moi si je vous déclare que je ne le sacrifierai pas à votre commandement, que je ne suivrai pas la route que vous voudriez me faire prendre pour me rendre complice de la part secrète que vous avez eue dans cette dernière séparation. »

Le père se leva encore un peu plus, et le regardant comme par un sentiment de curiosité, pour voir s’il parlait sérieusement, il se laissa doucement glisser de nouveau en arrière, et dit de la voix la plus calme, tout en croquant ses noisettes :

« Édouard, mon père eut un fils qui, étant fou comme vous, et comme vous entretenant des sentiments de désobéissance bas et vulgaires, fut déshérité et maudit un matin après déjeuner. La circonstance se représente ce soir à mon esprit avec une précision singulière dans mes souvenirs. Je me rappelle encore que j’étais en train de manger des petits pains au beurre avec de la marmelade. Il mena une misérable vie (le fils, bien entendu), et mourut jeune ; ce fut bien heureux sous tous les rapports, car il ne faisait guère honneur à la famille. C'est une triste circonstance, Édouard, quand un père se trouve dans la nécessité de recourir à des mesures si extrêmes.

– Oui, sans doute, répliqua Édouard, et c’en est une fort triste aussi quand un fils, offrant à son père son amour et ses devoirs dans le sens le meilleur et le plus vrai, se trouve repoussé à tout propos, et forcé de désobéir. Cher père, ajouta-t-il d’un air plus sérieux encore, quoique d’un ton plus doux, j’ai souvent réfléchi sur ce qui se passa entre nous lorsque nous discutâmes ce sujet pour la première fois. Souffrez que nous ayons ensemble une explication confidentielle, mais je dis une explication franche et sincère. Écoutez ce que j’ai à vous dire.

– Comme je pressens ce qu’elle serait et que je ne peux manquer de le pressentir, Édouard, répondit froidement son père, je m’y refuse ; je ne saurais m’y prêter. Je suis sûr qu’elle me mettrait de mauvaise humeur, ce qui est une situation d’esprit que je ne peux pas endurer. Si vous vous proposez de faire obstacle à mes plans pour votre établissement dans la vie et pour la conservation de cette noblesse de race et de cet orgueil bienséant que notre famille a si longtemps soutenus ; en un mot, si vous êtes résolu de suivre la route que vous vous tracez, suivez-la et emportez avec tous ma malédiction. J'en suis très fâché, mais il n’y a réellement pas d’alternative.

– La malédiction peut traverser vos lèvres, dit Édouard, mais ce ne sera qu’un vain souffle. Je ne crois pas qu’un homme ait le pouvoir ici-bas d’en attirer une sur son semblable, et surtout sur son propre enfant, pas plus que de faire tomber, par ses conjurations impies, une goutte d’eau ou un flocon de neige des nuages qui sont au-dessus de nous. Regardez-y à deux fois, monsieur.

– Vous êtes si irréligieux, si irrespectueux, si horriblement profane, répondit son père en se tournant vers lui avec nonchalance et cassant une autre noisette, que je dois positivement vous interrompre ici. Il est tout à fait impossible que notre entretien continue sur ce ton-là. Si vous voulez, bien sonner, le domestique va vous conduire jusqu’à la porte. Ne revenez plus sous ce toit, je vous en prie. Allez, monsieur, puisqu’il ne vous reste aucun sens moral, et allez au diable, c’est ce que je vous souhaite. Bonjour. »

Édouard quitta la chambre sans un mot de plus, sans un regard, et tourna le dos à la maison pour jamais.

Le visage du père rougit et s’échauffa légèrement ; mais il n’y eut pas la moindre altération dans ses manières lorsqu’il sonna derechef et dit à son domestique, quand il fut entré :

« Peak, si ce gentleman qui vient de sortir…

– Pardon, monsieur ; M. Édouard ?

– Y en avait-il donc ici plus d’un, balourd, que vous me faites cette question ? Si ce gentleman envoyait prendre sa garde-robe, vous la lui donneriez, vous entendez ? S'il se présentait lui-même, n’importe quand, je n’y suis pas. Vous le lui direz comme ça, et vous fermerez la porte. »

Ainsi l’on chuchota bientôt à la ronde que M. Chester était très malheureux d’avoir un fils qui lui causait beaucoup de peine et de chagrin. Les bonnes gens qui l’entendirent et le répétèrent s’émerveillèrent d’autant plus de son égalité d’âme et de sa sérénité. « Quelle aimable nature il faut avoir, disaient-ils, pour montrer tant de calme après tant d’épreuves ! » Et, lorsqu’on prononçait le nom d’Édouard, la société secouait la tête et mettait son doigt sur sa lèvre ; elle soupirait, elle prenait son air grave ; et ceux qui avaient des fils de l’âge de ce jeune homme, dans un accès de pieuse colère et de vertueuse indignation, lui souhaitaient la mort, comme une expiation due à la piété filiale. Et ce n’est pas là ce qui empêcha le monde d’aller son petit train pendant cinq ans dont cette histoire ne parle pas.

Chapitre XXXIII. §

Un soir d’hiver, dans les premiers mois de l’an de Notre Seigneur mil sept cent quatre-vingts, un vent perçant du nord s’éleva vers la brune, et, quand parut la nuit, le ciel était noir et affreux. Une violente tempête de grésil aigu, épais et froid comme la glace, balaya les rues humides et retentit sur les fenêtres tremblantes. Les enseignes, secouées sans pitié dans leurs cadres gémissants tombèrent avec fracas sur le pavé, de vieilles cheminées branlantes vacillèrent et chancelèrent, comme un homme ivre, sous l’ouragan ; en plus d’un clocher se balança cette nuit comme s’il y avait un tremblement de terre.

Ce n’était pas, pour ceux qui pouvaient se procurer chez eux du feu et de la chandelle, le moment de braver la furie de la tempête. Dans les meilleurs cafés, les habitués, réunis autour du feu, oubliaient la politique et se disaient les uns aux autres, avec une secrète joie que le vent devenait plus terrible de minute en minute. Chaque humble taverne du bord de l’eau avait autour du foyer son groupe d’incultes personnages qui parlaient de vaisseaux sombrant en mer et d’équipages perdus, rapportaient mainte histoire de naufrage et d’hommes noyés, faisaient des vœux pour que quelques matelots de leur connaissance sortissent de là sains et saufs, et secouaient leur tête en signe de doute. Dans les maisons particulières, les enfants, en peloton près de la flamme de l’âtre, écoutaient les contes de fantômes et de lutins, de grandes figures vêtues de blanc qui venaient se tenir debout dans la ruelle du lit, de gens qui, étant allés dormir dans de vieilles églises et ayant échappé à la ronde du sacristain, s’étaient trouvés là tout seuls au fort de la nuit. Les pauvres petits frissonnaient en pensant aux chambres ténébreuses de l’étage supérieur, et cependant ils aimaient à entendre aussi le vent gémir, et ils espéraient bien qu’il allait continuer de souffler bravement. De temps en temps ces bienheureux causeurs à l’abri s’arrêtaient pour écouter ; ou bien l’un d’eux, levant le doigt, criait : « Chut ! » Et alors, au-dessus du ronflement du vent dans la cheminée, du clapotage de l’eau fouettée contre les vitres, on entendait un bruit lamentable, impétueux, qui secouait les murs comme d’une main de géant ; puis un rauque mugissement, comme si la mer eût monté ; puis un tourbillon si tumultueux, que l’air semblait en délire ; puis, avec un hurlement prolongé, les vagues de vent passaient rapidement et laissaient l’intervalle d’un instant de repos.

Ce soir-là, bien qu’il n’y eût personne au dehors pour la voir, il y avait grande illumination au Maypole. Comme cela faisait bien sur le vieux rideau rouge de la fenêtre… d’un beau rouge vif écarlate, qui mêlait dans un riche courant de splendeur le feu et la chandelle, les plats, les verres et les convives, et qui brillait comme un œil jovial sur le morne désert du dehors ! Au dedans, quel tapis comparable à son sable craquant sous le pied ? Quelle musique aussi gaie que ses bûches pétillantes ? Quel parfum aussi suave que la friande vapeur de sa cuisine ? Quelle température aussi féconde que sa puissante chaleur ? Parlez-moi de la vieille maison solide comme le roc ! Que le vent irrité s’acharne tant qu’il voudra à rugir autour de son toit robuste ; qu’il s’essouffle, si cela lui plaît, dans sa lutte avec les larges cheminées, ça ne les empêchera pas de vomir de leurs gosiers hospitaliers de grands nuages de fumée, et de les lui jeter par défi à la face. Laissez-le s’épuiser à battre et secouer bruyamment les fenêtres. Plus il se montre jaloux d’éteindre ce joyeux éclat qui l’offusque, et plus vous verrez la lueur briller et pétiller, animée par la lutte.

Et que dire aussi des profusions, des opulentes prodigalités de cette splendide taverne ? Ce n’était pas assez qu’un seul feu rugît et étincelât dans son spacieux foyer ; sur les carreaux qui le pavaient tout autour, cinq cents feux brûlaient en scintillant avec une égale clarté. Ce n’était pas assez qu’un seul rideau rouge repoussât au dehors la nuit farouche, et versât sa joyeuse influence sur la salle commune. Dans chaque couvercle de casserole, dans chaque chandelier, dans chaque vase de cuivre, jaune ou rouge, ou d’étain, suspendu aux murailles, il y avait d’innombrables rideaux rouges, qui brillaient d’un éclat soudain à chaque mouvement de la flamme, et offraient, n’importe où l’œil s’égarât, des perspectives sans borne de cette riche couleur. La vieille boiserie en chêne, les poutres, les chaises, les sièges, la reflétaient dans une faible lueur d’un ton foncé. Il y avait des feux et des rideaux rouges jusque dans les yeux des buveurs, dans leurs boutons, dans leur liqueur, dans les pipes qu’ils fumaient.

M. Willet était assis à l’endroit qui avait été sa place accoutumée cinq ans auparavant, ses yeux fixes sur l’éternel chaudron. Il était assis là depuis que l’horloge avait sonné huit heures, il ne donnait pas d’autres signes de vie que de respirer avec un ronflement sonore et continuel (quoiqu’il fût très éveillé), de porter de temps en temps son verre à ses lèvres, de faire tomber les cendres de sa pipe et de la bourrer de nouveau Il était maintenant dix heures et demie. M. Cobb et le long Phil Parkes étaient ses compagnons, comme jadis, et, pendant deux mortelles heures et demie, personne de la société n’avait prononcé un mot.

À force de s’asseoir ensemble à la même place et dans les mêmes positions relatives, à force de faire exactement la même chose durant un grand nombre d’années, serait-il vrai que les gens finissent par acquérir un sixième sens, ou, à son défaut, la faculté occulte de s’influencer les uns les autres qui en tient lieu ? c’est une question que je laisse à la philosophie le soin de résoudre. Mais ce qu’il y a de certain, c’est que le vieux John Willet, M. Parkes et M. Cobb, étaient tous trois fermement convaincus qu’ils formaient un trio de jolis lurons, qu’ils étaient plutôt des esprits d’élite qu’autrement. Il est encore certain qu’ils se regardaient les uns les autres de temps en temps, comme s’il y avait entre eux un perpétuel échange d’idées, qu’aucun d’eux ne considérait nullement ni lui ni son voisin comme silencieux, et que chacun d’eux, quand il rencontrait le regard d’un autre, faisait un signe de tête affirmatif, comme pour lui dire : « Ce que vous venez de dire là est parfait, monsieur, on ne pouvait pas mieux s’exprimer, et je suis tout à fait de votre avis. »

La salle était si chaude, le tabac si délicieux, le feu si caressant, que M. Willet commença par degrés à s’assoupir, mais comme il avait supérieurement acquis, par suite d’une longue habitude, l’art de fumer dans son sommeil, et comme sa respiration était presque la même, qu’il fût éveillé ou endormi, sauf que dans ce dernier cas il éprouvait quelquefois une petite difficulté du genre de celle qu’un charpentier rencontre lorsque son rabot ou sa plane trouve un nœud sur son chemin, aucun de ses camarades ne s’était aperçu de la chose, jusqu’à ce qu’il rencontra un de ces obstacles et fut obligé de s’y reprendre.

« Voilà Johnny parti, chuchota M. Parkes.

– Il ronfle comme un sabot, » dit M. Cobb.

Ils n’en dirent pas davantage jusqu’à ce que M. Willet arriva à un autre nœud, un nœud d’une dureté surprenante, qui promettait de le jeter dans des convulsions, mais que, par un effort tout à fait surhumain, il surmonta enfin sans se réveiller.

« Il a le sommeil terriblement dur, » dit M. Cobb.

M. Parkes, qui était peut-être lui-même un dormeur de première force, répliqua avec quelque dédain : « Ah bien oui, joliment ! » et dirigea ses yeux vers une affiche collée sur le manteau de la cheminée. Le haut de cette affiche avait pour décoration une gravure sur bois, laquelle représentait un jeune garçon d’un âge tendre, fuyant d’un pied leste et portant un paquet au bout d’un bâton, et, pour aider à l’intelligence des spectateurs, un poteau avec une main et une borne milliaire, à côté du fugitif. M. Cobb tourna également ses yeux dans la même direction, et examina le placard comme si c’était la première fois qu’il l’eût vu. Or ce placard était un document que M. Willet lui-même avait dicté lors de la disparition de son fils Joseph ; il y informait la grande noblesse, la petite noblesse et le public en général, des circonstances dans lesquelles son fils avait quitté la maison ; il dépeignait son costume et son extérieur ; et il offrait une récompense de cinq livres sterling à la personne ou aux personnes qui emballeraient le fugitif et le renverraient sain et sauf au Maypole à Chigwell, ou qui le logeraient dans quelqu’une des prisons de Sa Majesté jusqu’à ce que son père eût le temps de venir le réclamer. Dans cet avertissement, M. Willet avait, d’une manière obstinée, en dépit des avis et des prières de ses amis, persisté à dépeindre son fils comme « un petit garçon, » bien plus, dans son signalement, il lui donnait dix-huit pouces ou deux pieds de moins que sa taille réelle Cette double inexactitude suffisait pour expliquer peut-être l’unique résultat que l’affiche avait produit, c’est-à-dire la transmission à Chigwell, en différentes fois et avec des frais considérables, de quelque quarante-cinq vagabonds, dont l’âge variait de six à douze ans.

M. Cobb et M. Parkes regardaient donc d’un air mystérieux cette composition, puis ils se regardaient l’un l’autre, puis ils regardaient le vieux John. Depuis le temps qu’il l’avait collée de ses propres mains, M. Willet n’avait jamais, soit par un mot, soit par un signe, fait allusion à ce sujet, ni encouragé quelque autre à le faire. Personne n’avait la moindre idée de ses pensées et de ses opinions à cet égard, s’il s’en souvenait ou s’il l’avait oublié, s’il avait ou non dans l’esprit qu’un semblable événement eût jamais eu lieu. Aussi, même tandis qu’il dormait, personne ne se hasardait à y faire allusion en sa présence, et voilà ce qui faisait que ses amis de cœur étaient silencieux en ce moment.

M. Willet en était venu cependant à une telle complication de nœuds, qu’évidemment de deux choses l’une, il allait se réveiller ou mourir. Il opta pour la première alternative, et ouvrit les yeux.

« S’il n’arrive pas d’ici à cinq minutes, dit John, je ferai servir le souper sans lui. »

L'antécédent de ce pronom avait été mentionné pour la dernière fois à huit heures. MM.  Parkes et Cobb, accoutumés à ce style de conversation intermittente, répliquèrent sans difficulté qu’assurément Salomon était fort en retard, et qu’ils s’étonnaient de ce qui pouvait le retenir.

« Il n’a pas été emporté par le vent, je suppose ? dit Parkes, quoique le vent soit assez fort pour enlever un homme de sa taille, et sans se gêner encore. Tenez ! entendez-vous ? on dirait de la grosse artillerie. Il y aura bien du fracas ce soir dans la forêt, et plus d’une branche brisée à ramasser par terre demain matin.

– Il ne brisera toujours pas grand chose au Maypole, je vous en réponds, monsieur, répliqua le vieux John. Il n’a qu’à essayer. Je lui en donne la permission. Qu'est-ce que c’est que ça ?

– Le vent, cria Parkes. Il hurle comme un chrétien, il n’a fait que ça toute la soirée.

– Avez-vous jamais, monsieur, demanda John, après une minute de contemplation, entendu le vent dire : « Maypole ? »

– Eh mais, qui donc l’a jamais entendu ? dit Parkes.

– Ni : « Ohé ! » peut-être ? ajouta John.

– Non, pas davantage.

– Très bien, monsieur, dit M. Willet sans la plus légère émotion. En ce cas, si c’était le vent, comme vous dites, que j’entendais tout à l’heure, et pour peu que vous veuillez vous donner la peine d’écouter un moment sans parler, vous allez voir comme il dit ces deux mots-là d’une manière très distincte. »

M. Willet avait raison. Après avoir écouté quelques instants, ils purent entendre distinctement, par-dessus le tumulte rugissant du dehors, ce cri répété ; et cela d’une façon perçante et avec une énergie dénotant qu’il venait d’une personne en proie à une grande douleur ou à une grande terreur. Ils se regardèrent les uns les autres, pâlirent et retinrent leur haleine. Pas un ne bougea.

Ce fut dans cette conjoncture que M. Willet déploya quelque chose de la vigueur d’esprit et de la plénitude de ressources mentales qui lui attiraient l’admiration de tous ses amis et voisins. Après avoir regardé MM. Parkes et Cobb quelque temps en silence, il appliqua ses deux mains à ses joues, et poussa un rugissement qui fit danser les verres et résonner les chevrons ; un beuglement longtemps soutenu, discordant, qui, roulant avec le vent et faisant tressaillir chaque écho, rendit cette bruyante nuit cent fois plus tumultueuse ; un braiment profond, éclatant, formidable, qui retentit comme un gong humain. Puis, ayant toutes les veines de sa tête et de sa figure enflées par ce grand effort, et la pourpre la plus vive répandue sur son teint, il s’avança plus près du feu, et y tournant le dos, il dit avec dignité :

« Si ça peut réconforter quelqu’un, qu’il en profite ; si c’est inutile, j’en suis fâché pour lui. S'il plaît à l’un de vous deux de sortir et d’aller voir ce qui en est, vous le pouvez, messieurs. Je ne suis pas curieux pour ma part. »

Tandis qu’il parlait, le cri se rapprocha, se rapprocha, un bruit de pas se fit entendre sous la fenêtre, le loquet de la porte fut levé, elle s’ouvrit ; on la referma violemment, et Salomon Daisy, avec sa lanterne allumée à la main et ses habits en désordre et ruisselants de pluie, se précipita dans la salle.

Il serait difficile d’imaginer une peinture plus exacte de la terreur que celle que présentait le petit bonhomme. Sa transpiration formait des perles sur sa figure, ses genoux claquaient l’un contre l’autre, chacun de ses membres tremblait, il avait perdu tout pouvoir d’articuler des mots ; il était là debout, haletant, fixant sur eux des regards si livides, si plombés, qu’ils furent infectés de son effroi, bien qu’ils en ignorassent la cause, et que, reflétant son visage terrifié, frappé d’horreur, ils reculèrent ébahis, sans se risquer à lui faire la moindre question. Enfin le vieux John Willet, dans un accès de délire momentané, se jeta sur sa cravate, et, le saisissant par cette partie de son costume, le secoua de çà et de là, si bien que ses dents lui en claquaient dans la tête.

« Dites-nous tout de suite ce que vous avez, monsieur, cria John, ou je vous tue. Dites-nous ce que vous avez, ou je vous plonge à l’instant la tête dans le chaudron. Comment osez-vous prendre cet air-là ? Y a-t-il quelqu’un qui vous poursuive ? Dites quelque chose, ou je vous extermine, oui, je vous extermine. »

M. Willet, dans sa frénésie, fut si près de tenir sa parole à la lettre, car Salomon Daisy commençait déjà à rouler ses yeux d’une manière alarmante, et certains sons rauques, semblables à ceux d’un homme qui suffoque, sortaient déjà de sa gorge, que les deux spectateurs, qui avaient un peu recouvré leurs sens, lui arrachèrent de force sa victime, et placèrent le petit sacristain de Chigwell sur une chaise. Celui-ci, jetant un regard d’épouvanté autour de la salle, les supplia d’une voix faible de lui donner quelque chose à boire ; et surtout de fermer à clef la porte de la maison, et de mettre les barres aux volets, sans perdre un moment. La dernière requête n’était pas propre à rassurer ses auditeurs, ni à les remplir des sensations les plus réconfortantes. Ils firent néanmoins ce qu’il demandait, avec toute la célérité possible ; et, après lui avoir servi une rasade de grog presque bouillant, ils attendirent le récit de ce qu’il pouvait avoir à leur apprendre.

« Ô Johnny, dit Salomon en le secouant par la main. Ô Parkes ! Ô Tommy Cobb ! pourquoi ai-je quitté l’auberge ce soir ? le dix-neuf mars ! le jour le plus terrible de l’année, le dix-neuf mars ! »

Ils se rapprochèrent tous du feu. Parkes, qui était le plus près de la porte, tressaillit et regarda par-dessus son épaule. M. Willet, avec une grande indignation, demanda ce que diable il voulait dire par là ; puis il dit : « Dieu me pardonne ! » lança un coup d’œil de mépris par-dessus son épaule, et se rapprocha de l’âtre tant soit peu.

« Lorsque je vous laissai ici ce soir, dit Salomon Daisy, je ne songeais guère au quantième. Je n’étais jamais allé seul dans l’église après la brune, à pareil jour, depuis vingt-sept ans : car j’ai entendu dire que, comme nous fêtons nos anniversaires de naissance durant notre vie, les fantômes des morts qui sont mal à leur aise dans leurs tombeaux, fêtent l’anniversaire de leur décès… Comme le vent rugit ! »

Personne ne dit mot. Tous les yeux étaient fixés sur Salomon.

« J'aurais dû reconnaître la date, ainsi que ce temps exécrable. Il n’y a pas dans tout le cours de l’année une nuit pareille à cette nuit, il n’y en a pas. Jamais je ne dors tranquille dans mon lit le dix-neuf mars.

– Continuez, dit Tom Cobb à voix basse ; ni moi non plus. »

Salomon Daisy porta son verre à ses lèvres ; il le remit sur le carreau d’une main si tremblante que la cuiller tinta dans le verre comme une clochette, et il continua ainsi :

« Ne vous disais-je pas bien que nous étions ramenés à ce sujet de quelque étrange façon, à chaque anniversaire du dix-neuf mars ? Supposez-vous que ce soit par un simple hasard que j’avais oublié de remonter l’horloge de l’église ? Jamais je ne l’oublie d’ordinaire, bien que cette sotte machine ait besoin d’être remontée chaque jour. Pourquoi ma mémoire serait-elle plus en défaut ce jour-là que tous les autres ?

« J'y allai au sortir d’ici, avec autant de hâte que possible : mais j’avais à passer d’abord à la maison pour prendre les clefs ; et, le vent et la pluie faisant rage contre moi tout le long de la route, c’était tout ce que je pouvais faire que de me tenir sur mes jambes. Enfin j’arrive, j’ouvre la porte et j’entre. Je n’avais pas rencontré une âme tout le long de la route, jugez si c’était rassurant. Pas un de vous n’avait voulu me tenir compagnie, et, si vous aviez pu vous douter de ce qui allait advenir, vous aviez bien raison.

« Le vent était si violent, que c’est tout au plus si je pus fermer la porte de l’église en appuyant de tout mon poids ; et malgré ça, elle s’ouvrit toute grande deux fois avec une telle force, que chacun de vous aurait juré, en voyant la résistance qu’elle opposait à mes efforts, que quelqu’un poussait de l’autre côté. Je finis cependant par tourner la clef, j’entrai dans le beffroi, et je remontai l’horloge : il était temps, elle était presque au bout de son rouleau, et elle allait s’arrêter dans une demi-heure.

« Lorsque je pris ma lanterne pour quitter l’église, voilà que je me sens l’esprit frappé de l’idée que c’était le dix-neuf mars, mais frappé, là, comme d’un coup qu’une main robuste m’eût porté pour mieux me le faire entrer dans la tête ; au même moment, j’entendis une voix hors de la tour… une voix qui s’élevait d’entre les tombeaux. »

Ici le vieux John interrompit précipitamment l’orateur, et pria M. Parkes, qui était assis en face de lui et regardait fixement par-dessus sa tête, s’il voyait quelque chose, d’avoir la bonté de le lui dire. M. Parkes s’excusa en déclarant qu’il ne voyait rien, que c’était seulement pour écouter. M. Willet riposta avec colère que sa façon d’écouter avec une pareille expression de physionomie n’était pas agréable, et que, s’il ne pouvait point regarder comme tout le monde, il ferait mieux de se couvrir la tête avec son mouchoir. M. Parkes, avec une grande soumission, promit de ne pas y manquer à sa première sommation, et John Willet, se tournant vers Salomon, le pria de continuer. Après avoir attendu qu’une violente bourrasque de vent et de pluie, qui semblait ébranler même cette solide maison jusqu’en ses fondements, fût passée, le petit homme obéit à sa requête.

« Et n’allez pas me dire que c’était un effet de mon imagination, ni que je pris un bruit pour un autre ! J'entendis le vent siffler à travers les arceaux de l’église. J'entendis le clocher crier en résistant. J'entendis la pluie qui venait battre contre les murs. Je sentis les cloches en branle. Je vis les cordes aller en haut et en bas. Et j’entendis cette voix.

– Que dit-elle ? demanda Tom Cobb.

– Ma foi ! je ne sais quoi ; je ne sais pas même si c’étaient des paroles. Elle proféra une espèce de cri, comme chacun de nous en pousserait un, si quelque vision terrible le poursuivait en rêve ou venait l’assaillir à l’improviste ; et puis ça s’évanouit dans l’air, ça sembla passer tout autour de l’église.

– Je ne vois pas que ce soit grand’chose, dit John en reprenant longuement haleine, et regardant autour de lui comme un homme qui se sent soulagé.

– Peut-être que non, répliqua son ami ; mais ce n’est pas tout.

– Qu'est-ce que vous allez encore nous conter, monsieur ? demanda John, en s’arrêtant au beau moment où il s’essuyait le front avec son tablier ; qu’est-ce que vous allez encore nous chanter ?

– Ce que j’ai vu !

– Vu ! répétèrent-ils tous les trois en se penchant vers lui.

– Quand j’ouvris la porte de l’église pour sortir, dit le petit homme avec une expression de physionomie qui témoignait amplement de la sincérité de sa conviction, quand j’ouvris la porte de l’église pour sortir, ce que je fis brusquement, parce qu’il me fallait la refermer avant qu’un autre coup de vent vînt m’en empêcher, alors je me croisai, si près qu’en étendant mes doigts je l’aurais touché, avec quelque chose qui ressemblait à un homme. C'était nu-tête au milieu de l’ouragan ! Ça tourna sa figure sans s’arrêter, et ça fixa ses yeux sur les miens ! C'était un fantôme !… un esprit !…

– De qui ? » crièrent-ils tous les trois en même temps.

Dans l’excès de son émotion, car il tomba en arrière tout tremblant sur sa chaise, et agita sa main comme s’il les conjurait de ne pas l’interroger davantage, sa réponse fut perdue pour tous, excepté pour le vieux John Willet, qui se trouvait assis près du sacristain.

« Qui donc ? crièrent Parkes et Tom Cobb, en regardant avec ardeur Salomon Daisy et M. Willet tour à tour. Qui donc était-ce ?…

– Messieurs, dit M. Willet après une longue pause, vous n’avez pas besoin de le demander. L'image d’un homme assassiné ! C'est le dix-neuf mars ! »

Un profond silence s’ensuivit.

« Si vous voulez m’en croire, dit John, nous ferons bien, tous tant que nous sommes, de tenir ça secret. De pareilles histoires ne seraient pas fort goûtées à la Garenne. Gardons ça pour nous, quant à présent, ou nous pourrions nous attirer quelque désagrément, et Salomon pourrait perdre sa place. Que la chose soit réellement comme il le dit ou qu’elle ne le soit pas, peu importe. Qu'il ait raison ou qu’il ait tort, personne ne voudra le croire. Quant aux probabilités, je ne pense pas, pour ma part, dit M. Willet, en regardant les coins de la salle d’une manière qui dénotait que, comme quelques autres philosophes, il n’était pas parfaitement rassuré sur sa théorie, qu’un fantôme qui aurait été un homme sensé pendant sa vie, irait se promener par un pareil temps, ce que je sais seulement, c’est que ce n’est pas moi qui m’en aviserais à sa place. »

Mais cette doctrine hérétique rencontra une forte opposition chez les trois autres camarades, qui citèrent un grand nombre de précédents pour montrer que le mauvais temps était précisément le temps propice aux apparitions de ce genre, et M. Parkes (qui avait eu un fantôme dans sa famille, du côte maternel) argumenta sur le sujet avec tant d’esprit et une telle vigueur de raisonnement, que John aurait été obligé de se rétracter piteusement, si l’on n’avait pas apporté à point le souper, auquel ils s’appliquèrent avec un appétit effrayant. Salomon Daisy lui-même, grâce aux influences exhilarantes du feu, des lumières, de l’eau-de-vie et de la bonne compagnie, recouvra ses sens au point de manier son couteau et sa fourchette d’une façon qui lui fit beaucoup d’honneur, et de déployer pour boire comme pour manger une capacité si remarquable, qu’elle dissipa toutes les craintes qu’on aurait pu concevoir pour lui de la peur qu’il avait eue.

Le souper terminé, ils se rassemblèrent encore autour du feu, et, conformément à l’usage en de telles circonstances, ils mirent en avant toutes sortes de questions majeures qui ne faisaient qu’ajouter à l’horreur de cette histoire merveilleuse. Mais Salomon Daisy, nonobstant ces tentations de l’incrédulité se montra si ferme dans sa foi, et répéta si souvent son récit avec de si légères variantes et avec de si solennelles protestations de la vérité de ce qu’il avait vu de ses yeux, que ses auditeurs furent à bon droit plus étonnés encore que la première fois. Comme il adopta les vues de John Willet relativement à la prudence qu’il y aurait à ne pas ébruiter cette histoire au dehors, à moins que le fantôme ne lui apparût derechef, auquel cas il serait nécessaire de demander immédiatement conseil à M. le curé, résolution solennelle fut prise de garder le silence et de se tenir tranquille. Et, comme la plupart des hommes ne sont pas fâchés d’avoir un secret à dire qui puisse rehausser leur importance, ils arrivèrent à cette conclusion avec une parfaite unanimité.

Cependant il s’était fait tard ; l’heure habituelle de leur séparation était passée depuis longtemps ; les compères se dirent adieu pour aller se coucher. Salomon Daisy, avec une chandelle neuve dans sa lanterne, regagna son logis sous l’escorte du long Phil Parkes et de M. Cobb, qui étaient un peu moins émus que lui. M. Willet, après les avoir conduits à la porte, retourna recueillir ses pensées avec l’assistance du chaudron, tout en écoutant la tempête de vent et de pluie, qui n’avait rien rabattu de sa rage et de sa furie.

Chapitre XXXIV. §

Il n’y avait pas plus de vingt minutes que le vieux John considérait le chaudron, quand il concentra ses idées sur un point unique, en leur donnant pour objet l’histoire de Salomon Daisy. Plus il y pensa, plus il devint pénétré du sentiment de sa propre sagesse et du désir de faire partager à M. Haredale le même sentiment. À la fin, résolu à jouer en cette affaire un rôle principal, un rôle de la plus haute importance ; voulant d’ailleurs devancer Salomon et ses deux amis, qui ne manqueraient pas d’aller ébruiter l’aventure, considérablement augmentée, en la confiant au moins à une vingtaine de gens discrets comme eux, et très vraisemblablement à M. Haredale lui-même, le lendemain, à l’heure de son déjeuner ; il se détermina à se rendre à la Garenne, avant d’aller au lit.

« C'est mon propriétaire, pensa John, tandis que prenant une chandelle, et la fixant dans un coin hors de l’atteinte du vent, il ouvrait, sur le derrière de la maison, une fenêtre qui regardait les écuries. Nous n’avons pas eu durant ces dernières années d’aussi fréquentes relations que celles dont nous eûmes jadis l’habitude. Des changements vont avoir lieu dans la famille. Il est à désirer que je sois avec eux, au point de vue de ma dignité, aussi bien que possible. Les chuchotements qu’on fera ici de cette histoire le mettront en colère. Il est bon d’être sur un pied de confiance avec un gentleman de son caractère, et de se mettre bien dans son esprit. Holà, ho ! Hugh ! Hugh ! Holà, ho ! »

Quand il eut répété ce cri une douzaine de fois, et réveillé en sursaut tous ses pigeons, une porte s’ouvrit dans l’un des vieux bâtiments en ruine, et une voix rude demanda ce qu’il y avait de nouveau, pour qu’on ne pût pas seulement dormir tranquille pendant la nuit.

« Quoi ! Ne dormez-vous pas assez, chien hargneux, pour qu’on puisse vous réveiller une fois par hasard ? dit John.

– Non, répliqua la voix, tandis que l’orateur bâillait et se secouait. Je ne dors pas la moitié de ce qu’il me faudrait de sommeil.

– Je ne sais pas comment vous pouvez dormir lorsque le vent beugle et rugit autour de vous, et fait voler les tuiles comme un paquet de cartes, dit John ; mais peu importe. Enveloppez-vous d’une chose quelconque, et venez ici, car il vous faut aller à la Garenne avec moi. Et tâchez d’être plus vif que ça. »

Hugh, après avoir beaucoup grogné et marmotté, rentra dans sa bauge et reparut bientôt, apportant une lanterne et un gourdin, et enveloppé de la tête aux pieds d’une vieille et sale couverture de cheval rabattue sur sa figure. M. Willet reçut ce personnage à la porte de derrière, et l’introduisit dans la salle, tandis qu’il s’enveloppait lui-même d’une foule de pardessus et de capes, et qu’il liait et nouait tellement sa figure avec des châles et des foulards, que sa respiration était un mystère.

« Vous n’emmènerez pas un homme dehors à près de minuit par un temps pareil, sans lui mettre un peu de cœur au ventre, n’est-ce pas, maître ? dit Hugh.

– Si fait, monsieur, répliqua John ; je lui mettrai du cœur au ventre (comme vous appelez ça), lorsqu’il m’aura ramené sain et sauf à la maison, et qu’il y aura moins de danger pour la solidité de ses jambes, à lui verser à boire. Ainsi, levez la lumière, s’il vous plaît, et allez un pas ou deux en avant, pour me montrer le chemin. »

Hugh obéit d’assez mauvaise grâce, et en jetant sur les bouteilles un regard d’impatient désir. Le vieux John, après avoir strictement enjoint à sa cuisinière de tenir la porte fermée à clef en son absence, et de n’ouvrir qu’à lui sous peine de renvoi, suivit Hugh, dehors dans le tumulte de l’air et l’obscurité du ciel.

Le chemin était si détrempé et si affreux, la nuit était si noire, que, si M. Willet eût été son propre pilote, il se fût jeté dans un profond abreuvoir à quelques centaines de pas de sa maison, et aurait certainement terminé sa carrière dans cette ignoble sphère d’activité. Mais Hugh, qui avait la vue perçante qu’un faucon, et qui, en outre de ce don naturel, était capable de trouver son chemin, les yeux bandés, dans n’importe quelle direction, à une distance de douze milles, traîna le vieux John à la remorque, se montrant tout à fait sourd à ses remontrances, et se dirigea d’après ses idées personnelles, sans consulter le moins du monde, sans écouter seulement celles de son maître. Tous deux tinrent ainsi tête au vent le mieux possible ; Hugh écrasant sous ses pieds lourds l’herbe trempée, et marchant comme à l’ordinaire d’un air sauvage et fanfaron ; John Willet le suivant à une longueur de bras, choisissant où poser ses pieds, et regardant autour de lui s’il n’y avait pas des fossés ou des fondrières, ou s’il ne s’y trouvait pas des revenants égarés qui cherchaient leur chemin, témoignant enfin autant d’effroi et d’inquiétude que sa figure immuable pouvait en exprimer.

Ils finirent par être sur la grande avenue sablée devant la Garenne. Le bâtiment était profondément sombre ; il n’y avait personne qui remuât près de là qu’eux-mêmes. Toutefois, de la chambre solitaire d’une tourelle s’échappait un rayon de lumière. Ce fut vers ce point lumineux, le seul qui égayât cette scène froide, triste et silencieuse, que M. Willet ordonna à son pilote de le conduire.

« La vieille chambre, dit John en levant un regard timide, l’appartement même de M. Reuben, Dieu nous assiste ! Je m’étonne que son frère aime à s’y tenir, à une heure si avancée de la nuit, et de cette nuit surtout.

– Eh mais, pourquoi se tiendrait-il ailleurs ? demanda Hugh en plaçant la lanterne contre sa poitrine pour l’abriter du vent, tandis qu’il mouchait la chandelle avec ses doigts. Est-ce qu’elle n’est pas bien gentille, cette petite chambre ?

– Gentille ! dit John d’un air indigné. En vérité, monsieur, vous avez une confortable idée de la gentillesse. Savez-vous ce qui s’est fait dans cette chambre, scélérat ?

– Eh mais, elle n’en est pas pire pour ça ! cria Hugh en regardant fixement la grasse figure de John. Est-ce qu’elle en garantit moins de la pluie, de la neige et du vent ? Est-elle moins chaude ou moins sèche parce qu’un homme y a été tué ? Ha, ha, ha ! vous ne le croyez pas, n’est-ce pas, maître ? Un homme de plus ou de moins, il n’y a pas là de quoi changer les choses. »

M Willet fixa ses yeux stupides sur son acolyte, et commença, par une espèce d’inspiration, à penser qu’il était véritablement fort possible que Hugh fût quelqu’un de dangereux, et qu’il y aurait peut-être sagesse à s’en débarrasser un de ces jours. Mais il était aussi trop prudent pour dire la moindre chose avant d’être de retour au logis. Il alla donc à la grille devant laquelle avait eu lieu ce court dialogue, et il tira la sonnette, dont le cordon pendait à côté. La tourelle où l’on apercevait la lumière se trouvant à l’un des coins du bâtiment, et n’étant séparée de l’avenue que par une des allées du jardin, sur laquelle donnait cette grille, M. Haredale ouvrit aussitôt la fenêtre et demanda qui était là.

« Pardon, monsieur, dit John, je savais que vous ne vous couchiez pas de bonne heure, et j’ai pris la liberté de venir parce que j’avais un mot à vous communiquer.

– Willet, n’est ce pas ?

– Du Maypole, à votre service, monsieur. »

M. Haredale ferma la fenêtre et se retira. Il reparut bientôt à la porte au bas de la tourelle, et, traversant l’allée du jardin, il leur ouvrit la grille.

« Vous venez tard chez les gens, Willet. De quoi s’agit-il ?

– De moins que rien, monsieur, dit John ; c’est une histoire insignifiante, dont j’ai pensé cependant que je devais vous instruire. Voilà tout.

– Que votre domestique aille devant avec la lanterne, et donnez-moi votre main. L'escalier est tortueux et étroit. Doucement avec votre lanterne, l’ami. Vous la balancez comme un encensoir. »

Hugh, qui avait atteint déjà la tourelle, cessa d’agiter le falot et monta le premier, se tournant de temps en temps pour répandre en bas sa lumière sur les degrés. M. Haredale venait après lui, et observait son visage sombre d’un œil peu favorable ; Hugh répondait d’en haut à cet examen en lui rendant avec usure ses regards antipathiques, tandis que tous trois gravissaient l’escalier en spirale.

L'ascension eut pour terme une petite antichambre attenant à la pièce où les nouveaux venus avaient vu de la lumière. M. Haredale entra le premier, les mena à travers cette pièce jusqu’à celle du fond, et là, s’assit à un bureau d’où il s’était levé lorsqu’on avait tiré la sonnette.

« Entrez, dit-il en faisant signe au vieux John, qui restait à la porte et s’inclinait. Pas vous, l’ami, ajouta-t-il avec précipitation en s’adressant à Hugh, qui entrait comme son maître. Willet, pourquoi amenez-vous ici ce garçon ?

– Eh mais, monsieur, répondit John, haussant les sourcils et abaissant la voix au diapason de la demande qui lui était faite, c’est un camarade solide, comme vous voyez, pour tenir compagnie la nuit.

– Ne vous y fiez pas trop, dit M. Haredale en portant ses yeux vers Hugh. Moi, je n’y aurais pas confiance. Il a l’œil mauvais.

– Il n’y a pas beaucoup d’imagination dans son œil, répliqua M. Willet en lançant un regard par-dessus son épaule à l’organe en question ; ça, c’est certain.

– Il n’y a rien de bon, soyez-en sûr, dit M. Haredale. Attendez dans la petite pièce, l’ami, et fermez la porte entre nous. »

Hugh haussa les épaules, et, d’un air dédaigneux qui montrait ou qu’il avait entendu de loin, ou qu’il devinait le sens de leur chuchotement mystérieux, fit ce qu’on lui commandait. Lorsqu’il se fut séparé d’eux en fermant la porte, M. Haredale se tourna vers John, et l’invita à dire ce qu’il voulait lui communiquer, mais à ne pas le dire trop haut, parce qu’il y avait de fines oreilles de l’autre côté.

Ainsi dûment averti, M. Willet raconta tout bas, tout bas, ce qu’il avait entendu dire, ce qu’il avait dit lui-même pendant la soirée ; appuyant particulièrement sur sa sagacité personnelle, sur son grand respect pour la famille, et sur sa sollicitude pour la paix de leur esprit et leur bonheur. L'histoire émut son auditeur beaucoup plus que John ne s’y était attendu. M. Haredale changea souvent d’attitude, se leva, marcha dans la chambre, revint s’asseoir, le pria de répéter, aussi exactement que possible, les propres mots dont s’était servi Salomon, et donna tant d’autres signes de trouble et de malaise, que M. Willet lui-même en fut surpris.

« Vous avez bien fait, dit-il en finissant cette longue conversation, de les engager à tenir secrète une pareille histoire. C'est une folle imagination, née dans le faible cerveau d’un homme nourri de craintes superstitieuses. Mais Mlle Haredale, malgré tout, serait troublée par ce conte, s’il arrivait à ses oreilles ; cela se rattache de trop près à un sujet qui nous navre tous, pour qu’elle en entendît parler avec indifférence. Vous avez été très prudent, et je vous ai une extrême obligation. Je vous en remercie beaucoup. »

Ce remercîment répondait aux plus ardentes espérances de John ; il eût toutefois mieux aimé voir M. Haredale le regarder en lui parlant, comme si réellement il le remerciait, que de le voir se promener de long en large, parler d’un ton brusque et saccadé, s’arrêtant souvent pour fixer les yeux sur le parquet, s’élançant de nouveau dans sa chambre comme un fou, presque sans avoir l’air de savoir ce qu’il disait ni ce qu’il faisait.

Telle fut cependant son attitude pendant cette communication, et John en était si embarrassé, qu’il resta longtemps assis tout à fait comme un spectateur passif, sans savoir quel parti prendre. À la fin il se leva. M. Haredale fixa sur lui son regard étonné pendant un moment, comme s’il eût tout à fait oublié sa présence, lui donna une poignée de main, et ouvrit la porte. Hugh, qui était ou feignait d’être fort endormi sur le plancher de l’antichambre, bondit sur ses pieds quand ils entrèrent, et, jetant autour de lui son manteau, il empoigna son bâton et sa lanterne, et se prépara à descendre l’escalier.

« Attendez, dit M. Haredale, cet homme boira peut-être bien un coup.

– Boire ! Il boirait la Tamise, monsieur, si ce n’était pas de l’eau, répliqua John Willet. Il aura quelque chose quand nous serons rentrés au logis. Il vaut mieux qu’il n’en ait pas avant, monsieur.

– Là ! voyez ! la moitié de la distance est faite, dit Hugh. Quel rude maître vous êtes ! Je n’en irai que mieux au logis, si je bois un bon verre à mi-route. Allons, un coup à boire ! »

Comme John ne riposta pas, M. Haredale apporta un verre de liqueur et le donna à Hugh, qui, en le prenant dans sa main, en répandit une partie sur le plancher.

« À quoi pensez-vous, monsieur, d’éclabousser ainsi avec votre boisson la maison d’un gentleman ? dit John.

– Je porte un toast, répliqua Hugh, levant le verre au-dessus de sa tête, et fixant ses yeux sur le visage de M. Haredale, un toast à cette maison et à son maître. »

Il marmotta ensuite quelque chose pour lui seul, but le reste du liquide, et, replaçant le verre, les précéda sans ajouter un mot.

John fut grandement scandalisé de cet hommage ; mais, voyant que M. Haredale s’occupait peu de ce que Hugh pouvait dire ou faire, et que sa pensée était ailleurs, il se dispensa de lui présenter des excuses ; il descendit en silence l’escalier, traversa l’allée du jardin et franchit la grille. Il s’arrêta du côté extérieur pour que Hugh éclairât M. Haredale, tandis que celui-ci fermait en dedans. John vit alors avec étonnement (comme il le raconta maintes fois par la suite) qu’il était très pâle, et que sa figure avait tellement changé depuis leur entrée, et que ses yeux étaient devenus si hagards qu’il semblait presque un autre homme.

Ils furent bientôt sur la grande route. John Willet marchait derrière son escorte, ainsi qu’en allant à la Garenne, et pensait très posément à ce qu’il avait vu tout à l’heure. Soudain Hugh le tira de côté, et presque au même instant trois cavaliers passèrent au galop, il était temps, car le plus proche lui rasa l’épaule. Ces cavaliers, arrêtant leurs chevaux tout court, restèrent immobiles et attendirent que les deux piétons fussent arrivés près d’eux.

Chapitre XXXV. §

Quand John Willet vit les cavaliers faire vivement volte-face et se mettre tous les trois de front sur la route étroite, attendant qu’il les eût rejoints avec son domestique, il lui vint à l’idée avec une précipitation insolite que ce devaient être des voleurs de grand chemin. Si Hugh eût été armé d’une espingole, au lieu de son solide gourdin, il lui aurait certainement ordonné de faire feu à tout hasard, et, pendant que celui-ci eût exécuté le commandement, notre homme eût avisé à sa sûreté personnelle en prenant aussitôt la fuite. Mais, dans les circonstances désavantageuses où lui et son garde du corps étaient placés, il jugea prudent d’adopter un autre genre de tactique. C'est pourquoi il chuchota à son acolyte de leur adresser la parole dans les termes les plus pacifiques et les plus courtois. Par manière d’agir conformément à l’esprit et à la lettre de cette instruction, Hugh s’avança et, faisant le moulinet avec son bâton devant les yeux mêmes du cavalier le plus proche de lui, il lui demanda dans quel dessein il venait avec ses compagnons galoper ainsi presque sur eux battant le pavé du roi à cette heure indue.

L'homme à qui il s’était adressé commençait une réplique pleine de colère et dans le même style, lorsqu’il fut arrêté par le cavalier du centre, qui, s’interposant avec un air d’autorité, dit d’une voix un peu haute, mais qui n’avait rien de rude ni de désagréable.

« Pourriez-vous nous dire, je vous prie, si c’est bien là la route de Londres ?

– Si vous la suivez en droite ligne ; c’est elle, répondit Hugh avec rudesse.

– Eh ! camarade, dit la même personne, vous n’êtes qu’un Anglais grossier, si vous êtes un Anglais, ce dont je douterais fort sans la langue que vous parlez. Votre compagnon, j’en suis sûr, me répondra plus civilement. Qu'en dites-vous, l’ami ?

– Je dis, monsieur, que c’est la route de Londres, répondit John. Et je souhaiterais, ajouta-t-il à voix basse en se tournant vers Hugh, que vous fussiez sur quelque autre route, vous, chien de vagabond. Êtes-vous las de vivre, monsieur, pour aller provoquer trois grands vauriens, trois gibiers de potence qui pourraient fondre sur nous, par devant et par derrière, jusqu’à ce qu’ils nous eussent mis à mort, et puis prendre nos corps en croupe pour aller nous noyer à dix milles d’ici ?

– À quelle distance est Londres ? demanda le même cavalier.

– Eh mais, il y a d’ici, monsieur, répondit John, cinq petites lieues. »

Cette locution adoucissante était jetée là pour exciter les voyageurs à s’éloigner en toute hâte ; mais, au lieu de produire l’effet désiré, elle fit jaillir des lèvres du questionneur une exclamation toute contraire.

« Cinq lieues ! c’est une longue distance ! »

Et cette observation fut suivie d’une courte pause d’indécision.

« Dites-moi, je vous prie, dit le gentleman, y a-t-il des auberges par ici ? »

À ce mot d’auberges, John recueillit son courage d’une manière surprenante ; ses craintes s’envolèrent comme la fumée ; tout l’aubergiste se réveilla en lui.

« Des auberges ? non, répondit M. Willet en mettant un fort accent oratoire sur le nombre pluriel ; mais il y a une auberge… une auberge unique… l’auberge du Maypole. C'est ce qu’on peut appeler une auberge. Vous ne verrez pas souvent une auberge comme celle-là.

– C'est vous qui la tenez peut-être ? dit le cavalier en souriant.

– C'est moi qui la tiens, monsieur, répliqua John, grandement étonné que l’autre eût fait cette découverte.

– Et quelle est la distance d’ici au Maypole ?

– Environ un mille. »

John allait ajouter que c’était un tout petit mille, le plus petit du monde, quand le troisième cavalier, qui jusqu’alors était resté un peu à l’arrière-garde, l’interrompit soudain.

« Et avez-vous un excellent lit, aubergiste ? Hein ! un lit que vous puissiez recommander… un lit dont vous soyez sûr que les draps soient bien secs… un lit où ait couché quelque personnage d’un caractère respectable et irréprochable ?

– D'abord, nous ne recevons pas, monsieur, de racaille ni de canaille chez nous, répondit John. Et quant au lit lui-même…

– Dites quant aux trois lits, répliqua en l’interrompant le gentleman qui avait parlé le premier, car il nous en faut trois si nous descendons chez vous, quoique mon ami n’ait parlé que d’un.

– Non, non, milord ; vous êtes trop bon, vous êtes trop bienveillant ; mais votre vie importe beaucoup trop à la nation, dans ces temps sinistres, pour être placée au même niveau qu’une vie aussi inutile et aussi chétive que la mienne. Une grande cause, milord, une cause puissante dépend de vous. Vous êtes son guide et son champion, sa sentinelle et son avant-garde. C'est la cause de nos autels et de nos foyers, de notre pays et de notre foi. Souffrez que je dorme, moi, sur une chaise… sur le tapis… n’importe où. Personne ne s’inquiétera si j’attrape un rhume ou la fièvre. Laissez John Grueby passer la nuit à la belle étoile… Personne ne s’inquiétera de lui non plus. Mais quarante mille hommes de notre pays, de cette terre qu’entourent les vagues (sans compter les femmes et les enfants), ont leurs yeux et leurs pensées attachés sur lord Georges Gordon, et chaque jour, depuis le lever jusqu’au coucher du soleil, prient Dieu de lui garder vigueur et santé. Oui, milord, dit l’orateur se dressant sur ses étriers, c’est une glorieuse cause et elle ne doit pas être oubliée. Milord, c’est une puissante cause, et elle ne doit pas être mise en péril. Milord, c’est une sainte cause, et elle ne doit pas être abandonnée.

– C'est une sainte cause ! s’écria Sa Seigneurie en levant son chapeau d’une manière très solennelle. Amen !

– John Grueby, dit l’autre gentleman qui parlait à perte d’haleine d’un ton de doux reproche, Sa Seigneurie dit Amen.

– J'ai entendu milord, monsieur, dit l’homme assis en selle droit comme une statue.

– Pourquoi donc ne dites-vous pas Amen comme lui ? »

John Grueby, sans rien répondre, se tint immobile et regardant droit devant lui.

« Vous me surprenez, Grueby, dit le gentleman. Dans une crise comme celle d’à présent, lorsque la reine Elisabeth, cette vierge monarque, pleure au fond de sa tombe, et que Marie la Sanglante, avec un visage sombre et sourcilleux, marche triomphante…

– Oh ! monsieur, cria l’homme d’un ton bourru, à quoi bon parler de Marie la Sanglante dans la situation actuelle, lorsque milord est traversé par la pluie et harassé d’une rude course à cheval ? Laissez-nous aller à Londres, monsieur, ou nous arrêter une bonne fois ; sinon, cette infortunée Marie la Sanglante aura à répondre encore d’un autre accident… et elle aura fait beaucoup plus de mal dans son tombeau qu’elle n’en fit jamais durant sa vie, à ce que je crois. »

En ce moment M. Willet, qui n’avait jamais entendu personne dire tant de mots à la fois avec la volubilité de débit et l’accent oratoire du gentleman à longue haleine, et dont le cerveau, complètement incapable d’en soutenir le poids et de les saisir au passage, avait fini par y renoncer tout à fait, recouvra assez de présence d’esprit pour faire observer que le Maypole était à même de recevoir amplement toute la compagnie ; qu’on y trouverait de bons lits, des vins soignés, excellent logis à pied et à cheval ; salles particulières pour grandes ou petites sociétés ; dîners servis dans le plus court délai ; belles écuries, et remise fermée à clef. Bref, il passa en revue tous les bouts de phrases élogieuses qui étaient peints sur les diverses parties de son auberge, et que, durant quelque quarante ans, il avait appris à répéter d’une façon suffisamment correcte. Il examinait à part soi s’il serait possible d’insérer quelques nouvelles réclames tendant au même but, lorsque le gentleman qui avait parlé le premier, se tournant vers le cavalier à longue haleine, s’écria :

« Qu'en dites-vous, Gashford ? Nous arrêterons-nous à l’auberge dont il parle, ou poursuivrons-nous vivement notre route ? Décidez.

– Je vous soumettrai donc mon avis, milord, répliqua d’un ton doux comme miel la personne interrogée, mon avis est que votre santé et votre liberté d’esprit, qui importent tant, après la Providence, à notre grande cause, à notre cause pure et fidèle (ici Sa Seigneurie ôta derechef son chapeau, quoiqu’il plût à verse), ont besoin d’être renouvelées et rafraîchies par le repos.

– Allez devant, aubergiste, et montrez-nous le chemin, dit lord Georges Gordon. Nous vous suivrons au pas.

– Si vous le permettez, milord, dit John Grueby à voix basse, je changerai de place pour marcher devant vous. La mine de l’ami de l’aubergiste n’est pas des plus honnêtes, et il n’y a pas de mal à prendre ses précautions avec lui.

– John Grueby a tout à fait raison, interrompit M. Gashford se plaçant avec précipitation en arrière. Milord, il ne faut pas exposer une vie aussi précieuse que la vôtre. Allez devant, John, certainement. Si vous avez la moindre raison de suspecter ce gaillard-là, faites-lui sauter la cervelle. »

John ne répondit pas, mais, regardant droit devant lui comme il paraissait en avoir l’habitude quand parlait le secrétaire, il dit à Hugh de se mettre en marche, et le serra. de près. Ensuite venait Sa Seigneurie avec M. Willet à la bride de son cheval, et le secrétaire de Sa Seigneurie car c’était, semblait-il, l’emploi de Gashford, fermait la marche.

Hugh allait lestement et à grands pas, regardant souvent en arrière le domestique, dont le cheval était presque sur ses talons, et jetant un coup d’œil de travers sur les fontes de pistolets auxquelles ce serviteur semblait attacher un grand prix. C'était un Anglais pur sang, un gaillard carré par la base, solidement bâti, au cou de taureau et, comme Hugh le toisait des yeux il toisait Hugh à son tour de temps en temps avec un regard de brusque dédain. Il était plus âgé que l’homme du Maypole, car il pouvait avoir, selon toute apparence quarante-cinq ans mais c’était un de ces camarades à tête dure, froide, imperturbable, qui se moquent bien de recevoir une gourmade en route et ne se laissent pas arrêter pour si peu dans la poursuite de leurs desseins.

« Si je vous égarais maintenant, dit Hugh d’un air moqueur, vous me feriez… ha ! ha ! ha !…, vous me feriez sauter la cervelle, je suppose ? »

John Grueby ne tint pas plus compte de cette remarque que s’il eût été sourd et Hugh muet ; il continua de chevaucher à son aise, les yeux fixés sur l’horizon.

« Avez-vous jamais essayé de vous colleter avec quelqu’un, monsieur, quand vous étiez jeune ? dit Hugh. Savez-vous jouer du bâton ? »

John Grueby le regarda de travers avec le même air d’insouciance, sans daigner répondre un mot.

« Comme ceci ? dit Hugh en exécutant avec son gourdin un de ces habiles moulinets qui faisaient les délices des paysans de cette époque. Houp !

– Ou comme ça, répondit John Grueby en rabattant avec son fouet le gourdin de son conducteur, et le frappant sur la tête avec le manche. Oui, j’en ai joué un peu jadis. Vous portez vos cheveux trop longs ; s’ils avaient été un peu plus courts, je vous aurais fêlé le crâne. »

C'était, dans le fait, un petit coup vif et retentissant ; évidemment il étonna Hugh, qui, dans le premier moment, parut disposé à désarçonner sa nouvelle connaissance. Mais la figure de John Grueby ne dénotant ni malice, ni triomphe, ni rage, rien enfin qui pût faire croire à une offense préméditée ; ses yeux restant toujours fixés dans l’ancienne direction, et son air étant aussi insoucieux et aussi calme que s’il eût simplement chassé une mouche qui le gênait ; Hugh fut si démonté, si disposé à le regarder comme un luron d’une vigueur presque surnaturelle, qu’il se contenta de rire et de s’écrier : « Bien joué ! » puis, s’écartant un peu, il reprit son office de guide en silence.

Quelques minutes après, la compagnie fit halte à la porte du Maypole. Lord Georges et son secrétaire, ayant promptement mis pied à terre, donnèrent leurs chevaux au domestique, qui, sous la conduite de Hugh, les mena à l’écurie. Très aises d’échapper à l’inclémence de la nuit, les gentlemen suivirent M. Willet dans la salle commune, et, debout devant l’âtre où il y avait un bon feu, ils se réchauffèrent et séchèrent leurs vêtements, tandis que l’aubergiste s’occupait à donner les ordres et veillait aux préparatifs qu’exigeait le haut rang de son hôte.

Comme il allait et venait fort affairé, tout entier à ces arrangements, il eut l’occasion d’observer dans la salle les deux voyageurs dont, jusque-là, il ne connaissait que la voix. Le lord, le grand personnage, qui faisait un pareil honneur au Maypole, était à peu près de taille moyenne, grêle de corps et d’un teint blême, il avait le nez aquilin, et de longs cheveux d’un rouge brun, rabattus, à plat sur ses oreilles et légèrement poudrés, sans le moindre vestige de frisure. Il était vêtu, sous son pardessus, d’un habillement tout noir, sans ornements, et de la coupe la plus simple et la plus sobre. La gravité de son costume, jointe à la maigreur de ses joues, et à la roideur de son maintien, lui donnait bien dix ans de plus, mais c’était un homme qui n’avait point passé la trentaine. Tandis qu’il rêvait debout à la rouge lueur du feu, on était frappé de voir ses grands yeux brillants, qui trahissaient une continuelle mobilité de pensées et de desseins, singulièrement en désaccord avec le calme étudié et le sérieux de sa mine, ainsi qu’avec son bizarre et triste costume. Sa physionomie n’avait rien d’âpre ni de cruel dans son expression, non plus que sa figure, qui était mince et douce et d’un caractère mélancolique, mais l’une et l’autre annonçaient un indéfinissable malaise, qu’on ne pouvait voir sans en prendre sa part et sans éprouver une sorte de pitié pour ce personnage, quoiqu’on eût été bien en peine de dire pourquoi.

Gashford, le secrétaire, était plus grand, de formes anguleuses, haut des épaules, décharné et disgracieux. Son habillement, à l’imitation de son supérieur, était modeste et grave à l’excès, il y avait dans ses manières quelque chose d’officiel et de contraint. Il avait des sourcils proéminents, de grandes mains, de grands pieds, de grandes oreilles, et une paire d’yeux qui semblaient avoir battu en retraite au fond de sa tête, et s’y être creusé une caverne pour se cacher. Ses manières étaient douces et humbles, mais tortueuses et évasives. Il avait l’air d’un homme toujours à l’affût sur le passage de quelque proie qui ne voulait pas venir, mais il paraissait patient, très patient, comme un épagneul en arrêt, qui remue la queue sans bouger. Même en ce moment, tandis qu’il chauffait et frottait ses mains devant le feu, il ne semblait pas avoir d’autre prétention que de jouir de cette chaleur, pour sa part, comme un simple roturier ; et, bien qu’il sût que son maître ne le regardait pas, il jetait de temps en temps les yeux sur sa figure, et, d’un air soumis et plein de déférence, il souriait comme pour ne pas en perdre l’habitude.

Tels étaient les hôtes sur lesquels le vieux John Willet fixait son œil de plomb, les examinant sans relâche. Il s’avança vers eux alors, tenant un chandelier d’apparat de chaque main, et les supplia de le suivre dans une pièce plus digne d’eux. « Car, milord, dit John (c’est assez étrange, mais il y a des gens qui semblent avoir autant de plaisir à prononcer des titres que ceux qui les ont en éprouvent à les porter), cette salle, milord, n’est pas du tout faite pour Votre Seigneurie, et je dois demander pardon à Votre Seigneurie de vous avoir laissé ici, milord, une seule minute. »

Après cette allocution, John les conduisit en haut dans l’appartement d’apparat, qui, semblable en cela à beaucoup d’autres choses d’apparat, était froid et incommode. Le bruit de leurs pas, se répercutant à travers la chambre spacieuse, frappait leurs oreilles d’un son creux ; et l’atmosphère humide et glaciale qui y régnait était rendue doublement fâcheuse par son contraste avec la chaleur de la salle vulgaire qu’ils venaient d’abandonner.

Il aurait été inutile toutefois de proposer d’y revenir, car les préparatifs se firent si prestement qu’on n’aurait pas eu seulement le temps de les contremander. John, tenant de chaque main les hauts chandeliers, précéda les gentlemen vers la cheminée avec une profonde révérence ; Hugh, entrant à grands pas, jeta un tison allumé et une pile de menu bois sur l’âtre, qui fut bientôt en feu ; John Grueby, portant à son chapeau une cocarde bleue pour laquelle il paraissait avoir un souverain mépris, déposa sur le plancher le portemanteau dont il avait déchargé son cheval ; et tous les trois s’occupèrent à l’instant avec activité de développer le paravent, de mettre la nappe, d’inspecter les lits, d’allumer du feu dans les chambres à coucher, d’accélérer le souper, et de rendre toute chose aussi commode et aussi confortable qu’il était possible de le faire à si court délai. En moins d’une heure, le souper avait été servi, mangé, desservi ; lord Georges et son secrétaire, tous deux en pantoufles, les jambes étendues devant le feu, étaient assis auprès d’un bol de vin chaud bien épicé.

« Ainsi se termine, milord, dit Gashford en remplissant son verre avec une grande aménité, l’œuvre bénie d’un jour béni du ciel.

– Et d’une veille également bénie, dit Sa Seigneurie en levant la tête.

– Ah !… et ici le secrétaire joignit ses mains… Une veille bénie en vérité ! Les protestants de Suffolk sont des hommes pieux et fidèles. Quoique beaucoup de nos compatriotes, milord, se soient égarés dans les ténèbres, exactement comme nous cette nuit sur la route, ces braves gens-là n’ont pas quitté le chemin de lumière et de gloire.

– Les ai-je émus, Gashford ? dit lord Georges.

– Si vous les avez émus, milord ! si vous les avez émus ! Ils criaient qu’on les menât contre les papistes ; ils appelaient une terrible vengeance sur leurs têtes ; ils rugissaient comme des possédés.

– Des possédés ! non pas des possédés du démon, toujours, dit le maître.

– Du démon ! non pas, milord ; dites plutôt des anges.

– Oui ; oh ! sûrement ; des anges, sans aucun doute, dit lord Georges en mettant ses mains dans ses poches, les retirant pour ronger ses ongles, et regardant le feu d’un air embarrassé ; ce ne peuvent être que des anges qui les possèdent, n’est-ce pas, Gashford ?

– Vous n’en doutez pas, milord ? dit le secrétaire.

– Non, non, répliqua le maître ; non. Pourquoi en douterais-je ? Je suppose qu’il serait positivement irréligieux d’en douter… n’est-ce pas, Gashford ? Bien que parmi eux il y eût certainement, ajouta-t-il sans attendre une réponse, quelques personnages d’une physionomie diabolique.

– Quand vous avez fait avec chaleur, dit le secrétaire, en jetant un regard perçant sur l’autre, dont les yeux baissés reprirent peu à peu leur éclat tandis que Gashford parlait ; quand vous avez fait avec chaleur cette noble sortie ; quand vous leur avez déclaré que vous n’étiez pas de la tribu des tièdes ou des timides, et que vous les avez invités à considérer qu’ils se préparaient à suivre quelqu’un qui les conduirait en avant, fût-ce jusqu’à la mort même ; quand vous avez parlé de cent vingt mille hommes sur la frontière d’Écosse qui se feraient justice un beau jour, si on ne la leur faisait pas ; lorsque vous avez crié : « Périssent le pape et tous ses vils adhérents ; les lois pénales portées contre eux ne seront jamais abrogées tant que les Anglais auront des cœurs et des mains… » et que vous avez agité la vôtre, avant de la mettre sur la garde de votre épée ; et lorsqu’ils se sont écriés à leur tour : « Pas de papisme ! » et que vous leur avez répondu : « Non ! quand même nous serions obligés de marcher dans le sang ! » et qu’ils ont levé leurs chapeaux en l’air, en criant : « Hourra ! non, quand même nous marcherions dans le sang ! Pas de papisme, lord Georges ! À bas les papistes ! vengeance sur leurs têtes ! » Pendant que tout cela se faisait et se disait, et qu’un mot de vous, milord, excitait ou apaisait le tumulte, ah ! je sentais alors tout ce qu’il y avait là de grandeur, et je me disais en moi-même : « Y eut-il jamais puissance comparable à celle de lord Georges Gordon ? »

– C'est une grande puissance, vous avez raison ; c’est une grande puissance ! cria-t-il, les yeux étincelants. Mais, cher Gashford, ai-je réellement dit tout cela ?

– Et beaucoup plus encore ! cria le secrétaire, les yeux levés au ciel. Ah ! beaucoup plus encore.

– Et je leur ai parlé, à ce que vous disiez tout à l’heure, de cent quarante mille hommes en Écosse, n’est-ce pas ? demanda-t-il avec un plaisir évident. C'était un peu hardi.

– Notre cause n’est que hardiesse. La vérité est toujours hardie.

– Certainement, de même que la religion. Elle est hardie aussi, Gashford !

– La vraie religion l’est, milord.

– Et c’est la nôtre, répondit-il en se remuant avec inquiétude sur son siège, et rongeant ses ongles, comme s’il voulait les couper jusqu’au vif. Il n’y a pas de doute que la nôtre ne soit la vraie. Vous êtes aussi certain de cela que je le suis, Gashford, n’est-ce pas ?

– Milord peut-il me le demander, dit Gashford de son ton câlin, en approchant sa chaise d’un air offensé, et posant sa large main à plat sur la table, à moi, répéta-t-il en dirigeant sur lui les sombres cavités de ses yeux avec un sourire malsain, à moi qui, frappé en Écosse, il y a un an, par votre magique éloquence, abjurai les erreurs de l’Église romaine, et m’attachai à Votre Seigneurie comme à un libérateur dont la main m’avait retiré du bord du précipice ?

– C'est vrai. Non, non. Je… je n’ai pas eu cette idée, répliqua l’autre en lui donnant une poignée de main, se levant de son siège, et se promenant autour de la chambre avec agitation. Savez-vous qu’on se sent fier de mener le peuple, Gashford ? ajouta-t-il en faisant une halte soudaine.

– Et par la force de la raison, répondit son flatteur.

– Oui, bien sûr. Ils peuvent tousser, se moquer et grogner dans le parlement ; ils peuvent me traiter de fou et d’insensé : mais quel est celui d’entre eux qui peut soulever cet océan humain et le faire enfler et rugir à son gré ? Pas un.

– Pas un, répéta Gashford.

– Quel est celui d’entre eux qui peut se vanter comme moi, à l’honneur de son caractère, d’avoir refusé du ministre un présent corrupteur de mille livres sterling par an pour résigner son siège en faveur d’un autre ? Pas un.

– Pas un, répéta de nouveau Gashford en prélevant, dans l’intervalle, la part du lion sur le bol de vin chaud aux épices.

– Et comme nous sommes d’honnêtes gens, des gens sincères, les défenseurs fidèles d’une cause sacrée, Gashford, dit, en mettant sa main fiévreuse sur l’épaule de son secrétaire, lord Georges, dont le teint s’animait et dont la voix s’élevait à mesure qu’il parlait, comme nous sommes les seuls qui prenions souci de la masse du peuple, et dont elle prenne souci à son tour, nous la soutiendrons jusqu’à la fin ; nous pousserons, contre ces Anglais renégats qui se sont faits papistes, un cri qui retentira au travers du pays, et y roulera avec un fracas comparable au tonnerre. Je serai digne de la devise de ma cotte d’armes : Appelé, élu et fidèle. »

– Appelé, dit le secrétaire, par le ciel.

– Je le suis.

– Élu par le peuple.

– Oui.

– Fidèle à tous deux.

– Jusqu’au billot ! »

Il serait difficile de donner une idée complète de l’excitation avec laquelle il fit ces réponses à chaque appel de son secrétaire, de la rapidité de son débit, ou de la violence de son accent et de ses gestes. Quelque chose de farouche et d’ingouvernable, luttant contre sa tenue puritaine, forçait toute contrainte. Pendant plusieurs minutes il marcha de long en large dans la pièce à pas précipités ; puis, s’arrêtant soudain, il s’écria :

« Gashford, vous aussi, vous les avez émus. Oh ! oui, et bien émus.

– Un reflet de l’auréole de milord, répliqua l’humble secrétaire en plaçant sa main sur son cœur. J'ai fait de mon mieux.

– Vous avez bien parlé, dit son maître, et vous êtes un grand et digne instrument. Si vous voulez sonner John Grueby pour qu’il apporte la valise dans ma chambre, et attendre ici que je sois déshabillé, nous réglerons les affaires comme de coutume, si toutefois vous n’êtes pas trop fatigué.

– Trop fatigué, milord !… mais je reconnais bien là votre charité ! Chrétien de la tête aux pieds. »

En s’adressant ce soliloque, le secrétaire inclina le bol et regarda très sérieusement au fond ce qu’il y restait de vin chaud.

John Willet et John Grueby parurent ensemble. L'un se chargeant des hauts chandeliers, et l’autre du portemanteau, ils conduisirent à sa chambre le lord dupé ; ils laissèrent le secrétaire seul bâiller et se secouer, puis s’endormir enfin devant le feu.

« Maintenant, monsieur Gashford, monsieur, lui dit John Grueby à l’oreille, lorsqu’il reconnut que le secrétaire avait perdu un moment connaissance, milord est couché.

– Ah ! très bien John, répondit-il doucement : merci, John. Personne n’a besoin de veiller. Je sais quelle est ma chambre.

– J'espère que vous n’allez pas troubler davantage votre tête, ni celle de milord, avec Marie la Sanglante, à cette heure de la nuit, dit John. Plût à Dieu que cette malheureuse vieille créature n’eût jamais existé !

– J'ai dit que vous pouviez vous coucher, John, répliqua le secrétaire. Vous ne m’avez pas entendu, je pense ?

– Avec toutes ces Maries sanglantes, ces cocardes bleues, ces glorieuses reines Besses26, ces Pas de Papistes, ces Associations protestantes, et cette fureur de faire des speechs, poursuivit John Grueby, regardant, comme d’habitude, fort loin devant lui, et sans tenir compte de l’avertissement de Gashford, milord a perdu la tête ou peu s’en faut. Quand nous sortons, un tel ramas de bélîtres vient crier après nous : « Vive Gordon ! » que j’en suis honteux et ne sais où regarder. Quand nous sommes au logis, ils viennent rugir et glapir autour de la maison, comme autant de diables ; et milord, au lieu d’ordonner qu’on les chasse, se présente au balcon, s’abaisse à leur faire des harangues ; il les appelle : « citoyens d’Angleterre » et « compatriotes », comme s’il les aimait passionnément et qu’il les remerciât d’être venus là. Je ne peux pas m’expliquer ça ; mais ils sont tous mêlés de façon ou d’autre avec cette infortunée Marie la Sanglante, ils s’enrouent à vociférer son nom. Ce sont pourtant tous bons protestants, les hommes comme les petits garçons ; mais il faut croire que les protestants ont un terrible faible pour les cuillers et l’argenterie en général, quand les portes de la cuisine sont par hasard ouvertes. Je souhaite qu’il n’y ait rien de pire, et qu’il n’arrive pas plus de dommage ; mais, si vous n’arrêtez pas à temps ces vilains compères, M. Gashford (et je vous connais, je sais que c’est vous qui soufflez le feu), vous verrez qu’ils vous monteront sur le dos : un de ces soirs, que la température sera chaude et que les protestants auront soif, ils vous jetteront Londres à bas ; et je n’ai jamais entendu dire que Marie la Sanglante ait été jusque-là. »

Gashford avait disparu depuis longtemps, et ces réflexions se perdaient dans le vide de l’air. Quand John Grueby s’en aperçut, il n’en fut pas ému autrement ; il enfonça son chapeau sur sa tête, autant que possible à rebours, afin de ne pas voir seulement l’ombre de l’odieuse cocarde, et il gagna son lit tout en secouant la tête, d’une manière sinistre et prophétique, jusqu’à ce qu’il eût atteint sa chambre.

Chapitre XXXVI. §

Gashford, avec une figure souriante, mais aussi avec un air de déférence et d’humilité profondes, se rendit à la chambre de son maître, en lissant ses cheveux le long de la route, et bourdonnant une psalmodie. Lorsqu’il approcha de la porte de lord Georges, il éclaircit son gosier pour bourdonner plus vigoureusement encore.

Il y avait un remarquable contraste entre l’occupation de cet homme en ce moment, et l’expression de sa physionomie, qui était singulièrement repoussante et malicieuse. Son sourcil en saillie obscurcissait presque ses yeux ; sa lèvre se repliait d’une manière dédaigneuse ; ses épaules même paraissaient échanger à la dérobée des chuchotements moqueurs avec ses grandes oreilles rabattues.

« Chut ! marmotta-t-il doucement, en jetant un coup d’œil de la porte de la chambre dans l’intérieur. Il semble être endormi. Dieu veuille qu’il le soit ! Trop de veilles, trop de soucis, trop de pensées. Ah ! que le Seigneur le réserve pour en faire un martyr ! c’est un saint, si jamais saint respira sur cette misérable terre. »

Plaçant sa lumière sur une table, il alla sur la porte du pied jusqu’au feu, et s’asseyant dans une chaise devant l’âtre, le dos tourné au lit, il continua de s’entretenir avec lui-même, comme quelqu’un qui pense tout haut.

« Le sauveur de son pays et de la religion de son pays, l’ami des pauvres, l’ennemi du riche orgueilleux ; l’amour des malheureux et des opprimés, l’idole de quarante mille cœurs anglais hardis et fidèles ; que son sommeil doit être heureux ! »

Et ici il soupira, il chauffa ses mains et secoua sa tête, comme font les gens qui ont le cœur trop plein ; puis il poussa encore un soupir et se remit à se chauffer les mains.

« Eh bien, Gashford ? dit lord Georges qui était dans son lit tout éveillé, et ne l’avait pas quitté des yeux depuis qu’il était entré.

– Milord, dit Gashford en tressaillant et regardant autour de lui comme avec une grande surprise. Je vous ai dérangé ?

– Je ne dormais pas.

– Vous ne dormiez pas ! répéta-t-il avec une feinte confusion. Que puis-je dire pour m’excuser d’avoir exprimé en votre présence des pensées … mais elles étaient sincères… Elles étaient sincères, s’écria le secrétaire en passant à la hâte sa manche sur ses yeux : et pourquoi regretterais-je que vous les ayez entendues ?

– Gashford, dit le pauvre lord en lui tendant la main avec une émotion manifeste, ne le regrettez pas. Vous m’aimez bien, je le sais, vous m’aimez trop, je ne mérite pas un tel hommage. »

Gashford ne répondit pas, mais il saisit la main et la pressa sur ses lèvres. Puis se levant et tirant de la malle un petit pupitre, il le plaça sur une table près du feu, l’ouvrit avec une clef qu’il avait dans sa poche, s’assit devant, y prit une plume, et, avant de la tremper dans l’encrier, il la suça, peut être pour corriger l’expression de sa bouche, sur laquelle planait encore un sourire.

« Où en sont nos chiffres depuis la dernière soirée d’enrôlement ? demanda lord Georges. Sommes-nous réellement forts de quarante mille hommes, ou est-ce seulement pour avoir un nombre rond, que nous faisons monter l’association jusque-là ?

– Notre total excède ce nombre de vingt-trois membres, répliqua Gashford en jetant les yeux sur ses papiers.

– Les fonds ?

– Ils ne prospèrent pas beaucoup, mais il y a de la manne dans le désert, milord. Hem ! Vendredi soir, le denier de la veuve s’est glissé dans notre caisse.

« Quarante boueurs, trois shillings et quatre pence ;

« Un vieil ouvreur de bancs à la paroisse Saint-Martin, six pence ;

« Un sonneur de l’Église établie, six pence ;

« Un protestant nouveau-né, un demi-penny ;

« La société des porte-falots, trois shillings, dont un mauvais ;

« Les prisonniers antipapistes de Newgate, cinq shillings et quatre pence ;

« Un ami à Bedlam, une demi couronne ;

« Dennis le bourreau, un shilling.

– Ce Dennis, dit Sa Seigneurie, est un homme plein d’ardeur. Je l’ai remarqué au milieu de la foule dans Welbeck-Street, vendredi dernier.

– Un excellent homme, répondit le secrétaire, un homme solide, sincère et vraiment zélé.

– Il faut l’encourager, dit lord Georges. Prenez note de Dennis. Je lui parlerai. »

Gashford obéit, et continua de lire sa liste de souscription :

« Les Amis de la Raison, une demi-guinée ;

« Les Amis de la Liberté, une demi-guinée ;

« Les Amis de la Paix, une demi-guinée ;

« Les Amis de la Charité, une demi-guinée ;

« Les Amis de la Miséricorde, une demi-guinée ;

« Les frères vengeurs de Marie la Sanglante, une demi-guinée ;

« Les Bouledogues Unis, une demi-guinée.

– Les Bouledogues, dit lord Georges en mordant ses ongles d’une manière affreuse, sont une nouvelle Société, n’est-ce pas ?

– Ci-devant les Chevaliers Apprentis, Milord. Les contrats d’apprentissage des anciens membres expirant par degrés, ils ont changé leur nom, à ce qu’il paraît, quoiqu’ils aient encore des apprentis parmi eux, aussi bien que des ouvriers.

– Comment se nomme leur président ? demanda lord Georges.

– Président, dit Gashford en lisant dans un papier, M. Simon Tappertit.

– Je me le rappelle ; c’est ce petit homme qui amène quelquefois une sœur aînée à nos meetings, et quelquefois aussi une autre femme qui peut être une consciencieuse et fidèle protestante, sans doute, mais qui n’est pas favorisée par la nature ?

– Lui-même, milord.

– Tappertit est un homme plein d’ardeur, dit lord Georges d’un air pensif ; n’est-ce pas, Gashford ?

– C'est un des plus avancés, milord ; il appelle de loin la bataille et l’aspire à pleins naseaux, comme le coursier de guerre. Il jette en l’air son chapeau dans la rue, comme s’il était inspiré, et prononce des discours très émouvants du haut des épaules de ses amis.

– Prenez note de Tappertit, dit lord Georges Gordon. On pourra l’élever à une place de confiance.

– Voilà, répond le secrétaire après en avoir pris note, voilà tout, excepté la tirelire de Mme Varden (c’est la quatorzième qu’elle casse en notre faveur), sept shillings et six pence en argent et en cuivre, et une demi-guinée en or ; et Miggs (ce sont les épargnes d’un trimestre de gages), un shilling et trois pence.

– Miggs, dit lord Georges, est-ce un homme ?

– Le nom est porté sur la liste comme étant celui d’une femme, répliqua le secrétaire. Je pense que c’est la grande femme maigre dont vous parliez tout à l’heure, milord, la personne si peu favorisée qui vient quelquefois entendre les speech en compagnie de Tappertit et de Mme Varden.

– Mme Varden alors est la dame âgée, n’est-ce pas ? »

Le secrétaire fit un signe de tête affirmatif, et se frotta le nez avec les barbes de sa plume.

« C'est une sœur zélée, dit lord Georges. Les offrandes qu’elle amasse vont bien et se poursuivent avec ferveur. Son mari s’est-il joint à nous ?

– C'est un méchant, répliqua le secrétaire en pliant ses papiers, indigne d’une telle femme. Il reste au fond de ses ténèbres, et refuse opiniâtrement de suivre l’exemple de sa femme.

– Que les conséquences en retombent sur sa tête. Gashford !

– Milord.

– Vous ne pensez pas, dit-il en se tournant et s’agitant dans son lit, que ces gens-là m’abandonneront, quand l’heure sera venue ? J'ai parlé hardiment pour eux, j’ai risqué beaucoup, je n’ai rien ménagé. Ils ne reculeront point, n’est-ce pas ?

– N'ayez pas peur, milord, dit Gashford avec un regard significatif, qui était plutôt l’expression involontaire de sa propre pensée qu’une réponse aux inquiétudes de Sa Seigneurie, car la figure de lord Georges était tournée dans l’autre sens. N'ayez pas peur, il n’y a pas de danger.

– Il n’y a pas non plus à craindre, dit-il en se remuant encore davantage, qu’on ne les… mais non, on ne peut pas les punir pour s’être ligués dans ce but. Le droit est de notre côté, quand même la force serait contre nous. Vous vous sentez convaincu de cela comme moi, n’est-ce pas ? Voyons ! la main sur la conscience ? »

Le secrétaire commençait sa réponse par : « Vous ne doutez pas… » lorsque l’autre l’interrompit, et répliqua avec impatience :

« Douter. Non. Qui dit que je doute ? Si je doutais, re-nierais-je parents, amis, toute chose, en faveur de ce malheureux pays ? ce malheureux pays, cria-t-il en se redressant dans son lit, après s’être répété à lui-même la phrase : « en faveur de ce malheureux pays » au moins une douzaine de fois, oublié de Dieu et des hommes, livré à une dangereuse confédération des puissances papales, en proie à la corruption, à l’idolâtrie, au despotisme ! Qui peut dire après cela que je doute ? ne suis-je pas appelé, élu et fidèle ? Voyons ! le suis-je ou ne le suis-je pas ?

– Oui, fidèle à Dieu, au pays et à vous-même, cria Gashford.

– Je le suis, je le serai, je le dis derechef, je le serai jusqu’au billot. Qui est-ce qui en dit autant ? est-ce vous ? est-ce quelque autre ? Qu'on m’en cite un au monde seulement. »

Le secrétaire baissa la tête avec une expression de complet acquiescement à tout ce que son maître avait dit ou pourrait dire ; et lord Georges, s’affaissant peu à peu sur son oreiller, s’endormit.

Quoiqu’il y eût quelque chose de risible dans la véhémence de ses manières rapprochée de sa maigreur et de son aspect disgracieux, il n’y avait vraiment pas de quoi rire pour un homme doué de quelque sensibilité ; ou bien, s’il eût cédé à ce premier mouvement, il en aurait été fâché, il se le serait reproché à lui-même le moment d’après. Lord Gordon était aussi sincère dans sa violence que dans son hésitation. Il était naturellement enclin au faux enthousiasme, il avait la vanité de vouloir être un chef de parti ; c’étaient là les deux plus grands défauts de son caractère. Le reste n’était que faiblesse… pure faiblesse ; et c’est le malheureux lot des hommes faibles, que même leurs sympathies, leurs affections, leur confiance… toutes les qualités qui, dans les esprits mieux constitués, sont des vertus, dégénèrent en défauts, s’ils ne deviennent pas des vices complets.

Gashford, en dirigeant vers le lit plus d’un regard rusé, resta assis à ricaner de la folie de son maître, jusqu’à ce qu’une profonde et lourde respiration l’eût averti qu’il pouvait se retirer. Fermant son pupitre, et le replaçant dans la malle (mais non pas sans avoir pris d’un compartiment secret deux imprimés), il se retira avec précaution. Comme il s’en allait, il regarda en arrière pour considérer la figure de son maître endormi. Au-dessus de la tête de lord Georges, les panaches poudreux qui couronnaient la royale couche du Maypole s’agitaient d’un air triste et lugubre comme sur une bière.

S'arrêtant sur l’escalier pour écouter si tout était tranquille, et pour retirer ses souliers de peur que ses pas n’alarmassent près de là quelque dormeur qui aurait le sommeil léger, il descendit au rez-de-chaussée, et jeta un de ses imprimés sous la grande porte de la maison ; cela fait, il se coula doucement, revint à sa chambre, et de la fenêtre laissa tomber dans la cour l’autre imprimé, soigneusement roulé autour d’une pierre, pour que le vent ne l’emportât pas.

Ces proclamations avaient au dos la suscription suivante : « À tout protestant aux mains duquel ceci tombera, » et à l’intérieur :

« Hommes et frères, quiconque trouvera cette lettre doit la regarder comme un avertissement d’aller rejoindre sans délai les amis de lord Georges Gordon. De grands événements se préparent, et les temps sont pleins de péril et de trouble. Lisez cet avis avec soin, tenez-le propre, et faites-le circuler. Pour le roi et le pays, union. »

« Semons encore, semons toujours, dit Gashford en fermant la fenêtre ; quand viendra la moisson ? »

Chapitre XXXVII. §

Environner quelque chose de monstrueux ou de ridicule d’un air de mystère, c’est l’investir d’un charme secret, et d’un pouvoir d’attraction qui est irrésistible pour la foule. Faux prêtres, faux prophètes, faux docteurs, faux patriotes, faux prodiges de toute sorte, enveloppant leurs actes dans le mystère, se sont adressés avec un immense profit à la crédulité populaire, et ont été plus redevables peut-être à cette habile manœuvre d’avoir gagné et gardé pour un temps l’avantage sur la vérité et le sens commun, qu’à n’importe quelle demi-douzaine d’articles les plus accrédités dans tout le catalogue de l’imposture.

Si un homme s’était tenu sur le pont de Londres, à appeler les passants à gorge déployée, pour les inviter à se joindre à lord Georges Gordon, fût-ce même pour un objet incompris de tout le monde, ce qui lui aurait donné un charme particulier, il est probable qu’il aurait pu faire une vingtaine de prosélytes en un mois. Si tous les zélés protestants avaient été publiquement pressés de se joindre à une association ayant pour but avoué de chanter une hymne ou deux dans l’occasion, d’entendre quelques discours médiocres, et en dernier lieu de pétitionner au parlement, afin qu’il n’y passât pas d’acte pour l’abolition des lois pénales contre les prêtres catholiques romains, de la pénalité de l’emprisonnement perpétuel portée contre ceux qui élevaient les enfants dans la foi catholique, et de l’interdiction de tous les membres de l’Église romaine, désormais inhabiles à posséder des biens immeubles dans le Royaume-Uni par acquêt ou par héritage, toutes ces matières étrangères aux occupations et aux goûts des masses n’auraient peut-être pas ému une centaine de gens. Mais lorsque des bruits vagues coururent au dehors que dans cette association protestante un pouvoir occulte essayait ses forces contre le gouvernement pour de grands desseins indéterminés ; lorsque l’air fut rempli de sourdes rumeurs au sujet d’une confédération des puissances papistes pour dégrader et asservir l’Angleterre, établir une inquisition à Londres, et convertir les barrières du marché de Smithfield en bûchers et en chaudières ; lorsque des terreurs et des alarmes que personne ne comprenait furent répandues, à l’intérieur ainsi qu’à l’extérieur du parlement, par un enthousiaste qui ne les comprenait pas lui-même, lorsqu’enfin d’antiques fantômes, qui avaient été couchés tranquillement depuis des siècles dans leurs tombeaux, furent évoqués pour obséder les gens ignorants et crédules ; lorsque tout cela se fut machiné, en quelque sorte, dans les ténèbres, que des invitations secrètes de se joindre à la grande Association protestante pour la défense de la religion, de la vie et de la liberté, furent semées sur la voie publique, jetées sous les portes des maisons, glissées à l’intérieur des appartements par les fenêtres, fourrées dans les mains des passants, la nuit ; lorsqu’elles étincelèrent à chaque muraille, et brillèrent sur chaque poteau, sur chaque pilier, au point que le bois et les pierres paraissaient infectés de la fièvre commune, excitant tous les hommes à se réunir en aveugles pour résister sans savoir à quoi, sans savoir pourquoi : alors la folie se propagea sans obstacles, et bientôt, croissant de jour en jour, l’association présenta une force de quarante mille membres.

Du moins c’est le chiffre déclaré au mois de mars 1780 par lord Georges Gordon, son président ; qu’il fût exact ou non, peu de gens le surent ou se soucièrent de s’en assurer. Elle n’avait jamais fait de démonstration publique, on ne l’avait jamais vue, il y avait même encore des personnes qui ne voulaient y voir qu’une pure création de son cerveau détraqué. Il était habitué à parler longuement à des multitudes, stimulé, à ce qu’on pouvait croire, par certains troubles qui avaient réussi en Écosse l’année précédente sur le même sujet.

Membre de la chambre des Communes, on le regardait comme un cerveau brûlé qui attaquait tous les partis, sans être d’aucun, et ne jouissait pas d’une grande considération. On savait qu’un certain mécontentement régnait au dehors ; il y en a toujours. Lord Georges Gordon s’était fait une habitude de s’adresser au peuple par des placards, des discours, de pamphlets, sur d’autres questions déjà. Rien n’était venu en Angleterre de ses tentatives passées en Écosse, et on n’appréhendait rien de celle-là. Tel qu’il vient de se montrer au lecteur, tel il avait paru de temps en temps devant le public, qui l’avait oublié le lendemain, lorsque soudainement, comme on le voit dans ces pages, après une lacune de cinq longues années, sa personne et ses actes commencèrent à s’imposer, vers cette période, à la connaissance de milliers de gens, qui s’étaient mêlés à la vie active durant tout l’intervalle, et qui n’étaient pourtant ni sourds ni aveugles aux événements contemporains, mais qui n’avaient jamais pensé à lui auparavant.

« Milord, dit Gashford à son oreille, en venant le lendemain tirer de bonne heure les rideaux de son lit ; milord !

– Oui, qui est là ? Qu'est-ce que c’est ?

– L'horloge a sonné neuf heures, répondit le secrétaire, les mains croisées avec humilité. Vous avez bien dormi ? J'espère que vous avez bien dormi. Si mes prières ont été exaucées, vos forces doivent être réparées par le repos.

– À dire vrai, j’ai dormi d’un si profond sommeil, dit lord Georges en se frottant les yeux et regardant autour de la chambre, que je ne me rappelle pas bien où nous sommes.

– Milord ! dit Gashford avec un sourire.

– Oh ! répliqua son supérieur. Oui, vous n’êtes donc pas un juif ?

– Un juif ! s’écria le pieux secrétaire en reculant d’horreur.

– Je rêvais que nous étions des juifs, Gashford. Vous et moi… tous les deux des juifs avec de longues barbes.

– Le ciel nous en préserve, milord ! Autant vaudrait que nous fussions papistes.

– Je suppose que cela vaudrait autant, répliqua l’autre avec beaucoup de vivacité. N'est-ce pas ? c’est bien votre avis, Gashford ?

– N'en doutez pas ! cria le secrétaire d’un air de grande surprise.

– Hum ! marmotta son maître. Oui, cela me semble assez raisonnable.

– J'espère, milord… commença le secrétaire.

– Vous espérez ! répéta lord Georges en l’interrompant. Pourquoi dites-vous que vous espérez ? Il n’y a pas de mal à avoir de ces idées-là.

– En rêve, répondit le secrétaire.

– En rêve ! non, et pendant la veille non plus.

– Appelé, élu, fidèle, » dit Gashford, prenant la montre de lord Georges qui était sur une chaise, et paraissant lire d’une manière distraite la devise inscrite sur le cachet.

Dans cet incident indifférent en lui-même, il n’y avait rien, ce semble, qui dût attirer l’attention du maître ; ce n’était qu’une distraction sans but, qui ne valait pas la peine d’être remarquée : mais, lorsque les mots furent proférés, lord Georges, qui avait pris un ton impétueux, s’arrêta court, rougit et garda le silence. Feignant de ne s’être pas du tout aperçu de ce changement dans la conduite de son maître, l’astucieux secrétaire fit quelques pas à l’écart, sous prétexte de relever la jalousie, et revenant bientôt, lorsque l’autre eut eu le temps de se remettre :

« La cause sainte, dit-il, marche bravement, milord. Je n’ai pas été oisif, même cette nuit. J'ai jeté deux affiches avant d’aller me coucher, et toutes les deux ont disparu ce matin. Personne dans la maison n’en a soufflé mot, quoique j’aie été en bas une grande demi-heure. Elles nous vaudront une ou deux recrues, je gage et, qui sait s’il n’y en aura pas beaucoup plus, grâce à la bénédiction que le ciel peut répandre sur vos efforts inspirés ?

– C'est une fameuse idée que nous avons eue là dans le principe, répliqua lord Georges ; une fameuse idée, et qui a rendu d’excellents services en Écosse. Elle était bien digne de vous. Vous me rappelez, Gashford, que je ne dois pas lambiner, quand la vigne du Seigneur est menacée de destruction, et qu’elle se voit en danger d’être foulée aux pieds des papistes. Faites seller les chevaux dans une demi-heure. Debout et à l’œuvre ! »

Il avait, en parlant ainsi, la figure très colorée, et un tel accent d’enthousiasme que le secrétaire crut inutile de rien ajouter, et se retira.

« Il a rêvé qu’il était juif, dit-il d’un air pensif, lorsqu’il ferma la porte de la chambre à coucher. Il pourrait bien en venir là avant de mourir. C'est assez vraisemblable. Ma foi ! on verra plus tard, et, pourvu que je n’y perde rien, je ne dis pas que cette religion ne me conviendrait point autant qu’une autre. Il y a des gens riches parmi les juifs ; et puis c’est si ennuyeux de se faire la barbe. Oui ! ça me convient assez. Quant à présent, toutefois, nous devons être chrétiens dans l’âme. Notre devise prophétique s’accommodera à toutes les croyances tour à tour ; c’est ce qui me console. »

En réfléchissant sur cette source de consolation, il se rendit au salon, et sonna pour le déjeuner.

Lord Georges fut promptement habillé (sa toilette était assez simple pour n’être pas longue à faire), et, comme il n’était pas moins sobre dans ses repas que dans son costume puritain, il eut bientôt expédié sa part. Mais le secrétaire, moins négligent des bonnes choses de ce monde, ou plus attentif à soutenir sa force et son entrain en faveur de la cause protestante, ne cessa pas de manger, de boire en conscience jusqu’à la dernière minute ; il lui fallut trois ou quatre avertissements de John Grueby avant qu’il pût se résoudre à s’arracher aux abondantes tentations de la table de M. Willet.

Enfin, il descendit l’escalier en essuyant sa bouche graisseuse, et, après avoir payé la note de John Willet, il grimpa sur sa selle. Lord Georges, qui s’était promené de long en large devant la maison en se parlant à lui-même avec des gestes animés, monta à cheval ; et, répondant à la révérence cérémonieuse du vieux John Willet, aussi bien qu’aux salutations d’adieu d’une douzaine de flâneurs que la nouvelle d’un vrai lord en chair et en os, prêt à quitter le Maypole, avait rassemblés autour du porche, il s’éloigna avec son monde, le robuste John Grueby formant l’arrière-garde.

Si John Willet avait trouvé, la veille au soir, que lord Georges Gordon avait l’air d’un grand seigneur assez fantasque, ce fut bien autre chose ce matin-là. Perché tout droit comme une pique sur une rossinante, avec ses longs cheveux plats pendillant autour de sa figure et voltigeant au vent ; tous ses membres roides et pointus, ses coudes collés de chaque côté d’une façon disgracieuse, et, tout son corps cahoté et secoué à chaque mouvement des pieds de son cheval, c’était bien le personnage le plus gauche et le plus grotesque qu’on pût voir. Au lieu de cravache, il avait à la main une grande canne à pomme d’or, aussi haute que celles que portent aujourd’hui les laquais ; et ses diverses évolutions dans le maniement de cette arme pesante, tantôt droite devant sa figure comme un sabre de cavalerie, tantôt sur son épaule comme un mousquet, tantôt entre son doigt et le pouce, et toujours de l’air le plus maladroit du monde, ne contribuaient pas peu à lui donner un extérieur ridicule. Empesé, maigre, solennel, habillé en dépit de la mode, et déployant avec ostentation, soit à dessein, soit par pur hasard, toutes les singularités de son port, de ses gestes et de sa tenue, toutes les qualités, naturelles et artificielles, qui le distinguaient des autres hommes, il aurait excité le rire de l’observateur le plus grave ; jugez s’il excita les sourires et les chuchotements railleurs qui saluèrent son départ de l’auberge du Maypole. Pour lui, sans se douter le moins du monde de l’effet qu’il avait produit, il trotta à côté de son secrétaire, se parlant à lui-même presque tout le long de la route, jusqu’à ce qu’ils arrivèrent à un ou deux milles de Londres. Là, de temps en temps, ils rencontrèrent quelque passant qui le connaissait de vue, et qui le montra à quelque autre, s’arrêtant peut-être pour le considérer, ou pour crier par plaisanterie ou autrement : « Hourra, Geordie27 ! Pas de papisme ! » Il ôtait alors gravement son chapeau et saluait. Quand on eut atteint la ville et qu’on chevaucha par les rues, ces reconnaissances devinrent plus fréquentes ; quelques-uns riaient, quelques-uns sifflaient, quelques-uns tournaient la tête et souriaient, quelques-uns demandaient avec étonnement qui c’était, quelques-uns couraient le long du trottoir auprès de lui et l’applaudissaient. Lorsque cela arrivait au milieu d’un embarras de chariots, de chaises et de voitures, il s’arrêtait tout d’un coup, et ôtant son chapeau, il criait : « Gentlemen, pas de papisme ! » Les gentlemen répondaient à ce cri par trois salves de hourras bien nourries, et puis il continuait d’avancer avec une vingtaine des plus déguenillés, qui suivaient à la queue de son cheval et poussaient des cris sauvages à plein gosier.

Et les vieilles dames, donc ! car il y avait un grand nombre de vieilles dames dans les rues, et elles le connaissaient toutes. Quelques-unes d’entre elles, non pas celles du plus haut rang, mais celles qui vendaient du fruit dans des éventaires ou qui portaient des fardeaux, faisaient claquer leurs mains ridées, et poussaient un cri aigu, perçant, essoufflé : « Hourra, milord ! » D'autres agitaient leurs mains ou leurs mouchoirs, ou bien elles secouaient leurs éventails et leurs parasols, ou bien elles ouvraient leurs fenêtres et criaient précipitamment à ceux de l’intérieur de venir voir. Toutes ces marques d’estime populaire, il les recevait avec une profonde gravité et un respect profond, saluant très bas et si souvent, que son chapeau n’était presque jamais sur sa tête, et regardant les maisons devant lesquelles il passait de l’air d’un homme qui faisait une entrée triomphale, mais qui n’en était pas plus fier pour cela.

Ils chevauchèrent de la sorte (John Grueby en ressentait un dégoût extrême, inexprimable) tout le long de Whitechapel, de Leadenhall-Street, de Cheapside et de Saint-Paul. En arrivant près de la cathédrale, il fit halte, parla à Gashford, et regardant en haut le dôme superbe, il secoua la tête, comme s’il disait : « L'Église est en danger ! « C'est pour le coup que les spectateurs s’éraillèrent le gosier ; puis il continua de nouveau sa route, au milieu des acclamations furibondes de la populace, qu’il saluait plus bas que jamais.

Il s’avança ainsi par le Strand, Swallow-Street, Oxford-Road, et de là jusqu’à sa maison dans Welbeck-Street, près Cavendish-Square, où il fut accompagné par une douzaine de traînards dont il prit congé sur les marches avec ce bref adieu : « Gentlemen, pas de papisme ! Bonjour, Dieu vous bénisse ! » Comme on s’était attendu à une allocution plus substantielle, on l’accueillit avec quelque déplaisir, en criant : « Un speech ! un speech ! » et il allait faire droit à leur demande, si John Grueby, en faisant sur eux une furieuse charge avec les chevaux qu’il menait à l’écurie, n’eût déterminé ces braillards à se disperser dans les champs voisins, où ils se mirent tout de suite à jouer à pile ou face, à la fossette, à pair ou non, à des combats de chiens et autres récréations protestantes.

Dans l’après-midi, lord Georges sortit de nouveau, vêtu d’un habit de velours noir, pantalon large et gilet écossais du clan de Gordon, le tout de la même coupe quakeresse, et sous ce costume, qui lui donnait un air vingt fois plus étrange et plus singulier qu’auparavant, il alla à pied à Westminster. Gashford, pendant son absence, resta à la maison, et il y travaillait encore lorsque, peu de temps après la brune, John Grueby vint lui annoncer un visiteur.

« Faites-le entrer, dit Gashford.

– Ici ! entrez ! dit John en grognant à quelqu’un qui était dehors. Vous êtes protestant, n’est-ce pas ?

– Je vous en réponds, répliqua une voix forte et bourrue.

– Ça se voit bien, dit John Grueby. Je vous aurais reconnu pour un protestant, n’importe où. » Cette remarque faite, il introduisit le visiteur, se retira et ferma la porte.

L'homme qui se trouvait maintenant en face de Gashford était un personnage trapu, ramassé, avec un front bas et fuyant, une tignasse semblable au poil d’un caniche, et des yeux si petits et si proches l’un de l’autre, que son nez brisé paraissait seul empêcher leur rencontre et leur fusion en un œil de grandeur ordinaire. Une cravate de couleur sombre, tortillée autour de son cou comme une corde, laissait voir ses grosses veines, gonflées et saillantes, comme si elles regorgeaient de malice et de méchanceté. Son habillement de velours râpé, terni, était couleur de rouille, d’un noir blanchâtre, semblable aux cendres d’une pipe ou d’un feu de charbon éteint depuis vingt-quatre heures, souillé d’ailleurs de marques nombreuses d’anciennes débauches, et exhalait encore une forte odeur de cabaret. Au lieu de boucles à ses genoux, il portait des brides inégales de ficelle d’emballage ; et dans ses mains sales il tenait un bâton noueux, dont le gros bout sculpté offrait une grossière image de son ignoble figure. Tel était le visiteur qui ôta son chapeau à trois cornes en présence de Gashford, et attendit, en jetant des regards de côté, qu’on fît attention à lui.

« Ah ! c’est vous, Dennis ? cria le secrétaire. Asseyez-vous.

– Je viens de voir milord là-bas, cria l’homme en lançant son pouce dans la direction du quartier dont il parlait, et il m’a dit, qu’il dit : « Si vous n’avez rien à faire, Dennis, allez chez moi, vous causerez avec maître Gashford. » Naturellement je n’avais rien à faire, vous savez. Ce n’est pas l’heure où je travaille. Ha ha ! je prenais l’air quand j’ai vu milord : voilà tout ce que je faisais. Je prends l’air le soir, comme les hiboux, maître Gashford.

– Et quelquefois aussi pendant le jour, n’est-ce pas ? dit le secrétaire ; quand vous sortez en grande compagnie, vous savez.

– Ha ha ! rugit le gaillard en frappant sa jambe. Parlez-moi de maître Gashford pour savoir manier la plaisanterie ; il n’a pas son pareil à Londres ni à Westminster ! Ce n’est pas pour mépriser milord, mais ce n’est qu’un imbécile auprès de vous. Ah ! vous avez raison… quand je sors en grande cérémonie.

– Avez-vous votre carrosse ? dit le secrétaire, et votre chapelain, et le reste ?

– Vous me faites mourir, cria Dennis avec un autre éclat de rire. Mais qu’est-ce qu’il y a de nouveau aujourd’hui, maître Gashford ? demanda-t-il d’une voix un peu rauque. Hein ! sommes-nous sur le point de recevoir l’ordre de démolir une de leurs chapelles papistes, ou bien quoi ?

– Chut ! dit le secrétaire en laissant errer sur sa figure un faible sourire. Chut ! comme vous y allez, Dennis ! Notre association, vous savez, ne veut que la paix et le respect de la loi.

– Connu ! connu ! Dieu vous bénisse ! répliqua l’homme en soulevant sa joue avec sa langue. Je n’y suis entré que pour ça, n’est-ce pas ?

– Sans doute, » dit Gashford, souriant comme avant.

Dennis à ces mots fit un nouvel éclat de rire et se frappa la jambe encore plus fort ; il riait aux larmes et s’essuya les yeux avec le coin de sa cravate en criant : « Maître Gashford n’a pas son pareil dans toute l’Angleterre… Ho la la ! »

« Lord Georges et moi nous parlions de vous la nuit dernière, dit Gashford après une pause. Il dit que vous êtes un garçon très zélé.

– Oui, je le suis, répondit le bourreau.

– Et que vous haïssez les papistes de tout cœur.

– Si je les hais ! » Et il confirma son dire par un bon gros juron, « Regardez ici, maître Gashford, dit le sacripant en plaçant son chapeau et son bâton sur le parquet, et frappant lentement la paume d’une de ses mains avec les doigts de l’autre. Remarquez ! je suis un officier constitutionnel qui travaille pour vivre et qui fait sa besogne honorablement. Est-ce vrai ? est-ce faux ?

– C'est incontestable.

– Très bien. Attendez une minute. Ma besogne est solide, protestante, constitutionnelle, une besogne anglaise. Est-ce vrai ? est-ce faux ?

– Il n’y a pas l’ombre d’un doute à cela.

– Voici ce que dit le parlement, qu’il dit : « Si un homme, une femme ou un enfant, fait quelque chose de contraire à un certain nombre de nos lois… » Combien pouvons-nous avoir actuellement, maître Gashford, de lois qui condamnent à être pendu ? cinquante ?

– Je ne sais pas exactement combien, répliqua Gashford en se penchant en arrière sur sa chaise et en bâillant ; je sais seulement que le nombre en est considérable.

– Bien. Mettons cinquante. Le parlement dit, qu’il dit : « Si un homme, une femme ou un enfant, fait quelque chose contre l’un de ces cinquante actes, l’homme, la femme ou l’enfant sera exécuté par Dennis ! » Georges III intervint lorsque cela monta à un chiffre trop élevé à la fin de la session, et dit : « Il y en a trop pour Dennis, je vais en garder la moitié pour moi, et Dennis en aura la moitié pour sa part ; » et quelquefois il m’en jette un de plus par-dessus le marché, comme il y a trois ans, quand j’eus Marie Jones, une jeune femme de dix-neuf ans, que je menai à Tyburn avec son enfant au sein. Elle fut exécutée pour avoir pris une pièce d’étoffe au comptoir d’une boutique de Ludgate-Hill. Elle était en train de la remettre quand le marchand l’aperçut. Elle n’avait jamais fait de mal auparavant, et n’avait essayé cette fois que parce que son mari, enlevé par la presse28 depuis trois semaines, l’avait laissée réduite à mendier avec deux jeunes enfants, comme depuis ça fut prouvé dans le procès. Ha ha ! qu’est-ce que ça fait ? Avant tout, les lois et coutumes de l’Angleterre, c’est la gloire de notre pays. N'est-ce pas, maître Gashford ?

– Certainement, dit le secrétaire.

– Et dans l’avenir, poursuivit le bourreau, si nos petits-fils pensent à l’époque de leurs grands-pères et trouvent tout ça changé, ils diront : « C'était ça, un temps ! et nous n’avons fait que dégringoler depuis. » N'est-ce pas qu’ils diront ça, maître Gashford ?

– Je n’en doute pas, répliqua le secrétaire.

– Eh bien donc, voyez un peu, dit le bourreau, si ces papistes s’emparent du pouvoir et qu’ils se mettent à bouillir et rôtir les gens au lieu de les pendre, que devient ma besogne ? S'ils touchent à ma besogne, qui fait partie de tant de lois, que deviennent les lois en général, que devient la religion, que devient le pays ? Êtes-vous allé parfois à l’église, maître Gashford ?

– Parfois ? répéta le secrétaire avec quelque indignation ; sans doute.

– Bien, dit le sacripant, c’est comme moi : j’y suis allé aussi une ou deux fois, en comptant celle où j’ai été baptisé… Si bien donc que, lorsqu’on vint me dire qu’on allait supplier le parlement, et que je pensai au grand nombre des nouvelles lois de pendaison qu’il faisait à chaque session, je me suis considéré moi-même comme supplié par la même occasion ; parce que vous comprenez, maître Gashford, continua-t-il en reprenant son bâton et l’agitant d’un air de menace, je n’ai pas envie qu’on vienne toucher à ma besogne protestante, ni rien changer à cet état de choses protestant, et je ferai tout ce que je pourrai pour l’empêcher. Je n’ai pas envie que les papistes viennent se mêler de mes affaires, à moins qu’ils n’aient recours à moi pour se faire exécuter d’après la loi. Je n’ai pas envie qu’on fasse ni bouillir, ni rôtir, ni frire ; je veux qu’on se borne à pendre. Milord peut bien dire que je suis un garçon zélé. Pour soutenir le grand principe protestant d’avoir des pendaisons à gogo, à la bonne heure ; je saurai (et il frappa de son bâton le parquet) brûler, combattre, tuer, faire tout je que vous me commanderez, si hardi et si diabolique que ce soit, quand je devrais, en fin de compte, devenir de pendeur pendu. Voilà ! maître Gashford. »

Il avait accompagné, comme de raison, cette fréquente prostitution du noble mot de protestant aux plus vils desseins, en vomissant, dans une sorte de frénésie, une vingtaine au moins des plus terribles jurons ; après quoi il essuya sa figure échauffée sur sa cravate, et se mit à crier : « Pas de papisme ! je suis un homme religieux, nom de Dieu !

Gashford s’était penché en arrière sur sa chaise, le regardant avec des yeux si creux et si ombragés par ses épais sourcils, que pour ce qu’en voyait le bourreau, l’autre eût aussi bien pu être complètement aveugle. Il resta encore un peu de temps à sourire en silence, puis il dit d’une manière lente et distincte :

« Je vois décidément que vous êtes un garçon zélé, Dennis, un précieux sujet, l’homme le plus solide que je connaisse dans nos rangs ; mais il faut vous calmer, il faut être pacifique, légal, doux comme un mouton : n’oubliez pas cela.

– C'est bon, c’est bon, nous verrons, maître Gashford, nous verrons ; vous n’aurez pas à vous plaindre de moi, répliqua l’autre en hochant la tête.

– J'y compte bien, dit le secrétaire du même ton plein de douceur et avec le même accent oratoire. Nous aurons, à ce que nous pensons, vers le mois prochain ou dans le mois de mai, quand ce bill en faveur des papistes viendra devant la Chambre, à rassembler notre corps tout entier pour la première fois. Milord a l’idée de nous faire faire une procession dans les rues, simplement pour nous montrer en force et pour accompagner notre pétition jusqu’à la porte de la chambre des Communes.

– Plus tôt ça se fera, mieux ça vaudra, dit Dennis avec un autre juron.

– Il nous faudra marcher par divisions ; notre nombre, sans cela, serait trop considérable ; et je crois pouvoir me hasarder à dire, reprit Gashford en affectant de ne pas avoir entendu l’interruption, quoique je n’aie pas d’instructions directes à ce sujet, que lord Georges a l’idée que vous feriez un excellent chef pour l’une de ces bandes ; et je n’en doute pas pour ma part.

– Vous n’avez qu’à essayer, dit le coquin en clignant de l’œil d’une manière atroce.

– Vous auriez du sang froid, je le sais, poursuivit le secrétaire toujours souriant et toujours faisant manœuvrer ses yeux de telle sorte, qu’il pouvait l’observer de près sans se laisser voir lui-même ; vous garderiez bien votre consigne et vous seriez d’une modération parfaite. Vous ne mèneriez pas votre colonne au danger, j’en suis certain.

– Je la mènerai, maître Gashford… » Le bourreau allait gâter tout, quand Gashford se releva en sursaut, mit son doigt sur ses lèvres et feignit d’écrire, juste au moment où John Grueby ouvrait la porte.

« Oh ! dit John en passant la tête ; voilà encore un protestant.

– Faites-le attendre ailleurs, John, cria Gashford de sa voix la plus aimable ; je suis occupé, quant à présent. »

Mais John avait amené à la porte le nouveau visiteur, qui entra sans façon, en même temps que Gashford donnait cet ordre. Ce n’était ni plus ni moins que le corps, les traits, le grossier costume et l’air tapageur de Hugh.

Chapitre XXXVIII. §

Le secrétaire mit la main devant ses yeux pour les garantir de la clarté de la lampe, et pendant quelques moments il regarda Hugh en fronçant le sourcil, comme s’il se souvenait de l’avoir vu naguère, mais sans pouvoir se rappeler en quel lieu ni en quelle occasion. Son incertitude dura peu : car avant que Hugh eût prononcé un mot, il dit, en même temps que sa figure s’éclaircissait :

« Oui, oui, je me rappelle. C'est très bien, John, vous n’avez pas besoin de rester… Ne vous dérangez pas, Dennis.

– Votre serviteur, maître, dit Hugh quand Grueby eut disparu.

– Eh bien, mon ami, répliqua le secrétaire de son ton le plus doux, qu’est-ce qui vous amène ici ? Nous n’aurions pas par hasard oublié de payer notre écot ? »

Hugh fit entendre un rire bref à cette plaisanterie, et mettant la main dans les poches de son gilet, il exhiba une des affiches, toute sale et toute crottée d’avoir passé la nuit dehors, la posa sur le pupitre du secrétaire, après avoir commencé par la lisser et par effacer les rides qui s’y voyaient encore, avec la lourde paume de sa main.

« Vous n’avez oublié que ça, maître ; et c’est tombé en bonnes mains, comme vous voyez.

– Qu'est-ce que c’est que cela ? dit Gashford en retournant l’affiche d’un air de surprise innocente. Où vous êtes-vous procuré cela, mon bon garçon ? qu’est-ce que cela signifie ? Je n’y comprends rien du tout »

Un peu déconcerté de cet accueil, Hugh portait ses regards du secrétaire sur Dennis, qui s’était levé et se tenait debout aussi près de la table, en observant l’étranger à la dérobée, il paraissait éprouver la plus grande sympathie pour ses manières et son extérieur. Se croyant suffisamment autorisé par cet appel muet, M. Dennis hocha trois fois la tête à son intention comme confirmant le dire de Gashford « Non, il ne comprend rien du tout à ça ; je sais qu’il n’y comprend rien, je jurerais qu’il n’y comprend rien, » et cachant son profil à Hugh avec l’un des coins de sa cravate malpropre, il faisait des signes de tête et ricanait derrière cet écran, comme s’il trouvait admirable la conduite discrète du secrétaire.

« Ça dit toujours bien à celui qui le trouvera de venir ici, n’est-ce pas ? demanda Hugh. Je ne suis pas un grand clerc, mais je l’ai montré à un ami, et il m’a assure que ça disait ça.

– Oui, c’est positif, répliqua Gashford en ouvrant des yeux aussi grands qu’une porte cochère. Voici bien la plus drôle de chose que j’aie jamais vue de ma vie. Comment cela vous est-il tombé entre les mains, mon bon ami ?

– Maître Gashford, dit le bourreau tout bas, d’une voix étouffée, vous n’avez pas votre pareil dans tout Newgate29. »

Soit que Hugh l’eût entendu, ou qu’il eût vu, à l’air de Dennis, qu’on se moquait de lui, soit qu’il eût deviné de lui-même le manège de Gashford, il alla droit au but, brutalement, selon son habitude.

« Voyons, cria-t-il en étendant sa main et reprenant l’affiche, ne vous occupez point de ce papier, de ce qu’il dit ou de ce qu’il ne dit pas. Vous n’y comprenez rien, maître … ni moi non plus… ni lui non plus, ajouta-t-il en lançant un coup d’œil à Dennis. Personne de nous ne sait ce que ça signifie ni d’où ça vient, c’est une affaire entendue. Tant il y a que je voudrais m’enrôler contre les catholiques ; je suis antipapiste, et prêt à m’engager par serment. Voilà pourquoi je suis venu ici.

– Couchez-le sur la liste, maître Gashford, dit Dennis d’un air approbatif. C'est comme ça qu’on se met à la besogne : droit au but, sans barguigner et sans bavarder.

– À quoi ça sert-il de tirer sa poudre aux moineaux, mon vieux ? cria Hugh.

– Mes sentiments tout crachés ! répondit le bourreau. Voilà un gaillard comme il m’en faut dans ma division, maître Gashford. Prenez son nom, monsieur, couchez-le sur la liste. Je veux bien être son parrain, quand il faudrait pour son baptême faire un feu de joie des billets de la banque d’Angleterre. »

M. Dennis accompagna ces témoignages de confiance, et d’autres compliments non moins flatteurs, d’une bonne tape sur le dos qu’il donna à Hugh, et que celui-ci lui rendit sans se faire attendre.

« À bas le papisme, frère ! cria le bourreau.

– À bas la propriété, frère ! répondit Hugh.

– Le papisme, le papisme, dit le secrétaire avec son habituelle douceur.

– Tout ça, c’est la même chose ! cria Dennis. Tout ça, c’est très bien. Le camarade a raison, maître Gashford. À bas tout le monde, à bas tout ! Hourra pour la religion protestante ! Voilà le vrai moment, maître Gashford ! »

Le secrétaire les regarda tous les deux avec une expression de physionomie très favorable, tandis qu’ils lâchaient la bride à toutes ces démonstrations de leurs sentiments patriotiques ; et il allait faire quelque remarque à haute voix, quand Dennis, s’avançant vers lui et lui couvrant la bouche de sa main, lui dit tout bas de sa voix rauque, en lui poussant le coude :

« Ne tranchez pas trop avec lui du magistrat constitutionnel, maître Gashford. Il y a des préjugés populaires, vous savez ; il pourrait bien ne pas aimer ça. Attendez qu’il soit plus intime avec moi. C'est un gaillard bien bâti, n’est-ce pas ?

– Un robuste compère, en vérité !

– Avez-vous jamais, maître Gashford, chuchota Dennis, avec l’espèce d’admiration sauvage et monstrueuse d’un cannibale affamé, en regardant son intime ami ; avez-vous jamais (et alors il s’approcha plus près de l’oreille du secrétaire en cachant sa bouche de ses deux mains) vu une gorge comme celle-là ? Jetez-y seulement les yeux. Quel col pour y passer la corde, maître Gashford ! »

Le secrétaire acquiesça à cette opinion de la meilleure grâce qu’il put y mettre : car il y a de ces jouissances de connaisseur qu’on ne peut guère simuler avec succès quand on n’est pas du métier ; et, après avoir fait au candidat un petit nombre de questions peu importantes, il procéda à son enrôlement comme membre de la grande Association protestante de l’Angleterre. Si quelque chose avait pu surpasser la joie que causa à M. Dennis l’heureuse conclusion de cette cérémonie, c’aurait été le ravissement avec lequel il reçut la déclaration que le nouveau membre ne savait ni lire ni écrire : ces deux sciences étant, sacrebleu ! dit M. Dennis, la plus grande malédiction qu’une société civilisée pût connaître, et causant plus de préjudice aux émoluments professionnels et aux profits du grand office constitutionnel qu’il avait l’honneur d’exercer, que n’importe quels autres fléaux qui pouvaient se présenter à son imagination.

L'enrôlement étant achevé dans les formes et Gashford ayant instruit à sa manière le néophyte des vues pacifiques et strictement légales du corps auquel il avait l’honneur d’appartenir, cérémonie pendant laquelle Dennis joua souvent du coude et fit à Gashford diverses grimaces remarquables, le secrétaire leur fit entendre qu’il désirait être seul. Ils prirent donc congé de lui sans délai, et sortirent ensemble de la maison.

« Vous promenez-vous, frère ? dit Dennis.

– Oui ! répliqua Hugh, où vous voudrez.

– Voilà ce qui s’appelle un bon camarade, dit son nouvel ami. Quel chemin allons-nous prendre ? Voulez-vous que nous allions jeter un coup d’œil aux portes où nous devons faire un joli tapage, avant qu’il soit longtemps ? Qu'en dites-vous, frère ? »

Hugh ayant accepté cette offre, ils s’en allèrent tout doucement à Westminster, où les deux chambres du parlement étaient alors en séance. Se mêlant à la foule des carrosses, des chevaux, des domestiques, des porteurs de chaises, des porte-falots, des commissionnaires et des oisifs de tout genre, ils flânèrent aux alentours. Le nouvel ami de Hugh lui montra du doigt, d’une manière significative, les parties faibles de l’édifice ; lui expliqua combien il était aisé de pénétrer dans le couloir, et par là à la porte même de la chambre des Communes ; il lui fit voir enfin que, lorsqu’ils marcheraient en masse, leurs rugissements et leurs acclamations seraient facilement entendus à l’intérieur par les membres du parlement. Il ajouta beaucoup d’autres observations analogues, toutes reçues par Hugh avec un plaisir manifeste.

Dennis lui nomma aussi quelques-uns des lords et des membres de la Chambre des communes, à mesure qu’ils entraient ou sortaient ; il lui dit s’ils étaient amis ou ennemis des papistes, et il l’engagea à remarquer leurs livrées et leurs équipages, pour ne pas s’y tromper, en cas de besoin. Quelquefois il l’entraîna tout près de la portière d’un carrosse qui passait, afin que l’autre pût voir la figure du maître à la lueur des réverbères. Bref, sous le double rapport des personnes et des localités, il prouva une telle connaissance de tout ce qui l’entourait, qu’il fut évident pour Hugh que Dennis avait fait souvent de cet endroit l’objet de ses études antérieures, comme effectivement, lorsque leurs relations devinrent un peu plus confidentielles, ce dernier ne fit pas difficulté d’en convenir.

Mais ce qu’il y avait dans tout cela de plus frappant, c’était le nombre de gens, jamais en groupes de plus de deux ou trois ensemble, qui semblaient se tenir cachés dans la foule pour le même motif. À la majeure partie de ces gens un léger signe de tête ou un simple regard du compagnon de Hugh était un salut suffisant ; mais, de temps en temps, un homme venait et s’arrêtait auprès de Dennis dans la foule, et, sans tourner la tête ni paraître communiquer avec lui, lui disait un mot ou deux à voix basse. Puis ils se séparaient comme des étrangers. Quelques-uns de ces hommes reparaissaient souvent d’une façon inattendue dans la foule tout près de Hugh, et, en passant, lui serraient la main, ou le regardaient d’un air farouche en plein visage, mais jamais ils ne lui parlaient, ni lui à eux ; non, pas un mot.

Une chose remarquable encore, c’est que, quand il leur arrivait de se trouver là où il y avait presse, et que Hugh baissait par hasard les yeux, il était sûr de voir un bras allongé, sous le sien peut-être, ou peut-être par devant lui, pour jeter quelque papier dans la main ou la poche d’un spectateur, puis se retirer si soudainement qu’il était impossible de dire à qui il appartenait ; Hugh ne pouvait pas non plus, en lançant un rapide coup d’œil à la ronde, découvrir sur n’importe quelle figure la moindre confusion, ni la moindre surprise. Souvent ils marchaient sur un papier semblable à celui qu’il portait dans son sein ; mais son compagnon lui disait à l’oreille de n’y pas toucher, de ne pas le relever, de ne pas même le regarder ; ils le laissaient donc sur le pavé et passaient leur chemin.

Lorsqu’ils eurent ainsi rôdé dans la rue et dans toutes les avenues de l’édifice durant près de deux heures, ils s’éloignèrent, et son ami lui demanda ce qu’il pensait de ce qu’il venait de voir, et s’il était prêt à quelque échauffourée, dans le cas où l’on en viendrait là.

« Plus elle sera chaude, mieux ça vaudra, dit Hugh ; je suis prêt à n’importe quoi.

– Je le suis également, dit son ami, et nous ne sommes pas les seuls. »

Alors ils se donnèrent une poignée de mains avec un grand juron et nombre d’imprécations les plus terribles contre les papistes.

Comme ils se sentaient altérés, Dennis proposa de se rendre ensemble à la Botte, où il y avait bonne compagnie et liqueurs fortes. Hugh ne s’étant pas fait prier, ils dirigèrent leurs pas de ce côté sans perdre de temps.

Cette Botte était un établissement public situé à l’écart dans les champs, derrière l’hôpital des Enfants trouvés, lieu très solitaire à cette époque, et tout à fait désert après la brune. La taverne était à quelque distance de toute grande route ; on n’en approchait que par une ruelle étroite et sombre : aussi Hugh fut-il très surpris de trouver là beaucoup de gens qui buvaient et faisaient bombance. Il fut encore plus surpris de retrouver parmi ces gens-là toutes les figures qui avaient attiré son attention dans la foule ; mais son compagnon l’ayant prévenu tout bas avant d’entrer qu’il serait de mauvais genre à la Botte de faire attention à la société, il garda ses réflexions pour lui et n’eut pas l’air de connaître âme qui vive.

Avant de porter à ses lèvres la liqueur qu’on leur avait servie, Dennis porta à haute voix la santé de lord Georges Gordon, président de la grande Association protestante ; Hugh fit raison à ce toast avec le même enthousiasme. Un joueur de violon qui se trouvait là, et qui avait l’air de remplir les fonctions de ménestrel officiel de la compagnie, racla immédiatement un branle d’Écosse, et il y mit tant d’entrain que Hugh et son ami, qui avaient commencé par boire, se levèrent de leurs sièges comme d’un commun accord, et, à la grande admiration des hôtes réunis, exécutèrent une improvisation chorégraphique, la danse de Pas de papisme.

Chapitre XXXIX. §

Les applaudissements que la danse exécutée par Hugh et son nouvel ami arracha aux spectateurs de la Botte n’avaient pas encore cessé, et les deux danseurs étaient encore tout haletants de leurs gambades, qui avaient été d’un caractère des plus violents, quand la compagnie reçut du renfort. Les nouveaux venus, composés d’un détachement des Bouledogues Unis, furent reçus avec des marques très flatteuses de distinction et de respect.

Le chef de cette petite troupe (car ils n’étaient que trois en le comptant) était notre ancienne connaissance, M. Tappertit, qui semblait, physiquement parlant, être devenu plus petit avec les années, particulièrement des jambes : jamais vous n’en avez vu de plus fluettes ; mais par exemple, au point de vue moral, en dignité personnelle, en estime de soi-même, il avait acquis des proportions gigantesques. Il ne fallait pas avoir l’esprit bien observateur pour découvrir ces sentiments chez l’ex-apprenti : car non seulement il les proclamait, de manière à faire impression et à éviter toute méprise, par sa majestueuse démarche et son œil flamboyant, mais en outre il avait trouvé un moyen frappant de révélation dans son nez retroussé, qui semblait affecter pour toutes les choses de la terre le plus profond dédain, et ne voulait entrer en communion qu’avec le ciel, sa patrie.

M. Tappertit, comme chef ou capitaine des Bouledogues, était accompagné de ses deux lieutenants : l’un, le long camarade de sa vie juvénile ; l’autre, un chevalier apprenti au temps jadis, Marc Gilbert, engagé anciennement chez Thomas Curzon de la Toison d’or. Ces gentlemen, comme lui-même, étaient maintenant émancipés de leur esclavage d’apprenti, et servaient en qualité d’ouvriers ; mais c’étaient, dans leur humble émulation de son grand exemple, des esprits hardis, audacieux, et ils aspiraient à un rôle distingué dans les grands événements politiques. De là leur alliance avec l’Association protestante d’Angleterre, sanctionnée par le nom de lord Georges Gordon ; de là aussi leur visite actuelle à la Botte.

« Gentlemen ! dit M. Tappertit, en ôtant son chapeau comme fait un grand général qui s’adresse à ses troupes. Bonne rencontre ! Milord me fait ainsi qu’à vous l’honneur de nous envoyer ses compliments personnels.

– Vous avez vu milord aussi, n’est-ce pas ? dit Dennis ; moi, je l’ai vu dans l’après-midi.

– Mon devoir m’appelait au couloir de la Chambre après la fermeture de notre boutique ; et c’est là que je l’ai vu, monsieur, répliqua M. Tappertit, en même temps qu’il s’assit avec ses lieutenants. Comment vous portez-vous ?

– À merveille, maître, à merveille, dit le luron. Voici un nouveau frère, inscrit en règle noir sur blanc, par maître Gashford. Il fera honneur à la cause, c’est un vrai sans-souci, une artère de mon cœur. Regardez-moi ça ; n’est-ce pas qu’il a l’air d’un homme qui fera l’affaire ? Qu'en dites-vous ? cria-t-il en donnant une tape à Hugh sur le dos.

– Que j’en aie l’air ou pas l’air, dit Hugh, dont le bras fit un moulinet d’ivrogne, je suis l’homme qu’il vous faut. Je hais les papistes, tous du premier jusqu’au dernier. Ils me haïssent et je les hais. Ils me font tout le mal qu’ils peuvent, et je leur ferai tout le mal que je pourrai. Hourra !

– Y eut-il jamais, dit Dennis en regardant autour de la salle, lorsque l’écho de la voix pétulante de Hugh se fut évanoui, avez-vous jamais vu pareil gaillard ? Tenez ! vous me croirez si vous voulez, frères, mais maître Gashford aurait pu courir cent milles et enrôler cinquante hommes ordinaires, qu’ils n’auraient pas valu celui-ci. »

La majeure partie de la société souscrivit implicitement à cette opinion, et témoigna sa confiance dans Hugh par des signes de tête et des coups d’œil très significatifs. M. Tappertit, de son siège, le contempla longtemps en silence, comme s’il suspendait son jugement ; puis il s’approcha de lui un peu plus près, pour l’examiner plus soigneusement, puis alla tout contre lui, et le prenant à part dans un coin sombre :

« Dites-moi, demanda-t-il, en commençant son interrogatoire d’un front soucieux, ne vous ai-je pas déjà vu quelque part ?

– C'est possible, dit Hugh de son ton indifférent. Je ne sais pas ; je n’en serais pas étonné.

– Non, mais c’est chose facile à établir, répliqua Sim. Regardez-moi, m’avez-vous déjà vu ? Il est probable que vous ne l’oublieriez pas, vous savez, si vous en aviez eu l’occasion ? Regardez-moi, n’ayez pas peur ; je ne vous ferai aucun mal. Regardez-moi bien, voyons, fixement. »

La manière encourageante dont M. Tappertit fit cette demande, en y joignant l’assurance que l’autre ne devait pas avoir peur, amusa Hugh énormément ; à ce point même qu’il ne vit rien du tout du petit homme qui était devant lui, quand il ferma les yeux dans un accès de fou rire qui secouait ses larges flancs. Il finit par en avoir mal aux côtes.

« Allons ! dit M. Tappertit, qui commençait à s’impatienter de se voir traité avec cette irrévérence, me connaissez-vous, mon gars ?

– Non, cria Hugh. Ha ha ha ! non, mais je voudrais bien vous connaître.

– Et moi je gagerais une pièce de sept shillings, dit M. Tappertit en se croisant les bras et le regardant en face, les jambes très écartées et solidement plantées sur le sol, que vous avez été palefrenier au Maypole. »

Hugh ouvrit les yeux à ces mots, et le regarda d’un air fort surpris.

« Et vous l’étiez en effet, dit M. Tappertit, en poussant Hugh, avec une condescendance enjouée. Mes yeux n’ont jamais trompé que les jolies femmes ! Ne me connaissez-vous pas maintenant ?

– Mais ne seriez-vous pas… ? balbutia Hugh.

– Ne seriez-vous pas… ? dit M. Tappertit. Vous n’en êtes donc pas encore bien sûr ? vous vous rappelez Georges Varden, n’est-ce pas ? »

Certainement Hugh se le rappelait, et il se rappelait Dolly Varden, aussi ; mais il ne le lui dit point.

« Vous rappelez-vous que j’allai là-bas, avant d’avoir achevé mon apprentissage, et que j’y demandai des nouvelles d’un vagabond qui avait filé, laissant son père inconsolable en proie aux plus amères émotions, et tout ce qui s’ensuit ? vous le rappelez-vous ? dit M. Tappertit.

– Sans doute, je me le rappelle ! cria Hugh. C'est là que je vous ai vu.

– C'est là que vous m’avez vu ? dit M. Tappertit. Oui, certainement c’est là que vous m’avez vu ! on n’y ferait pas grand-chose de bon sans moi. Ne vous rappelez-vous pas que je vous crus l’ami du vagabond, et qu’à ce propos j’étais au moment de vous chercher querelle ? puis, qu’ayant reconnu que vous le détestiez plus que du poison, je voulus boire un coup avec vous ? Ne vous rappelez-vous pas cela ?

– Si fait ! cria Hugh.

– Bien ! et êtes-vous toujours dans les mêmes idées ? dit M. Tappertit.

– Oui ! rugit Hugh.

– Vous parlez en homme, dit M. Tappertit, et je vous donnerai une poignée de main. »

Après ce langage conciliant, le geste suivit de près la parole. Hugh répondit avec empressement aux avances de l’autre, et la cérémonie s’accomplit avec des démonstrations de franche cordialité.

« Il se trouve, dit M. Tappertit en regardant à la ronde toute la compagnie, que le frère… je ne sais pas son nom… et moi, nous sommes de vieilles connaissances… Vous n’avez plus jamais entendu parler de ce drôle, je suppose, hein ?

– Pas un mot, répliqua Hugh. Je ne le désire pas. Je ne crois pas que jamais j’en entende parler. Il est mort depuis longtemps, j’espère.

– Espérons, en faveur de l’humanité en général et du bonheur de la société, espérons qu’il est mort, dit M. Tappertit en frottant ses jambes avec la paume de sa main, qu’il considérait de temps en temps dans l’intervalle. Votre autre main est-elle un peu plus propre ? C'est la même chose. Bien. Je vous dois une autre poignée de main. Nous la tiendrons pour donnée, si vous n’y voyez pas d’objection. »

Hugh se mit à rire derechef, et il se livra si complètement à sa folle humeur, que ses membres semblèrent se disloquer et tout son corps courir le risque d’éclater par morceaux, mais M. Tappertit, loin d’accueillir cette extrême gaieté de mauvaise grâce, daigna la prendre en très bonne part, et même il s’associa autant que le pouvait un personnage aussi grave et d’un rang aussi élevé, qui sait la réserve et le décorum qu’on doit s’attendre à voir garder en toute occasion par un homme qui occupe une haute position.

M. Tappertit ne se borna pas là, comme eussent fait beaucoup de personnages publics, mais, ayant appelé ses deux lieutenants, il leur présenta Hugh avec les plus grandes recommandations déclarant que, par le temps qui courait, c’était un homme qui ne pouvait être trop bien traité. En outre, il lui fit l’honneur de remarquer que c’était une acquisition dont les Bouledogues Unis eux-mêmes seraient fiers, et, après s’être assuré, en le sondant qu’il était tout prêt à entrer volontiers dans la Société (car Hugh n’avait pas l’ombre d’un scrupule, et il se serait ligué ce soir-là avec n’importe quoi, ou n’importe qui, pour n’importe quel dessein), il voulut que les préliminaires indispensables fussent accomplis sur place. Cet honneur rendu à son grand mérite n’enchanta personne plus que M. Dennis, comme il le proclama lui-même avec force jurons des plus satisfaisants, et véritablement l’assemblée tout entière en ressentit une satisfaction infinie.

« Faites de moi ce que vous voudrez ! cria Hugh en agitant en l’air le pot qu’il avait déjà vidé plus d’une fois. Imposez-moi le service quelconque qui vous plaira Je suis votre homme. Je remplirai mon devoir. Voici mon capitaine… voici mon chef. Ha ha ha ! Qu'il m’en donne l’ordre, je combattrai à moi seul tout le parlement, ou je mettrai une torche allumée au trône même du roi ! »

En disant cela, il frappa M. Tappertit sur le dos avec une telle violence que son petit corps en parut réduit à sa plus simple expression, puis il recommença ses éclats de rire à réveiller en sursaut, dans leurs lits, les enfants trouvés du voisinage.

Le fait est que l’idée du singulier patronage auquel il se trouvait accouplé avait pour lui quelque chose de si comique que son rude cerveau ne pouvait s’en détacher. La simple circonstance d’avoir pour patron ce grand homme qu’il eût écrasé d’une main, s’offrit à ses yeux sous des couleurs si excentriques et si fantasques, qu’une sorte de gaieté sauvage le possédait tout entier et subjuguait tout à fait sa brutale nature. Il réitéra ses éclats de rire, porta cent toasts à M. Tappertit, se déclara Bouledogue jusque dans la moelle des os, et jura de lui être fidèle jusqu’à la dernière goutte de sang qui coulait dans ses veines.

M. Tappertit reçut tous ces compliments comme choses fort naturelles… peut-être un peu flatteuses dans leur genre, mais dont on ne devait attribuer l’exagération qu’à son immense supériorité. Son aplomb plein de dignité ne fit que réjouir Hugh encore davantage, en un mot, le géant et le nain contractèrent une amitié qui promettait d’être durable : car l’un regardait le commandement comme son droit légitime, et l’autre considérait l’obéissance comme une exquise plaisanterie, et, pour faire voir qu’il ne serait pas un de ces acolytes passifs, qui se font scrupule d’agir sans ordres précis et définis, lorsque M. Tappertit monta sur un tonneau vide qui était debout en guise de tribune, dans la salle, et qu’il improvisa un speech sur la crise alarmante prête à éclater, le gaillard Hugh alla se placer à côté de l’orateur, et, bien qu’il ricanât d’une oreille à l’autre à chaque mot que disait son capitaine, il adressa aux railleurs des avertissements si expressifs par la manœuvre de son gourdin, que ceux qui étaient d’abord les plus disposés à interrompre l’orateur devinrent d’une attention remarquable et furent les premiers à témoigner hautement leur approbation.

Tout n’était pas néanmoins tapage et badinage à la Botte, toute la compagnie n’écoutait pas le speech. Il y avait, à l’autre bout de la salle (longue chambre, basse de plafond), quelques hommes en conversation sérieuse pendant ce temps-là. Lorsqu’un des personnages de ce groupe s’en allait dehors, on était sûr de voir de nouvelles recrues entrer après et s’asseoir à leur tour, comme si on devait les relever de faction, et il était assez clair que la chose se passait ainsi, car ces changements avaient lieu de demi-heure en demi-heure, au coup de l’horloge. Ces personnes chuchotaient beaucoup entre elles, se tenaient à distance et regardaient souvent alentour, comme si elles ne voulaient pas que leurs discours fussent entendus. Deux ou trois d’entre elles consignaient dans des registres les rapports des autres, à ce qu’il semblait ; quand elles n’étaient pas occupées de ce soin, l’une d’elles recourait aux journaux qui étaient éparpillés sur la table, et lisait aux autres, à voix basse, dans la Chronique de Saint-James, le Messager, la Chronique ou l’Avertisseur public, quelque passage relatif à la question qui les intéressait tous si profondément. Mais ce qui attirait le plus leur attention, c’était un pamphlet intitulé le Foudroyant, qui avait épousé leurs opinions et que l’on supposait, à cette époque, émaner directement de l’Association. Il était toujours demandé, et, soit qu’il fût lu tout haut à un petit groupe avide ou médité par un lecteur isolé, la lecture en était infailliblement suivie d’une conversation orageuse et de regards très animés.

Au milieu de son allégresse et de son admiration pour son capitaine, Hugh reconnut, à ces signes et d’autres encore, l’air de mystère qui l’avait déjà frappé avant d’entrer. Il était clair comme le jour qu’il y avait là-dessous quelque projet sérieux, et que les bruyantes régalades du cabaret cachaient des menées dangereuses. Peu ému de cette découverte, il n’en était pas moins satisfait de ses quartiers, et il y serait demeuré jusqu’au matin si son conducteur ne s’était levé bientôt après minuit pour rentrer chez lui. M. Tappertit, ayant suivi l’exemple de M. Dennis, ne laissa plus à Hugh aucun prétexte de rester. Ils quittèrent donc ensemble la taverne tous les trois, en braillant une chanson de Pas de papisme à faire retentir toute la campagne de ce vacarme affreux.

« Allez, capitaine ! cria Hugh lorsqu’ils eurent braillé jusqu’à en perdre la respiration. Encore un couplet ! »

M. Tappertit, sans la moindre répugnance, recommença ; et le trio continua sa route d’un pas chancelant, bras dessus, bras dessous, poussant des cris enragés et défiant le guet avec une grande valeur. Il est vrai qu’il n’y avait pas à cela une grande bravoure ni une hardiesse exagérée, vu que les watchmen d’alors, n’ayant pas d’autres titres à leur emploi qu’un âge très avancé et des infirmités constatées, s’enfermaient d’habitude hermétiquement et vivement dans leurs guérites aux premiers symptômes de troubles et n’en sortaient que quand ils avaient disparu. M. Dennis, qui avait une voix de basse-taille et des poumons d’une puissance considérable se distinguait particulièrement dans ce genre, ce qui lui fit beaucoup d’honneur auprès de ses deux compagnons.

« Quel drôle de garçon vous êtes ! dit M. Tappertit. Vous êtes joliment discret et réservé. Pourquoi ne dites-vous jamais votre profession ?

– Répondez tout de suite au capitaine, cria Hugh en lui enfonçant son chapeau sur la tête. Pourquoi ne dites-vous jamais votre profession ?

– J’ai une profession aussi distinguée, frère, que n’importe quel gentleman en Angleterre… une occupation aussi douce que n’importe quel gentleman peut en désirer une.

– Avez-vous fait un apprentissage ? demanda M. Tappertit.

– Non. Génie naturel, dit M. Dennis. Pas d’apprentissage. Ça m’est venu tout seul. Maître Gashford connaît ma profession. Regardez cette main que voici ; eh bien ! elle a fait plus d’une besogne avec une propreté et une dextérité inconnues auparavant. Lorsque je regarde cette main, dit M. Dennis en l’agitant en l’air, et que je me rappelle les élégantes besognes qu’elle a troussées, je me sens tout à fait mélancolique de penser que je deviens vieux et faible. Mais voilà la vie du monde ! »

Il poussa un profond soupir en s’abandonnant à ces réflexions, puis, mettant d’un air distrait ses doigts sur la gorge de Hugh, et particulièrement sous l’oreille gauche comme s’il étudiait le développement anatomique de cette partie de sa constitution, il hocha la tête d’une manière consternée et versa de vraies larmes.

« Vous êtes une espèce d’artiste, je suppose… hein ? dit M. Tappertit.

– Oui, répliqua Dennis, oui… Je peux m’appeler un artiste… un ouvrier de fantaisie, « l’art embellit la nature ; » telle est ma devise.

– Et comment appelez-vous ceci ? dit M. Tappertit en lui prenant le bâton qu’il avait à la main.

– C'est mon portrait qui est en haut, répliqua Dennis, le trouvez-vous ressemblant ?

– Eh ! mais… il est un peu trop beau, dit M. Tappertit. Qui l’a fait ? Vous ?

– Moi ! repartit Dennis en contemplant avec tendresse son image. Je voudrais bien avoir ce talent. Cela fut sculpté par un de mes amis, qui n’existe plus. La veille même de sa mort, il tailla cela de mémoire avec son couteau de poche ! « Je mourrai bravement, dit mon ami, et mes derniers instants seront consacrés à faire le portrait de Dennis » Voilà ce que c’est.

– Voilà une drôle d’idée ! dit M. Tappertit.

– Ah ! oui, une drôle d’idée ! répliqua l’autre en soufflant sur le nez de son image et le polissant avec le manche de son habit, mais c’était aussi un drôle de sujet… une espèce de bohémien… un des plus beaux hommes et des mieux découplés que vous ayez jamais vus. Ah ! il me dit des choses qui vous feraient joliment tressaillir, cet ami-là, le matin du jour où il mourut.

– Vous étiez donc avec lui dans ce moment-le ? dit M. Tappertit.

– Mais, oui, répondit Dennis avec un regard singulier, j’y étais. Oh ! certainement que j’y étais ! Sans moi, il ne serait point parti pour l’autre monde aussi confortablement de moitié. Je m’étais trouvé avec trois ou quatre membres de sa famille dans les mêmes circonstances. C'étaient tous de beaux garçons.

– Ils devaient bien vous aimer, remarqua M, Tappertit en lui lançant un coup d’œil oblique.

– Je ne sais pas s’ils m’aimaient bien, en effet, dit Dennis avec quelque hésitation, mais ils m’eurent tous auprès d’eux à leur décès. Aussi j’ai honte de leur garde-robe. Ce foulard que vous voyez autour de mon cou appartenait à celui dont je vous parle, celui qui fit ce portrait. »

M Tappertit regarda l’article désigné, et parut se dire en lui-même que le défunt avait sur la toilette des idées particulières, et qui dans tous les cas, n’étaient pas ruineuses. Il n’en fit cependant pas tout haut la remarque, et laissa son mystérieux camarade continuer sans interruption.

« Cette culotte dit Dennis en frottant ses jambes, cette culotte même… elle appartenait à un de mes amis qui a échappé pour toujours aux tribulations d’ici-bas : cet habit aussi … j’ai souvent marché derrière cet habit, dans les rues, en me demandant s’il ne me reviendrait pas quelque jour ; cette paire de souliers a dansé une bourrée, aux pieds d’un autre individu, devant mes yeux, une demi-douzaine de fois au moins, et quant à mon chapeau, dit il en l’ôtant et le faisant tourner sur son poing, Seigneur Dieu ! quand je pense que j’ai vu ce chapeau monter Holborn sur le siège d’une voiture de louage… ah ! bien des fois, bien des fois !

– Vous ne voulez pas dire que ceux qui ont porté jadis ces objets soient tous morts, j’espère ? dit M. Tappertit, s’éloignant un peu de lui en lui posant cette question.

– Il n’y en a pas un qui soit en vie, répliqua Dennis, pas un, depuis le premier jusqu’au dernier. »

Il y avait quelque chose de si lugubre dans cette circonstance, et qui expliquait d’une manière si étrange et si horrible son habillement fané, décoloré, peut-être par la terre des tombeaux, que M. Tappertit annonça brusquement qu’il suivait un autre chemin, et s’arrêta tout court pour lui souhaiter le bonsoir de tout son cœur. Comme ils se trouvaient près de Old-Bailey30, et que M. Dennis se rappela qu’il y avait des porte-clefs dans la loge du concierge avec lesquels il pourrait passer la nuit à discuter sur des sujets intéressants pour eux tous, sur quelque point de sa profession, au coin du feu, en vidant le petit verre de l’amitié, il se sépara de ses compagnons sans trop de regret, et ayant échangé une cordiale poignée de main avec Hugh en lui donnant rendez vous pour le lendemain matin, de bonne heure, à la Botte, il les laissa poursuivre leur route.

« C’est un drôle de corps, dit M. Tappertit en observant le chapeau de feu le cocher de fiacre descendre la rue avec un mouvement oscillatoire. Je ne peux pas deviner ce qu’il est. Pourquoi donc n’a t-il pas des culottes de commande comme tout le monde ? Qu'est-ce qui l’empêche de porter des habits de vivant ?

– C’est un homme chanceux, capitaine, cria Hugh. Je voudrais bien avoir des amis tels que les siens.

– J'espère toujours qu’il ne leur fait pas faire leur testament pour les assommer ensuite, dit M. Tappertit d’un air soucieux. Mais allons, les Bouledogues Unis m’attendent. En avant !… Qu'est-ce que vous avez ?

– Quelque chose que j’avais tout à fait oublié, dit Hugh, qui venait de tressaillir en entendant une horloge voisine. J'ai quelqu’un à voir cette nuit… Il faut que je retourne tout de suite sur mes pas. Tandis que nous étions là à boire et à chanter, ça m’était sorti de la tête. C'est bien heureux que je me le sois rappelé. »

M. Tappertit le regarda comme s’il eût été sur le point d’exprimer quelques reproches majestueux au sujet de cet acte de désertion ; mais la précipitation de Hugh montrant clairement que l’affaire était pressante, il lui fit grâce de ses observations, et lui accorda la permission de partir sur-le-champ, faveur précieuse que l’autre reconnut par un grand éclat de rire.

« Bonne nuit, capitaine ! cria-t-il. Je suis à vous à la vie à la mort, souvenez-vous-en.

– Adieu ! dit M. Tappertit en agitant sa main. Hardiesse et vigilance !

– Pas de papisme, capitaine ! rugit Hugh.

– Plutôt voir l’Angleterre dans le sang ! » cria son terrible chef.

Sur quoi Hugh applaudit, toujours en riant aux éclats, et se mit à courir comme un lévrier.

« Cet homme fera honneur à mon corps, dit Simon en tournant sur son talon d’un air pensif. Et voyons un peu. Dans un changement de société, qui est inévitable, si nous nous soulevons et que nous remportions la victoire, quand la fille du serrurier sera à moi, il faudra me débarrasser de Miggs d’une manière quelconque, ou un soir, pendant mon absence, elle empoisonnera la bouilloire à thé. Il pourrait épouser Miggs dans un moment d’ivresse. Oui, c’est ça. Je vais en prendre note. »

Chapitre XL. §

Songeant fort peu au plan d’heureux établissement dont venait d’accoucher pour lui la féconde cervelle de son prévoyant capitaine, Hugh ne s’arrêta pas avant que les géants de Saint-Dunstan eussent frappé l’heure au-dessus de sa tête. Alors il fit jouer avec une grande vigueur la poignée d’une pompe qui se trouvait près de là ; et, fourrant sa tête sous le robinet, il se mit à prendre une bonne douche, laissant l’eau tomber en cascade de chacun de ses cheveux vierges du peigne ; et quand il fut trempé jusqu’à la ceinture, considérablement rafraîchi d’esprit et de corps par cette ablution, et presque dégrisé pour le moment, il se sécha du mieux qu’il put ; puis il franchit la chaussée, et fit manœuvrer le marteau de la porte de Middle-Temple.

Le portier de nuit regarda d’un œil revêche à travers un petit guichet du portail et cria : « Qui vive ? » Salut auquel Hugh répondit : « Ami ! » en lui disant de se dépêcher de lui ouvrir.

« Nous ne vendons pas de bière ici, cria l’homme ; qu’est-ce que vous voulez ?

– Entrer, répliqua Hugh, et il donna un grand coup de pied dans la porte.

– Pour aller où ?

– À Paper-Buildings.

– Chez qui ?

– Sir John Chester. » Et il accentua chacune de ses réponses d’un nouveau coup de pied.

Après avoir un peu grogné, le portier lui ouvrit la porte, et Hugh passa, mais non sans subir une inspection sérieuse.

« Qui ? vous ? rendre visite à sir John, à cette heure de nuit ! dit l’homme.

– Oui ! dit Hugh. Moi ! eh bien quoi ?

– Mais il faut que je vous accompagne et que je vois si vous y allez, car je ne le crois pas.

– Venez donc alors. »

L'examinant d’un regard soupçonneux, l’homme, avec une clef et une lanterne, marcha à son côté et le suivit jusqu’à la porte de sir John Chester. Le coup de marteau qu’y donna Hugh retentit au travers du sombre escalier comme l’appel d’un fantôme, et fit trembler le pâle lumignon dans la lampe assoupie.

« Croyez-vous maintenant qu’il désire me voir ? » dit Hugh.

Avant que l’homme eût eu le temps de répondre, on entendit un pas à l’intérieur, une lumière apparut, et sir John, en robe de chambre et en pantoufles, ouvrit la porte.

« Je vous demande pardon, sir John, dit le portier en ôtant son chapeau. Voici un jeune homme qui prétend avoir à vous parler. Ce n’est guère l’heure des visites. J'ai cru prudent de l’accompagner.

– Ah ! ah ! cria sir John en relevant les sourcils. C'est vous, messager ? Entrez. C'est bien, mon ami. Je loue grandement votre prudence. Merci. Dieu vous bénisse ! Bonne nuit. »

De se voir loué, remercié, honoré d’un : « Dieu vous bénisse ! » et congédié avec les mots : « Bonne nuit ! » par un gentleman qui avait un sir devant son nom, et qui signait M. P.31, par-dessus le marché, c’était quelque chose pour un portier. Il se retira très humblement et avec force saluts. Sir John suivit dans son cabinet de toilette son visiteur attardé, et, se plaçant dans sa bergère devant le feu, après l’avoir dérangée pour mieux le voir debout devant lui, le chapeau à la main, près de la porte, il le regarda de la tête aux pieds.

C'était bien ce vieillard au visage toujours calme et agréable ; c’était son teint fleuri, clair, et tout à fait juvénile ; le même sourire ; la précision et l’élégance habituelles de sa toilette ; les dents blanches et bien rangées ; ses manières composées et paisibles ; chaque chose comme elle avait accoutumé d’être : nulles marques de l’âge ni des passions, ni envie, ni haine, ni mécontentement : tout tranquille et serein ; cela faisait plaisir à voir.

Il signait M. P., mais comment cela ? Eh mais, voici comment. C'était une orgueilleuse famille, plus orgueilleuse, en vérité, qu’opulente. Il avait couru le risque d’être arrêté pour dettes, d’avoir affaire aux baillifs32 et de tâter de la prison, d’une prison vulgaire, ouverte aux petites gens qui ne jouissent que de petits revenus. Les gentlemen des maisons les plus anciennes n’ont pas de privilège qui les exempte de si cruelles lois ; il faut pour cela qu’ils appartiennent à une grande maison33, la seule qui confère ce privilège : alors c’est différent. Un orgueilleux personnage de sa race trouva moyen de l’envoyer au parlement. Il offrit, non pas de payer ses dettes, mais de le laisser siéger pour un bourg dévoué jusqu’à ce que son propre fils eût atteint sa majorité : c’était toujours vingt ans de bon, s’il vivait jusque-là. Cela valait un bill d’insolvabilité reconnue, et c’était infiniment plus distingué. Voilà comme sir John Chester devint un membre du parlement.

Mais pourquoi, sir John ? Rien de si simple, de si aisé. Que l’épée royale vous touche, et la transformation est accomplie. John Chester, esquire, M. P., parut à la cour ; il y alla porter une adresse au chef de l’État, à la tête d’une députation. Des manières si élégantes, tant de grâce dans le maintien, une conversation si aisée, ne pouvaient passer inaperçues. Monsieur était trop commun pour un pareil mérite. Un homme si gentlemanesque aurait dû… mais la fortune est si capricieuse… naître duc : précisément comme quelques ducs auraient dû naître gens de rien. Il plut au roi, s’agenouilla chrysalide et se releva papillon. Voilà comment John Chester, esquire, fut fait chevalier et devint sir John.

« Je croyais, quand vous m’avez laissé ce soir, mon estimable connaissance, dit sir John après un silence assez long, que vous aviez l’intention de revenir plus tôt que cela ?

– Je l’avais en effet, maître.

– Et c’est comme cela que vous avez tenu parole ? riposta M. Chester en jetant les yeux sur sa montre. Est-ce là ce que vous voulez dire ? »

Au lieu de répliquer, Hugh s’appuya sur son autre jambe, fit passer son chapeau dans son autre main, regarda le parquet, le mur, le plafond, et enfin sir John lui-même. Devant l’agréable figure de son hôte, il baissa de nouveau ses yeux, et les fixa sur le parquet.

« Et comment avez-vous employé votre temps ? dit sir John en croisant ses jambes avec indolence ; où avez-vous été ? Quel mal avez-vous fait ?

– Pas de mal du tout, maître, grommela Hugh d’un air humble. Je n’ai fait que ce que vous m’avez ordonné.

– Ce que je quoi ? répliqua sir John.

– Eh bien alors, dit Hugh avec embarras, ce que vous m’avez conseillé, ce que vous m’avez dit que je devais ou que je pouvais faire, ou que vous feriez vous-même si vous étiez à ma place. Ne soyez donc pas si sévère avec moi, maître. »

Quelque chose comme une expression de triomphe, à la vue du parfait contrôle qu’il avait établi sur ce rude instrument, parut un instant dans les traits du chevalier ; mais cela s’évanouit aussitôt qu’il commença de répondre, en se taillant les ongles :

« Lorsque vous dites que je vous ai ordonné, mon bon garçon, cela implique que je vous ai chargé de faire quelque chose pour moi… quelque chose que je désirais vous faire faire… quelque chose de relatif à mes desseins particuliers… vous comprenez ? Or, je n’ai pas besoin, j’en suis sûr, d’insister sur l’extrême absurdité d’une telle idée, encore qu’elle ne soit nullement intentionnelle. Ainsi, veuillez (et ici il tourna ses yeux vers lui) faire plus d’attention à ce que vous dites. Vous y penserez, n’est-ce pas ?

– Je n’ai pas eu l’intention de vous offenser, dit Hugh. Je ne sais que dire. Vous me tenez de si court !

– On vous tiendra de beaucoup plus court, mon bon ami, d’infiniment plus court, un de ces jours ; vous pouvez y compter, répliqua son patron avec calme. À propos, au lieu de m’étonner que vous ayez été si long à venir, je devrais plutôt m’étonner que vous soyez venu. Qu'est-ce que vous me voulez ?

– Vous savez, maître, dit Hugh, que je ne pouvais pas lire l’affiche que j’avais trouvée, et que, supposant que c’était quelque chose d’extraordinaire à la façon dont c’était enveloppé, je l’apportai ici.

– Et ne pouviez-vous demander à tout autre que moi de vous la lire, ours mal léché ? dit sir John.

– Je n’avais personne à qui confier un secret, maître. Depuis que Barnabé Rudge a disparu pour tout de bon, et il y a cinq ans de cela, je n’ai causé qu’avec vous seul.

– Vous m’avez fait un grand honneur, certainement.

– Mes allées et venues, maître, pendant tout ce temps, lorsqu’il y avait quelque chose à vous dire, se sont répétées, parce que je savais que vous seriez en colère contre moi si je restais à l’écart, dit Hugh, lâchant ses paroles à l’étourdie, après un silence plein d’embarras, et parce que je désirais faire mon possible pour vous plaire, afin de ne pas vous avoir contre moi. Voilà ! c’est la vraie raison pour laquelle je suis venu cette nuit. Vous le savez bien, maître ; j’en suis sûr.

– Vous êtes un finaud, répliqua sir John en fixant sur lui ses yeux, et vous avez deux faces sous votre capuchon, tout aussi bien que les plus rusés. Ne m’avez-vous pas donné, ce soir, dans cette chambre, un tout autre motif ? ne m’avez-vous pas dit que vous en vouliez à quelqu’un qui vous a témoigné du mépris dernièrement, et qui, en toute circonstance, vous a malmené ; qui vous a traité plutôt comme un chien que comme un homme, son semblable ?

– Bien sûr, je vous ai donné ce motif ! cria Hugh en s’emportant, ainsi que l’autre l’avait prévu ; je vous l’ai dit, et je vous le répète, je ferai n’importe quoi pour tirer vengeance de lui ; n’importe quoi. Et quand vous m’avez dit que lui et les catholiques souffriraient de la part de ceux qui se sont réunis sous cette affiche, je vous ai déclaré que je voulais être l’un d’eux, leur chef fût-il le diable en personne. Eh bien ! je suis l’un d’eux, à présent. Voyez si je suis homme de parole, et si on peut compter sur moi. Il est possible que je n’aie pas beaucoup de tête, maître, mais j’ai assez de tête pour me souvenir de ceux qui ont des torts avec moi. Vous verrez, il verra, et cent autres verront si j’en rabattrai rien quand le moment sera venu. Ce n’est rien de m’entendre, il faut me voir mordre. J'en connais d’aucuns pour qui il vaudrait mieux avoir un lion sauvage au milieu d’eux que moi, quand je serai déchaîné. Oh oui ! cela vaudrait mieux pour eux. »

Le chevalier le regarda avec un sourire beaucoup plus significatif qu’à l’ordinaire ; et, lui montrant la vieille armoire, il le suivit des yeux, tandis que Hugh remplissait un verre et le vidait d’un trait. M. Chester, derrière le dos de son hôte, sourit d’une façon encore plus significative.

« Vous êtes d’une humeur tapageuse, mon ami, dit-il lorsque Hugh se fut retourné de son côté.

– Moi ? non, maître ! cria Hugh. Je ne dis pas la moitié de ce que je pense. Je ne sais pas m’exprimer. Je n’ai pas ce don. Il y en a assez qui parlent parmi nous ; moi, je serai un de ceux qui agissent.

– Ah ! vous avez donc rejoint ces gaillards-là ? dit sir John de l’air de la plus profonde indifférence.

– Oui ; je suis allé à la maison que vous m’aviez désignée, et je me suis fait inscrire comme recrue. Il y avait là un autre homme nommé Dennis.

– Dennis, ah ! oui, cria sir John en riant. Oui, oui, encore un joli garçon, je crois.

– Un fameux luron, maître, un camarade selon mon cœur, et joliment chaud sur l’affaire en question ; chaud comme braise.

– Je l’ai entendu dire, répliqua sir John négligemment. Vous n’avez pas eu l’occasion d’apprendre quel est son métier, n’est-ce pas ?

– Il n’a pas voulu nous le dire, cria Hugh. Il en fait mystère.

– Ah ! ah ! dit sir John en riant ; un étrange caprice ; il y a des gens qui ont cette faiblesse-là. Vous le saurez un jour, je vous le jure.

– Nous sommes des intimes déjà, dit Hugh.

– C'est tout à fait naturel ! Et vous avez bu ensemble, hein ? poursuivit sir John. Vous ne m’avez pas dit, je crois, où vous êtes allés de compagnie en sortant de chez lord Georges ? »

Hugh ne le lui avait pas dit, et n’avait pas songé à le lui dire ; mais il le lui conta ; et cette demande ayant été suivie d’une longue file de questions, il rapporta tout ce qui s’était passé, soit à l’intérieur soit à l’extérieur, l’espèce de gens qu’il avait vus, leur nombre, leurs sentiments, leur conversation, leurs espérances et leurs intentions apparentes. Son interrogatoire fut dirigé avec tant d’art, qu’il croyait donner tous ces renseignements de lui-même, et non se les laisser arracher ; et, grâce, à l’habile manège de sir John, il en était tellement convaincu que, lorsqu’il le vit bâiller enfin et se plaindre d’être excessivement fatigué, Hugh lui fit des excuses à sa manière, de l’avoir tenu là si longtemps à écouter son bavardage.

« Là, maintenant, allez-vous-en, dit sir John en tenant d’une main la porte ouverte. Vous avez fait de la jolie besogne ce soir. Je vous avais dit de ne pas faire cela. Vous pouvez vous mettre dans l’embarras. Mais vous voulez absolument une occasion de vous venger de votre orgueilleux ami Haredale, et pour y réussir vous risqueriez n’importe quoi, je suppose ?

– Oui, certes, riposta Hugh en s’arrêtant au moment où il sortait et regardant en arrière ; mais qu’est-ce que je risque ? Qu'est-ce que j’ai à perdre, maître ? des amis, un ménage ? je m’en moque pas mal ; je n’en ai pas, ainsi qu’est-ce que ça me fait ? Donnez-moi une bonne bagarre ; laissez-moi régler de vieux comptes dans une émeute hardie où il y aura des hommes pour me soutenir ; et après ça, faites de moi ce que vous voudrez. Au bout du fossé la culbute.

– Qu'avez-vous fait de ce papier ? dit sir John.

– Je l’ai sur moi, maître.

– Jetez-le à terre en vous en allant ; il vaut mieux ne pas garder de ces choses-là sur soi. »

Hugh fit un signe de tête affirmatif, et ôtant son bonnet de l’air le plus respectueux qu’il put prendre, il s’éloigna.

Sir John, ayant mis le verrou à la porte derrière son visiteur, revint à son cabinet de toilette, se rassit encore une fois devant le feu, qu’il contempla longtemps dans une méditation sérieuse.

« Cela va bien, dit-il enfin avec un sourire, et promet merveilles. Voyons un peu. Mes parents et moi, qui sommes les plus chauds protestants du monde, nous souhaitons tout le mal possible à la cause des catholiques romains ; et quant à Saville, qui a présenté le bill en leur faveur, j’ai contre lui en outre une objection personnelle : mais, comme chacun de nous fait de sa propre personne le premier article de son credo, nous ne nous commettrons pas en nous joignant à un fou fieffé, tel que l’est indubitablement ce Gordon. Seulement je peux fomenter en secret les troubles qu’il occasionne, et me servir dans ce but d’un aussi bon instrument que le sauvage ami qui sort de chez moi, c’est une chose utile pour favoriser nos vues réelles. Je puis encore exprimer dans toutes les conjonctures convenables, en termes modérés et polis, une désapprobation de ses actes, bien que nous soyons d’accord avec lui en principe : c’est le moyen infaillible de nous faire une réputation de gens honnêtes et droits dans nos desseins, réputation qui ne peut manquer de nous être infiniment avantageuse, et de nous élever à quelque importance politique. Très bien. Voilà pour le côté public de cette affaire. Quant aux considérations privées, j’avoue que, si ces vagabonds faisaient quelque émeute (ce qui ne semble pas impossible), et qu’ils infligeassent quelque petit châtiment à Haredale, comme étant un des membres les plus actifs de la secte, cela me serait extrêmement agréable, et m’amuserait outre mesure. Très bien encore ! et même peut-être mieux ! »

Quand il en fut là, il prit une prise de tabac, puis commençant à se déshabiller tout doucement, il résuma ses méditations en disant avec un sourire :

« Je crains, oui, je crains excessivement que mon ami ne marche un peu bien vite sur les traces de sa mère. Son intimité avec M. Dennis est de mauvais augure. Mais je ne doute pas qu’il n’eût toujours fini par là. Si je lui prête le secours de ma main, la seule différence, c’est qu’il boira peut-être, au total, un peu moins de gallons, ou de poinçons, ou de muids en cette vie qu’il n’en aurait bu autrement. Cela ne me regarde pas, et c’est d’ailleurs une affaire de mince importance ! »

Là-dessus il prit une autre prise de tabac, et alla se coucher.

Chapitre XLI. §

De l’atelier de la Clef d’Or s’échappait un tintement si joyeux et de si bonne humeur, qu’il donnait naturellement à penser que celui qui faisait une musique si agréable devait travailler gaiement et de bon cœur. N’ayez pas peur qu’un homme qui manie seulement le marteau pour accomplir une tâche ennuyeuse et monotone tire jamais des sons si guillerets de l’acier et du fer Il fallait pour cela un compère gazouillant, bien portant, franc et honnête, bienveillant pour tout le monde, un vrai Roger Bontemps. Il eût été chaudronnier, qu’il eût battu ses chaudrons en cadence. Eut-il été sur le siège de quelque chariot sautant sur le pavé avec une cargaison de barres de fer, qu’il eût tiré bien sûr de leurs cahots quelque harmonie imprévue.

Tink, tink, tink. C'était clair comme une sonnette d’argent et cela se faisait entendre à chaque pause des bruits plus âpres de la rue, comme si cela disait « Il ne m’en chaut ; rien ne me contrarie, je suis résolu à être heureux. » Les femmes grondaient, les enfants piaillaient, les lourdes charrettes passaient avec un sourd tapage, d’horribles cris sortaient des poumons des colporteurs, et toujours cela refrappait, pas plus haut, pas plus bas, pas plus fort, pas plus doucement, sans chercher à s’imposer un brin à l’attention publique, pour se dédommager d’avoir été dominé par des sons plus bruyants. Tink, tink, tink, tink, tink. C'était une personnification parfaite d’une petite voix d’enfant vierge de tout rhume, de tout embarras dans la gorge, de tout enrouement ou de toute autre incommodité. Les piétons ralentissaient leur pas, et étaient disposés à s’arrêter auprès ; les voisins, qui s’étaient levés le matin avec le spleen, sentaient la bonne humeur se glisser en eux lorsqu’ils entendaient ce tink, tink là, et petit à petit ils devenaient tout gaillards, les mères faisaient danser leurs poupons à ce tintement, et toujours ce magique tink, tink, tink s’échappait joyeux de l’atelier de la Clef d’Or.

Il n’y avait que le serrurier pour pouvoir faire pareille musique ! Un rayon de soleil, brillant à travers la fenêtre sans croisée et rompant l’obscurité du sombre atelier par une large plaque de lumière, tombait en plein sur lui, comme attiré par son cœur chaleureux. Il était là, debout à son enclume, sa figure toute rayonnante d’exercice et d’allégresse, ses manches retroussées, sa perruque en arrière de son front luisant ; c’était bien l’homme le plus à son aise, le plus libre, le plus heureux du monde entier. Auprès de lui se tenait assis un chat au poil lisse, faisant son ronron, clignant des yeux au grand jour, et s’abandonnant de temps en temps à un assoupissement paresseux, comme par excès de confort. Tobie34 regardait son maître du bout d’un banc placé tout près de là ; Tobie n’est tout entier qu’un radieux sourire de la tête aux pieds, depuis sa frimousse en terre cuite, brun marron, jusqu’aux boucles rissolées de ses souliers. Ses serrures elles-mêmes, suspendues autour de la boutique, avaient jusque dans leur rouille quelque chose de jovial, et ressemblaient à ces gentlemen goutteux, de gaillarde nature, disposés à plaisanter de leurs infirmités. Rien de maussade, rien de sévère dans toute cette scène. Je suis sûr que dans cette collection de clefs innombrables, il n’y en avait pas une qui se fût prêtée à ouvrir les coffres-forts d’un avare, ou une porte de prison. Quant à des caves pleines de bière et de vin, des chambres avec un bon feu, des livres intéressants, une causerie piquante, et des éclats de rire réjouissants, à la bonne heure, les clefs se trouvaient là sur leur terrain ; mais des lieux de méfiance, de cruauté et de contrainte, elles les auraient laissés fermés bel et bien pour jamais, à quatre tours.

Tink, tink, tink. Le serrurier fit enfin une pause et essuya son front. Le silence réveilla le chat, qui, sautant doucement à bas, rampa vers la porte, et y guetta avec des yeux de tigre un oiseau dans sa cage à une fenêtre d’en face. Gabriel leva Tobie jusqu’à ses lèvres et but une bonne gorgée.

Alors, comme il était tout droit, sa tête rejetée en arrière, sa corpulente poitrine en saillie, on aurait vu que la partie inférieure de l’habillement de Gabriel appartenait au costume militaire. Si l’on avait en outre regardé le mur, on y eût observé, suspendus à leurs différentes chevilles, un chapeau à plumet, un sabre, un ceinturon, un habit ronge ; et tout homme, pour peu qu’il fût versé en pareilles matières, aurait reconnu à leur façon et à leur patron ces divers objets pour l’uniforme de sergent des volontaires royaux de Londres oriental.

Lorsqu’il eut vidé son cruchon, et qu’il l’eut replacé sur le banc d’où Tobie lui avait souri auparavant, le serrurier regarda ces articles d’un œil de jubilation, et, en penchant la tête un peu de côté, comme s’il eût voulu les réunir sous le même rayon visuel, il dit, appuyé sur son marteau :

« Un temps fut, je m’en souviens, que le plaisir de porter un habit de cette couleur m’aurait presque rendu fou, et, si tout autre que mon père eût voulu plaisanter mon enthousiasme, comme j’aurais jeté feu et flamme ! Et pourtant j’ai fait là une grande folie certainement !

– Ah ! soupira Mme Varden, qui était entrée sans être aperçue, certainement c’est une folie. Un homme de votre âge, Varden, faire des bêtises pareilles !

– Eh mais, quelle drôle de femme vous faites, Marthe ! dit le serrurier, qui se retourna en souriant.

– Certainement, répliqua Mme Varden avec une gravité extrême. Sans doute je suis très drôle en effet. Je sais cela, Varden, merci.

– Je veux dire… commença le serrurier.

– Oui, dit la femme, je sais ce que vous voulez dire. Vous parlez assez clairement pour vous faire comprendre, Varden. C'est bien de la bonté de votre part que de vous mettre ainsi à ma portée.

– Là ! Marthe, répliqua le serrurier ; ne vous fâchez donc pas pour rien. Je veux dire qu’il est fort étrange que vous me reprochiez cet enrôlement volontaire, lorsqu’on ne le fait que pour vous défendre, vous et toutes les autres femmes, notre foyer domestique et celui de tout le monde, en cas de besoin.

– C'est le fait d’un mauvais chrétien, cria Mme Varden en hochant la tête.

– D'un mauvais chrétien ! dit le serrurier. Eh mais, le diable… »

Mme Varden regarda le plafond, comme si elle se fût attendue que la conséquence immédiate de cette profanation serait de faire dégringoler par le plafond le lit à quatre montants du second étage, avec le beau salon du premier ; mais aucun jugement visible ne s’étant accompli, elle poussa un grand soupir, et pria son mari, avec l’accent de la résignation, de continuer, et de ne pas se gêner pour blasphémer ; qu’il savait combien elle aimait cela.

Le serrurier parut un moment disposé à lui faire ce plaisir ; mais il se ravisa à propos, et lui répondit doucement :

« Dame aussi ! pourquoi, au nom du ciel, dites-vous que c’est le fait d’un mauvais chrétien ? Lequel serait plus chrétien, Marthe, de rester tranquilles et de laisser saccager nos maisons par une armée ennemie, ou de nous lever comme des hommes pour la mettre en fuite ? Ne serais-je pas une belle espèce de chrétien, si j’allais me cacher dans un coin de ma cheminée pour regarder de là une bande de sauvages en moustaches emporter Dolly, ou vous peut-être ? »

Quand il dit : « Ou vous peut-être, » Mme Varden, malgré qu’elle en eût, ne put s’empêcher de sourire. Il y avait dans cette idée une manière de compliment.

« J'avoue que, si les choses en étaient là… dit-elle avec un sourire modeste.

– Si les choses en étaient là ! répéta le serrurier. Mais c’est ce que vous verriez arriver tout de suite. Miggs elle-même y passerait. Quelque négrillon, jouant du tambour de basque, avec un grand turban sur la tête, viendrait essayer de l’emporter, et, à moins que le joueur de tambour de basque ne fût à l’épreuve des coups de pied et des égratignures, c’est ma conviction qu’il en serait le mauvais marchand. Ha ! ha ! ha ! Je plaindrais le joueur de tambour de basque. Je ne lui conseille pas de s’y frotter, le pauvre garçon. » Et ici le serrurier se mit à rire de si bon cœur, que les larmes lui en vinrent aux yeux, au grand scandale de Mme Varden, qui pensait que le rapt d’une protestante aussi solide, d’une personne aussi estimable dans sa vie privée que Miggs, et par un nègre encore, un vil païen, était une circonstance trop choquante et trop effroyable pour qu’on y songeât sans frémir.

Le tableau que Gabriel venait d’esquisser menaçait d’avoir des conséquences sérieuses, et il en aurait eu sans aucun doute, si par bonheur, en ce moment, un léger pas n’eût franchi le seuil, et si Dolly, s’élançant dans la boutique, n’eut jeté ses bras autour du cou de son vieux père qu’elle tenait étroitement serré.

« La voilà donc enfin ! cria Gabriel. Quelle bonne mine vous avez, Doll ! et comme vous venez tard, ma chérie ! »

Quelle bonne mine elle avait ? Bonne mine ? Je crois bien ; il eût épuisé tous les adjectifs élogieux du dictionnaire, qu’il n’aurait pas encore assez loué sa fille. Où donc vit-on jamais dans le monde entier une petite minette si potelée, si friponne, si avenante, si pétillante, si séduisante, si ravissante, si éblouissante, si enivrante que Dolly ! Ne me parlez pas de la Dolly d’il y a cinq ans, c’est bien autre chose aujourd’hui ! Combien de carrossiers, de selliers, d’ébénistes et de garçons passés maîtres dans d’autres arts utiles, qui avaient abandonné leurs pères, leurs mères, leurs sœurs, leurs frères, et, ce qui est au-dessus de tout cela, leurs cousines, pour l’amour d’elle ! Combien de gentlemen inconnus, qu’on supposait nantis d’immenses fortunes, sinon de titres … qui guettaient Miggs au coin de la rue après la brune, pour engager cette fille incorruptible, en la tentant par des guinées d’or, à remettre à sa jeune maîtresse des offres de mariage sous le sceau d’un billet doux ! Combien de pères inconsolables, négociants aisés, avaient fait visite au serrurier pour le même motif, et lui avaient raconté de lugubres histoires domestiques, comme quoi leurs fils, perdant l’appétit, en étaient venus à s’enfermer dans d’obscures chambres à coucher, ou bien à errer dans des faubourgs solitaires avec de pâles figures, et tout cela parce que Dolly Varden était aussi cruelle que jolie ! Que de jeunes gens, qui avaient montré à une époque antérieure une sagesse exemplaire, s’étaient portés soudain pour le même motif à des extravagances inexcusables, comme d’arracher les marteaux des portes et de culbuter les guérites des watchmen rhumatisants ! Combien avait-elle recruté pour le service du roi, tant sur terre que sur mer, en réduisant au désespoir les sujets de Sa Majesté qui s’étaient amourachés d’elle, entre dix-huit et vingt-cinq ans ! Combien de jeunes demoiselles avaient publiquement déclaré, les larmes aux yeux, qu’elle était beaucoup trop petite, trop grande, trop hardie, trop froide, trop forte, trop mince, trop blonde, trop brune, trop n’importe quoi, mais pas belle ! Combien de vieilles dames, dans leurs conciliabules, avaient remercié le ciel de ce que leurs filles ne lui ressemblaient pas, et avaient exprimé le souhait qu’il ne lui arrivât rien de fâcheux, quoique bien persuadées qu’elle ne tournerait pas bien, et avaient fini par dire qu’elle avait un air effronté qui ne leur avait jamais plu, et qu’au demeurant ce n’était qu’une mystification parfaite et une bévue de la foule !

Et avec tout cela, Dolly Varden était si capricieuse et si difficile, qu’elle était encore Dolly Varden, avec tous ses sourires, et ses fossettes, et son joli minois, ne se souciant pas plus des cinquante ou soixante jeunes gens dont le cœur se brisait du désir de l’épouser, que si c’eussent été autant d’huîtres contrariées dans leurs amours qui fussent là, l’écaille béante, à exhaler leurs peines de cœur.

Dolly embrassa son père, comme nous l’avons déjà dit, et, après avoir embrassé aussi sa mère, elle les accompagna tous deux dans la petite salle à manger où la nappe était déjà mise pour le dîner, et où Mlle Miggs, un tantinet plus roide et plus raboteuse que jamais, l’accueillit avec une contraction hystérique de sa bouche qu’elle croyait un sourire.

Aux mains de cette jeune vierge, Dolly confia son chapeau et sa robe de promenade (le tout d’un goût terriblement artificieux, plein de mauvaises intentions), et alors elle dit avec un rire qui balança la musique du serrurier :

« Avec quel plaisir je reviens toujours à la maison !

– Et quel plaisir c’est toujours pour nous, Doll, dit son père, en relevant en arrière les cheveux noirs qui voilaient ses yeux étincelants, de vous revoir à la maison ! Donnez-moi un baiser. »

Ah ! s’il y avait eu là quelque malheureux du sexe masculin pour voir le baiser que Dolly lui donna ! mais il n’y en avait pas, Dieu merci !

« Je n’aime pas que vous restiez à la Garenne, dit le serrurier. Je ne peux point supporter de ne plus vous avoir sous mes yeux. Et quelles nouvelles de là-bas, Doll ?

– Quelles nouvelles de là-bas ? Je pense que vous les savez déjà, répondit sa fille. Oh ! oui, vous les savez, j’en suis sûre.

– Vrai ? cria le serrurier ; qu’est-ce qu’il y a donc ?

– Allons, allons, dit Dolly, vous le savez bien. Mais dites-moi donc un peu, pourquoi M. Haredale… oh ! comme il est redevenu morose et brusque, en vérité !… est parti de la Garenne depuis quelques jours, et pourquoi il est en voyage (nous ne savons qu’il est en voyage que par ses lettres) sans dire seulement à sa nièce où, ni pourquoi, ni comment ?

– Je parie que Mlle Emma ne demande pas à le savoir, répliqua le serrurier.

– Je n’en sais rien, dit Dolly ; mais moi je le demande, à tout prix. Dites-le-moi. D'où vient qu’il est si mystérieux ? et qu’est-ce que cette histoire de fantôme, que personne ne doit raconter à Mlle Emma, et qui semble se rattacher au départ de son oncle ? Ah ! je vois que vous le savez, car vous devenez tout rouge.

– Ce que signifie cette histoire ou ce qu’elle est au fond, ou le rapport qu’elle a avec son départ, je ne le sais pas plus que vous, ma chère, répliqua le serrurier, sinon que c’est quelque frayeur folle du petit Salomon, qui ne signifie rien du tout, je suppose. Quant au voyage de M. Haredale, il va, selon ce que je crois…

– Oui, dit Dolly.

– Selon ce que je crois, reprit le serrurier en lui pinçant la joue… à ses affaires, Doll. Quelles sont ses affaires ? c’est une tout autre question. Vous n’avez qu’à lire Barbe-Bleue, et vous ne serez pas si curieuse, enfant gâtée ; cela ne vous regarde pas plus que moi, voilà ce qu’il y a de sûr ; et voici le dîner, qui est beaucoup plus intéressant. »

En dépit de l’apparition du dîner, Dolly se serait révoltée contre cette façon cavalière d’écarter la question, si, à la mention faite de Barbe-Bleue, Mme Varden n’était intervenue, protestant que sa conscience ne lui permettait pas d’entendre là, tranquillement assise, recommander à sa fille de lire les aventures d’un Turc et d’un musulman, bien moins encore d’un faux Turc, comme l’était dans son idée ce potentat. Elle soutint que, dans des temps aussi agités, aussi redoutables que ceux où l’on vivait, il serait beaucoup plus utile à Dolly de prendre une souscription régulière au Foudroyant ; qu’elle aurait au moins l’occasion d’y lire mot pour mot les discours de lord Georges Gordon ; et ces discours lui offriraient beaucoup plus de confort et de consolation que ne pourraient, lui en procurer cent cinquante Barbes-Bleues. Elle en appela, pour appuyer cette proposition, à Mlle Miggs, qui servait alors à table. Celle-ci dit que le calme d’esprit qu’elle avait retiré de la lecture de cet écrit en général, mais en particulier d’un article de la semaine dernière, positivement la dernière, et intitulé : « La Grande-Bretagne noyée dans le sang, » surpassait en vérité toute croyance. Elle ajouta que le même morceau avait produit sur l’esprit d’une sœur à elle, mariée et domiciliée cour du Lion d’Or, numéro vingt-sept, deuxième cordon de sonnette au montant de la porte à main droite, un effet si réconfortant, que, dans le délicat état de santé où elle se trouvait, puisqu’elle attendait un surcroît à sa petite famille, elle était tombée en attaque de nerfs à la lecture dudit article, et n’avait depuis parlé en son délire que de l’inquisition, à la grande édification de son mari et de ses amis. Mlle Miggs ne craignit pas de dire qu’elle recommandait à tous ceux dont les cœurs étaient endurcis d’entendre eux-mêmes lord Georges, qu’elle louait d’abord pour son ferme protestantisme, puis pour son génie oratoire, puis pour ses yeux, puis pour son nez, puis pour ses jambes, et finalement pour l’ensemble de sa personne, qu’elle considérait comme faite pour honorer une statue modèle de prince ou d’ange ; sentiment auquel Mme Varden souscrivit pleinement.

Mme Varden profita de la circonstance pour regarder sur le dessus de la cheminée une boîte peinte, imitant une maison bâtie en briques très rouges, avec un toit jaune, surmonté d’une vraie cheminée par laquelle les souscripteurs volontaires faisaient couler leur argent, leur or, ou leurs sous, dans la salle à manger ; et sur la porte, l’imitation d’une plaque de cuivre où se lisaient très bien ces deux mots : Association Protestante ; et en la regardant, elle déclara que c’était pour elle une source de poignante affliction de penser que jamais Varden n’avait, de tout son avoir, fait couler la moindre chose dans ce temple, sauf une fois, en secret, comme elle l’avait découvert plus tard, deux fragments de pipe, profanation dont elle souhaitait qu’on ne le rendît pas responsable, au jour du règlement des comptes. Elle remarqua ensuite, elle était peinée de le dire, que Dolly ne se montrait guère moins retardataire dans ses contributions, aimant mieux à ce qu’il semblait, acheter des rubans et de semblables babioles, qu’encourager la grande cause, soumise alors à de si accablantes tribulations. Elle la suppliait donc (car pour son père, elle craignait bien qu’il ne fût incorrigible), elle la suppliait de ne point mépriser, mais d’imiter au contraire le brillant exemple de Miggs, qui jetait ses gages pour ainsi dire à la figure du pape, au risque de lui casser le nez avec son trimestre.

« Oh ! mame, dit Miggs, ne parlez pas de ça. Je n’ai pas l’intention, mame, que personne le sache. Des sacrifices comme ceux que je puis faire sont le denier de la veuve. C’est tout ce que j’ai, cria Miggs en fondant en larmes, car chez elle les larmes ne venaient jamais par degrés, mais j’en suis récompensée d’une autre manière, j’en suis bien récompensée. »

C'était complètement vrai, quoique peut-être pas tout à fait de la manière que Miggs voulait le dire. Comme elle ne manquait jamais de consommer ses sacrifices généreux sous les yeux et dans la tirelire de Mme Varden, cela lui valait de si nombreux cadeaux de bonnets, de robes et autres articles de toilette, que, au total, la maison en briques rouges était sans doute le meilleur placement qu’elle pût trouver pour son petit capital, cette maison lui rendant un intérêt de sept ou de huit pour cent en argent, et de cinquante au moins en réputation personnelle et en estime.

« Vous n’avez pas besoin de pleurer, Miggs, dit Mme Varden elle-même en larmes. Vous n’avez pas besoin d’en être toute honteuse, quoique vous ayez en cela le malheur de faire comme votre pauvre maîtresse. »

Miggs, à cette remarque, hurla d’une façon particulièrement lugubre, en disant qu’elle savait bien que maître Varden la haïssait, que c’était une terrible chose que de vivre en condition, pour être entre l’enclume et le marteau, sans pouvoir plaire à tout le monde, que c’était une chose dont elle ne pouvait supporter la pensée, que de semer la zizanie, et que ses sentiments lui défendaient de jouer ce rôle plus longtemps, que si c’était le désir du bourgeois de se séparer d’elle, il valait mieux se séparer tout de suite, qu’elle ne souhaitait qu’une chose, c’était qu’il en fût plus heureux ; car elle ne lui voulait que du bien, et ne demandait pas mieux qu’il trouvât quelqu’un qui pût convenir à son caractère. Ce serait une dure épreuve, continua-t-elle, de se séparer d’une si bonne maîtresse ; mais elle était capable d’accepter n’importe quelle souffrance quand sa conscience lui disait qu’elle était dans le droit chemin, et c’était là ce qui lui donnait le courage de se résigner à son sort. Elle ne pensait pas, ajouta-t-elle, qu’elle survécût longtemps à ces séparations ; mais puisqu’on la haïssait et qu’on ne la voyait qu’avec déplaisir, peut-être sa mort, et aussi prompte que possible, était-elle ce qu’il y avait de mieux à souhaiter pour tout le monde. Arrivée à cette navrante conclusion, Mlle Miggs répandit encore des larmes, et sanglota comme une Madeleine.

« Pouvez-vous supporter cela, Varden ? dit sa femme d’une voix solennelle, en posant son couteau et sa fourchette.

– Ma foi ! pas trop bien, ma chère, répliqua le serrurier ; mais je fais tout ce que je peux pour garder mon sang-froid.

– Qu'il n’y ait pas de mots à mon sujet, mame, soupira Miggs. Mieux vaut que nous nous séparions. Je ne voudrais pas rester… oh ! miséricorde divine !… et causer des divisions. Non, pas même pour une mine d’or par an, ou pour une rente de thé sucré. »

De crainte que le lecteur ne soit en peine de découvrir le motif de la profonde émotion de Mlle Miggs, nous pouvons en aparté lui confier tout bas que, comme elle était toujours aux écoutes, elle avait entendu, au moment où Gabriel et sa femme conversaient ensemble, la plaisanterie du serrurier relative à ce négrillon qui jouait du tambour de basque ; elle n’avait pu retenir l’explosion des sentiments de dépit que ce sarcasme avait éveillés dans son beau sein, et voilà ce qui l’avait fait éclater comme nous venons de voir. Les choses étant arrivées alors à une crise, le serrurier, selon sa coutume, par amour pour la paix et la tranquillité, commença à mettre les pouces.

« Qu'avez-vous à pleurer, ma fille ? dit-il. De quoi s’agit-il ? qui est-ce qui vous dit qu’on vous hait ? moi ! je ne vous hais pas ; je ne hais personne. Séchez vos yeux, devenez de meilleure humeur, au nom du ciel, et ne nous rendons pas malheureux tous tant que nous sommes : il sera toujours assez tôt. »

Les puissances confédérées, jugeant d’une bonne tactique de considérer ces paroles comme une excuse suffisante de l’ennemi commun et comme un aveu de ses torts, séchèrent leurs yeux et prirent la chose en bonne part. Mlle Miggs fit remarquer qu’elle ne voulait de mal à personne, pas même à son plus grand ennemi, et qu’elle l’aimait d’autant plus au contraire qu’il lui infligeait une persécution plus cruelle. Mme Varden approuva hautement cet esprit de douceur et de clémence, et déclara incidemment, comme si c’eût été une des clauses du traité de paix, que Dolly l’accompagnerait ce soir même à la succursale de l’Association siégeant à Clerkenwell. Ce fut là un exemple extraordinaire de sa grande prudence et de sa politique. Il y avait bien longtemps qu’elle visait à ce résultat, et, comme elle soupçonnait secrètement que le serrurier (toujours hardi lorsqu’il était question de sa fille) ne manquerait pas d’y faire des objections, si elle avait tant soutenu Mlle Miggs tout à l’heure, c’était pour le prendre à son désavantage. La manœuvre réussit à souhait. Gabriel se contenta de faire une grimace, et, pour ne pas s’attirer une seconde scène comme celle de tout à l’heure, il n’osa pas dire un seul mot.

Miggs y gagna de Mme Varden une robe et de Dolly une demi-couronne, pour la récompenser de s’être éminemment distinguée dans le sentier de la vertu et de la sainteté. Mme Varden, selon sa coutume, exprima l’espoir que ce qui venait de se passer serait pour Varden une leçon qui lui apprendrait à tenir une plus généreuse conduite à l’avenir.

Le dîner s’étant refroidi, et personne n’ayant gagné beaucoup d’appétit durant cette scène, on continua le repas, comme dit Mme Varden, « en chrétiens. »

La grande parade des volontaires royaux de Londres oriental devait avoir lieu dans l’après-midi ; le serrurier ne travailla donc pas davantage, mais il s’assit à son aise, la pipe à la bouche et son bras autour de la taille de sa jolie fille, regardant de temps en temps Mme Varden d’un air aimable, et ne montrant du sommet de sa tête à la plante de ses pieds qu’une surface souriante de bonne humeur. Et bien sûr, lorsque vint l’heure de revêtir son uniforme, et que Dolly, se suspendant autour de lui avec toute sorte de poses gracieuses et des plus séduisantes, l’aida à se boutonner, à se boucler, à se brosser et à entrer dans l’un des habits les plus justes qu’ait jamais faits tailleur en ce monde, c’était bien le plus orgueilleux père de toute l’Angleterre.

« Ah ! la bonne pièce ! dit le serrurier à Mme Varden, qui était debout à l’admirer les bras croisés (car, après tout, elle était un peu fière de son martial époux), tandis que Miggs lui tendait le chapeau et le sabre à longueur de bras, comme si elle eût craint que ce dernier ne passât de son chef au travers du corps de quelqu’un ; mais, Doll, ma chère, n’épouse jamais un soldat. »

Dolly ne demanda pas pourquoi, ni ne dit mot ; mais elle baissa bien bas la tête pour attacher le ceinturon.

« Je ne porte jamais cet uniforme, dit l’honnête Gabriel, que je ne pense au pauvre Joe Willet. J'aimais Joe ; il a toujours été mon favori. Pauvre Joe !… Tudieu, ma fille, ne me serre donc pas si fort ! »

Dolly se mit à rire ; mais ce n’était pas son rire habituel ; c’était le plus étrange petit rire du monde. Et elle pencha la tête encore plus bas.

« Pauvre Joe ! reprit le serrurier en marmottant ces mots entre ses dents ; j’ai toujours regretté qu’il ne fût pas venu me trouver. J'aurais rétabli le bon accord entre eux, s’il était venu. Ah ! le vieux John s’est bien trompé dans sa manière de traiter ce garçon… oh ! oui, fièrement trompé… Aurez-vous bientôt attaché mon ceinturon, ma chère ? »

Il fallait que ce ceinturon fût mal fait ! il venait encore de se détacher, et le voilà qui traînait à terre. Dolly fut obligée de s’agenouiller et de recommencer de plus belle.

« Qu'est-ce que vous avez besoin de parler du jeune Willet, Varden ? dit sa femme en fronçant le sourcil ; est-ce que vous ne pourriez pas nous parler de quelque chose de plus intéressant ? »

Mlle Miggs fit un grand reniflement qui avait le même sens.

« Allons ! Marthe, cria le serrurier ; ne soyons pas trop sévères à son égard. Si ce garçon est mort, soyons du moins affectueux pour sa mémoire.

– Un fugitif et un vagabond ! » dit Mme Varden.

Mlle Miggs exprima comme auparavant qu’elle partageait l’avis de sa maîtresse.

« Un fugitif, ma chère, mais non pas un vagabond, répliqua doucement le serrurier. Il se conduisait bien, Joe, toujours bien, et c’était un beau et brave garçon. Ne l’appelez pas un vagabond, Marthe. »

Mme Varden toussa… et Miggs fit de même.

« Et qui a bien fait tout ce qu’il a pu pour gagner votre estime, Marthe, je vous en réponds, ajouta le serrurier en souriant et en se caressant le menton. Ah ! oui ; il a bien fait ce qu’il a pu. Un soir, il me semble que c’est hier, il me suivit à la porte du Maypole, et me pria de ne pas dire qu’on le traitait chez lui comme un petit garçon… de ne pas le dire ici, à la maison, c’était comme cela qu’il l’entendait ; quoique sur le moment, je m’en souviens, je ne l’eusse pas compris. » Et comment va Mlle Dolly, monsieur ? » me disait-il, poursuivit le serrurier, en rêvant avec tristesse. Ah ! pauvre Joe !

– Bon, je vous avertis, moi, cria Miggs. Oh ! miséricorde divine !

– Eh bien ! qu’est-ce qu’il vous prend ? dit Gabriel en se retournant vivement vers la servante.

– Eh mais, est-ce que ne voilà pas Mlle Dolly, dit Miggs, en se baissant pour regarder sa jeune maîtresse en face, qui verse un torrent de larmes ? Oh, mame ! oh, monsieur ! vraiment ça me retourne au point, cria l’impressionnable camériste en pressant son côté de sa main pour arrêter les palpitations de son cœur, que vous me feriez tomber morte, rien qu’en me touchant du bout d’une plume. »

Le serrurier, après un coup d’œil à Mlle Miggs, comme s’il eût souhaité qu’on lui apportât une plume tout de suite, jeta des yeux effarés sur Dolly, qui s’enfuyait, suivie de cette jeune femme pleine de sympathie ; puis, se tournant vers son épouse, il balbutia : « Dolly serait-elle malade ? Est-ce que c’est moi qui lui ai fait quelque chose ? Est-ce que c’est ma faute ?

– Votre faute ! cria Mme Varden d’un air de reproche. Là ! vous auriez mieux fait de vous dépêcher de partir.

– Qu'est-ce que j’ai donc fait ? dit le pauvre Gabriel. Il avait été convenu que jamais le nom de M. Édouard en serait prononcé, je n’ai pas parlé de lui ; est-ce que j’en ai parlé ? »

Mme Varden répliqua purement et simplement qu’elle perdait patience, et s’élança après les deux autres. L'infortuné serrurier attacha son ceinturon, ceignit son sabre, mit son chapeau et sortit.

« Je ne suis pas bien ferré sur l’exercice, dit-il à voix basse, mais je me tirerai encore mieux d’affaire de cette besogne-là que de celle-ci. Chaque homme est venu au monde pour quelque chose ; mon département semble être de faire pleurer toutes les femmes sans le vouloir. C'est un peu fort ! »

Mais il n’avait pas encore atteint le bout de la rue qu’il avait déjà oublié cet incident. Il continua son chemin avec une figure rayonnante, faisant un signe de tête en passant devant chaque voisin, et répandant autour de lui ses salutations amicales comme une douce pluie de printemps.

Chapitre XLII. §

Les volontaires royaux de Londres oriental offrirent ce jour-là un brillant spectacle : formés en lignes, en carrés, en cercles, en triangles et mille autres figures, avec leurs tambours battants et leurs drapeaux flottants, ils exécutèrent un nombre immense d’évolutions compliquées, et le sergent Varden ne fut pas des derniers à s’y faire remarquer. Après avoir déployé au plus haut point leur prouesse militaire dans ces scènes guerrières, ils marchèrent au pas, dans un ordre éblouissant, vers Chelsea Bun-House, et se régalèrent jusqu’à la nuit dans les tavernes adjacentes. Puis, au son du tambour, ils reformèrent leurs rangs, et retournèrent, parmi les vivats des sujets de Sa Majesté, au lieu d’où ils étaient venus.

Cette marche vers le logis fut quelque peu retardée par la conduite peu militaire de certains caporaux, gentlemen d’habitudes tranquilles dans la vie privée, mais excitables au dehors. Ils cassèrent à coups de baïonnette les vitres de plusieurs fenêtres, et mirent le commandant en chef dans l’impérieuse nécessité de les placer sous la garde d’une forte escouade, avec laquelle ils se battirent par intervalles tout le long du chemin. Voilà pourquoi notre serrurier n’atteignit pas son domicile avant neuf heures. Une voiture de louage attendait près de la porte ; et, au moment où il entrait, M. Haredale, passant la tête à la portière, l’appela par son nom.

« Voilà une vue qui peut guérir les ophtalmies, monsieur, dit le serrurier en s’avançant vers ce gentleman. Je regrette que vous ne soyez pas entré, plutôt que d’attendre ici.

– Il n’y a personne chez vous, à ce qu’il paraît, répondit M. Haredale ; je désire d’ailleurs que nous ayons un entretien aussi particulier que possible.

– Hum ! marmotta le serrurier en jetant un regard autour de la maison. Parties avec Simon Tappertit, sans doute pour aller à cette précieuse succursale ! »

M. Haredale l’invita à monter dans la voiture, et, s’il n’était pas fatigué ou trop pressé de rentrer au logis, à faire une petite promenade avec lui pour pouvoir causer un peu ensemble. Gabriel y consentit avec plaisir, et le cocher, montant sur son siège, lança les chevaux.

« Varden, dit M. Haredale après une pause d’une minute, vous serez stupéfait en apprenant la mission dont je me suis chargé ; elle vous paraîtra bien étrange.

– Je ne doute pas qu’elle ne soit raisonnable, monsieur, et fort sensée, répliqua le serrurier ; sans cela, vous ne vous en seriez pas chargé. Ne faites-vous que de revenir à la ville, monsieur ?

– Il n’y a qu’une demi-heure que je suis à Londres.

– Vous n’apportez pas de nouvelles de Barnabé ni de sa mère ? dit le serrurier d’un air inquiet. Ah ! vous n’avez pas besoin de secouer la tête, monsieur. C'était une chasse aux oies sauvages. Je m’en suis bien douté dès l’origine. Vous aviez épuisé tous les moyens raisonnables de les découvrir lorsqu’ils sont partis. Et, après un si long temps, il n’y avait guère d’espérance de recommencer vos recherches avec succès.

– Mais où sont-ils ? répliqua M. Haredale avec impatience Où peuvent-ils être ? Ils ne peuvent pas être sous terre.

– Dieu le sait, répondit le serrurier. Il y en a plus d’un, que j’ai connus il y a cinq ans encore, qui sont couchés maintenant sous le gazon. Et le monde est si grandi. C'est une tentative sans espoir, monsieur, croyez-moi. Nous devons laisser la découverte de ce mystère, ainsi que de tous les autres, au temps, au hasard, au bon plaisir du ciel.

– Varden, mon excellent garçon, dit M. Haredale, j’ai, dans mon anxiété présente, une envie démesurée de poursuivre mes recherches. Ce n’est pas un pur caprice ; ce ne sont pas mes anciens souhaits, mes anciens désirs accidentellement réveillés ; c’est un dessein ardent, solennel. Toutes mes pensées, tous mes rêves, tendent à le fixer davantage en mon esprit. Je n’ai de repos ni jour ni nuit ; ni paix ni trêve ; je suis obsédé. »

Il y avait une si grande altération dans l’accent habituel de sa voix, et ses manières dénotaient une émotion si forte, que Gabriel, plein d’étonnement, ne put que rester assis, à le regarder dans l’ombre, pour chercher à deviner l’expression de sa figure.

« Ne me demandez pas d’explication, continua M. Haredale. Si je vous en donnais, vous me croiriez victime de quelque hallucination hideuse. Il suffit que la chose soit telle qu’elle est, et que je ne puisse pas, non, je ne le peux pas, reposer tranquillement dans mon lit, sans faire des choses qui vous paraîtront incompréhensibles.

– Depuis quand, monsieur, dit le serrurier après une pause, avez-vous éprouvé cette pénible sensation ? »

M. Haredale hésita quelques instants, puis il répliqua : « Depuis la nuit de l’orage. Bref, depuis le dix-neuf mars dernier. »

Comme s’il eût craint que Varden n’exprimât de la surprise, ou qu’il ne voulût discuter avec lui, il se hâta de poursuivre :

« Vous pensez, je le sais, que je suis en proie à quelque illusion. Peut-être le suis-je. Mais elle n’a rien de morbide en tous cas ; c’est un acte de mon esprit dans son état le plus sain, et raisonnant sur des faits très réels. Vous vous rappelez que Mme Rudge a laissé son mobilier dans la maison qu’elle occupait. Depuis son départ, cette maison a été fermée par mes ordres, sauf une fois ou deux la semaine qu’une vieille voisine y fait sa visite pour faire la chasse aux rats. C'est là que je vais en ce moment.

– Dans quel but ? demanda le serrurier.

– Pour y passer la nuit, répliqua-t-il, et pas seulement cette nuit, mais bien d’autres. C'est un secret que je vous confie en cas d’événement inattendu. Vous ne viendrez me trouver que s’il y avait nécessité pressante ; depuis la brune jusqu’au grand jour, je serai là. Emma, votre fille et les autres, me supposent hors de Londres, comme je l’étais encore il n’y a pas plus d’une heure. Ne les détrompez pas. Voilà la mission à laquelle je me suis dévoué. Je sais que je peux me fier à vous, et je compte que vous ne me questionnerez pas davantage, quant à présent ! »

Puis M. Haredale, comme pour changer de sujet, ramena le serrurier confondu à la soirée du voleur de grand chemin qu’il avait rencontré au Maypole, au vol commis sur M. Édouard Chester, à la nouvelle apparition de cet homme chez Mme Rudge, et à toutes les circonstances étranges qui avaient encore eu lieu après. Il lui fit négligemment des questions sur la taille de cet homme, sur sa figure, sur toute sa personne ; il lui demanda s’il ressemblait à quelqu’un qu’il eût jamais vu… à Hugh, par exemple, ou à quelque autre de sa connaissance… et il lui fit beaucoup d’autres questions de ce genre, que le serrurier considéra comme des sujets imaginés pour distraire son attention et donner le change à son étonnement. Aussi y répondit-il un peu en l’air.

Enfin ils arrivèrent au coin de la rue où était la maison. M. Haredale descendit et renvoya la voiture. « Si vous voulez voir comme je suis bien logé, dit-il en se retournant vers le serrurier avec un sombre sourire, vous le pouvez. »

Gabriel, pour qui toutes les merveilles passées n’étaient rien en comparaison de celle-ci, le suivit en silence le long de l’étroit trottoir. Ils atteignirent la porte ; M. Haredale l’ouvrit doucement avec une clef qu’il avait sur lui, et la referma lorsque Varden fut entré. Ils se trouvèrent dans l’obscurité la plus complète.

Ils parvinrent à tâtons dans la pièce du rez-de-chaussée.

Là, M. Haredale battit le briquet et alluma une bougie de poche qu’il avait apportée à cette intention. Ce fut alors qu’à la lumière qui l’éclairait en plein, le serrurier vit pour la première fois combien il était hagard, pâle et changé ; combien il était exténué, amaigri ; combien tout son extérieur répondait parfaitement à tout ce qu’il avait dit de si étrange durant leur course. C'était un mouvement assez naturel chez Gabriel, après tout ce qu’il avait entendu, que d’observer curieusement l’expression de ses yeux. Elle était pleine de calme et de bon sens… au point, en vérité, que, se sentant honteux de ses soupçons passagers, il baissa ses propres yeux lorsque M. Haredale regarda vers lui, de crainte qu’ils ne trahissent sa pensée.

« Voulez-vous parcourir la maison ? dit M. Haredale en jetant un coup d’œil sur la fenêtre, dont les volets peu solides étaient fermés et assujettis. Parlez bas. »

Il eût été difficile de parler autrement, tant ce lieu inspirait de terreur. Gabriel chuchota : « Oui, » et suivit en haut M. Haredale.

Chaque chose était précisément comme ils l’avaient vue la dernière fois ; il y régnait une odeur de renfermé provenant de ce que l’air frais n’y pénétrait jamais, et une obscurité pesante, comme si un long emprisonnement eût rendu le silence lui-même plus lugubre encore. Les grossières tentures des lits et des fenêtres avaient commencé à tomber de vétusté ; la poussière gisait épaisse sur leurs plis en lambeaux ; l’humidité s’était fait un passage à travers le plafond, les murs et le plancher. Le parquet craquait sous leurs pieds, comme s’il se révoltait contre les pas inaccoutumés de quelques intrus ; d’agiles araignées, paralysées par l’éclat de la bougie, suspendaient le mouvement de leurs cent pattes sur la muraille, ou se laissaient choir à terre comme des choses inanimées ; le ver rongeur, dans les poutres, faisait retentir son tic-tac funèbre, et l’on entendait derrière la boiserie le remue-ménage des rats et des souris qui décampaient.

En considérant cet ameublement délabré, ils s’étonnèrent tous deux de la vivacité d’images avec laquelle il leur représenta ceux à qui il avait appartenu et qui s’en servaient autrefois pour leurs usages familiers. Grip semblait être encore perché sur la chaise à dossier élevé : Barnabé s’accroupit encore dans son ancien coin favori, près du feu ; la mère reprendre sa place habituelle pour le surveiller comme jadis. Même lorsqu’ils pouvaient séparer dans leur esprit ces objets visibles des fantômes disparus, ces fantômes se dérobaient seulement à leur vue, mais ils restaient près d’eux encore : car ils semblaient les guetter du fond des cabinets ou de derrière les portes, prêts à sortir de là soudain pour les interpeller de leurs voix bien connues.

Ils descendirent l’escalier et revinrent dans la pièce qu’ils avaient quittée quelques instants avant. M. Haredale déboucla son épée et la mit sur la table avec une paire de pistolets de poche ; puis il dit au serrurier qu’il allait l’éclairer jusqu’à la porte.

« Savez-vous que vous avez pris là un poste qui n’est pas gai du tout, monsieur ? dit Gabriel, qui s’en allait à contrecœur. Est-ce que vous ne voulez personne pour partager votre veille ? »

Il secoua la tête et manifesta si positivement son désir d’être seul, que Gabriel ne put insister. Un moment après le serrurier était dans la rue, d’où il vit la lumière voyager une seconde fois en haut ; elle ne tarda pas à revenir dans la chambre basse et à y briller à travers les fentes des volets.

Si jamais homme fut cruellement embarrassé et inquiet, ce fut le serrurier ce soir-là. Même lorsqu’il se vit confortablement assis au coin de son propre foyer, ayant devant lui Mme Varden en bonnet de nuit et en camisole, et à côté de lui Dolly (dans le déshabillé le plus assassin) frisant ses cheveux et souriant comme si elle n’eût jamais pleuré de sa vie et qu’elle ne dût pleurer jamais… même alors avec Tobie à son coude et sa pipe à sa bouche, et Miggs (mais ça, ça ne compte pas) s’endormant par derrière, il ne put écarter sa profonde surprise et sa vive inquiétude. Il en fut de même dans ses rêves… il y voyait encore M. Haredale, hagard, rongé par les soucis, écoutant dans la maison déserte le moindre bruit, le moindre mouvement, à la lueur de la bougie qui brillait à travers les fentes, jusqu’à ce que le jour vînt la faire pâlir et mettre un terme à sa veille solitaire.

FIN DU PREMIER VOLUME.

Tome second §

Chapitre premier. §

Le lendemain matin, le serrurier resta en proie aux mêmes incertitudes, et le surlendemain, et plusieurs jours de suite encore. Souvent, après la chute du jour, il entrait dans la rue et tournait ses regards vers la maison qu’il connaissait si bien ; et il était sûr d’y voir la lumière solitaire briller encore à travers les fentes du volet de la fenêtre, quand tout paraissait au dedans muet, immobile, triste comme un tombeau. Comme il ne voulait pas risquer de perdre la faveur de M. Haredale en désobéissant à ses injonctions précises, il ne s’aventurait jamais à frapper à la porte ou à trahir sa présence ; mais, chaque fois que l’attrait d’un vif intérêt et d’une curiosité non satisfaite le poussait à venir voir de ce côté, et Dieu sait s’il y venait souvent, la lumière était toujours là.

Quand il aurait su ce qui se passait au dedans, il n’en aurait guère été plus avancé ; ce n’est pas là ce qui lui aurait donné la clef de ces veilles mystérieuses. À la brune, M. Haredale se renfermait chez lui, et au point du jour il sortait. Il ne manquait jamais une seule nuit le même manège. Il entrait et sortait toujours tout seul, sans varier le moins du monde ses habitudes.

Voici comment il occupait sa veillée. Le soir, il entrait au logis, absolument comme le jour où le serrurier l’avait accompagné. Il allumait une bougie, parcourait l’appartement, l’examinant avec soin et en détail. Cela fait, il retournait dans la chambre du rez-de-chaussée, posait son épée et ses pistolets sur la table, et s’asseyait devant jusqu’au lendemain matin.

Il avait presque toujours avec lui un livre que souvent il essayait de lire, mais sans pouvoir jamais y fixer les yeux ou sa pensée cinq minutes de suite. Le plus léger bruit au dehors frappait son oreille : il semblait qu’il ne pouvait pas résonner un pas sur le trottoir qui ne lui fit bondir le cœur.

Il ne passait pas ces longues heures de solitude sans rien prendre. Il portait généralement dans sa poche un sandwich au jambon, avec un petit flacon de vin, dont il se versait quelques gouttes dans une grande quantité d’eau, et il buvait ce sobre breuvage avec une ardeur fiévreuse, comme s’il avait la gorge desséchée ; mais il était rare qu’il prit une miette de pain pour déjeuner.

S'il était vrai, comme le serrurier, après mûre réflexion, paraissait disposé à le croire, que ce sacrifice volontaire de sommeil et de bien-être dût être attribué à l’attente superstitieuse de l’accomplissement d’une vision ou d’un rêve en rapport avec l’événement qui l’avait occupé tout entier depuis tant d’années ; s’il était vrai qu’il attendit la visite de quelque revenant qui courait les champs à l’heure où les gens sont tranquillement endormis dans leur lit, il ne montrait toujours aucune trace de crainte ou d’hésitation. Ses traits sombres exprimaient une résolution inflexible ; ses sourcils froncés, ses lèvres serrées, annonçaient une décision ferme et profonde ; et, quand il tressaillait au moindre bruit, l’oreille aux aguets, ce n’était point du tout le tressaillement de la peur, c’était plutôt celui de l’espérance : car aussitôt il saisissait son épée, comme si l’heure était enfin venue ; puis il la serrait à poing fermé, et écoutait avidement, l’œil étincelant et l’air impatient, jusqu’à ce qu’il n’entendît plus rien.

Ces désappointements étaient fréquents, car ils se renouvelaient à chaque son extérieur ; mais sa constance n’en était point ébranlée. Toujours, toutes les nuits, il était là à son poste, comme une sentinelle lugubre et sans sommeil. La nuit se passait, le jour venait : il veillait toujours.

Et cela bien des semaines. Il avait pris un logement garni au Vauxhall pour y passer la journée et goûter quelque repos ; c’est de là qu’à la faveur de la marée il venait, ordinairement par eau, de Westminster à London-Bridge. pour éviter les rues populeuses.

Un soir, peu de temps avant le crépuscule, il suivait sa route accoutumée le long de la rivière, dans l’intention de passer par la salle de Westminster-Hall, puis par la cour du palais, pour aller prendre, comme d’habitude, le bateau de London-Bridge. Il y avait pas mal de gens rassemblés autour des Chambres, pour voir entrer et sortir les membres du Parlement, qu’ils accompagnaient de leurs acclamations bruyantes, d’approbations ou de sifflets, selon leurs opinions connues. En traversant la foule il entendit deux ou trois fois pousser le cri de : « Pas de papisme ! » qui n’était pas nouveau pour ses oreilles ; mais il n’y fit seulement pas attention, en voyant qu’il partait d’un attroupement de fainéants de bas étage ; et, sans en prendre aucun souci, il continua son chemin avec la plus parfaite indifférence.

Il y avait dans la salle de Westminster de petits groupes épars au milieu desquels les uns, en petit nombre, levaient les yeux vers la voûte majestueuse de l’édifice, éclairée par les derniers feux du soleil couchant, dont les rayons obliques coloraient ses vitraux, avant de s’éteindre tout à fait dans l’ombre. D'autres, des passants bruyants, des ouvriers qui retournaient chez eux en sortant de leurs ateliers, pressaient le pas, éveillant de leurs voix animées les échos sonores, et bouchant le jour de la petite porte lointaine, quand ils défilaient devant pour continuer leur route. D'autres, en conversation réglée sur des sujets politiques ou personnels, se promenaient lentement de long en large, les yeux fixés sur le sol, et semblaient être tout oreilles depuis les pieds jusqu’à la tête, pour écouter ce qui se disait. Ici une demi-douzaine de gamins se chamaillaient ensemble, de manière à faire de Westminster une vraie tour de Babel ; là un homme isolé, demi-clerc et demi-mendiant, se promenait à pas comptés, épuisé par la faim qui perçait dans le désespoir de ses traits ; coudoyé, en passant, par un petit garçon chargé de quelque commission, dandinant son panier, et fendant, de ses cris perçants, la charpente même du plafond ; pendant qu’un écolier, plus discret et surtout plus prudent, s’arrêtait à mi-chemin pour remettre sa balle dans sa poche, à la vue du bedeau qui arrivait de loin en grondant. C'était l’heure de la soirée où, rien que le temps de fermer les yeux, on trouve en les rouvrant que l’obscurité a fait des progrès. La dalle, usée par les pas qui la réduisaient en poussière, faisait un appel aux murs élevés de l’enceinte pour répéter le bruit retentissant des pieds toujours en mouvement, à moins qu’il ne fût dominé tout à coup par la chute de quelque lourde porte retombant contre le bâtiment, comme un coup de tonnerre, qui noyait tous les autres bruits dans son fracas éclatant.

M. Haredale, donnant à peine un coup d’œil à ces groupes en passant, et un coup d’œil distrait, avait déjà presque traversé la salle, lorsque son attention fut attirée par deux personnes debout devant lui. L'une d’elles, un gentleman d’une mise élégante, portait à la main une badine qu’il faisait tourner, en se promenant, de la façon la plus fashionable ; l’autre l’écoutait d’un air de chien couchant, avec des manières obséquieuses et rampantes : c’était à peine s’il se permettait de glisser un mot dans leur colloque. La tête rentrée dans les épaules jusqu’aux oreilles, il se frottait les mains avec une basse complaisance, ou répondait de temps en temps par une simple inclination de tête, qui tenait un juste milieu entre un signe d’approbation et une plate révérence.

Après tout, ces deux hommes n’offraient rien de bien remarquable : car ce n’est déjà pas si rare de voir des gens faire une cour servile à un bel habit accompagné d’une canne, sans vouloir parler ici des cannes à pommes d’or ou d’argent de nos seigneurs les lords, ni des baguettes officielles de nos magistrats. Et pourtant, dans ce monsieur bien mis, et aussi dans l’autre, il y avait quelque chose qui fit éprouver à M. Haredale une sensation désagréable. Il hésita, s’arrêta, et se disposait à se jeter de côté pour éviter leur rencontre, lorsque, au même moment, les deux autres, s’étant retournés vivement, se trouvèrent face à face avec lui avant qu’il eût pu leur échapper.

Le gentleman à la canne leva son chapeau et commençait à s’excuser de ce choc imprévu ; M. Haredale se hâtait d’accepter l’explication et de s’évader, quand le premier s’arrêta tout court et s’écria : « Tiens ! c’est Haredale ! Parbleu ! voilà qui est étrange !

– C'est vrai, répondit-il avec impatience. Oui, je…

– Mon cher ami, cria l’autre en le retenant, comme vous êtes pressé ! Une minute, Haredale, au nom de notre ancienne connaissance.

– Je suis pressé, en effet. Nous ne désirions cette rencontre ni l’un ni l’autre. Nous n’avons rien de mieux à faire que de l’abréger. Bonsoir.

– Fi ! fi ! répliqua sir John, car c’était lui, vous êtes aussi trop maussade. Justement nous parlions de vous. J'avais encore votre nom sur les lèvres ; peut-être même me l’avez-vous entendu prononcer… Non ? J'en suis fâché, j’en suis vraiment fâché. Vous reconnaissez notre ami ici présent, Haredale ? convenez que c’est une singulière rencontre. »

L'ami en question, évidemment mal à son aise, avait pris la liberté de serrer le bras de sir John et de lui faire entendre, par toute sorte d’autres signes, qu’il désirait éviter cette présentation. Mais comme cela n’entrait pas dans les vues de sir John, il n’eut pas l’air de s’apercevoir de ces supplications muettes, et le montra de la main, en même temps qu’il disait « notre ami, » pour appeler plus particulièrement sur lui l’attention.

Notre ami n’eut donc plus d’autre ressource que d’étaler sur son visage le plus brillant sourire dont il pouvait disposer, et de faire une révérence propitiatoire au moment où M. Haredale tourna sur lui ses yeux. Se voyant reconnu, il avança la main d’un air de gaucherie et d’embarras, qui ne fit qu’augmenter lorsque Haredale la rejeta d’un air de mépris, en disant froidement :

« M. Gashford ! Alors on ne m’avait pas trompé. Il paraît, monsieur, que vous avez décidément jeté le masque, et que vous poursuivez à présent avec l’ardeur amère d’un renégat ceux dont les opinions étaient autrefois les vôtres. Grand honneur pour la cause que vous embrassez, monsieur ! Je fais mon compliment à celle que vous venez d’épouser, d’avoir fait, une pareille acquisition. »

Le secrétaire se frottait les mains avec force révérences, comme pour désarmer son adversaire en s’humiliant devant lui. Sir John Chester s’écriait de l’air le plus réjoui : « Vraiment, il faut convenir que c’est une singulière rencontre ! » Et là-dessus il prenait dans sa tabatière une prise de tabac avec son calme ordinaire.

« M. Haredale, dit M. Gashford, levant les yeux en cachette et les baissant tout de suite après, quand ils eurent rencontré le regard fixe et ferme du premier, M. Haredale est trop consciencieux, trop honorable, trop sincère, assurément, pour attribuer à d’indignes motifs un changement d’opinions plein de loyauté, même quand ces opinions nouvelles ne seraient pas d’accord avec celles qu’il professe lui-même ; M. Haredale est trop juste, trop généreux, d’une intelligence trop éclairée, pour…

– Ah ! vraiment, monsieur ? reprit l’autre avec un sourire sarcastique en le voyant s’arrêter embarrassé. Vous disiez donc… ?

Gashford haussa légèrement les épaules et, baissant encore les yeux sur les dalles, garda le silence.

« Non ; mais, réellement, dit John venant alors à son aide, convenons que c’est une rencontre tout à fait singulière. Haredale, mon cher ami, pardon ; je ne crois pas que vous soyez frappé, comme il faut l’être, de ce qu’elle a de remarquable. Voyez un peu : nous voici là, sans rendez-vous préalable, trois anciens camarades de collège, réunis dans la salle de Westminster ; trois anciens pensionnaires du triste et ennuyeux séminaire de Saint-Omer, où vous deux vous étiez obligés, par votre titre de catholiques, de faire votre éducation, et où moi, l’une des espérances en herbe du parti protestant de ce temps-là, j’avais été envoyé pour prendre des leçons de français d’un Parisien pur sang.

– Vous pourriez ajouter une particularité qui rend la chose encore plus singulière, sir John, dit M. Haredale : c’est que quelques-unes de ces espérances en herbe du parti protestant sont en ce moment liguées dans l’édifice là-bas pour nous dépouiller du privilège abusif et monstrueux d’apprendre à nos enfants à lire et à écrire ; c’est que, dans ce pays de liberté prétendue, en Angleterre même, où nous entrons par milliers tous les ans dans vos troupes pour défendre votre liberté, et pour aller mourir en masse à votre service dans les sanglantes batailles du continent, vous aussi, par milliers, à ce que j’entends dire, vous vous laissez persuader par ce M. Gashford, qu’il faut nous regarder tous comme des loups et des bêtes fauves. Vous pourriez ajouter encore que cela n’empêche pas cet homme-là d’être reçu dans votre société, de se promener tranquillement par les rues en plein jour, la tête levée (pas comme en ce moment) : et je vous réponds que ce n’est pas la particularité la moins étrange de cette étrange rencontre.

– Oh ! vous êtes bien sévère pour notre ami, répliqua sir John avec un sourire engageant ; vraiment, je vous trouve bien sévère avec notre ami.

« Laissez-le continuer, sir John, dit Gashford en tripotant ses gants, laissez-le continuer, j’y mettrai de la patience, sir John. Quand on a l’honneur de votre estime, on peut se passer de celle de M. Haredale. M. Haredale est un des hommes qui se sentent atteints par nos lois pénales, et naturellement je ne dois pas m’attendre à me voir en faveur auprès de lui.

– Ma faveur ! monsieur, repartit Haredale, jetant un regard amer à l’autre interlocuteur, elle vous est au contraire si bien acquise, que je suis charmé de vous voir en si bonne compagnie. N'êtes-vous, pas à vous deux, l’essence de votre fameuse Association ?

– Je dois vous dire, reprit sir John de son air le plus doucereux, qu’ici vous faites une méprise. C'est de votre part, pour un homme aussi exact et aussi judicieux, une erreur qui m’étonne. Je n’appartiens pas à l’Association dont vous parlez ; je professe un immense respect pour ses membres, mais je n’en fais pas partie, quoique je sois, il est vrai, opposé par conscience à ce qu’on vous rende vos droits. Je regarde cela comme mon devoir, j’en ai beaucoup de regret ; mais c’est une nécessité fâcheuse, et qui me coûte plus que vous ne pensez… Voulez-vous une prise ? si vous ne voyez pas d’inconvénient à prendre cette légère infusion d’un parfum innocent, vous en trouverez l’arôme exquis, j’en suis sûr.

– Pardon, sir John, dit Haredale en faisant signe qu’il n’en usait pas, pardon de vous avoir mis au rang des humbles instruments qui travaillent au grand jour. J'aurais dû faire plus d’honneur à votre génie. Les hommes de votre capacité se contentent de comploter impunément dans l’ombre et de laisser leurs enfants perdus exposés au premier feu des mécontents.

– Comment donc ! répliqua sir John, toujours avec la même douceur, vous n’avez pas besoin de vous excuser. Ce serait bien le diable si de vieux amis comme vous et moi ne pouvaient pas se passer quelques libertés. »

Gashford, qui avait été tout ce temps-là dans une agitation perpétuelle, mais sans lever les yeux, se tourna enfin vers sir John et se hasarda à lui glisser à l’oreille qu’il était obligé de partir, pour ne pas faire attendre milord.

« Vous n’avez que faire de vous tourmenter, mon bon monsieur, lui dit M, Haredale ; je vais vous quitter pour vous mettre plus à l’aise. » Et c’est ce qu’il allait faire sans plus de cérémonie, lorsqu’il fut arrêté par un murmure et un bourdonnement qui partaient du bout de la salle ; et, jetant les yeux dans cette direction, il vit arriver lord Georges Gordon, entouré d’une foule de gens.

La figure de ses deux compagnons laissa percer, chacun à sa manière, une expression de triomphe secret, qui donna naturellement à M. Haredale l’envie de ne point se déranger devant ce chef de parti, et de l’attendre de pied ferme sur son passage. Il se redressa donc, et, croisant ses bras derrière son dos, prit une attitude fière et méprisante, pendant que lord Georges s’avançait lentement, à travers la foule qui se pressait autour de lui, juste vers l’endroit où les trois interlocuteurs étaient réunis.

Il venait de quitter à l’instant la chambre des Communes, et était venu tout droit à la salle du palais, répandant, selon sa coutume, le long de son chemin, la nouvelle de ce qui avait été dit, le soir même, relativement aux papistes, des pétitions présentées en leur faveur, des personnes qui les avaient appuyées, du jour où l’on passerait le bill, et du moment opportun qu’il faudrait choisir pour présenter à leur tour leur grande pétition protestante. Il débitait tout cela aux personnes qui l’entouraient, en élevant la voix et ne ménageant pas les gestes. Ceux qui se trouvaient le plus près de lui se communiquaient leurs commentaires, et laissaient éclater des menaces et des murmures ; ceux qui étaient en arrière de la foule criaient : « Silence, » ou bien : « Ne fermez donc pas le passage, » ou se pressaient contre les autres pour tâcher de leur prendre leurs places ; en un mot, ils avançaient péniblement, de la façon la plus irrégulière et la plus désordonnée, comme fait toujours la foule.

Quand ils furent arrivés près de l’endroit où se tenaient le secrétaire, sir John et M. Haredale, lord Georges se retourna en faisant quelques réflexions incohérentes d’une nature assez violente, finit par le cri banal de « À bas les papistes ! » et demanda aux assistants trois salves de hourras pour appuyer sa motion. Pendant qu’on s’empressait, autour de lui, d’y répondre avec une grande énergie, il se débarrassa de la multitude et s’avança auprès de Gashford. Comme ils étaient tous les deux, ainsi que sir John, bien connus de la populace, elle fit un pas en arrière pour les laisser tous quatre ensemble.

« Voici M. Haredale, lord Georges, lui dit sir John Chester, voyant que le noble lord regardait l’inconnu d’un œil scrutateur, un gentleman catholique malheureusement… je regrette beaucoup qu’il soit catholique… mais c’est une de mes connaissances que j’estime beaucoup, une ancienne connaissance aussi de M. Gashford. Mon cher Haredale, voici lord Georges Gordon.

– J'aurais reconnu tout de suite Sa Seigneurie, quand je ne l’aurais jamais vue auparavant, dit M. Haredale. J'espère qu’il n’y a pas deux gentilshommes en Angleterre qui, en s’adressant à une populace ignorante et passionnée, fussent capables de lui parler dans les termes injurieux que je viens d’entendre, d’une part considérable de leurs concitoyens. Fi ! milord, fi !

– Je n’ai rien à vous dire, monsieur, répliqua lord Georges à haute voix, en agitant la main avec un trouble visible ; il n’y a rien de commun entre nous.

– Il y a bien des choses au contraire qui devraient être communes entre nous, dit M. Haredale ; je puis dire même que Dieu nous a donné tout en commun… la charité commune à tous les hommes, le sens commun, les notions les plus communes des convenances qui devraient vous interdire une pareille conduite. Quand chacun de ces hommes que vous avez là autour de vous aurait des armes dans les mains, comme ils les portent déjà dans le cœur, je ne quitterais pas la place sans vous dire que vous déshonorez votre rang.

– Je ne vous entends pas, monsieur, répliqua-t-il encore du même ton ; je ne veux pas vous entendre, je me moque bien de ce que vous dites. Gashford, ne répliquez pas (en effet le secrétaire faisait mine de vouloir répondre), je n’ai rien de commun avec les adorateurs des idoles. »

À ces mots il lança un coup d’œil à sir John, qui leva les mains et les sourcils, comme pour déplorer la conduite téméraire de M. Haredale, en même temps qu’il adressait à la foule et à son chef un sourire d’admiration.

« Lui ! me répliquer ! cria Haredale en toisant Gashford des pieds à la tête. Un homme qui a commencé par être un voleur, quand il n’était pas plus haut que cela ; qui, depuis, est devenu le fripon le plus servile, le plus faux, le plus éhonté ! un homme qui a rampé à plat ventre toute sa vie, déchirant la main qu’il léchait et mordant ceux qu’il flattait ! Un sycophante qui n’a su, de sa vie ni de ses jours, ce que c’est qu’honneur, vérité, courage ; qui, après avoir ravi l’innocence à la fille de son bienfaiteur, l’a épousée pour lui briser le cœur par ses cruels traitements ! Un chien couchant qui allait remuer la queue à la fenêtre de la cuisine pour attraper un morceau de pain ! un mendiant qui demandait trois pence à la porte de nos églises ! Voilà l’apôtre de foi dont la conscience délicate renie les autels où la honte de sa vie a été publiquement dénoncée !… À présent, vous reconnaissez l’homme.

– Oh ! réellement… vous êtes trop, trop sévère avec notre ami, s’écria sir John.

– Laissez continuer M. Haredale, dit Gashford, dont la hideuse figure était, pendant tout ce temps-là, trempée et dégouttante de sueur, il peut bien dire tout ce qu’il voudra, cela m’est aussi indifférent qu’à milord. S'il traite milord lui-même comme vous venez de l’entendre, comment voulez-vous que moi je n’y passe pas à mon tour ?

– Ce n’est pas assez, milord, continua M. Haredale, que moi, un aussi bon gentilhomme que vous, je ne puisse plus garder ma propriété, quelle qu’elle soit, que par une connivence de l’État, effrayé lui-même des lois cruelles dirigées contre nous ; que nous ne puissions plus faire apprendre à nos enfants, dans les écoles, les premiers éléments du bien et du mal : il faut encore qu’on lâche après nous des dénonciateurs comme cet homme-là ! En voilà un brillant chef de file pour donner le signal à vos cris de : « Pas de papistes ! » Fi donc ! fi donc ! »

La noble dupe, lord Georges Gordon, avait plus d’une fois regardé du côté de sir John Chester, pour lui demander s’il y avait quelque chose de vrai dans ce qu’on disait là de Gashford, et chaque fois sir John lui avait répondu en haussant les épaules et en lui faisant des yeux qui voulaient dire ; « Oh ciel ! non, » Alors milord reprit, toujours aussi haut et avec la même affectation que tout à l’heure :

« Monsieur, je n’ai rien à vous répondre, et ne me soucie pas d’en entendre davantage. Je vous prie de ne pas m’imposer votre conversation, et de ne point me mêler dans vos attaques personnelles. Je ferai mon devoir envers mon pays et mes compatriotes, et ce n’est point par de telles violences qu’on m’en empêchera, qu’elles viennent ou non des émissaires du pape, je vous en réponds ; venez, Gashford. »

Ils avaient fait quelques pas, tout en parlant, et ils étaient arrivés à la porte de la salle, par laquelle ils passèrent ensemble. M. Haredale, sans un mot d’adieu, tourna du côté de l’escalier de la Tamise dont il était près, et appela le seul batelier qui se trouvât encore au bas.

Mais la populace, dont l’avant-garde n’avait pas perdu une parole de lord Georges Gordon, et dans laquelle avait promptement circulé le bruit que l’étranger était un papiste qui venait d’insulter milord pour s’être fait l’avocat de la cause populaire, se précipita pêle-mêle et, poussant devant elle le noble lord, son secrétaire et sir John Chester, qui avaient l’air d’être à sa tête, se réunit en foule au haut de l’escalier où M. Haredale attendait que le bateau fut prêt, et là se tint tranquille, laissant entre elle et lui un espace vide.

Mais si elle était inactive, elle n’était pas pour cela silencieuse. Il commença par s’élever au milieu d’eux quelques murmures indistincts, suivis de quelques sifflets, qui bientôt eux-mêmes se transformèrent en un orage violent. Alors on entendit une voix crier : « À bas les papistes ! » et tout le monde fit chorus, rien de plus. Quelques moments après un homme se mit à crier : « Il faut le lapider ; » un autre : « Il faut lui donner un plongeon ; » un autre d’une voix de stentor : « Pas de papisme ! » les autres répétèrent en écho ce cri favori que la foule (environ deux cents braillards) accueillit par une acclamation générale.

M. Haredale était resté calme jusque-là sur le bord des marches : en entendant cette manifestation, il leur jeta à la ronde un regard de mépris et descendit lentement l’escalier. Il était déjà près du bateau, quand Gashford se retourna de côté, d’un air innocent, et aussitôt une main se leva dans la foule et lança à M. Haredale une grosse pierre qui le frappa à la tête, et le fit chanceler sur ses pieds comme un homme ivre.

Le sang jaillit à l’instant de sa blessure et coula le long de ses vêtements. Il se retourna tout de suite et, remontant les marches avec une audace et une colère qui les fit tous reculer :

« Qui est-ce qui a fait cela ? demanda-t-il. Qu'on me montre celui qui m’a visé. »

Pas une âme ne bougea ; et pourtant, je me trompe, il y eut un homme ou deux sur les derrières qui s’esquivèrent et se glissèrent de l’autre côté, où ils se mirent à regarder, les mains dans les poches, comme des spectateurs indifférents.

« Qui est-ce qui a fait cela ? répéta-t-il. Qu'on me montre celui qui l’a fait. Misérable chien que vous êtes, est-ce vous ? Le coup part de votre tête, si ce n’est pas de votre bras…, je vous connais. »

À ces mots, il se jeta sur Gashford et le jeta à ses pieds, il y eut un mouvement soudain dans la foule, et plusieurs bras se levèrent contre lui ; mais en voyant son épée nue, tous reculèrent encore.

« Milord, sir John, criait-il, allons ! Dégainez donc, l’un ou l’autre ; c’est vous qui me devez raison de cet outrage, et me voilà en face de vous. Allons ! l’épée au poing, si vous êtes des gentilshommes. »

En même temps, il frappait la poitrine de sir John du plat de sa lame, et se mettait en garde, la figure enflammée, l’œil étincelant, seul contre tous.

Un instant, un instant seulement, aussi rapide que la pensée, on vit passer sur la doucereuse figure de sir John un éclair sombre que personne n’y avait vu jamais. Le moment d’après, il fit un pas en avant, étendit une main sur l’arme de M. Haredale, pendant que de l’autre il essayait d’apaiser la foule.

« Mon cher ami, mon bon Haredale, vous êtes aveuglé par la colère ; c’est bien naturel, extrêmement naturel, mais cela vous empêche de reconnaître même vos amis d’avec vos ennemis.

– Que si, que je les reconnais bien, n’ayez pas peur que je m’y trompe, répliqua-t-il, presque fou de fureur. Sir John, lord Georges, est-ce que vous ne m’avez pas entendu ? Vous êtes donc des lâches !

– Allons, allons ! dit un homme qui perça la foule et le poussa doucement devant lui vers le bas des escaliers ; ne parlons plus de cela. Au nom du ciel, allez-vous-en. Que diable voulez-vous faire en face de tous ces gens-là ? et ne voyez-vous pas qu’il y en a deux fois autant dans la rue voisine, qui vont tomber sur vous dans un moment ? » Et, en effet, on les voyait accourir. « Vous n’auriez pas poussé la première botte, que vous tomberiez étourdi du coup de pierre que vous venez de recevoir. Voyons ! retirez-vous, monsieur, ou je vous promets que vous allez vous faire écharper. Venez, monsieur, dépêchez-vous… plus vite que ça. »

M. Haredale, qui commençait à se sentir tourner le cœur, reconnut la justesse de cet avis et descendit les marches avec l’assistance de son ami inconnu. John Grueby (car c’était lui) le fit monter dans le bateau qu’il poussa du pied, l’envoyant du coup à trente pieds du rivage, et recommanda au batelier de gagner au large hardiment ; puis il remonta avec autant de calme et de sang-froid que s’il venait de débarquer.

La populace montra d’abord quelque velléité de lui faire payer son intervention dans l’affaire ; mais, comme John avait l’air solide et de sang-froid, comme d’ailleurs il portait la livrée de lord Georges, on se ravisa, et l’on se contenta d’envoyer de loin, après le bateau, une grêle de cailloux qui firent sur l’eau des ricochets innocents : car la barque, pendant ce temps-là, avait passé le pont, et glissait à toutes rames au milieu du courant.

Après cette récréation, les gens de la foule s’en retournèrent, donnant, sur leur chemin, des coups de marteau à la protestante dans les portes des catholiques, cassant quelques lanternes et rossant quelques constables égarés. Mais, en entendant annoncer à voix basse qu’il arrivait un détachement des gardes du roi, ils prirent leurs jambes à leur col, et la rue fut balayée en un moment.

Chapitre II. §

Après que le rassemblement se fut dispersé, se dirigeant, par petits groupes fortuits, dans différentes directions, il ne resta plus, sur le lieu de la scène du dernier événement, qu’un homme ; c’était Gashford. Tout meurtri de sa chute, mais plus abattu encore par la honte, et furieux de la flétrissure qu’il venait de subir, il s’en allait boitant de droite et de gauche, ne respirant que malédictions, menaces et vengeance.

Le secrétaire n’était pas homme à épuiser sa colère en vaines paroles. Tout en évaporant, dans ces effusions violentes, les premières bouffées de sa haine, il suivait d’un œil ferme deux hommes qui, après avoir disparu avec les autres, quand on avait sonné l’alarme, étaient revenus depuis, et se montraient à présent au clair de la lune, errant et causant ensemble, à quelque distance, sur la place.

Il ne fit pas un mouvement pour s’avancer vers eux, mais il attendit patiemment, dans le côté sombre de la rue, qu’ils fussent las de se promener de long en large et qu’ils fussent partis de compagnie. Alors il les suivit, mais d’un peu loin, ne les perdant pas de vue, mais sans le faire paraître, et surtout sans se laisser voir à ces deux personnages.

Ils montèrent dans la rue du Parlement, passèrent devant l’église Saint-Martin, tournèrent Saint-Gilles, gagnèrent la route de Tottenham-Court, derrière laquelle se trouvait alors, à l’ouest, une place appelée les Chemins verts. C'était un endroit retiré, assez mal famé, qui conduisait dans la campagne. De gros tas de cendres, des mares d’eau stagnante, une végétation de mouron et de chiendent ; des tourniquets cassés, quelques pieux de barricades encore fichés en terre, après que les gens en avaient, depuis longtemps, emporté les barreaux pour faire du feu avec, et menaçant d’accrocher de leurs clous rouillés le promeneur distrait qui passait par là : voilà les traits les plus remarquables du tableau que présentait ce paysage. Seulement, çà et là, un baudet ou une rosse décrépite, attachés par la longe à un piquet, pour se régaler des misérables touffes d’herbe rabougrie qu’ils pourraient disputer au sol rude et pierreux, étaient en parfaite harmonie avec le reste et annonçaient clairement, quand les maisons ne l’auraient pas assez fait connaître par elles-mêmes, la pauvreté des gens qui vivaient là dans les buttes crevassées du voisinage, et la témérité qu’il y aurait à un homme qui aurait de l’argent dans ses poches, ou une mise cossue, de s’aventurer par là tout seul, autrement qu’en plein jour.

Les pauvres sont, à certains égards, comme les riches : ils ont aussi leurs caprices en fait de goût. Il y avait de ces cabanes avec de petites tourelles ; il y en avait d’autres qui avaient de fausses fenêtres peintes sur leurs murailles en ruine. L'une d’elles soutenait un joujou de clocher sur une tour caduque de quatre pieds de haut, qui servait à dérober aux yeux la cheminée. Il n’en était pas une qui n’eût, dans le petit morceau de terre devant la maison, un banc rustique ou un berceau. La population du lieu faisait le commerce d’os, de chiffons, de verres cassés, de vieilles roues, de chiens et d’oiseaux. Tous ces divers objets, distribués sans ordre, emplissaient les jardins et répandaient un parfum qui n’était pas des plus délicieux, dans l’air agité d’ailleurs par des aboiements, des cris, des hurlements.

C'est dans ce refuge que le secrétaire suivit les deux hommes qu’il n’avait pas perdus de vue ; c’est là qu’il les vit entrer chez eux dans une des maisons les plus misérables, qui ne se composait que d’une chambre, et encore assez petite. Il attendit dehors, jusqu’à ce que le bruit de leurs voix, mêlé à des chants discordants, lui eût fait connaître qu’ils étaient en belle humeur ; et alors, s’approchant de la porte, au moyen d’une planche vacillante placée en travers sur le fossé, il frappa avec la main.

« Monsieur Gashford ! dit l’homme qui vint ouvrir, retirant sa pipe de ses dents avec une surprise évidente. Par exemple, nous ne nous serions jamais attendus à tant d’honneur. Entrez, monsieur Gashford… entrez, monsieur. »

Gashford, sans se le faire dire deux fois, entra d’un air gracieux. Il y avait du feu dans la grille couverte de rouille ; car, en dépit du printemps qui était déjà bien avancé, les nuits étaient fraîches, et Hugh s’y chauffait, en fumant sa pipe sur un tabouret, Dennis approcha une chaise, son unique chaise, pour le secrétaire, devant le foyer, et reprit lui-même sa place sur le tabouret qu’il avait quitté pour aller ouvrir au visiteur nocturne.

« Qu'est-ce qu’il y a donc de nouveau, monsieur Gashford ? dit-il en reprenant sa pipe et le regardant de côté. Est-il venu des ordres du quartier général ? Allons-nous nous mettre en train ? Contez-nous ça, monsieur Gashford.

– Oh ! rien, rien, dit le secrétaire en lui faisant un signe de tête amical. Mais c’est égal, voilà la glace rompue ; nous avons commencé la danse aujourd’hui… n’est-ce pas, Dennis ?

– Un bien petit commencement ! répondit en grognant le bourreau ; il n’y en a pas pour ma dent creuse.

– Ni moi non plus, cria Hugh. Donnez-nous seulement quelque chose à faire où il y ait une vie au bout… oui, une vie au bout, notre bourgeois. Ha ! ha !… à la bonne heure !

– Mais, dit le secrétaire, de son expression de physionomie la plus hideuse et de son ton de voix le plus doux, vous ne voudriez pas que je vous donnasse quelque chose à faire avec la mort… la mort d’un homme au bout ?

– Je ne connais pas tout ça, répliqua Hugh. Je ne connais que ma consigne. Je m’en moque pas mal, moi.

– Et moi donc ? vociféra Dennis.

– Les braves garçons ! dit le secrétaire, d’une voix aussi pastorale que s’il recommandait au prône quelque rare merveille de valeur et de générosité. À propos… » Et ici il s’arrêta un moment, pour se chauffer les mains ; puis les regardant en face soudainement : « Qui est-ce donc qui a jeté cette pierre aujourd’hui ?

M. Dennis toussa et branla la tête, comme pour dire : « Ça, c’est un mystère. » Hugh restait assis et fumait en silence.

« Pas mal visé, dit le secrétaire, se chauffant encore les mains devant le feu. Je voudrais bien connaître le gaillard qui a fait ce coup-là.

– Est-ce vrai ? dit Dennis après l’avoir regardé en face, pour s’assurer qu’il parlait sérieusement. Est-ce que réellement vous tenez à le connaître, monsieur Gashford ?

– Certainement, répliqua le secrétaire.

– Eh bien ! sur l’honneur, dit le bourreau en riant de la gorge, et en montrant Hugh du bout de sa pipe, vous le voyez assis là : voilà votre gaillard. Mille pipes ! monsieur Gashford, ajouta-t-il tout bas, en approchant de lui sa chaise et le poussant du coude, c’est une fine lame, allez ! On a autant de peine à le retenir qu’un bouledogue à la niche. Sans moi, il allait vous jeter à bas ce catholique romain, et, en moins de rien, vous aviez une émeute.

– Et pourquoi pas ? cria Hugh d’une voix hargneuse, attrapant à la volée cette dernière observation. Qu'est-ce qu’on gagne à remettre toujours les choses ? Il faut battre le fer tandis qu’il est chaud ; je ne connais que ça.

– Ah ! reprit Dennis, secouant la tête avec une espèce de pitié pour la candeur de son jeune ami ; vous supposez donc que le fer est chaud, mon cher frère ? Il faut échauffer le sang des gens avant de frapper le premier coup ; il faut les mettre en humeur. Ce n’est pas le tout, voyez-vous, que d’aller faire quelques provocations, comme aujourd’hui. Si je vous avais laissé faire, vous alliez nous gâter tout pour demain, et ruiner nos affaires.

– Dennis a parfaitement raison, dit Gashford d’un air doucereux. Parfaitement raison. Dennis a une grande connaissance du monde.

– Comment ne connaîtrais-je pas le monde, moi qui aide tant de gens à en sortir ? » fit le bourreau en riant avec une grimace, et prononçant sa plaisanterie à demi-voix derrière sa main.

Le secrétaire ne manqua pas de rire pour faire plaisir à Dennis ; puis après, se tournant vers Hugh :

« Vous avez pu voir, dit-il, que la politique de Dennis est aussi la mienne. Vous avez vu, par exemple, comme je me suis laissé tomber dès la première attaque. Je n’ai fait aucune résistance ; je n’ai rien fait pour provoquer une échauffourée. Grand Dieu ! je m’en suis bien gardé.

– Ma foi ! c’est vrai, cria Dennis avec un rire bruyant ; vous êtes tombé tout tranquillement, monsieur Gashford, et tout de votre long, qui plus est. Je me suis dit sur le moment : « Voilà M. Gashford fini. » Je n’ai jamais vu personne mieux étendu sur le dos, ni plus tranquillement que vous, à moins que ça ne fût un cadavre. C'est que c’est un rude jouteur, ce papiste-là ; ça, c’est vrai. »

La figure de secrétaire, pendant que Dennis éclatait de rire en tournant ses yeux recoquillés du côté de Hugh, qui en faisait autant de son côté, aurait pu servir de modèle pour un portrait du diable. Il resta assis sans rien dire, jusqu’à ce que les autres eussent repris leur sérieux. Alors jetant un regard autour de lui :

« On est très agréablement ici, dit-il, si agréablement, Dennis, que, n’était le désir particulier que m’a témoigné milord que j’allasse souper avec lui, et voilà le moment d’y aller, je serais tenté de rester plus tard, au risque d’être arrêté en sortant sur mon chemin. Je suis venu vous trouver pour une petite affaire… oui… vous vous en doutez bien. Et vous ne pouvez manquer d’être flatté que j’aie pensé à vous pour cela. Si nous devions un jour être obligés… on ne peut pas répondre de ça, vous savez… La vie du monde est quelque chose de si incertain…

– Je crois bien, monsieur Gashford, dit en l’interrompant le bourreau avec un signe de tête plein de gravité ; en ai-je assez vu, moi, d’incertitudes en ce qui regarde l’existence de la vie du monde ! en ai-je assez vu, de ces chances inattendues comme il en arrive ! nom d’une pipe ! »

Et, trouvant le sujet trop vaste pour pouvoir y suffire, il se remit à fumer sa pipe en regardant les autres.

« Je disais donc, reprit le secrétaire lentement et avec une intention marquée, que nous ne pouvons pas répondre de ce qui arrivera ; et, si nous devions un jour être obligés d’avoir recours à la violence, milord (qui a souffert aujourd’hui toutes les impertinences qu’on peut souffrir) a fait choix de vous deux, parce que je vous ai recommandés comme de braves et solides garçons, sur lesquels on peut compter, pour vous donner l’agréable commission de punir cet Haredale. Arrangez-vous avec lui, ou ce qui lui appartient, comme vous l’entendrez, pourvu que vous ne lui fassiez pas de quartier, et que vous ne laissiez pas deux soliveaux de sa maison debout à la place où les a mis le charpentier. Pillez, brûlez, faites ce que vous voudrez, mais que tout ça dégringole ; rasez-moi la place. Lui et tous ceux qui l’intéressent, mettez-les nus comme vers, comme des nouveau-nés que leurs mères viennent d’exposer sans abri. Vous m’entendez ? dit Gashford faisant une pause et se pressant doucement les mains l’une contre l’autre.

– Vous comprendre ? notre bourgeois ! cria Hugh. Vous vous expliquez assez clairement à présent ; à la bonne heure, voilà qui s’appelle parler !

– Je savais que cela vous ferait plaisir, dit Gashford en lui donnant une poignée de main, j’en étais sûr. Allons, bonsoir. Ne vous levez pas, Dennis, je trouverai bien mon chemin tout seul. Ce n’est peut-être pas la dernière fois que je reviendrai vous faire visite, et j’aime mieux aller et venir sans vous déranger. Je trouverai parfaitement bien mon chemin. Bonsoir. »

Et il était parti : il avait fermé la porte derrière lui. Les deux camarades s’entre-regardèrent avec un signe de satisfaction. Dennis, ranimant le feu :

« Ça m’a l’air, dit-il, de prendre tournure.

– Oui-da ! cria Hugh. Ça me va.

– J'avais toujours entendu dire que maître Gashford, dit le bourreau, avait de la mémoire et une constance surprenante, qu’il ne savait pas ce que c’était qu’oubli et pardon… Buvons à sa santé. »

Hugh ne se fit pas prier ; et, sans verser une goutte du liquide sur le plancher, en manière de libation, ils trinquèrent à la santé du secrétaire, de l’homme selon leur cœur.

Chapitre III. §

Pendant que les passions les plus perverses des hommes les plus pervers travaillaient ainsi dans l’ombre, et que le manteau de la religion, dont ils se couvraient pour cacher les difformités les plus hideuses, menaçait de devenir le linceul de tout ce qu’il y avait d’honnête et de paisible dans la société, il y eut une circonstance qui changea la position de deux de nos personnages, dont nous nous sommes séparés depuis longtemps dans le cours de cette histoire, et que nous sommes obligés d’aller retrouver maintenant.

Dans une petite ville de province, en Angleterre, dont les habitants soutenaient leur existence par le travail de leurs mains, à tresser et préparer la paille pour les fabricants de chapeaux et autres articles de toilette et d’ornement de ce genre, vivaient sous un nom supposé, dans une pauvreté obscure, étrangers aux variations, aux plaisirs, aux soucis de ce monde, occupés seulement de gagner, à la sueur de leur front, leur pain quotidien, Barnabé et sa mère. Le pas d’un visiteur n’avait pas franchi le seuil de leur demeure dans les cinq ans qu’ils y avaient passés, depuis qu’ils étaient venus y chercher un asile ; et jamais, dans cet intervalle, ils n’avaient renoué connaissance avec le monde auquel ils s’étaient dérobés à cette époque. La triste veuve n’avait pas d’autre pensée que de travailler en paix, et de se sacrifier corps et âme pour son pauvre fils. Si le bonheur avait pu jamais être le partage d’une femme en proie aux chagrins secrets qui la poursuivaient, elle aurait pu se croire heureuse à présent. La tranquillité, la résignation, l’amour dévoué qu’elle portait à un être auquel elle était si nécessaire, formaient le cercle étroit de ses joies tranquilles ; et elle ne demandait qu’une chose : c’était de n’en pas voir la fin.

Quant à Barnabé, le temps avait coulé pour lui avec la rapidité du vent. Les jours et les années avaient passé sans éclaircir les nuages de sa raison, sans que l’aube qui devait dissiper la nuit, la sombre nuit de son intelligence, se fût encore levée pour lui. Souvent il restait assis des jours entiers, sur son petit banc, auprès du feu ou à la porte de la chaumière, occupé sans relâche du travail que lui avait enseigné sa mère, et prêtant l’oreille aux contes qu’elle lui répétait, pour le retenir sous ses yeux par l’appât de cette ruse innocente. Il ne se les rappelait jamais. Le conte de la veille était nouveau pour lui le lendemain, il l’entendait toujours avec le même plaisir ; et, dans ses moments de tranquillité, il restait patiemment à la maison, écoutant les histoires de sa mère comme un petit enfant, et travaillant gaiement depuis le lever du soleil jusqu’au moment où la nuit l’empêchait de continuer son ouvrage.

D'autres fois, et dans ces moments-là elle avait bien du mal à gagner leur pain grossier, il allait errer à l’aventure depuis les premières heures du jour jusqu’à l’heure où le crépuscule avait fait place à la nuit. Presque personne dans le pays, même les petits enfants, n’avait de temps à perdre dans l’oisiveté, et il n’avait pas de camarade pour l’accompagner dans ses excursions sans but. D'ailleurs, quand il y en aurait eu une légion, ils n’auraient pas été tentés de le suivre. Mais il y avait bien dans le voisinage une vingtaine de chiens errants dont il aimait tout autant la compagnie. Il en prenait deux ou trois, quelquefois une demi-douzaine, qui l’escortaient en aboyant derrière ses talons, quand il partait pour quelque expédition qui devait durer tout le jour. Et le soir, quand ils rentraient ensemble, ils étaient tous fatigués de leur course boitillant ou tirant la langue. Barnabé seul, debout le lendemain dès le lever du soleil, comme si de rien n’était, reprenait, avec un cortège plus frais, le cours de ses promenades lointaines, et revenait de même. Dans tous ses voyages, Grip, au fond de son petit panier, sur le dos de son maître, ne manquait pas une partie ; et, quand le beau temps les mettait de belle humeur, il n’y avait pas un chien dans la bande qui criât plus haut que le corbeau.

Leurs plaisirs étaient bien simples : une croûte de pain, avec une bouchée de viande, l’eau de la source ou du ruisseau, suffisaient à leurs repas. Barnabé s’amusait à marcher, à courir, à sauter, jusqu’à ce qu’il fut las ; alors il se couchait sur l’herbe, ou le long du blé, ou à l’ombre de quelque grand chêne, suivant des yeux les nuages qui flottaient sur la surface d’un ciel d’azur, et écoutant le chant brillant de l’alouette qui s’élevait dans l’air. Et puis il y avait des fleurs champêtres à cueillir, le coquelicot d’un rouge éclatant, la jacinthe parfumée, le coucou ou la rose. Il y avait des oiseaux à regarder ; des poissons, des fourmis, des insectes ; des lapins ou des lièvres qui traversaient comme une flèche l’allée du bois et disparaissaient au loin dans le fourré. Il y avait des millions de créatures vivantes à étudier, à épier, qu’il accompagnait de ses battements de mains quand ils avaient fui de sa vue. À défaut de tout cela, ou pour varier son plaisir, il y avait le gai soleil à poursuivre à travers les feuilles et les branches des arbres, où il jouait à cache-cache avec lui, descendant bien avant, bien avant dans des creux semblables à une mare d’argent, où les rameaux frémissants baignaient leur feuillage en se jouant. Il y avait les douces senteurs de l’air par un soir d’été, quand il avait traversé les chants de trèfle et de fèves ; le parfum des feuilles ou de la mousse humides ; l’agitation vivante des arbres, dont les ombres changeantes suivaient tous les mouvements. Et puis après, quand il en avait assez de l’un ou de l’autre, ou même pour mieux savourer sa jouissance, il fermait les yeux, et il y avait un somme à faire au milieu de ces innocentes séductions de la campagne, avec le doux murmure du vent dont ses oreilles aimaient la musique, et tous les objets d’alentour dont le spectacle et le bruit se fondaient en un sommeil délicieux.

Leur hutte (car elle ne valait guère mieux) était placée sur les lisières de la ville, à une petite distance de la grande route, mais dans un endroit retiré, où il était bien rare qu’on rencontrât, dans aucune saison de l’année, quelques voyageurs égarés. Il y avait un petit morceau de terre qui en dépendait, et que Barnabé, dans ses accès de travail, arrangeait ou soignait par boutades. En dedans comme en dehors, la mère ne cessait jamais de travailler pour leur commune subsistance : la grêle, la pluie, la neige ou le soleil, tout cela lui était bien égal.

Quoique déjà bien loin des scènes de sa vie passée, bien loin surtout de songer ou d’espérer qu’elles revinssent jamais, elle ressentait pourtant un désir étrange de savoir ce qui se passait dans le monde d’activité auquel elle était maintenant étrangère. Sitôt qu’il lui tombait sous la main quelque vieux journal ou quelque bout de nouvelles de Londres, elle les lisait avec avidité. L'impression qu’elle en éprouvait n’était pas toujours agréable : car, dans ces moments-là, la plus vive anxiété et les angoisses de la crainte se peignaient quelquefois sur ses traits, mais sans lasser sa curiosité. Puis aussi, dans les nuits de tempête, pendant l’hiver, quand le vent sifflait et faisait rage, sa figure reprenait son expression d’autrefois, et elle tremblait de tous ses membres, comme dans un accès de fièvre. Mais Barnabé ne s’en apercevait guère : elle se contenait de son mieux, et finissait par recouvrer son calme apparent avant qu’il eût pu seulement remarquer chez elle le changement passager qu’elle venait de subir.

Il ne faut pas croire que Grip fût le moins du monde un membre oisif et inutile de l’humble communauté. Grâce aux leçons de Barnabé, grâce au développement d’une espace d’instruction naturelle commune à sa race, et à l’usage exercé qu’il faisait de ses rares facultés d’observation, il avait acquis un degré de sagacité qui l’avait rendu fameux à plusieurs milles à la ronde. Son esprit de conversation et ses à-propos surprenants étaient le sujet de l’admiration générale, et, comme il venait beaucoup de monde voir l’oiseau merveilleux, et que chaque visiteur laissait quelque souvenir de satisfaction pour son caquet (quand il lui plaisait de se prêter à la circonstance, car on sait qu’il n’y a rien de capricieux comme le génie), il gagnait de quoi ajouter un item important aux revenus du ménage. Bien mieux, l’oiseau lui-même avait l’air de savoir ce qu’il valait ; malgré la liberté sans réserve à laquelle il s’abandonnait en présence de Barnabé ou de sa mère, il gardait en public une étonnante gravité, et ne s’abaissait pas à donner jamais d’autres représentations gratis que d’aller becqueter la cheville des petits vagabonds qui se trouvaient là (c’était un exercice, par parenthèse, qui paraissait lui faire un plaisir infini), ou bien de tuer, par occasion, quelque poulet, ou enfin d’avaler le dîner des chiens du voisinage, dont le plus hargneux lui témoignait une crainte respectueuse.

Le temps s’était donc écoulé comme cela, sans qu’il fût rien survenu qui eût troublé ni changé l’uniformité de leur vie, lorsque, par une soirée de juin, ils étaient ensemble dans leur petit jardin, prenant un peu de repos après les fatigues du jour. La veuve avait encore son ouvrage sur ses genoux, et à ses pieds la paille nécessaire à ses travaux. Barnabé était debout, appuyé sur le manche de sa bêche, regardant le soleil couchant dans le lointain, et chantonnant tranquillement.

« Une brave soirée, ma mère ! Si nous avions seulement, en espèces sonnantes dans nos poches, quelques morceaux de cet or qui est empilé là-bas dans le ciel, nous serions riches pour le restant de nos jours.

– Nous sommes mieux comme nous sommes, répondit la veuve avec un sourire paisible. Il faut nous trouver contents, sans nous donner seulement le souci d’y penser, quand même il serait là reluisant à nos pieds.

– Oui ! dit Barnabé croisant ses bras sur sa bêche, et regardant toujours avec attention le soleil couchant, c’est bel et bon, ma mère ; mais l’or est bon à prendre. Je voudrais bien savoir où en trouver. Grip et moi nous saurions bien en faire notre profit, je vous en réponds.

– Qu'est-ce que vous en feriez ?

– Ce que j’en ferais ? un tas de choses. Nous nous mettrions comme des princes… je veux dire vous et moi, mère, je ne parle pas de Grip. Nous aurions des chevaux, des chiens, des habits de riches couleurs et des plumes à notre chapeau ; nous ne travaillerions plus, nous vivrions délicatement et à notre aise. Oh ! que oui, que nous en trouverions bien l’emploi. Si je savais seulement où en déterrer ! J'aurais cœur à la besogne, allez !

– Vous ne savez pas, dit la mère, se levant de son siège en lui mettant la main sur l’épaule, ce que bien des gens ont fait pour en gagner, qui ont reconnu, trop tard, qu’il n’est jamais plus brillant que de loin, mais qu’il perd tout son prix et son éclat quand une fois on l’a dans la main.

– Eh ! eh ! vous dites ça. Vous croyez ça, répondit-il, toujours l’œil fixé dans la même direction : c’est égal, mère, je voudrais bien en essayer.

– Ne voyez-vous pas, dit-elle, comme il est rouge ? Il n’y a rien au monde qui ait autant de taches de sang que l’or. Évitez-le, Barnabé. Il n’y a personne qui ait plus de raison que moi d’en détester jusqu’au nom même. C’est lui qui a amassé sur votre tête et sur la mienne plus de misère et de souffrance que personne n’en a jamais connu, et que personne, j’espère, grâce à Dieu ! n’en connaîtra jamais. J'aimerais mieux que nous fussions morts et couchés dans la tombe que de vous voir jamais aimer l’or. »

Il détourna un moment ses yeux pour regarder sa mère avec étonnement ; puis, les portant alternativement du rouge vif du ciel à la cicatrice de son poignet, comme pour en comparer la couleur, il allait lui adresser une question avec vivacité, lorsqu’un nouvel objet vint frapper son attention facile à distraire, et lui fit tout à fait oublier son dessein.

Il y avait là, debout, la tête nue, un homme dont les pieds et les vêtements étaient couverts de poussière, et qui se tenait derrière la baie de séparation entre leur jardin et le sentier. Il se penchait modestement en avant, comme pour se mêler à leur conversation, quand il pourrait trouver l’occasion d’y placer son mot. Il avait aussi la figure tournée du côté de la lumière du soleil couchant ; mais ses yeux exposés à l’éclat des derniers feux du soir montraient, par leur immobilité, qu’il était aveugle et qu’il n’en éprouvait aucune perception.

« Dieu bénisse les voix qui frappent mon oreille ! dit le voyageur. La soirée m’en semble plus belle encore à les entendre. Les voix remplacent pour moi les yeux. Voudraient-elles bien parler encore, pour réjouir le cœur d’un pauvre pèlerin ?

– Est-ce que vous n’avez pas de guide ? demanda la veuve après un moment de silence.

– Je n’en ai pas d’autre que celui-ci (et il levait son bâton vers le soleil), et quelquefois la nuit un astre plus doux pour diriger mes pas ; mais en ce moment il se repose.

– Est-ce que vous venez de faire un long voyage ?

– Bien long et bien fatigant, répondit-il en secouant la tête ; fatigant, on ne peut plus. Tiens ! je viens de heurter avec mon bâton la margelle de votre puits… Faites-moi donc le plaisir de me donner un verre d’eau, madame ?

– Pourquoi m’appeler madame ? répliqua-t-elle. Je ne suis pas plus riche que vous.

– C'est que vous avez la parole douce et distinguée, voilà pourquoi ; la bure ou la soie sont tout un pour moi, quand je ne peux les toucher. Je ne puis pas juger les gens à leur mise.

– Tournez par ici, dit Barnabé, qui était sorti du jardin à sa rencontre. Donnez-moi la main. Vous êtes donc aveugle, et toujours dans l’obscurité, hein ? N'avez-vous pas peur de l’obscurité ? Est-ce que vous n’y voyez pas un tas de figures qui marmottent je ne sais quoi en faisant des grimaces ?

– Hélas ! répliqua l’autre, je n’y vois rien du tout. Que je veille ou que je dorme, jamais rien. »

Barnabé regarda ses yeux avec curiosité ; il les toucha da ses doigts, comme aurait pu le faire un enfant indiscret, en le conduisant à la maison.

« Si vous venez de si loin, dit la veuve allant au-devant de lui à la porte, comment avez-vous pu trouver votre chemin tout le long de la route ?

– J'ai toujours entendu dire que le temps et le besoin sont de grands maîtres : ce sont bien les meilleurs, dit l’aveugle en s’asseyant sur la chaise vers laquelle l’avait conduit Barnabé, et posant son bâton et son chapeau à terre sur le carreau. Mais, c’est égal, puissiez-vous, vous et votre fils, vous passer de leurs leçons ! Ce sont de rudes maîtres.

– Avec tout cela, vous vous êtes écarté de la route ? dit la veuve d’un ton de compassion.

– Cela se peut bien, cela se peut bien, reprit-il avec un soupir, et cependant aussi avec une espèce de sourire dans ses traits. C’est très probable. Les poteaux et les bornes militaires ne me disent rien, vous comprenez, je ne vous en suis que plus obligé de me procurer une chaise pour me reposer, et un verre d’eau pour me rafraîchir. »

En même temps il leva le pot à l’eau vers sa bouche. C'était de belle et bonne eau, bien claire, bien fraîche, bien appétissante ; mais avec tout cela il fallait qu’il ne la trouvât pas à son goût, ou qu’il n’eût pas bien soif, car il ne fit qu’y tremper ses lèvres et remit le pot sur la table.

Il portait, suspendue à une longue courroie autour de son cou, une espèce de sacoche ou de bissac à mettre de la nourriture. La veuve plaça devant lui un morceau de pain et du fromage ; mais il la remercia en disant que, grâce à quelques âmes charitables, il avait déjeuné le matin, et qu’il n’avait plus faim. Après cette réponse, il ouvrit son bissac pour y prendre quelques pence, la seule chose qu’il parût y avoir dedans.

« Voulez-vous bien me permettre de vous demander, dit-il en se tournant du côté où Barnabé se tenait, les yeux fixés sur lui, à vous qui n’êtes pas privé du don précieux de la vue, si vous ne voudriez pas aller m’acheter avec cela un peu de pain pour me soutenir en route. Que Dieu répande ses bénédictions sur les jeunes pieds qui vont se déranger pour venir en aide à la misère d’un pauvre aveugle ! »

Barnabé regarda sa mère, qui lui fit signe qu’il pouvait accepter la commission, et le voilà parti dans son empressement charitable. L'aveugle, sur son siège, écouta d’un air attentif jusqu’à ce que la veuve ne pût plus entendre les pas de son fils déjà loin, et changeant brusquement de ton :

« Voyez-vous, la veuve, il y a bien des espèces d’aveuglement, il y a l’aveuglement conjugal, madame ; celui-là, vous avez pu l’observer par vous-même dans le cours de votre propre expérience et c’est un aveuglement à peu près volontaire, qui se met lui-même la bandeau sur les yeux. Il y a l’aveuglement de parti, madame, et des hommes d’État : celui-là ressemble à celui d’un taureau furieux au milieu d’un régiment de soldats en uniforme rouge. Il y a la confiance aveugle de la jeunesse, qui ressemble à l’aveuglement des petits chatons dont les yeux ne se sont pas encore ouverts à la lumière. Il y a encore cet aveuglement physique, madame, dont je suis, bien malgré moi, un trop illustre exemple. Enfin, madame, il y a cet aveuglement de l’intelligence dont nous avons un échantillon dans cet intéressant jeune homme, votre fils, et qui, malgré quelques lueurs, quelques éclairs lucides, ne peut pas inspirer plus de confiance que des ténèbres absolues. Voilà pourquoi, madame, j’ai pris la liberté de le tenir à l’écart un bout de temps pendant que je vais avoir avec vous un petit entretien ; et, comme cette précaution ne peut que faire honneur à la délicatesse de mes sentiments envers vous, je suis sûr, madame, que vous voudrez bien m’excuser. »

Après avoir prononcé ce discours avec des manières élégantes et dégagées, il tira de dessous sa blouse une bouteille de grès plate, la déboucha, et, tenant le bouchon entre ses dents, modifia d’une manière sensible le liquide du pot à l’eau par une infusion plantureuse du breuvage de son cru. Il eut la politesse de le vider à la santé de la veuve et des dames en général ; puis, le déposant vide, il fit claquer ses lèvres avec une jouissance manifeste.

« Je suis, madame, un citoyen cosmopolite, dit l’aveugle en rebouchant son flacon, et, si j’ai l’air de me conduire franchement, comme vous voyez, en voilà la raison. Vous vous demandez qui je peux être, madame, et ce que je viens faire ici. Je n’ai pas besoin de mes yeux pour lire cela dans les vôtres ; il me suffit de l’expérience que j’ai de la nature humaine pour connaître tous les mouvements de votre âme, comme si je les voyais écrits dans vos traits féminins. Je vais satisfaire immédiatement votre curiosité, madame, immédiatement. »

Là-dessus, il donna une tape sur le plat de sa bouteille, la remit en place sous sa blouse, passa les jambes l’une sur l’autre, se croisa les bras et s’installa bien dans sa chaise, avant de procéder à ses explications.

Ce changement de manières avait été si soudain et si inattendu ; l’astuce et l’audace de sa conduite faisaient un tel contraste avec son infirmité (car nous sommes accoutumés à voir, chez ceux qui ont perdu l’usage de quelque sens, ce vide rempli par je ne sais quoi de divin), et cette métamorphose inspirait de telles craintes à celle qui en était témoin, qu’il lui fut impossible de prononcer un mot. Le visiteur, après avoir attendu une réflexion ou une réponse, voyant qu’il attendait vainement, reprit :

« Madame, je m’appelle Stagg. Un de mes amis, qui a passé ces cinq dernières années à espérer l’honneur d’un rendez-vous avec vous, m’a chargé de venir vous rendre visite. Je serais bien aise de vous dire dans le tuyau de l’oreille le nom de ce gentleman… Tudieu ! madame, êtes-vous sourde ? Vous n’entendez donc pas que je vous dis que je serais bien aise de vous glisser le nom de mon ami dans le tuyau de l’oreille ?

– Vous n’avez que faire de répéter ce que vous venez de dire, répondit la veuve avec un gémissement étouffé ; je ne sais que trop de quelle part vous venez.

– Mais, aussi vrai que je suis un homme d’honneur, madame, dit l’aveugle en se frappant sur la poitrine, et dont il n’y a pas à discuter les pouvoirs confidentiels, je vous demande la permission de vous répéter que je veux absolument vous dire le nom du gentleman. Bien ! bien ! ajouta-t-il, comme s’il voyait avec son ouïe subtile jusqu’au mouvement des mains de la veuve repoussant cette confidence. Je ne vous le dirai pas tout haut. Avec votre permission, madame, je désire la faveur de vous le dire tout bas. »

Elle s’approcha de lui et se baissa. Il lui murmura un nom dans l’oreille, et alors elle se tordit les mains et se promena de long en large dans la chambre, comme une femme au désespoir. L'aveugle, avec un calme parfait, fit une nouvelle exhibition de sa bouteille, se versa un autre grog à plein verre, leva le coude comme tout à l’heure, et, sirotant à petits coups, la suivit du visage en silence.

« Vous n’avez pas la conversation prompte, la veuve, dit-il, pendant un petit intervalle qu’il mit entre deux gorgées. Est-ce que vous voulez que nous en parlions devant votre fils ?

– Que voulez-vous de moi ? répondit-elle. Que demandez-vous ?

– Nous sommes pauvres, la veuve ; nous sommes pauvres, répliqua-t-il en étendant sa main droite et en se frottant le pouce dans la paume de la main.

– Pauvres ! s’écria-t-elle. Et moi, qu’est-ce que je suis donc ?

– Les comparaisons sont toujours odieuses, dit l’aveugle. Je n’en sais rien ; ça ne me fait rien ; ça ne me fait rien. Ce que je sais, c’est que nous sommes pauvres. Les affaires de mon ami ne sont pas brillantes ; les miennes non plus. Il nous faut nos droits ou un dédommagement. D'ailleurs, vous savez tout cela aussi bien que moi ; à quoi bon tant de paroles ? »

Elle recommença à se promener d’un air terrifié, de long en large dans la chambre. À la fin, s’arrêtant brusquement devant lui :

« Est-ce qu’il est près d’ici ? demanda-t-elle.

– Oui, tout près.

– Alors je suis perdue.

– Perdue, la veuve ! dit l’aveugle avec calme. Au contraire ; dites donc plutôt retrouvée. Voulez-vous que je l’appelle ?

– Pour rien au monde, répondit-elle en frissonnant.

– Très bien, répliqua-t-il en croisant de nouveau ses jambes, car il avait fait mine de se lever pour aller à la porte. Comme vous voudrez, la veuve ; sa présence n’est pas nécessaire, que je sache. Mais enfin, lui et moi, il faut bien que nous vivions. On ne peut pas vivre sans boire ni manger. On ne peut pas boire et manger sans avoir de l’argent… Je n’ai pas besoin de vous en dire davantage.

– Vous ne savez donc pas, reprit-elle, que je ne vis moi-même que de privations ? Il faut que vous l’ignoriez apparemment. Si vous aviez des yeux et que vous pussiez les promener autour de vous dans ce pauvre réduit, vous auriez pitié de moi. Ah ! mon ami, que votre propre affliction attendrisse aussi votre cœur en notre faveur et lui donne quelque sympathie pour ma misère ! »

L'aveugle fit claquer ses doigts et répondit : « Vous n’êtes pas dans la question, madame, vous n’êtes pas dans la question. J'ai le cœur le plus tendre du monde, mais ça ne suffit pas pour vivre. Au contraire, je connais bien des gentlemen qui n’en vivent pas plus mal pour avoir la tête dure, mais qui ne feraient pas grand’chose d’un cœur tendre. Écoutez. Il s’agit ici d’une affaire qui n’a rien à voir avec les sympathies et le sentiment. En ma qualité d’ami commun, je désire arranger les choses d’une manière satisfaisante, si c’est possible, et c’est possible. Si vous êtes pauvre comme vous dites à présent, c’est que vous le voulez bien. Vous avez des amis qui ne vous laisseraient pas dans le besoin s’ils le savaient. Mon ami, à moi, est dans une position plus gênée et plus misérable qu’on ne peut croire, et, comme vous êtes l’un et l’autre les anneaux d’une même chaîne, il est tout naturel que ce soit de votre côté qu’il se tourne pour obtenir aide et assistance. Il a partagé longtemps mon logis et ma table : car, je vous le disais tout à l’heure, j’ai le défaut d’avoir le cœur tendre, et je ne puis m’empêcher, comme ami, de trouver qu’il a tout à fait raison de s’adresser à vous. Vous avez toujours eu un abri sur votre tête ; lui, il a toujours erré sans asile. Vous avez votre fils pour vous aider et vous consoler ; lui, il n’a personne. Il ne faut pas que tous les avantages soient du même côté. Puisque vous êtes embarqués dans le même bateau, il faut vous partager le lest avec plus d’équité. »

Elle allait prendre la parole, lorsqu’il l’en empêcha pour continuer :

« Le seul moyen de le faire, c’est de boursicoter pour moi et mon ami ; et c’est le conseil que je voulais vous donner. Il ne vous en veut pas, à ce que je peux croire, madame ; bien loin de là : car, malgré la dureté avec laquelle vous l’avez traité plus d’une fois, en le mettant pour ainsi dire à la porte, il a tant d’égards pour vous, je pense, que, même dans le cas où vous tromperiez aujourd’hui son attente, il consentirait à se charger de votre fils pour en faire un homme. »

Il prononça ces derniers mots avec une expression particulière et se tut pour en voir l’effet. La pauvre veuve ne répondit que par des larmes.

« C'est un garçon, dit l’aveugle d’un air réfléchi, qui paraît avoir des dispositions : on pourra en faire quelque chose. Il a l’air assez disposé, d’après ce que j’ai entendu ce soir de sa conversation avec vous, à essayer de changer un peu l’uniformité de la vie qu’il mène ici… Mais ce n’est pas tout ça. Mon ami a un besoin pressant de vingt livres sterling. Puisque vous refusez une pension pour vous, vous pouvez bien faire ça pour lui. Il serait désagréable de vous exposer à voir troubler la paix de votre maison. Vous avez l’air d’être bien ici, et il faut faire un petit sacrifice pour y rester tranquillement. Vingt livres, la veuve, ce n’est pas le diable. Vous savez bien où vous procurer ça, quand vous voudrez : un petit mot à la poste et tout est dit… vous avez vos vingt livres. »

Elle allait encore lui répondre, lorsqu’il l’arrêta de nouveau pour lui dire :

« Ne vous pressez pas trop de me donner votre réponse : vous pourriez vous en repentir. Pensez-y un peu. Vingt livres… prises dans la poche d’un autre… ce n’est pas difficile. Songez à tout ça. Je ne suis pas si pressé. Voici la nuit qui arrive, et, si vous ne me donnez pas à coucher ici, je n’irai toujours pas loin. Vingt livres ! je vous donne vingt minutes pour y réfléchir, madame, une guinée à la minute, c’est bien joli. En attendant, je vais prendre un peu l’air, qui est très pur et très agréable dans ce pays. »

En même temps, il prit à tâtons le chemin de la porte, emportant avec lui sa chaise. Puis s’asseyant sous un chèvrefeuille touffu, et étendant ses jambes en travers de la porte pour que personne ne pût entrer ni sortir sans qu’il en eût connaissance, il tira de sa poche une pipe, une pierre à fusil, un briquet et de l’amadou, et se mit à fumer. La soirée était charmante ; c’était dans la saison où le crépuscule est la plus jolie chose du monde. De temps en temps il s’arrêtait pour laisser la fumée de sa pipe monter lentement en spirales dans l’air, et pour renifler le parfum délicieux des fleurs. Il était là si à son aise ! il était comme chez lui : on aurait cru qu’il n’en avait pas bougé de sa vie ; et il attendait en maître de céans la réponse de la veuve et le retour de Barnabé.

Chapitre IV. §

Quand Barnabé revint avec le pain demandé, la vue du bon vieux pèlerin fumant sa pipe et se mettant à son aise avec si peu de cérémonie, parut lui causer, même à lui, beaucoup de surprise, surtout lorsqu’il vit ce digne et pieux personnage, au lieu de serrer précieusement et avec soin son pain dans son bissac, le repousser négligemment sur la table, et tirer sa bouteille en l’invitant à s’asseoir pour boire un coup avec lui.

« Car, dit-il, je ne m’embarque jamais sans biscuit, comme vous voyez. Goûtez-moi ça. Est-ce bon ? »

Les yeux de Barnabé en pleuraient et il toussait comme un malheureux, tant le grog était fort, ce qui ne l’empêcha pas de répondre que c’était excellent.

« Encore une goutte, dit l’aveugle ; n’ayez pas peur, vous n’en prenez pas comme cela tous les jours.

– Tous les jours, cria Barnabé, dites donc jamais !

– Vous êtes trop pauvre, reprit l’autre avec un soupir. Voilà le mal. Votre mère, la pauvre femme, serait plus heureuse si elle était plus riche, Barnabé.

– Tiens ! comme cela se trouve ! C'est justement ce que je lui disais quand vous êtes venu ce soir, en voyant tout l’or qui brillait au ciel, dit Barnabé rapprochant sa chaise, et regardant attentivement l’aveugle en face. Dites-moi donc. N'y aurait-il pas quelque moyen de devenir riche, que je pourrais apprendre ?

– Quelque moyen ? il y en a cent.

– Vraiment ? Comme vous dites ça ! Eh bien ! quels sont-ils ?… ne vous tourmentez pas, mère, c’est pour vous que je fais cette question, ce n’est pas pour moi… quand je vous dis que c’est pour vous… Quels sont-ils, voyons ? »

L'aveugle tourna sa face, où perçait un sourire de joie triomphante, du côté où la veuve se tenait en grand émoi.

« Mais, répondit-il, mon bon ami, ça ne se trouve pas comme ça à rester le derrière sur sa chaise.

– Sur sa chaise ! cria Barnabé s’étirant les manches ; ce n’est toujours pas moi que vous voulez dire ; ou bien vous vous trompez joliment, moi qui suis souvent à courir avant le lever du soleil, pour ne rentrer à la maison qu’à la nuit. Vous me trouveriez dans les bois avant que le soleil en ait chassé l’ombre, et j’y suis bien des fois encore après que la lune brille au ciel, et regarde à travers les branches pour voir l’autre lune qui demeure dans l’eau. En allant à droite, à gauche, je cherche bien à trouver, dans l’herbe et dans la mousse, s’il n’y a pas quelqu’une de ces pièces de monnaie pour lesquelles elle se donne tant de mal à travailler et verse tant de larmes. Et, quand je suis couché à l’ombre, où je m’endors, c’est encore pour en rêver… Je rêve que j’en déterre des tas, que j’en vois des cachettes dans les broussailles, que je les vois étinceler dans le feuillage, comme des gouttes de rosée. Mais, avec tout cela, je n’en trouve jamais. Dites-moi donc où il y en a. Fallût-il un an pour y aller, j’y vais ; parce que je sais bien comme vous qu’elle serait plus heureuse si elle m’en voyait revenir chargé. Parlez donc, je vous écoute, dussé-je vous prêter l’oreille toute la nuit. »

L'aveugle passa légèrement sa main sur toute la personne du pauvre diable ; et, voyant qu’il avait les coudes plantés sur la table, le menton appuyé sur ses deux mains, qu’il se penchait avidement en avant, montrant dans toute son attitude l’intérêt et l’impatience dont il était animé, il s’arrêta une minute avant de lui répondre, pour laisser la veuve considérer la chose à loisir.

« C'est dans le monde, mon brave Barnabé, c’est dans les joyeux amusements du monde : ce n’est pas dans des endroits solitaires comme ceux où vous passez votre temps ; c’est dans les foules, au milieu du bruit et du tapage.

– Bravo ! bravo ! cria Barnabé, en se frottant les mains, à la bonne heure ! voilà ce que j’aime. Et Grip aussi. Voilà ce qu’il nous faut à tous les deux. Bravo !

– Dans les endroits, continua l’autre, comme il en faut à un jeune gars qui aime sa mère et qui peut faire là pour elle, et pour lui par-dessus le marché, en moins d’un mois, ce qu’il ne ferait pas ici dans toute sa vie… c’est-à-dire avec un ami, vous comprenez, pour lui donner de bons conseils.

– Vous entendez, mère ? cria Barnabé, se retournant vers elle avec délice. Et puis maintenant venez donc me dire qu’il ne vaut pas seulement la peine qu’on le ramasse, quand même il serait là reluisant à nos pieds ! Et pourquoi donc alors le recherchons-nous tant à présent, que, pour en avoir un peu, nous nous tuons de travail du matin jusqu’au soir ?

– Certainement, dit l’aveugle, certainement… La veuve, n’avez-vous pas encore votre réponse prête ? Est-ce que, ajouta-t-il tout bas, vous n’êtes pas encore décidée ?

– Je veux vous dire un mot… à part.

– Mettez votre main sur ma manche, dit Stagg se levant de table, et je vous suivrai où vous voudrez. Courage, mon brave Barnabé ! Nous reparlerons de ça. J'ai un caprice pour vous. Attendez-moi là un peu, je vais revenir… Allons, la veuve ! »

Elle le mena à la porte, puis dans le petit jardin, où ils s’arrêtèrent.

« Il a bien choisi son commissionnaire, dit-elle à demi-voix ; vous êtes bien l’homme qu’il faut pour représenter celui qui vous envoie.

– Je lui dirai cela de votre part, répondit Stagg. Comme il a beaucoup de considération pour vous, l’éloge que vous voulez bien faire de moi ne pourra que me relever dans son estime. Mais il nous faut nos droits, la veuve.

– Des droits ! savez-vous qu’un seul mot de moi… ?

– Pourquoi ne continuez-vous pas ? répliqua l’aveugle avec calme, après un long silence. Est-ce que vous croyez que je ne sais pas bien qu’un mot de vous suffirait pour faire faire à mon ami le dernier pas de danse qu’il pût jamais faire dans ce monde ? Que si, que je le sais bien. Eh bien, après ? ne sais-je pas bien aussi que ce mot-là, vous ne le direz jamais, la veuve ?

– Vous croyez ça ?

– Si je le crois ! j’en suis si sûr que je ne veux pas seulement que nous perdions notre temps à discuter cette question. Je vous répète qu’il nous faut nos droits, ou un dédommagement. Ne vous écartez pas de là, ou je retourne à mon jeune ami, car ce garçon-là m’intéresse, et j’ai envie de le mettre en bon chemin pour faire fortune. Bah ! je sais bien ce que vous allez dire, ajouta-t-il bien vite ; vous n’avez pas besoin de m’en parler, vous me l’avez déjà fait entendre. Vous voulez me demander si je ne devrais pas avoir pitié de vous, parce que je suis aveugle. Eh bien ! non. Faut-il, parce que je ne vois pas, que vous vous imaginiez que je dois mieux valoir que ceux qui voient ? Et de quel droit ? Ne semble-t-il pas que la main de Dieu se manifeste plutôt à me priver de mes yeux qu’à vous laisser les vôtres ? Voilà bien votre jargon, à vous autres ! Oh ! quelle horreur ! c’est un aveugle et il a volé ; ou bien il a menti ; ou bien il a filouté. Voyez un peu la belle histoire ! Parce qu’il n’a pour vivre que les liards que vous lui jetez dans sa sébile, le long des rues, il est bien plus coupable que vous qui pouvez voir, travailler, vivre enfin indépendants de la charité d’autrui. Le diable soit de vous ! Parce que vous avez vos cinq sens, vous pouvez être aussi vicieux que vous voulez. Parce que nous n’en avons que quatre, et qu’il nous manque le plus précieux de tous, il faut que nous vivions bien moralement de notre infirmité. Voilà la justice et la charité du riche pour le pauvre, comme on l’entend par tout le monde ! »

Il s’arrêta là-dessus un moment, et entendant sonner da l’argent dans la main de la veuve :

« Bon, s’écria-t-il, reprenant tout de suite son air posé, voilà qui peut arranger les affaires. Est-ce la somme, dites-moi, la veuve ?

– Je veux d’abord que vous répondiez à une question. Vous dites qu’il est près d’ici. Est-ce qu’il a quitté Londres ?

– S'il est près d’ici, la veuve, vous comprenez qu’il faut qu’il ait quitté Londres.

– Oui, mais, je veux dire, est-ce pour de bon ? Vous savez bien.

– Oui, ma foi ! c’est pour de bon. La vérité est que, s’il y était resté plus longtemps, cela pouvait avoir pour lui des conséquences désagréables. C'est la raison qui lui a fait quitter Londres.

– Écoutez, dit la veuve, faisant sonner des pièces de monnaie sur le banc près duquel ils étaient ; comptez.

– Six, dit l’aveugle en les écoutant attentivement à mesure. Comment ! pas davantage ?

– C'est l’épargne de cinq années. Six guinées. »

Il prit une des pièces dans sa main, la tâta soigneusement, la mit dans ses dents, la fit sonner sur le banc, et invita la veuve à continuer.

« Ces guinées-là, je les ai amassées sou par sou, pour les cas de maladie, ou dans la prévision de la mort qui pourrait m’enlever à mon fils. C'est le prix de cinq années de faim, de veilles et de travail. Si vous êtes disposé à les prendre, prenez-les, mais à la condition que vous quitterez la maison à l’instant, et que vous ne rentrerez plus dans cette chambre où mon fils est assis à vous attendre.

– Six guinées ! dit l’aveugle, secouant la tête ; il est vrai qu’elles sont de poids et de bon aloi, mais ce n’est pas les vingt guinées que je vous demande, la veuve ; nous sommes loin de compte.

– Vous savez bien que, pour une somme pareille, il faut que j’écrive loin d’ici. Envoyer une lettre, recevoir la réponse tout cela demande du temps.

– Deux jours, peut-être ? dit Stagg.

– Davantage.

– Quatre jours ?

– Huit jours. Revenez d’aujourd’hui en huit, à la même heure ; mais pas ici : vous m’attendrez au coin de la ruelle.

– Et par conséquent, dit l’aveugle d’un air rusé, je suis sûr de vous retrouver encore ici ?

– Où voulez-vous que j’aille chercher un asile ailleurs ? N'êtes-vous pas encore content, après m’avoir réduite à la mendicité et m’avoir dépouillée du petit trésor si chèrement amassé, que je sacrifie, en ce moment, pour pouvoir au moins rester chez moi ?

– Hum ! dit l’aveugle après quelques moments de réflexion : mettez-moi la face tournée du côté que vous dites, et juste dans le chemin. Suis-je bien là ?

– Vous y êtes.

– Eh bien ! d’aujourd’hui en huit au coucher du soleil. N'oubliez pas le garçon qui est là dedans. Quant à présent, bonsoir ! »

Elle ne lui fit pas de réponse, et il n’en attendait pas. Il s’en alla lentement, retournant de temps en temps la tête, et s’arrêtant pour écouter, comme s’il était curieux de savoir s’il n’y avait pas quelqu’un par là qui l’observât. Les ombres de la nuit s’épaississaient rapidement ; il fut bientôt perdu dans leur obscurité. Cependant, ce ne fut qu’après avoir traversé la ruelle, d’un bout à l’autre, et s’être assurée qu’il était parti, qu’elle rentra dans sa cabane et se dépêcha de barrer la porte et la fenêtre.

« Mère, dit Barnabé, qu’est-ce que vous faites donc ? Où est l’aveugle ?

– Il est parti.

– Parti ! cria-t-il en sursaut. Je voulais encore lui parler. Par où est-il allé ?

– Je ne sais pas, répondit-elle en le prenant à bras-le-corps. Il ne faut pas sortir ce soir : il y a des revenants et des rêves dehors.

– Ah ! dit Barnabé, frissonnant tout bas.

– Il ne fait pas bon à bouger d’ici ce soir, et demain nous quittons la place.

– Quelle place ? Cette cabane… avec le petit jardin, mère ?

– Oui, demain matin au lever du soleil. Il nous faut aller à Londres ; tâcher de nous perdre dans cette grande cohue : on nous suivrait à la trace dans toute autre ville : et puis, après cela, nous nous remettrons en route pour aller chercher quelque nouveau gîte. »

Il ne fallait pas grands efforts de persuasion pour réconcilier Barnabé avec l’idée d’un changement. Au premier moment il était fou de joie : le moment d’après il était accablé de chagrin, en songeant qu’il allait se séparer de ses amis les chiens. Le moment d’après, il était plus enchanté que jamais ; puis il frissonnait à l’idée que sa mère lui avait parlé de revenants pour l’empêcher de sortir ce soir, et rien n’égalait sa terreur et la singularité de ses questions. À la fin, grâce à la mobilité de ses sentiments, il surmonta sa peur, et se couchant tout habillé, pour être plus tôt prêt le lendemain, il s’endormit bientôt devant le triste feu de tourbe.

La mère ne ferma pas l’œil ; elle resta près de lui à veiller. Chaque souffle de vent qu’elle entendait au dehors retentissait à ses oreilles comme ce pas redouté qu’elle connaissait si bien à sa porte, ou comme cette main scélérate posée sur le loquet ; cette nuit calme de l’été fut pour elle une nuit d’horreur. Enfin, Dieu merci ! le jour parut. Quand elle eut fini les petits préparatifs nécessaires pour son voyage, et fait à genoux sa prière avec bien des larmes, elle éveilla Barnabé qui, au premier appel, sauta gaiement sur ses pieds.

Son paquet d’habillements n’était pas bien lourd à porter, et Grip était plutôt un plaisir qu’une gêne. Au moment où le soleil darda sur la terre ses premiers rayons, ils fermèrent la porte de leur maison désormais abandonnée, et partirent. Le ciel était bleu et clair. L'air était frais et chargé de doux parfums. Barnabé, les yeux en l’air, riait à gorge déployée.

Mais, comme c’était un des jours qu’il avait l’habitude de consacrer à ses grandes excursions, un des chiens, le plus laid de tous, vint d’un bond à ses pieds et se mit à sauter autour de lui en signe de joie. Quand il fallut faire la grosse voix pour le faire retourner chez lui, cela coûta beaucoup à Barnabé. Le chien battit en retraite, reculant d’un air moitié incrédule, moitié suppliant ; puis, après avoir reculé quelques pas, il s’arrêta.

C'était le dernier appel d’un vieux camarade, d’un ami fidèle… repoussé désormais. Barnabé ne put supporter cette idée, et, quand il fit de la main, en secouant sa tête, à son compagnon de plaisir et de promenade, le dernier signe d’adieu pour le renvoyer chez lui, il éclata en un torrent de larmes.

« Ah ! ma mère, ma mère, comme il va avoir du chagrin, quand il viendra gratter à la porte et qu’il la trouvera toujours fermée ! »

Il n’était pas le seul à penser au logis ; elle-même, on voyait bien à ses yeux noyés dans les pleurs, qu’elle ne pouvait pas l’oublier ; d’ailleurs elle ne l’aurait pas voulu, ni pour lui, ni pour elle, quand on lui aurait donné tout l’or du monde.

Chapitre V. §

Dans le catalogue des grâces inépuisables que le ciel a faites à l’homme, celle qui doit occuper la première place, c’est, sans contredit, la faculté que nous avons de trouver quelques germes de consolation dans nos plus rudes épreuves : et ce n’est pas seulement parce qu’elle nous ranime et nous soutient quand nous avons le plus besoin de secours ; mais c’est aussi parce que, dans cette source de consolations, il y a quelque chose, à ce que nous pouvons croire, qui émane de l’esprit divin ; quelque chose de cette bonté suprême qui démêle au milieu de nos fautes une qualité qui les rachète, quelque chose que, même dans notre chute, nous partageons avec les anges ; qui remonte au bon vieux temps où ils parcouraient la terre, et que, en partant, ils ont laissée derrière eux, par pitié pour nous.

Que de fois, pendant leur voyage, la veuve se rappela, d’un cœur reconnaissant, que, si Barnabé était si gai et si aimant, il le devait surtout à l’infirmité de son esprit ! Que de fois elle se répétait que, sans cela, il aurait été triste, morose, dur, éloigné d’elle, qui sait ? méchant et cruel, peut-être ! Que de fois elle trouva une consolation dans la force de son fils, une espérance dans la simplicité de sa nature ! Le monde était pour lui un monde de bonheur. Il n’y avait pas un arbre, une plante, une fleur, un oiseau, une bête, un faible insecte déposé sur l’herbe par le souffle de la brise d’été, qui ne fût un plaisir pour lui ; et le plaisir de son fils était aussi le sien. Dans les conditions de sa vie, que de fils plus sensés auraient été pour elle un sujet de chagrin, pendant que ce pauvre idiot, avec la faiblesse de son esprit, remplissait le cœur de sa mère d’un sentiment de reconnaissance et d’amour ! Leur bourse était bien légère : mais la veuve avait retenu pour elle une guinée du petit trésor qu’elle avait compté dans la main de l’aveugle ; avec quelques pence qu’elle avait ramassés d’ailleurs, cela valait, pour leurs habitudes frugales, une bonne somme à la banque. Ils avaient, de plus, Grip avec eux ; et souvent, quand il aurait fallu changer la guinée, ils n’avaient qu’à lui faire donner une représentation à la porte de quelque cabaret, ou sur la place d’un village, ou devant quelque maison de campagne, pour obtenir du caquet amusant de l’oiseau quelque secours, qu’ils n’auraient pas obtenu de la charité des gens.

Un jour, car ils avançaient lentement, et, malgré les carrioles et les charrettes où on voulait bien les recevoir quelquefois un bout de chemin, ils furent près d’une semaine en voyage, Barnabé, le corbeau sur l’épaule, et marchant devant sa mère, demanda la permission au concierge d’aller seulement jusqu’à un château sur la route, au bout de l’avenue, pour montrer son oiseau. Le brave concierge avait bonne envie de lui en accorder la permission, et s’y disposait sans doute, quand un gros gentleman, un fouet de chasse à la main, et la figure animée comme s’il avait bu un bon coup le matin, vint à cheval à la grille, en jurant et tempêtant plus qu’il n’était nécessaire pour se la faire ouvrir à l’instant.

« Avec qui donc êtes-vous là ? dit-il tout en colère au concierge, qui lui ouvrait la grille à deux battants en lui ôtant son chapeau. Qu'est-ce que c’est que ces gens-là ? hein ? Vous êtes une mendiante, n’est-ce pas, la femme ? »

La veuve répondit, avec une humble révérence, qu’ils étaient de pauvres voyageurs.

« Des coureurs, dit le gentleman, des vagabonds. Vous avez donc envie que je vous fasse faire connaissance avec le violon, hein ? le violon, le billot et le fouet ? d’où venez-vous ? »

Elle, d’un ton timide, en le voyant rouge de fureur et en entendant sa grosse voix, le pria de ne pas se fâcher, car ils ne faisaient pas de mal et allaient se remettre en route sur-le-champ.

« Ah ! voyez-vous ça ? vous croyez que nous allons laisser rôder des vagabonds par ici ? Je sais bien ce que vous venez faire. Vous venez voir s’il n’y a pas du linge qui sèche sur les haies, ou quelque poulet égaré sur les chemins. Hein ? Qu'est-ce que tu as là dans ton panier, grand fainéant ?

– Grip, Grip, Grip, Grip le malin, Grip le savant, Grip l’habile homme, Grip, Grip, Grip, cria le corbeau, que Barnabé s’était empressé de renfermer à l’approche du monsieur en colère. Je suis un démon, je suis un démon. N'aie pas peur, mon garçon. Hourra ! coa, coa, coa. Polly, mets sur le feu la bouilloire, nous allons prendre le thé.

– Sors-moi cette vermine, drôle, dit le gentleman, que je la voie. »

Barnabé, sur une invitation si gracieuse, prit son oiseau avec crainte et tremblement, et le posa à terre. Grip ne se sentit pas plutôt libre qu’il déboucha au moins cinquante bouteilles à la file et se mit à danser, regardant en même temps le gentleman avec une insolence sans pareille, et tournant de côté sa tête en spirale, comme s’il avait juré de la démancher.

Les glouglous du bouchon parurent faire plus d’impression sur l’esprit du gentleman que le babil de l’oiseau, sans doute parce qu’ils répondaient mieux à ses habitudes et à ses goûts. Il voulut lui faire répéter cet exercice ; mais, malgré ses ordres péremptoires et les cajoleries de Barnabé, Grip resta sourd à la requête et garda un morne silence.

« Viens me l’amener, » dit le gentleman en montrant du doigt le château. Mais Grip, qui ne s’endormait pas, s’était douté de la chose, et se mit à sauter devant eux, échappant à la poursuite de son maître ; il battait des ailes et criait en courant : « Marguerite, » afin d’annoncer à la cuisinière qu’il arrivait de la compagnie, pour laquelle elle ferait bien de préparer une petite collation.

Barnabé et sa mère, chacun de leur côté, accompagnaient le gentleman qui, du haut de son cheval, les regardait, de temps en temps, d’un œil fier et farouche, vociférant par-ci par-là quelque question dont Barnabé trouvait le ton si sévère que, dans son trouble, il n’y faisait point de réponse. Ce fut dans une occasion de ce genre que, voyant le gentleman disposé à le châtier à coups de fouet, la veuve prit la liberté de l’informer à voix basse, et la larme à l’œil, que son fils était imbécile.

« Tu es donc idiot, hein ? dit le gentleman en regardant Barnabé. Y a-t-il longtemps que tu es idiot ?

– La mère sait ça, dit timidement Barnabé. Moi je crois que je l’ai toujours été.

– C'est de naissance, dit la veuve.

– Je ne crois pas ça, dit le gentleman, je n’en crois pas un mot. C'est une excuse pour faire le paresseux. Il n’y a rien de bon comme le fouet pour guérir ça tout de suite. Je vous réponds qu’il ne me faudrait pas dix minutes pour lui faire passer cette maladie-là.

– Le ciel y a mis vingt-deux ans déjà, monsieur, sans y réussir, dit la veuve avec douceur.

– Alors, pourquoi ne le faites-vous pas enfermer ? Nous payons pourtant assez cher en province pour ces institutions-là, que Dieu confonde ! Mais c’est que vous aimez mieux le promener pour demander l’aumône, comme de raison. Oh ! je vous connais bien. »

Or, ce gentleman avait plusieurs petits surnoms d’amitié dans ses connaissances. Les uns l’appelaient « un gentilhomme campagnard de la bonne roche, » d’autres « un gentilhomme campagnard du bon temps, » d’autres « un Nemrod, » d’autres « un Anglais pur sang, », d’autres « un vrai John Bull ; » mais tous ils s’accordaient en un point : c’est que c’était bien dommage qu’il n’y en eût pas beaucoup comme lui, et que c’était là ce qui faisait que le pays marchait tous les jours à sa ruine. Il était juge de paix : il savait à peine écrire son nom lisiblement ; mais il avait des qualités de premier ordre. D'abord, il était très sévère pour les braconniers ; ensuite il n’y avait pas de meilleur tireur, de cavalier plus intrépide ; nul n’avait de meilleurs chevaux, de meilleurs chiens ; il mangeait de la viande, il buvait du vin comme personne ; il n’y avait pas, dans tout le comté, un homme comme lui pour se coucher tous les soirs plus aviné, sans qu’il y parût le lendemain matin. Il se connaissait en bêtes chevalines aussi bien qu’un vétérinaire ; il avait des connaissances en écurie, qui faisaient honte à son premier cocher. Il n’avait pas un porc dans ses étables qui pût se vanter d’être aussi glouton que son maître. Il n’avait pas un siège au Parlement en personne, mais il était extrêmement patriote, et menait ses gens au vote haut la main. C'était un des plus chauds partisans de l’Église et de l’État, et il n’aurait pas, au grand jamais, donné un bénéfice de son ressort à un curé qui n’aurait pas justifié de boire ses trois bouteilles à son repas, et de chasser le renard dans la perfection. Il n’avait aucune confiance dans l’honnêteté des pauvres gens qui avaient le malheur de savoir lire et écrire, et, dans le fond de l’âme, il n’avait pas encore pardonné à sa femme d’en savoir là-dessus plus long que lui. Bien entendu qu’il avait épousé cette dame pour cette bonne raison que ses amis appelaient « la bonne vieille raison anglaise, » à savoir que les deux propriétés se touchaient. Bref, si nous appelons Barnabé un idiot et Grip une créature de pur instinct animal, je ne sais plus trop comment qualifier notre gentilhomme.

Il poussa jusqu’à la porte d’une belle habitation où l’on montait par un perron ; au bas des marches se tenait un domestique pour prendre le cheval. Puis il les conduisit dans un grand vestibule qui, tout spacieux qu’il était, sentait encore les orgies de la veille. Des manteaux de cheval, des cravaches, des brides, des bottes à revers, des éperons, etc., étaient épars de tous côtés et composaient, avec quelques grands andouillets et des portraits de chevaux et de chiens, le principal embellissement de la pièce.

Il se jeta dans un grand fauteuil, qui, par parenthèse, lui servait souvent à ronfler, la nuit, quand il se trouvait que, ces jours-là, il avait été, selon ses admirateurs, plus beau gentilhomme campagnard encore que de coutume ; et il donna l’ordre au valet de dire à sa maîtresse de descendre ; et aussitôt on vit, un peu agitée, à ce qu’il semblait, par cet appel inaccoutumé, paraître une dame beaucoup plus jeune que lui, qui n’avait pas l’air d’être bien forte de santé, ni bien heureuse.

« Tenez ! vous qui n’aimez pas à suivre les chiens en bonne Anglaise, regardez-moi ça ; ça vous fera peut-être plus de plaisir. »

La dame sourit, s’assit à quelque distance de lui, et jeta sur Barnabé un regard de commisération.

« C'est un idiot, à ce que dit cette femme, remarqua le gentleman, en secouant la tête, quoique je ne croie pas ça.

– Est-ce que vous êtes sa mère ? demanda la dame.

– Oui, madame.

– Qu'est-ce que vous avez besoin de lui demander ça ? dit le gentleman en fourrant ses mains dans ses goussets ; vous savez bien qu’elle ne dira pas non. Il est probable que c’est un imbécile qu’elle aura loué à tant par jour. Là ! voyons ! faites-lui faire quelque chose. »

Cependant Grip avait retrouvé sa civilité : il voulut bien condescendre, à la prière de Barnabé, à répéter son vocabulaire et à exécuter toutes ses gentillesses avec le plus grand succès. Le tire-bouchon, glou et l’encouragement ordinaire : « N'aie pas peur, mon garçon, » amusèrent si bien le gentleman, qu’il demanda bis pour cette partie du rôle : mais Grip rentra dans son panier, et finit par refuser décidément d’ajouter un mot de plus. La dame aussi prit beaucoup de plaisir à l’entendre ; mais rien ne divertit son mari comme l’obstination de l’animal dans son refus : il en poussa des éclats de rire à faire trembler la maison, et demanda combien il valait.

Barnabé eut l’air de ne pas comprendre la question, et probablement il ne la comprenait pas.

« Son prix ? dit le gentleman, faisant sonner de l’argent dans son gousset. Qu'est-ce que vous en voulez ? Combien ?

– Il n’est pas à vendre, répondit Barnabé, se dépêchant de fermer le panier et d’en passer la courroie dans son col. Mère, allons-nous-en !

– Voyez-vous comme c’est un idiot, madame la savante ? dit le gentleman, jetant à sa femme un regard méprisant. Il n’est déjà pas si bête pour faire valoir sa marchandise. Et vous, la vieille, voyons ! Qu'est-ce que vous en voulez ?

– C'est le fidèle camarade de mon fils, dit la veuve ; il n’est pas à vendre, monsieur, je vous assure.

– Pas à vendre ! cria le gentleman, dix fois plus rouge, plus enroué, plus tapageur que jamais ; pas à vendre !

– Je vous assure que non, répondit-elle. Nous n’avons jamais eu l’idée de nous en séparer, monsieur ; c’est la vérité pure. »

Il allait évidemment faire quelque réplique violente, lorsque, ayant attrapé au passage quelques mots prononcés tout bas par sa femme, il se tourna vivement vers elle pour lui dire : « Hein ? quoi ?

– Je dis que nous ne pouvons pas les forcer à vendre leur oiseau s’ils ne veulent pas, répondit-elle d’une voix faible. S'ils préfèrent le garder…

– S'ils préfèrent le garder ! répéta-t-il après elle. Des gens comme ça, qui traînent dans le pays pour vagabonder et voler de toutes mains, préférer garder un oiseau, quand un propriétaire terrier, un juge de paix, demande à l’acheter ! Voilà une vieille femme qui a été à l’école ! c’est bien facile à voir. Ne me dites pas que non, cria-t-il de tous ses poumons à la veuve. Moi, je vous dis que si. »

La mère de Barnabé se reconnut coupable d’avoir été à l’école ; mais, disait-elle, il n’y avait pas de mal à ça.

« Pas de mal ! Non, pas de mal ! pas de mal à ça, vieille rebelle, pas le moindre mal. Si j’avais seulement ici mon greffier, je te ferais tâter du billot, ou je te fourrerais dans la geôle pour apprendre à rôder à droite, à gauche, à l’affût d’un tas de menus larcins, bohémienne que tu es. Ici, Simon, jetez-moi ces filous-là dehors, et qu’on les mette à la porte, par la grand’route. Ah ! vous ne voulez pas vendre cet oiseau, et vous venez mendier ici l’aumône ! S'ils ne détalent pas plus vite que ça, mettez-moi les chiens à leurs trousses. »

Ils n’attendirent pas leur reste et se mirent à se sauver en toute hâte, laissant le gentleman tempêter tout seul, car la pauvre dame s’était déjà retirée auparavant, et firent en vain tout ce qu’ils purent pour faire taire Grip, qui, excité par le bruit, déboucha des bouteilles tout le long de l’avenue, de quoi régaler une ville entière, apparemment pour se réjouir méchamment d’avoir été la cause de tout ce tapage. Ils étaient déjà presque arrivés à la loge du concierge, quand un autre domestique, sorti des massifs voisins, en faisant semblant de les presser de s’en aller, mit un écu dans la main de la veuve, en lui disant tout bas que c’était de la part de la dame, et ferma doucement sur eux la porte.

Quand la veuve s’arrêta avec son fils à la porte d’un cabaret, à quelques milles de là, et qu’elle entendit vanter par ses amis le caractère du juge de paix, en songeant à cet incident, elle ne put s’empêcher de penser qu’il faudrait peut-être quelque chose de plus qu’une capacité d’estomac remarquable et un goût prononcé pour les chenils et les écuries, pour former un parfait gentilhomme campagnard, ou un Anglais pur sang, ou un vrai John Bull, et que peut-être aussi c’était abuser de ces éloges que de les déshonorer ainsi dans l’application. Elle ne se doutait guère alors qu’une circonstance si futile dût avoir jamais quelque influence sur leur sort ; mais elle ne l’apprit que trop du temps et de l’expérience.

« Mère, dit Barnabé, pendant qu’ils étaient assis le lendemain sur un chariot qui devait les mener jusqu’à dix milles de la capitale, nous allons commencer, m’avez-vous dit, par aller à Londres ; y verrons-nous l’aveugle ? »

Elle allait lui répondre : « Dieu nous en garde ! » mais elle se retint et se contenta de lui dira : « Non, je ne crois pas. Pourquoi cette question ?

– C'est un homme d’esprit, dit Barnabé d’un air pensif ; je voudrais bien me retrouver encore avec lui. Qu'est-ce qu’il disait donc des foules ? Que l’or se trouvait dans les endroits où il y avait de la foule, et non pas parmi les arbres, ni dans des endroits si tranquilles ? Il avait l’air d’aimer ça ; et, comme il ne manque pas de foule à Londres, je crois bien que je le trouverai là.

– Mais, mon cher enfant, pourquoi donc tenez-vous tant à le voir ?

– Parce que, dit Barnabé en la regardant d’un air sérieux, il me parlait de l’or, qui est une chose bien précieuse, et que vous-même, vous avez beau dire, vous voudriez bien en avoir, j’en suis sûr. Et puis, il n’a fait que paraître et disparaître d’une manière si étrange ! Il m’a rappelé ces vieux bonshommes à tête grise, qui viennent quelquefois au pied de mon lit, la nuit, me dire un tas de choses que je ne puis plus me rappeler le lendemain, quand il fait jour. Il m’avait dit qu’il me reparlerait avant de partir : je ne sais pas pourquoi il ne m’a pas tenu parole.

– Mais, mon cher Barnabé, je croyais que vous ne pensiez jamais, auparavant, à être riche ou pauvre, et je vous ai toujours vu content comme vous étiez. »

Il se mit à rire en la priant de lui répéter ça. Puis il se mit à crier : « Hé ! hé !… oh ! oui ; » et recommença de rire. Mais bientôt il lui passa une autre chose par la tête, qui chassa ce sujet de son esprit, pour faire place elle-même à quelque autre rêve aussi fugitif.

Cependant il était évident, par ce qu’il venait de dire, et par sa persévérance à revenir plusieurs fois là-dessus dans le courant de la journée et encore le lendemain, que la visite de l’aveugle et surtout ses paroles s’étaient fortement emparées de son esprit. L'idée de la richesse lui était-elle vraiment venue, pour la première fois, en regardant ce soir-là les nuages dotés dans le ciel, quoiqu’il eût eu souvent sous les yeux des images pareilles auparavant à l’horizon ? Ou bien était-ce leur vie misérable et pauvre qui, par contraste, lui avait, depuis longtemps, mis cette idée dans la tête ? Ou bien fallait-il croire, comme il le pensait, que c’était l’assentiment fortuit donné par l’aveugle à ces pensées, qu’il couvait dans son esprit qui l’avait décidé ? Serait-ce, enfin, qu’il avait été frappé davantage de cette circonstance, parce que c’était le premier aveugle avec lequel il avait jamais fait conversation ? C'était un mystère pour la mère. Elle fit tout ce qu’elle put pour obtenir quelque éclaircissement, mais ce fut en vain : il est probable que Barnabé lui-même ne s’en rendait pas compte.

Elle était très malheureuse de lui voir toucher cette corde ; mais tout ce qu’elle pouvait faire, c’était de l’amener doucement à quelque autre sujet pour chasser celui-là de son esprit. Quant à le mettre en garde contre leur visiteur, à montrer quelque crainte ou quelque soupçon à cet égard, elle craignait que ce ne fût plutôt le moyen de redoubler l’intérêt que lui portait déjà Barnabé, et de lui faire souhaiter davantage la rencontre après laquelle il soupirait ; elle espérait, en se plongeant dans la foule, échapper à la poursuite terrible qu’elle fuyait ; puis ensuite, en s’échappant de Londres avec précaution pour aller plus loin, elle voulait, si c’était possible, aller encore chercher une retraite inconnue où elle pût trouver la solitude et la paix.

À la fin, ils arrivèrent à la station où on devait les déposer, à dix milles de Londres, et y passèrent la nuit, après avoir fait marché avec un autre voiturier, moyennant peu de chose, pour se faire emmener le lendemain dans une carriole qui s’en retournait à vide, et qui devait partir à cinq heures du matin. Le voiturier fut exact, la route était bonne, sauf un peu de poussière que la chaleur et la sécheresse rendaient étouffante ; et, à sept heures du matin, le 2 juin 1780, qui était un vendredi, ils mirent pied à terre au bas du pont de Wesminster, prirent congé de leur conducteur, et se trouvèrent seuls ensemble sur le pavé brûlant ; car la fraîcheur que la nuit répand sur ces carrefours populeux était déjà partie, et le soleil brillait dans tout son lustre.

Chapitre VI. §

Ne sachant où aller après, et effarouchés par la foule de gens qui étaient déjà sur pied, ils s’assirent à l’écart dans une des retraites du pont pour se reposer. Ils s’aperçurent bientôt que le courant d’activité générale se portait tout entier d’un côté, et qu’il y avait un nombre infini de personnes qui traversaient la Tamise de la rive de Middlesex à celle de Surrey, avec une précipitation extraordinaire et dans un état d’excitation évident. Elles étaient, le plus souvent, réunies par petits pelotons de deux ou trois, ou même d’une demi-douzaine, se parlaient peu, quelquefois observaient un silence absolu, et suivaient leur route d’un pas pressé, comme des gens absorbés par un but unique et commun.

Barnabé et sa mère furent surpris de voir presque tous les hommes de ce grand rassemblement, qui passaient devant eux sans discontinuer, porter une cocarde bleue à leur chapeau, et ceux qui n’avaient pas cette décoration, passants inoffensifs, se montrer inquiets et chercher timidement à éviter l’attention et les attaques des autres, auxquels ils laissaient le haut du pavé, par voie de conciliation. C'était d’ailleurs assez naturel, vu l’infériorité de leur nombre : car ceux qui portaient des cocardes bleues étaient à ceux qui n’en portaient pas dans la proportion de quarante ou cinquante au moins contre un. Cependant on ne voyait point de querelles. Les cocardes bleues se pressaient comme des essaims, cherchant à se passer l’une l’autre, et se hâtant de tout leur pouvoir au milieu de la multitude, échangeant seulement un regard, et encore pas toujours, avec les passants qui n’appartenaient pas à leur association.

Au commencement, le courant populaire s’était borné à occuper les deux trottoirs ; un petit nombre de traînards seulement se rencontraient sur la chaussée. Mais, au bout d’une demi-heure environ, le passage fut complètement bloqué par la foule qui, serrée et compacte à présent, embarrassée dans les charrettes et les voitures qu’elle rencontrait, ne pouvait plus avancer que lentement, et quelquefois même se voyait obligée de faire des haltes, de huit ou dix minutes.

Au bout de deux heures environ, le nombre des passants commença à diminuer sensiblement ; on les vit, petit à petit, s’éclaircir, débarrasser le pont, disparaître, sauf quelques traînards à cocardes, qui, se sentant en retard, le visage poudreux et échauffé, pressaient le pas pour ne point arriver trop tard, ou s’arrêtaient à demander le chemin qu’avaient pris leurs amis, et se hâtaient, après s’être renseignés, de marcher dans cette direction avec une satisfaction visible. Au milieu de cette solitude relative, qui lui semblait si étrange et si nouvelle après la foule qui l’avait précédée, la veuve eut, pour la première fois, l’occasion de s’informer à un vieillard, qui était venu s’asseoir près d’eux, de ce que signifiait ce concours extraordinaire de gens.

« Mais d’où donc venez-vous ? répondit-il, si vous n’avez pas entendu parler de la Grande Association de lord Georges Gordon. C'est aujourd’hui qu’il présente à la Chambre la pétition contre les catholiques. Que Dieu l’assiste !

– Eh bien ! qu’est-ce que tous ces gens-là ont à voir là dedans ? demanda-t-elle.

– Ce qu’ils ont à voir là dedans ? Comme vous y allez ! Vous ne savez donc pas que Sa Seigneurie a déclaré qu’elle ne présenterait rien à la Chambre s’il n’y avait pas, pour soutenir la pétition, quarante mille hommes au moins à la porte, et des gaillards solides ? Jugez de la foule qu’il va y avoir.

– Quelle foule, en effet ! dit Barnabé. Entendez-vous, mère ?

– Ils vont, à ce qu’on dit, reprit le vieillard, passer une revue de plus de cent mille hommes. Ah ! vous n’avez qu’à laisser faire lord Georges. Il connaît bien son pouvoir. Il y a de puissants visages à ces trois fenêtres là-bas (et il montrait la chambre des Communes qui dominait la rivière), qui vont devenir pâles comme la mort en voyant ce soir lord Georges monter à la tribune : et ils n’auront pas tort. Eh ! eh ! laissez faire Sa Seigneurie, c’est un malin. »

Et là-dessus, marmottant, riant dans sa barbe, et remuant son index d’un air significatif, il se leva à l’aide de son bâton, et s’en alla comme un château branlant.

« Mère, dit Barnabé, quelle brave foule dont il parle là. Allons !

– Pas pour la rejoindre, toujours, cria-t-elle.

– Si, si, répondit-il en tirant les manches de sa veste. Pourquoi pas ? Allons !

– Vous ne savez pas, dit-elle avec instance, le mal que ces gens-là peuvent faire, où ils peuvent vous conduire, ni quelles sont leurs intentions. Pour l’amour de moi…

– C'est justement pour l’amour de vous, cria-t-il en lui tapotant les mains. C'est bien cela, pour l’amour de vous, mère. Vous vous rappelez bien ce que l’aveugle nous disait de l’or. Voilà une brave foule ! Allons ! ou plutôt, attendez que je sois revenu ; attendez-moi là. »

Avec toute l’énergie de sa crainte maternelle, elle essaya, mais en vain, de le détourner de son idée. Il était baissé à boucler son soulier, quand un fiacre passa rapidement devant eux, et, de l’intérieur, une voix ordonna au cocher de s’arrêter.

« Jeune homme ! dit la voix.

– Qu'est-ce qu’on me veut ? cria Barnabé en levant les yeux.

– Est-ce que vous ne voulez pas porter cette décoration ? reprit l’étranger en lui tendant une cocarde bleue.

– Au nom du ciel, n’en faites rien ; ne la lui donnez pas, s’écria la veuve.

– Parlez pour vous, bonne femme, dit l’autre froidement. Laissez le jeune homme faire ce qu’il lui plaît. Il est assez grand pour se décider tout seul ; il n’a plus besoin de s’accrocher aux cordons de votre tablier. Il sait bien, sans que vous ayez besoin de le lui dire, s’il veut ou non porter le signe d’un fidèle Anglais. »

Barnabé, tremblant d’impatience, se mit à crier : « Oui, oui, je veux le porter. » Il avait déjà répété ce cri plus de vingt fois, quand l’homme lui jeta une cocarde en lui disant : « Dépêchez-vous de vous rendre aux Champs de Saint-Georges. » Puis il ordonna au cocher de prendre le trot et les laissa là.

Barnabé, les mains tremblantes d’émotion, était en train d’attacher de son mieux ce signe de ralliement à son chapeau, répondant avec vivacité aux larmes et aux instances de sa mère, lorsque deux gentlemen qui passaient de l’autre côté jetèrent les yeux sur eux, et, voyant Barnabé occupé à s’embellir de cet ornement, se dirent quelques mots à l’oreille et revinrent sur leurs pas, à leur rencontre.

« Qu'est-ce que vous faites donc là à vous reposer ? dit l’un d’eux, habillé tout en noir, avec de grands cheveux clairsemés sur sa tête, et une canne à la main. Pourquoi n’avez-vous pas suivi les autres ?

– J'y vais, monsieur, répliqua Barnabé finissant sa besogne et mettant son chapeau d’un air crâne ; j’y cours à l’instant.

– Dites donc milord et non pas monsieur, jeune homme, si vous voulez bien, quand Sa Seigneurie vous fait l’honneur de vous adresser la parole, dit le second gentleman avec un air de doux reproche ; si vous n’avez pas reconnu lord Georges Gordon tout de suite, il est grand temps maintenant.

– Non, non, Gashford, dit lord Georges, pendant que Barnabé se découvrait et lui faisait un beau salut. Ça ne fait pas grand’chose dans un jour comme celui-ci, que tout Anglais fidèle se rappellera avec orgueil et plaisir ; couvrez-vous, l’ami, et suivez-nous, car vous êtes en arrière et vous allez arriver trop tard. Voilà qu’il est dix heures passées. Vous ne saviez donc pas que le rassemblement se faisait à dix heures précises ?

Barnabé secoua la tête en les regardant l’un après l’autre, comme s’il ne se doutait pas de ce qu’on voulait lui dire.

« Vous auriez dû le savoir, l’ami, dit Gashford. C'était bien convenu. D'où venez-vous donc, que vous êtes si mal informé ?

– Il n’est pas dans le cas de vous répondre, monsieur, dit la veuve. Cela ne sert à rien de l’interroger. Nous ne faisons que d’arriver de bien loin dans la province, et nous ne savons rien de tout cela.

– Il paraît que la cause a poussé loin ses racines, et qu’elle étend déjà ses branches de tous côtés, dit lord Georges à son secrétaire. Bonne nouvelle, et que Dieu soit loué !

– Ainsi soit-il ! cria Gashford d’un air solennel.

– Vous ne m’avez pas comprise, milord, dit la veuve. Pardon, vous vous méprenez cruellement sur ce que j’ai voulu dire. Nous n’entendons rien à tout ce qui se passe, et nous n’avons ni l’intention ni le droit d’y prendre avec vous la moindre part. Ce jeune homme est mon fils, mon pauvre fils, infirme d’esprit, et qui m’est plus cher que la vie. Au nom du ciel, milord, allez-vous-en sans lui ; épargnez-lui la tentation de vous suivre dans quelque danger.

– Ma bonne femme, dit Gashford, comment est-il possible ? Je ne vous comprends pas. Qu'est-ce que vous nous parlez de tentation et de danger ? Est-ce que vous prenez milord pour le lion de l’Écriture, qui chercha quelqu’un à dévorer ? Que le bon Dieu vous bénisse !

– Non, non, milord ; pardonnez-moi, reprit la veuve éplorée, lui mettant les deux mains sur la poitrine, sans savoir ce qu’elle faisait ni ce qu’elle disait, dans le trouble de son ardente prière ; mais j’ai des raisons de vous supplier de céder à mes larmes, aux larmes d’une mère. Au nom du ciel ! laissez-moi mon fils. Il n’est pas dans son bon sens ; il ne sait pas ce qu’il fait, je vous le jure.

– Voyez, dit lord Georges, reculant devant les mains de la veuve et rougissant tout à coup, voyez un peu la perversité de ce siècle ! On traite de folie le zèle de ceux qui veulent servir fidèlement la bonne cause. Avez-vous bien le cœur de parler comme cela de votre propre fils, mère dénaturée ?

– Vous m’étonnez, dit Gashford à la veuve, avec une espèce de sévérité sans aigreur ; voilà un triste échantillon de la dépravation des femmes !

– Il n’en a toujours pas l’air, dit lord Georges jetant un coup d’œil sur Barnabé, et demandant tout bas à son secrétaire s’il était vrai que le gars avait l’esprit dérangé. Et, quand ce serait, nous ne devons pas nous arrêter à une bagatelle comme ce prétendu dérangement d’esprit. Qui de nous (et il rougit encore) échapperait à ce reproche, si c’était un cas d’exclusion ?

– Pas un de nous, répliqua le secrétaire. Dans un cas comme celui-ci, plus il y a de zèle, de fidélité, de bonne volonté, plus la vocation est écrite là-haut, et plus sainte est la folie. Quant à ce jeune homme, milord, ajouta-t-il en retroussant légèrement sa lèvre, pendant qu’il regardait Barnabé, qui était là debout, à tourner dans les mains son chapeau, et à leur faire signe en cachette de partir, soyez sûr qu’il a toute sa raison, et qu’il est aussi sain d’esprit que pas un.

– Ah çà ! désirez-vous faire partie de la Grande Association ? dit lord Georges en s’adressant à lui ; avez-vous l’intention d’être un des nôtres ?

– Oui ! oui ! dit Barnabé, l’œil étincelant. Certainement que j’en ai l’intention. Je le lui disais à elle-même, pas plus tard que tout à l’heure.

– Je vois ce que c’est, répliqua lord Georges en jetant à la malheureuse mère un regard de reproche ; je m’en doutais. Eh bien ! vous n’avez qu’à me suivre, moi et ce gentleman, et vous allez accomplir votre désir. »

Barnabé déposa sur la joue de sa mère un tendre baiser, et lui disant d’avoir bon courage, que leur fortune était faite, il marcha derrière eux. Elle aussi, la pauvre femme, elle se mit à les suivre, en proie à une terreur et à un chagrin inexprimables.

Ils marchèrent rapidement le long de Bridge-Road, dont toutes les boutiques étaient fermées ; car en voyant passer cette cohue, et dans la crainte de leur retour, les gens n’étaient pas rassurés pour leurs marchandises et les vitres de leurs fenêtres ; on pouvait apercevoir à l’étage supérieur de leurs maisons tous les habitants réunis à leurs croisées, regardant en bas dans la rue avec des visages alarmés, où se peignaient diversement l’intérêt, l’attente et l’indignation. Les uns applaudissaient, les autres sifflaient. Mais sans faire attention à ces manifestations, et tout entier au bruit du vaste rassemblement voisin, qui retentissait à ses oreilles comme le mugissement de la mer, lord Georges Gordon hâta le pas et se trouva bientôt dans les Champs de Saint-Georges.

C'étaient réellement des champs à cette époque, et même très étendus. On y voyait rassemblée une multitude immense, portant des drapeaux de toute forme et de toute grandeur, mais tous d’une couleur uniforme, tous bleus, comme les cocardes. Il y avait des pelotons qui faisaient des évolutions militaires, d’autres en ligne, en carré, en cercle. Un grand nombre des détachements qui marchaient sur le champ de parade et de ceux qui restaient stationnaires, chantaient des psaumes et des hymnes. Quel que fût le premier qui en avait eu l’idée, elle n’était pas mauvaise : car le son de ces milliers de voix élevées dans les airs était fait pour remuer l’âme la plus insensible, et ne pouvait manquer de produire un effet merveilleux sur les enthousiastes de bonne foi dans leur égarement.

On avait posté en avant du rassemblement des sentinelles pour annoncer l’arrivée du chef. Quand celles-ci se furent repliées pour passer le mot d’ordre, il circula en un moment dans toute la troupe, et il y eut alors un moment de profond et morne silence, pendant lequel les masses se tinrent si tranquilles et si immobiles, qu’on ne voyait plus, partout où pouvaient se porter les yeux, d’autre mouvement que celui des bannières flottantes. Puis tout à coup éclata un hourra terrible, puis un second, puis un autre. L'air en était ébranlé et déchiré comme par un coup de canon.

« Gashford, cria lord Georges, serrant le bras de son secrétaire tout contre le sien, et parlant avec une émotion qui se trahissait également par l’altération de sa voix et de ses traits, je sens maintenant que je suis prédestiné ; je le vois, je le sais. Je suis le chef d’une armée. Ils me sommeraient en ce moment, d’une commune voix, de les conduire à la mort, que je le ferais ; oui ! dussé-je tomber le premier moi-même.

– En effet, c’est un fier et grand spectacle, dit le secrétaire ; une noble journée pour l’Angleterre et pour la grande cause du monde. Recevez, milord, l’hommage d’un humble mais dévoué serviteur…

– Qu'allez-vous faire ? lui cria son maître en le prenant par les deux mains, car il avait fait mine de s’agenouiller à ses pieds ; cher Gashford, n’allez pas me mettre hors d’état de remplir les devoirs qui m’attendent dans ce glorieux jour. » Et en disant ces mots le pauvre gentleman avait des larmes dans les yeux. « Passons à travers leurs rangs ; il nous faut trouver une place dans quelque division pour notre nouvelle recrue. Donnez-moi la main. »

Gashford glissa sa froide, son insidieuse main, dans l’étreinte fanatique de son maître, et alors, la main dans la main, toujours suivis de Barnabé et de sa mère, ils se mêlèrent à la foule.

L'Association, pendant ce temps-là, s’était remise à chanter, et, à mesure que leur chef passait dans les rangs, tous élevaient leurs voix à qui mieux mieux. Parmi ces ligueurs, coalisés pour défendre jusqu’à la mort la religion de leur pays, il y en avait beaucoup qui n’avaient pas même entendu ni psaume ni cantique de leur vie. Mais comme c’étaient de fameux lurons, pour la plupart, cela ne les empêchait pas d’avoir de bons poumons, et, comme ils aimaient naturellement à chanter, ils braillaient toutes les ribauderies et toutes les sottises qui leur passaient par la tête, sachant bien que cela se perdrait dans le chœur général des voix, et ne s’inquiétant guère d’ailleurs qu’on s’en aperçût ou non. Il y eut bien de ces gaudrioles chantées jusque sous le nez de lord Georges Gordon ; mais sans faire attention à leurs flonflons, il continua sa marche avec sa roideur habituelle et sa majesté solennelle, charmé, édifié de la piété de ses partisans.

Ils allaient donc toujours, toujours, tantôt sur le front de cette ligne, tantôt derrière celle-là, tournant autour de la circonférence de ce cercle, longeant les quatre côtés de ces carrés, et il y en avait sans fin à passer en revue, de ces cercles, de ces carrés, de ces lignes. La chaleur du jour était arrivée à son apogée ; la réverbération du soleil sur la place du rassemblement la rendait encore plus étouffante : ceux qui portaient les lourdes bannières commençaient à se sentir défaillir, et prêts à tomber de lassitude. La plupart des frères et amis ne se gênaient pas pour ôter leurs cravates et déboutonner leurs habits et leurs gilets. Dans le centre, un certain nombre d’entre eux, accablés par l’excès de la chaleur rendue plus insupportable encore par la multitude dont ils étaient entourés, se jetaient sur le gazon, tout haletants, offrant d’un verre d’eau tout ce qu’ils avaient d’argent. Et pourtant pas un homme ne quittait la place, pas même parmi ceux qui souffraient le plus ; et pourtant lord Georges, tout ruisselant de sueur, continuait sa marche avec Gashford ; et pourtant Barnabé et sa mère les suivaient de près avec persévérance.

Ils étaient arrivés au bout d’une longue ligne d’environ huit cents hommes sur une seule file et lord Georges avait tourné la tête derrière lui, quand on entendit un cri de reconnaissance, à demi étouffé comme tous les cris que la voix fait entendre en plein air au milieu d’une foule ; et aussitôt un homme sortit des rangs avec un grand éclat de rire, et posa sa lourde main sur l’épaule de Barnabé.

« Eh quoi ! s’écria-t-il, Barnabé Rudge ? Voilà un siècle qu’on ne vous a vu. Où diable étiez-vous donc caché ? »

Dans ce moment-là, Barnabé pensait à toute autre chose ; l’odeur du gazon foulé aux pieds lui rappelait ses vieilles parties de cricket, du temps qu’il était petit garçon et qu’il allait jouer sur la pelouse de Chigwell. Surpris de cette apostrophe soudaine et tapageuse, il fixa sur le personnage ses yeux effarouchés, sans pouvoir dire autre chose que « Est-ce bien Hugh que je vois ? »

– Oui-da, Hugh en personne, répéta l’autre ; Hugh du Maypole. Vous rappelez-vous mon chien ? Il vit toujours et il va bien vous reconnaître, je vous en réponds. Mais, Dieu me pardonne ! je crois que vous portez nos couleurs ? Tant mieux, ma foi, tant mieux ! Ha ! ha !

– Vous connaissez ce jeune homme-là, à ce que je vois ? dit Lord Georges.

– Si je le connais, milord ! je le connais aussi bien que ma main droite. Mon capitaine aussi le connaît : nous le connaissons tous.

– Voulez-vous le prendre dans votre division ?

– Il n’y a pas un garçon meilleur, ni plus agile, ni plus décidé que Barnabé Rudge, dit Hugh ; je parie avec qui voudra qu’on ne trouve pas son pareil. Il va marcher, milord, entre Dennis et moi ; et c’est lui qui va porter, ajouta-t-il en prenant un drapeau des mains d’un camarade fatigué, c’est lui qui va porter le plus gai drapeau de soie de cette vaillante armée.

« Dieu du ciel ! non, cria la veuve eu s’élançant devant eux. Barnabé… milord… voyez… il faut qu’il revienne ; Barnabé, Barnabé.

– Comment, des femmes dans le camp ! cria Hugh se jetant entre eux et les séparant. Holà ! capitaine, à l’ordre !

– Qu'est-ce qu’il y a donc ? cria Simon Tappertit, qui accourut en toute hâte et tout échauffé. Vous appelez cela de l’ordre !

– Ma foi ! non, capitaine, répondit Hugh, tenant toujours la veuve en respect avec ses mains étendues ; c’est bien plutôt du désordre. Les dames ne sont bonnes ici qu’à détourner nos vaillants soldats de leurs devoirs. Elles auraient bientôt rempli la place, si on les laissait faire. Allons, vite !

– Serrez les rangs ! cria Simon à plein gosier ; en avant, marche ! »

La pauvre femme était tombée sur le gazon. Tout le camp était en mouvement. Barnabé était entraîné au cœur d’une masse épaisse de ligueurs ; elle ne le voyait plus.

Chapitre VII. §

La populace ameutée avait été tout d’abord divisée en quatre sections ; celles de Londres, de Westminster, de Southwark et d’Écosse. Chacune de ces divisions se décomposait elle-même en divers corps, dont la figure et les contours, étant loin d’offrir un ensemble uniforme, présentaient au premier coup d’œil un ordre auquel il était impossible de rien comprendre, excepté peut-être pour les chefs et les commandants : car, pour les autres, c’était comme le plan de bataille qui n’est pas fait pour être compris du simple soldat, dont l’affaire est de se faire tuer en attendant. Pourtant, il ne faudrait pas croire que ce grand corps n’eût pas une méthode à lui. Car il n’y avait pas cinq minutes qu’on avait commandé le mouvement, que déjà la masse s’était répartie en trois grandes sections, prêtes à passer chacune, selon les ordres donnés antérieurement, la rivière sur un pont différent, et à se diriger par détachements séparés sur la chambre des Communes.

C'est à la tête de la section qui avait pour direction le pont de Wesminster, que lord Georges Gordon prit sa place. Il avait Gashford à sa droite et autour de lui une espèce d’état-major composé de sacripants et de coupe-jarrets. La conduite de la seconde section, qui devait passer par Black-friars, était confiée au Comité d’administration, composé de douze citoyens. La troisième enfin, qui devait prendre London-Bridge, et traverser les rues d’un bout à l’antre pour mieux faire connaître et apprécier leur nombre aux bons bourgeois de Londres, était commandée par Simon Tappertit (assisté par quelques officiers subalternes, pris dans la confrérie des Bouledogues unis), par Dennis, le bourreau, et quelques autres.

Au commandement de : « Marche ! » chacun de ces grands corps prit le chemin qui lui était assigné, et se forma dans un ordre parfait, et dans un profond silence. Celui qui traversa la Cité surpassait de beaucoup les autres en nombre, et tenait une si grande étendue, dans son développement, que, lorsque l’arrière-garde commença à se mettre en mouvement, la tête était déjà à plus de quatre milles en avant, quoique les hommes marchassent trois de front, en emboîtant le pas.

En tête de cette division, à la place que Hugh, dans la fougue de son humeur folâtre, lui avait assignée, entre ce dangereux compagnon et le bourreau marchait Barnabé, et bien des gens qui plus tard se rappelèrent ce jour-là n’oublièrent pas non plus la figure qu’il y faisait. Étranger à toute autre pensée qu’à son extase passagère, la face animée, l’œil étincelant de plaisir, sentant à peine le poids de la grande bannière dont il était chargé, et ne songeant qu’à la faire briller au soleil et flotter à la brise d’été, il avançait, plus fier, plus heureux, plus exalté qu’on ne peut dire : c’était peut-être le seul cœur insouciant, la seule créature innocente de toute l’émeute.

« Que pensez-vous de ça ? lui demanda Hugh en passant au travers des rues encombrées par la foule, et en lui faisant lever les yeux vers les fenêtres garnies de spectateurs. Les voilà tous sortis pour voir nos drapeaux et nos banderoles. Hein, Barnabé ? Ma foi ! c’est Barnabé qui est le héros de la fête ! C'est son drapeau qui est le plus grand, et le plus beau, par-dessus le marché ! Il n’y a rien, dans tout le cortège, qui approche de Barnabé. Tous les yeux sont tournés sur lui. Ha ! Ha ! ha !

– Ne faites donc pas tant de tapage, frère, dit le bourreau en grognant, et en lançant du côté de Barnabé un coup d’œil qui n’avait rien de flatteur. J'espère qu’il ne s’imagine pas qu’il n’y a rien à faire qu’à porter ce chiffon bleu, comme un petit garçon qui porte sa bannière à la procession. Vous êtes prêt à agir sérieusement, je suppose, hein ? C'est à vous que je parle, ajouta-t-il en poussant rudement du coude Barnabé. Qu'est-ce que vous faites là à bayer aux corneilles ? Pourquoi ne répondez-vous pas ? »

Barnabé, en effet, n’avait d’yeux que pour son drapeau. Pourtant, sur cette apostrophe, il promena un regard hébété du bourreau au camarade Hugh, qui dit à l’autre :

« Il ne sait pas ce que vous voulez lui dire ; attendez, je vais le lui faire comprendre. Barnabé, mon vieux, écoute-moi bien.

– Je vais vous écouter, dit-il en regardant autour de lui avec inquiétude ; mais je voudrais bien la voir, et je ne la vois pas.

– Voir qui ? demanda Dennis d’un ton bourru. Seriez-vous par hasard amoureux ? j’espère que non. Il ne manquerait plus que ça. Nous n’avons que faire d’amoureux ici.

– Ah ! qu’elle serait fière de me voir comme ça ! hein ? Hugh, dit Barnabé. Comme elle serait contente de me voir à la tête de ce grand spectacle ! Elle en pleurerait de joie, j’en suis sûr ; où donc peut-elle être ? Elle ne me voit jamais à mon avantage ; et pourtant, qu’est-ce que ça me fait d’être gai et pimpant, si elle n’est pas là pour en jouir ?

– Bon ! voilà-t-il pas un beau céladon ! s’écria M. Dennis avec le plus suprême dédain. Ah çà ! est-ce que vous croyez que nous prenons dans l’Association des amoureux pour faire du sentiment ?

– Ne vous tourmentez pas, frère, lui dit Hugh. C'est de sa mère qu’il parle.

– De sa quoi ? dit M. Dennis avec un abominable juron.

– De sa mère.

– Et vous croyez que je suis venu me mêler à cette division-ci, que je suis venu prendre part à ce jour mémorable pour entendre des petits garçons appeler leurs mamans ! répondit en grondant M. Dennis avec le plus profond dégoût. L'idée d’une maîtresse, c’était déjà assez ennuyeux ; mais une maman ! »

Et il en eut si mal au cœur, qu’il cracha par terre sans pouvoir ajouter un mot.

« Barnabé a raison, cria Hugh avec une grimace. Mais je vais vous dire, mon garçon ; regardez-moi bien, mon brave. Si elle n’est pas ici pour vous admirer, c’est que j’ai eu soin d’elle : je lui ai envoyé une demi-douzaine de gentlemen, chacun avec un beau drapeau bleu, quoique pas si beau de moitié que le vôtre, pour la mener, en grande cérémonie, à une maison magnifique, tout ornée de banderoles d’or et d’argent, et de mille autres choses plaisantes à voir, où elle va attendre que vous soyez revenu, et où je vous réponds qu’elle ne manque de rien.

– Ah ! vraiment ? dit Barnabé, la figure rayonnante de plaisir. Voilà qui me réjouit ! À la bonne heure, mon bon Hugh !

– Bah ! ce n’est rien en comparaison de ce que nous allons voir, reprit Hugh en clignant de l’œil à Dennis, qui regardait avec un grand étonnement son nouveau compagnon d’armes.

– Comment ! est-ce vrai ?

– Oh mais, rien du tout. De l’argent, des chapeaux à cornes avec des plumets, des habits rouges brodés d’or, tout ce qu’il y a de plus beau au monde, maintenant et jamais, tout cela est à nous, si nous promettons à ce noble gentleman, le meilleur gentleman de la terre, de porter nos drapeaux pendant quelques jours sans les perdre : nous n’avons pas plus que ça à faire.

– Quoi ! pas plus que ça ? cria Barnabé avec des yeux animés, en serrant de toutes ses forces la hampe de son étendard. Je vous réponds, alors, que ce n’est pas moi qui perdrai le mien. Laissez faire, il est en bonnes mains. Vous me connaissez, Hugh : n’ayez pas peur que personne me le prenne.

– Voilà qui est bien parlé, cria Hugh ; ha ! ha ! noblement parlé. Je reconnais là mon intrépide Barnabé, avec qui j’ai tant de fois sauté et fait des tours. Je savais bien que je ne me trompais pas sur son compte… Est-ce que vous ne voyez pas, ajouta-t-il à l’oreille de Dennis, vers lequel il s’était rapproché, que ce garçon-là est imbécile, et qu’on peut lui faire faire tout ce qu’on voudra si on sait le prendre ? Sans bêtise, savez-vous qu’il vaut douze hommes à lui tout seul ? vous n’avez qu’à essayer. Laissez-moi faire, vous verrez bientôt s’il peut nous être utile ou non. »

M. Dennis reçut ces explications avec des signes de tête et des clignements d’yeux qui annonçaient sa complète édification ; et, à partir de ce moment, il changea de ton avec Barnabé. Hugh, mettant son doigt à son nez pour lui recommander d’être discret, retourna prendre sa première place, et ils avancèrent en silence.

Il était de deux à trois heures de l’après-midi quand les trois grandes divisions se trouvèrent réunies à Westminster, et formant une masse formidable, poussèrent ensemble un hourra terrible. Ce n’était pas seulement pour annoncer leur présence, c’était surtout un signal, pour ceux qui étaient chargés de ce soin, qu’il était temps de prendre possession des corridors des deux chambres, de tous les accès qui y aboutissaient, ainsi que des escaliers de la galerie. Ce fut aux escaliers que Dennis et Hugh, toujours avec leur disciple au milieu d’eux, se précipitèrent tout droit, Barnabé ayant remis son drapeau à un de leurs camarades, chargé de garder ce dépôt à la porte. Pressés par derrière par ceux qui les suivaient, ils se trouvèrent emportés comme une vague jusqu’à la porte même de la galerie, d’où il était impossible de revenir sur ses pas, quand on en aurait eu envie, à raison de la multitude qui obstruait les passages. On dit souvent par une expression familière, en parlant d’une grande foule, qu’on aurait pu marcher dessus, tant elle était serrée. C'est justement ce qui se fit : car un petit garçon qui s’était trouvé, je ne sais comment, dans la bagarre, et qui était en grand danger d’être étouffé, grimpa sur les épaules d’un homme près de lui, et courut sur les chapeaux et les têtes des gens jusqu’à la rue voisine, traversant dans sa course toute la longueur des deux escaliers et une longue galerie. Au dehors les rangs n’étaient pas moins épais : car un panier jeté dans la foule fut ballotté de tête en tête, d’épaule en épaule, et, tournant comme un toton sur lui-même, disparut au loin, sans être tombé par terre une seule fois.

Dans cette vaste cohue, il y avait bien par-ci par-là quelques honnêtes fanatiques ; mais la plus grande partie se composait de l’écume et du rebut de Londres, de gens tarés, de bandits, encouragés par un mauvais code de lois pénales, par de mauvais règlements dans les prisons, par une organisation de police détestable, si bien que les membres des deux chambres du Parlement qui n’avaient pas eu la précaution de se rendre de bonne heure à leur poste étaient obligés de faire le coup de poing pour pénétrer dans ces masses et se faire faire un passage.

On arrêtait, on brisait leurs voitures, on en arrachait les roues, on réduisait les glaces en atomes de poussière, on enfonçait les panneaux ; les cochers, les laquais, les maîtres, étaient enlevés de leurs sièges et roulés dans la boue ; lords, évêques, députés, sans distinction de personnes ou de partis, recevaient des coups de pied, des bourrades, des bousculades, passaient de main en main par tous les traitements les plus injurieux ; et, quand ils finissaient par arriver à l’assemblée, c’était avec leurs habits en loques, leurs perruques arrachées, qu’ils s’y présentaient sans voix et sans haleine, tout couverts de la poudre qu’on avait fait tomber de leurs cheveux sur toute leur personne, à force de les battre et de les secouer. Il y eut un lord qui resta si longtemps dans les mains de la populace, que les pairs en corps résolurent de faire une sortie pour le reprendre, et se disposaient réellement à exécuter leur dessein, lorsque heureusement il apparut au milieu d’eux tout couvert de boue et tout meurtri de coups, à peine reconnaissable aux yeux de ses meilleurs amis. Le bruit et le vacarme ne faisaient que croître de moment en moment. L'air était plein de jurons, de huées, de hurlements ; l’émeute furieuse mugissait sans cesse, comme un monstre enragé qu’elle était, et chaque insulte nouvelle dont elle se rendait coupable enflait encore sa furie.

À l’intérieur, l’aspect des choses était peut-être encore plus menaçant. Lord Georges, précédé d’un homme qui faisait porter sur un crochet une immense pétition à travers le couloir jusqu’à la porte de la chambre, où deux huissiers vinrent la recevoir et la déplier sur la table disposée pour la soutenir, était venu de bonne heure occuper sa place, avant même que le président fit la prière. Ses partisans avaient profité de ce moment pour remplir en même temps, comme nous avons vu, le couloir et les avenues. Les membres n’étaient donc plus seulement arrêtés en passant dans les rues, mais on sautait sur eux jusque dans les murs mêmes du parlement, pendant que le tumulte, au dedans et au dehors, couvrait la voix de ceux qui voulaient prendre la parole. Ils ne pouvaient pas seulement délibérer sur le parti que leur conseillait la prudence dans une pareille extrémité, ni s’animer les uns les autres à une résistance noble et ferme. Chaque fois qu’il arrivait un membre, les habits en désordre et les cheveux épars, cherchant à percer, à son corps défendant, la foule du couloir, on était sûr d’entendre pousser un cri de triomphe, et, au moment où la porte de la chambre entr'ouverte avec précaution pour le faire entrer, laissait jeter à la foule un regard rapide sur l’intérieur, ils en devenaient plus sauvages et plus farouches, comme des bêtes fauves qui ont vu leur proie, et ils faisaient contre les battants du portail une poussée à rompre les serrures et les verrous dans leurs gâches et à ébranler jusqu’aux solives du plafond.

La galerie des étrangers, placée immédiatement au-dessus de la porte de la chambre, avait été fermée par ordre à la première nouvelle des troubles, et par conséquent elle était vide. Seulement lord Georges allait s’y asseoir de temps en temps pour être plus à portée d’aller au haut de l’escalier qui y aboutissait, pour répéter au peuple ce qui se faisait à l’intérieur. C'est sur cet escalier qu’étaient postés Barnabé, Hugh et Dennis. Il y avait deux montées de marches, courtes, hautes, étroites, parallèles l’une à l’autre, et conduisant aux deux petites portes communiquant avec un passage bas qui ouvrait sur la galerie. Entre elles deux était une espèce de puits ou de jour sans vitres pour faire circuler l’air et la lumière dans le couloir, qui pouvait bien avoir de dix-huit à vingt pieds de profondeur.

Sur un de ces petits escaliers, non pas celui où se montrait en haut, de temps en temps, lord Georges, mais l’autre, se tenait Gashford, le coude appuyé sur la rampe, la tête posée sur sa main, avec l’expression d’astuce qui lui était familière. Chaque fois qu’il changeait le moins du monde cette attitude, ne fût-ce que pour remuer doucement le bras, vous étiez sûr d’entendre un redoublement de cris furieux, non seulement là, mais dans le couloir au-dessous, où il faut croire qu’il y avait un homme en vedette à examiner constamment ses moindres mouvements.

« À l’ordre ! cria Hugh d’une voix de stentor qui domina l’émeute et le tumulte, en voyant apparaître lord Georges sur l’escalier. Des nouvelles ! milord apporte des nouvelles ! »

Le bruit n’en continua pas moins, malgré cela, jusqu’à ce que Gashford se fût retourné. Aussitôt le plus profond silence régna, même parmi le peuple qui encombrait les passages au dehors ou les autres escaliers, et qui n’avait pu rien entendre, mais qui n’en reçut pas moins le signal de se taire avec une merveilleuse rapidité.

« Messieurs, dit lord Georges très pâle et très agité, soyons fermes ! On parle ici d’ajourner, mais il ne nous faut pas d’ajournement. On parle de prendre notre pétition en considération pour mardi prochain, mais il faut qu’on la mette en délibération tout de suite. On montre des dispositions peu favorables au succès de notre cause, mais il faut réussir ; nous le voulons !

– Il faut réussir ; nous le voulons ! » répéta la foule en écho.

Alors, au milieu de leurs cris et de leurs applaudissements, il les salua, se retira, et, presque tout de suite, revint sur ses pas. Sur un second geste de Gashford, le plus profond silence se rétablit à l’instant.

« J'ai bien peur, dit-il, que, pour cette fois-ci, nous n’ayons pas lieu, messieurs, d’espérer justice du parlement. Mais il nous la faut, nous nous retrouverons ; nous devons placer notre confiance dans la Providence, et elle bénira nos efforts. »

Comme ce discours était un peu plus modéré que l’autre, il ne fut pas reçu avec la même faveur. Le bruit et l’exaspération étaient à leur comble, lorsqu’il revint encore leur dire qu’on venait de donner l’alarme à plusieurs milles à la ronde ; qu’aussitôt que le roi allait apprendre la force de leur rassemblement, il était hors de doute que Sa Majesté enverrait des ordres particuliers pour les satisfaire ; enfin, il continuait cette harangue anodine, irrésolue et languissante, lorsqu’on vit tout à coup apparaître deux gentlemen à la porte, où il se terrait ; ils passèrent devant lui et, descendant une ou deux marches, regardèrent le peuple avec assurance.

La hardiesse de cette démarche les prit au dépourvu. Mais ils furent bien plus déconcertés encore lorsque l’un de ces gentlemen, se tournant vers lord Georges, lui dit d’une voix calme et recueillie, mais assez haut pour que tout le monde pût bien l’entendre :

« Voulez-vous me faire le plaisir de dire à ces gens-là, milord, que c’est moi qui suis le général Conway, dont ils ont entendu parler ; que je suis opposé à leur pétition et à toute leur conduite dans cette affaire, ainsi qu’à la vôtre ? Veuillez bien leur dire aussi que je suis militaire, et que je saurai protéger la liberté de la chambre le sabre en main. Vous savez, milord, que nous sommes tous armés ici aujourd’hui ; vous savez que le passage pour aborder la chambre est étroit, et vous n’ignorez pas qu’il y a pour le défendre des gens déterminés, qui feront tomber sans vie plus d’un des votres, si vous les laissez persévérer. Faites attention à ce que vous allez faire.

– Et moi, milord Georges, dit l’autre gentleman, s’adressant à lui de même, j’ai besoin de vous dire, moi, le colonel Gordon, votre proche parent, que s’il y a, dans cette foule qui nous assourdit de ses cris, un homme, un seul homme qui franchisse le seuil de la chambre des Communes, je donne ici ma parole d’honneur qu’au même instant je passerai mon sabre au travers, non pas de son corps, mais du vôtre. »

Là-dessus, ils remontèrent les marches à reculons, le visage toujours tourné vers la foule, prirent le noble lord mal inspiré par ses ardeurs religieuses, chacun par un bras, l’entraînèrent par le corridor et fermèrent la porte, qu’on entendit à l’instant barricader en dedans.

Tout cela fut si vite fait, et la mine que faisaient les deux gentlemen, qui n’étaient pas de jeunes fous, était si brave et si résolue, que, ma foi, les gens de l’émeute n’étaient pas fiers et se regardaient les uns les autres d’un air timide et chancelant. Il y en avait déjà qui se retournaient du côté des portes. Quelques autres encore, moins hardis, criaient qu’il n’y avait plus qu’à s’en aller, et demandaient qu’on leur livrât passage, la confusion et la panique s’accrurent rapidement. Gashford parlait tout bas avec Hugh.

« Eh bien ! cria ce dernier de toutes ses forces, pourquoi donc vous en aller là-bas, vous autres ? Où pouvez-vous donc être mieux qu’ici ? une bonne poussade contre cette porte et une autre en même temps à la porte d’en bas, et le tour est fait. Allons, hardi ! Quant à la porte en dessous, laissez reculer ceux qui ont peur, et que ceux qui n’ont pas peur rivalisent à qui passera le premier. Tenez ! vous allez voir. »

Au même instant, il s’élança par-dessus la rampe dans le couloir au-dessous, et il n’était pas relevé sur ses jambes, que Barnabé était à ses côtés. Le second chapelain et quelques membres des Communes, qui étaient là à supplier le peuple de se retirer, se retirèrent précipitamment. Et aussitôt, poussant un grand cri, la foule se jeta des deux côtés pêle-mêle contre les portes, pour assiéger en règle la chambre.

En ce moment, où un second effort allait les mettre en face de leurs ennemis sur la défensive à l’intérieur, et faire inévitablement couler le sang dans une lutte désespérée, on vit la foule par derrière lâcher pied, sur le bruit qui circula de bouche en bouche, qu’un messager était allé par eau chercher des troupes, qui, déjà se formaient en lignes dans les rues. La populace, qui n’était pas curieuse de soutenir une charge dans les étroits passages où elle était bloquée, se mit à s’en aller avec autant d’impétuosité qu’elle était venue. Barnabé et Hugh furent entraînés dans le courant, et là, à force de jouer des coudes, de lutter à coups de poings, de piétiner sur ceux qui tombaient en fuyant ou d’être piétinés à leur tour, ils finirent, eux et la masse dont ils étaient entourés, par s’écouler petit à petit dans la rue, où débouchait justement en toute hâte un gros détachement de gardes à pied et de gardes à cheval, balayant devant eux la place avec tant de rapidité, qu’il semblait que la populace fondait sur leurs pas.

Au commandement de : « Halte ! » la troupe forma ses rangs à travers la rue. Les émeutiers, haletants et épuisés à la suite de leurs derniers efforts pour se tirer de peine, en firent autant, mais d’une manière irrégulière et désordonnée. L'officier qui commandait la force armée vint à cheval en toute hâte dans l’espace qui les séparait, accompagné d’un magistrat et d’un huissier de la chambre des Communes, auxquels deux cavaliers s’étaient empressés de prêter leur cheval. On lut le Riot Act35mais pas un homme ne bougea.

Au premier rang des insurgés se tenaient Barnabé et Hugh. Quoiqu’un avait jeté dans les mains de Barnabé, quand il sortit dans la rue, son précieux drapeau, qui, roulé maintenant tout autour de la hampe, avait l’air d’une canne de géant, à voir comme il la portait haute et ferme, en se tenant sur ses gardes. Si jamais homme, dans la sincérité de son âme, se crut engagé dans une juste cause, et se sentit résolu à rester fidèle à son chef jusqu’à la mort, c’était bien le pauvre Barnabé, inféodé à lord Georges Gordon.

Après avoir en vain essayé de se faire entendre, le magistrat donna l’ordre de charger, et les horse-guards se mirent à chevaucher à travers la foule, pendant qu’il galopait encore de côté et d’autre, pour exhorter le peuple à se disperser ; et, quoique les soldats reçussent des pierres assez grosses pour que quelques-uns d’entre eux fussent tout meurtris, leurs ordres ne leur permettaient que de faire prisonniers les insurgés les plus ardents, et d’écarter les autres avec le plat de leurs sabres. En voyant les chevaux venir sur elle, la foule céda sur plusieurs points, et les gardes, profitant de leur avantage, eurent bientôt nettoyé le terrain ; cependant, deux ou trois de ceux qui marchaient à l’avant-garde, et qui étaient en ce moment presque isolés des autres par la foule où ils s’étaient engagés, poussèrent droit à Hugh et à Barnabé, que sans doute on leur avait désignés comme les deux hommes qui s’étaient élancés d’en haut dans le couloir. Ils avançaient donc petit à petit, donnant aux plus mutins, sur leur route, quelques estafilades légères, qui jetaient par-ci par-là quelque blessé dans les bras de ses camarades, au milieu des gémissements et de la confusion.

À la vue de ces figures effrayées et sanglantes, qu’il aperçut un moment devant lui, avant qu’elles eussent disparu dans la foule, Barnabé devint pâle et se sentit faillir le cœur. Mais il n’en resta pas moins ferme à son poste, serrant dans son poing le drapeau, et tenant l’œil fixé sur le soldat le plus voisin, avec quelques signes de tête qu’il faisait à Hugh. en réponse aux conseils que ce mauvais génie lui soufflait à l’oreille.

Le soldat donna de l’éperon, fit reculer son cheval sur les gens qui le pressaient de tous côtés, distribuant avec son sabre quelques coups de manchette à ceux qui portaient les mains sur la rêne pour arrêter son coursier, et faisant signe à ses camarades de venir à son aide, pendant que Barnabé, sans reculer d’une semelle, attendait sa venue. Plusieurs insurgés lui crièrent de se sauver, d’autres s’approchaient de lui pour le faire échapper, quand la hampe du drapeau s’abaissa sur leurs têtes, et, le moment d’après, la selle du cavalier était vide.

Alors Hugh et lui firent demi-tour et s’enfuirent à travers la foule qui leur livra passage et le ferma bien vite, pour qu’on ne vit pas par où ils s’étaient enfuis ; hors d’haleine, échauffés, couverts de poussière, ils arrivèrent au bord du fleuve sains et saufs, et montèrent dans un bateau qui les eut mis bientôt à l’abri de tout danger immédiat.

En descendant le fleuve, ils entendaient distinctement les applaudissements du peuple, et même, supposant que peut-être ils avaient forcé par ce trait d’audace la troupe à battre en retraite, ils restèrent un moment suspendus sur leurs rames, ne sachant s’ils devaient revenir ou non. Mais la populace, en passant sur le pont de Westminster, ne tarda pas à leur assurer que le rassemblement était dispersé, et Hugh, ayant conjecturé des applaudissements de tout à l’heure que c’était une acclamation de la multitude pour remercier le magistrat d’avoir renvoyé la force armée, à la condition expresse que chacun s’en retournerait tranquillement chez soi, et que, par conséquent, lui et Barnabé ne pouvaient pas mieux faire que de s’en aller aussi, résolut de descendre avec Barnabé jusqu’à Blackfriars, au bout du pont, et de gagner de là l’hôtel de la Botte, où ils étaient sûrs de trouver, non seulement bon vin et bon logis, mais certainement aussi quelques camarades qui viendraient les rejoindre. Barnabé y consentit, et ils se mirent à ramer vers Blackfriars.

Heureusement pour eux, ils arrivèrent au bon moment. Il était temps. En entrant dans Fleet-Street, ils trouvèrent toute la rue en révolution ; et, quand ils en demandèrent la cause, on leur dit qu’il venait de passer un détachement de horse-guards au galop, escortant à Newgate quelques insurgés prisonniers, qu’on allait coffrer là. Bien contents d’avoir échappé par bonheur à cette cavalcade, ils ne perdirent pas de temps à faire plus de questions, et se rendirent à la Botte aussi vite qu’ils purent ; Hugh pourtant modérant le pas, par prudence, pour ne pas se compromettre en attirant sur eux l’attention du public.

Chapitre VIII. §

Ils avaient été des premiers à gagner la taverne ; mais il n’y avait pas dix minutes qu’ils y étaient, qu’on vit arriver, à la suite les uns des autres, quelques groupes composés de gens qui avaient fait partie du rassemblement. Parmi eux étaient M. Dennis et Simon Tappertit, qui tous deux, mais surtout le premier, saluèrent Barnabé de la manière la plus cordiale, en le félicitant de la prouesse qu’il avait faite.

« Et nom d’un chien, dit Dennis en plantant dans un coin son gourdin avec son chapeau dessus, et en s’attablant avec eux, ça me fait grand plaisir d’y penser. Quelle occasion ! Mais non, on l’a laissée passer sans rien faire. Ma foi ! je ne sais plus ce qu’on attend. De ce temps-ci le peuple n’a plus d’âme. Voyons, apportez-nous quelque chose à boire et à manger. Décidément je suis dégoûté de l’humanité.

– Sous quel rapport ? demanda M. Tappertit, qui venait d’éteindre l’ardeur de sa physionomie dans cinq ou six pots de bière. Est-ce que vous ne regardez pas ça comme un joli commencement, maître Dennis ?

– Qu'est-ce qui me dit que ce commencement là n’est pas aussi la fin ? répliqua le bourreau. Quand ce militaire a été abattu, nous pouvions prendre Londres. Mais non, nous restons là à bayer aux corneilles… le juge de paix… ah ! que j’aurais voulu lui mettre une balle de pistolet dans chaque œil, pour mieux lui faire tourner la prunelle, quand il a dit aux gens : « Mes enfants, si vous voulez me donner votre parole de vous disperser, je vais congédier la troupe. » Alors, voilà mes gaillards qui poussent un hourra, qui jettent à leurs pieds les atouts qu’ils ont dans la main, et qui filent comme une meute docile de petits chiens qu’ils sont. Ah ! dit le bourreau, du ton d’un profond dégoût, je rougis de honte d’être le semblable de pareilles créatures ; j’aurais mieux aimé naître bœuf ou bélier, ma parole la plus sacrée.

– Vous n’auriez toujours pas risqué d’avoir un caractère plus désagréable qu’à présent, répliqua Simon Tappertit, en sortant avec une majesté superbe.

– Ne comptez pas là-dessus ; j’aurais du moins des cornes dont je ne ménagerais pas les fameux héros qui nous honorent ici de leur compagnie ; je ne ferais d’exception que pour ces deux-là, montrant Hugh et Barnabé, pour la résolution qu’ils ont montrée seuls aujourd’hui. »

Après cette justice douloureuse rendue à leur courage, M. Dennis chercha quelque consolation dans son rosbif froid et dans un cruchon de bière, mais sans détendre les plis de sa triste et sombre figure, dont ces distractions solides et liquides augmentèrent plus qu’elles ne dissipèrent, par leur influence, l’expression sinistre.

La compagnie présente, si durement diffamée par Dennis, n’aurait pas été en reste de récrimination, peut-être même en serait-on venu aux coups, s’ils n’avaient pas été tous si fatigués et si découragés. La plus grande partie d’entre eux étaient encore à jeun ; ils avaient tous énormément souffert de la chaleur, et dans les cris, les efforts violents, l’excitation de la journée, un bon nombre avaient perdu la voix et presque la force de se tenir. Ils ne savaient plus que faire ; ils craignaient les suites de ce qu’ils avaient fait ; ils sentaient bien qu’après tout ils avaient échoué dans leur plan, et qu’ils n’avaient guère fait qu’empirer les affaires. Si bien que, de ceux qui étaient venus à la Botte, en moins d’une heure il y en eut beaucoup de partis ; et les plus honnêtes, les plus sincères, se promirent bien de ne plus jamais recommencer l’expérience qu’ils avaient faite le matin. Quelques autres restèrent, mais seulement pour se rafraîchir, et s’en retourner après chez eux, tout démoralisés. D'autres enfin, qui n’avaient pas manqué jusque-là de fréquenter régulièrement ce lieu de rendez-vous, s’en dispensèrent tout à fait. La demi-douzaine de prisonniers tombés entre les mains de la troupe se multiplia dans les rapports qui circulèrent bientôt partout, jusqu’au chiffre de la cinquantaine, tout au moins ; et leurs amis, faibles de corps, et de sens rassis, sentirent si bien s’en aller leur énergie, sous l’influence de ces nouvelles décourageantes, qu’à huit heures du soir il n’y restait plus que Dennis, Hugh et Barnabé, Encore étaient-ils à moitié endormis sur les bancs dans la salle, quand ils furent réveillés par l’entrée de Gashford.

« Oh ! vous voilà donc ici ? dit le secrétaire. Je ne m’attendais guère à vous trouver là.

– Et où donc voulez-vous que nous soyons, maître Gashford ? répondit Dennis en se mettant sur son séant.

– Oh ! nulle part, nulle part, répliqua-t-il de l’air le plus doucereux. Les rues sont pleines de cocardes bleues, je pensais que vous étiez peut-être plutôt par là. Je suis bien aise de voir que non.

– En ce cas, vous avez donc des ordres à nous transmettre, notre maître ? dit Hugh.

– Des ordres ! oh ! ciel ! non. Je n’en ai pas le moindre, mon brave garçon. Quels ordres voulez-vous que j’aie à vous donner ? vous n’êtes pas à mon service.

– Mais, maître Gashford, fit observer Dennis, nous appartenons à la Cause, n’est-ce pas ?

– La Cause ! répéta le secrétaire, en le regardant comme s’il ne savait pas ce que l’autre voulait lui dire. Il n’y a pas de Cause. La Cause est perdue.

– Perdue !

– Mais certainement. Est-ce que vous n’en avez pas entendu parler ? La pétition a été rejetée à la majorité de cent quatre-vingt-douze contre six. C'est une affaire finie. Nous aurions aussi bien fait de ne pas nous donner tant de mal. Si ce n’était ça et la contrariété de milord, je n’y penserais seulement plus. Qu'est-ce que ça me fait, du reste ? »

En même temps, il avait pris un canif dans sa poche, mis son chapeau sur ses genoux, et s’occupait à découdre la cocarde bleue qu’il avait portée tout le jour, en fredonnant un cantique qui avait été en faveur dans la matinée, et en paraissant la caresser avec une espèce de regret.

Ses deux acolytes se regardaient l’un l’autre, puis le regardaient à son tour, ne sachant trop comment poursuivre la conversation sur ce sujet. À la fin, Hugh, après bien des coups de coude et des coups d’œil échangés avec M. Dennis, se hasarda à lui prendre la main pour lui demander pourquoi il ôtait ce ruban de son chapeau.

« Parce que, dit le secrétaire en relevant les yeux avec un sourire qui pouvait bien passer pour une grimace, parce que, de porter ça pour rester tranquille, ou de porter ça pour dormir, ou de porter ça pour se sauver, c’est une mauvaise farce. Voilà tout, mon ami.

– Qu’est-ce que vous vouliez donc que nous fissions, notre maître ? cria Hugh.

– Rien, répliqua Gashford en haussant les épaules, rien du tout. Quand milord s’est vu insulter et menacer parce qu’il venait auprès de vous, moi, je suis trop prudent pour avoir désiré que vous fissiez quelque chose. Quand les militaires sont venus vous écraser sous les pieds de leurs chevaux, j’aurais été bien fâché que vous fissiez quelque chose. Quand l’un d’eux a été renversé par une main hardie, et que j’ai vu la confusion et la crainte sur tous leurs visages, j’aurais été bien fâché que vous fissiez quelque chose, et vous avez pensé comme moi, car vous n’avez rien fait. C'est là le jeune homme qui a eu si peu de prudence et tant de hardiesse ! Ah ! j’en suis bien fâché pour lui.

– Fâché ! notre maître, cria Hugh.

– Fâché ! maître Gashford, répéta Dennis.

– Je suppose qu’on vienne à afficher demain une proclamation promettant une cinquantaine de livres sterling, ou quelque misère de ce genre, à celui qui l’arrêtera ; je suppose même qu’on y comprenne aussi un autre homme qui s’est jeté dans le couloir du haut de l’escalier, dit Gashford, ce ne serait pas encore la peine de faire quelque chose.

– Nom d’un tonnerre ! notre maître, cria Hugh en sautant sur son banc. Qu'est-ce que nous avons donc fait pour que vous nous parliez comme ça ?

– Rien du tout, reprit l’autre avec le même rire. Si on vous jette en prison, si ce jeune homme (et ici il regarda fixement la figure sérieuse et attentive de Barnabé), est arraché de nos bras et de ceux de ses amis, de gens qu’il aime peut être, et que sa mort mettra aussi au tombeau ; si on le plonge dans un cachot jusqu’à ce qu’on l’en retire pour le pendre à leurs yeux ; c’est égal, il ne faut rien faire. Je suis sûr que vous trouverez, comme moi, que c’est le parti le plus prudent.

– Venons-nous-en, cria Hugh, marchant à grands pas vers la porte ; Dennis, Barnabé, venons-nous-en.

– Où cela ? quoi faire ? dit Gashford, passant devant lui et s’appuyant contre la porte, pour l’empêcher de sortir.

– N'importe où ! n’importe quoi ! cria Hugh. Ôtez-vous de là, notre maître, ou nous allons sauter par la fenêtre ; ça reviendra au même. Laissez-nous partir.

– Ha ! ha ! ha ! quels… quels gaillards ! dit Gashford qui tout à coup, changeant de ton, prit celui d’une familiarité plaisante et railleuse. Quelles natures inflammables ! Ah çà ! ça ne vous empêchera toujours pas de boire un coup avant de partir ?

– Oh, non ! certainement, » dit Dennis en grognant et en essuyant d’avance ses lèvres avides avec sa manche. Pas de rancune, frère ; buvons un coup avec maître Gashford. »

Hugh essuya la sueur de son front et laissa reparaître sur sa face un sourire, pendant que l’artificieux secrétaire riait à gorge déployée.

« Allons ! garçon, à boire, et dépêchons-nous, car il ne s’arrêtera pas ici davantage, pas même pour boire un coup. C'est un luron si déterminé ! dit le doucereux secrétaire auquel M. Dennis répondait par des signes de tête et des jurons qu’il marmottait entre ses dents. Une fois piqué au jeu, voyez-vous, ce garçon-là ne se connaît plus. »

Hugh balança son poing robuste en l’air, et en assena un bon coup à Barnabé dans le dos, en lui disant : « N'aie pas peur. » Après quoi ils se donnèrent une poignée de main, Barnabé étant toujours évidemment sous l’empire de la même pensée, qu’il n’y avait pas au monde un héros aussi vertueux, aussi désintéressé que lui ; ce qui faisait rire Gashford encore plus fort.

« J'ai entendu dire, ajouta-t-il tranquillement, en versant dans leurs verres, à mesure qu’ils les vidaient, autant de liqueur qu’ils en voulaient et répétant, à leur gré, cet exercice, j’ai entendu dire, mais je ne sais pas si c’est vrai ou si c’est faux, que les gens qui sont à flâner ce soir dans les rues, seraient assez disposés à aller démolir une ou deux chapelles catholiques, s’ils avaient seulement des chefs. On m’a même parlé de celle de Duke-Street, aux Champs de Lincoln’s-Inn, et de celle de Warwick-Street, dans Golden-Square. Mais ce qu’on dit, vous savez…Vous n’allez pas par là ?

– Est-ce encore pour ne rien faire, mon maître ? cria Hugh. Diable ! il ne faut pas que Barnabé et moi nous allions passer par la geôle, et peut-être par la potence. Nous allons leur en ôter la fantaisie. Ah ! on a besoin de chefs ! Allons, les amis, à l’ouvrage !

– Quel garçon impétueux ! cria le secrétaire. Ah ! ah ! en voilà un gaillard qui n’a pas peur ! Quel feu, quelle véhémence ! C'est un bomme qui… »

Mais ce n’était pas la peine d’achever sa phrase : les autres s’étaient déjà précipités hors de la maison, et ne pouvaient déjà plus l’entendre. Il s’arrêta donc au milieu d’un éclat de rire, prêta l’oreille, ajusta ses gants, croisa ses bras derrière son dos, et, après avoir assez longtemps parcouru à grands pas la salle déserte, il dirigea sa marche du côté de la Cité, et prit par les rues.

Elles étaient pleines de monde, car les événements du jour avaient fait grand bruit. Les gens qui n’étaient pas curieux de s’éloigner de chez eux étaient à leurs croisées ou sur le pas de leurs portes, et l’on n’avait partout qu’un même sujet de conversation. Les uns racontaient que l’émeute était tout à fait dissipée ; les autres qu’elle venait de recommencer : il y en avait qui prétendaient que lord Georges Gordon avait été envoyé sous bonne garde à la Tour ; d’autres, qu’il y avait eu un attentat contre la vie du roi, qu’on avait rappelé la troupe, et qu’il n’y avait pas une heure qu’on avait entendu distinctement, au bout de la ville, un feu de peloton. À mesure que la nuit devenait plus sombre, les nouvelles devenaient aussi plus effrayantes et plus mystérieuses ; et souvent il suffisait d’un passant qui annonçait en courant que les agitateurs n’étaient pas loin, qu’ils allaient être bientôt arrivés, pour faire aussitôt fermer et barricader les portes, assurer les fenêtres basses, enfin pour jeter autant de consternation et d’épouvante que si la ville venait d’être envahie par une armée étrangère.

Gashford se promenait partout à la sourdine, écoutant, pour les répandre plus loin à son tour, ou pour les confirmer de son témoignage, toutes les fausses rumeurs qui pouvaient servir à ses fins. Tout entier à ce soin, il venait de tourner, pour la vingtième fois, le coin de Holborn, quand une troupe de femmes et d’enfants qui se sauvaient, tout haletants et se retournant souvent pour regarder par derrière, au milieu d’un bruit confus de voix, attira son attention.

Cet indice assuré, joint à l’éclat rougeâtre dont on voyait la réverbération sur les maisons d’en face, lui fit reconnaître l’approche de quelques amis ; il s’abrita un moment dans une allée, dont il avait trouvé la porte ouverte en passant, et, montant avec quelques autres personnes à une fenêtre du second étage, il se mit à regarder en bas la foule.

Ils avaient avec eux des torches qui éclairaient distinctement les visages des principaux acteurs de cette scène. Ils venaient de démolir quelques bâtiments, on le voyait assez, et il n’était pas moins évident que c’était un lieu consacré au culte catholique, comme le prouvaient les dépouilles qu’ils portaient en trophées, des soutanes, et des étoles avec de riches fragments des ornements de l’autel, couverts de suie, de crotte, de poussière et de plâtre. Leurs vêtements en lambeaux, leurs cheveux en désordre éparpillés autour de leurs têtes, leurs mains et leurs figures écorchées et saignantes des clous rouillés contre lesquels ils s’étaient meurtris, Barnabé, Hugh et Dennis, poursuivaient leur route en avant, furieux et hideux comme des échappés de Bedlam. Derrière eux se pressait la foule pour les suivre. Les uns chantaient, les autres poussaient des cris de victoire ; d’autres se querellaient ; d’autres menaçaient les spectateurs en passant ; d’autres, avec de grands éclats de bois sur lesquels ils passaient leur rage, comme si c’eussent été des victimes vivantes, les brisaient en mille morceaux qu’ils jetaient en l’air ; d’autres, en état d’ivresse, ne sentaient pas même les coups qu’ils avaient reçus par la chute des pierres, des briques ou de la charpente. Il y en avait un qu’on portait sur un volet, en guise de civière, au milieu de la multitude ; il était couvert d’un drap sale, sous lequel on voyait seulement un bloc inanimé, une figure funèbre. Puis, c’étaient des visages grossiers qui passaient, éclairés ça et là par un bout de flambeau fumeux ; une fantasmagorie de têtes de démons, d’yeux sauvages, de bâtons et de barres de fer dressés en l’air, qui tournaient et s’agitaient sans fin. Tableau horrible où l’on voyait à la fois tant et si peu, tant de fantômes qu’on ne pouvait plus oublier de sa vie, et tant d’objets confus qu’on n’avait que le temps d’entrevoir d’un coup d’œil rapide ! Parais, disparais !

Pendant que la foule passait pour marcher à son œuvre de ruine et de colère, on entendit un cri perçant, vers lequel se précipitèrent quelques personnes. Gashford était du nombre : il était descendu tout exprès. Seulement, il était en arrière du groupe de curieux, sans rien voir et sans rien entendre. L'un de ceux qui étaient mieux placés devant lui l’informa que c’était une femme veuve qui venait de reconnaître son fils parmi les émeutiers.

« Est-ce là tout ? dit le secrétaire, se retournant comme pour rentrer chez lui. Ma foi ! cela commence à prendre tournure. »

Chapitre IX. §

Malgré les espérances que Gashford avait pu concevoir de ces préliminaires violents, qui avaient si bien l’air de prendre tournure en effet, les choses n’allèrent pas plus loin pour le moment. La troupe fut mandée de nouveau, elle fit encore une demi-douzaine de prisonniers, et la foule se dispersa derechef, après une courte échauffourée, sans qu’il y eût eu de sang répandu. Au milieu de leurs transports et de leur ivresse, ils n’avaient pourtant pas encore rompu tout frein, ni bravé ouvertement le gouvernement et les lois. Ils gardaient encore quelque chose de leur respect habituel pour l’autorité que la société avait commise au soin de sa conservation ; et, si des mesures opportunes eussent rétabli plus tôt la majesté du pouvoir, le secrétaire en aurait été pour ses peines ; il ne lui restait plus qu’à digérer ses désappointements.

À minuit, les rues étaient vides et tranquilles, et, sauf qu’il y avait dans deux quartiers de la ville un monceau de murs chancelants et un amas de décombres, à la place où le soleil s’était couché la veille sur un riche et magnifique édifice, tout avait son aspect ordinaire. Les catholiques bourgeois ou marchands, en assez grand nombre dans la Cité et ses faubourgs, n’avaient pas d’inquiétude pour leurs biens ou leurs propriétés ; peut-être même n’avaient-ils pas vu avec une grande indignation le tort qu’on leur avait déjà fait en pillant et détruisant leurs églises. Une foi sincère dans le gouvernement, dont la protection leur était acquise depuis bien des années, et une confiance en apparence bien fondée dans les bons sentiments et le jugement de la grande masse de leurs concitoyens, avec lesquels, malgré leur différence d’opinions religieuses, ils vivaient tous les jours sur le pied de l’intimité, de l’affection, de l’amitié, les rassuraient contre le renouvellement des excès commis la veille. Ils étaient convaincus qu’il ne fallait pas plus rendre les vrais protestants responsables de ces outrages, qu’il n’eût été juste d’attribuer aux catholiques le billot, la question, le gibet et le poteau qui avaient déshonoré le règne de Marie.

La pendule allait sonner une heure, et Gabriel Varden avec sa dame et miss Miggs, étaient encore assis dans le petit salon à attendre. Le fait par lui-même n’était déjà pas ordinaire. Mais la mèche languissante des chandelles tristes et coulantes, le silence qui régnait parmi eux, et, par-dessus tout, les bonnets de nuit de madame et de sa gouvernante, montraient bien qu’il y avait longtemps qu’on était prêt à se mettre au lit, si l’on n’avait pas eu de fortes raisons d’attendre sur sa chaise bien après l’heure accoutumée.

À défaut d’autres preuves, on en aurait trouvé un témoignage suffisant dans la tenue de Mlle Miggs. Arrivée à cet état de sensibilité nerveuse et d’agitation du système qui résultent d’une veille prolongée, elle ne cessait de se frotter le nez et de se tortiller sur place, comme si sa chaise était rembourrée de noyaux de pêches qui lui rendissent à chaque instant un changement de position désirable : elle faisait de même à ses paupières des frictions fréquentes, sans oublier les petites toux, les petits gémissements, les tressaillements spasmodiques, les bâillements, les reniflements, mille autres démonstrations de même nature, qui avaient fini par tellement agacer et taquiner la patience du serrurier, qu’après l’avoir quelque temps regardée en silence, il éclata par cette apostrophe soudaine :

« Miggs, ma bonne fille, allez vous coucher ; allez vous coucher. J'aimerais mieux entendre, goutte à goutte, tomber pendant une heure la pluie de vingt-cinq gouttières, ou vingt-cinq souris grignoter une croûte derrière le lambris, que de vous voir comme ça. Allez-vous coucher, Miggs : allez, vous m’obligerez.

– C'est que vous n’avez rien qui vous chiffonne, monsieur, répondit Mlle Miggs ; aussi votre proposition ne m’étonne pas du tout. Mais madame n’est pas comme vous… et tant que vous ne serez pas tranquille, madame, ajouta-t-elle en se tournant vers la femme du serrurier, il me serait impossible d’aller maintenant me coucher l’esprit en paix, quand toutes les gouttières dont parlait monsieur me courraient dans le dos, avec leur eau glacée. »

Après cette déclaration, Mlle Miggs fit une foule d’efforts et de tours d’épaule pour se frotter une démangeaison fictive dans une place imaginaire, et eut la chair de poule de la tête aux pieds, voulant par là faire entendre que la cascade en question lui dégringolait tout du long, mais que le sentiment du devoir la retenait sous cette douche cruelle, comme elle endurcirait sa patience contre toutes les autres souffrances.

Mme Varden étant trop assoupie pour pouvoir parler, et Mlle Miggs ayant dit tout ce qu’elle avait à dire, le serrurier, lui, n’eut rien de mieux à faire que de soupirer et de prendre patience comme il pourrait.

Mais quelle patience d’ange n’aurait-il pas fallu pour rester tranquille en face d’un pareil basilic ? S'il regardait d’un autre côté pour ne pas la voir, c’était encore pis ; il sentait qu’elle se frottait la joue, se tordait l’oreille, clignait ses yeux, donnait à son nez toutes les formes les plus hétéroclites. Si elle était un moment délivrée de ces petits maux, c’est qu’elle avait le pied engourdi, ou des impatiences dans les bras, ou une crampe à la jambe, ou quelque autre maladie horrible qui mettait tout son être à la torture. Jouissait-elle enfin d’un moment de repos : alors, fermant les yeux, ouvrant la bouche, on la voyait droite et roide sur sa chaise ; puis elle penchait un peu la tête en avant, et s’arrêtait comme avec un ressort, crac. Puis encore la tête descendait un tantinet ; le ressort jouait : elle s’arrêtait, crac. Puis elle reprenait son assiette. L'instant d’après, la tête tombait, tombait, tombait insensiblement. Ah ! mon Dieu ! c’est fini, elle va perdre l’équilibre ; le pauvre serrurier sue sang et eau de peur qu’elle ne se fasse une bosse au front et peut-être ne se fracture le crâne : décidément il va la réveiller. Mais, non, pas du tout ; sans qu’on sache pourquoi ni comment, la voilà roide et droite comme un I, les yeux tout grands ouverts, avec une expression provocante dans sa physionomie, car le sommeil ne lui a rien fait rabattre de son obstination, et elle a l’air de vous dire tout net : « Je puis vous donner ma parole d’honneur que je n’ai pas seulement fermé les yeux depuis la dernière fois que je vous ai regardé. »

À la fin des fins, quand l’horloge eut sonné deux heures, on entendit un bruit à la porte de la rue, comme si quelqu’un était tombé par accident contre le marteau. Aussitôt Mlle Miggs, sautant sur ses pieds et frappant des mains, cria, par un singulier mélange du sacré et du profane : « Dieu tout-puissant, mame, c’est le coup de marteau de Simon.

– Qui est là ? cria Gabriel.

– Moi, » répondit la voix bien connue de M. Tappertit. Gabriel lui ouvrit la porte et le fit entrer.

M. Simon n’était pas à son avantage. Un homme de sa taille n’avait pas dû être à son aise dans la foule, et, comme il avait joué un rôle actif dans les parades et les bousculades de la veille, ses habits étaient littéralement tout aplatis des pieds à la tête. Quant à son chapeau, il avait subi tant de renfoncements, qu’il n’avait plus de forme du tout, et ses souliers éculés auraient plutôt passé pour des savates. Son habit flottait par morceaux autour de lui ; il avait perdu à la bataille ses boucles de culotte et d’escarpins ; il ne lui restait plus qu’une moitié de cravate, et le devant de sa chemise était déchiré en lambeaux. Cependant, malgré tous ces désavantages personnels, malgré sa faiblesse, son échauffement et sa fatigue, malgré la poussière et la crotte dont il était si bien barbouillé que, s’il avait été renfermé dans une boîte, il n’aurait pas été plus difficile de reconnaître de quelle étoffe était sa peau ; malgré tout cela, il s’avança fièrement dans le petit salon, se jeta sur une chaise, et faisant tout ce qu’il pouvait pour fourrer ses mains dans ses goussets, dont la poche retournée était étalée le long de ses cuisses et pendillait comme un gland de bonnet de coton, il se mit à considérer le ménage avec une dignité sombre.

« Simon, dit gravement le serrurier, comment se fait-il que vous reveniez au logis à des heures pareilles et dans l’état où vous êtes ? Donnez-moi votre parole que vous n’êtes pas allé avec les émeutiers, et je ne vous en demanderai pas davantage.

– Monsieur, répliqua M. Tappertit avec un air de mépris, je vous trouve bien hardi de me faire une question pareille.

– Vous venez de boire un coup, dit le serrurier.

– En principe général, monsieur, et dans le sens le plus injurieux du mot, répliqua l’élève à son bourgeois avec un grand calme, je vous considère comme un menteur. Mais dans cette dernière supposition, je dois dire que, sans le vouloir… sans le vouloir, monsieur, vous avez mis le nez dessus.

– Marthe, dit le serrurier se retournant vers sa femme, et secouant la tête tristement, pendant que sa figure ouverte dissimulait mal un sourire en présence de l’absurde personnage étendu devant lui, je suis sûr que l’on finira par reconnaître que le pauvre garçon ne se sera pas compromis avec les fous et les mauvais sujets dont nous avons tant parlé, et qui ont fait ce soir tant de mal. S'il a été à Warwick-Street ou à Duke-Street cette nuit…

– Il n’a été ni à l’un ni à l’autre, monsieur, » cria M. Tappertit d’une voix élevée qui finit tout à coup en une espèce de grognement sourd, répétant au serrurier, sur lequel il avait les yeux fixés : « Il n’a été ni à l’un ni à l’autre.

– J'en suis bien aise, de tout mon cœur, dit le serrurier d’un ton sérieux : car s’il y était allé, et qu’on pût l’en convaincre, voyez-vous, Marthe, votre grande Association serait devenue pour lui la charrette du bourreau qui mène les gens à la potence, et les laisse là les jambes en l’air. Aussi sûr que nous sommes de ce monde, vous et moi. »

Mme Varden était trop effrayée du changement qui s’était opéré dans les manières et l’extérieur de Simon ; elle était surtout trop épouvantée des récits qui lui avaient été faits ce soir-là sur le compte des émeutiers, pour hasarder aucune réponse, ni recourir à son système ordinaire de politique matrimoniale. Mlle Miggs se tordait les mains et pleurait.

« Il n’a pas été à Duke-Street, ni à Warwick-Street, Georges Varden, dit Simon d’un air farouche ; mais il a été à Westminster. Peut-être bien que là, monsieur, il aura donné des coups de pied à quelque membre de la chambre et des taloches à quelque lord… Ah ! cela vous étonne ! Eh bien ! je vais vous le répéter. Il a pu en faire saigner quelques-uns du nez et donner de bonnes taloches à quelque lord. Qui sait ? ajouta-t-il en portant la main à la poche de son gilet, ce cure-dent-là, et il tira un large cure-dent, qui fit pousser à la fois un cri à Miggs et à Mme Varden, c’était peut-être celui d’un évêque. Voyez-vous, Georges Varden ?

– Tenez, dit le serrurier vivement, j’aimerais mieux qu’il m’en eut coûté cinq cents guinées, et que cela ne fût pas arrivé. Idiot que vous êtes, savez-vous seulement le danger que vous courez ?

– Oui, monsieur, je le sais, et je m’en fais gloire. J'y étais, et tout le monde a pu m’y voir. J'étais en vue, j’étais dans les honneurs de la chose. J'en braverai les conséquences. »

Le serrurier, réellement troublé et agité, se promenait silencieusement de long en large, jetant de temps en temps un coup d’œil sur son apprenti ; enfin s’arrêtant devant lui :

« Croyez-moi, dit-il, allez vous coucher, ne fût-ce qu’une couple d’heures, pour vous réveiller de sens rassis et repentant. Montrez seulement du regret de ce que vous avez, fait, et nous essayerons de vous sauver de là. Si je le réveille à cinq heures, dit Varden à sa femme vers laquelle il s’était tourné brusquement, il n’aura qu’à se lever et changer d’habits ; puis après cela il pourra gagner l’escalier de la Tour, et partir pour Gravesend par le chasse-marée, avant qu’on ait fait des recherches contre lui. De là il peut aisément gagner Canterbury, où votre cousin lui donnera de l’ouvrage jusqu’à ce que l’orage soit passé. Je ne suis pas bien sûr d’agir comme il faut en le sauvant du châtiment qu’il mérite ; mais il a demeuré chez nous douze ans au moins, petit garçon ou homme fait, et je serais désolé qu’il finît mal, pour un jour qu’il s’est mal conduit. Allez fermer la porte de devant, Miggs, et qu’on ne voie pas votre lumière dans la rue, quand vous monterez dans votre chambre. Allons ! vite, Simon, allons nous coucher !

– Et vous supposez, monsieur, répliqua M. Tappertit avec une difficulté et une lenteur d’élocution qui formaient un contraste parfait avec la rapidité et l’élan de son excellent maître… Et vous supposez que je suis assez bas et assez vil pour accepter votre proposition humiliante ?… Mécréant !

– Tout ce que vous voudrez, monsieur, mais allez vous coucher. Il n’y a pas une minute à perdre. Miggs, par ici la lumière.

– Oui ! oui ! allez, allez vous coucher tout de suite, » crièrent les deux femmes à la fois.

M. Tappertit se leva sur ses jambes, et, repoussant sa chaise pour montrer qu’il n’avait pas besoin de son assistance, il répondit en se promenant à son tour de long en large, mais sans pouvoir décider sa tête à se mettre d’accord dans ses mouvements avec son corps.

« Qu'est-ce que vous me parliez de Miggs, monsieur ? On pourrait bien la brûler vive, votre Miggs.

– Oh ! Simon, éjacula la demoiselle d’une voix défaillante ; Dieu de Dieu ! quel coup il vient de me donner !

– Toute la famille ici, on pourrait bien la brûler vive, monsieur, reprit M. Tappertit en la regardant avec un sourire d’ineffable dédain, excepté Mme Varden, pour laquelle je suis venu ici ce soir. Madame Varden, prenez ce morceau de papier. C'est une sauvegarde, madame, vous pourrez en avoir besoin. »

À ces mots, il tendit à la longueur du bras un sale chiffon de papier. Le serrurier le prit, l’ouvrit, et lut ce qui suit :

Tous les bons amis de notre Cause auront grand soin, j’espère, de respecter la propriété de tout fidèle protestant. Je sais pertinemment que le propriétaire de céans est un solide et respectable partisan de la Cause.

Georges Gordon.

« Qu'est-ce que c’est que ça ? dit le serrurier en changeant de visage.

– C'est quelque chose qui peut vous rendre service, mon jeune cadet, répliqua son apprenti, et vous ne serez pas fâché de le retrouver dans l’occasion. Serrez-moi ça soigneusement, et dans un endroit où vous puissiez mettre tout de suite la main dessus, en cas de besoin. Et n’oubliez pas d’écrire demain soir à la craie, sur votre porte, pour au moins huit jours : Pas de papisme ! voilà tout !

– C'est, ma foi, une pièce authentique, dit le serrurier après examen ; je reconnais l’écriture. Il y a quelque danger là-dessous. Quel diable y a-t-il donc en jeu ?

– Un diable de feu, repartit Simon, un diable de flamme et de colère. Tâchez de vous garer de son chemin, ou vous y resterez, mon cher. Vous ne direz pas qu’on ne vous a pas averti ; c’est à vous maintenant à vous tenir sur vos gardes. Adieu ! »

Mais ici les deux femmes se jetèrent au-devant de lui, surtout Mlle Miggs, qui lui tomba sur le corps avec tant de ferveur qu’elle le colla contre la muraille, en le conjurant l’une et l’autre, dans les termes les plus émouvants, de ne pas sortir avant d’avoir repris son bon sens ; d’entendre enfin raison, de réfléchir à ce qu’il allait faire ; de prendre un peu de repos, après quoi il serait toujours à même de faire ce qu’il voudrait.

« Quand je vous dis que je suis décidé ! la patrie sanglante m’appelle, et j’y vais. Miggs, si vous ne vous ôtez pas de mon chemin, vous allez vous faire pincer. »

Mlle Miggs, toujours accrochée au rebelle, poussa un cri douloureux, un seul cri ; mais était-ce dans les transports de son émotion, était-ce parce que son ennemi venait d’exécuter sa menace ? c’est encore un mystère.

« Allez-vous me lâcher ? dit Simon, faisant des efforts désespérés pour se dégager de la chaste, mais étouffante étreinte de l’araignée qui l’enveloppait dans ses bras. Laissez-moi m’en aller. Je vous ai assuré un sort dans notre constitution nouvelle de la Société, un joli petit sort… là ! êtes-vous contente ?

– Ô Simon ! cria Mlle Miggs, ô Simon béni ! ô mame ! si vous saviez où en sont mes sentiments en ce moment d’épreuve ! »

Ma foi ! ses sentiments avaient bien l’air d’être d’une nature assez turbulente. Elle avait perdu son bonnet à la bataille, elle était à genoux sur le carreau, révélant sans pudeur aux assistants la plus étrange collection de papillotes bleues et de papillotes jaunes, de tours de cheveux suspects, d’aiguillettes, de lacets de corset, de cordons, on ne peut vraiment pas dire de quoi. Elle était pantelante, elle crispait ses mains ; on ne lui voyait que le blanc des yeux ; elle pleurait comme une Madeleine : enfin, elle montrait tous les symptômes les plus aigus d’une grande souffrance morale.

« Je laisse ici, dit Simon se tournant vers le bourgeois, sans faire seulement attention à l’affliction virginale de Mlle Miggs, je laisse au premier une caisse d’effets : vous en ferez ce que vous voudrez. Moi, je n’en ai pas besoin. Je ne reviendrai plus ici. Vous n’avez, monsieur, qu’à chercher un ouvrier : je ne suis plus l’ouvrier que de ma patrie ; désormais voilà dans quelle partie je travaille.

– Dans deux heures d’ici vous ferez tout ce que vous voudrez ; mais, pour le moment, allez vous coucher, reprit le serrurier en se plantant devant le passage de la porte. Vous m’entendez ? allez-vous coucher.

– Oui, je vous entends, et je me moque de vous, Varden, répondit Simon Tappertit. J'ai été ce soir à la campagne, arranger une expédition qui fera tressaillir de crainte votre âme de serrurier, poseur de sonnettes. C'est une affaire qui demande toute mon énergie : laissez-moi passer.

– Si vous faites seulement mine d’approcher de la porte, je vous flanque par terre : ainsi vous ferez bien d’aller vous coucher !

Simon, sans rien répondre, se releva aussi droit qu’il put, et piqua une tête dans le beau milieu de la poitrine de son vieux patron, sur quoi les voilà tous les deux dans la boutique, accrochés l’un à l’autre, les mains et les pieds si bien entortillés, qu’on aurait cru voir en peloton une demi-douzaine de combattants pour le moins ; je crois même que Miggs et Mme Varden en comptaient douze, au milieu de leurs cris perçants.

Varden n’aurait pas eu de mal à terrasser son ancien apprenti et à le réduire, pieds et poings liés. Mais il lui répugnait de le malmener dans cet état d’ivresse sans défense : il se contentait donc de parer, quand il pouvait, ses coups, les acceptant pour bons quand il ne pouvait pas les parer, restant toujours entre Simon et la porte, et attendant qu’il se rencontrât quelque occasion favorable de le forcer à faire retraite dans l’escalier et de l’enfermer sous clef dans sa chambre. Mais le brave homme avait trop compté sur la faiblesse de son adversaire ; il n’aurait pas dû oublier que souvent tel ivrogne, qui n’a plus la force de se soutenir, n’en court pas moins comme un lapin. Simon Tappertit, prenant le temps à propos, fit traîtreusement semblant de tomber en arrière, et, pendant que l’autre se baissait pour le ramasser, il fut, en un clin d’œil, sur ses jambes, passa devant lui brusquement, ouvrit la porte, dont il connaissait bien le truc, et se précipita dans la rue comme un chien enragé. Le serrurier s’arrêta un moment, dans l’excès de sa stupéfaction, puis lui donna la chasse.

On ne pouvait pas mieux choisir le moment pour courir ; à cette heure silencieuse les rues étaient désertes, l’air frais ; la figure qu’il poursuivait se voyait clairement à distance, fuyant comme un trait, avec une ombre longue et gigantesque sur ses talons. Mais le pauvre serrurier était un peu poussif pour espérer de vaincre à la course un jeune homme comme Simon, que la graisse n’empêchait pas de courir : ah ! autrefois, à la bonne heure, il l’aurait rattrapé en un rien de temps. Aussi commençait-il à être bien distancé, et, au moment où les premiers rayons du soleil levant vinrent éblouir Gabriel Varden, au tournant d’une rue, il ne fut pas fâché d’abandonner la partie et de s’asseoir sur une marche pour reprendre haleine. Pendant ce temps-là, Simon, sans s’arrêter une fois, fuyait toujours avec la même rapidité dans la direction de la Botte, où il savait bien qu’il allait retrouver des camarades. Cette respectable auberge, déjà avantageusement connue pour avoir attiré sur elle l’œil de la police, avait même organisé pour la circonstance une surveillance amicale, et placé des vedettes pour attendre le retour du petit capitaine.

« Fais comme tu voudras, Simon, fais comme tu voudras, dit le serrurier, aussitôt qu’il put recouvrer l’usage de la parole. J'ai fait ce que j’ai pu pour te sauver, mon pauvre garçon ; mais je vois bien que c’est inutile, et que tu te mets toi-même la corde au col. »

En même temps il branla la tête d’un air triste et découragé, revint sur ses pas, se dépêcha de rentrer chez lui, où il trouva Mme Varden et la fidèle Miggs qui attendaient avec impatience son retour.

Or, Mme Varden, et par conséquent aussi Mlle Miggs, étaient troublées par de secrets reproches qu’elles s’adressaient en elles-mêmes. Voilà ce que c’est que d’avoir aidé et soutenu, de toutes ses forces, le commencement d’un désordre dont personne à présent ne pouvait plus prévoir la fin ! Voilà ce que c’est que d’avoir indirectement amené la scène dont elles venaient d’être témoins ! À présent, c’était au serrurier à triompher et à faire des reproches. Cette dernière pensée surtout était si cruelle à Mme Varden, qu’elle en avait l’oreille basse, et que, pendant que son mari était à la poursuite de leur ouvrier échappé, elle cachait sous sa chaise la petite maison en brique rouge avec son toit jaune, de peur que sa vue ne fournit quelque occasion nouvelle de revenir sur ce sujet pénible ; et c’est pour cela qu’elle la cachait tant qu’elle pouvait sous ses jupes.

Mais justement le serrurier avait songé à cet article en route, et il ne fut pas plutôt rentré, qu’il le chercha des yeux dans la chambre, et, ne le trouvant pas, demanda tout de suite où il était.

Mme Varden n’avait pas d’autre ressource que de livrer sa tirelire, ce qu’elle fit avec bien des larmes et des protestations que si elle avait su ça…

« Oui, oui, dit Varden, c’est trop juste. Je le sais bien. Ce n’est pas pour vous en faire reproche, ma chère. Mais rappelez-vous une autre fois que, de toutes les mauvaises choses, il n’y en a pas de pires que les bonnes, quand on en fait un mauvais usage. Une méchante femme, tenez ! c’est bien méchant. Eh bien ! quand la religion fait fausse route, c’est la même chose ; mais n’en parlons plus, ma chère. »

Là-dessus, il laissa tomber la maisonnette de brique rouge sur le carreau, mit le talon dessus, et l’écrasa en mille morceaux. Les gros sols, les petits sols, les pièces de six pence et les autres contributions volontaires roulèrent dans tous les coins de la chambre, sans que personne songeât à les toucher pour les ramasser.

« Voilà quelque chose, dit le serrurier, de bien facile à faire ; plût à Dieu que les autres œuvres de la même Société ne présentassent pas plus de difficultés !

– Par bonheur encore, Varden, lui dit sa femme en s’essuyant les yeux avec son mouchoir, qu’en cas de nouveaux troubles… j’espère bien qu’il n’y en aura pas, je le souhaite de tout mon cœur…

– Et moi aussi, ma chère.

– Dans ce cas-là, du moins, nous avons le papier que ce pauvre jeune homme égaré nous a apporté.

– Ah ! tiens ! c’est vrai ! dit le serrurier se retournant vivement. Où est-il donc, ce papier ? »

Mme Varden resta toute tremblante de peur, en lui voyant prendre dans ses mains la sauvegarde, la déchirer en mille morceaux et les jeter dans l’âtre.

« Vous ne voulez pas vous en servir ? dit-elle.

– M'en servir ! cria le serrurier. Oh ! que non ! Ils peuvent venir, s’ils veulent, nous écraser sous notre toit renversé, brûler notre maison, notre cher logis : je ne veux pas plus de la protection de leur chef que je ne veux inscrire leur hurlement d’antipapisme sur ma porte, quand ils devraient me fusiller. M'en servir ! Qu'ils viennent, je les en défie. Le premier qui descend le pas de ma porte pour ça ne le remontera pas si vite. Que les autres fassent ce qu’ils voudront, mais ce n’est pas moi qui irai mendier leur pardon ; non, non, quand on me donnerait autant d’or pesant que j’ai de fer dans ma boutique. Allez-vous coucher, Marthe. Moi, je vais descendre les volets et me mettre au travail.

– Si matin ? lui dit sa femme.

– Oui, répondit gaiement le serrurier, si matin. Ils peuvent venir quand ils voudront, ils ne me trouveront pas à me cacher et à fouiner, comme si nous avions peur de prendre notre part de la lumière du jour, pour la leur laisser tout entière. Ainsi, bon sommeil, ma chère, et de bons rêves que je vous souhaite. »

En même temps il donna un baiser cordial à sa femme, en lui recommandant de ne pas perdre de temps, sans quoi il serait l’heure de se lever avant qu’elle fût seulement couchée. Mme Varden monta l’escalier, d’une humeur douce et aimable, suivie de Miggs, qui n’était pas non plus si revêche ; mais, malgré ça, elle ne pouvait s’empêcher, tout le long du chemin, d’avoir des quintes de toux sèche, des reniflements et des hélas ! en levant les mains au ciel, comme pour dire, dans son profond étonnement : « C'est égal, la conduite de notre maître est bien hardie. »

Chapitre X. §

L’émeute est une créature d’une existence mystérieuse, surtout dans une grande ville. D'où vient-elle et où va-t-elle ? presque personne n’en sait rien. Elle s’assemble, elle se disperse avec la même rapidité. Il n’est pas plus facile de remonter aux différentes sources dont elle se compose qu’à celle des flots de la mer, avec laquelle elle a plus d’un trait de ressemblance : car l’Océan n’est pas plus changeant, plus incertain, ni plus terrible, quand il soulève ses vagues ; il n’est pas plus cruel ni plus insensé dans sa furie.

Les gens qui étaient allés faire du tapage à Westminster le vendredi matin, et qui avaient accompli le soir l’œuvre de dévastation plus sérieuse de Duke-Street et de Warwick-Street, étaient, en général, les mêmes. Sauf quelques misérables de plus, que tous les rassemblements sont moralement sûrs de s’adjoindre dans une ville où il doit y avoir un plus grand nombre de fainéants et de mauvais sujets, on peut dire que l’émeute, dans ces deux rencontres, était formée des mêmes éléments. Cependant, quand elle fut dispersée dans l’après-midi, elle s’était éparpillée dans diverses directions : il n’y avait pas eu de nouveau rendez-vous donné, pas de plan conçu ou médité ; en un mot, à ce qu’ils pouvaient croire, ils s’en retournaient chacun chez eux, sans espoir de se réunir encore.

À l’enseigne de la Botte, le quartier général, comme nous avons vu, des émeutiers, il n’y en avait pas, le vendredi soir, une douzaine : deux ou trois dans l’écurie et les remises, où ils passaient la nuit ; autant dans la salle commune ; le même nombre couchés dans les lits. Le reste était retourné dans leurs logis ou plutôt dans leurs repaires ordinaires. Peut-être parmi ceux qui étaient étendus dans les champs et les sentiers voisins, au pied des meules de foin, ou près des fours à chaux, n’y en avait-il pas une vingtaine qui eussent un domicile. Mais quant aux autres réduits publics, aux loueurs, aux garnis, ils avaient à peu près leur compte de leurs locataires ordinaires, et pas d’étrangers ; ils avaient leur total régulier de vice et de turpitude, auquel ils étaient accoutumés, mais pas plus.

L'expérience d’une seule soirée, cependant, avait suffi pour donner la preuve à ces chefs d’émeute, à ces catilinas de rencontre, qu’ils n’avaient qu’à se montrer dans les rues pour voir à l’instant se réunir autour d’eux des bandes qu’ils n’auraient pu garder rassemblées, quand ils n’en avaient plus que faire, sans beaucoup de dangers, de peine et de frais. Une fois maîtres de ce secret, ils se sentirent la même assurance que s’ils avaient autour d’eux un camp de vingt mille soldats, dévoués à leurs ordres. Toute la journée du samedi, ils restèrent tranquilles. Le dimanche, ils songèrent plutôt à tenir leurs gens en haleine qu’à poursuivre sérieusement, par quelque mesure énergique, l’exécution de leurs premiers projets.

« J'espère, dit Dennis, bâillant de grand cœur le dimanche matin, et se relevant sur son séant d’une botte de paille qui lui avait servi de lit pour la nuit, en même temps qu’il s’appuyait la tête dans sa main et réveillait Hugh, étendu près de lui ; j’espère que maître Gashford va nous laisser faire notre dimanche ; à moins qu’il ne veuille déjà nous remettre à l’ouvrage, hein ?

– Il n’aime pas à laisser languir les choses, on peut être sûr de ça, répondit Hugh en grognant. Et pourtant je ne me sens pas bien disposé à bouger de là. Je suis roide comme un cadavre, et couvert de sales égratignures, comme si j’avais passé la journée à me battre avec des chats sauvages.

– Dame ! aussi, vous avez tant d’enthousiasme ! dit Dennis regardant avec admiration la tête mal peignée, la barbe emmêlée, les mains déchirées, la figure égratignée du farouche camarade qu’il avait là ; vous êtes un vrai démon ! vous vous faites cent fois plus de mal qu’il n’est nécessaire, par l’envie que vous avez d’être toujours en avant, et d’en faire plus que les autres.

– Pour ce qui est de ça, répliqua Hugh, rejetant en arrière ses cheveux épars et lançant un coup d’œil à la porte de l’écurie où ils étaient couchés, en voilà un là qui me vaut bien. Qu'est-ce que je vous avais promis ? Quand je vous disais qu’il en valait une douzaine à lui tout seul, et pourtant vous n’aviez pas confiance en lui ! »

M. Dennis, encore endormi et plié en deux, releva son menton dans sa main, pour imiter l’attitude de Hugh, et lui dit en regardant aussi dans la direction de la porte :

« C'est vrai, c’est vrai, frère, vous le connaissiez bien. Mais qui supposerait jamais, à voir ce garçon-là, qu’il pût faire de telles prouesses ? Quel dommage, frère, qu’au lieu de prendre un peu de repos, comme nous, pour se préparer à faire des nouveaux efforts en faveur de notre honorable Cause, il s’amuse à jouer au soldat comme un bambin ! Et voyez donc aussi comme il est propre, continuait M. Dennis, qui n’avait pas du tout de raison de se sentir quelque sympathie pour les gens délicats sur cet article ; comme on voit bien son imbécillité jusque dans cet excès de propreté ! à cinq heures du matin, il était déjà à la pompe, quand tout le monde aurait parié qu’il devait être assez fatigué d’avant-hier, pour avoir encore besoin de dormir à cette heure-là. Mais pas du tout ; je me suis éveillé seulement une minute ou deux, et il était déjà à la pompe. Et encore, il fallait le voir planter sa plume de paon dans son chapeau, quand il a eu fini de se laver ! Ah ! je suis bien fâché que ce soit un esprit si borné ; mais que voulez-vous ? le meilleur d’entre nous a ses défauts. »

Le sujet de ce dialogue et de cette conclusion proclamée d’un ton de réflexion philosophique n’était autre, comme s’en doutent bien nos lecteurs, que Barnabé, qui, son drapeau en main, se tenait en faction au soleil devant la porte éloignée, se promenant quelquefois de long en large et chantonnant sur l’air du carillon que faisaient entendre les cloches des églises voisines. Mais qu’il se tint tranquille, les deux mains appuyées sur la hampe de son drapeau, ou qu’il le mit sur son épaule, pour monter la garde d’un pas grave et mesuré, le soin avec lequel il avait arrangé sa pauvre toilette, son port droit et fier, montraient toute l’importance qu’il attachait au poste qu’on lui avait confié, et l’orgueil qu’il en ressentait dans son âme. De l’endroit où Hugh et son camarade étaient étendus dans l’ombre obscure du hangar, Barnabé, avec la soleil, et le carillon pacifique du dimanche qu’il accompagnait de la voix, formait un charmant tableau de genre, auquel la porte servait de cadre, comme l’obscurité de l’écurie lui servait du fond. Ce tableau avait un pendant : c’était celui qu’ils représentaient de leur côté, se vautrant, comme des animaux immondes, dans leur fumier et leur corruption sur leur litière. Eux-mêmes, ils en sentaient le contraste ; ils regardèrent quelques moments sans rien dire, et d’un air un peu douteux :

« Ah ! dit Hugh à la fin, avec un grand éclat de rire, le drôle de corps que ce Barnabé ! il n’y en a pas un parmi nous qui puisse en faire autant, sans dormir, boire ni manger, comme lui. Quant à ce que vous disiez qu’il joue au soldat, c’est moi qui l’ai mis là en faction.

– Alors c’est que vous aviez une raison pour ça, et une bonne, je gage, répliqua Dennis en montrant toutes ses dents à force de rire et jurant comme un païen. Pourquoi donc ça, frère ?

– Dame ! vous savez, lui dit Hugh en se rapprochant de lui sur sa paille, que notre noble capitaine de là-bas était joliment dedans hier matin, et puis encore, comme vous et moi, un peu plus en train hier au soir. »

Dennis regarda dans ce coin où Simon Tappertit gisait enfoncé dans une botte de foin, ronflant comme une toupie, et remua la tête en signe d’assentiment.

« Et notre noble capitaine, continua Hugh. encore avec un éclat de rire, notre noble capitaine et moi nous avons fait pour demain le plan d’une expédition éclatante… et profitable.

– Encore les papistes ? demanda Dennis en se frottant les mains.

– Oui, contre les papistes ; contre un papiste au moins avec qui plusieurs d’entre nous, et moi tout le premier, nous avons un vieux compte à régler.

– Ce n’est pas cet ami de maître Gashford dont il nous parlait chez moi, hein ? dit Dennis, bouillant de plaisir et d’impatience.

– Justement, c’est lui-même.

– Ah ! que c’est bien votre affaire ! cria M. Dennis en lui donnant une poignée de main ; à la bonne heure ! Vengeons-nous, tue, assomme, et cela marchera deux fois plus vite. Eh bien après ? contez-moi cela.

– Ha ! ha ! ha ! Le capitaine, ajouta Hugh, a envie de profiter de cela pour enlever une femme dans la bagarre, et… Ha ! ha ! ha !… moi aussi. »

M. Dennis fit la grimace à cette partie de plan qu’on lui communiquait ; en principe général, il ne voulait pas entendre parler de femmes. C'étaient des créatures si peu sûres et si glissantes, qu’il n’y avait pas à y faire le moindre fond, et qu’on ne les trouvait jamais du même avis, vingt-quatre heures durant. Il en avait encore bien plus long à dire là-dessus ; mais il préféra demander à Hugh le rapport qu’il pouvait y avoir entre l’expédition proposée et la faction de Barnabé, posé en sentinelle à la porte de l’écurie. Voici ce que son camarade lui répondit avec mystère :

« Voyez-vous, les gens à qui nous avons envie de rendre visite étaient de ses amis, il n’y a pas bien longtemps, et, du caractère que je lui connais, je suis sûr et certain que, s’il croyait que. nous allions leur faire du mal, bien loin de nous aider, il se tournerait contre nous. C'est pour cela que je lui ai persuadé (je le connais de longue main) que lord Georges l’a choisi de préférence pour garder ici la place demain en notre absence, et que c’est un grand honneur pour lui. Voilà pourquoi il monte en ce moment la garde, fier comme un Artaban. Ha ! ha ! Qu'en dites-vous ? Si je suis un démon, je ne suis toujours pas un étourdi. »

M. Dennis se confondit en compliments et ajouta :

« Mais pour ce qui concerne l’expédition elle-même ?

– Quant à ça, dit Hugh, vous en connaîtrez tous les détails de la bouche du grand capitaine, et de la mienne, ensemble ou séparément ; car justement le voilà qui s’éveille. Allons ! sus ! Cœur de Lion ! Ha ! ha ! Bon courage, et buvez encore un petit coup. Encore du poil de la chienne qui vous a mordu, capitaine ! Demandez à boire au garçon. J'ai là sous mon lit assez de tasses et de chandeliers d’or et d’argent pour payer votre écot, capitaine, quand vous boiriez le vin à tonneaux. » Et en même temps, dérangeant la paille, il montrait une place où la terre avait été fraîchement remuée.

M. Tappertit reçut de très mauvaise grâce ces encouragements joyeux ; deux nuits de ribote ne l’avaient pas accommodé : son esprit n’était guère moins fatigué que son corps, qui ne pouvait seulement pas se tenir sur ses jambes. Cependant avec l’assistance de Hugh il parvint à gagner, en chancelant, la pompe où il se rafraîchit la gorge d’un bon verre d’eau fraîche, et la tête et la figure d’une bonne douche de liquide à la glace, avant de commander un grog au lait et au rhum. Grâce à cet innocent breuvage, accompagné de biscuits et de fromage, il se réconforta l’âme. Cela fait, il se mit à son aise, par terre entre ses deux compagnons, qui ne s’étaient pas épargnés à boire de leur côté et, se mit en devoir d’éclairer M. Dennis sur les détails du projet annoncé pour le lendemain.

Leur conversation fut assez longue et leur attention assez soutenue pour qu’on pût voir l’intérêt manifeste qu’ils prenaient au sujet. Il fallait aussi qu’il ne fût pas toujours d’un caractère bien attristant, ou qu’il fût du moins enjolivé par des scènes plaisantes, car ils riaient souvent à gorge déployée, jusqu’à faire sauter Barnabé sous les armes, tout scandalisé de leur légèreté. Cependant ils ne l’inviteront pas à venir les rejoindre, avant qu’ils eussent bien bu, bien mangé et fait un bon somme pendant plusieurs heures : c’est-à-dire pas avant le crépuscule. Ils l’informèrent alors qu’ils allaient faire une petite démonstration dans les rues, seulement pour unir les gens en éveil, parce que c’était dimanche soir, et qu’il fallait bien au public un peu de divertissement ; qu’il était libre de les accompagner s’il voulait.

Sans autres préparatifs, si ce n’est qu’ils emportèrent des gourdins et mirent à leur chapeau une cocarde bleue, ils commencèrent à battre les rues ; et, sans autre dessein prémédité que de faire tout le mal qu’ils pourraient, ils les parcoururent au hasard. Bientôt leur nombre s’étant accru, ils se divisèrent en deux bandes, et, après s’être donné rendez-vous dans les champs voisins de Welbeck-Street, ils traversèrent la ville dans toutes les directions. Le corps le plus considérable, celui qui s’augmenta avec la plus grande rapidité, était celui dont Hugh et Barnabé faisaient partie. Celui-là prit son chemin du côté de Moorfield, où il y avait une riche chapelle à l’usage de quelques familles catholiques bien connues qui habitaient dans le voisinage.

Pour commencer, ils s’attaquèrent aux résidences de ces familles, dont ils brisèrent les portes et les fenêtres. Ils détruisirent le mobilier, ne laissant que les quatre murs, emportant avec soin, pour leur usage, tous les outils et les engins de destruction qu’ils rencontrèrent, tels que marteaux, fourgons, haches, soies, et autres instruments de ce genre. Un grand nombre d’émeutiers les passaient dans des ceinturons qu’ils se faisaient avec une corde, un mouchoir, ou tout ce qu’ils trouvaient de bon pour cela sous leurs mains ; et ils portaient ces armes improvisées aussi ostensiblement qu’un sapeur du génie qui va déblayer le champ de bataille. Pas le moindre déguisement, pas la moindre dissimulation, et même, ce soir-là, très peu d’excitation et de désordre. Dans les chapelles, ils arrachèrent et emportèrent jusqu’à la pierre de l’autel, les bancs, les chaires, les chaises, les dalles mêmes ; dans les maisons particulières, ils mirent en pièces jusqu’aux lambris et jusqu’aux escaliers. Cette petite fête du dimanche fut par eux accomplie comme une tâche qu’ils s’étaient donnée et qu’ils voulaient faire en conscience. Il n’aurait pas fallu cinquante hommes bien résolus pour leur faire tourner le dos. Une simple compagnie de soldats les aurait dispersés comme la paille au vent ; mais il n’y avait personne pour les empêcher, pas d’autorité pour les réprimer, ou, pour mieux dire, n’était la terreur des victimes qui fuyaient à leur approche, personne ne faisait à eux plus d’attention que si c’étaient des ouvriers à la tâche, faisant leur travail régulier et légal avec beaucoup de décence et de tenue.

Ils marchèrent de même, avec ordre, au lieu du rendez-vous, allumèrent de grands feux dans les champs, et, gardant seulement ce qu’il y avait de plus précieux dans leur butin, ils brûlèrent le reste. Les ornements sacerdotaux, les images des saints, de riches étoffes et de belles broderies, la garniture de l’autel et le trésor de la sacristie, tout devint la proie des flammes, qui bientôt éclairèrent le pays alentour. Pendant ce temps-là ils dansaient, ils hurlaient, ils vociféraient autour de ces feux jusqu’à s’en rendre malades, sans être un seul moment troublés par personne dans ces exercices édifiants.

Quand l’attroupement quitta le théâtre du désordre et enfila Welbeck-Street, ils rencontrèrent Gashford, qui avait été témoin de toute leur conduite, et marchait d’un pas furtif le long du trottoir. Arrivé à sa hauteur, Hugh, marchant de front avec lui, sans avoir l’air de le connaître ni de lui parler, lui glissa ces mots dans l’oreille :

« Eh bien ! maître, est-ce mieux ?

– Non, dit Gashford, c’est toujours la même chose.

– Qu'est-ce que vous demandez donc ? dit Hugh. La fièvre ne commence pas par son paroxysme ; elle va pas à pas.

– Ce que je demande, dit Gashford en lui pinçant le bras de manière à lui laisser imprimée dans la chair la marque de ses ongles, ce que je demande, c’est que vous mettiez quelque méthode dans votre besogne, imbéciles que vous êtes ! Vous ne pouvez pas nous faire d’autres feux de Saint-Jean qu’avec des planches ou des chiffons de papier ? Vous n’êtes pas seulement en état de nous faire tout de suite un incendie en grand ?

– Un peu de patience, notre maître ! dit Hugh. Je ne vous demande que quelques heures et vous verrez ; vous n’aurez qu’à regarder le ciel demain soir, si vous voulez voir une aurore boréale. »

Là-dessus il recula d’un pas, pour reprendre son rang près de Barnabé, et, quand le secrétaire porta sur lui les yeux, ils avaient déjà l’un et l’autre disparu dans la foule.

Chapitre XI §

Le jour du lendemain fut annoncé au monde par de joyeux carillons et par des coups de canon tirés à la Tour. On hissa des drapeaux sur un grand nombre de flèches des clochers de la ville. En un mot, on accomplit toutes les cérémonies d’usage en l’honneur du jour anniversaire de la naissance du roi, et chacun s’en alla vaquer à ses plaisirs ou à ses affaires, comme si Londres était dans un ordre parfait, et qu’il n’y eût pas encore dans quelques-uns de ses quartiers des cendres chaudes qui allaient se rallumer aux approches de la nuit pour répandre au loin la désolation et la ruine.

Les chefs de l’émeute, rendus plus audacieux encore par leurs succès de la nuit dernière et par le butin qu’ils avaient conquis, retenaient fermement unies les masses de leurs partisans, et ne songeaient qu’à les compromettre assez pour n’avoir plus à craindre que l’espoir de leur pardon ou de quelque récompense ne leur donnât la tentation de trahir et de livrer entre les mains de la justice les ligueurs les plus connus.

Il est sûr que la crainte de s’être trop avancés pour pouvoir désormais obtenir leur pardon retenait les plus timides sous leurs drapeaux non moins que les plus braves. Beaucoup d’entre eux, qui n’auraient pas fait difficulté de dénoncer les chefs et de se porter témoins contre eux en justice, sentaient qu’ils ne pouvaient espérer leur salut de ce côté, parce que leurs propres actes avaient été observés par des milliers de gens qui n’avaient pas pris part aux troubles ; qui avaient souffert dans leurs personnes, leur tranquillité, leurs biens, des outrages de la populace ; qui ne demanderaient pas mieux que de porter témoignage, et dont le gouvernement du roi préférerait sans doute les déclarations à celles de tous autres. Dans cette catégorie se trouvaient beaucoup d’artisans qui avaient laissé là leurs travaux le samedi matin ; il y en avait même que leurs patrons avaient revus prenant une part active au tumulte : d’autres se savaient soupçonnés, et n’ignoraient pas que, s’ils revenaient dans leurs ateliers, ils seraient remerciés sur-le-champ. D'autres enfin avaient agi en désespérés dès le commencement, et se consolaient avec ce proverbe populaire qui dit que, pendu pour pendu, autant vaut l’être pour un mouton que pour un agneau. Tous d’ailleurs espéraient et croyaient fermement que le gouvernement, qu’ils semblaient avoir paralysé, finirait, dans son épouvante, par compter avec eux et par accepter leurs conditions. Les plus raisonnables se disaient qu’au pis-aller ils étaient trop nombreux pour qu’on pût les punir tous, et chacun aimait à croire qu’il avait autant de chances d’échapper au châtiment que personne. Quant à la masse, elle ne raisonnait pas et ne pensait à rien, obéissant seulement à ses passions impétueuses, aux instincts de la pauvreté, de l’ignorance, à l’amour du mal, à l’espérance du vol et du pillage.

Il est encore à remarquer que, à partir du moment de leur première explosion à Westminster, tout symptôme d’ordre arrêté d’avance ou de plan concerté entre eux avait disparu. Quand ils se divisaient par bandes pour courir dans les différents quartiers de la ville, c’était d’après une inspiration soudaine et spontanée. Chacune d’elles se grossissait sur son chemin, comme les rivières à mesure qu’elles coulent vers la mer ; chaque fois qu’il leur fallait un chef, il s’en présentait un, qui disparaissait sitôt que l’on n’en avait plus besoin, pour reparaître encore à la première nécessité. Le tumulte prenait chaque fois une forme nouvelle et inattendue, selon les circonstances du moment : on voyait de braves ouvriers retournant chez eux, après une journée de travail, jeter là leurs outils pour se mêler activement à l’émeute, en un instant ; des saute-ruisseaux en faisaient autant, laissant là les commissions dont ils étaient chargés en ville. En un mot, c’était comme une peste morale qui était tombée sur Londres. Le bruit, le tumulte, l’agitation, avaient pour eux un attrait irrésistible qui les séduisait par centaines. La contagion s’étendait comme le typhus. Le mal, encore à l’état d’incubation, infectait à chaque heure de nouvelles victimes, et la Société commençait à s’alarmer sérieusement de leurs fureurs.

Il était à peu près deux ou trois heures après midi, lorsque Gashford vint dans le repaire que nous avons décrit au dernier chapitre, et, n’y trouvant que Dennis et Barnabé, s’informa de ce qu’était devenu Hugh.

Il était sorti, à ce que lui dit Barnabé, il y avait bien une heure, et n’était pas encore revenu.

« Dennis, dit le souriant secrétaire, de sa voix la plus doucereuse, en se tenant les jambes croisées sur un baril ; Dennis ! »

Le bourreau, se réveillant en sursaut, se mit sur son séant, et le regarda les yeux tout grands ouverts.

« Comment ça va-t-il, Dennis ? dit Gashford, le saluant d’un signe de tête. J'espère que vous n’avez pas eu à vous plaindre de vos dernières expéditions, Dennis ?

– Maître Gashford, répondit le bourreau, fixant sur lui les yeux, vous avez une manière si tranquille de vous dire les choses, qu’il y a de quoi faire sauter au plancher. Nom d’un chien, ajouta-t-il entre ses dents, sans détourner les yeux, et d’un air pensif ; vous avez quelque chose de si rusé !

– De si distingué, vous voulez dire, Dennis.

– De si distingué, reprit l’autre en se grattant la tête, toujours sans quitter des yeux les traits du secrétaire, que, quand vous me parlez, je crois entendre chacun de vos mots jusque dans la moelle de mes os.

– Je suis charmé de vous voir l’ouïe si subtile, et je m’applaudis de savoir me rendre pour vous si intelligible, dit Gashford, de son ton uniforme et invariable. Où est votre ami ? »

M. Dennis se retourna comme s’il s’attendait à le trouver endormi sur son lit de paille ; puis, se rappelant qu’il l’avait vu sortir :

« Je ne peux pas vous dire, maître Gashford. Je croyais qu’il devait rentrer plus tôt que ça. J'espère que ce n’est pas encore le moment de nous mettre à la besogne, maître Gashford ?

– Mais, dit le secrétaire, je vous le demande, comment voulez-vous que je vous dise ça, Dennis ? Vous êtes parfaitement maître de vos actions, vous savez, et vous n’en devez compte à personne, si ce n’est à la justice de temps à autre, n’est-ce pas ? »

Dennis, tout dérouté par le sang-froid de manières et de langage de son patron, reprit pourtant son assiette en lui entendant faire cette allusion à sa profession, et lui montra Barnabé en secouant la tête et en fronçant le sourcil.

« Chut ! cria Barnabé.

– Ah ! motus là-dessus, maître Gashford, dit le bourreau à voix basse. Les préjugés populaires… vous n’y pensez jamais… Eh bien ! quoi, Barnabé ? qu’est-ce qu’il y a ? mon garçon.

– Je l’entends qui vient, répondit-il. Écoutez. Remarquez-vous ça ? c’est son pied. N'ayez pas peur, je reconnais bien son pas, et celui de son chien aussi. Tramp, tramp, pitt, patt, c’est bien ça, ils s’en viennent tous les deux, et, tenez ! Ha ! ha ! ha ! ha ! les voici. » Il criait joyeusement, saluant à deux mains la venue de son camarade, auquel il donna de petites tapes d’amitié sur le dos, comme si ce rude compagnon était le plus aimable des hommes. « Le voici, et il n’a pas de mal, encore ! Je suis bien content de le voir revenu, ce vieux Hugh.

– Je veux être un renégat s’il ne me fait pas toujours un meilleur accueil que les gens raisonnables, dit Hugh en lui secouant la main avec une tendresse étrange, qui ressemblait à de la rage. Et vous, garçon, comment allez-vous ?

– À merveille, cria Barnabé, ôtant son chapeau. Ha ! ha ! ha ! Et la joie au cœur, Hugh. Et tout prêt à faire ce qu’on voudra pour la bonne cause et la justice, et à soutenir ce bon gentleman si doux et si blême, ce lord qu’ils ont maltraité ; n’est-ce pas, Hugh ?

– Oui, » répondit son ami, laissant aller sa main, et regardant un moment Gashford avec un changement d’expression notable avant de lui dire : « Bonjour, maître.

– Bonjour donc ! répliqua le secrétaire en se caressant la jambe. Et puis encore bonjour et bonne année, accompagnés de beaucoup d’autres ! Vous êtes échauffé.

– Ma foi, maître, vous le seriez bien autant que moi, dit-il en s’essuyant la figure, si vous étiez venu ici en courant aussi vite que moi.

– Alors vous savez les nouvelles ? En effet, j’ai supposé que vous deviez les savoir.

– Les nouvelles ? Quelles nouvelles ?

– Quoi, vous ne savez pas ? cria Gashford, relevant les sourcils avec une exclamation de surprise. Est-ce possible ? Alors venez donc ; c’est moi qui vais vous faire connaître votre honorable position, après tout. Voyez-vous là-haut les armes du roi ? lui demanda-t-il d’un air souriant, en prenant dans sa poche un papier qu’il déploya sous les yeux de Hugh.

– Eh bien ! qu’est-ce que ça me fait ?

– Ça vous fait beaucoup, mais beaucoup ; répliqua le secrétaire. Lisez-moi ça.

– Vous savez bien que, la première fois que je vous ai vu, je vous ai dit que je ne savais pas lire, dit Hugh d’un air d’impatience. Au nom du diable, qu’est-ce qu’il peut y avoir là dedans ?

– C'est une proclamation émanée du roi en son conseil, dit Gashford : elle est datée d’aujourd’hui et promet une récompense de cinq cents guinées… Cinq cents guinées, c’est bien de l’argent et une grande tentation pour certaines gens… à quiconque dénoncera la personne ou les personnes qui ont pris la part la plus active aux démolitions de ces chapelles catholiques de samedi soir.

– Ce n’est que ça ? cria Hugh d’un air indifférent. Je le savais déjà.

– J'aurais bien dû m’en douter, dit Gashford, souriant, et repliant le document. J'aurais dû deviner que votre ami vous l’avait dit.

– Mon ami ? bégaya Hugh, faisant des efforts maladroits pour simuler la surprise. Quel ami ?

– Tut, tut ! croyez-vous que je ne sais pas d’où vous venez ? repartit Gashford en se frottant les mains et se donnant de petites tapes du revers de l’une contre le creux de l’autre, avec un regard de fin renard. Vous me croyez donc bien bête ? Voulez-vous que je vous dise son nom ?

– Non pas, dit Hugh en jetant un coup d’œil rapide du côté de Dennis.

– Il vous aura sans doute appris aussi, continua le secrétaire après une petite pause, que les émeutiers qui ont été pris (les pauvres diables !) sont traduits en justice, et qu’il y a déjà des témoins très actifs qui ont eu la témérité de comparaître à leur charge. Entre autres… et ici il serra les dents, comme pour étrangler quelques mots violents qui lui venaient sur le bout de la langue, et se mit à parler lentement… entre autres un gentleman qui a vu toute la scène à Warwick-Street, un gentleman catholique, un certain Haredale. »

Hugh aurait voulu l’empêcher de prononcer ce nom ; mais c’était déjà fait, et Barnabé, qui l’avait entendu, s’était retourné précipitamment.

« À votre poste, à votre poste, brave Barnabé ! cria Hugh, prenant son ton le plus brusque et le plus décidé, et lui mettant dans la main son drapeau appuyé contre la muraille. Montez la garde sans perdre de temps, car nous allons partir pour notre expédition. Allons, Dennis, levons-nous, et alerte ! Brave Barnabé, vous aurez soin de ne laisser personne retourner ma paillasse : nous savons ce qu’il y a dessous, n’est-ce pas ? À présent, maître, vivement ! Si vous avez quelque chose à nous dire, faites tôt : car le petit capitaine, avec un détachement, est là dans les champs, qui n’attend plus que nous. Vite, des mots qui parlent et des coups qui portent ! »

L'attention de Barnabé ne tint pas contre le remue-ménage du départ. Le regard d’étonnement mêlé de colère qu’on avait pu voir dans ses traits, quand il s’était retourné tout à l’heure, s’était dissipé aussi rapidement que les mots étaient sortis de sa mémoire, comme l’haleine s’efface sur un miroir poli. Alors, empoignant l’arme que Hugh venait de lui fourrer dans la main, il alla monter fièrement sa faction à la porte, trop loin d’eux pour pouvoir les entendre.

« Vous avez manqué de gâter tout, maître, lui dit Hugh. Oui, vous ! N'est-ce pas drôle ?

– Qui diable pouvait supposer qu’il eût l’oreille si subtile ? répondit Gashford pour se justifier.

– Subtile ! Ma foi, je ne parle pas de ses mains, vous les avez vues à l’œuvre ; mais il a quelquefois la tête même aussi subtile que vous et moi, dit Hugh. Dennis, nous devrions être partis. On nous attend ; je suis venu vous le dire. Donnez-moi mon bâton et mon baudrier. Un petit coup de main, notre maître ; passez-moi ça par-dessus l’épaule, et bouclez-le par derrière, s’il vous plaît.

– Leste comme toujours ! dit le secrétaire en lui ajustant son fourniment.

– C'est qu’il faut être leste aujourd’hui. Nous avons à faire une besogne un peu leste.

– Est-ce vrai ? est-ce vrai ? dit Gashford avec un air si innocent, que l’autre, le regardant par-dessus l’épaule d’un air courroucé, lui répliqua :

– Est-ce vrai ? Vous le savez bien, que c’est vrai. Comme si vous ne saviez pas mieux que personne que la première précaution à prendre c’est d’aller faire des exemples sur ces témoins-là pour faire peur aux autres, et leur apprendre à venir encore déposer contre nous et contre les membres de notre Association !

– Je connais quelqu’un, et vous aussi, reprit Gashford avec un sourire expressif, qui sait cela au moins aussi bien que vous et moi.

– Si le gentleman que je pense est le même que celui dont vous parlez, comme je le crois, reprit Hugh d’un ton radouci, il faut donc qu’il soit aussi bien informé de tout que (ici il s’arrêta pour regarder autour de lui, comme pour s’assurer que le gentleman en question n’était pas là)… que le diable en personne. Voilà tout ce que je peux dire. Voyons ! est-ce tout, maître ? Vous n’en finirez donc pas, ce soir ?

– Eh bien ! voilà qui est fini ! dit Gashford, en se levant ; à propos, je voulais encore vous dire… comme cela, vous n’avez pas trouvé que votre ami désapprouvât la petite expédition d’aujourd’hui ? Ha ! ha ! ha ! c’est heureux que cela se rencontre si bien avec la leçon à donner à M. le témoin ; car je suis sûr qu’il n’a pas plus tôt entendu parler de votre projet qu’il a voulu le voir exécuter. Et à présent vous voilà partis, hein ?

– À présent, nous voilà partis, maître. Vous n’avez pas un dernier mot à nous dire ?

– Ah ! ciel ! mon Dieu non, dit Gashford avec une douceur charmante, pas le moindre.

– Bien sûr ? cria Hugh en poussant du coude Dennis, qui riait dans sa barbe.

– Bien sûr, hein, maître Gashford ? » dit le bourreau, toujours riant d’un rire étouffé.

Gashford réfléchit un moment, indécis entre sa prudence et sa méchanceté. Puis, se plaçant entre eux deux, et leur posant à chacun une main sur l’épaule :

« Mes amis, leur dit-il tout bas d’une voix crispée, n’oubliez pas… mais je suis sûr que vous vous en souviendrez… n’oubliez pas notre conversation de l’autre soir… chez vous, Dennis… vous savez sur qui : Pas de merci, pas de quartier, ne laissez pas deux soliveaux de sa maison debout, à la place où les a mis le charpentier. Le feu, comme on dit, est un bon serviteur, mais un mauvais maître. Que ce soit son maître ; il n’en mérite pas d’autre. Mais je suis bien sûr que vous serez fermes, je suis bien sûr que vous serez résolus ; je suis bien sûr que vous vous rappellerez qu’il a soif de votre sang et de celui de vos braves compagnons. Si vous avez jamais montré ce que vous savez faire, c’est aujourd’hui que vous allez le faire voir. N'est-ce pas, Dennis ? n’est-ce pas Hugh ? »

Ils le regardèrent tous les deux, et s’entre-regardèrent après ; alors ils se mirent à pousser un grand éclat de rire, brandirent leurs gourdins au-dessus de leurs têtes, lui donnèrent une poignée de main, et sortirent en courant.

Gashford les laissa prendre un peu les devants, puis il les suivit. Il les vit à distance se diriger en toute hâte du côté des champs voisins, où leurs camarades étaient déjà rassemblés. Hugh regardait en arrière et faisait tourner son chapeau aux yeux de Barnabé, qui, charmé du poste de confiance qu’on lui avait laissé, répliquait de la même manière, et reprenait après sa promenade de long en large devant la porte de l’écurie, où déjà ses pieds avaient tracé un sentier. Et lorsque Gashford lui-même, déjà loin, se retourna pour la première fois, Barnabé était toujours là à se promener de long en large, du même pas cadencé. C'était bien le plus dévoué et le plus fier champion qui eût jamais été chargé de défendre un poste : jamais personne ne se sentit au cœur plus d’attachement à son devoir, ni plus de détermination pour le défendre jusqu’à la mort.

Souriant de la simplicité de ce pauvre idiot, Gashford se rendit lui-même à Welbeck-Street par un chemin différent de celui que devaient suivre les émeutiers, et là, assis derrière un rideau à l’une des fenêtres du premier étage de la maison de lord Georges Gordon, il attendit avec impatience leur passage. Ils y mirent tant de temps que, malgré la certitude qu’il avait que c’était bien par là qu’ils étaient convenus de passer, il eut un moment l’idée qu’ils avaient dû changer leurs plans et leur itinéraire. À la fin pourtant le bruit confus des voix se fit entendre dans les champs voisins, et bientôt après ils défilèrent en foule, formant une troupe nombreuse.

Cependant ils étaient loin d’être tous là, comme on s’en aperçut bientôt, quand ils vinrent divisés en quatre sections, qui s’arrêtèrent l’une après l’autre devant la maison, pour pousser trois salves de hourras, et passèrent ensuite leur chemin, après que les chefs qui les conduisaient eurent crié tout haut où ils allaient, en invitant les spectateurs à se joindre à eux. Le premier détachement, portant en bannières quelques restes du pillage qu’ils avaient consommé à Moorfield, proclama qu’ils étaient en route pour Chelsea, d’où ils reviendraient dans le même ordre, pour faire tout près de là un feu de joie des dépouilles qu’ils en rapporteraient. Le second déclara qu’ils allaient à East-Smithfield, pour le même objet. Tout cela se faisait en plein soleil et au grand jour. De beaux équipages ou des chaises à porteurs s’arrêtaient pour les laisser passer, ou s’en retournaient sur leurs pas, pour éviter leur rencontre ; les piétons se rangeaient dans l’encoignure d’une allée ou demandaient aux locataires la permission de se tenir à une croisée ou dans le vestibule, en attendant que l’émeute fût passée : mais personne n’intervenait, et, sitôt que le flot était écoulé, chacun reprenait son trantran ordinaire.

Restait encore la quatrième division, et c’était celle que le secrétaire attendait avec le plus d’impatience. Enfin la voilà qui s’avance ! (Elle était nombreuse et composée d’hommes de choix : car, en cherchant à les reconnaître, il vit parmi eux bien des figures qui ne lui étaient pas inconnues, et, en tête naturellement, celles de Simon Tappertit, Hugh et Dennis. Ils firent halte, comme les autres, pour pousser leurs hourras ; mais, quand ils se remirent en marche, ils ne proclamèrent pas, comme eux, le but qu’ils se proposaient. Hugh se contenta de lever son chapeau au bout de son gourdin, et partit après avoir jeté un coup d’œil à un gentleman qui était là en spectateur, de l’autre côté de la rue.

Gashford suivit, par instinct, la direction de ce coup d’œil, et vit, debout sur le trottoir, avec une cocarde bleue, sir John Chester, qui leva son chapeau à quelques lignes au-dessus de sa tête pour faire honneur à l’émeute, et s’appuya ensuite avec grâce sur sa canne, souriant de la manière la plus agréable, déployant sa toilette et sa personne tout à fait à leur avantage, et surtout ayant l’air d’une tranquillité inimaginable. Cela n’empêcha pas, malgré toute son habileté, que Gashford ne le vit bien faire un signe de protection à Hugh, pour le reconnaître en passant : car le secrétaire, oubliant la foule, n’eut plus d’yeux que pour sir John.

Celui-ci resta à la même place et dans la même attitude, jusqu’au moment où le dernier homme de la foule eut tourné le coin de la rue. Alors il prit sans hésiter son chapeau, dont il détacha la cocarde, et la remit soigneusement dans sa poche pour la prochaine occasion. Il se rafraîchit avec une prise de tabac, ferma sa tabatière, et se remit en marche tout doucement. Au même instant passait une voiture qui s’arrêta, une main de dame fit tomber la glace, et sir John s’avança aussitôt, le chapeau à la main. Au bout d’une minute ou deux de conversation à la portière, évidemment au sujet de l’émeute, il monta légèrement dans la voiture, qui l’emmena.

Le secrétaire sourit ; mais il avait des sujets plus sérieux en tête, et ne songea pas longtemps à celui-là. On lui apporta son dîner, mais il le fit redescendre sans y toucher. Il passa quatre mortelles heures à se promener de long en large dans sa chambre, sans fin et sans repos, à regarder toujours à la pendule, à faire d’inutiles efforts pour s’asseoir et lire, ou à se jeter sur son lit, ou à regarder par la fenêtre. Quand il vit au cadran que le temps marqué était venu, il monta d’un pas furtif jusqu’au haut de la maison, passa sur la nuit en attique, et s’assit, le visage tourné vers l’est.

Il ne s’inquiétait guère ni de la fraîcheur de l’air, qui saisissait son front échauffé en venant des prairies voisines, ni des masses de toits et de cheminées qu’il avait sous les yeux, ni de la fumée et du brouillard dont il cherchait à percer les nuages, ni des cris perçants des enfants dans leurs jeux du soir, ni du bruit ni du tumulte bourdonnant de Londres, ni du gai souffle qui accourait de la campagne pour se perdre et s’éteindre dans le brouhaha de la grande ville. Non ; il regardait… il regardait toujours autre chose jusque dans l’obscurité de la nuit, tachetée seulement çà et là de quelques jets de lumière le long des rues, à distance ; et plus l’obscurité augmentait, plus augmentaient aussi son attention et son inquiétude.

« Rien que du noir, non plus, dans cette direction, murmurait-il tout bas incessamment. L'animal ! où donc est cette aurore boréale qu’il m’avait promis de me faire voir ce soir dans le ciel ? »

Chapitre XII. §

Pendant ce temps-là, le bruit des troubles de la ville avait déjà circulé joliment dans les bourgs et les villages des environs de Londres, et, chaque fois qu’il arrivait des nouvelles fraîches, elles étaient sûres d’être accueillies avec cet appétit pour le merveilleux et cet amour du terrible, qui sont, probablement depuis la commencement du monde, un des attributs caractéristiques de l’espèce humaine. Cependant ces rumeurs, aux yeux de certaines personnes de ce temps, comme elles le seraient aux nôtres mêmes, si les faits aujourd’hui n’étaient pas acquis à l’histoire, semblaient si monstrueuses et si invraisemblables, qu’un grand nombre des gens qui habitaient loin de là, quelque crédules qu’ils pussent être d’ailleurs, ne pouvaient réellement se mettre dans l’esprit que la chose fût possible, et repoussaient les renseignements qu’ils recevaient de toutes mains, comme de pures fables et des fables absurdes.

M. Willet, bien décidé à n’en rien croire, d’après des raisonnements infaillibles à lui connus, et d’une obstination constitutionnelle dont nous avons déjà eu des preuves, était un de ceux qui refusaient positivement la conversation sur un sujet si ridicule, selon eux. Ce soir-là même, et peut-être bien au moment où Gashford était en vedette sur les toits, le vieux John avait la face si rouge, à force de branler la tête pour contredire ses trois anciens camarades de bouteille, que c’était un vrai phénomène, et qu’on aurait payé sa place pour voir ce visage rubicond, sous le porche du Maypole où ils étaient assis tous quatre, briller comme les escarboucles-monstres qu’on rencontre dans les contes de fées.

« Croyez-vous, monsieur, dit M. Willet, regardant fixement Salomon Daisy (car c’était son habitude, toutes les fois qu’il avait une altercation personnelle, de s’en prendre au plus faible de la bande), croyez-vous, monsieur, que je sois un imbécile de naissance ?

– Non, non, Jeannot, répondit Salomon, regardant à la ronde le petit cercle dont il faisait partie. Nous ne sommes pas assez bêtes pour croire cela. Vous n’êtes pas un imbécile, Jeannot ; que non, que non ! »

M. Cobb et M. Parkes secouèrent la tête à l’unisson en marmottant entre leurs dents : « Non, non, Jeannot, bien loin de là. »

Mais, comme ces sortes de compliments n’avaient ordinairement d’autre effet que de rendre M. Willet encore plus têtu qu’auparavant, il les examina d’un air de profond dédain et leur répondit en ces termes :

« Alors, qu’est-ce que vous venez me chanter, que ce soir vous allez faire un tour ensemble jusqu’à Londres… vous trois… pour vous en rapporter au témoignage de vos sens. Est-ce que, leur dit M. Willet, mettant sa pipe entre ses dents d’un air de dégoût solennel, le témoignage de mes sens, à moi, ne vous suffit pas ?

– Mais, dit humblement Parkes pour s’excuser, nous n’en avons pas connaissance, Jeannot.

– Vous n’en avez pas connaissance, monsieur ? répéta M. Willet en le toisant des pieds à la tête. Ah ! vous n’en avez pas connaissance ? Vous en avez connaissance, monsieur. Ne vous ai-je pas dit que Sa benoîte Majesté le roi Georges III ne laisserait pas plus l’émeute rigoler dans les rues de sa bonne ville de Londres, qu’il ne se laisserait lui-même insulter par son parlement ?

– À la bonne heure, Johnny ; mais c’est là le témoignage de votre bon sens ; ce n’est pas le témoignage de vos sens, risqua M. Parkes.

– Et qu’en savez-vous ? repartit John avec une grande dignité. Vous vous permettez là des contradictions un peu lestes, monsieur. Qu'en savez-vous, si c’est l’un plutôt que l’autre ? je ne croyais pas vous l’avoir dit encore, monsieur. »

M. Parkes, se voyant embarqué dans une discussion métaphysique dont il ne savait trop comment se tirer, balbutia une apologie et battit en retraite devant son antagoniste. Il s’ensuivit un silence de dix ou douze minutes, après lequel M. Willet se mit à grommeler, à branler la tête en éclatant de rire, et à faire l’observation, à propos de son défunt adversaire, « qu’il l’avait joliment arrangé. » Sur quoi MM. Cobb et Daisy rirent aussi avec des signes de tête affirmatifs, et Parkes fut définitivement considéré comme un homme mort.

« Vous imaginez-vous que, si tout cela était vrai, M. Haredale serait toujours dehors, comme il est ? dit John, après une autre pause. Croyez-vous qu’il n’aurait pas peur de laisser sa maison toute seule avec deux jeunes femmes et une couple de serviteurs pour toute défense ?

– C'est vrai, mais c’est peut-être parce que son château est à une bonne distance de Londres ; vous savez qu’on dit que les émeutiers ne s’écartent pas à plus de deux ou trois milles. La preuve, c’est qu’il y a des catholiques, vous savez, qui ont envoyé, pour plus de sûreté, leurs bijoux et leur argenterie à la campagne… du moins, on le dit.

– On le dit, on le dit ! répéta M. Willet d’un air bourru. Oui, monsieur ; c’est comme on dit que vous avez vu un revenant en mars dernier, mais personne n’en croit rien.

– Eh bien ! dit Salomon, se levant pour distraire l’attention de ses deux amis, qui commençaient à rire de cette boutade, qu’on le croie ou qu’on ne le croie pas, que ce soit vrai ou faux, si nous voulons aller à Londres, nous ferons bien de partir tout de suite. Ainsi, Johnny, une poignée de main, et bonne nuit !

– Je n’ai pas de poignée de main, reprit l’aubergiste, qui fourra les siennes dans ses poches, à donner à des gens qui s’en vont à Londres pour de pareilles bêtises. »

Les trois vieux compagnons en furent quittes pour lui prendre les coudes au lieu de lui serrer les mains. Après cette cérémonie, ils décrochèrent leurs chapeaux, prirent leurs cannes, leurs manteaux, lui souhaitèrent le bonsoir et partirent, en lui promettant de lui rapporter le lendemain des détails véridiques sur l’état réel de la ville ; et, s’ils la trouvaient tranquille, ils lui feraient de bon cœur amende honorable.

John Willet les regarda partir sur la route, aux rayons abondants et riches d’une belle soirée d’été. Il fit tomber les cendres de sa pipe, rit en lui-même de leur folie, à s’en tenir les côtes. Il en était encore tout essoufflé, car cela lui prit du temps, vu qu’il n’était pas plus prompt à rire qu’à penser ou à parler, lorsqu’enfin il s’assit, le dos à la muraille, allongea ses jambes sur le banc, se couvrit la figure de son tablier, et tomba dans un profond sommeil.

Peu importe le temps qu’il dormit ; toujours est-il que ce fut assez long : car, lorsqu’il s’éveilla, la riche clarté du soleil couchant s’était éteinte, les ombres et les ténèbres de la nuit se précipitaient à l’horizon, et on voyait déjà briller au-dessus de sa tête quelques étoiles éclatantes.

Tous les oiseaux étaient à leur perchoir, et les pâquerettes, sur le gazon, avaient fermé leur petit capuchon pour protéger leur sommeil ; le chèvrefeuille enlacé autour du porche exhalait ses parfums plus odorants que jamais, comme si, à cette heure silencieuse, il devenait moins timide, et qu’il aimât à prodiguer à la nuit ses douces senteurs ; le lierre remuait à peine son feuillage d’un vert profond. Comme tout cela était tranquille ! comme tout cela était beau !

Mais est-ce que je n’entends pas encore un autre bruit que le frôlement des feuilles dans les arbres et le gai frémissement des sauterelles ? Écoutez bien ! c’est quelque chose de bien faible et de bien éloigné ; cela ressemble assez à ce bruit de mer qu’on entend dans un coquillage. Mais le voici qui augmente… Ah ! maintenant il décroît !… il recommence… il redouble… il s’affaiblit encore… il éclate avec violence.

En effet, c’était bien un bruit qu’on entendait sur la route, et qui variait avec les détours du chemin. Mais à présent il n’y avait plus à s’y méprendre ; c’étaient bien les voix, c’étaient bien les pas d’un grand nombre de personnes.

Peut-être pourtant que, même alors, John Willet aurait été à cent lieues de penser à l’émeute, sans les clameurs de sa cuisinière et de sa fille de service, qui se mirent à grimper l’escalier en poussant des cris, et à s’enfermer au verrou dans un vieux grenier, d’où elles firent entendre encore après des hurlements plaintifs, apparemment pour mieux assurer le secret de leur retraite. Ces deux demoiselles ont déposé plus tard que M. Willet, dans sa terreur, ne prononça qu’un mot, six fois de suite, et d’une voix de stentor qui le fit retentir jusqu’au haut de l’escalier où elles étaient. Mais, comme ce mot ne se composait que d’un monosyllabe36, parfaitement inoffensif quand on l’emploie pour le quadrupède même qu’il désigne, mais très répréhensible quand on l’applique à des femmes d’un caractère irréprochable, il y a des personnes qui ont été portées à croire que ces demoiselles étaient sous l’empire de quelque hallucination causée par l’excès de leur frayeur, et qu’elles avaient été dupes d’une erreur d’acoustique.

Quoi qu’il en soit, John Willet, chez lequel, à défaut de courage, il y avait un entêtement imbécile qui pouvait en avoir l’air, s’établit sous le porche, où il les attendit de pied ferme. Une fois, je crois, il lui passa par la tête une idée vague que cette porte, derrière lui, avait une serrure et des verrous. Il eut, par la même occasion, une autre idée confuse dans le cerveau, qu’il avait sous la main des volets pour fermer les fenêtres du rez-de-chaussée. Mais il n’en resta pas moins là comme une souche, à regarder de loin dans la direction d’où le bruit s’avançait rapidement, sans seulement se donner la peine de retirer les mains de ses goussets.

Il n’eut pas longtemps à attendre : une masse noirâtre, qui se mouvait dans un nuage de poussière, se fit bientôt apercevoir. L'émeute doublait le pas ; criant à tue-tête, comme des sauvages, ils se précipitèrent pêle-mêle, et, en quelques secondes, ils s’étaient passé l’aubergiste, comme une balle, de main en main, jusqu’au cœur de la troupe.

« Ohé ! cria une voix qu’il reconnut, en même temps que l’homme qui parlait fendait la presse pour se faire un passage jusqu’à lui. Où est-il ? Donnez-le-moi. Ne lui faites pas de mal. Eh bien ! mon vieux Jean, comment ça va ? ha ! ha ! ha ! »

M. Willet le regarda, vit bien que c’était Hugh, mais sans rien dire, et peut-être sans en penser davantage.

« Voilà des camarades qui ont soif ; il faut leur donner à boire, cria Hugh, en le poussant dans la maison. Allons, Jean-Jean, hardi à la besogne ! Donnez-nous de ce bon petit, de cet excellent petit… extra-fin que vous gardez pour votre boîte ordinaire. »

John articula faiblement ces mots : « Qui est-ce qui payera ?

– Dites donc, les autres, entendez-vous ? Il demande qui est-ce qui payera, » cria Hugh avec des éclats de rire qui rebondirent dans la foule. Puis, se tournant vers John, il ajouta : « Qui payera ? mais, personne ! »

John arrêta ses yeux sur cette masse de figures, les unes ricanantes, les autres menaçantes, les unes éclairées par des torches, les autres indistinctes, quelques-unes couvertes par l’ombre et les ténèbres, ou le regardant fixement, ou faisant l’inspection de sa maison, ou se regardant les unes les autres ; et, sans savoir comment, car il ne se rappelait seulement pas avoir bougé, il se trouva dans son comptoir, assis dans son fauteuil, assistant à la destruction de ses biens, comme à quelque représentation théâtrale d’une nature surprenante et stupéfiante, mais qui ne le regardait pas du tout, à ce qu’il pouvait croire.

Vraiment, oui ! voilà bien le comptoir ! ce comptoir vénéré où les plus hardis n’auraient pas osé entrer sans une invitation spéciale du maître, le sanctuaire, le mystère, le Saint des saints : eh bien ! le voilà, ce comptoir, qui regorge d’hommes, de gourdins, de bâtons, de torches, de pistolets, qui retentit d’un bruit assourdissant de jurons, de cris, de huées, de menaces ; ce n’est plus un comptoir, c’est une ménagerie, une maison de fous, un temple infernal et diabolique. Les gens vont et viennent, entrent et sortent, par la porte ou par la fenêtre, cassent les carreaux, tournent les cannelles, boivent les liqueurs dans de pleins bols de porcelaine ; ils se mettent à califourchon sur les tonneaux ; ils fument les pipes personnelles et consacrées de John et de ses pratiques ; ils élaguent le bosquet respecté d’oranges et de citrons, hachent et taillent en plein fromage dans le fameux chester, brisent des tiroirs inviolables et les ouvrent tout grands, mettent dans leurs poches des choses qui ne leur appartiennent pas, se partagent son propre argent sous ses propres yeux, gaspillent, brisent, cassent, foulent aux pieds comme des insensés tout ce qu’ils trouvent ; il n’y a rien d’épargné, rien de sacré. On voit des hommes partout ; en haut, en bas, au premier, à la cuisine, dans les chambres à coucher, dans la cour, dans les écuries. Les portes sont ouvertes ; cela leur est égal, ils montent par la fenêtre. Qu'est-ce qui les empêche de descendre par l’escalier ? non, ils aiment mieux sauter par la croisée. Ils se jettent par-dessus les rampes, pour être plus tôt dans le corridor. À chaque instant ce ne sont que figures nouvelles, une vraie fantasmagorie de gars qui hurlent, de gens qui chantent, de gens qui se battent, de gens qui cassent les verres et les assiettes, de gens qui abreuvent le plancher de la liqueur qu’ils ne peuvent plus boire, de gens qui sonnent la cloche jusqu’à la démancher, de gens qui la frappent à coups de marteau jusqu’à ce qu’ils l’aient mise en morceaux : toujours, toujours, des gens qui grouillent comme des fourmilières ; toujours du bruit, de la fumée de tabac, des torches, de l’obscurité, des folies, des colères, des rires, des gémissements, le pillage, l’effroi, la ruine !

Presque tout le temps que John considéra cette scène épouvantable, Hugh se tint auprès de lui, et, quoiqu’il fût bien le plus tapageur, le plus farouche, le plus malfaisant coquin de tous ceux qui étaient là, il empêcha nombre de fois qu’on ne brisât les os de son maître. Et même, quand M. Tappertit, animé par les liqueurs, passa par là, et, pour bien assurer sa prérogative, donna poliment à John Willet des coups de pied dans les os des jambes, Hugh conseilla à son patron de les rendre, et, si le vieux John avait eu la présence d’esprit de comprendre ce qu’il lui disait à demi-mot et d’en profiter, point de doute qu’avec la protection de Hugh il ne s’en fût tiré sans danger.

Enfin la bande commença à se reformer hors de la maison, et à rappeler ceux qui restaient à lambiner au dedans, pour faire corps avec eux. Pendant que les murmures croissaient et se formulaient hautement, Hugh et quelques-uns de ceux qui étaient encore arrêtés au comptoir, et qui étaient évidemment les meneurs principaux, se consultèrent à part pour savoir ce qu’il fallait faire de John, afin de s’assurer de lui jusqu’à ce qu’ils eussent fini leur travail de Chigwell. Les uns proposaient de mettre le feu à la maison et de le laisser s’y consumer ; les autres, de lui faire prêter serment qu’il resterait là sur son fauteuil, sans bouger, pendant vingt-quatre heures ; d’autres enfin de lui mettre un bâillon et de l’emmener avec eux, sous bonne garde. Après avoir examiné et rejeté successivement toutes ces propositions, on finit par décider qu’il fallait le garrotter dans son fauteuil, et on appela Dennis pour le charger de l’exécution.

« Faites bien attention, père Jean ! lui dit Hugh en s’avançant vers lui : nous allons vous lier les pieds et les mains, mais sans vous faire d’autre mal. Vous entendez bien ? »

John Willet en regarda un autre, comme s’il ne savait pas qui est-ce qui parlait, et marmotta entre ses dents deux ou trois mots sur l’habitude qu’il avait de prendre quelque chose tous les dimanches à deux heures, ajoutant qu’il n’avait rien pris depuis.

« Est-ce que vous ne m’entendez pas ? je vous dis qu’on ne vous fera pas de mal, beugla Hugh en lui donnant un grand coup dans le dos pour mieux lui faire entrer son avis dans la tête. Il a eu si peur, qu’il ne sait plus où il en est, je crois. Donnez-lui donc une goutte. Eh ! les autres, passez-nous donc quelque chose. »

En effet, on lui passa un verre de liqueur, dont Hugh versa le contenu dans le gosier du vieux John. M. Willet fit légèrement claquer ses lèvres, fourra la main dans sa poche pour y chercher de l’argent, en demandant combien c’était : il ajouta, en promenant à la ronde des yeux hébétés, qu’il croyait qu’il y avait aussi à payer quelques verres cassés.

« Il a perdu la tête pour le moment, c’est sûr, dit Hugh, après l’avoir secoué rudement sans produire d’autre effet sur tout son système qu’un cliquetis de clefs dans sa poche. Où est-il donc, ce Dennis ? »

On appela encore Dennis, qui vint enfin avec un bon bout de corde autour des reins, comme un capucin. Il accourait en toute hâte, escorté d’une demi-douzaine de gardes du corps.

« Allons ! lestement ! cria Hugh en frappant la terre du pied ; dépêchons-nous. »

Dennis ne fit que cligner de l’œil et déroula sa corde ; puis, levant les yeux vers le plafond, regarda tout autour, sur les murs et sur la corniche, d’un œil curieux : après cette inspection, il branla la tête.

« Mais allez donc, vous ne bougez pas ! cria Hugh, frappant encore du pied avec plus d’impatience. Allez-vous nous faire attendre ici qu’on ait sonné l’alarme à dix milles à la ronde, et qu’on vienne nous déranger dans notre besogne ?

– C'est bon à dire, camarade, répondit Dennis en faisant un pas vers lui, mais à moins… (et ici il lui parla tout bas)… à moins de l’accrocher à la porte, je ne vois rien de propice pour ça dans toute la chambre.

– De propice pour quoi ?

– De propice pour quoi ! reprit Dennis ; vous savez bien ce qu’on veut faire du bonhomme.

– Quoi ! n’alliez-vous pas le pendre ? cria Hugh.

– Eh bien ! il ne faut donc pas ? répliqua le bourreau étonné. Alors, qu’est-ce qu’il faut faire ? »

Hugh ne répondit rien ; mais, arrachant la corde des mains de son camarade, il se mit en devoir de lier le père John lui-même. Seulement il s’y prit d’une manière si gauche et si maladroite, que M. Dennis le supplia, presque la larme à l’œil, de lui laisser faire son métier. Hugh y consentit, et le bourreau eut bientôt fait.

« Là ! dit-il, regardant tristement John Willet, qui ne montrait pas plus d’émotion dans ses liens que tout à l’heure, quand il était libre, voilà ce qui s’appelle de la bonne ouvrage, et proprement faite. On le dirait empaillé !… mais dites donc, camarade, je voudrais vous dire un mot ; à présent que le voilà troussé comme une volaille, et tout préparé pour la chose, ne vaudrait-il pas mieux, pour tout le monde, le dépêcher sans plus tarder ? Ah ! que ça ferait bien dans le journal ! Le public en aurait bien plus de considération pour nous. »

Hugh, comprenant l’intention de son camarade, mieux encore par ses gestes que par sa manière de s’exprimer un peu technique, pour quelqu’un qui n’en avait pas l’habitude, rejeta derechef cette proposition, et prononça le commandement : « En avant ! » qui fut répété au dehors par cent voix en chœur.

« À la Garenne ! cria Dennis, en courant, suivi de tous ceux qui étaient encore dans la maison. À la maison du témoin, camarades ! »

Un cri de rage répondit à cet appel, et la foule tout entière courut, animée par l’amour de la destruction et du pillage. Hugh resta quelques moments encore en arrière pour prendre quelque nouveau stimulant et pour ouvrir toutes les cannelles, qui pouvaient avoir été épargnées ; puis, jetant un dernier coup d’œil sur cette chambre pillée et dévastée, où les émeutiers avaient jeté le Mai lui-même par la fenêtre, car ils l’avaient scié en morceaux, il alluma sa torche, donna une tape sur le dos de John Willet muet et immobile, il balança son luminaire sur sa tête, poussa un cri furieux, et se dépêcha de courir après ses compagnons.

Chapitre XIII. §

John Willet, laissé seul dans son comptoir démantibulé, continua de rester assis, tout abasourdi ; ses yeux tout grands ouverts montraient bien qu’il était éveillé mais toutes ses facultés de raison et de réflexion étaient abîmées dans un sommeil absolu. Il promenait les yeux autour de cette chambre qui avait été depuis de longues années, et qui était encore, pas plus tard qu’il y a une heure, l’orgueil de son cœur, mais sans qu’un muscle de sa figure en fût seulement ému. La nuit, au dehors, semblait noire et froide, à travers les trouées qui avaient été naguère des fenêtres. Les liquides précieux, à présent à sec ou peu s’en faut, tombaient goutte à goutte sur le plancher. Le Maypole brisé avait l’air de regarder par la croisée rompue, comme le beaupré d’un vaisseau naufragé, et rien n’empêchait de comparer le parquet au fond de la mer, tant il était, comme elle, semé de débris précieux. Les courants d’air, qui n’avaient plus d’obstacles, faisaient claquer et crier sur leurs gonds les vieilles portes. Les chandelles vacillaient et coulaient, garnies de je ne sais combien de champignons. Les beaux et brillants rideaux d’écarlate flottaient et clapotaient au vent. Les bons petits barils hollandais de curaçao ou d’anisette, tournés sens dessus dessous et vides, étaient jetés honteusement dans un coin : ce n’était plus que l’ombre de ces jolis quartauts, qui avaient perdu toute leur jovialité, sans espérance de la retrouver jamais. John voyait cette désolation, ou plutôt il ne la voyait pas. Il ne demandait pas mieux que de rester là, assis les yeux tout grands ouverts, n’éprouvant pas plus d’indignation ou de malaise, revêtu de ses liens, que si c’eussent été des décorations honorifiques. Personnellement, il ne voyait aucun changement : le temps allait son petit bonhomme de chemin, comme d’habitude, et le monde était toujours tranquille comme à l’ordinaire.

N'était qu’on entendait les barils se vider goutte à goutte, les débris des fenêtres cassées crier sous le souffle du vent, et le craquement monotone des portes ouvertes, tout était profondément calme : ces petits bruits, semblables au tic-tac de la montre du temps pendant la nuit, ne faisaient que rendre le silence plus saisissant et plus effrayant. Mais le bruit ou le calme, pour John, c’était tout un : un train de grosse artillerie aurait pu venir exécuter des sarabandes sous sa fenêtre, qu’il n’en aurait été que ça. Il était désormais à l’abri de toute surprise ; un revenant même ne lui aurait rien fait.

Justement il entendit un pas, un pas précipité, et cependant discret, qui s’approchait de la maison. Ce pas s’arrêta, avança encore, sembla faire le tour des bâtiments, et finit par venir sous la fenêtre, par laquelle une tête plongea dans la salle.

Les chandelles agitées mettaient ce visage singulièrement en relief sur le fond noir et sombre de la nuit au dehors. Il était pâle, flétri, usé ; les yeux, à raison de sa maigreur, paraissaient naturellement grands et brillants ; les cheveux étaient grisonnants. Il lança un regard pénétrant dans la chambre, en même temps qu’on entendit une voix creuse demander :

« Est-ce que vous êtes seul dans cette maison ? »

John ne fit aucun signe, quoique cette question fût répétée deux fois et qu’il l’eût bien entendue. Après un moment de silence, l’homme entra par la fenêtre. John ne parut pas plus surpris de cela que du reste. Il en avait tant vu monter ou descendre par les croisées en une heure de temps, qu’il ne se rappelait plus seulement qu’il y eût une porte, et qu’il croyait avoir toujours vécu au milieu, de ces exercices gymnastiques depuis son enfance.

L'homme portait un grand habit noir passé, et un chapeau rabattu. Il marcha droit à John et le regarda en face. John lui rendit incontinent la monnaie de sa pièce.

« Est-ce qu’il y a longtemps que vous êtes assis là comme ça ? » dit l’homme.

John réfléchit, mais sans pouvoir trouver rien à dire.

« De quel côté sont-ils partis ?

À cette question, expliquez-moi comment il se fit, car je n’y comprends rien, que la forme particulière des bottes de l’étranger trotta dans la tête de M. Willet, qui finit par secouer ces distractions importunes et retomba dans son premier état.

– Ah çà ! vous feriez aussi bien de me répondre, dit l’autre ; ce serait le moyen de conserver au moins votre peau, puisqu’il ne vous reste plus que ça. De quel côté sont-ils partis ?

– Par là, » dit John, retrouvant tout de suite la voix et faisant de bonne foi un signe de tête tout juste dans la direction contraire à l’exacte vérité.

Il faut dire que ses pieds et ses mains étaient liés si étroitement, qu’il ne lui restait plus que le visage pour montrer à l’étranger son chemin.

« Vous mentez, dit celui-ci avec un geste de colère et de menace. Je suis venu par là et je n’ai rien vu. Vous voulez me tromper. »

Cependant il était si visible que l’apathie imperturbable de John n’était pas un jeu ; qu’elle était au contraire le résultat de la scène qui venait de se passer sous son toit, que l’étranger retint sa main au moment de le frapper, et se retourna.

John le regarda faire sans seulement sourciller. L'autre alors se saisit d’un verre, le tint sous un des petits barils pour recueillir quelques gouttes, qu’il avala avec une grande avidité. Puis, trouvant que cela n’allait pas assez vite, il jeta le verre par terre avec impatience, prit le baril même à deux mains, et s’en versa directement le contenu dans le gosier. Il y avait çà et là quelques croûtes de pain oubliées ; il tomba dessus aussitôt, les mangeant avec voracité, et ne s’arrêtant que pour écouter de temps en temps quelque bruit imaginaire au dehors. Après s’être restauré en courant, il souleva un autre baril pour l’appliquer à ses lèvres, rabattit son chapeau sur son front, comme s’il se disposait à quitter la maison, et revint à John.

« Où sont vos domestiques ? »

M. Willet eut un souvenir confus d’avoir entendu les émeutiers leur crier de jeter par la fenêtre la clef de la chambre où elles s’étaient retirées. Il répliqua donc par ces mots :

« Elles sont sous clef.

– Elles feront bien de se tenir tranquilles et vous aussi, repartit l’autre. À présent, dites-moi de quel côté ils sont partis. »

Cette fois-ci, M. Willet ne se trompa pas : l’étranger se précipitait du côté de la porte pour sortir, quand tout à coup le vent leur apporta le tintement éclatant et rapide d’une cloche d’alarme, puis on vit dans l’air une vive et subite clarté qui illumina non seulement toute la chambre, mais toute la campagne.

Ce ne fut pas le passage soudain des ténèbres à cette clarté terrible ; ce ne fut pas le son des cris lointains et des hourras victorieux ; ce ne fut pas cette invasion effrayante du tumulte dans la paix et la sérénité de la nuit, qui fit reculer d’effroi l’étranger, comme s’il venait d’être frappé d’un coup de tonnerre ; non, ce fut la cloche. La forme la plus hideuse du plus épouvantable revenant que l’imagination humaine ait jamais pu se figurer, aurait surgi devant lui, qu’il n’aurait pas fui devant elle, d’un pas chancelant, avec autant d’horreur qu’il en montra au premier son de cette voix de fer retentissante. Les yeux lui sortaient de la tête, il tremblait de tous ses membres, sa figure était horrible à voir, avec sa main droite levée en l’air, la gauche pressant en bas quelque objet imaginaire qu’il frappait à coups redoublés, comme le meurtrier qui plonge un poignard au cœur de sa victime ; puis il se tira les cheveux, il se boucha les oreilles, il courut à droite, à gauche, comme un fou ; puis enfin il poussa un cri effroyable et se rua dehors : et toujours, toujours la cloche tintait à sa poursuite, plus fort, plus fort, plus vite, plus vite. L'embrasement devenait plus brillant, le tumulte des voix plus profond ; l’air était ébranlé par la chute de corps pesants qui craquaient en tombant. Des ruisseaux d’étincelles enflammées jaillissaient jusqu’au ciel ; mais il y avait quelque chose de plus sonore que la chute des murs ruinés, de plus rapide pour monter jusqu’au ciel que les étincelles de l’incendie, de plus furieux, de plus sauvage mille fois que le bruit confus des voix, quelque chose qui proclamait d’horribles secrets longtemps ensevelis dans le silence, quelque chose qui parlait la langue des morts : la cloche !… la cloche ! »

Une meute de spectres n’aurait jamais devancé à la course cette poursuite rapide, cette chasse enragée ; une légion de revenants à ses trousses ne lui aurait pas inspiré tant de crainte. Cela aurait eu au moins un commencement et une fin, tandis qu’ici c’était répandu par tout l’espace. Il n’y avait qu’une voix acharnée à sa poursuite, mais elle était partout : elle éclatait sur la terre, elle éclatait dans l’air ; elle courbait en passant la pointe des herbes, elle hurlait à travers les arbres frémissants. Les échos la doublaient et la répétaient, les hiboux la saisissaient au passage dans le vent pour y répondre ; le rossignol, de désespoir, en perdait la voix et allait cacher son effroi au plus épais des bois. Elle avait l’air de presser et de stimuler la colère de la flamme en délire ; tout était abreuvé d’une teinte écarlate ; le feu brillait partout. La nature semblait noyée dans le sang ; et toujours le cri impitoyable de cette voix effrayante ; la cloche !… la cloche !

Elle cesse, mais pour les autres, non pas pour lui, qui en emporte le glas dans son cœur. Jamais tocsin sorti de la main des hommes n’a eu une voix pour vous vibrer ainsi dans l’âme, et vous répéter, à chaque son, qu’elle ne cessera pas d’appeler le ciel à son aide. Car cette cloche-là sait bien se faire comprendre. Il n’y a pas moyen de ne pas savoir ce qu’elle dit : Assassin ! assassin ! à chaque note : cruel, barbare, sauvage assassin ! Assassin d’un brave homme qui, dans sa confiance, avait mis sa main dans la main de son bourreau. Rien que de l’entendre, les fantômes sortaient de leurs tombes. Tenez ! en voilà un, dont la figure animée d’un sourire amical se change tout à coup en une expression d’incrédulité et d’horreur ; puis le moment d’après vous y voyez la torture de la douleur ; il jette au ciel un regard suppliant et tombe roide sur le sol, les yeux retournés dans leur orbite, comme la biche aux abois qu’il avait quelquefois vue mourir, quand il était petit enfant, qu’il tressaillait et frissonnait… (quel triste souvenir en ce moment !) se cramponnant au tablier de sa mère, curieux et effrayé à cette vue. L'autre, l’étranger, tombe aussi la face sur la terre, qu’il gratte de ses mains comme pour s’y creuser un refuge, pour y cacher, au moins pour y couvrir son visage et ses oreilles. Mais non, non, non. Une triple enceinte de murs, un triple toit d’airain, ne le défendraient pas contre cette voix. L'univers, le vaste univers, n’a point de refuge à lui donner contre elle.

Pendant qu’il se précipitait de tous côtés, sans savoir par où aller ; pendant qu’il restait rampant sur la terre. sans pouvoir s’y cacher, la besogne marchait lestement là-bas. En quittant le Maypole, les émeutiers s’étaient formés en un corps compact, et s’étaient avancés d’un pas rapide vers la Garenne. Devancés néanmoins par le bruit de leur approche, ils trouvèrent les portes du jardin bien fermées, les fenêtres barricadées, la maison ensevelie dans une obscurité profonde. Après avoir inutilement tiré les sonnettes et frappé à la grille, ils se retirèrent à quelques pas de là, pour se concerter et prendre conseil sur ce qu’il y avait à faire.

La conférence ne fut pas longue ; ils ne soupiraient tous qu’après un même but, sous la double influence d’une ivresse furieuse et de leurs premiers succès, qui ne les enivraient pas moins. L'ordre étant donné de bloquer le château, les uns grimpèrent sur la porte, ou descendirent dans le fossé pour en escalader le revers ; d’autres franchirent le mur de clôture, d’autres renversèrent les barreaux de défense, dont ils se firent à chaque brèche nouvelle des armes meurtrières. Quand le château fut complètement cerné, on envoya un petit nombre d’hommes enfoncer dans le jardin un atelier d’outils, et en attendant leur retour les autres se contentèrent de frapper avec violence aux portes, en appelant les gens qui pouvaient être dans la maison, et les sommant de venir leur ouvrir s’ils voulaient avoir la vie sauve.

Voyant qu’ils ne recevaient aucune réponse à ces sommations, et que le détachement envoyé à la découverte des outils revenait avec un supplément utile de pioches, de bêches, de boyaux, ils leur ouvrirent un passage, ainsi qu’à ceux qui étaient déjà armés, ou pourvus d’avance de haches, de barres de fer, de pinces ; quand ils eurent percé à travers la foule, ils formèrent le premier rang des assaillants, tout prêts à faire le siège en règle des portes et des fenêtres. Il n’y avait pour le moment parmi eux pas plus d’une douzaine de torches allumées ; mais après tous ces préparatifs on distribua des flambeaux qui passèrent de main en main avec tant de rapidité, qu’en moins d’une minute les deux tiers au moins de toute cette masse tumultueuse portaient des brandons incendiaires. Ils leur firent faire la roue au-dessus de leurs têtes, en poussant de grands cris, et se mirent à travailler les fenêtres et les portes.

Au beau milieu du tapage, pendant qu’on entendait le bruit sourd des coups de pioche, le fracas des vitres cassées, les cris et les jurons de la populace, Hugh et ses amis profitèrent du désordre et du tumulte pour se rendre ensemble à la porte de la tourelle, où M. Haredale l’avait reçu la dernière fois avec John Willet, et c’est contre cette porte qu’ils concentrèrent tous leurs efforts. Une bonne porte, ma foi ! en vieux chêne, bien fort, soutenue derrière par de fameuses gâches et une traverse solide ! Mais, malgré tout, elle ne résista pas longtemps ; on l’entendit craquer et tomber sur l’escalier de derrière, où elle leur servit de plate-forme pour leur faciliter l’accès de la chambre haute. Presque au même moment, la maison était forcée sur une douzaine de points et la foule s’éboulait par chaque brèche, comme l’eau déborde à travers une digue rompue.

Il y avait deux ou trois domestiques postés dans le vestibule avec des fusils, dont ils tirèrent un coup ou deux sur les assaillants, quand ils eurent forcé le passage ; mais il n’y eut personne d’atteint, et, voyant leurs ennemis se précipiter comme une légion de diables, ils ne songèrent plus qu’à leur propre sûreté et opérèrent leur retraite, en imitant les cris des assiégeants, dans l’espérance de se confondre avec eux, au milieu du vacarme. Et, en effet, ce stratagème leur réussit ; il n’y eut qu’un pauvre vieillard dont on n’entendit plus jamais reparler ; on lui avait fait, dit-on, sauter la cervelle d’un coup de barre de fer ; un de ses camarades le vit tomber, et son cadavre fut ensuite la proie des flammes.

Une fois maîtres du château, les assiégeants se répandirent à l’intérieur, depuis la cave jusqu’au grenier, et commencèrent leur œuvre de destruction violente. Pendant que quelques groupes allumaient des feux de joie sous les fenêtres d’autres cassaient les meubles et en jetaient les fragments par la croisée pour alimenter la flamme. Là où l’ouverture dans le mur (car ce n’étaient plus des fenêtres) était assez grande, ils lançaient dans le feu les tables, les commodes, les lits, les miroirs, les tableaux, et, chaque fois qu’ils empilaient quelques pièces nouvelles sur le bûcher, c’étaient de nouveaux cris, de nouveaux hurlements, un tintamarre infernal qui ajoutait encore à l’horreur de l’incendie. Ceux qui portaient des haches et qui avaient passé leur colère sur le mobilier, s’en prenaient après aux portes, aux impostes, qu’ils mettaient en pièces ; ils brisaient les parquets, coupaient les poutres et les solives, sans s’inquiéter s’ils n’allaient pas ensevelir sous des monceaux de ruines les traînards qui n’avaient pas quitté assez tôt l’étage supérieur. Il y en avait qui fouillaient dans les tiroirs, les caisses, les boites, les pupitres, les armoires, pour y chercher des bijoux, de l’argenterie, des pièces de monnaie ; d’autres, plus avides de destruction que de gain, les jetaient dans la cour sans seulement y regarder, en invitant ceux d’en bas à les mettre en tas dans le brasier. D'autres, qui étaient descendus à la cave pour y défoncer les tonneaux, couraient ça et là comme des enragés, mettant le feu à tout ce qu’ils voyaient, souvent même aux vêtements de leurs camarades ; enfin brûlant si bien les bâtiments par tous les bouts, qu’on en voyait plusieurs qui n’avaient pas eu le temps de se sauver, suspendus avec leurs mains défaillantes, et le visage noirci par la fumée, aux allèges des croisées où ils s’étaient traînés, en attendant qu’ils fussent attirés et dévorés dans la fournaise. Plus le feu sévissait et pétillait, plus les gens devenaient farouches et cruels, comme des diables qui se sentent dans leur élément au milieu du feu ; ils avaient déjà dépouillé leur nature terrestre pour prendre un avant-goût des plaisirs de l’enfer.

Le bûcher en combustion qui montrait les chambres et les couloirs rouges comme le feu, à travers les trous pratiqués dans les murs écroulés ; les flammes égarées qui léchaient de leurs langues fourchues les murs de brique et de pierre au dehors, pour trouver un passage et porter leur tribut à la masse ardente qui brûlait en dedans ; le reflet de l’incendie sur le visage des brigands occupés à l’attiser ; le mugissement de la braise furieuse, si haute et si brillante qu’elle semblait, dans sa rapacité, avoir dévoré jusqu’à la fumée même ; les flammèches vivantes que le vent détachait du brasier pour les emporter sur ses ailes, comme une neige de feu ; le bruit sourd des poutres brisées, qui tombaient comme des plumes sur le monceau de cendres, et se réduisaient presque au même instant en un foyer d’étincelles et de poussière enflammée ; la teinte blafarde qui couvrait le ciel, faisant mieux ressortir tout autour, par le contraste, les ténèbres profondes ; la vue de tous les recoins dont leur usage domestique faisait naguère un lieu sacré, livrés maintenant sans pudeur aux regards d’une populace effrontée ; la destruction par des mains rudes et grossières des mille petits objets de la prédilection des maîtres, qui les associaient dans leurs cœurs avec de tendres et précieux souvenirs ; et cela, non pas au milieu de visages sympathiques et de consolations murmurées par l’amitié, mais au bruit des acclamations les plus brutales, et de cris étourdissants qui faisaient sauver à la hâte jusqu’aux rats, habitués par une longue possession à ce domicile antique, et devenus, pour ainsi dire, les commensaux de la maison : toutes ces circonstances se combinaient pour présenter aux yeux une scène que les spectateurs qui n’y prenaient point part ne devaient jamais oublier, dussent-ils vivre cent ans.

Quels étaient ces spectateurs ? La cloche d’alarme, remuée par des mains puissantes, avait longtemps retenti, mais pas une âme qu’on pût voir. Quelques rebelles prétendaient bien que, lorsqu’elle avait cessé d’appeler à l’aide, on avait entendu des cris de femmes éplorées, et qu’on avait vu flotter leurs vêtements dans l’air, pendant qu’elles étaient emportées, malgré leur résistance, par une troupe de ravisseurs. Mais, dans un pareil désordre, personne ne pouvait dire si c’était vrai ou si c’était faux. Cependant où donc était Hugh ? Personne ne l’avait plus vu depuis qu’on avait enfoncé les portes. Toute la bande criait après lui ; où est donc Hugh ?

« Présent, répondit-il d’une voix enrouée, en sortant de l’obscurité, tout haletant, tout noirci par la fumée. Nous avons fait tout ce que nous pouvions faire. Voilà le feu qui va s’éteindre de lui-même, et, s’il reste encore quelque pan de murailles, ce n’est plus qu’un amas de ruines. Dispersons-nous, mes gars, pendant qu’il y fait bon ; rentrez par différents chemins, et nous nous retrouverons comme d’habitude. »

Là-dessus, il disparut de nouveau… (c’était bien étrange, lui qui toujours arrivait le premier et ne s’en allait que le dernier)… et les laissa retourner chacun chez eux comme ils voulaient.

Ce n’était pas une tâche facile que d’organiser la retraite d’une pareille multitude. Quand on aurait ouvert toutes grandes les portes de Bedlam37, il n’en serait pas sorti autant de fous qu’en avait fait sortir cette nuit de délire. On voyait des hommes danser et trépigner sur les parterres de fleurs, comme s’ils croyaient écraser des victimes humaines sous leurs pieds ; ils arrachaient leurs tiges avec fureur, comme des sauvages qui tordent le cou de leurs ennemis. On en voyait d’autres jeter en l’air leurs torches enflammées, et les recevoir sans bouger sur leurs têtes et sur leurs visages tout enflés et tout couturés de brûlures hideuses. On en voyait qui se précipitaient jusqu’au brasier et en écartaient la vapeur avec le mouvement de leurs mains, comme s’ils nageaient en pleine eau ; d’autres même qu’on avait beaucoup de peine à empêcher de s’y plonger pour satisfaire leur soif de feu. Sur le crâne d’un garçon, de vingt ans à peine, étendu ivre mort sur le gazon avec le goulot d’une bouteille dans la bouche, coulait du toit une pluie de plomb liquide brûlé à blanc, qui faisait fondre sa tête comme une cire. Quand on réunit tous les gens épars, on retira des caves, pour les emporter à bras, des misérables, vivants encore, mais marqués comme d’un fer chaud sur tout le corps, et, le long de la route, leurs porteurs cherchaient à les ragaillardir par des plaisanteries de corps de garde, en attendant qu’ils les déposassent morts à la porte de quelque hôpital. Mais tous ces tableaux effroyables n’inspiraient à personne, dans cette troupe hurlante, ni pitié ni dégoût ; il n’y en avait pas un dont la rage aveugle, féroce, animale, fût seulement assouvie.

Le rassemblement se dispersa à la fin lentement, et par petits pelotons, avec des hourras enroués, et au bruit de leurs cris ordinaires. Quelques traînards, les yeux éraillés et injectés de sang, suivaient l’avant-garde d’un pas aviné. Les appels lointains par lesquels ils se répondaient, le sifflement convenu pour rallier ceux qui manquaient, devinrent de plus en plus rares et faibles, tant qu’enfin ces bruits même expirèrent, faisant place au silence des nuits.

Quel silence ! L'éclat éblouissant des flammes n’était plus à présent qu’une lueur d’accès, un éclair intermittent. Les charmantes étoiles du ciel, jusqu’alors invisibles, éclairaient à leur tour le monceau de cendres, bientôt obscur. Une fumée retardataire était encore suspendue le long des ruines, comme pour les cacher aux yeux : le vent semblait la respecter. Des murailles nues, des toits ouverts, des chambres où des êtres bien chers, aujourd’hui défunts, avaient bien des fois relevé le matin leur tête sur leurs chevets pour renaître à une vie nouvelle avec une nouvelle énergie ; où tant d’autres, également bien aimés, avaient passé des jours de joie ou de tristesse ; où se trouvaient mêlés ensemble tant de souvenirs et de regrets, de soucis et d’espérances… tout cela… parti. Il ne reste plus qu’un vide triste et navrant ; un monceau à demi étouffé de poussière et de cendres ; le silence et la solitude du néant.

Chapitre XIV. §

Les bonnes gens du Maypole, qui ne se doutaient guère du changement qui bientôt allait se faire dans leur rendez-vous favori, entrèrent dans la forêt pour se rendre à Londres. Ils ne prirent pas la grand’route, pour éviter la chaleur et la poussière, et se tinrent dans les sentiers à travers champs. À mesure qu’ils approchaient de leur destination, ils se mirent à faire des questions aux gens qui passaient, sur l’émeute, sur la vérité ou la fausseté des récits qu’on leur en avait faits. Les réponses qu’ils reçurent laissaient bien loin derrière elles les chétives nouvelles qui avaient pénétré dans la paisible bourgade de Chigwell. Un homme leur dit que, cette après-midi même, la troupe, chargée de conduire à Newgate quelques émeutiers qu’on venait d’interroger en justice, avait été attaquée par la populace et forcée de faire retraite ; un autre, que l’on était en train de démolir la maison de deux témoins à charge près de Clare-Market, au moment où il était parti de Londres ; un autre, que l’on devait mettre ce soir le feu à celle de sir Georges Saville, dans le quartier de Leicester-Field, et que sir Georges passerait un mauvais quart d’heure s’il tombait entre les mains du peuple, parce que c’était lui qui avait présenté le bill en faveur des catholiques. Tous s’accordaient à dire que l’émeute était à l’œuvre, plus forte et plus nombreuse que jamais ; qu’il ne faisait pas bon dans les rues ; que l’épouvante publique croissait à chaque moment, et qu’il y avait déjà un grand nombre de familles qui s’étaient sauvées à la campagne. Passa un drôle qui portait les couleurs populaires et qui les insulta pour n’avoir point de cocardes à leurs chapeaux, en leur recommandant d’aller voir le lendemain soir une fameuse poussée qu’on allait donner aux portes de la prison. Un autre leur demanda si c’est qu’ils étaient incombustibles, de sortir ainsi sur les chemins sans porter la marque distinctive des honnêtes gens ; enfin un troisième, qui allait à cheval tout seul leur ordonna de lui jeter chacun un shilling dans son chapeau, pour la quête des émeutiers.

Malgré le désagrément de se voir ainsi rançonnés, et la crainte que leur causaient tous ces renseignements, ils persistèrent, puisqu’ils avaient tant fait que de venir, dans la résolution de pousser plus loin et d’aller voir de leurs propres yeux l’état réel des choses. Ils doublèrent le pas, comme on fait toujours en pareil cas, lorsqu’on vient du recevoir des nouvelles qui vous intéressent ; et, ruminant, chacun de leur côté, les rapports qu’ils venaient d’entendre, ils ne se disaient pas grand’chose.

Or, la nuit était venue, et, quand ils approchèrent de Londres, ils eurent de loin la triste confirmation de ce qu’on leur avait dit, dans la lueur qu’ils purent voir de trois incendies, tout près l’un de l’autre, dont la flamme jetait une réverbération lugubre dans le ciel. En arrivant à l’entrée des faubourgs, ils aperçurent, à la porte de presque toutes les maisons, ces mots écrits à la craie, en gros caractères : « Pas de papisme ! » Les boutiques étaient fermées, l’alarme et la crainte se lisaient sur tous les visages.

Chacun de nos curieux faisait à part soi ces remarques peu rassurantes, sans les communiquer à ses camarades, lorsqu’ils arrivèrent à une barrière qui se trouvait fermée. Ils passaient par le Tourniquet sur la contre-allée, comme un cavalier, venant de Londres au grand galop, appela d’un ton très ému le garde-barrière : « Vite, vite, ouvrez-moi, au nom du ciel ! »

À cette prière si pressante et si véhémente, l’homme accourut, une lanterne à la main, et se disposait à ouvrir, lorsque, jetant par hasard les yeux derrière lui, il s’écria : « Bonté divine ! qu’est-ce que c’est que ça ? encore un feu ? »

À ces mots, les trois amateurs de Chigwell tournèrent la tête et virent à distance, juste dans la direction d’où ils venaient, jaillir une nappe de feu qui jetait sur les nuages une clarté menaçante, comme si l’incendie était en effet derrière eux, semblable à un soleil couchant de sinistre présage.

« Si je ne me trompe, dit le cavalier, je sais d’où partent ces flammes. Allons ! mon brave homme, ne restez pas là pétrifié. Ouvrez-moi la porte.

– Monsieur, lui cria le portier en mettant la main sur la bride de son cheval, au moment où il lui ouvrait un passage, je crois vous reconnaître, monsieur ; croyez-moi, n’allez pas plus loin. Je les ai vus passer, je sais de quoi ces gens-là sont capables. Ils vous assassineront.

– Soit ! dit le cavalier, toujours l’œil fixé sur le feu, et non sur son interlocuteur.

– Mais, monsieur, monsieur, cria l’homme en serrant encore davantage la bride, si vous voulez aller plus loin, portez donc au moins le ruban bleu. Tenez ! monsieur, ajoutât-il en détachant la cocarde de son chapeau. Si je la porte, ce n’est pas par goût, c’est par nécessité ; c’est que j’ai peur pour moi et pour ma maison. Prenez-la seulement pour cette nuit… pour cette nuit seulement.

– Faites, monsieur, faites ce qu’il vous dit, crièrent les trois amis, se pressant autour de son cheval.

– Monsieur Haredale, mon digne monsieur, mon brave gentleman, je vous en prie, laissez-vous persuader.

– Qu'est-ce que j’entends-là ? répondit M. Haredale, se baissant pour mieux voir ; n’est-ce pas la voix de Daisy ?

– Oui, monsieur, répliqua le petit homme. Laissez-vous persuader, monsieur. Ce brave homme dit vrai. Votre vie peut en dépendre.

– Dites-moi, reprit Haredale brusquement, auriez-vous peur de venir avec moi ?

– Moi, monsieur ? n-o-n.

– Eh bien ! mettez cette cocarde à votre chapeau. Si nous rencontrons ces gueux-là, vous leur jurerez que je vous emmène prisonnier, parce que vous la portez. Je leur en dirai autant moi-même : car, aussi vrai que j’espère le pardon du bon Dieu dans l’autre monde, je ne veux pas qu’ils me fassent grâce, pas plus que je ne leur ferai quartier, si nous en venons aux mains ce soir. Allons ! sautez en croupe !… vite. Tenez-moi bien par la taille, et n’ayez pas peur. »

En un instant les voilà partis au grand galop, dans un nuage de poussière épaisse, et toujours courant devant eux, comme Robin des Bois.

Par bonheur que l’excellent coursier de Haredale connaissait bien la route : car pas une fois, pas une seule fois, dans tout le voyage, M. Haredale n’abaissa les yeux sur le sol, ni ne les détourna un moment de la clarté qui serrait de but et de fanal à leur course furieuse. Une fois il dit à demi-voix : « C'est ma maison. » Mais il ne desserra pas les dents davantage. Quand ils arrivaient à des endroits où le chemin était plus mauvais et plus sombre, il n’oubliait jamais de poser sa main sur le petit homme pour bien l’affermir en selle ; mais il n’en continuait pas moins de garder la tête droite et les yeux fixés sur le feu, alors comme toujours.

La route n’était pas sans danger : car ils avaient quitté la grand’route pour prendre le plus court, toujours à bride abattue, par des ruelles et des sentiers solitaires, où les roues des charrettes avaient fait des ornières profondes, où le passage étroit était bordé de haies et de fossés, où l’on avait sur la tête une arcade de grands arbres qui épaississaient l’ombre et l’obscurité. Mais c’est égal, en avant, en avant, en avant, sans s’arrêter et sans broncher, jusqu’à la porte du Maypole, d’où ils purent voir que le feu commençait à s’éteindre, apparemment faute d’aliment.

« Descendons un moment, un seul moment, Daisy, dit M. Haredale, en l’aidant à sauter de cheval et suivant ses pas. Willet, Willet, où sont ma nièce et mes domestiques ?… Willet ! »

Tout en poussant ces cris de détresse, il se précipite au comptoir. Qu'est-ce qu’il voit ? L'aubergiste lié et garrotté sur sa chaise, la salle démantibulée, dévastée, toute sens dessus dessous… Évidemment, personne n’avait pu venir chercher là un refuge.

M. Haredale était un caractère fort, accoutumé à se contraindre et à réprimer ses plus vives émotions ; mais cet augure sinistre des découvertes auxquelles il devait s’attendre (car, en voyant l’incendie, il avait bien deviné tout de suite que sa maison devait être rasée) vainquit son courage. Il se couvrit la figure de ses mains pour un moment, et détourna la tête.

« Johnny, Johnny, dit Salomon, et le brave homme criait de toute sa force en se tordant les mains… mon cher Johnny, oh ! quel changement ! Je n’aurais jamais cru voir le Maypole en cet état, de ma vie vivante. Et le vieux château de la Garenne, donc ! Johnny ! Monsieur Haredale !… Ah ! Johnny ! quel affreux spectacle !

En même temps le petit Salomon Daisy, montrant M. Haredale, plantait ses coudes sur le dos de la chaise de M. Willet, et pleurait comme un veau sur l’épaule de l’aubergiste.

Le vieux John, pendant ce temps-là, le laissait dire. Il restait assis, muet comme un merlan, fixant sur lui un regard qui n’était pas de ce monde, et donnant tous les symptômes possibles d’entière et de parfaite insensibilité à tout ce qui se passait autour de lui. Cependant, quand Salomon ne dit plus rien, il suivit avec ses gros yeux ronds la direction des regards du sacristain, et commença à montrer quelque idée vague qu’il pouvait bien y avoir là quelqu’un qui était venu le voir.

« Vous nous reconnaissez bien, n’est-ce pas, Johnny ? dit Salomon en se donnant un coup sur la poitrine : Daisy, vous savez bien… dans l’église de Chigwell… celui qui sonne les cloches… Vous rappelez-vous le petit lutrin des dimanches dans la chapelle… hein ! Johnny ? »

M. Willet réfléchit quelques minutes, puis il se mit à entonner tout bas, par un instinct mécanique, à propos au lutrin : Magnificat anima mea…

« C'est cela, cria vivement le petit homme ; justement, c’est bien moi qui chante les vêpres, Johnny. Vous y êtes, n’est-ce pas ? Dites-moi que vous êtes tout à fait remis.

– Remis ? dit Willet en récriminant, comme si c’était une question à vider entre lui et sa conscience ; remis ? ah !

– Ils ne vous ont pas maltraité à coups de bâton, de tisonniers, ou de tout autre instrument contondant, n’est-ce pas, Johnny ? demanda Salomon en jetant un coup d’œil plein d’inquiétude sur la tête de Willet. ils ne vous ont pas battu, n’est-ce pas ? »

John fronça le sourcil, baissa les yeux comme s’il était absorbé dans quelque calcul d’arithmétique mentale ; puis les releva, comme s’il cherchait au plafond le total de l’addition rebelle ; puis les promena sur Salomon Daisy, depuis la pointe des cheveux jusqu’à la plante des pieds ; puis les porta lentement tout autour de la salle. Et alors une grosse larme, ronde, plombée, et point du tout transparente, lui roula de chaque œil, lorsqu’en branlant la tête il répondit :

« S'ils avaient eu seulement la bonté de m’assassiner, combien ils m’auraient obligé !

– Non, non, ne dites pas ça, Johnny, reprit Daisy, la larme à l’œil ; c’est bien triste, mais ça ne va pas jusque-là. Non, non.

– Voyez-moi ça, monsieur, cria John, tournant ses yeux douloureux sur M, Haredale, qui avait mis un genou en terre pour travailler lestement à délivrer l’aubergiste de ses liens. Voyez-moi ça, monsieur. Il n’y a pas jusqu’au Mai lui-même, le vieux Mai, tout de bois et tout insensible qu’il est, qui regarde tout étonné à la fenêtre, comme s’il voulait me dire : « John Willet, John Willet, allons-nous-en piquer une tête dans la mare la plus voisine, qui sera assez profonde pour nous noyer, car c’est fait de nous à tout jamais. »

– Finissez, Johnny, finissez, lui cria son ami, non moins touché de cet effort d’imagination douloureux de la part de M. Willet, que du ton sépulcral dont il avait parlé du Maypole. Je vous en prie, Johnny, finissez.

– Votre perte est grande et votre malheur est pénible, lui dit M. Haredale jetant un regard d’impatience vers la porte, et ce n’est pas le moment de chercher à vous consoler : ce ne serait pas moi, dans tous les cas, qui pourrais le faire ; mais, avant de nous quitter, dites-moi une chose, et tâchez de me le dire nettement, je vous en supplie. Avez-vous vu Emma, ou avez-vous entendu parler d’elle ?

– Non, dit M. Willet.

– Vous n’avez donc vu que cette canaille ?

– Oui.

– Elles se seront sauvées, j’espère, avant le commencement de ces scènes affreuses, dit M. Haredale, qui, au milieu de son agitation, de son désir impatient de remonter à cheval, et de son peu d’habileté pour débrouiller des cordes emmêlées, n’avait pas seulement défait encore un nœud. Daisy un couteau !

– Vous n’auriez pas, dit John regardant autour de lui comme pour chercher son mouchoir de poche ou quelque autre bagatelle qu’il aurait perdue, vous n’auriez pas, l’un ou l’autre, trouvé quelque part par là… un cercueil ?

– Willet ! » cria M. Haredale.

Salomon laissa tomber de ses mains le couteau, et sentit une sueur froide lui courir tout le long du corps. « Ciel ! s’écria-t-il.

– C’est que, voyez-vous, continua John sans les regarder, un moment avant de vous voir, j’ai reçu la visite d’un mort qui allait là-bas. Et s’il avait apporté là sa bière ou que vous l’eussiez rencontrée sur le chemin, j’aurais bien pu vous dire le nom qu’il y avait sur la plaque. Enfin, s’il ne l’a pas apportée, ça ne fait rien. »

M. Haredale, qui venait d’écouter ces paroles avec une attention palpitante, se releva à l’instant droit sur ses pieds, et, sans dire un seul mot, emmena Salomon Daisy à la porte, monta à cheval, le prit en croupe derrière lui, et vola plutôt qu’il ne galopa vers cet amas de ruines, qui était encore un château majestueux quand le soleil couchant l’avait éclairé la veille de ses derniers feux. M. Willet les regarda, les écouta, ramena ses yeux sur lui-même pour bien s’assurer qu’il n’était plus garrotté, et, sans donner le moindre signe d’impatience, de surprise ou de désappointement, retomba doucement dans l’état léthargique dont il n’était sorti un moment que d’une manière très imparfaite.

M. Haredale attacha son cheval à un tronc d’arbre, et, serrant le bras de son compagnon, se glissa doucement le long du sentier, dans les lieux où était hier encore son jardin. Il s’arrêta un instant à regarder ses murs fumants et les étoiles qui envoyaient leur lumière, à travers les toits et les planchers ouverts, jusque sur le tas de cendres et de poussière. Salomon jeta de côté un coup d’œil timide sur sa figure, et vit que ses lèvres étaient étroitement serrées l’une contre l’autre, que ses traits respiraient une résolution sombre, sans qu’il lui échappât une larme, un regard, un geste qui trahît sa douleur.

Il tira son épée, tâta sa poitrine, comme s’il portait sur lui d’autres armes cachées, saisit de nouveau Salomon par le poignet, et fit, d’un pas discret, le tour de la maison. Il regardait à chaque porte, à chaque ouverture, revenait sur ses pas, quand il entendait seulement remuer une feuille, et cherchait à tâtons, les mains étendues devant lui, dans chaque encoignure plus obscure. C'est ainsi qu’ils firent tout le tour des bâtiments. Mais ils revinrent au point de départ sans avoir rencontré aucune créature humaine, ou sans trouver le moindre indice qu’il y eût là quelque traînard caché.

Après un moment de silence, M, Haredale se mit à crier à deux ou trois reprises, puis enfin il dit tout haut : « Y a-t-il quelqu’un de caché ici, qui connaisse ma voix ! il n’y a plus rien à craindre : il peut se montrer. S'il y a là quelqu’un de ma maison, je le prie de me répondre. » Il les appela tous par leur nom, les uns après les autres ; l’écho répéta sa voix lugubre sur bien des tons ; ensuite tout redevint muet comme auparavant.

Ils se tenaient au pied de la tourelle où était suspendue la cloche d’alarme. Le feu ne l’avait pas épargnée, et depuis, les planchers en avaient été sciés, coupés, enfoncés. Elle était ouverte à tous les vents. Cependant il y restait un bout d’escalier au bas duquel était accumulé un grand tas de cendres et de poussière ; des fragments de marches ébréchées et rompues offraient ça et là une place mal sûre et mal commode pour y poser le pied, puis il disparaissait derrière les angles saillants du mur, ou dans les ombres profondes que projetaient sur lui d’autres portions de ruines : car, pendant ce temps-là, la lune s’était levée à l’horizon et brillait d’un grand éclat.

Pendant qu’ils étaient là debout à écouter les échos lointains et à espérer en vain d’entendre quelque voix connue, des grains de poussière glissèrent du haut de cette tourelle en bas. Ému par le moindre bruit dans ce lieu sinistre, Salomon leva les yeux sur son compagnon, et vit qu’il venait de se retourner vers le même endroit, qu’il observait avec une grande attention : il était tout yeux et tout oreilles.

M. Haredale couvrit de sa main la bouche du petit homme, et se remit en observation. L'œil en feu, il lui recommanda expressément, sur sa vie, de se tenir tranquille, sans parler et sans bouger. Puis, retenant son haleine, et marchant courbé en deux, il se glissa furtivement dans la tourelle, l’épée nue à la main, et disparut.

Effrayé de se voir laisser là tout seul, au milieu de cette scène de destruction, après tout ce qu’il avait vu, tout ce qu’il avait entendu ce soir même, Salomon l’aurait suivi, si l’air et les manières de M. Haredale n’avaient pas eu, en lui défendant d’avancer, quelque chose dont le souvenir le tenait, pour ainsi dire, enchanté. Il resta donc comme enraciné à la place où il était, osant à peine respirer, montrant dans tous ses traits un mélange de surprise et de crainte.

Encore des cendres qui glissent et roulent en bas… très, très doucement… puis encore… puis encore, comme si elles s’écrasaient sous un pied furtif. Et puis voici une figure qui se dessine dans l’ombre, grimpant très doucement aussi et s’arrêtant souvent pour regarder en bas ; la voilà qui poursuit son ascension difficile, et qui disparaît aux yeux encore une fois !

La voici qui reparaît dans un jour obscur et douteux ! elle est un peu plus haut, pas beaucoup, parce que le chemin est escarpé et pénible ; elle ne peut avancer que lentement. Quel est donc le fantôme imaginaire qu’elle poursuit là-haut, et pourquoi donc est-elle toujours à regarder en bas ? Cet homme ne sait-il pas qu’il est seul ? Est-ce que par hasard il aurait perdu l’esprit dans les pertes cruelles qu’il a pu faire cette nuit ? S'il allait se jeter la tête en bas du haut de ce mur chancelant ! Salomon, dans sa frayeur, se sentait défaillir et joignait les mains. Ses jambes tremblaient sous lui ; une sueur froide inondait son pâle visage.

S'il en avait eu la force, il aurait désobéi aux ordres de M. Haredale, mais il était incapable de prononcer un mot ou de faire un mouvement. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était de tenir sa vue fixe sur un petit coin de clair de lune où il allait voir sans doute apparaître la figure, si elle continuait de monter ; et, quand il la verrait arriver là, il essayerait de l’appeler.

Encore des cendres qui glissent et tombent, des pierres qui roulent en bas avec un bruit, lourd et sourd. Salomon tenait sans cesse ses yeux tendus sur le coin de clair de lune. La figure avançait toujours, car on voyait déjà son ombre sur la muraille. Ah ! la voilà qui reparaît… la voilà qui se retourne… la voilà…

Le sacristain, frappé d’horreur, avait poussé un cri qui avait percé l’air : « Le revenant ! le revenant ! » L'écho n’avait pas encore achevé de répéter ce cri, qu’une autre figure à son tour passait au clair de la lune, se jetait sur la première, la terrassait, lui mettait un genou sur la poitrine, et lui serrait la gorge avec ses deux mains.

« Scélérat ! cria M. Haredale d’une voix terrible, car c’était lui, c’est donc toi qui, par une ruse infernale, te fais passer aux yeux des hommes pour mort et enterré, mais que le ciel avait réservé pour ce jour de vengeance. Enfin… enfin, je te tiens, toi dont les mains sont teintes du sang de mon frère et de celui de son fidèle serviteur que tu as répandu après, pour cacher ton premier crime ! Toi, Rudge, double assassin, double monstre ; je t’arrête au nom de Dieu, qui vient de te remettre entre mes mains. Non, non. Tu aurais la force de vingt hommes comme toi, ajouta-t-il en voyant que le meurtrier luttait contre ses étreintes, non, tu ne m’échapperas pas, tu resteras cette nuit dans mes serres. »

Chapitre XV. §

Barnabé, armé comme nous l’avons vu, continuait de se promener de long en large devant la porte de l’écurie, enchanté de se retrouver seul, et savourant avec plaisir le silence et la tranquillité dont il avait perdu l’habitude. Après le tourbillon de bruit et de tapage où il avait passé les jours derniers, il n’en sentait que mieux mille fois la douceur de la solitude et de la paix. Il se sentait heureux : appuyé sur le manche du drapeau, plongé dans ses rêveries, il avait sur toute sa figure un sourire radieux, et son cerveau ne nourrissait que des visions joyeuses.

Croyez-vous qu’il ne pensait pas à Elle, à celle dont il était le seul bonheur, et qu’il avait, sans le savoir, plongée dans cet abîme d’affliction amère ? Oh ! que si : c’était elle qui était au cœur de ses plus brillantes espérances, de ses réflexions les plus orgueilleuses ; c’était elle qui allait jouir de tout cet honneur, de toute cette distinction de son fils : la joie et le profit, tout pour elle. Quelle félicité pour elle d’entendre faire l’éloge des prouesses de son pauvre garçon ! Ah ! Hugh n’avait pas besoin de le lui dire, il l’aurait bien deviné de lui-même. Et puis, comme il était heureux encore de savoir qu’elle nageait dans l’aisance et qu’elle se rengorgeait (il se figurait son air digne et fier dans ces moments-là) en entendant la haute estime qu’on faisait de lui, le brave des braves, honoré du premier poste de confiance. Une fois, d’ailleurs, que tout ce bruit-là allait être fini, et que le bon lord aurait vaincu ses ennemis, quand la paix allait revenir, qu’elle serait riche et lui aussi, comme ils seraient heureux de parler ensemble de ces temps de trouble et de peine où il avait été un héros ! Quand ils seraient là, assis ensemble tous les deux, en tête-à-tête, à la lueur d’un crépuscule tranquille et serein, qu’elle n’aurait plus à s’inquiéter du lendemain, quel plaisir de pouvoir se dire que c’était l’œuvre de son pauvre nigaud de Barnabé ! comme il lui donnerait une petite tape sur la joue en riant de grand cœur ! « Eh bien ! mère, suis-je toujours un imbécile ?.,. Voyons ! suis-je toujours un imbécile ? »

Là-dessus, d’un cœur plus léger, d’un pas plus glorieux, d’un œil plus triomphant au travers de ses larmes, Barnabé reprit sa promenade militaire, et, chantonnant tout bas, se mit à garder son poste paisible.

Son camarade Grip, qui partageait avec lui sa faction, ordinairement si avide de soleil, au lieu de s’y pavaner aujourd’hui, aimait mieux rôder dans l’écurie. Il y était très affairé à fouiller dans la paille pour y cacher tous les menus objets qu’il pouvait ramasser près de là, et à visiter de préférence le lit de Hugh, auquel il semblait prendre un intérêt tout particulier. Quelquefois Barnabé, passant la tête par la porte, venait l’appeler, et alors il sortait en sautillant ; mais on voyait que c’était une simple concession qu’il croyait devoir, par pitié, à l’imbécillité de son maître, et il retournait tout de suite à ses occupations sérieuses. Il fourrait son bec dans la paille, regardait, recouvrait la place, comme si, nouveau Midas, il murmurait à la terre ses secrets pour les ensevelir dans son sein : tout cela d’un air sournois, affectant, chaque fois que Barnabé passait, de regarder les nuages au firmament, sans avoir l’air d’y toucher ; en un mot, prenant, à tous égards, un air plus grave, plus profond, plus mystérieux qu’à l’ordinaire.

Le jour avançait. Barnabé, à qui sa consigne ne défendait pas de boire et de manger sur place, mais auquel on avait, au contraire, laissé pour ses besoins une bouteille de bière et un panier de provisions, se décida à déjeuner, car il n’avait rien pris depuis le matin. Pour ce faire, il s’assit par terre devant la porte, et mettant son drapeau sur ses genoux, pour ne pas le perdre en cas d’alarme ou de surprise, il invita Grip à venir dîner.

L'oiseau intelligent ne se le fit pas dire deux fois, et, sautant de côté vers son maître, se mit à crier en même temps : « Je suis un diable, je suis un Polly, je suis une bouilloire, je suis protestant : pas de papisme ! » Il avait appris cette dernière ritournelle des braves messieurs avec lesquels il faisait société depuis peu : aussi la prononçait-il avec une énergie peu commune.

« Bien dit, Grip ! cria son maître en lui choisissant les meilleurs morceaux pour sa part ; bien dit, mon vieux !

– N'aie pas peur, mon garçon, coa, coa, coa, bon courage ! Grip ! Grip ! Grip ! Holà ! il nous faut du thé ! je suis une bouilloire protestante, pas de papisme ! criait le corbeau.

– Grip, vive Gordon ! » criait de son côté Barnabé.

Le corbeau, mettant sa tête par terre, regardait son maître de côté, comme pour lui dire : « Redis-moi ça. »

Barnabé, comprenant parfaitement son désir, lui répéta la phrase bien des fois. L'oiseau l’écouta avec une profonde attention, répétant quelquefois ce cri populaire à voix basse, comme pour comparer les deux manières et pour s’essayer dans ce nouvel exercice ; quelquefois battant des ailes ou aboyant ; quelquefois enfin, dans une espèce de désespoir, tirant une multitude infinie de bouchons retentissants, avec une obstination extraordinaire.

Barnabé était si occupé de son oiseau favori, qu’il ne s’aperçut pas d’abord de l’approche de deux cavaliers qui venaient au pas, juste dans la direction du poste qu’il avait à garder. Cependant, quand ils furent à une portée de fusil, il les vit, sauta vivement sur ses pieds, commanda à Grip de rentrer, prît son drapeau à deux mains, et resta tout droit à attendre qu’il pût reconnaître si c’étaient des amis ou des ennemis.

Presque au même instant, il vit que, de ces deux cavaliers, l’un était le maître et l’autre le domestique ; le maître était précisément lord Georges Gordon, devant lequel il se tint la tête découverte, les yeux fixés en terre.

« Bonjour, lui dit lord Georges sans arrêter son cheval avant d’être arrivé tout près de lui ; tout va bien ?

– Tout est tranquille, monsieur, tout va bien, cria Barnabé. Les autres sont partis : ils ont pris par là ; voyez-vous ce sentier-là. Ils étaient beaucoup ?

– Ah ! dit lord Georges en le regardant d’un air sérieux, et vous ?

– Oh ! ils m’ont laissé ici en sentinelle… pour monter la garde… pour veiller à la sûreté du poste jusqu’à leur retour, ce que je ferai, monsieur, pour l’amour de vous. Vous êtes un bon gentilhomme, un excellent gentilhomme… ça, c’est sûr. Vous avez bien du monde contre vous ; mais vous leur ferez voir leur maître. N'ayez pas peur.

– Qu'est-ce que c’est que ça ? dit lord Georges, en montrant le corbeau qui regardait du coin de l’œil à la porte de l’écurie ; mais en faisant cette question, il regardait toujours Barnabé d’un air pensif, et, à ce qu’il semblait, avec une certaine inquiétude.

– Comment, vous ne savez pas ? répondit Barnabé, éclatant de rire ; ne pas savoir ce que c’est ! c’est un oiseau d’abord, mon oiseau, mon ami Grip.

– Un diable, une bouilloire, Grip ; Polly, un protestant, pas de papisme ! cria le corbeau.

– Ce n’est pas l’embarras, ajouta Barnabé, passant la main sur le col du cheval de lord Georges, et parlant doucement ; vous n’aviez pas tort de me demander ce que c’est : car souvent je n’en sais rien moi-même, et il faut que je sois familiarisé avec lui comme je le suis, pour croire que ce n’est qu’un oiseau. C'est plutôt un frère pour moi, que Grip… il est toujours avec moi, toujours jasant… toujours content… n’est-ce pas, Grip ? »

L'oiseau répondit par un croassement amical, et sautant sur le bras de son maître, que Barnabé lui avait tendu pour cela, se laissa caresser d’un air de parfaite indifférence tournant son œil mobile et curieux, tantôt vers lord Georges, tantôt vers son domestique.

Lord Georges, se mordant les ongles d’un air un peu déconfit, regarda Barnabé quelque temps en silence, puis il fit signe à son domestique de venir plus près de lui.

John Grueby toucha le bord de son chapeau par respect et s’approcha.

« Aviez-vous déjà vu ce jeune homme ? lui demanda son maître à voix basse.

– Deux fois, milord, dit John. Je l’ai vu dans la foule hier au soir et samedi.

– Est ce que… est-ce que vous lui avez trouvé l’air aussi singulier, aussi étrange ? continua lord Georges d’une voix faible.

– Fou ! répondit John avec une concision énergique.

– Et qu’est-ce qui vous fait croire qu’il est fou, monsieur ? lui dit son maître d’un ton de dépit. Je vous trouve bien prompt à lâcher ce mot-là. Qu'est-ce qui vous fait croire qu’il est fou ?

– Milord, vous n’avez qu’à voir son costume, ses yeux, son agitation nerveuse ; vous n’avez qu’à l’entendre crier : « Pas de papisme ! » Fou, milord.

– Ainsi, parce qu’un homme s’habille autrement que les autres, répliqua son maître avec colère, en jetant un coup d’œil sur son propre habillement ; parce qu’il n’est pas dans son port et dans ses manières exactement comme les autres, et qu’il épouse avec chaleur une cause qu’abandonnent les gens corrompus et irréligieux, c’est une raison pour qu’il soit fou, à votre avis ?

– Un vrai fou, tout ce qu’il y a de plus fou, un fou à lier, repartit l’inébranlable John.

– Comment osez-vous me dire cela en face ? cria son maître en se tournant vivement de son côté.

– Je le dirais à n’importe qui, s’il me faisait la même question.

– Je vois, dit lord Georges, que M. Gashford avait raison. Je croyais que c’était un effet de ses préventions, et je me le reproche ; j’aurais bien dû savoir qu’un homme comme lui était au-dessus de cela.

– Je sais bien que M. Gashford ne parlera jamais en bien de moi, répliqua John en touchant respectueusement son chapeau, et je n’y tiens pas.

– Vous êtes une mauvaise tête, un ingrat, dit lord Georges, un mouchard, peut-être. M. Gashford a parfaitement raison, j’en ai la preuve. J'ai tort de vous garder à mon service. C'est une insulte indirecte que j’ai faite à un ami digne de mon affection et de toute ma confiance, quand je songe à la cause pour laquelle vous avez pris parti, le jour où on l’a maltraité à Westminster. Vous quitterez ma maison dès ce soir… ou plutôt dès notre retour. Le plus tôt sera le mieux.

– Puisqu’il faut en venir là, je suis de votre avis, milord. Que M. Gashford triomphe, à la bonne heure ! Mais, quant à me traiter de mouchard, milord, vous savez bien que vous ne le croyez pas. Je ne sais pas ce que vous entendez par vos causes ; mais la cause pour laquelle j’ai pris parti, c’est celle d’un homme que je voyais contre deux cents, et je vous avoue que je me rangerai toujours du côté de cette cause-là.

– En voilà assez, répondit lord Georges en lui faisant signe de retourner à sa place. Je ne veux pas en entendre davantage.

– Si vous voulez me permettre d’ajouter un mot, milord, je voudrais donner un bon avis à ce pauvre imbécile : c’est de ne pas rester ici tout seul. La proclamation a déjà circulé dans beaucoup de mains, et tout le monde sait qu’il est intéressé dans l’affaire. Il fera bien, le pauvre malheureux, de se cacher en lieu sûr.

– Vous entendez ce qu’il dit, cria lord Georges à Barnabé, qui les avait regardés avec étonnement pendant ce dialogue. Il pense que vous pourriez bien avoir peur de rester à votre poste, et qu’on vous retient peut-être ici contre votre gré. Qu'est-ce que vous dites de ça ?

– Ce que je pense, jeune homme, dit John pour expliquer son conseil, c’est que les soldats pourraient bien venir vous prendre, et que certainement, dans ce cas, vous serez pendu par votre col jusqu’à ce que vous soyez mort… mort… mort, vous m’entendez ? Et ce que je pense, c’est que vous ferez bien de vous en aller d’ici, et au plus tôt. Voilà ce que je pense !

– C’est un poltron, Grip, un poltron ! cria Barnabé à son corbeau, en le mettant à terre et en posant son drapeau sur son épaule. Qu'ils y viennent ! Vive Gordon ! Qu'ils y viennent !

– Oui, dit lord Georges, qu’ils y viennent. Qu'ils se risquent à venir attaquer un pouvoir comme le nôtre, la sainte ligue d’un peuple tout entier ! Ah ! c’est un fol ! C’est bon, c’est bon. Je suis fier d’avoir à commander de tels hommes. »

En entendant ces mots, Barnabé sentit son cœur se gonfler d’orgueil dans sa poitrine. Il prit la main de lord Georges et la porta à ses lèvres, caressa la crinière de son coursier, comme si l’affection et l’amour qu’il portait au maître s’étendaient jusqu’à sa monture, déploya son drapeau, le fit flotter fièrement, et se remit à marcher de long en large.

Lord Georges, l’œil brillant et la figure animée, ôta son chapeau, le fit tourner autour de sa tête, et lui dit adieu avec enthousiasme ; puis il se remit au petit trot, après avoir jeté derrière lui un regard de colère, pour voir si son domestique le suivait. L'honnête John donna un coup d’éperon pour courir après son maître, après avoir commencé par inviter encore Barnabé à se retirer, par des signes répétés, qui n’étaient pas équivoques, mais auxquels celui-ci résista résolument jusqu’à ce que le détour de la route les empêchât de se voir.

Se trouvant seul encore une fois, et plus fier que jamais de l’importance du poste qui lui était confié, plein d’enthousiasme, d’ailleurs, en songeant à l’estime particulière et aux encouragements de son chef, Barnabé se promenait de long en large, dans le ravissement d’un songe délicieux, où il était plongé tout éveillé. Les rayons du soleil couchant qu’il avait en face de lui avaient passé dans son âme. Il ne manquait qu’une chose à son bonheur. Ah ! si Elle pouvait seulement le voir en ce moment !

Le jour était sur son déclin ; la chaleur commençait à faire place à la fraîcheur du soir. Le vent léger qui se levait se jouait dans sa chevelure et faisait frissonner doucement le drapeau au-dessus de sa tête. Il y avait, dans ce bruit glorieux et dans le calme d’alentour, comme un souffle frais et libre qui répondait à ses sentiments. Il n’avait jamais été si heureux.

Il était donc appuyé sur sa hampe, regardant le soleil couchant, et songeant avec un sourire qu’il était en sentinelle pour garder l’or enterré près de là, lorsqu’il vit de loin trois ou quatre hommes qui s’avançaient d’un pas rapide vers la maison, et qui faisaient signe de la main aux gens de l’intérieur de se retirer pour ne pas se trouver au milieu d’un danger prochain. À mesure qu’ils s’approchaient, leurs gestes devenaient de plus en plus expressifs, et ils ne furent pas plus tôt à portée de la voix, que les premiers crièrent que les soldats arrivaient.

À ces mots Barnabé plia son drapeau, et l’attacha autour de la lance. Son cœur battait bien fort, mais il ne songeait pas plus à avoir peur, ni à se retirer, que sa lance elle-même. Les passants officieux qui l’avaient averti se hâtèrent, après l’avoir prévenu du danger qu’il courait, d’entrer dans la maison, où ils jetèrent par leur arrivée le trouble et l’alarme. Les gens se mirent aussitôt à fermer les portes et les fenêtres, en lui faisant signe avec instance de fuir sans perdre de temps, et répétèrent à plusieurs reprises cet avis : mais pour toute réponse il branla la tête d’un air indigné, et n’en resta que plus ferme à son poste. Voyant alors qu’il n’y avait pas moyen de le persuader, ils ne songèrent plus qu’à leur propre sûreté, et quittant la place, où ils ne laissèrent qu’une bonne vieille, ils se sauvèrent à toutes jambes.

Jusque-là, rien n’annonçait que la crainte produite par cette nouvelle ne fût pas imaginaire ; mais la Botte n’était pas évacuée depuis cinq minutes, qu’on vit apparaître, à travers champs, une troupe d’hommes en mouvement, et, à l’éclat de leurs armes et de leur équipement qui brillaient au soleil, à leur marche régulière et soutenue (car ils avançaient comme un seul homme), il était facile de reconnaître que c’étaient… des soldats. En un moment Barnabé s’aperçut bien que c’était un fort détachement de gardes à pied, avec deux messieurs en habit bourgeois dans leurs rangs, et un petit peloton de cavalerie ; ces derniers étaient à l’arrière-garde et pas plus d’une demi-douzaine.

Ils avançaient résolument, sans accélérer le pas en approchant, sans pousser un cri, sans montrer la moindre émotion ni la moindre inquiétude. Barnabé lui-même savait bien que cela n’avait rien d’extraordinaire dans la troupe ; cependant cet ordre invariable avait quelque chose de singulièrement imposant pour un homme accoutumé au bruit et au tumulte d’une populace indisciplinée. Avec tout cela, il n’en resta pas moins décidé à garder son poste, et fit bonne contenance.

Ils étaient déjà arrivés dans la cour, où ils firent halte. L'officier qui les commandait dépêcha une ordonnance aux cavaliers, qui envoyèrent immédiatement un des leurs. L'officier échangea avec lui quelques mots, et ils jetèrent un coup d’œil à Barnabé, qui reconnut dans le cavalier celui qu’il avait démonté à Westminster, bien étonné de le revoir en face de lui. L'autre, renvoyé en toute hâte, fit le salut militaire au commandant et retourna vers ses camarades, rangés à quelques pas de là.

L'officier ayant alors commandé : « amorcez… chargez, etc., » Barnabé, malgré la cruelle assurance que c’était pour lui que se faisaient ces préparatifs, ne put se défendre d’un certain plaisir en entendant sonner la crosse des fusils à terre et retentir la baguette dans le canon de l’arme. Mais après quelques autres commandements, les soldats se mirent immédiatement sur une file et cernèrent entièrement les bâtiments, à la distance d’une dizaine de pas ; du moins Barnabé n’en compta pas davantage entre lui et les soldats qui lui faisaient face. Les cavaliers restèrent à part, à leur place.

Les deux messieurs en habit bourgeois qui s’étaient mis à l’ écart avancèrent à cheval avec l’officier au milieu d’eux ; il y en eut un qui tira de sa poche la proclamation et la lut : l’officier somma alors Barnabé de se rendre.

Au lieu de répondre, il alla se placer dans l’embrasure de la porte devant laquelle il montait la garde, et croisa la lance pour se défendre. Après un moment d’un profond silence eut lieu la seconde sommation.

Il n’y répondit pas davantage ; et alors il eut fort à faire de promener ses yeux de tous côtés sur une demi-douzaine d’adversaires qui vinrent immédiatement se poster en face de lui, avant de jeter son dévolu sur celui qu’il devait frapper le premier quand ils allaient se jeter sur lui. Il rencontra les yeux de l’un d’eux dans le centre de la petite troupe, et c’est celui-là qu’il résolut d’abattre, dût-il y perdre la vie.

Encore un silence de mort, puis la troisième sommation.

Le moment d’après il reculait dans l’écurie, distribuant des coups à droite et à gauche comme un enragé. Deux de ses ennemis étaient étendus à ses pieds. Celui qu’il avait choisi pour première victime était tombé d’abord en effet : Barnabé n’avait pas perdu la tête, car il en fit la remarque au milieu du trouble et de l’animation de la lutte. Encore un coup… encore un homme à bas puis à bas à son tour, terrassé, blessé à la poitrine d’un coup de crosse (il l’avait vue tomber sur lui), inanimé… prisonnier…

Il fut rappelé à lui par un cri de surprise que poussa l’officier. Il se retourna. Grip, après avoir travaillé en secret toute l’après-midi avec un redoublement d’ardeur, pendant que tout le monde était occupé d’autre chose, avait écarté la paille du lit de Hugh, et retourné de son bec en fer la terre fraîchement remuée. Il y avait là un trou qu’on avait négligemment rempli jusqu’au bord, et qu’on avait seulement recouvert d’une couche de terre. Des gobelets d’or, des cuillers d’or, des flambeaux d’or, des guinées… quel trésor fut mis tout à coup à découvert !

Ils apportèrent un sac et des pelles, déterrèrent tout ce qu’on avait caché là, et en retirèrent la charge de deux hommes au moins. Quant à Barnabé, on lui mit les menottes, on lui lia les bras, on le fouilla, on lui prit tout ce qu’il avait. Personne ne lui adressa ni une question ni un reproche, personne ne lui témoigna la moindre curiosité, les deux soldats qu’il avait étourdis furent emportés par leurs compagnons avec le même ordre insouciant qui avait présidé à tout le reste. Finalement, on le laissa sous la garde de quatre soldats, la baïonnette au bout du fusil, pendant que l’officier dirigea en personne une perquisition générale dans la maison et dans les bâtiments qui en dépendaient.

Ce fut bientôt fait. Les soldats se reformèrent en rangs dans la cour. « En avant, marche ! » Barnabé est emmené sous escorte ; on lui fait une place, « Serrez les rangs. » Et les voilà partis avec leur prisonnier au centre.

Quand une fois ils furent dans les rues, il s’aperçut qu’il était en spectacle, et dans leur marche rapide il pouvait voir tout le monde venir aux fenêtres quand il était passé, et relever la croisée pour le regarder. De temps en temps il apercevait une figure de curieux par-dessus la tête des gardes qui l’entouraient, ou par-dessous leurs bras, ou sur le haut d’une charrette, ou sur le siège d’un cocher ; mais c’est tout ce qu’il pouvait distinguer au milieu de sa nombreuse escorte. Le bruit même de la rue semblait dompté et garrotté comme lui, et l’air qu’il respirait était fétide et chaud comme les bouffées malsaines qui s’exhalent d’un four.

« Une, deux ! une, deux ! la tête droite ! les épaules effacées ! emboîtez le pas ! » Tout cela avec tant d’ordre et de régularité, sans que pas un d’eux le regardât ou parût se douter de sa présence ! Il ne pouvait croire qu’il fût prisonnier, mais il ne l’était que trop bien, il n’avait pas besoin qu’on le lui dit : il sentait les menottes lui serrer les poignets, la corde lui lier les bras au flanc, les fusils chargés à hauteur de sa tête, avec ces pointes froides, brillantes, affilées, tournées de son côté. Rien que de les regarder, lié et retenu comme il était maintenant, c’en était assez pour lui glacer le sang dans les veines.

Chapitre XVI. §

Ils ne mirent pas longtemps à regagner la caserne, car l’officier qui commandait le détachement voulait éviter de soulever le peuple par un déploiement inusité de force militaire dans les rues, et, par humanité d’ailleurs, il désirait donner le moins de tentation possible à la foule d’essayer quelque rébellion pour arracher le prisonnier de ses mains : car il savait bien que cela ne manquerait pas d’amener une effusion de sang fatale, et que, si les autorités civiles qui l’accompagnaient l’autorisaient à faire tirer ses soldats, la première décharge ferait tomber sur la place un grand nombre d’oisifs innocents, victimes de leur sotte curiosité. Il fit donc marcher sa troupe au pas accéléré, évitant avec une prudence louable les rues populeuses et les carrefours, prenant de préférence le chemin qu’il croyait le moins infesté par les partisans du désordre. Grâce à ces sages précautions, non seulement ils purent retourner dans leurs quartiers sans embarras, mais ils déjouèrent complètement les projets d’une bande d’insurgés qui s’étaient rassemblés dans une grande rue qu’on s’attendait à leur voir prendre, et qui restèrent encore à les attendre, pour délivrer le prisonnier, longtemps après qu’ils l’avaient déjà déposé en lieu de sûreté, avaient fermé les portes de la caserne, et doublé les postes de chacune d’elles pour mieux en assurer la défense.

Une fois là, le pauvre Barnabé fut coffré dans une chambre carrelée, où il n’y avait qu’une odeur empestée de tabac, un air lourd et épais, avec un grand lit de camp pour vingt hommes au moins. Quelques soldats à moitié déshabillés flânaient par là, ou mangeaient à la gamelle. On voyait des uniformes pendus à des rangées de portemanteaux le long du mur blanchi à la chaux, et une demi-douzaine d’hommes couchés sur le dos, dormant et ronflant de concert comme des bienheureux. Il avait à peine eu le temps de faire toutes ces remarques, lorsqu’on le tira de là pour l’emmener, à travers le champ de parade, dans une autre partie du bâtiment.

Dans une pareille situation, un coup d’œil suffit pour vous faire voir bien des choses, qui vous prendraient bien plus de temps dans un moment moins critique. Il y a cent à parier contre un que, si Barnabé avait flâné en pleine liberté à la porte, il serait sorti de là avec une idée très imparfaite des localités, et qu’il ne s’en serait guère souvenu plus tard. Mais, avec les mains serrées dans les menottes, en traversant le préau sablé des exercices du régiment, il ne laissa rien passer. L'aspect sec et aride de cette place poudreuse, et du bâtiment de briques dans toute sa nudité ; les habits pendus ça et là à quelques fenêtres ; les hommes en bras de chemises et en bretelles se balançant à quelques autres, la moitié du corps en avant ; les jalousies vertes dans le quartier des officiers, avec quelques arbustes chétifs sur le devant ; les tambours étudiant dans une cour éloignée ; les hommes à l’exercice ; les deux soldats qui, tout en portant à eux deux le panier de provisions, se regardent du coin de l’œil, en voyant passer Barnabé, et font un geste de la main en travers de la jugulaire sans rien dire, triste augure pour le prisonnier ; le joli sergent qui se dandine, sa canne à la main et sous son bras un registre à fermoir, recouvert de parchemin ; les lascars, au rez-de-chaussée, occupés à brosser et à astiquer différents articles de toilette, qui s’arrêtent pour le regarder et se parlent tous ensemble, faisant retentir de leurs voix bruyantes les échos des longs corridors et des sonores galeries ; tout, jusqu’au râtelier d’armes devant le poste, et au tambour attaché dans un coin à son ceinturon blanchi à la terre de pipe, se grave dans son esprit, comme s’il avait passé par là plus de cent fois, ou qu’il fût resté un jour entier avec eux, au lieu de cette minute d’observations faites en courant.

On le mena dans une petite cour pavée, sur le derrière, et là on ouvrit une grande porte, doublée de fer, percée, à cinq pieds du sol, de quelques trous pour laisser pénétrer l’air et le jour. C'était le cachot, où on le mit incontinent ; puis on ferma la porte sur lui, on plaça devant une sentinelle, et on l’abandonna à ses réflexions.

Ce caveau ou trou noir, selon l’inscription peinte sur la porte, était très sombre, et, comme le dernier occupant était un déserteur ivre, la place n’était pas propre. Barnabé alla trouver à tâtons un peu de paille au fond, et, regardant du côté de la porte, essaya de s’accoutumer à l’obscurité, ce qui n’était pas facile, en sortant de la clarté d’un beau soleil couchant.

Il y avait au dehors une espèce de portique ou colonnade, qui interceptait encore le peu de jour qui aurait pu à grand’peine faire son chemin par les petites ouvertures pratiquées dans la porte. Les pas cadencés de la sentinelle retentissaient avec un bruit monotone sur la dalle, de long en large, rappelant à Barnabé la garde qu’il avait montée lui-même une heure auparavant ; et, chaque fois que le factionnaire passait et repassait devant la porte, son ombre obscurcissait tellement le caveau que, quand elle disparaissait, il semblait que le jour revenait : c’était comme une nouvelle aurore.

Quand le prisonnier fut resté quelque temps assis sur la paille, à regarder les crevasses de la porte et à écouter les pas éloignés ou rapprochés de la sentinelle, le soldat se tint tranquille en place. Barnabé, qui n’avait pas assez de prévoyance pour réfléchir au sort qu’on pouvait lui réserver, avait été bercé dans une espèce de sommeil enfantin par le pas régulier du factionnaire ; mais, quand l’autre s’arrêta, cela le réveilla, et alors il s’aperçut qu’il y avait deux hommes en conversation sous la colonnade, tout près de la porte de sa cellule.

Il lui était impossible de dire s’il y avait longtemps qu’ils étaient là à causer, car il était tombé dans un état d’apathie où il avait totalement oublié sa position réelle, et, au moment où il entendit les pas du soldat cesser, il était en train de répondre tout haut à une question que lui faisait Hugh dans l’écurie : à quel propos ? sur quel sujet ? qu’allait-il lui répondre ? Quoiqu’il eût encore la réponse sur les lèvres en s’éveillant, il ne se rappelait plus la moindre chose. Les premiers mots qui frappèrent ses oreilles furent ceux-ci :

« Pourquoi donc l’a-t-on amené là, si on devait le reprendre sitôt ?

– Et où vouliez-vous qu’il allât ? Croyez-vous qu’il pût être nulle part aussi en sûreté qu’avec les troupes du roi ? Que vouliez-vous qu’on en fit ? Fallait-il pas le livrer à un tas de péquins qui tremblent dans leurs bottes à en enfoncer la semelle, à la moindre menace des gueux de son bord ?

– Pour ça, c’est vrai.

– Si c’est vrai !… tenez ! je vais vous dire. Je voudrais tant seulement, Tom Green, être capitaine comme je ne suis que sous-officier, et qu’on me donnât à commander deux compagnies… je ne demanderais que deux compagnies … de mon régiment. Après ça qu’on m’appelle pour apaiser l’émeute. Qu'on me donne carte blanche et une demi-douzaine de cartouches à balle…

– Ouais ! disait l’autre voix, vous en parlez bien à votre aise, mais ils ne vous donneront pas carte blanche. Et si le magistrat ne veut pas vous autoriser, qu’est-ce que vous voulez que fasse l’officier ? »

Cette difficulté parut embarrasser le sergent, qui s’en tira en envoyant les magistrats à tous les diables. « De tout mon cœur, répondit son ami.

– Qu'y a-t-il besoin d’un magistrat ? reprit l’autre. Un magistrat, dans ce cas-là, ce n’est qu’une cinquième roue à un carrosse, une espèce d’intrus inconstitutionnel. Voilà une proclamation. Voilà un homme désigné dans la proclamation. Voilà des preuves contre lui, et un témoin oculaire. Que diable ! mettez-le en place, et tirez-lui une balle dans la tête, monsieur. Pour quoi faire un magistrat ?

– Quand est-ce qu’on le mène devant sir John Fielding ? demanda le premier interlocuteur.

– Ce soir, à huit heures, répondit l’autre. Eh bien ! voyez un peu les suites de tout ça. Le magistrat l’envoie à Newgate. Bon ! nous l’amenons à Newgate. Les insurgés nous attaquent. Nous reculons devant les insurgés. On nous jette des pierres, on nous insulte : nous ne tirons pas un coup de fusil. Pourquoi ça ? Parce qu’il y a des magistrats. Que le diable emporte les magistrats ! »

Après s’être donné la consolation d’épuiser toutes les malédictions de son vocabulaire contre les magistrats, l’homme ne fit plus entendre qu’un grognement sourd, qui lui échappait de temps en temps, toujours à l’adresse de ces autorités respectables.

Barnabé, qui avait encore assez d’esprit pour comprendre que cette conversation l’intéressait directement, resta parfaitement tranquille jusqu’à la fin ; puis, quand ils ne dirent plus rien. Il reprit à tâtons le chemin de la porte, et jetant un coup d’œil par les trous ventilatoires, il essaya de voir ce que c’était que les hommes qu’il venait d’entendre causer là.

Celui qui condamnait en termes si énergiques le pouvoir civil, était un sergent, pour le moment employé, comme on le voyait aux rubans qui flottaient sur sa calotte, au service du recrutement. Il était appuyé de côté contre un pilier, presque en face de la porte, et, tout en grommelant entre ses dents, il dessinait avec sa canne des arabesques sur le trottoir. L'autre avait le dos tourné au cachot, et ne laissait voir à Barnabé que sa forme. À en juger par les apparences, c’était un bel homme, bien taillé, bien tourné, mais qui avait perdu le bras gauche. On l’avait amputé entre le coude et l’épaule, et sa manche flottante et vide était croisée sur sa poitrine.

C'est sans doute à cette circonstance qu’il dut d’attirer de préférence l’attention et l’intérêt de Barnabé. Il avait quelque chose de militaire dans la tenue, et il portait une toque gracieuse et une veste qui dessinait bien sa taille. Peut-être avait-il déjà servi ; dans tous les cas il ne pouvait pas y avoir bien longtemps, car il était encore tout jeune.

« Bon ! bon ! dit-il d’un air pensif. Que la faute en soit où ça voudra, il n’en est pas moins vrai qu’il est triste de revenir dans ma bonne vieille Angleterre pour la voir dans cet état-là.

– Je suppose que les cochons vont s’en mêler, dit le sergent, avec une imprécation contre les émeutiers, à présent que les oiseaux leur ont déjà donné l’exemple.

– Les oiseaux ! répéta Tom Green.

– Mais oui, les oiseaux, répéta le sergent d’un air bourru Est-ce que vous n’entendez plus votre langue ?

– Ma foi ! je ne vous comprends pas.

– Vous n’avez qu’à aller voir au poste : vous y trouverez un oiseau qui sait leur cri de ralliement comme pas un d’eux ; vous l’entendrez brailler : Pas de papisme ! comme un homme, ou comme un diable, car il prend lui-même ce titre, et franchement je crois qu’il a raison. Il faut que le diable soit déchaîné quelque part dans Londres. Dieu me damne ! si on voulait me croire, je lui aurais bientôt tordu le col. »

Le jeune manchot s’était reculé de deux ou trois pas pour filer voir l’animal, quand la voix de Barnabé l’arrêta :

« C'est à moi, cria-t-il, moitié riant, moitié pleurant ; c’est mon chéri, mon ami Grip. Ha ! ha ! ha ! n’allez pas lui faire du mal ; il ne vous en a pas fait. C'est moi qui lui ai appris ce qu’il sait : ce n’est donc pas sa faute, c’est la mienne. Vous devriez bien me l’apporter. C'est le seul ami que j’aie à présent. Avec vous, voyez-vous, il se gardera bien de danser, de causer ou de siffler ; mais avec moi, c’est bien différent, parce qu’il me connaît ; vous ne croiriez jamais comme il m’aime. Vous n’êtes pas capable d’aller faire du mal à un oiseau, n’est-ce pas ? Vous êtes un brave soldat, monsieur ; vous n’iriez pas faire du mal à une femme ou à un enfant : un oiseau, c’est tout comme.

Cette dernière supplication s’adressait au sergent, que Barnabé, d’après son habit rouge et ses épaulettes, jugeait d’un grade assez élevé dans les honneurs militaires, pour pouvoir décider d’un mot la destinée de Grip. Mais ce gentleman, pour toute réponse, l’envoya au diable comme un brigand de rebelle qu’il était, et jurant par le sang, par la mort, par la tête, etc., finit par l’assurer que, si cela ne dépendait que de lui, il aurait bientôt coupé le sifflet de l’oiseau… et de son maître par-dessus le marché.

– Vous êtes bien brave en paroles avec un pauvre homme en cage, dit Barnabé furieux. Si j’étais seulement de l’autre côté de la porte qui nous sépare, et que nous fussions entre quatre yeux, je vous ferais bientôt chanter une autre gamme…Oui, oui, remuez la tête tant que vous voudrez… je vous ferais chanter une autre gamme. Tuer mon oiseau !… Eh bien ! essayez. Tuez tout ce que vous voudrez ; mais gare aux représailles, quand ceux qui ont les mains liées pour le quart d’heure seront en état de vous le rendre ! »

Après ce beau défi, il se jeta dans le coin de son cachot. en marmottant :

« Au revoir, Grip… au revoir, mon bon vieux Grip ! » Puis il versa des larmes, pour la première fois depuis sa captivité, et se cacha la figure dans la paille.

Il avait eu d’abord dans l’idée que le manchot aurait pris son parti, ou qu’au moins il lui aurait dit un mot ou deux d’encouragement. Pourquoi ? c’est ce qu’il n’aurait pu expliquer, mais enfin il s’était imaginé ça. Le jeune invalide, en l’entendant parler, avait pris soin de ne pas se retourner de son côté, et de se tenir immobile, sans dire un mot, écoutant attentivement chaque mot de ce que disait Barnabé. Peut-être était-ce cette attention de sa part, ou sa jeunesse ou son air franc et honnête, sur lesquels le prisonnier avait bâti ses suppositions. Dans tous les cas, il avait bâti sur le sable. L'autre s’en alla tout de suite quand Barnabé eut fini de parler, sans lui répondre, sans se retourner seulement de son côté. Tant pis ! tant pis ! Il voyait maintenant que tout le monde était contre lui ; il aurait bien dû s’en douter : « Au revoir, mon vieux Grip, au revoir. »

Au bout de quelque temps, on vint ouvrir sa porte et l’appeler pour sortir. Il fut aussitôt sur pied : car il n’aurait pas voulu, pour tout au monde, leur laisser croire qu’il eût la moindre émotion, la moindre crainte. Il sortit donc et se mit à marcher comme un homme, en les regardant face à face.

Pas un des soldats qui l’accompagnaient ne fit seulement attention à cette fanfaronnade. Ils le ramenèrent au champ d’exercice par le même chemin qu’ils avaient pris pour venir, et s’arrêtèrent là, au milieu d’un détachement deux fois aussi nombreux que celui qui l’avait fait prisonnier dans l’après-midi. L'officier, qu’il reconnut, lui dit en peu de mots de bien faire attention que, s’il essayait de s’échapper, quelle que fût l’occasion qu’il pût rencontrer de le faire avec une chance de succès, il y avait là des hommes dont la consigne était de faire feu sur lui au moment même. Après quoi ils l’enveloppèrent comme la première fois, et l’emmenèrent de nouveau.

C'est dans cet ordre invariable qu’ils arrivèrent à Bow-Street38, suivis et pressés de tous côtés par une foule toujours croissante. Là on le fit comparaître devant un brave monsieur qui n’y voyait pas clair, et on lui demanda s’il avait, quelque chose à dire :

« Moi ? rien. Que diable voulez-vous que j’aie à vous dire. »

Après quelques minutes de conversation entre les officiers de police, dont il ne prit aucun souci, tant il montrait d’indifférence, on lui annonça qu’il allait se rendre à Newgate, et on l’emmena.

Quand il fut dans la rue, il était si bien entouré des deux côtés par les soldats qui le pressaient qu’il ne pouvait rien voir. Seulement, au murmure qu’il entendit, il reconnaissait la présence d’une foule considérable, et la mauvaise disposition des assistants pour la troupe, qui se manifestait par des malédictions et des coups de sifflets. Avec quelle ardeur il prêtait l’oreille pour démêler la voix de Hugh ! Mais non, dans toutes ces voix confuses, il n’y en avait pas une qu’il connût. Hugh ne serait-il pas aussi prisonnier par hasard ? alors, adieu l’espérance !

À mesure qu’ils approchaient de la prison, les huées du peuple devenaient plus violentes. On jetait des pierres à la troupe. De temps en temps on faisait contre les soldats une poussade qui leur faisait perdre un moment l’équilibre. L'un d’eux, tout près de lui, atteint d’un coup à la tempe, mit son fusil en joue ; mais l’officier releva l’arme avec son sabre, en lui défendant, sous peine de mort, de tirer. Ce fut là le dernier incident que Barnabé put voir d’une manière un peu distincte : car immédiatement après, il fut poussé, ballotté, agité comme une barque sur une mer orageuse. Mais, c’est égal, qu’on poussât par-ci ou par-là, il retrouvait toujours fidèlement ses gardes à ses côtés. Deux ou trois fois il fut renversé avec eux ; mais, même alors, il ne pouvait échapper un seul moment à leur vigilance. Ils étaient debout sur leurs pieds, et le serraient de près, avant que leur prisonnier, embarrassé d’ailleurs par ses menottes, eût pu seulement songer à jouer des jambes.

Ainsi gardé, il se sentit bientôt hissé et soulevé jusqu’au haut d’un étage d’escalier, d’où il put un moment embrasser, d’un coup d’œil, les assauts livrés par la foule aux soldats, qu’on voyait çà et là faisant des efforts désespérés pour rejoindre leurs camarades. Puis, le moment d’après, tout devint sombre et ténébreux. Il se trouva dans le corridor de la prison, au centre d’un groupe d’hommes inconnus.

Il y avait là un serrurier qui l’attendait pour river ses fers. Trébuchant sous le poids inaccoutumé des chaînes dont il était chargé, il fut conduit à un cachot solide, en pierre de taille, où on le laissa en toute sécurité, après avoir fermé sur lui toutes les serrures, les barres et les verrous de la porte. Il avait un compagnon qu’on lui avait jeté là avec lui, sans qu’il s’en aperçût d’abord ; c’était Grip, qui, la tête basse et les plumes noires toutes chiffonnées et tout ébouriffées, semblait comprendre et partager la triste fortune de son maître.

Chapitre XVII. §

Il nous faut maintenant retourner à Hugh, que nous avons laissé dispersant les émeutiers de la Garenne, avec un mot d’ordre pour se trouver à un autre rendez-vous, et rentrant furtivement dans l’ombre dont il venait de sortir un moment pour ne plus reparaître de la nuit.

Il s’arrêta dans le taillis, se dérobant à la vue de ses compagnons furieux qui attendaient encore dans l’incertitude, ne sachant s’ils devaient lui obéir et se retirer, ou s’ils ne feraient pas mieux de rester là quelque temps encore, dans l’espérance de revenir avec lui. Il en vit même quelques-uns qui n’étaient point du tout disposés à s’en retourner sans lui, et qui se dirigeaient du côté où il se tenait caché, pour aller à sa rencontre et le presser encore de leur tenir compagnie au retour. Mais ces traînards, s’entendant à leur tour presser par leurs amis de partir, et ne se sentant pas bien braves pour s’aventurer dans l’obscurité du bois, où ils avaient peur d’une surprise, et où ils pouvaient tomber entre les mains des voisins ou des serviteurs de la famille qui peut-être les épiaient derrière les arbres, renoncèrent bientôt à leur premier projet, et, formant une petite troupe de ceux de leurs compagnons qu’ils trouvèrent disposés à se mettre en route à l’instant, ils décampèrent.

Après s’être assuré que la grande majorité des perturbateurs avaient pris ce parti, et que le jardin allait bientôt être évacué tout à fait, il plongea dans le plus épais du fourré, cassant les branches sur son passage, et marchant tout droit vers une lumière lointaine qui lui servait à se guider, ainsi que les dernières et sombres lueurs de l’incendie par derrière.

À mesure qu’il approchait du fanal vacillant vers lequel il dirigeait sa course, il commença à voir apparaître la flamme rougeâtre de quelques torches, et à entendre des hommes dont la voix contenue rompait le silence de la nuit, troublé seulement à présent par quelques cris rares et lointains. Il finit par sortir du bois, et, sautant un fossé, il se trouva dans un sentier obscur où un groupe de bandits d’assez mauvaise mine, qu’il avait laissés là un quart d’heure auparavant, attendaient son retour avec impatience.

Ils étaient réunis autour d’une vieille chaise de poste, menée par l’un d’eux assis en postillon sur le porteur. Les stores étaient baissés, et les deux fenêtres gardées par M, Tappertit et Dennis. C'est le premier qui commandait la troupe, et qui, en cette qualité, adressa la parole à Hugh quand il le vit revenir. Pendant le dialogue, les autres, qui s’étaient couchés par terre, en attendant, autour de la voiture, se levèrent et se rangèrent près de lui.

« Eh bien ! dit Simon à voix basse, tout va-t-il bien ?

– Pas mal, répliqua Hugh sur le même ton. Les voilà qui s’en vont ; ils étaient déjà en train de se disperser quand je les ai quittés pour venir.

– Et la route est-elle sûre ?

– Oh ! pour les camarades, je vous en réponds. ils ne rencontreront pas beaucoup de gens disposés à venir leur chanter pouille, après la besogne qu’on sait qu’ils viennent de faire ce soir… Quelqu’un a-t-il quelque chose à me donner à boire ici ? »

Chacun d’eux avait fait sa provision dans les caves, et on lui offrit aussitôt une demi-douzaine de flacons et de bouteilles. il choisit la plus grande, la mit à sa bouche, et fit dégringoler le vin gargouillant dans sa gorge. Quand il l’eut vidée, il la jeta par terre, et tendit la main pour en prendre une autre qu’il vida d’un trait comme la première. On lui en passa une troisième qu’il ne vida qu’à moitié, réservant le reste pour le coup de l’étrier.

« Ah çà ! demanda-t-il, vous autres, n’avez-vous pas quelque chose à me donner à manger ? J'ai une faim de loup. Qui est ce qui a rendu visite au garde-manger ?… Allons !

– Moi, camarade, dit Dennis, ôtant son chapeau pour chercher quelque chose, si ça peut vous aller ; j’ai là dedans un bout de pâté de venaison.

– Bon, cria Hugh en s’asseyant sur le chemin. Aboule, et dépêchons ; qu’on m’éclaire et qu’on m’entoure. Je veux faire mon gala en grande cérémonie, mes gars, ha ! ha ! ha ! »

Ils n’avaient pas besoin d’être excités davantage à partager ses dispositions tapageuses ; ils avaient tous bu plus que de raison, et il n’y en avait pas un qui eût la tête plus saine que lui dans tous ceux qui vinrent se grouper autour de lui. Il y en avait deux qui lui tenaient une torche de chaque côté pour illuminer son grand couvert. M. Dennis qui, pendant ce temps-là, était parvenu à aveindre dans le fond de son chapeau un gros morceau de pâté, si serré dans la forme que ce n’était pas une petite affaire de l’en extraire, le servit devant Hugh. Celui-ci emprunta à un honorable membre de la société un eustache ébréché, et se mit vigoureusement à l’ouvrage.

« Dites donc, frère, lui cria Dennis après quelques moments, si vous m’en croyez, vous ferez bien d’avaler tous les jours un petit incendie comme cela une heure avant votre dîner, pour vous ouvrir l’appétit : c’est étonnant comme ça vous réussit. »

Hugh le regarda, ainsi que les figures noircies dont il était entouré, et, arrêtant un moment l’exercice de ses mâchoires pour faire voltiger son couteau au-dessus de sa tête, il répondit par un grand éclat de rire.

« Tenez-vous tranquille, hein, si vous voulez bien, dit Simon Tappertit.

– Ah ! voilà-t-il pas, noble officier, qu’il ne sera plus permis de se régaler à présent ! répliqua Hugh, en écartant avec son couteau les gens qui l’empêchaient de voir le capitaine… Il ne sera donc plus permis de se régaler un brin, après avoir travaillé comme j’ai fait ? En voilà un capitaine mal commode ! Diable de capitaine ! Ce n’est pas un capitaine, c’est un tyran. Hal ha ! ha !

– Je voudrais qu’il y eût là un camarade qui tînt constamment une bouteille à la bouche du lieutenant pour l’empêcher de crier ; du moins nous n’aurions pas à craindre de voir bientôt les militaires sur notre dos.

– Eh bien, après ! quand nous les aurions sur notre dos ? répondit Hugh. Qu'est-ce que ça nous fait ? Croyez-vous qu’on en ait peur ? Qu'ils y viennent, je ne leur dis que ça, qu’ils y viennent. Le plus tôt sera le mieux. Mettez-moi seulement Barnabé à côté de moi, et à nous deux nous vous les arrangerons, les militaires, sans vous donner la peine de vous en occuper. À la santé de Barnabé ! »

Cependant, comme la majorité des camarades là présents en avaient assez pour cette nuit, et ne demandaient pas d’autre affaire, dans l’état de fatigue et d’épuisement où ils étaient déjà, ils se rangèrent du parti de M. Tappertit, et pressèrent l’autre de se dépêcher de souper, disant qu’on n’avait déjà que trop différé le départ. Hugh, de son côté, au milieu même de son ivresse frénétique, ne pouvait s’empêcher de reconnaître qu’ils courraient de gros risques à rester là sur le théâtre des violences récentes ; il finit donc son repas sans autre réplique, se leva, s’approcha vers M. Tappertit, et lui donnant une lape sur le dos :

« Là, maintenant, cria-t-il, on est prêt. Il y a de jolis oiseaux dans cette cage, hein ? des petits oiseaux bien délicats ? de tendres et amoureuses colombes ? C'est moi qui les ai mises en cage. C'est moi ; voyons que j’y regarde encore. »

En disant cela, il jeta de côté le petit homme, monta sur le marchepied qui était à moitié baissé, leva de force le store, et mit l’œil à la fenêtre de la chaise, comme l’ogre qui regarde dans son garde-manger.

« Ha ! ha ! ha ! c’est donc vous qui m’avez égratigné, pincé, battu, ma jolie bourgeoise ? se mit-il à crier en saisissant une petite main qui cherchait en vain à se dégager de ses griffes. Voyez-vous ça ? avec des yeux si pétillants ! des lèvres si vermeilles ! une taille si appétissante ! Eh bien ! je ne vous en aime que mieux, madame. Vrai, ma parole. Je veux bien que vous me poignardiez, si ça vous fait plaisir, pourvu que ce soit vous qui me guérissiez après. Ah ! que j’aime à vous voir cette mine fière et dédaigneuse ! Vous n’avez jamais été si jolie ; et, pourtant qui est-ce qui peut se vanter d’avoir jamais été aussi jolie que vous, ma belle petite ?

– Allons, dit M. Tappertit, qui avait entendu ces complimenta avec une impatience manifeste, en voilà assez : partons. »

La petite main, du fond de la voiture, vint en aide à ce commandement, en repoussant de toutes ses forces la grosse vilaine tête de Hugh, et en relevant le store, au milieu du rire bruyant du lieutenant éconduit, qui jurait ses grands dieux qu’il lui fallait encore un petit coup d’œil dans la voiture, parce que le dernier l’avait mis en appétit. Cependant, en voyant l’impatience longtemps contenue de la bande éclater enfin en murmures ouverts, il renonça à son dessein et s’assit sur l’avant-train, se contentant de taper de temps en temps au carreau de devant et d’essayer d’y jeter furtivement un regard. M. Tappertit, monté sur le marchepied, et suspendu comme un beau page à la portière, donnait de là ses ordres au postillon, dans l’attitude du commandement, et d’une voix militaire ; les autres venaient par derrière ou voltigeaient sur les flancs, comme ils pouvaient. Il y en avait qui, à l’exemple de Hugh, essayaient d’apercevoir à la dérobée le visage dont il avait tant vanté la beauté ; mais ils voyaient bientôt leur indiscrétion réprimée par un coup de gourdin de M. Tappertit. C'est ainsi qu’ils poursuivirent leur voyage par des routes détournées et des circuits nombreux, gardant en résumé un ordre passable et un silence assez discret, excepté quand ils faisaient une halte pour reprendre baleine, ou qu’ils se disputaient sur le meilleur chemin à prendre pour gagner Londres.

Pendant ce temps-là, que faisait Dolly ?… la belle, la charmante, la séduisante petite Dolly ! Les cheveux en désordre, sa robe déchirée, ses cils noirs tout humectés de larmes, son sein palpitant, le visage tantôt pâle de crainte, tantôt cramoisi de colère et d’indignation, mais après tout, dans cet état d’excitation, mille fois plus jolie que jamais, elle faisait tout ce qu’elle pouvait, mais vainement, pour remettre Mlle Haredale, et lui donner un peu de cette consolation dont elle aurait eu tant de besoin elle-même. Les soldats allaient venir, bien sûr. Elles allaient retrouver leur liberté. Il était impossible qu’on les conduisît à travers les rues de Londres sans que, en dépit des menaces de leurs ravisseurs, elles appelassent par leurs cris les passants à leur secours. Si elles choisissaient pour cela le moment où elles seraient dans les endroits les plus fréquentés, comment vouliez-vous qu’on ne vînt point les délivrer ? Voilà ce que disait la pauvre Dolly, ce qu’elle essayait même de se persuader ; mais tous ses beaux raisonnements finissaient toujours par un déluge de larmes : elle pleurait, elle se lamentait, elle se tordait les mains en se demandant ce qu’on faisait, ce qu’on pensait, ce qu’on souffrait là-bas, à la Clef d’or ; et elle sanglotait à fendre le cœur.

Miss Haredale, dont les sentiments étaient toujours d’une nature moins turbulente que ceux de Dolly, mais plus profonds, éprouvait de cruelles alarmes ; elle était à peine remise d’un évanouissement qui lui avait encore laissé la figure toute pâle ; sa main, dans celle de sa compagne, était froide comme la glace. Néanmoins, elle lui rappelait qu’après Dieu tout dépendait de leur prudence ; que si elles se tenaient tranquilles, pour endormir la vigilance des misérables qui les tenaient entre leurs mains, elles auraient bien plus de chances de pouvoir obtenir du secours quand elles seraient arrivées en ville ; qu’à moins de supposer que la société tout entière fût bouleversée, on devait déjà s’être mis à leur recherche avec ardeur, et qu’elle était bien sûre que son oncle ne se donnerait pas de repos qu’il ne fût parvenu à les découvrir et à les délivrer. Mais en prononçant ces dernières paroles d’espérance, à l’idée malheureusement trop vraisemblable, après tout ce qu’elle venait de voir et de souffrir elle-même, qu’il avait pu succomber dans un massacre général des catholiques, elle redevint muette de frayeur ; et, abîmée dans le souvenir des horreurs dont elle venait d’être témoin, dans la crainte de celles qu’elle pouvait avoir à subir encore, elle se sentait incapable de rien penser ni de rien dire ; elle n’osait même laisser un libre cours à sa douleur : elle était roide, froide et blanche comme un marbre.

Ah ! que de fois, pendant ce long voyage, Dolly songea à son ancien amoureux, au pauvre Joe, si bon pour elle, et si peu digne de ses dédains ! Que de fois elle se rappela le soir où elle s’était précipitée dans ses bras pour échapper à l’homme qui, en ce moment même, plongeait son regard insolent dans les ténèbres où elle était assise dans son affliction, lançant d’odieuses œillades d’une admiration dégoûtante ! Et quand elle pensait à Joe, qu’elle se représentait ce brave garçon, tout prêt, s’il était là, à venir hardiment se jeter au milieu de ces brigands, sans calculer leur nombre… son petit poing se fermait de colère, ses petits pieds trépignaient d’impatience, et l’orgueil qu’elle avait un moment ressenti d’avoir conquis un si grand cœur s’éteignait dans un ruisseau de larmes, et elle poussait des soupirs plus amers que jamais.

Cependant la nuit avançait, et on leur faisait prendre des chemins qui leur étaient tout à fait inconnus, dont la vue redoublait leur inquiétude, car elles cherchaient vainement à reconnaître sur la route les objets qui pouvaient y avoir frappé quelquefois leurs regards en passant. Et cette inquiétude n’était que trop fondée. Comment deux belles filles comme elles pouvaient-elles se voir emportées, Dieu sait où, par une bande de brigands qui les poursuivaient de leurs yeux effrontés, sans craindre tout ce qu’il y avait de pis ? Enfin, quand elles entrèrent dans Londres, par un faubourg qu’elles ne connaissaient pas le moins du monde, il était plus de minuit, et les rues étaient sombres et vides. Encore si ce n’eût été que cela ! mais la chaise s’étant arrêtée dans un endroit isolé, Hugh vint tout à coup ouvrir la portière, sauta dans la voiture, et s’assit entre elles deux.

Elles eurent beau crier au secours : il passa un bras autour du col de chacune d’elles, en jurant par tous les diables de les étouffer de ses baisers si elles n’étaient pas silencieuses comme la tombe.

« Je suis venu ici pour vous faire tenir tranquilles, dit-il, et c’est comme ça que je m’y prendrai. Ainsi, ne vous tenez pas tranquilles, mes belles demoiselles, si cela vous fait plaisir ; criez tant que vous voudrez, j’en serai bien aise, je ne puis qu’y gagner. »

Elles avancèrent alors au grand trot, et probablement avec un cortège moins nombreux que tout à l’heure, quoique l’obscurité de la nuit, maintenant qu’ils avaient éteint leurs torches, ne leur permît pas de s’en assurer par leurs yeux. Elles se reculaient pour ne point le toucher, chacune dans son coin ; mais Dolly avait beau se reculer, elle n’en sentait pas moins sa taille enlacée dans le bras hideux qui la serrait. Elle ne criait plus, elle ne parlait plus ; la terreur et le dégoût lui en ôtaient la force : seulement, elle lui repoussait le bras avec une telle énergie qu’elle espérait mourir dans ces efforts suprêmes pour se dégager de ses étreintes, et se glissait au fond de la voiture en détournant la tête, et continuant à se débattre avec une vigueur qui l’étonnait elle-même autant que son persécuteur. La voiture s’arrêta de nouveau.

« Emportez celle-là, dit Hugh à l’homme qui vint ouvrir la portière, en prenant la main de miss Haredale et la sentant retomber inanimée ; elle est pâmée.

– Tant mieux, grogna Dennis, car c’était cet aimable gentleman : elle en sera plus tranquille. J'aime ça, quand elles se pâment, à moins qu’elles ne soient calmes et douces comme des colombes.

– Pouvez-vous la prendre à vous tout seul ? demanda Hugh.

– Je ne peux pas le savoir avant d’essayer. Mais je dois pouvoir en venir à bout. J'en ai déjà enlevé bien d’autres dans ma vie, dit le bourreau. Allons ! hop. Elle n’est pas légère, camarade. Ces jolies filles sont toutes comme ça. Allons ! encore un petit coup de main ! là ! je la tiens. »

Pendant ce temps-là il avait pris à bras la jeune demoiselle, et s’en allait chancelant sous son fardeau.

« À votre tour, ma jolie poulette, dit Hugh, attirant à lui Dolly. Vous vous rappelez ce que je vous ai dit : « Chaque cri, chaque baiser. » À présent, criez bien fort, si vous m’aimez, ma mignonne. Un petit cri, seulement, mademoiselle. Ma belle demoiselle, un petit cri seulement pour l’amour de moi. »

Repoussant sa face de toutes ses forces, et se renversant la tête en arrière, Dolly se laissa transporter hors de la chaise, à la suite de miss Haredale, dans une méchante cabane, où son ravisseur, qui la serrait contre sa poitrine, la déposa doucement par terre.

Pauvre Dolly ! elle avait beau faire, elle n’en était que plus jolie et plus attrayante. Quand ses yeux pétillaient de colère et qu’elle entrouvrait ses lèvres de pourpre pour laisser casser le souffle rapide de sa fureur, comment vouliez-vous qu’on résistât à cela ? Quand elle pleurait, et sanglotait à se fendre le cœur, et qu’elle se lamentait de ses peines de la plus douce voix qui eût jamais charmé une oreille, comment vouliez-vous qu’on restât insensible à cette charmante mauvaise humeur qu’elle montrait de temps en temps d’un air revêche, dans la franche et sincère expansion de sa douceur ? lorsque, s’oubliant elle-même et ses propres peines, elle s’agenouillait devant son amie pour se pencher sur elle, pour approcher ses joues de la sienne, pour lui passer ses bras autour du col, quels sont donc les yeux mortels qui auraient pu se détacher de cette taille délicate et souple, de cette chevelure abondante, de ce négligé de toilette, de cet abandon complet et naturel, qui faisaient mieux valoir encore ses charmes et sa beauté ? Qui donc aurait pu la regarder prodiguant et sa maîtresse ses tendresses et ses caresses, sans souhaiter d’être à la place d’Emma Haredale, ou au moins à la place de l’une ou l’autre, de celle qui tenait son amie dans ses bras, ou de celle qui était dans les bras de son amie ? Ce n’était toujours pas Hugh ; ce n’était toujours pas Dennis.

« Tenez ! mes jeunes demoiselles, dit M. Dennis, je vais vous dire. Je ne suis pas un homme à beaucoup songer aux dames pour moi-même, et je ne suis pas ici pour mon compte : je n’y suis que pour donner un coup de main à des amis. Mais s’il faut que j’en voie beaucoup comme ça, je sens que je vais changer de rôle, et que je ne jouerai pas longtemps un personnage secondaire, je vous le dis franchement.

– Pourquoi nous avez-vous amenées ici ? dit Emma. Est-ce pour nous tuer ?

– Vous tuer ! cria Dennis en s’asseyant sur un tabouret, et la regardant de l’air le plus aimable. Mais, mon chéri, qui donc voudrait couper le col à de jolis petits poulets comme vous ? Demandez-moi plutôt si on vous a amenées ici pour y trouver des maris, à la bonne heure ! »

Et ici il échangea un rire affreux avec Hugh, qui faisait exprès de détourner modestement ses yeux du visage de Dolly.

« Que non, que non, mes petits amours, qu’on ne vous tuera pas. Il n’est pas question de ça : c’est tout le contraire.

– Vous qui êtes plus âgé que votre camarade, monsieur, dit Emma toute tremblante, est-ce que vous n’aurez pas pitié de nous ? Vous voyez pourtant que nous ne sommes que des femmes.

– Je le vois bien, ma chère, répliqua-t-il : il faudrait donc que je fusse aveugle de ne pas le voir, avec deux pareils échantillons de votre sexe sous les yeux ! Ha ! ha ! certainement, je le vois bien, et je ne suis pas seul à le voir, mademoiselle. »

Il secoua la tête d’un air de mauvais sujet et fit des yeux en coulisse à Hugh, comme s’il avait dit la plus belle chose du monde, et qu’il s’applaudît de se voir si bien en verve.

« Non, non, on ne vous tuera pas le moins du monde. Eh bien ! pourtant, continua-t-il en retroussant son chapeau pour se gratter plus commodément la tête, et en regardant gravement son compagnon, n’est-il pas bien remarquable, à l’honneur de l’égalité des sexes devant la loi, qu’elle n’admet pas de distinction là-dessus dans la pénalité entre un homme et une femme ? J'ai souvent entendu le juge dire à un voleur de grand chemin, ou à quelque malfaiteur qui avait pénétré dans les maisons, et qui avait garrotté des femmes pieds et poings liés pour s’assurer d’elles (pardon, excuse, mesdemoiselles, de cet épisode) : « Malheureux ! vous n’aviez donc pas seulement de respect pour leur sexe ? » Or, je vous dirai que ce juge-là ne savait pas son métier, mon camarade, et que, si j’avais été à la place des accusés, je n’aurais pas été embarrassé pour lui répondre : « Qu'est-ce que vous me chantez là, milord ? J'ai montré pour le sexe le même respect que la loi, pouvais-je faire mieux ? » Vous n’avez qu’à faire dans les journaux le relevé du nombre de femmes qui ont été exécutées, dans cette ville-ci seulement, depuis dix ans, dit M. Dennis d’un ton pensif, et vous serez étonné du total… mais très étonné. C'est une belle chose que l’égalité, et bien honorable pour la dignité de la loi. Malheureusement, il n’est pas sûr du tout que cela dure. Les voilà qui commencent déjà à ménager les papistes : je m’attends, du train dont on y va, à voir un de ces jours réformer même cette égalité. Ma foi ! oui, je m’y attends. »

Ce sujet de conversation sentait trop son bourreau pour intéresser un profane comme Hugh, qui ne devait pas avoir la même partialité pour la profession ; mais, d’ailleurs, Dennis n’eut pas le temps de continuer ses doléances : car, à l’instant même, M. Tappertit entra précipitamment, et sa vue arracha un cri de joie à Dolly, qui se jeta de bonne foi dans ses bras.

« Je le savais bien, j’en étais sûre, cria-t-elle. Mon cher père est à la porte. Merci, ô merci, grand Dieu ! Qu'il vous bénisse, Simon ! Que le ciel vous bénisse d’être venu ici ! »

Simon Tappertit, qui s’était d’abord imaginé dans son for intérieur que la fille du serrurier, ne pouvant plus réprimer sa passion pour lui, allait y donner un libre cours, et déclarer qu’elle était à lui pour toujours, parut déconcerté en entendant cette méprise ; d’autant plus que Hugh et Dennis l’accueillirent par un grand éclat de rire qui la fit reculer, et porter sur son prétendu libérateur un regard fixe et inquiet.

« Miss Haredale, dit Simon après un silence plein d’embarras, j’espère que vous êtes aussi bien ici que le permettent les circonstances. Dolly Varden, ma chérie, mon tendre et délicieux amour, j’espère que vous n’êtes pas mal non plus. »

Pauvre petite Dolly ! elle vit tout de suite ce qu’il en était, se cacha la face dans ses mains, et se mit à pousser encore des sanglots plus amers que jamais.

« Vous voyez en moi, miss Varden, dit Simon, la main sur le cœur, vous voyez en moi non pas un apprenti, un ouvrier, un esclave, la victime du joug tyrannique de votre père ; mais le chef d’un grand peuple, le capitaine d’une noble troupe dont ces messieurs sont, comme qui dirait, les caporaux et les sergents. Vous voyez en moi, non pas un individu comme tout le monde, mais un homme public ; non pas un rapiéceur de serrures, mais un médecin des plaies vives de sa malheureuse patrie. Dolly Varden, charmante Dolly Varden, combien y a-t-il d’années que j’attends cette rencontre d’aujourd’hui ! Combien y a-t-il d’années que j’aspire à vous relever et vous ennoblir par mon choix ! Mais me voici payé de mes peines. Voyez en moi désormais… votre mari. Oui, belle Dolly, charmante enchanteresse, Simon Tappertit est à vous pour toujours. »

En disant ces mots il s’avança vers elle. Dolly recula jusqu’au pied de la muraille ; et là, ne pouvant aller plus loin, elle tomba par terre. Persuadé que ce n’était qu’une frime pudique, Simon essaya de la relever. Mais alors Dolly, poussée au désespoir, lui saisit la crinière à deux mains, et, s’écriant tout en larmes que ce n’était qu’un misérable petit polisson, et qu’il n’avait jamais été que ça, le secoua, le tira, le battit si bien, que c’était plaisir de la voir, et d’entendre le malheureux appeler au secours. Jamais elle n’avait paru si belle à Hugh que dans ce moment.

« Il faut qu’elle ait les nerfs bien agacés ce soir, dit Simon en rajustant ses plumes toutes fripées ; elle ne sait pas ce qu’elle fait. Il faut la laisser seule jusqu’à demain matin, cela va la remettre un peu. Emportez-la dans la maison voisine. »

À l’instant, Hugh la prit dans ses bras. Mais, soit que M. Tappertit se sentit réellement attendrir le cœur à la vue de sa douleur, soit qu’il ne trouvât pas bienséant qu’on vit sa future se débattre dans les bras d’un autre homme, il ordonna à Hugh, réflexion faite, de la déposer là, et la regarda de mauvais œil, pendant qu’elle allait bien vite se réfugier auprès de miss Haredale, s’attachant après son amie, et cachant dans les plis de sa robe la rougeur de son front.

« Elles vont rester ensemble ici jusqu’à demain matin, dit Simon, qui avait eu le temps de reprendre toute sa dignité… jusqu’à demain matin. Partez.

– Bah ! cria Hugh, comment, capitaine ? Partez ! Ha ! ha ! ha !

– Qu'est-ce qui vous fait rire ? demanda Simon d’un air sévère.

– Rien, capitaine, rien, » répondit Hugh ; et en même temps il tapait de sa main l’épaule du petit homme et recommençait à rire dix fois plus fort sans en expliquer la raison.

M. Tappertit le toisa des pieds à la tête avec une expression de dédain suprême (ce qui fit rire l’autre de plus belle), et se tournant vers les belles captives :

« Mesdames, leur dit-il, vous n’oublierez pas que cette maison est surveillée de tous côtés, et que le moindre bruit qu’on y entendrait serait suivi à l’instant des plus funestes conséquences. Demain, nous vous ferons connaître, à l’une et à l’autre, nos intentions. En attendant, tâchez de ne pas vous montrer à la fenêtre, et de ne pas appeler à votre aide les passants : car, au premier mot, le public verra que vous venez d’une maison catholique, et tous les efforts de nos gens pour défendre votre vie seraient impuissants à vous sauver. »

Après cet avertissement, qui ne manquait pas de vraisemblance, il s’en retourna vers la porte, suivi de Hugh et de Dennis. Ils s’arrêtèrent un moment, avant de sortir, à les contempler enlacées dans les bras l’une de l’autre ; puis ils quittèrent la cabane, verrouillèrent la porte en dehors et y mirent bonne garde, ainsi qu’autour de la maison.

« Savez-vous, grommela Dennis en s’en allant avec ses compagnons, que nous avons là deux jolis brins de filles ? Celle de maître Gashford vaut bien l’autre, qu’en dites-vous ?

– Chut ! dit Hugh avec précipitation ; n’appelez pas les gens par leurs noms : c’est une mauvaise habitude.

– Eh bien ! je ne voudrais pas être à sa place, au monsieur dont vous ne voulez pas qu’on dise le nom, quand il viendra lui faire sa déclaration : voilà tout, dit Dennis. C'est une de ces brunes à l’œil noir, orgueilleuses et fières, auxquelles je ne me fierais pas, si je leur voyais un couteau sous la main. J'en ai déjà vu plus d’une. Mais il y en a une surtout que je me rappelle qui a été exécutée, il y a bien des années (il y avait aussi un gentleman dans l’affaire) : elle me dit d’une lèvre tremblante, mais d’un cœur aussi ferme que celui de Judith devant Holopherne : « Dennis, je suis près de ma fin, mais je voudrais avoir au bout de mes doigts une lame et le voir, lui, devant moi, pour le frapper roide mort. » Ah ! mais, c’est qu’elle l’aurait fait comme elle le disait.

– Qui donc, roide mort ? demanda Hugh.

– Comment voulez-vous que je vous le dise, camarade ? répondit Dennis. Elle ne l’a pas nommé, ma foi ! »

Hugh parut un moment tenté de demander encore quelques renseignements sur ce souvenir incohérent ; mais Simon Tappertit, qui, pendant ce temps-là, était plongé dans ses méditations profondes, donna à ses pensées une nouvelle direction.

« Hugh, lui dit-il, vous avez bien travaillé aujourd’hui. Vous serez récompensé. Et vous aussi, Dennis… vous n’avez pas quelque jeune beauté à faire enlever pour votre compte ?

– N-o-n, répondit le gentleman passant sa main sur sa barbe grise, longue au moins de deux pouces, je ne vois pas que j’en aie une qui me tienne au cœur.

– Très bien ! dit Simon ; alors nous trouverons quelque autre moyen de vous indemniser. Quant à vous, mon brave garçon (en se tournant vers Hugh), vous aurez Miggs, vous savez, celle que je vous ai promise, et cela avant qu’il soit trois jours. Comptez là-dessus : je vous en donne ma parole ; c’est comme si vous la teniez. »

Hugh le remercia de tout son cœur, et de tout son cœur aussi se mit à rire, si bien et si fort qu’il s’en tenait les côtes, et qu’il était obligé de s’appuyer sur l’épaule de son petit capitaine, pour ne pas se rouler par terre, car il n’aurait pas pu s’en empêcher sans cela.

Chapitre XVIII. §

Les trois honorables compagnons se dirigèrent du côté de la Botte avec l’intention de passer la nuit dans ce lieu de rendez-vous, et de chercher, à l’abri de leur antique repaire, le repos dont ils avaient tant besoin : car, maintenant que l’œuvre de destruction qu’ils avaient méditée se trouvait accomplie, et qu’ils avaient mis, pour la nuit, leurs prisonnières en lieu de sûreté, ils commençaient à se sentir épuisés, et à éprouver les effets énervants du transport de folie, qui les avait entraînés à de si déplorables résultats.

Malgré la fatigue et la lassitude à laquelle il succombait alors, comme ses deux camarades, et, on peut dire, comme tous ceux qui avaient pris une part active à l’incendie de la Garenne, Hugh retrouvait encore toute sa verve de tapageuse gaieté, chaque fois qu’il regardait Simon, et, à la grande colère du petit capitaine, il la manifestait par de tels éclats de rire qu’il s’exposait à attirer sur eux l’attention de la police, et à se mettre sur les bras quelque affaire dans laquelle leur état de faiblesse et d’épuisement ne leur aurait pas fait jouer un rôle brillant. M. Dennis lui-même, qui n’était pas très sensible à l’endroit de la dignité personnelle et de la gravité, et qui avait de plus un extrême plaisir à voir les excès d’humeur bouffonne de son jeune ami, crut devoir lui faire des remontrances sur l’imprudence d’une telle conduite, qu’il considérait comme une espèce de suicide ; or le suicide étant une anticipation volontaire sur l’action de la loi par la main du bourreau, il ne trouvait rien de plus sot ni de plus ridicule.

En dépit de ces remontrances, Hugh, sans rabattre un iota de son humeur folâtre et bruyante, s’en allait se balançant entre eux deux, en leur donnant le bras, jusqu’au moment où ils se trouvèrent en vue de la Botte, à quelque cent pas de cette honnête taverne. Heureusement pour eux qu’il avait cessé de rire avec sa grosse voix en approchant du but de leur course. Ils continuaient donc leur marche sans bruit, lorsqu’ils virent sortir avec précaution de sa cachette un ami qu’on avait chargé de faire le guet toute la nuit dans les fossés du voisinage pour avertir les traînards qu’il y avait du danger à venir se faire prendre dans cette souricière : « Arrêtez, leur cria-t-il.

– Arrêtez ! et pourquoi ? dit Hugh.

– Parce que la maison est pleine de constables et de soldats, depuis qu’elle a été envahie hier au soir. Les habitants sont en fuite ou en prison, je ne sais pas lequel des deux. J'ai déjà empêché bien des gens de venir s’y faire prendre, et je crois qu’ils sont allés dans les marchés et les places pour y passer la nuit. J'ai vu de loin la lueur des incendies, mais ils sont éteints maintenant. D'après tout ce que j’ai entendu dire aux gens qui passaient et repassaient, ils ne sont pas tranquilles et se montrent inquiets. Quant à Barnabé, dont vous me demandez des nouvelles, je n’en ai pas entendu parler ; je ne le connais pas même de nom, mais, par exemple, il paraît qu’on a pris ici un homme qu’on a emmené à Newgate. Est-ce vrai, est-ce faux ? je ne saurais l’affirmer. »

Le trio d’amis, à cette nouvelle, délibéra sur ce qu’ils devaient faire. Hugh, supposant que Barnabé pouvait bien être entre les mains des soldats, et détenu en ce moment sous leur garde à l’auberge de la Botte, voulait qu’on s’avançât furtivement et qu’on mît le feu à la maison ; mais ses compagnons, qui n’avaient pas envie de se lancer dans ces entreprises téméraires tant qu’ils n’avaient pas un peuple d’insurgés derrière eux, lui représentèrent que, s’il était vrai qu’ils eussent attrapé Barnabé, ils n’avaient pas manqué de le faire passer dans une prison plus sûre ; qu’ils n’auraient pas été assez simples pour le garder toute la nuit dans un lieu si faible et si isolé. Cédant à ces raisons et docile à leurs conseils, Hugh consentit à revenir sur ses pas et à prendre le chemin de Fleet-Market, où ils retrouveraient, selon toute apparence, quelques-uns de leurs plus intrépides camarades, qui s’étaient dirigés de ce côté-là en recevant le même avis.

La nécessité d’agir leur rendit une force nouvelle et rafraîchit leur ardeur ; ils pressèrent donc le pas sans songer à la fatigue qui les accablait cinq minutes auparavant, et furent bientôt arrivés à destination.

Fleet-Market, à cette époque, était une longue file irrégulière de hangars et d’appentis en bois qui occupaient le centre de ce qu’on appelle aujourd’hui Farringdon-Street. Ces constructions grossières, adossées malproprement l’une à l’autre, empiétaient jusque sur le milieu de la route, au risque d’encombrer la chaussée et de gêner les passants, qui se dépêchaient de se tirer de là comme ils pouvaient, à travers les charrettes, les paniers, les brouettes, les diables, les tonneaux, les bancs et les bornes, coudoyés par les portefaix, les marchands ambulants, les charretiers, par la foule bigarrée d’acheteurs, de vendeurs, de voleurs, de coureurs, de flâneurs. L'air était parfumé de la puanteur des herbes pourries et des fruits moisis, des rebuts de la boucherie, des boyaux et des tripailles jetés sur le chemin. On croyait alors qu’il fallait acheter par ces incommodités publiques l’avantage d’avoir dans les villes certains commerces utiles, et Fleet-Market exagérait encore la chose.

C'est en cet endroit, peut-être parce que ses hangars et ses paniers pouvaient remplacer passablement un lit pour ceux qui n’en avaient pas, peut-être aussi parce qu’il offrait les moyens de faire, en cas de besoin, des barricades improvisées, que les émeutiers étaient venus en nombre, non seulement cette nuit-là, mais depuis déjà deux ou trois nuits. Il faisait alors grand jour ; mais, comme la matinée était fraîche, il y avait un groupe de ces vagabonds autour de l’âtre du cabaret, buvant des grogs bouillants d’absinthe, fumant leur pipe et concertant de nouvelles expéditions pour le lendemain. Comme Hugh et ses deux amis étaient bien connus de la plupart de ces buveurs, ils furent reçus avec des marques d’approbation distinguées, et on leur laissa la place d’honneur pour s’asseoir. La chambre fut fermée et barricadée pour éloigner les fâcheux, et on commença à sa communiquer les nouvelles qu’on pouvait avoir.

« Il parait, dit Hugh, que les soldats ont pris possession de la Botte. Y a-t-il quelqu’un ici qui puisse nous dire ce qui en est ?

– Certainement, » s’écrièrent ensemble plusieurs voix. Mais, comme la plupart de ceux qui étaient là avaient pris part à l’assaut de la Garenne, et que le reste avait fait partie de quelque autre expédition nocturne, il se trouva que personne n’en savait là-dessus plus que Hugh lui-même. ils avaient tous été avertis l’un par l’autre, ou par l’ami caché sur la route, mais ils ne savaient rien personnellement.

« C'est que, dit Hugh, nous avons laissé là hier en faction un homme qui n’y est plus. Vous savez bien qui je veux dire… Barnabé, celui qui a renversé le cavalier à Westminster. Y a-t-il quelqu’un qui l’ait revu ou qui ait entendu parler de lui ? »

Ils secouaient la tête et murmuraient tous que non, en se regardant à la ronde pour se questionner les uns les autres, quand on entendit du bruit à la porte : c’était un homme qui demandait à parler à Hugh… il fallait absolument qu’il vit Hugh.

« Ce n’est qu’un homme seul ? cria Hugh à ceux qui gardaient la porte ; laissez-le entrer.

– Oui, oui, répétèrent les autres ; qu’il entre, qu’il entre. » En conséquence on débarre la porte ; elle s’ouvre, et l’on voit paraître un manchot, la tête et la figure enveloppées d’un linge sanglant, comme un homme qui a reçu de sérieuses blessures. Ses habits étaient déchirés, et sa main unique pressait un bon gourdin. Il se précipite au milieu d’eux tout haletant, demandant après Hugh.

« Présent ! lui répondit celui à qui il s’était adressé ; c’est moi qui suis Hugh. Qu'est-ce que vous me voulez ?

– J'ai une commission pour vous, dit l’homme. Vous connaissez un certain Barnabé ?

– Qu'est-ce qu’il est devenu ? Est-ce de sa part que vous venez ?

– Oui, il est arrêté. Il est dans un des plus forts cachots de Newgate. Il s’est défendu de son mieux, mais il a été accablé par le nombre. Voilà ma commission faite.

– Quand donc l’avez-vous vu ? demanda Hugh avec empressement.

– Pendant qu’on l’emmenait en prison sous escorte nombreuse, ils ont pris une rue détournée où nous avions cru qu’ils ne passeraient pas. J'étais un de ceux qui ont essayé de le délivrer. Il m’a chargé de vous dire où il était. Nous n’avons pas réussi ; mais c’est égal, l’affaire a été chaude : regardez plutôt. »

Il montrait du doigt ses habits et le bandeau sanglant qui ceignait sa tête : il paraissait encore tout essoufflé de sa course, en regardant la compagnie à la ronde. Enfin, se retournant de nouveau vers Hugh :

« Je vous connaissais bien de vue, dit-il, car j’étais des vôtres vendredi, samedi et hier, mais je ne savais pas votre nom. Je vous reconnais maintenant. Vous êtes un fameux gaillard, et lui aussi. Il s’est battu le soir comme un lion, quoique ça ne lui ait pas servi à grand’chose. Moi aussi, j’ai fait de mon mieux, surtout pour un manchot, »

Il jeta de nouveau un regard curieux autour de la chambre : du moins il en eut l’air, car il était difficile de distinguer ses traits sous le bandeau qui lui couvrait le visage ; puis, regardant encore fixement du côté de Hugh, il empoigna son bâton, comme s’il s’attendait à une attaque et qu’il se mît sur la défensive.

Au reste, s’il en eut un moment la peur, elle ne dura pas longtemps, en présence de la tranquillité de tous les assistants. Personne ne songea plus à s’occuper du porteur de nouvelles ; tous s’occupèrent des nouvelles elles-mêmes. On n’entendait de tous côtés que des jurons, des menaces, des malédictions. Les uns criaient que, si on souffrait ça, ce serait bientôt leur tour à se voir tous emmenés à la geôle ; les autres, que c’était bien fait, que, s’ils avaient délivré d’abord les autres prisonniers, cela ne serait pas arrivé. Un homme se mit à crier de toutes ses forces : « Qui est-ce qui veut me suivre à Newgate ? » Tout le monde lui répondit par une acclamation bruyante, en se précipitant vers la porte.

Mais Hugh et Dennis s’adossèrent contre elle pour les empêcher de sortir, attendant que la clameur confuse de leurs voix se fût apaisée et permît de faire entendre des observations raisonnables. Ils leur représentèrent que de vouloir s’en aller faire ce beau coup en plein jour à présent, ce serait un trait de folie ; tandis que, s’ils attendaient la nuit, et qu’ils combinassent auparavant un plan d’attaque, non seulement ils pourraient reprendre tous leurs camarades, mais encore délivrer les prisonniers, et mettre le feu à la prison pardessus le marché.

« Et encore pas à la prison de Newgate seule, leur cria Hugh, mais à toutes les prisons de Londres, pour qu’ils n’aient plus d’endroits où mettre les prisonniers qu’ils pourraient nous faire. Nous les brûlerons toutes, nous en ferons des feux de joie. Tenez, dit-il en saisissant la main du bourreau, s’il y a des hommes ici, qu’ils viennent croiser leurs mains avec les nôtres, en gage d’alliance. Barnabé en liberté, et à bas les prisons ! Qui est-ce qui le jure avec nous ? »

Tous, jusqu’au dernier, vinrent tendre leurs mains. Tous jurèrent avec des serments effroyables d’arracher, la nuit suivante, leurs amis, à Newgate, d’enfoncer les portes, de mettre le feu à la geôle, ou de périr eux-mêmes dans les flammes.

Chapitre XIX. §

Cette nuit-là même, car il y a des temps de bouleversement et de désordre où vingt-quatre heures suffisent pour embrasser plus d’événements émouvants qu’une vie tout entière, cette nuit-là même M. Haredale, ayant garrotté son prisonnier, avec l’aide du petit sacristain, le força à monter sur son cheval jusqu’à Chigwell, afin de s’y procurer un moyen de transport pour l’emmener à Londres devant un juge de paix. Il ne doutait pas qu’en considération des troubles dont la ville était le théâtre, il n’obtint aisément de le faire mettre en prison provisoirement jusqu’au point du jour, car il n’y aurait pas eu de sécurité à le déposer au corps de garde ou au violon. Et, quant à conduire un prisonnier par les rues, lorsque l’émeute en était maîtresse, ce ne serait pas seulement une témérité puérile, ce serait un défi imprudent jeté à la populace. Laissant au sacristain le soin de conduire son cheval par la bride, il ne quittait pas l’assassin, et c’est dans cet ordre qu’ils traversèrent le village au beau milieu de la nuit.

Tout le monde y était encore sur pied, car chacun avait peur de se voir incendier dans son lit, et cherchait à se réconforter par la compagnie de quelques autres, en veillant en commun. Quelques-uns des plus braves s’étaient armés et réunis ensemble sur la pelouse. C'est à eux que M. Haredale, qui leur était bien connu, s’adressa d’abord, leur exposant en deux mots ce qui était arrivé, et les priant de l’aider à transporter à Londres le criminel avant le point du jour.

Mais il n’y avait pas de danger qu’il s’en trouvât un qui eût le courage de l’aider seulement du bout du doigt. Les émeutiers, en passant par le village, avaient menacé de leurs vengeances les plus atroces quiconque lui porterait secours pour éteindre le feu et lui rendrait le moindre service, aussi bien qu’à tout autre catholique. Ils étaient allés jusqu’à les menacer dans leur vie et leurs propriétés. S'ils s’étaient rassemblés, c’était pour veiller à leur propre conservation, mais ils n’avaient pas envie de se risquer à lui prêter main-forte. C'est ce qu’ils lui déclarèrent, avec quelque hésitation accompagnée de l’expression de leurs regrets, en se tenant à l’écart au clair de la lune, et en jetant de côté un regard craintif sur le lugubre cavalier, qui se tenait là, la tête penchée sur sa poitrine et son chapeau rabattu sur ses yeux, sans remuer et sans dire un mot.

Voyant qu’il était impossible de leur faire entendre raison, et désespérant de les convaincre après les exemples qu’ils avaient vus des furieuses vengeances de la multitude, M. Haredale les pria au moins de le laisser agir lui-même librement et prendre la seule chaise de poste et la seule paire de chevaux qui se trouvassent dans le bourg à sa disposition. Ce ne fut pas sans difficulté qu’ils y consentirent : pourtant ils finirent par lui dire de faire ce qu’il voudrait, pourvu qu’il les quittât le plus promptement possible, au nom du bon Dieu.

Laissant le sacristain à la tête du cheval, il sortit la chaise en la faisant rouler de ses propres mains, et il allait mettre aux chevaux les harnais, lorsque le postillon du village, une espèce de vaurien et de vagabond, mais qui n’avait pas mauvais cœur, en voyant la peine qu’il se donnait, jeta là la fourche dont il était armé, en jurant que les émeutiers le couperaient s’ils voulaient menu, menu comme chair à pâté, mais qu’il ne resterait pas là, les bras croisés, à voir un honnête gentleman, qui ne leur avait pas fait de mal, réduit à une telle extrémité, sans lui prêter son assistance. M. Haredale lui donna une cordiale poignée de main, et le remercia de tout son cœur ; au bout de cinq minutes, la chaise était prête et le bon drille sur sa selle. On mit l’assassin dans l’intérieur : on baissa les stores, le sacristain s’assit sur le brancard ; M. Haredale monta sur son cheval et ne quitta pas la portière. Les voilà partis, au fort de la nuit et dans le plus profond silence, sur la route de Londres.

Telle était la terreur générale dans le pays, que les chevaux mêmes de la Garenne qui avaient échappé aux flammes n’avaient pu trouver d’abri nulle part. Les voyageurs passèrent devant eux sur la route, pendant qu’ils étaient à brouter un maigre gazon ; et le conducteur leur dit que les pauvres bêtes avaient commencé par venir errer dans le village, mais qu’on les en avait chassées pour ne point attirer sur les habitants la colère et la vengeance des ennemis de M. Haredale.

Et il ne faut pas croire que ce sentiment de lâche frayeur fût borné à de petits endroits comme celui-là, où les gens étaient timides, ignorants et sans secours. Quand ils approchèrent de Londres, ils rencontrèrent, au faible crépuscule du matin, de pauvres familles catholiques qui, sous l’influence des menaces effrayantes et des avertissements répétés de leurs voisins, quittaient la ville à pied, faute, disaient-elles, d’avoir pu trouver à louer ni charrette ni chevaux pour déménager leurs effets, qu’elles avaient été obligées de laisser derrière elles à la merci de la populace. Près de Mile-End ils passèrent devant une maison dont le locataire, un gentleman catholique d’une fortune modique, après avoir loué un chariot pour le déménager à minuit avait fait descendre, en attendant, son mobilier dans la rue, – afin de charger sans perdre de temps. Mais l’homme avec lequel il avait fait ses conventions, alarmé par les incendies de cette nuit, et par la vue des émeutiers, qui avaient passé devant sa porte, avait refusé de tenir sa parole ; de manière que le pauvre gentleman, avec sa femme, quatre domestiques et leurs petits enfants, étaient assis, grelottants sur leurs paquets, à la belle étoile, redoutant la venue du jour et ne sachant comment faire pour se tirer de là.

On leur dit qu’il en était de même avec les voitures publiques. La panique était si grande, que les malles et les diligences avaient peur de transporter des voyageurs de la religion attaquée. Quand les conducteurs les connaissaient pour des catholiques, ou obtenaient d’eux l’aveu qu’ils appartenaient à cette croyance, ils ne voulaient pas les prendre, même pour de grosses sommes d’argent. La veille même, il y avait des gens qui évitaient de reconnaître, en passant dans les rues, des catholiques de leur connaissance, de peur qu’il n’y eût là des espions apostés qui pourraient les dénoncer et les brûler, comme ils disaient, c’est-à-dire mettre le feu à leur maison. Un bon vieillard, un prêtre, dont on avait détruit la chapelle, un pauvre homme, faible, patient, inoffensif, qui s’en allait tout seul à pied sur la route, dans l’espérance de rencontrer plus loin quelque diligence qui voulût bien le prendre, dit à M. Haredale qu’il serait bien heureux s’il trouvait un magistrat assez hardi pour se charger, sur sa plainte, de faire mettre son prisonnier en état d’arrestation. Malgré tous ces récits décourageants, ils continuèrent de se diriger vers Londres, et, au lever du soleil, ils étaient devant Mansion-House.

M. Haredale se jeta à bas de cheval ; mais il n’eut pas besoin de frapper à la porte, car elle était déjà ouverte, et sur le seuil se tenait un vieux gentleman de bonne mine, rouge ou plutôt pourpre de figure, dont la physionomie animée montrait qu’il faisait des représentations à quelque autre personne placée en haut de l’escalier, pendant que le portier essayait, petit à petit, de se débarrasser de lui et de lui fermer la porte sur le nez. Avec l’impatience et l’excitation naturelles à son caractère et à sa position, M. Haredale s’avança de son côté pour prendre la parole, quand le gros monsieur lui dit :

« Mon bon monsieur, laissez-moi, je vous prie, obtenir d’abord une réponse. Voici la sixième fois que je viens ici. Hier seulement, je suis venu cinq fois. On menace de détruire ma maison. Ils doivent venir la brûler ce soir. C'était déjà leur projet hier ; mais ils ont eu de l’occupation ailleurs. Laissez-moi, je vous prie, obtenir une réponse.

– Mon bon monsieur, répondit M. Haredale en secouant la tête, ma maison a été brûlée de fond en comble. Mais, à Dieu ne plaise que la vôtre soit incendiée de même ! Obtenez votre réponse ; seulement, de grâce, tâchez que ce ne soit pas long.

– Eh bien ! milord, vous entendez ? dit le vieux gentleman à quelqu’un qui se trouvait en haut de l’escalier, où l’on voyait voltiger sur le palier le pan d’une robe de magistrat. Voici un gentleman dont la maison a été effectivement réduite en cendres cette nuit.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! répliqua une voix bourrue. J'en suis bien fâché, mais qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? Je ne peux pas la rebâtir, si elle est démolie. Le chef de la justice de la Cité ne peut pas être occupé à rebâtir les maisons qu’on démolit, mon bon monsieur ; vous sentez que c’est ridicule.

– Mais il me semble que le chef de la magistrature de la Cité pourrait empêcher les gens d’avoir besoin qu’on rebâtisse leurs maisons, si le chef de la magistrature est un homme et non pas une momie… qu’en dites-vous, milord ? cria le vieux gentleman en colère.

– Vous devriez être plus respectable, monsieur, dit le lord-maire, du moins plus respectueux, voulais-je dire.

– Plus respectueux, milord ! répondit le vieux gentleman. J'ai été cinq fois assez respectueux comme cela hier. Le respect est une bonne chose, mais il ne faut pas en abuser. On ne peut pas toujours être à faire du respect, quand on sait qu’on va avoir sa maison brûlée sur sa tête, avec tout ce qu’il y a dedans. Dites-moi ce qu’il faut que je fasse, milord. Voulez-vous, oui ou non, me donner protection ?

– Je vous ai déjà dit hier, monsieur, dit le lord-maire, qu’on pourra vous donner un alderman chez vous, si vous en voulez un.

– Et que diable voulez-vous que je fasse d’un alderman ? répliqua le vieux gentleman toujours courroucé.

– Pour intimider la foule, monsieur, dit le lord-maire.

– Est-il Dieu possible ! repartit d’un ton désolé le vieux gentleman, en essuyant son front, dans un état d’impatience risible ; songer à m’envoyer un alderman pour intimider la foule ! Mais, milord, quand tous ces gens-là seraient des poupons à la mamelle, quelle peur voulez-vous qu’ils aient d’un alderman ? Viendrez-vous vous-même ?

– Moi ? dit le lord-maire avec énergie ; certainement non.

– Eh bien ! alors, qu’est-ce qu’il faut que je fasse ? Ne suis-je pas citoyen anglais ? Ne dois-je pas jouir du bénéfice des lois de mon pays ? Ne me doit-on pas protection pour la taxe que je paye au roi ?

– Ma foi ! je ne sais pas. Quel dommage que vous soyez catholique ! Pourquoi n’êtes-vous pas protestant ? Vous ne seriez pas compromis dans tout ce gâchis… Il y a de grands personnages au fond de tous ces troubles… Mon Dieu ! mon Dieu ! quel ennui que d’être un homme public ! Repassez dans la journée. Voulez-vous que je vous donne un porte-javeline39 ? Ou bien, tenez, je peux disposer du constable Philips… celui-là est libre aujourd’hui. Il n’est pas encore trop vieux pour son âge ; il n’y a que les jambes qui ne sont pas solides ; mais, en le mettant à une fenêtre, le soir, à la chandelle, il aurait encore l’air assez jeune, et il leur ferait une peur du diable… Mon Dieu ! mon Dieu ! eh bien, nous verrons ça.

– Arrêtez ! cria M. Haredale en poussant la porte que le concierge voulait fermer violemment, et en parlant d’un ton animé ; milord maire, ne vous en allez pas, s’il vous plaît. J'ai là un homme qui a commis un assassinat, il y a vingt-huit ans. Je n’ai qu’un mot à vous dire et à prêter serment devant vous, pour vous mettre à même de le faire mettre en prison en attendant l’instruction. Je ne vous demande, pour le moment, que de le mettre en lieu sûr. Le moindre retard peut le faire tomber entre les mains des émeutiers.

– Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! cria le lord-maire, qu’est-ce que je vais devenir ? Dieu du ciel… il y a de grands personnages au fond de tous ces troubles, vous savez… vraiment, je ne peux pas.

– Milord, dit M. Haredale, la victime était mon propre frère. Je lui ai succédé dans ses biens : il n’a pas manqué de langues traîtresses dans le temps pour faire circuler tout bas le bruit que j’étais pour quelque chose dans cet horrible assassinat ; oui, moi, moi qui l’aimais, Dieu le sait, si tendrement ! Enfin, voici le moment venu, après tant d’années d’angoisse et de misères, de le venger, et de mettre au jour un crime si artificieux et si diabolique qu’il n’a pas son pareil. Chaque minute de retard de votre part peut délier les mains sanglantes de ce misérable, et le faire échapper à la justice. Milord, je vous somme de m’entendre, et d’expédier cette affaire sur-le-champ.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! cria le chef de la magistrature, mais vous savez bien que ce n’est pas l’heure de mes séances… je ne vous comprends pas d’agir avec cette insistance indiscrète… vous ne devez pas… réellement vous ne devez pas… et encore je parierais que, vous aussi, vous êtes catholique ?

– C'est vrai, dit M. Haredale.

– Dieu du ciel ! je crois que tout le monde se fait catholique exprès pour m’ennuyer et me tourmenter. Vous aviez bien besoin de venir ici : ils vont venir, à leur tour, mettre le feu, c’est sûr, à Mansion-House, et c’est à vous que nous en aurons l’obligation. Faites enfermer votre prisonnier, monsieur, donnez-lui un gardien… et… et… repassez à l’heure des séances… alors nous verrons. »

Avant que M. Haredale eût seulement le temps de répliquer, le bruit d’une porte qui se ferma et des verrous qu’on tira en dedans lui annonça que le lord-maire venait de faire retraite dans sa chambre à coucher, et que toute réclamation serait désormais inutile. Les deux clients déconfits se retirèrent ensemble, et le concierge ferma la porte derrière eux.

« Et voilà comme il me congédie ! reprit le vieux gentleman, sans que je puisse obtenir de lui aide ni justice Qu'est-ce que vous allez faire, monsieur ?

– Je vais essayer d’autre chose, répondît M. Haredale, qui était déjà remonté sur son cheval.

– Je vous assure que je vous plains, et d’autant plus que nous sommes tous les deux dans le même cas. Je ne suis pas sûr d’avoir ce soir une maison à vous offrir : laissez-moi vous l’offrir, au moins, pendant qu’elle est encore debout. Pourtant, en y réfléchissant, ajouta le vieux gentleman en remettant dans sa poche son portefeuille qu’il avait déjà tiré, je ne veux pas vous donner ma carte : car, si on la trouvait sur vous, cela pourrait vous mettre encore dans l’embarras. Je m’appelle Langdale ; je suis marchand de vin distillateur ; je demeure à Holborn-Hill. Si vous venez me voir, vous serez là bienvenu. »

M. Haredale s’inclina et piqua des deux, tout près de la chaise, comme auparavant, pour se rendre chez sir John Fielding, qui passait pour un magistrat actif et résolu ; il était d’ailleurs déterminé, si les émeutiers venaient à l’attaquer, à exécuter lui-même l’assassin de ses propres mains, plutôt que de le laisser échapper.

Ils arrivèrent cependant à la demeure du magistrat, sans encombre : car l’émeute, comme nous l’avons vu, était occupée à concerter des plans plus profonds, et il frappa à la porte. Comme le bruit s’était généralement répandu que sir John avait été mis au ban par les émeutiers, sa maison avait été gardée toute la nuit par des agents de la police. L'un d’eux, sur la déclaration de M. Haredale, jugeant l’affaire assez importante pour l’introduire devant le magistrat, lui procura sur-le-champ une audience.

On ne perdit pas de temps pour délivrer un mandat d’arrêt, afin de mettre l’assassin à Newgate, bâtiment neuf qui venait d’être récemment achevé à grands frais, et que l’on considérait comme une prison d’une force respectable. Quand on eut le mandat, trois agents de police garrottèrent l’accusé de nouveau : car, dans les efforts qu’il avait faits en se débattant en voiture, il s’était dégagé de ses menottes. Ils le bâillonnèrent pour qu’il ne pût pas appeler à son secours, dans le cas où l’on aurait à traverser quelque rassemblement, et prirent place dans la chaise, à côté de lui. Ils étaient bien armés et formaient une escorte formidable : cependant ils prirent encore la précaution de baisser les stores pour faire croire qu’il n’y avait personne dans la voiture, et recommandèrent à M. Haredale de prendre les devants pour ne pas attirer l’attention en ayant l’air d’être avec eux.

On eut bientôt lieu de s’applaudir de ces mesures de prudence : car, en prenant rapidement le chemin de la Cité, ils eurent à traverser quelques groupes qui, sans aucun doute, auraient arrêté la chaise, s’ils avaient pu se douter qu’il y eût quelqu’un dedans. Mais les gens qui se trouvaient à l’intérieur se tenant cois, et le cocher ne s’amusant pas à provoquer des questions, ils arrivèrent bientôt à la prison, et, une fois là, ils firent sortir l’homme et le coffrèrent, en un clin d’œil, dans la lugubre enceinte de Newgate.

Les yeux ardents de M. Haredale le suivirent avec attention, jusqu’à ce qu’il l’eut vu enchaîné, et bien barricadé dans son cachot. Bien plus, il avait déjà quitté la prison, et se trouvait dans la rue, qu’il passait encore les mains sur les plaques de fer de la porte, et tâtait la pierre de ces fortes murailles, comme pour s’assurer que ce n’était pas un songe, et pour se féliciter de voir que tout cela était si solide, si impénétrable, si froid. Ce ne fut qu’après avoir perdu de vue la prison et regardé les rues encore vides, sans mouvement et sans vie, à cette heure matinale, qu’il sentit de nouveau le poids qu’il avait sur le cœur ; qu’il retrouva ses angoisses et ses tortures pour les malheureuses femmes qu’il avait laissées chez lui, quand il avait un chez lui : car sa maison détruite n’était plus elle-même qu’un des grains du long rosaire de ses regrets.

Chapitre XX. §

Le prisonnier, laissé à lui-même, s’assit sur son grabat, et, les coudes sur ses genoux, son menton dans ses mains, resta plusieurs heures de suite dans cette attitude. Il serait difficile de dire quelle était, pendant ce temps, la nature de ses réflexions. Elles n’étaient point distinctes ; et, sauf quelques éclairs de temps en temps, elles n’avaient pas trait à sa condition présente, ni à la suite de circonstances qui l’avait amené là. Les craquelures des dalles de son cachot, les rainures qui séparaient les pierres de taille dont se composait la muraille, les barreaux de sa fenêtre, l’anneau de fer rivé dans le parquet… tout cela se confondait à sa vue d’une manière étrange, et lui créait un genre inexplicable d’amusement et d’intérêt qui l’absorbait tout entier. Et, quoique au fond de chacune de ses pensées il y eût un sentiment pénible de son crime et une crainte constante de la mort, ce n’était que la douleur vague qu’éprouve le malade dans son sommeil, lorsque son mal le poursuit au milieu même de ses songes, lui ronge le cœur au sein de ses plaisirs imaginaires, lui gâte les meilleurs banquets, prive de toute sa douceur la musique la plus suave, empoisonne son bonheur même, sans être cependant une sensation palpable et corporelle ; fantôme sans nom, sans forme, sans présence visible ; corrompant tout sans avoir d’existence réelle ; se manifestant partout, sans pouvoir être perçu, saisi, touché nulle part, jusqu’à l’heure où le sommeil s’en va et laisse la place à l’agonie qui s’éveille.

Longtemps après, la porte de son cachot s’ouvrit. Il leva les yeux, vit entrer l’aveugle, et retomba dans sa première attitude.

Guidé par le souffle de sa respiration, le visiteur s’avança vers son lit, s’arrêta près de lui, et, étendant la main pour s’assurer qu’il ne se trompait pas, resta longtemps silencieux.

« Ce n’est pas bien, Rudge. Ce n’est pas bien, » finit-il par dire.

Le prisonnier trépigna du pied en se détournant de lui, sans rien répondre.

« Comment donc vous êtes-vous laissé prendre ? demanda-t-il, et où cela ? Vous ne m’avez jamais confié tout votre secret. N'importe, je le sais maintenant. Eh bien ! lui demanda-t-il encore en se rapprochant de lui, comment cela est-il arrivé et dans quel endroit ?

– À Chigwell, dit l’autre.

– À Chigwell ? pour quoi faire alliez-vous là ?

– Parce que, répondit-il, je voulais justement visiter l’homme sur lequel je suis tombé ; parce que j’y étais entraîné par lui et par le Destin ; parce que j’y étais poussé par quelque chose de plus fort que ma volonté. Quand je l’ai vu veiller dans la maison où elle demeurait, tant de nuits de suite, j’ai reconnu sur-le-champ que je ne pourrais jamais lui échapper… jamais ! et quand j’ai entendu la cloche… »

Il frissonna ; il marmotta entre ses dents qu’il faisait un froid glacé ; il se promena à grands pas de long en large dans son étroit cachot, se rassit, et reprit son ancienne posture.

« Vous disiez donc, reprit l’aveugle après quelque temps de silence, que, lorsque vous avez entendu la cloche…

– Laissez la cloche tranquille, voulez-vous ? répliqua l’autre d’une voix précipitée. Il me semble l’entendre encore. »

L'aveugle tourna vers lui sa figure attentive et curieuse, pendant que l’autre, sans y faire attention, continua de parler.

« J'étais allé à Chigwell pour y trouver l’émeute. J'avais été tellement traqué et poursuivi par cet homme, que je n’espérais plus de salut qu’en me cachant dans la foule. Ils étaient déjà partis ; je me suis mis à les suivre, quand elle a cessé…

– Quand elle a cessé ? qui donc ?

– La cloche. Ils avaient quitté la place. J'espérais trouver encore quelque traînard attardé là, et j’étais à chercher dans les ruines, quand j’entendis… (Il tira péniblement son souffle de sa poitrine et passa sa manche sur son front)… quand j’entendis sa voix.

– Qu'est-ce qu’elle disait ?

– N'importe : je ne sais pas ; j’étais alors au pied de la tour où j’ai commis le…

– Oui, dit l’aveugle en agitant la tête avec un calme parfait… je comprends.

– Je grimpai l’escalier, ou du moins ce qu’il en restait, dans l’intention de me cacher jusqu’à son départ ; mais il m’entendit et me suivit au moment même où je mettais le pied sur les cendres encore chaudes.

– Vous auriez dû vous cacher contre le mur, ou jeter l’homme en bas, ou le poignarder, dit l’aveugle.

– Vous croyez ça ; vous ne savez donc pas qu’entre cet homme et moi il y en avait un autre qui le guidait (je le voyais, moi, s’il ne le voyait pas, lui), et qui dressait sur sa tête une main sanglante. C'était justement dans la chambre du premier, où lui et moi nous nous sommes regardés en face la nuit du meurtre, et, où avant de tomber il a levé sa main comme cela, fixant sur moi les yeux. Je savais bien que c’était là aussi que je finirais par être traqué.

– Vous avez l’imagination forte, dit l’aveugle avec un sourire.

– Vous n’avez qu’à baigner la vôtre dans le sang, et vous verrez si elle ne deviendra pas aussi forte que la mienne. »

En même temps il poussa un gémissement, il se balança sur son lit, et levant les yeux pour la première fois, il dit d’une voix basse et caverneuse :

« Vingt-huit ans ! vingt-huit ans ! Et dans tout ce temps-là il n’a jamais changé ; il n’a pas vieilli ; il est resté toujours le même. Il n’a pas cessé d’être devant moi ; la nuit, dans l’ombre ; le jour, au grand soleil ; à la lueur du crépuscule, au clair de la lune, à la clarté de la flamme, de la lampe, de la chandelle, et aussi dans les ténèbres les plus profondes : toujours le même ! En compagnie, dans la solitude, à terre, à bord ; quelquefois il me laissait des mois, quelquefois il ne me quittait plus. Je l’ai vu, sur mer, venir se glisser, dans le fort de la nuit, le long d’un rayon de la lune sur l’eau paisible. Et je l’ai vu aussi, sur les quais, sur les places, la main levée, dominant, au centre de la foule empressée, qui allait à ses affaires sans savoir l’étrange compagnon qu’elle avait avec elle dans ce revenant silencieux. Imagination ! dites-vous. N'êtes-vous pas un homme en chair et en os ? Et moi, ne le suis-je pas ? Ne sont-ce pas des chaînes de fer que je porte là, rivées par le marteau du serrurier ? ou bien croyez-vous que ce soient des imaginations que je puisse dissiper d’un souffle ? »

L'aveugle l’écoutait en silence.

« Imagination ! c’est donc en imagination que je l’ai tué ? c’est donc en imagination qu’en quittant la chambre où il gisait, j’ai vu la figure d’un homme regarder derrière une porte obscure, et montrer clairement, dans son expression d’effroi, qu’elle me soupçonnait du coup ! Je ne me rappelle donc pas bien que j’ai commencé par lui parler doucement, que je me suis approché de lui tout doucement, tout doucement, le couteau encore tout chaud dans ma manche ! C'est donc une imagination qu’il est mort, comme je le vois encore ! Il n’a donc pas chancelé contre l’angle du mur où je l’avais fait reculer ? Et là, le sang lui noyait le cœur ; il n’est peut-être pas resté debout dans le coin, roide mort, sans tomber par terre ? Je ne l’ai donc pas vu un instant, comme je vous vois, droit sur ses pieds… mais mort ? »

L'aveugle, qui entendit qu’en disant ces mots il venait de se lever tout debout, lui fit signe de se rasseoir sur son lit ; mais l’autre n’y prit seulement pas garde.

« C'est alors que me vint la première idée de faire retomber sur lui le soupçon du crime ; c’est alors que je le revêtis de mes habits, et que je le tirai tout du long de l’escalier jusqu’à la pièce d’eau. Je ne me rappelle donc pas bien encore le bruit crépitant des bulles d’eau qui montèrent à la surface quand je l’eus roulé dedans ? Je ne me rappelle donc pas avoir essuyé sur ma figure l’eau qu’il fit rejaillir jusque sur moi en tombant, et qui me semblait sentir le sang ?

« Je ne suis peut-être pas retourné chez moi après ce temps-là ? Et, grand Dieu ! que cela me prit de temps !… Je ne me suis pas présenté à ma femme, et je ne lui ai pas raconté la chose ? Je ne l’ai pas vue tomber à la renverse, et, quand j’ai voulu la relever, elle ne m’a donc pas repoussé avec force, comme si je n’avais été qu’un enfant, tachant de sang la main dont elle m’avait serré le poignet ? Tout ça, c’est donc de l’imagination ?

« Elle ne s’est peut-être pas jetée à genoux pour appeler le ciel à témoin qu’elle et son enfant… encore à naître, ils me reniaient à jamais ? Elle ne m’a pas ordonné, en termes si solennels que j’en devins froid comme glace, moi tout bouillant encore des horreurs que venait d’accomplir ma main… elle ne m’a pas ordonné de fuir pendant qu’il en était temps encore, décidée, disait-elle, malgré le silence qu’elle me devait comme ma femme infortunée, à ne plus me donner d’abri ? Je ne suis peut-être pas allé, cette nuit-là même, abandonné des hommes et des dieux, promis en proie à l’enfer, commencer sur la terre mon long pèlerinage de torture, à la longueur du câble dont le démon tenait le bout, toujours sûr de me ramener au gîte quand il voudrait ?

– Pourquoi y êtes-vous retourné ? dit l’aveugle.

– Pourquoi le sang est-il rouge ? Je ne pouvais pas plus m’en empêcher que je ne peux vivre sans respirer. J'ai lutté contre la force qui m’entraînait ; mais elle me tirait en dépit de tout obstacle et de toute résistance, comme un dragueur de la force de cent chevaux. Rien n’était capable de m’arrêter. Ni l’heure ni le jour n’étaient de mon choix. Dormant, veillant, il y avait de longues années que je revisitais le vieux théâtre de la chose, que je hantais mon tombeau. Pourquoi j’y suis retourné ! parce que Newgate ouvrait sa geôle béante pour me recevoir, et que lui, il était à la porte à me faire signe d’entrer.

– On ne vous reconnaissait pas ! dit l’aveugle.

– Comment vouliez-vous qu’on me reconnût ? Il y avait vingt-deux ans que j’étais mort.

– Vous auriez dû garder mieux votre secret.

– Mon secret ? Vous croyez que c’était le mien ? C'était un secret que le premier souffle pouvait à son gré répandre et faire circuler dans l’air. Les étoiles le trahissaient dans leur lueur scintillante, l’eau dans le murmure de son cours, les feuilles dans leur frémissement, les saisons dans le retour de leurs quartiers. On l’aurait vu percer dans les traits ou dans la voix du premier venu. Est-ce que toute chose n’avait pas des lèvres où il tremblait à chaque instant, impatient de se trahir… mon secret !

– Dans tous les cas, dit l’aveugle, c’est bien vous qui l’avez révélé de vous-même.

– De moi-même ! c’est bien moi qui l’ai fait, mais non pas de moi-même. Je me sentais forcé d’aller, de temps en temps, errer tout autour, tout autour de l’endroit. Quand ça me prenait, vous m’auriez mis à la chaîne, que je l’aurais brisée pour y aller tout de même. Aussi vrai que l’aimant attire le fer, lui, dans le fond de son tombeau, il m’attirait aussi quand il lui en prenait fantaisie. Ah ! vous appelez ça de l’imagination ! Ah ! vous croyez que c’était pour mon plaisir que j’y allais, quand je luttais et résistais au contraire de toutes mes forces contre un pouvoir irrésistible ! »

L'aveugle haussa les épaules, et sourit d’un air incrédule. Le prisonnier reprit sa première attitude, et ils restèrent là muets tous les deux pendant longtemps.

« Alors, je suppose, dit le visiteur rompant enfin le silence, que vous voilà pénitent et résigné ; que vous n’avez plus d’autre désir que de faire votre paix avec tout le monde, et en particulier avec votre femme qui vous a conduit où vous êtes : en un mot que vous ne demandez pas d’autre faveur que d’être mené à Tyburn40 le plus tôt possible ; que, par conséquent, je ferai bien de vous laisser là, car je sens que, dans ces dispositions, vous n’auriez pas en moi une compagnie bien agréable.

– Ne vous ai-je pas dit, reprit l’autre avec rage, que j’ai lutté et résisté de toutes mes forces contre le pouvoir qui m’a entraîné ici ? Ma vie a-t-elle été autre chose depuis vingt-huit ans qu’un combat perpétuel, qu’une résistance incessante, et pouvez-vous croire que je sois disposé à me coucher par terre pour y attendre le coup de la mort ? La mort fait horreur à tous les hommes… à moi surtout.

– Ah ! voilà qui s’appelle parler, à la bonne heure, Rudge (mais je ne vous donnerai plus ce nom), c’est ce que vous avez dit de mieux depuis longtemps, répondit l’aveugle d’un ton plus familier et en lui mettant la main sur l’épaule. Voyez-vous, moi, je n’ai jamais tué personne, parce que je n’ai jamais été dans une situation à en avoir besoin. Je vais plus loin : je ne trouve pas cela bien de tuer un homme, et je ne crois pas que j’en donnasse le conseil ou que j’en eusse le goût, dans l’occasion… parce que c’est très hasardeux. Mais puisque vous, vous avez eu le malheur de passer par là avant notre connaissance, et que vous êtes devenu mon camarade, que vous m’avez été utile depuis longtemps déjà, je passe là-dessus, et je ne pense qu’à une chose, c’est que vous n’avez que faire d’aller mourir sans nécessité. Or, pour le moment, je ne vois pas du tout que ce soit nécessaire.

– Et comment voulez-vous que je fasse autrement ? répondit le prisonnier. Ne voulez-vous pas que je grignote ces murs avec mes dents, comme une souris, pour me faire un trou par où je m’échappe ?

– Il y a des moyens plus faciles que ça ; promettez-moi de ne plus me parler de toutes vos imaginations, de toutes ces idées sottes et folles, qui ne sont pas dignes d’un homme… et moi je vous dirai ce que je pense.

– Eh bien ! dites.

– Votre honorable dame, à la conscience si délicate, votre scrupuleuse, votre vertueuse, votre pointilleuse, je voudrais pouvoir dire votre affectueuse femme…

– Après ?

– Elle est en ce moment à Londres.

– Qu'elle soit où elle voudra, que le diable l’emporte !

– Je trouve ce souhait naturel. Si elle avait accepté sa pension comme d’habitude, vous ne seriez pas ici, et nous serions mieux tous les deux dans nos affaires. Mais cela ne fait rien à la chose. Elle est donc à Londres. Elle aura eu peur, je suppose, de mes représentations la dernière fois que je suis allé la voir, et surtout de l’assurance que je lui ai donnée, sachant bien quel en serait l’effet, que vous étiez là tout près d’elle, et elle aura quitté son gîte pour venir à Londres.

– Comment le savez-vous ?

– Je le sais de mon ami, le noble capitaine, l’illustre général de blaguerie, M. Tappertit. C'est lui qui m’a dit, la dernière fois que je l’ai vu, c’est-à-dire pas plus tard qu’hier au soir, que votre fils que vous appelez Barnabé… je ne pense pas que ce soit du nom de son père…

– Malédiction ! à quoi bon…

– Comme vous êtes vif ! dit avec calme le bon aveugle. C'est bon signe, cela sent la vie… Il me disait donc que votre fils Barnabé avait été entraîné loin de sa mère par un de ses anciens amis de Chigwell, et qu’il est parti, pour le moment, avec les émeutiers.

– Et qu’est-ce que cela me fait ? si on doit pendre en même temps le père et le fils, la belle consolation pour moi !

– Doucement, doucement l’ami, répliqua l’aveugle d’un air narquois ; vous allez trop vite au but. Je suppose que je déterre votre douce dame, et que je lui dise quelque chose comme ceci : « Vous voudriez bien retrouver votre fils, madame ; bien. Comme je connais les personnes qui le retiennent auprès d’elles, je puis vous le faire rendre, madame ; bien. Seulement il faut payer pour le ravoir : c’est toujours bien. Et cela ne vous coûtera pas cher, madame… c’est encore le meilleur de l’affaire. »

– Qu'est-ce que c’est que cette mauvaise plaisanterie ?

– Très probablement c’est ce qu’elle me dira ; mais moi je lui répondrai ; « Ce n’est pas du tout une plaisanterie ; un monsieur qu’on dit votre mari, madame, quoique l’identité ne soit pas facile à constater après un laps de temps si considérable, est en prison. Sa vie est en danger ; il est accusé d’assassinat. Or, madame, vous savez que votre mari est mort depuis bien, bien longtemps. Le monsieur dont il s’agit ne pourra donc pas être pris pour lui, pour peu que vous ayez la bonté de déclarer en justice, sous serment, quand il est mort et comment ; mais que, quant au monsieur qu’on vous représente, et qui lui ressemble assez, à ce qu’il paraît, il n’est pas plus votre mari que moi. Une pareille déposition décidera l’affaire. Promettez-moi de la faire, madame, et je vais essayer de mettre en sûreté votre fils (un joli garçon, ma foi !) en attendant que vous nous ayez rendu ce petit service, après quoi je vous le ferai rendre sain et sauf. Si, au contraire, vous vous refusez à ce que je vous demande, j’ai grand’peur qu’il ne soit trahi, livré à la justice, qui, sans aucun doute, le condamnera à mort. Vous avez donc le choix ; c’est à vous qu’il devra la vie ou la mort. Si vous refusez, le voilà pendu. Si vous consentez, le chanvre dont on doit faire la corde qui lui sera passée autour du cou n’est pas encore près de pousser. »

– Il y a là une lueur d’espérance, cria le prisonnier.

– Une lueur ! répliqua son ami ; dites une aurore radieuse, un beau et glorieux soleil. Chut ! j’entends des pas à distance. Comptez sur moi.

– Quand viendrez-vous me reparler de ça ?

– Aussitôt que je pourrai. Je voudrais pouvoir vous dire que ce sera demain. On vient nous dire que le temps de ma visita est expiré. J'entends tinter le trousseau de clefs. Pas un mot de plus là-dessus ; on pourrait en surprendre quelque chose. »

Comme il finissait ces mots, la serrure tourna, et un guichetier apparut à la porte pour annoncer qu’il était l’heure pour les visiteurs de sortir.

« Déjà ! dit Stagg d’un air patelin. C’est bien dommage ; mais qu’y faire ? Allons ! du courage, mon ami ; ce n’est qu’une méprise qui sera bientôt reconnue, et alors vous remonterez sur votre bête. Si ce charitable gentleman veut voir la complaisance de conduire seulement jusqu’au porche de la prison un pauvre aveugle, qui n’a d’autre récompense à lui offrir que ses prières, et de lui tourner la figure dans la direction de l’ouest, il fera un acte de charité. Merci, mon bon monsieur, je vous suis bien obligé. »

En disant ces mots, et, après s’être un moment arrêté à la porte pour tourner vers son ami son visage ricanant, il partit.

Le guichetier le reconduisit jusqu’au porche, puis il revint ouvrir et débarrer la porte du cachot, et, la tenant toute grande ouverte, il informa le prisonnier qu’il avait la liberté de se promener, pendant une heure, dans la cour voisine, si cela lui faisait plaisir.

Celui-ci répondit par un signe de tête qu’il acceptait, et, quand il se retrouva seul, il se mit à ruminer ce qu’il venait d’entendre dire à l’aveugle, et à peser la valeur des espérances que cette conversation récente avait éveillées dans son âme, tout en regardant machinalement et tour à tour, pendant ce temps-là, la clarté du jour au dehors, ou l’ombre projetée par un mur sur l’autre, et s’allongeant sur les dalles. La cour dont il jouissait n’était qu’un petit carré, rendu plus froid et plus sombre par la hauteur des murs dont il était entouré, et capable en apparence de donner le frisson au soleil même. La pierre dont elle était formée, nue, rude et dure, donnait, par contraste, même à Rudge, des pensées de campagne, de prairies et d’arbres verdoyants, avec un désir brûlant de prendre la clef des champs. Cependant il se leva, alla s’appuyer contre le chambranle de la porte et regarda l’azur éclatant du ciel, qui semblait sourire même à cet affreux repaire du crime. À voir le prisonnier, on pouvait croire qu’oubliant un moment sa prison, il se trouvait, par souvenir, étendu sur le dos dans quelque champ embaumé, où ses yeux poursuivaient les rayons du soleil à travers le mouvement des branches étendues sur sa tête… il y avait bien longtemps.

Tout à coup son attention fut attirée par un bruit de ferraille… il savait bien ce que c’était, car il avait tressailli tout à l’heure de s’entendre lui-même faire un bruit pareil en marchant pour sortir du cachot. Puis une voix se mit à chanter, et il vit l’ombre d’une personne se dessiner sur les dalles. Cette ombre s’arrêta… se tut brusquement, comme si le chanteur s’était rappelé tout à coup, après l’avoir un moment oublié, qu’il était en prison… puis le même bruit de ferraille, et l’ombre disparut.

Il se promena dans la cour de long en large, effarouchant les échos du tintement sonore de ses fers. Il y avait auprès de la porte de son cachot une autre porte, entr'ouverte comme la sienne.

Il n’avait pas fait une demi-douzaine de fois le tour de sa cour qu’en s’arrêtant à regarder cette porte. Il entendit encore le bruit de ferraille ; puis il vit à la fenêtre grillée une figure, bien indistincte (le cachot était si sombre et les barreaux si épais !) puis, immédiatement après, parut un homme qui vint vers lui.

La solitude lui pesait, comme s’il y avait un an qu’il fût en prison. L'espoir d’avoir un camarade lui fit doubler le pas. pour faire la moitié du chemin au-devant du nouveau venu.

Qui était cet homme ? C'était son fils.

Ils s’arrêtèrent face à face, se dévisageant l’un l’autre. Lui, il recula tout honteux, malgré lui : quant à Barnabé, en proie à des souvenirs imparfaits et confus, il se demandait, où il avait déjà vu cette figure-là. Il ne fut pas longtemps incertain : car tout à coup, portant sur lui les mains, et le colletant pour le jeter à terre, il lui cria :

« Ah ! je sais, c’est vous le voleur ! »

Rudge d’abord, au lieu de répondre, baissa la tête et soutint la lutte en silence ; mais, voyant que l’agresseur était trop jeune et trop fort pour lui, il releva la tête, le regarda fixement entre les deux yeux, et lui dit :

« Je suis ton père. »

Cette parole produisit un effet magique : Barnabé lâche prise à l’instant, recule, et le regarde effrayé ; puis, par un élan subit, il lui passe les bras autour du cou, et lui presse la tête contre ses joues.

Oui, oui, c’était son père : il n’en pouvait douter. Mais où donc était-il resté si longtemps, laissant sa mère toute seule, ou, ce qui était bien pis, seule avec son pauvre idiot d’enfant ? Était-elle réellement maintenant heureuse et à son aise, comme on avait voulu le lui faire croire ? Où était-elle ? N'était-elle pas près d’eux ? Ah ! bien sûr elle n’était pas heureuse, la pauvre femme, si elle savait son fils en prison Oh ! non.

À toutes ces questions précipitées, l’autre ne répondit pas un mot : il n’y eut que Grip qui croassa de toutes ses forces, sautillant autour d’eux, tout autour, comme s’il les enveloppait dans un cercle magique, pour invoquer sur eux toutes les puissances du mal.

Chapitre XXI. §

Pendant le cours de cette journée, tous les régiments de Londres ou des environs furent de service dans quelque quartier de la ville. Les troupes régulières et la milice, dispersées en province, reçurent l’ordre, dans chaque caserne et dans chaque poste à vingt-quatre heures de marche, de commencer à se diriger sur la capitale. Mais les troubles avaient pris une proportion si formidable, et, grâce à l’impunité, l’émeute était devenue si audacieuse, que la vue de ces forces considérables, continuellement accrues par de nouveaux renforts, au lieu de décourager les perturbateurs, leur donna l’idée de frapper un coup plus violent et plus hardi que tous les attentats des jours précédents, et ne servit qu’à allumer dans Londres une ardeur de révolte qu’on n’y avait jamais vue, même dans les anciens temps de la révolution.

Toute la veille et tout ce jour-là, le commandant en chef essaya de réveiller chez les magistrats le sentiment de leur devoir, et, en particulier chez le lord-maire, le plus poltron et le plus lâche de tous. À plusieurs reprises, on détacha, dans ce but, des corps nombreux de soldats vers Mansion-House pour attendre ses ordres. Mais, comme ni menaces ni conseils ne faisaient rien sur lui, et que la troupe restait là en pleine rue, sans rien faire de bon, exposée plutôt à de mauvaises conversations, ces tentatives louables firent plus de mal que de bien. Car la populace, qui n’avait pas tardé à deviner les dispositions du lord-maire, ne manquait pas non plus d’en tirer avantage pour dire que les autorités civiles elles-mêmes étaient opposées aux papistes, et n’auraient pas le cœur de tourmenter des gens qui n’avaient pas d’autre tort que de penser comme elles. Bien entendu que c’était surtout aux oreilles des soldats qu’on faisait résonner ces espérances, et les soldats, qui, de leur côté, naturellement, n’ont pas de goût pour se battre contre le peuple, recevaient ces avances avec assez de bienveillance, répondant à ceux qui leur demandaient s’ils iraient volontiers tirer sur leurs compatriotes : « Non ! de par tous les diables ! » montrant enfin des dispositions pleines de bonté et d’indulgence. On fut donc bientôt persuadé que les militaires n’étaient pas des soldats du pape, et n’attendaient que le moment de désobéir aux ordres de leurs chefs pour se joindre à l’émeute. Le bruit de leur répugnance pour la cause qu’ils avaient à défendre, et de leur inclination pour celle du peuple, se répandit de bouche en bouche avec une étonnante rapidité, et, toutes les fois qu’il y avait quelque militaire écarté à flâner dans les rues ou sur les places, il se formait aussitôt un rassemblement autour de lui : on lui faisait fête, on lui donnait des poignées de main, on lui prodiguait toutes les marques possibles de confiance et d’affection.

Cependant la foule était partout. Plus de déguisement, plus de dissimulation ; l’émeute allait tête levée dans toute la ville. Un des insurgés voulait-il de l’argent, il n’avait qu’à frapper à la porte de la première maison venue, ou à entrer dans une boutique, pour en demander au nom de l’Émeute : il était sûr de voir sa demande sur-le-champ satisfaite. Les citoyens paisibles ayant peur de leur mettre la main sur le collet quand ils marchaient seuls et isolés, il n’y avait pas de danger qu’on allât leur chercher querelle quand ils étaient en corps nombreux. Ils se rassemblaient dans les rues, les traversaient selon leur bon plaisir, et concertaient publiquement leurs plans. Le commerce était arrêté, presque toutes les boutiques fermées. Presque sur toutes les maisons était déployé un drapeau bleu, en gage d’adhésion à la cause populaire. Il n’y avait pas jusqu’aux juifs de Houndsditch, dans le quartier de Whitechapel, qui écrivaient sur leurs portes et leurs volets : « C'est ici la maison d’un vrai et fidèle protestant. » La foule faisait loi, et jamais loi ne fut acceptée avec plus de crainte et d’obéissance.

Il était à peu près six heures du soir quand un vaste attroupement se précipita dans Lincoln’s-Inn-Fields par toutes les avenues, et là se divisa, évidemment d’après un plan préconçu, en diverses branches. Ce n’est pas que l’arrangement prémédité fut connu de toute la foule : c’était le secret de quelques meneurs qui, venant se mêler aux autres, à mesure qu’ils arrivaient sur les lieux, et les distribuant dans tel ou tel détachement, exécutaient le mouvement avec autant du rapidité que si c’eût été une manœuvre faite au commandement, et que chacun eût eu son poste assigné d’avance.

Tout le monde savait, du reste, que la bande la plus considérable, comprenant à peu près les deux tiers de la masse, était désignée pour l’attaque du Newgate. Elle se formait de tous les perturbateurs qui s’étaient distingués dans les premiers troubles ; de tous ceux que la rumeur publique signalait comme des gens de résolution et d’audace, des hommes d’action ; de tous ceux qui avaient eu des camarades arrêtés dans les affaires des jours précédents, enfin d’un grand nombre de parents ou d’amis de criminels détenus dans la prison. Cette dernière classe de héros ne renfermait pas seulement les bandits les plus désespérés et les plus redoutables de Londres ; on y voyait aussi quelques personnes comparativement honnêtes. Plus d’une femme s’était habillée en homme pour aller aider à la délivrance d’un fils ou d’un frère. Il y avait les deux fils d’un condamné à mort, dont la sentence devait être exécutée le surlendemain, en compagnie de trois autres criminels. Combien de mauvais sujets dont les camarades avaient été emprisonnés pour filouterie ! Et aussi que de misérables femmes, parias du genre humain, qui allaient là pour faire relâcher quelque autre créature de bas étage comme elles, ou peut-être entraînées, Dieu seul pourrait le dire, par un sentiment général de sympathie qui les intéressait à tous les malheureux sans espoir !

De vieux sabres, et de vieux pistolets sans poudre ni balles ; des marteaux de forge, des couteaux, des scies, des haches, des armes pillées dans des étals de boucherie ; une véritable forêt de barres de fer et de massues de bois ; des échelles longues, pour escalader les murs, portées par une douzaine d’hommes ; des torches allumées, des étoupes enduites de poix, de soufre, de goudron, des pieux arrachés à des palissades ou à des haies ; jusqu’à des béquilles enlevées à des mendiants estropiés dans les rues : voilà quelles étaient leurs armes. Quand tout fut prêt, Hugh et Dennis, aux côtés de Simon Tappertit, prirent la tête ; et derrière eux se pressa la foule, mouvante et grondante comme une mer qui marche.

Au lieu de descendre tout droit d’Holborn à la prison, comme tout le monde s’y attendait, les chefs de la troupe prirent par Clerkenvall, et se répandant dans une rue paisible, s’arrêtèrent devant une boutique de serrurier… À la clef d’or.

« Tapez à la porte, cria Hugh aux gens qui étaient près de lui. Il nous faut ce soir un homme du métier. Enfoncez plutôt la porte, si on ne vous répond pas. »

La boutique était fermée. La porte et les volets étaient de force et de taille ; on avait beau taper, rien ne bougeait. Mais quand la foule impatiente se fut avisée de crier : « Mettons le feu à la maison, » et que les torches s’avancèrent pour mettre la menace à exécution, la croisée du premier s’ouvrit toute grande, et le brave vieux serrurier se dressant à la fenêtre :

« Eh bien ! canaille, dit-il, qu’est-ce que vous me voulez ? Venez-vous me rendre ma fille ?

– Pas de questions, mon vieux, répondit Hugh en faisant signe de la main à ses camarades de le laisser parler. Pas de questions ; mais dépêchez-vous de descendre avec les outils de votre état. Nous avons besoin de vous.

– Besoin de moi ! cria le serrurier jetant un coup d’œil sur l’uniforme qu’il portait. Eh bien ! si bien des gens de ma connaissance n’étaient pas des cœurs de poulets, il y a déjà quelque temps que vous n’auriez plus besoin de moi. Faites bien attention à ce que je vais vous dire, mon garçon, et vous aussi, les autres. Vous avez là parmi vous une vingtaine de gens que je vois et que je connais bien, et que je regarde, à partir de ce moment, comme des hommes morts. Tenez ! filez, vous avez encore le temps de faire l’économie d’un enterrement ; sans cela, avant qu’il soit longtemps, vous n’aurez plus qu’à commander vos cercueils.

– Voulez-vous descendre ? cria Hugh.

– Voulez-vous me rendre ma fille, brigand ? cria le serrurier.

– Je ne sais pas ce que vous voulez dire, répliqua Hugh. Allons ! camarades, mettons le feu à la porte.

– Arrêtez ! cria le serrurier d’une voix qui les fit trembler, en leur présentant la gueule de son fusil. Faites plutôt faire la besogne par un vieux ; ce serait dommage de tuer cet innocent. »

Le jeune gars qui tenait la torche, et qui s’était accroupi devant la porte pour y mettre le feu, se hâta de se lever à ces mots et recula de quelques pas. Le serrurier promena ses yeux sur les visages qui lui faisaient face, en abaissant son arme dirigée sur le pas de sa porte. La crosse de son fusil fixée contre son épaule n’avait pas besoin d’autre appui, elle était ferme comme un roc.

« Je préviens l’individu qui va faire ça de commencer par dire son In manus, ajouta-t-il d’une voix sûre ; je ne le prends pas en traître. »

Arrachant à un de ses voisins la torche qu’il portait, Hugh s’avançait en jurant comme un possédé, quand il fut arrêté par un cri vif et perçant, et en levant les yeux il vit un vêtement flottant au haut de la maison.

Alors on entendit encore un cri, puis un autre ; puis une voix perçante s’écria : « Simon est-il en bas ? » En même temps un grand col maigre s’allongea sur la fenêtre de la mansarde, et Mlle Miggs, dont la forme indistincte commençait à être moins manifeste sous l’influence du crépuscule se mit à crier avec frénésie :

« Ah ! mes chers messieurs, laissez-moi, laissez-moi entendre Simon me répondre de ses propres lèvres. Parlez-moi, Simon ; parlez-moi donc ! »

M. Tappertit, qui n’était pas autrement flatté de cette faveur, leva les yeux pour la prier de se taire et lui donner l’ordre de descendre ouvrir la porte, parce qu’ils avaient besoin de son maître, et qu’il ne ferait pas bon leur désobéir.

« Ô mes bons messieurs, cria Mlle Miggs. Ô mon précieux, précieux Simon !

– Dites donc, avez-vous bientôt fini vos bêtises ? répliqua M. Tappertit. Descendez donc plutôt nous ouvrir la porte… Gabriel Varden, relevez votre fusil, ou vous n’en serez pas le bon marchand.

– Ne vous inquiétez pas de son fusil, cria Miggs, Simon et messieurs, j’ai versé dans le canon une chope de petite bière. »

La foule poussa un grand cri de joie, qui fut bientôt suivi d’un grand éclat de rire. « N'ayez pas peur qu’il parte, quand il serait chargé jusqu’à la gueule, continua Miggs, Simon et messieurs, je suis enfermée dans la mansarde, la petite porte à droite, quand vous croirez être tout en haut de la maison ; et, par parenthèse, prenez garde, en montant les dernières marches du coin, de ne pas vous cogner la tête contre les poutres et de ne pas marcher sur le côté : vous tomberiez à travers le plafond dans la chambre à deux lits du premier étage, car le plafond est mince, je vous en préviens. Simon et messieurs, je suis enfermée ici pour plus du sûreté ; mais ils auront beau faire, mon intention a toujours été et sera toujours de marcher dans la bonne cause, la sainte cause… Je renonce au pape de Babylone, et à toutes ses œuvres intérieures et extérieures. Foin du païen !… Je sais bien que mon opinion n’est pas grand’chose (et ici sa voix devenait de plus en plus criarde et perçante), puisque je ne suis qu’une pauvre domestique, et par conséquent un objet d’humiliation ; mais ça ne m’empêchera pas de dire ce que je pense, et de me confier dans l’appui de ceux qui pensent comme moi. »

Une fois que Miggs eut déclaré que le fusil était hors de service, personne ne s’avisa plus de s’amuser à l’écouter, et on la laissa bavarder à son aise. Les assiégeants dressèrent une échelle contre la fenêtre où se tenait le serrurier, et, malgré la résistance de son courage obstiné, on eut bientôt forcé l’entrée en cassant un carreau et en mettant le châssis en pièces. Après avoir distribué quelques bons coups autour de lui, il se trouva sans défense au milieu d’une populace furieuse qui inondait la chambre et ne présentait plus partout qu’une masse confuse de figures inconnues, à la fenêtre et à la porte.

On était très irrité contre lui, car il avait blessé deux hommes grièvement, et on invitait d’en bas ceux qui étaient montés à l’apporter pour le pendre à un réverbère. Mais Gabriel restait indomptable, et, regardant tour à tour Hugh et Dennis qui lui tenaient chacun un bras, et Simon Tappertit qui lui faisait face :

« Vous m’avez déjà volé ma fille, disait-il, ma fille qui m’est plus chère que la vie ; vous pouvez bien me prendre aussi la vie, si vous voulez. Je remercie Dieu d’avoir permis que j’aie pu dérober ma femme à cette scène, et de m’avoir donné un cœur qui ne demandera pas quartier à des gens comme vous.

– Oui, oui, disait M. Dennis, vous avez raison. Vous êtes un brave homme, et vous ne pouvez pas montrer plus de cœur pour votre âge. Bah ! qu’est-ce que ça vous fait, un réverbère ce soir, ou un lit de plume dans dix ans d’ici ? Voilà-t-il pas une belle affaire ! »

Le serrurier lui lança un regard dédaigneux sans lui rien répondre.

« Pour ma part, dit le bourreau, qui trouvait particulièrement de son goût l’idée du réverbère, j’honore vos principes et je les partage. Quand je rencontre des gens aussi bien pensants (et ici il colora son discours par un bon gros juron), je suis tout prêt à leur épargner, comme à vous, la moitié du chemin… N'avez-vous pas quelque part par là un bon bout de corde ? Si vous n’en avez pas, ne vous inquiétez pas ; un mouchoir fera l’affaire tout de même.

– Pas de bêtises, maître ! murmura Hugh en saisissant rudement Varden par l’épaule. Faites ce qu’on vous dit. Vous saurez bientôt ce qu’on vous demande. Allons ! faites.

– Je ne ferai rien du tout de ce que vous me demanderez ni vous, ni tout autre coquin de la bande, répondit le serrurier. Si vous vous attendez à obtenir de moi quelque service, vous pouvez vous épargner la peine de me dire ce que c’est. Je vous en préviens d’avance, je ne ferai rien pour vous.

M. Dennis fut si touché de la constance du vieux grognard, qu’il protesta, presque la larme à l’œil, qu’il y aurait de la cruauté à faire violence à ses inclinations et que, pour sa part, il ne voudrait pas avoir pareil tort sur la conscience. Ce gentleman, disait-il, avait déjà déclaré à plusieurs reprises qu’il lui était égal qu’on l’exécutât ; en conséquence, il regardait comme un devoir pour eux, en leur qualité de populace civilisée et éclairée, de l’exécuter en effet. On n’avait pas, comme il le faisait observer, on n’avait pas tous les jours la bonne fortune de pouvoir s’accommoder aux vœux des gens dont on était assez malheureux pour ne pas partager la manière de voir. Mais, puisqu’ils étaient justement tombés sur un individu qui exprimait un désir auquel ils pouvaient raisonnablement satisfaire (et, pour sa part, il ne demandait pas mieux que d’avouer que, dans son opinion, ce désir faisait honneur à ses sentiments), il espérait bien qu’on se déciderait à lui passer sa fantaisie avant d’aller plus loin. C'était un exercice qui, avec un peu d’habileté et de dextérité, ne demandait pas plus de cinq minutes pour s’accomplir à l’entière satisfaction des deux parties ; et, quoique sa modestie l’empêchât de faire lui-même son propre éloge, il demandait la permission de dire qu’il avait dans ces matières des connaissances pratiques assez connues, et que comme il était en même temps d’un caractère obligeant et serviable, il se ferait un véritable plaisir d’exécuter le gentleman.

Ces observations, débitées à la foule qui l’entourait, au milieu d’un tapage et d’un brouhaha effroyables, furent reçues avec grande faveur, peut-être moins à cause de l’éloquence du bourreau que de l’entêtement obstiné du serrurier. Gabriel était dans un péril imminent, et il le savait bien ; mais il gardait un silence constant, et n’aurait pas ouvert davantage la bouche, quand on aurait débattu devant lui la question de savoir si on ne le ferait pas rôtir à petit feu.

Pendant que le bourreau parlait, il y eut quelque agitation et quelque confusion sur l’échelle, et aussitôt qu’il eut cessé, au grand désappointement de la foule qui était en bas et qui n’avait pas eu le temps d’apprendre ce qu’il venait de dire, ni d’y répondre par ses acclamations, quelqu’un cria par la fenêtre :

« Il a les cheveux gris, il est vieux ; ne lui faites pas de mal. »

Le serrurier se retourna vivement du côté d’où venaient ces paroles de pitié, et fixant un regard assuré sur ceux qui étaient là le long de l’échelle sans rien faire, accrochés les uns aux autres.

« Tu n’as que faire de respecter mes cheveux gris, jeune homme, se mit-il à dire, répondant au timbre de la voix qu’il avait entendue, plutôt qu’à la personne même qu’il n’avait pas vue. Je ne vous demande pas de grâce. Si j’ai les cheveux gris, j’ai le cœur encore assez vert pour vous mépriser et vous braver tous, tas de brigands que vous êtes. »

Ce discours imprudent n’était pas fait, comme on pense, pour apaiser la férocité des assaillants. Ils recommencèrent à demander à grands cris qu’on le leur descendît, et l’honnête serrurier allait passer un mauvais quart d’heure si Hugh ne leur avait pas rappelé, dans la réponse qu’il leur adressa, qu’ils avaient besoin de ses services, et qu’il fallait le garder pour ça.

« Voyons, dit-il à Simon Tappertit, dépêchez-vous donc de lui faire savoir ce que nous lui demandons. Et vous, brave homme, ouvrez vos oreilles toutes grandes, si vous voulez qu’on vous les laisse. »

Gabriel croisa ses bras maintenant libres, et considéra en silence son ancien apprenti.

« Voyez-vous, Varden, dit Simon, c’est que nous allons à Newgate de ce pas.

– Certainement que vous y allez, je le vois bien, répliqua le serrurier, vous n’avez jamais dit plus grande vérité.

– Un instant, reprit Simon, ce n’est pas comme ça que je l’entends. Nous allons le réduire en cendres, forcer les portes et mettre les prisonniers en liberté. C'est vous qui avez aidé dans le temps à faire la serrure de la grande porte.

– Oui, oui, dit le serrurier, et vous verrez, avant peu, quand vous y serez, que vous ne me devez pas d’obligation pour cela.

– C'est possible, mais en attendant, il faut que vous nous montriez le moyen de la forcer.

– Ah vraiment !

– Sans doute, parce qu’il n’y a que vous qui le sachiez ; moi, je n’en sais rien. Ainsi, venez avec nous pour la briser de vos propres mains.

– Quand vous me verrez faire ça, dit tout tranquillement le serrurier, c’est que mes mains me tomberont des bras ; et vous ferez bien de les ramasser, Simon Tappertit, pour vous en faire des épaulettes, mon garçon.

– C'est bon, on verra ça, cria Hugh qui intervint en ce moment parce qu’il voyait l’indignation de la foule s’échauffer bien fort. Allons ! remplissez-lui un panier des outils dont il va avoir besoin pendant que moi, je vais vous faire descendre l’homme. Ouvrez les portes en bas, vous autres, pendant qu’il y en aura qui vont éclairer le grand capitaine. Tudieu, mes gars, à vous voir là à ne rien faire que de grommeler les bras croisés, ne dirait-on pas que nous n’avons plus de besogne !

Ils se regardèrent les uns les autres, et se dispersant aussitôt, montèrent à l’escalade sur la maison, pillant tout, cassant tout, selon leur habitude, et emportant tous les articles de quelque valeur qui venaient à les tenter. ils n’eurent pas du reste grand temps à perdre dans cette expédition, car le panier d’outils fut bientôt prêt et suspendu aux épaules d’un homme de bonne volonté. Les préparatifs étant donc achevés, et tout disposés pour l’attaque, ceux qui étaient occupés à des œuvres de pillage et de destruction dans les autres pièces furent rappelés en bas dans l’atelier. Enfin ils allaient tous sortir lorsque celui qui venait de descendre le dernier du haut de la maison, s’avança pour demander s’il fallait relâcher la jeune femme qui était dans le grenier où elle faisait, dit-il un tapage terrible, sans discontinuer.

En ce qui le concernait, Simon Tappertit n’aurait pas manqué de se prononcer pour la négative ; mais la masse des frères et amis, se rappelant le bon office qu’elle leur avait rendu en abreuvant le canon de fusil du serrurier, se montrant d’un avis contraire, le capitaine se vit bien obligé de répondre qu’il fallait la mettre en liberté. L'homme alors retourna à son secours, et reparut bientôt avec miss Miggs pliée en deux et toute mouillée de ses larmes.

Comme cette jeune demoiselle s’était laissé emporter tout le long de l’escalier sans donner signe de vie, son libérateur la déclara morte ou mourante, et ne sachant trop que faire d’elle, il cherchait déjà des yeux quelque banc ou quelque tas de cendres commode pour déposer dessus la belle insensible, lorsque tout à coup elle se dressa sur ses pieds par je ne sais quel mécanisme mystérieux, rejeta ses cheveux en arrière, regarda M. Tappertit d’un air égaré en criant « la vie de mon Simmun est sauve ! » et à l’instant elle se jeta dans les bras du héros avec tant de promptitude qu’il en perdit l’équilibre et recula de quelques pas sous le choc de son aimable fardeau.

« Ah ! que c’est embêtant ! dit M. Tappertit. Voyons ! des hommes ici ! qu’on l’empoigne, et qu’on la remette sous les verrous ; on n’aurait jamais dû lui ouvrir.

– Mon Simmun ! criait Mlle Miggs en larmes et défaillante ; mon cher, mon béni, mon adoré à toujours Simmun !

– Voyons ! allez-vous vous tenir, hein ? disait M. Tappertit d’un ton tout différent, ou bien je vais vous laisser tomber par terre. Que diable avez-vous donc à glisser comme ça vos pieds le long du plancher au lieu de vous redresser ?

– Mon bon ange Simmun ! murmurait Miggs… Il m’a promis…

– Promis ! Ah ! c’est vrai, répondit Simon d’un ton bourru. N'ayez pas peur, je vous tiendrai ma promesse. Je vous ai dit que je vous pourvoirais, et vous pouvez y compter. Allons ! mais tenez-vous donc !

– Où voulez-vous que j’aille à présent ? Qu'est-ce que je vais devenir après ce que j’ai fait ce soir ? cria Miggs. Je n’ai plus d’autre lieu de repos à espérer que le silence de la tombe.

– Plût à Dieu que vous y fussiez déjà, dans le silence de la tombe, répliqua M. Tappertit, et d’une bonne tombe encore, et bien serrée… Venez ici, cria-t-il à l’un des camarades ; puis il lui donna le mot d’ordre à voix basse dans le tuyau de l’oreille. Emmenez-la avec vous. Vous savez où ? »

L'autre fit signe qu’il le savait ; et la prenant dans ses bras, malgré ses protestations, ses sanglots et sa résistance, y compris les égratignures, qui ne laissaient pas de rendre la lutte peu agréable, il enleva son Hélène. Tous ceux qui étaient restés jusque-là dans la maison sortirent dans la rue. Le serrurier fut mis en tête de la bande et forcé de marcher entre deux conducteurs. Toute la troupe se mit aussitôt en mouvement ; et sans cri, sans tumulte, ils allèrent droit à Newgate, et firent halte au milieu d’une masse énorme d’insurgés déjà réunis devant la porte de la prison.

Chapitre XXII. §

Rompant le silence qu’ils avaient gardé jusque-là, ils se mirent à pousser un grand cri, aussitôt qu’ils se furent rangés devant la prison, et demandèrent à parler au gouverneur. Leur visite n’était pas tout à fait inattendue, car sa maison, qui se trouvait sur la rue, était fortement barricadée ; le guichet de la geôle était fermé, et on ne voyait personne aux grilles ni aux fenêtres. Avant qu’ils eussent répété plusieurs fois leur sommation, un homme apparut sur le toit de l’habitation du gouverneur, pour leur demander ce qu’ils voulaient.

Les uns disaient une chose, les autres une autre, la plupart ne faisaient que grogner et siffler. Comme il faisait déjà presque nuit, et que la maison était haute, il y avait dans la foule un grand nombre de gens qui ne s’étaient pas même aperçus qu’il fût venu personne pour leur répondre, et qui continuaient leurs clameurs, jusqu’à ce que la nouvelle s’en fût répandue partout dans le rassemblement. Il s’écoula bien au moins dix minutes avant qu’on pût entendre une voix distincte, et, pendant ce temps-là, on voyait cette figure qui restait perchée là-haut, et dont la silhouette se détachait sur le fond brillant d’un ciel d’été, regardant en bas dans la rue où se passait la scène de trouble.

« N'êtes-vous pas, finit par crier Hugh, monsieur Akerman, le geôlier en chef de la prison ?

– Certainement, c’est lui, camarade, » lui dit Dennis à l’oreille.

Mais Hugh, sans faire attention à lui, voulait avoir la réponse de l’homme même.

« Oui, dit-il, c’est moi.

– Vous avez là, sous votre garde, maître Akerman, quelques-uns de mes amis.

– J'ai là beaucoup de monde sous ma garde ; » et en même temps il jetait en bas un coup d’œil dans l’intérieur de la prison.

Et l’idée qu’il pouvait voir de là les différentes cours, et embrasser tout ce qui leur était masqué par ces murailles maudites, irritait et excitait si fort la populace, qu’ils hurlaient comme des loups.

« Eh bien ! délivrez seulement nos amis, dit Hugh, et vous pourrez garder les autres.

– Mon devoir est de les garder tous ; et je ferai mon devoir.

– Si vous ne nous ouvrez pas les portes toutes grandes, nous allons les enfoncer, dit Hugh, parce que nous voulons absolument faire sortir les gens de l’émeute.

– Tout ce que je peux faire pour vous, mes braves gens, répliqua Akerman, c’est de vous exhorter à vous disperser, et de vous rappeler que toutes les conséquences du moindre trouble causé dans cette maison ne peuvent qu’être très sérieuses, et donner à bon nombre d’entre vous d’amers et d’inutiles regrets, quand il ne sera plus temps. »

Il fit mine de se retirer là-dessus, mais il fut arrêté par la voix du serrurier.

« Monsieur Akerman, cria Gabriel, monsieur Akerman !

– Je ne veux plus entendre un seul d’entre vous, répondit le gouverneur, se tournant vers l’homme qui lui parlait, et lui faisant signe de la main qu’il ne voulait pas parlementer plus longtemps.

– Mais je ne suis pas un d’entre eux, dit Gabriel. Je suis un honnête homme, monsieur Akerman, un honorable industriel… Gabriel Varden, le serrurier. Vous me connaissez bien ?

– Comment ! vous dans la foule ! cria le gouverneur d’une voix altérée.

– Ils m’ont amené de force… ils m’ont amené ici pour leur forcer la serrure de la grand’porte, répondit le serrurier. Veuillez m’être témoin, monsieur Akerman, que je m’y refuse, que je n’en veux rien faire, advienne que pourra de mon refus. S'ils me font quelque violence, faites-moi le plaisir de vous rappeler ça.

– N'avez-vous plus moyen de vous tirer de là ? dit le gouverneur.

– Non, monsieur Akerman. Vous allez faire votre devoir et moi le mien… Encore une fois, tas de brigands et de coupe-jarrets, dit le serrurier, se retournant de leur côté, je refuse. Ah ! enrouez-vous tant que vous voudrez à hurler contre moi, je refuse.

– Un moment, un moment, se hâta de dire le geôlier, Monsieur Varden, Je vous connais pour un digne homme, pour un homme qui ne consentirait jamais à rien faire contre la loi… à moins d’y être forcé.

– Forcé, monsieur ! reprit le serrurier, qui voyait bien d’après le ton dont c’était dit, que le gouverneur lui ménageait une excuse bien suffisante pour céder à la multitude qui l’assiégeait et l’étreignait de toutes parts, et au milieu de laquelle on voyait debout ce vieillard, seul contre tous. Forcé, monsieur ! je ne ferai rien de force ni de gré.

– Où donc est l’homme qui me parlait tout à l’heure ? dit le gardien avec inquiétude.

– Présent ! répondit Hugh.

– Ne savez-vous pas ce que c’est qu’une accusation de meurtre, et qu’en retenant cet honnête artisan avec vous, vous mettez sa vie en péril ?

– Nous savons bien ça, répondit-il ; pourquoi donc croyez-vous que nous l’avons amené ici, si ce n’est pas pour ça ? Donnez-nous nos amis, maître Akerman, et nous vous donnons le vôtre. N'est-ce pas que vous ratifiez, ce troc, mes gars ? »

La populace lui répondit par un bruyant hourra.

« Vous voyez ce que c’est, cria Varden. Ne les laissez pas entrer, au nom du roi Georges, et rappelez-vous ce que je viens de vous dire. Bonne nuit. »

Les négociations finirent là. Une grêle de pierres et d’autres projectiles força le gouverneur à se retirer, et la multitude, s’avançant par essaims le long des murailles, bloqua Gabriel Varden contre la porte.

C'est en vain qu’on mit à ses pieds le paquet d’instruments de son état ; c’est en vain qu’on employa tour à tour, pour le forcer d’en faire usage, les promesses, les coups, des offres de récompense, des menaces de mort sur place : « Non, cria l’intrépide serrurier, non, je ne veux pas. »

Il n’avait jamais tant aimé la vie, mais rien ne put l’ébranler. Les faces sauvages qui le dévisageaient de tous côtés, les cris de ceux qui étaient altérés de son sang, comme des bêtes féroces, la vue des hommes qui fendaient la foule et marchaient sur le corps de leurs camarades pour arriver jusqu’à lui, le visant, par-dessus la tête des autres, avec leurs haches et leurs piques, tout échouait devant son courage obstiné. Il les regardait l’un après l’autre, homme par homme, face à face, et toujours avec sa voix fatiguée, son visage pâlissant, il leur criait haut et ferme ; « Non, je ne veux pas ! »

Dennis lui asséna sur la figure un coup de poing qui le jeta par terre. Il se remit sur ses pieds avec la prestesse d’un jeune homme, et, le front tout ensanglanté, il lui sauta à la gorge.

« Ah ! c’est toi, chien de lâche ? lui dit-il ; rends-moi ma fille, rends-moi ma fille. »

Ils luttèrent ensemble. Il y en avait qui criaient : « Tuez-le ! et d’autres qui heureusement ne se trouvaient pas assez près, qui voulaient l’écraser sous leurs pieds. Quant au bourreau, il avait beau serrer de toutes ses forces les poignets de son adversaire, il ne pouvait pas venir à bout de lui faire lâcher prise.

« Si c’est comme ça que vous me remerciez, monstre d’ingratitude ! dit-il enfin avec force jurons et hors d’haleine, car il avait toutes les peines du monde à articuler une parole.

– Rends-moi ma fille, criait le serrurier, devenu aussi furieux que ceux qui l’entouraient ; rends-moi ma fille.

Renversé encore une fois, encore une fois redressé, puis par terre, il luttait contre une vingtaine d’hommes qui se le passaient de main en main, quand un grand coquin, qui sortait de l’abattoir avec ses habits et ses grandes bottes encore chauds et fumants de sang et de graisse, leva une hallebarde et, poussant un horrible jurement, visa la tête découverte du brave vieillard. Au même instant, pendant qu’il avait le bras levé pour frapper, il tomba lui-même comme d’un coup de foudre, et un manchot lui passa sur le corps pour venir en aide au serrurier. Il avait un autre homme avec lui, et à eux deux ils saisirent vivement et rudement l’artisan.

« Vous n’avez qu’à nous le laisser, crièrent-ils à Hugh en jouant des pieds et des mains pour se frayer un passage en arrière à travers la foule. Vous n’avez qu’à nous le laisser. N'allez-vous pas gaspiller votre force contre cet homme-là quand il n’en faut que deux comme nous pour lui faire son affaire en deux minutes ? Vous perdez votre temps. Songez, aux prisonniers, songez à Barnabé. »

Ceci fut répété partout dans la foule. Les marteaux commencèrent à battre contre les murs ; chacun fit des efforts pour arriver au pied de la prison et prendre place au premier rang. S'ouvrant de force un passage à travers les mutins avec une ardeur aussi désespérée que s’ils étaient au milieu d’ennemis acharnés et non de leurs propres camarades, les deux hommes opérèrent leur retraite avec le serrurier au milieu d’eux, et l’entraînèrent jusqu’au cœur même du rassemblement.

Pendant ce temps-là, les coups commençaient à pleuvoir comme la grêle sur la grande porte et sur le bâtiment, qui ne s’en émouvait guère : car ceux qui ne pouvaient approcher de la porte étaient toujours bien aises de décharger leur rage sur n’importe quoi… même sur les gros blocs de pierre qui brisaient leurs armes en morceaux dans leurs mains, leur donnant jusque dans les bras des fourmillements douloureux, comme s’ils ne se contentaient pas d’une résistance passive et qu’ils leur rendissent coup pour coup. Le fracas du fer contre le fer se mêlait au tumulte étourdissant qu’il dominait par son bruit éclatant, à mesure que les grands marteaux de forge s’abaissaient sur les clous et les plaques de la porte. C'était une pluie d’étincelles. Les gens travaillaient par bandes et se relayaient à de courts intervalles, pour mettre toute la fraîcheur de leur force au service de cette œuvre de destruction. Mais c’est égal : on voyait toujours debout le grand portail, aussi fier, aussi sombre, aussi fort qu’avant, et, sauf les marques des coups à sa surface, toujours le même.

Pendant qu’il y en avait qui dépensaient toute leur énergie à cette tâche pénible, il y en avait d’autres qui dressaient des échelles contre la prison, et qui essayaient de grimper de là jusqu’au haut des murs, où elles ne pouvaient atteindre parce qu’elles étaient trop courtes. Il y en avait d’autres qui soutenaient un engagement avec une escouade de la police, forte d’une centaine d’hommes, et la faisaient reculer à grands coups, ou l’écrasaient sous leur nombre ; d’autres encore faisaient le siège de la maison sur laquelle s’était montré le gouverneur, et, enfonçant les portes, revenaient avec tous les meubles, les empilaient contre la porte de la prison pour en faire un feu de joie qui pût la consumer. Aussitôt qu’on eut vent de cette idée, tous ceux qui se donnaient jusque-là une peine inutile jetèrent là leurs outils et se mirent à augmenter le tas, qui bientôt atteignit la largeur de la moitié de la rue, et une telle hauteur que ceux qui allaient porter en haut des combustibles étaient obligés de prendre des échelles. Quand tout le mobilier et les effets du gouverneur eurent été jetés sur ce riche bûcher, jusqu’au dernier, on se mit à les enduire de poix, de goudron, de résine, apportés de toutes parts, et on arrosa le tout de térébenthine. Ils en firent autant à tout le bois qui garnissait les portes de la prison, sans oublier la moindre traverse ni le moindre madrier. Après avoir accompli ce baptême infernal, ils mirent le feu au bûcher avec des allumettes flamboyantes et du goudron enflammé ; puis alors ils se tinrent auprès, pour en surveiller le résultat.

Comme les meubles étaient très secs et rendus plus inflammables encore par l’huile et la bougie qui s’y trouvaient mêlées, sans parler des autres moyens employés, ils n’eurent pas de peine à prendre feu. Les flammes s’élancèrent avec un rugissement terrible, noircissant le mur de la prison, et se dressant jusqu’au haut de sa façade en serpents de feu. Dans le commencement, les insurgés ramassés autour de l’incendie ne témoignaient l’ivresse de leur triomphe que par leurs regards satisfaits ; mais quand il devint plus brûlant et plus menaçant… quand il se mit à craquer, à bondir, à mugir, comme une grande fournaise… quand il se réfléchit sur les maisons vis-à-vis, et qu’il illumina non seulement les visages pâles et étonnés aux fenêtres, mais jusqu’aux plus intimes recoins de chaque habitation… quand ils le virent caresser la grande porte de sa lueur rougeâtre, et badiner avec elle, tantôt s’attachant à sa surface durcie, tantôt la quittant tout à coup avec une inconstance sauvage pour prendre son essor vers les cieux, puis revenant l’envelopper dans ses serres brûlantes et préparer sa ruine… quand il répandit une si vive clarté que le cadran de l’église du Saint-Sépulcre, dont l’aiguille marque si souvent l’heure de la mort pour les condamnés, était aussi lisible qu’en plein jour, et que le coq qui tourne au haut de son clocher brillait à ce soleil inaccoutumé comme un riche joyau monté de pierreries chatoyantes… quand la pierre noircie et la brique sombre devinrent toutes rouges par la force de la réflexion, et que les croisées reluisirent comme de l’or bruni, miroitant aussi loin que pouvait s’étendre la vue, avec leurs vitres purpurines… quand les murs et les tours, les toits et les blocs de cheminées, au milieu des flammes vacillantes, semblèrent trembler et chanceler comme un homme ivre… quand des milliers d’objets qu’on n’avait jamais vus jusqu’alors vinrent s’étaler à la vue, et que les choses les plus familières prirent un aspect tout nouveau… alors la populace commença à faire chorus avec le tourbillon enflammé, et à pousser des cris, des clameurs, des vociférations comme heureusement il est rare d’en entendre, s’agitant en même temps pour entretenir le feu et le tenir en haleine, afin de ne pas le laisser décroître.

Quoique la chaleur fût si intense que le badigeon des maisons en face de la prison grillait et se craquelait, formant ça et là des boursouflures, comme des pustules à la peau du patient tenu sur le gril par le bourreau, et finissait par crever et tomber en miettes : quoique les carreaux tombassent en éclats des croisées, et que le plomb et le fer sur les toits dépouillassent la main imprudente qui venait à s’y frotter par hasard ; que les moineaux sortissent de leurs trous pour prendre leur vol sur les gouttières, et qu’étourdis par la fumée, ils tombassent tremblants jusque sur le bûcher embrasé ; le feu n’en était pas moins activé sans relâche par des mains infatigables, et l’on voyait tout autour des ombres aller et venir sans cesse. Jamais ils ne se ralentissaient dans leur zèle, jamais ils ne se retiraient à l’écart ; au contraire, ils serraient la flamme de si près que les spectateurs du premier rang avaient fort à faire pour que les chauffeurs, dans leur ardeur, ne les jetassent pas dedans, par la même occasion. Si un homme s’évanouissait ou se laissait choir, il y en avait une douzaine qui se disputaient sa place, et cela, quoiqu’ils sussent bien que c’était un poste de torture, de soif, de fatigue insupportables. Ceux qui tombaient évanouis, et qui avaient le bonheur de ne pas être écrasés sous les pieds ou brûlés par la flamme, étaient emportés dans une cour d’auberge tout près de là, pour y recevoir une douche à la pompe. On se passait de mains en mains de pleins baquets d’eau dans la foule ; mais la soif était si ardente et si générale, l’empressement si grand à qui boirait le premier, que, le plus souvent, tout le contenu en était renversé par terre, sans que pas un eût pu seulement humecter ses lèvres.

Cependant, au milieu des cris et du vacarme, ceux qui étaient le plus près du bûcher continuaient de rejeter dans le tas les fragments embrasés qui venaient à rouler en bas, et poussaient les charbons ardents contre la porte, qui, malgré ce linceul de flammes, n’en restait pas moins fermée et barricadée, sans leur ouvrir de passage. On passait, par-dessus la tête des gens, de gros tisons à ceux qui se tenaient au pied des échelles, tout prêts à grimper jusqu’au dernier échelon, pour les tenir d’une main contre le mur de la prison, déployant tout ce qu’ils avaient d’habileté et de force pour lancer ces brandons sur le toit, ou les jeter en bas dans les cours intérieures. Souvent ils en venaient à bout, et c’était alors un redoublement d’horreur dans cette scène effroyable : car les prisonniers enfermés là-dedans, voyant, à travers leurs barreaux, le feu prendre dans plusieurs endroits et s’approcher menaçant, pendant qu’ils étaient là sous clef pour la nuit, commençaient à s’apercevoir qu’ils étaient en danger de brûler vifs. Cette crainte horrible, se répandant de cellule en cellule, leur arrachait des cris et des lamentations épouvantables ; ils appelaient au secours avec des cris si affreux, que la prison tout entière retentissait de leurs plaintes ; on entendait leurs clameurs dominer les hurlements de la populace et le mugissement des flammes : c’était un tumulte d’agonie et de désespoir à faire trembler les plus hardis.

Ce qu’il y a de remarquable, c’est que ces cris commencèrent par le côté de la prison qui faisait face à Newgate-Street, où tout le monde savait qu’étaient renfermés les hommes condamnés à être exécutés le mardi suivant. Et non seulement ces quatre criminels, qui avaient si peu de temps à vivre, furent les premiers à prendre l’alarme, en se voyant menacés de brûler vifs, mais ce furent aussi, du commencement jusqu’à la fin, les plus importuns de tous : car on les entendait distinctement, malgré la solide épaisseur des murailles, crier que le vent donnait de leur côté et que les flammes allaient bientôt les atteindra ; ils appelaient les agents de la prison, pour qu’ils vinssent éteindre le feu en puisant de l’eau à la citerne qui était dans leur cour, et pleine d’eau. À en juger du milieu de la foule, au dehors, ces quatre condamnés ne cessaient pas un instant d’appeler au secours, et cela avec autant de frayeur et d’attachement frénétique à l’existence, que si chacun d’eux avait devant lui le long espoir d’une vie heureuse et honorée, au lieu de quarante-huit heures d’un emprisonnement misérable, suivi d’une mort violente et infâme.

Mais rien ne saurait décrire l’angoisse et la souffrance des deux fils d’un de ces malheureux, chaque fois qu’ils entendaient ou croyaient entendre la voix de leur père. Après s’être tordu les mains, en courant à droite, à gauche, comme des fous furieux, l’un d’eux montait sur les épaules de l’autre pour essayer de grimper jusqu’au mur élevé, surmonté dans le haut par des piques et des pointes de fer. Et quand il retombait dans la foule, tout meurtri qu’il était, cela ne l’empêchait pas de remonter, de retomber ; et enfin, lorsqu’il reconnut l’inutilité de ses tentatives, il se mit à battre les pierres pour les déchirer avec ses mains, comme s’il pouvait par là faire brèche dans l’épaisse muraille et s’y ouvrir de force un passage. À la fin, ils se frayèrent, à travers la multitude, un chemin jusqu’à la porte, quoique bien des hommes, douze fois plus forts qu’eux, eussent en vain essayé de le faire ; et on les vit dans le feu, oui, dans le feu, faire des efforts désespérés pour la jeter par terre avec des leviers.

Et ils n’étaient pas les seuls à être émus par le vacarme qui se faisait entendre de la prison. Les femmes qui étaient là à regarder, criaient à tue-tête, frappaient leurs mains l’une contre l’autre et se bouchaient les oreilles ; d’autres tombaient évanouies. Les hommes qui n’avaient pu approcher de la muraille pour prendre part au siège, plutôt que d’être là à ne rien faire, arrachaient les pavés de la rue avec une furie et une ardeur aussi grandes que si c’eût été la prison même et qu’ils avançassent ainsi leur projet. Il n’y avait pas dans la foule une seule créature qui ne fût dans une agitation perpétuelle. Toute cette masse énorme était folle.

Un grand cri ! Encore ! encore ! sans que la plupart pussent savoir pourquoi, ni ce que cela voulait dire. C'est que les gens qui étaient autour de la porte l’avaient vue céder tout doucement et se détacher du gond d’en haut. Elle n’était plus suspendue de ce côté que sur celui d’en bas ; mais cela ne l’empêchait pas de rester encore toute droite, soutenue derrière par la barre, et affermie par son propre poids, qui l’avait fait enfoncer au pied, dans le tas de cendres. On voyait maintenant par en haut une ouverture béante, à travers laquelle se montrait un passage obscur, caverneux, sombre… « Entassez le feu ! »

Le feu brûlait avec rage, La porte en était toute rouge et l’ouverture s’élargissait. Ils essayaient en vain de s’abriter le visage avec leurs mains, et, debout, tout prêts à prendre leur élan, ils surveillaient le progrès du leur œuvre. On voyait passer le long du toit de sombres figures, les unes rampant sur leurs mains et leurs genoux, les autres emportées à bras. Il était clair que la prison ne pouvait pas tenir plus longtemps. Le gouverneur, avec ses agents, leurs femmes et leurs enfants, s’échappaient… « Entassez le feu ! »

La porte s’enfonce encore ; elle descend plus avant dans les cendres… elle chancelle… elle cède… la voilà par terre !

Ils poussent un nouveau cri, reculent un pas et laissent un espace libre entre eux et l’entrée de la prison. Hugh saute sur le monceau de braise ardente et fait voler dans les airs un tourbillon d’étincelles, illumine le sombre passage avec les flammèches qui se sont attachées à ses vêtements, et s’élance dans l’intérieur.

Le bourreau le suit. Et alors il s’en précipite tant d’autres derrière eux, que le feu s’écrase sous leurs pas et va joncher la rue ; mais ils n’ont plus besoin de lui maintenant : au dedans comme au dehors, toute la prison est en flammes.

Chapitre XXIII. §

Pendant tout le cours de la terrible scène qui venait de finir par ce succès, il y avait dans Newgate un homme en proie à une crainte et à une torture morale qui n’avait point de pareille au monde, même celle des criminels condamnés à mort.

Lorsque les mutins s’étaient assemblés d’abord devant les bâtiments, l’assassin avait été tiré de son sommeil… si le sien mérita ce nom béni… par l’éclat des voix et le tumulte de la foule. Il tressaillit en entendant ce bruit, et s’assit sur son lit pour écouter.

Après un court intervalle de silence, le bruit redoubla. Écoutant toujours d’une oreille attentive, il finit par comprendre que la prison était assiégée par une multitude furieuse. Aussitôt sa conscience coupable lui représenta ces gens comme animés contre lui, et lui donna la crainte qu’ils ne vinssent l’arracher seul de sa cellule pour le mettre en pièces.

Une fois sous l’empire de cette terrible idée, tout semblait fait exprès pour la confirmer et la fortifier. Son double crime, les circonstances dans lesquelles il avait été commis, la longueur du temps qui s’était écoulé depuis la découverte survenue en dépit de tout, faisaient de lui, pour ainsi dire, l’objet visible de la colère du Tout-Puissant. Au milieu des crimes, des vices, de la peste morale de ce grand lazaret de la capitale, il était là tout seul, marqué et désigné comme victime expiatoire de ses forfaits, un Lucifer au milieu des démons. Les autres prisonniers n’étaient qu’une vile tourbe, occupés à se cacher et à se dissimuler, une populace comme celle qui frémissait dans la rue. Lui, il était l’homme, l’homme unique, en butte à toutes ces fureurs réunies ; un homme à part, solitaire, isolé, dont les captifs eux-mêmes s’éloignaient et se reculaient avec effroi.

Soit que la nouvelle de sa capture ébruitée au dehors les eût amenés tout exprès pour le tirer de là et le tuer dans la rue, soit que ce fussent les émeutiers qui, fidèles à quelque plan arrêté d’avance, étaient venus pour saccager la prison ; dans l’un comme dans l’autre cas, il n’avait aucune espérance qu’on épargnât sa vie. Chaque cri qu’ils poussaient, chaque clameur qu’ils faisaient entendre, était un coup nouveau qui le frappait au cœur ; à mesure que l’attaque avançait, il devenait de plus en plus égaré par ses terreurs frénétiques ; il essayait de renverser les barreaux qui défendaient la cheminée pour l’empêcher de grimper par là ; il appelait à haute voix les guichetiers pour qu’ils vinssent se ranger autour de sa cellule et le sauver de la furie de la canaille.

« Mettez-moi si vous voulez dans un cachot souterrain, n’importe la profondeur, je me moque bien qu’il soit sombre ou dégoûtant, que ce soit un nid de rats ou de vipères, pourvu que je puisse m’y cacher et m’y dérober à toute recherche. »

Mais personne ne venait, personne ne répondait à ses cris. Ses cris mêmes lui faisaient craindre d’attirer sur lui l’attention, et il retombait dans le silence. De temps en temps, en regardant par la grille de sa fenêtre, il voyait une étrange clarté sur la muraille et sur le pavé de la cour ; cette clarté, d’abord assez faible, augmenta insensiblement ; c’était comme si des gardiens passaient et repassaient avec des torches sur le toit de la prison. Bientôt l’air était tout rouge, et des brandons enflammés venaient en tourbillonnant tomber à terre, éparpiller le feu sur le sol, et brûler tristement dans les coins. L'un d’eux roula sous un banc de bois et le mit en combustion. Un autre attrapa un tuyau et s’en vint tout du long grimper sur le mur, laissant derrière lui une longue traînée de feu. Le moment d’après, une pluie épaisse de flammèches commença à tomber petit à petit devant la porte, du haut de quelque partie voisine de la toiture, apparemment incendiée.

Se rappelant que sa porte ouvrait en dehors, il reconnut que chaque étincelle qui venait tomber sur le tas et y éteindre sa force et sa vie, ne laissant en mourant qu’un sale atome de plus de cendre et de poussière, aidait à l’ensevelir là comme dans une tombe vivante. Et pourtant, quoique la prison retentît de clameurs et du cri : « Au secours !… » quoique le feu bondit dans l’air comme si chaque flamme détachée avait une vie de tigre, et mugit comme si chacune d’elles avait une voix affamée… quoique la chaleur commençât à devenir intense et l’air suffoquant, que le bruit allât croissant, que le danger de sa situation, ne fût-ce que de la part de l’élément impitoyable, devint à chaque instant plus menaçant… c’est égal, il avait peur de faire entendre de nouveau sa voix : la foule alors pourrait se porter par là et se diriger d’après le témoignage de ses oreilles ou les renseignements donnés par les autres prisonniers, du côté où il était détenu. C'est ainsi que, redoutant également les gens de la prison et les gens du dehors, le bruit et le silence, le jour et l’obscurité, entre la crainte d’être relâché et celle d’être abandonné là pour y mourir, il souffrait un supplice et des tortures si violentes, que jamais l’homme, dans le plus horrible caprice d’un pouvoir despotique et barbare, n’a pu infliger à l’homme un plus cruel châtiment que celui qu’il s’infligeait lui-même.

Enfin, la porte était donc renversée. Alors les voilà qui se précipitent dans la prison, s’appelant les uns les autres dans les corridors voûtés ; secouant les grilles de fer qui séparaient chaque cour ; frappant à la porte des cellules et des gardiens, enfonçant serrures, gâches et verrous, arrachant les dormants, pour faire sortir par là les prisonniers ; essayant de les tirer de vive force par des ouvertures et des croisées où un enfant n’aurait pas pu passer ; poussant des huées et des hurlements à tout confondre ; courant au travers de l’air embrasé et des flammes, comme des salamandres. Par les cheveux, par les jambes, par la tête, ils saisissaient les prisonniers pour les faire sortir. Il y en avait qui se jetaient sur les détenus à mesure qu’ils accouraient aux portes, pour essayer de limer leurs fers ; d’autres qui dansaient autour d’eux avec une joie frénétique, qui leur déchiraient leurs vêtements, tout prêts, en vérité, dans leur folie, à leur écarteler les membres. Une douzaine d’assiégeants vint alors à percer dans la cour où l’assassin jetait des regards effrayés du haut de sa fenêtre obscure ; cette bande tirait par terre un prisonnier dont ils avaient si bien déchiré les vêtements, qu’ils ne lui tenaient plus au corps, et qui était là sanglant et inanimé entre leurs mains. Plus loin, une vingtaine de prisonniers couraient çà et là, égarés dans la prison comme dans un labyrinthe, tellement effarouchés par le bruit et la lumière, qu’ils ne savaient que faire ni par où aller, criant toujours au secours comme avant, à tue-tête. Quelque malheureux affamé, qui s’était fait arrêter volant un pain ou un morceau de viande, se glissait à la dérobée et les pieds nus… s’échappant lentement, en voyant brûler sa maison, sans en avoir une autre prête à le recevoir, ni des amis prêts à lui tendre les bras, ni quelque ancien asile où chercher un gîte, ni d’autre liberté à recouvrer que la liberté de mourir de faim. Ailleurs, un groupe de voleurs de grandes routes s’en allait en troupe, sous la conduite des amis qu’ils avaient dans la foule, et qui, le long du chemin, leur enveloppaient leurs menottes de mouchoirs ou de cordes de foin pour les cacher, jetaient sur eux des manteaux et des redingotes, leur donnaient à boire, en leur tenant la bouteille contre les lèvres, parce qu’ils n’avaient pas de temps à perdre à briser les fers de leurs mains. Tout cela, Dieu sait avec quel accompagnement de bruit, de précipitation, de confusion ! C'était pis qu’un mauvais rêve, et sans relâche, sans intervalle même d’un seul instant de repos.

Il était encore à regarder ce spectacle du haut de sa fenêtre, quand une bande de gens avec des torches, des échelles, des haches, des armes de toute espèce, s’élança dans la cour et, frappant à la porte à coups de marteau, demanda s’il y avait là dedans un prisonnier. En les voyant venir, il avait quitté la croisée pour se blottir dans le coin le plus reculé de sa cellule ; mais il eut beau ne point leur répondre, comme ils s’étaient mis dans l’idée qu’il y avait quelqu’un, ils dressèrent leurs échelles et commencèrent à arracher les barreaux de sa fenêtre, et, non contents de cela, à faire tomber jusqu’aux pierres de la muraille.

Aussitôt qu’ils eurent fait une brèche assez large pour y passer la tête, l’un d’eux y jeta une torche et regarda tout autour de la chambre. Lui, il suivit le regard de l’inconnu, jusqu’à ce qu’il s’arrêta sur lui, et qu’il l’entendit lui demander pourquoi il n’avait pas répondu ; mais il n’ouvrit pas la bouche.

Dans ce trouble et cette stupéfaction générale, ils n’en furent pas surpris. Sans dire un mot de plus, ils élargirent la brèche de manière à y passer le corps d’un homme, et alors ils sautèrent par là sur le plancher, l’un après l’autre, jusqu’à ce qu’il n’y eût plus de place dans la cellule. Ils le prirent avec eux, le passèrent par la fenêtre à ceux qui se tenaient sur les échelles, et qui le passèrent à leur tour jusque dans la cour. Alors ils sortirent l’un après l’autre, et, lui ayant bien recommandé de se sauver sans perte de temps, parce que, autrement, il trouverait le passage obstrué, ils se précipitèrent ailleurs pour en sauver d’autres.

Il lui semblait que tout cela n’avait pas duré plus d’une minute. Il chancelait sur ses jambes, sans pouvoir croire encore que ce fût vrai, lorsque la cour se remplit de nouveau d’une multitude empressée qui emmenait avec elle Barnabé. En une minute encore, peut-être moins ; à peine une minute ; au même instant ; sans intervalle de temps… lui et son fils étaient passés de main en main à travers la foule épaisse amassée dans la rue, et jetaient derrière eux un coup d’œil sur une masse de feu : quelqu’un leur dit que c’était là Newgate.

Dès le moment où ils avaient commencé à entrer dans la prison, les assiégeants s’étaient dispersés dans diverses directions, s’élançant comme une fourmilière par chaque trou et chaque crevasse, comme s’ils avaient une parfaite connaissance des réduits les plus secrets, et qu’ils portassent dans leur tête un plan exact des bâtiments. Il est vrai qu’ils devaient en grande partie cette connaissance immédiate de la place au bourreau qui se tenait dans le couloir, disant à l’un d’aller par ici, à l’autre de tourner par là, et qui leur fut d’un grand secours pour la merveilleuse rapidité avec laquelle fut opérée la délivrance des prisonniers.

Mais ce fonctionnaire légal tenait en réserve un petit bout de renseignement important qu’il gardait précieusement pour lui-même. Quand il eut distribué ses instructions relatives aux diverses parties de l’établissement, que la populace se fut dispersée d’un bout à l’autre, et qu’il la vit sérieusement à la besogne, il prit dans un placard du mur voisin un trousseau de clefs, et s’en alla, par un corridor particulier tout près de la chapelle, qui joignait la maison du gouverneur, et se trouvait alors en proie à l’incendie, rendre visite aux cellules de condamnés. C'était une série de petites chambres lugubres et bien défendues, donnant sur une galerie basse, protégée, du côté où il entra, par un fort guichet en fer, et à l’autre bout par deux portes et une grille épaisse. Il ferma par-dessus lui le guichet à double tour, et, après s’être bien assuré que les autres entrées étaient également solidement fermées, il s’assit sur un banc dans la galerie, et se mit à sucer la tête de sa canne avec un air de complaisance, de calme et de satisfaction extrêmes.

C'eût été déjà bien étrange de voir un homme se donner ce genre de plaisir avec tant de tranquillité, pendant que la prison était en feu et au milieu du tumulte qui déchirait l’air, quand il aurait été hors de l’enceinte des murs. Mais ici, au cœur même du bâtiment, et, de plus, assourdi par les prières et les cris des quatre condamnés dont les mains, étendues à travers le grillage des portes de leurs cellules, se serraient avec frénésie sous ses yeux pour implorer son aide, c’était une particularité bien remarquable. C'est que, voyez-vous, M. Dennis s’était dit apparemment que ce n’était pas tous les jours fête, et qu’il ne fallait pas perdre cette bonne occasion de rire un peu à leurs dépens. En effet, il s’était planté son chapeau sur le coin de l’oreille, en vrai farceur, et suçait la tête de sa canne avec délice, de plus en plus charmé et souriant, comme s’il se disait en lui-même : « Dennis, Dennis, vous êtes un chien de vaurien : le drôle de corps que vous faites ! Il n’y en a pas deux comme vous au monde : vous êtes un vrai original. »

Il resta comme cela sur son banc quelques minutes, pendant que les quatre misérables dans leurs cellules, certains d’avoir entendu entrer dans la galerie quelqu’un qu’ils ne pouvaient pas voir, éclataient en prières aussi pathétiques et aussi pitoyables qu’on pouvait s’y attendre de la part de malheureux dans leur position ; suppliant l’inconnu, quel qu’il fût, de les mettre en liberté, au nom du ciel ! et protestant, avec une ferveur qui pouvait être vraie dans la circonstance, qu’ils s’amenderaient, et qu’ils ne feraient plus jamais, jamais, jamais, le mal devant Dieu et devant les hommes, qu’ils mèneraient, au contraire, une vie honnête et pénitente, pour réparer par leur chagrin et leur repentir les crimes qu’ils avaient commis. L'énergie terrible de leur langage aurait ému le premier venu. Bon ou mauvais, juste ou injuste (s’il eût été possible qu’on homme bon et juste fût égaré là cette nuit), personne, non personne n’aurait pu s’empêcher de les délivrer, et, laissant à d’autres le soin de leur trouver une autre punition, personne ne se serait refusé à les sauver de cette peine terrible et répugnante qui n’a jamais ramené au bien une âme portée au mal, et qui en a endurci des milliers naturellement peut-être portées au bien.

M. Dennis, qui avait été, lui, élevé et nourri dans les principes de notre bonne vieille école, et qui avait administré nos bonnes vieilles lois d’après notre bon vieux système, toujours au moins une fois ou deux par mois, et cela depuis longtemps, supportait tous ces appels à sa pitié en véritable philosophe. À la fin pourtant, comme ces cris répétés le troublaient dans sa jouissance, il frappa avec sa canne à l’une des portes en criant :

« Dites-moi, voulez-vous me faire le plaisir de vous taire ? »

Là-dessus, ils se mirent tous à vociférer qu’ils allaient être pendus le surlendemain, et renouvelèrent leurs supplications pour obtenir son aide.

« Mon aide ! pourquoi faire ? dit M. Dennis, s’amusant à cogner sur les doigts de la main qui se trouvait à la grille de la cellule la plus voisine.

– Pour nous sauver, crièrent-ils.

– Oh ! certainement, dit M. Dennis en clignant de l’œil au mur en face, faute d’avoir un autre compagnon à qui faire partager sa belle humeur de cette plaisanterie goguenarde. Et vous disiez donc, camarades, qu’on doit vous exécuter ?

– Si nous ne sommes pas relâchés ce soir, cria l’un d’eux, nous sommes des hommes morts.

– Tenez, je vais vous dire ce que c’est, reprit le bourreau gravement. J'ai peur, mon ami, que vous ne soyez pas dans cet état d’esprit qui convient à votre condition, d’après ce que je vois. On ne vous relâchera pas, ne comptez pas là-dessus… Voulez-vous finir ce tapage indécent ? Je m’étonne que vous ne soyez pas honteux : moi, je le suis pour vous. »

Il accompagna ce reproche d’un bon coup de canne sur les dix doigts de chaque cellule, l’une après l’autre, après quoi il alla reprendre son siège d’un air enchanté.

« Comment ! vous avez des lois ? dit-il en se croisant les jambes et en relevant ses sourcils ; vous avez des lois faites pour vous tout exprès ; une jolie prison faite pour vous tout exprès ; un prêtre pour votre service tout exprès ; un officier constitutionnel nommé pour vous tout exprès ; une charrette entretenue pour vous tout exprès… et vous n’êtes pas encore contents !… Voulez-vous bien cesser votre tapage, vous, monsieur, tout là-bas ? »

Un gémissement fut toute la réponse.

« Autant que je puis croire, dit M. Dennis d’un ton demi-badin, demi-fâché, il n’y a pas un seul nomme parmi vous. Je commence à croire que j’ai pris un côté pour l’autre, et que je suis ici chez les dames. Et pourtant, pour ce qui est de ça, j’ai vu bien des dames faire bonne mine à mauvais jeu d’une manière tout à fait honorable pour le sexe… Dites donc, numéro deux, ne grincez donc pas des dents comme ça. Jamais, continua le bourreau en frappant la porte avec sa canne, jamais je n’ai vu ici de si mauvaises manières jusqu’à ce jour. Tenez ! vous me faites rougir ; vous déshonorez Bailey. »

Après avoir attendu un moment quelque justification en réponse, M. Dennis reprit d’un ton câlin :

« Faites bien attention tous les quatre. Je suis venu ici pour prendre soin de vous et pour veiller à ce que vous ne soyez pas brûlés, au lieu de l’autre chose. Vous n’avez pas besoin de faire tant de bruit, parce que vous ne serez pas trouvés par ceux qui ont forcé la prison ; vous ne ferez que vous égosiller inutilement. La belle avance, si vous perdez la voix quand il vous faudra en venir au fameux speech, vous savez ! ce serait grand dommage. C'est ce que je ne cesse de leur dire toujours pour le speech de la fin : « Donnez-moi un bon tour de gueule, c’est ma maxime : donnez-moi un bon tour de gueule. » C'est moi qui en ai entendu, continua le bourreau, ôtant son chapeau pour prendre son mouchoir dans la coiffe et s’en essuyer la face, et se recoiffant après d’un air un peu plus crâne encore, c’est moi qui en ai entendu, de l’éloquence sur le plancher !… vous savez bien le plancher dont je veux vous parler !… C'est moi qui en ai entendu de fameux tours de gueule en manière de speechs, qui étaient aussi clairs qu’une cloche, et aussi réjouissants qu’une vraie comédie ! À la bonne heure ! parlez-moi de ça. Quand la chose est de nature à vous amener à l’endroit où est marquée ma place, voilà ce que j’appelle une disposition d’esprit décente. Prenons donc, s’il vous plaît, une disposition d’esprit décente, je puis même dire honorable, agréable, sociable. Quoi que vous fassiez (et c’est à vous en particulier que je m’adresse, dites donc là-bas, numéro quatre), ne pleurnichez jamais. J'aimerais cent fois mieux, quoique je ne parle pas là dans mon intérêt, voir un homme déchirer exprès ses habits devant moi pour me gâter mes profits, que de le voir pleurnicher. C'est toujours, au bout du compte, une disposition d’esprit bien plus décente. »

Pendant que le bourreau leur tenait ce langage du ton paterne d’un pasteur en conversation familière avec son troupeau, le bruit s’était un peu apaisé, parce que les émeutiers étaient occupés à transporter les prisonniers à Sessions-House, située en dehors des murs d’enceinte de la prison, quoiqu’elle en fût une dépendance, et à les faire passer de là dans la rue. Mais au moment où il en était là de ses admonitions bénévoles, le bruit des voix dans la cour prouva clairement que la populace était revenue de ce côté sur ses pas, et aussitôt après une violente secousse à la grille d’en bas annonça qu’ils voulaient finir par une attaque contre les Cellules : c’était le nom qu’on donnait à cette partie de la prison.

C'est en vain que le bourreau courait de porte en porte, couvrant les guichets l’un après l’autre avec son chapeau, et se consumant en efforts inutiles pour étouffer les cris des quatre prisonniers. C'est en vain qu’il repoussait leurs mains étendues, les frappait de sa canne ou les menaçait d’ajouter par surcroît pour les punir quelque douleur de plus à leur exécution, quand il en serait chargé, et de les faire languir pour la peine, cela ne les empêchait pas de faire retentir la maison de leurs cris. Au contraire, stimulés par l’assurance où ils étaient qu’il n’y avait plus qu’eux maintenant sous les verrous, ils pressaient les assiégeants avec tant d’insistance que ceux-ci, avec une célérité incroyable, forcèrent la forte grille d’en bas, formée de barreaux en fer de deux pouces carrés, renversèrent les deux autres portes, comme si c’eussent été des cloisons de bois blanc, et apparurent au bout de la galerie, séparés seulement des Cellules par un ou deux barreaux.

« Holà ! cria Hugh, qui fut le premier à plonger les yeux dans le corridor sombre. C'est Dennis que je vois là ! C'est bien fait, mon vieux. Dépêche-toi de nous ouvrir ; sans quoi nous allons être suffoqués par la fumée en nous en allant.

– Vous n’avez qu’à vous en aller tout de suite, dit Dennis Qu'est-ce que vous venez chercher ici ?

– Chercher ! répéta Hugh. Eh bien ! et les quatre hommes ?

– Dis donc les quatre diables ! cria le bourreau. Est-ce que vous ne savez pas bien qu’ils restent là pour être pendus mardi ? Est-ce que vous n’avez plus aucun respect pour la loi et la constitution… rien du tout ? Laissez ces quatre hommes tranquilles.

– Allons ! nous n’avons pas le temps de rire, cria Hugh. Ne les entendez-vous pas ? Retirez ces barres qui sont là fixées entre la porte et le plancher, et laissez-nous entrer.

– Camarade, dit le bourreau à voix basse, en se baissant pour n’être pas entendu des autres, sous prétexte de faire ce que Hugh désirait, mais ne le quittant pas des yeux ; ne peux-tu pas bien me laisser ces quatre hommes à ma discrétion, si c’est mon caprice comme ça ? Tu fais bien ce que tu veux, toi ; tu te fais en toute chose la part que tu veux… eh bien ! moi, voilà ma part que je te demande. Je te le répète, laisse-moi ces quatre hommes-là tranquilles, je n’en veux pas davantage.

– Voyons, à bas les barreaux, ou laisse-nous passer, fut la réponse de Hugh.

– Tu sais bien, reprit doucement le bourreau, que tu peux remmener ce monde-là, si ça te convient. Comment ! tu veux décidément entrer ?

– Oui.

– Tu ne laisseras pas ces quatre hommes-là tranquilles, à ma discrétion ? Tu n’as donc de respect pour rien… hein ? continua le bourreau en opérant sa retraite par où il était entré, et regardant son compagnon d’un air sombre. Tu veux entrer, camarade, tu le veux ?

– Quand je te dis que oui. Que diable ! qu’est-ce que tu as donc ?… Où veux-tu aller ?

– Je vais où je veux, ça ne te regarde pas, répliqua le bourreau, jetant encore du guichet de fer où il était, et qu’il tenait entrebâillé, un regard dans la galerie, avant de le fermer sur lui tout à fait. Ne t’inquiète pas où je vais ; mais fais attention où tu cours : tu t’en souviendras. Je ne t’en dis pas davantage. »

Là-dessus, il secoua d’un air menaçant du côté de Hugh son portrait sculpté sur sa canne, et, lui faisant une grimace encore moins aimable que son sourire habituel, il ferma la porte et disparut.

Hugh ne perdit pas de temps. Stimulé à la fois par les cris des condamnés et par l’impatience de la foule, il recommanda au camarade qui était immédiatement derrière lui (il n’y avait de place que pour un homme de front), de reculer un peu pour ne pas attraper de mal, et brandit avec tant de force un marteau de forge, qu’en quatre coups il fit ployer et rompre le barreau, qui leur livra passage.

Si les deux fils du prisonnier dont nous avons parlé déployaient déjà auparavant un zèle qui allait jusqu’à la fureur, on peut juger à présent de leur vigueur et de leur rage ; ce n’étaient plus des hommes, c’étaient des lions. Après avoir prévenu le prisonnier renfermé dans chaque cellule de se reculer de la porte aussi loin qu’il pourrait, pour ne pas se faire blesser par les coups de hache qu’ils allaient donner dans la porte, ils se divisèrent en quatre groupe ; pour peser sur elle chacun de leur côté, et l’enfoncer de vive force en faisant sauter gâches et verrous. Mais, quoique la bande où se trouvaient ces deux jeunes gens ne fût pas la plus forte, il s’en faut ; quoiqu’elle fût la plus mal armée, et qu’elle n’eût commencé qu’après les autres, c’est leur porte qui céda la première, et leur homme qui fut le premier délivré. Quand ils l’entraînèrent dans la galerie pour briser ses fers, il tomba à leurs pieds, comme un vrai tas de chaînes, et on l’emporta dans cet état sur les épaules de ses libérateurs sans qu’il donnât signe de vie.

Ce fut là le couronnement de cette scène d’horreur ; ce fut la mise en liberté de ces quatre misérables, traversant en pareille escorte, d’un air égaré, abasourdi, les rues pleines d’agitation et de vie, qu’ils n’avaient plus espéré revoir jamais, avant le jour où on viendrait les arracher à la solitude et au silence pour leur dernier voyage, le jour où l’air serait chargé du souffle infect de milliers de poitrines haletantes, où les rues et les maisons ne seraient plus bâties et recouvertes de briques, de moellons et de tuiles, mais de faces humaines étagées les unes au-dessus des autres. À voir en ce moment leur figure pâle, leurs yeux creux et hagards, leurs pieds chancelants, leurs mains étendues en avant pour ne pas tomber, leur air égaré, la manière dont ils ouvrirent la bouche béante pour respirer comme s’ils se noyaient, la première fois qu’ils plongèrent dans la foule, on reconnaissait bien que ce ne pouvaient être qu’eux. Il n’y avait pas besoin de dire : « Vous voyez bien cet homme-là, il était condamné à mort ; » il portait hautement ces mots-là imprimés et marqués du fer rouge sur son front. Le monde se retirait devant eux pour les laisser passer, comme si c’étaient des déterrés qui venaient de ressusciter avec leurs linceuls ; et l’on vit plus d’un spectateur qui venait, par hasard, de toucher ou de frôler leurs vêtements à leur passage, frissonner de tous ses membres, comme si c’étaient en effet de vrais morts.

Sur l’ordre de la populace, les maisons furent toutes illuminées cette nuit-là… avec des lampions, du haut en bas, comme dans un jour de grande réjouissance publique. Bien des années après, les vieilles gens, qui, dans leur jeunesse, habitaient ce quartier, se rappelaient à merveille cette clarté immense en dedans comme en dehors, et l’effroi avec lequel ils regardaient, petits enfants, par la fenêtre passer la Figure. La foule, l’émeute avec toutes les autres terreurs, s’étaient déjà presque évanouies de leur souvenir, que celui-là, celui-là seul et unique, était encore distinct et vivant dans leur mémoire. Même à cet âge innocent de la première enfance, il suffisait d’avoir vu un seul instant un de ces condamnés passer comme un dard, pour que cette image suprême dominât, obscurcît toutes les autres, absorbât l’esprit tout entier, et ne le quittât plus jamais.

Quand ce beau chef-d’œuvre fut achevé, les cris et les clameurs devinrent de plus en plus faibles ; le cliquetis des chaînes qui retentissait de tous côtés au moment où les prisonniers s’étaient échappés ne se fit plus entendre. Tout le tapage de la foule se changea en un murmure vague et sourd comme dans le lointain ; et, quand ce débordement de flots humains se fut retiré, il ne resta plus qu’un triste monceau de ruines fumantes, pour marquer la place qui venait d’être le théâtre du tumulte et de l’incendie.

Chapitre XXIV. §

Quoiqu’il n’eût pas eu de repos la nuit précédente, et qu’il eut veillé presque sans relâche depuis quelques semaines, ne dormant que dans le jour et à bâtons rompus, M. Haredale, depuis l’aube du matin jusqu’au coucher du soleil, cherchait sa nièce partout où il pouvait croire qu’elle eût cherché un refuge. Tout le long du jour, rien, pas une goutte d’eau, ne passait ses lèvres ; il avait beau poursuivre ses recherches au loin, de tous côtés, il ne s’était seulement pas assis… pas une fois.

Tous les quartiers qu’il pouvait imaginer, et Chickwell, et Londres, et les maisons des artisans et commerçants à qui il avait affaire, et toutes ses connaissances, il n’avait rien négligé dans ses courses laborieuses. En proie à l’anxiété la plus harassante, aux appréhensions les plus pénibles, il allait de magistrat à magistrat, jusqu’au secrétaire d’État même. C'est de ce ministre seulement qu’il reçut un peu de consolation. « Le gouvernement, lui dit-il, poussé par les factieux jusqu’aux dernières prérogatives de la couronne, était déterminé à en faire usage ; on allait probablement publier le lendemain une proclamation qui donnerait à la force armée un pouvoir discrétionnaire et illimité pour la répression de l’émeute. Les sympathies du roi, de l’administration et des deux chambres du parlement, comme aussi certainement des honnêtes gens de toutes les sectes religieuses, étaient acquises aux catholiques persécutés ; et on était résolu à leur faire justice à tout risque et à tout prix. » Il l’assura de plus que d’autres personnes, dont on avait incendié les maisons, avaient aussi pendant quelque temps perdu la trace de quelque enfant ou de quelque parent, qu’ils avaient toujours, à sa connaissance, fini par retrouver ; qu’on ne perdrait pas de vue sa déclaration, qu’on la recommanderait particulièrement dans les instructions transmises aux chefs de la police et à ses plus infimes agents ; qu’on ne négligerait rien de ce qu’on pourrait faire en sa faveur, et qu’on y apporterait toute la bonne volonté et la constance qu’il avait droit d’espérer.

Reconnaissant de ces bonnes paroles, quelque peu rassurantes que fussent ses démarches antérieures, et sans se faire illusion sur l’espérance qu’il en devait concevoir pour le sujet de peine dont son cœur était dévoré, remerciant pourtant le ministre du fond du cœur pour l’intérêt qu’il lui témoignait dans son malheur et qu’il paraissait si bien ressentir, M. Haredale se retira. Il se trouva, à l’entrée de la nuit, seul dans les rues, sans savoir seulement où aller reposer sa tête.

Il entra dans un hôtel près de Charing-Cross, pour demander quelque rafraîchissement et un lit. Il s’aperçut que son air fatigué et abattu attirait l’attention de l’aubergiste et de ses serviteurs. Il eut l’idée que peut-être on supposait qu’il n’avait pas le sou ; il tira sa bourse et la mit sur la table. « Ce n’est pas cela, lui dit l’aubergiste d’une voix troublée. » Il craignait seulement que monsieur ne fût une des victimes de l’émeute, auquel cas il n’oserait risquer de le recevoir chez lui. Il était père de famille, et il avait déjà reçu deux avertissements de prendre garde aux hôtes qu’il admettrait dans son hôtel. Il en était bien fâché, et il en demandait bien pardon à monsieur, mais il ne pouvait faire autrement.

Non. M. Haredale le sentait mieux que personne ; c’est ce qu’il lui dit en quittant sa maison.

Comprenant qu’il aurait dû s’y attendre, d’après ce qu’il avait vu le matin à Chigwell, où pas un homme n’avait osé toucher à une bêche, en dépit de ses offres libérales, pour venir fouiller les ruines de sa maison, il prit par le Strand, trop fier pour s’exposer encore à un refus, et d’un esprit trop généreux pour vouloir envelopper dans son chagrin ou sa ruine quelque honnête commerçant qui aurait été assez faible pour lui donner asile. Il errait donc dans une des rues parallèles à la Tamise, marchant au hasard, d’un air soucieux, et pensant à des choses bien anciennes dans son souvenir, quand il entendit un domestique crier à un autre en face, par la fenêtre, que la populace était en train de mettre le feu à Newgate.

À Newgate ! où était son homme ! Sa force défaillante lui revint, et son énergie, sur le moment, fut dix fois plus puissante que jamais. Quoi ! se pourrait-il faire… S'ils allaient délivrer l’Assassin… et que lui, Haredale, après tout ce qu’il avait déjà souffert, finit par mourir sans avoir pu se laver du soupçon d’avoir égorgé son frère !

Sans savoir seulement qu’il se dirigeait vers la prison, il ne s’arrêta que quand il fut en face d’elle. La foule y était en effet, serrée et pressée en une masse épaisse, sombre, mouvante ; et on voyait les flammes prendre leur essor dans les airs. La tête lui tournait, mille lumières dansaient devant ses yeux, et il se débattait contre deux hommes qui arrêtaient son élan.

« Non, non, disait l’un ; possédez-vous, mon bon monsieur. Nous attirons ici l’attention. Allons-nous-en. Qu'est-ce que vous voulez faire dans tout ce monde-là ?

– C'est égal, le gentleman est pour qu’on fasse quelque chose, dit l’autre, l’entraînant tout en parlant. Je lui sais toujours gré de ça ; je lui en sais bon gré. »

Pendant ce temps-là ils avaient gagné une cour près de là, tout à fait à côté de la prison. Lui, il les regardait tour à tour, et, en essayant de se remettre, il sentit qu’il n’était pas bien ferme sur ses jambes. Le premier qui lui avait parlé était le vieux gentleman qu’il avait vu chez le lord-maire ; l’autre était John Grueby, qui l’avait si bravement soutenu à Westminster.

« Qu'est-ce que cela veut dire ? demanda-t-il d’une voix défaillante. Où donc nous sommes-nous rencontrés ?

– Derrière la foule, répondit le distillateur ; mais venez avec nous. Je vous en prie, venez avec nous. Il me semble que vous connaissez mon ami que voilà ?

– Certainement, dit M. Haredale. le regardant avec une sorte de stupeur.

– Eh bien ! il vous dira, reprit le vieux gentleman, que je suis un homme à qui vous pouvez vous fier. Il me connaît, c’est mon domestique. Il était ci-devant (comme vous savez, je crois) au service de lord Georges Gordon ; mais il l’a quitté, et, par pur intérêt pour moi et quelques autres victimes désignées de l’émeute, il est venu me donner les renseignements qu’il a pu recueillir sur les desseins de ces misérables.

– C'est vrai, monsieur, dit John, mettant la main à son chapeau ; mais vous savez, à une condition : c’est que vous ne porterez pas témoignage contre milord… Un homme égaré, monsieur ; mais au fond un bon homme. Ce n’est pas milord qui a jamais conduit ces complots.

– C'est une condition que j’observerai, vous pouvez en être sûr, répliqua le vieux distillateur. Je vous le garantis sur mon honneur. Mais venez avec nous, monsieur, je vous en prie, venez avec nous. »

John Grueby, sans joindre ses instances à celles de son maître, adopta un autre moyen de persuasion plus direct, en passant son bras dans celui de M. Haredale, pendant que son maître en faisait autant de son côté, et en l’emmenant au plus tôt.

M. Haredale, à l’étrange égarement de sa tête, et à la difficulté qu’il éprouvait à fixer ses idées, tellement qu’il ne pouvait se rappeler ses nouveaux compagnons deux minutes de suite sans les regarder tour à tour, sentit qu’il avait le cerveau troublé par l’agitation et la souffrance qui l’avaient assailli depuis quelque temps, et auxquelles il était encore en proie : il se laissa donc emmener où ils voulaient. Tout le long du chemin, il avait le sentiment qu’il ne savait plus ce qu’il disait ni ce qu’il faisait, et qu’il avait peur de devenir fou.

Le distillateur demeurait, comme il le lui avait déjà dit lors de leur première rencontre, à Holborn-Hill, où il avait de vastes magasins, et où il faisait son commerce sur une grande échelle. Ils pénétrèrent chez lui par une porte de derrière, pour ne pas attirer l’attention de la foule, et montèrent dans une chambre sur le devant. Cependant les fenêtres en étaient, comme toutes celles de la maison, fermées au volet, pour qu’à l’extérieur tout parût dans l’obscurité.

Ils le placèrent là sur un sofa, tout à fait sans connaissance. Mais, John ayant couru tout de suite chercher un chirurgien qui lui fit une copieuse saignée, il reprit graduellement ses sens. Comme il était, pour le moment, trop faible pour marcher, ils n’eurent pas de peine à lui persuader de passer là la nuit, et le mirent au lit sans perdre une minute. Cela fait, ils lui firent prendre un cordial et un biscuit avec une bonne potion fortifiante, dont l’influence le plongea bientôt dans une léthargie où il oublia un instant toutes ses peines.

Le négociant en vins, qui était un vieillard plein de cœur, et tout à fait un digne homme, n’avait pas la moindre envie de se coucher lui-même, car il avait reçu des émeutiers plusieurs avertissements menaçants, et, s’il était sorti ce soir-là, c’était précisément pour tâcher de savoir, dans les conversations de la populace, si ce n’était pas sa maison qu’on devait venir attaquer après. Il passa toute la nuit dans la même chambre, sur un fauteuil, faisant par-ci par-là un petit somme, et recevant de temps en temps les rapports de John Grueby et de trois ou quatre autres employés de confiance, qui s’en allaient aux écoutes dans la foule ; il leur avait fait préparer, pour les soutenir, une bonne provision de comestibles dans la chambre voisine, et même, malgré son anxiété, il allait de temps en temps lui-même y chercher du réconfort.

Ces rapports étaient tout d’abord d’une nature assez alarmante ; mais, à mesure que la nuit avançait, ils n’en furent que plus inquiétants, et contenaient de telles menaces de violence et de destruction, qu’en comparaison de ce nouveau plan, tous les troubles antérieurs ne paraissaient rien.

La première nouvelle qu’on lui apporta fut celle de la prise de Newgate et de la fuite de tous les prisonniers, dont la marche, à mesure qu’ils montaient par Holborn et les rues adjacentes, s’annonçait à tous les citoyens renfermés dans leurs maisons par le fracas de leurs chaînes, concert épouvantable, qui s’entendait dans toutes les directions, comme autant de forges en exercice. D'ailleurs les flammes jetaient un tel éclat par les voûtes vitrées du distillateur, que les chambres et les escaliers au-dessous étaient presque aussi bien éclairés qu’en plein jour, pendant que les clameurs éloignées de la multitude faisaient trembler jusqu’aux murailles et aux plafonds.

À la fin on les entendit approcher de la maison, et il y eut là quelques minutes d’une anxiété épouvantable. Ils arrivèrent tout près, et s’arrêtèrent devant ; mais, après avoir poussé trois cris effroyables, ils continuèrent leur chemin, et, quoiqu’ils y revinssent cette nuit à plusieurs reprises, donnant chaque fois une nouvelle alarme, ils ne firent rien : ils avaient les mains pleines. Peu de temps après qu’ils avaient disparu pour la première fois, un des éclaireurs du brave négociant accourut avec la nouvelle qu’ils s’étaient arrêtés devant la maison de lord Mansfield, dans Bloomsbury-Square.

Bientôt après, il en arriva un autre, puis un autre ; puis le premier revint à son tour, et ainsi de suite, petit à petit : voici ce qu’ils racontèrent. L'attroupement qui s’était arrêté devant la maison de lord Mansfield avait sommé les gens qui étaient dedans de leur ouvrir, et ne recevant point de réponse (lord et lady Mansfield s’échappaient en ce moment par une porte dérobée), ils étaient entrés de force, selon leur habitude. Là, ils se mirent à démolir la maison avec la plus grande furie, et, y mettant le feu en plusieurs endroits, ils avaient enveloppé dans une ruine commune tout le mobilier, qui était d’une grande valeur, l’argenterie, les bijoux, une magnifique galerie de tableaux, la plus rare collection de manuscrits qu’il y eût jamais eu au monde entre les mains d’un particulier, et, ce qui était pis encore, parce que c’était irréparable, l’immense bibliothèque de droit, contenant presque à chaque page des notes de la main même du juge, et d’une valeur inestimable, parce que c’était le résultat des études et de l’expérience de sa vie tout entière. Pendant qu’ils étaient à sauter en hurlant autour du feu, une troupe de soldats, un magistrat en tête, était survenue, trop tard, il est vrai, pour empêcher le mal déjà fait ; mais pourtant ils s’étaient mis à disperser la foule. On avait lu le riot act, et, comme l’attroupement ne se dissipait pas, les soldats avaient reçu l’ordre de faire feu, et, mettant leurs fusils en joue, avaient fait tomber roide morts, à la première décharge, six hommes et une femme ; il y avait eu beaucoup de blessés. Ils avaient rechargé sur-le-champ, fait une seconde décharge, mais probablement en l’air, car on n’avait vu tomber personne. Là-dessus, effrayée sans doute aussi par les cris et le tumulte, la foule s’était mise à se disperser ; les soldats avaient avancé, laissant par terre les morts et les blessés. Mais ils n’avaient pas eu plus tôt le dos tourné, que les factieux étaient revenus emporter les cadavres et les blessés pour faire une procession funèbre, les corps en tête. Ils avaient marché dans cet ordre avec des éclats de gaieté horrible et sauvage, fixant des armes dans la main même des morts pour leur donner l’air d’être vivants, et précédés par un drôle qui agitait de toutes ses forces la cloche du dîner de lord Mansfield.

Les éclaireurs rapportèrent encore que cette bande de mutins s’était renforcée d’un certain nombre d’autres gens qu’ils avaient rencontrés, revenant de faire semblable besogne ; et que, laissant seulement un détachement pour escorter les blessés et les morts, ils s’étaient mis en marche pour la maison de campagne de lord Mansfield à Caen-Wood, entre Hampstead et Highgate, dans l’intention de lui faire subir le même sort qu’à la maison de ville, et se promettant d’y allumer un feu qui, de cette hauteur, illuminerait Londres tout entier. Mais ils avaient été désappointés dans cette espérance par la rencontre d’un parti de cavalerie qui les attendait là, et qui les avait fait revenir, plus vite qu’ils n’étaient allés, tout droit à Londres.

Chaque bande séparée qui s’était reformée dans les rues, était allée, de son côté, se mettre à l’œuvre, selon son caprice, et le feu avait été mis, en un moment, à une douzaine de maisons, parmi lesquelles celle de sir John Fielding et de deux autres juges de paix. On en avait incendié dans Holborn (alors un des carrefours les plus populeux de Londres) quatre autres qui brûlaient toutes à la fois, et ne laissèrent bientôt plus qu’un amas de cendres, car le peuple avait coupé les tuyaux d’irrigation, et n’avait pas voulu laisser les pompiers faire jouer leurs pompes. Dans une maison près de Moorfields, ils trouvèrent quelques serins en cage ; ils les prirent et les jetèrent tout vivants dans les flammes. Les pauvres petites créatures criaient, dit-on, comme des enfants, quand on les lança sur la braise : il y eut même un homme qui, touché de leur sort, fit de vains efforts pour les sauver, à la grande indignation de la foule, qui voulait lui faire un mauvais parti.

Dans cette même maison, un des garnements qui avaient parcouru les appartements, brisant les meubles et prêtant leur aide à la destruction de la maison, trouva une poupée de petite fille… un méchant jouet… qu’il exposa par la fenêtre aux yeux de la populace dans la rue, comme une idole qu’adoraient les habitants de la maison. Pendant ce temps-là, un autre de ses compagnons qui avait la conscience aussi tendre (c’étaient justement ces deux hommes-là qui avaient été les premiers à faire rôtir tout vifs les serins), s’assit sur le parapet de la maison, pour adresser de là à la foule une harangue tirée d’une brochure mise en circulation par l’Association, sur les vrais principes du Christianisme. Que faisait, pendant ce temps-là, le lord-maire ? Il avait les mains dans ses poches, contemplant tout cela du même œil qu’il aurait contemplé tout autre spectacle, charmé, à le voir, d’avoir trouvé une bonne place.

Tels furent les rapports communiqués au vieux négociant par ses serviteurs, pendant qu’il était assis auprès du lit de M. Haredale, sans avoir pour ainsi dire fermé l’œil depuis la commencement de la nuit, aux cris de la populace, à la lueur des divers incendies, au bruit de la fusillade des soldats. Si on ajoute à ces détails la mise en liberté de tous les prisonniers de la prison neuve, à Klerkenwell, bon nombre de vols commis dans les rues contre les passants, car la foule pouvait faire à son aise tout ce qui lui renaît dans la tête, telles furent les scènes dont, heureusement pour lui, M. Haredale ne se douta seulement pas, et qui se passèrent toutes avant minuit.

Chapitre XXV. §

Quand les ténèbres commencèrent à faire place au jour, la ville avait un aspect étrange.

C'est à peine si personne avait songé à se coucher de toute la nuit. L'inquiétude générale était si visible sur les visages des habitants, avec une expression si altérée par le défaut de sommeil (car tous ceux qui avaient quelque chose à perdre étaient restés sur pied depuis le lundi), qu’un étranger qui serait tombé dans les rues, sans rien savoir, aurait pu croire qu’il y avait quelque peste ou quelque épidémie qui désolait la ville. Au lieu de l’animation qui égaye d’habitude le matin, tout était mort et silencieux. Les boutiques restaient fermées, les bureaux et les magasins étaient clos, les stations de fiacres et de chaises à porteurs étaient désertes ; pas une charrette, pas un wagon qui réveillât de ses cahots les rues paresseuses ; les cris des marchands ne se faisaient pas entendre ; partout régnait un silence morne. Un grand nombre de gens étaient dehors dès avant le point du jour ; mais ils glissaient plutôt qu’ils ne marchaient, comme s’ils avaient peur du bruit même de leurs pas : on aurait dit que la voie publique était plutôt hantée par des revenants que fréquentée par la population, et on voyait, autour des ruines fumantes, des ombres muettes écartées les unes des autres, qui n’osaient pas se risquer à blâmer les perturbateurs ou à en avoir seulement l’air par leurs chuchotements.

Chez le lord président à Piccadilly, dans le palais Lambeth, chez le lord chancelier dans Grent-Ormond-Street, à la Bourse, à la Banque, à Guildhall, dans les Inns de la Cour, dans les salles de justice, dans chaque chambre ayant sa façade sur les rues des environs de Westminster et du Parlement, il y avait des détachements de soldats, postés là avant le jour. Un corps de Horse-Guards était en parade devant Palace-Yard. On avait formé dans le Park un camp où quinze cents hommes et cinq bataillons de la milice étaient sous les armes ; la Tour était fortifiée, les ponts-levis étaient dressés, les canons chargés et pointés, avec deux régiments d’artillerie occupés à renforcer la forteresse et à la mettre en état de défense. Un fort détachement de soldats stationnait sur le qui-vive à New-River-Head, que le peuple avait menacé d’attaquer, et où l’on disait qu’ils avaient l’intention de couper les conduits, afin qu’il n’y eût pas d’eau pour éteindre les flammes. Dans le marché à la volaille, à Corn-Hill, sur plusieurs autres points principaux, on avait tendu à travers les rues des chaînes de fer ; des escouades avaient été distribuées dans quelques vieilles églises de la Cité, pendant qu’il faisait encore nuit, ainsi que dans un certain nombre de maisons particulières, comme celle de lord Buckingham à Grosvenor-Square : on les avait barricadées comme pour y soutenir un siège, avec des canons pointés aux fenêtres. Le soleil, en se levant, éclaira des appartements somptueux remplis d’hommes armés ; les meubles mis en tas dans les coins, à la hâte et sans précaution, au milieu de la terreur du moment ; les armes qui brillaient dans les chambres de la Cité au milieu des pupitres, des tabourets, des livres poudreux ; les petits cimetières enfumés dans les ruelles tortueuses et les rues de traverse, avec des soldats étendus parmi les tombes, ou flânant à l’ombre de quelque vieil arbre, et leurs fusils en faisceau étincelant au jour ; les sentinelles solitaires se promenant de long en large dans les cours de la Cité, maintenant silencieuses, mais hier encore animées par le bruit et le mouvement des affaires ; enfin partout des postes militaires, des garnisons, des préparatifs menaçants.

À mesure que le jour faisait fuir l’ombre, on voyait dans les rues des spectacles encore plus inaccoutumés. Les portes du Banc du roi et des prisons de Fleet, quand on vint les ouvrir à l’heure ordinaire, se trouvèrent placardées d’avis annonçant que les émeutiers reviendraient cette nuit pour les réduire en cendres. Les directeurs, sachant qu’ils ne tiendraient que trop bien, selon toute apparence, leur parole, ne demandaient pas mieux que de lâcher leurs prisonniers et de leur permettre de déménager. De sorte que, tout le long du jour, ceux qui avaient quelques meubles s’occupèrent à les emporter, les uns ici, les autres là, la plupart chez des revendeurs, pour en tirer le plus d’argent qu’ils pourraient. Parmi ces débiteurs incarcérés pour dettes, il y en avait qui étaient si abattus par le long séjour qu’ils avaient fait en prison, si misérables, si dénués d’amis, si morts au monde, sans personne qui eût conservé leur souvenir ou qui leur eût gardé quelque intérêt, qu’ils suppliaient leurs geôliers de ne pas leur rendre leur liberté, et de les diriger sur quelque autre maison de force. Mais les geôliers n’en avaient garde ; ils craignaient trop de s’exposer à la colère de la populace, et les mettaient à la porte, où ils erraient çà et là dans les rues, se rappelant à peine les chemins dont leurs pieds avaient depuis si longtemps perdu l’habitude ; et ces pauvres créatures dégradées et pourries jusqu’au cœur par le séjour de la prison s’en allaient, la larme à l’œil, ratatinées dans leurs haillons, et traînant la savate tout le long de la chaussée.

Parmi les trois cents prisonniers eux-mêmes qui s’étaient échappés de Newgate, il y en avait… un petit nombre, il est vrai, mais quelques-uns pourtant… qui cherchaient partout leurs geôliers pour se remettre entre leurs mains, préférant l’emprisonnement et une punition nouvelle aux horreurs d’une nuit à passer encore comme la dernière. Plusieurs détenus, ramenés au lieu de leur ancienne captivité par quelque attrait indéfinissable, ou par le désir de triompher de sa chute et de repaître leur ressentiment du plaisir de le voir réduit en cendres, ne craignaient pas d’y retourner en plein midi et de flâner autour des cachots. Ce jour-là, on en reprit cinquante dans l’enceinte de la prison ; ce qui n’empêcha pas les autres d’y retourner, malgré tout, et de s’y faire prendre, tout le long de la semaine, plusieurs fois par jour, par groupes de deux ou trois. Sur les cinquante dont nous venons de parler, il y en avait quelques-uns d’occupés à essayer de ranimer le feu ; mais en général ils ne semblaient avoir d’autre objet que de venir errer et se promener autour de leur ancienne résidence : car souvent on les trouva là endormis au milieu des ruines, ou assis à causer ensemble, ou même occupés à boire et à manger, comme dans un lieu de plaisir.

Outre les placards affichés aux portes des prisons de Fleet et du Banc du roi, on déposa plusieurs avis pareils, avant une heure de l’après-midi, à la porte de quelques maisons particulières ; et plus tard l’émeute proclama son intention de se saisir de la Banque, de la Monnaie, de l’Arsenal de Woolwich et des palais royaux. Ces avis étaient presque toujours distribués par un porteur seul, qui tantôt, si c’était une boutique, entrait pour le déposer, avec des menaces sanglantes peut-être, sur le comptoir ; tantôt, si c’était une maison bourgeoise, frappait à la porte, et le remettait à la servante. Malgré la présence de la force armée dans chaque quartier de la ville, et de la troupe nombreuse campée dans le Park, ces messagers continuèrent la distribution de leurs manifestes avec impunité, tout le long de la journée. On vit de même deux jeunes garçons descendre Holborn, armés de barreaux pris aux grilles de la maison de lord Mansfield, et quêtant de l’argent pour les émeutiers. On vit ainsi un homme de haute taille aller à cheval dans Fleet-Street, faire une collecte pour le même objet : celui-là refusait de recevoir autre chose que des pièces d’or.

Il circulait aussi, dans ce moment, une rumeur qui répandait encore plus de terreur dans toute la ville de Londres que ces intentions même annoncées publiquement d’avance par l’émeute, quoique tout le monde ne doutât pas que la réussite de ces machinations ne dût entraîner une banqueroute nationale et la ruine générale. On disait qu’ils étaient résolus à ouvrir les portes de Bedlam et à lâcher les fous. C'était là ce qui présentait à l’esprit de la population des images si effrayantes, et qui menaçait en effet d’un attentat si fécond en horreurs d’un nouveau genre, dont l’imagination même ne pouvait se rendre compte, qu’il n’y avait pas de perte si importante ni de cruauté si barbare dont on n’eût plus volontiers couru le risque, et que beaucoup d’hommes jouissant de leur bon sens quelques heures auparavant furent sur le point d’en perdre la tête.

C'est ainsi que se passa la journée : les prisonniers déménageaient ; les gens couraient çà et là dans les rues, emportant ailleurs leurs meubles et leurs effets, des groupes silencieux restaient debout autour des maisons ruinées ; tout commerce était suspendu ; et les soldats, disposés dans l’ordre que nous avons vu, restaient dans une complète inaction. C'est ainsi que se passa la journée, en attendant la nuit qu’on voyait approcher avec terreur.

Enfin, le soir, sur le coup de sept heures, le Conseil privé du roi publia une proclamation solennelle déclarant : qu’il était devenu nécessaire d’employer la force armée ; que les officiers avaient reçu l’ordre le plus direct et le plus formel de faire à l’instant usage de tous les moyens en leur pouvoir pour réprimer les troubles ; que tous les sujets honnêtes de Sa Majesté étaient invités à rester chez eux cette nuit-là, eux, leurs domestiques et leurs apprentis. Puis on distribua aux soldats de service trente-six cartouches par homme ; on battit le tambour, et toute la troupe fut sous les armes au soleil couchant.

Les autorités municipales, stimulées par ces mesures de rigueur, se réunirent en assemblée générale, votèrent des remercîments aux autorités militaires pour le concours qu’elles voulaient bien prêter à l’administration civile, l’acceptèrent et placèrent les corps désignés sous la direction des deux shériffs. Dans le palais de la reine, une double garde, les yeomen de service, les officiers des menus plaisirs, et tous les autres serviteurs, furent placés dans les corridors et sur les escaliers, à sept heures, avec la recommandation expresse de veiller à leur poste toute la nuit ; puis on ferma toutes les portes. Les gentlemen du Temple et autres Inns montèrent la garde à l’intérieur de leurs bâtiments, et firent dépaver le devant de la rue pour barricader leurs portes. Dans Lincoln’s Inn, ils cédèrent la grand’salle et les communs à la milice du Northumberland, commandée par lord Algernon Percy ; dans quelques quartiers de la Cité, les bourgeois s’offrirent d’eux-mêmes et, sans forfanterie, firent bonne contenance. Des centaines de gentlemen forts et robustes vinrent se jeter, armés jusqu’aux dents, au milieu des salles des diverses compagnies, fermèrent à double tour et au verrou toutes les portes, en disant aux factieux dont ils étaient entourés ; « Venez-y, si vous l’osez, et vous allez voir. » Tous ces arrangements faits simultanément, ou à peu près, furent complétés, en attendant qu’il fît tout à fait noir : les rues se trouvèrent comparativement dégagées, gardées aux quatre coins et dans les abords principaux par les troupes, pendant que des officiers à cheval allaient dans toutes les directions, ordonnant aux traînards qu’ils pouvaient rencontrer de rentrer chez eux, et invitant les habitants à rester dans leurs maisons, et même, en cas de fusillade, à ne pas approcher des fenêtres. On doubla les chaînes dressées dans les carrefours où l’on pouvait craindre davantage l’invasion des masses, et on y établit des postes considérables de soldats. Quand on eut pris toutes ces précautions et qu’il fit tout à fait nuit, les commandants attendirent le résultat avec quelque anxiété, mais aussi avec quelque espérance que ces démonstrations vigoureuses suffiraient pour décourager la populace et prévenir de nouveaux désordres.

Mais ils s’étaient cruellement trompés dans leurs calculs : car, moins d’une demi-heure après, comme si la tombée de la nuit eût été le signal arrêté d’avance, les émeutiers, ayant pris d’abord la précaution d’empêcher, par petites bandes, l’allumage des réverbères, se levèrent comme une mer en furie, se montrant à la fois sur tant de points différents, et avec une rage si inconcevable, que les officiers qui commandaient les troupes ne surent d’abord de quel côté se tourner ni que faire. De nouveaux incendies éclatèrent, l’un après l’autre, dans chaque quartier de la ville, comme si les insurgés avaient l’intention d’envelopper la Cité dans un cercle de flammes qui, se resserrant petit à petit, la réduirait en cendres tout entière ; la foule grouillait dans les rues comme une fourmilière, avec des cris affreux ; et, comme il n’y avait plus dehors que les perturbateurs d’un côté et les soldats de l’autre, ceux-ci pouvaient croire qu’ils voyaient là Londres tout entier rangé contre eux en bataille, et qu’ils étaient seuls contre toute la ville.

En deux heures, trente-six incendies, trente-six conflagrations importantes, étaient signalés ; parmi lesquels on comptait Borough-Clink dans Tooley-Street, le Banc du roi, la prison de la Fleet, et le nouveau Bridewell. Chaque rue était un champ de bataille. Dans chaque quartier, le bruit des mousquets de la troupe dominait les clameurs et le tumulte de la populace. La fusillade commença dans le marché à la volaille, où on avait tendu une chaîne au travers de la chaussée ; c’est là que la première décharge tua du coup une vingtaine de factieux. Les soldats, après avoir à l’instant emporté leurs cadavres dans l’église Saint Médard, firent feu une seconde fois, et, serrant de près la foule qui avait commencé à céder passage en voyant l’exécution commencer, se reformèrent en ligne dans Cheapside et chargèrent à la baïonnette.

Les rues offraient alors un horrible spectacle. Les huées de la canaille, les cris des femmes, les plaintes des blessés, le bruit incessant de la fusillade, formaient un accompagnement étourdissant et épouvantable aux diverses scènes étalées sous les yeux à chaque bout. Là où le chemin était barré par des chaînes était aussi le fort du combat et le plus grand nombre de victimes ; mais on peut dire qu’il n’y avait pas un carrefour important où l’affaire ne fût pas chaude et sanglante.

À Holborn-Bridge, à Holborn-Hill, la confusion était plus grande que partout ailleurs ; car la foule qui débordait de la Cité en deux courants impétueux, l’un par Ludgate-Hill, et l’autre par Newgate-Street, se réunissait là et formait une masse si compacte, qu’à chaque décharge les gens semblaient tomber par tas. On avait posté en cet endroit un gros détachement de soldats qui tiraient tantôt du côté de Fleet-Market, tantôt du côté de Holborn, ou de Snowhill, balayant constamment les rues dans toutes les directions. Là aussi il y avait plusieurs incendies considérables, de sorte que toutes les horreurs de cette nuit terrible semblaient s’être donné rendez-vous sur ce seul et même théâtre.

Au moins vingt fois les assaillants, ayant à leur tête un homme qui brandissait une hache dans sa main droite, monté sur un gros et grand cheval de brasseur, caparaçonné avec les chaînes emportées de Newgate, dont le cliquetis accompagnait chacun de ses pas, firent une tentative pour forcer le passage et mettre le feu à la maison du négociant en vins. Au moins vingt fois ils furent repoussés avec perte, ce qui ne les empêcha pas de revenir à la charge ; et, quoique le bandit qui était à leur tête fût bien reconnaissable, et bien visible, car il n’y avait pas d’autre factieux à cheval, pas un coup ne put l’atteindre. Chaque fois que la fumée de la fusillade se dissipait, on était sûr de le trouver là, appelant ses compagnons de sa voix enrouée, brandissant toujours sa hache sur sa tête, et prenant un nouvel élan, comme s’il portait un charme qui protégeât sa vie, et qu’il fût à l’épreuve de la poudre et des balles.

C'était Hugh : c’était lui qu’on voyait se multiplier sur tous les points dans l’émeute. C'était lui qui avait dirigé deux attaques sur la Banque, qui avait aidé à renverser les baraques de péage sur le pont de Black-Friars, et en avait semé l’argent sur le pavé ; qui avait mis le feu de sa propre main à deux prisons ; qui, ici, là, partout et toujours, était à l’avant-garde, toujours en mouvement, frappant les soldats, encourageant la foule, faisant entendre la musique de fer de son cheval à travers les cris et le tapage, sans jamais être atteint ni arrêté un moment. Cerné d’un côté, il se faisait jour de vive force ailleurs ; obligé de se retirer sur ce point, il avançait sur cet autre à l’instant même. Repoussé de Holborn pour la vingtième fois, il poussait son cheval à la tête d’une grosse troupe d’insurgés droit à Saint-Paul, attaquait un poste de soldats chargés de la garde des prisonniers derrière les grilles, les forçait à la retraite, leur prenait les hommes dont ils devaient compte, et, avec ce renfort, revenait à la charge, dans le délire du vin et de la rage, les excitant de ses hourras comme un démon.

Le plus habile cavalier aurait eu bien de la peine à rester à cheval au milieu d’une telle foule et d’un pareil tumulte mais, quoique ce furieux roulât sur la croupe (il n’avait pas de selle) comme un bateau ballotté par la mer, il n’était pas un instant embarrassé de se tenir ferme et de diriger sa monture partout où il voulait. Dans les rangs les plus épais et les plus pressés, sur les cadavres et les débris enflammés, tantôt sur les trottoirs, tantôt sur la chaussée, tantôt poussant son cheval sur les marches d’un perron pour mieux se faire voir de son parti, tantôt enfin se frayant un passage dans une masse d’êtres vivants, si serrée et si compacte qu’on n’aurait pas pu en couper une tranche avec la lame d’un couteau, il allait toujours, sûr de surmonter tous les obstacles à son gré. Et peut être est-ce à cette circonstance même qu’il devait de n’avoir pas encore reçu une balle : car son audace extrême, et la certitude où l’on était qu’il devait être un de ceux dont la proclamation officielle avait mis à prix la capture, inspiraient aux soldats le désir de le prendre vivant et détournaient bien des coups qui, sans cela, ne se seraient pas égarés loin de lui.

Le négociant et M. Haredale, ne pouvant plus rester tranquillement assis à écouter le bruit, sans voir ce qui se passait, avaient grimpé sur le toit de la maison, et là, cachés derrière une pile de cheminées, ils regardaient en bas avec précaution dans la rue ; ils avaient quelque espérance qu’après tant d’attaques toujours repoussées, les assaillants allaient céder, quand un grand cri leur annonça qu’un parti nouveau arrivait de l’autre côté, et quand l’effroyable fracas de ces fers maudits les avertit en même temps que c’était encore Hugh qui était à la tête de cette troupe. Les soldats s’étaient avancés dans Fleet-Market, où ils étaient occupés à disperser la foule devant eux ; ce qui permit aux assaillants de marcher sans rencontrer d’obstacle et d’arriver bientôt devant la maison.

« Tout est perdu maintenant, dit le négociant : dans une minute voilà cinquante mille livres sterling qui vont être jetées dans la rue. Il faut nous sauver. Nous ne pouvons plus rien faire, trop heureux si nous pouvons seulement échapper. »

Leur première idée avait été de se glisser comme ils pourraient le long des toits des maisons, et d’aller frapper à la fenêtre de quelque mansarde pour qu’on leur permît de passer par là, et de descendre dans la rue afin de se sauver. Mais un autre cri, plus furieux encore, monta de la populace, dont tous les visages en l’air étaient tournés vers eux, et leur apprit qu’ils étaient découverts, que même on avait reconnu M. Haredale : car Hugh, le voyant en plein, à la lueur du feu qui éclairait ce côté de la maison a giorno, l’appela par son nom, en jurant qu’il voulait avoir sa vie.

« Laissez-moi, dit M. Haredale au négociant, et au nom du ciel, mon bon ami, sauvez-vous… Viens y donc, marmottait-il entre ses dents en se tournant du côté de Hugh, et en lui faisant face, sans prendre davantage aucun souci de se cacher. Le toit est haut et, si une fois je t’y tiens, je te réponds que nous mourrons ensemble.

– Folie ! dit l’honnête marchand en le tirant par derrière ; folie toute pure ! Entendez raison, monsieur ; mon bon monsieur, entendez raison. Je ne pourrais plus maintenant me faire ouvrir en allant cogner à quelque fenêtre, et, quand je le pourrais, je ne trouverais personne d’assez hardi pour favoriser ma fuite. Traversons les caves ; il y a là sur la rue de derrière une espèce de passage par où nous entrons et sortons les tonneaux. Ne perdez pas un instant : venez avec moi… pour nous deux… pour moi… mon cher monsieur. »

Tout en parlant, tout en tirant M. Haredale, il put, comme lui, jeter un coup d’œil sur la rue ; un simple coup d’œil, mais qui suffit pour leur montrer la foule se resserrant et se pressant contre la maison : les uns avec des armes courant au premier rang pour enfoncer les portes et les fenêtres ; les autres apportant des tisons du feu voisin ; d’autres, le nez en l’air, suivant des yeux leur course sur les toits et les montrant à leurs compagnons ; tous, furieux et mugissants, comme les flammes qu’ils avaient allumées. Ils virent des hommes avides des trésors de liqueurs fortes qu’ils savaient entassés là, ils en virent d’autres, qui avaient été blessés, étendus par terre pour y mourir, dans les allées d’en face, misérables abandonnés, au milieu de ce vaste rassemblement ; ici une femme tout effrayée qui cherchait à s’échapper ; là un enfant perdu ; plus loin un ignoble ivrogne, qui, sans s’apercevoir seulement d’une blessure mortelle qu’il avait reçue à la tête, criait et se battait jusqu’à la fin. Ils virent tout cela distinctement, même avec une foule d’incidents vulgaires, comme un homme qui avait perdu son chapeau, ou qui se retournait, ou qui se baissait, ou qui donnait une poignée de main à un autre, mais d’un coup d’œil si rapide que, rien que le temps de faire un pas pour se retirer, ils avaient perdu de vue tout ce spectacle, et ne voyaient plus que leur pâleur mutuelle, et le ciel en feu sur leurs têtes.

M. Haredale céda aux prières de son compagnon, plutôt parce qu’il était résolu à le défendre. que par souci de sa propre vie et pour assurer sa fuite ; ils rentrèrent donc dans la maison et redescendirent ensemble l’escalier. Les coups roulaient comme le tonnerre sur les volets ; les pinces travaillaient déjà sous la porte ; les vitres tombaient des croisées : une lumière éclatante brillait par les plus minces ouvertures, et ils entendaient parler les meneurs si près de chaque trou de serrure ou autre, qu’on aurait dit que ces brigands leur murmuraient à l’oreille d’une voix enrouée des menaces de mort. Ils n’eurent que le temps d’arriver au bas des degrés de la cave et de fermer la porte derrière eux : la populace était entrée dans la maison.

Les voûtes étaient d’une obscurité profonde, et, comme ils n’avaient ni torche ni chandelle (ils se seraient bien gardés de trahir ainsi leur lieu de refuge), ils étaient obligés de chercher leur chemin à tâtons. Mais ils ne furent pas longtemps sans y voir clair : car ils n’avaient encore fait que quelques pas, lorsqu’ils entendirent l’émeute forcer la porte, et, en jetant derrière eux un regard sous les arcades du corridor, ils purent les voir de loin se précipiter çà et là avec des flambeaux, mettre les tonneaux en perce, défoncer les cuves, tourner à droite à gauche dans les celliers, et se jeter à plat ventre pour boire aux ruisseaux de spiritueux qui déjà coulaient sur le sol.

Les deux fugitifs n’en pressaient que mieux le pas, et déjà ils avaient pénétré jusqu’à la dernière voûte qui les séparait du passage, quand tout à coup, dans la direction où ils allaient, une vive lumière vint éclairer leurs visages, et, avant même qu’ils eussent pu se jeter sur le côté, ou faire un pas en arrière, ou chercher une cachette, deux hommes, dont l’un portait une torche, arrivèrent sur eux et s’écrièrent, dans une espèce de murmure de saisissement : « Les voilà ! »

Au même instant ils jetèrent la coiffure postiche dont ils s’étaient affublés. M. Haredale vit devant lui Édouard Chester, et puis après, quand le négociant étonné eut la force d’ouvrir la bouche pour prononcer ce nom… Joe Willet.

Vraiment oui ! c’était bien Joe Willet en personne, le même Joe (avec un bras de moins pourtant), qui, tous les ans, faisait à chaque trimestre un voyage sur la jument grise pour venir payer le mémoire du rougeaud marchand de vins. Et c’était ce même rougeaud marchand de vins, ci-devant de Thomas-Street, qui en ce moment le regardait en face et l’appelait par son nom.

« Donnez-moi la main, dit Joe doucement et, qui plus est, la prenant de lui-même bon gré mal gré, n’ayez pas peur de secouer la mienne : elle est à vous de bon cœur ; malheureusement elle n’a plus sa camarade. Mais, avez-vous bonne mine ! quel gaillard vous faites ! Et vous… que Dieu vous bénisse, monsieur. Prenez courage, prenez courage. Nous les retrouverons, allez ! n’ayez pas peur ; nous n’avons pas perdu notre temps. »

Il y avait dans le langage de Joe quelque chose de si franc et de si honnête, que M. Haredale, involontairement, lui mit la main dans la main, quoique leur rencontre ne laissât pas de lui être un peu suspecte. Mais le regard qu’il lança en même temps à Édouard Chester, la discrétion avec laquelle ce jeune gentleman se tenait à l’écart, n’échappèrent pas à Joe, qui se mit à dire hardiment, en jetant aussi un coup d’œil du côté d’Édouard :

« Les temps sont bien changés, monsieur Haredale, et voilà le moment venu de distinguer nos amis de nos ennemis et de ne pas prendre les uns pour les autres. Permettez-moi de vous dire que, sans ce gentleman, il est bien probable que vous ne seriez plus en vie à cette heure, ou que vous seriez pour le moins grièvement blessé.

– Que dites-vous là ? lui demanda M. Haredale.

– Je dis premièrement qu’il ne fallait déjà pas être capon pour aller dans la foule, déguisé comme un gueux de leur clique : mais passons là-dessus, j’y songe, puisque je me trouvais dans le même cas ; secondement, que c’est une action brave et glorieuse (voilà comme je l’appelle), d’avoir porté à ce gredin-là un coup qui l’a descendu de son cheval, et sous leurs yeux.

– Quel gredin ? sous les yeux de qui ?

– Quel gredin, monsieur ! dit Joe. Un gredin qui ne vous veut guère de bien et qui a bien en lui l’étoffe de vingt gredins, ou plutôt de vingt diables. Ce n’est pas d’aujourd’hui que je le connais. S'il avait été une fois dans la maison, il vous aurait bien trouvé, lui, n’importe où. Les autres n’ont pas de rancune particulière contre vous, et, tant qu’ils ne vous verront pas, ils ne songeront qu’à boire à mort. Mais nous perdons là notre temps. Êtes-vous prêt ?

– Oui, dit Édouard. Éteignez la torche, Joe, et en avant. Surtout du silence, et vous serez un bon garçon.

– Silence ou pas, murmura Joe en jetant la torche allumée par terre et en l’écrasant avec son pied, en même temps qu’il prenait M. Haredale par la main ; c’est égal : c’était toujours une action brave et glorieuse… ça y est. »

M. Haredale et le digne négociant étaient trop étonnés et trop pressés pour faire d’autres questions : ils suivirent donc leurs guides en silence. Seulement, d’après deux mots de chuchotement entre eux et le brave marchand sur le moyen le plus sûr de sortir de là, il apprit qu’ils étaient entrés par la porte de derrière, grâce à la connivence de John Grueby, qui faisait le guet dehors avec la clef dans sa poche et qu’ils avaient mis dans leur confidence. Comme il y avait justement une bande d’insurgés qui arrivaient de ce côté au moment où ils venaient d’entrer, John avait refermé la porte à double tour, et était allé chercher des soldats pour couper la retraite à ces malfaiteurs.

Cependant, comme la porte de devant était enfoncée, et que cette petite troupe, impatiente de se ruer sur les liquides, n’avait pas envie de perdre son temps à en enfoncer une autre, elle avait fait le tour et était entrée par Holborn avec les autres, laissant tout à fait libre et déserte l’étroite ruelle sur laquelle donnait le derrière de la maison. Ainsi donc, quand M. Haredale et ses compagnons eurent rampé par le passage qu’avait indiqué le négociant (ce n’était qu’une espèce de trappe mobile pour passer les tonneaux), et qu’ils eurent réussi, avec quelque difficulté, à déchaîner et lever la porte du fond, ils débouchèrent dans la rue sans avoir été observés ni interrompus par personne. Joe, qui n’avait pas lâché M. Haredale, et Édouard, qui tenait bon aussi avec le négociant, se dépêchèrent de filer par les rues d’un pas rapide ; se jetant seulement, par occasion, à l’écart, pour laisser passer quelques fugitifs, ou pour ne pas embarrasser la marche de quelques soldats qui arrivaient derrière eux au pas de course, et dont les questions, quand ils s’arrêtèrent pour leur en faire, furent tout de suite satisfaites par un mot de réponse que Joe leur glissa à l’oreille.

Chapitre XXVI. §

Pendant que Newgate brûlait, la nuit précédente, Barnabé et son père, après avoir passé de main en main à travers la foule, s’arrêtèrent dans Smithfield, derrière la populace, à contempler les flammes comme des gens qui venaient de se réveiller en sursaut. Il s’écoula quelques moments avant qu’ils pussent reconnaître distinctement où ils étaient, et comment ils y étaient venus, oubliant, pendant qu’ils restaient là spectateurs inactifs et nonchalants de l’incendie, qu’ils avaient dans les mains des outils qu’on leur avait donnés pour se délivrer eux-mêmes de leurs fers.

Barnabé, tout enchaîné qu’il était, n’aurait rien eu de plus pressé, s’il avait suivi son instinct, ou qu’il eût été seul, que de revenir se mettre aux côtés de Hugh, que son intelligence bornée lui représentait en ce moment comme brillant d’un nouveau lustre, depuis qu’il voyait en lui son libérateur et son plus fidèle ami. Mais la terreur que son père éprouvait à rester dans les rues se communiqua bientôt à son esprit, quand il eut compris toute l’étendue de ces craintes, et lui inspira le même empressement à chercher ailleurs leur salut.

Dans un coin du marché, au milieu des stalles à bétail, Barnabé s’agenouilla, et se mit à briser les fers de son père, en s’arrêtant de temps en temps pour lui passer sur la figure une main caressante, ou pour le regarder avec un sourire. Lorsqu’il l’eut vu se dresser, libre, sur ses pieds, et qu’il se fut abandonné au transport de joie que lui causait cette vue, il se mit à l’ouvrage pour son propre compte, et bientôt ses chaînes tombant avec fracas laissèrent ses membres souples et dégagés.

Quand cette tâche fut achevée, ils se glissèrent ensemble furtivement, passèrent devant des groupes de gens rassemblés autour de quelque misérable, accroupi devant eux, pour le cacher aux yeux des passants mais sans pouvoir empêcher qu’on entendit retentir le bruit des marteaux, qui annonçaient assez haut qu’ils étaient aussi occupés de la même besogne. Les deux fugitifs se dirigèrent du côté de Clerkenwell, puis de là gagnèrent Islington, comme la sortie de Londres la plus voisine, et se trouvèrent en un moment dans les champs. Après avoir erré longtemps, ils trouvèrent dans un pâturage, près de Finchley, un misérable hangar dont les murs étaient de pisé et le toit de broussailles et de bruyère ; c’était un abri destiné aux bestiaux, mais il était désert pour l’instant. C'est là qu’ils se couchèrent pour y passer la nuit. Ils errèrent encore de tout côté, quand le jour fut venu, et Barnabé alla seul une fois vers un petit hameau à deux ou trois milles de là, pour y acheter du pain et du lait. Mais n’ayant pas trouvé de meilleur lieu de retraite, ils revinrent au même endroit, et s’y couchèrent encore en attendant la nuit.

Il n’y a que Dieu qui puisse dire avec quelle vague idée de devoir et d’affection, avec quelle étrange inspiration de la nature, aussi claire pour lui que pour un homme qui aurait eu l’intelligence la plus radieuse et les facultés les plus développées ; avec quelle obscure souvenance des enfants dont il partageait les jeux quand il était enfant lui-même, et qui lui parlaient toujours de leur père, de leur amour pour lui, de son amour pour eux ; par quelles associations de souvenirs obscurs de la douleur, des larmes et du veuvage de sa mère, il soignait cet homme et veillait tendrement sur lui. Mais si vagues, si confuses que fussent ces idées qui étaient venues l’émouvoir par degrés, c’est à elles qu’il devait le chagrin qu’il montrait en regardant son visage égaré, les larmes qui inondaient ses yeux en se baissant pour l’embrasser, le soin avec lequel il l’éveillait tout content au milieu de ses pleurs, l’abritant du soleil, l’éventant avec des branchages, la calmant dans les sursauts de son sommeil… Ah ! quel sommeil agité !… et se demandant si elle, elle ne voudrait pas bientôt les rejoindre, pour que leur bonheur fût complet. Il resta assis près de lui tout le jour, l’oreille au guet, pour écouter le pas de sa mère à chaque souffle de l’air, cherchant au loin son ombre sur les herbes mollement balancées par le vent, tressant les fleurs des haies pour qu’elle en eût le plaisir quand elle arriverait, et lui aussi quand il s’éveillerait ; enfin se baissant de temps en temps pour écouter les murmures des rêves de son père, et pour s’étonner qu’il ne goûtât pas un meilleur repos dans un lieu si tranquille.

Le soleil disparut, la nuit vint et le trouva aussi paisible, tout entier à ces pensées, comme s’il n’y avait qu’eux au monde, et que le lourd nuage de fumée qu’on voyait de loin suspendu sur l’immense cité ne recelât ni vices, ni crimes, ni vie, ni mort, ni aucun sujet d’inquiétude… comme si c’était seulement le vide de l’air.

Mais l’heure était enfin venue où il fallait qu’il allât seul chercher l’aveugle (quel bonheur pour lui !) et le ramener là, en prenant grand soin qu’on ne l’épiât et qu’on ne le suivît en chemin. Il écouta bien les instructions qu’il devait observer, les répéta souvent pour être sûr de les retenir, et, après être revenu deux ou trois fois sur ses pas pour faire une surprise à son père, en riant à cœur joie, il finit par partir sérieusement pour accomplir sa commission, en lui recommandant d’avoir soin de Grip, qu’il n’avait pas oublié d’emporter de la prison dans ses bras.

Agile et impatient de revenir, il ne fut pas long à gagner la ville ; cependant, quand il arriva, les incendies étaient déjà allumés et insultaient aux ténèbres de la nuit avec leur éclat affreux. À son entrée dans la ville, peut-être ce changement venait-il de ce qu’il n’avait plus là près de lui ses anciens compagnons, et qu’il n’était point chargé d’une commission violente ; peut-être aussi cela venait-il de la beauté de la solitude, où il avait passé la journée, ou des pensées qui l’avaient occupé, mais enfin Londres lui parut peuplé d’une légion de démons. Cette fuite et cette poursuite, cette dévastation cruelle par le fer et la flamme, ces cris effrayants, ce tapage étourdissant, il se demandait si c’était bien là la noble cause du bon lord.

Malgré la stupeur où le plongeait cette scène sauvage, il trouva pourtant le logis de l’aveugle. Tout était fermé : il n’y avait personne. Il attendit longtemps, mais en vain. Il finit par s’en aller, et, comme il apprit justement en ce moment-là que les soldats venaient de tirer, et qu’il devait y avoir beaucoup de morts, il se dirigea vers Holborn, où on lui avait dit qu’était le grand rassemblement ; il voulait essayer d’y rencontrer Hugh, pour lui persuader d’éviter le danger et de revenir avec lui.

S'il avait été abasourdi et dégoûté du tumulte tout à l’heure, son horreur ne fit que redoubler en pénétrant dans ce tourbillon de l’émeute, et lorsqu’il en eut sous les yeux ce terrible spectacle, sans y prendre part. Mais enfin, là, au beau milieu, dominant le reste des insurgés, tout près de la maison qu’on attaquait alors, Hugh était à cheval, appelant, animant tous les autres.

Le tumulte qui l’entourait, la chaleur étouffante, les cris, les craquements, tout cela lui faisait mal au cœur ; cependant il pénétra de force au travers de la foule, reconnu de bien des gens qui se reculaient eu poussant des bravos pour le laisser passer, et il arrivait justement auprès de Hugh, au moment où il proférait des menaces sauvages contre quelqu’un ; mais contre qui et pourquoi, l’extrême confusion de cette scène ne permettait pas à Barnabé de le savoir. Au même instant, la foule se précipita dans la maison dont elle avait brisé la porte, et Hugh… il fut impossible de savoir comment… tomba à terre tout de son long.

Barnabé était à côté de lui, quand il se remit sur ses pieds, encore tout chancelant ; heureusement pour lui qu’il fit entendre sa voix, car Hugh levait sa hache pour lui fendre le crâne en deux.

« Barnabé !… vous ! Quelle était donc la main qui m’a jeté par terre ?

– Ce n’est toujours pas la mienne.

– Qui donc est-ce ?,… je vous demande qui c’est ? cria-t-il en vacillant et en regardant autour de lui d’un air farouche. Voyons ! dépêchons-nous ! où est-il ? qu’on me le montre.

– Vous avez du mal, » lui dit Barnabé ; et, en effet, il était blessé à la tête, d’abord du coup qu’il avait reçu, et puis d’une ruade de son cheval. « Venez-vous-en avec moi. »

En même temps il prit en main la bride, tourna le cheval, et entraîna Hugh à quelques pas de là. Cela suffit pour les dégager de la foule qui se précipitait de la rue dans les caves du négociant en vins.

« Où donc ?… où donc est Dennis ? dit Hugh s’arrêtant tout court et saisissant Barnabé de son bras vigoureux. Où est-il resté tout le jour ? Qu'est-ce qu’il voulait dire en me laissant là, hier au soir, dans la prison ? Dites-moi ça… le savez-vous ? »

En faisant tourner son arme dangereuse, il tomba par terre, étendu comme un chien. Une minute après, quoique exalté déjà jusqu’à la frénésie par la boisson et par sa blessure à la tête, il rampa jusqu’à un courant d’eau-de-vie enflammée qui coulait dans le ruisseau, et se mit à en boire comme de l’eau.

Barnabé le tira de là et le força à se relever. Quoiqu’il ne fût capable ni de marcher ni de se tenir debout, il se dirigea involontairement en trébuchant jusqu’à son cheval, grimpa sur son dos et s’y tint attaché. Après de vains efforts pour dépouiller l’animal de ses harnais sonores, Barnabé sauta en croupe derrière Hugh, attrapa la bride, tourna dans Leather-Lane, qui était tout près de là, et mit à un bon trot le coursier effrayé.

Cependant, avant de sortir de la rue, il regarda derrière lui : il regarda un spectacle tel qu’il ne devait plus s’effacer jamais, même de sa pauvre mémoire, dût-il vivre cent ans. La maison du négociant en vins, avec une demi-douzaine de maisons voisines, n’était plus qu’une grande et brûlante fournaise. Toute la nuit, personne n’avait essayé d’éteindre les flammes ou d’en arrêter le progrès ; mais, pour le moment, un détachement de soldats étaient sérieusement occupés à abattre deux maisons en bois qui étaient à chaque instant en danger de prendre feu, et qui ne pouvaient manquer, si on les laissait s’enflammer, d’étendre au loin l’incendie. La chute bruyante des murs vacillants et des énormes pièces de charpente ; les huées et les vociférations de la foule furieuse, la fusillade lointaine d’autres détachements militaires ; les regards éplorés et les cris de détresse de ceux dont les habitations étaient en péril ; la course errante des gens effrayés qui emportaient leurs effets ; la réflexion, sur chaque partie du ciel, des flammes d’un rouge de sang qui s’élançaient dans l’air, comme si le dernier jour était enfin venu et que tout l’univers fût en feu ; la poussière, la fumée, les tourbillons de flammèches qui venaient roussir et allumer tous les objets sur lesquels elles tombaient ; les bouffées de chaleur malsaine qui venaient tout infecter ; les étoiles, la lune, le ciel même, éclipsés : tout cela présentait un tel spectacle de ruine et de terreur, qu’on eût dit que le firmament était effacé du coup, et que la nuit, avec son repos tranquille et sa lumière douce, ne reviendrait plus jamais visiter la terre.

Mais voici un spectacle bien pire encore ; pire cent fois que le feu et la fumée, et même que la rage insensée, impitoyable de la canaille ! Les gouttières de la rue, et chaque crevasse, chaque fissure dans les pierres de la muraille, versaient les spiritueux enflammés, qui, bientôt endigués par des mains actives, débordaient sur le trottoir et la chaussée et formaient une grande mare où les gens tombaient morts par douzaines. Ils étaient couchés par tas autour de ce lac effroyable, maris et femmes, pères et fils, mères et filles, des femmes avec des enfants dans leurs bras ou contre leur mamelle, et là ils buvaient jusqu’à la mort. Pendant que les uns étaient penchés, pressant leurs lèvres sur le bord pour ne jamais relever la tête, d’autres, d’un bond, s’arrachaient à cette boisson de feu, et se mettaient à danser, moitié dans les transports d’un triomphe insensé, moitié dans l’agonie d’une suffocation dévorante, jusqu’à ce qu’enfin ils tombaient là, plongeant leurs cadavres dans la liqueur qui les avait tués. Eh bien ! cela même, ce n’était pas encore la mort la plus cruelle et la plus effrayante qu’on eût à déplorer cette nuit-là. Du fond des celliers enflammés où ils avaient bu dans leurs chapeaux, dans des seaux, dans des baquets, des cuviers, des souliers, on tira quelques hommes encore vivants, mais qui n’étaient qu’une flamme, des pieds à la tête. Dans l’angoisse de leurs souffrances insupportables, avides de tout ce qui ressemblait à de l’eau, ils roulaient leurs corps sifflants dans cet étang hideux, et lançaient à droite et à gauche des éclaboussures du feu liquide qui lapait tout ce qu’il rencontrait dans sa course, n’épargnant pas plus les vivants que les morts. Dans cette dernière nuit des grands troubles, car ce fut la dernière, les malheureuses victimes d’une révolte absurde devinrent elles-mêmes la cendre et la poussière des flammes qu’elles avaient allumées, et jonchèrent de leurs débris méconnaissables les rues et les places de Londres.

L'âme profondément empreinte de ce souvenir ineffaçable qu’un seul coup d’œil avait suffi pour lui révéler dans sa fuite, Barnabé sortit en courant de la ville qui recelait de telles horreurs ; et baissant la tête pour ne pas même voir la lueur des feux souiller le tranquille paysage qui s’étendait sous ses yeux, il fut bientôt sur la route des champs paisibles.

Il s’arrêta environ à un demi-mille du hangar où était couché son père, et faisant comprendre avec quelque difficulté à Hugh qu’il fallait descendre là, il jeta le harnais du cheval au fond d’une mare d’eau stagnante, et abandonna l’animal à lui-même. Après cela il soutint son compagnon du mieux qu’il put, et l’emmena tout doucement du côté de leur asile.

Chapitre XXVII. §

On était au cœur de la nuit, et d’une nuit très noire quand Barnabé, avec son trébuchant ami, s’approcha de l’endroit où il avait laissé son père ; cependant il put le voir se dérobant dans les ténèbres, car il ne se fiait pas même à son fils, et se retirant d’un pas rapide. Après lui avoir crié deux ou trois fois, mais sans succès, qu’il pouvait revenir, qu’il n’y avait rien à craindre, il laissa tomber Hugh sur le sol et se mit à la recherche de son père pour le ramener.

L'autre continua de se glisser furtivement dans l’ombre, jusqu’à ce que Barnabé l’eût rattrapé. Alors il se retourna, et lui dit d’une voix terrible, quoique étouffée :

« Laisse-moi aller. Ne me touche pas. Tu l’as dit à ta mère, et vous vous êtes entendus pour me trahir. »

Barnabé le regarda en silence.

« Tu as vu ta mère ?

– Non, cria Barnabé avec ardeur. Oh ! non, il y a bien longtemps… plus longtemps que je ne puis dire. Il doit bien y avoir un an. Est-ce qu’elle est ici ? »

Son père le regarda fixement quelques instants, puis il lui dit en se rapprochant de lui, car, rien qu’à voir sa figure et à l’entendre parler, il était impossible de douter de sa sincérité :

« Qu'est-ce que c’est que cet homme-là ?

– Hugh… c’est Hugh. Pas davantage, vous savez bien. Ce n’est pas celui-là qui vous fera du mal. Comment ! vous aviez peur de Hugh ! ha ! ha ! ha ! peur de ce bon gros vieux farceur de Hugh !

– Je vous demande qui il est, reprit l’autre d’un ton si farouche que Barnabé s’arrêta au beau milieu de ses éclats de rire, et recula quelques pas, le regardant d’un air de stupéfaction et de terreur.

– Dieu ! êtes-vous sévère ! vous me faites trembler, comme si vous n’étiez pas mon père. Pourquoi donc me parlez-vous comme cela ?

– Je veux, répondit-il en repoussant la main que son fils, d’un air timide, posait, pour l’apaiser, sur sa manche, je veux une réponse, et au lieu de cela vous me répliquez par les plaisanteries et des questions. Quel est l’homme que vous venez d’amener dans notre cachette, pauvre imbécile ? et où est l’aveugle ?

– Je ne sais pas où il est. Sa maison était fermée. J'ai attendu, sans voir personne venir : ce n’est pas ma faute. Quant à celui-ci, c’est Hugh… le brave Hugh, qui a enfoncé cette odieuse prison pour nous délivrer. Ah ! dites à présent que vous ne l’aimez pas, hein ? n’est-ce pas que vous l’aimez ?

– Pourquoi est-il couché par terre ?

– Il a fait une chute, et puis il a trop bu. Les champs, les arbres, tout ça tourne, tourne, tourne autour de lui, et la terre lui manque sous les pieds. Vous le connaissez bien ! vous vous le rappelez ! Tenez ! regardez-le. »

En effet ils étaient revenus à l’endroit où il était couché, et ils se baissèrent sur lui tous les deux pour voir sa figure.

« Bien ! je me le rappelle, murmura le père. Pourquoi l’avez-vous amené ici ?

– Parce qu’il aurait été tué, si je l’avais laissé là-bas. Si vous aviez vu comme on tirait des coups de fusil et comme le sang coulait ! La vue du sang ne vous fait-elle pas trouver mal, mon père ? Je vois bien que si, à votre figure. C'est comme moi… qu’est-ce que vous regardez donc ?

– Rien, dit l’assassin doucement, après avoir reculé un pas ou deux pour regarder avec les lèvres serrées et l’œil fixe par-dessus la tête de son fils. Rien. »

Il resta dans la même attitude et avec la même expression dans ses traits pendant quelques minutes ; puis il promena lentement son regard autour du lui, comme s’il avait perdu quelque chose, et revint en frissonnant vers le hangar.

« Voulez-vous que je l’emporte là-dedans, père ? » demanda Barnabé qui était resté, pendant ce temps-là, à regarder aussi, sans savoir ce que cela voulait dire.

Il ne répondit que par un gémissement étouffé, en se couchant par terre enveloppé de son manteau jusque par-dessus la tête, et se retira dans le coin le plus obscur.

Voyant qu’il n’y avait pas moyen, pour le moment, d’éveiller Hugh ou de lui faire reprendre ses sens, Barnabé le traîna sur l’herbe et le coucha sur un petit tas de foin et de paille de rebut, dont il avait déjà lui-même fait son lit, après avoir commencé par apporter un peu d’eau d’un ruisseau voisin, pour laver sa blessure et lui nettoyer les mains et la figure. Ensuite il se coucha lui-même, entre eux deux, pour y passer la nuit, et, la face tournée vers les étoiles, il tomba dans un profond sommeil.

Réveillé de bonne heure, le lendemain matin, par l’éclat du soleil, le chant des oiseaux et le bourdonnement des insectes, il laissa dormir les autres dans la hutte, pour aller se promener un peu et respirer cet air doux et frais. Mais il sentit que ses sens harassés, accablés, alourdis par les terribles scènes de la veille et des autres soirées précédentes, se refusaient à jouir des beautés du jour naissant, dont il avait si souvent goûté la douceur avec un plaisir infini. Il pensa à ces matinées heureuses où il allait avec ses chiens, bondissant comme lui, au travers des plaines et des bois, et ce souvenir lui remplit les yeux de larmes. Il ne se reprochait pas, Dieu le bénisse ! d’avoir fait le moindre mal, et il n’avait pas changé de sentiment sur la justice de la cause où il s’était engagé, ou des hommes qui la défendaient : mais il était, en ce moment, plein de soucis, de regrets, de souvenirs effrayants ; il souhaitait, pour la première fois, que tel ou tel événement ne fut jamais arrivé, et qu’on eût épargné à bien des gens tant de chagrins et de souffrances. Il commença aussi à songer combien ils seraient heureux, son père, sa mère, Hugh et lui, s’ils s’en allaient ensemble demeurer dans quelque endroit solitaire, où il n’y eût aucun de ces troubles à craindre ; peut-être l’aveugle, qui parlait de l’or en connaisseur, et qui lui avait confié qu’il avait de grands secrets pour en gagner, pourrait-il leur apprendre à vivre sans ressentir l’aiguillon de la faim et du besoin. À ce propos, il regretta encore davantage de ne pas l’avoir vu la nuit dernière, et il méditait encore là-dessus, quand son père vint lui toucher l’épaule.

« Ah ! cria Barnabé, tressaillant au sortir de sa rêverie. Ce n’est que vous !

– Qui donc vouliez-vous que ce fût ?

– Je croyais presque que c’était l’aveugle. Il faut, père, que j’aie avec lui un bout de conversation.

– Et moi aussi : car, si je ne le vois pas, je ne sais plus où fuir ni que faire, et j’aimerais mieux la mort que de perdre mon temps ici. Il faut que vous alliez tout de suite le voir et que vous me l’ameniez ici.

– Vraiment ? s’écria Barnabé charmé. À la bonne heure, mon père. C'est tout ce que je demandais.

– Mais c’est lui qu’il faut me ramener, et pas d’autre. Surtout, quand vous devriez l’attendre à sa porte pendant vingt-quatre heures, attendez toujours, et ne revenez pas sans lui.

– N'ayez pas peur, cria-t-il gaiement. Je vous l’amènerai, je vous l’amènerai.

– Mettez bas ces babioles, dit le père en lui arrachant les bouts de ruban et les plumes qu’il portait à son chapeau, et jetez mon manteau par-dessus vos habits. Faites bien attention à votre démarche ; du reste, on est trop occupé d’autre chose dans les rues pour qu’on vous remarque. Quant à votre retour, ne vous en inquiétez pas ; il saura bien y pourvoir en toute sûreté.

– Je crois bien ! dit Barnabé, certainement qu’il y pourvoira. C'est ça un habile homme, n’est-ce pas, mon père, et bien capable de nous apprendre le moyen de devenir riches ? Oh ! je le connais bien, je le connais bien. »

Il fut bientôt habillé, et aussi bien déguisé que possible. Cette fois il avait le cœur plus léger en entreprenant ce second voyage, et en laissant Hugh, encore abruti par l’ivresse, étendu par terre sous le hangar, avec son père qui se promenait devant, de long en large.

L'assassin, en proie aux plus tristes pensées, le regarda partir, et se remit à marcher comme tout à l’heure, troublé par le moindre murmure de l’air dans les branches, et par l’ombre la plus légère que les nuages en passant jetaient sur les prés émaillés de marguerites. Il était impatient de voir son fils revenu sain et sauf, et cependant, quoique sa vie et sa sûreté en dépendissent, il n’était pas fâché de le voir parti. Le profond sentiment d’égoïsme que lui inspiraient ses crimes, toujours présents à ses yeux avec leurs conséquences actuelles ou futures, absorbait et faisait entièrement disparaître toute pensée de Barnabé, comme étant son fils. Bien plus, la présence de ce malheureux était pour lui un reproche pénible et cruel ; il retrouvait dans ses yeux égarés les terribles images de cette nuit criminelle. Son visage de l’autre monde, son esprit informe, représentaient à l’assassin une créature qui avait pris naissance dans le sang de sa victime. Il ne pouvait supporter son regard, sa voix, son toucher. Et pourtant il se voyait forcé, par sa condition désespérée. et son unique chance d’échapper au gibet, de l’avoir à ses côtés et de reconnaître qu’il ne pouvait sans lui songer à se soustraire à la mort.

Il se promena donc de long en large, sans repos, tout le jour, roulant ces pensées dans son esprit, et Hugh était encore étendu, sans le savoir, sous le hangar. À la fin, au moment où le soleil allait se coucher, Barnabé revint, amenant l’aveugle et causant avec lui d’un air animé tout le long du chemin.

L'assassin s’avança à leur rencontre, et ordonnant à son fils d’aller parler à Hugh qui venait de se dresser sur ses pieds, il le remplaça près de l’aveugle, et le suivit à pas lents du côté du hangar.

« Pourquoi l’avoir envoyé, lui ? dit Stagg. Ne saviez-vous pas que c’était le moyen de le perdre, sitôt qu’on l’aurait reconnu ?

– Ne vouliez-vous pas que j’y allasse moi-même ? répliqua l’autre.

– Hem ! peut-être que non. J'étais devant la prison mardi soir ; mais, dans la foule, je vous ai manqué. On a fait hier soir de fameuse besogne… oh ! mais de la jolie besogne !… une besogne profitable, ajouta-t-il en faisant sonner l’argent dans son gousset.

– Avez-vous…

– Vu votre bonne dame ?… Certainement.

– Eh bien ! n’avez-vous rien à me dire de plus ?

– Oh ! je vais vous dire tout, reprit l’aveugle en éclatant de rire. Pardon, mais j’aime à vous voir si impatient : c’est signe d’énergie.

– Consent-elle à dire le mot qui peut me sauver ?

– Non, répondit l’aveugle d’un ton décidé, en tournant vers lui son visage. Non ; voici ce que c’est : elle a été à deux doigts de la mort, depuis qu’elle a perdu son cher fils… elle est restée privée de sentiment, enfin, je ne sais pas quoi. Je l’ai été chercher dans un hôpital, et me suis présenté (sauf votre permission) au chevet de son lit. Notre conversation n’a pas été longue ; elle était trop faible, et puis il y avait là tant de monde auprès de nous, que je n’étais pas à mon aise. Mais je lui ai dit tout ce dont j’étais convenu avec vous ; je lui ai fait toucher au doigt, et dans les termes les plus forts, la situation du jeune gentleman. Elle a voulu m’attendrir ; mais, comme je lui ai dit, c’était peine perdue. Alors elle s’est mise à pleurer et à gémir, bien entendu : c’est toujours comme ça avec les femmes Puis, ne voilà-t-il pas que tout d’un coup elle a retrouvé sa force et sa voix pour me dire qu’elle se mettait, elle et son fils, sous la garde de Dieu ; que c’était à lui qu’elle en voulait appeler contre nous… et elle le fit, ma foi ! dans un langage tout à fait gentil, je vous assure. Je lui conseillai, en ami, de ne pas trop compter sur une assistance aussi éloignée ; je lui recommandai d’y songer à deux fois ; je lui laissai mon adresse, en lui disant que j’étais sûr qu’elle enverrait chez moi le lendemain avant midi, et je la quittai pâmée ou faisant semblant de l’être. »

Après ce beau récit, qu’il interrompit de temps à autre pour casser et croquer à son aise quelques noix, dont il paraissait avoir sa poche pleine, l’aveugle tira d’une autre poche un flacon dont il commença par boire une gorgée, et qu’il offrit ensuite à son compagnon.

« Vous n’en voulez pas, n’est-ce pas ? dit-il en sentant que l’autre repoussait le flacon. Comme il vous plaira. Le brave gentleman qui loge là à côté de vous ne me refusera peut-être pas, lui. Eh, sacripant !

– Au nom du diable ! dit l’assassin en le retenant par la basque ; ne me direz-vous pas ce qu’il faut que je fasse ?

– Ce que vous fassiez ! Il n’y a rien de plus aisé : une petite course de deux heures, pas plus, au clair de la lune, avec le jeune gentleman, qui ne demande pas mieux ; je l’ai catéchisé en chemin, et éloignez-vous de Londres tant que vous pourrez. Vous me ferez savoir où vous êtes, et je me charge du reste. Il faudra bien qu’elle revienne : elle ne peut pas résister longtemps ; et en attendant, quant aux chances de vous voir rattraper, songez que ce n’est pas un prisonnier seulement qui s’est échappé de Newgate, il y en a trois cents. Cela ne doit-il pas vous rassurer ?

– Mais enfin, il faut que nous vivions. Comment cela ?

– Comment ! répliqua l’aveugle ; en buvant et en mangeant. Et comment boire et manger ? Il faut payer. C'est donc de l’argent qu’il faut, cria-t-il en tapant sur son gousset ; c’est de l’argent que vous voulez dire, n’est-ce pas ? Bah ! les rues en étaient pavées. Ce serait diablement dommage que ça fût déjà fini, car c’est un bien joli moment : un moment d’or, comme on n’en voit guère, pour pêcher en eau trouble dans tout ce remue-ménage. Eh ! holà ! Veux-tu boire, sacripant ? Voyons, bois. Où est-tu donc ? eh ! »

En proférant ces vociférations d’un ton tapageur qui montrait sa parfaite confiance dans le désordre général et, la licence des temps, il alla à tâtons vers le hangar, où Hugh et Barnabé étaient assis par terre.

« Prends-moi ça, cria-t-il en passant à Hugh son flacon. Il ne coule plus maintenant que du vin et de l’or dans les ruisseaux de Londres. Les pompes mêmes ne versent plus que de l’eau-de-vie et des guinées. Prends-moi ça, et ne l’épargne pas. »

Épuisé, sale, la barbe longue, barbouillé de fumée et de suie, les cheveux emmêlés par le sang, la voix presque éteinte, et ne parlant que par chuchotements ; la peau desséchée par la fièvre, tout le corps en capilotade, couvert de plaies et de meurtrissures, Hugh eut pourtant encore la force de prendre le flacon et de le porter à ses lèvres. Il était en train de boire, quand le devant du hangar fut tout à coup obscurci par une ombre : c’était Dennis qui venait là se planter devant eux.

« Je ne vous dérange pas ? dit ce personnage d’un ton railleur, au moment où Hugh cessait de boire, pour le toiser d’un air peu agréable des pieds à la tête. Je ne vous dérange pas, camarade ? Tiens, Barnabé ici avec vous ? Comment ça va-t-il, Barnabé ? Et ces deux autres messieurs aussi ? votre serviteur très humble, messieurs. Je ne vous dérange pas non plus, j’espère ? n’est-ce pas, camarades ? »

Malgré le ton amical et l’air confiant dont il leur tenait ce langage, on voyait qu’il éprouvait quelque hésitation à entrer, et qu’il restait volontiers dehors, il était un peu mieux mis que de coutume : c’était toujours le même habillement noir usé jusqu’à la corde ; mais il avait autour du col une cravate d’assez mauvaise mine, d’un blanc jaune, et à ses mains des gants de peau, comme les jardiniers en portent dans l’exercice de leur état. Ses souliers étaient tout frais graissés, et décorés d’une paire de boucles d’acier rouillé ; les rosettes des genoux de sa culotte courte avaient été renouvelées, et, à défaut de boutons, il avait ses vêtements attachés avec des épingles. En somme, il avait l’air d’un recors ou d’un aide de garde du commerce, terriblement fané, mais encore jaloux de conserver les apparences de son rôle officiel, et faisant bonne mine à mauvais jeu.

« Vous êtes joliment bien ici, dit M. Dennis, tirant de sa poche un mouchoir moisi qui ressemblait plutôt à un licou en décomposition, et s’en frottant le front de toutes ses forces.

– Pas assez bien, pourtant, pour vous empêcher de nous trouver, à ce qu’il parait, répondit Hugh de mauvaise humeur.

– Écoutez donc, je vais vous dire, camarade, reprit Dennis avec un sourire amical ; quand vous voudrez que je ne sache pas de quel côté vous êtes à chevaucher, vous ferez bien de ne pas attacher de pareils grelots au cou de votre cheval. Ah ! je les ai assez entendus la nuit dernière pour ne pas les oublier ; il me semble que je les ai encore dans l’oreille ; voilà la vérité. Mais, voyons ! comment ça va-t-il, camarade ?

Pendant ce temps-là il s’était approché, et il s’était même risqué à s’asseoir à côté de lui.

« Comment je vais ? répondit Hugh. Dites-moi d’abord ce que vous avez fait hier. Où donc êtes-vous allé quand vous m’avez quitté dans la prison ? Pourquoi m’avez-vous quitté ? Et qu’est-ce que vous aviez à rouler vos yeux comme vous faisiez, et à me montrer le poing, hein ?

– Moi, montrer le poing… à vous, camarade ! dit Dennis, arrêtant doucement la main que Hugh venait de lever d’un air menaçant.

– Alors c’était votre bâton : c’est toujours la même chose.

– Que le bon Dieu vous bénisse ! camarade ; je n’avais rien du tout. Vous me connaissez bien mal. Je ne serais vraiment pas étonné maintenant, ajouta-t-il du ton découragé d’un homme qui se sent calomnié, que vous vous fussiez mis dans la tête, parce que je vous demandais de me laisser ces drôles-là en prison, que j’allais déserter le drapeau.

– Eh bien, oui ! je me l’étais mis dans l’idée, répondit Hugh en jurant.

– Quand je vous disais ! répliqua M. Dennis tristement. En vérité, il y a de quoi dégoûter de la confiance. Déserter le drapeau, moi, Ned, Dennis, comme m’a baptisé feu mon père… Est-ce à vous, cette hache-là, camarade ?

– Oui, c’est à moi, dit Hugh du même ton de mauvaise humeur. Vous l’auriez bien sentie, si vous vous étiez seulement trouvé sur son chemin cette nuit. Posez-la par terre.

– Je l’aurais sentie ! dit M. Dennis sans la lâcher, et examinant d’un air distrait si elle avait bien le fil. Je l’aurais sentie ! Et moi qui, pendant ce temps-là, travaillais de mon mieux ! Voilà bien le monde ! Vous n’auriez seulement pas le cœur de me demander si je ne boirais pas bien un coup au goulot de cette bouteille, hein ? »

Hugh la lui passa. Comme l’autre l’approchait de ses lèvres, Barnabé fit un bond et, lui recommandant de se taire, regarda dehors d’un air sérieux.

« Qu'est-ce que vous avez, Barnabé ? dit Dennis, observant Hugh et laissant tomber le flacon, mais non pas la hache, qu’il gardait toujours à la main.

– Chut ! répondit tout bas Barnabé. Qu'est-ce que je vois briller là, derrière la haie ?

– Ce que c’est ? cria le bourreau à tue-tête, en se saisissant de lui et de Hugh, ce ne seraient pas… ce ne seraient pas les soldats, peut-être ? »

Au même instant, le hangar se remplit de gens armés, et un détachement de cavalerie arriva, à travers champs, au grand galop.

« Là ! dit Dennis, qui était resté libre pendant qu’ils s’étaient saisis de leurs prisonniers ; voici, messieurs, les deux jeunes gens que la proclamation a mis à prix. L'autre, là-bas, est un criminel échappé… J'en suis bien fâché, camarade, ajouta-t-il d’un ton résigné, en s’adressant à Hugh, mais c’est votre faute ; c’est vous qui m’y avez forcé. Vous n’avez pas voulu respecter les plus fermes principes constitutionnels, vous savez : vous êtes venu violer et ébranler les fondements mêmes de la société. Je ne sais pas ce que je n’aurais pas donné pour que vous ne fissiez pas ça, ma parole d’honneur… Si vous voulez, messieurs, les tenir ferme, je crois que je ne serai pas embarrassé pour les lier plus solidement que vous ne pourriez le faire. »

Cependant, cette opération fut suspendue pour quelques moments par un autre événement. L'aveugle, dont les oreilles étaient plus clairvoyantes que les yeux de bien des gens, avait été alarmé, avant Barnabé, par un bruit de frottement dans les buissons à l’abri desquels les soldats s’étaient avancés. Il avait fait immédiatement bonne retraite, et s’était tapi dans un coin quelques minutes ; mais, dans son trouble, s’étant trompé sans doute en sortant de sa cachette, il était maintenant en pleine vue, courant à travers la plaine.

Un officier cria aussitôt qu’il le reconnaissait pour avoir aidé la nuit précédente à piller une maison. On lui ordonna à haute voix de se rendre. Il n’en courut que plus fort ; encore quelques secondes, et il était trop loin pour qu’un coup de feu pût l’atteindre. L'ordre donné, les soldats tirèrent.

Il y eut un moment de profond silence, chacun retenant son haleine. Tous les yeux étaient fixés sur lui. On l’avait vu tressaillir au moment de la décharge, comme s’il avait eu seulement peur du bruit. Mais il ne s’était pas arrêté : il n’avait seulement point ralenti son pas ; au contraire, il avait continué sa course encore une quarantaine de mètres plus loin. Mais là, sans tournoyer, sans chanceler, sans aucun signe de faiblesse ou de frémissement dans ses membres, il tomba comme un plomb.

Quelques soldats coururent à l’endroit où il était étendu. Le bourreau les accompagnait. Tout cela s’était passé si vivement, que la fumée n’était pas tout à fait dissipée et serpentait encore dans l’air en un léger nuage, qu’on aurait pu prendre pour l’esprit que venait de rendre le défunt et qui désertait son corps d’un air solennel. Il n’y avait que quelques gouttes de sang sur l’herbe ; un peu plus de l’autre côté, quand on l’eût retourné… Voilà tout.

« Venez voir un peu ! venez voir un peu ! dit le bourreau se baissant, un genou en terre, à côté du corps, et regardant d’un air désolé l’officier avec ses hommes : voilà qui est joli !

– Ôtez-vous de là, répliqua l’officier. Sergent, voyez ce qu’il avait sur lui. »

Le sergent retourna les poches de l’aveugle, les vida sur l’herbe, et trouva, sans compter quelques pièces de monnaie étrangère et deux bagues, quarante-cinq guinées en or. On les emporta enveloppées dans un mouchoir, laissant là, pour le moment, le cadavre, avec le sergent et six soldats chargés de le transporter au poste le plus voisin.

« À présent, si vous voulez partir, dit le sergent en donnant une tape sur l’épaule de Dennis et en lui montrant l’officier qui retournait vers le hangar. »

À quoi M. Dennis répondit seulement : « Je vous défends de me parler. Et en même temps il répéta ce qu’il avait déjà dit, en terminant encore par : « Voilà qui est joli !

– Il me semble que c’était un homme qui ne vous intéressait pas beaucoup ? remarqua le sergent froidement.

– Et qui donc intéresserait-il, répliqua M. Dennis en se relevant, si ce n’est pas moi ?

– Oh ! je ne savais pas que vous aviez le cœur si tendre, dit le sergent : voilà tout.

– Le cœur si tendre ! répéta Dennis ; le cœur si tendre ! Regardez-moi cet homme-là ! Trouvez-vous ça constitutionnel ? Voyez-vous comme on l’a percé d’une balle de part en part, au lieu de l’exécuter comme un bon Anglais ? Le diable m’emporte si je sais maintenant de quel côté me retourner. Votre parti ne vaut pas mieux que l’autre. Que va devenir le pays, si le pouvoir militaire se permet de se substituer comme ça aux autorités civiles ? Qu'avez-vous fait des droits du citoyen, de cette pauvre créature, notre semblable, en le privant du privilège de m’avoir, moi, pour l’assister à ses derniers moments ? Est-ce que je n’étais pas là ? Je ne demandais pas mieux que de le servir. J'étais tout prêt. Nous voilà bien lotis, camarade, si nous faisons crier comme ça les morts contre nous, et que nous allions nous coucher tranquillement par là-dessus : c’est du propre ! »

Peut-être trouva-t-il dans son chagrin quelque consolation à garrotter les autres prisonniers ; il faut l’espérer pour lui. Dans tous les cas, la sommation qu’on lui fit de se mettre à la besogne parut le distraire, pour le moment, de ses pénibles réflexions, en donnant à ses pensées une occupation qui les flattait davantage.

On ne les emmena pas tous trois ensemble : on en fit deux escouades. Barnabé et son père allèrent d’un côté, au centre d’un peloton d’infanterie, et Hugh, bien attaché sur un cheval, suivit un autre chemin, avec une bonne escorte de cavaliers.

Ils n’eurent pas occasion d’avoir ensemble la moindre communication pendant le court intervalle qui précéda leur départ, parce qu’on eut soin de les tenir rigoureusement séparés. Hugh s’aperçut seulement que Barnabé marchait la tête basse au milieu de ses gardes, et qu’en passant devant lui il souleva doucement, en signe d’adieu, sa main chargée de chaînes, sans lever les yeux. Quant à lui, il ne perdait pas courage, tout le long du chemin, persuadé que la populace viendrait forcer sa prison, où qu’il fût, pour le mettre en liberté. Mais quand ils furent entrés dans Londres, et particulièrement dans Fleet-Street, naguère le quartier général de l’émeute, et qu’il y vit les soldats occupés à poursuivre jusqu’à la dernière trace du rassemblement, il vit qu’il fallait renoncer à cette espérance, et reconnut qu’il marchait à la mort.

Chapitre XXVIII. §

M. Dennis avait dépêché ce petit bout d’affaire sans aucun désagrément personnel ; retiré maintenant dans la sécurité respectable de la vie privée, il eut envie d’aller se donner une heure ou deux de bon temps dans la société des dames. Dans cette aimable intention, il dirigea ses pas vers la maison où Dolly était encore emprisonnée avec Mlle Haredale et où l’on avait aussi transporté miss Miggs, par ordre de M. Simon Tappertit.

En s’en allant le long des rues avec ses gants de peau croisés derrière son dos et le visage animé par la douce gaieté que lui inspiraient ses heureux calculs, M. Dennis pouvait se comparer à un fermier qui rumine ses gains futurs au milieu de ses blés, et qui jouit, par anticipation, des bienfaits abondants de la Providence. De quelque côté qu’il se tournât, il voyait des amas de ruines qui lui promettaient d’amples et riches exécutions. La ville entière semblait comme une plaine où quelque bon génie avait préparé les sillons avec la charrue et semé le grain, fécondé par le temps le plus propice. Il ne lui restait plus qu’à récolter une magnifique moisson.

Tout en prenant les armes et en s’associant aux actes de violence qui s’étaient commis, dans le grand et simple but de conserver à Old-Bailey toute sa pureté, et à la potence toute son utilité première, comme aussi toute sa grandeur morale, ce serait peut-être aller trop loin d’affirmer que M. Dennis eût envisagé et deviné d’avance d’aussi heureux résultats. Il avait plutôt considéré la chose comme une de ces belles combinaisons du sort dont la loi impénétrable est de tourner au profit et à l’avantage des honnêtes gens comme lui. Il se sentait personnellement privilégié dans cette maturité prospère de la moisson promise au gibet, et jamais il ne s’était autant félicité d’être le favori, l’enfant gâté de la Destinée ; jamais de la vie il n’avait tant aimé cette belle dame, ni montré autant de calme et de vertueuse confiance.

Car de supposer que lui, on pût aussi l’arrêter comme perturbateur, et le punir avec les autres, c’est une idée que M. Dennis rejetait bien loin de lui, comme une pure chimère. Il se disait que la ligne de conduite qu’il avait adoptée dans Newgate, et le service qu’il avait rendu ce jour-là, protesteraient assez haut contre tous les témoignages qui pourraient établir son identité comme complice de l’émeute. Si par hasard quelqu’un de ceux qui feraient des révélations, se sentant en danger, venait à déposer de sa complicité, cela ne ferait rien du tout ; et, quand on découvrirait, au pis aller, quelque petite indiscrétion par lui commise, l’utilité plus grande que jamais de sa profession et les commandes considérables qui allaient se présenter en foule pour l’exercice de ses fonctions, ne manqueraient pas de faire qu’on mettrait de l’indulgence à passer là-dessus. En un mot, il avait joué son jeu d’un bout à l’autre avec beaucoup d’habileté ; il avait viré de bord au bon moment ; il avait livré deux des insurgés les plus notables et encore un criminel distingué, par-dessus le marché : il était donc bien tranquille, sauf pourtant (car il y avait une petite réserve à faire, qui empêchait même M. Denis de jouir d’un bonheur parfait)… sauf pourtant une circonstance : c’était la détention de Dolly et de miss Haredale dans une maison presque attenante à la sienne. C'était là la pierre d’achoppement : car, si on venait à les découvrir et à les reprendre, elles pouvaient, en portant contre lui témoignage, le mettre dans une situation où il y avait de grands risques à courir. D'un autre côté, les mettre en liberté, après leur avoir arraché auparavant le serment de garder le secret sans rien dire, il n’y avait pas à y penser. La considération du danger qu’il devinait de ce côté avait peut-être bien remplacé dans ce moment, chez le bourreau, son goût général pour le conversation des dames, lorsque, hâtant sa course, il se dépêchait d’aller goûter les charmes de leur société, donnant de bon cœur à tous les diables les amoureuses ardeurs de Hugh et de M. Tappertit, à chaque pas qu’il faisait.

Quand il entra dans le misérable réduit où on les tenait enfermées, Dolly et miss Haredale se retirèrent en silence dans le coin le plus reculé. Mais Mlle Miggs, qui était très prude à l’endroit de sa réputation, tomba aussitôt à genoux et se mit à pousser des cris de mélusine : « Qu'est-ce que je vais devenir ?… où est mon Simmuns ? Ayez pitié, mon bon gentleman, de la faiblesse de mon sexe ; » et d’autres lamentations non moins pathétiques, qu’elle lançait avec une pudeur et un décorum très propres à lui faire honneur.

« Mademoiselle, mademoiselle, lui insinua Dennis à l’oreille, en lui faisant un signe de son index, venez ici, je ne veux pas vous faire de mal. Venez ici, mon agneau, voulez-vous ? »

En entendant cette tendre épithète, Mlle Miggs, qui avait suspendu ses cris pour mieux l’écouter quand il avait ouvert la bouche, recommença à crier de plus belle : « Oh ! mon agneau ! Il m’appelle son agneau ! Oh ! faut-il que je sois malheureuse de n’être pas venue au monde vieille et laide ! Pourquoi le ciel a-t-il fait de moi la plus jeune de six enfants, tous défunts et maintenant dans leurs tombes bénies, excepté ma sœur mariée, qui est établie dans la Cour du Lion d’or, numéro vingt-six, le second cordon de sonnette à…

– Ne vous ai-je pas dit que je ne veux pas vous faire de mal ? dit Dennis en lui montrant une chaise pour la faire asseoir. Alors, mademoiselle, qu’est-ce qu’il y a ?

– Demandez-moi plutôt ce qu’il n’y a pas, cria Miggs en se serrant les mains dans l’agonie de la douleur. Il y a tout, quoi.

– Mais quand je vous dis au contraire qu’il n’y a rien, reprit le bourreau. Voyons ! commencez par ne plus faire tout ce tapage et par venir vous asseoir ici. Voulez-vous, mon petit poulet ? »

Le ton caressant dont il disait ces dernières paroles aurait peut-être manqué son but, s’il ne l’avait pas accompagné de plusieurs mouvements saccadés de son pouce par-dessus son épaule, et de divers autres signes d’intelligence, comme de cligner l’œil et de soulever sa joue avec sa langue, pour faire comprendre à la demoiselle, comme elle n’y manqua pas, qu’il désirait l’entretenir à part au sujet de miss Haredale et de Dolly. Comme Miggs avait une curiosité admirable et une jalousie très active, elle se releva, et, tout en frissonnant, en tremblant, en imprimant un mouvement musculaire des plus prononcés à tous les petits os de sa gorge, elle finit par approcher un peu de lui.

« Asseyez-vous, » dit le bourreau.

Joignant le geste à la parole, il la jeta, un peu brusquement et sans préparation, sur la chaise, et, pour la rassurer par un petit trait de jovialité innocente, comme il en faut pour plaire au sexe et pour le fasciner, il fit de son index une espèce de poinçon ou de vilebrequin dont il fit semblant de vouloir lui percer le flanc : sur quoi Mlle Miggs poussa encore de nouveaux cris et montra quelque envie de tomber en pâmoison.

« Mon cher cœur, lui murmura Dennis à l’oreille en approchant sa chaise près de la sienne, quand est-ce que votre jeune homme est venu ici la dernière fois, hein ?

– Mon jeune homme, bon gentleman ! répondit Miggs avec un charmant embarras.

– Oui, Simmuns, vous savez… lui, quoi !

– Oh oui ! il est bien à moi, cria Miggs avec des éclats de douleur amère… » Et en même temps elle lançait un regard jaloux à Dolly. « À moi, vous avez raison, bon gentleman. »

C'était juste ce que M. Dennis voulait et espérait.

« Ah ! » dit-il, regardant si tendrement, pour ne pas dire si amoureusement, Mlle Miggs, qu’elle était assise, comme elle en fit depuis l’observation, sur des épines plus piquantes que toutes les aiguilles et les épingles de Whitechapel, se méfiant des intentions que laissait naturellement supposer cette expression inquiétante de ses traits ; voilà justement ce que je craignais, j’en étais sûre. Aussi c’est sa faute à elle. Pourquoi est-elle toujours à les attirer par ses coquetteries ?

« Ce n’est pas moi, criait Miggs, croisant les mains et regardant en face d’elle dans le vide des airs avec une espèce de componction dévote, ce n’est pas moi qui voudrais me jeter à leur tête comme elle fait ; ce n’est pas moi qui aurais cette effronterie ; ce n’est pas moi qui voudrais avoir l’air de dire à toutes les créatures mâles de l’autre sexe : Venez n’embrasser … (Et ici elle eut une chair de poule qui lui fit trembler tous les membres). Non, non, quand on m’offrirait tous les royaumes de la terre. Des mondes, ajouta-t-elle d’un ton solennel, des milliers de mondes n’y réussiraient pas ; non, quand je serais une Vénus.

– Mais vous en êtes une Vénus, vous le savez bien, lui dit M. Dennis d’un air confidentiel.

– Non, je n’en suis pas une, bon gentleman, répondit Miggs en branlant la tête d’un air révolté, qui semblait proclamer qu’elle savait bien qu’il ne tenait qu’à elle d’en être une, mais qu’elle en serait bien fâchée. Non, je n’en suis pas une, bon gentleman, ne me calomniez pas. »

Jusque-là elle s’était retournée de temps en temps du coté où s’étaient retirées Dolly et Mlle Haredale, et alors elle poussait un cri ou un gémissement, ou bien elle mettait la main sur son cœur, en tremblant de tous ses membres, afin de garder les apparences et de faire croire à ses compagnes que, si elle s’entretenait avec leur visiteur, c’était forcée, contrainte, et qu’elle ne se résignait à ce sacrifice personnel que dans leur intérêt commun. Mais en ce moment M. Dennis eut l’air si expressif et lui fit une grimace si singulièrement significative pour qu’elle vint encore plus près de lui, qu’elle renonça à ces petits artifices pour lui donner sans partage sa pleine et entière attention.

« Je vous demandais quand Simmuns est venu ici, lui dit Dennis à l’oreille.

– Pas depuis hier matin, et encore il n’est resté que quelques minutes ; il n’était pas venu du tout la veille.

– Vous savez que tout ce qu’il a fait c’était uniquement pour enlever celle-là, dit Dennis en indiquant Dolly du doigt, le plus légèrement qu’il put, et pour vous repasser à un autre ? »

Mlle Miggs, qui était tombée dans un état du désespoir intolérable en entendant la première partie de la phrase, revint un peu à elle en entendant la fin, et, par la vivacité soudaine avec laquelle, elle réprima ses larmes, elle eut l’air de déclarer que cet arrangement ne la contrarierait pas autrement, et que c’était peut-être une chose à voir.

« Mais malheureusement, poursuivit Dennis, qui pénétra ses sentiments, malheureusement cet autre est aussi amoureux d’elle, et, quand cela ne serait pas, cet autre est arrêté comme perturbateur, et il ne faut plus penser à lui. »

Mlle Miggs retomba dans son désespoir.

« À présent, continua Dennis, il faut que je fasse évacuer la maison pour vous donner satisfaction. Qu'en dites-vous ? ne ferais-je pas bien de la renvoyer d’ici pour qu’elle ne vous embarrasse plus, hein ? »

Mlle Miggs, se ranimant, répondit, avec beaucoup de suspensions et d’interruptions causées par son trouble excessif, que c’étaient les tentations qui avaient été la perte de Simmuns ; qu’il n’y avait pas de sa faute ; que c’était cette Dolly qui avait tout fait ; que les hommes ne savaient pas démêler, comme les femmes, ces artifices odieux, et que c’est pour cela qu’ils se laissaient attraper et mettre en cage comme Simmuns ; qu’elle ne disait pas ça par un sentiment de rancune personnelle ; bien loin de là, elle ne voulait que du bien à tout le monde ; mais, comme elle savait bien que Simmuns, une fois uni à quelque gaupe hypocrite et fallacieuse (elle ne voulait rien dire d’offensant pour personne, ce n’était pas dans son caractère), à quelque gaupe hypocrite et fallacieuse, ne pouvait manquer d’être misérable et malheureux pour le restant de ses jours, elle ne pouvait s’empêcher d’avoir des préventions.

« Ça, c’est vrai, ajouta-t-elle, je ne demande pas mieux que de le confesser. » Mais comme ce n’était, au bout du compte, que son opinion particulière, et qu’on pourrait croire que c’était par esprit de vengeance, elle s’excusait auprès du gentleman de ne pas vouloir en dire plus long. Il aurait beau dire : résolue à accomplir son devoir envers le genre humain, même envers les gens qui avaient toujours été ses plus cruels ennemis, elle ne voulait pas seulement l’écouter.

Là-dessus elle se boucha les oreilles, et remua la tête de droite à gauche, pour faire savoir à M. Dennis qu’il pouvait s’époumoner à lui parler, si cela lui faisait plaisir, mais qu’à partir de ce moment elle était sourde comme un pot.

« Voyons, ma canne à sucre, dit M. Dennis, si vos vues concordent avec les miennes, vous n’avez qu’à vous tenir coite et vous éclipser au bon moment, et demain j’aurai fait maison nette pour nous délivrer de tout ce tracas… Un moment pourtant, voilà l’autre.

– Quel autre, monsieur ? demanda Miggs, toujours les doigts dans ses oreilles, et secouant la tête avec un refus obstiné de l’entendre.

– Mais le grand, là-bas » dit Dennis, en se caressant le menton ; et il ajouta à mi-voix, comme s’il se parlait à lui même, quelque chose comme qui dirait qu’il ne fallait pas contrarier maître Gashford.

Mlle Miggs répliqua (toujours sourde comme un pot) que, si Mlle Haredale le gênait, il pouvait se mettre l’esprit en repos de ce côté ; que, d’après ce qui s’était passé la dernière fois entre Hugh et M. Tappertit, elle croyait savoir qu’on devait la transporter seule le lendemain soir, non pas chez eux, mais chez quelque autre.

M. Dennis ouvrit de grands yeux à cette nouvelle, siffla, réfléchit, et finalement se frappa le front et remua la tête, tout cela à la fois, comme s’il venait d’attraper le fil de cette translation mystérieuse et qu’il eût arrêté son plan. Puis il fit part de ses vues sur Dolly à Mlle Miggs, qui redevint immédiatement plus sourde que jamais, sans en démordre, jusqu’à la fin.

Voici quel était ce plan remarquable : M. Dennis allait sur-le-champ s’occuper de trouver dans les insurgés quelque gaillard jeune et entreprenant (il en avait, dit-il, déjà un en vue), qui, effrayé des menaces qu’il pourrait lui faire, et alarmé par la prise de tant d’autres qui ne valaient ni mieux ni pis que lui, saisirait avec empressement une occasion de pouvoir partir à l’étranger pour y sauver sûrement son butin, quand on y mettrait pour condition de l’embarrasser de la compagnie de quelque personne qu’il faudrait emmener de force ; que, bien entendu, cette personne qu’il faudrait emmener de force étant une jolie fille, ce serait pour lui un attrait et une tentation de plus. Une fois le ravisseur trouvé, Dennis se proposait de l’amener là le soir même, quand le Grand n’y serait plus, et que Mlle Miggs se serait retirée tout exprès ; qu’alors on vous bâillonnerait Dolly, qu’on l’entortillerait bien dans un manteau, et qu’on l’emporterait dans quelque voiture qui l’attendrait pour l’emmener sur le bord de la rivière ; qu’il y avait là toute sorte de facilités pour la faire transporter en contrebande dans quelque petite embarcation, gentiment et sans qu’on fit de questions. Quant aux frais de cet enlèvement, il croyait bien, à vue de nez, qu’il ne faudrait pas, pour les couvrir, plus de deux ou trois théières ou cafetières d’argent, avec un petit pourboire supplémentaire, comme un plat à muffins ou un porte-rôtie ; que, comme les émeutiers avaient enterré diverses pièces d’argenterie dans différents endroits de Londres, et, en particulier, à sa connaissance, dans Saint-James Square, qui était facile d’accès, peu fréquenté à la tombée de la nuit, et qui avait au milieu de la place une pièce d’eau bien commode, les fonds nécessaires étaient faciles à se procurer, et qu’on pourrait en disposer au premier moment, quand on en aurait besoin. Le ravisseur, d’ailleurs, ne serait tenu qu’à une chose, à l’emmener et à la garder au loin. On laisserait entièrement à sa discrétion le soin d’arranger et de régler tout le reste.

Si Mlle Miggs n’avait pas été sourde, point de doute qu’elle n’eût été grandement choquée par l’indélicatesse d’une pareille proposition. Une jeune femme s’en aller avec un étranger, la nuit ! car la moralité de Miggs, nous l’avons déjà dit, était des plus chatouilleuses et se serait révoltée sur-le-champ. Mais, comme elle le dit elle-même à M. Dennis, quand il eut fini de parler, il avait perdu son temps ; elle n’avait rien entendu. Tout ce qu’elle pouvait dire (toujours ses doigts dans les oreilles), c’est qu’il n’y avait qu’une sévère leçon pratique qui pût sauver la fille du serrurier de son entière ruine, et qu’elle se croyait moralement obligée, ne fût-ce que pour remplir un devoir sacré envers la famille, de souhaiter que quelqu’un voulût bien se donner la peine d’entreprendre de la réformer. Mlle Miggs remarqua, et avec beaucoup de sens, comme une idée fortuite qui venait de lui passer par la tête, qu’elle ne craignait pas de dire que le serrurier et sa femme feraient bien entendre quelques murmures et quelques regrets, s’ils venaient, par un enlèvement ou autrement, à perdre leur enfant ; mais qu’il était bien rare que nous pussions savoir nous-mêmes ce qu’il nous faut dans ce monde, notre nature étant trop peccative et trop imparfaite pour que la plupart d’entre nous en vinssent à bien comprendre leurs véritables intérêts.

Après cette conclusion satisfaisante de leur entretien, ils se séparèrent : Dennis, pour aviser à l’exécution de ses desseins, et faire une petite promenade dans sa ferme ; Mlle Miggs pour se lancer, quand il l’eut quittée, dans une telle explosion d’angoisse morale (qu’elle attribua, dans son récit à ces dames, à certains propos scabreux qu’il avait eu l’audace et la présomption de lui tenir), que le petit cœur de la triste Dolly en fut tout attendri. Aussi, la pauvrette en dit tant, en fit tant pour apaiser la sensibilité outragée de Mlle Miggs, et, pendant tout ce temps-là, elle paraissait si jolie, que si sa jeune chambrière n’avait pas eu, pour se consoler de son dépit furieux, la connaissance du complot qui se brassait contre elle, elle lui aurait sauté aux yeux à l’instant pour lui égratigner la figure.

Chapitre XXIX. §

Toute la journée du lendemain, Emma Haredale, Dolly et Miggs restèrent claquemurées ensemble dans cette prison où elles avaient déjà passé tant de jours, sans voir personne, sans entendre d’autre voix que les murmures d’une conversation chuchotée dans une chambre voisine entre les hommes chargés de les surveiller. Il paraissait y en avoir un plus grand nombre depuis quelque temps, et on n’entendait plus du tout les voix de femmes qu’elles avaient pu clairement distinguer d’abord. Il semblait aussi qu’il régnât parmi eux un peu plus d’agitation, car ils étaient toujours à entrer et à sortir avec mystère, et ne faisaient que questionner les nouveaux arrivants. Ils avaient commencé par ne point se gêner le moins du monde dans leur conduite : ce n’était que tapage, querelles entre eux, batailles, danses et chansons. À présent, ils étaient réservés et silencieux, ne causaient plus qu’à demi-voix, entraient ou sortaient sur la pointe du pied, au lieu de ces pas bruyants et de ces démarches fanfaronnes dont le fracas annonçait leur arrivée ou leur départ à leurs captives tremblantes.

Ce changement venait-il de ce qu’il y avait maintenant quelque personne d’autorité parmi eux, dont la présence leur imposait, ou bien fallait-il l’attribuer à d’autres causes ? elles n’en pouvaient rien savoir. Quelquefois elles s’imaginaient qu’il fallait en imputer la raison à ce qu’il y avait dans cette chambre un malade, parce que la nuit précédente on avait entendu un piétinement de gens qui paraissaient apporter un fardeau, et, après cela, un bruit semblable à un gémissement. Mais elles n’avaient aucun moyen de s’en assurer ; les moindres questions, les moindres prières de leur part ne leur attiraient qu’un orage de jurements, ou d’insultes pires encore ; et elles ne demandaient qu’une chose, c’était qu’on les laissât tranquilles, sans avoir à subir de menaces ou de compliments ; trop heureuses de cet isolement pour risquer de compromettre la paix qu’elles y trouvaient par quelque communication aventureuse avec ceux qui les tenaient en captivité.

Il était bien évident, pour Emma et même pour la pauvre petite fille du serrurier, que c’était elle, Dolly, qui était le grand objet de convoitise de ces brigands ; et qu’aussitôt qu’ils auraient le loisir de s’occuper de soins plus tendres, Hugh et M. Tappertit ne manqueraient pas d’en venir aux coups pour elle, auquel cas il n’était pas difficile de prévoir à qui tomberait cette jolie prise. En proie à son ancienne horreur pour ce misérable, ravivée maintenant par le danger et devenue un sentiment indicible d’aversion et d’épouvantable dégoût ; en proie à mille souvenirs, à mille regrets, à mille sujets d’angoisse, d’anxiété, de crainte, qui ne lui laissaient aucun repos, la pauvre Dolly Varden… la suave, la florissante, la folâtre Dolly, commençait à pencher la tête, à se faner et se flétrir comme une belle fleur. Les roses s’éteignaient sur ses joues, son courage l’abandonnait, son triste cœur était en défaillance. Adieu tous ses caprices provocants, ses goûts de conquête et d’inconstance, toutes ses petites vanités séduisantes : il n’en restait plus rien. Elle demeurait blottie tout le long du jour contre le sein d’Emma Haredale ; tantôt appelant son cher père, son vieux père en cheveux gris, tantôt sa mère ; tantôt soupirant même après son logis, si précieux à sa mémoire ; elle dépérissait lentement, comme un pauvre oiseau dans sa cage.

Cœurs légers, cœurs légers, qui vous laissez doucement entraîner au courant paisible de la vie, étincelant et flottant gaiement sur ses eaux aux rayons du soleil… duvet de la pêche, fleur des fleurs, vapeur purpurine du jour d’été, âme de l’insecte ailé qui ne vit qu’un jour… ah ! qu’il faut peu de temps pour vous plonger au fond du torrent, quand il est troublé par l’orage ! Le cœur de la pauvre Dolly, cette petite chose si gentille, si insouciante, si mobile, toujours dans le vertige d’une agitation sans fin et sans repos, qui ne connaissait de constance que dans ses regards pénétrants, son sourire gracieux et les éclats de sa joie… le cœur de Dolly allait se briser.

Emma, qui avait connu la douleur, était plus capable de la supporter. Elle n’avait pas grandes consolations à donner ; mais elle pouvait toujours calmer et soigner sa compagne. Elle n’y manquait pas, et Dolly ne la quittait pas plus que l’enfant ne quitte sa nourrice. En essayant de lui rendre quelque courage, elle augmentait le sien, et, quoique les nuits fussent bien longues, les jours bien pénibles, et qu’elle ressentit la funeste influence de la veille et de la fatigue, quoiqu’elle eût peut-être une idée plus claire et plus distincte de leur isolement et des périls effrayants qui en étaient la suite, elle ne laissait pas échapper une plainte. Devant les bandits qui les tenaient en leur pouvoir, elle avait à la fois dans sa tenue tant de calme et de dignité ; au milieu même de ses terreurs, elle montrait si bien sa conviction secrète qu’ils n’oseraient pas la toucher, qu’il n’y en avait pas un parmi eux qui ne la regardât avec un certain sentiment de crainte : il y en avait même qui la soupçonnaient de porter sur elle quelque arme cachée, toute prête à en faire usage.

Telle était leur condition lorsque Mlle Miggs vint les rejoindre, leur donnant à entendre qu’elle aussi elle avait été emprisonnée avec elles pour ses charmes, et leur comptant par le menu tant d’exploits de sa résistance héroïque, dont elle avait puisé la force surnaturelle dans sa vertu, qu’elles regardèrent comme un bonheur d’avoir avec elles un pareil champion. Et ce ne fut pas la seule consolation qu’elles tirèrent d’abord de la présence de Miggs et de sa société : car cette jeune demoiselle déploya tant de résignation et de longanimité, tant de patience céleste dans ses peines ; enfin tous ses chastes discours respiraient tant de pieuse confiance et de soumission, tant de dévote assurance de voir tout cela finir bien, qu’Emma se sentit encouragée par ce brillant exemple, sans mettre en doute la vérité de tout ce qu’elle disait, et bien persuadée que c’était, comme elles, une victime arrachée à tout ce qu’elle aimait, en proie à toutes les souffrances de l’inquiétude et de la crainte. Quant à la pauvre Dolly, elle fut un peu ranimée d’abord à la vue d’une personne qui lui rappelait la maison paternelle ; mais en apprenant dans quelles circonstances elle l’avait quittée, et dans quelles mains était tombé son père, elle se remit à verser des larmes plus amères que jamais, et à refuser toute consolation.

Mlle Miggs se donnait bien du mal à lui faire des remontrances sur ces dispositions d’esprit, à la supplier de prendre exemple sur elle :

« Voyez-moi, disait-elle ; voyez comme je recueille à présent, à de gros intérêts, dix fois le montant de mes souscriptions à la petite maison rouge, par la paix de l’âme et la tranquillité de conscience qu’elles me procurent.

Et, pendant qu’elle en était sur ces sujets sérieux, elle crut de son devoir d’essayer la conversion de miss Haredale. Pour son édification, elle se lança dans une polémique assez confuse, dans le cours de laquelle elle se comparait à un missionnaire d’élection, et mademoiselle à un cannibale réprouvé. Enfin, elle revint si souvent là-dessus, elle les conjura tant de fois de prendre exemple sur elle, avec un suave mélange de vanterie et de modestie, en songeant à son mérite indigne et à l’énormité de ses péchés, qu’elle ne tarda pas à les ennuyer plutôt qu’à les consoler dans cet étroit réduit, et les rendit encore plus malheureuses, s’il était possible, qu’elles ne l’avaient été avant sa venue.

Cependant la nuit était arrivée, et, pour la première fois, car leurs geôliers avaient toujours mis beaucoup d’exactitude à leur apporter le soir des lumières et leur nourriture, on les laissa dans l’obscurité. Tout changement d’habitudes, dans leur situation et dans un pareil lieu, leur inspirait naturellement de nouvelles craintes, et, au bout de quelques heures qu’on les eut laissées ainsi dans les ténèbres, Emma ne put réprimer plus longtemps ses inquiétudes.

Elles prêtèrent une oreille attentive. C'étaient toujours les mêmes chuchotements dans la chambre voisine, avec un gémissement de temps en temps, poussé, à ce qu’il semblait, par une personne très souffrante, qui faisait, mais en vain, tout ce qu’elle pouvait pour étouffer ses plaintes. Ces hommes semblaient aussi dans l’obscurité de leur côté, car on ne voyait pas briller la moindre lueur à travers les fentes de la porte : ils ne remuaient pas comme à l’ordinaire, ils avaient l’air de se tenir cois ; c’est tout au plus si l’on entendait par hasard rompre le silence par quelque chose comme le craquement d’un buffet qu’on ouvrait.

Dans les commencements, Mlle Miggs s’étonnait grandement en elle-même de ce que ce pouvait être que cette personne malade ; mais, après réflexion, elle en vint à penser que c’était sans doute un stratagème qui rentrait dans le plan en exécution, un artifice habile, destiné, selon elle, à un grand succès, pour apporter à miss Haredale quelque consolation : ce devait être un mécréant de papiste qui avait été blessé ; et cette heureuse supposition l’encouragea à dire plusieurs fois à mi-voix : « Dieu soit lié ! Dieu soit lié ! »

« Est-il possible, dit Emma avec quelque indignation, vous qui avez vu ces hommes commettre tous les outrages dont vous nous avez parlé, et qui avez fini par tomber entre leurs mains, que vous veniez louer Dieu de leurs cruautés !

– Les considérations personnelles, mademoiselle, répliqua Miggs, sont moins que rien devant une si noble cause. Dieu soit lié ! Dieu soit lié ! mes bons messieurs. »

On aurait cru, à entendre la voix perçante de Mlle Miggs, répétant obstinément cet alléluia d’un nouveau genre, qu’elle le criait jusque par le trou de la serrure ; mais il faisait trop noir pour qu’on pût la voir.

« S'il doit venir un temps, et Dieu sait que cela peut être d’un moment à l’autre, où ils voudront mettre à exécution les projets, quels qu’ils soient, pour lesquels ils nous ont amenées ici, pouvez-vous encore les encourager comme vous faites, et avoir l’air de prendre leur parti ? demanda Emma.

– Si je le puis ? certainement oui, grâces en soient rendues à mes bonnes étoiles du bon Dieu, certainement je le puis et je le fais, reprit Miggs avec un redoublement d’énergie… Dieu soit lié ! Dieu soit lié ! mes bons messieurs. »

Dolly elle-même, tout abattue, tout anéantie qu’elle était, se ranima à ce cri, et ordonna à Miggs de se taire sur-le-champ.

« À qui faites vous l’honneur d’adresser cette observation, miss Varden ? » dit Miggs, en appuyant avec une attention marquée sur le pronom interrogatif.

Dolly lui répéta son ordre.

« Oh ! bonté divine, cria Miggs en se tenant les côtes à force de rire, bonté divine ! Bien sûr que je vais me taire, ô mon Dieu oui ! Ne suis-je pas une vile esclave qui n’est bonne qu’à travailler, peiner, se fatiguer, se faire gronder, vilipender, qui n’a seulement pas le temps de se débarbouiller, en un mot le vaisseau du potier, n’est-ce pas, mademoiselle ? Ô mon Dieu, oui ! ma position est humble, mes capacités bornées, et mon devoir est de m’humilier devant les filles dégénérées, dénaturées, de bonnes et dignes mères, de vraies saintes qui souffrent le martyre à voir toutes les persécutions qu’elles ont à souffrir de leur famille corrompue : mon devoir est peut-être aussi de courber l’échine devant elles, ni plus ni moins que les infidèles devant leurs idoles… n’est-ce pas, mademoiselle ? Ô mon Dieu, oui ! je ne suis bonne qu’à aider de jeunes coquettes païennes à se brosser, à se peigner, à se transformer en sépulcres blanchis, pour faire croire aux jeunes gens qu’il n’y a pas seulement là-dessous un morceau de ouate pour remplir les vides, ni cosmétiques, ni pommades, ni aucune invention de Satan et des vanités terrestres. N'est-ce pas, mademoiselle ? Oh certainement ! mon Dieu oui ! »

Après avoir débité cette tirade ironique avec une volubilité étonnante, et surtout avec une voix perçante qui étourdissait les oreilles, surtout quand elle lançait comme autant de fusées chaque interjection, Mlle Miggs, par pure habitude, et non pas parce que les larmes pouvaient être justifiées par la circonstance, puisqu’il s’agissait pour elle d’un vrai triomphe, termina en répandant un ruisseau de pleurs et en appelant, du ton le plus pathétique, le nom, le doux nom de Simmuns.

Qu'est-ce que Emma Haredale et Dolly allaient faire, et où se serait arrêtée Mlle Miggs, une fois qu’elle avait arboré franchement son drapeau et qu’elle se disposait à le balancer victorieusement sous leurs yeux étonnés, c’est ce qu’il est impossible de savoir ; mais, d’ailleurs, il serait inutile d’approfondir cette question, car il y eut sur le moment même un incident saisissant qui vint interrompre le cours de l’éloquence de Miggs et enlever d’assaut leur attention tout entière.

C'était un violent coup de marteau frappé à la porte de la maison, qu’on entendit immédiatement s’ouvrir brusquement ; puis tout de suite une bagarre dans l’autre chambre et un bruit d’armes. Transportée par l’espérance que l’heure de la délivrance était enfin arrivée, Emma et Dolly appelèrent à grands cris au secours, et leurs cris reçurent bientôt une réponse. Au bout d’un moment à peine d’intervalle, un homme, portant d’une main une épée nue et de l’autre au flambeau, se précipita dans la chambre qui leur servait de prison.

Leurs premiers transports furent réprimés par la vue d’un étranger, car elles ne connaissaient pas l’homme qui se présentait alors à leurs yeux ; cependant elles s’adressèrent à lui pour le supplier, dans les termes les plus pathétiques, de les rendre à leurs familles.

« Et croyez-vous que je sois ici pour autre chose ? répondit-il en fermant la porte, contre laquelle il appuya son dos, comme pour en défendre le passage. Pourquoi donc vous imaginez-vous que je me sois frayé un passage jusqu’à vous à travers tant de dangers et tant d’obstacles, si ce n’est pas pour vous sauver ? »

Avec une joie impossible à décrire, elles tombèrent dans les bras l’une de l’autre, en remerciant le ciel de ce secours inespéré. Leur libérateur s’avança de quelques pas pour mettre le flambeau sur la table ; et retournant sur-le-champ prendre sa première position, il ôta son chapeau et les regarda d’un air souriant.

« Vous avez des nouvelles de mon oncle, monsieur ? dit Emma, se tournant vivement de ce côté.

– Et de mes père et mère ? ajouta Dolly.

– Oui, dit-il, de bonnes nouvelles.

– Ils sont vivants et sains et saufs ? crièrent-elles à la fois.

– Vivante et sains et saufs, répéta-t-il.

– Et tout près de nous ?

– Je ne puis pas dire cela, répondit-il d’un air doucereux ; ils sont, au contraire, bien loin. Les vôtres, ma mignonne, ajouta-t-il en s’adressant à Dolly, ne sont qu’à quelques heures d’ici : vous pourrez leur être rendue, j’espère, cette nuit.

– Mon oncle, monsieur ?… balbutia Emma.

– Votre oncle, chère demoiselle Haredale, heureusement… je dis heureusement, parce qu’il s’est tiré mieux qu’un grand nombre de nos coreligionnaires de ce conflit… est en lieu de sûreté… Il a traversé la mer et s’est réfugié sur le continent.

– Dieu soit béni ! dit Emma presque défaillante.

– Vous avez bien raison ; il y a de quoi le bénir plus que vous ne pouvez l’imaginer peut-être, n’ayant pas eu la douleur de voir une seule de ces nuits de cruels outrages.

– Désire-t-il, dit Emma, que j’aille le rejoindre ?

– Comment pouvez-vous le demander ? cria l’étranger d’un air de surprise. S'il le désire ! Mais vous ne savez donc pas le danger qu’il y aurait pour vous à rester en Angleterre, la difficulté d’échapper, tous les sacrifices que feraient volontiers des milliers de personnes pour en acheter les moyens ! sans cela vous ne me feriez pas pareille question. Mais pardon ! j’oubliais que vous ne pouviez pas vous douter de tout cela, étant restée ici prisonnière.

– Je m’aperçois, monsieur, dit Emma après un moment de silence, par tout ce que vous venez de me faire entendre sans oser me le dire, que je n’ai vu que la première et la moins violente des scènes de désordre dont nous pouvions être menacés, et que leur furie ne s’est pas encore ralentie. »

Il haussa les épaules, secoua la tête, leva les mains au ciel, et toujours avec le même sourire doucereux, qui n’était pas agréable à voir, abaissa ses yeux à terre et resta silencieux.

« Vous pouvez hardiment, monsieur, reprit Emma, me dire toute la vérité : les maux par lesquels nous venons de passer nous ont préparées à tout entendre. »

Mais ici Dolly s’entremit, pour la prier de ne pas insister pour savoir tout, le mal comme le bien, et supplia le gentleman de ne dire que le bien, et de garder le reste pour le moment où elles seraient réunies avec leurs parents et leurs amis.

« Cela peut se dire en deux mots, répondit-il en lançant à la fille du serrurier un regard de dépit. Le peuple s’est levé comme un homme contre nous. Les rues sont remplies de soldats qui soutiennent l’insurrection et font cause commune avec elle. Nous n’avons aucun secours à attendre d’eux, et point d’autre salut que la fuite. Encore est-ce une pauvre ressource, car on nous épie de tous côtés, et on veut nous retenir ici par la force ou par la fraude. Miss Haredale, il m’est pénible, croyez-le bien, de vous parler de moi, ou de ce que j’ai fait ou de ce que je suis disposé à faire ; j’aurais trop l’air de vous vanter mes services. Mais comme j’ai des connaissances puissantes parmi les protestants, et que toute ma fortune est embarquée dans leur navigation et leur commerce, j’ai eu le bonheur de trouver là le moyen de sauver votre oncle. Je puis vous sauver de même, et c’est pour acquitter la promesse sacrée que je lui ai faite de ne pas vous quitter avant de vous avoir remise dans ses bras, que vous me voyez ici. La trahison ou le repentir d’un des hommes qui vous entourent m’a fait découvrir votre retraite, et vous voyez comment je m’y suis frayé un chemin l’épée à la main.

– Vous m’apportez sans doute, dit Emma défaillante, quelque lettre ou quelque gage de la part de mon oncle ?

– Non, il n’en a pas, cria Dolly en lui montrant l’étranger avec vivacité. Je suis sûre à présent qu’il n’en a pas. Pour tout au monde n’allez pas avec lui.

– Taisez-vous, petite sotte, taisez-vous, répliqua-t-il en fronçant le sourcil avec colère ; non, mademoiselle Haredale, je n’ai ni lettre ni gage d’aucune espèce car, en vous montrant de la sympathie, à vous et à ceux d’entre vous qui vous trouvez victimes d’un malheur si accablant et si peu mérité, je ne me dissimule pas que j’expose ma vie ; et je n’avais pas envie, par conséquent, d’apporter sur moi une lettre qui m’aurait valu une mort certaine. Je n’ai pas songé un moment à demander, ni M. Haredale à me proposer le moindre gage de la fidélité de mon message… peut-être aussi n’en a-t-il pas eu l’idée, se fiant à la parole, à la sincérité d’un homme à qui il devait la vie. »

Il y avait dans cette réponse un reproche qui ne pouvait manquer son effet sur un caractère confiant et généreux pomme celui de miss Haredale ; mais Dolly, qui n’était pas si candide, n’en fut pas touchée le moins du monde, et continua de la conjurer, dans les termes de l’affection et de rattachement les plus tendres, de ne pas s’y laisser prendre.

« Le temps presse, dit leur visiteur, qui, malgré ses efforts pour leur témoigner le plus vif intérêt, avait jusque dans son langage une certaine froideur qui glaçait l’oreille, et le danger nous menace. Si je m’y suis exposé pour vous en vain, à la bonne heure ; seulement promettez-moi, si nous nous retrouvons jamais, de me rendre témoignage. Si vous êtes décidée à rester, comme je le suppose, rappelez-vous, mademoiselle Haredale, que je n’ai pas voulu vous quitter sans vous donner un avertissement solennel, sans me laver les mains de toutes les conséquences dont vous voulez courir les risques.

– Arrêtez, monsieur, cria Emma… encore un moment, je vous prie. Ne pouvez-vous pas, et elle tenait Dolly serrée plus près encore de son cœur, ne pouvez-vous pas nous emmener ensemble ?

– C'est déjà une tâche assez difficile, répondit-il, d’emmener une femme en toute sûreté, au milieu des scènes que nous allons rencontrer, sans compter que nous devons éviter d’attirer l’attention de la foule rassemblée dans les rues. Je vous ai dit qu’elle sera rendue cette nuit à ses parents. Si vous acceptez mon offre de services, mademoiselle Haredale, je vais la faire à l’instant placer sous bonne garde pour acquitter ma promesse. Êtes-vous décidée à rester ? Il y a, en ce moment, des gens de tout rang et de toute religion qui cherchent à se sauver de la ville, saccagée d’un bout à l’autre. Permettez-moi d’aller voir si je ne puis pas me rendre utile à quelques autres. Partez-vous ou restez-vous ?

– Dolly, dit Emma d’un ton précipité, ma chère enfant, nous n’avons plus que cette seule espérance. Si nous nous séparons à présent, c’est seulement pour nous retrouver plus tard heureuses et honorées. Je me confie à ce gentleman.

– Non… non… non, criait Dolly, qui ne voulait pas la lâcher ; je vous en prie, je vous en supplie, n’en faites rien.

– Vous l’entendez, dit Emma ; cette nuit… cette nuit même… dans quelques heures… songez-y… vous allez être au milieu de ceux qui mourraient de chagrin loin de vous, et que votre absence plonge en ce moment dans le plus profond désespoir. Vous prierez pour moi, chère enfant comme je prierai de mon côté pour vous ; n’oubliez jamais les heures de douce paix que nous avons passées ensemble. Dites-moi : « Que Dieu vous bénisse ! » et séparons-nous avec ce souhait. »

Mais Dolly ne voulut rien dire : non, malgré tous les baisers qu’Emma déposait sur sa joue, qu’elle couvrait en même temps de ses larmes, tout ce que Dolly pouvait faire, c’était de se pendre à son col, de sangloter, de l’étreindre sans vouloir la lâcher.

« Voyons ! nous n’avons plus de temps pour tout cela, cria l’homme en lui desserrant les mains et la repoussant rudement, en même temps qu’il attirait Emma Haredale du côté de la porte. À présent, dehors, vite. Sommes-nous prêts ?

– Oui-da, cria une voix retentissante qui le fit tressaillir, tout prêts. Arrière, ou vous êtes mort. »

Et au même instant il fut jeté par terre comme un bœuf dans l’abattoir ; il fut terrassé du coup, comme si un bloc de marbre venait de se détacher du toit pour l’écraser sur la place ; puis on vit entrer à la fois une lumière éclatante et des visages rayonnants… et Emma se sentit étreindre dans les embrassements de son oncle, et Dolly avec un cri qui perça l’air, tomba dans les bras de son père et de sa mère.

Comme on se pâmait, comme on riait aux éclats, comme on pleurait, comme on sanglotait, comme on se souriait comme on s’adressait une foule de questions dont on n’attendait pas la réponse, parlant tous ensemble, sans savoir ce qu’on disait dans ces transports de joie ! Et puis après, comme on s’embrassait, comme on se félicitait, comme on se serrait dans les bras les uns des autres, comme on s’abandonnait à tous les ravissements du bonheur, encore et encore et toujours ! Il n’y a pas moyen de dépeindre cette scène-là.

Enfin, après bien longtemps, le vieux serrurier, par souvenir, alla accoler bel et bien deux étrangers qui s’étaient tenus à part tout seuls devant ce tableau ; et alors qu’est-ce qu’on vit là ?… qui ça ? C'étaient ma foi bien Edward Chester et Joseph Willet.

« Regardez ! cria le serrurier. Regardez par ici. Où serions-nous tous sans ces deux-là ? Eh ! monsieur Édouard, monsieur Édouard…Oh ! Joe, Joe, comme vous avez soulagé mon cœur ce soir ! et pourtant il est encore bien plein.

– C'est M. Édouard qui l’a flanqué par terre, dit Joe. J'en avais grande envie pour mon compte, mais je lui en fais le sacrifice… Allons, mon brave et honnête gentleman, reprenez vos sens, car vous n’avez pas longtemps à vous dorloter comme ça par terre. »

En même temps il avait le pied sur la poitrine du faux libérateur, et le roulait tout doucement. Gashford, car c’était bien lui, et pas un autre, bas et rampant, mais aussi méchant que jamais, souleva sa face malfaisante, comme dans le tableau du péché terrassé par l’ange, et demanda qu’on le traitât doucement.

« Je sais où trouver tous les papiers de milord, monsieur Haredale, dit-il d’une voix soumise, pendant que M. Haredale lui tournait le dos, sans le regarder seulement une fois ; et il y a dans le nombre, des documents très importants. Il y en a beaucoup dans des tiroirs secrets, et dans d’autres endroits, qui ne sont connus que de milord et de moi. Je puis fournir à l’accusation des renseignements précieux et rendre de grands services à l’enquête. Vous aurez à répondre de cela, si vous me faites subir de mauvais traitements.

– Pouah ! cria Joe avec un profond dégoût. Levez-vous, eh ! l’homme de bien On vous attend dehors, voyons ! debout ! m’entendez-vous ? »

Gashford se releva lentement, ramassa son chapeau, et regardant tout autour de la chambre d’un air de malveillance déconfite, mais en même temps d’humilité méprisable, se glissa dehors furtivement.

« Et à présent, messieurs, dit Joe, qui paraissait être l’orateur de la troupe, car tous les autres gardaient le silence, plus tôt nous serons revenus au Lion Noir, mieux cela vaudra, je crois. »

M. Haredale fit un signe d’assentiment, et passant sous son bras le bras de sa nièce, en prenant une de ses mains qu’il pressa dans les siennes, il sortit tout droit, suivi du serrurier, de Mme Varden et de Dolly, qui, vraiment, quand elle aurait été, à elle toute seule, une douzaine de Dolly, n’aurait pas présenté assez de surface pour contenir tous les encrassements et les caresses dont elle était comblée par ses parents. Édouard Chester et Joe fermaient la marche.

Et vous me demanderez peut-être si c’est que Dolly ne retourna pas une fois la tête pour regarder derrière elle… pas même une pauvre fois ? s’il n’y eut pas comme un petit clignotement égaré de ses cils d’ébène, presque à fleur de sa joue rougissante, comme un petit éclair de l’œil étincelant, quoique abattu, qu’ils voilaient à demi ? Dame ! Joe le crut, et il est bien probable qu’il ne s’était pas trompé, car il n’y avait pas beaucoup d’yeux comme ceux de Dolly : c’est une justice à leur rendre.

La chambre voisine, qu’il leur fallait traverser, était pleine de gens, parmi lesquels M. Dennis, qui était sous bonne garde, et près de là, depuis la veille, dans une cachette dont on avait tiré la coulisse, Simon Tappertit, l’amusant apprenti, couvert de brûlures et de contusions, avec un coup de feu dans le côté, et des jambes… ces jolies jambes que vous savez, l’orgueil et la gloire de son existence… d’une laideur difforme, grâce aux meurtrissures dont elles avaient été victimes. Comprenant à présent les gémissements qui l’avaient tant étonnée, Dolly se serra contre son père, toute frissonnante à cette vue. Mais les contusions, les brûlures, les meurtrissures, le coup de feu, toute la torture enfin qu’il subissait dans chacun de ses membres détraqués, ne causèrent pas au cœur de Simmuns la moitié de la douleur qu’il éprouva en voyant passer Dolly pour sortir avec Joe son libérateur.

Il y avait une voiture toute prête à la porte pour le voyage, et Dolly fut tout heureuse de s’y trouver en liberté dans l’intérieur, accompagnée de son père, de sa mère, d’Emma Haredale et de son oncle, en personnes naturelles, assis vis-à-vis d’elle. Mais point de Joe, ni d’Édouard, qui n’avaient rien dit. Ils s’étaient contentés de leur faire un salut, et s’étaient tenus à distance. Le voyage allait lui paraître bien long pour arriver au Lion Noir !

Chapitre XXX. §

En effet, le Lion Noir était si loin, et il fallait tant de temps pour y arriver, que, malgré les fortes présomptions que Dolly trouvait en elle-même de la réalité des derniers événements, dont les effets étaient bien visibles, elle ne pouvait pas se débarrasser de l’idée que ce ne pouvait être qu’un rêve qui durait toute la nuit. Elle se défiait de ses yeux et de ses oreilles, même quand elle vit, à la fin des fins, la voiture s’arrêter au Lion Noir, l’hôte de cette taverne approcher à la lueur éclatante d’une prodigalité de flambeaux, pour les aider à descendre, et leur souhaiter une cordiale bienvenue.

Ce n’est pas le tout : à la portière de la voiture, l’un d’un côté, l’autre de l’autre, étaient déjà Édouard Chester et Joe Willet : il fallait qu’ils fussent venus par derrière dans une autre voiture, procédé si étrange, si bizarre, si inexplicable, que Dolly n’en était que plus disposée à se bercer de l’idée qu’elle dormait de plus en plus profondément. Mais quand M. Willet apparut aussi… le vieux John lui-même… avec sa grosse caboche têtue et son double menton si copieux que l’imagination la plus téméraire, dans ses conceptions les plus extravagantes, n’aurait jamais rêvé un menton avec de si vastes proportions… alors elle reconnut son erreur, et fut bien obligé de s’avouer qu’elle était, ma foi ! bien éveillée.

Et Joe, qui n’avait plus qu’un bras !… Joe, ce joli garçon si bien tourné, si bel homme ! Quand Dolly jeta un regard de son côté, et qu’elle pensa au mal qu’il avait dû souffrir, aux pays lointains où il était allé se perdre, et qu’elle se demanda qui est-ce qui avait été sa garde-malade, souhaitant dans son cœur que cette femme, quelle qu’elle fût, l’eût soigné avec autant de bonté et de ménagement qu’elle l’eût fait elle-même, les larmes montèrent à ses beaux yeux, une par une, petit à petit, si bien qu’elle ne put plus les retenir, et se mit à pleurer devant tout le monde, comme une Madeleine.

« Nous voilà tous maintenant, Dolly, lui dit son père avec douceur ; nous ne serons plus séparés ; courage, ma chérie, courage ! »

La femme du serrurier devinait peut-être mieux que lui la cause du chagrin de sa fille. Mais Mme Varden n’était plus du tout la même femme ; c’était toujours cela qu’on devait à l’émeute : elle joignit donc aussi ses consolations à celles de son mari, et adressa à sa fille des représentations amicales du même genre.

« Peut-être bien, dit M. Willet senior, en regardant la compagnie à la ronde, peut-être bien qu’elle a faim. Ça doit être ça, soyez-en sûrs… c’est comme moi. »

Le Lion noir qui, à l’exemple du vieux John, avait prolongé l’attente du souper : au delà de tout délai raisonnable et tolérable, applaudit à cet amendement comme à la découverte philosophique la plus profonde et la plus fine à la fois ; et, comme la table était toute servie, on se mit au souper à l’instant même.

La conversation ne fut pas des plus animées, et il y avait bien quelques convives qui n’avaient pas un gros appétit. Mais le vieux John ne laissa languir ni l’un ni l’autre, et, si quelqu’un eut ce double tort, il fut bien réparé par le vieux John, qui ne s’était jamais tant distingué.

Ce n’est pas que M. Willet soutint une conversation bien suivie ; ce n’est pas par là qu’il brilla au souper ; il n’avait pas là un seul de seul de ses vieux camarades d’enfance à « asticoter » et il n’osait trop s’y risquer avec Joe : il avait à son égard quelque vague pressentiment que ce gaillard-là, au premier mot qui ne lui plairait pas, flanquerait par terre le Lion noir et s’en irait tout droit en Chine, ou dans quelque autre région lointaine également inconnue, pour le restant de ses jours, ou au moins jusqu’à ce qu’il se fût débarrassé du bras qui lui restait et de ses deux jambes, peut-être même d’un œil ou de quelque chose comme ça par-dessus le marché. Le beau de la conversation de M. Willet, c’était une espèce de pantomime dont il animait chaque intervalle de silence, et qui faisait dire au Lion noir, son ami intime depuis longues années, qu’il ne l’avait jamais vu comme ça, et qu’il dépassait l’attente et l’admiration de ses amis les plus émerveillés de son esprit.

Le sujet qui occupait toutes les méditations de M. Willet et qui occasionnait ces démonstrations mimiques, n’était autre que le changement corporel qu’avait subi son fils ; il n’avait jamais pu prendre sur lui d’y croire et de s’en rendre raison. Peu de temps après leur première entrevue, on s’était aperçu qu’il s’en était allé, d’un air égaré, dans un état de grande perplexité, tout droit à la cuisine, dirigeant son regard sur le feu de l’âtre, comme pour consulter son conseiller ordinaire en matières de doute et dans les cas embarrassants. Seulement, comme il n’y avait pas de chaudron au Lion noir, et que le sien avait été si bien arrangé par les insurgés, qu’il était tout à fait hors de service, il sortit encore d’un air égaré, dans un effroyable gâchis de confusion morale, et dans son incertitude il avait recours aux moyens les plus étranges pour dissiper ses doutes : par exemple, d’aller tâter la manche de Joe, comme s’il croyait que le bras de son fils était peut-être caché dedans, ou de regarder ses propres bras et ceux de tous les autres assistants, comme pour s’assurer que c’était bien deux, et non pas un, qui étaient le lot ordinaire de chacun, ou de rester assis une heure de suite dans une méditation profonde, comme s’il essayait de se remettre en mémoire l’image de Joe quand il était plus jeune, et de se rappeler si c’était réellement un bras qu’il avait dans ce temps-là, ou s’il avait bien la paire ; enfin de se donner une foule d’occupations et d’imaginer une foule de vérifications du même genre.

Se voyant donc, au souper, entouré de visages qu’il avait si bien connus dans son vieux temps, M. Willet reprit son sujet avec une nouvelle vigueur : on voyait qu’il était décidé à savoir le fin mot aujourd’hui ou jamais. Tantôt, après avoir mangé deux ou trois bouchées, il déposait sa fourchette et son couteau, pour regarder fixement son fils de toute sa force, surtout du côté mutilé. Puis il promenait ses yeux tout autour de la table, jusqu’à ce qu’il eût rencontré ceux de quelque convive, et alors il remuait la tête avec une grande solennité, se donnait une petite tape sur l’épaule, clignait de l’œil, pour ainsi dire, car un clin d’œil n’était pas chez lui synonyme d’un mouvement rapide : il y mettait le temps ; il serait plus exact de dire qu’il se mettait à dormir d’un œil pendant une minute ou deux. Puis il donnait encore à sa tête une secousse solennelle, reprenait son couteau et sa fourchette, et se remettait à manger. Tantôt il portait à sa bouche un morceau d’un air distrait, et, concentrant sur Joe toutes ses facultés, le regardait, dans un transport de stupéfaction, couper sa viande d’une seule main, jusqu’à ce qu’il fut rappelé à lui par des symptômes d’étouffement qui finissaient par lui rendre sa connaissance. D'autres fois, il imaginait une foule de petits détours, comme de lui demander le sel, ou le poivre, ou le vinaigre, ou la moutarde, tout ce qu’il voyait du côté mutilé, et observait comment son fils faisait pour lui passer ce qu’il lui avait demandé. À force de répéter ces expériences, il finit par se donner pleine satisfaction et se convaincre si bien, qu’après un intervalle de silence plus long que tous les précédents, il remit sa fourchette et son couteau aux deux côtés de son assiette, but une bonne gorgée au pot d’étain qu’il avait près de lui (toujours sans perdre Joe de vue), et se renversant sur le dos de sa chaise avec un gros soupir, dit en regardant les convives à la ronde :

« C'est coupé.

– Par saint Georges ! dit de son côté le Lion noir en frappant sa main contre la table, il a trouvé ça.

– Oui, monsieur, reprit M. Willet, de l’air d’un bomme qui sentait qu’il avait bien gagné le compliment qu’on faisait de sa sagacité, et qu’il le méritait. On dira ce qu’on voudra ; c’est coupé.

– Racontez-lui donc où ça vous est arrivé, dit le Lion noir à Joe.

– À la défense de la Savannah, mon père.

– À la défense de la Savaigne, répéta M. Willet tout bas, en jetant encore un regard autour de la table.

– En Amérique, dans le pays qui est en guerre, dit Joe.

– En Amérique, dans le pays qui est en guerre, répéta M. Willet. On l’a coupé à la défense de la Savaigne en Amérique, dans le pays qui est en guerre. » Après avoir continué de se répéter en lui-même ces paroles à voix basse (notez que c’était bien la cinquantième fois qu’on lui avait déjà donné auparavant ce renseignement dans les mêmes termes), M. Willet se leva de table, tourna autour de Joe, lui tâta sa manche tout du long, depuis le poignet jusqu’au moignon, lui donna une poignée de main, alluma sa pipe, en tira une bonne bouffée, se dirigea vers la porte, se retourna quand il y fut, se frotta l’œil gauche avec le dos de son index, et dit d’une voix défaillante : « Mon fils a eu le bras… coupé… à la défense de la… Savaigne… en Amérique… dans le pays qui est en guerre. » Là-dessus, il se retira pour ne plus revenir de toute la nuit.

Au reste, sous un prétexte ou sous un autre, chacun en fit autant à son tour, excepté Dolly qu’on laissa là toute seule, assise sur sa chaise. Elle était bien soulagée de se trouver seule, pour pleurer tout son content, quand elle entendit au bout du corridor la voix de Joe qui souhaitait bonne nuit à quelqu’un. Elle l’entendit encore marcher dans le corridor et passer devant la porte ; seulement sa marche trahissait quelque hésitation. Il revint sur ses pas… comme le cœur de Dolly se mit à battre !… et regarda dans la chambre.

« Bonne nuit !… » Il n’ajouta pas : « Dolly ; » mais c’est égal, elle était bien aise qu’il n’eût pas dit non plus : « Mademoiselle Varden.

– Bonne nuit ! sanglota Dolly.

– Je suis bien fâché de vous voir encore si affectée de choses qui sont maintenant passées pour toujours, dit Joe avec bonté. Ne pleurez donc pas. Je n’ai pas le courage de vous voir si triste. Voyons ! n’y pensez plus. Vous voilà maintenant sauvée et heureuse. »

Dolly n’en pleurait que de plus belle.

« Vous avez dû bien souffrir pendant ce peu de jours… et pourtant je ne vous trouve point du tout changée, si ce n’est peut-être en bien. On m’avait dit que vous étiez changée ; mais moi, je ne vois pas ça. Vous étiez… vous étiez déjà très jolie, mais vous voilà plus jolie que jamais. C'est vrai comme je vous le dis. Vous ne pouvez pas m’en vouloir de vous faire ce compliment ; car enfin, vous le savez bien vous-même, et ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on vous l’a dit, bien sûr. »

La vérité est que Dolly le savait bien, et que ce n’était pas la première fois qu’elle se l’entendait dire ; loin de là. Mais il y avait des années qu’elle avait reconnu que le carrossier n’était qu’un âne bâté ; et, soit qu’elle eût peur de faire la même découverte chez les autres, ou que, à force d’entendre, elle se fût blasée en général sur les compliments, il est sûr et certain que, tout en pleurant bien fort, elle se sentait plus flattée de celui-là, dans ce moment, qu’elle ne l’avait jamais été de tout autre auparavant.

« Je bénirai votre nom, dit en sanglotant la bonne petite fille du serrurier, tant que je vivrai. Je ne l’entendrai jamais sans me sentir briser le cœur. Je ne l’oublierai jamais dans mes prières, soir et matin, jusqu’à la fin de mes jours !

– Vraiment ? fit Joe avec vivacité : est-ce bien vrai ? cela me rend… vous ne sauriez croire comme cela me rend heureux et fier de vous entendre dire de ces choses-là. »

Dolly sanglotait toujours en tenant son mouchoir devant ses yeux ; et Joe restait toujours là debout, à la regarder.

« Votre voix, dit-il, me reporte avec tant de plaisir à mon bon vieux temps, que, pour le moment, il me semble comme si cette soirée… je peux bien en parler, n’est-ce pas, maintenant, de cette soirée-là… comme si cette soirée était encore là, et qu’il ne fût rien arrivé dans l’intervalle. J'ai oublié toutes les peines que j’ai endurées depuis, et il me semble que c’est hier que j’ai rossé ce pauvre Tom Cobb, et que je suis venu vous voir, mon paquet sur l’épaule, avant de décamper… Vous rappelez-vous ? »

Si elle se rappelait ! mais elle ne dit mot ; elle leva seulement les yeux un petit instant. Ce ne fut qu’un coup d’œil, un petit coup d’œil timide et larmoyant, mais qui fit garder à Joe le silence… bien longtemps.

« Bah ! finit-il par dire résolument, il fallait que ça arrivât comme c’est arrivé. Je suis donc allé bien loin me battre tout l’été, et me geler tout l’hiver, depuis ce temps-là. Me voilà revenu, la bourse aussi vide qu’en partant, et estropié par-dessus le marché. Mais voyez-vous, Dolly, c’est égal ; j’aimerais mieux encore avoir perdu l’autre bras… j’aimerais mieux avoir perdu ma tête… que d’être revenu pour vous voir morte, et non pas telle que je me figurais toujours vous voir, telle que je n’ai pas cessé d’espérer et de souhaiter vous retrouver. Ainsi, au bout du compte, Dieu soit loué ! »

Ah ! comme la petite coquette d’il y a cinq ans était devenue sensible depuis ce temps-là ! Elle avait fini par se trouver un cœur. C'est parce qu’elle n’en connaissait pas tout le prix, qu’elle avait tant méconnu le prix du cœur de Joe, mais à présent elle ne l’aurait pas donné pour tout l’or du monde.

« N'ai-je pas eu autrefois, dit Joe avec son ton de franchise un peu brusque, l’idée que je pourrais revenir riche et me marier avec vous ? Mais dans ce temps-là j’étais un enfant, et il y a longtemps que je ne suis plus si bête. Je sais bien que je ne suis qu’un pauvre soldat licencié et mutilé, trop heureux maintenant de traîner son existence comme il pourra. Pourtant, là ! vrai ! même à présent, je ne peux pas dire que ça me fera plaisir de vous voir mariée, Dolly ; mais c’est égal, je suis content… Oui, je le suis, et je suis bien aise de l’être… en songeant que vous êtes admirée et courtisée, et que vous pouvez, quand vous voudrez, choisir à votre goût un homme pour vous rendre heureuse. C'est une consolation pour moi de savoir que vous parlerez quelquefois de moi à votre mari ; et je ne désespère pas d’en arriver un jour à l’aimer, à lui donner une bonne poignée de main, à venir vous voir quelquefois, comme un pauvre ami qui vous a connue petite fille. Que Dieu vous bénisse ! »

Sa main tremblait ; mais, avec tout ça, il sut bien la contenir, et quitta Dolly.

Chapitre XXXI. §

La nuit de ce vendredi-là, car c’était le vendredi de la semaine des émeutes qu’Emma et Dolly furent délivrées, grâce à l’aide empressée de Joe et d’Édouard Chester, les troubles furent entièrement apaisés ; l’ordre et la tranquillité furent rétablis dans la ville épouvantée. Mais comme, en vérité, après ce qui s’était passé, personne ne pouvait dire si ce calme nouveau durerait longtemps ou si on n’était pas destiné à voir éclater tout à coup de nouveaux orages qui viendraient remplir les rues de Londres de sang et de ruines, ceux qui s’étaient dérobés par la fuite au tumulte récent se tenaient encore à distance, et bien des familles. qui n’avaient pu jusque-là se procurer les moyens de fuir, profitaient de ce moment de répit pour se retirer à la campagne. De Tyburn à Whitechapel, les boutiques étaient encore fermées, et il ne se faisait guère d’affaires dans aucun des centres habituels du mouvement commercial. Cependant, malgré les prédictions sinistres des alarmistes, cette nombreuse classe de la société qui voit toujours si clair dans les évènements les plus obscurs, la ville restait dans une tranquillité profonde, la force armée, composée de troupes considérables, distribuée sur tous les points les plus dangereux, et postée dans tous les endroits principaux, tenait en échec les restes dispersés de l’émeute. On poursuivait avec une vigueur infatigable la recherche des perturbateurs, et s’il s’en trouvait encore parmi eux d’assez incorrigibles et d’assez téméraires pour avoir la fantaisie, après les terribles scènes des derniers jours, de se risquer dans les rues, ils étaient tellement abattus par ces mesures fermes et résolues, qu’ils se dépêchaient de retourner s’ensevelir dans leurs cachettes, ne songeant plus qu’à leur propre salut.

En un mot, l’émeute était en déroute. On avait tué à coups de fusil plus de deux cents insurgés dans les rues. Il y en avait en outre deux cent cinquante dans les hôpitaux avec des blessures graves : là-dessus, peu de jours après, on comptait soixante-dix ou quatre-vingts morts de plus. Il y en avait une centaine d’arrêtés, sans compter ceux qu’on arrêtait d’heure en heure. Quant à ceux qui avaient péri victimes de l’incendie ou de leurs propres excès, le nombre en était inconnu.

Cependant il est certain qu’il y avait beaucoup de ces misérables qui avaient trouvé une horrible sépulture dans la cendre brûlante des feux qu’ils avaient allumés, ou qui s’étant glissés dans des caves et des celliers, soit pour y boire en secret, soit pour y panser leurs blessures, ne revirent jamais le jour. Bien des semaines après que le foyer de l’incendie ne contenait plus qu’une cendre noire et froide, la bêche du fossoyeur, mise en réquisition, ne laissa point de doute à cet égard.

Pendant les quatre grands jours de l’insurrection, soixante-dix maisons particulières et quatre prisons considérables avaient été détruites. La perte totale des objets mobiliers, d’après l’estimation de ceux qui l’avaient subie, était de cent cinquante mille livres sterling. À l’estimer au plus bas, d’après l’évaluation plus impartiale de personnes désintéressées, elle montait toujours bien à plus de cent vingt-cinq mille livres. Cette perte immense fut bientôt après couverte par une indemnité sur la fortune publique, en exécution d’un vote de la chambre des Communes, la somme ayant été prélevée sur les différents quartiers de Londres, et sur le comté et le bourg de Southwark. Toutefois, lord Mansfield et lord Saville ne voulurent ni l’un ni l’autre recevoir d’indemnité d’aucun genre.

La chambre des Communes dans sa séance du mardi, avec ses portes fermées et bien gardées, avait émis une résolution à l’effet de procéder, immédiatement après la fin des émeutes, à l’examen des pétitions présentées par un grand nombre des sujets protestants de Sa Majesté, et à leur prise en sérieuse considération. Pendant qu’on débattait cette question, M. Herbert, l’un des membres présents, se leva indigné et pria la chambre de remarquer que lord Georges Gordon était là sur son banc, au-dessous de la galerie, avec la cocarde bleue, signe de ralliement de la rébellion, attachée à son chapeau. Non seulement ceux qui siégeaient auprès de lui l’obligèrent de l’ôter ; mais, quand il s’offrit à aller dans les rues pacifier l’émeute, rien qu’avec la vague assurance que la chambre était disposée à leur donner « la satisfaction qu’ils voulaient, » plusieurs membres se réunirent pour le retenir de force sur son banc. Bref, le désordre et la violence qui régnaient en vainqueurs au dehors, pénétrèrent aussi dans le sénat, et là, comme ailleurs, l’alarme et la terreur étaient à l’ordre du jour, et les formes régulières furent un moment oubliées.

Le mardi, les deux chambres s’étaient ajournées au lundi suivant, déclarant impossible de continuer le cours de leurs délibérations avec la gravité et la liberté nécessaires, tant qu’elles seraient entourées par la troupe armée. Mais, à présent que les révoltés étaient dispersés, les citoyens furent assaillis par une autre crainte. En effet, en voyant les places publiques et leurs lieux ordinaires de réunion remplis de soldats autorisés à faire usage à discrétion de leurs fusils et de leurs sabres, ils commencèrent à prêter une oreille avide au bruit qui circulait de la proclamation d’une loi martiale et à des contes effrayants de prisonniers qu’on aurait vus pendus aux lanternes de Cheapside et de Fleet-Street. Ces terreurs ayant été promptement dissipées par une proclamation déclarant que tous les perturbateurs seraient jugés par une commission spéciale, constituée conformément à la loi, on eut une autre alerte. Il se disait tout bas, d’un bout de la ville à l’autre, qu’on avait trouvé de l’argent français sur quelques insurgés, et que ces troubles avaient été soudoyés par les puissances étrangères, pour arriver au renversement et à la ruine de l’Angleterre. Cette sourde rumeur, entretenue par des placards anonymes semés avec profusion, quoique dénués probablement de tout fondement, tenait sans doute à la découverte de quelques pièces de monnaie qui n’étaient point de fabrication anglaise, trouvées, avec d’autres objets volés, en fouillant les poches des rebelles, ou sur les prisonniers arrêtés et les cadavres des victimes. Cela n’empêcha pas que ce bruit, une fois répandu, produisit une grande sensation, et, au milieu de cette excitation générale qui dispose les gens à saisir avidement toute nouvelle alarmante, il fut colporté avec une merveilleuse activité.

Cependant, comme la tranquillité ne se démentit pas pendant toute la journée de vendredi, puis pendant toute la nuit, et qu’on ne fit plus de nouvelles découvertes, la confiance commença à renaître, et les plus timides, les plus découragés, recommencèrent à respirer. Rien que dans Southwark, il n’y eut pas moins de trois mille habitants qui se formèrent en garde privée, pour faire dans les rues des patrouilles d’heure en heure. Les citoyens de Londres ne restèrent pas en arrière pour imiter ce bel exemple, et, selon l’habitude des gens paisibles, qui deviennent d’une audace incroyable quand le danger est passé, il était impossible de rien voir de plus intraitable et de plus hardi. Ils n’hésitaient pas à faire subir au passant le plus robuste un interrogatoire sévère, et menaient haut la main les petits commissionnaires, les bonnes et les apprentis qu’ils trouvaient sur leur chemin.

Quand le jour s’obscurcit pour faire place au soir, à l’heure où les ténèbres commencèrent par se glisser dans les coins et recoins de la ville comme pour s’essayer en secret et prendre leur clan avant de s’aventurer en pleine rue, Barnabé était assis dans son cachot, s’étonnant du silence, et attendant en vain le bruit et les clameurs qui avaient troublé les nuits précédentes. À côté de lui était assis, la main dans la sienne, une compagne dont la présence mettait son âme en paix. Elle était pâle, bien changée, accablée de chagrin, et elle avait le cœur bien gros ; mais elle était pour lui toujours la même.

« Ma mère, dit-il après un long silence, combien de temps encore… combien de jours et de nuits… vont-ils me retenir ici ?

– Pas beaucoup, mon enfant ; pas beaucoup, j’espère.

– Vous espérez ! c’est bon, mais ce n’est pas avec des espérances que vous ferez tomber mes chaînes. Moi aussi j’espère, mais cela leur est bien égal. Grip espère ; mais qui est-ce qui se soucie de Grip ? »

Le corbeau poussa un petit cri triste et mélancolique.

« Personne, dit-il, aussi clairement que peut parler un corbeau.

– Qui est-ce qui se soucie de Grip, excepté vous et moi ? dit Barnabé, passant la main sur les plumes ébouriffées de l’oiseau. Il ne parle jamais ici ; il ne dit pas un mot en prison. Il est là à se morfondre toute la journée dans son petit coin noir, tantôt faisant un somme, tantôt regardant le jour qui se glisse à travers les barreaux et qui brille dans son œil, perçant comme une étincelle de ces grands feux qui viendrait à tomber dans la chambre, et qui brûlerait encore. Mais qui est-ce qui se soucie de Grip ?

Le corbeau croassa encore : « Personne.

– Et à propos, dit Barnabé, retirant sa main de l’oiseau pour la mettre sur le bras de sa mère, en la regardant fixement en face, s’ils me tuent, car c’est bien possible, j’ai entendu dire qu’ils me tueraient ; que deviendra Grip, quand ils m’auront fait mourir ? »

Le son du mot ou le courant de ses propres pensées suggéra à l’oiseau sa vieille sentence : « N'aie pas peur de mourir. » Seulement il s’arrêta au beau milieu, tira un bouchon mélancolique, et finit par un croassement languissant, comme s’il ne se sentait pas le courage d’aller jusqu’au bout de sa phrase, quoiqu’elle ne fût pas bien longue.

« Est-ce qu’ils lui ôteront la vie comme à moi ? dit Barnabé. Je le voudrais bien ; si lui et moi et vous nous mourions tous ensemble, il ne resterait personne pour en avoir du chagrin et de la peine, Mais ils feront ce qu’ils voudront, je ne les crains pas, mère.

– Ils ne vous feront pas de mal, dit-elle, d’une voix presque étouffée par ses larmes. Ils ne voudront pas vous faire de mal, quand ils sauront tout. Je suis sûre qu’ils ne vous en feront pas.

– Oh ! n’en soyez pas trop sûre, cria Barnabé, qui montrait un étrange plaisir à croire qu’elle se trompait, mais que lui, il avait trop de sagacité pour tomber dans la même erreur. Ils m’ont désigné, mère, dès le commencement. Je le leur ai entendu dire entre eux quand ils m’ont amené ici la nuit dernière, et je les crois. Ne pleurez pas pour ça, mère. Ils disaient que j’étais hardi, et je leur ferai voir jusqu’au bout qu’ils ne se trompent pas. On peut me croire imbécile, mais cela ne m’empêchera pas de mourir aussi bien qu’un autre… Je n’ai pas fait de mal, n’est-ce pas ? ajouta-t-il vivement.

– Pas devant Dieu, répondit-elle.

– Eh bien ! alors, dit Barnabé, qu’ils me fassent tout ce qu’ils voudront. Vous m’avez dit un jour, vous-même, un jour que je vous demandais ce que c’était que la mort, que c’était quelque chose qui n’était pas à craindre, quand on n’avait pas fait de mal. Ha ! ha ! mère, je suis sûre que vous pensiez que j’avais oublié cela. »

Elle était navrée de voir ce joyeux éclat de rire et le ton enjoué avec lequel il lui disait ces mots. Elle le serra contre son cœur et le supplia de lui parler tout bas et de se tenir tranquille, parce qu’il commençait à faire nuit, qu’ils n’avaient plus que peu de temps à rester ensemble, et qu’elle allait être obligée de le quitter.

« Vous reviendrez demain ? dit Barnabé.

– Oui, et tous les jours, et nous ne nous séparerons plus. »

Il répliqua avec joie que c’était bien, que c’était tout ce qu’il désirait, et qu’il était sûr d’avance de sa réponse. Puis il lui demanda où elle était restée depuis si longtemps, et pourquoi elle n’était pas venue le voir, pendant qu’il était un grand soldat ; et alors il se mit à lui détailler tous les plans qu’il avait formés pour qu’ils pussent devenir riches et vivre dans l’opulence. Cependant il eut quelque soupçon qu’elle avait du chagrin et que c’était lui qui en était en cause ; il essaya de la consoler et de la distraire en lui parlant de la vie qu’ils menaient autrefois ensemble, de ses amusements et de la liberté dont il jouissait alors. Il ne se doutait pas que chacune de ses paroles redoublait la douleur de sa mère, et qu’elle répandait des larmes de plus en plus amères à chaque souvenir qu’il ravivait de leur tranquillité perdue.

« Mère, dit Barnabé, quand ils entendirent approcher l’homme qui venait fermer les cellules pour la nuit, tout à l’heure, quand je vous ai parlé de mon père, vous m’avez crié : « Chut ! » et vous avez détourné la tête ; pourquoi donc ? dites-moi pourquoi en deux mots. Vous l’aviez cru mort. Vous n’êtes pas fâchée qu’il vive et qu’il soit revenu nous voir ? où est-il ? serait-il ici ?

– Ne demandez à personne où il est ; ne parlez de lui à qui que ce soit, répondit-elle.

– Pourquoi pas ? Est-ce parce que c’est un homme sévère et qui a la parole rude ? Car enfin, je ne l’aime pas, et je ne tiens pas à me trouver seul avec lui ; mais pourquoi ne pas parler de lui ?

– Parce que je suis fâchée qu’il vive encore, fâchée qu’il soit revenu nous voir, fâchée que vous et lui vous vous soyez trouvés ensemble. Parce que, cher Barnabé, j’ai fait ce que j’ai pu, toute ma vie, pour vous tenir séparés.

– Séparés ! un fils et un père ! Pourquoi ?

– Il a, lui murmura-t-elle à l’oreille, il a versé le sang ; le temps est venu de vous faire cette révélation ; il a versé le sang d’un homme qui l’aimait bien, qui avait placé en lui sa confiance, qui ne lui avait jamais rien dit ni rien fait de mal. »

Barnabé recula d’horreur, et, jetant un coup d’œil rapide sur la tache de son poignet, la cacha en frissonnant sous sa veste.

« Mais, ajouta-t-elle avec précipitation, en entendant la clef tourner dans la serrure, quoique nous devions le fuir, ce n’en est pas moins votre père, mon cher enfant, et moi, je n’en suis pas moins sa malheureuse femme. On en veut à sa vie, et il la perdra. Il ne faut pas que nous y soyons pour quelque chose. Bien au contraire, si nous pouvions l’amener à se repentir, notre devoir serait de l’aimer encore. N'ayez pas l’air de le connaître, si ce n’est comme un homme qui s’est sauvé de la prison, et, si on vous fait des questions sur son compte, ne répondez pas. Que Dieu veille sur vous toute cette nuit, cher enfant ! que Dieu soit avec vous ! »

Elle s’arracha de ses bras et, quelques secondes après, Barnabé fut tout seul. Il resta longtemps comme enraciné là, la figure cachée dans ses mains, puis il se jeta en sanglotant sur son triste lit.

Mais la lune vint tout doucement dans sa gloire modeste, et les étoiles se montrèrent à travers le petit espace de la fenêtre grillée, comme, à travers l’étroite brèche d’une bonne action, dans une sombre vie de crime, la face du ciel rayonne pleine d’éclat et de miséricorde. Il leva la tête, regarda en l’air ce ciel tranquille qui avait l’air de sourire à la terre affligée, comme si la nuit, plus compatissante que le jour, abaissait des regards de pitié sur les souffrances et les fautes des hommes, et qu’elle voulût insinuer sa paix au fond du cœur de Barnabé. Un pauvre idiot comme lui, emprisonné dans son étroite cellule, se sentait élevé aussi près de Dieu, en contemplant cette clarté si douce, que l’homme le plus libre et le plus heureux de toute cette vaste cité ; et dans sa prière, qu’il ne se rappelait pas bien, dans le bout d’hymne, souvenir de son enfance, qu’il se chantonnait pour se bercer avant de s’endormir, il y avait un souffle aussi pur pour monter vers le ciel que dans toutes les homélies du monde, et dans l’écho des voûtes des plus vieilles cathédrales.

Sa mère, en traversant une cour pour sortir, vit, à travers une porte grillée qui donnait sur une autre cour, son mari, marchant autour de l’enceinte, les mains croisées sur sa poitrine et la tête penchée. Elle demanda à l’homme qui la conduisait si elle ne pourrait pas dire un mot au prisonnier. Il y consentit, mais en lui recommandant de se dépêcher, parce qu’il allait fermer pour la nuit, et il n’avait plus qu’une ou deux minutes à lui. En même temps, il ouvrit la porte et lui dit d’entrer.

La porte, en tournant, grinça bien fort sur ses gonds ; mais lui, il était sourd au bruit, et continuait sa promenade circulaire dans la petite cour, sans lever la tête ni changer d’attitude le moins du monde. Elle lui parla ; mais sa voix était si faible qu’elle ne pouvait se faire entendre. Enfin, elle alla au-devant de ses pas, et, quand il vint, elle étendit la main et le toucha.

Il tressaillit et recula d’un pas, tremblant des pieds à la tête ; mais en voyant qui c’était, il lui demanda ce qu’elle venait faire là. Sans attendre sa réponse :

« Voyons ! dit-il, venez-vous me rendre la vie ou me l’ôter ? m’assassiner aussi, ou me sauver ?

– Mon fils… notre fils, répondit-elle, est dans cette prison.

– Qu'est-ce que ça me fait ? cria-t-il en frappant du pied avec impatience le pavé de la cour. Je sais bien cela. Il ne peut pas plus m’aider que je ne puis l’aider. Si vous êtes venue pour me parler de lui, vous pouvez vous en aller. »

En même temps il reprit sa promenade, et se mit à faire son tour dans la cour comme auparavant, d’un pas précipité. Quand il la retrouva où il l’avait laissée, il s’arrêta pour lui dire :

« Venez-vous me rendre la vie ou me l’ôter ? Vous repentez-vous ?

– Oh ! c’est à vous qu’il faut demander ça, répondit-elle. Voulez-vous vous repentir, pendant qu’il en est temps encore ? Quant à vous sauver, croyez bien que je n’en aurais pas le pouvoir, quand j’en aurais le courage.

– Dites que c’est la volonté qui vous manque, répondit-il avec un juron, en cherchant à se dégager d’elle et à passer outre. Dites que vous ne le voulez pas.

– Écoutez-moi un instant seulement, répliqua-t-elle, rien qu’un instant. Je ne fais que de relever d’une maladie dont je croyais que je ne relèverais jamais. Les meilleurs d’entre nous, dans des moments pareils, pensent aux bonnes intentions qu’ils n’ont pas réalisées, aux devoirs qu’ils ont laissés inachevés. Si j’ai jamais, depuis cette fatale nuit, manqué à prier Dieu pour vous envoyer le repentir avant votre mort… si j’ai manqué de vous en suggérer la pensée, même au moment où l’horreur de votre crime était encore toute fraîche, si, la dernière fois que je vous ai vu, tout entière à la crainte qui venait de m’accabler, j’ai oublié de tomber à deux genoux pour vous adjurer de la façon la plus solennelle, au nom de celui que vous avez envoyé au ciel pour y porter témoignage contre vous, de vous préparer à la punition qui ne pouvait manquer de vous atteindre, et qui s’approche insensiblement en ce moment même… je m’humilie devant vous, et, dans l’agonie de mon rôle de suppliante, je vous conjure de me laisser expier ma faute.

– Qu'est-ce que tout ce jargon veut dire ? répondit-il rudement. Parlez donc de manière que je puisse vous comprendre.

– Je vais le faire, répliqua-t-elle ; c’est tout ce que je désire. Accordez-moi encore un moment de patience. La main de celui qui a maudit l’assassin s’est appesantie sur nous, vous n’en pouvez douter. Notre fils, notre innocent enfant, sur lequel est tombée sa colère, avant même qu’il vînt au monde, est ici en danger de perdre la vie… il y est, conduit par votre faute, oui, Dieu le sait, par votre unique faute : car, si la faiblesse de son intelligence l’a entraîné dans ses égarements, n’est-ce pas la terrible conséquence de votre crime ?

– Si vous venez pour m’ennuyer de vos reproches et de vos criailleries de femme… marmotta-t-il entre ses dents, en essayant encore de passer.

– Non. Je viens pour autre chose, qu’il faut que vous entendiez. Si ce n’est pas ce soir, c’est demain. Si ce n’est pas demain, ce sera un autre jour ; mais il faut que vous l’entendiez. Mon mari, il n’y a point d’espoir pour vous de vous sauver de là… c’est impossible.

– Et c’est vous qui venez me dire ça ? » En même temps il leva sa main chargée de fers et l’en menaça. « Ah ! c’est vous ?

– Oui, dit-elle, avec une vivacité inexprimable, c’est moi. Mais pourquoi ?

– Sans doute pour me tranquilliser dans cette prison. Pour me faire passer agréablement le temps d’ici jusqu’à ma mort. Pour mon bien… oui, pour mon bien sans aucun doute, dit-il en grinçant des dents et en lui adressant un sourire avec sa face livide.

– Non, ce n’est pas pour vous accabler de reproches, répliqua-t-elle ; non, ce n’est pas pour aggraver les misères et les tortures de votre situation ; non, ce n’est pas pour vous dire une seule parole amère : c’est au contraire pour vous rendre l’espérance et la paix. Mon mari, mon cher mari, avouez seulement ce crime abominable ; implorez seulement le pardon du ciel et de ceux que vous avez offensés sur la terre. Écartez seulement ces vaines pensées qui vous troublent, et qui ne se réaliseront jamais, pour ne compter que sur votre repentir et votre sincérité, et je vous promets, au nom suprême du créateur, dont vous avez détruit l’image, qu’il vous donnera aide et consolation. Et moi, cria-t-elle en joignant les mains et en levant les yeux au ciel, je jure devant lui, devant lui qui connaît mon cœur et qui peut y lire la vérité de mes paroles, je vous promets, à partir de ce moment-là, de vous aimer tendrement comme autrefois, de veiller sur vous nuit et jour durant le court intervalle qui nous reste, de vous prodiguer les témoignages de ma plus fidèle affection comme je le dois, de joindre mes prières aux vôtres pour que Dieu suspende le jugement qui menace votre tête, pour qu’il épargne notre fils et lui permette de bénir ici son saint nom, de son mieux, le pauvre enfant, à l’air libre et à la clarté du jour. »

Il recula et fixa ses yeux sur elle, pendant qu’elle lui adressait ces prières ardentes, comme s’il était un moment frappé de respect pour elle, et qu’il ne sût que faire. Mais la crainte et la colère prirent bientôt le dessus, et il la repoussa avec mépris.

« Allez-vous-en ! cria-t-il. Laissez-moi. Vous complotez contre moi, n’est-ce pas ? Vous voulez me faire parler, pour aller dire que je suis bien ce qu’on soupçonne. Malédiction sur vous et votre enfant !

– Hélas ! elle est déjà tombée sur lui, la malédiction, répliqua-t-elle en se tordant les mains.

– Qu'elle y tombe plus lourdement encore ! Qu'elle tombe sur lui et sur vous tous ! Je vous déteste tous les deux. Je n’ai plus rien à perdre. La seule consolation qui puisse me rester et que je me souhaite, c’est de savoir avant de mourir que la malédiction vous atteint. À présent, partez. »

Elle allait encore lui faire de douces instances, même après cet éclat de fureur ; mais il menaça de la frapper de sa chaîne.

« Je vous le répète, partez… je vous le répète pour la dernière fois. Le gibet me tient dans ses griffes, et c’est un noir fantôme qui peut me porter encore à d’autres excès. Allez-vous-en ! Je maudis l’heure où je suis né, l’homme que j’ai tué, et toutes les créatures vivantes de ce monde. »

Dans un paroxysme de rage, de terreur, de crainte de la mort, il la repoussa, pour se précipiter dans les ténèbres de sa cellule, où il se jeta pantelant sur le carreau, qu’il grattait de ses mains enchaînées. Le geôlier revint fermer la porte du cachot, et emmena ensuite la malheureuse femme.

Dans cette nuit de juin, chaude et embaumée, il y avait par toute la ville des visages heureux et des cœurs gais et légers, qui savouraient doublement la douceur d’un sommeil depuis plusieurs jours inconnu, au milieu des horreurs qui venaient d’avoir lieu. Cette nuit-là, chacun chez soi se réjouissait en famille ; on se félicitait les uns les autres d’avoir échappé au danger commun ; ceux qui avaient été désignés pour victimes par l’émeute, s’aventuraient à sortir dans les rues ; ceux qui avaient été pillés, allaient gagner quelque bon refuge ; même le pusillanime lord-maire, qui avait été cité ce soir-là devant le Conseil privé pour donner des explications sur sa conduite, revint content, déclarant à tous ses amis qu’il avait été bien heureux d’en être quitte pour une réprimande, et leur répétant avec la plus grande satisfaction sa mémorable défense devant le Conseil, « qu’il avait montré dans les troubles une telle témérité de courage, qu’il avait bien cru la payer de sa vie. »

Cette nuit-là aussi, quelques agents dispersés de l’émeute furent poursuivis jusque dans leurs cachettes, et arrêtés. Dans les hôpitaux, ou sous les amas de ruines qu’ils avaient faites, dans les fossés, dans les champs, on trouva de ces misérables enterrés sans linceul ; plus heureux que ceux qui, pour avoir pris une part active au désordre, dans des prisons provisoires, reposaient en ce moment sur la paille leur tête promise au bourreau.

À la Tour aussi, dans une chambre lugubre dont les murs épais interdisaient l’accès au moindre bourdonnement de la vie et entretenaient un silence dont les inscriptions laissées par d’anciens prisonniers sur ces témoins muets ne faisaient que redoubler l’horreur, gisait sur sa couche un homme tourmenté de remords pour chaque cruauté commise par chaque révolté, reconnaissant à présent que leur crime était son crime, et que c’était lui qui avait mis leurs vies en péril ; ne trouvant, au milieu de ces réflexions, qu’une triste consolation dans son fanatisme, ou dans sa vocation imaginaire ; c’était le malheureux autour de tout le mal… lord Georges Gordon.

On l’avait arrêté le soir même. « Si vous êtes sûr que c’est moi que vous voulez, dit-il à l’officier qui l’attendait à la porte de chez lui avec un mandat d’amener sous la prévention de haute trahison, je suis prêt à vous accompagner… »

Et en effet, il le suivit sans résistance. On commença par le conduire devant le Conseil privé, puis à la caserne des Horse-Guards, puis on l’emmena par le pont de Westminster, pour éviter l’embarras des rues, jusqu’à la Tour, sous l’escorte la plus forte qu’on eût encore vue chargée d’y conduire un prisonnier seul.

De tous ses quarante mille hommes, il ne lui en restait pas un pour lui tenir compagnie. Tant amis que protégés, clients et serviteurs… il n’avait personne. Son tartuffe de secrétaire l’avait trahi et l’homme qui s’était laissé, dans sa faiblesse, pousser et compromettre par tant d’intrigants uniquement occupés de leurs intérêts personnels, se trouvait à présent seul et abandonné.

Chapitre XXXII. §

M. Dennis, ayant été fait prisonnier à une heure avancée le même soir, fut emmené pour la nuit seulement au violon voisin, et le lendemain, samedi, on le fit comparaître devant un juge de paix. Comme les charges qui s’élevaient contre lui étaient nombreuses et importantes, qu’en particulier, il fut prouvé par le témoignage de Gabriel Varden qu’il avait manifesté bonne envie de lui ôter la vie, il fut renvoyé devant les assises. De plus, il eut l’honneur distingué de se voir considérer comme un chef de révoltés, et de recevoir de la bouche même du magistrat la flatteuse assurance qu’il était dans une position d’un danger imminent, et qu’il ferait bien de s’attendre à tout.

Dire que la modestie de M. Dennis ne fut pas un peu émue par ces honneurs insignes, ou qu’il fût bien préparé à une réception si obligeante, ce serait lui prêter un plus grand fonds de philosophie stoïque qu’il n’en posséda jamais. À dire vrai, le stoïcisme de ce gentleman était de ceux (combien en voit-on comme cela !) qui mettent un homme en état de supporter avec un courage exemplaire les afflictions de ses amis, mais qui, par une espèce de compensation, le rendent, en ce qui le concerne, très sensible à ses maux, et d’un égoïsme très susceptible. On peut donc, sans calomnier ce fonctionnaire intéressant, déclarer sans réserve et sans déguisement qu’il commença par se montrer très alarmé tout d’abord, et qu’il manifesta des émotions qui ne faisaient pas honneur à son héroïsme, jusqu’à ce qu’il eut appelé à son aide ses facultés ratiocinatives, qui lui firent entrevoir une perspective moins désespérée.

À mesure que M. Dennis exerçait les qualités intellectuelles dont la nature l’avait doué à passer en revue ses chances les plus favorables de se tirer d’affaire bellement et sans grand désagrément personnel, il sentait renaître ses esprits et augmenter sa confiance. Quand il se rappelait la haute estime dans laquelle était tenu son ministère, et le besoin constant qu’on avait de ses services ; quand il se considérait lui-même, dont le Code pénal avait fait une espèce de remède universel, applicable aussi bien aux femmes qu’aux hommes, aux vieillards qu’aux enfants, aux gens de tout âge, de toute variété de criminalité ; quand il songeait à la haute faveur dont il jouissait, par titre officiel, près de la Couronne, et des deux Chambres du parlement, de la Monnaie, de la Banque d’Angleterre et des Juges du territoire ; quand il repassait dans son esprit tous les ministres successifs dont il était resté toujours la panacée favorite ; quand il réfléchissait que c’était à lui que l’Angleterre devait de rester isolée dans la gloire de la pendaison parmi les nations civilisées de la terre ; quand il se représentait tous ces titres et qu’il les pesait dans son esprit, il n’avait pas l’ombre d’un doute qu’il y allait de l’honneur de la nation reconnaissante de l’acquitter des conséquences de ses dernières escapades, et qu’elle ne pouvait manquer de lui rendre son ancienne place dans le bienheureux système social.

Il en était donc resté, comme on dit, sur sa bonne bouche, quand il prit place au milieu de l’escorte qui l’attendait, et il se rendit à la prison avec une indifférence héroïque. Et arrivant à Newgate, où on avait réparé à la hâte les ruines de quelques cachots pour y tenir en toute sûreté les révoltés, il reçut un accueil chaleureux des porte-clefs, charmés de voir un cas extraordinaire, un cas intéressant, qui rompait agréablement la monotonie de leur service uniforme. Aussi, sous l’empire de cette aimable surprise, lui mit-on les fers avec un soin tout particulier, avant de le coffrer dans l’intérieur de la prison.

« Camarade, dit le bourreau, pendant que, sous la conduite d’un officier de la geôle, il traversait, dans cet attirail nouveau pour lui, tous les corridors qu’il connaissait si bien, est-ce que je vais rester longtemps avec quelqu’un ?

– Si vous nous aviez laissé plus de cellules debout, on vous en aurait donné une pour vous tout seul, lui répondit-on ; mais, pour le moment, la place nous manque, et nous sommes obligés de vous donner de la compagnie.

– À la bonne heure, répliqua Dennis, je n’ai pas de répugnance pour être en compagnie, camarade ; au contraire, j’aime assez la société. J'étais né pour la société, vrai.

– Quel dommage, n’est-ce pas ? dit son conducteur.

– Mais non, répondit Dennis, je ne trouve pas. Pourquoi donc serait-ce dommage, camarade ?

– Oh ! dame ! je ne sais pas, dit l’autre négligemment. C'est que, comme vous dites que vous étiez né pour la société, et qu’on va vous en priver dans votre fleur, vous comprenez…

– Dites-moi donc, reprit l’autre vivement, de quoi diable me parlez-vous là ? Qu est-ce que c’est que ces gens-là qu’on va priver dans leurs fleurs ?

– Oh ! personne précisément : je croyais que c’était peut-être vous, » dit le geôlier.

M. Dennis s’essuya la face, qui était devenue tout à coup rouge comme le feu. « Vous avez toujours aimé à dire des farces » dit-il à son conducteur d’une voix tremblante, et il le suivit en silence, jusqu’à ce qu’il se fut arrêté devant la porte.

– C'est là ma résidence, n’est-ce pas ? demanda-t-il d’un air facétieux.

– Oui, voilà la boutique, monsieur, » répliqua l’autre. Dennis se disposait à y entrer, d’assez mauvaise grâce, quand tout à coup il s’arrêta et recula tout saisi.

« Eh bien ! dit le geôlier, comme vous voilà ému !

– Hum ! dit Dennis à voix basse et fort alarmé. Il y a de quoi ! Fermez cette porte.

– C'est ce que je vais faire, quand vous serez entré.

– Mais je n’entrerai pas du tout. Je ne veux pas qu’on m’enferme avec cet homme-là. Est-ce que vous avez envie de me faire étrangler, camarade ? »

Le geôlier n’avait pas l’air d’avoir la moindre envie pour ou contre ; mais lui faisant observer en deux mots qu’il avait sa consigne, et qu’il voulait l’exécuter, il ferma la porte par-dessus lui, tourna la clef et se retira.

Dennis se tenait tout tremblant le dos contre la porte, et levant le bras par un mouvement involontaire pour se mettre en défense, les yeux fixés sur un homme, le seul locataire pour le moment du cachot, qui était étendu tout de son long sur un banc de pierre, et qui venait de suspendre sa respiration comme s’il était en train de se réveiller. Cependant il se roula sur le côté, laissa pendre son bras négligemment poussa un long soupir et, murmurant quelques mots inintelligibles, retomba aussitôt dans le sommeil.

Légèrement rassuré par ce répit, le bourreau détourna un moment les yeux de son compagnon endormi, et jeta un coup d’œil autour du cachot pour voir s’il ne trouverait pas quelque endroit favorable ou quelque arme propice pour se défendre. Il n’y avait pas d’autre meuble qu’une mauvaise table, qu’on ne pouvait déranger sans faire du bruit, et une lourde chaise. Il se glissa sur la pointe du pied vers ce dernier article de mobilier, l’emporta dans le coin le plus reculé, et le mettant devant lui pour s’en faire un rempart, il surveilla de là les mouvements de l’ennemi avec la plus grande vigilance et une extrême défiance.

L'homme qui dormait là, c’était Hugh. Et naturellement Dennis devait se trouver dans un état d’attente assez pénible, et souhaiter à part lui que l’autre ne se réveillât jamais. Fatigué de rester debout, il s’accroupit dans son coin au bout de quelque temps, et finit par s’asseoir sur le pavé glacé. Cependant, quoique la respiration de Hugh annonçât toujours qu’il dormait d’un bon somme, il ne pouvait se résoudre à le quitter des yeux un instant. Il en avait si grand’peur, il redoutait tellement un assaut subit de sa part, que, non content d’observer ses yeux fermés au travers des barreaux de la chaise, il se levait en tapinois de temps en temps sur ses pieds pour le regarder, le cou tendu, et s’assurer qu’il était réellement bien endormi, et qu’il n’allait pas profiter d’un moment de surprise pour s’élancer sur lui.

Hugh dormit si longtemps et si profondément, que M. Dennis commença à croire qu’il ne se réveillerait pas avant la visite du porte-clefs. Déjà il se félicitait de cette supposition flatteuse, et bénissait son étoile avec ferveur, quand il se manifesta deux ou trois symptômes assez peu rassurants, comme par exemple un nouveau mouvement du bras, un nouveau soupir, une agitation incessante de la tête ; puis, juste au moment où le dormeur allait tomber lourdement à bas de ce lit étroit, les yeux de Hugh s’ouvrirent.

Le hasard voulut que sa figure se trouvât précisément tournée du côté de son visiteur inattendu, il le regarda bien une douzaine de secondes tranquillement, sans avoir l’air d’être surpris ni de le reconnaître. Puis tout à coup il fit un bond et prononça son nom avec un gros juron.

« N'approchez pas, camarade, n’approchez pas, cria Dennis, se cachant derrière la chaise, ne me touchez pas. Je suis prisonnier comme vous. Je n’ai pas la liberté de mes membres. Je ne suis qu’un pauvre vieux. Ne me faites pas de mal. »

Il prononça les derniers mots d’un air si câlin et d’un ton si piteux, que Hugh, qui avait saisi la chaise et la tenait en l’air pour lui en asséner un coup, se retint et lui dit de se relever.

« Oui certainement, camarade, je vais me relever, cria Dennis, prompt à l’apaiser par tous les moyens en son pouvoir ; je ne demande pas mieux que de faire tout ce qui peut vous être agréable, bien sûr ; là ! me voici relevé. Qu'est-ce que je puis faire pour vous ? Vous n’avez qu’un mot à dire, et je le ferai.

– Ce que vous pouvez faire pour moi ! cria Hugh, en l’empoignant par le collet avec ses deux mains et le secouant aussi rudement que s’il voulait lui couper la respiration. Et qu’est-ce que vous avez fait pour moi ?

– J'ai fait de mon mieux, ce que je pouvais faire de mieux. » répondit le bourreau.

Hugh, sans répliquer, le secoua dans ses serres vigoureuses à lui faire branler les dents dans la mâchoire, le lança par terre, et alla se rejeter lui-même sur son banc.

« Si ce n’était pas le plaisir que je ressens au moins de vous voir ici, murmura-t-il entre ses dents, je vous aurais écrasé la tête contre la muraille ; oh ! oui, et ça ne serait pas long. »

Il se passa quelque temps avant que Dennis eût retrouvé sa respiration pour pouvoir parler ; mais sitôt qu’il put reprendre son langage humble et soumis, il n’y manqua pas.

« Oui, j’ai fait de mon mieux, dit-il d’un ton caressant ; savez-vous que j’avais là deux baïonnettes dans les reins, et je ne sais pas combien de cartouches à mon service, pour me forcer à aller où vous étiez, et que, si vous n’aviez pas été pris, vous auriez été tué à coups de fusil ? Jugez un peu, la belle figure que vous auriez faite !… un beau jeune homme comme vous !

– Je vais donc faire à présent plus belle figure, hein ? demanda Hugh, en relevant la tête avec une expression si terrible que l’autre n’osa pas lui répliquer pour le moment.

– Il n’y a pas de doute, dit Dennis d’un ton doucereux, après un instant de silence. D'abord il y a les chances du procès, et vous en avez mille pour vous. Nous pouvons nous en tirer les braies nettes : on a vu des choses plus extraordinaires que ça. Après cela, quand même ce ne serait pas, et que les chances tourneraient contre nous, nous en serons quittes pour être exécutés une bonne fois ; et ça se fait, voyez-vous, avec tant de propreté, d’adresse et d’agrément, si le terme ne vous paraît pas trop fort, que vous ne pourriez jamais croire qu’on ait pu porter la chose à ce point de perfection. Tuer un de nos semblables à coups de fusil… Pouah ! » Et cette idée seule révoltait tellement sa nature, qu’il cracha sur le pavé du cachot.

La chaleur qu’il montrait sur ce sujet pouvait passer pour du courage aux yeux de quelqu’un qui ne connaissait pas ses goûts et ses préférences artistiques ; de plus, comme il se gardait bien de laisser percer ses espérances secrètes, et qu’il avait l’air au contraire de se mettre sur le même pied que Hugh, ce vaurien fut plus sensible à ces considérations pour se laisser attendrir, qu’il ne l’aurait été à tous les plus beaux raisonnements ou à la soumission la plus abjecte. Il reposa donc ses bras sur ses genoux, et, se baissant en avant, il regarda Dennis par-dessous les mèches de ses cheveux, avec une espèce de sourire sur les lèvres.

« Le fait est, camarade, dit le bourreau d’un ton de plus intime confiance, que vous vous étiez fourré là en assez mauvaise compagnie. Vous étiez avec un homme qu’on poursuivait bien plus que vous : c’était lui que je cherchais. Au reste, vous voyez ce que j’ai gagné à tout cela. Me voici ici comme vous : nous sommes dans la même barque.

– Tenez, gredin, lui dit Hugh en fronçant les sourcils, je ne suis pas assez dupe pour ne pas savoir que vous comptiez y gagner quelque chose, sans quoi vous ne l’auriez pas fait ; mais c’est une affaire finie. Vous voilà ici. Il ne sera bientôt pas plus question de vous que de moi ; et je ne tiens pas plus à vivre qu’à mourir, à mourir qu’à vivre ; ce m’est tout un. Alors, pourquoi me donnerais-je la peine de me venger de vous ? Boire, manger, dormir, tout le temps que j’ai à rester ici, je ne me soucie pas d’autre chose. S'il pouvait seulement pénétrer un peu plus de soleil dans ce maudit trou, pour qu’on pût s’y réchauffer, je voudrais y rester couché tout le long du jour, sans me donner la peine de me lever ou de m’asseoir une fois : voilà comme je me soucie de moi. Pourquoi donc me soucier de vous ? »

Il finit cette harangue par un grognement qui ressemblait assez au bâillement d’une bête féroce, se remit tout de son long sur le banc, et ferma de nouveau les yeux.

Après l’avoir regardé quelques moments en silence, Dennis tout heureux de l’avoir trouvé si bénin, approcha de sa couche grossière la chaise sur laquelle il s’assit près de lui ; pourtant il prit la précaution de ne pas se mettre à portée de son bras nerveux.

« Bien dit, camarade, on ne peut pas mieux dire, se risqua-t-il à répondre. Nous allons boire et manger tant que nous pourrons, dormir tant que nous pourrons, nous rendre la vie douce tant que nous pourrons ; et avec de l’argent on a tout : dépensons-le gaiement.

– De l’argent ! dit Hugh en se retournant dans une position plus commode… où est-il ?

– Dame ! ils m’ont pris le mien à la loge, dit M. Dennis, mais ils ne traitent pas tout le monde de même.

– Vous croyez ? Eh bien ! ils m’ont pris le mien aussi.

– Alors je vais vous dire, camarade, il faut vous adresser à vos parents.

– Mes parents ! dit Hugh se relevant en sursaut et se soutenant sur ses mains ; où sont-ils, mes parents ?

– Vous avez toujours bien de la famille ?

– Ha ! ha ! ha ! dit Hugh en éclatant de rire et balançant son bras au-dessus de sa tête. Ne va-t-il pas parler de parents, ne va-t-il pas parler de famille à un homme dont la mère a péri de la mort qui attend son fils, et l’a laissé, pauvre affamé, sans un visage de connaissance au monde ! Venez donc me parler de parents et de famille !

– Camarade, cria le bourreau, dont les traits éprouvèrent un changement subit, vous ne voulez pas dire que…

– Je veux dire, reprit Hugh, qu’ils l’ont pendue à Tyburn. Ce qui était bon pour elle est assez bon pour moi. Qu'ils m’en fassent autant quand ils voudront… le plus tôt sera le mieux. Pas un mot de plus ; je vais dormir.

– Au contraire, j’ai besoin de vous parler ; j’ai besoin d’avoir là-dessus plus de détails, dit Dennis, changeant de couleur.

– Ne vous avisez pas de ça, répondit Hugh en grognant ; vous ferez bien de tenir votre langue. Quand je vous dis que je vais dormir ! »

Dennis s’étant risqué à dire quelques mots encore malgré cet avertissement, son camarade, furieux, lui lança de toute sa force un coup de poing qui pourtant ne l’atteignit pas, puis se recoucha en murmurant une foule de jurons et d’imprécations et en se tournant la face contre la muraille. Après avoir essayé encore une ou deux fois à ses risques et périls, malgré la terrible humeur de son compagnon, de le tirer tout doucement par la basque de son habit pour reprendre cette conversation dont M. Dennis, pour des raisons à lui connues, tenait tant à poursuivre le cours, il n’eut pas d’autre alternative que d’attendre, aussi patiemment qu’il le put, le bon plaisir du dormeur.

Chapitre XXXIII. §

Un mois s’est écoulé… Nous sommes dans la chambre à coucher de sir John Chester. À travers la fenêtre entr'ouverte, le jardin du Temple paraît vert et agréable. La paisible rivière, égayée par des bateaux et des barques, sillonnée par le battement des rames, étincelle au loin. Le ciel est clair et bleu, et l’air suave de l’été pénètre doucement dans la chambre, qu’il remplit de ses parfums. La ville même, cette ville de fumée, est radieuse. Ses toits élevés, ses clochers, ses dômes, ordinairement noirs et tristes, ont pris une teinte de gris clair qui est presque un sourire. Toutes les vieilles girouettes dorées, les boules, les croix qui surmontent les édifices, brillent à nouveau au gai soleil du matin, et bien haut, au-dessus de tous les autres, domine Saint-Paul, montrant sa crête majestueuse d’or bruni.

Sir John était en train de déjeuner dans son lit. Son chocolat et sa rôtie étaient placés près de lui sur une petite table. Des livres et des journaux étaient étalés sur le couvre-pied, et, s’interrompant tantôt pour jeter un coup d’œil de satisfaction tranquille autour de sa chambre rangée dans un ordre parfait, tantôt pour contempler d’un air indolent le ciel azuré, il continuait de manger, de boire et de lire les nouvelles, en homme qui sait savourer les douceurs de la vie élégante.

La joyeuse influence du matin semblait produire quelque effet, même sur son humeur toujours uniforme. Ses manières étaient plus gaies qu’à l’ordinaire, son sourire plus serein et plus agréable, sa voix plus claire et plus animée. Il déposa le journal qu’il venait de lire, se renfonça dans son oreiller de l’air d’un homme qui s’abandonne au cours d’une foule de charmants souvenirs, et, après un moment de repos, s’adressa à lui-même le monologue suivant :

« Et mon ami le Centaure, qui suit les traces de sa petite maman ! cela ne m’étonne pas, Et son mystérieux ami, M. Dennis, qui prend le même chemin ! cela ne m’étonne pas non plus. Et mon ancien facteur, ce jeune imbécile de Chigwell, avec ses allures indépendantes ! cela me fait infiniment de plaisir. Il ne pouvait rien lui arriver de plus heureux. »

Après s’être soulagé de ces réflexions, il retomba dans le cours de ses pensées souriantes, auxquelles il ne s’arracha plus que pour finir son chocolat, qu’il ne voulait pas laisser refroidir, et pour tirer la sonnette afin qu’on lui en apportât encore une tasse.

La tasse arrivée, il la prit des mains de son domestique, et lui dit, en le congédiant avec une affabilité charmante : « Bien obligé, Peak. »

« C'est une circonstance bien remarquable, se dit-il d’un ton nonchalant, en jouant tranquillement avec sa petite cuiller, qu’il ne s’en est fallu de rien que mon ami l’imbécile s’échappât de là. Par bonheur (ou, comme on dit dans le monde, par un cas providentiel), le frère de milord le maire s’est trouvé juste à point à l’audience avec d’autres juges de paix campagnards, dont la tête épaisse n’a pu résister à la curiosité d’aller voir ça. Car, bien que le frère de milord le maire eût décidément tort, et donnât par sa déposition stupide une nouvelle preuve de sa parenté avec ce drôle de personnage, en déclarant que la tête de mon ami était très saine, et qu’à sa connaissance il avait parcouru la province avec sa vagabonde mère pour y proclamer des sentiments révolutionnaires et séditieux, je ne lui en suis pas moins obligé d’avoir porté de lui-même ce témoignage. Ces créatures idiotes font quelquefois des observations si étranges et si embarrassantes, qu’en vérité il n’y a rien de mieux à faire que de les pendre, pour le repos de la société. »

Le juge de paix campagnard avait en effet tourné les chances contre le pauvre Barnabé, et décidé les doutes qui faisaient pencher la balance en sa faveur. Grip ne se doutait guère de la responsabilité qui pesait sur lui dans cette affaire.

« Cela fera un trio singulier, dit sir John, s’appuyant la tête sur sa main et dégustant son chocolat, un trio très curieux. Le bourreau en personne, le Centaure et l’imbécile. Le Centaure ferait un excellent sujet d’autopsie dans l’amphithéâtre de chirurgie et rendrait grand service à la science, j’espère qu’ils n’auront pas manqué de le retenir d’avance… Peak, je n’y suis pas, vous sentez : pour personne, excepté le coiffeur. »

Cette recommandation à son domestique fut provoquée par un petit coup à la porte, que Peak se dépêcha d’aller ouvrir. Après un chuchotement prolongé de demandes et de réponses, il revint, et, au moment où il venait de fermer soigneusement derrière lui la porte de la chambre, on entendit tousser un homme dans le corridor.

« Non, c’est inutile, Peak. dit sir John, levant la main pour lui faire signe qu’il pouvait s’épargner la peine de lui rendre compte de son message : je n’y suis pas, je ne puis pas vous entendre. Je vous ai déjà dit que je n’y étais pas, et ma parole est sacrée. Vous ne ferez donc jamais ce que je vous commande ? »

N'ayant rien à répondre à un ordre si péremptoire, l’homme allait se retirer, quand le visiteur qui lui avait valu ce reproche, impatient d’attendre, apparemment, cogna plus fort à la porte, en criant qu’il avait à communiquer à sir John Chester une affaire urgente, qui n’admettait point de retard. « Faites-le entrer, dit sir John. Mon brave homme, ajouta-t-il quand la porte fut ouverte, comment pouvez-vous vous introduire si familièrement et d’une manière si extraordinaire dans les appartements particuliers d’un gentleman ? Comment pouvez-vous vous manquer ainsi à vous-même, et vous exposer au reproche mérité de vous montrer si mal élevé ?

– L'affaire qui m’amène, sir John, n’est pas ordinaire, je vous assure, répondit la personne à qui s’adressait ce mauvais compliment ; et si je n’ai pas suivi les règles de la politesse ordinaire pour me présenter devant vous, j’espère que vous voudrez bien me le pardonner, par cette considération.

– À la bonne heure ! Nous verrons bien, nous verrons bien, reprit sir John, dont le visage s’éclaircit aussitôt qu’il eut vu celui de son visiteur, et qui reprit tout à fait son sourire avenant. Je crois que nous nous sommes déjà vus quelque part ? ajouta-t-il de son ton séduisant ; mais, réellement, je ne me rappelle plus votre nom.

– Je m’appelle Gabriel Varden.

– Varden ? Ah ! oui, certainement. Varden, reprit sir John en se donnant une tape sur le front. Mon Dieu ! comme ma mémoire devient quinteuse ! Certainement, Varden… M. le serrurier Varden. Vous avez une charmante femme, monsieur Varden, et une bien belle fille ! Ces dames se portent bien ?

– Oui, monsieur, très bien ; je vous remercie.

– J'en suis charmé. Rappelez-moi à leur souvenir quand vous allez les revoir, et dites-leur que je regrette bien de ne pouvoir être assez heureux pour leur faire moi-même les compliments dont je vous ai chargé pour elles. Eh bien ! demanda-t-il après un moment de silence de l’air le plus mielleux, qu’est-ce que je peux faire pour vous ? Disposez de moi, ne vous gênez pas.

– Je vous remercie, sir John, dit Gabriel avec un peu de fierté ; mais ce n’est pas pour vous demander une faveur que je viens ici, c’est simplement pour une affaire… particulière, ajouta-t-il en jetant un coup d’œil du côté du domestique, qui restait là à regarder… une affaire très pressante.

– Je ne vous dirai pas que votre visite n’en est que plus agréable pour être désintéressée, et que vous n’eussiez pas été également le bienvenu si vous aviez eu à me demander quelque chose, car je me serais estimé heureux de vous rendre service ; mais enfin, soyez le bienvenu dans tous les cas… Faites-moi le plaisir, Peak, de me verser encore un peu de chocolat, et de ne pas rester là. »

Le domestique se retira et les laissa seuls.

« Sir John, dit Gabriel, je ne suis qu’un ouvrier, et je n’ai jamais été autre chose de ma vie ; si je ne sais pas bien vous préparer à entendre ce que j’ai à vous dire, si je vais tout droit au but, un peu brusquement, si je vous donne un coup qu’un gentleman vous aurait mieux ménagé ou au moins adouci mieux que moi, j’espère que vous me saurez toujours gré de l’intention : car j’ai bien le désir d’y mettre du soin et de la discrétion, et je suis sûr que, de la part d’un homme tout rond comme moi, vous prendrez l’intention pour le fait.

– Monsieur Varden, répliqua l’autre, sans être en rien déconcerté par cet exorde, je vous prie de vouloir bien prendre une chaise. Je ne vous offre pas de chocolat, vous ne l’aimez peut-être pas ? À la bonne heure ! Ce n’est pas un goût primitif.

– Sir John, dit Gabriel, qui avait reconnu par un salut l’invitation à lui faite de s’asseoir, sans vouloir en profiter ; sir John… » Il baissa la voix et s’approcha plus près de lui… « J'arrive tout droit de Newgate.

– Dieu du ciel ! s’écria sir John, se mettant bien vite sur son séant dans son lit ; de Newgate, monsieur Varden ! Il n’est pas possible que vous ayez l’imprudence de venir de Newgate. Newgate, où il y a des typhus de prison, des gens en guenilles, des va-nu-pieds, tant hommes que femmes, et un tas d’horreurs ! Peak, apportez le camphre, vite, vite. Ciel et terre ! mon cher monsieur Varden, ma bonne âme ! est-il vraiment possible que vous veniez de Newgate ? »

Gabriel, sans répondre, regardait seulement en silence, pendant que Peak, qui venait d’entrer à propos avec le supplément de chocolat tout chaud, courait ouvrir un tiroir, et rapportait une bouteille dont il aspergeait la robe de chambre de son maître, et toute la literie ; après quoi il en arrosa le serrurier lui-même, à pleines mains, et décrivit autour de lui un cercle de camphre sur le tapis. Cela fait, il se retira de nouveau ; et sir John, appuyé nonchalamment sur son oreiller, tourna encore une fois sa face souriante du côté de son visiteur.

« Vous me pardonnerez, j’en suis sûr, monsieur Varden, de m’être montré si ému tout de suite, dans votre intérêt comme dans le mien. J'avoue que j’en ai été saisi, malgré votre exorde délicat. Voulez-vous me permettre de vous demander la faveur de ne pas approcher davantage ?… Réellement, est-ce que vous venez de Newgate ? »

Le serrurier inclina la tête.

« Vrai… ment ! Eh bien ! alors, monsieur Varden, toute exagération et tout embellissement à part, dit sir John d’un ton confidentiel, en savourant son chocolat, quel genre d’endroit est-ce que Newgate ?

– C'est un endroit bien étrange, sir John, répondit le serrurier. Un endroit d’un genre bleu triste et bien affligeant. Un endroit étrange, où l’on voit et où l’on entend d’étranges choses ; mais il ne peut pas y en avoir de plus étranges que celles dont je viens vous entretenir. C'est un cas urgent. Je suis envoyé ici…

– Ce n’est toujours pas… de la prison ? Non, non, ce n’est pas possible.

– Si, de la prison, sir John.

– Mais mon bon, mon crédule, mon brave ami, dit sir John en posant sa tasse pour rire aux éclats, envoyé par qui donc ?

– Par un homme du nom de Dennis… qui, après en avoir tant pendu d’autres depuis des années, sera demain lui-même un pendu. » répondit le serrurier.

Sir John s’était attendu… il en était même sûr dès le commencement… qu’il lui dirait que c’était Hugh qui l’avait envoyé, et il tenait là-dessus sa réponse prête. Mais ce qu’il entendait là lui causa un degré d’étonnement que, pour le moment, malgré son habileté à composer son visage, il ne put s’empêcher de laisser percer dans ses traits. Cependant il eut bientôt dissimulé ce léger trouble, et dit du même ton léger :

« Et qu’est-ce que le gentleman veut de moi ? Ma mémoire peut bien encore me faire défaut, mais je ne me souviens pas d’avoir jamais eu le plaisir de lui être présenté, ou de le compter au nombre de mes amis personnels, je vous assure, Varden.

– Sir John, répondit le serrurier gravement, je vais vous répéter, aussi exactement que je pourrai, dans les termes mêmes dont il s’est servi, ce qu’il désire vous communiquer, et ce qu’il faut que vous sachiez, sans perdre un instant. »

Sir John Chester s’installa dans une position plus moelleuse encore et regarda son visiteur avec une expression qui semblait dire : « Voilà un brave homme bien amusant ; il faut que je l’entende jusqu’au bout. »

« Peut-être avez-vous vu dans le journal, dit Gabriel, en montrant celui que sir John avait sous la main, que j’ai déposé comme témoin contre cet homme dans son procès, il y a déjà quelques jours, et que ce n’est pas sa faute si j’ai vécu assez pour être à même de dire ce que j’avais vu ?

– Peut-être ! cria sir John. Comment pouvez-vous dire peut-être ? Mon cher monsieur Varden, vous êtes un héros, et vous méritez bien de vivre dans la mémoire des hommes. Rien ne peut surpasser l’intérêt avec lequel j’ai lu votre déposition, et avec lequel je me suis rappelé que j’avais le plaisir de vous connaître un peu… J'espère bien que nous allons faire publier votre portrait !

– Ce matin, monsieur, dit le serrurier, sans faire attention à ces compliments, ce matin, de bonne heure, on m’a apporté de Newgate un message de la part de cet homme, qui me priait d’aller le voir, parce qu’il avait quelque chose de particulier à me communiquer. Je n’ai pas besoin de vous dire que ce n’est pas un de mes amis, et que je ne l’avais même jamais vu avant le siège de ma maison par les insurgés. »

Sir John s’éventa doucement avec le journal, en faisant un signe de tête pour témoigner de son assentiment.

« Cependant, reprit Gabriel, je savais, par le bruit public, que le mandat d’exécution pour le mettre à mort demain était arrivé la nuit dernière à la prison, et le regardant comme un homme in extremis, je cédai à sa demande.

– Vous êtes un vrai chrétien, monsieur Varden, dit sir John ; et cette aimable qualité de plus redouble le désir que je vous ai déjà exprimé de vous voir prendre une chaise.

– Il m’a dit, continua Gabriel, en regardant avec fermeté le chevalier, qu’il m’avait envoyé chercher parce qu’en sa qualité d’exécuteur des hautes œuvres, il n’avait ni ami ni camarade au monde, et parce qu’il croyait, d’après la manière dont il m’avait vu déposer en justice, que je devais être un homme loyal, qui agirait franchement et fidèlement avec lui. Il ajouta qu’étant évité par chacun de ceux qui connaissaient sa profession, même par les gens du plus bas étage et de la plus misérable condition, et voyant, quand il était allé rejoindre les rebelles, que ceux auxquels il s’était associé ne s’en doutaient pas (et je crois qu’il m’a dit vrai, car il avait là pour camarade un pauvre imbécile d’apprenti que j’avais depuis longtemps à la boutique), il s’était bien gardé de leur livrer son secret, jusqu’au moment où il avait été pris et mené en prison.

– C'est très discret de la part de M. Dennis, fit observer sir John avec un léger bâillement, quoique toujours avec la plus extrême affabilité mais… à l’exception de votre manière admirable et lucide de narrer, contre laquelle je n’ai rien à dire… ce n’est pas autrement intéressant pour moi.

– Lorsque, poursuivit le serrurier sans se laisser intimider par ces interruptions auxquelles il ne faisait seulement pas attention… lorsqu’il fut mené en prison, il y trouva pour camarade de chambrée un jeune homme nommé Hugh, un des chefs de l’émeute, qui avait été trahi et livré par lui. D'après quelques paroles échappées à ce malheureux dans le cours de la conversation vive qu’ils échangèrent en se retrouvant, il découvrit que la mère de Hugh avait subi la même mort que celle qui leur était à tous deux réservée… Le temps est bien court, sir John. »

Le chevalier posa son éventail de papier, remit sa tasse sur la table près de lui, et, à l’exception du sourire qui perça dans le coin de sa bouche, il regarda le serrurier d’un œil aussi assuré que le serrurier le regardait lui-même.

« Voici maintenant un mois qu’ils sont en prison. De fil en aiguille, le bourreau a bientôt reconnu, par leurs conversations, en comparant les dates, les lieux, les circonstances, que c’était lui-même qui avait exécuté la sentence prononcée contre cette femme par la loi. Tentée par le besoin, comme tant d’autres, elle s’était laissé entraîner au délit fatal de passer de faux billets de banque. Elle était jeune et belle, et les industriels qui emploient des hommes, des femmes et des enfants à ce trafic, jetèrent les yeux sur elle comme sur une personne faite pour réussir dans leur commerce, et probablement pour ne pas éveiller de longtemps les soupçons. Ils s’étaient bien trompés : elle fut arrêtée du premier coup, et condamnée à mort pour son début. Elle était Bohémienne de naissance, sir John… »

Peut-être n’était-ce que l’effet d’un nuage qui obscurcit le soleil en passant, et jeta une ombre sur la figure du chevalier ; mais il devint d’une pâleur mortelle. Cela ne l’empêcha pas de soutenir d’un œil ferme l’œil du serrurier, comme auparavant.

« Elle était Bohémienne de naissance, sir John, répéta Gabriel, et elle avait l’âme haute, indépendante ; raison de plus, avec sa bonne mine et ses manières distinguées, pour intéresser quelques-uns de ces gentlemen qui se laissent aisément prendre à des yeux noirs : on fit donc des efforts pour la sauver. On y aurait réussi, si elle avait voulu seulement leur dire quelques mots de son histoire. Mais elle n’y consentit jamais, elle s’obstina dans son silence. On eut même des raisons de soupçonner qu’elle attenterait à sa vie. On la mit en surveillance nuit et jour, et, à partir de ce moment, elle n’ouvrit plus la bouche. »

Sir John étendit la main vers sa tasse, mais le serrurier l’arrêta en chemin :

« Excepté, ajouta-t-il, une minute avant de mourir. Car alors elle rompit le silence pour dire d’une voix ferme, qui ne fut entendue que de son exécuteur, lorsque toute créature vivante s’était retirée pour l’abandonner à son sort : « Si j’avais là une dague dans les doigts, et qu’il fût à portée de mes mains, je la lui enfoncerais dans le cœur, même en ce moment suprême ! – À qui ça ! demanda l’autre. – Au père de mon garçon, » dit-elle. »

Sir John retira sa main, et, voyant que le serrurier s’était tu, il lui fit signe avec la plus tranquille politesse et sans aucune émotion apparente, de continuer.

« C'était le premier mot qui lui fût échappé depuis le commencement, qui pût faire soupçonner qu’elle eût aucun attachement sur la terre. « Et l’enfant, est-il vivant ? demanda-t-il. – Oui, » répondit-elle. Il lui demanda où il était, quel était son nom, et si elle avait quelque souhait à former pour lui. « Je n’en ai qu’un : c’est qu’il puisse vivre et grandir dans une ignorance absolue de son père, pour que rien au monde ne puisse lui apprendre ce que c’est que douceur et pardon. Quand il sera devenu un homme, je m’en fie au dieu de ma tribu pour le faire rencontrer avec son père, et me venger par mon fils. » Il lui fit encore quelques questions, mais elle ne répondit plus rien. Encore, d’après le récit du bourreau, n’est-ce pas à lui qu’elle semblait dire ce peu de mots, car elle avait, pendant ce temps-là, les yeux levés vers le ciel, sans les tourner vers lui une seule fois. »

Sir John prit une prise de tabac, en regardant d’un air approbateur une élégante esquisse représentant la Nature sur muraille, et, relevant les yeux vers le visage du serrurier, il lui dit d’un air de courtoisie protectrice.

« Vous alliez remarquer, monsieur Varden …

– Que jamais, répliqua Gabriel, qui ne se laissait pas démonter par tous ces semblants et n’en gardait pas moins son ton ferme et son regard assuré, que jamais elle ne tourna les yeux vers lui ; pas une seule fois, sir John, et que c’est comme cela qu’elle mourut. Lui, il l’eut bientôt oubliée ; mais, quelques années après, un homme fut de même condamné à mort, un Bohémien comme elle, un gaillard au teint brun et basané, une espèce d’enragé. Et, pendant qu’il était en prison, en attendant l’exécution, comme il avait vu bien des fois le bourreau avant d’être arrêté. Il lui sculpta son portrait sur sa canne, comme pour montrer qu’il bravait la mort, et pour faire voir à ceux qui l’approchaient le peu de souci qu’il avait de la vie. Arrivé à Tyburn, il lui remit sa canne entre les mains, en lui disant que la femme dont il lui avait parlé avait déserté sa tribu pour aller trouver un gentleman, et que, se voyant ensuite abandonnée par son séducteur et répudiée par ses anciennes camarades, elle avait fait le serment, dans son orgueil irrité, de ne jamais plus demander aide ni secours à personne, quelle que fût sa misère. Il ajouta qu’elle avait tenu parole jusqu’au dernier moment, et que le rencontrant dans les rues, même lui, qui, à ce qu’il paraît, l’avait autrefois tendrement aimée, elle avait fait un détour pour échapper à sa vue, et qu’il ne l’avait plus revue depuis, que le jour où, se trouvant dans un des fréquents rassemblements de Tyburn, avec quelques-uns de ses rudes compagnons, il était devenu presque fou, en la voyant, mais sous un autre nom, parmi les criminels dont il était venu contempler la mort. Là donc, debout sur la même planche où elle avait figuré avant lui, il raconta tout cela au bourreau, et lui dit le vrai nom de la femme, qui n’était connu que de sa tribu et du gentleman pour l’amour duquel elle avait abandonné les siens… Ce nom, sir John, il ne veut plus le dire qu’à vous.

– Qu'à moi ! s’écria le chevalier s’arrêtant dans le geste de porter sa tasse à ses lèvres, d’une main ferme comme un roc, et courbant en l’air son petit doigt, pour déployer à son avantage la splendeur d’une bague de diamant dont il était orné. Qu'à moi !… mon cher monsieur Varden. À quoi bon, je vous prie, me choisir tout exprès pour me faire cette confidence, quand il avait sous sa main un homme aussi digne que vous de toute sa confiance ?

– Sir John, sir John, répondit le serrurier, demain à midi ces hommes-là seront morts, Écoutez le peu de mots que j’ai encore à vous dire, et n’espérez pas me tromper. Car je ne suis, il est vrai, qu’un homme simple et humble de condition, tandis que vous, vous êtes un gentleman de haut rang et de grand savoir ; mais la vérité m’élève à votre niveau, et je sais que vous devinez où j’en veux venir, et que vous êtes convaincu que Hugh le condamné est votre fils.

– Par exemple ! dit sir John, en le raillant d’un ton badin ; je ne suppose pas que ce gentleman sauvage, qui est mort si subitement, soit allé jusque-là.

– C'est vrai, reprit le serrurier, car elle lui avait fait prêter serment, d’après un rite connu seulement de ces gens-là, et que les plus détestables parmi eux respectent comme sacré, de ne point dire votre nom ; seulement, il avait sculpté sur sa canne un dessin fantastique où l’on voyait quelques lettres, et quand le bourreau la reçut de ses mains, l’autre lui recommanda particulièrement, s’il devait jamais rencontrer plus tard le fils de la Bohémienne, de ne pas oublier l’endroit désigné par ces lettres.

– Quel endroit ?

– Chester. »

Le chevalier acheva sa tasse de chocolat avec l’air d’y trouver un plaisir infini, et s’essuya soigneusement les lèvres sur son mouchoir.

« Sir John, dit le serrurier, voilà tout ce qu’il m’a dit ; mais, depuis que ces deux hommes ont été laissés ensemble, en attendant la mort, ils ont conféré ensemble très intimement. Allez les voir, allez entendre ce qu’ils peuvent vous dire de plus. Voyez ce Dennis. il vous apprendra ce qu’il n’a pas voulu me confier à moi-même. Vous qui tenez maintenant le fil dans les mains, si vous voulez quelque confirmation de tous ces faits, rien ne vous est plus aisé.

– Ah çà, qu’est-ce donc, mon cher, mon bon, mon estimable monsieur Varden ? car, en vérité, malgré moi, je ne puis pas me fâcher contre vous, dit sir John Chester en se relevant de son oreiller et s’appuyant sur son coude ; qu’est-ce donc que tout cela signifie ?

– Je vous prends pour un homme, sir John, et je suppose que cela signifie qu’il faut réveiller quelque affection naturelle dans votre cœur ; qu’il faut tendre tous vos nerfs et déployer toutes les facultés et l’influence dont vous pouvez jouir en faveur de votre misérable fils et de l’homme qui vous a révélé son existence. Au moins devez-vous, je suppose, aller voir votre fils, pour lui inspirer l’horreur de son crime et le sentiment du danger qui le menace : car pour le moment il y est insensible. Jugez de ce qu’a dû être sa vie, par ce que je lui ai entendu dire, que si je réussissais à vous déranger le moins du monde, ce ne serait que pour faire hâter sa mort, si vous en aviez le pouvoir, parce qu’elle vous répondrait de son silence !

– Et est-il possible, mon bon monsieur Varden, dit sir John d’un ton de doux reproche, est-il réellement possible que vous ayez vécu jusqu’à l’âge que vous avez, et que vous soyez resté assez simple et assez crédule pour venir trouver un gentleman d’un caractère bien connu, avec une pareille mission, de la part de quelques misérables poussés à bout par le désespoir, et qui se rattacheraient à un fétu ? Dieu du ciel ! ah, fi donc ! fi donc ! »

Le serrurier allait répliquer, mais l’autre l’arrêta.

« Sur tout autre sujet, monsieur Varden, je serai charmé… de converser avec vous ; mais je dois à ma dignité d’ajourner cette question à un autre moment.

– Réfléchissez-y bien, monsieur, quand je vais être parti, répondit le serrurier ; réfléchissez-y bien. Quoique vous ayez trois fois, depuis quelques semaines, mis à la porte votre fils légitime, M. Édouard, vous pouvez avoir le temps, vous pouvez avoir des années devant vous pour faire votre paix avec celui-là, sir John ; mais ici vous n’avez plus que douze heures : c’est bientôt passé, et après cela ce sera fini.

– Je vous remercie beaucoup, répliqua le chevalier en envoyant de sa main délicate un baiser en forme d’adieu au serrurier, je vous remercie de votre avis ingénu. Je regrette seulement, mon brave homme, quoique vous soyez d’une simplicité charmante, que vous n’ayez pas avec cela un peu plus de connaissance du monde. Je n’ai jamais été plus contrarié qu’en ce moment d’être interrompu par l’arrivée de mon coiffeur. Que Dieu vous bénisse ! Bonjour. N'oubliez pas, je vous prie, ma commission auprès de ces dames, monsieur Varden. Peak, conduisez M. Varden jusqu’à la porte. »

Gabriel ne dit plus rien ; il rendit seulement à sir John un signe d’adieu, et le quitta. Comme il sortait de la chambre, la figure de sir John changea, et le sourire stéréotypé fit place à une expression égarée et inquiète. Comme celle d’un acteur ennuyé, épuisé par le rôle difficile qu’il vient de jouer. Il se leva de son lit avec un soupir pénible, et s’enveloppa dans sa robe de chambre.

« Ainsi elle a tenu parole, dit-il, elle a fidèlement exécuté sa menace. Je voudrais pour beaucoup n’avoir jamais vu cette sombre figure… Il était facile d’y lire du premier coup toutes ces conséquences. C'est une affaire qui ferait un bruit terrible, si elle reposait sur un témoignage plus honnête ; mais celui-là, avec tous les anneaux rompus qui empêchant de renouer la chaîne, je peux impunément le braver … C'est extrêmement désagréable d’être le père d’une créature si grossière. Pourtant je lui avais donné un bon avis, je lui avais bien dit qu’il se ferait pendre. Qu'aurais-je pu faire de plus si j’avais su le secret de notre parenté ? car enfin, combien y a-t-il de pères qui n’en font pas même autant pour leurs bâtards !… Vous pouvez faire entrer le coiffeur, Peak. »

Le coiffeur entra, et, dans sir John Chester, dont la conscience accommodante fut bientôt tranquillisée par les nombreux exemples que lui fournissait sa mémoire à l’appui de sa dernière réflexion, il retrouva le même gentleman séduisant, élégant, imperturbable, qu’il avait vu la veille, l’avant-veille et toujours.

Chapitre XXXIV. §

En s’en allant tout doucement de chez sir John Chester, le serrurier ralentit encore son pas sous les arbres qui ombrageaient l’entrée, avec une sorte d’espérance qu’on allait peut-être le rappeler. Il était revenu déjà sur ses pas, et s’arrêtait encore au détour de la rue, quand l’horloge sonna douze fois. Douze heures, tintement solennel ! non pas seulement en pensant à demain, mais il savait que c’était le glas funèbre de l’assassin, il l’avait vu passer dans la rue encombrée par la foule, au milieu des imprécations de la multitude ; il avait remarqué sa lèvre frémissante et ses membres tremblants ; la couleur plombée de sa face, son front gluant, son œil égaré… la crainte de la mort qui absorbait chez lui toute autre pensée, et qui lui dévorait sans pitié le cœur et la cervelle. Il avait remarqué son regard errant, en quête de quelque espérance, et ne rencontrant, de quelque côté qu’il se tournât, que le désespoir. Il avait vu cette créature agitée par son crime, pitoyable et désolée, conduite avec sa bière à côté d’elle dans la charrette jusqu’au gibet. Il savait que jusqu’à la fin il était resté inflexible, obstiné ; que, dans la terreur sauvage de sa condition, il s’était plutôt endurci qu’attendri à l’égard de sa femme et de son fils ; que ses dernières paroles avaient été des paroles de malédiction contre eux, comme étant ses ennemis.

M. Haredale avait résolu d’y aller, pour s’assurer par ses yeux du dénoûment. Il n’y avait que le témoignage de ses sens qui pût satisfaire cette soif ardente de vengeance qui le tenait en haleine depuis tant d’années. Le serrurier le savait, et, quand les cloches eurent cessé leur carillon, il courut à sa rencontre.

« Quant à ces deux hommes, lui dit-il en arrivant, je ne peux plus rien faire. Que le ciel ait pitié d’eux !… Hélas ! je ne peux rien faire pour eux ni pour d’autres. Mary Rudge aura un gîte, et elle est assurée d’un ami fidèle qu’elle retrouvera au besoin. Mais Barnabé… le pauvre Barnabé… le bon Barnabé… quel service puis-je lui rendre ? Il y a bien des hommes dans leur bon sens, Dieu me pardonne ! cria l’honnête serrurier en s’arrêtant dans une cour étroite qu’ils traversaient, pour passer sa main sur ses yeux humides, que je me résignerais plus facilement à perdre que Barnabé. Nous avons toujours été bons amis ; mais je ne savais pas, non je n’ai jamais su jusqu’à ce jour combien j’aimais ce garçon-là. »

Il n’y avait pas grand monde dans la ville qui pensât à Barnabé ce jour-là, si ce n’est comme à l’acteur principal du spectacle qu’on allait donner au peuple le lendemain. Mais, quand toute la population y aurait songé, pour souhaiter de voir épargner sa vie, il n’y en avait pas un parmi eux qui l’eût fait avec un zèle plus pur, ni avec une plus grande sincérité de cœur que la bon serrurier.

Barnabé devait mourir. Il n’y avait plus d’espérance. Ce n’est pas le moindre des maux qui résultent de cette punition suprême et terrible, la peine de mort, qu’elle endurait les cours de ceux qui ont affaire à elle, et fait des hommes les plus aimables d’ailleurs, les êtres les plus indifférents à la grande responsabilité qui pèse sur eux : souvent même ils ne s’en doutent pas. On avait prononcé la sentence qui condamnait à mort Barnabé. On la prononçait, tous les mois, pour des crimes plus légers. C'était une chose si ordinaire, qu’il y avait bien peu de personnes que cet arrêt épouvantable fit tressaillir, ou qui se donnassent la peine d’en discuter la légitimité. Cette fois encore, cette fois surtout, où la Loi avait été outragée d’une manière si flagrante, il fallait assurer, disait-on, « la dignité de la Loi. » Le symbole de sa dignité, gravé à chaque page du Code criminel, c’était la potence, et Barnabé devait mourir.

On avait essayé de le sauver. Le serrurier avait porté pétitions sur pétitions, mémoires sur mémoires, de ses propres mains à la source des grâces. Mais la source des grâces n’était pas, comme dans la Bible, la fontaine de miséricorde, et Barnabé devait mourir.

Depuis le commencement, sa mère ne l’avait pas quitté un moment, excepté la nuit ; et, en la trouvant à ses côtés, il était content comme toujours. Ce jour-là, qui devait être le dernier pour lui, il fut plus animé et plus fier qu’il ne l’avait encore été ; et, quand elle laissa tomber de ses mains le saint livre qu’elle venait de lui lire tout haut, pour lui sauter au cou, il s’arrêta dans le soin empressé qu’il prenait de rouler un morceau de crêpe autour de son chapeau, tout surpris des angoisses de sa mère. Grip proféra un faible croassement, moitié encouragement, à ce qu’on pouvait croire, moitié remontrance ; mais il n’eut pas le cœur d’aller plus loin, et retomba brusquement dans un profond silence.

Pendant qu’ils étaient là sur le bord de ce grand golfe, au delà duquel personne ne peut voir l’Océan, le Temps, qui allait bientôt lui-même se perdre dans le vaste abîme de l’Éternité, roulait avec eux comme un puissant fleuve qui enfle et précipite son cours à mesure qu’il approche de la mer. C'est à peine si le matin était arrivé, ils étaient restés assis à causer ensemble comme dans un rêve, et déjà venait le soir. L'heure redoutable de la séparation, qui, hier encore, semblait si éloignée, allait sonner.

Ils marchaient ensemble dans la cour des condamnés, sans se quitter l’un l’autre, mais sans parler. Barnabé trouvait que la prison était un séjour pénible, lugubre, misérable, et espérait le lendemain comme un libérateur qui allait l’arracher à ce lieu de tristesse pour le conduire vers un lieu de lumière et de splendeur. Il avait une idée vague qu’on s’attendait à le voir se conduire en brave… qu’il était un homme d’importance, et que les geôliers seraient trop contents de le surprendre à verser des larmes. À cette pensée, il foulait la terre d’un pied plus ferme, en recommandant à sa mère de prendre courage et de ne plus pleurer. « Sentez ma main, lui disait-il, vous voyez bien qu’elle ne tremble pas. Ils me traitent d’imbécile, ma mère, mais ils verront… demain. »

Dennis et Hugh étaient dans la même cour. Hugh sortit de sa cellule en même temps qu’eux, s’étirant les membres comme s’il venait de dormir. Dennis était assis sur un banc dans un coin, son menton enfoncé dans ses genoux, et il se balançait de haut en bas, comme une personne qui souffre des douleurs atroces.

La mère et le fils restèrent d’un côté de la cour, et ces deux prisonniers de l’autre, Hugh marchait à grands pas de long en large, jetant de temps à autre un regard farouche vers le ciel brillant d’un jour d’été, puis se retournant, après cela, pour regarder la muraille.

« Pas de sursis ! pas de sursis ! Personne ne vient. Nous n’avons plus que la nuit, à présent, disait Dennis d’une voix faible et gémissante en se tordant les mains. Croyez-vous qu’ils vont m’accorder mon sursis ce soir, camarade ? Ce ne serait pas la première fois que j’aurais vu arriver des sursis la nuit. J'en ai vu qui n’arrivaient qu’à cinq, six et même sept heures du matin. Ne pensez-vous pas qu’il me reste encore quelque bonne chance, n’est-ce pas ? Dites-moi que oui, dites-moi que oui, jeune homme, criait la misérable créature avec un geste suppliant, implorant Barnabé, ou je vais devenir fou.

– Il vaut mieux être fou ici que dans son bon sens. Tu n’as qu’à devenir fou, lui dit Hugh.

– Mais dites-moi donc ce que vous en pensez. Comment ! quelqu’un ne me dira pas ce qu’il en pense, continuait le malheureux, si humble, si misérable, si abject, que la Pitié en personne aurait tourné le dos en voyant tant de bassesse sur la figure d’un homme. Ne me reste-t-il plus une chance ? pas une seule chance favorable ? N'est-il pas vraisemblable qu’ils ne tardent tant que pour me faire peur ? N'est-ce pas que vous le croyez ? Oh ! ajoutait-il avec un cri perçant, en se tordant toujours les mains, personne ne veut donc me consoler !

– C'est vous qui devriez montrer le plus de courage, et c’est vous qui en montrez le moins, dit Hugh en s’arrêtant devant lui. Ha ! ha ! ha ! voyez-vous le bourreau, quand c’est à son tour !

– Vous ne savez pas ce que c’est, vous, criait Dennis, qui se tordait en deux tout en parlant ; moi, je le sais. Comment ! je pourrais être exécuté ! moi ! moi ! en venir là !

– Et pourquoi pas ? dit Hugh, rejetant de côté ses mèches de cheveux pour mieux voir son ancien collègue de révolte. Que de fois, avant de connaître votre état, vous ai-je entendu parler de ça, de manière à en faire venir l’eau à la bouche ?

– Je suis toujours le même ; j’en parlerais encore de même, si j’étais encore bourreau. C'en est un autre que moi qui hérite de mon opinion, à l’heure qu’il est. C'est bien ce qui m’afflige le plus. Il y a quelqu’un, à présent, qui m’attend avec impatience pour m’exécuter. Je sais bien par moi-même ce qui en est.

– Il n’a pas longtemps à attendre, dit Hugh en reprenant sa promenade. Vous n’avez qu’à vous dire cela pour vous tranquilliser. »

Quoiqu’un de ces deux hommes étalât dans ses paroles et son attitude l’immobilité la plus absolue, et que l’autre, dans chaque mot, dans chaque geste, fît preuve d’une lâcheté si abjecte, que c’était humiliant de le voir, il était difficile de dire quel était celui des deux qui présentait le spectacle le plus repoussant et le plus dégoûtant. Chez Hugh, c’était le désespoir obstiné d’un sauvage attaché au poteau funeste, le bourreau, au contraire, était réduit à l’état d’un chien qu’on va noyer, et qui a déjà la corde au cou. Cependant M. Dennis aurait pu dire, car il le savait bien par expérience, que ce sont là les deux formes les plus ordinaires chez les patients qui vont sauter le pas. Telle est, en gros, la belle récolte du grain semé par la Loi, qu’on regardait généralement cette moisson comme une chose toute naturelle.

Il y avait cependant des points par lesquels ils se ressemblaient tous. Le cours errant et fatal de leurs pensées, qui les ramenait à des souvenirs subits de choses anciennes dans le passé, depuis longtemps oubliées, sans relations entre elles… le vague besoin, qui les tourmentait sans cesse, de quelque chose d’indéfini que rien ne pouvait leur donner… la fuite ailée des minutes qui formaient des heures, comme par enchantement… la venue rapide de la nuit solennelle… l’ombre de la mort planant toujours sur eux, dont cependant l’obscurité ténébreuse n’empêchait pas les détails les plus communs et les plus triviaux de surgir au milieu de l’horreur dont ils étaient frappés, pour les forcer à les contempler… l’impossibilité de conserver leur esprit, quand ils y eussent été disposés, dans un état de pénitence et de préparation dernière, ou même de le tenir fixé sur toute autre chose que l’image hideuse qui fascinait toutes leurs facultés, voilà ce qu’ils avaient tous de commun ; il n’y avait de différence que dans les signes extérieurs.

« Allez nous chercher le livre que j’ai laissé là dedans… sur votre lit, dit-elle à Barnabé en entendant sonner l’heure. Embrassez-moi d’abord. »

Il regarda son visage et vit bien dans ses traits que le moment était venu. Après s’être tenus longtemps dans les bras l’un de l’autre, il s’arracha de ceux de sa mère, en lui recommandant de ne pas bouger avant son retour. Il ne fut pas long à revenir, car il avait été rappelé par un cri déchirant… Mais elle était partie.

Il courut à la porte de la cour, pour regarder au travers. Il vit qu’on l’emportait. Elle lui avait dit que son cœur se briserait. Hélas ! plût à Dieu !

« Ne croyez-vous pas, lui dit Dennis en pleurnichant et en se traînant jusqu’à lui, pendant qu’il était là debout, le pied enraciné dans le sol, à regarder la muraille nue et vide ; ne croyez-vous pas qu’il me reste encore quelque chance ? C'est une fin si terrible ! une fin si terrible pour un homme comme moi ! Ne croyez-vous pas qu’il se trouvera quelque chance, je ne dis pas pour vous, mais pour moi ? Parlez bas, que celui-là (montrant Hugh) ne nous entende pas : c’est un tel garnement !

– Allons, dit le gardien, qui venait de faire sa ronde en dedans et en dehors avec les mains dans ses poches, et qui bâillait comme s’il s’ennuyait à mourir, allons, mes gars, il est temps de rentrer !

– Non, pas encore, cria Dennis ; pas encore : il s’en faut d’une heure.

– Dites donc… il parait que votre montre a bien changé d’allure, reprit le gardien ; j’ai vu le temps où elle avançait : elle a maintenant le défaut contraire.

– Mon ami, criait la misérable créature en tombant à genoux, mon cher ami, car vous avez toujours été mon cher ami, il faut qu’il y ait quelque méprise. Il y a, j’en suis sûr, quelque lettre égarée, quelque messager qui aura été arrêté en route. Qui sait s’il n’est pas tombé de mort subite ? J'ai vu comme cela, une fois, un homme tomber roide mort dans la rue ; je l’ai vu de mes yeux, et même il avait des papiers dans sa poche. Envoyez demander. Que quelqu’un aille aux informations. Il n’est pas possible qu’ils veuillent me pendre ; c’est tout à fait impossible… Mais si, j’y pense, ils veulent me pendre, reprit-il en se relevant sur ses pieds avec un cri d’angoisse. Ils veulent me pendre par surprise, et c’est pour cela qu’ils retiennent la grâce qu’on m’a faite. C'est un complot contre ma vie, ils veulent que je la perde. »

Et poussant un autre hurlement, il tomba par terre dans une crise de nerfs.

« Voyez-vous le bourreau, quand c’est son tour ! répéta Hugh, pendant qu’on emportait son camarade. Ha ! ha ! ha ! Courage, brave Barnabé ! ça ne nous fait rien à nous. Votre main. D'ailleurs ils font bien de nous retirer du monde : car, s’ils nous relâchaient, nous ne les tiendrions pas quittes à si bon marché, hein ? Encore une poignée de main ; on ne meurt qu’une fois. Si vous vous réveillez la nuit, vous n’avez qu’à vous bercer avec ce gai refrain, et vous retomberez tout de suite la tête sur l’oreiller, Ha ! ha ! ha ! »

Barnabé jeta encore un coup d’œil par la grille de la cour, qui était vide maintenant. Puis il regarda Hugh enjamber hardiment le pas qui conduisait à son cachot. Il l’entendit crier bravo ! et partir d’un grand éclat de rire en faisant tourner son chapeau au-dessus de sa tête. Alors, il s’en alla lui-même, comme un somnambule, aussi insensible à la crainte ou au chagrin, et se jeta sur sa paillasse, écoutant l’heure qu’allait sonner l’horloge.

Chapitre XXXV. §

Le temps suivait son cours. Le tapage des rues devenait moins fréquent petit à petit, jusqu’à ce qu’enfin le silence ne fut plus guère interrompu que par les cloches des tours de l’église, marquant la marche… plus lente et plus discrète pendant le sommeil de la ville endormie, de ce grand Veilleur à tête grise, qui ne connaît pour lui ni sommeil ni repos. Dans le court intervalle des ténèbres et du calme dont jouissent les villes après la fièvre de la journée, tout bruit d’affaires s’éteint, et ceux qui, par hasard, s’éveillent de leurs songes, restent à écouter dans leurs lits, à soupirer après l’aube, à regretter que la fin de la nuit ne soit pas encore écoulée.

Dans la rue, en dehors du long mur de la prison, des ouvriers vinrent en flânant à cette heure solennelle, par groupes de deux ou trois, et, en se rencontrant sur la chaussée, ils posèrent leurs outils par terre et se mirent à chuchoter entre eux. D'autres sortirent bientôt de la prison même, portant sur leur dos des planches et des charpentes. Quand ils eurent sorti tous ces matériaux, les premiers se mirent à la besogne à leur tour, et le son lugubre des marteaux commença à retentir dans les rues jusque-là silencieuses.

Çà et là, parmi ces ouvriers réunis, on en voyait un, avec une lanterne ou une torche fumante à la main, se tenir auprès des autres pour les éclairer dans leur travail ; et à l’aide de cette lueur douteuse on en entrevoyait quelques-uns dans l’ombre qui arrachaient des pavés sur le chemin, pendant que d’autres tenaient tout droits de grands poteaux ou les fixaient dans des trous préparés d’avance pour les recevoir. D'autres amenaient lentement à leurs camarades une charrette vide, qui grondait derrière eux en sortant de la prison ; pendant que d’autres, enfin, dressaient de longues barricades en travers de la rue. Ils étaient tous très occupés à leur ouvrage. Leurs figures sombres, qui se mouvaient de droite et de gauche, à cette heure inaccoutumée, si actives et si silencieuses, auraient pu passer pour des ombres de revenants employés, à l’heure de minuit, à quelque ouvrage fantastique, qui s’évanouirait comme elles au chant du coq, au premier rayon du jour, ne laissant plus à leur place que le brouillard et les vapeurs du matin.

Tant qu’il fit encore noir, il s’amassa sur la place un petit nombre de curieux, qui étaient venus tout exprès avec l’intention d’y rester. Ceux même qui ne traversaient la place qu’en passant pour aller ailleurs, s’arrêtaient là quelque temps comme par un attrait irrésistible. Cependant le bruit de la scie et du maillet allait son train gaillardement, mêlé au fracas des planches qu’on jetait sur le pavé de la chaussée, et de temps en temps aux voix des ouvriers qui s’appelaient les uns les autres. Toutes les fois qu’on entendait le carillon de l’église voisine, et c’était à chaque quart d’heure, une étrange sensation, instantanée et inexprimable, mais bien visible, courait comme un frisson sur le corps de tous les assistants.

Petit à petit on vit apparaître à l’orient une faible lueur, et l’air, qui était resté chaud toute la nuit, devint froid et glacé. Ce n’était pas encore le jour, mais l’obscurité diminuait, et les étoiles pâlissaient. La prison, qui n’avait été jusque-là qu’une masse noire sans figure et sans forme, prit son aspect accoutumé, et de temps à autre on put voir sur son toit un veilleur solitaire s’arrêter pour regarder de là les préparatifs qu’on faisait dans la rue. Comme cet homme faisait, en quelque sorte, partie de la prison même, et qu’il savait, ou du moins on pouvait le supposer, tout ce qui s’y passait, il devenait par cela même l’objet d’un intérêt particulier, et on regardait sa silhouette, on se la montrait les uns aux autres avec autant de vivacité que si c’était un esprit.

Cependant la faible lueur devint plus éclatante, et les maisons, avec leurs inscriptions et leurs enseignes, se détachèrent distinctement sur le fond grisâtre du matin. De grosses voitures publiques sortirent lourdement de la cour d’auberge vis-à-vis, avec les voyageurs avançant la tête pour avoir leur part du coup d’œil ; et en s’en allant cahin-caha, chacun d’eux jetait en arrière un dernier regard sur la prison. Puis bientôt les premiers rayons du soleil vinrent éclairer la rue, et l’œuvre nocturne qui, dans ses divers progrès et surtout dans l’imagination variée des spectateurs, avait pris cent formes successives, possédait enfin sa vraie et due forme, … c’était un échafaud et un gibet.

Dès que la chaleur d’un jour éclatant commença à se faire sentir à la foule encore peu épaisse, on entendit les langues se délier, les volets s’ouvrir, les jalousies se tirer ; les personnes qui avaient couché dans des appartements de l’autre côté de la prison, et qui avaient de bonnes places à louer à grand prix pour voir l’exécution, sortirent de leur lit à la hâte. Dans plusieurs maisons, les gens étaient occupés à relever les châssis des croisées pour la plus grande commodité des spectateurs ; il y en avait même d’autres où les spectateurs étaient déjà à leur poste, assis sur leurs chaises, et jouant aux cartes, ou buvant, ou plaisantant ensemble, pour passer le temps. Quelques-uns avaient loué des places jusque sur le toit, et on les voyait déjà grimper pour les prendre, par le parapet ou par les fenêtres des greniers. Quelques autres, ne trouvant pas leurs places assez bonnes hésitaient à les occuper, et restaient debout dans un état d’indécision, contemplant en bas la foule qui grossissait successivement, avec les ouvriers qui se reposaient nonchalamment contre l’échafaud, et affectant de se montrer peu sensibles à l’éloquence du propriétaire, qui leur vantait le magnifique coup d’œil qu’on avait de la maison, et le bon marché qu’il en demandait.

Jamais on n’avait vu plus belle matinée du haut des toits et des étages supérieurs de ces bâtiments ; les clochers des églises de Londres et le dôme de la grande cathédrale appelaient les regards, bien au-dessus de la prison, découpés sur un ciel bleu, et colorés par les nuages légers d’un jour d’été, montrant dans une atmosphère pure et claire jusqu’aux dessins dentelés de leur architecture, toutes leurs niches et leurs ouvertures. Tout était lumière et bonheur, excepté en bas dans la rue, encore dans l’ombre ; l’œil plongeait là dans une grande fosse sombre, où, au milieu de tant de vie et d’espérance, au milieu de cette renaissance générale, était dressé le terrible instrument de mort. On aurait dit que le soleil même ne pouvait pas se décider à regarder par là.

Mais cet appareil lugubre était encore mieux ainsi, triste et caché dans l’ombre, qu’au moment où la journée étant plus avancée, il étala dans la pleine gloire du soleil brillant sa peinture noire toute craquelée, et ses nœuds coulants qui se balançaient à la lumière du jour comme des guirlandes hideuses. Il était mieux dans la solitude et la tristesse de l’heure de minuit, avec un petit nombre de formes vivantes groupées autour de lui, qu’à la fraîcheur du matin, signal du réveil de la vie, au centre d’une foule avide. Il était mieux quand il hantait la rue comme un spectre, pendant que tout le monde était couché, et qu’il ne pouvait infecter de son influence que les rêves de la ville, que lorsqu’il vint braver le grand jour et salir de sa présence impure les sens des citoyens éveillés.

Cinq heures étaient sonnées… puis six… puis huit. Le long des deux grandes rues, à chaque bout de la place, il y avait maintenant un torrent de monde qui roulait ses flots vivants vers les rendez-vous d’affaires et les marchés où les appelaient l’amour du gain. Les charrettes, les diligences, les fourgons, les camions, les diables et les brouettes se frayaient de force un passage à travers les derniers rangs de la foule, pour se rendre dans la même direction. Les voitures publiques qui venaient des environs s’arrêtaient, et le conducteur montrait avec son fouet le gibet, quoiqu’il eût pu s’en épargner la peine : car ses voyageurs n’avaient pas besoin de cela pour tourner tous la tête de ce côté, et les portières étaient tapissées d’yeux tout grands ouverts. Dans quelques charrettes et quelques fourgons, on pouvait voir des femmes jetant avec épouvante un coup d’œil du côté de cette horrible machine ; il n’y avait pas jusqu’aux petits enfants que leurs papas tenaient au-dessus de leur tête dans la foule pour leur faire voir le beau joujou qu’on appelle une potence, et pour leur apprendre comment on pend un homme.

On devait mettre à mort, devant la prison, deux des insurgés qui avaient pris part à l’attaque dirigée contre elle ; immédiatement après on devait en exécuter un autre dans Bloomsbury-Square, À neuf heures, un fort détachement de soldats se mit en marche dans la rue, se forma en double haie, et ne laissa qu’un étroit passage dans Holborn, qui avait été, tant bien que mal, occupé toute la nuit par les constables. À travers les rangs de la troupe, on amena une autre charrette (celle dont nous avons déjà parlé servait à la construction de l’échafaud), et on la roula jusqu’à la porte de la prison. Après ces préparatifs, les soldats purent mettre l’arme au pied : les officiers se promenaient de long en large dans le passage qu’ils avaient pratiqué, ou causaient ensemble au pied de l’échafaud. Quant à la foule qui s’était rapidement accrue depuis quelques heures, et qui recevait encore de nouveaux renforts à chaque minute, elle attendait midi avec une impatience que redoublait chaque carillon de l’horloge du Saint-Sépulcre.

Jusqu’à ce moment la foule était restée tranquille, et même, vu les circonstances, comparativement silencieuse, excepté quand l’arrivée de quelque nouvelle société à une fenêtre encore inoccupée fournissait l’occasion de regarder par là et de faire quelques observations. Mais, à mesure que l’heure approchait, il s’éleva un bourdonnement, un murmure qui, croissant de moment en moment, finit par devenir un tumulte assez fort pour remplir l’air d’alentour.

Il n’y avait pas moyen d’entendre distinctement des mots ni même des voix dans cette clameur, et d’ailleurs on ne se parlait guère les uns aux autres : si ce n’est que, par exemple, ceux qui se prétendaient mieux informés, disaient peut-être à leurs voisins qu’ils reconnaîtraient bien le bourreau quand il paraîtrait, parce qu’il était plus petit que l’autre ; ou bien que l’homme qui devait être pendu avec lui s’appelait Hugh, et que c’était Barnabé Rudge qu’on pendrait à Bloomsbury-Square.

À l’approche du moment fatal, le bourdonnement devint si fort, que ceux qui étaient aux fenêtres ne pouvaient pas entendre sonner l’heure à l’horloge de l’église, quoiqu’elle fût tout près d’eux. Il est vrai qu’ils n’avaient pas besoin de l’entendre, ils pouvaient bien la voir sur le visage des gens. Il n’y avait pas plus tôt un nouveau quart de sonné, qu’il se faisait un mouvement dans la foule… comme s’il venait de leur passer quelque chose sur la tête… comme s’il y avait un changement subit dans la température… et dans ce mouvement on pouvait lire le fait comme sur un cadran d’airain avec le bras d’un géant pour aiguille.

Onze heures trois quarts ! le murmure devient étourdissant, et cependant chacun a l’air d’être muet. Regardez partout où vous voudrez dans la foule, et vous ne voyez que des yeux tendus, des lèvres serrées. L'observateur le plus vigilant aurait eu bien de la peine à vous montrer tel point ou tel autre, et à vous dire : « Tenez, c’est l’homme de là-bas qui vient de crier. » Il serait aussi facile de voir une huître remuer les lèvres dans son écaille.

Onze heures trois quarts ! Bon nombre de spectateurs, qui s’étaient retirés de leurs fenêtres, reviennent restaurés, comme si c’était l’heure juste où ils doivent reprendre leur faction. Ceux qui s’étaient endormis se réveillent, et chacun dans la foule fait un dernier effort pour se ménager une meilleure place, ce qui occasionne une presse effrayante contre les balustrades, et les fait céder et ployer sous le poids comme de simples roseaux. Les officiers, qui jusque-là s’étaient tenus en groupes, vont reprendre leurs positions respectives, et commander la manœuvre, le sabre en main : « Portez armes ! « et l’acier poli, en circulant à travers la foule, brille et s’agite au soleil comme les eaux d’un fleuve. Au milieu de cette traînée éclatante, deux hommes amènent vivement un cheval qu’on se dépêche d’atteler à la charrette qui est à la porte de la prison ; puis un profond silence remplace le tumulte qui n’avait fait jusque-là que s’accroître, et après cela un moment de calme pendant lequel tout le monde retient sa respiration. Pour le coup, chaque croisée était bouchée par les têtes etagées les unes sur les autres : les toits grouillaient de gens, qui s’attachaient aux cheminées, qui avançaient le corps par-dessus les gouttières, qui se tenaient n’importe où, au risque de se voir entraînés sur le pavé de la rue par la première tuile qui viendrait à leur manquer dans la main. La tour de l’église, le toit de l’église, le cimetière de l’église, les plombs de la prison, jusqu’aux tuyaux de descente et aux poteaux de réverbères, il n’y a pas un pouce de terrain qui ne fourmille de créatures humaines.

Au premier coup de midi, la cloche de la prison commença à tinter. Alors le tumulte, mêlé maintenant des cris de : « À bas les chapeaux ! » et de : « Les pauvres diables ! » et par-ci par-là dans la foule de quelques cris et de quelques gémissements, éclata avec une force nouvelle. C'était affreux à voir (si on avait rien pu voir dans ce moment d’excitation et de terreur) tout ce pêle-mêle d’yeux avides braqués sur l’échafaud et la potence.

Le murmure sourd se faisait entendre dans la prison aussi distinctement qu’au dehors. Pendant qu’il résonnait dans l’air, on amena les trois prisonniers dans la cour ; ils savaient bien ce que c’était que tout ce bruit.

« Entendez-vous ? cria Hugh, sans en éprouver aucun souci. Ils nous attendent. Je les ai entendus qui commençaient à se rassembler, quand je me suis éveillé cette nuit, et je me suis retourné de l’autre côté pour me rendormir tout de suite. Nous allons voir l’accueil qu’ils vont faire au bourreau, à présent que c’est son tour. Ha ! ha ! ha ! »

L'aumônier, qui arrivait justement en ce moment, le gronda de sa joie indécente et l’avertit de changer de conduite.

« Et pourquoi ça, notre maître ? dit Hugh. Qu'est-ce que je peux faire de mieux que de ne pas m’en désoler ? Il me semble que vous, vous ne vous en désolez pas trop non plus. Oh ! vous n’avez pas besoin de me le dire, cria-t-il au moment où l’autre allait parler, vous n’avez pas besoin de prendre vos airs tristes et solennels, je sais bien que vous ne vous en souciez guère. On dit qu’il n’y a personne comme vous dans Londres pour savoir faire une salade de homards. Ha ! ha ! je savais ça, comme vous voyez, avant de venir ici. Allez-vous en avoir une bonne, ce matin ? Avez-vous jeté un coup d’œil au déjeuner ? J'espère qu’il y en a à gogo pour toute cette compagnie affamée qui prendra place à table avec vous, quand la comédie sera finie.

– Je crains bien, fit observer le ministre en secouant la tête, que vous ne soyez incorrigible.

– Vous avez raison. Je le suis, répliqua Hugh sévèrement. Pas d’hypocrisie, notre maître. Puisque c’est pour vous un jour de plaisir et de régal tous les mois, laissez-moi me régaler et prendre du plaisir à ma manière. S'il vous faut absolument un garçon qui se meure de peur, il y en a là un qui fera bien votre affaire : vous n’avez qu’à essayer votre pouvoir sur lui. »

En même temps il lui montra Dennis que deux hommes tenaient entre eux, se traînant à peine sur ses jambes et si tremblant que toutes ses articulations et ses jointures avaient l’air d’être agitées par des convulsions ; puis détournant la tête de cet ignoble spectacle, il appela Barnabé qui se tenait à part.

« Courage, Barnabé ! ne te laisse pas abattre mon garçon, c’est bon pour lui.

– Ma foi ! cria Barnabé, en s’approchant vers lui d’un pas léger, je n’ai pas peur, Hugh. Je suis très content. On m’offrirait maintenant de me laisser la vie que je n’en voudrais pas ; regardez-moi, trouvez-vous que j’aie l’air d’avoir peur de mourir ? Croyez-vous qu’ils pourront me voir trembler, moi ? »

Hugh contempla un moment ses traits, où il y avait un sourire étrange qui n’était pas de ce monde ; son œil vif étincela, et se mettant entre lui et l’aumônier, il murmura rudement quelques mots à l’oreille de ce dernier.

« Tenez ! notre maître, si j’étais à votre place, je ne lui en dirais pas bien long. Vous avez beau avoir l’habitude de ces choses-là, cette fois-ci ça pourrait vous gâter l’appétit pour votre déjeuner. »

Barnabé était le seul des trois condamnés qui se fût levé et eût fait sa toilette le matin. Les autres n’y avaient pas songé seulement une fois, depuis que leur sentence avait été prononcée. Il portait encore à son chapeau les débris de ses plumes de paon, et tous ses atours ordinaires étaient disposés sur sa personne avec le même soin. Son œil de feu, son pas ferme, son port fier et résolu, auraient fait honneur à quelque haut exploit de véritable héroïsme, à quelque acte de sacrifice volontaire, inspiré par une noble cause et un honnête enthousiasme. Quel dommage de les voir honorer la mort d’un rebelle !

Mais tout cela ne faisait encore qu’ajouter à son crime. C'était le comble de l’audace. Ainsi l’avait déclaré l’arrêt ; il fallait bien que cela fut. Le bon ministre lui-même avait été grandement choqué, pas plus tard qu’un quart d’heure avant, de voir comme il avait fait des adieux à Grip. Un homme, dans sa position, s’amuser à caresser un oiseau !…

La cour était pleine de gens ; de fonctionnaires civils de bas étage, d’officiers de justice, de soldats, d’amateurs et d’étrangers qu’on avait invités à venir là comme à la noce. Hugh regardait autour de lui, faisait d’un air sombre un signe de tête à quelque autorité qui lui indiquait de la main par où il devait avancer, et, donnant une tape sur l’épaule de Barnabé, il passait outre avec la démarche d’un lion.

Ils entrèrent dans une grande chambre, si voisine de l’échafaud qu’on pouvait de là très bien entendre ceux qui se tenaient contre les barrières, demander avec instance aux hallebardiers de les enlever de la foule où ils étouffaient, et d’autres crier à ceux de derrière de reculer, au lieu de les fouler à les écraser, et de les suffoquer faute d’air.

Au milieu de cette chambre, deux serruriers, avec leurs marteaux, se tenaient près d’une enclume. Hugh alla droit à eux, et plaça son pied si hardiment sur l’enclume, qu’il la fit résonner comme sous le coup de quelque arme pesante. Puis, croisant les bras, il resta debout pour se faire ôter ses fers, promenant hautement dans la salle ses yeux menaçants sur ceux qui étaient là à le dévisager en se chuchotant à l’oreille.

On perdit tant de temps à traîner Dennis, que la cérémonie était finie pour Hugh et presque pour Barnabé avant qu’il parût. Cependant il ne fut pas plus tôt à cette place qu’il connaissait si bien, et au milieu de figures qui lui étaient si familières, qu’il retrouva assez de force et de sentiment pour joindre les mains et faire un dernier appel à la pitié.

« Messieurs, mes bons messieurs, cria cette abjecte créature, rampant sur ses genoux, et finissant par se jeter tout de son long étendu sur les dalles : gouverneur, cher gouverneur… honorables shériffs… mes dignes gentlemen, prenez pitié d’un pauvre homme qui a vécu au service de Sa Majesté, de la justice, du parlement, et… ne me laissez pas mourir… par une méprise.

– Dennis, dit le gouverneur de la prison, vous savez bien comment tout cela se fait, et que le mandat d’exécution est venu pour vous en même temps que pour les autres. Vous savez bien que nous n’y pouvons rien changer, quand nous en aurions l’envie.

– Tout ce que je demande, monsieur, tout ce que je demande et ce que je désire, c’est du temps pour qu’on s’assure du fait, cria le pauvre diable tout tremblant, en jetant de tous côtés un regard qui implorait la sympathie. Le roi et le gouvernement ne peuvent pas savoir que c’est de moi qu’il s’agit ; sans cela ils n’auraient jamais le cœur de m’envoyer à cette affreuse boucherie. Ils ont vu mon nom, mais ils ne savent pas que c’est moi. Retardez mon exécution… par charité, retardez mon exécution, mes bons messieurs du bon Dieu… jusqu’à ce qu’on soit allé leur dire que c’est moi qui suis bourreau ici depuis près de trente ans. Quoi ! n’y a-t-il personne qui veuille aller le leur dire ? » Et en même temps il pressait ses mains d’un air suppliant et regardait tout autour, tout autour, bien des fois… « N'y a-t-il pas une âme charitable qui veuille aller le leur dire ?

– Monsieur Akerman, dit un monsieur qui se trouvait là près de lui, après un moment de silence ; comme il ne serait pas impossible que cette certitude rendît à ce malheureux homme un peu du calme désirable en un pareil moment, voulez-vous me permettre de lui donner l’assurance qu’on n’ignorait pas, quand on a rendu la sentence, que c’était bien lui qui était le bourreau ?

– Oui ; mais en ce cas, peut-être n’auront-ils pas cru la peine si forte, s’écria le criminel, se traînant aux genoux de l’interlocuteur, pour le saisir de ses deux mains, tandis qu’elle est plus forte pour moi, cent fois pire que pour tout autre. Faites-leur savoir ça, monsieur. Ils m’ont puni plus sévèrement rien qu’en m’infligeant la même peine. Retardez mon exécution jusqu’à ce qu’ils le sachent. »

Le gouverneur fit un signe, et les deux hommes qui l’avaient soutenu s’approchèrent. Il poussa un cri perçant.

« Attendez, attendez ! un seul moment ! un seul moment encore. Laissez-moi cette dernière chance de sursis ; il y en a un de nous trois qui doit aller à Bloomsbury-Square. Permettez que ce soit moi. Le sursis peut venir pendant ce temps-là ; je suis sûr qu’il va venir. Au nom du ciel ! permettez qu’on m’envoie à Bloomsbury-Square. Ne me pendez pas ainsi. C'est un assassinat. »

On lui mit le pied sur l’enclume : mais là même on entendait ses vociférations au-dessus du fracas des marteaux entre les mains des serruriers, et de la rage enrouée de la foule ; il criait qu’il connaissait la naissance de Hugh… que son père était vivant, et que c’était un gentilhomme d’une naissance et d’un rang distingués… qu’il possédait des secrets de famille importants ; qu’il ne pouvait les révéler si on ne lui en donnait pas le temps, et qu’on le forcerait à mourir en les ayant sur la conscience. Enfin il ne cessa de déraisonner que lorsque la voix lui manqua, et qu’il tomba comme un paquet de linge sale entre les mains de ses deux gardiens.

C'est à ce moment que l’horloge frappa le premier coup de midi, et que la cloche de la prison commença à tinter. Les différents employés de la prison, avec deux shériffs à leur tête, se mirent en marche vers la porte. Tout était prêt quand le dernier coup de l’heure frappa les oreilles.

On en avertit Hugh en lui demandant s’il n’avait pas quelque chose à dire.

« À dire ! s’écria-t-il ; moi, non ; je suis tout prêt… Ah ! mais si, ajouta-t-il en jetant les yeux sur Barnabé ; j’ai un mot à dire en effet. Viens ici, mon garçon. »

Il y avait en ce moment quelque chose de bon, même de tendre, en désaccord avec son visage farouche, quand il saisit son pauvre camarade par la main.

« Voilà ce que j’ai à dire, cria-t-il en regardant d’un œil ferme autour de lui ; c’est que quand j’aurais dix vies à perdre, et que la perte de chacune d’elles devrait me donner dix fois l’agonie de la mort la plus douloureuse, je les donnerais toutes… oui, messieurs là-bas qui avez l’air de ne pas me croire… je les donnerais toutes les dix pour sauver seulement celle-là… seulement celle-là, répéta-t-il en serrant encore la main de Barnabé… celle qu’il va perdre par ma faute.

– Ce n’est pas par votre faute, dit l’idiot avec douceur, ne dites pas ça ; il n’y a pas de reproche à vous faire : vous avez toujours été très bon pour moi… Hugh, nous allons enfin savoir qu’est-ce qui fait briller les étoiles, à présent.

– Je l’ai enlevé à sa mère par surprise, sans savoir qu’il dût en résulter tant de mal, dit Hugh, lui posant la main sur la tête et parlant d’un ton de voix moins élevé ; je la prie de me pardonner, et toi aussi, Barnabé… Tenez, ajouta-t-il avec énergie, regardez ! voyez-vous bien ce garçon-là ?

– Oui, oui, murmura-t-on de tous côtés, sans trop savoir pourquoi cette question.

– Le gentleman de là-bas… il montra l’aumônier… m’a souvent entretenu ces jours derniers de foi et de ferme croyance. Vous voyez tous ce que je suis… plutôt une brute qu’un homme : on me l’a dit assez de fois… Eh bien ! avec tout cela j’avais assez de foi pour croire, et je l’ai cru aussi fortement que pas un de vous, messieurs, peut croire quelque chose, que cette vie-là, du moins, serait épargnée. Voyez-le ! regardez-le ! »

Barnabé avait fait un pas vers la porte, où il se tenait debout en lui faisant signe de le suivre.

« Si ce n’était pas là de la foi, si ce n’était pas là une ferme croyance, cria Hugh, tenant son bras étendu en avant et levant les yeux au ciel dans l’attitude d’un prophète sauvage que l’approche de la mort a rempli d’une inspiration fatidique, alors c’est qu’il n’y en a pas. Quel autre sentiment pouvait m’apprendre… avec une naissance comme la mienne et une éducation comme celle que j’ai reçue, à espérer encore de la pitié dans ce lieu barbare, cruel, impitoyable ? Moi qui n’ai jamais joint les mains pour prier, j’invoque sur cette boucherie humaine la colère de Dieu ; sur cet arbre de deuil, dont je vais être le fruit mûr suspendu à la branche qui m’attend, j’appelle la malédiction de toutes ses victimes, passées, présentes et à venir, sur la tête de l’homme qui, dans sa conscience, sait bien que je suis son fils, je dépose le vœu qu’il ne meure pas dans son lit de duvet, mais de mort violente comme moi, et qu’il n’ait pas d’autre pleureur à ses funérailles que le vent de la nuit. Et là-dessus, ainsi soit-il ! ainsi soit-il ! »

Son bras retomba à son côté ; il se retourna et se dirigea vers eux d’un pas assuré. Il était redevenu le même homme qu’auparavant.

« Vous n’avez rien de plus à dire ? » reprit le gouverneur.

Hugh fit signe à Barnabé de ne pas l’approcher (sans porter les yeux de son côté), et répondit : « Rien de plus. En avant ! À moins, dit Hugh, jetant avec vivacité un regard derrière lui, à moins qu’il n’y ait parmi vous quelqu’un qui ait envie d’un chien, et encore à la condition qu’il le traitera bien. J'en ai un qui m’appartient dans la maison d’où je viens, et il serait difficile d’en trouver un meilleur. Il commencera bien par grogner un peu, mais ça passera… Cela vous étonne que je pense à un chien dans un moment comme ça, ajouta-t-il presque en riant ; mais, voyez-vous, si je connaissais un homme qui le méritât seulement à moitié autant que lui, ce n’est pas au chien que je penserais. »

Il n’ajouta plus un mot et alla prendre sa place, d’un air insouciant, tout en écoutant cependant le service des morts, avec quelque chose comme une attention sombre ou une curiosité vivement excitée. Aussitôt qu’il eut passé la porte, on emporta son misérable compagnon de supplice… et la foule vit le reste.

Barnabé aurait volontiers monté les marches en même temps qu’eux… il avait même voulu les devancer ; mais on le retint les deux fois, parce que c’était ailleurs qu’il devait subir sa peine. Quelques minutes après, les shériffs reparurent. La même procession reprit sa marche à travers un grand nombre de passages et de corridors, pour passer par une autre porte où la charrette attendait. Il baissa la tête pour éviter de voir ce qu’il savait bien que ses yeux ne manqueraient pas de rencontrer sans cela, et s’assit tristement, quoiqu’avec un certain orgueil et une certaine joie d’enfant… sur le véhicule. Les aides prirent leurs places à côté, devant et derrière. Les voitures des shériffs vinrent après. Un détachement de soldats entoura le tout, et on se mit lentement en route à travers les rangs pressés de la foule, pour arriver à la maison en ruines de lord Mansfield.

C'était bien triste à voir… tout cet appareil, toute cette force déployée, toutes ces baïonnettes étincelantes autour d’une créature sans défense… Mais ce qui était plus triste encore, c’était de remarquer comme tout le long du chemin ses pensées errantes trouvaient un étrange encouragement dans le spectacle de ces fenêtres garnies de curieux et de la multitude qui encombrait les rues ; c’était d’observer comme dans ce moment-là même il se montrait sensible à l’influence du beau ciel bleu dont il semblait chercher à pénétrer, le sourire sur les lèvres, la profondeur impénétrable. Mais on avait déjà vu tant de scènes pareilles depuis la fin des émeutes ; on en avait vu de si attendrissantes, de si repoussantes, qu’elles avaient bien plutôt réussi à éveiller la pitié pour les victimes que le respect de la Loi, dont le bras rigoureux semblait, dans bien des cas, s’être appesanti avec autant de barbare plaisir, une fois le danger passé, qu’elle s’était montrée, lâchement paralysée dans le péril de la crise.

Deux boiteux…deux vrais enfants… l’un avec une jambe de bois, l’autre traînant, à l’aide d’une béquille, ses membres tout tortillés, furent pendus à cette même place de Bloomsbury-Square. Quand la charrette fut au moment de glisser sous leurs pieds pour consommer leur supplice, on s’aperçut qu’ils tournaient le dos au lieu de tourner la face à la maison qu’ils avaient aidé à piller, et on prolongea leur angoisse pour réparer cet oubli. On pendit aussi dans Bowstreet un autre petit garçon ; d’autres jeunes gars eurent le même sort dans divers quartiers de la ville ; quatre malheureuses femmes furent mises à mort : en un mot, ceux qu’on exécuta comme insurgés n’étaient guère, pour la plupart, que les plus faibles, les plus vulgaires, les plus misérables d’entre eux. La meilleure satire qu’on pût faire du fanatisme hypocrite qui avait servi de prétexte à tous ces maux, c’est qu’un certain nombre de ces malheureux déclarèrent qu’ils étaient catholiques, et demandèrent des prêtres de cette religion pour les assister à leurs derniers moments.

On pendit dans Bishopsgate-Street un jeune homme dont le vieux père avec sa tête grise attendait son arrivée au pied de la potence pour l’embrasser, et s’assit là par terre, jusqu’à ce qu’on eût descendu le corps. On lui aurait bien fait cadeau du cadavre de son fils ; mais il n’avait ni corbillard, ni bière, ni rien pour l’emporter : il était trop pauvre ! il fallut qu’il se contentât de la satisfaction de marcher tout bonnement à côté de la charrette qui ramenait son enfant à la prison, essayant, le long du chemin, de toucher au moins sa main sans vie.

Mais la foule avait oublié ces détails, ou, si elle n’en avait pas perdu la mémoire, elle ne s’en souciait guère ; et, pendant qu’une multitude nombreuse se battait et tempêtait pour s’approcher du gibet devant Newgate, afin d’y jeter un dernier coup d’œil avant de s’en séparer, il y en avait une autre qui suivait l’escorte du pauvre Barnabé, pour aller grossir la foule qui l’attendait sur les lieux.

Chapitre XXXVI. §

Le même jour, et presque à la même heure, M. Willet senior fumait sa pipe sur sa chaise, dans une chambre du Lion Noir. Quoiqu’on fût en pleine chaleur d’été, M. Willet était assis tout contre le feu. Il était plongé dans une profonde méditation, tout entier à ses propres pensées, auquel cas il ne manquait jamais de se mijoter à l’étuvée, persuadé que ce procédé de cuisson était favorable pour mettre en fusion ses idées, qui, lorsqu’il commençait à mitonner, se mettaient quelquefois à couler assez copieusement pour l’étonner lui-même.

Mille et mille fois déjà, les amis et connaissances de M. Willet, pour le consoler, lui avaient donné l’assurance que, pour se récupérer des pertes et dommages qu’il avait soufferts dans le pillage du Maypole, il pouvait avoir « un recours sur le comté. » Mais comme cette manière de parler avait le malheur de ressembler à cette expression populaire : « avoir recours à la paroisse41, » M. Willet ne voyait dans ces consolations prétendues qu’un paupérisme déguisé, sur une plus grande échelle peut-être, mais qui n’en était pas moins le signe de sa ruine à un point de vue plus étendu. En conséquence, il n’avait jamais manqué de recevoir ces communications par un mouvement de tête douloureux, ou par de grands yeux hébétés, de sorte qu’on le voyait toujours plus mélancolique après une visite de condoléance, qu’à tout autre moment des vingt-quatre heures de chaque journée.

Cependant le hasard voulut que, se trouvant assis devant le feu dans cette occasion particulière, soit qu’il fût déjà, pour ainsi dire, rissolé à point, soit qu’il fût dans un état d’esprit plus gaillard que d’habitude, soit par un heureux concours de ces deux circonstances combinées… le hasard voulut que, se trouvant assis dans cette occasion particulière, M. Willet aperçût de loin, dans les profondeurs les plus reculées de son intellect, une espèce d’idée cachée, ou de faible probabilité qu’il y avait peut-être à tirer sur la bourse publique des fonds applicables à la restauration du Maypole, pour lui faire reprendre son ancienne splendeur parmi les tavernes de ce monde. Et ce rayon mystérieux de lumière encore incertaine se fit tout doucement si bien jour au dedans de lui, qu’il finit par y prendre feu, et par l’illuminer d’une pensée claire et visible à ses yeux, comme le brasier devant lequel il était assis. Enfin, bien convaincu qu’il avait les premiers honneurs de cette découverte ; que c’était lui qui avait levé, chassé, visé et abattu d’un bon coup à la tête une idée parfaitement originale, qui ne s’était jamais jusque-là présentée à aucun homme, mort ou vivant, il posa sa pipe pour se frotter les mains, et rit à gorge déployée.

« Eh mais ! père, lui cria Joe, qui entrait en ce moment, vous êtes bien gai, aujourd’hui !

– Oh ! rien de particulier, dit M. Willet, continuant de rire de bon cœur, rien du tout de particulier, Joseph. Voyons ! contez-moi quelque chose de cette Savaigne. »

Et, après avoir exprimé ce désir, M. Willet eut un troisième accès de rire, et interrompit ces démonstrations d’humeur légère qui ne lui étaient pas ordinaires, en remettant sa pipe entre ses dents.

« Que voulez-vous que je vous dise, père ? répondit Joe en posant la main sur l’épaule paternelle, et en regardant son visage en face ; que me voilà revenu plus pauvre qu’un rat d’église ? Ce n’est pas nouveau pour vous. Ou bien que me voilà revenu mutilé et estropié ? C'est encore quelque chose qui n’est pas nouveau pour vous.

– On l’a coupé, marmotta M. Willet, toujours les yeux fixés sur le feu, à la défense de la Savaigne, en Amérique, dans le pays où on fait la guerre.

– C'est bien cela, répliqua Joe, souriant et s’appuyant, avec le coude qui lui restait, sur le dos du fauteuil de son père. C'est justement le sujet dont je venais causer avec vous. Un homme qui n’a plus qu’un bras, père, ne peut pas servir à grand’chose dans l’activité générale de ce monde.

C'était là une de ces propositions vastes auxquelles M. Willet n’avait jamais réfléchi et qui méritaient mûre considération. Aussi ne répondit-il pas.

« Dans tous les cas, reprit Joe, il n’est pas libre de prendre et de choisir ses moyens d’existence comme un autre. Il ne peut pas dire : « Je vais mettre la main à ceci, » ou : « Je ne veux pas mettre la main à cela ; » il faut qu’il prenne ce qu’il trouve, et encore qu’il se trouve heureux de n’être pas réduit à pis… Plaît-il ? »

M. Willet venait, en effet, de se répéter tout bas à lui-même, d’un air rêveur, les mots : « Défense de la Savaigne, » mais il parut embarrassé d’avoir été entendu, et répondit : « Rien.

– Maintenant, écoutez bien, père. M. Édouard est revenu en Angleterre des Indes occidentales. À l’époque où on l’a perdu de vue (vous savez, père, le même jour où je me sauvai de mon côté), il a fait un voyage dans une île de ce pays-là, où s’était établi un de ses camarades de collège. Quand il l’eut retrouvé là, il ne se crut pas déshonoré de prendre un emploi dans son domaine et… et, bref, il y a bien fait ses affaires ; il y prospère, il a fait ici un voyage pour son compte, et va y retourner au plus tôt. C'est un bonheur de toute manière que nous soyons revenus à peu près en même temps, et que nous nous soyons rencontrés dans les derniers troubles : car non seulement ce fut pour nous l’occasion de rendre service à d’anciens amis ; mais cette circonstance m’a procuré l’avantage de pouvoir me tirer d’affaire sans être à charge à personne. En un mot, père, il peut me donner de l’occupation ; de mon côté, je me suis assuré que je peux lui être de quelque utilité, et je m’en vais emporter mon unique bras à son service pour en tirer le meilleur parti possible. »

Aux yeux intellectuels de M. Willet, les Indes occidentales, ou plutôt toute contrée étrangère, n’étaient habitées que par des nations sauvages qui ne faisaient toute la journée qu’enterrer le calumet de paix, brandir des tomahawks, et se tatouer sur le corps des dessins plus étranges les uns que les autres. Il n’eut donc pas plus tôt entendu cette déclaration qu’il se renversa sur son fauteuil, tira sa pipe de ses lèvres, et fixa sur son fils des yeux aussi effarés que s’il le voyait déjà attaché à un pieu, et livré aux plus cruelles tortures pour l’amusement d’une population folâtre. Quelle forme allait-il donner à l’expression de ce sentiment, c’est ce qu’on n’a jamais pu savoir ; mais peu importe, d’ailleurs : car, avant qu’il eût pu trouver une syllabe, Dolly Varden accourut dans la chambre, toute en larmes, se jeta sur le sein de Joe, sans un mot d’explication, et lui passa ses bras blancs autour du cou.

« Dolly ! cria Joe. Dolly !

– Oui, appelez-moi comme ça, toujours comme ça, s’écria la petite demoiselle du serrurier. Et ne me parlez plus avec froideur ; ne me tenez pas à distance, comme vous faisiez ; ne m’en veuillez plus jamais de mes folies, dont je me suis depuis longtemps repentie, ou vous me ferez mourir de chagrin, Joe.

– Moi vous en vouloir ! dit Joe.

– Oui… car chaque mot de bonté et de sincère franchise que vous prononciez m’allait au cœur ; car vous, qui avez tant souffert avec moi… car vous, qui ne devez qu’à mes caprices toutes vos peines et vos chagrins… quand je vous vois si bon… si noble pour moi, Joe… »

Il ne put rien lui dire, pas une syllabe, il y avait bien une sorte d’éloquence assez drôle dans son bras gauche qui lui avait serré la taille ; mais, quant à ses lèvres, elles étaient muettes.

« Encore, si vous m’aviez rappelé par un mot… seulement un petit mot… continua Dolly, sanglotant, et s’attachant encore à lui de plus près, que je ne méritais pas la patience que vous m’aviez montrée ; si vous vous étiez un seul moment prévalu de votre triomphe, j’en aurais eu moins de chagrin.

– Mon triomphe ! » répéta Joe, avec un sourire qui semblait dire : « Avec cela que je suis un beau garçon pour triompher !

– Oui, votre triomphe, criait-elle, toujours de tout son cœur et de toute son âme, qui éclataient dans sa voix et dans les larmes dont étaient inondées ses joues, car c’en est un. Je suis heureuse de penser et de reconnaître que c’en est un. Je ne voudrais pas pour tout au monde me sentir moins humiliée… Oh non ! je ne voudrais pas avoir perdu le souvenir de ce dernier soir où nous nous sommes entretenus ici même… non, non, quand même je pourrais effacer le passé de ma mémoire, et qu’il dépendrait de moi que ce fût hier seulement que notre séparation eût eu lieu. »

Jamais vous n’avez vu regard d’amoureux comme celui de Joe en ce moment.

« Cher Joe, dit Dolly, je vous ai toujours aimé… oui, dans le fond du cœur je vous aimais toujours, malgré ma vanité et mes étourderies. J'avais espéré que vous reviendriez ce soir-là. Je m’étais figuré que vous n’y manqueriez pas. J'en ai fait au ciel la prière à deux genoux. Et dans tout le cours de ces longues, longues années que vous avez passées loin de moi, jamais je n’ai cessé de penser à vous, et d’espérer qu’enfin nous aurions un jour le bonheur d’être réunis. »

L'éloquence du bras de Joe surpassa toute celle du langage le plus passionné ; et celle de ses lèvres, donc !… Et cependant, avec tout cela, il ne disait pas un mot.

« Et maintenant enfin, cria Dolly toute palpitante de l’ardeur qu’elle mettait dans ses paroles, quand vous seriez malade, estropié de tous vos membres, valétudinaire, infirme, morose ; quand même, au lieu d’être ce que vous êtes, vous ne seriez aux yeux de tout le monde, non pas aux miens, qu’un débris, qu’une ruine, plutôt qu’un homme, je n’en serais pas moins votre femme, votre bonne amie, avec plus d’orgueil et de joie que si vous étiez le lord le plus magnifique de toute l’Angleterre.

– Qu'ai-je fait, s’écria Joe à son tour, qu’ai-je donc fait pour obtenir une telle récompense ?

– Vous m’avez appris, dit Dolly, levant vers lui sa jolie figure, à me connaître et à vous apprécier ; à valoir un peu mieux que je ne valais ; à mieux me rendre digne de votre brave et virile nature. Plus tard, cher Joe, vous verrez avec le temps que vous m’avez appris tout cela : car je veux être, non seulement à présent que nous sommes jeunes et pleins d’espérance, mais encore quand nous serons devenus vieux et cassés, je veux être votre douce, votre patiente, votre infatigable petite femme. Je ne veux plus avoir de pensée ni de soin que pour notre ménage et pour vous ; je veux m’étudier sans cesse à vous plaire par le témoignage constant de ma plus vive affection et de mon amour le plus dévoué. Je le veux, oh oui, je le veux ! »

Joe ne put que répéter ses premiers mouvements d’éloquence, mais… c’était bien tout ce qu’il pouvait faire de mieux approprié à la circonstance.

« Ils le savent à la maison ; dit Dolly. Pour vous suivre, je les quitterais, s’il le fallait ; mais je n’en ai pas besoin ; ils savent tout, et ils en sont charmés ; ils sont aussi fiers de vous que moi-même, et aussi pleins de reconnaissance…Ne viendrez-vous pas me voir, comme un pauvre cher ami qui m’a connue, quand j’étais petite fille ? n’est-ce pas que vous viendrez, cher Joe ? »

C'est bon ! c’est bon ! ne vous inquiétez pas de ce que Joe dit en réponse : il en dit bien long, à coup sûr. Et Dolly ne fut pas en reste. Et il pressa Dolly dans son bras, qui la serrait joliment, pour un bras seul. Et Dolly ne fit pas de résistance ; et s’il y a jamais eu un couple heureux dans ce monde, qui avec tous ses défauts n’est pas encore si misérable, au bout du compte, vous pouvez dire, sans risque de vous tromper, que c’était celui-là.

Dire que, durant ces évolutions, M. Willet senior éprouvait les plus grandes émotions de surprise dont la nature humaine soit susceptible ; dire qu’il était dans une espèce de paralysie d’étonnement, et qu’il était enlevé dans les régions les plus ardues, les plus étourdissantes, les plus inaccessibles, d’une stupéfaction compliquée… ce serait faire en termes bien imparfaits une esquisse trop incomplète de l’état d’esprit où il se trouvait égaré. Si un Roc, un aigle, un griffon, un éléphant volant, un cheval marin avec ses grandes ailes, lui eût apparu subitement, qu’il l’eût pris sur son dos, et l’eût emporté corporellement au cœur même de la Savaigne, ce n’aurait été pour lui qu’un événement vulgaire et journalier, en comparaison de ce qu’il voyait de ses yeux. Quoi ! être là sur sa chaise tout tranquillement, à regarder et à entendre tout ça ! se voir complètement négligé, oublié, laissé de côté, pendant que son fils et une demoiselle causaient ensemble d’une manière si passionnée, s’embrassaient l’un l’autre, et ne se gênaient pas plus que s’ils étaient chez eux ! c’était vraiment une position si monstrueuse, si inexplicable, qui passait si bien ses plus vastes facultés de compréhension, qu’il en tomba dans une léthargie d’ébahissement dont il ne pouvait pas plus se réveiller qu’un dormeur enchanté dans la première année de son bail emphytéotique avec les fées.

« Père, dit Joe en lui présentant Dolly, vous voyez de quoi il s’agit ? »

M. Willet regarda d’abord la jeune fille, puis son fils, puis encore Dolly, et alors il fit un effort inutile pour tirer une bouffée de sa pipe, qui était éteinte depuis longtemps.

« Dites seulement un mot, quand ce ne serait que… comment vous portez-vous ? insista Joe.

– Certainement, Joseph, répondit M. Willet, oui, sans doute. Pourquoi pas ?

– Vous avez raison, dit Joe. Pourquoi pas ?

– Oh ! répliqua le père, pourquoi pas ? »

Et en faisant cette réflexion à voix basse, comme s’il discutait en lui-même quelque grave question, il se servit de son petit doigt… si toutefois il en avait un sur les dix qui méritât cette qualification ; il se servit du petit doigt de sa main droite comme d’un bourre-pipe, et retomba dans son silence.

Et il resta là assis au moins une demi-heure, quoique Dolly, du ton le plus caressant, lui exprimât plus d’une douzaine de fois l’espérance qu’il n’était pas fâché contre elle. Il resta là assis une demi-heure, comme pétrifié, sans remuer, ni plus ni moins qu’une grosse quille. À l’expiration de cette période, tout à coup, et sans la moindre préparation, il poussa, au grand saisissement des deux jeunes gens, un éclat de rire bruyant et court, en répétant :

« Certainement, Joseph. Oui, sans doute. Pourquoi pas ? »

Et il sortit pour faire un petit tour.

Chapitre XXXVII. §

Ce n’est pas du côté de la Clef d’or que le vieux John alla faire son petit tour de promenade : car entre la Clef d’or et le Lion Noir il y a tout un voyage de rues à la file, comme le savent bien ceux qui connaissent les distances respectives de Clerkenwell et de White-Chapel, et M. Willet était connu pour n’être pas un fameux piéton. Mais la Clef d’or se trouve sur notre chemin, si elle n’était pas sur le sien ; ce chapitre va donc nous suivre, s’il vous plaît, à la Clef d’or.

La Clef d’or en personne, cet emblème naturel de l’état de serrurier, avait été jetée à bas par les émeutiers, et foulée injurieusement sous leurs pieds. Mais, en ce moment, on l’avait remontée à sa place, dans toute la gloire d’une nouvelle couche de peinture, et jamais elle n’avait eu si bonne mine.

Elle n’était pas la seule. Toute la façade de la maison était élégante et coquette : on l’avait si bien rafraîchie du haut en bas, que, s’il restait encore quelques-uns des perturbateurs, qui étaient venus l’attaquer, la vue de ce bon vieux logis, rajeuni et prospère, devait être pour eux un ver rongeur, un vrai crève-cœur.

Cependant les volets de la boutique étaient clos ; les jalousies du premier étage étaient toutes abaissées, et, au lieu de la gaieté qui régnait d’ordinaire dans la maison, on lui voyait un extérieur triste et comme un air de deuil, que les voisins, accoutumés à voir autrefois entrer et sortir le pauvre Barnabé, n’avaient pas de peine à comprendre. La porte était entre-bâillée, mais on n’entendait pas le marteau sur l’enclume ; le chat était ronflant accroupi sur les cendres de la forge : tout était désert, sombre et silencieux.

M. Haredale et Édouard Chester se rencontrèrent sur le seuil de la porte. Le jeune homme céda le pas à l’autre, et, après être entrés tous les deux d’un air de familiarité qui semblait indiquer qu’ils attendaient là quelque chose, et qu’on était accoutumé à les laisser entrer et sortir sans les questionner, ils fermèrent la porte derrière eux.

Ils entrèrent dans l’ancien parloir, montèrent l’escalier à pic, façonné à l’ancienne mode, et tournèrent à droite dans la belle salle, l’orgueil et la gloire de Mme Varden, autrefois le théâtre des labeurs domestiques de Miggs.

« D'après ce que m’a appris Varden, dit M. Haredale, il a amené la mère ici hier au soir.

– Oui, répondit Édouard ; elle est à présent au second, dans la chambre au-dessus. On dit que sa douleur passe toute croyance. Je n’ai pas besoin de vous dire, vous le savez d’avance, que le soin, l’humanité, la sympathie de ces braves gens, sont sans limites.

– Je m’en doute. Que le ciel les récompense de cet acte de bonté et de bien d’autres ! Varden n’est pas ici ?

– Il est retourné avec votre messager, qui l’a trouvé au moment où il revenait chez lui. Il a été dehors toute la nuit… mais cela, vous le savez bien, puisqu’il en a passé la plus grande partie avec vous.

– C'est vrai. Si je ne l’avais pas eu, c’est comme s’il m’eût manqué mon bras droit : il a beau être plus âgé que moi, rien ne l’arrête.

– C'est bien le cœur le plus ferme et en ce moment l’homme le plus gai de la terre.

– Il en a bien le droit. Il en a bien le droit. Il n’y a jamais eu de meilleure créature au monde. Il ne fait que récolter ce qu’il a semé… Ce n’est que trop juste.

– Tout le monde, dit Édouard après un moment d’hésitation, n’a pas le bonheur de pouvoir en dire autant.

– Il y en a plus que vous ne croyez, reprit M. Haredale ; seulement nous, nous faisons plus d’attention au temps de la moisson qu’à celui des semailles ; voilà aussi pourquoi vous vous trompez en ce qui me concerne. »

Le fait est que son visage pâle, ses yeux hagards et son extérieur sombre, avaient eu tant d’influence sur la réflexion qu’Édouard avait faite, que celui-ci, pour le moment, ne sut que répondre.

« Bah ! bah ! dit M. Haredale, votre allusion n’était pas difficile à deviner. Mais, c’est égal, vous vous êtes trompé. J'ai eu ma part de chagrins, plus que ma part, peut-être ; mais je n’ai pas su la supporter comme il fallait. J'ai rompu, quand j’aurais dû plier. J'ai perdu dans la rêverie et la solitude le temps que j’aurais dû employer à mêler mon existence à celles de toutes les créatures du bon Dieu. Les hommes qui apprennent la patience, sont ceux qui donnent à tous leurs semblables le nom de frère. Mais moi, j’ai tourné le dos au monde, et j’en subis la peine. » Édouard allait protester, mais M. Haredale ne lui en laissa pas le temps.

« Il est trop tard, continua-t-il, pour en éviter maintenant les conséquences. Je me dis quelquefois que, si j’avais à recommencer ma vie, je pourrais réparer cette faute… non pas tant précisément, il me semble, en y réfléchissant, par amour pour ce qui est bien, que dans mon propre intérêt. Je recule par instinct devant l’idée de souffrir une seconde fois tout ce que j’ai souffert, et c’est dans cette circonstance que je puise la triste assurance que je serais encore le même, quand je pourrais effacer le passé, et recommencer à nouveau en prenant pour guide l’expérience que j’ai déjà faite.

– Non, non ; vous ne vous rendez pas justice, dit Édouard.

– Vous croyez cela, répondit M. Haredale, et j’en suis bien aise. Mais je me connais mieux que personne, et c’est ce qui fait que je n’ai pas en moi tant de confiance. Passons à un autre sujet de conversation… qui, d’ailleurs, n’est pas aussi éloigné du premier qu’on pourrait le croire au premier abord. Monsieur, vous aimez toujours ma nièce, et elle vous est toujours attachée.

– J'en tiens l’assurance de sa bouche même, dit Édouard, et vous savez… je suis sûr que vous n’en doutez pas… que je n’échangerais pas cet aveu contre toute autre bénédiction que le ciel voudrait m’octroyer.

– Vous êtes un jeune homme franc, honorable et désintéressé, dit M. Haredale. Vous en avez porté la conviction jusque dans mon esprit malade, et je vous crois. Attendez ici mon retour. »

En même temps il quitta la chambre, et revint l’instant d’après avec Mlle Haredale.

« La première et seule fois, dit-il, en les regardant tour à tour, que nous nous sommes trouvés ensemble tous les trois sous le toit du père de ma nièce, je vous ai enjoint, Édouard, de le quitter, et je vous ai défendu d’y revenir jamais.

– C'est le seul détail de l’histoire de notre amour que j’aie oublié, reprit Édouard.

– Vous portez un nom, dit M. Haredale, que je n’ai que trop de raisons de me rappeler. J'étais poussé, excité par des souvenirs de torts et d’injures qui m’étaient personnels, je le sais et le confesse ; mais, même en ce moment, je me calomnierais si je vous disais qu’alors ou jamais j’aie cessé de faire au fond du cœur les vœux les plus ardents pour son bonheur, ou que j’aie agi en cela (je reconnais du reste mon erreur) par une autre impulsion que le désir pur, unique, sincère, de remplacer près d’elle, autant que je le pouvais du moins, le père qu’elle avait perdu.

– Cher oncle, dit Emma en pleurant, je n’ai jamais connu d’autre père que vous. Ma mère et mon père ne m’ont laissé à chérir que leur mémoire ; mais vous, j’ai pu vous aimer toute ma vie. Jamais père n’a été plus tendre pour son enfant que vous ne l’avez été pour moi, depuis le premier moment que je puis me rappeler jusqu’au dernier.

– Vous me parlez avec trop de tendresse, répondit-il, et pourtant je n’ai pas le courage de souhaiter que vous me jugiez moins favorablement : j’ai trop de plaisir à entendre ces mots de votre bouche, comme j’en aurai toujours à me les rappeler quand nous serons séparés ; ce sera le bonheur de ma vie. Encore un peu de patience, je vous prie, Édouard ; elle et moi nous avons passé bien des années ensemble ; et, quoique je sache bien qu’en la remettant entre vos mains je mets le sceau à son bonheur futur, je sens qu’il me faut un effort pour m’y résigner. »

Il la pressa tendrement contre son sein et, après une minute de silence, il reprit :

« J'ai eu tort avec vous, monsieur, et je vous en demande pardon… ce n’est pas ici une formule banale, ni un regret affecté : c’est l’expression vraie et sincère de ma pensée. Avec la même franchise, je vous avouerai à tous deux qu’il a été un temps où je me suis rendu complice par connivence d’une trahison dont le but était de vous séparer à jamais… car, si je n’y ai point trempé moi-même, j’ai du moins laissé faire : je m’en confesse coupable.

– Vous vous jugez trop sévèrement, dit Édouard. Laissons cela de côté.

– Non, cette trahison se dresse pour ma condamnation ; je regarde en arrière, et ce n’est pas aujourd’hui la première fois, répondit-il. Je ne peux pas me séparer de vous sans obtenir mon pardon plein et entier. Car je n’ai plus guère de temps à passer dans la vie commune du monde, et j’ai déjà bien assez de regrets à emporter dans la solitude à laquelle désormais je me voue, sans en grossir le nombre.

– Vous n’emporterez de nous deux, dit-elle, que des bénédictions. Ne mêlez jamais le souvenir de votre Emma… qui vous doit tant d’amour et de respect… avec aucun autre sentiment que celui d’une affection et d’une reconnaissance éternelles pour le passé, et les vœux les plus ardents pour votre félicité à venir.

– L'avenir, reprit son oncle avec un sourire mélancolique, est un mot plein de bonheur pour vous, et son image doit vous apparaître entourée d’une guirlande de joyeuses espérances. Mais, pour moi, c’est autre chose : puisse-t-il être seulement un temps de paix, exempt de soucis et de haine ! Quand vous quitterez l’Angleterre, je la quitterai comme vous. Il y a sur le continent des cloîtres, mon seul asile, maintenant que les deux grands vœux de ma vie sont satisfaits. Cela vous fait de la peine, parce que vous oubliez que je deviens vieux, et que me voilà bientôt au bout de ma carrière. Allons ! nous en reparlerons… plutôt deux fois qu’une, et je vous demanderai, Emma, vos bons conseils.

– Pour les suivre ? lui dit sa nièce.

– Au moins les écouterai-je, répondit-il en l’embrassant, et je vous promets que je les prendrai en considération. Voyons ! n’ai-je pas encore quelque chose à vous dire ? Vous vous êtes vus beaucoup depuis quelque temps. Il vaut mieux il est plus convenable que je laisse de côté les circonstances du passé qui avaient causé votre séparation et semé entre nous le soupçon et la défiance.

– Oui, oui, cela vaut beaucoup mieux, répéta tout bas Emma.

– J'avoue la part que j’y ai prise à cette époque, dit M. Haredale, tout en me le reprochant. Cela prouve qu’on ne doit jamais s’écarter, si peu que ce soit, du bon chemin, du chemin de l’honneur, sous le prétexte spécieux que la fin justifie les moyens. Quand la fin qu’on se propose est bonne, il faut l’obtenir par de bons moyens. Ceux qui font autrement sont des méchants, et il n’y a rien de mieux à faire que de les regarder comme tels et de ne point se faire leur complice. »

Il détourna ses yeux de sa nièce pour les reporter sur Édouard, et lui dit d’un ton plus doux :

« Vous avez maintenant presque autant de fortune l’un que l’autre. J'ai été pour elle un intendant fidèle, et à ce qui lui reste des biens autrefois plus considérables de son père, je désire ajouter, comme gage de mon affection, une pauvre pitance qui ne vaut pas la peine d’en parler, et dont je n’ai plus besoin. Je suis bien aise que vous alliez voyager à l’étranger. Que notre maison maudite reste en ruines ! Quand vous reviendrez après quelques années prospères, vous en ferez bâtir une meilleure, et, j’espère, plus fortunée. Voulez-vous faire la paix ? »

Édouard prit la main que lui tendait Haredale, et la serra cordialement.

« Vous ne mettez ni retard ni froideur dans votre réponse, dit M. Haredale, en lui rendant une poignée de main aussi chaleureuse, et maintenant, que je vous connais, je me dis, quand je vous regarde, que vous êtes bien l’homme que j’aurais voulu lui choisir pour époux. Son père était d’un caractère généreux, et vous lui auriez convenu tout à fait. Je vous la donne en son nom, et je vous bénis pour lui. Si le monde et moi, nous nous séparons là-dessus, nous nous serons séparés en meilleurs termes que nous n’avons vécu ensemble depuis longtemps. »

Il la mit dans les bras de son mari, et il allait quitter la chambre, quand il fut arrêté dans sa marche, sur le pas de la porte, par un grand bruit dans le lointain, qui les fit tressaillir en silence.

C'était un tumulte éclatant, mêlé d’acclamations frénétiques qui déchiraient l’air. Les clameurs approchaient de plus en plus à chaque moment, avec tant de rapidité que, rien que le temps d’y prêter l’oreille, elles éclatèrent en une confusion de sons assourdissants au coin de la rue.

« Il faut mettre ordre à ça… il faut apaiser ce tapage, dit M. Haredale avec vivacité. Nous aurions dû y penser et l’empêcher. Je vais les trouver à l’instant. »

Mais, avant qu’il pût atteindre la porte de la rue, avant qu’Édouard eût eu seulement le temps de prendre son chapeau pour le suivre, ils furent encore arrêtés par un cri perçant, qui, cette fois, partait du haut de l’escalier. En même temps la femme du serrurier se précipita dans la chambre, et courant tout bonnement se jeter dans les bras de M. Haredale, elle s’écria :

« Elle sait tout, cher monsieur… elle sait tout. Nous lui en avons dit quelques mots petit à petit, et maintenant elle est toute préparée. »

Après cette communication, accompagnée des actions de grâces les plus ferventes pour remercier Dieu de ce nouveau bienfait, la bonne dame, fidèle à l’usage classique des matrones dans toutes les occasions d’une émotion vive, se pâma tout de suite.

Ils coururent à la fenêtre, levèrent le châssis, et regardèrent dans la rue encombrée par la foule. Au milieu d’une immense multitude parmi laquelle il n’y avait pas une personne qui restât un moment en repos, on voyait en plein la bonne grosse et rougeaude figure du serrurier, culbuté à droite, à gauche, comme s’il luttait contre une mer agitée. Tantôt il était emporté vingt pas en arrière, tantôt poussé en avant presque jusqu’à la porte ; puis emporté par un nouveau flot, puis pressé contre le mur d’en face, puis contre les maisons attenantes à la sienne, puis soulevé jusque sur un perron où les bras d’une cinquantaine de gens le poursuivaient de leurs saluts, pendant que tous les autres, dans le plus grand tumulte, s’égosillaient à l’applaudir de toutes leurs forces. Quoique véritablement il fût en danger de se voir mettre en morceaux par l’enthousiasme général, le serrurier, aussi rassuré que jamais, répondait à leurs acclamations par les siennes, jusqu’à s’en faire mal à la gorge, et, dans un élan de joie et de bonne humeur, il agitait son chapeau avec tant d’ardeur, que le jour avait fini par y passer entre le bord et la forme.

Mais au milieu de tout cela, ballotté de main en main, avançant un pas, reculant deux, poussé, bousculé comme il était, il n’en reparaissait que plus jovial et plus radieux après chaque assaut. La paix de son âme n’en était pas plus affectée que s’il avait volé comme une plume sur la surface de l’eau et il n’en tenait pas moins ferme, sans le lâcher seulement une fois, un bras serré contre le sien ; c’était celui d’un ami vers lequel il se tournait de temps en temps pour lui frapper sur l’épaule, ou bien pour lui glisser un mot d’encouragement solide, ou bien pour l’égayer par un sourire ; mais avant tout, son soin constant était de le défendre contre l’empressement indiscret de la foule, et de lui ouvrir un passage pour le faire entrer à la Clef d’or. Passif et timide, effarouché, pâle, étonné, regardant la foule comme s’il venait de ressusciter des morts, et qu’il se considérât lui-même comme un revenant au milieu des vivants, Barnabé… non pas Barnabé en esprit, mais bel et bien Barnabé en chair et en os, avec un pouls naturel, des nerfs, des muscles, un cœur qui battait bien fort, et des émotions violentes… se pendait au bras de son vieil ami, le robuste serrurier, se laissant conduire par lui comme un enfant.

C'est ainsi qu’à la fin des fins ils atteignirent la porte, que des mains complaisantes tenaient toute prête en dedans pour les recevoir. Alors, se glissant par l’ouverture, et repoussant de vive force la foule de ses pétulants admirateurs, Gabriel ferma la porte derrière lui, et se trouva entre M. Haredale et Édouard Chester, pendant que Barnabé ne faisait qu’un bond au haut de l’escalier et tombait à genoux au pied du lit de sa mère.

« Bénie soit la fin de la plus heureuse et de la plus rude besogne que nous ayons faite de notre vie ! dit à M. Haredale le serrurier haletant. Les mâtins ! avons-nous eu du mal à nous en débarrasser ! En vérité, j’ai vu le moment où, avec toutes leurs belles amitiés, nous allions y rester. »

Ils avaient employé toute la journée précédente à tâcher d’arracher Barnabé à son triste destin. Trompés dans leurs tentatives auprès des premières autorités auxquelles ils s’étaient adressés, ils les renouvelèrent d’un autre côté. Encore repoussés par là, ils recommencèrent sur nouveaux frais au milieu de la nuit, et finirent par parvenir, non seulement jusqu’au juge et au jury qui l’avaient condamné, mais jusqu’à des personnages influents à la cour, jusqu’au jeune prince de Galles, et jusqu’à l’antichambre du roi lui-même, ayant enfin réussi à éveiller quelque intérêt en sa faveur, et à donner l’envie d’examiner son cas avec moins de passion, ils avaient eu une entrevue avec le ministre, dans son lit, à huit heures du matin. Le résultat d’une enquête minutieuse, due à leurs démarches, et secondée par les attestations en faveur d’un pauvre garçon qu’ils connaissaient depuis son enfance, fut qu’entre onze heures et midi le pardon absolu da Barnabé Rudge fut apprêté, signé, et confié à un cavalier pour le porter en toute hâte au lieu de l’exécution. Le messager de grâce arriva sur les lieux juste au moment où on voyait déjà paraître la fatale charrette ; et, pendant qu’elle remportait Barnabé à la prison, M. Haredale, après s’être assuré que tout était fini, était revenu tout droit de Bloomsbury-Square à la Clef d’or, laissant à Gabriel l’agréable tâche de le ramener chez lui en triomphe.

« Je n’ai pas besoin de vous dire, fit observer là-dessus le serrurier après avoir donné des poignées de main à tous les hommes de la maison, et serré dans ses bras toutes les femmes plus de quarante-cinq fois, qu’excepté entre nous, en famille, ce n’est pas moi qui ai voulu en faire un triomphe ; mais nous n’avons pas été plus tôt dans la rue qu’on nous a reconnus, et alors a commencé le vacarme. Si on me donnait le choix entre les deux, ajouta-t-il en essuyant sa figure toute cramoisie, et après avoir éprouvé l’un et l’autre, je crois que j’aimerais encore mieux me voir enlevé de ma maison par une bande d’ennemis qu’escorté à la maison par une émeute d’amis. »

Mais on voyait bien que c’était seulement de la part de Gabriel une façon de parler, et qu’au contraire l’affaire, d’un bout à l’autre, lui causait un plaisir extrême ; car le peuple continuant son tapage au dehors, et redoublant ses acclamations comme s’il venait de prendre des gosiers de rechange, capables de durer au moins une quinzaine, il envoya chercher Grip au second étage ; Grip était revenu sur le dos de son maître et avait reconnu les faveurs de la multitude en tirant du sang de chaque doigt qui s’aventurait à la portée de son bec. Alors, prenant l’oiseau sur son bras, il se présenta lui-même à la fenêtre du premier et agita encore son chapeau, si bien que cette fois il ne tenait plus qu’à un fil entre les quatre doigts et le pouce. Cette démonstration ayant été accueillie par des vivats mérités, et le silence s’étant un peu rétabli, il les remercia de leur sympathie, et, prenant la liberté de les informer qu’il y avait quelqu’un de malade dans la maison, il leur proposa trois hourras en faveur du roi Georges, trois autres en faveur de la vieille Angleterre, puis trois autres en faveur de n’importe qui, pour la clôture. La foule y consentit, en substituant seulement le nom de Gabriel Varden dans le hourra de n’importe qui, et en lui en donnant un de plus, pour faire la bonne mesure ; puis elle se dispersa pleine de bonne humeur. Ainsi finit la cérémonie.

Toutes les félicitations échangées parmi les habitants de la Clef d’or, quand on les eut laissés tranquilles ; le débordement de joie et de bonheur qu’ils ressentaient ; la difficulté où Barnabé en personne se trouvait de l’exprimer autrement qu’en allant comme un fou de l’un à l’autre, jusqu’à ce qu’enfin, ayant recouvré plus de calme, il vint s’étendre par terre auprès de la couche de sa mère, et y tomba dans un profond sommeil ; tout cela n’a pas besoin de se dire ; heureusement, car ce ne serait pas facile à décrire, si c’était nécessaire à notre récit.

Avant de quitter cette scène charmante, nous ferons bien de jeter un coup d’œil sur un tableau plus sombre et d’un genre tout différent, qui, cette nuit-là même, avait eu un petit nombre de spectateurs.

C'était dans un cimetière, à l’heure de minuit ; il n’y avait d’autres assistants qu’Édouard Chester, un ministre, un fossoyeur, et les quatre porteurs d’une bière grossière. Ils se tenaient tous debout autour d’une fosse nouvellement creusée, et l’un des porteurs tenait à la main une lanterne sourde, la seule lumière qui éclairât ces lieux funèbres, pour répandre sa faible lueur sur le livre d’offices. Il la plaça un moment sur le cercueil, avant de la descendre avec l’aide de ses compagnons. Le couvercle de la bière ne portait aucune inscription.

La terre humide retomba avec un bruit solennel sur la dernière demeure de cet homme sans nom ; et le bruit du gravier laissa un triste écho même dans l’oreille endurcie de ceux qui l’avaient porté à son dernier asile. La fosse fut remplie jusqu’au haut, puis aplanie en piétinant dessus, et ils s’en allèrent tous ensemble.

– Vous ne l’avez jamais vu de son vivant ? demanda le ministre à Édouard.

– Pardon, souvent, mais il y a bien des années, et je ne ne doutais pas que ce fût mon frère.

– Jamais depuis ?

– Jamais. J'ai voulu le voir hier, mais il s’y est refusé obstinément, malgré les instances répétées que j’ai fait faire auprès de lui.

– Et il a refusé de vous voir ? Il fallait que ce fût un cœur endurci et dénaturé.

– Croyez-vous ?

– Vous avez l’air de n’être pas de mon avis ?

– En effet. Nous entendons tous les jours le monde s’étonner de voir ce qu’il appelle des monstres d’ingratitude. Ne dirait-on pas qu’il s’attendait plutôt à voir partout des monstres d’affection, comme si c’était la chose la plus naturelle ? »

Cependant ils étaient arrivés à la porte de la grille. Là ils se souhaitèrent bonne nuit, et s’en retournèrent chacun chez soi.

Chapitre XXXVIII. §

Cette après-midi, après avoir fait un somme pour se reposer de ses fatigues ; après s’être rasé, habillé, rafraîchi des pieds à la tête ; après avoir dîné et s’être régalé d’une pipe, d’un petit extra de Toby, d’une sieste dans le grand fauteuil, et d’une causerie familière avec Mme Varden sur tout ce qui venait de se passer, sur tout ce qui se passait, sur tout ce qui allait se passer, dans la sphère de leurs intérêts domestiques, le serrurier s’assit à la table de thé dans le petit parloir de derrière, l’homme le plus vermeil, le plus à son aise, le plus gai, le plus cordial, le plus satisfait de tous les bons vieux gaillards d’Angleterre, d’Irlande et d’Écosse.

Il était là assis, avec son œil rayonnant fixé sur Mme Varden ; sa figure respirait la joie, et son vaste gilet semblait sourire dans chaque pli : je vous assure que son humeur joviale lui perçait par tous les pores et lui montait sous la table tout le long de ses gros mollets : c’était un spectacle à faire tourner en douce crème de bienveillante satisfaction jusqu’au vinaigre même de la misanthropie. Il était là assis, à suivre des yeux sa femme qui décorait la salle de fleurs pour faire plus d’honneur à Dolly et à Joseph Willet, qui étaient allés se promener ensemble et que la bouilloire appelait depuis plus de vingt minutes de son chant le plus engageant, auprès du feu, en gazouillant comme jamais bouilloire n’a gazouillé. On avait aussi pour eux déployé sur la table, dans toute sa gloire, le beau service de porcelaine, mais de vraie porcelaine de Chine, avec des mandarins joufflus qui tenaient de larges parapluies. On avait encore, pour tenter l’appétit du jeune couple, mis en évidence un jambon clair, transparent, juteux, garni de feuilles de laitue verte toute fraîche et de concombre odorant, le tout posé sur une table dressée dans le demi-jour, et couverte d’une nappe blanche comme de la neige. C'était pour satisfaire leur friandise qu’on avait répandu avec tant de profusion des confitures, des marmelades, des gâteaux frisés et d’autres menues pâtisseries, dont on ne fait qu’une bouchée, avec des petits pains nattés, du pain de ménage, des flûtes de pain bis ou blanc : c’étaient eux dont la jeunesse rajeunissait aussi Mme Varden, qui se tenait là toute droite, avec sa robe à fleurs ponceau sur un fond blanc ; bien tirée à quatre épingles, bien cambrée dans son corset, les lèvres aussi vermeilles que les joues, la cheville bien prise, toute riante et de belle humeur, enfin, à tous égards, délicieuse à voir… Il était là assis, le serrurier, au milieu de tous ces délices et de bien d’autres, comme le soleil qui leur communiquait leur éclat ; le centre du système, entouré de ses satellites ; la source de la lumière, de la chaleur, de la vie, de la joie vive et franche qui égayaient toute la maison.

Et Dolly donc ! ce n’était plus du tout la Dolly que vous connaissez. Il fallait la voir entrer, bras dessus bras dessous avec Joe ; il fallait voir comme elle se donnait du mal pour ne pas en avoir l’air honteuse du tout, du tout ; comme elle faisait semblant de ne pas tenir le moins du monde à s’asseoir à côté de lui à table ; comme elle câlinait le serrurier en lui disant deux mots à l’oreille, pour lui demander trêve de plaisanteries ; comme ses couleurs allaient et venaient dans une petite agitation de plaisir continuelle, qui lui faisait faire tout de travers, et cela d’une manière si charmante que tout n’en allait que mieux… vraiment ! je ne suis pas étonné que le serrurier dît à sa femme, quand ils se retirèrent pour aller se coucher, qu’il serait resté là vingt-quatre heures de suite à regarder la chose sans se lasser.

Et les souvenirs encore, dont ils se régalèrent tout le long du thé, jusque bien avant dans la soirée ! L'air jovial dont le serrurier demandait à Joe s’il se rappelait cette nuit d’orage au Maypole, où il commença à courir à la recherche de Dolly !… Les éclats de rire de toute la compagnie, à propos de la nuit où elle était allée en soirée dans la chaise à porteur !… La malice avec laquelle ils raillaient sans pitié Mme Varden d’avoir mis là, à cette même fenêtre, les fameuses fleurs à la belle étoile !… La peine que Mme Varden eut d’abord à prendre part au rire général qu’on se permettait à ses dépens, et l’éclatante revanche qu’elle prit par sa belle humeur… Les déclarations confidentielles de Joe sur le jour précis, l’heure exacte où il s’était aperçu pour la première lois qu’il raffolait de Dolly, et les aveux que Dolly fit en rougissant, moitié de son propre gré, moitié malgré elle, sur le moment où elle avait découvert qu’elle ne voyait pas Joe de mauvais œil… Quel fonds inépuisable de conversation animée !

Et puis, il y avait tant à dire de la part de Mme Varden sur ses doutes, sur ses alarmes maternelles, sur ses soupçons prudents ! car il paraît, au dire de Mme Varden, que rien n’avait jamais échappé à sa pénétration et à son extrême sagacité. Comme si elle ne s’était pas tenue au courant tout du long ! Comme si elle n’avait pas vu ça du premier coup ! Comme si elle ne l’avait pas toujours prédit ! Comme si elle n’avait pas été la première à s’en apercevoir, même avant les amoureux ! Elle ne s’était peut-être pas dit en elle-même, car elle se rappelait ses propres expressions : « Le jeune Willet observe trop notre Dolly pour que je ne l’observe pas lui-même ? » Oh ! que si ! elle l’avait joliment observé, et elle avait remarqué une foule de petites circonstances (qu’elle énumérait l’une après l’autre) si excessivement minutieuses, que personne, excepté elle, n’en pouvait tirer aucune induction, même maintenant. En un mot, il paraît que, depuis le commencement jusqu’à la fin, elle avait montré une habileté infinie, auprès de laquelle la tactique du général le plus consommé n’était que de la Saint-Jean.

Naturellement, la nuit où Joe avait monté à cheval pour accompagner leur retour à côté de la carriole, et où Mme Varden avait insisté pour qu’il retournât chez lui, ne fut pas non plus passée sous silence… pas plus que le soir où Dolly s’était trouvée mal en entendant prononcer le nom du jeune homme… pas plus que les mille et mille fois où Mme Varden, toujours un modèle de prudence et de vigilance, l’avait trouvée toute triste et toute rêveuse dans sa chambre. Bref, on n’oublia rien, et toujours, d’une manière ou d’une autre, on en revint à cette conclusion, que l’heure d’à présent était l’heure la plus heureuse de leur vie ; que, par conséquent, tout s’était passé pour le mieux, et qu’on ne pouvait rien imaginer qui eût pu ajouter à leur bonheur.

Pendant qu’ils étaient dans le feu de la conversation, ne voilà-t-il pas un coup saisissant qui se fait entendre dans la rue à la porte de la boutique, qu’on avait tenue fermée toute la journée pour n’être pas dérangés ! Joe connaissait trop son devoir pour permettre à personne d’aller ouvrir quand il était là, et se hâta de quitter la chambre pour y aller.

En vérité, il serait par trop étrange que Joe eût oublié le chemin de la porte ; et quand même, elle était ma foi assez grande et tout droit devant lui pour qu’il ne lui fût pas facile de s’y tromper. Cela n’empêcha pas que Dolly, peut-être parce qu’elle était sous l’influence de cette agitation d’esprit à laquelle ils venaient de se livrer tous, ou peut-être parce qu’elle craignait, comme il n’avait qu’un bras, qu’il ne fût pas en état de l’ouvrir (car elle ne pouvait pas avoir d’autres raisons), se précipita derrière lui. Et ils s’arrêtèrent si longtemps dans le corridor… je suppose que c’était parce que Joe la suppliait de ne pas s’exposer au froid du courant d’air (en juillet) qui allait infailliblement entrer par la porte, quand elle s’ouvrirait… que le coup fut répété d’une manière plus saisissante encore que la première fois.

« Est-ce que personne ne va ouvrir cette porte ? cria le serrurier. Faut-il que j’y aille moi-même ? »

Sur quoi, Dolly accourut bien vite dans le parloir, toute rouge jusque dans le fond de ses fossettes ; et Joe ouvrit avec un bruit terrible et d’autres démonstrations superflues, pour faire voir l’empressement qu’il y mettait.

« Eh bien ! dit le serrurier en le voyant reparaître, qu’est-ce que c’est donc, Joe ? qu’est-ce qui vous fait rire ?

– Rien, monsieur, voilà que ça vient.

– Comment ? ça vient ! Qui est-ce qui vient ? »

Mme Varden, aussi embarrassée que son mari, ne sut que répondre par un mouvement de tête négatif au regard de son mari, qui semblait lui demander une explication. Alors le serrurier fit tourner son fauteuil sur ses roulettes, pour mieux voir la porte, qu’il contempla les yeux tout grands ouverts, avec une espérance mélangée de curiosité et de surprise qui éclata sur sa joviale figure.

Au lieu de voir apparaître immédiatement une ou plusieurs personnes, on ne fit qu’entendre divers sons remarquables, d’abord dans l’atelier, puis après dans le petit corridor qui le séparait du parloir, comme si c’était quelque coffre écrasant ou quelque meuble bien lourd qu’on apportât, avec un déploiement de forces humaines mal proportionné à la pesanteur de la charge. Enfin, après qu’on eut fait bien des efforts, bien heurté, bien meurtri la muraille des deux côtés, la porte fut enfoncée comme d’un coup de bélier ; et le serrurier, regardant fixement ce qui venait derrière, se frappa la cuisse, releva les sourcils, ouvrit la bouche, et s’écria d’une voix profondément consternée :

« Le diable m’emporte si ce n’est pas Miggs qui revient ! »

La jeune demoiselle dont il venait de prononcer le nom n’eut pas plus tôt entendu ces mots, que, laissant là un tout petit garçon et une très grande caisse dont elle était accompagnée, et s’avançant avec tant de précipitation que son chapeau lui tomba de la tête, elle se rua dans la chambre, joignit les mains, dans lesquelles elle portait une paire de patins, l’un à gauche et l’autre à droite, leva les yeux dévotement vers le plafond, et versa un ruisseau de larmes.

« Toujours la même histoire ! cria le serrurier en la regardant avec un désespoir inexprimable. Cette jeune personne-là était née pour faire un éteignoir, un véritable rabat-joie ; il n’y a pas moyen de lui échapper.

– Oh ! mon maître ! oui ma'ame, cria Miggs : je ne peux pas réprimer ici mes sentiments dans ces heureux moments de réconciliation générale, Oh ! monsieur Varden, que de bénédictions dans notre famille ! que de pardons pour les injures ! comme c’est bon et aimable ! »

Le serrurier promenait ses yeux de sa femme à Dolly, de Dolly à Joe, et de Joe à Miggs, avec ses sourcils toujours relevés et sa bouche toujours ouverte. Quand il en vint à les porter sur Miggs, ils y restèrent… fascinés.

« Quand on pense, cria Miggs dans un accès de joie frénétique, que M. Joe et la chère Mlle Dolly sont réellement revenus bien ensemble, après tout ce qui s’est dit et fait de contraire ! Quand on les voit assis là, auprès l’un de l’autre, lui et elle, si gracieux et tout à fait aimables et avenants ! Et moi qui ne savais pas ça et qui n’étais seulement pas là pour leur préparer leur thé ! Oh ! c’est bien dépitant ; mais c’est égal, ça me donne des sensations bien agréables tout de même. »

Soit en serrant ses mains, soit dans une extase de joie pieuse, Mlle Miggs, en ce moment, fit claquer l’un contre l’autre ses patins, comme une paire de cymbales ; après quoi elle répéta, de son plus doux accent :

« Madame n’a pas pu croire sans doute…Oh ! Dieu du ciel ! aurait-elle pu le croire ?… que sa bonne Miggs, qui l’a soutenue dans toutes ses épreuves, et qui a si bien compris son caractère, du temps que les autres, avec les meilleures intentions du monde, mais avec des procédés si rudes, donnaient des assauts continuels à sa sensibilité… Non, elle n’a pas pu croire que Miggs irait la planter là ? Elle n’a pas pu croire que Miggs, toute domestique qu’elle est, car je sais bien que service d’autrui n’est pas un héritage, oubliât jamais qu’elle avait été l’humble instrument qui servait à les raccommoder ensemble dans leurs bisbilles, et que c’était elle qui parlait toujours au bourgeois de la douceur et de la patience d’agneau de sa maîtresse ? Elle n’a pas pu croire que Miggs ne fût pas susceptible d’attachement ? Elle n’a pas pu croire que Miggs ne fût sensible qu’à ses gages ? »

À tous ces interrogatoires adressés avec une éloquence plus pathétique les uns que les autres, Mme Varden ne répondit pas un mot. Mais Miggs, sans se laisser intimider par cette circonstance, se tourna vers le petit garçon qu’elle avait amené pour l’aider (c’était l’aîné de ses neveux et nièces… le fils de sa propre sœur mariée… il était né dans la cour du Lion d’Or, n° 27, et il avait été élevé à l’ombre même du second cordon de sonnette à main droite du chambranle de la porte), et, tout en faisant abus de son mouchoir de poche pour essuyer sa sensibilité, elle s’adressa à lui pour le prier, à son retour chez ses parents, de consoler sa tante de la perte qu’elle faisait de sa nièce, en leur faisant un récit fidèle de l’accueil qu’elle avait reçu au sein de cette famille, avec laquelle iceux et susdits parents n’ignoraient pas qu’elle avait incorporé ses affections les plus chères ; de leur rappeler qu’il ne fallait rien moins que le sentiment impérieux de son devoir et son dévouement à son vieux maître et à madame, comme aussi à Mlle Dolly et au jeune M. Joe, pour refuser l’invitation pressante que ses parents, comme il pouvait en porter témoignage, lui avaient faite de coucher, boire et manger chez eux à perpétuité, sans aucun frais ni redevance ; enfin de l’aider à monter son coffre, puis de s’en retourner chez lui directement avec sa bénédiction et ses injonctions absolues de mêler à ses prières du soir et du matin le vœu exprimé au Tout-Puissant de faire de lui un jour un serrurier, ou un M. Joe, et d’avoir Mme Varden et Mlle Dolly pour parentes et pour amies.

Ayant enfin terminé cette admonition, bien inutile, à vrai dire, car nous sommes obligé d’avouer que le jeune gentleman au profit duquel elle était destinée, n’y fit pas la moindre attention, toutes ses facultés mentales étant, à ce qu’il paraît, pour le moment, absorbées dans la contemplation des friandises étalées sur la table… Mlle Miggs signifia à la compagnie en général de ne pas se tourmenter, qu’elle allait revenir tout à l’heure ; et, avec l’aide de son neveu, elle se prépara à porter sa garde-robe au haut de l’escalier.

« Ma chère, dit le serrurier à sa femme, est-ce que c’est là votre désir ?

– Mon désir ! répondit-elle. Je suis étonnée… je suis surprise de son audace. Qu'elle déguerpisse d’ici, et promptement. »

Miggs, en entendant cela, laissa tomber lourdement le bout de sa malle, fit un reniflement bruyant, se croisa les bras, vissa le coin de sa bouche et cria, sur une gamme ascendante : « Ho ! miséricorde ! » trois fois bien distinctes.

« Vous entendez ce que dit votre maîtresse, ma belle enfant, reprit le serrurier. Je crois que vous ferez bien de vous en aller. Tenez ! prenez ça en mémoire de votre ancien service dans la maison. »

Mlle Miggs empoigna le billet de banque qu’il avait pris dans son portefeuille pour le lui donner ; elle le mit en dépôt dans sa petite bourse de cuir rouge, qu’elle enfonça dans sa poche (mettant à découvert, par la même occasion, une portion considérable de quelque vêtement de dessous, en flanelle, et montrant plus de bas de coton noir qu’on n’a l’habitude d’en laisser voir en public), puis elle remua la tête en regardant Mme Varden et en répétant :

« Ho ! miséricorde !

– Voici, ma chère, la seconde fois, si je se me trompe, que vous nous avez dit ça, fit observer le serrurier.

– Les temps sont changés, à ce qu’il paraît, ma'ame, s’écria Miggs en redressant la tête. Il paraît que vous pouvez vous passer de moi, maintenant. Vous n’avez plus besoin de moi pour les tenir en bride. Il ne vous faut plus personne à gronder, ou à vous servir de souffre-douleur, ma'ame, à ce que je vois. Je suis charmée de vous voir devenue si indépendante. Je vous en fais mon compliment, bien sûr. »

Là-dessus elle fit une belle révérence, et tenant sa tête bien droite, l’oreille tournée du côté de Mme Varden, et l’œil sur le reste de la compagnie, à mesure qu’elle adressait à l’un ou à l’autre quelque allusion spéciale dans ses réflexions, elle continua ainsi :

« Oui, bien sûr, je suis enchantée de vous voir tant d’indépendance pour le quart d’heure, quoique je ne puisse pas m’empêcher en même temps de vous plaindre, ma'ame, d’avoir été réduite à tant de soumission, faute d’avoir là quelqu’un pour vous soutenir… hé ! hé ! hé ! vous devez joliment souffrir (surtout quand on pense à tout le mal que vous disiez toujours de M. Joe), de finir par l’avoir pour gendre. Et je m’étonne que Mlle Dolly aussi puisse se remettre avec lui, après toutes ses allées et venues avec le carrossier. Il est vrai que j’ai entendu dire que le carrossier a réfléchi à la chose… hé ! hé ! hé !… et qu’il a confié à un jeune homme de ses amis, qu’il n’était pas si bête que de se laisser mettre dedans, malgré les efforts extraordinaires qu’elle et toute sa famille faisaient pour l’attirer. »

Ici elle s’arrêta pour attendre une réplique, et, n’en recevant pas, elle reprit sa course :

« J'ai aussi entendu dire, ma'ame, qu’il y avait des dames dont toutes les maladies n’étaient que des simagrées, et qu’elles savent tomber évanouies, roides comme mortes, toutes les fois que la fantaisie leur en prend. Vous pensez bien que ce n’est pas moi qui ai jamais rien vu de pareil de mes propres yeux… non, non. Hé ! Hé ! hé ! ni les bourgeois non plus… non, non. Hé ! hé ! hé ! J'ai encore entendu des voisins faire la remarque qu’il y a quelqu’un de leur connaissance, une bonne pâte de pauvre nigaud d’homme, qui est allé un jour à la pêche pour en rapporter une femme, et qui n’a attrapé qu’un pied de nez. Vous pensez bien que moi, personnellement, je n’ai jamais, que je sache, rencontré cette personne-là, ni vous non plus, ma'ame… non, non ! Je me demande qui ce peut être… qu’en dites-vous, ma'ame ? Je suis sûre que vous n’en savez pas plus long que moi. Oh ! peut-être que si. Hé ! Hé ! hé ! »

Autre pause de Miggs, attendant encore une réplique. La réplique ne vient pas, et alors elle est tellement gonflée de dépit et de douleur qu’elle se sent prête à éclater.

« Cela me fait bien plaisir de voir rire Mlle Dolly, cria-t-elle en riant elle-même du bout des dents. J'aime beaucoup à voir rire les gens… et vous aussi, n’est-ce pas, ma’ame ! Cela vous a toujours fait plaisir de voir les gens de bonne humeur, n’est-ce pas, ma’ame ? Aussi avez-vous toujours fait tout ce que vous pouviez pour entretenir ces dispositions folâtres, n’est-ce pas, ma'ame ? Ce n’est pourtant pas qu’il y ait tant de quoi rire, au bout du compte… qu’en dites-vous, ma'ame ! Ce n’est pas le Pérou, après avoir tant fait sa revêche quand elle n’était encore qu’une poupée, après avoir tant dépensé de toilette et d’affiquets, ce n’est déjà pas le Pérou de gagner à la loterie un pauvre diable de pioupiou, et manchot, encore, n’est-ce pas, ma'ame ! Hé ! hé ! ce n’est pas moi, toujours, qui voudrais d’un mari manchot. Je voudrais, au moins, qu’il eût ses deux bras. Deux bras, ce n’est pas de trop, quand il devrait avoir seulement deux crocs au bout de ses moignons, en guise de mains, comme le balayeur qui est là devant notre porte. »

Mlle Miggs allait ajouter, et avait même déjà commencé, qu’à tout prendre, un balayeur était encore un parti plus sortable qu’un pioupiou, quoique, bien sûr, quand les gens ne peuvent plus choisir, il faille bien qu’ils prennent ce qu’ils trouvent, et encore qu’ils se regardent comme bien heureux ; mais comme ses vexations et son chagrin étaient de cette nature amère qui vous tourne sur le cœur sans pouvoir se soulager par des mots, et qui s’exalte jusqu’à la folie, faute d’être alimentée par la contradiction, elle ne put pas aller plus longtemps comme ça, et éclata en une tempête de larmes et de sanglots.

Réduite à cette extrémité, elle tomba sur l’infortuné neveu, en veux-tu en voilà, et lui dérobant une poignée de cheveux qui lui resta dans la main, elle lui déclara qu’elle voudrait bien savoir s’il voulait la faire encore attendre là longtemps à se faire insulter, s’il avait ou non l’intention de l’aider à remporter sa malle, et s’il trouvait plaisir à entendre vilipender sa famille ; je vous fais grâce d’une foule d’autres questions semblables. Victime de ces provocations humiliantes, le petit garçon qui, tout ce temps-là, avait été, petit à petit, poussé à la révolte par la vue d’un croquet sur lequel il ne pouvait pas mettre la main, s’en alla plein d’indignation, laissant sa tante se démener à son aise avec sa malle pour tâcher de le suivre.

Enfin, tant bien que mal, à force de tirer, de pousser, on réussit à gagner la porte de la rue. Et là, Mlle Miggs, tout essoufflée de cet effort, épuisée d’ailleurs par ses sanglots et ses larmes, s’assit sur sa propriété pour y cuver sa douleur, jusqu’à ce qu’elle pût enjôler quelque autre jeunesse pour l’aider jusque chez elle.

« Il n’y a pas de quoi s’occuper de ça, Marthe, il n’y a que de quoi rire, dit le serrurier à l’oreille de sa femme, en la suivant à la fenêtre et en lui essuyant les yeux avec bonhomie. Qu'est-ce que ça vous fait ? Ce n’est pas d’aujourd’hui que vous avez reconnu vos torts. Allons ! encore un petit verre de Toby, ma chère. Dolly va nous chanter une petite chanson, et cette interruption ne fera qu’ajouter à notre gaieté. »

Chapitre XXXIX. §

Un mois après, on était presque à la fin d’août, et M. Haredale se trouvait seul dans le bureau de la malle-poste, à Bristol. Quoiqu’il ne se fût écoulé que quelques semaines depuis sa conversation avec Édouard Chester et sa mère dans la maison du serrurier, et qu’il n’eût rien changé dans l’intervalle à sa mise ordinaire, son extérieur n’était plus du tout le même. Il avait l’air beaucoup plus vieux et plus cassé. L'agitation et l’inquiétude n’épargnent pas à l’homme les rides et les cheveux blancs ; mais le renoncement secret à nos anciennes habitudes, et la rupture des liens qui nous sont chers et familiers, laissent des traces encore plus profondes. Nos affections ne sont pas aussi faciles à blesser que nos passions ; mais le coup descend plus avant, et la plaie demande plus longtemps pour se cicatriser. Il n’était plus maintenant qu’un homme tout à fait solitaire, et le cœur qu’il portait avec lui n’était aussi qu’isolement et tristesse.

Il semble que la réclusion et l’exil auxquels il s’était condamné tant d’années eussent dû lui faire paraître sa solitude actuelle moins pénible ; mais il sentait maintenant que c’était une mauvaise préparation : car elle n’avait fait qu’aiguiser sa sensibilité ; peut-être un petit tour dans les plaisirs du monde aurait-il mieux valu. Il avait si bien compté sur sa nièce pour lui tenir compagnie ; il l’avait tant aimée ; elle était devenue une part si précieuse et si importante de son existence ; ils avaient eu en commun tant de soucis et de pensées que personne d’ailleurs n’avait partagés avec eux, que la perdre, à présent, c’était recommencer la vie. Où trouverait-il, pour cet essai nouveau, l’espérance et l’élasticité de la jeunesse pour triompher des doutes, de la défiance, des découragements de l’âge ?

L'effort qu’il avait fait de montrer, en se séparant d’elle, un faux-semblant de gaieté et d’espérance… et c’était la veille seulement qu’ils s’étaient fait leurs adieux… l’avait encore accablé davantage. C'est sous l’empire de ces sentiments qu’il allait revoir Londres pour la dernière fois : il voulait jeter encore les yeux sur les murs de leur vieux logis avant de lui tourner le dos pour toujours.

C'était un voyage qui ne ressemblait guère alors à ce que nous voyons aujourd’hui. Pourtant Haredale en vit la fin, les plus longs voyages en ont une, et il se retrouva sur ses pieds dans les rues de la métropole. Il prit une chambre à l’auberge où arrêtait la malle, et résolut, avant d’aller se coucher, de ne faire savoir à personne son arrivée, de ne plus passer après qu’une nuit à Londres, et de s’épargner la tristesse d’un adieu même avec l’honnête serrurier.

Les dispositions d’esprit auxquelles il était en proie en se couchant ne prêtent que trop aux écarts de l’imagination, aux visions désordonnées. Il le sentait à l’horreur même qu’il éprouva en se réveillant en sursaut de son premier sommeil, et il courut à la fenêtre pour dissiper son trouble par la présence de quelque objet hors de sa chambre, qui n’eût pas été, pour ainsi dire, témoin de son rêve. Cependant ce n’était pas une terreur née de son sommeil cette nuit-là même ; elle s’était déjà bien des fois présentée à ses sens, sous mille formes. Elle l’avait hanté souvent au temps jadis ; elle était venue le chercher sur son oreiller, toujours et toujours. Si ce n’avait été qu’un objet hideux, un spectre fantastique qui le poursuivît dans son sommeil, le retour de ce cauchemar sous son ancienne forme n’aurait éveillé chez lui qu’une sensation de crainte momentanée, qui aurait passé sitôt qu’il aurait ouvert les yeux. Mais cette vision était impitoyable ; elle ne voulait pas le quitter, elle résistait à tout. Quand il refermait les paupières, il la sentait voltiger près de lui. À mesure qu’il s’enfonçait tout doucement dans le sommeil, il savait qu’elle prenait de la force et de la consistance, et qu’elle revenait graduellement à sa forme récente ; quand il sautait à bas de son lit, le même fantôme, en s’évanouissant de son cerveau enflammé, le laissait plein d’une crainte contre laquelle le raisonnement et la réflexion dans l’état de veille étaient impuissants.

Le soleil avait déjà paru, avant que M. Haredale eût pu secouer ces impressions. Il se leva tard, mais fatigué, et resta renfermé tout le jour. Il avait envie d’aller ce soir-là rendre sa dernière visite à son vieux manoir, parce que c’était le temps où il avait l’habitude d’y faire une petite tournée, et qu’il était bien aise de le revoir sous l’aspect qui lui était le plus familier. À l’heure qui lui permettait d’y arriver avant le coucher du soleil, il quitta donc l’auberge et se trouva au détour de la grande rue.

Il n’avait encore fait que quelques pas, et marchait tout pensif au travers de la foule bruyante, quand il sentit une main sur son épaule, et reconnut, en se retournant, un des garçons de l’auberge, qui lui dit : « Pardon, monsieur, mais vous avez oublié votre épée.

– Pourquoi me la rapportez-vous ? demanda-t-il en étendant la main, sans reprendre encore son arme au domestique, mais en le regardant d’un air troublé et agité.

– Je suis bien fâché, dit l’homme, d’avoir désobligé monsieur, je vais la remporter. Monsieur avait dit qu’il allait faire un petit tour à la campagne, et qu’il ne reviendrait pas de bonne heure ; or, comme les routes ne sont pas trop sûres pour un voyageur seul attardé après la brune, et que, depuis les troubles, ces messieurs prennent encore plus qu’auparavant la précaution de ne pas se hasarder sans armes dans des endroits écartés, nous avons pensé, monsieur, qu’étranger à ce pays, vous aviez cru peut-être nos routes plus sûres qu’elles ne sont ; mais après cela, peut-être qu’au contraire vous les connaissiez bien et que vous avez sur vous des armes à feu… »

Il prit l’épée, et l’attachant à son côté, il remercia le domestique et continua son chemin.

On se rappela longtemps après qu’il fit tout cela d’une manière étrange et d’une main si tremblante que le garçon resta à le regarder pendant qu’il poursuivait sa route, incertain s’il ne devait pas le suivre pour le surveiller. On se rappela longtemps après qu’on l’avait entendu arpenter à grands pas sa chambre au fort de la nuit ; que les domestiques s’étaient entretenus le lendemain matin de sa pâleur et de sa mine fiévreuse ; qu’enfin, lorsque le garçon qui lui avait porté son épée était revenu à l’auberge, il avait dit à un de ses camarades qu’il avait encore comme un poids sur l’estomac de tout ce qu’il avait observé dans ce court intervalle, et qu’il avait peur que le gentleman n’eût l’intention de se détruire et qu’on ne le vît jamais revenir en vie.

M. Haredale, à peu près sûr que son trouble avait attiré l’attention du domestique, en se rappelant l’expression de ses traits quand ils s’étaient quittés, hâta le pas, gagna une place de fiacres, et monta dans le meilleur, après avoir fait prix avec le cocher pour le conduire sur la route jusqu’au sentier qui conduisait chez lui à travers champs, et pour attendre son retour auprès d’une maison de plaisance qui se trouvait à une portée de fusil loin de là. Il ne tarda pas à arriver à sa destination, et descendit pour faire le reste du chemin à pied. Il passa si près du Maypole qu’il pouvait en voir la fumée monter au-dessus des arbres, pendant qu’une bande de pigeons… sans doute de ses vieux habitants avant l’incendie… déployant gaiement leurs ailes pour retourner au colombier, lui cachait la vue du ciel. « La vieille maison va me rajeunir, dit-il en regardant de ce côté, et il y aura là un gai foyer sous son toit couvert de lierre. C'est toujours une consolation de penser que tout n’est pas ruines dans le voisinage. Je serai bien aise d’avoir au moins un tableau moins morne et moins sombre où reposer mon esprit. »

Il reprit sa marche, en dirigeant ses pas du côté de la Garenne. Quelle belle soirée, claire, calme, silencieuse ! pas un souffle de vent pour agiter les feuilles, rien que les sonnettes monotones des agneaux qui tintaient dans la campagne, et, par intervalles, le beuglement lointain du bétail ou l’aboiement des chiens du village. Le ciel était rayonnant de la gloire adoucie d’un soleil couchant ; sur la terre, comme dans l’air, régnait un profond repos. Telle était l’heure à laquelle il arriva à ce manoir abandonné qui avait été si longtemps sa demeure, et il se mit à regarder pour la dernière fois ses murs noircis par la flamme.

Les cendres du feu le plus ordinaire donnent toujours à l’âme une émotion mélancolique, car elles portent en elles un souvenir de quelque chose qui a été vivant et animé, et qui n’est plus maintenant qu’une inerte, froide et odieuse poussière, une image de mort et de destruction, qui attire malgré nous notre sympathie. Mais combien sont plus tristes encore les restes épars d’une maison qui fut la nôtre, consumée par l’incendie, le renversement du grand autel domestique, où les plus mauvais d’entre nous célèbrent quelquefois le culte secret du cœur, et où les meilleurs ont offert de si nobles sacrifices et accompli de tels actes d’héroïsme que, s’ils étaient enregistrés dans l’histoire, ils forceraient les temples les plus orgueilleux de l’antiquité, avec leurs fanfaronnes annales, à rougir devant eux !

Il s’arracha à ses méditations profondes pour se promener à pas lents autour de la maison. Il commençait à faire noir. Il avait déjà presque achevé le tour des bâtiments, quand il poussa une exclamation à demi étouffée, tressaillit et se tint coi. Appuyé dans une attitude tranquille, le dos contre un arbre, et contemplant les ruines avec une expression de plaisir… de plaisir si vif que, malgré son indolence habituelle, la surveillance qu’il savait si bien exercer sur ses traits, sa joie éclatait sur son visage, libre de toute contrainte et de toute réserve… oui, devant Haredale, sur sa propre terre, et triomphant encore comme il avait triomphé de toutes les infortunes, de toutes les contrariétés de son ennemi, se tenait l’homme au monde dont l’autre pouvait le moins supporter la présence, n’importe où, mais surtout là.

Quoique son sang se révoltât contre cet homme, quoique sa rage bouillonnât si violemment dans son âme, qu’il l’aurait volontiers frappé roide mort, il eut assez de puissance sur lui-même pour se retenir et passa sans dire un mot, sans jeter un coup d’œil de son côté. Oui, et il allait continuer, il ne se serait même pas retourné, car il voulait résister au diable qui troublait sa cervelle par d’affreuses tentations (et ce n’était pas un effort facile), si cet imprudent ne l’avait pas lui-même engagé à s’arrêter ; et cela avec une voix de compassion affectée qui le rendit presque fou, et lui fit perdre en un instant toute la patience qu’il avait voulu garder malgré son angoisse… la plus poignante, la plus irrésistible de toutes les angoisses.

Aussitôt, réflexion, raison, pitié, clémence, tout ce qui peut aider à contenir la rage et le courroux d’un homme stimulé par la vengeance, tout cela s’envola au moment même où il se retourna. Et pourtant il lui dit lentement et avec le plus grand calme… beaucoup plus de calme qu’il n’en avait jamais mis à lui parler : « Pourquoi m’avez-vous adressé la parole ?

– Pour vous faire remarquer, dit sir John Chester avec son flegme habituel, le drôle de hasard qui nous fait rencontrer ici.

– Oui, c’est un hasard étrange.

– Étrange ! c’est la chose la plus remarquable et la plus singulière du monde. Je ne monte jamais à cheval le soir. Voilà des années que cela ne m’est arrivé. C'est une fantaisie qui m’a passé, je ne puis m’expliquer comment, par la tête, au beau milieu de la nuit dernière… Comme ceci est pittoresque !… »

Il lui montrait en même temps la maison démantelée, et ajustait son lorgnon pour mieux voir.

« Vous ne vous gênez pas pour admirer votre œuvre. ».

Sir John laissa retomber son lorgnon, pencha le visage du côté d’Haredale avec un air des plus courtois, comme pour lui demander une explication, et en même temps il secouait légèrement la tête, comme s’il se disait à lui-même : « Il faut que cet animal soit devenu fou. »

« Je vous répète que vous ne vous gênez pas pour admirer votre œuvre.

– Mon œuvre ! dit sir John en regardant autour de lui d’un air souriant. Mon ouvrage, à moi !… je vous demande pardon… réellement je vous demande pardon, mais…

– Sans doute, vous voyez bien ces murs. Vous voyez bien ces chevrons chancelants ; vous voyez bien de tous les côtés le ravage du feu et de la fumée. Vous voyez bien l’esprit de destruction qui s’est déchaîné ici… n’est-ce pas ?

– Mon bon ami, répondit le chevalier, réprimant doucement d’un signe de sa main la fougue d’Haredale, certainement je le vois. Je vois tout ce dont vous me parlez là, quand vous vous mettez de côté et que vous ne m’en dérobez pas la vue. J'en suis bien fâché pour vous. Si je n’avais pas eu le plaisir de vous rencontrer ici, je crois même que je vous aurais écrit pour vous le dire. Mais vous ne supportez pas ça aussi bien que je m’y serais attendu… veuillez m’excuser, mais je trouve que… vraiment j’attendais mieux de vous. »

Il tira sa tabatière, et, s’adressant à lui de l’air supérieur d’un homme qui, à raison de son caractère plus élevé, se sentait le droit de faire à l’autre une leçon de morale, il continua ainsi :

« Car enfin, vous êtes philosophe, vous savez… et de cette secte de philosophes austères et rigides qui sont bien au-dessus des faiblesses de l’humanité en général. Vous êtes si loin de toutes les frivolités de ce monde ! vous les regardez du haut de votre sérénité, et vous les raillez avec une amertume très émouvante : je vous ai entendu le faire.

– Et vous m’entendrez encore !

– Merci ! Voulez-vous que nous fassions un petit tour de promenade en causant ? car voilà le serein qui tombe un peu fort. Non ! eh bien ! comme il vous plaira. Seulement, je suis fâché d’être obligé de vous dire que je n’ai plus qu’un petit moment à vous donner.

– Plût à Dieu que vous ne m’en eussiez pas donné du tout ! Plût à Dieu, je le dis de toute mon âme, que vous fussiez allé au paradis (si l’on peut proférer un pareil mensonge), plutôt que de venir ici ce soir !

– Mais non, répondit sir John… certainement vous ne vous rendez pas justice ; vous n’êtes pas d’une compagnie très agréable, mais je ne voudrais pas aller si loin pour vous éviter.

– Écoutez-moi ! dit M. Haredale, écoutez-moi.

– Vous allez railler ?

– Non, je vais détailler toute votre infamie. Vous avez pressé et sollicité de faire votre ouvrage un agent capable, mais qui par caractère, par essence plutôt, n’est qu’un traître, et qui vous a trahi malgré la sympathie mutuelle qui vous rapprochait tous deux, comme il a trahi tous les autres ; par allusions, par signes, par mots détournés qui ne signifient rien quand on les répète, vous avez mis Gashford à l’œuvre… à cette œuvre que vous voyez là devant nous. Toujours grâce à ces allusions, à ces signes, à ces mots détournés qui ne signifient rien quand on les répète, vous l’avez encouragé à satisfaire la haine mortelle qu’il me porte, et que, Dieu merci, je me flatte d’avoir méritée. Vous l’avez encouragé à la satisfaire par le rapt et le déshonneur de ma fille. Vous l’avez fait. Je le lis sur votre figure, cria-t-il en la montrant brusquement et en faisant un pas en arrière : vous le niez, mais vous ne pouvez le nier que par un mensonge. »

Il avait la main sur la garde de son épée ; mais le chevalier, avec un sourire de mépris, lui répliqua aussi froidement qu’auparavant.

« Vous remarquerez, monsieur, s’il vous reste assez de jugement pour le faire, que je ne me suis pas donné la peine de rien nier. Je ne vous crois pas assez de discernement pour lire dans les physionomies, à moins que ce ne soit dans celles qui sont aussi grossières que votre langage, et, autant que je puis me le rappeler, vous n’avez jamais eu ce don ; autrement, je connais une figure où vous auriez pu lire plutôt l’indifférence, pour ne pas dire le dégoût. Je parle là d’un temps bien éloigné de nous… mais vous me comprenez.

– Dissimulez tant que vous voudrez, il n’en est pas moins vrai que vous le niez. Que ce soit un désaveu clair ou équivoque, exprimé ou sous-entendu, ce n’en est pas moins un mensonge : car, enfin, puisque vous dites que vous ne le niez pas… l’admettez-vous ?

– Vous avez vous-même, répondit sir John, laissant le cours régulier de sa parole couler tout uniment comme s’il n’avait pas été effleuré par le moindre mot d’interruption, vous avez vous-même proclamé le caractère da gentleman en question (je crois que c’était à Westminster) dans des termes qui me dispensent de faire à ce personnage plus ample allusion. Peut-être aviez-vous de bonnes raisons pour le faire, peut-être non, je n’en sais rien. Mais, en supposant que le gentleman fût tel que vous le décriviez, et qu’il vous eût fait, à vous ou à tout autre, des déclarations qui peuvent lui avoir été suggérées par le soin de sa propre sûreté, ou par la tentation de l’argent, ou par le désir de s’amuser, ou par toute autre considération… tout ce que je puis dire de lui, c’est que ceux qui l’emploient ne peuvent échapper au reproche de participer à la honte de cet être dégradé. Vous êtes si franc vous-même, que vous voudrez bien, j’espère, excuser aussi chez moi un peu de franchise.

– Encore une fois, sir John, vous ne m’échapperez pas, cria M. Haredale ; chacun de vos mots, de vos regards, de vos gestes, est calculé pour faire croire que ce que je vous reproche n’était point de votre fait. Eh bien ! moi, je vous dis que c’est le contraire, que c’est vous qui avez pratiqué l’homme dont je parle, et votre malheureux fils (Dieu lui pardonne !), pour leur faire faire cette besogne. Vous parlez de dégradation et de bassesse de caractère ; mais ne m’avez-vous pas dit un jour que c’était vous qui aviez acheté l’absence du pauvre idiot et de sa mère, quand j’ai découvert depuis ce que j’avais déjà soupçonné, que vous étiez allé seulement pour les tenter, et que vous les aviez trouvés partis ? C'est à vous que je fais remonter les insinuations perfides que la mort de mon frère n’avait profité qu’à moi, ainsi que toutes les attaques odieuses et les calomnies secrètes qui en ont été la suite. Il n’y a pas un acte de ma vie, depuis cette première espérance que vous avez changée en deuil, en désolation, où je ne vous aie trouvé, comme mon mauvais génie, entre la paix et moi. En tout et partout vous avez toujours été le même, un sans cœur, un hypocrite, un indigne vilain. Pour la seconde et dernière fois je vous jette ces accusations à la face, et je vous repousse avec mépris comme un chien que vous êtes, homme déloyal et faux. »

En même temps il leva son bras et lui frappa la poitrine d’un coup si rude, que l’autre chancela. Sir John ne fut pas plus tôt remis de cet outrage, qu’il tira son épée, jeta au loin le fourreau et son chapeau, et se précipitant sur son adversaire, lui porta au cœur une botte désespérée qui l’aurait couché sans vie sur le gazon, s’il n’avait pas opposé à sa fureur une parade vive et sûre.

En frappant sir John, Haredale avait comme épuisé sa rage, il se contentait maintenant de parer ses passes rapides sans riposter, et lui conseillait, avec une espèce de terreur frénétique peinte sur son visage, de ne pas avancer un pas de plus.

« Pas ce soir, pas ce soir, criait-il ; au nom du ciel, pas ce soir ! »

En le voyant abaisser son arme, décidé à ne point riposter encore, sir John abaissa aussi la sienne.

« Pas ce soir ! lui cria encore son adversaire ; profitez de mon avis.

– Vous venez de me dire (il faut que ce soit dans un moment d’inspiration), répliqua sir John d’un ton dégagé, quoique à présent il eût jeté le masque pour lui montrer sa haine en face, vous venez de me dire que c’était la dernière fois. Vous pouvez en être sûr. Est ce que vous pensiez, par hasard, que j’avais oublié notre dernière entrevue ? Vous imaginez-vous que je ne me souvienne pas de chacune de vos paroles, de chacun de vos regards, pour vous en demander compte ? Qui de nous deux, pensez-vous, a choisi son moment ? est-ce vous, est-ce moi ? Voyez un peu l’honnête homme avec son jargon de probité, qui, après avoir contracté avec moi un engagement pour prévenir une union qu’il faisait semblant de ne pas trouver à son goût, engagement tenu par moi fidèlement et à la lettre, le viole de son côté, et saisit l’occasion de bâcler le mariage, pour se débarrasser d’un fardeau qui lui pesait sur les bras, et jeter sur sa maison un lustre mal acquis !

– J'ai agi, cria M. Haredale, avec honneur et de bonne foi. J'agis de même encore maintenant, en vous avertissant de ne pas me forcer à recommencer ce duel avec vous ce soir.

– Vous parliez tout à l’heure de mon « malheureux fils, » je crois, dit sir John avec un sourire. Le pauvre sot ! s’être laissé duper par un pareil tartufe, enlacer dans leurs filets par un pareil oncle et par une pareille nièce ! vous avez bien raison de le plaindre. Mais ce n’est plus mon fils : je vous fais mon compliment, monsieur, de la belle prise que vous avez faite là ; elle fait honneur à votre ruse.

– Encore une fois, lui cria son ennemi frappant du pied dans un transport de rage, quoique vous soyez capable de me faire renier mon bon ange, je vous conjure de ne pas venir ce soir au bout de mon épée. Oh ! quel malheur que vous soyez venu ici ! Pourquoi nous sommes-nous rencontrés ? Demain nous étions séparés pour toujours.

– Puisque c’est comme ça, reprit sir John sans la moindre émotion, c’est fort heureux que nous nous soyons rencontrés ce soir. Haredale, je vous ai toujours méprisé, vous savez, mais pourtant je vous croyais capable d’une espèce de courage brutal. Pour l’honneur de mon jugement, dans lequel j’ai toujours eu confiance, je suis fâché de voir que vous n’êtes qu’un lâche. »

Après cela, pas un mot ne fut échangé des deux parts. Ils croisèrent le fer, malgré les ténèbres, et s’attaquèrent l’un l’autre avec acharnement. Ils étaient bien assortis : chacun d’eux était une fine lame.

Au bout de quelques secondes, ils devinrent plus animés et plus furieux, ils se serrèrent de plus près, portèrent et reçurent des blessures légères. Ce fut immédiatement après en avoir attrapé une au bras que maître Haredale, sentant ruisseler son sang tout chaud, fit une attaque plus vive, et plongea son épée jusqu’à la garde à travers le corps de son adversaire.

Leurs yeux se rencontrèrent tout près l’un de l’autre, quand il retira son arme fumante. Haredale passa le bras autour du mourant, qui le repoussa faiblement et tomba sur l’herbe. Là, se soulevant sur ses mains, sir John le contempla un instant avec des yeux de haine et de mépris ; mais il parut se rappeler, même alors, que cette expression enlaidirait ses traits après sa mort : il essaya donc de sourire, et, remuant sa droite défaillante, comme pour cacher dans son gilet son linge ensanglanté, il retomba en arrière ; il était mort… c’était là le Fantôme de la nuit passée.

Chapitre XL. §

Donnons un coup d’œil d’adieu à chacun des acteurs de cette petite histoire que nous n’avons pas encore congédiés dans le cours des événements, et nous aurons fini.

Maître Haredale s’enfuit cette nuit-là même. Avant qu’on eût pu commencer les poursuites, avant même qu’on se fût aperçu de la disparition de sir John et qu’on se fût mis à sa recherche, son adversaire avait déjà quitté la Grande-Bretagne. Il alla tout droit à un établissement religieux, renommé en Europe pour la rigueur et la sévérité de sa discipline et pour la pénitence inflexible que sa règle imposait à ceux qui venaient y chercher un refuge contre le monde : c’est là qu’il fit les vœux qui, à partir de ce moment, l’enlevèrent à ses parents et ses amis, et qu’après quelques années de remords il fut enterré dans les sombres cloîtres du couvent.

Il se passa deux jours avant qu’on retrouvât le corps de sir John. Aussitôt qu’on l’eut reconnu et emporté chez lui, son estimable valet de chambre, fidèle aux principes de son maître, disparut avec tout l’argent et les objets de prix sur lesquels il put mettre la main, grâce à quoi il alla quelque part faire le gentilhomme dans la perfection, pour son propre compte. Il eut un véritable succès dans cette carrière distinguée, et il aurait même fini par épouser quelque héritière, sans un malheureux mandat d’arrêt qui occasionna sa fin prématurée. Il mourut d’une fièvre contagieuse qui faisait alors de grands ravages, et qu’on appelait communément le typhus des prisons.

Lord Georges Gordon, après être resté emprisonné à la Tour jusqu’au lundi 5 février de l’année suivante, fut jugé ce jour-là à Westminster pour crime de haute trahison. Il est vrai qu’après une enquête sérieuse et patiente, il fut déchargé de cette accusation, faute de pouvoir prouver qu’il eût agité la population dans des intentions déloyales et illégales. Il y avait même encore tant de personnes à qui ces troubles n’avaient pas servi de leçon pour modérer leur faux zèle, qu’on fit, en Écosse, une souscription pour payer les frais de la défense.

Pendant les sept années qui suivirent, il se tint tranquille par comparaison, grâce à l’intercession assidue de ses amis ; pourtant il trouva encore, de temps en temps, l’occasion de déployer son fanatisme protestant par quelques manifestations extravagantes qui réjouirent fort ses ennemis ; il fut même excommunié en forme par l’archevêque de Canterbury, pour avoir refusé de comparaître comme témoin, sur la citation expresse de la Cour ecclésiastique. Dans l’année 1788, il fut poussé par un nouvel accès de folie à composer et publier un pamphlet injurieux, écrit en termes très violents contre la reine de France. Accusé de diffamation, après avoir fait devant la cour différentes déclarations qui n’étaient pas moins insensées, il fut condamné, et se sauva en Hollande pour échapper à la peine prononcée contre lui. Mais, comme les bons bourgmestres d’Amsterdam n’étaient pas flattés d’accueillir un pareil hôte, ils le renvoyèrent chez lui en toute hâte. Il arriva à Harwich dans le mois de juillet, et se dirigea de là à Birmingham, où il fit, en août, profession publique de la religion juive. Il y figura comme israélite jusqu’au moment où il fut arrêté et ramené à Londres pour subir sa peine. En vertu de l’arrêt porté contre lui, il fut, au mois de décembre, jeté dans la prison de Newgate, où il passa cinq ans et dix mois, obligé en outre de payer une forte amende, et de fournir des garanties sérieuses de bonne conduite à l’avenir.

Après avoir adressé, au milieu de l’été de l’année suivante un appel à la commisération de l’Assemblée nationale en France, appel auquel le ministre anglais refusa sa sanction, il s’arrangea pour subir jusqu’au bout la punition qui lui était infligée ; il laissa croître sa barbe jusqu’à sa ceinture, et se conformant sous tous les rapports aux cérémonies de sa nouvelle religion, il s’appliqua à l’étude de l’histoire, et, par occasion, à l’art de la peinture, pour lequel, dans sa jeunesse, il avait montré des dispositions. Abandonné par ses anciens amis et traité, à tous égards, en prison, comme le plus grand criminel, il y demeura gai et résigné, jusqu’au 1er novembre 1793, époque où il mourut dans son cachot : il n’avait que trente-quatre ans.

Il y a bien des gens qui ont fait dans le monde plus brillante figure et qui ont laissé une renommée plus éclatante, sans avoir jamais témoigné autant de sympathie pour les malheureux et les nécessiteux. Il ne manqua pas de pleureurs à ses funérailles. Les prisonniers déplorèrent sa perte et l’accompagnèrent de leurs regrets : car, avec des moyens bornés, sa charité était grande, et, dans la distribution qu’il faisait parmi eux de ses aumônes, il ne considérait que leurs besoins, sans distinction de secte ou de symbole religieux. Il y a, dans les hauts parages de la société, bien des esprits supérieurs qui pourraient apprendre à cet égard quelque chose, même de ce pauvre cerveau fêlé de lord qui est mort à Newgate.

Jusqu’au dernier moment, le brave John Grueby ne déserta pas son service. Il n’y avait pas vingt-quatre heures que son maître était à la Tour, qu’il vint près de lui pour ne plus le quitter jusqu’à la mort.

Lord Gordon eut encore des soins constants et dévoués dans la personne d’une jeune fille juive d’une grande beauté, elle s’était attachée à lui par un sentiment demi religieux et demi romanesque, mais dont le caractère vertueux et désintéressé parait avoir défié le soupçon des censeurs les plus téméraires.

Gashford, naturellement, l’avait abandonné. Il subsista quelque temps du trafic qu’il fit des secrets de son maître, mais tout a un terme, et, quand il eut épuisé son fonds, son commerce ne pouvant plus lui rapporter rien, il se procura un emploi dans le corps honorable des espions et des mouchards au service du gouvernement. En cette qualité, comme tous les misérables de son espèce, il traîna sa honteuse et pénible existence, tantôt à l’étranger, tantôt en Angleterre, et endura longtemps toutes les misères d’un pareil poste. Il y a dix ou douze ans… tout au plus… un vieillard maigre et hâve, maladif et réduit au dernier état de gueuserie, fut trouvé mort dans son lit, je ne sais dans quel cabaret borgne du Bourg, où il était tout à fait inconnu. Il avait pris du poison. On ne put avoir aucun renseignement sur son nom : on découvrit seulement, d’après certaines notes du carnet qu’il portait dans sa poche, qu’il avait été secrétaire de lord Georges Gordon, à l’époque des fameuses émeutes…

Bien des mois après le rétablissement de l’ordre et de la paix, quand on n’en parlait déjà plus dans la ville ; qu’on ne disait plus, par exemple, que chaque officier militaire entretenu aux frais de Londres pendant les derniers troubles avait coûté pour la table et le logement quatre livres sterling quatre shillings par jour, et chaque simple soldat deux shillings, deux pence et un demi penny ; bien des mois après qu’on avait oublié même ces détails intéressants et que tous les Bouledogues-Unis avaient été jusqu’au dernier, ou tués, ou emprisonnés ou transportés, M. Simon Tappertit, ayant été transféré de l’hôpital à la prison, et de là devant la Cour, fut renvoyé gracié, avec deux jambes de bois. Dépouillé des membres qui faisaient sa grâce et son orgueil, et déchu de sa haute fortune pour tomber dans la condition la plus humble et la plus profonde misère, il se décida à retourner boiteux chez son ancien maître, pour lui demander quelque soulagement. Grâce aux bons conseils et à l’aide du serrurier, il s’établit décrotteur et ouvrit boutique en cette qualité sous une arcade voisine des Horse-Guards. Comme c’est un quartier central, il eut bientôt une nombreuse clientèle, et, les jours de lever du roi, il est prouvé qu’il a eu jusqu’à vingt officiers, à demi-solde qui faisaient queue pour se faire cirer leurs bottes. Son commerce reçut même une telle extension que, dans le cours des temps, il entretint jusqu’à deux apprentis, sans compter qu’il prit pour femme la veuve d’un chiffonnier éminent, ci-devant à Milbank.

Il vécut avec cette dame (qui l’assistait dans son négoce) sur le pied de la plus douce félicité domestique, entaillée seulement de quelques uns de ces petits orages passagers qui ne servent qu’à éclaircir l’atmosphère des ménages et à en égayer l’horizon. Il arriva quelquefois, par exemple, dans ces bouffées de mauvais temps, que M. Tappertit, jaloux du maintien de ses prérogatives, s’oublia jusqu’à corriger la dame à coups de brosse, de bottes et de souliers ; pendant que sa ménagère (mais il faut lui rendre la justice que c’était seulement dans des cas extrêmes) se vengeait en lui emportant ses jambes et en le laissant exposé dans la rue aux huées des petits polissons, qui ne prennent jamais tant de plaisir qu’à mal faire.

Mlle Miggs, déçue dans tous ses rêves d’établissement matrimonial ou autres, par la faute d’un monde ingrat, qui ne méritait pas ses regrets, tourna à l’aigre comme du petit-lait. Elle finit par devenir si acide, pinçant, cognant, tordant toute la journée les cheveux et le nez de la jeunesse de la cour du Lion d’Or, que, par un consentement unanime, elle fut expulsée de ce sanctuaire, et voulut donner la préférence à quelque autre localité bénie du ciel, pour la régaler de sa présence. Il se trouva justement qu’en ce moment les justices de paix de Middlesex firent savoir, par des affiches officielles, qu’il leur fallait un porte-clefs femelle pour le Bridewell42 du comté, et désignèrent l’heure et le jour du concours des aspirantes. Mlle Miggs, fidèle au rendez-vous, fut choisie d’emblée et hors ligne sur cent vingt-quatre concurrentes, et immédiatement revêtue de l’emploi qu’elle ne cessa d’exercer jusqu’à sa mort, c’est-à-dire plus de trente ans durant, mais hélas ! toujours célibataire pendant tout ce temps-là. On remarqua que cette demoiselle, inflexible d’ailleurs et revêche pour tout le troupeau de femmes dont elle était le pasteur, n’était jamais plus méchante qu’avec celles qui pouvaient avoir quelque prétention à la beauté, et, comme preuve de son indomptable vertu et de sa chasteté sévère, ne faisait jamais quartier à celles qui avaient tenu une conduite légère ; elle leur tombait sur le corps à la première occasion ; elle n’avait même pas besoin d’occasion du tout pour décharger sur elles sa colère. Entre autres inventions utiles et de son cru, qu’elle mettait en pratique avec cette classe de malfaiteurs, et qui ont mérité de passer à la postérité, il ne faut pas oublier l’art d’infliger un coup fourré des plus traîtres dans les reins, tout près de l’épine dorsale, avec la garde d’une clef qu’elle tenait toujours en main pour cet usage. Elle était également brevetée pour une manière de marcher par accident (quand elle était munie de ses bons patins ferrés) sur celles qui avaient de petits pieds. Nous recommandons ce procédé comme extrêmement ingénieux, et tout à fait inconnu avant elle.

Vous pouvez être sûrs qu’il ne se passa pas longtemps avant que Joe Willet et Dolly Varden fussent bien et dûment mari et femme, et, avec une somme bien ronde sur la Banque (car le serrurier ne se fit pas prier pour donner à sa fille une bonne dot), ils rouvrirent le Maypole. Vous pouvez être bien sûrs aussi qu’il ne se passa pas longtemps avant qu’un gros rougeaud de petit garçon fût toujours à trébucher dans le corridor du Maypole et à piétiner avec ses talons sur la pelouse devant la porte. Il ne se passa pas non plus de longues années avant qu’on vît une grosse rougeaude de petite fille, et puis un autre rougeaud de petit garçon, et puis une pleine troupe de petites filles et de petits garçons : de manière que vous pouviez aller à Chigwell quand vous voulez, vous étiez, toujours sûr d’y voir, ou dans la rue du village, ou sur la pelouse, ou folichonnant dans la cour de la ferme… oui-da, de la ferme, c’en était une à présent aussi bien qu’une taverne… tant de petits Joe et de petites Dolly, qu’on n’en savait pas le compte. Et tout ça ne fut pas long ; mais, par exemple, il se passa du temps avant que Joe parût avoir seulement cinq ans de plus, ni Dolly non plus, ni le serrurier non plus, ni sa femme non plus : car la gaieté et le contentement sont de fameux embellisseurs et de fameux cosmétiques, je vous en réponds, pour conserver la bonne mine.

Il se passa bien du temps aussi avant qu’il y eut dans toute l’Angleterre une auberge de village comme le Maypole. C'est même encore une grande question de savoir si, à l’heure qu’il est, il y en a une pareille, ou s’il y en aura jamais. Il se passa bien du temps aussi… car, jamais, c’est trop dire… avant qu’on cessât de montrer au Maypole un intérêt tout particulier pour les soldats blessés, ou que Joe oubliât de les faire rafraîchir, par souvenir de ses anciennes campagnes ; ou avant que le sergent en tournée de recrutement manquât d’y donner un coup d’œil de temps en temps, ou avant qu’ils fussent las, l’un ou l’autre, de parler sièges et batailles, et du causer des rigueurs du temps et du service, et de mille choses qui intéressent la vie du soldat. Quant à la grande tabatière d’argent que le roi avait envoyée à Joe de sa propre main, pour récompenser sa conduite dans les émeutes, quel est l’hôte qui descendit une seule fois au Maypole sans y mettre le doigt et le pouce, et en retirer une grande prise, quand même il n’aurait jamais respiré auparavant un atome de tabac, et qu’il aurait dû se donner des convulsions à force d’éternuer ? Pour ce qui est du distillateur cramoisi, quel est l’homme qui a vécu dans ce temps-là et qui ne l’a jamais vu au Maypole, aussi à son aise dans la belle chambre que s’il était chez lui ? Et pour ce qui est des fêtes, des baptêmes, des galas de Noël et de la célébration des anniversaires de naissance, de mariage, je ne sais pas de quoi, ou au Maypole ou à la Croix d’Or… si vous n’en avez pas entendu parler, vous n’avez donc entendu parler de rien.

M. Willet Senior, s’étant fourré dans l’esprit, on ne sait par quel procède extraordinaire, que Joe avait envie de se marier, et qu’en sa qualité de père il ferait bien de se retirer dans la vie privée, pour mettre son fils à même de vivre à son aise, choisit pour résidence un petit cottage à Chigwell. On y élargit l’âtre ; on agrandit la cheminée pour lui ; on y pendit le chaudron à la crémaillère, et surtout on y planta, dans le petit jardin devant la porte de la façade, un petit mai pour rire, de manière qu’il se trouva tout de suite chez lui. C'est là, dans sa nouvelle habitation, que Tom Cobb, Phil Parkes et Salomon Daisy venaient régulièrement tous les soirs, et que, dans le coin de la cheminée, ils gobeletaient tous les quatre, fumant, phrasant, faisant un somme tout de même qu’au temps jadis. Comme on découvrit par hasard, au bout de peu de temps, que M. Willet avait l’air de se considérer encore comme aubergiste de profession, Joe lui procura une ardoise, sur laquelle le bonhomme inscrivait régulièrement des comptes énormes de dépenses pour la consommation de viande, de liquide et de tabac. À mesure qu’il avança en âge, cette passion redoubla d’ardeur, et son plus grand plaisir était d’enregistrer à la craie, au nom de chacun de ses vieux camarades, une somme fabuleuse, impossible à payer jamais ; et la joie secrète qu’il éprouvait à établir ses chiffres était telle, qu’on le voyait toujours aller derrière la porte pour jeter un coup d’œil à son tableau, et revenir avec l’expression de la satisfaction la plus vive.

Il ne se remit jamais bien de la surprise que lui avaient faite les insurgés, et resta dans la même condition mentale jusqu’au dernier moment de sa vie, qui fut bien près de se terminer brusquement la première fois qu’il vit son petit-fils, car ce spectacle parut frapper son esprit de l’idée qu’il était arrivé à Joe quelque miracle d’une nature alarmante. Heureusement, une saignée pratiquée à propos par un habile chirurgien le tira de là ; et, quoique les docteurs fussent tous d’accord, quand il eut une attaque d’apoplexie six mois après, qu’il allait mourir, et qu’ils eussent trouvé très mauvais qu’il n’en fît rien, il resta en vie… peut-être par suite de sa lenteur constitutionnelle… encore sept ans en sus ; mais cette fois on le trouva un beau matin dans son lit, privé de la parole. Il resta dans cet état, sans souffrir, toute une semaine, et reprit subitement connaissance en entendant la garde murmurer à l’oreille de son fils que le vieux papa s’en allait :

« Oui, Joseph, je m’en vais, dit M. Willet se retournant vivement, dans la Savaigne. »

Et immédiatement il rendit l’esprit.

Il laissa un joli magot. Son bien était plus considérable qu’on ne l’avait cru ; quoique les voisins, suivant la coutume pratiquée par le genre humain, quand il calcule par supposition les économies d’autrui, eût estimé la sienne rondement. Joe, son unique héritier, devint par là un homme conséquent dans le pays, et surtout parfaitement indépendant.

Il se passa quelque temps avant que Barnabé put prendre le dessus du coup qu’il avait reçu, et recouvrer sa santé et son ancienne gaieté. Cependant il revint petit à petit, et, sauf qu’il ne put jamais séparer sa condamnation et sa délivrance de la supposition d’un songe terrible, il devint, à d’autres égards, plus raisonnable. À dater de son rétablissement, il eut la mémoire meilleure et plus de suite dans les idées mais un nuage obscur plana toujours sur le souvenir de son existence première, et ne s’éclaircit jamais.

Il n’en fut pas plus malheureux pour cela ; car il conserva toujours avec la même vivacité son amour de la liberté et son intérêt sympathique pour tout ce qui a le mouvement et la vie, pour tout ce qui puise son être dans les éléments. Il demeura avec sa mère sur la ferme du Maypole, soignant les bestiaux et la volaille, travaillant au jardin, et donnant un coup de main partout où il en était besoin. Il n’y avait pas dans tout le pays un oiseau ou un quadrupède qui ne le connût, et à qui il n’eût donné un nom particulier. Jamais vous n’avez vu un campagnard plus paisible de cœur, une créature plus populaire chez les jeunes comme chez les vieux, une âme plus ouverte et plus heureuse que Barnabé ; et, quoique personne ne l’empêchât d’aller courir, il ne voulut jamais La quitter, et resta toujours désormais auprès d’elle pour être sa consolation et son bâton de vieillesse.

Une chose remarquable, c’est que, malgré cette obscurité qui, chez lui, jetait un voile sur le passé, il alla chercher le chien de Hugh, l’emmena pour en prendre soin, et qu’il résista à toutes les tentations de retourner jamais à Londres. Lorsque les émeutes furent plus vieilles de quelques années, et qu’Édouard revint avec sa femme et une petite famille presque aussi nombreuse que celle du Dolly, apparaître un beau jour devant le porche du Maypole, Barnabé les reconnut bien et se mit à pleurer et à sauter de joie. Mais jamais, ni pour leur rendre visite, ni sous aucun autre prétexte, quelque plaisir et quelque amusement qu’on lui pût promettre, il ne voulut se laisser persuader de mettre le pied dans les rues : jamais il ne put même surmonter sa répugnance jusqu’à regarder du côté de la grande ville.

Grip eut bientôt repris sa bonne mine, et redevint lisse et luisant comme dans son beau temps ; mais il resta profondément silencieux. Avait-il désappris l’art de soutenir une conversation polie à Newgate, ou bien n’avait-il pas plutôt fait vœu, dans ces temps de trouble, de suspendre, pendant un temps déterminé, l’exercice de ses talents ? on n’a jamais pu le savoir. Ce qu’il y a de certain, c’est que, pendant une année tout entière, il ne fit pas entendre un autre son qu’un grave et majestueux croassement. À l’expiration de ce terme, par une brillante matinée de beau soleil, on l’entendit interpeller les chevaux de l’écurie, au sujet de la Bouilloire, dont il a été si souvent question dans ces pages ; et, avant que le témoin qui l’avait surpris à parler pût courir en porter la nouvelle à la maison, et déclarer, qui plus est, sur sa parole d’honneur la plus solennelle, qu’il l’avait entendu rire aux éclats, l’oiseau s’avança lui-même d’un pas fantastique jusqu’à la porte de la salle à boire, et là il se mit à crier : « Je suis un diable ! je suis un diable, moi ; je suis un diable ! »

Depuis lors, quoiqu’on ait eu des raisons de croire qu’il ne fut pas insensible à la mort de M. Willet Senior, il ne cessa pas de s’exercer et de se perfectionner dans la langue vulgaire ; et, comme ce n’était encore qu’un bébé de corbeau quand Barnabé avait déjà les cheveux gris, il y a gros à parier qu’il parle encore à l’heure qu’il est.

FIN.