Charles Dickens

1846

Dombay et fils

Ont participé à cette édition électronique : Stella Louis (Édition TEI).

Tome premier §

Chapitre premier. Dombey père et Dombey fils. §

Dans un coin de la chambre où l’on avait laissé peu de jour, était assis dans un grand fauteuil, près du lit, Dombey père ; Dombey fils reposait, chaudement enveloppé, dans un petit berceau d’osier, placé avec soin sur un sofa peu élevé, juste en face et tout près du feu : on eût dit un petit gâteau auquel il fallait faire prendre couleur, pendant qu’il était encore tendre.

Dombey père avait environ quarante-huit ans ; Dombey fils environ quarante-huit minutes. Dombey père était un peu chauve, un peu rouge, et quoiqu’il fût grand et bien fait, il avait l’air trop dur et trop guindé pour plaire à première vue. Dombey fils, lui, était tout à fait chauve, tout à fait rouge, et, quoiqu’il fût comme d’ordinaire et incontestablement un bel enfant, toute sa petite personne, à ce moment encore, était quelque peu ramassée et bigarrée de plaques variées.

Le temps et le souci, son frère, avaient laissé des marques sur le front de Dombey père, comme le forestier marque un arbre destiné à tomber au jour voulu. Le temps et le souci ! jumeaux impitoyables, qui marchent à grands pas à travers les forêts humaines, marquant l’un, marquant l’autre à mesure qu’ils avancent. Mille petites rides se croisaient aussi en tous sens sur la figure de Dombey fils ; mais ces rides, le temps trompeur devait se plaire à les adoucir et à les effacer du plat de sa faux, comme pour faire ensuite des entailles plus profondes.

Dombey père était transporté de joie. C’était un événement depuis si longtemps attendu ! Il secouait, il secouait la lourde chaîne d’or, suspendue à son gilet sous son bel habit bleu, dont les boutons brillants reflétaient, à distance, la faible clarté du foyer. Dombey fils, ses poings serrés comme une pelote, semblait à sa petite manière, se carrer glorieusement dans la vie, où il venait d’entrer d’une façon si inattendue.

« Allons, madame Dombey, la maison sera encore une fois, non-seulement de nom, mais de fait, maison Dombey et fils ; Dom… bey et fils ! »

Ces paroles de M. Dombey produisirent sur lui-même un effet si agréable, qu’il fit suivre d’un mot de tendresse le nom de Mme Dombey. Il hésita bien quelque peu à la vérité, n’étant guère accoutumé à cette formule.

« Madame Dombey ! Ma… ma chère, dit-il. »

Une rougeur passagère, causée par la surprise, colora légèrement les joues de la malade qui leva les yeux vers son mari.

« On le baptisera du nom de Paul, ma… ma… madame Dombey, cela va sans dire. »

Elle répéta faiblement ces derniers mots ou plutôt sembla les répéter par un mouvement des lèvres, et referma les yeux.

« C’est le nom de son père, madame Dombey, et de son grand-père aussi ! Ah ! si son grand-père vivait encore ! » Et il redit du même ton que la première fois : Dom… bey et fils.

L’unique pensée de la vie de M. Dombey était tout entière dans ces mots. La terre était faite pour le commerce de la maison Dombey et fils ; le soleil et la lune pour l’éclairer. C’était pour porter ses vaisseaux que les rivières et les mers avaient été créées ; les arcs-en-ciel, pour elle seule, promettaient le beau temps ; les vents ne soufflaient que pour favoriser ou pour contrarier ses entreprises ; enfin, les étoiles et les planètes tournaient dans leurs orbites pour conserver l’équilibre au système, dont elle était le centre. Les abréviations les plus ordinaires prenaient aux yeux de M. Dombey de nouvelles significations et n’avaient de rapport qu’à sa maison de commerce. A. D. ne signifiait nullement anno Domini, mais bien anno Dombei et fils.

Dans la carrière qu’il avait à fournir entre la naissance et la mort, il s’était élevé, son père l’avait fait avant lui, de la position de Dombey fils à celle de Dombey père ; et, depuis une vingtaine d’années, il était le seul représentant de la maison de commerce. Sur ces vingt années, il avait été marié dix ans à une femme qui, suivant quelques-uns, avait pu lui donner sa main, mais non son cœur : le bonheur de cette femme appartenait au passé, et son âme brisée par une passion déçue, ne trouvait plus de douceur qu’à accomplir avec résignation les devoirs que lui imposait le présent. Il n’était pas probable que ces cancans de la ville fussent jamais parvenus aux oreilles de M. Dombey, que la chose touchait de si près ; mais, lors même qu’il en aurait eu connaissance, personne au monde n’aurait été sur ce sujet plus incrédule que lui. Les Dombey père et fils avaient souvent travaillé dans les cuirs, mais dans les cœurs… jamais. Ils laissaient cette denrée de fantaisie aux filles, aux écoliers et aux romans. D’ailleurs, à tous ces propos M. Dombey avait à opposer de bons arguments : « une alliance avec moi, Dombey, doit, par la nature même des choses, un honneur et une distinction pour toute femme de bon sens. L’espoir de donner naissance à un nouvel associé d’une maison comme la mienne ne peut manquer d’éveiller des idées de gloire et d’ambition dans le cœur de la femme la moins ambitieuse. Mme Dombey s’est mariée sous cette convention : elle est devenue partie intégrante et nécessaire d’un établissement riche et considéré, je ne parle même pas de la possibilité de perpétuer dans la même famille la maison de commerce. Mme Dombey ne pouvait ignorer aucun de ces avantages. Depuis elle a pu se rendre compte chaque jour de la position que j’occupe dans le monde. À ma table, Mme Dombey a toujours tenu le haut bout, et toujours elle a fait les honneurs de ma maison de la manière la plus convenable et la plus irréprochable. Mme Dombey doit avoir été heureuse ; il n’en peut être autrement. »

Une seule chose, tout au plus, pouvait avoir manqué au bonheur de Mme Dombey. Oui, une seule, M. Dombey en convenait, mais cette chose, il est vrai, avait une grande importance : depuis dix ans qu’ils étaient mariés ensemble, et jusqu’à ce jour où M. Dombey était assis dans le grand fauteuil près du lit, secouant, secouant sa lourde chaîne d’or, leur union n’avait pas produit de résultats, ou du moins c’était tout comme. Ils avaient eu, à la vérité, une fille six ans auparavant, et l’enfant, qui s’était furtivement glissée dans la chambre, s’était blottie, sans mot dire, dans un coin d’où elle pouvait voir la figure de sa mère. Mais qu’était-ce qu’une fille pour la maison Dombey et fils ? Au point de vue de l’importance du nom et de la dignité de la maison, une fille n’était qu’une fausse pièce sans cours légal, un enfant de rebut, rien de plus.

Cependant M. Dombey trouvait à ce moment la coupe de son bonheur assez pleine pour en laisser tomber une goutte ou deux et arroser l’aride existence de sa petite fille.

Aussi lui dit-il : « Florence, je vous permets d’aller regarder votre joli petit frère, si vous voulez ; mais ne le touchez pas. »

L’enfant jeta un coup d’œil pénétrant sur l’habit bleu et la cravate blanche et roide de M. Dombey ; car pour la pauvre petite, un père, c’était un gilet bleu, une cravate blanche, des bottes neuves, une grosse montre et voilà tout. Mais ses regards se reportèrent bien vite vers sa mère, et elle ne fit plus ni mouvement, ni réponse.

Un instant après, Mme Dombey ouvrit les yeux et aperçut l’enfant. La petite fille s’élança vers elle, et debout, sur la pointe des pieds, pour mieux couvrir sa mère de baisers, elle se serra contre elle avec un mouvement de tendresse désespérée, qui n’était pas de son âge.

« Oh ! mon Dieu ! La petite maladroite, avec son exaltation fiévreuse ! dit M. Dombey de mauvaise humeur. Je ferais peut-être bien de prier le docteur Peps de remonter. Allons, je vais descendre, je vais descendre. Je n’ai pas besoin de vous dire, ajouta-t-il, en s’arrêtant un moment au sofa placé devant le feu, de prendre le plus grand soin de ce jeune gentleman, madame…

— Blockitt, Monsieur, fit la garde, sorte de créature souriante, aux agréments fanés, qui n’avait d’autre prétention, en déclinant son nom, que d’achever poliment la phrase de M. Dombey.

— Je n’ai pas besoin de vous recommander ce jeune gentleman, madame Blockitt.

— Non, certes, monsieur. Je me souviens encore, quand Mlle Florence vint au monde…

— Oui, oui, répondit M. Dombey, en se penchant sur le berceau avec un imperceptible froncement de sourcils. Mlle Florence ; c’était très-bien, mais aujourd’hui, c’est autre chose. Ce jeune gentleman a une destinée à accomplir. Oui, une destinée, mon petit ami ! » et en s’adressant ainsi à l’enfant, il porta une de ses petites mains à ses lèvres et la baisa ; puis, comme s’il craignait que ce mouvement n’eût compromis sa dignité, il sortit aussitôt d’un air assez embarrassé.

Le docteur Parker Peps, l’un des médecins de la cour, s’était acquis une immense réputation en facilitant, par le secours de son art, l’accroissement des premières familles. En ce moment, il se promenait de long en large dans le salon, les mains derrière le dos, à la grande admiration du médecin ordinaire des Dombey, qui, depuis six semaines, ne manquait pas de dire, en se rengorgeant, à tous ses malades, à tous ses amis, à toutes ses connaissances que d’heure en heure, jour et nuit, il s’attendait à être appelé en consultation avec le célèbre docteur Parker Peps.

« Eh ! bien, Monsieur, dit le docteur Parker Peps d’une voix ronde, grave et sonore, un peu voilée pour la circonstance comme le marteau de la porte qu’on avait emmitouflé pour le rendre moins éclatant. Eh ! bien, monsieur, votre visite a-t-elle réveillé votre chère épouse ?

— Ou du moins ranimé, » insinua doucement le médecin de la famille, avec un salut à l’adresse du docteur Parker, salut qui voulait dire : Excusez-moi d’avoir placé mon petit mot, mais c’est un détail qui a sa valeur.

M. Dombey fut très-embarrassé à cette question. Il avait si peu songé à la malade, qu’il n’était pas en état d’y répondre ; il s’en tira en priant le docteur de vouloir bien remonter.

« Volontiers, fit M. Parker. Nous ne devons pas vous cacher, monsieur, ajouta-t-il, qu’il y a chez madame la duchesse… Ah ! pardon, c’est une confusion de noms ; je voulais dire qu’il y a chez votre aimable dame un manque de force, un certain degré de langueur, une absence générale d’élasticité que nous aimerions mieux… ne pas…

— Ne pas voir, dit le médecin de la famille, finissant la phrase du docteur Parker Peps, en s’inclinant de nouveau.

— Précisément. Que nous aimerions mieux ne pas voir, reprit le docteur Parker. Il semblerait que le système nerveux de lady Cankaby ;… excusez-moi, je voulais dire de madame Dombey ; je confonds les noms de mes clientes.

— Elles sont si nombreuses ! dit tout bas le médecin de la famille. Oui, on peut se tromper… Ce n’est pas étonnant, quand on a une clientèle comme celle du savant docteur Parker Peps. Tout le beau quartier de West-end…

— Précisément. Je vous remercie, fit le docteur. Oui, comme je le faisais observer, il semblerait que le système de notre malade a été tellement ébranlé par quelque rude coup, qu’il faudrait un grand, un violent…

— Un vigoureux effort, murmura le docteur de la famille.

— Précisément, dit le docteur, un vigoureux effort pour lui sauver la vie. Monsieur Pilkins, ici présent, qui, par sa position de médecin de la famille ; – et personne, assurément, n’a plus de titres pour mériter cette confiance…

— Oh ! fit M. Pilkins, éloge bien flatteur venant d’une des célébrités de la science !

— Vous êtes trop bon en vérité. Monsieur Pilkins, donc, qui en sa qualité de médecin de la famille connaît mieux le tempérament de la malade à l’état normal (et c’est un point très-important pour fixer notre opinion dans les circonstances présentes), pense avec moi qu’il faut rappeler la vie par un vigoureux effort, et que si notre intéressante amie la comtesse de Dombey… Ah ! pardon, madame Dombey, dis-je, ne pouvait…

— Supporter, dit le docteur de la famille.

— Cette secousse, continua le docteur Parker Peps, il pourrait survenir une crise que monsieur Pilkins et moi nous ne pourrions que déplorer de tout notre cœur. »

Cela dit, les deux médecins restèrent quelques secondes les yeux fixés sur le plancher ; puis, sur un signe muet du docteur Parker Peps, on se dirigea vers l’étage supérieur ; le médecin de la famille ouvrit la porte pour laisser passer le praticien distingué, et entra après lui, toujours en faisant force politesses.

Dire que M. Dombey n’était pas affecté, à sa manière, de ce qu’il venait d’apprendre, ce serait être injuste à son égard. Sans doute, il n’était pas homme à se laisser ébranler ou abattre, mais bien certainement il sentait intérieurement que, si sa femme venait à s’affaiblir et à mourir, il en serait vraiment très-fâché ; il lui manquerait une pièce importante de son ménage, comme s’il venait à perdre de l’argenterie, ou tout autre objet de quelque valeur, qui lui coûterait un sincère regret. Il va sans dire pourtant que sa douleur était calme, commerciale, de bon ton et résignée.

Ses méditations sur ce sujet furent bientôt interrompues par le frôlement d’une robe dans l’escalier, puis par la subite irruption dans la chambre d’une dame déjà sur le retour, mais dont la mise très-jeune et surtout la fine taille pouvaient, grâce au corset, dissimuler quelques années. Elle courut à lui en se tortillant et en minaudant, encore tout agitée d’une émotion contenue, et, jetant ses bras autour de son cou, elle dit d’une voix entrecoupée :

« Mon cher Paul ! c’est un vrai Dombey !

— C’est bon, c’est bon, reprit son frère (car M. Dombey était son frère). Je crois qu’il a un air de famille, mais ne vous mettez pas dans cet état, Louisa.

— C’est ridicule, je le sais bien, dit Louisa en s’asseyant et en tirant son mouchoir ; mais c’est plus fort que moi. Oh ! voyez-vous, c’est un Dombey, un vrai Dombey ! De ma vie, je n’ai vu chose pareille !

— Mais… Fanny ? dit M. Dombey. Fanny, comment va-t-elle ?

— Mon cher Paul, ne vous tourmentez pas, reprit Louisa. Croyez-moi, ce n’est rien. Il y a épuisement sans doute ; mais quelle différence entre son état et le mien, quand j’ai mis au monde George ou Frédéric ! Il faut un effort, voilà tout. Ah ! si notre cher Fanny était du sang des Dombey ! Mais c’est égal, elle prendra le dessus, j’en suis sûre ; sachant qu’on lui demande comme un devoir de faire un effort, elle le fera ; oui, certes, elle le fera ! Mon cher Paul, c’est faiblesse, sottise même, si vous voulez, d’être si émue, de trembler ainsi des pieds à la tête, mais je me sens dans un si drôle d’état que je vous demanderai, s’il vous plaît, un doigt de vin et un morceau de ce gâteau. J’ai pensé tomber par la fenêtre de l’escalier en quittant Fanny et le cher petit piauleur. »

Ces derniers mots étaient inspirés par un retour vif et subit de sa pensée vers le petit enfant.

Ils furent suivis d’un léger coup frappé à la porte.

« Madame Chick, dit d’un ton caressant une voix de femme en dehors, comment vous trouvez-vous, ma chère amie ?

— Mon cher Paul, dit Louisa à voix basse en se levant, c’est miss Tox. La meilleure personne du monde ! Je n’aurais jamais eu le courage de venir ici sans elle ! Miss Tox, je vous présente mon frère, monsieur Dombey. Paul, je vous présente miss Tox, ma bonne, ma meilleure amie. »

La personne que Mme Chick venait de présenter ainsi à son frère avait une figure longue, maigre et si fanée qu’elle n’avait pas dû être dans le principe bon teint comme disent les marchands d’étoffes, et que peu à peu elle avait fini par passer. Hors cela, on pouvait la donner comme la fleur du bon ton et de la plus exquise politesse. Par suite d’une habitude qu’elle avait contractée depuis longtemps, d’écouter avec admiration tout ce qui se disait en sa présence, et de considérer attentivement les personnes qui parlaient, comme pour graver à tout jamais leur image dans son âme, sa tête était toujours penchée du même côté ; ses mains, par habitude, se levaient convulsivement par un mouvement involontaire d’admiration ; ses yeux exprimaient la même inspiration. Elle avait la voix la plus douce qu’on eût jamais entendue ; et son nez, étonnamment aquilin, avait juste au milieu une légère protubérance assez semblable à la clef de voûte d’un pont en dos d’âne. À partir de ce point, il descendait par une pente rapide tout le long de son visage avec le ferme propos de ne plus remonter à aucun prix.

Tout ce que portait miss Tox, quoique joli et de bonne qualité, avait quelque chose de roide et d’étriqué. Sur ses bonnets et sur ses chapeaux on voyait de singulières petites fleurs de plantes communes. À ses cheveux se mêlaient parfois des herbes étranges, et plus d’un œil malin avait souvent remarqué que ses cols, ses manchettes, ses jabots, ses poignets, tous les colifichets de toilette enfin, dont les deux bouts doivent se rejoindre, n’étaient jamais d’accord et ne pouvaient se rapprocher sans une lutte violente. Elle avait toute une garde-robe de fourrures pour l’hiver : palatines, boas, manchons, rien n’y manquait, mais le poil en était toujours hérissé. Miss Tox ne savait rien ajuster ; elle avait la manie de ces petits sacs à fermoirs, qui partent comme des pistolets, quand on les ferme ; et lorsqu’elle était en grande toilette, elle mettait à son cou le plus insignifiant des bijoux, quelque médaillon terne et opaque comme un vieil œil de poisson. Toutes ces singularités et bien d’autres encore, faisaient croire que miss Tox était loin d’être riche, et qu’elle avait seulement, comme on dit, quelque petite chose dont elle tirait le meilleur parti possible.

À voir sa démarche sautillante, on était porté à croire que, fidèle à son système, sa façon de diviser un pas ordinaire en deux ou trois était en harmonie avec son habitude de ne rien laisser perdre, et de fendre un cheveu en quatre.

« Vraiment, dit miss Tox en faisant une profonde révérence, l’honneur d’être présentée à M. Dombey est une faveur que j’ai depuis longtemps désirée, mais à laquelle j’étais loin de m’attendre en ce moment. Ma chère madame Chick, puis-je dire… ma chère Louisa ? »

Mme Chick prit dans la sienne la main de miss Tox, sans déposer son verre, et dit d’une voix émue en renfonçant une larme : Pouvez-vous le demander ? »

— Eh bien donc, ma chère Louisa, ma tendre amie, comment vous trouvez-vous maintenant ?

— Mieux, reprit Mme Chick. Prenez donc un peu de vin, je vous prie. Vous avez partagé mon inquiétude, et vous devez avoir, autant que moi, besoin de prendre quelque chose. »

M. Dombey, naturellement, fit les honneurs de sa collation improvisée.

« Miss Tox, poursuivit Mme Chick, qui tenait toujours la main de son amie, sachant combien j’étais préoccupée de l’événement d’aujourd’hui, a fait elle-même pour Fanny un petit ouvrage que j’ai promis de lui offrir. C’est tout simplement une pelote destinée à sa toilette ; mais je prétends, je maintiens, j’affirme que miss Tox en a fait un petit chef-d’œuvre de sentiment. Pour moi, À la bienvenue de l’enfant Dombey, c’est de la vraie poésie.

— Est-ce là la devise ? dit M. Dombey.

— Oui, reprit Louisa.

— Mais, rappelez-vous, je vous prie, ma chère Louisa, dit miss Tox d’un ton suppliant, que sans le… comment dirai-je, sans le doute où j’étais de ce qui devait arriver, je n’aurais pas profité de l’équivoque. Ma devise eût été : À la bienvenue de maître Dombey, et ce langage, vous n’en doutez pas, eût été plus conforme à mes sentiments. Mais l’incertitude où l’on est jusqu’au dernier moment, sur le titre de ces petits hôtes que le ciel nous envoie, excusera, je l’espère, une devise qui, autrement, serait d’une familiarité impardonnable » Miss Tox fit, à ces mots, une gracieuse révérence à l’adresse de M. Dombey, qui s’inclina non moins gracieusement. La conversation qui venait de rendre, en quelque sorte, un nouvel hommage à la maison Dombey et fils avait causé à M. Dombey un si vif plaisir, que Mme Chick, qui jusqu’alors n’avait été pour lui qu’une bonne personne et rien de plus, acquit sur lui en un instant plus d’influence que qui que ce fût.

« Eh bien ! dit Mme Chick avec un doux sourire, puisque Fanny nous a donné un Dombey, je lui pardonne tout. »

Ce pardon était charitable et Mme Chick se sentit soulagée, sans cependant qu’elle eût rien à pardonner à sa belle-sœur, si ce n’est peut-être d’avoir épousé son frère, entreprise assez téméraire, et d’avoir, dans la suite, mis au monde une fille au lieu d’un garçon, chose à laquelle on était loin de s’attendre de sa part, comme le faisait souvent observer Mme Chick ; c’était, en effet, bien mal récompenser les attentions et les égards qu’on avait toujours eus pour elle.

M. Dombey, qu’on venait d’avertir de monter promptement, laissa les deux dames ensemble, et miss Tox aussitôt s’abandonna sans réserve à son exaltation.

« Vous ne pouviez manquer d’admirer mon frère, je le savais bien, dit Louisa ; je vous avais prévenue, ma chère. »

Les mains et les yeux de miss Tox exprimèrent toute la vivacité de son sentiment.

« Et sa fortune ? ma chère.

— Ah ! dit miss Tox, profondément émue.

— Im-mense !

— Mais son maintien, ma bonne Louisa, son air noble et digne. Non, jamais je n’ai vu ensemble aussi parfait. Il y a en lui quelque chose de si majestueux, de si imposant, tant d’ampleur, tant d’aplomb ! un duc d’York de la finance, ma chère, non, je n’exagère pas, c’est ainsi que je le définis.

— Eh quoi, mon cher Paul, s’écria Louisa en voyant rentrer son frère, comme vous êtes pâle ! Qu’y a-t-il donc ?

— Je suis bien peiné, Louisa ; on vient de m’apprendre que Fanny…

— Mon cher Paul, n’en croyez rien, répliqua sa sœur en se levant. Si vous avez foi en mon expérience, soyez sûr qu’il s’agit seulement d’amener Fanny à faire un effort sur elle-même. » Là-dessus, elle ôta son chapeau, ajusta son bonnet, remit ses gants d’un air affairé et ajouta : « Mais il faut l’encourager, la violenter même, s’il est nécessaire. Allons, Paul, montez avec moi. »

M. Dombey, qui subissait l’influence de sa sœur, pour la raison que nous avons indiquée, et qui d’ailleurs la croyait femme d’expérience et d’action, la suivit sans hésiter près de la malade.

Mme Dombey était sur son lit, comme il l’avait laissée, pressant sa petite-fille sur son cœur. L’enfant la serrait dans ses bras avec la même force, sans lever la tête, sans écarter sa joue caressante de la figure de sa mère, sans rien voir autour d’elle, muette, immobile, d’œil sec.

« Elle ne goûte de repos qu’avec sa fille, dit tout bas le docteur à M. Dombey. Nous avons pensé qu’il valait mieux faire rentrer la petite. »

Un silence solennel régnait autour du lit ; les deux docteurs, le regard tristement fixé sur ce corps sans mouvement, semblaient donner si peu d’espérance que Mme Chick eut un moment d’hésitation ; mais bientôt prenant courage et rappelant ce qu’elle nommait sa présence d’esprit, elle s’assit près du lit, et dit d’une voix basse, mais accentuée comme pour réveiller une personne endormie :

« Fanny ! Fanny ! »

Pour toute réponse, on n’entendit que le tic-tac des montres de M. Dombey et du docteur Parker, qui semblaient dans le silence lutter de vitesse.

« Fanny ! mon amie, dit Mme Chick en se donnant un air gai, voici M. Dombey qui vient vous voir ; ne voulez-vous pas lui parler ? On voudrait coucher le petit, le cher petit ; Fanny, l’avez-vous vu seulement ? On ne peut le coucher, si vous ne vous réveillez pas. Allons, il est bientôt temps de vous réveiller, n’est-ce pas ? »

Elle se pencha sur le lit, comme pour écouter, regardant en même temps les témoins de cette scène, un doigt posé sur sa bouche.

« Vous dites ?… fit-elle encore. Je ne vous ai pas bien entendue, Fanny ? »

Mais rien, pas de réponse. Le tic-tac des deux montres allait, allait toujours plus vite.

« Voyons, Fanny, dit Mme Chick en changeant de ton ; car la situation devenait sérieuse, et son assurance l’abandonnait malgré elle. Fanny, je me fâcherai avec vous pour tout de bon, si vous ne vous réveillez pas. Il faut faire un effort, peut-être le trouvez-vous au-dessus de vos forces ; mais vous le savez, Fanny, en ce monde, il faut de l’énergie, et l’on ne doit pas se laisser abattre, quand d’aussi graves intérêts reposent sur nous. Allons, essayez. Je vous gronderai, si vous ne le faites pas ! »

Toujours même silence. La lutte des deux montres devenait terrible, furieuse. Elles semblaient se heurter, se renverser dans leur course désordonnée.

« Fanny, dit Louisa alarmée et jetant autour d’elle un regard d’effroi, ouvrez seulement les yeux, tournez-les vers moi pour me prouver que vous m’entendez, que vous me comprenez… Oh ! mon Dieu, messieurs, que faire ?…

Les deux médecins échangèrent un regard, et le docteur Parker se baissant, parla à l’oreille de la petite fille. Celle-ci, n’ayant pas compris, tourna vers lui sa pâle figure et ses grands yeux noirs, mais sans se détacher de sa mère.

Le docteur répéta.

L’enfant redit après lui :

« Maman ! »

Cette petite voix, si connue et si chère, ramena un semblant de sensibilité dans ce corps déjà inanimé. Les cils tremblèrent, les narines tressaillirent, une ombre de sourire effleura les lèvres.

« Maman ! cria l’enfant en poussant des sanglots ; oh ! maman, ma chère maman !

Le visage de la mère était tout entier caché par la chevelure de l’enfant. Le docteur écarta doucement quelques boucles de cheveux. Hélas ! comme ces boucles étaient immobiles ! Il restait si peu de souffle pour les agiter !

Ainsi, la mère étreignant cette frêle épave dans le dernier naufrage, se laissa aller à la dérive sur le sombre et mystérieux océan qui emporte tout dans ses abîmes.

Chapitre II. Précautions prises à temps contre un accident qui jette parfois le trouble dans les maisons les mieux ordonnées. §

« C’est égal ! je me féliciterai toujours d’avoir tout pardonné à notre pauvre Fanny, quand cependant je songeais si peu au malheur qui nous attendait ; en vérité, c’était comme une inspiration ! quoi qu’il arrive, ce sera toujours une consolation pour moi ! »

Mme Chick fit cette touchante réflexion en entrant dans le salon. Elle venait de faire sa revue à l’étage supérieur, où les couturières travaillaient au deuil de la famille. Son observation s’adressait à M. Chick, gros homme chauve, à la figure large, les mains continuellement dans les poches, toujours sifflant, toujours fredonnant. Siffler et fredonner, c’était sa vie ; aussi avait-il grand’peine à se contenir en ce moment, quoiqu’il comprît, toute l’inconvenance d’une telle conduite au milieu d’une famille en deuil.

« Ne vous fatiguez pas trop, Louisa, dit M. Chick, ou vous tomberez malade, certainement. Tra, déri déra, tra der… Ah ! mon Dieu, je m’oublie ! Aujourd’hui on est là, demain on n’y est plus. »

Mme Chick se contenta de lancer à son mari un regard plein de reproches et reprit le fil de son discours.

« J’espère, dit-elle, que cette douloureuse circonstance nous apprendra à ne pas nous laisser abattre, mais à faire à propos tous les efforts qu’on exige de nous. Il y a une morale dans toute chose, il faut savoir en profiter. Profitons de celle-là, ou nous serions bien coupables. »

Un moment de profond silence suivit cette remarque, et M. Chick entonna aussitôt l’air, très-peu de circonstance : Il était un vieux savetier. Puis, s’arrêtant court, tout confus :

« Certainement, dit-il, nous serions bien coupables de ne pas profiter d’une aussi triste leçon !

— La belle manière d’en profiter, dit Mme Chick, de venir nous chanter ici des airs de guinguettes et de nous étourdir de refrains insignifiants, qui ne font guère honneur à vos sentiments ! Vous y voilà encore, pourtant, tra, déri, déra… »

Et Mme Chick de répéter d’un ton d’écrasant mépris le refrain que son mari fredonnait encore.

« Pure habitude ! ma chère, dit M. Chick pour sa défense.

— Ça n’a pas de bon sens ! Une habitude ! répliqua sa femme. Un homme raisonnable peut-il donner de pareilles excuses ! Une habitude ! Et si je prenais l’habitude, moi, d’aller me promener au plafond comme les mouches, on m’en dirait de belles ! »

Il paraissait si probable qu’une telle habitude aurait fait parler d’elle, que M. Chick ne se hasarda pas à lui disputer le terrain.

« Comment va l’enfant, Louison ? demanda-t-il, pour changer de conversation.

— De quel enfant parlez-vous ? répondit Mme Chick. Car, en vérité, j’en ai tant vu ce matin dans cette salle à manger, que c’est à n’y pas croire !

— Tant vu, répéta M. Chick, ouvrant de grands yeux d’un air tout effaré.

— Ne tombe-t-il pas sous le sens, dit Mme Chick, que notre pauvre Fanny n’étant plus, il faut s’inquiéter d’une nourrice !

— Ah ! je comprends, dit M. Chick. Tra déri, déra… Ainsi va la vie, voulais-je dire. Sans doute, ma chère, vous en avez arrêté une ?

— Non, vraiment, dit Mme Chick, et j’ai beau chercher, je ne vois pas où j’en puis trouver. Et pendant ce temps-là le petit, comme vous pensez bien…

— S’en va au diable, dit M. Chick, tout pensif. Pauvre petit ! »

Averti cependant par un geste d’indignation de Mme Chick qu’il s’était laissé aller trop loin, en envoyant au diable un Dombey, M. Chick voulut expier sa faute par une heureuse idée.

« Mais en attendant, ne pourrait-on pas, ma chère, le faire boire à la théière ? »

S’il eût souhaité couper court à la conversation, il n’aurait pas mieux réussi.

Après l’avoir regardé quelque temps d’un air de pitié, Mme Chick, attirée par le roulement d’une voiture, se dirigea majestueusement vers la croisée et regarda à travers la jalousie. M. Chick, voyant qu’il n’avait pas de chance en ce moment, s’éloigna sans rien ajouter. Mais il n’en était pas toujours ainsi. M. Chick, dans les discussions, avait souvent le dessus, et Louisa recevait alors une rude leçon. Dans leurs querelles matrimoniales, ils formaient après tout un couple bien assorti ; monsieur valait madame, et l’un n’était jamais en reste avec l’autre. En général, il eût été bien difficile de parier d’avance pour le gagnant. Souvent, quand M. Chick semblait battu, il se jetait de côté, changeait ses batteries, étourdissait Mme Chick et se rendait maître de la position. Mais, comme il était exposé lui-même, de la part de Mme Chick, à de semblables échecs également imprévus, leurs petits débats avaient toujours un caractère d’incertitude qui les rendait très-animés.

Miss Tox descendit de la voiture dont nous avons parlé et se précipita tout essoufflée dans la chambre.

« Ma chère, dit-elle, la place est-elle encore vacante ?

— Oui, bonne amie.

— Ma chère Louisa, reprit-elle, j’espère, je crois même… Mais dans un moment j’amène ici mon monde. »

Miss Tox descendit l’escalier aussi vite qu’elle l’avait monté, fit sortir son monde du fiacre et l’introduisit bientôt sous son escorte.

On s’aperçut alors que son monde ne se composait pas d’une simple nourrice, comme on aurait pu croire, mais qu’il était plus compliqué, car on vit entrer d’abord une jeune femme dodue et fraîche, à la figure vermeille et joufflue, avec un enfant dans ses bras ; puis une femme plus jeune, un peu moins dodue, mais joufflue aussi, et tenant, à chaque main, un enfant dodu et joufflu ; un autre gros garçon tout aussi joufflu et non moins dodu, la suivait ; et la marche était fermée par un gros homme dodu et joufflu, qui portait sur son bras un autre enfant dodu et joufflu. Cet enfant, il le posa par terre, lui disant à l’oreille d’une voix enrouée :

« Ne lâche pas ton frère Jean.

— Ma chère Louisa, dit miss Tox, sachant votre inquiétude et désirant l’adoucir, j’ai couru au bureau royal des nourrices mariées, auquel vous n’aviez pas songé. Là, je m’adresse à la sage-femme et lui demande si elle peut me procurer une nourrice. « Non, » me répond-elle. J’étais désespérée pour vous. Mais une des femmes mariées de l’institution royale, qui avait entendu ma question, rappelle à la sage-femme qu’une autre venait de quitter le bureau pour retourner chez elle. Selon toute apparence, disait-elle, cette femme devait me convenir. À peine avais-je entendu ces mots de la bouche même de la sage-femme : « excellents renseignements, caractère irréprochable, » que je prends l’adresse et me voilà courant de nouveau.

— Comme une chère et excellente Tox que vous êtes, dit Louisa.

— Oh ! non pas, reprit miss Tox, ne dites pas cela. J’arrive à la maison (l’habitation la plus propre que vous puissiez imaginer, ma chère ; on y mangerait par terre). Je trouve toute la famille à table, et, comprenant que rien de ce que je pourrais dire ne vaudrait pour vous et pour monsieur Dombey, la vue de ces braves gens, je les ai tous amenés. Monsieur est le père, dit miss Tox, en montrant l’homme joufflu. Auriez-vous la bonté de vous avancer un peu, monsieur ? »

L’homme joufflu se plaça tout penaud devant la famille, la figure contractée par un rire niais et stupide.

« Voici sa femme, dit miss Tox, et elle montrait la jeune femme avec l’enfant. Comment allez-vous, Polly ?

— Pas mal, madame, je vous remercie, » dit Polly.

Pour la mettre adroitement en évidence, miss Tox lui avait adressé cette question comme à une vieille connaissance qu’elle n’aurait pas vue depuis une quinzaine.

« J’en suis bien aise, continua miss Tox. L’autre jeune femme est sa sœur ; elle n’est point mariée ; elle vit avec eux et prendra soin des enfants. Elle se nomme Jemima. Comment vous portez-vous, Jemima ?

— Pas mal, madame, je vous remercie, dit Jemima.

— J’en suis bien aise, dit miss Tox et je souhaite qu’il en soit toujours de même. Vous le voyez, Louisa, cinq enfants. Le plus jeune a six semaines. Ce beau petit garçon qui a sur le nez une cloche, est l’aîné. Cette cloche ne tient pas à sa constitution ? C’est purement un accident, n’est-ce pas ?

— C’est un fer à repasser, grommela l’homme joufflu, d’une voix rauque.

— Pardon, monsieur, je n’ai pas bien entendu, dit miss Tox.

— C’est un fer à repasser, répéta-t-il.

— Ah ! oui, dit miss Tox, je l’avais oublié. Le pauvre petit, en l’absence de sa mère est allé mettre le nez sur un fer à repasser tout brûlant. Vous avez raison, monsieur. Quand nous sommes arrivés ici, vous aviez la bonté de me dire, monsieur, que vous étiez de votre état ?…

— Chauffeur, madame.

— Ah ! grand Dieu, de la bande des chauffeurs, dit miss Tox épouvantée.

— Non, chauffeur… machines à vapeur, dit l’homme.

— Ah !… oui, répondit miss Tox, cherchant le sens des paroles qu’elle n’avait pas bien comprises. Et comment vous en trouvez-vous, monsieur ?

— De quoi, madame ?

— De votre état ?

— Oh ! pas mal, madame. La cendre entre quelquefois là ; et il montra sa poitrine ; cela vous grossit la voix, comme vous voyez. Mais c’est les cendres, madame, c’est pas la méchanceté ! »

Miss Tox, après cette réponse, ne s’en trouva pas plus avancée et n’osa poursuivre la conversation. Mais Mme Chick la tira d’embarras en examinant avec soin Polly, ses enfants, son acte de mariage, ses certificats et tout le reste. Polly sortit de cette épreuve à son honneur, et madame Chick, munie de tous ces détails, alla trouver son frère. Comme témoignage irrécusable à l’appui, et pour donner plus d’autorité à son récit, elle avait pris avec elle les deux Toodle les plus vermeils. Toodle était le nom que portait la famille joufflue.

M. Dombey, depuis la mort de sa femme, était resté dans son appartement plongé dans ses plans d’avenir. Il songeait à la jeunesse de son enfant, à son éducation, à son sort futur. Au fond de ce cœur froid de nature, était descendu comme un poids plus froid et plus lourd encore que d’habitude ; mais c’était moins le sentiment de la perte qu’il avait faite lui-même que de celle qui pesait sur son enfant, qui éveillait en lui une espèce de chagrin mêlé de dépit. Quelle cruelle humiliation de penser qu’une existence sur laquelle il avait fondé tout son espoir, fût compromise dès le premier jour, et pourquoi ? La maison Dombey et fils périrait-elle faute d’une nourrice ? M. Dombey était blessé dans son orgueil et dans son affection jalouse pour son enfant. Au moment même où se réalisait le plus cher de ses vœux, il se voyait à la merci d’une femme à gages, qui allait être pour son enfant tout ce que son alliance aurait fait de sa propre femme. Amère pensée qui lui faisait trouver une sorte de plaisir à écarter les sujets qui se présentaient. Cependant le moment était venu où il ne pouvait plus hésiter. D’ailleurs, il n’y avait rien à reprocher à Polly Toodle, au dire de sa sœur qui ne tarissait pas en éloges sur l’infatigable amitié de miss Tox.

« Ces enfants paraissent bien portants, dit M. Dombey ; mais quand je songe qu’un jour ils pourront se targuer d’une sorte de parenté avec Paul. Oh ! tenez, Louisa, emmenez-les. Faites venir cette femme et son mari. »

Mme Chick emporta les deux petits Toodle et revint bientôt suivie du père et de la mère que M. Dombey avait demandés.

« Ma brave femme, dit-il en se retournant tout d’une pièce dans son fauteuil, on me dit que vous êtes pauvre et que vous voulez gagner de l’argent en nourrissant ce petit garçon, mon fils, pauvre enfant privé si prématurément de ce qu’on ne peut remplacer ! Je n’ai aucune objection à faire au moyen que vous employez pour venir en aide à votre famille. D’après ce que je vois, vous êtes une personne méritante ; mais je vous imposerai une ou deux conditions avant de vous recevoir chez moi en cette qualité. Tant que vous resterez ici, j’exige que vous portiez toujours le nom de… de Richard ; nom simple et convenable. Consentez-vous à vous appeler Richard ? Du reste, vous pouvez consulter votre mari. »

Comme le mari continuait à rire de sa façon niaise et stupide, s’essuyant continuellement la bouche du revers de la main, Mme Toodle le poussa deux ou trois fois du coude pour le faire parler, mais sans succès ; elle fit alors une révérence, et répondit que, si elle devait sacrifier son nom, elle espérait qu’on en tiendrait compte dans les gages.

« Oh ! sans difficulté ; je ne demande pas mieux que d’en faire une question d’argent. Maintenant, Richard, si vous nourrissez mon pauvre enfant, rappelez-vous ce que je vais vous dire : Vous serez payée généreusement pour la peine que vous donneront certains devoirs ; mais, tant que vous serez à mon service, je désire que vous voyiez votre famille le moins possible. Quand votre tâche sera accomplie et vos gages payés, tout rapport entre nous cessera. Me comprenez-vous bien ? »

Mme Toodle parut réfléchir. Quant à Toodle, il n’avait pas à réfléchir, il était clair qu’on l’avait mis de côté.

« Vous avez des enfants à vous, dit M. Dombey ; je ne demande pas, dans notre marché, que vous vous attachiez à mon fils, pas plus que mon fils ne doit s’attacher à vous ; je n’espère ni ne désire rien de semblable. C’est tout l’opposé. Quand vous quitterez cette maison, toute affaire sera terminée entre nous. Vous aurez été à mon service, moi je vous aurai payée ; nous serons quittes. Vous n’aurez plus qu’à vous retirer. L’enfant vous oubliera et vous l’oublierez, s’il vous plaît. »

Mme Toodle, un peu plus rouge qu’auparavant, répondit qu’elle saurait se tenir à sa place.

« Je l’espère, reprit M. Dombey ; je n’ai aucun doute à ce sujet. C’est du reste si simple et si facile, qu’il n’en peut être autrement. Louisa, ma chère, arrangez-vous avec elle pour l’argent, et payez-la comme et quand elle le voudra. Monsieur… monsieur… chose, j’ai un mot à vous dire, s’il vous plaît ? »

Arrêté ainsi sur le seuil de la porte, au moment où il se disposait à sortir de la chambre avec sa femme, Toodle revint sur ses pas et resta seul avec M. Dombey.

Toodle était robuste, bien bâti, large des épaules, gauche dans son maintien, négligé dans sa mise ; ses favoris et ses cheveux mal peignés avaient pris une teinte plus foncée sous la fumée et la cendre de charbon ; ses mains étaient dures et calleuses, et son front carré était aussi rugueux que l’écorce d’un chêne. Il formait avec M. Dombey un contraste frappant. Ce M. Dombey était un de ces financiers toujours frais rasés et tirés à quatre épingles, qui reluisent des pieds à la tête, et qui, au moindre mouvement, craquent dans toute leur personne comme un billet de banque tout neuf sous la main qui le froisse. Il semble que leurs fibres aient été tendues et leurs pores resserrés par l’action stimulante d’une douche retombant en pluie d’or.

« Vous avez un fils, je crois ? dit M. Dombey.

— Quatre, monsieur. Quatre garçons et une fille. Tous grouillants et bien vivants.

— Mais, vous devez avoir bien de la peine à les nourrir ? dit M. Dombey.

— Il y a une chose au monde qui me donnerait plus de peine encore.

— Laquelle ?

— De les perdre.

— Savez-vous lire ? dit M. Dombey.

— Mais, pas dans la perfection.

— Écrire ?

— Avec de la craie, monsieur ?

— Avec n’importe quoi ?

— Je pourrais, je crois, tracer quelques mots avec de la craie, s’il le fallait, répondit Toodle après avoir un peu réfléchi.

— Et pourtant, dit M. Dombey, vous devez avoir trente-deux ou trente-trois ans, il me semble ?

— Oui, environ, il me semble, dit Toodle, après mûre réflexion.

— Eh bien ! pourquoi n’apprenez-vous pas ? demanda M. Dombey ?

— Oh ! je vais apprendre, monsieur. Un de mes petits me montrera, quand il sera plus grand et qu’il aura été à l’école.

— Cela suffit, dit M. Dombey peu satisfait, après l’avoir regardé attentivement, pendant qu’il promenait ses yeux tout autour de la chambre (principalement autour du plafond), sans se lasser de passer et de repasser sa main sur sa bouche. Vous avez entendu ce que je viens de dire à votre femme ?

— Polly l’a entendu, répondit Toodle, en passant son chapeau par-dessus son épaule du côté de la porte avec un air de parfaite confiance dans sa chère moitié. Il n’en faut pas davantage. M. Dombey avait espéré faire comprendre plus clairement encore ses intentions au mari, le supposant la forte tête de la famille ; il s’était évidemment trompé.

« Puisque vous vous reposez entièrement sur votre femme, dit-il, je crois inutile de rien ajouter ?

— C’est inutile, dit Toodle. Polly a compris, c’est une bonne tête, elle.

— Je ne vous retiendrai pas plus longtemps alors, reprit M. Dombey désappointé. Où avez-vous travaillé, jusqu’à présent ?

— Le plus souvent sous terre, jusqu’à mon mariage, répondit Toodle. Pour le quart d’heure, je travaille dessus. Je vais être occupé bientôt sur des chemins de fer ici près, quand ils seront en activité. »

C’était, pour M. Dombey, la goutte d’eau qui fait déborder le verre ; il n’en put entendre davantage, et montra la porte au père nourricier de Dombey fils, qui n’était pas non plus fâché de sortir. Puis, s’enfermant à la clef, M. Dombey se promena de long en large dans la chambre, s’abandonnant à son désespoir. Malgré la roideur empesée de son maintien et l’impassible dignité de sa personne, il n’en essuya pas moins deux larmes qui roulaient dans ses yeux, et répéta plusieurs fois, avec une émotion que, pour rien au monde, il n’eût voulu laisser voir « à d’autres : ce Pauvre petit ! pauvre petit ! »

M. Dombey, dans son orgueil, ne souffrait que du malheur de son fils. Il ne disait pas : « Malheureux que je suis ! pauvre veuf, forcé de donner ma confiance à la femme d’un rustre, qui a travaillé presque toute sa vie sous terre, et à la porte duquel, pourtant, la mort n’a jamais frappé, et qui voit chaque jour quatre fils assis à sa table. Mais il disait : pauvre petit ! »

Tout à coup, il lui vint à l’esprit, et c’est une preuve de la forte attraction qui faisait tendre toutes ses espérances, toutes ses craintes, toutes ses pensées vers un même centre, il lui vint à l’esprit qu’une violente tentation pouvait s’emparer de la nourrice. Son enfant était un garçon aussi, n’était-il pas possible qu’elle lui changeât son fils ?

M. Dombey écarta bientôt cette idée comme romanesque et invraisemblable, quoique possible pourtant à la rigueur, et, sans vouloir s’y arrêter, il ne put s’empêcher de se demander ce qu’il ferait, s’il venait à découvrir une telle imposture dans sa vieillesse. Un homme à qui cela arriverait pourrait-il bien dans ce cas enlever à l’enfant supposé le fruit de tant d’années d’habitude, de confiance et de foi pour en combler un autre qui lui serait devenu étranger ?

À mesure que se calmait cette émotion inaccoutumée, les soupçons qui avaient traversé son esprit s’effaçaient, laissant cependant derrière eux une impression assez réelle pour lui faire prendre la résolution de surveiller lui-même Richard, et de près, sans qu’elle s’en doutât. Après avoir pris cette résolution, il se trouva plus à son aise, et pensa que la condition malheureuse de cette femme était une circonstance plutôt favorable, puisqu’elle mettait une plus grande distance entre elle et son enfant, et rendait leur séparation facile et naturelle.

Cependant, tout s’était arrangé et conclu entre Mme Chick et Richard avec l’aide de miss Tox. On apporta à Richard le petit Dombey avec le même cérémonial qu’on eût mis à lui conférer l’ordre de la jarretière, et la pauvre mère remit à Jemima son propre enfant, le couvrant de larmes et de baisers. Puis, pour soutenir les cœurs affligés de la famille, on fit servir des verres de vin.

« Vous prendrez bien un verre de vin, monsieur, dit miss Tox à Toodle qui venait d’entrer.

— Merci, madame, je le veux bien, puisque vous me pressez tant.

— Vous êtes bien aise de laisser votre chère femme dans une maison aussi agréable, n’est-ce pas, monsieur ? reprit miss Tox, en faisant de l’œil et de la tête un signe d’intelligence à Toodle.

— Non, madame, répondit-il. Et je bois à son retour ! » Les larmes de Polly redoublèrent et Mme Chick, femme d’expérience, qui savait que ces émotions pouvaient être dangereuses pour la santé du petit Dombey (car cela lui ferait tourner son lait, dit-elle tout bas à miss Tox) se hâta de la consoler.

« Votre petit enfant viendra à ravir, Richard, grâce aux bons soins de Jemima, dit-elle ; pour être heureuse, il vous suffit de faire un effort sur vous-même, et vous le savez, il en faut beaucoup dans ce monde. Vous a-t-on pris mesure pour vos vêtements de deuil, Richard ?

— Ou… oui, madame, fit Polly en sanglotant.

— Vous serez bien habillée, j’en suis sûre, dit Mme Chick ; car la même couturière m’a fait à moi-même plusieurs robes. Et les étoffes, comme elles sont belles, n’est-ce pas ?

— Oh ! vous serez si belle ! si belle ! dit miss Tox, que votre mari ne vous reconnaîtra pas.

— Oh que si, je la reconnaîtrai, dit brusquement Toodle, n’importe comment et n’importe où. »

Évidemment, il n’y avait pas moyen de gagner cet homme-là.

« Quant à votre façon de vivre, Richard, les meilleures choses seront à votre disposition. Vous ordonnerez votre petit dîner chaque jour, et si vous avez une envie, vous pouvez être sûre qu’on la satisfera aussi promptement qu’à la plus grande dame.

— Oui, vraiment, continua miss Tox saisissant la balle au bond, et quant au porter, à discrétion, n’est-ce pas, Louisa ?

— Oh ! certainement, répondit Mme Chick du même ton. Seulement, vous le savez, ma chère, il faudra vous observer sur les légumes.

— Et aussi sur les cornichons, insinua miss Tox.

— À ces exceptions près, reprit Louisa, elle pourra consulter entièrement son choix ; rien ne lui sera refusé.

— Et puis enfin, dit miss Tox, quoiqu’elle soit folle de son cher petit enfant, et, j’en suis sûre, Louisa, ce n’est pas vous qui lui ferez un reproche de sa tendresse…

— Oh ! non, dit Mme Chick avec une douce sympathie.

— Malgré sa tendresse pour son enfant, continua miss Tox, elle ne pourra s’empêcher de s’attacher à son nourrisson, et considérera comme un honneur de voir un petit ange qui touche de si près aux classes élevées de la société, puiser sa force et ses progrès de chaque jour à une source aussi vulgaire, n’est-ce pas, Louisa ?

— Sans aucun doute, ma chère, répondit Mme Chick. Mais la voilà déjà tout heureuse et toute consolée, et, j’en suis sûre, elle va dire adieu à sa sœur Jemima, à ses petits chéris et à son brave homme de mari, le cœur léger et le sourire sur les lèvres, n’est-ce pas, ma chère ?

— Oui, oui, dit miss Tox, bien sûr, elle va le faire. »

La pauvre Polly, pourtant, avait le cœur bien gros en les embrassant tous à la ronde, et elle s’enfuit pour éviter de plus tendres adieux entre elle et les enfants. Mais le stratagème n’eut pas tout le succès désiré, car l’avant-dernier des petits garçons ayant deviné son intention, se mit à grimper l’escalier à quatre pattes pour la suivre, pendant que l’aîné, connu dans la famille sous le nom de Biler, en souvenir de la machine à vapeur du même nom, trépignait des pieds pour exprimer son chagrin avec ses talons de bottes, trépignement imité bientôt par tout le reste de la famille.

Des oranges et des sous en quantité furent distribués avec profusion aux jeunes Toodle, pour adoucir l’amertume de leurs premiers regrets. Puis, la famille fut reconduite sans plus tarder à sa demeure, grâce au fiacre qu’on avait fait attendre dans ce dessein. Les enfants, sous la garde de Jemima, se placèrent en tas à la portière, semant la route tout du long de leurs oranges et de leurs sous. Quant à M. Toodle, il avait préféré faire le voyage debout derrière la voiture, mode de transport auquel il était plus accoutumé.

Chapitre III. Qui nous représente M. Dombey comme homme et comme père à la tête de l’administration intérieure de sa maison. §

Les funérailles de feu Mme Dombey ayant été célébrées à l’entière satisfaction de l’entrepreneur et des gens du voisinage ; gens disposés généralement à se montrer sévères sur ce point et à se scandaliser des plus légères omissions et du plus petit oubli des convenances dans de semblables cérémonies, les différents membres de la maison de M. Dombey reprirent leurs places respectives dans l’économie du système domestique. Ce petit monde, aussi bien que le grand, a la faculté d’oublier aisément ceux qui ne sont plus.

« C’était une bonne personne ! dit la cuisinière.

— Que voulez-vous, c’est le sort commun ! fit la femme de charge.

— Qui l’eût pensé pourtant ! s’écria le sommelier.

— En vérité, je puis à peine y croire ! soupira la femme de chambre.

— C’est comme un rêve ! » conclut le valet de pied ; et le sujet étant épuisé, chacun trouva qu’il y avait déjà longtemps que l’on portait le deuil.

Quant à Richard, que l’on avait établie à l’étage supérieur dans un état d’honorable captivité, l’aurore de sa nouvelle vie lui apparaissait froide et triste. La maison de M. Dombey était vaste, exposée au nord et donnant sur une longue rue sombre, d’un comme il faut à faire peur, et située dans le quartier entre Portland-place et Bryanstone-square. Elle faisait le coin de la rue, dont elle était séparée par de larges sous-sols où les caves, fermées d’une manière menaçante par des fenêtres à barreaux, lorgnaient de travers des portes mal bâties conduisant aux communs. C’était une maison d’un aspect lugubre, formant rotonde par derrière et contenant une longue enfilade de salles donnant sur une cour sablée. Dans cette cour, se trouvaient deux arbres décharnés, dont le tronc et les branches étaient noirs, et dont les feuilles desséchées par la fumée râlaient au souffle du vent. Le soleil d’été ne se montrait dans la rue qu’à l’heure du déjeuner ; il venait avec les porteurs d’eau, les marchands de vieux habits, les revendeurs de géraniums, les raccommodeurs de parapluies et l’horloger ambulant qui fait entendre un carillon tout le long du chemin. Le soleil disparaissait bientôt pour ne plus revenir de la journée, et laissait la place aux chanteurs des rues, aux parades de polichinelle, aux orgues de Barbarie et aux souris blanches ou de temps à autre, pour varier les plaisirs, à un porc-épic. Puis, c’était le tour des chefs de cuisine à se tenir sur le pas de la porte à la brune, lorsque leurs maîtres dînaient en ville ; enfin survenait l’allumeur de réverbères, qui, chaque soir, allumait le gaz, sans jamais pouvoir éclairer la rue.

La maison de M. Dombey apparaissait aussi triste à l’intérieur qu’à l’extérieur. Les funérailles terminées, M. Dombey fit couvrir tous les meubles (sans doute dans le but de les conserver pour son fils qu’il associait déjà dans sa pensée à tous ses plans) et fit dégarnir toutes les chambres, à l’exception de celles qu’il se réservait au rez-de-chaussée. Par suite de cet arrangement, les tables et les chaises, entassées au milieu des pièces, avaient pris des formes mystérieuses sous les grands linceuls qui les recouvraient. Les cordons de sonnettes, les stores, les glaces enveloppés de journaux quotidiens ou hebdomadaires présentaient par fragments des récits de morts subites et d’assassinats effrayants. Les lustres et les candélabres, dans leurs housses et leur toile écrue, faisaient l’effet de larmes monstres qui tombaient du plafond en deuil. L’air, qui pénétrait par les cheminées, était froid, humide comme l’air des voûtes et des caves. Le portrait de la défunte prenait une expression sinistre sous les bandelettes lugubres qui enveloppaient le cadre. Le moindre vent qui soufflait faisait tournoyer dans un coin de la cour des écuries voisines, quelques fétus de la paille jetée dans la maison, pendant la maladie de Mme Dombey, et dont quelques débris pourris se voyaient encore çà et là dans le voisinage. Ces brins de paille, comme attirés par une force invisible, allaient se fixer sur le seuil d’une sale maison à louer juste en face de la sienne, d’où ils semblaient rappeler à la maison Dombey, dans leur triste langage, le douloureux événement.

L’appartement que M. Dombey s’était réservé, donnait sur le vestibule, et se composait d’un boudoir, d’une bibliothèque, convertie en cabinet de toilette, si bien que l’odeur du papier satiné, du vélin, du maroquin, du cuir de Russie, se mêlait à l’odeur des paires de bottes ; puis on arrivait à une espèce de galerie ou de salle à manger vitrée. De là, on pouvait apercevoir les deux arbres dont j’ai parlé, et souvent des chats rôdeurs venaient animer le paysage. Ces trois pièces se commandaient. Le matin, quand M. Dombey s’était fait servir son déjeuner dans une des deux premières chambres, ou bien à l’heure de son dîner, on sonnait Richard qui se rendait aussitôt dans la galerie, où elle se promenait avec son petit nourrisson. Elle avait toujours vu M. Dombey, assis dans l’obscurité à une assez grande distance, cherchant à apercevoir l’enfant du milieu de ses vieux meubles noircis par le temps ; car il faut dire que la maison avait été habitée pendant de longues années par le père de M. Dombey, et que, sous plus d’un rapport, elle avait passé de mode et présentait un aspect maussade. Richard, d’après ce qu’elle avait pu voir de M. Dombey, commençait à le regarder dans sa solitude, comme un reclus dans sa cellule, ou comme une apparition fantastique qu’il ne fallait pas approcher ou reconnaître.

Telle était la vie que, depuis plusieurs semaines, la nourrice avait menée et avait fait mener au petit Paul. Elle venait de monter l’escalier, après une triste promenade dans les sombres pièces de la maison ; car elle ne sortait jamais sans Mme Chick, qui, ordinairement accompagnée de miss Tox, venait la chercher, quand la matinée était belle, pour lui faire prendre l’air avec le petit Dombey ; promenade qui consistait à les faire marcher sur les trottoirs avec la gravité d’un convoi funèbre. Richard s’était assise dans sa chambre, quand la porte s’ouvrit doucement : une petite fille aux yeux noirs parut sur le seuil.

C’est sans doute Mlle Florence qui revient de chez sa tante ? pensa Richard, qui n’avait pas encore vu la petite fille. « Bonjour, mademoiselle ?

— Est-ce là mon frère ? demanda la petite fille, en montrant du doigt le petit enfant.

— Oui, ma mignonne, répondit Richard. Venez l’embrasser. »

Mais l’enfant, au lieu d’avancer, la regarda fixement et lui dit :

« Qu’avez-vous fait de maman ?

— Pauvre petite, s’écria Richard, quelle triste question ! Ce que j’en ai fait ?… mais rien, mademoiselle.

— Eh bien ! qu’a-t-on fait de maman, alors ? demanda l’enfant.

— Je n’ai jamais rien vu de si attendrissant, dit Richard, qui tout naturellement se figurait entendre un de ses enfants faire cette question dans une semblable circonstance… Approchez-vous, chère petite. N’ayez pas peur de moi.

— Je n’ai pas peur de vous, dit l’enfant en s’approchant. Mais je veux savoir ce qu’on a fait de maman.

— Ma bonne petite, dit Richard, cette robe noire, vous la portez en souvenir de votre maman.

— Oh ! répondit l’enfant, et des larmes jaillirent de ses yeux, je me souviendrais toujours de maman, n’importe avec quelle robe.

— Mais on porte des vêtements noirs en souvenir des personnes qui sont parties ?

— Où, parties ? demanda l’enfant.

— Eh bien ! asseyez-vous près de moi, dit Richard, et je vais vous raconter une histoire. »

Dans l’espérance qu’on voulait lui expliquer ce qu’elle avait demandé, la petite Florence posa le chapeau qu’elle avait jusqu’alors gardé à la main, s’assit sur un tabouret, aux pieds de la nourrice, et la regarda en face.

« Il y avait une fois, dit Richard, une dame…, une bien bonne dame, et sa petite fille qui l’aimait tendrement.

— Une bien bonne dame et sa petite fille qui l’aimait tendrement, répéta l’enfant.

— Cette bonne dame, quand ce fut la volonté de Dieu, tomba malade et mourut. »

L’enfant frissonna.

« Elle mourut, pour ne plus jamais reparaître en ce monde, et fut ensevelie dans la terre où croissent les arbres.

— Dans la terre toute froide ? dit l’enfant en frissonnant de nouveau.

— Non ! dans la terre bien chaude, reprit Polly, saisissant le beau côté de cette idée, dans la terre où les vilaines petites graines deviennent de belles fleurs, dans la terre où poussent l’herbe, le blé et… tout ce que l’on voit ; dans la terre où les bonnes personnes prennent la forme des anges pour s’envoler dans le ciel avec de belles ailes blanches. »

La petite fille, qui avait penché la tête, la releva et regarda attentivement Richard.

« Et… et, dit Polly, en s’arrêtant un instant. Ce regard qui semblait pénétrer sa pensée, le désir qu’elle avait de consoler l’enfant, son peu de confiance en elle-même malgré le petit succès qu’elle venait d’obtenir, tout la troublait. Et, reprit-elle, se remettant un peu, quand la dame fut morte, de l’endroit où elle fut mise, elle s’envola vers Dieu, et le pria, le supplia, dit Polly en s’attendrissant plus qu’elle ne le voulait, car elle était véritablement émue ; elle le supplia d’apprendre à sa petite fille à croire avec certitude au fond de son cœur qu’elle était dans le ciel, qu’elle y était heureuse, qu’elle l’aimait toujours ; de lui dire d’espérer et de faire tous ses efforts, pendant toute sa vie, pour venir rejoindre sa mère un jour et ne plus s’en séparer jamais, jamais.

— C’était maman, s’écria l’enfant se jetant au cou de Polly et l’enlaçant de ses bras.

— Et le cœur de l’enfant, continua Polly la serrant contre elle, le cœur de la petite fille était si plein de foi, qu’en entendant ce récit de la bouche d’une simple nourrice, qui savait à peine raconter, mais qui était une pauvre mère, la petite fille se sentit un peu consolée ; elle ne se trouva plus si abandonnée, elle pleura, sanglota et caressa le petit enfant couché sur ses genoux…, et… alors… dit Polly passant sa main sur les boucles de cheveux de la petite fille et les arrosant de ses larmes, alors…, pauvre chère petite !…

— C’est joli ! mademoiselle Florence, votre papa sera content » cria vivement une voix à la porte : puis on vit apparaître une jeune fille, ou plutôt une petite faune de quatorze ans, elle était courte, brune ; elle, avait le nez retroussé, les yeux noirs comme du jais. « C’est joli ! quand il vous a été expressément défendu de venir ennuyer la nourrice.

— Elle ne m’ennuie pas, répondit Polly toute surprise, je suis folle des enfants.

— Pardon, madame Richard, cela ne fait rien, savez-vous, répliqua la jeune fille, qui était si aigre et si cuisante dans ses reparties, qu’elle vous faisait venir les larmes aux yeux, comme lorsqu’on respire du vinaigre, moi, j’aime les vignots à la folie, mais il ne s’ensuit pas que je doive les manger avec mon thé.

— Qu’est-ce que cela fait ? dit Polly.

— Oh ! oh ! cela fait beaucoup, madame Richard, répliqua la petite bonne de son ton aigre. Souvenez-vous seulement, s’il vous plaît, que Mlle Florence est sous ma garde et M. Paul sous la vôtre.

— Je le veux bien, dit Polly ; mais ce n’est pas une raison pour nous fâcher.

— Oh ! non, madame Richard, répondit Mlle Salpêtre, je n’en ai pas la moindre envie ; ce n’est pas la peine de nous mettre sur ce pied-là, d’autant plus que la garde de Mlle Florence n’est pas pour durer un jour, tandis que celle de M. Paul n’est que temporaire. »

Salpêtre dans ses discours ne connaissait pas les virgules ; elle lançait ce qu’elle avait à dire tout d’un trait et d’une seule haleine.

« Mlle Florence ne fait que d’arriver, n’est-ce pas ? demanda Polly.

— Oui, madame Richard, elle ne fait que d’entrer : et vous, mademoiselle Florence, comment, il y a à peine un quart d’heure que vous êtes à la maison, et vous allez déjà noircir votre figure toute mouillée sur les beaux vêtements de deuil que Mme Richard porte pour votre maman ? »

Après cette remontrance, la petite Salpêtre, dont le nom réel était Suzanne Nipper, arracha l’enfant des bras de sa nouvelle amie, comme on arrache une dent, d’une seule secousse. Pourtant, en agissant ainsi, elle paraissait seulement exercer ses fonctions officielles dans toute leur rigueur, mais il n’y avait pas chez elle méchanceté préméditée.

« Elle est bien contente d’être revenue, » dit Polly, dont la bonne grosse figure s’épanouissait ; puis, adressant un sourire amical à l’enfant, elle ajouta : « Elle va être bien heureuse de voir son cher papa, ce soir.

— Son cher papa ! madame Richard, dit Suzanne en secouant la tête, oh ! Dieu non, voir son cher papa, il ne manquerait plus que ça !

— Pourquoi pas ? dit Polly.

— Ah ! Dieu ! madame Richard, son papa est bien trop occupé d’un autre, et avant même d’être occupé de cet autre, il n’a jamais beaucoup gâté la petite. Les filles sont jetées de côté dans cette maison, madame Richard. »

Les yeux de l’enfant se portèrent vivement de la bonne à la nourrice, comme si elle eût compris et senti la portée de ces paroles.

« Vous m’étonnez, dit Polly ; est-ce que M. Dombey ne l’a pas vue depuis l’événement ?

— Non, répliqua Suzanne ; pas une fois depuis l’événement, et je crois qu’avant il y avait déjà bien des mois qu’il ne la regardait pas. Je ne suis pas sûre qu’il l’eût reconnue pour sa fille, s’il l’avait rencontrée dans les rues, ni qu’il la reconnût même demain s’il la rencontrait. Pour moi, madame Richard, dit Salpêtre en riant jaune, je ne suis pas bien sûre qu’il sache même que j’existe !

— Pauvre petite ! dit Richard, en parlant non pas de Suzanne, mais de la petite Florence.

— Oh ! il y a pas loin d’ici un vieil ogre… J’en sais quelque chose… l’honorable compagnie ici présente est exceptée bien entendu, dit Suzanne Nipper. Je vous souhaite le bonsoir, madame Richard. Maintenant, mademoiselle Florence, venez avec moi ; allons, ne lambinons pas, petite vilaine ; vous ne craignez donc pas d’être punie ? »

En dépit de cet avertissement et des efforts de Suzanne, qui la tirait de manière à lui démancher l’épaule droite, la petite Florence s’échappa et vint embrasser tendrement sa nouvelle amie.

« Adieu, dit l’enfant. Merci, merci !… je reviendrai vous voir bientôt et vous viendrez aussi me voir ; Suzanne le permettra, n’est-ce pas, ma petite Suzanne ? »

Mlle Salpêtre appartenait à cette nouvelle école, qui croit que la jeunesse est comme l’argent, et qu’elle a besoin comme lui d’être agitée, remuée, secouée, pour toujours reluire ; mais, au fond, c’était une bonne nature ; car, lorsqu’on l’eut prise par les sentiments, en la câlinant, elle se croisa les bras, secoua la tête et adoucit l’expression un peu dure de ses grands yeux noirs.

« Ce n’est pas bien, mademoiselle Florence, de me demander cela, vous savez que je ne sais rien vous refuser ; mais nous déciderons Mme Richard et moi si cela se peut. Si cela faisait plaisir à Mme Richard, voyez-vous, je ne dis pas que je n’aimerais pas à faire un tour en Chine, mais avec tout cela, je ne peux pas quitter les docks de Londres. »

Richard fit un signe d’assentiment.

« La maison n’est déjà pas assez réjouissante, dit Suzanne, pour qu’on cherche à s’y isoler encore davantage. Si vos Tox et vos Chick m’arrachent deux molaires, ce n’est pas une raison pour que je leur sacrifie tout mon râtelier. »

Richard fit un nouveau signe d’assentiment. Elle trouvait la réflexion de Suzanne fort sage.

« Ainsi, reprit Suzanne, arrangeons-nous pour vivre en bonne intelligence tant que vous serez ici, si nous pouvons le faire sans désobéir ouvertement ; mais bonté du ciel ! mademoiselle Florence, vous n’avez pas encore fait déballer vos affaires, petite vilaine ; allons, dépêchons-nous d’y aller. »

Et ce disant, Suzanne Nipper, en humeur de faire acte d’autorité, poussa vigoureusement l’enfant et l’entraîna hors de la chambre.

Pauvre Florence ! Quelle douceur, quel calme, quelle résignation dans sa douleur et dans son abandon ! Avoir un cœur si aimant et ne trouver partout qu’indifférence, sentir si vivement son malheur et ne le voir compris par personne ! Vraiment elle était bien à plaindre ! Aussi, quand la petite fille fut partie, Polly s’abandonna à de tristes réflexions sur le sort de sa jeune amie.

Pendant le peu d’instants que la nourrice et l’orpheline avaient passés ensemble, Polly, dans sa tendresse maternelle, avait été touchée aussi profondément que l’enfant : à partir de ce moment, toutes deux s’aimaient et se comprenaient.

Malgré toute la confiance que M. Toodle avait en sa femme, Polly, sous le rapport de l’intelligence, ne le surpassait pas de beaucoup, mais elle était une preuve que chez la femme, bien plus que chez l’homme, on trouve souvent bonté, franchise, élévation, noblesse, sensibilité, constance, tendresse et pitié, abnégation et dévouement. Et peut-être tout ignorante qu’elle était, elle aurait pu dès ce jour-là éclairer M. Dombey sur un point qui ne l’aurait pas plus tard frappé comme un coup de foudre.

Mais n’anticipons pas. À ce moment, Polly songeait seulement à cultiver les bonnes grâces de Mlle Nipper et à trouver un moyen pour garder avec elle la petite Florence légalement et sans révolte ouverte. Le hasard sembla venir à son aide le soir même.

On l’avait sonnée, comme d’habitude, pour se rendre à la galerie, et elle s’y promenait déjà depuis longtemps, le petit enfant dans les bras, quand, à sa grande surprise, à son grand embarras même, M. Dombey entra tout à coup et s’arrêta devant elle.

« Bonsoir, Richard, » dit-il.

C’était toujours ce même homme roide et sévère, tel qu’elle l’avait vu le premier jour. Il lui sembla si dur qu’elle baissa involontairement les yeux en faisant la révérence.

« Comment va M. Paul, Richard ?

— Il profite, monsieur, et vient à merveille.

— Oui, il paraît bien portant, dit M. Dombey, regardant avec le plus grand intérêt cette petite figure que la nourrice avait découverte pour la lui faire voir, et affectant cependant un air d’indifférence. On vous donne, n’est-ce pas, tout ce qu’il vous faut ?

— Oui, monsieur, je vous remercie, » dit Polly.

Mais il y eut dans sa réponse une hésitation si évidente, que M. Dombey, qui s’en allait, s’arrêta court et revint sur ses pas comme pour la questionner.

« C’est que je crois, monsieur, que rien ne peut rendre les enfants aussi gais et aussi bien portants que de voir jouer autour d’eux d’autres enfants, observa Polly s’enhardissant.

— Il me semble, Richard, dit M. Dombey en fronçant le sourcil, que, le jour même où vous êtes entrée ici, je vous ai priée de voir vos enfants le moins possible. Continuez votre promenade, s’il vous plaît. »

Et en disant ces mots, il rentra dans sa chambre. Polly vit bien que M. Dombey ne l’avait pas comprise, et qu’elle s’était attiré son mécontentement, sans avoir fait un pas vers l’accomplissement de ses desseins.

Le lendemain, dans la soirée, quand elle descendit dans la galerie, M. Dombey s’y promenait. Saisie de le retrouver là contre son ordinaire, elle s’arrêta sur le pas de la porte, ne sachant si elle devait avancer ou reculer.

M. Dombey lui fit signe d’entrer. Puis, il lui dit d’un ton brusque, et comme s’il continuait, sans interruption, la conversation de la veille :

« Si vous croyez réellement une telle société salutaire à l’enfant… Où est Mlle Florence ?

— Mlle Florence, ce serait très-bien, monsieur, mais la petite bonne m’a dit qu’il ne fallait pas… »

M. Dombey sonna et continua sa promenade en attendant qu’on vînt.

« Dites qu’on laisse Mlle Florence avec Richard autant qu’elle le désirera, qu’on la laisse sortir avec elle et ainsi de suite. Dites que les enfants resteront ensemble toutes les fois que Richard le souhaitera. »

Pendant que le fer était chaud, Richard n’hésita pas à le battre hardiment. Sa cause était bonne, et elle se sentait forte, malgré la peur que lui inspirait M. Dombey.

« Il faudra, dit-elle, m’envoyer de temps en temps Mlle Florence, pour qu’elle fasse connaissance avec son petit frère. »

Elle fit semblant de bercer le petit Paul, pendant que le domestique se retirait avec les ordres qu’il avait reçus, mais elle crut voir M. Dombey pâlir, l’expression de son visage s’altérer. Il se retournait déjà pour donner contre-ordre, et n’était la honte, il allait contremander ce qu’il venait de dire, ou ce qu’elle-même venait de dire, peut-être même les deux choses à la fois.

Elle ne se trompait pas. La dernière fois que M. Dombey avait vu sa petite abandonnée, c’était au moment de cette triste étreinte de la mère mourante, et de l’enfant : ce spectacle avait été pour lui une révélation, un reproche. Tout absorbé qu’il était par son fils, sur lequel il fondait de si hautes espérances, il ne pouvait oublier cette scène suprême, il ne pouvait oublier que lui, il n’y avait joué aucun rôle. Au fond de son cœur se reflétaient ces deux figures étroitement serrées l’une contre l’autre, tandis que lui, près d’elles, témoin de leur douleur, n’avait point pris sa part de ce dernier adieu, dont il n’était qu’un spectateur oiseux, comme un étranger qui regarde à la porte.

Comme il ne pouvait éloigner ces pensées de son souvenir, ni chasser de son cœur ces images qui l’obsédaient et qui se faisaient jour à travers son orgueil, son indifférence pour la petite Florence se changeait en un malaise indéfinissable. Il lui semblait que l’enfant le comprenait, l’épiait et le devinait, qu’elle avait découvert, dans le fond de son cœur, un secret que lui-même connaissait à peine, qu’elle lui avait trouvé une fibre du cœur dont elle pouvait d’un souffle faire vibrer les sons âpres et discordants.

Depuis la naissance de sa fille, M. Dombey n’avait eu pour elle qu’un sentiment négatif ; il n’avait jamais eu d’aversion pour elle, il n’en avait eu ni le goût ni le temps. Florence ne lui avait jamais déplu positivement ; mais il se trouvait maintenant gêné à son sujet. Elle troublait son repos, et s’il avait pu, il aurait voulu mettre de côté cette idée-là : peut-être, qui peut sonder de tels mystères ? peut-être craignait-il d’en venir à la haïr un jour.

Quand la petite Florence parut timidement à la porte, M. Dombey s’arrêta pour la regarder. S’il l’eût regardée avec plus d’intérêt, avec les yeux d’un père, il aurait lu dans ses yeux brillants les élans de tendresse, les sentiments de crainte qui la faisaient hésiter sur le seuil. Il aurait deviné le violent désir qu’avait la pauvre enfant de se jeter à son cou en pleurant et de lui dire au milieu de ses baisers : « Oh ! mon père, essaye de m’aimer, je n’ai plus que toi ! » Mais elle serait repoussée peut-être ; sa hardiesse pouvait offenser son père. Un mot seul l’aurait rassurée, l’aurait encouragée, et son cœur, qui débordait, ne demandait qu’à trouver à qui confier sa douleur, à qui donner son amour !

M. Dombey ne vit rien de tout cela. Il ne vit que l’indécision de l’enfant qui restait à la porte et le regardait ; il ne vit rien de plus.

« Entrez, dit-il, entrez. Qui peut donc l’effrayer ? »

Elle entra, et après avoir jeté autour d’elle un regard incertain, elle s’arrêta, les deux mains fortement serrées l’une contre l’autre.

« Venez ici, Florence, dit M. Dombey froidement ; est-ce que vous ne me reconnaissez pas ?

— Si, papa.

— N’avez-vous rien à me dire ? »

Elle regarda son père, mais les larmes qui roulaient dans ses yeux s’y glacèrent devant l’expression de ce visage sévère. Elle baissa la tête et tendit sa main tremblante.

M. Dombey la prit négligemment dans la sienne et considéra un moment la petite fille d’un air presque aussi embarrassé qu’elle.

« Allons, soyez gentille, dit-il en lui donnant une petite tape sur la joue et lui jetant à la dérobée un regard troublé et incertain. Allez près de Richard, allez. »

La petite fille hésita encore, comme si elle eût voulu pourtant se jeter à son cou ; peut-être aussi espérait-elle qu’il allait l’enlever dans ses bras pour l’embrasser. Elle le regarda en face une fois encore ; M. Dombey retrouva dans ce regard l’expression qu’il avait remarquée cette nuit fatale, quand la petite fille s’était tournée vers le docteur ; il laissa retomber sa main et regarda d’un autre côté.

Il était facile de voir que Florence perdait beaucoup en présence de son père. Devant lui, elle n’avait ni dans ses paroles, ni dans ses mouvements, l’abandon de son âge. Polly s’en apercevait sans se décourager. Jugeant de M. Dombey par elle-même, elle espérait que les vêtements de deuil portés par Florence, parleraient pour la pauvre enfant. « Il serait par trop fort, pensait la bonne nourrice, qu’il s’attachât à un seul de ses enfants orphelins, quand il en a un autre devant les yeux et une fille encore. »

Aussi Polly eut-elle soin de la faire rester devant ses yeux, le plus longtemps possible. Elle fit si bien que le petit Paul paraissait beaucoup plus gai dans la compagnie de sa sœur. Lorsqu’il fut temps de remonter, elle voulut envoyer Florence dans la chambre de son père pour lui dire bonsoir, mais l’enfant était timide et s’y refusa ; Polly la pressa, et la pauvre petite se cachant la figure dans ses mains, s’écria :

« Oh ! non, non ; il ne me demande pas, il ne me demande pas. »

Cette petite altercation avait attiré l’attention de M. Dombey qui prenait son verre de Xérès :

« Qu’est-ce ?… demanda-t-il sans se déranger de la table où il était assis.

— Mademoiselle Florence craignait de vous interrompre, monsieur, en allant vous souhaiter le bonsoir, dit Richard.

— C’est bon, répondit M. Dombey ; vous pouvez la laisser entrer et sortir sans s’occuper de moi. »

L’enfant recula en entendant ces mots et disparut avant que son humble protectrice eût eu le temps de s’en apercevoir.

Cependant Polly était toute triomphante du succès de son honnête stratagème et se réjouissait de l’adresse avec laquelle elle l’avait fait réussir ; aussi fit-elle à Mlle Salpêtre un récit détaillé de tout ce qui s’était passé, quand elle fut en sûreté derrière les verrous de sa chambre. Mlle Nipper reçut cette preuve de confiance aussi bien que l’espoir exprimé par elle de leur libre association dans l’avenir, assez froidement et sans s’abandonner à de grandes démonstrations de joie.

« J’imaginais que vous alliez être bien contente ! dit Polly.

— Oh ! sans doute, madame Richard, je suis bien contente ! répondit Suzanne qui se redressa d’un air si roide qu’on aurait cru qu’il venait de lui pousser tout à coup un second busc à son corset.

— Mais vous ne le montrez guère, dit Polly.

— Oh ! moi, je ne suis qu’une bonne permanente, reprit Suzanne, et je ne puis pas me réjouir comme une temporaire ! Les temporaires ici ont le vent en poupe, je le vois bien ; mais le mur mitoyen a beau être bien solide, ce n’est pas une raison pour que j’aie envie de m’aventurer dessus, madame Richard.

Chapitre IV. De nouveaux personnages paraissent sur la scène. §

Quoique les magasins de Dombey et fils fussent en pleine Cité de Londres, presque sous les cloches de Bow-Church, dont le brouhaha des rues couvrait cependant parfois les voix retentissantes ; quoique ce fût là le quartier classique des affaires, on pouvait encore trouver, dans le voisinage, des traditions d’aventures romanesques. À dix minutes, se tenaient majestueuses sur leurs bases, les colossales statues de Gog et de Magog. La Bourse était tout près. La Banque, avec ses voûtes creusées « dans le royaume des morts, » et remplies d’or et d’argent, était leur opulente voisine ; au coin de la rue se voyait le magnifique hôtel de la Compagnie des Indes, où se trouvent réunies toutes les curiosités des pays lointains : étoffes précieuses, pierres, tigres, éléphants avec leurs tours, chibouques, grands parasols, palmiers, palanquins, fastueux nababs au teint cuivré, assis sur de riches tapis, les pieds dans leurs babouches pointues. À droite et à gauche, c’étaient, sur des tableaux, des navires prêts à faire voile pour toutes les contrées du monde ; des magasins si bien fournis, qu’en moins d’une heure on pouvait s’y procurer tous les objets nécessaires à un voyage de long cours ; puis, des boutiques d’opticiens sur les portes desquels se voyaient des enseignes en bois représentant de petits aspirants de marine en uniforme de l’ancien régime, dont toute l’occupation consistait à regarder passer les fiacres du matin au soir.

Le seul et unique propriétaire d’un de ces petits bonshommes en bois, tout ce qu’il y a de plus bois, suspendu au-dessus du trottoir, la jambe droite en avant dans la pose la plus péniblement gracieuse, portant à ses souliers des boucles incroyables ; sur sa poitrine un gilet à revers tout à fait déraisonnable, et tenant à son œil droit une lunette si volumineuse qu’on l’eût prise pour un télescope ; le seul et unique propriétaire de ce petit aspirant de marine, tout fier d’une telle possession, était un homme assez âgé, portant une perruque galloise. Il avait payé pour son petit bonhomme des impôts, des contributions, des redevances, des taxes, des surtaxes, pendant plus d’années que bien des aspirants de marine en chair et en os n’avaient compté d’années de services, et pourtant il n’en manque pas dans la marine anglaise qui sont devenus de jolis petits vieillards dans l’état d’aspirant !

Le fonds de commerce de ce brave homme se composait de chronomètres, de baromètres, de télescopes, de compas, de cartes, de mappemondes, de sextants, de quadrants et de modèles de tous les instruments utiles pour les traversées. On y trouvait aussi des tables de lochs ou les annales des découvertes. Dans les tiroirs et sur les planches, on voyait des instruments en verre ou en cuivre si compliqués qu’il fallait être du métier pour en ajuster les parties et pour en comprendre l’usage, et après un examen attentif, on aurait eu grand’peine à les remettre dans leur boîte d’acajou, sans l’aide d’un connaisseur. Tous ces objets étaient arrangés avec le plus grand soin dans d’étroites petites cases bien adaptées aux plus petits coins, maintenus et serrés par de petits coussins qui devaient les empêcher d’éprouver le moindre trouble du tangage ou du roulis. On avait pris tant de précautions pour ménager la place et pour faire tenir chaque chose dans le plus petit espace possible ; tous les instruments étaient si bien serrés, si bien enveloppés, si bien maintenus dans leurs boîtes, quelle qu’en fût la forme (car il y en avait de plats, d’autres qui ressemblaient à un tricorne, ou à une étoile de mer, et ce n’étaient pas là les plus bizarres) ; tout était si bien rangé, que la boutique elle-même, par contagion, semblait un petit navire n’attendant qu’un bon vent pour se mettre à la mer et cingler tranquillement à la recherche de quelque île déserte.

Ce qui venait encore ajouter à l’illusion c’étaient certains détails de la vie intime du vieil opticien, si fier de son petit aspirant. Comme tous ses amis étaient en général des fournisseurs de bâtiments, on voyait toujours sur sa table de vrais biscuits de mer ; il aimait les viandes salées, les langues fumées quand elles sentaient surtout un bon goût de corde neuve et de filasse. Les conserves au vinaigre étaient en montre dans d’énormes terrines avec ces mots sur les étiquettes : Négociants en provisions de toutes sortes pour les navires. Les liqueurs fortes étaient contenues dans de grandes bouteilles d’osier sans goulot. Sur les murs, on voyait confondues dans leurs cadres de vieilles gravures de navire avec des renvois alphabétiques aux différentes pièces de leur structure ; sur les assiettes c’était la frégate le Tartare, voiles déployées. La cheminée était ornée de coquilles exotiques, de plantes marines, de mousse, et enfin la petite salle à manger, toute boisée, était éclairée d’en haut par un châssis vitré, comme la cabine d’un bâtiment.

C’était dans ce milieu que vivait l’opticien, à peu près comme un capitaine de navire, seul avec son neveu Walter. Walter était un jeune garçon d’environ quatorze ans ayant assez la tournure d’un aspirant de marine comme pour couronner le tableau, mais là s’arrêtait l’illusion. Solomon Gills, autrement nommé le vieux Sol, ne ressemblait guère à un marin. Sans parler de sa perruque galloise, aussi perruque, aussi galloise qu’il y en eut jamais, et qui était bien loin de lui donner l’air d’un corsaire ; c’était un homme réfléchi, ne parlant et n’agissant que par compas et par mesure. Ses yeux rouges ressemblaient à deux petits soleils perçant un brouillard, et il avait toujours l’air d’un homme qui vient de se réveiller ; on eût dit qu’il était resté trois ou quatre jours de suite les yeux appliqués sur chacun de ses instruments d’optique et que, rendu à la vie ordinaire, tout lui paraissait trouble. Le seul changement qu’on eût jamais noté dans sa personne extérieure, c’était qu’il avait quitté un habillement complet couleur café, à larges pans et orné de boutons éblouissants, pour un autre habillement du même genre, toujours couleur café, excepté la culotte qui était, au moment où nous parlons, d’un nankin pâle. Il portait scrupuleusement un jabot, relevait sur son front une paire de lunettes premier numéro, et avait dans son gousset un formidable chronomètre. Plutôt que de douter de l’exactitude de ce précieux objet, il aurait mieux aimé croire à une conspiration tramée contre lui par toutes les montres et toutes les horloges de la ville ; que dis-je ? par le soleil lui-même. Tel on le voyait alors, tel on l’avait toujours vu dans sa boutique ou dans sa salle à manger, derrière la même enseigne, depuis bien des années. Chaque soir il montait régulièrement dans une espèce de mansarde isolée et ouverte à tous les vents, si bien que les gens qui habitaient un étage inférieur trouvaient le temps simplement au variable, quand il était pour lui à la tempête.

Au moment où le lecteur fait connaissance avec Solomon Gills, il est cinq heures et demie. C’est une après-dînée d’automne. Solomon regarde l’heure à son infaillible chronomètre. Voilà une heure à peu près que l’on a abandonné la Cité, et que les omnibus roulent vers l’ouest le flot des déserteurs. Les rues, comme dit M. Gills, se sont joliment nettoyées. De gros nuages présagent la pluie pour le soir. Tous les baromètres de la boutique sont bas et déjà quelques gouttes d’eau brillent sur le chapeau à trois cornes du petit bonhomme de bois.

« Où diantre est passé Walter ? dit M. Solomon, après avoir rengainé avec soin son chronomètre. Le dîner est prêt depuis une demi-heure, et pas de Walter ! »

Là-dessus, M. Gills rentre derrière son comptoir, et regarde à travers les instruments de l’étalage, s’il ne verra pas venir son neveu. Mais il ne reconnaît pas sa figure sous les parapluies qui se balancent déjà dans la rue. Voilà bien un jeune homme qui passe ; mais ce n’est pas Walter, c’est le porteur de journaux, avec son imperméable, qui flâne devant la boutique, s’amusant avec son index à écrire son nom au-dessus du nom de M. Gills le long de la plaque de cuivre extérieure.

« Si je ne savais pas qu’il m’aime trop pour faire une escapade, et s’engager à bord d’un navire malgré moi, je commencerais à m’inquiéter, dit M. Gills en frappant légèrement du revers de ses doigts deux ou trois baromètres. Oui, vraiment, je serais inquiet, » et M. Gills de fredonner : la, la, la ! sur la vague écumante… puis, en s’interrompant de lui-même. « Tiens ! dit-il, voilà la pluie ! Tant mieux, c’est ce qu’il faut. Je crois, continue M. Gills, en soufflant sur le verre d’une petite boussole pour en chasser la poussière, je crois, ma petite boussole, que votre aiguille fait comme mon neveu ; elle n’incline guère du côté de la salle à manger, et pourtant la salle à manger est au nord, plein nord, elle ne s’en écarte pas de la vingtième partie d’un degré.

— Hé ! l’oncle Sol !

— Hé ! mon neveu, cria l’opticien en se retournant vivement. Quoi ! c’est vous ; est-ce bien vous ? »

C’était bien Walter ; sa bonne et joyeuse figure, plus fraîche encore sous la pluie qu’il avait reçue en revenant à la maison, ses traits réguliers, ses yeux brillants, ses cheveux frisés.

— Eh ! bien, mon oncle, comment avez-vous passé la journée sans moi ? Le dîner est-il prêt ? Je meurs de faim.

— Oh ! oh ! dit Solomon d’un ton amical, ce serait bien le diable si je ne pouvais me passer d’un jeune drôle comme vous. Quant au dîner, mon neveu, il y a une demi-heure qu’il est prêt, et qu’il vous attend. Enfin, si vous avez l’estomac creux, le mien l’est tout autant.

— Alors, marchons, mon oncle, et vive l’amiral !

— Le ciel confonde votre amiral ! répliqua Gills, vous voulez dire, vive le lord maire !

— Non pas, non pas, dit le jeune homme ; vive l’amiral ! vive l’amiral ! et en avant. »

À cette parole de commandement, la perruque galloise et son maître furent entraînés sans résistance dans la salle à manger, comme si, à la tête de cinq cents hommes, ils eussent monté à l’abordage ; et bientôt l’oncle et le neveu entamèrent une sole frite qu’un bon bifteck devait suivre.

« Au lord maire, Walter, dit Solomon, au lord maire, pour toujours ! Plus d’amiral ! le lord maire est votre amiral.

— Oh ! vous croyez, dit le jeune homme en secouant la tête ; mais l’huissier qui le précède est plus amiral que lui. Il tire au moins son épée quelquefois.

— Oui, et il fait une jolie mine quand il la tire, répliqua l’oncle. Écoutez, Walter, écoutez-moi ; regardez un peu au-dessus de la cheminée.

— Oh ! s’écria le jeune homme, qui donc a pendu ma timbale à un clou ?

— Moi, dit l’oncle ; plus de timbales maintenant. À partir d’aujourd’hui, on boit dans des verres. Nous sommes commerçants ; nous faisons partie de la Cité ; nous entrons dans la vie ce matin.

— Mon oncle, dit le jeune homme, je boirai dans tout ce qu’il vous plaira, aussi longtemps que je pourrai boire à votre santé. À vous donc, cher oncle, et vivat à l’am…

— Au lord maire ! interrompit le vieillard.

— Au lord maire, aux shérifs, au conseil municipal, aux notables de la Cité ! dit le jeune homme, longue vie leur soit donnée ! »

L’oncle remua la tête en signe de grande satisfaction. « Et maintenant, dit-il, parlons de cette maison de commerce.

— Oh ! mon oncle, il y a peu de chose à dire sur ce sujet, reprit le jeune homme balançant sa fourchette et son couteau. C’est une longue enfilade de magasins assez sombres ; dans le bureau où l’on m’a placé, il y a un énorme garde-feu, un coffre-fort, des cartes représentant les navires en partance, un almanach, des pupitres, des tabourets, une bouteille à encre, des livres, des boîtes, beaucoup de toiles d’araignées dont l’une juste au-dessus de ma tête garde une grosse mouche à viande si desséchée qu’on voit bien que ce n’est pas d’aujourd’hui qu’elle est pendue là.

— Et rien de plus ? dit l’oncle.

— Non, rien de plus. Ah ! si fait, j’oubliais… il y a encore une vieille cage (je ne sais trop comment elle s’y trouva par exemple) et puis un seau à charbon de terre.

— Comment ? pas de grands livres de commerce, pas de livres de mandats, pas de billets à vue, au porteur, pas la moindre trace des sommes énormes qu’on remue là chaque jour ! dit le vieux Sol en appuyant avec intention sur chaque mot et regardant fixement son neveu, comme si le brouillard, qui troublait habituellement sa vue, se fût dissipé un instant.

— Si vraiment il y en a des quantités, répondit négligemment Walter, mais il y en a tout autant dans le bureau de M. Carker, dans celui de M. Morfin, et dans celui de M. Dombey.

— À propos de M. Dombey, y était-il aujourd’hui ? demanda l’oncle.

— Oui, toute la journée il n’a fait qu’aller et venir.

— Sans faire attention à vous, je suppose ?

— Si, il m’a vu. Il s’est même approché de ma place et j’aurais bien donné quelque chose, pour qu’il fût moins grave et, moins roide. « Vous êtes le fils de M. Gills, l’opticien m’a-t-il dit ? — Non, monsieur, ai-je répondu, son neveu. — C’est ce que j’ai dit, jeune homme. » Mais je jurerais bien mon oncle, qu’il avait dit son fils.

— Vous avez mal entendu sans doute ; mais cela ne fait rien.

— Cela ne fait rien, certainement, et ce n’était pas une raison il me semble, pour être si sec. Il n’y avait pas si grand mal à dire fils pour neveu ! « Votre oncle, reprit-il, m’a parlé de vous et je vous ai trouvé une place dans la maison. Je compte sur votre soin et sur votre exactitude. » Là-dessus, il me tourna le dos et ce fut tout. J’imagine que je ne lui plais guère.

— Vous voulez dire, reprit l’opticien, qu’il ne vous plaît guère.

— C’est bien possible, dit Walter en riant. Je n’y avais pas songé ! »

Solomon devint un peu plus sérieux en terminant son dîner et regarda de temps en temps à la dérobée la figure franche et ouverte du jeune homme. Quand le repas fut achevé, et que la table fut débarrassée (car on avait apporté le dîner d’un restaurant voisin) le vieux Sol alluma une chandelle et descendit à son petit caveau réservé, pendant que Walter, arrêté sur les marches glissantes de l’escalier, l’éclairait avec soin. Après avoir tâtonné un moment, il revint tenant à la main une vieille bouteille toute couverte de terre et de poussière.

« Que faites-vous, oncle Sol, dit le jeune homme ; mais c’est le fameux madère ! et il n’en restera plus qu’une bouteille ! »

L’oncle Sol fit de la tête un mouvement qui voulait dire : je sais ce que je fais, et ayant tiré le bouchon d’un air grave et solennel, il remplit deux verres et posa ensuite sur la table la bouteille avec un troisième verre.

« Vous boirez l’autre bouteille, Walter, dit-il, quand vous aurez fait fortune ; quand vous serez devenu riche, respecté et heureux ; quand la route qui vient de s’ouvrir aujourd’hui devant vous, vous aura conduit, ce que j’espère, à une position où vous trouverez la récompense de toutes vos peines. À votre prospérité, donc, mon enfant ! »

Le brouillard, qui troublait la vue du vieux Sol, avait pénétré sans doute jusqu’au fond de sa gorge, car il était sensiblement enroué en prononçant ces paroles ; sa main tremblait aussi, quand il trinqua avec son neveu. Mais ayant porté vaillamment le verre à sa bouche, il le vida sans trembler, et fit claquer ses lèvres.

« Cher oncle dit le jeune homme, cherchant à déguiser son émotion, tandis que des larmes brillaient dans ses yeux, cher oncle, je bois à l’honneur que vous m’avez fait, et… et… et cætera ; je porte à monsieur Solomon Gills les trois toasts d’usage trois fois répétés avec un autre encore par-dessus le marché. Vivat ! et j’espère, mon oncle, vous me ferez raison, quand nous boirons ensemble la dernière bouteille ? N’est-ce pas ? »

Ils trinquèrent de nouveau et Walter, qui n’avait pas encore touché à son vin, en avala une gorgée et leva ensuite son verre à la hauteur de son œil en se donnant l’air d’un profond connaisseur.

Son oncle le regarda quelque temps en silence ; puis leurs yeux étant venus à se rencontrer, il poursuivit tout haut, comme s’il n’avait pas cessé de parler, le sujet qui l’avait occupé mentalement.

« Vous le voyez, Walter, mon commerce est une habitude pour moi, dit-il. J’y suis tellement fait, qu’il me manquerait quelque chose si je vendais mon fonds ; mais on n’y fait rien, absolument rien. Du temps où l’on portait cet uniforme, continua-t-il, en indiquant du doigt l’habit du petit bonhomme de bois, on pouvait s’enrichir et bien des gens ont fait fortune. Mais depuis, concurrence sur concurrence, invention sur invention, changements sur changements sont survenus, le siècle enfin a marché plus vite que moi ; je ne sais plus où j’en suis, encore moins où sont mes pratiques.

— N’y pensez pas, mon oncle.

— Voyons ! vous êtes sorti de votre pension de Peckam, il y a environ dix jours n’est-ce pas ? dit Solomon : eh ! bien, je ne me rappelle pas avoir vu plus d’une personne entrer dans ma boutique.

— Je vous demande pardon. Il y a l’homme qui est entré pour changer un louis.

— Eh bien, c’est la personne dont je parle.

— Mais attendez donc, mon oncle. Ne vous souvient-il plus d’une dame qui vous a demandé son chemin pour aller à Mile-End ?

— C’est vrai, dit Solomon, je l’avais oubliée. Oui, cela fait deux personnes.

— Il est vrai qu’elles n’ont rien acheté, dit Walter.

— Non, absolument rien, dit Solomon tranquillement.

— Et qu’elles n’avaient même besoin de rien.

— Non, vraiment, continua Sol du même ton. S’il leur avait fallu quelque chose, ce n’est pas ici qu’elles seraient entrées.

— Mais enfin, cher oncle, s’écria le jeune garçon tout triomphant, vous disiez qu’il n’était venu qu’une seule personne et il en est venu deux !

— Eh bien donc, Walter, conclut le vieillard, après un moment de silence, n’étant pas comme les sauvages qui vinrent trouver Robinson dans son île, nous ne pouvons pas compter pour vivre sur un homme qui veut changer la monnaie d’un louis d’or et sur une femme qui demande le chemin de Mile-End. Comme je le disais, le siècle a marché plus vite que moi. Je ne l’en blâme pas, mais je ne puis plus le comprendre. Les commerçants, les ouvriers, les affaires, les objets de vente ne sont plus les mêmes ; tout a changé. Les sept huitièmes de mon fonds ne sont plus de mode. J’ai vieilli dans ma vieille boutique, dans cette rue que je ne reconnais plus. Je suis resté bien en arrière du siècle, il est trop tard maintenant pour le rattraper. Le bruit même qu’il fait au loin devant moi m’étonne et m’étourdit. »

Walter allait parler, son oncle l’arrêta d’un geste.

« Aussi, Walter, aussi, je désire que vous entriez à temps dans le monde des affaires et que vous y suiviez le monde à la course. Pour moi, je ne suis plus que l’ombre de mon commerce : la réalité a disparu depuis longtemps, et quand je ne serai plus, l’ombre aussi se sera évanouie. Comme vous n’avez pas d’héritage à espérer, j’ai pensé qu’il fallait profiter pour vous du peu d’amis qu’une longue habitude m’a conservés. Quelques personnes s’imaginent que je suis riche : je le voudrais pour vous, Walter ; mais, quoi que je laisse après moi, ou quoi que je puisse vous donner, dans une maison comme celle de Dombey vous pourrez en tirer et vous en tirerez le meilleur parti possible. Soyez actif, mon enfant, prenez goût aux affaires, travaillez pour gagner une solide indépendance et puissiez-vous être heureux !

— Je ferai tout mon possible pour me montrer digne de votre affection, dit le jeune homme avec sentiment, oui tout, mon cher oncle.

— Je le sais, dit Solomon, j’en suis sûr, et il se versa un second verre de son vieux madère qu’il but avec plus de plaisir encore que le premier. Quant à la mer, mon enfant, c’est beau en rêve, mais de fait cela ne mène à rien, à rien du tout. Il est assez naturel cependant que vos idées se soient tournées de ce côté, entouré comme vous l’êtes de tout ce qui a rapport à la mer ; mais, croyez-moi, c’est une mauvaise partie, tout à fait mauvaise. »

Solomon Gills se frottait pourtant les mains avec un secret plaisir, en parlant de la mer, et il regardait avec une joie inexprimable les objets maritimes disposés tout autour de la chambre.

« Songez à ce vin, par exemple, dit le vieux Sol, il est allé aux grandes Indes et en est revenu, je ne sais combien de fois ; il a même fait le tour du monde ; mais quelles nuits sombres ! quels vents affreux ! quels ouragans terribles !…

— Oh ! oui, s’écria le jeune homme, le tonnerre, les éclairs, la pluie, la grêle et tout le tremblement.

— Certes, dit Solomon, ce vin a vu tout cela. Le navire résiste, les mâts craquent, dans les cordages siffle et mugit la tempête…

— Les matelots grimpent ; c’est à qui atteindra le premier la vergue pour ferler les voiles, pendant que le navire soulevé par les vagues, monte et descend comme un fou, remonte et plonge encore, dit Walter.

— C’est bien cela, dit Solomon, c’est bien là ce qu’a vu la vieille barrique qui contenait ce vin. Rappelez-vous aussi Sarah la Belle, quand elle sombra…

— Dans la mer Baltique, au milieu de la nuit ; c’était à minuit et demi, que la montre du capitaine s’arrêta dans sa poche, et que lui gisait sans vie au pied du mât de misaine ; c’était le 14 février 1749, cria Walter, qui s’animait.

— Oui, oui, reprit le vieux Sol, c’est bien cela ; il y avait à bord cinq cents barriques de ce vin-là ; et tous les passagers, à l’exception du maître pilote, du lieutenant, de deux matelots et d’une dame, qui furent sauvés dans une chaloupe, tous les passagers défonçant les barriques tombèrent ivres-morts, chantant le Rule Britannia, et alors elle s’abîma, et on n’entendit plus en chœur qu’un effroyable cri de détresse.

— Et le Georges II, mon oncle, qui se brisa sur les côtes de Cornouailles, dans une horrible tempête ! C’était deux heures avant le lever du soleil, le 4 mars 1771 ; il avait à bord deux cents chevaux, qui, brisant leurs liens, dès le commencement de la tempête, se jetant à droite et à gauche, se ruant l’un contre l’autre, firent un tel vacarme et poussèrent de tels cris comme des hommes, que l’équipage crut le vaisseau plein de démons, et que les plus braves perdant cœur et courage se précipitèrent dans les flots ; deux matelots seuls restèrent pour raconter le désastre.

— Et puis, dit le vieux Sol, quand le Polyphème…

— Bâtiment marchand pour les Indes, trois cent cinquante tonnes, capitaine John Brown de Deptford. Armateurs, Wiggs et Cie.

— C’est bien cela, dit Sol ; il prit feu, quatre jours après être sorti avec un bon vent du port de la Jamaïque, dans la nuit…

— Il y avait deux frères à bord, interrompit Walter avec transport, et comme il n’y avait pas place pour eux deux dans la seule chaloupe qui ne fût pas submergée, ni l’un ni l’autre ne voulait y descendre. L’aîné saisit le plus jeune par la taille et le jeta dans la chaloupe ; mais lui, se relevant, cria : « Cher Édouard, songez à votre fiancée ! moi, je suis garçon ; personne ne m’attend là-bas : prenez ma place. Et il se précipita dans la mer. »

L’œil brillant, le teint animé du jeune homme, qui s’était levé de son siége, exalté par ce qu’il disait et ressentait, sembla rappeler au vieux Sol quelque chose qu’il avait oublié. Peut-être aussi le brouillard qui l’environnait avait-il troublé ses idées. Au lieu de poursuivre les récits comme il avait paru d’abord en avoir l’intention, il eut deux ou trois fois une petite toux sèche, et dit :

« C’est bon : Parlons d’autre chose. »

La vérité est que le bon oncle, attiré malgré lui vers toutes ces aventures merveilleuses et extraordinaires avec lesquelles son commerce l’avait familiarisé, avait grandement encouragé la même inclination chez son neveu. Tout ce qu’il avait fait ensuite pour éloigner le jeune homme d’une vie aventureuse avait eu l’effet généralement contraire et n’avait fait que lui aiguiser l’appétit, comme cela ne manque jamais. Écrivez un livre ou racontez une histoire dans le but de retenir les enfants à terre, vous êtes sûr qu’ils seront attirés et charmés par l’océan.

Mais un nouveau personnage vint prendre part à la conversation. C’était un homme portant d’amples vêtements bleus, avec un crochet en guise de main à son poignet droit ; ses sourcils étaient noirs et épais ; dans sa main gauche il tenait un gros bâton noueux. Son nez n’avait guère moins de bosses. Son cou était enveloppé dans une cravate de soie noire mal attachée, et sur ses épaules se rabattait un col de chemise si démesurément grand qu’on eût dit une petite voile. C’était évidemment à son intention qu’on avait préparé le verre vide ; il n’eut lui-même aucun doute à cet égard, car il approcha une chaise de la place réservée et s’assit sans façon, après s’être débarrassé de son manteau, et avoir pendu à un certain clou, derrière la porte, son chapeau de toile cirée. Ce chapeau était si lourd qu’une personne délicate aurait eu la migraine rien qu’à le regarder, et la raie rouge qu’il laissait autour du front du nouveau personnage pouvait faire croire qu’il avait eu la tête serrée dans un étau. On lui donnait ordinairement le titre de capitaine. Il avait été pilote, patron de navire ou corsaire peut-être avait-il fait ces trois métiers. Somme toute, il sentait le marin d’une lieue. Sa figure basanée s’épanouit quand il serra la main de l’oncle d’abord et du neveu ensuite ; mais il semblait de son naturel assez laconique, car il dit simplement :

« Comment ça va-t-il ?

— Très-bien, dit M. Gills, en poussant la bouteille de son côté. »

Il la prit, l’examina, la flaira et dit avec une expression singulière :

« C’est le… ?

— Oui, le… » reprit l’opticien.

Sur cette réponse le capitaine fit un hum significatif, remplit son verre et parut croire que c’était vrai jour de gala.

« Walter, dit-il, en arrangeant avec son crochet ses cheveux qui couraient les uns après les autres et montrant ensuite l’opticien, Walter, regardez-moi cet homme-là. Amour ! honneur ! et obéissance ! Feuilletez votre catéchisme jusqu’à ce que vous trouviez ce passage, et quand vous l’aurez trouvé, vous n’aurez pas besoin d’en lire plus long. À votre succès, mon garçon. »

Il était tellement satisfait de cette citation et de l’application qu’il en avait faite, qu’il ne put s’empêcher de répéter ces mots tout bas, en ajoutant qu’il y avait bien quarante ans qu’il ne les avait pas répétés.

« Mais quand j’ai besoin dans ma vie de deux ou trois mots, Gills, je n’ai jamais été embarrassé pour mettre la main dessus, j’ai toujours pu les trouver à temps. C’est que je ne gaspille pas les mots comme tant d’autres ! »

Cette réflexion lui rappela qu’il aurait mieux fait peut-être d’imiter le père du jeune Norval,

 

Dont le constant souci fut d’accroître son bien.

 

Dans tous les cas il devint silencieux jusqu’au moment où le vieux Solomon sortit pour éclairer sa boutique. Il se tourna alors vers Walter et dit sans transition.

« S’il l’essayait, je suis sûr qu’il pourrait faire une horloge.

— Cela ne m’étonnerait pas, capitaine Cuttle, répondit le jeune homme.

— Et qui marcherait bien, par-dessus le marché, dit le capitaine Cuttle, décrivant avec son crochet dans l’air le mouvement d’un balancier. Oh ! comme elle marcherait ! »

Pendant une minute ou deux, il sembla perdu dans la contemplation de cette horloge idéale et resta les yeux fixés sur le visage du jeune homme, comme s’il l’eût pris pour le cadran.

« C’est un puits de science, dit-il, en tournant son crochet vers la boutique. Regardez-moi cette collection ! La terre, l’air et l’eau, tout y est. Demandez et vous serez servi. Voulez-vous monter en ballon ? voilà. Descendre sous l’eau dans une cloche ? voilà. Si vous désirez, il pèsera l’étoile polaire dans ses balances. Il est capable de faire cela pour vous. »

D’après les remarques faites par le capitaine Cuttle, il était facile de voir que son respect pour les instruments était profond, mais que sa philosophie n’allait pas jusqu’à faire une différence entre l’inventeur et le marchand.

« Ah ! dit-il, avec un soupir, c’est une belle chose de comprendre tout cela ! mais, bah ! c’est une belle chose aussi de n’y rien comprendre ; en vérité, je ne sais ce qui vaut le mieux. C’est si agréable d’être là, assis, et de se dire qu’on peut vous peser, vous mesurer, vous grossir à vue d’œil, vous électriser, vous magnétiser, vous ensorceler et de ne pas savoir comment ! »

Il fallait ce merveilleux madère combiné dans ses effets, avec le désir de développer et d’étendre l’intelligence de Walter pour délier la langue du capitaine jusqu’à prononcer tout d’un trait cette prodigieuse harangue. Lui-même, il sembla étonné de découvrir pour la première fois les sources de jouissances délicieuses qu’il avait goûtées pendant plus de dix ans consécutifs à dîner tous les dimanches dans cette salle à manger. Puis il devint plus sérieux et se mit à réfléchir.

« Allons, dit en rentrant l’objet de son admiration, avant de prendre votre grog, Édouard, il faut finir la bouteille.

— Tenez bon ! dit Édouard, en remplissant son verre. Mais il faut en verser un peu plus au jeune homme.

— Non, merci, mon oncle, cela me suffit.

— Allons voyons, dit Sol, encore un peu. Nous finirons la bouteille, Édouard, à la maison de Walter ! Tiens, pourquoi pas ? elle pourrait bien un jour devenir la sienne… qui sait ? Richard Whittington a bien épousé la fille de son maître.

 

Reviens donc, Whittington,

Lord maire de London… »

 

chantonna le capitaine ; puis il ajouta : « Feuilletez la Bible, mon garçon, et…

— Quoique M. Dombey n’ait pas de fille, reprit Sol…

— Si fait, mon oncle, il en a une, interrompit le jeune homme, riant et rougissant à la fois.

— Il en a une ? s’écria le vieux Sol. Mais c’est vrai, je crois qu’il en a une.

— Oh ! je le sais bien, dit Walter. On en parlait aujourd’hui au magasin. On dit, ajouta-t-il plus bas, en se penchant vers son oncle et vers le capitaine, on dit qu’il ne l’aime pas, qu’il l’abandonne aux domestiques sans songer à elle, et qu’il est tellement préoccupé d’avoir son fils dans sa maison de commerce, quoiqu’il ne soit encore qu’un marmot, qu’il fait ses comptes plus exactement et qu’il tient ses livres avec plus de soin qu’auparavant. On l’a même vu, sans qu’il s’en doutât, se promener dans les docks couvant des yeux ses bâtiments, ses marchandises, tout ce qu’il possède enfin, comme s’il se réjouissait d’avance des biens qu’ils auront ensemble, lui et son fils. Voilà ce qu’on dit ; pour moi, j’ignore si c’est la vérité.

— Vous voyez, dit l’opticien, il a déjà pris ses renseignements sur la demoiselle !

— Quelle plaisanterie ! mon oncle, répondit Walter toujours rougissant et riant comme un enfant. J’ai entendu ce que l’on m’a dit et voilà tout.

— J’ai bien peur, Édouard, que l’enfant ne soit entré quelque peu dans nos vues, dit le vieux Sol, continuant de plaisanter.

— Je crois qu’il y est tout à fait, dit le capitaine.

— Néanmoins, nous boirons à sa santé, reprit Sol. Donc à la santé de Dombey et fils.

— Ah ! c’est bien mon oncle, répliqua gaiement le jeune homme, puisque vous avez parlé de la demoiselle, puisque vous avez joint mon nom au sien et que selon vous, j’en sais déjà long sur elle, je prendrai la liberté d’amender le toast : donc, à la santé de Dombey et fils, et : … fille !

Chapitre V. Paul grandit ; son baptême. §

Le petit Paul, à l’abri de tout contact impur avec le sang des Toodle, devenait tous les jours plus grand et plus fort. Tous les jours aussi il était plus ardemment chéri de miss Tox, dont M. Dombey appréciait tellement le dévouement qu’il commençait à lui reconnaître beaucoup de bon sens naturel et trouvait que ses sentiments lui faisaient honneur et méritaient quelque encouragement. Il ne se contenta plus seulement de la saluer d’une façon toute particulière, en différentes occasions ; mais il daigna lui exprimer toute sa reconnaissance par l’entremise de sa sœur : « Dites, je vous prie à votre amie, Louisa, qu’elle est bien bonne ; » ou « Faites savoir à miss Tox, combien je lui ai d’obligations. » De telles attentions de la part de M. Dombey, faisaient sur l’esprit de la dame qui en était l’objet une impression profonde.

Miss Tox répétait souvent à Mme Chick, que rien au monde ne l’intéressait autant que les progrès de ce cher enfant ; elle aurait pu se dispenser de le dire, on le voyait assez. Elle assistait, avec une satisfaction inexprimable, aux innocents repas du jeune héritier et semblait en faire les frais en commun avec Richard. Les petites cérémonies du bain et de la toilette ne se faisaient pas sans elle ; elle y présidait avec enthousiasme. Fallait-il administrer quelques petits médicaments, elle déployait toute son activité et témoignait toute sa sollicitude. Une fois, M. Dombey fut introduit dans la chambre par sa sœur pour assister au coucher du petit Paul ; miss Tox, par modestie, se réfugia dans une armoire. M. Dombey regardait l’enfant qui, vêtu d’une légère petite chemise de toile, grimpait en se jouant sur la robe de Mme Richard, quand miss Tox ne pouvant contenir son admiration s’écria : « Comme il est beau ! monsieur Dombey ; c’est un vrai Cupidon ! » Mais aussitôt elle courut se cacher honteuse et confuse derrière la porte du cabinet.

« Louisa, dit un jour M. Dombey à sa sœur, il me semble que je devrais faire un petit cadeau à votre amie, à l’occasion du baptême de Paul. Elle s’est tellement intéressée à l’enfant depuis sa naissance, et se tient si bien à sa place, (rare mérite de nos jours, je dois l’avouer !) que je serais vraiment heureux de lui prouver ma gratitude. »

Sans nuire aux mérites de miss Tox, on peut dire qu’aux yeux de M. Dombey, comme aux yeux de bien d’autres, on n’atteignait ce point si important du savoir-vivre, qui consiste à se tenir à sa place, qu’autant qu’on avait pour lui une profonde déférence. Il était peu important qu’on se connût soi-même, pourvu qu’on ne le méconnût pas et qu’on se courbât devant lui.

« Mon cher Paul, répondit sa sœur, un homme d’une pénétration comme la vôtre ne pouvait manquer de rendre justice à miss Tox. Certes, s’il y a dans la langue anglaise trois mots capables de lui inspirer un respect qui va jusqu’à la vénération, ce sont ces trois mots : Dombey et fils.

— Je le crois, dit Dombey, cela lui fait honneur.

— Quant au cadeau, mon cher Paul, continua sa sœur, je puis vous assurer que l’objet donné par vous à miss Tex, quel qu’il soit, sera prisé et conservé comme une relique ; mais il y aurait une manière plus délicate et plus flatteuse de témoigner à miss Tox votre reconnaissance, si vous y consentiez, toutefois.

— Quelle est-elle ? demanda M. Dombey.

— Vous savez, reprit Mme Chick que les parrains et les marraines ont une certaine importance sous le rapport des relations et de l’influence…

— Je ne vois pas quelle importance ils peuvent avoir pour mon fils, répondit froidement M. Dombey.

— C’est vrai, mon cher Paul, dit Mme Chick avec chaleur pour réparer sa maladresse, c’est parler en Dombey. Je n’attendais rien moins de vous. Je savais bien que telle devait être votre opinion. Peut-être pourtant, et Mme Chick hésita, se sentant sur un terrain glissant, peut-être serait-ce une raison de plus pour ne pas balancer à prendre miss Tox pour marraine, ne fût-ce que comme déléguée pour remplacer quelque autre personne. Je n’ai pas besoin de vous dire, Paul, que miss Tox verrait dans cette formalité, une grande faveur, une véritable distinction.

— Louisa, dit M. Dombey après un moment de réflexion, on ne supposera pas…

— Certainement non, se hâta de dire Mme Chick, dans la crainte d’un refus. Je n’ai jamais pensé qu’on pût rien supposer. »

M. Dombey fit un geste d’impatience.

« Mon cher Paul ne vous fâchez pas, dit sa sœur, cela me fait mal. Vous savez que je ne suis pas forte et que je suis souffrante depuis la mort de notre chère Fanny. »

M. Dombey regarda le mouchoir que sa sœur portait à ses yeux et reprit.

« On ne supposera pas, disais-je…

— Et j’ai dit, et je le répète, que je n’ai jamais pensé qu’on pût rien supposer.

— Mon Dieu ! Louisa, écoutez-moi, dit M. Dombey.

— Mon cher Paul, répliqua-t-elle avec une émotion pleine de dignité, il faut que je parle. Je n’ai ni vos moyens, ni votre raison, ni votre éloquence, ni aucune de vos qualités, je le sais. C’est un malheur pour moi ; mais quand ce devraient être mes dernières paroles (et les dernières paroles ne sont que trop solennelles pour vous et pour moi, Paul, depuis la mort de notre pauvre Fanny), mes dernières paroles seraient toujours que jamais je n’ai pensé qu’on pût rien supposer. Et bien plus, ajouta Mme Chick d’un air plus digne encore, comme si elle eût réservé jusqu’alors son argument décisif, je n’ai jamais pu penser qu’on supposât rien. »

M. Dombey fit quelques pas jusqu’à la croisée et revint.

« On ne peut rien supposer, Louisa, dit-il (et Mme Chick, qui ne voulait pas se rendre, répéta : Je sais que cela ne se peut ; mais son frère n’y prit point garde.) Cependant, continua-t-il, quelques personnes, s’imaginant que j’ajoute quelque importance à cette formalité, pourraient se croire en droit de réclamer contre l’avantage donné à miss Tox. Cela m’importe peu. Je ne reconnais pas de droits acquis en pareilles matières. Paul et moi nous pourrons, quand le moment sera venu, soutenir notre réputation, ou plutôt la maison pourra soutenir sa réputation, la conserver et la transmettre sans avoir besoin de tous ces petits moyens, ni d’aucun secours étranger. Bien des gens cherchent pour leurs enfants un appui, un soutien ; pour moi je puis m’en passer ; mes moyens, Dieu merci, me le permettent. Que l’enfance et la jeunesse de Paul se passent heureusement ; que je le voie, sans perdre de temps, entrer dans la carrière qui lui est ouverte, je n’en demande pas davantage. Il pourra dans la suite se choisir des amis puissants, si cela lui plaît, quand il soutiendra et étendra, s’il est possible, la réputation et le crédit de la maison ; mais, jusque-là, je lui suffis, je pense : il n’a pas besoin d’autres gens. Je n’ai nulle envie qu’on s’interpose entre mon fils et moi, je préfère beaucoup témoigner ma reconnaissance à une personne qui la mérite autant que votre amie pour ses obligeants offices. Qu’elle soit donc marraine ; et votre mari et moi nous suffirons pour la cérémonie. »

M. Dombey venait de dévoiler ses plus secrètes pensées au milieu des observations qu’il avait débitées avec tant de grandeur et de majesté. Un éloignement invincible pour quiconque s’interposerait entre lui et son fils, une crainte orgueilleuse de se donner un rival ou un égal, qui lui diminuerait sa part de respect et de déférence filiale ; la triste expérience, toute récente encore qu’il avait faite, qu’il n’était pas infaillible dans l’art de plier à son gré et d’enchaîner les volontés des autres, une amère appréhension d’un nouvel échec ou d’une autre contrariété, telles étaient alors les pensées qui agitaient son cœur. Dans le cours de sa vie il ne s’était pas fait un ami. Sa nature froide et réservée n’en avait ni cherché, ni rencontré ; et maintenant, ce caractère de glace, qui avait concentré toute sa force sur un seul point d’intérêt et d’orgueil paternels, au lieu de fondre à la douce influence d’une pensée de tendresse, semblait ne s’être détendu et dégelé que le temps de s’assimiler son précieux dépôt, pour qu’ils pussent après se congeler ensemble en une masse impénétrable, et ne former qu’un tout indivisible.

Élevée ainsi, en raison même de son peu d’importance à la dignité de marraine du petit Paul, miss Tox fut, à partir de ce moment même, choisie et nommée pour en remplir les fonctions. M. Dombey témoigna en outre son désir que la cérémonie, depuis longtemps différée, se terminât sans plus de retard. Mme Chick qui n’avait pas espéré un si prompt succès, se hâta d’aller prévenir sa bonne amie de l’heureuse nouvelle et M. Dombey resta seul dans son cabinet.

Ce soir-là, il y eut un grand mouvement dans la chambre des enfants. Mme Chick et miss Tox s’y étaient réunies pour se réjouir en commun ; mais leur joie n’était pas partagée par Mlle Suzanne Nipper qui ne laissa échapper aucune occasion de leur faire des grimaces derrière la porte pour leur témoigner tout son dégoût. Ses nerfs étaient si agacés qu’elle crut leur devoir ce soulagement, même sans avoir l’espérance de se sentir encouragée par la présence ou la sympathie d’aucun témoin. Tels autrefois les chevaliers errants trouvaient un adoucissement à leur peine en gravant le nom de leurs maîtresses dans les déserts, dans les solitudes, dans les lieux sauvages, partout enfin où il n’était pas probable qu’il se trouvât jamais personne pour les lire, telle Mlle Suzanne Nipper allait froncer son petit nez retroussé dans les tiroirs et dans les armoires, lançait en coulisse dans les buffets des coups d’œil mécontents et tirait la langue dans les pots et dans les cruches, fouillant tout, brouillant tout, dans sa mauvaise humeur.

En attendant, les deux intruses, sans se douter du mécontentement de Suzanne, assistèrent au déshabillé du petit Paul prirent part à ses jeux enfantins, et quand, après son souper, on l’eut mis dans son berceau, elles s’assirent devant le feu pour prendre leur thé. Les deux enfants, grâce aux bons soins de Polly, couchaient maintenant dans la même chambre ; mais ce fut seulement quand les deux amies se furent bien installées à leur table, que, tournant par hasard les yeux du côté des petits lits, elles songèrent à Florence.

— Comme elle dort profondément ! dit miss Tox.

— Dame, ma chère, elle prend tant d’exercice dans la journée ! Elle joue tant avec le petit Paul !

— Quelle singulière enfant ! dit miss Tox.

— Ma chère, dit Mme Chick à voix basse, c’est tout le portrait de sa mère !

— Vraiment ! chère amie, » fit miss Tox. Miss Tox avait dit ces mots avec une expression singulière de compassion, sans trop savoir pourquoi, sinon que c’était ce que l’on attendait d’elle.

« Florence ne sera jamais une Dombey, non, jamais, quand elle vivrait mille ans ! » dit Mme Chick.

Miss Tox releva les paupières, toujours avec un air de commisération profonde.

« Je songe avec tristesse, avec inquiétude à son avenir, reprit Mme Chick en poussant un soupir de modestie qui cachait mal l’idée qu’elle avait de son propre mérite. Je ne sais vraiment ce qu’elle deviendra lorsqu’elle sera grande. Quelle position aura-t-elle ? Elle ne gagne pas du tout dans l’affection de son père. Et comment le pourrait-elle, quand elle n’a rien des Dombey ? »

Miss Tox parut n’avoir rien du tout à opposer à un argument de cette force.

« Vous le voyez, dit Mme Chick, d’un air de confidence, la petite a tout à fait la nature de notre pauvre Fanny. Elle n’aura jamais d’énergie de sa vie, j’en suis sûre. Elle ne saura pas s’attacher, s’enlacer autour du cœur de son père comme…

— Comme le lierre, dit miss Tox.

— Comme le lierre, reprit Mme Chick. Non, jamais elle n’ira se nicher et se réfugier sur le sein de son père comme…

— Comme le faon effarouché, finit miss Tox.

— Comme le faon effarouché, reprit Mme Chick. Non, jamais ! Pauvre Fanny ! Comme je l’aimais pourtant !

— Voyons, ma bonne amie, dit miss Tox d’une voix caressante, ne vous désolez pas ainsi. En vérité, vous sentez trop vivement.

— Oh ! mon Dieu ! dit Mme Chick en pleurant et en secouant la tête, nous avons tous nos défauts, je le sais ; je n’étais pas aveugle sur les siens ; je ne m’en cachais pas, non, loin de là. Et pourtant comme je l’aimais ! »

Quelle satisfaction pour Mme Chick, femme bien ordinaire comparée à Mme Dombey, qui avait été un modèle de sentiment et de douceur, de se montrer bonne et généreuse pour la mémoire de sa belle-sœur, comme elle l’avait été pendant le cours de sa vie, de se faire illusion à elle-même jusqu’à croire avec un plaisir exprimable à son indulgence pour la défunte ! L’indulgence doit être une vertu bien aimable quand on est sûr de l’exercer réellement, pour donner tant plaisir à ceux mêmes qui s’en flattent mal à propos et qui seraient bien embarrassés d’expliquer en vertu de quel droit ils se parent de ses couleurs.

Mme Chick essuyait encore les larmes qui coulaient de ses yeux et continuait à secouer la tête, quand Richard prit la liberté de la prévenir que Mlle Florence venait de s’éveiller et s’était assise sur son lit.

En effet, elle s’était assise sur son séant ; la nourrice avait raison, des pleurs humectaient la paupière de la pauvre enfant, mais personne ne les vit briller que Polly ; Polly seule se pencha vers elle pour lui dire à l’oreille quelques douces paroles, Polly seule s’approcha d’elle assez pour qu’elle pût entendre les battements précipités de son cœur.

« Oh ! bonne nourrice ! dit l’enfant en la regardant avec anxiété, laissez-moi me coucher près de mon frère ?

— Pourquoi, ma mignonne ? dit Richard.

— Oh ! je crois qu’il m’aime, cria l’enfant avec exaltation. Je vous en supplie, couchez-moi près de lui ! »

Mme Chick, d’un ton maternel, voulut faire entendre à Florence qu’elle était bien enfant, mais la petite fille renouvela sa prière avec un regard d’effroi et d’une voix brisée par les sanglots :

« Je ne l’éveillerai pas, dit-elle en cachant sa figure et laissant retomber sa tête ; je le toucherai seulement et je m’endormirai. Oh ! je vous en prie, je vous en supplie, laissez-moi passer la nuit auprès de mon frère. Je suis sûre qu’il m’aime tendrement. »

Richard la prit sans rien dire et la porta dans le lit où dormait l’enfant. La petite fille se glissa près de lui tout doucement pour ne pas le réveiller, passa un bras timide autour de son cou et cachant sa figure de l’autre, pendant que ses cheveux retombaient en longues boucles tout autour de sa tête, elle resta immobile.

« Pauvre petite ! dit miss Tox, elle rêvait bien sûr. »

Cet incident insignifiant avait interrompu le cours de la conversation ; il était d’autant plus difficile de la renouer que Mme Chick, perdue dans la contemplation de son indulgence, était trop émue pour la soutenir. Les deux amies prirent donc une dernière tasse de thé, et l’on envoya un domestique à la recherche d’un cabriolet pour miss Tox. Miss Tox avait une grande expérience des voitures de louage, et, avant de s’y installer, il lui fallait toujours un temps infini, à raison de mille menues précautions qu’elle prenait d’abord systématiquement.

« Soyez assez bon, je vous prie, Towlinson, dit miss Tox pour emporter d’abord une plume et de l’encre, afin d’écrire lisiblement le numéro de la voiture.

— Oui, mademoiselle, dit Towlinson.

— Je vous prierai ensuite, Towlinson, dit miss Tox, d’avoir la bonté de retourner le coussin. Je vous dirai, ma chère, dit tout bas miss Tox à Mme Chick, qu’il est ordinairement très-humide.

— Oh ! mademoiselle, dit Towlinson.

— Vous voudrez bien encore, Towlinson, dit miss Tox, vous charger de cette carte et de ce schelling. Le cocher me conduira à l’adresse indiquée, et vous lui direz qu’il ne doit pas compter sur plus d’un schelling.

— Oui, mademoiselle, dit Towlinson.

— Ah ! je suis bien fâchée, Towlinson, de vous donner autant de peine, dit miss Tox en le regardant avec intérêt.

— Oh ! point du tout, mademoiselle, dit Towlinson.

— Vous direz donc, s’il vous plaît au cocher, Towlinson, reprit miss Tox, que l’oncle de la dame est un magistrat, et que, s’il se permettait la moindre impertinence, il serait puni d’une manière terrible. Vous aurez l’air de lui donner cet avis, Towlinson, d’un ton amical, et parce qu’il vous souvient d’un homme qui a été puni comme ça pour un semblable méfait, et qui en est mort.

— Certainement, mademoiselle, dit Towlinson.

— Et maintenant, adieu mon cher, cher, cher petit filleul, dit miss Tox en envoyant autant de baisers à l’enfant qu’elle répéta de fois ce tendre adjectif. Quant à vous, ma bonne Louise, promettez-moi de prendre quelque chose de chaud avant de vous coucher et de ne pas vous désoler ainsi ! »

Ce fut à grand’peine que Suzanne, qui avait ses grands yeux noirs fixés sur elle, parvint à se contenir pendant ces derniers mots et jusqu’au départ de Mme Chick ; mais quand la chambre fut libre, elle se dédommagea tout à son aise :

« On pourrait me tenir pendant six semaines dans une camisole de force, dit Nipper, que je ne serais pas plus malade. A-t-on jamais entendu deux chouettes pareilles, madame Richard !

— Elles disaient pourtant que la pauvre petite rêvait ! dit Polly.

— Oh ! mes belles dames, cria Suzanne Nipper en faisant un profond salut du côté de la porte, elle n’aura jamais rien des Dombey, dites-vous ? je l’espère bien ; nous en avons bien assez comme cela, un seul suffit.

— N’éveillez pas les enfants, ma chère Suzanne, dit Polly.

— Je vous suis bien obligée, madame Richard, reprit Nipper en parlant toujours aussi fort ; réellement, c’est un honneur pour moi de recevoir vos ordres, moi qui ne suis qu’une mulâtresse, qu’une négresse ! Madame Richard, si vous avez d’autres ordres à me donner, je vous écoute.

— Allons, Suzanne, est-ce que je vous donne des ordres ? dit Polly.

— Oh ! mon Dieu, madame Richard, cria Suzanne, c’est comme cela, les provisoires ici donnent des ordres aux permanentes, n’importe où elles sont nées, madame Richard ? Mais n’importe où vous êtes née, madame Richard, poursuivit Salpêtre en remuant la tête d’un air décidé, n’importe quand et comment (ce que vous savez mieux que moi), mettez-vous bien dans l’esprit qu’il y a une grande différence entre donner des ordres et les accepter. On peut bien ordonner à une personne de se jeter la tête la première par-dessus un pont dans quarante-cinq pieds d’eau, madame Richard, mais ce n’est pas une raison pour que cette personne veuille bien faire le plongeon.

— Allons, dit Polly, vous voilà fâchée, parce que vous êtes une bonne fille et que vous aimez sincèrement Mlle Florence ; et c’est à moi que vous vous en prenez, parce qu’il n’y a plus que moi ici.

— Il est bien facile à certaines gens de conserver leur bonne humeur et de ne jamais dire un mot plus haut l’un que l’autre, madame Richard, reprit Suzanne un peu radoucie ; je crois bien, leur enfant est soigné comme un prince, il est gâté, câliné jusqu’à en être ennuyé ; mais quand on accable une bonne petite créature qui ne se défend ni se plaint, c’est vraiment bien différent !… Ah ! bonté du ciel, mademoiselle Florence, si vous ne fermez bien vite les yeux, vilaine méchante petite fille, je vais appeler Croquemitaine qui est là-haut dans le grenier pour qu’il vous avale toute crue. »

Mlle Nipper accompagna ces mots d’un horrible mugissement pour imiter un Croquemitaine de l’espèce bovine qui, ayant entendu l’appel, avait hâte de venir exécuter les tristes devoirs de sa charge. Suzanne calma ensuite l’enfant en lui cachant la figure sous le drap, et, après avoir donné deux ou trois coups à l’oreiller d’un air courroucé, elle croisa les bras et s’assit devant le feu qu’elle regarda sans bouger tout le reste de la soirée.

Le petit Paul qui avait déjà, comme disent les nourrices, beaucoup de connaissance pour son âge, prit aussi peu de connaissance de ce qui se passait là autour de lui que des préparatifs de son baptême, fixé au surlendemain. Ces préparatifs se faisaient cependant autour de lui en toute hâte ; on s’occupait de sa robe, de celle de sa sœur, et des vêtements de la nourrice et de Suzanne avec une grande activité. Le matin même du baptême, Paul sembla comprendre fort peu l’importance de la cérémonie ; il dormit au contraire plus que de coutume, et parut même trouver mauvais, contre son habitude, qu’on l’habillât pour sortir.

C’était un jour d’automne, gris de fer ; le vent soufflait de l’est, froid et pénétrant ; le temps était en harmonie avec les préparatifs. M. Dombey représentait le vent, l’ombre, l’automne du baptême. Il était dans son cabinet, attendant son monde, sombre et froid comme le temps, et quand il tournait ses yeux vers les arbres du petit jardin, leurs feuilles jaunes et noires se détachaient et voltigeaient, comme flétries et desséchées par son regard.

Ouf ! et les chambres, comme elles étaient sombres et froides ! elles semblaient être en deuil comme les habitants de la maison. Les livres soigneusement serrés sur leurs rayons par rang de taille, et alignés comme des soldats, paraissaient n’avoir, sous leurs uniformes durs, froids, glacés, qu’un sentiment, celui du froid. La bibliothèque vitrée, hermétiquement fermée, éloignait toute idée de familiarité. Sur le haut, un buste en bronze de M. Pitt, dépouillé de son auréole céleste, ressemblait plutôt à un enchanteur maure préposé à la garde de ce trésor inviolable. À chaque coin une urne poudreuse, trouvée dans quelque tombe antique, annonçait la désolation et la mort, comme du haut d’une chaire. La glace de la cheminée réfléchissait du même coup le visage et le portrait de M. Dombey accablé sous le poids de ses pensées mélancoliques.

Plus que tout le reste, la pelle et la pincette, le tisonnier et le garde-feu, froids et roides, auraient pu faire valoir un certain degré de parenté avec M. Dombey qui attendait, dans son habit bien boutonné, avec sa cravate blanche, sa lourde chaîne et ses bottes craquantes, M. et Mme Chick, ses témoins légaux. Bientôt ils se présentèrent.

« Mon cher Paul, dit tout bas Mme Chick à son frère en l’embrassant, c’est le prélude, je l’espère, de bien des jours de bonheur !

— Je vous remercie, Louisa, répondit M. Dombey d’un ton glacial. Comment vous portez-vous, monsieur Jean ?

— Et vous, monsieur ? » répondit M. Chick.

Il tendit la main à M. Dombey avec aussi peu d’empressement que s’il eût craint une secousse électrique ; M. Dombey la reçut comme il eût fait d’un poisson ou d’une plante marine, ou de toute autre substance visqueuse, et la lui rendit aussitôt avec une politesse plus affectée qu’affectueuse.

« Peut-être, Louisa, auriez-vous été bien aise de trouver ici du feu ? dit M. Dombey en tournant sa tête dans sa cravate, comme le pivot d’une porte tourne sur sa crapaudine.

— Oh ! non, mon cher Paul, répondit Mme Chick, qui avait peine à empêcher ses dents de claquer, pour moi, c’est inutile.

— Et vous, monsieur Jean, vous ne craignez pas le froid ? »

M. Jean avait enfoncé ses mains dans ses poches pour les préserver des engelures, et allait commencer ce fameux refrain qui avait si fort offensé Mme Chick dans une autre occasion, mais il se hâta de répondre qu’il se trouvait parfaitement bien. Cependant il fredonnait déjà les premières notes de sa chanson favorite, quand il fut heureusement interrompu par Towlinson qui annonça :

« Miss Tox ! »

On vit alors entrer cette belle enchanteresse, avec un nez bleu et la figure gelée, grâce à la légèreté de sa toilette, aux flots de gaze, de dentelles et de rubans dont elle s’était inondée pour faire honneur à la cérémonie.

« Comment vous portez-vous, miss Tox ? » dit M. Dombey.

Et comme il avait fait quelques pas pour venir à sa rencontre, miss Tox, pour reconnaître cette marque de distinction, disparut un moment, dans une profonde révérence, au milieu de ses flots de gaze. On eût dit une de ces lorgnettes de théâtre, qui rentrent en elles-mêmes, pour se fermer.

« Je n’oublierai jamais, monsieur, dit miss Tox de sa voix la plus douce, l’honneur que vous me faites aujourd’hui. En vérité, ma chère Louisa, je ne sais si je rêve ! »

Ce qui n’était certainement pas un rêve pour miss Tox, c’était le froid qu’elle ressentait. Aussi saisit-elle avec empressement la première occasion qui se présenta de frotter en cachette le bout de son nez avec son mouchoir pour rétablir la circulation, tant elle craignait que sa température, au-dessous de zéro, n’affectât désagréablement le petit Paul, quand elle irait l’embrasser.

L’enfant parut bientôt, porté en triomphe par Richard, pendant que la petite Florence, sous la garde de son infatigable constable, Suzanne Nipper, fermait la marche. Quoique bonnes et enfants eussent revêtu ce jour-là des vêtements de deuil moins sérieux, la vue de ces deux petits êtres, privés de leur mère, ne pouvait guère égayer la réunion. Paul, aussitôt entré, se mit à pleurer (le nez de miss Tox en était sans doute la cause), comme pour arrêter M. Chick dans son désir maladroit de faire des amitiés à Florence. Car, il faut le dire, si M. Chick n’avait pas grand goût pour les Dombey, et cela peut-être parce qu’ayant l’honneur d’être uni à une Dombey, il n’en savait que mieux ce qu’il fallait penser des perfections de la famille, néanmoins il aimait sincèrement Florence, il le témoignait volontiers, et il allait le prouver encore à sa manière, quand il entendit le petit Paul crier, et fut retenu à temps par sa femme.

« Allons, petite Florence, dit la tante vivement, que faites-vous là ? Montrez-vous à votre petit frère. Occupez-le, ma chère ! »

Si la température avait pu devenir plus froide, elle se serait abaissée au moment où M. Dombey, de son air glacial, s’arrêta pour regarder sa petite fille ; car Florence, en frappant dans ses mains, et en s’avançant sur la pointe des pieds jusqu’au trône de son fils et de son héritier, le força malgré lui de descendre de son piédestal et de lui accorder un moment d’attention. Richard, par quelques mouvements adroits, aidait au coup de théâtre ; mais M. Dombey baissa les yeux et se tut. Quand Florence se cachait derrière Polly, l’enfant la suivait du regard, et, quand elle s’élançait vers lui avec un cri joyeux, il se serrait contre sa nourrice et se rejetait en arrière en riant aux éclats ; puis, lorsque Florence le couvrait de baisers, il semblait, avec ses petites mains, vouloir caresser les boucles de cheveux de sa sœur.

M. Dombey était-il content de voir tout cela ? Son visage ne trahit du moins aucun plaisir, pas un nerf ne se détendit ; mais il est vrai qu’on devinait rarement, d’après l’expression de sa physionomie, le fond de sa pensée. Si quelque faible rayon de soleil pénétra dans la chambre et vint égayer les jeux des deux enfants, il n’alla pas jusqu’à lui. Son regard était si froid, si sévère, qu’il dissipait à l’instant la lueur douce et brillante qui animait les yeux riants de la petite Florence, lorsqu’elle finissait par rencontrer les siens.

C’était bien en vérité un jour d’automne gris et sombre, et, pendant les quelques minutes de silence qui suivirent, les feuilles tombaient tristement.

« Monsieur Jean, dit M. Dombey après avoir jeté un coup d’œil sur sa montre, et prenant ses gants et son chapeau, veuillez, je vous prie, offrir votre bras à ma sœur, le mien appartient aujourd’hui à miss Tox… Richard, passez devant nous avec M. Paul et prenez bien garde. »

Dombey et fils, miss Tox, Mme Chick, Richard et Florence, prirent place dans la voiture de M. Dombey. Celle qui suivait appartenait à M. Chick, qui s’y installa avec Suzanne Nipper. Tout le temps du trajet, la petite bonne eut le nez à la fenêtre, pour ne pas se trouver dans un tête-à-tête embarrassant avec la grosse figure de ce gentleman, s’imaginant toujours, au moindre froissement, qu’il arrangeait dans un morceau de papier une pièce de monnaie pour la lui offrir.

Une fois en route pour l’église, M. Dombey frappa dans ses mains pour amuser son fils, preuve de tendresse paternelle tout à fait touchante, dont miss Tox se montra enchantée. Mais, à part ce petit incident, la seule différence remarquable entre le baptême et un enterrement, consistait dans la couleur des voitures et des chevaux.

À la porte de l’église, on fut reçu par un énorme suisse. M. Dombey descendit le premier pour présenter la main aux dames, et parut comme un second suisse près du marche-pied de la voiture : moins chamarré que l’autre, mais plus effrayant : le suisse de la vie intime, le suisse de nos intérêts et de nos sentiments.

La main de miss Tox trembla, quand elle l’eut glissée dans le bras de M. Dombey pour monter les degrés, et qu’elle entra dans l’église, précédée d’un chapeau à trois cornes et d’un collet à triple étage. On eût cru un moment qu’il s’agissait d’une autre cérémonie solennelle :

« Lucrèce, consentez-vous à prendre cet homme pour époux ? – Oui, j’y consens.

— Veuillez éloigner l’enfant du courant d’air, dit tout bas le suisse en ouvrant la seconde porte de l’église. »

Le petit Paul en effet aurait pu dire comme Hamlet : « Vais-je dans ma tombe ? » tant l’église était humide et froide. La chaire et le pupitre, recouverts de leurs linceuls, la triste perspective des bancs vides qui s’étendaient sous les galeries, des gradins vides aussi, entassés jusqu’au haut des voûtes et perdus dans l’ombre du grand orgue solitaire ; les nattes poudreuses et les dalles froides ; les chaises vacantes dans les bas côtés ; le coin humide auprès de la corde du sonneur, où étaient remisés les noirs tréteaux pour les funérailles ; des pelles, des paniers, des bouts de cordes, usés par le frottement des bières qu’elles avaient descendues dans les tombes ; une odeur lourde, épaisse, fétide ; un jour blafard et cadavéreux ; tout était à l’unisson. C’était une scène froide et triste.

« Voici un mariage, monsieur, dit le suisse, mais ce ne sera pas long. Veuillez entrer dans la sacristie. »

Et le suisse, avant de s’éloigner pour se mettre à la tête des mariés, fit à M. Dombey un salut accompagné d’un demi-sourire, qui voulait dire : « Je me rappelle avoir eu le plaisir de vous servir déjà, M. Dombey, le jour de l’enterrement de madame votre épouse ; j’espère que, depuis ce temps-là, vous vous êtes consolé. »

Le mariage même paraissait assez triste en s’avançant à l’autel. La mariée était trop vieille et le marié trop jeune. Un dandy grisonnant et borgne, mais qui cachait son mauvais œil sous un lorgnon, conduisait la mariée, que les parents et amis suivaient en grelottant. Il y avait du feu dans la sacristie, mais il fumait. Un vieux clerc de procureur, surchargé de besogne, mais non pas d’émoluments, à la recherche d’un renseignement, parcourait du doigt les feuilles de parchemin d’un immense registre, compagnon de beaucoup d’autres tout à fait semblables, remplis comme lui de décès. Au-dessus de la cheminée était un plan en relief des voûtes souterraines de l’église. M. Chick, qui, pour distraire la société, lisait la liste des ayants droit qui les occupaient, lut tout du long jusqu’à la tombe de Mme Dombey, inclusivement, avant d’avoir pu s’arrêter.

On garda quelques moments un silence pénible ; puis une petite vieille, affligée d’un asthme et employée comme ouvreuse des bancs, qui semblait là pour sa commodité, parce qu’elle n’avait pas loin pour passer de l’église au cimetière, vint avertir la famille de se rendre aux fonts baptismaux. On attendit quelque temps pour laisser enregistrer le mariage, et la petite vieille poussive, désirant attirer l’attention des mariés, descendit jusqu’au bas de l’église en toussant comme un bœuf.

Alors le clerc, le seul être entre tous qui eut la mine assez réjouie, ce qui ne l’empêchait pas d’être entrepreneur des pompes funèbres, arriva, portant une grande cruche d’eau chaude qu’il versa sur les fonts pour les dégeler, ce que n’auraient pu faire, malgré tout, des millions d’hectolitres d’eau bouillante. Le prêtre, jeune et aimable ministre à la figure béate, mais visiblement effrayé à la vue de l’enfant, parut ensuite comme ces grandes figures toutes vêtues de blanc, qui sont les personnages principaux des contes de revenants. À sa vue, Paul poussa des cris perçants, et ce fut seulement quand on le crut suffoqué, tant il était noir, qu’il commença à se calmer.

Cependant, bien qu’on se trouvât heureux de voir cesser de tels cris, il fallut se résigner, tout le temps que dura la cérémonie, à entendre l’enfant pleurer et gémir, pour s’apaiser un moment et pousser bientôt de nouveaux cris, sans qu’il fût possible de le faire taire. Cette fâcheuse disposition troubla tellement les dames, que Mme Chick passa son temps à envoyer à droite et gauche la loueuse de chaises pour savoir ce qui se passait, pendant que miss Tox, ayant ouvert son livre de prières à la page de la conspiration des poudres, lisait, sans y songer, l’office spécial de cet anniversaire.

Quant à M. Dombey, pendant la cérémonie, on le vit conserver le même calme et la même dignité impassibles ; il faut croire qu’il refroidissait même l’air environnant ; car l’haleine du jeune prêtre sortait de sa bouche à l’état de vapeur. Une seule fois la sévérité de son visage changea d’expression. Le prêtre lisant, comme c’est l’usage, la dernière exhortation concernant les droits que les parrains exercent sur leurs filleuls, tourna les yeux vers M. Chick ; le regard majestueux de M. Dombey sembla dire : « Par exemple, je voudrais bien voir ça. »

Il aurait mieux valu que M. Dombey songeât un peu moins à sa dignité et un peu plus à l’importance de cette cérémonie à laquelle il prenait part avec tant de roideur et de solennité. Son arrogance contrastait étrangement avec l’humilité du sacrement.

Quand tout fut terminé, M. Dombey offrit de nouveau son bras à miss Tox et la reconduisit dans la sacristie. Là, il adressa quelques mots de politesse au jeune prêtre, lui disant que c’eût été pour lui un véritable honneur de le recevoir à dîner, si le malheur, qui venait de le frapper, ne lui eût interdit toute espèce de réjouissance. Le registre signé, et les frais payés, on sortit de l’église, sans oublier l’ouvreuse, dont la toux venait de recommencer de plus belle, ni le suisse, ni le sacristain, qui se trouvait sur les marches par le plus grand des hasards, ayant l’air de consulter la girouette pour s’assurer du temps. Puis on remonta en voiture et l’on arriva à la maison aussi triste qu’on en était sorti.

Là, on retrouva M. Pitt qui faisait la moue à un déjeuner froid, que le luxe des cristaux et de la vaisselle d’argent avait rendu plus froid encore. C’était plutôt un repas mortuaire qu’une collation de famille. Miss Tox, en arrivant, tira de sa poche une timbale pour son filleul, et M. Chick un étui, contenant une cuiller, une fourchette et un couteau ; M. Dombey, de son côté, présenta un bracelet à miss Tox, qui le reçut avec tous les signes d’une émotion tendre.

« Monsieur Jean, dit M. Dombey, veuillez vous placer là-bas, au bout de la table. Qu’avez-vous là devant vous, monsieur Jean ?

— Un morceau de veau froid, répondit Chick en frottant vigoureusement ses mains engourdies ; et vous, monsieur, qu’avez-vous ?

— Voici, je crois, une tête de veau froide ; ici, ce sont des volailles en daube, un jambon, des pâtés, de la salade, un homard.

— Miss Tox me fera-t-elle l’honneur d’accepter un peu de vin ? Du champagne à miss Tox. »

Tout était froid à donner des rages de dents. Le vin était glacé au point que miss Tox ne put retenir un petit cri qu’elle eut grand’peine à changer en un hem ! de réparation. Quant au morceau de veau, dont M. Chick s’était coupé une tranche, il fallait qu’il sortît apparemment d’un garde-manger bien exposé à l’air, car dès la première bouchée, le cher monsieur frissonna de la tête aux pieds.

M. Dombey seul restait impassible. On aurait pu l’accrocher pour l’exposer dans une foire russe, comme un échantillon de gentleman à la glace.

Mme Chick elle-même, tant le froid la gagnait, ne trouvait plus un mot de compliment et la moindre douceur à dire. Tout ce qu’elle pouvait faire était de ne pas paraître gelée tandis qu’elle grelottait intérieurement.

Après un long silence, M. Chick fit un effort désespéré pour se dégourdir, et, remplissant un verre de Xérès :

« Monsieur, dit-il, je boirai si vous voulez bien me le permettre, à la santé du petit Paul !

— Puisse-t-il être heureux ! dit miss Tox, en humectant ses lèvres.

— Cher petit Dombey ! murmura Mme Chick.

— Monsieur Jean, dit M. Dombey, d’un air froid et sévère, si mon fils pouvait comprendre l’honneur que vous venez de lui faire, il vous exprimerait, sans aucun doute, sa reconnaissance. Quand le temps sera venu, j’espère qu’il se montrera digne des dispositions bienveillantes de ses parents ou amis, dans la vie privée, et qu’il sera à la hauteur des devoirs sérieux que notre position dans la vie publique pourra lui imposer. »

Ces paroles furent prononcées d’un ton qui ne permettait aucune réflexion, et M. Chick retomba dans son abattement et dans son silence. Il n’en fut pas de même de miss Tox qui avait écouté M. Dombey avec une attention encore plus marquée que de coutume, la tête penchée d’un côté, dans une muette admiration. Elle s’appuya sur la table et dit tout bas à Mme Chick :

« Louisa !

— Ma chère ? répondit Mme Chick.

— Il sera à la hauteur des devoirs sérieux que notre position pourra… La véritable expression m’échappe.

— Pourra lui proposer, dit Mme Chick.

— Oh ! non, ma chère, reprit miss Tox. Pardonnez-moi, ce n’est pas cela. Le mot était plus fort, plus expressif. Il sera à la hauteur des devoirs sérieux que notre position dans la vie publique, pourra… pourra… Ah ! j’y suis, pourra lui imposer !

— Oui, c’est vrai, dit Mme Chick, c’est bien cela ! »

Miss Tox frappa doucement ses mains délicates l’une contre l’autre, en signe de triomphe, et ajouta en levant les yeux au ciel :

« C’est vraiment de l’éloquence ! »

Pendant ce petit colloque, M. Dombey avait donné quelques ordres concernant Richard. Elle parut bientôt sans l’enfant et fit la révérence. Le petit Paul, après les fatigues de la journée, s’était endormi profondément. M. Dombey, ayant versé un verre de vin à cette vassale importante, lui adressa ces mots pendant que miss Tox, penchant sa tête à l’avance, prenait toutes ses dispositions pour ne rien oublier cette fois.

« Richard, depuis six mois à peu près que vous êtes entrée dans cette maison, vous avez fait votre devoir. Désirant, à l’occasion du baptême, faire quelque chose pour vous, je me suis consulté avec ma sœur, madame…

— Chick, se permit de dire le personnage de ce nom.

— Oh ! silence, s’il vous plaît, dit miss Tox.

— Je voulais vous dire, Richard, reprit M. Dombey en lançant un regard terrible à M. Jean, que je fus bientôt fixé. Je me rappelai la conversation que j’avais eue avec votre mari, dans cette chambre même, au moment où je vous retins à mon service. Il m’avait avoué dans quel triste état d’ignorance vous étiez tous plongés, lui le premier. »

Richard baissa timidement les yeux sous ce reproche exprimé avec tant de magnificence.

« Je suis loin, continua M. Dombey, de partager l’opinion des personnes qui veulent niveler les sentiments en donnant à tous la même éducation. Mais je crois nécessaire que les classes inférieures apprennent à connaître le rôle qu’elles ont à remplir dans la société, et à s’y conduire comme il faut. J’approuve donc les écoles dans cette mesure. J’ai le droit de placer un enfant dans un établissement ancien et qui a tiré d’une corporation respectable son nom de Charitables Rémouleurs. Dans cette maison, on ne se contente pas seulement de donner aux enfants l’éducation qu’ils trouvent dans les écoles, mais ils sont habillés aux frais de la société, et on leur donne en entrant un uniforme avec une plaque numérotée. Après avoir fait connaître mon dessein à votre famille, grâce à la complaisance de Mme Chick, j’ai fait choix de votre fils aîné pour remplir la place vacante. Aujourd’hui même, m’a-t-on dit, il a dû prendre l’habit. Le numéro de son fils, dit M. Dombey en se tournant vers sa sœur et parlant de l’enfant comme il eût fait d’un fiacre, est 147. Louisa, vous pouvez le lui dire.

— 147, dit Mme Chick. L’uniforme, Richard, est propre et chaud ; l’habit est à longs pans, en drap bleu, comme la casquette, le tout orné de galons jaune orange. Des bas de laine rouge tricotés, bien épais, et une forte culotte de peau. Vraiment, dit Mme Chick enthousiasmée, on porterait soi-même ces vêtements avec reconnaissance.

— Eh ! bien, Richard, dit miss Tox, vous devez être fière ! Les Charitables Rémouleurs !

— Monsieur, dit Richard d’une voix étouffée, je vous suis bien reconnaissante d’avoir pensé à mes petits enfants. »

Mais au même moment il lui sembla voir son petit Biler en charitable rémouleur, ses petites jambes emprisonnées dans le solide vêtement dépeint par Mme Chick et des larmes humectèrent ses yeux.

« Je suis heureuse, Richard, dit miss Tox, de voir que vous sentez ce que l’on a fait pour vous.

— Cela fait espérer, dit Mme Chick qui se flattait de connaître à fond la nature humaine, qu’on peut encore trouver dans le monde quelque étincelle de reconnaissance et de sensibilité. »

Richard répondit à ces compliments en faisant une révérence et en balbutiant quelques mots de remercîments ; mais comme l’image de son premier-né, mis en culotte courte dans un âge si tendre, lui troublait l’esprit, elle s’approcha insensiblement de la porte et fut tout heureuse de se trouver dehors.

L’espèce de dégel qu’avait produit son entrée ne dura pas longtemps ; le froid reprit bientôt, plus vif et plus piquant, lorsqu’elle eut disparu. Deux ou trois fois, M. Chick, au bout de la table, fredonna les premières mesures d’un grand air ; ce n’était plus son joyeux refrain accoutumé, mais bien un morceau de la Marche funèbre de Saül. La société évidemment allait passer à l’état de glaçons, comme tous les mots disposés sur la table. Mme Chick lança un coup d’œil à miss Tox, celle-ci le lui rendit, et toutes deux, s’étant levées en même temps, trouvèrent qu’il était l’heure de se retirer. M. Dombey reçut cet avis avec une parfaite égalité d’humeur.

Elles prirent congé de lui et sortirent sous la protection de M. Chick. On n’eut pas plutôt quitté la maison où M. Dombey se retrouvait dans sa solitude habituelle, que M. Chick enfonça ses deux mains dans ses poches, se renversa dans la voiture et se mit à siffler tout du long un air de chasse avec une telle expression de défi sombre et terrible, que Mme Chick n’osa ni protester, ni le contrarier.

Richard tout en tenant sur ses genoux le petit Paul n’oubliait pas son premier-né. Elle sentait qu’il y avait de l’ingratitude à ne pas être plus gaie ; mais la journée avait été si triste qu’elle voyait tout en noir, même les Charitables Rémouleurs. Elle avait toujours devant les yeux cette plaque d’étain, ce n° 147, comme une preuve de la régularité et de la sévérité de cette institution. Elle s’attendrissait aussi en pensant aux pauvres petites jambes de Biler, dont le spectre en uniforme la poursuivait malgré elle.

« Je ne sais ce que je donnerais pour voir le pauvre petit, avant qu’il y soit habitué ! dit Polly.

— Eh mais ! madame Richard, dit Suzanne qui était sa confidente, savez-vous, il faut vous contenter et aller le voir.

— M. Dombey ne le voudrait pas, dit Polly.

— Oh ! vous croyez, madame Richard, dit Suzanne, mais peut-être bien qu’il le permettrait, si on lui en parlait ?

— Ce ne serait toujours pas vous, je suppose, dit Polly, qui lui demanderiez cette permission ?

— Ma foi ! non, madame Richard, répliqua Suzanne. Je sais que Tox et Chick, nos deux espions, ne seront pas de garde demain ; si vous voulez, nous irons nous promener dans la matinée avec Mlle Florence, et vraiment, madame Richard, la promenade ne peut toujours pas être plus désagréable que celle que nous faisons ordinairement sur les trottoirs. »

Polly éloigna d’abord cette pensée énergiquement ; puis elle y revint, s’y habitua peu à peu, en se représentant de plus en plus distinctement ses enfants, sa maison, tout ce qu’on lui avait interdit. À la fin, pensant qu’il n’y avait pas grand mal à aller jusqu’à la porte, elle consentit à la proposition de Suzanne.

L’affaire étant bien convenue, le petit Paul se mit à pleurer de la façon la plus piteuse, comme s’il eût prévu qu’il n’en résulterait rien de bon.

« Qu’a donc le petit ? demanda Suzanne.

— Je crois qu’il a froid, » dit Polly, en se promenant de long en large dans la chambre pour le calmer.

C’était vraiment une sombre soirée d’automne, et tout en allant et venant pour apaiser l’enfant, elle vit, à travers les croisées, les feuilles tomber une à une et serra le petit Paul plus fortement contre son cœur.

Chapitre VI. Paul fait une seconde perte. §

Le lendemain matin, Polly était agitée par de tels pressentiments que, malgré les continuelles instigations de la petite bonne aux yeux noirs, elle aurait renoncé à l’escapade projetée, préférant adresser une requête dans les formes pour obtenir la permission de voir le n° 147, sous le toit redoutable du terrible M. Dombey. Mais Suzanne, qui, semblable à Tony Dumpkin, supportait avec courage les désappointements des autres, sans vouloir jamais éprouver elle-même la moindre contrariété, ne partageait pas cet avis. Elle eut recours à une foule de petites raisons plus ingénieuses les unes que les autres pour décider l’irrésolution de Polly et pour faire ressortir tous les avantages de leur premier projet. Elle l’emporta ; et à peine M. Dombey eut-il tourné le dos pour se diriger de son pas majestueux vers ses bureaux de la Cité, selon sa coutume de chaque jour, que le petit Paul se trouvait, sans le savoir, sur la route de Staggs-Gardens.

Ce petit endroit, dont le nom est si doux à prononcer, était situé dans un des faubourgs de Londres, appelé par les habitants de Staggs-Gardens, cité Camberling. Sur le plan de Londres que l’on voit imprimé avec une liste de renvois très-commodes et très-agréables sur les mouchoirs de poche, ce nom se trouve abrégé, avec quelque apparence de raison, en celui de cité Cambden. C’est là que les deux bonnes, ayant avec elles chacune leur enfant, dirigèrent leurs pas. Richard portait Paul, et Suzanne tenait par la main la petite Florence qu’elle bousculait et tiraillait de temps en temps, quand elle le jugeait nécessaire.

À cette époque, une secousse violente avait bouleversé jusque dans leurs profondeurs tous les terrains du voisinage. De tous côtés se voyaient des traces de destruction ; des maisons renversées, des rues coupées brusquement et interceptées par les décombres, des excavations et des tranchées profondes ; d’énormes amas de terre et d’argile rejetés de côté, des habitations minées et menaçant ruine, étayées par de grosses poutres. Ici, un chaos de charrettes entassées les unes sur les autres, toutes droites, ou renversées sens dessus dessous, au pied d’un monticule nouvellement formé. Là, du fer, en quantité, gisait tout rouillé dans une espèce de mare accidentelle. Partout des ponts qui n’aboutissaient nulle part, des passages devenus des impasses ; des cheminées, vraies tours de Babel, qui n’avaient pas la moitié de leur hauteur ; des baraques, des enclos provisoires, construits dans les endroits les moins favorables ; des crevasses de maisons en lambeaux, des fragments de murs et d’arcades inachevés ; des monceaux de poutres, de charpentes et de briques dans un affreux pêle-mêle ; des grues gigantesques, des cabestans sans emploi ; de tous côtés, des constructions commencées ou à peine ébauchées, tantôt enfouies sous terre et demandant de l’air, tantôt plongeant dans l’eau et aussi incompréhensibles qu’un rêve. Les jets d’eau chaude, les feux ardents, compagnons ordinaires des tremblements de terre, venaient ajouter à la confusion de ce tableau. De l’eau bouillante sifflait et écumait près des murs en ruines, d’où s’échappaient aussi parfois des étincelles et des flammes brillantes ; et des montagnes de cendres, sans respect pour les usages du pays, avaient supprimé les droits de passage.

Bref, c’était le chemin de fer, encore ébauché seulement et loin d’être ouvert au public, qui était en cours d’exécution. Au milieu de cet horrible désordre, il commençait à prendre tournure et avançait tous les jours, entraîné par la marche puissante de la civilisation et du progrès.

Pourtant, dans le voisinage, on doutait encore du succès du chemin de fer. Un ou deux hardis spéculateurs avaient projeté des rues ; un autre en avait tracé, construit une petite ; mais, devant ces masses d’argile et de cendres, il s’était arrêté, se demandant s’il devait continuer. Une taverne toute neuve, dont les murs étaient encore humides et la peinture toute fraîche et qui n’avait pas le moindre vis-à-vis, avait pris pour enseigne Aux Armes du chemin de fer ; l’entreprise était périlleuse, peut-être, mais le propriétaire espérait vendre à boire aux ouvriers. Un petit cabaret était devenu le Rendez-vous des terrassiers ; le vieil établissement du Jambon et du bœuf s’était transformé en Restaurant du chemin de fer et offrait chaque jour à ses habitués un rôti de porc frais. Toutes ces spéculations prenaient leur origine dans les mêmes motifs d’intérêt. Les logeurs en garni auraient pu réussir aussi, mais, vu l’état misérable de la population, ils n’espéraient pas grand succès. La confiance venait lentement. Ce n’était, autour du chemin de fer que champs incultes, étables à vache, tas de fumier, monceaux d’ordures, fossés, petits jardins, vide-bouteilles, terrains à battre les tapis. Suivant la saison, des écailles d’huîtres, des carcasses de homards, et en tout temps des pots cassés, des choux pourris envahissaient les hauteurs. Des poteaux, des rails, de vieilles barrières destinées à faire respecter la propriété, des maisons de triste apparence vues par derrière, quelques arbres rabougris regardaient ces travaux toute la journée avec un air de curiosité moqueuse. Enfin on n’en attendait rien de bon ; et si le vaste et misérable terrain qui l’avoisinait avait pu rire, il s’en serait donné tout à son aise, avec ses misérables habitants pour se moquer lui-même de l’entreprise.

Staggs-Gardens était des plus incrédules. C’était une rangée de petites maisons, entourées de petits morceaux de terrains malpropres par-devant ; les uns défendus par de vieilles portes, les autres par des douves, par des lambeaux de toile goudronnée ou par des fagots, et dont les crevasses étaient bouchées par de vieilles marmites sans fond ou par des garde-feu usés jusqu’à l’âme. C’était dans ces petits enclos que les habitants de Staggs-Gardens cultivaient des haricots rouges, nourrissaient des lapins et des poules, construisaient de petites maisonnettes en planches pourries (dont l’une, par exemple, était un vieux bateau), étendaient leur linge et fumaient leur pipe. Quelques personnes pensaient que Staggs-Gardens tirait son nom d’un capitaliste, un certain M. Staggs, mort depuis de longues années, et qui avait bâti ce quartier pour son agrément particulier. D’autres, qui avaient les goûts naturellement champêtres, prétendaient que l’origine en devait remonter au temps où les troupeaux de daims, de biches et de cerfs, sous le nom général de Staggs, avaient fréquenté ces lieux ombragés. Quoi qu’il en soit, Staggs-Gardens était regardé par ses habitants comme un lieu sacré que les chemins de fer devaient respecter. Chacun était si persuadé qu’il survivrait à toutes ces inventions ridicules, que le maître ramoneur du coin, le grand politique de l’endroit, annonça officiellement ses projets. « Le jour de l’inauguration du chemin de fer, dit-il, si jamais il est inauguré, je ferai monter deux de mes petits drôles dans les tuyaux pour narguer de là, à cheval sur la cheminée, par les plus sanglantes railleries, l’échec complet de l’entreprise. »

C’est vers ce lieu profané, dont le nom même avait été jusque-là caché avec tant de soin à M. Dombey par sa sœur, que le petit Paul se trouvait conduit par le destin et par Richard.

« Voici ma maison, Suzanne, dit Polly, en la lui montrant du doigt.

— Vraiment ! madame Richard, dit Suzanne, d’un ton de protection.

— Et je vois à la porte ma sœur Jemima ; oh ! oui, c’est bien elle, s’écria Polly ; elle tient dans ses bras mon cher petit enfant. »

Cette vue donna des ailes à Polly ; en un instant, elle franchit l’espace qui la séparait de sa demeure, et, s’élançant vers Jemima, elle lui enleva son précieux fardeau, lui donna le sien, tout cela si promptement que Jemima stupéfaite regardait l’héritier des Dombey, comme s’il venait de lui tomber du ciel.

« Ah ! Polly, cria Jemima, comment ! c’est vous ? quel tour vous m’avez joué ! qui l’aurait cru ? Entrez donc, Polly, quelle bonne mine vous avez ! Les petits vont être fous de joie de vous revoir. Cela bien sûr. »

Jemima ne s’était pas trompée, à en juger par le tapage qu’ils firent. Ils se jetèrent sur Polly, la poussant, l’entraînant sur une chaise basse au coin de la cheminée, et là, sa bonne figure joufflue devint bientôt comme le cœur d’un bouquet de petites pommes d’api, dont les joues fraîches et roses, collées contre les siennes, prouvaient que tous étaient bien les fruits du même arbre.

Polly, de son côté, faisait presque autant de bruit, se donnait presque autant de mouvement que les enfants. Quand elle eut perdu la respiration que ses cheveux en désordre pendirent sur ses joues animées, que ses beaux vêtements de baptême furent à moitié défaits, le calme se rétablit un peu. Cependant, même alors, l’avant-dernier Toodle resta sur ses genoux, ses deux petits bras serrés fortement autour de son cou, pendant que le second Toodle, grimpant sur le dos de la chaise, faisait des efforts désespérés, une jambe en l’air, pour l’embrasser de côté.

« Tenez, voici une gentille petite demoiselle qui est venue pour vous voir, dit Polly. Regardez comme elle est sage, elle ? Elle est bien jolie, n’est-ce pas, la petite demoiselle ? »

À cet éloge, les yeux de tous les enfants se dirigèrent vers Florence, qui était restée à la porte, attentive à tout ce qui se passait. Par la même occasion, on se souvint fort heureusement de Mlle Nipper, qui commençait à trouver fort mauvais qu’on ne se fût pas encore occupé d’elle.

« Entrez donc, Suzanne, et asseyez-vous un instant, je vous en prie, dit Polly. Vous voyez, c’est ma sœur Jemima. Oh ! Jemima, je ne sais ce que j’aurais fait sans cette bonne Suzanne ; si je suis ici, c’est bien à elle que je le dois.

— Oh ! je vous en prie, mademoiselle Suzanne, asseyez-vous, dit Jemima. »

Suzanne se posa sur le coin d’une chaise, en se redressant et faisant mille façons.

« Jamais je n’ai vu personne avec autant de plaisir que je vous vois, mademoiselle Nipper, » dit Jemima.

Suzanne, un peu adoucie, s’enfonça un peu plus sur la chaise et sourit gracieusement.

« Dénouez les brides de votre chapeau et faites comme chez vous, mademoiselle Nipper, continua Jemima, en s’empressant autour d’elle ; vous n’êtes pas habituée à une aussi pauvre demeure, mais vous serez indulgente, n’est-ce pas ? »

La petite bonne aux yeux noirs fut si flattée de ces marques d’attention et de respect, qu’elle enleva la petite Toodle qui passait devant elle en courant, et la porta immédiatement jusqu’à Banbury-Cross.

« Mais où est Biler ? dit Polly. Mon pauvre petit garçon, je suis venue ici pour le voir avec son nouvel uniforme.

— Quel malheur ! cria Jemima, comme il va pleurer quand il saura que sa maman est venue ! Il est à l’école, Polly.

— Déjà parti !

— Oui, ma sœur. Il y est allé aujourd’hui pour la première fois, pour ne pas manquer de leçons ; mais il a congé à midi ; si vous pouviez attendre un peu, vous et Mlle Nipper, bien entendu, dit Jemima, se souvenant à temps de l’importance de la petite bonne aux yeux noirs.

— Et quel air a-t-il, Jemima, dans cet uniforme, le pauvre petit ? dit Polly tristement.

— Mais il est beaucoup mieux qu’on ne le croirait, répondit Jemima.

— Ah ! dit Polly tout émue, ses jambes sont si courtes !

— Elles sont courtes, c’est vrai, répondit Jemima, et cela se remarque surtout par derrière, mais elles grandiront Polly, tous les jours. »

C’était une perspective de consolation bien lente et bien tardive ; mais l’enjouement de Jemima et la bonté qu’elle y mettait, lui donnaient un nouveau prix. Après un moment de silence, Polly demanda d’un ton plus gai :

« Et papa ? chère Jemima, où est-il ? c’était sous cette dénomination patriarcale, que M. Toodle était généralement connu dans la famille.

— Oh ! mon Dieu, dit Jemima, encore une mauvaise chance ! Papa a emporté son dîner ce matin, et ne doit rentrer que ce soir. Mais il parle toujours de vous, Polly, il cause sans cesse de vous avec les enfants. Il est, ce qu’il a toujours été et ce qu’il sera toujours, le plus paisible, le plus patient, le plus doux caractère que l’on puisse voir.

— Merci, Jemima ! dit la simple Polly, toute fière de cet éloge, mais désappointée de l’absence de son mari.

— Oh ! ma sœur, reprit Jemima, en lui donnant un gros baiser, et faisant sauter gaiement dans ses bras le petit Paul, vous n’avez que faire de me remercier, ce que je dis de lui, je le dis et je le pense aussi de vous. »

Malgré le double désappointement, il était impossible de regretter une visite reçue avec de telles démonstrations de joie. Les deux sœurs causèrent de leurs projets, des affaires de famille, de Biler, de ses frères et de ses sœurs, pendant que la petite bonne, qui, plusieurs fois, était allée jusqu’à Banbury. Cross et en était revenue, faisait en règle la revue de tous les meubles ; tantôt elle s’arrêtait devant la grande horloge hollandaise, tantôt devant le buffet ; ou bien elle examinait avec curiosité un petit château, posé sur la cheminée, ayant des croisées vertes et rouges, et qu’on pouvait illuminer avec un bout de chandelle placé dans l’intérieur ; puis elle donnait toute son attention à deux petits chats de velours noir, tenant chacun à leur bouche un petit sac à ouvrage, objets que les habitants de Staggs-Gardens regardaient comme un prodige de l’art. La conversation devint bientôt générale, car on craignait que la petite bonne aux yeux noirs ne s’en allât tout d’un coup dans un moment d’ennui ou de mauvaise humeur. Suzanne alors raconta à Jemima, en abrégé, tout ce qu’elle savait sur M. Dombey, sur ses vues, sur sa famille et sur son caractère. Elle fit aussi un inventaire exact de toute sa garde-robe particulière, et entra dans quelques détails sur ses parents et amis. S’étant soulagée par ces confidences, elle accepta quelques crevettes et un verre de bière, et se sentit toute disposée à jurer à Jemima une amitié éternelle.

La petite Florence, de son côté, ne restait pas en arrière, et mettait à profit l’occasion. Conduite par les jeunes Toodle, qui lui montraient des champignons moisis et d’autres curiosités de la flore de Staggs-Gardens, elle consentit de tout son cœur à travailler avec eux à la construction d’une petite digue, tout autour d’une flaque d’eau sale, qui s’était formée dans un coin. Elle était tout entière à ce travail d’un nouveau genre, quand elle fut aperçue par Suzanne qui la cherchait. Celle-ci (tant était grand chez elle le sentiment du devoir, malgré l’influence adoucissante des crevettes) ne manqua pas d’adresser à la petite fille une verte remontrance, accentuée de quelques bonnes tapes, tout en lui lavant la figure et les mains. « Enfant dénaturée, disait-elle, vous ferez blanchir avant le temps les cheveux de tous vos parents en général, et vous les ferez mourir de chagrin. » Après un moment d’attente causée par un tête à tête entre Polly et Jemima, qui étaient montées à l’étage supérieur pour causer ménage, chacune reprit son enfant ; car Polly avait gardé tout le temps dans ses bras le petit Toodle, tandis que Jemima portait le petit Paul. Quand l’échange fut fait, les visiteuses firent leurs adieux.

Mais avant de quitter la maison, on envoya les deux Toodle, victimes d’une adroite supercherie, dépenser un gros sou chez un épicier du voisinage. Quand la place fut libre, Polly se sauva. Jemima, sur le seuil de la porte, lui cria que, si elles voulaient seulement faire un petit détour par City-Road, elles rencontreraient bien sûr Biler revenant de l’école.

« Pensez-vous que nous ayons le temps de passer par là, Suzanne ? demanda Polly, quand elles se furent arrêtées pour reprendre haleine.

— Pourquoi pas, madame Richard ? répondit Suzanne. C’est qu’il est bientôt l’heure du dîner, vous savez : » dit Polly.

Mais le léger à-compte qu’avait pris Suzanne l’avait rendue fort indifférente à cette grave considération ; elle n’y ajouta aucune importance, et il fut résolu qu’on ferait le petit détour.

Depuis la veille, l’existence du pauvre Biler était devenue un supplice, grâce à l’uniforme des Charitables Rémouleurs. C’était un habit que les polissons des rues avaient en horreur ; rien qu’en le voyant, ils ne pouvaient s’empêcher de se jeter sur le malheureux qui le portait, pour lui jouer les tours les plus indignes. Depuis que Biler était en uniforme, sa vie ressemblait bien plus à celle des premiers martyrs de la religion qu’à celle d’un innocent enfant du XIXe siècle. On lui lançait des pierres dans les rues ; on le traînait dans les ruisseaux ; on lui jetait de la boue ; on l’aplatissait contre les bornes. Le premier venu lui enlevait sa casquette jaune pour la jeter au vent. On ne se contentait pas seulement de se moquer verbalement de ses jambes de la façon la plus injurieuse, mais on en venait aux voies de fait, en les claquant, en les pinçant. Ce matin-là même, il avait reçu une bonne pochade, qu’il n’avait certes pas provoquée, et par contre coup, une bonne correction du maître pour arriver à l’école l’œil poché. Ce maître était un vieux Rémouleur de mœurs féroces, que l’on avait nommé maître d’école parce qu’il ne savait rien, qu’il n’était bon à rien, mais qu’il se servait fort habilement d’une canne terrible, dont la vue seule faisait trembler tous les marmots.

Le hasard voulut que Biler, pour rentrer chez lui, prît des rues désertes, se faufilât par de petits passages, par des chemins détournés, afin d’échapper à ses bourreaux ; mais, comme il était toujours forcé de déboucher à la grande rue, son mauvais destin le fit tomber au beau milieu d’une troupe de gamins, ayant à leur tête un féroce petit boucher, et qui n’attendaient qu’une occasion pour s’amuser à leur manière. À la vue d’un Charitable Rémouleur, bonne aubaine sur laquelle ils n’avaient pas compté, ils poussèrent un hourrah général et se ruèrent sur lui.

Mais le hasard voulut aussi qu’au même instant Polly, après une bonne heure de marche, regardait toujours devant elle, en commençant à se désespérer et disant que décidément il était inutile d’aller plus loin, l’aperçût tout à coup. Aussitôt, elle jette un grand cri, donne le jeune Dombey à la petite bonne et s’élance au secours de son infortuné Biler.

Les rencontres, comme les malheurs, arrivent rarement seuls. Suzanne, tout ébahie avec ses deux enfants, allait se faire écraser par une voiture, si quelques personnes ne l’eussent sauvée, avant qu’elle eût eu le temps de se reconnaître, et au même instant (c’était jour de marché), ce cri d’effroi retentit à ses oreilles : « Un taureau furieux ! un taureau furieux ! »

À la vue de l’horrible confusion, des gens courant çà et là en criant, de voitures lancées au galop, d’enfants se battant, de taureaux furieux accourant, de la bonne perdue au milieu de tous ces dangers, la petite Florence se mit à courir en poussant des cris horribles.

Elle courut aussi loin qu’elle le put, pressant Suzanne de faire comme elle ; puis, quand elle se fut arrêtée, désespérée d’avoir laissé Polly en arrière, elle s’aperçut, avec une terreur qu’on ne saurait décrire, qu’elle était tout à fait seule.

« Suzanne ! Suzanne ! cria Florence en joignant les mains avec les signes du plus violent désespoir ; oh ! mon Dieu ! où sont-elles ? où sont-elles ?

— Où sont-elles ? dit une vieille femme qui, tout en boitant, traversait la rue le plus vite possible. Pourquoi vous êtes-vous sauvée ?

— J’avais peur, dit Florence, je ne savais plus ce que je faisais. Je croyais qu’elles étaient avec moi. Où sont-elles ? où sont-elles ? »

La vieille la prit par le poignet et lui dit :

« Venez avec moi, je vais vous conduire. »

C’était une horrible vieille, avec le bord des yeux rouge et une bouche qui remuait et branlait d’elle-même sans qu’elle eût rien à dire. Elle était misérablement vêtue et portait sur son épaule quelques peaux de lapins. Sans doute, elle avait suivi Florence depuis quelque temps déjà, car elle était tout essoufflée, et les contorsions qu’elle faisait faire à son gosier et à sa figure jaune et ridée pour reprendre haleine, la rendaient plus hideuse encore.

Florence en avait peur et regardait en tremblant la rue dont elle avait presque atteint l’extrémité. C’était une rue peu fréquentée, plutôt même un chemin de derrière qu’une rue, et la vieille et la petite fille s’y trouvaient toutes seules.

« Il ne faut pas avoir peur, maintenant, dit la vieille en la serrant toujours fortement ; venez avec moi.

— Mais… je… je ne vous connais pas, moi. Comment vous appelez-vous ? demanda Florence.

— Madame Brown, dit la vieille ; la bonne madame Brown.

— Sont-elles près d’ici ? demanda Florence, qu’elle emmenait toujours.

— Suzanne n’est pas loin, et les autres l’accompagnent, répondit la bonne Mme Brown.

— Personne n’est blessé ? dit Florence.

— Point du tout, répondit la bonne Mme Brown. »

L’enfant pleura de joie en apprenant cette bonne nouvelle, et suivit la vieille sans résister. Cependant elle ne pouvait s’empêcher, tout en marchant, de regarder quelquefois à la dérobée cette figure, cette bouche surtout qui allait toujours son train, et se demandait quel air devait avoir la méchante Mme Brown, si la bonne était ainsi faite.

Elles n’avaient pas beaucoup marché, mais elles avaient passé par de mauvais chemins, tels que des champs, où l’on fait sécher les briques et les tuiles, quand la vieille entra dans une sale petite ruelle, dont les profondes ornières étaient comblées par la boue. Elle s’arrêta devant une méchante petite maison, aussi bien fermée que pouvait l’être une maison dont les murs étaient fendus et crevassés du haut en bas, ouvrit la porte avec une clef qu’elle prit dans son mauvais chapeau et poussa l’enfant dans une arrière-salle. Là se voyaient amoncelés des tas de chiffons de toutes couleurs, sur le carreau ; un tas de vieux os et un tas de cendre et de poussière passées au tamis ; mais de meubles, point. Quant aux murs et au plafond, ils étaient tout noirs.

L’enfant était si effrayée qu’on eût dit qu’elle allait s’évanouir.

« Allons, ne faites pas la bête, dit la bonne Mme Brown, en la secouant rudement pour la faire revenir à elle. Je ne vous ferai pas de mal, asseyez-vous sur les chiffons. »

Florence obéit en levant vers elle ses mains jointes comme pour l’implorer.

« Je ne vous garderai pas plus d’une heure, dit Mme Brown. Comprenez-vous ce que je vous dis ? »

L’enfant fit tout ce qu’elle put pour répondre et répondit à grand’peine « Oui.

— Eh bien ! reprit la bonne Mme Brown en s’asseyant de son côté sur le tas d’os, ne me mettez pas en colère. Si vous êtes sage, je vous répète que je ne vous ferai pas de mal ; mais si vous me mettez en colère, je vous tuerai. Savez-vous bien que je pourrais vous tuer n’importe quand, même chez vous, dans votre lit ? Voyons, maintenant, dites-moi votre nom, ce que vous êtes et tout ce qui s’ensuit. »

Les menaces et les promesses de la vieille, la crainte de la mettre en colère, l’habitude, rare chez un enfant, mais devenue chez Florence comme une seconde nature, de rester calme en réprimant ses sentiments, ses craintes, ses espérances, lui donna la force de répondre. Elle raconta donc sa petite histoire ou du moins tout ce qu’elle en savait. Mme Brown l’écouta attentivement jusqu’à la fin.

« Ainsi vous vous appelez Dombey, hein ? dit Mme Brown.

— Oui, madame.

— Il me faut cette jolie robe, mademoiselle Dombey, dit la bonne Mme Brown, et puis ce petit chapeau, un jupon ou deux, tout ce que vous pouvez retirer enfin. Allons, ôtez-moi ça bien vite.

Florence obéit, aussi vite que le lui permettaient ses mains tremblantes, fixant, tout le temps, ses yeux effrayés sur Mme Brown. Quand elle se fut dépouillée de tous les vêtements dont avait parlé la bonne dame, Mme Brown les tourna et retourna dans tous les sens et ne parut pas trop mécontente après cet examen, de leur valeur et de leur qualité.

« Hum ! dit-elle en toisant toute sa petite personne des pieds à la tête, je ne vois plus rien… Ah ! si fait, les souliers, mademoiselle Dombey, il me faut vos souliers. »

La pauvre petite Florence les ôta avec le même empressement, trop heureuse de trouver sur elle quelque moyen d’apaiser la bonne Mme Brown. La vieille remua alors le tas de chiffons, en tira quelques mauvais haillons qui devaient remplacer les vêtements de l’enfant, puis y joignit un manteau de petite fille, tout déchiré et en lambeaux, les restes d’un vieux chapeau tout usé qu’elle avait trouvé sans doute dans le ruisseau ou sur un tas d’ordures. Elle montra ensuite à Florence comment elle devait mettre ces gracieux vêtements ; et comme ces préparatifs semblaient le prélude de sa délivrance, l’enfant se soumit à tout, de meilleure grâce encore, s’il est possible.

En se hâtant d’attacher le chapeau, si l’on peut appeler chapeau ce quelque chose qui ressemblait plutôt à un coussinet pour porter un pot au lait, elle prit les cordons dans ses cheveux qui étaient très-longs et très-épais et ne put parvenir tout de suite à les démêler. La bonne Mme Brown tira de sa poche une grande paire de ciseaux et s’approcha de la petite fille dans un état d’excitation difficile à dépeindre.

« Vous ne pouviez pas me laisser tranquille, dit Mme Brown, quand je ne demandais plus rien, petite sotte !

— Oh ! pardon, pardon ! dit Florence ; toute palpitante de crainte, je ne savais pas ce que je faisais ; ce n’est pas ma faute.

— Ce n’est pas votre faute ! s’écria Mme Brown, c’est la mienne, peut-être ?… Par Dieu ! dit la vieille en passant et repassant sa main dans les longues boucles de cheveux de l’enfant avec une sorte de joie féroce, personne ne les coupera que moi, je veux en avoir l’étrenne. »

Florence fut si heureuse de voir qu’il ne s’agissait que de ses cheveux, quand elle avait pensé que Mme Brown en voulait à sa tête, sans témoigner ni crainte, ni résistance, elle leva seulement ses doux yeux vers cette bonne créature.

« Ah ! dit Mme Brown, si je ne me rappelais pas, par bonheur pour vous, une fille qui était fière aussi de ses beaux cheveux, et qui est bien loin par delà les mers à cette heure, j’aurais coupé toutes ces mèches-là. Elle est bien loin, bien loin ! »

Et Mme Brown poussa un gémissement, qui n’était rien moins que mélodieux ; mais, en même temps, elle avait agité ses longs bras maigres d’une façon si diabolique que ce gémissement plein d’une douleur désordonnée pénétra jusqu’au fond du cœur de Florence et la fit trembler de tous ses membres. Ce cri pourtant sauva ses beaux cheveux, car la vieille après avoir voltigé quelques instants autour d’elle, les ciseaux à la main, comme un papillon d’un nouveau genre, lui ordonna de cacher bien vite ses longues boucles sous son chapeau sans en laisser passer une qui pût la tenter. Après cette victoire remportée sur elle-même, Mme Brown reprit sa place sur le tas d’os et se mit à fumer un bout de pipe bien culottée, remuant tout le temps sa bouche et ses mandibules, comme si elle en mâchait le tuyau.

Quand elle eut fini sa pipe, elle mit sur l’épaule de l’enfant une peau de lapin, pour lui donner encore davantage l’air de sa compagne habituelle, puis elle lui dit qu’elle allait la conduire dans une grande rue, où elle pourrait demander son chemin aux passants pour retourner chez ses parents. Mais elle lui enjoignit, avec des menaces de prompte et terrible vengeance, dans le cas où elle lui désobéirait, de ne parler à personne et de ne pas quitter le coin de la rue où elle allait la laisser, avant d’avoir entendu sonner trois heures. Elle lui défendit en outre de chercher à rentrer à son propre domicile, qui pouvait être trop près pour Mme Brown ; c’était aux bureaux de M. Dombey, dans la cité, qu’elle devait se rendre directement. Pour donner plus de poids à ses instructions, Mme Brown ajouta qu’elle avait autour d’elle à sa disposition des yeux et des oreilles pour voir et entendre tout ce qu’elle ferait et tout ce qu’elle dirait. Florence promit d’observer fidèlement et scrupuleusement les ordres qui lui étaient donnés.

Enfin Mme Brown, passant en avant, conduisit sa petite compagne, méconnaissable sous ses haillons, à travers un labyrinthe de rues étroites, de petites ruelles, de sentiers détournés, d’allées sombres qui conduisaient, après bien des détours, devant une cour d’écurie avec une grande porte cochère au bout. On entendait de là le bruit, le mouvement d’une grande rue. Mme Brown indiqua la porte à Florence en lui disant qu’à trois heures sonnant, elle pourrait tourner à gauche ; puis après avoir encore, par un mouvement involontaire dont elle ne parut pas maîtresse, porté la main à ses cheveux, elle les tira en signe d’adieu, en lui disant qu’elle savait ce qu’elle avait à faire, qu’elle n’avait plus qu’à s’en aller, mais surtout de bien se rappeler qu’elle serait surveillée de près.

Le cœur plus léger, mais encore toute tremblante, Florence se sentit libre et courut au coin de la rue. Quand elle l’eut atteint, elle se retourna et vit la tête de la bonne Mme Brown qui se penchait pour la regarder, derrière les planches du passage où elle lui avait donné ses dernières instructions ; par la même occasion, elle put voir aussi le poing de la bonne dame qui la menaçait encore. Mais quoique bien souvent elle se retournât ensuite, à chaque minute peut-être, tant elle était poursuivie par le souvenir de la vieille, elle ne revit plus rien de Mme Brown.

Florence restait là, immobile, regardant le mouvement de la rue et sentant la peur la gagner de plus en plus ; elle pensait que les horloges s’étaient donné le mot pour ne plus jamais sonner trois heures. Enfin tous les clochers sonnèrent les trois coups de sa délivrance ; elle ne pouvait se tromper, il y en avait un tout près ; cependant elle parut hésiter ; elle regarda autour d’elle, fit quelques pas, revint en arrière, avança un peu plus loin pour revenir encore, dans la crainte de mécontenter les redoutables espions de Mme Brown ; mais enfin elle s’élança dans la direction indiquée, courant aussi vite que le lui permettaient ses mauvaises savates et serrant de toutes ses forces sa peau de lapin dans sa main.

Tout ce qu’elle savait des bureaux de son père, c’est qu’ils appartenaient à Dombey et fils, et qu’ils étaient très-connus, par leur importance, dans la cité ; elle ne pouvait donc que demander son chemin pour aller aux magasins de Dombey et fils, dans la cité ; mais comme elle avait peur des grandes personnes, elle s’adressait toujours à des enfants qui ne pouvaient guère la tirer d’embarras. Cependant à force de demander toujours sa route pour la cité, laissant de côté pour le moment la fin de la question, elle avançait peu à peu vers le centre de ce vaste quartier que gouverne le terrible lord maire.

Fatiguée de marcher, poussée et repoussée, étourdie par le bruit, par le mouvement, inquiète pour son frère et pour les deux femmes, tout agitée par la crainte de ne point retrouver sa maison, tremblant d’y rencontrer la figure irritée de son père lorsqu’il la verrait sous un pareil déguisement, la pauvre Florence songeait avec terreur à tout ce qui s’était passé, à ce qui se passait en ce moment et à ce qui l’attendait encore. Aussi, c’était les yeux tout pleins de larmes qu’elle continuait sa route, forcée souvent de s’arrêter pour pleurer amèrement, tant elle avait besoin de soulager son cœur qui débordait. Mais, sous ses mauvais haillons, bien peu de gens la remarquaient et ceux qui l’avaient regardée, pensant qu’on lui avait fait la leçon pour inspirer la pitié, continuaient leur route. Florence enfin, rappelant à son aide toute l’énergie, toute la force de caractère qu’une triste expérience lui avait données de bonne heure, songea au but qui était devant elle et le poursuivit résolument.

Il y avait bien deux heures que l’étrange aventure lui était arrivée, lorsque, fuyant une rue étroite, que des voitures et des charrettes remplissaient de bruit et de tapage elle se trouva sur une sorte de quai ou de débarcadère, au bord du fleuve. Elle vit des ballots, des tonneaux, des caisses encombrant le rivage ; une énorme balance en bois ; puis une petite maisonnette en planches, posée sur des roues et devant cette maisonnette un homme grand et robuste qui, tout en regardant les mâts et les navires, sifflait, la plume à l’oreille, les mains dans ses poches, comme un homme qui a fini sa journée.

« Allons, dit-il en se retournant par hasard, il n’y a rien ici pour vous, ma petite ; allez plus loin.

— Pardon, monsieur, dit d’une voix toute tremblante la fille des Dombey, est-ce ici la cité ?

— Ah ! si c’est la cité ! Comme si vous ne le saviez parbleu pas, dit l’homme. Allons, allons, décampons ! je vous dis qu’il n’y a rien ici pour vous.

— Je n’ai besoin de rien, je vous remercie, répondit doucement Florence ; je voudrais seulement savoir où sont les bureaux de Dombey-et-fils ? »

L’homme, qui l’avait jusque-là regardée d’un air insouciant, parut surpris, et, la regardant plus attentivement, lui répondit :

« Et qu’avez-vous à faire avec Dombey-et-fils ?

— Je voudrais savoir le chemin pour y aller, s’il vous plaît ? »

L’homme la regarda encore avec plus de curiosité, et dans sa surprise il se frotta si violemment la tête par derrière qu’il en fit tomber son chapeau.

« Joseph ! dit-il en appelant un homme de peine et remettant son chapeau qu’il avait ramassé.

— Présent, répondit Joseph.

— Où est ce jeune muscadin de la maison Dombey qui a surveillé le chargement de ses marchandises ?

— Il sort par l’autre porte, dit Joseph.

— Rappelez-le un instant.

— Eh ! eh ! là-bas, cria Joseph, en courant par un petit passage, et bientôt il revint suivi d’un jeune homme à la figure réjouie.

— Vous êtes un jockey de la maison Dombey, n’est-ce pas ? dit le premier.

— Je suis employé dans la maison, monsieur Clark, répondit le jeune homme.

— Eh bien ! regardez de ce côté alors, » dit M. Clark.

Suivant l’indication de M. Clark, le jeune homme s’approcha de Florence, s’étonnant avec raison de ce qu’il pouvait avoir de commun avec elle. Mais l’enfant avait entendu tout ce qui s’était passé, et, se voyant sortie de tous les dangers de cette terrible journée, elle se sentait en outre tout à fait rassurée à la vue de l’agréable figure et des manières pleines de douceur du jeune homme ; aussi courut-elle vivement à lui ; elle en perdit une savate ; puis lui prenant les mains dans les siennes :

« Je suis perdue ! monsieur, je suis perdue !

— Perdue ! dit le jeune homme.

— Oui, je me suis perdue ce matin, bien loin d’ici, et l’on m’a ôté mes vêtements ; ce ne sont pas les miens que j’ai là ; je m’appelle Florence Dombey, la sœur unique de mon petit frère. Oh ! mon cher, mon cher monsieur, prenez pitié de moi. »

Et Florence se mit à sangloter et à fondre en larmes, en donnant un libre cours à sa douleur, qu’elle avait si longtemps comprimée. Au même moment, son misérable chapeau tomba et ses beaux cheveux se répandirent en longues boucles tout autour de sa figure ; à cette vue, le jeune Walter, neveu de Solomon Gills, l’opticien, resta muet d’admiration et de pitié.

Quant à M. Clark, il était là, saisi d’étonnement ; on aurait pu l’entendre dire entre ses dents :

« Je n’ai jamais vu un tel événement sur ce débarcadère. »

Walter ramassa la savate et la remit au pied de la petite fille comme ce fameux prince du conte de fée le fit pour la pantoufle de Cendrillon ; puis jetant la peau de lapin sur son bras gauche et donnant le droit à Florence, on l’eût pris, non pas pour Richard Whittington, ce serait une pauvre comparaison, mais bien pour Saint-Georges, le patron de l’Angleterre, quand il eut terrassé le dragon.

« Ne pleurez pas, mademoiselle Dombey, dit Walter dans un transport d’enthousiasme. Quel miracle que je me sois trouvé là ! Vous êtes aussi en sûreté maintenant que sous la garde d’un équipage d’élite d’un vaisseau de guerre. Oh ! je vous en prie, ne pleurez pas !

— Je ne pleurerai plus, dit Florence ; c’est de joie seulement que je pleure.

— De joie ! pensa Walter, et j’en suis la cause ! Allons, venez, mademoiselle Florence. Bon ! voilà l’autre soulier parti maintenant ! Prenez le mien, mademoiselle Dombey.

— Oh non, non, dit Florence en l’arrêtant au moment où il détachait vivement le sien. Ceux-ci me vont mieux ; ils me vont très-bien.

— Eh ! à quoi pensais-je, dit Walter en regardant le pied de la petite fille, les miens sont dix fois trop larges ! Vous ne pourriez jamais marcher avec les miens ! Allons, allons, mademoiselle Dombey, et qu’il vienne maintenant quelque misérable vous tourmenter encore ! »

Et Walter, se redressant de toute sa hauteur, conduisit Florence tout à fait consolée. Ils marchèrent ainsi le long des rues, bras dessus bras dessous, indifférents tous deux à l’étonnement que leur vue pouvait causer et aux observations des passants.

Le temps devenait sombre et brumeux, la pluie commençait même à tomber ; mais peu leur importait. Tous deux profondément absorbés par l’aventure singulière que Florence racontait avec l’innocence de son âge, et que Walter écoutait, sans s’inquiéter ni de la boue ni de l’odeur de graisse de la rue de la Tamise ; tous deux croyaient errer solitaires sous l’ombrage des arbres majestueux de quelque île déserte des tropiques.

« Avons-nous loin à aller, demanda Florence à la fin, en levant les yeux vers son compagnon.

— Ah ! mais, à propos, voyons donc, dit Walter en s’arrêtant, où sommes-nous ? Oui, oui ! je sais. Mais les bureaux sont fermés maintenant, mademoiselle Dombey. Il n’y aura plus personne. M. Dombey est retourné chez lui depuis longtemps déjà. Je crois que nous ferions bien d’y aller aussi. Ou bien, attendez… si nous allions chez mon oncle, où je demeure, c’est tout près d’ici. Je prendrais une voiture pour aller chez votre père prévenir que vous êtes retrouvée, et je vous apporterais quelques effets. Cela ne vaudrait-il pas mieux ?

— Je le crois, dit Florence, et vous-même qu’en pensez-vous ? »

Comme ils s’étaient arrêtés au milieu de la rue pour réfléchir, un homme passa près d’eux, regardant rapidement Walter, comme s’il le reconnaissait ; mais il eut l’air de réfléchir qu’il s’était trompé, et continua son chemin.

« Tiens, je crois que c’est M. Carker, un employé de la maison, non pas Carker le gérant, mais l’autre Carker, le subalterne. Holà ! monsieur Carker.

— Est-ce bien Walter Gay ? répondit celui-ci en se retournant. Je ne pouvais le croire en vous voyant en pareille compagnie.

Debout près d’un bec de gaz, écoutant avec surprise la brève explication de Walter, il présentait un étrange contraste avec ces deux jeunes gens bras dessus bras dessous devant lui. Il n’était pas vieux, mais il avait déjà les cheveux blancs ; il était voûté, ou plutôt courbé sous le poids d’un grand chagrin, et sur son visage triste et fatigué se voyaient des rides profondes. Le feu de ses yeux, l’expression de ses traits, sa voix quand il parlait, tout en lui était éteint comme si son cœur n’était plus que cendres. Il était vêtu de noir, décemment, mais très-simplement ; ses vêtements, comme moulés sur sa personne, semblaient, en se rétrécissant, en se collant sur lui, se conformer au désir que sa tournure exprimait de la tête aux pieds, de passer inaperçu dans l’incognito de son humble condition.

Cependant tout sentiment n’était pas mort en lui ; il conservait encore un vif intérêt pour la jeunesse avec ses rêves d’avenir, car il regardait avec une sympathie inaccoutumée la figure ardente du jeune homme pendant qu’il parlait ; mais quoi qu’il fît pour retenir prisonniers au fond de son cœur ses sentiments de compassion, ils éclataient malgré lui dans son regard plein de trouble. Quand Walter, à la fin, lui adressa la question qu’il avait faite à Florence, il regarda encore le jeune homme avec la même expression. On eût dit qu’il lisait dans ses traits quelque présage pour l’avenir, peut-être, hélas ! bien différent de sa joie du moment.

« Eh bien ! monsieur Carker, quel est votre avis ? dit Walter en souriant. Vous me donnez toujours de bons conseils, quand vous me parlez. Il est vrai que cela n’arrive pas souvent.

— Je crois que votre idée est bonne, dit M. Carker en portant ses regards de Florence à Walter et de Walter à Florence.

— Monsieur Carker, dit Walter entraîné par une pensée généreuse, tenez ! c’est une bonne chance pour vous. Allez trouver M. Dombey, comme messager d’une heureuse nouvelle. Cela pourra vous porter bonheur. Moi, je resterai à la maison, et vous irez à ma place chez M. Dombey, n’est-ce pas ?

— Moi ? répondit M. Carker.

— Mais certainement, dit le jeune homme ; et pourquoi pas, monsieur Carker ? »

Pour toute réponse, celui-ci lui serra la main ; mais il semblait rougir et craindre de faire le peu qu’on lui demandait ; il souhaita le bonsoir à Walter, et lui recommandant de se hâter, il continua son chemin.

« Venez, mademoiselle Dombey, dit Walter en le regardant s’en aller. Nous allons nous rendre chez mon oncle le plus vite possible. Avez-vous quelquefois entendu M. Dombey parler de M. Carker junior, mademoiselle Florence.

— Non, répondit l’enfant de sa voix douce, mais je n’entends pas souvent parler papa.

— Ah ! c’est vrai !… Tant pis pour lui, » pensa Walter.

Après quelques instants de silence, pendant lesquels il regarda la douce victime qui marchait près de lui, sa vivacité habituelle et l’émotion qu’il ressentait eurent bientôt changé le cours de ses idées. Puis une des malheureuses savates s’étant encore défaite, il offrit à Florence de la porter à bras chez son oncle. La petite fille, quoique très-fatiguée, refusa en riant et prétendit qu’il pourrait la laisser tomber. Mais, tout en approchant du petit aspirant de marine, Walter lui racontait des épisodes de naufrages ou d’autres désastres émouvants, dans lesquels de jeunes garçons, moins âgés que lui, avaient glorieusement sauvé la vie à des jeunes filles bien plus grandes que Florence, en les emportant dans leurs bras, et ils étaient encore dans le feu de cette conversation intéressante, quand ils arrivèrent à la porte de l’opticien.

« Holà ! oncle Sol, cria Walter en s’élançant dans la boutique et parlant à tort et à travers, sans reprendre haleine, tout le reste de la soirée. En voilà une singulière aventure ! La fille de M. Dombey s’est perdue dans les rues, une vieille sorcière lui a volé ses vêtements. Je l’ai retrouvée, je l’amène ici pour se reposer. Regardez !

— Bonté divine, dit l’oncle Sol, qui, en reculant d’étonnement, alla se cogner le dos contre sa boussole favorite. Est-ce bien possible ! Eh bien ! je… je…

— Non, non, ni vous ni personne ne voudrait, ne pourrait le croire, voyez-vous dit Walter, finissant la phrase de son oncle. Allons, maintenant, donnez-moi un coup de main pour approcher le petit canapé près du feu, voulez-vous, mon oncle. Prenez garde aux assiettes ;… à propos si vous lui trouviez quelque chose à manger. – Mademoiselle Florence, jetez ces vieilles savates devant le feu, mettez vos pieds sur le garde-cendres pour les sécher ; comme ils sont mouillés ! hein ! Quelle aventure ! mon oncle. Oh ! mon Dieu ! que j’ai chaud ! »

Solomon, par sympathie, avait presque aussi chaud, tant il était saisi de cet événement. Il caressait Florence, la pressait de manger, lui versait à boire, frottait la plante de ses pieds avec son mouchoir qu’il chauffait au feu, suivait de l’œil et de l’oreille Walter qui n’arrêtait pas, et, dans le trouble de son esprit, il ne voyait qu’une chose, c’est qu’à tous moments il était repoussé, bousculé par l’impétueux jeune homme qui courait de çà, de là, tout autour de la chambre, voulant faire vingt choses à la fois et ne faisant rien du tout.

« Une minute, mon oncle, continua-t-il en prenant une lumière, je monte en haut, j’endosse un autre habit, et je me sauve. Hein ! mon oncle, dites, n’est-ce pas là une véritable aventure ?

— Mon cher garçon, dit Solomon, qui, ses lunettes sur le front et son énorme chronomètre dans la poche, oscillait sans cesse de Florence assise sur le sofa à Walter dans tous les coins de la chambre, mon cher garçon, c’est la plus extraordinaire…

— Non, mais, je vous en prie, dînez, mon oncle. Je vous en prie, mademoiselle Florence, dînez. Mon oncle, voyons, mon oncle !

— Oui, oui, oui, cria Solomon en coupant des tranches de gigot, bonnes pour un géant, je vais prendre soin d’elle, Walter ; je comprends. Chère petite ! Elle meurt de faim, sans doute ! Allez vous préparer. Bonté divine ! À sir Richard Whittington, trois fois maire de London ! »

Walter ne fut pas long à monter à sa petite mansarde et il en fut bientôt descendu. Mais Florence, pendant son absence, vaincue par la fatigue, s’était assoupie devant le feu. Ce moment de répit, qui dura à peine quelques minutes, permit à Solomon de se reconnaître assez pour s’occuper de l’enfant, de manière qu’elle fût aussi bien que possible. Il ferma les rideaux et la garantit de l’ardeur du feu ; si bien qu’au moment où Walter rentra, elle dormait paisiblement.

« C’est inouï ! dit-il tout bas à Solomon en le serrant si fort dans ses bras que le pauvre homme en fit la grimace. Maintenant, je me sauve. J’emporte un morceau de pain, car j’ai une faim dévorante ! Et puis… ah ! mon oncle, surtout ne l’éveillez pas !

— Non, non, dit Solomon ; charmante petite !

— Charmante, oh ! c’est vrai ! cria Walter. Je n’ai vu de ma vie une si jolie figure, oncle Sol. Allons, me voilà parti.

— Bien, bien, dit Solomon qui n’était pas fâché d’être un peu seul.

— Je voulais vous dire, mon oncle, cria Walter sur le seuil de la porte.

— Allons bon ! il est encore là, dit Solomon.

— Comment est-elle maintenant ?

— Très-bien, dit Solomon.

— C’est fameux ! Allons, je pars.

— Je l’espère bien, pensa Solomon.

— Ah mon oncle, dit Walter en rentrant.

— Le voilà pourtant encore ! dit Solomon.

— Nous avons rencontré M. Carker junior dans la rue. Il a été encore plus drôle que de coutume. Il m’a dit adieu, et puis il nous a suivis jusqu’ici. C’est drôle, n’est-ce pas ? Eh bien ! au moment où nous arrivions à la porte, j’ai regardé derrière nous et je l’ai aperçu qui s’en allait tranquillement, comme un domestique qui m’aurait reconduit chez moi, ou plutôt comme un chien fidèle. Comment va-t-elle, maintenant, mon oncle ?

— Pas plus mal que tout à l’heure, répliqua l’oncle Sol.

— Allons, c’est bien, maintenant, je pars. »

Cette fois, c’était pour tout de bon. Solomon Gills, qui n’avait plus envie de dîner, s’assit de l’autre côté du feu pour veiller sur le sommeil de l’enfant. À le voir bâtir en imagination les édifices les plus fantastiques, dans un coin obscur, devant une petite fille endormie, entouré de tous ses instruments mystérieux, on l’eût pris pour un magicien déguisé sous une perruque galloise et sous des vêtements couleur café, qui tenait dans un sommeil enchanté l’enfant endormi d’un coup de sa baguette magique.

Cependant Walter se rendait chez M. Dombey de toute la vitesse d’une voiture de louage, qui rarement avait marché aussi bon train ; mais cette vitesse ne satisfaisait pas encore l’impatience du jeune homme, car, à chaque minute, il mettait la tête à la portière pour gourmander le cocher. Arrivé au terme de son voyage, il s’élança hors de la voiture et annonçant l’objet de sa visite à un domestique, sans se donner le temps de reprendre haleine, il fut introduit aussitôt dans la bibliothèque. On y parlait, on y discutait ; c’était un bruit confus de paroles à ne pas se reconnaître ; car M. Dombey, sa sœur, miss Tox, Richard et Suzanne Nipper y étaient réunis.

« Je vous demande bien pardon, monsieur, dit Walter en courant à M. Dombey, mais je suis heureux de vous apprendre que tout est pour le mieux ! Mlle Dombey est retrouvée ! »

La figure ouverte du jeune homme, ses cheveux flottants, ses yeux brillants, l’expression de bonheur et de joie répandue sur ses traits, contrastaient étrangement avec le sang-froid de M. Dombey, qui le regardait faire, assis dans son grand fauteuil.

« Je vous disais bien, Louisa, qu’on la retrouverait, dit M. Dombey en tournant légèrement la tête du côté de Mme Chick, qui pleurait de compagnie avec miss Tox. Prévenez les domestiques qu’on cesse toute recherche. Le jeune homme, qui m’apporte la nouvelle est le jeune Gay, employé dans les bureaux. Comment a-t-on retrouvé ma fille, monsieur ? Je sais comment elle a été perdue, et il lança à Richard un regard majestueux. Mais comment l’a-t-on retrouvée et qui l’a retrouvée ?

— Monsieur, répondit modestement le jeune homme, je crois que c’est moi qui ai retrouvé Mlle Dombey ou plutôt, car je n’ose réclamer le mérite de l’avoir vraiment retrouvée, j’ai été l’heureux instrument de…

— Que voulez-vous dire ? monsieur, interrompit M. Dombey qui voyait avec un mécontentement secret la joie, l’orgueil que ressentait le jeune homme, que voulez-vous dire en me racontant que si vous n’avez pas précisément retrouvé ma fille, que vous avez été un heureux instrument. Soyez clair et conséquent, je vous prie. »

Il était tout à fait impossible à Walter d’être conséquent ; mais il fit son récit aussi clairement que le lui permettaient les battements précipités de son cœur et finit en disant pourquoi il était venu seul.

« Vous entendez, mademoiselle, dit M. Dombey d’un ton sévère à la petite bonne, prenez tout ce qu’il faut et allez chercher tout de suite Mlle Florence, avec ce jeune homme. Gay, vous serez récompensé demain matin.

— Oh ! merci, monsieur, vous êtes bien bon, mais je n’ai pas songé du tout à une récompense.

— Vous êtes un enfant, dit M. Dombey vivement et presque avec colère ; que vous y ayez songé ou non, peu importe. Ce que vous avez fait est bien, ne gâtez rien. Louisa, donnez un verre de vin à ce jeune homme. »

Le visage de M. Dombey exprimait un vif mécontentement en regardant Walter Gay, qui se retirait sous la conduite de Mme Chick ; peut-être même le suivit-il de la pensée avec le même déplaisir, tandis qu’il retournait chez son oncle avec Mlle Suzanne Nipper.

À leur arrivée, ils trouvèrent Florence reposée par le sommeil. Elle avait bien dîné et fait ample connaissance avec Solomon Gills ; elle était avec lui tout à fait confiante et à son aise. La petite bonne aux yeux noirs (qui avait tant pleuré qu’on aurait pu l’appeler maintenant la petite bonne aux yeux rouges, et qui, tout abattue par la douleur, semblait avoir perdu la parole) prit l’enfant dans ses bras sans lui adresser un mot de reproche, et pensa s’évanouir de bonheur en la retrouvant. Puis, convertissant, pour la circonstance, la salle à manger en cabinet de toilette, elle l’habilla soigneusement avec des vêtements convenables, et la rendit en apparence une aussi parfaite Dombey que sa nature peu propre à mériter un si grand éloge le permettait toutefois.

« Bonsoir ! dit Florence en sautant au cou de Solomon. Vous avez été bien bon pour moi !

Le vieux Sol était ravi ; il l’embrassa comme s’il eût été son grand-père.

— Bonsoir, Walter, et adieu ! dit Florence.

— Adieu ! dit Walter en lui tendant les deux mains.

— Je ne vous oublierai jamais, jamais !… poursuivit Florence. Adieu, Walter ! »

Et dans l’innocence de sa gratitude, l’enfant lui tendit sa joue. Walter se baissa pour l’embrasser ; quand il releva la tête sa figure était rouge et brûlante, et il se retourna vers l’oncle Sol d’un air tout penaud.

« Où est Walter ! Ah ! bonsoir, Walter, adieu, Walter, encore une poignée de mains, Walter ! » telles furent les dernières paroles de Florence, quand la portière de la voiture se fut refermée sur elle et sur Suzanne ; puis lorsque la voiture se mit en mouvement, Walter, sur le seuil de la porte, vit le mouchoir de l’enfant s’agiter en signe d’adieu. Il lui répondit gaiement de la tête et de la main, tandis que le petit bonhomme de bois, immobile derrière lui, semblait aussi n’avoir de regards que pour cette seule voiture sans s’inquiéter de toutes les autres qui passaient devant lui.

On se retrouva bientôt à la porte de M. Dombey et les langues recommencèrent leur tapage dans la bibliothèque ; puis on ordonna au cocher d’attendre encore : « c’est pour emmener Mme Richard, dit tout bas une des camarades de Suzanne, qui n’était pas fâchée de lui faire ainsi comprendre qu’elle aurait bientôt son tour, pendant qu’elle sortait de voiture avec Mlle Florence.

L’entrée de la petite fille perdue fit sensation, mais non pas autant qu’on aurait pu le croire. M. Dombey, qui ne s’était jamais beaucoup occupé d’elle, l’embrassa une fois sur le front en lui recommandant de ne plus se sauver ainsi et de ne pas aller courir avec des serviteurs infidèles. Mme Chick mit un terme à ses lamentations sur la corruption de la nature humaine, assez perverse pour s’écarter du sentier de la vertu que devrait lui rappeler au moins le souvenir d’un charitable rémouleur. Elle fit à la petite Florence une réception qui bien certainement eût été tout autre pour une parfaite Dombey. Miss Tox régla ses sentiments sur ceux qu’on montrait devant elle. Richard, la coupable Richard seule, laissa déborder sa joie dans un flux de paroles entrecoupées, et se pencha sur la tête de la petite vagabonde avec une tendresse qui n’était pas simulée.

« Ah ! Richard, dit Mme Chick avec un soupir, c’eût été une bien plus grandes satisfaction pour ceux qui aiment à bien penser de leur prochain, et bien plus sage à vous, si vous aviez témoigné à propos l’intérêt qu’il mérite, à ce pauvre enfant qui va maintenant se voir privé trop tôt de sa nourriture naturelle.

— Oui, dit miss Tox, avec un murmure plaintif, qui va se voir privé de la source à laquelle il s’abreuvait.

— Si je me sentais aussi coupable que vous, Richard, dit Mme Chick d’un ton grave, et que je fisse les réflexions que vous devez faire, il me semblerait que l’uniforme des charitables rémouleurs dût porter malheur à mon enfant et que l’éducation gratuite qu’il reçoit dût lui rester sur l’estomac. »

Quant à cela (mais il est vrai que Mme Chick ignorait ce qui s’était passé) l’uniforme ne lui avait déjà que trop porté malheur, et, quant à l’éducation, il en portait des marques trop visibles dans les meurtrissures des coups qu’elle lui avait déjà valus.

« Louisa, dit M. Dombey, il est inutile de prolonger ces observations. Cette femme est congédiée et payée. Vous quittez cette maison, Richard, pour avoir conduit mon fils, mon fils, dit M. Dombey en répétant avec emphase ces deux mots, dans des lieux, dans un monde auxquels on ne peut songer sans frémir. Quant à l’accident arrivé ce matin à Mlle Florence, je le regarde, sous un certain point, comme une heureuse circonstance. Sans cet accident, je n’aurais jamais su, comme je l’ai appris de votre propre bouche, la faute dont vous vous êtes rendue coupable. Il me semble, Louisa, que l’autre bonne, cette fille (à ce moment Mlle Nipper sanglota bien fort), vu sa jeunesse, a dû être influencée par Richard, et qu’on peut la garder. Veuillez prévenir que la voiture de cette femme est payée pour… (M. Dombey s’arrêta par un mouvement de dégoût) pour Staggs-Gardens.

Polly se dirigea vers la porte, tandis que Florence, cramponnée à sa robe, lui criait d’une voix pathétique de ne pas s’en aller. Ce fut un coup de poignard pour le cœur de ce père orgueilleux, une blessure cruelle, de voir que cette petite fille, la chair de sa chair, les os de ses os, dérogeait jusqu’à s’attacher aux pas d’une humble étrangère, lui présent. Du reste, peu lui importaient les regrets et le chagrin de sa fille, mais son fils, s’il allait souffrir de l’absence de Richard ? Cette pensée déchirante l’absorbait tout entier.

Son fils ! il pleura toute la nuit bien fort, et vraiment le pauvre enfant avait de meilleures raisons de pleurer que bien des enfants de son âge ; il venait de perdre sa seconde mère, la première même, car il n’avait pas connu sa mère véritable ; et il la perdait d’une manière aussi imprévue que l’avait frappé le malheur qui avait assombri le commencement de son existence. Du même coup aussi, sa sœur, qui pleurait amèrement dans son lit de douleur, venait de perdre une bonne et sincère amie. Mais à quoi bon ces réflexions ? n’en parlons plus, cela vaut mieux.

Chapitre VII. Aperçu à vol d’oiseau de la demeure de miss Tox et de l’état de son cœur. §

Miss Tox habitait une obscure petite maison, qui s’était trouvée étranglée et perdue dans la construction d’un quartier élégant, vers l’ouest de Londres, à une époque reculée de l’histoire d’Angleterre. Depuis, elle était restée là, à l’ombre, dans un coin, comme une parente malaisée de la grande rue du beau monde, dont les opulentes maisons la regardaient froidement d’un air de protection. Elle se trouvait séparée de la rue par un espace assez grand, tenant le milieu entre une cour d’entrée et une cour d’écurie, en tout cas la plus triste des impasses, agitée seulement par les coups de marteau répétés, à distance, à la porte des heureux du jour. Ce lieu retiré, où l’herbe poussait entre les pavés, se nommait la place de la Princesse. Sur cette place de la Princesse était aussi la chapelle de la Princesse, avec sa cloche au son argentin, où quelquefois il venait jusqu’à vingt-cinq personnes le dimanche assister au service ; puis un peu plus loin, c’étaient les Armes de la Princesse, fréquentées assidûment par des domestiques de grandes maisons. Une chaise à porteur, qui de mémoire d’homme n’avait jamais changé de place, se trouvait, devant les Armes de la Princesse, dans l’intérieur de la grille et, dans la belle saison, miss Tox avait remarqué que les quarante-huit pointes des barreaux, qu’elle avait souvent comptés, étaient coiffées chacune de son pot à bière renversé.

Outre la maison de miss Tox, il y avait encore sur le même emplacement une autre maison particulière ; car il est inutile de parler d’une grande porte cochère avec deux têtes de lion pour marteaux ; porte qui ne s’ouvrait jamais et qu’on supposait avoir dû servir, dans un temps, d’entrée pour conduire aux écuries. En effet, on respirait sur la place de la Princesse un parfum de cheval, et la chambre de miss Tox, qui donnait sur le derrière, avait vue sur une longue suite d’écuries, où les valets, quelles que fussent leurs occupations, ne manquaient jamais de les entremêler de scènes à grand tapage. De ses fenêtres aussi, miss Tox avait l’avantage de voir suspendus sur les murs, comme les étendards de Macbeth, les vêtements les plus intimes et les plus secrets des cochers, de leurs femmes et de toute leur famille.

Dans la seconde maison particulière de la place de la Princesse, un sommelier retiré, qui avait épousé une femme de charge, louait ses appartements meublés à un célibataire, un major de l’extérieur le plus comique, avec des traits anguleux, un visage enluminé, des yeux qui lui sortaient de la tête, et auquel miss Tox trouvait, comme elle le disait, un je ne sais quoi tout à fait militaire. Un échange de journaux, de petits livres, et d’autres attentions tout aussi platoniques, avaient lieu entre le major et miss Tox, par l’intermédiaire d’un domestique noir au service du major, que miss Tox se contentait d’appeler un naturel, sans rattacher au lieu de sa naissance la moindre idée géographique.

Peut-être ne vit-on jamais un corridor et un escalier aussi étroits que le corridor et l’escalier de la maison de miss Tox. Du haut en bas, c’était la petite maison la plus incommode, la plus tortueuse de toute l’Angleterre ; mais miss Tox en vantait sans cesse l’agréable situation. Dans l’hiver, c’est à peine si l’on y voyait en plein jour, et même dans l’été le soleil ne s’y montrait jamais ; quant à l’air, il n’y fallait pas songer, pas plus qu’à voir des boutiques animer ses murs de clôture fermés au commerce ; pourtant miss Tox de répéter toujours : « Oui, mais quelle agréable situation ! » Le major enluminé, avec ses yeux qui lui sortaient de la tête, pensait comme miss Tox ; il se faisait gloire d’habiter la place de la Princesse, et c’était un véritable bonheur pour lui, quand il le pouvait, de faire tomber la conversation, au club, sur un point qui eût quelque rapport avec les grands personnages de la grande rue du coin, simplement pour se donner la satisfaction de les appeler ses voisins.

La triste demeure qu’habitait miss Tox lui appartenait. Elle lui avait été laissée en héritage par le propriétaire du fameux œil de poisson monté en bijou, et dont le portrait avec une perruque poudrée et une petite queue, faisait le pendant de la poignée destinée à prendre sur le feu la cafetière, que l’on accrochait de l’autre côté de la cheminée de la salle à manger. La majeure partie de l’ameublement remontait au temps des perruques poudrées et des queues, sans excepter ni le réchaud, qui traînait partout languissamment sur ses quatre jambes assez grêles, et se trouvait toujours sur le passage, ni la vieille harpe, enjolivée d’une guirlande coloriée de pois de senteur, qui entourait le nom du fabricant.

Le major Bagstock avait atteint cet âge que la littérature honnête appelle poliment le midi de la vie ; c’est-à-dire qu’il commençait à descendre l’autre côté de la glissoire. Il se voûtait, ses joues se creusaient, ses longues oreilles d’éléphant pendaient démesurément et ses yeux et sa physionomie étaient toujours dans cet état d’excitation nerveuse dont nous avons parlé. Avec des dehors si avantageux, le major se flattait d’attirer l’attention de miss Tox, et la supposition gratuite que c’était une belle femme et qu’elle l’honorait d’une œillade, chatouillait doucement son orgueil. Il l’avait donné à entendre plusieurs fois au club, au milieu de toutes les charmantes plaisanteries qu’il faisait sans cesse sur son propre nom. Tantôt il s’appelait le vieux Jo. Bagstock, ou le vieux José Bagstock ; tantôt le vieux J. Bagstock ou encore le vieux Joseph Bagstock ; car le fort du major, ou, pour mieux dire, son éternel dada, c’était de se permettre une foule de familiarités cavalières avec le nom qu’il portait.

« José Bagstock, monsieur, disait le major en faisant tournoyer sa canne, en avalerait douze comme vous. Si vous aviez un peu plus de sang de Bagstock dans les veines, monsieur, cela n’en vaudrait que mieux. Le vieux Jo., monsieur, n’aurait pas loin à aller pour trouver une femme, même en ce moment ; s’il voulait se marier ; mais il a le cœur solide, ce Jo. Oui, monsieur, il est solide et diablement fin. » Après cette préface, il se mettait à siffler et son teint passait du rouge au pourpre, tandis que ses yeux roulaient convulsivement dans leurs orbites, comme s’ils eussent voulu déménager. »

Malgré les louanges qu’il se prodiguait, le major avait un défaut : il était égoïste, si égoïste, que l’on pouvait douter de trouver jamais une personne plus égoïste de cœur, ou plutôt d’estomac, car il avait beaucoup plus de l’un que de l’autre. Il ne supposait pas qu’il pût être négligé ou dédaigné par qui que ce fût et bien moins par miss Tox que par toute autre.

Et pourtant miss Tox, suivant toute apparence, l’oubliait, oui, l’oubliait tout doucement. Elle avait commencé à l’oublier le jour où elle avait fait la découverte des Toodle. Elle continua à l’oublier, à l’occasion du baptême, et s’habitua ensuite à l’oublier de plus en plus, en laissant accumuler les intérêts des intérêts. Évidemment, il y avait quelqu’un ou quelque chose qui l’avait supplanté dans son esprit.

« Bonjour, madame, dit le major, en rencontrant miss Tox sur la place de la Princesse, quelques semaines après les événements racontés dans le dernier chapitre.

— Bonjour, monsieur répondit miss Tox, très-froidement.

— José Bagstock, madame, dit le major, avec sa galanterie accoutumée, n’a pas eu le bonheur depuis un temps immémorial, de vous saluer à votre fenêtre. José est bien maltraité, madame, son étoile a pâli. »

Miss Tox s’inclina, mais toujours avec la même froideur.

« Peut-être le fanal de Joe avait-il quitté la ville ? demanda le major.

— Moi, avoir quitté la ville ? Oh ! non, je n’ai pas quitté la ville, dit miss Tox ; j’ai seulement été très-occupée ces derniers temps. Presque tous mes moments sont consacrés à des amis très-intimes. Je n’ai pas un instant à perdre, même à présent. J’ai bien l’honneur de vous saluer, monsieur. »

Et miss Tox, de sa démarche la plus séduisante, disparut de la place de la Princesse. Le major la suivit des yeux, le visage plus rouge que jamais, et se permit entre ses dents quelques remarques qui n’étaient pas des plus complimenteuses.

« Le diable m’emporte, monsieur, dit le major en roulant ses yeux de homard tout autour de la place, et, s’adressant à l’air embaumé qu’on y respirait, il y a six mois cette femme aimait à rencontrer ici Joseph Bagstock. Qu’est-ce que cela signifie ? »

Le major, après avoir mûrement réfléchi, décida dans son esprit qu’il devait y avoir là-dessous quelque piége. Miss Tox certainement tramait, complotait, préparait quelque traquenard.

« Mais on n’attrapera pas José, madame, il est solide, madame, il est solide ; Jo. Bagstock est diablement fin ! » Cette réflexion le tint en bonne humeur tout le reste du jour.

La journée se passa cependant ; et bien d’autres encore, sans que miss Tox s’inquiétât du major, ou y pensât le moins du monde. Elle avait eu l’habitude, au temps jadis, de regarder par une de ses petites croisées sombres, comme par hasard, et de répondre en rougissant au salut du major ; mais depuis, elle ne lui accordait plus aucune de ces heureuses occasions et ne semblait pas même s’apercevoir s’il regardait ou non de l’autre côté de la rue. Il est vrai qu’il s’était passé depuis ce temps-là bien des choses. Protégé par l’obscurité de son appartement, le major put remarquer que la demeure de miss Tox avait pris une apparence plus élégante.

Le vieux petit serin habitait maintenant une cage neuve aux barreaux dorés ; divers ornements de carton ou de papiers coloriés ornaient les tables et la cheminée ; un vase de fleurs, quelquefois deux, avaient apparu derrière la croisée. Enfin, miss Tox faisait entendre de temps en temps des études sur cette harpe, dont la guirlande de pois de senteurs était mise en vue avec plus de faste que jamais, et qui se trouvait couronnée d’un livre de musique, les valses de Copenhague, la polka des Oiseaux, copiées de la main même de miss Tox.

Ce qu’il y avait de plus remarquable encore, c’est que miss Tox, depuis quelque temps, portait un demi-deuil des plus coquets. Cette dernière circonstance finit par aider le major à résoudre le problème : miss Tox bien certainement avait fait un petit héritage qui l’avait rendue fière.

Le lendemain du jour où le major Bagstock avait calmé l’agitation de son esprit par cette solution, il était en train de déjeuner, quand il vit dans le petit salon de miss Tox, une apparition étrange, incroyable : la stupéfaction le cloua sur sa chaise pendant quelques instants ; mais tout à coup il se lève, s’élance d’un bond dans la chambre voisine et revient, muni d’une jumelle qu’il braque quelques minutes sur l’apparition.

« C’est un enfant ! monsieur, dit le major, après quelques minutes d’attention et fermant sa lorgnette. Je parie un million. »

Le major n’en revenait pas. Il se mit à siffler, et son regard exprimait un tel ébahissement, que ses yeux d’autrefois étaient graves et mornes, comparés à ceux qu’il roulait en ce moment. Le lendemain, le surlendemain, deux fois, trois fois, quatre fois la semaine il revit le même enfant. Le major continuait à siffler et à rouler ses grands yeux. Il se promenait solitaire sur la place de la Princesse, mais ce n’était plus pour les mêmes motifs qu’autrefois. Miss Tox ne prenait plus garde à lui. Il aurait pu passer du rouge au noir, que miss Tox s’en serait fort peu inquiétée.

En vérité, l’activité de miss Tox était incroyable. Elle ne faisait que traverser la place de la Princesse pour aller chercher l’enfant et la nourrice ; ou bien elle revenait avec eux, rentrait chez elle avec eux, montait une garde perpétuelle pour veiller sur eux. Avec la même persévérance encore, elle soignait elle-même l’enfant, le caressait, cherchait à l’amuser ou rafraîchissait son jeune sang avec des airs variés sur sa harpe. À la même époque aussi, elle fut prise de la manie de regarder un certain bracelet ; quelque temps après ce fut la lune qui la tenait rêveuse des heures entières à sa croisée. Mais elle avait beau regarder le soleil, la lune, les étoiles et son bracelet, elle ne regardait plus le major. Le major cependant sifflait, roulait ses grands yeux, passait d’étonnement en étonnement et marchait à grands pas dans sa chambre sans pouvoir s’expliquer la chose.

« Vous finirez bien certainement, ma chère amie, par gagner le cœur de mon frère, » dit un jour Mme Chick à miss Tox.

Miss Tox pâlit :

« Il ressemble chaque jour davantage à Paul, » ajouta Mme Chick.

Miss Tox ne répondit rien ; mais elle prit Paul, le petit, dans ses bras et le serra si fort contre son cœur, que le chou du joli bonnet en fut tout chiffonné et tout aplati.

« Ma chère, dit miss Tox, ressemble-t-il à sa mère, dont vous deviez me faire faire la connaissance ?

— Pas du tout, répondit Louisa.

— Elle était… jolie, je crois ? balbutia miss Tox.

— Oh ! la pauvre Fanny était intéressante, dit Mme Chick, après un peu de réflexion. Oui, elle était intéressante. Mais elle n’avait pas cette dignité imposante qu’on aurait dû s’attendre naturellement à trouver dans la femme de mon frère, elle n’avait ni cette vigueur, ni cette énergie qui convient à la femme d’un tel homme. »

Miss Tox poussa un profond soupir.

« Mais elle était agréable, reprit Mme Chick, très-agréable, et elle avait des intentions… des intentions excellentes.

— Bon petit ange, dit miss Tox, s’adressant au petit Paul, vrai portrait de votre père ! »

Oh ! quels yeux aurait ouverts le major, s’il avait pu savoir tout ce qu’on fondait d’espérances sur la tête de cet enfant ! tout ce qu’on formait de desseins, de projets ! Comme il fût resté ébahi, s’il avait pu voir tous ces rêves voltiger confus et désordonnés autour du petit bonnet tout froissé de l’enfant, bien insensible à ces émotions ! Au milieu de cette confusion, il aurait pu découvrir sans peine dans l’œil de son ambitieuse voisine quelques pailles, peut-être quelques poutres, qui l’auraient aidé à comprendre la nature du placement incertain que la dame faisait de son affection dans la maison Dombey.

Si l’enfant, en se réveillant dans la nuit, avait vu, groupés dans les plis de ses petits rideaux, les reflets des rêves dont il était l’occasion, il en aurait tremblé, et il eût eu raison ; mais il dormait profondément sans songer ni aux intentions charitables de miss Tox, ni à la surprise du major, ni aux chagrins prématurés de sa sœur, ni aux vues sérieuses de son père. Il dormait et ne se doutait guère qu’il existait dans quelque coin de la terre une maison Dombey et fils.

Chapitre VIII. Paul continue à grandir et à se développer ; son caractère §

Sous les yeux attentifs et vigilants du temps (major bien autrement sévère), les nuits de Paul changèrent peu à peu. Elles ne furent plus aussi obscures ; des rêves de plus en plus distincts les agitèrent ; une foule d’objets et d’impressions vinrent animer son repos. Ce fut ainsi qu’il passa de la première enfance à la seconde, et devint un Dombey jasant, marchant et regardant.

Depuis la disgrâce et le bannissement de Richard, l’administration de la chambre des enfants avait été confiée à une commission, comme il arrive quelquefois à un ministère public, quand on n’a pas encore trouvé l’Atlas aux larges épaules qui doit en porter le faix. Les membres de la commission, comme de juste, furent Mme Chick et miss Tox, et toutes deux remplirent leur emploi avec un tel zèle, que le major Bagstock put s’apercevoir chaque jour davantage de son abandon, et que M. Chick, privé de la douce surveillance de sa femme, se jeta à corps perdu dans le tourbillon des plaisirs. Il dînait dans les clubs, dans les cafés ; deux ou trois fois il avait senti le tabac ; il allait seul au théâtre ; bref, comme Mme Chick le lui dit un jour, il brisait tous les liens de la société et violait toutes les lois de la morale.

Cependant, en dépit de ses premières promesses, tant de soins et de vigilance ne pouvaient faire de Paul un enfant robuste. Déjà naturellement délicat, il s’affaiblit et dépérit après le renvoi de sa nourrice ; pendant longtemps même, il sembla n’attendre qu’une occasion pour leur glisser entre les doigts, et pour aller rejoindre sa défunte mère. Ce dangereux passage, dans la vie d’un enfant, cette étape du steeple-chase qui l’entraîne vers l’âge viril, fut pourtant surmonté ; mais il fut difficile à franchir, et marqué dans sa course par une foule d’obstacles. Chaque dent qui perçait était un casse-cou ; chaque petit bouton de rougeole était un mur inexpugnable ; il était abattu par la moindre atteinte de coqueluche, ballotté, anéanti par toute une conjuration de petits malaises, qui se pressaient sur les pas l’un de l’autre sans interruption, comme pour l’empêcher de se remettre. Les aphtes le saisissaient à la gorge et ne voulaient plus lâcher leur proie, et la variole, malgré son nom doux et engageant, devenait pour lui d’une férocité inquiétante.

Le froid de son baptême avait glacé peut-être quelque partie sensible de son être, et ce n’est pas à l’ombre de son père qu’il pouvait se réchauffer. Ce qui est bien certain, c’est qu’à partir du jour de son baptême, il fut toujours maladif, et Mme Wickam ne manquait pas de répéter souvent qu’elle n’avait vu de sa vie un pauvre petit martyr comme celui-là.

Mme Wickam était la femme d’un garçon de café, ce qui revenait à être veuve. On l’avait jugée très-convenable pour le service de M. Dombey, car elle semblait n’avoir ni amis, ni connaissances, et partant on n’avait à craindre ni les visites, ni les sorties. Aussi fut-elle prise comme bonne d’enfant deux jours après le malheureux sevrage de Paul. Mme Wickam était une femme douce et blonde ; ses sourcils étaient toujours levés, sa tête toujours baissée ; toujours prête à se plaindre, se faire plaindre ou plaindre le prochain ; elle avait reçu de la nature un talent surprenant pour envisager les choses toujours sous leur plus mauvais côté, sous leur jour le plus sombre, et c’était dans l’exercice de ce talent qu’elle trouvait sa plus grande consolation.

Il est presque inutile de dire que jamais l’esprit majestueux de M. Dombey ne s’abaissa jusqu’à daigner remarquer cette particularité. Au reste, il eût été bien étonnant qu’il en eût eu connaissance, quand personne dans la maison, pas même Mme Chick, pas même miss Tox, n’avait jamais osé lui faire entendre dans aucune circonstance qu’on pût avoir quelque inquiétude sur la santé de Paul. M. Dombey s’était dit qu’un enfant ne pouvait éviter certaines petites maladies, qui sont inséparables de son âge, et que, plus tôt elles se déclareraient, plus tôt il en serait quitte. S’il avait pu les lui épargner à prix d’argent, ou lui trouver un remplaçant, comme pour le service militaire, quand on a attrapé un mauvais numéro, il l’aurait fait certainement sans marchander, mais il y avait là impossibilité ; et M. Dombey, du haut de son orgueil, s’était simplement demandé quelquefois quelle pouvait être en cela l’intention de la nature ; puis il se consolait à chaque maladie, en pensant que son fils avait franchi sur la route une nouvelle borne qui le rapprochait d’autant plus du terme du voyage. Le sentiment qui le dominait, et qui devenait plus fort et plus violent à mesure que Paul grandissait, était l’impatience : L’impatience d’arriver à ce jour où ses vues d’importance et de grandeur seraient réalisées d’une manière triomphante par son association avec son fils.

Quelques philosophes prétendent que l’amour-propre se trouve toujours au fond de l’amour le plus vif et des affections les plus sincères. Le petit Paul, au moment même de sa naissance, était devenu pour M. Dombey une partie de sa propre grandeur, ou, ce qui revient au même, une partie de la grandeur de la maison Dombey et fils. Aussi sa tendresse paternelle ressemblait-elle à ces grandes réputations dont souvent l’édifice magnifique repose sur des fondements peu solides. Cependant il aimait son fils de tout l’amour dont il était capable. S’il y avait dans son cœur glacé un petit coin de chaleur, c’était là qu’habitait son fils ; si une image, pouvait se graver dans ce bronze, c’était celle de son fils, non pas celle de son fils enfant ou adolescent, mais celle de son fils devenu homme, de Paul devenu le fils de la maison de commerce. Aussi M. Dombey avait-il hâte d’aller en avant et de passer rapidement par-dessus tous les petits incidents de sa vie. Malgré sa tendresse pour son fils, il se tourmentait peu de tout ce qui lui arrivait, ou même n’y songeait pas. On eût dit que la vie de l’enfant était enchantée et qu’il deviendrait, malgré tous les obstacles, l’homme de ses rêves, l’homme pour lequel il formait sans cesse de nouveaux plans, de nouveaux projets, comme s’il eût été, maître de l’avenir.

Paul parvint ainsi à l’âge de cinq ans. C’était un joli petit garçon ; mais il y avait dans sa petite figure quelque chose de trop avancé et de trop réfléchi pour son âge ; aussi Mme Wickam remuait-elle souvent la tête d’un air significatif en poussant de profonds soupirs. Il promettait d’être impérieux plus tard, et semblait aussi pénétré qu’on pouvait le désirer, du sentiment de son importance ; il comprenait déjà combien choses et gens étaient au-dessous de lui. Il était quelquefois assez enfant, assez gai, et tout disposé à s’amuser ; mais quelquefois aussi, il avait un air singulier, tout vieillot, tout pensif, quand il s’asseyait pour rêver dans son petit fauteuil nain. Il ressemblait alors à ces êtres fantastiques qu’un seul coup de baguette a transformés, d’enfants qu’ils étaient, en petits vieux de cent cinquante ou deux cents ans.

Souvent, dans sa chambre, il était pris de ces accès de mélancolie rêveuse ; quelquefois il y tombait tout à coup, en s’écriant qu’il était fatigué, interrompant ses jeux avec Florence, ou laissant là miss Tox, qui faisait le dada pour l’amuser. Mais c’était surtout après le dîner, quand on avait descendu son petit fauteuil dans la chambre de son père, qu’assis près de lui devant le feu, il s’abandonnait à ses rêveries. C’étaient bien alors les deux êtres les plus étranges que jamais eût éclairés la flamme du foyer. M. Dombey, si roide et si grave, regardant fixement le feu ; sa petite miniature avec sa vieille, vieille petite figure, les yeux fixés sur le charbon ardent, dans l’attitude sérieuse et réfléchie d’un sage ; M. Dombey, l’esprit toujours occupé des choses d’ici-bas, formait mille projets, mille plans pour l’avenir ; sa petite miniature, transportée Dieu sait dans quel monde imaginaire, s’égarait dans des pensées à peine ébauchées, dans les songes les plus fugitifs ! M. Dombey, roide d’empois et d’arrogance, l’enfant roide aussi, mais par héritage et par imitation involontaire. Quelle ressemblance et pourtant quel prodigieux contraste !

Un soir qu’ils étaient restés tous deux silencieux pendant assez longtemps, et que M. Dombey s’était assuré plusieurs fois que l’enfant ne dormait pas, en voyant la flamme briller comme une topaze dans ses yeux, le petit Paul rompit tout à coup le silence et dit :

« Papa, qu’est-ce que l’argent ? »

Cette question, faite à l’improviste, avait tant de rapport avec les pensées de M. Dombey qu’il resta interdit.

« Ce que c’est que l’argent, Paul, répondit-il, l’argent ?…

— Oui, dit l’enfant posant ses mains sur les deux bras de son petit fauteuil et levant sa petite figure vieillotte vers M. Dombey, qu’est-ce que l’argent ? »

M. Dombey était embarrassé. Il aurait voulu lui donner une définition comprenant les termes agent monétaire, monnaie, billets, lingots, taux de l’escompte, prix des valeurs métalliques sur la place et le reste ; mais, après avoir jeté un coup d’œil sur le petit fauteuil, et voyant combien il était bas, il répondit simplement : « C’est de l’or, de l’argent, du cuivre ; des guinées, des schellings, des sous. Vous connaissez tout cela ?

— Oui, répondit Paul. Ce n’est pas cela que je veux dire, papa. Je veux savoir ce que c’est que l’argent, après tout ? »

Dieu ! comme sa figure était vieille, quand il la tourna encore vers son père !

« Ce que c’est que l’argent, après tout ? dit M. Dombey tout surpris, en reculant un peu son siége pour mieux voir cet orgueilleux atome qui osait faire une telle question.

— Je veux savoir, papa, ce qu’il peut faire ? » reprit Paul en croisant ses bras, à peine assez longs pour se croiser, et portant ses regards du feu à son père, de son père au feu, pour les arrêter enfin sur M. Dombey.

Celui-ci rapprocha son fauteuil de l’enfant, et lui dit, en lui donnant une petite tape sur la joue « Vous l’apprendrez en grandissant, mon petit homme. L’argent peut tout, Paul ; » et il prit une des mains de l’enfant qu’il frappa légèrement dans la sienne.

Mais Paul la dégagea le plus vite possible ; et, la passant et repassant doucement sur le bras de son fauteuil, on eût dit que son intelligence était dans la paume de sa main, et qu’il voulait ainsi l’aiguiser ; il regarda encore le feu comme pour lui demander un conseil ou une réplique, et répéta après un moment de silence :

« Il peut tout, papa ?

— Oui, tout… ou presque tout, dit M. Dombey.

— Tout, veut dire chaque chose, n’est-il pas vrai, papa ? demanda l’enfant sans remarquer ou sans comprendre la restriction de son père.

— Certainement, dit M. Dombey ; ce seul mot comprend toutes choses.

— Pourquoi donc l’argent n’a-t-il pas sauvé maman ? reprit l’enfant ; il est donc bien cruel, dites ?

— Cruel ! dit M. Dombey arrangeant sa cravate, et voulant repousser cette pensée. Non, non. Une bonne chose ne peut être cruelle.

— Si c’est une bonne chose, qui peut tout faire, dit le petit garçon tout pensif, en reportant ses yeux vers le feu, c’est bien étonnant qu’il n’ait pas sauvé maman ! »

Cette fois, il n’interrogeait plus son père. Peut-être, avec l’intelligence naturelle aux enfants, s’était-il aperçu que cette question l’embarrassait ; mais il avait répété tout haut sa pensée, comme si elle lui eût été depuis longtemps familière et qu’elle l’eût souvent troublé. Puis il appuya son menton sur sa main et se mit à réfléchir en demandant au feu une réponse.

M. Dombey revint peu à peu de sa surprise, pour ne pas dire de sa terreur ; car c’était la première fois que l’enfant lui parlait de sa mère, et pourtant ils avaient déjà passé ainsi ensemble bien des soirées. Il expliqua alors à l’enfant comment l’argent, malgré toute sa puissance vivifiante (qu’il faut bien se garder de mépriser), ne peut cependant conserver la vie aux personnes qui doivent mourir. « Car, malheureuse ment, lui dit-il, nous devons tous mourir, même dans la Cité, où l’on est plus riche que partout ailleurs. Mais l’argent nous procure les grands honneurs. Il nous fait craindre, respecter, courtiser, admirer, et nous rend puissants et illustres aux yeux du monde entier. Souvent même, il peut nous sauver l’existence pendant de longues années. C’est grâce à ma fortune que votre maman a été souvent soignée par M. Pilkins, qui, bien souvent aussi, a pris soin de vous. C’est grâce à ma fortune que j’ai pu appeler auprès de votre maman le célèbre docteur Parker, que vous n’avez jamais connu. Enfin, Paul, l’argent peut faire tout ce qu’il est possible de faire. » Et M. Dombey, développant ce thème, chercha à l’inculquer plus fortement dans l’esprit de son fils, qui l’écoutait attentivement et paraissait comprendre la majeure partie de ce qu’il lui disait.

« La fortune ne peut pas me rendre fort et bien portant, n’est-ce pas, papa ? demanda Paul après un moment de silence, en frottant l’une contre l’autre ses pauvres petites mains.

— Mais vous êtes fort et bien portant, il me semble, » répondit M. Dombey.

Oh ! qui aurait pu dire l’âge de l’enfant quand il leva vers son père sa figure moitié triste, moitié railleuse.

« Vous êtes aussi fort, aussi bien portant que tous les enfants de votre âge, je crois, répéta M. Dombey.

— Florence est plus âgée que moi, mais je ne suis pas aussi fort et aussi bien portant que Florence, je le sais bien, répondit l’enfant ; je suis sûr que Florence, quand elle n’était pas plus grande que moi, pouvait jouer bien plus longtemps de suite que moi, sans se fatiguer. Je suis si fatigué quelquefois ! dit le petit Paul en se chauffant les mains et regardant attentivement à travers les barres de la grille, comme s’il eût découvert là derrière quelque marionnette fantastique, et mes os me font tant souffrir (Wickam dit que ce sont mes os), que je ne peux rien faire !

— Mais c’est le soir, dit M. Dombey en s’approchant tout près de son fils et posant doucement sa main sur son épaule. Il est bon que les enfants soient fatigués le soir, ils n’en dorment que mieux.

— Oh ! ce n’est pas le soir, papa, répondit l’enfant, c’est pendant le jour ; Florence me prend alors sur ses genoux et me chante des chansons. Mais, la nuit, je fais des rêves si drôles ! si drôles ! »

Et il continua à penser à ses rêves, tout en chauffant ses mains comme un bon petit vieux, ou comme un jeune farfadet.

M. Dombey était surpris, mal à son aise et incapable de poursuivre la conversation. Il regarda seulement son fils à la clarté du feu, et laissa sa main posée sur son épaule, comme si une attraction magnétique l’y eût retenue. Une fois, de son autre main, il tourna vers lui la figure pensive de l’enfant ; mais la figure retourna bientôt vers le feu, quand il la laissa libre, et resta ainsi absorbée dans la contemplation de la flamme vacillante jusqu’au moment où la bonne vint le chercher pour le coucher.

« Il faut que Florence vienne me chercher, dit Paul.

— Comment ! vous ne voulez pas venir avec votre pauvre Wickam, monsieur Paul ? demanda la bonne en affectant un air tout désolé.

— Non, je ne veux pas, » répondit Paul, et il prit dans son petit fauteuil l’attitude du maître de la maison.

Mme Wickam se retira, recommandant à Dieu le pauvre innocent, et Florence parut bientôt à sa place. Paul se leva vivement et sans hésiter, et sa physionomie, en souhaitant le bonsoir à son père, avait pris une expression si gaie, si jeune, si enfant, en comparaison de ce qu’elle était, que M. Dombey, tout en se sentant rassuré par ce changement, ne put s’empêcher d’en être surpris et frappé.

Quand ils eurent quitté la chambre tous les deux, il crut entendre une douce voix qui chantait. Se rappelant ce que lui avait dit Paul des chansons de sa sœur, il eut la curiosité d’ouvrir la porte pour écouter et les regarder. Florence avait pris l’enfant dans ses bras et montait péniblement le grand escalier, large et vide ; la tête de Paul était appuyée sur l’épaule et un de ses bras pendait négligemment autour du cou de sa sœur.

Ils s’en allaient ainsi montant avec peine, Florence chantant et Paul quelquefois joignant à sa chanson un accompagnement débile. M. Dombey les vit arriver à la dernière marche de l’escalier, non sans s’être arrêtés plus d’une fois en route ; puis il les perdit de vue ; mais il resta immobile à la même place, les cherchant encore du regard, tant qu’enfin les faibles rayons de la lune, glissant tristement à travers les vitres obscurcies, vinrent lui rappeler qu’il était temps de rentrer chez lui.

Le lendemain, au dîner, Mme Chick et miss Tox furent convoquées pour tenir conseil, et, quand la nappe fut retirée, M. Dombey ouvrit la séance. Il demanda qu’on voulût bien lui dire, sans commentaire et sans arrière-pensée, si Paul n’avait pas quelque chose et ce que M. Pilkins pensait de son état.

« Car cet enfant, dit M. Dombey, est loin d’être aussi fort que j’aurais pu le souhaiter.

— Avec votre tact habituel, mon cher Paul, répondit Mme Chick, vous avez touché juste. Non, le cher enfant n’est pas tout à fait aussi fort que nous l’aurions désiré. Il a vraiment trop d’esprit pour son âge. Son âme est à l’étroit dans son petit corps. Il cause, le cher petit ! dit Mme Chick en secouant la tête, c’est à n’y pas croire ! Vous rappelez-vous, Lucrèce, ce qu’il nous disait hier encore au sujet des funérailles !

— Je crains, dit M. Dombey en l’interrompant brusquement, que quelqu’un là-haut ne tienne à l’enfant des discours qui ne conviennent pas. L’autre soir il me parlait de… de ses os, dit M. Dombey en appuyant sur ce mot d’un ton irrité. Qu’est-ce qu’on peut avoir à démêler, je vous prie, avec les… avec les os de mon fils ! Paul n’est pas un squelette vivant, j’imagine ?

— Loin de là, répondit Mme Chick avec une vivacité inexprimable.

— Je l’espère, reprit M. Dombey. Que signifient aussi ses réflexions sur les funérailles ? Qui peut parler à l’enfant de funérailles ? Nous ne sommes pas, que je sache, entrepreneurs de pompes funèbres, croque-morts ni fossoyeurs ?

— Oh ! loin de là, dit Mme Chick avec la même ardeur d’expression.

— Mais alors, qui donc lui met de telles idées en tête ? dit M. Dombey. Vraiment, hier soir, j’en ai été contrarié et blessé cruellement. Qui donc encore une fois peut lui mettre de telles idées dans la tête, Louisa ?

— Mon cher Paul, dit Mme Chick après un moment de silence, il est inutile de le demander. Franchement, je ne vois pas Wickam fort gaie, elle ne me paraît pas une de ces personnes qu’on peut appeler…

— Une fille de Momus, dit miss Tox de sa voix douce.

— C’est bien cela, dit Mme Chick. Mais Wickam est remplie de soins et d’attentions et ne cherche pas à se faire valoir. Jamais je n’ai vu une femme aussi convenable. Si le cher enfant, poursuivit Mme Chick du ton d’une personne qui parle d’une chose convenue, quand elle en parlait cependant, pour la première fois, si le cher enfant a été un peu affaibli par sa dernière maladie, s’il n’est pas d’une aussi bonne santé qu’on peut le souhaiter, s’il est sujet parfois à certaines faiblesses qui puissent lui faire perdre, pour un moment, l’usage de ses… »

Mme Chick n’osa pas employer le mot membres après avoir entendu M. Dombey se récrier sur les os de son fils, et se tournant vers miss Tox, elle attendit d’elle une heureuse inspiration. Celle-ci n’y arriva pas et souffla le mot articulations.

— De ses articulations ! répéta M. Dombey.

— Ah ! je me trompe ! Il me semble, ma chère Louisa, dit miss Tox, que le docteur avait parlé ce matin de ses jambes, n’est-ce pas ?

— Mais oui, ma bonne amie, reprit Mme Chick d’un ton de doux reproche. Comment pouvez-vous le demander ? Vous l’avez entendu comme moi. Je disais donc que si notre cher Paul devait perdre pour un temps l’usage de ses jambes, c’est un mal qui lui serait commun avec beaucoup d’autres enfants de son âge, et que ni les soins ni les précautions ne sauraient empêcher. Il vaut mieux que vous en soyez informé plus tôt que plus tard, mon cher Paul.

— Vous savez certainement, Louisa, dit M. Dombey, que je ne mets pas en doute votre dévouement, votre intérêt pour cet enfant qui sera un jour à la tête de ma maison. M. Pilkins a vu Paul ce matin, je crois ? dit M. Dombey.

— Oui, il l’a vu ce matin, répondit sa sœur ; miss Tox et moi nous étions présentes, car nous nous faisons un devoir d’assister toujours aux visites du docteur. M. Pilkins l’examine depuis plusieurs jours ; c’est un homme que je crois fort habile. Il dit que cela ne vaut pas la peine d’en parler, et, si cela peut vous rassurer, je vous dirai que je partage son avis ; cependant aujourd’hui il a recommandé l’air de la mer. C’est, j’en suis persuadée, Paul, un bon conseil à suivre.

— L’air de la mer, répéta M. Dombey en regardant sa sœur.

— Il n’y a pas là de quoi se tourmenter, dit Mme Chick. L’air de la mer a été ordonné de même à mon Georges et à mon Frédéric, quand ils avaient son âge. Moi-même, on me l’a ordonné plusieurs fois. Je conviens avec vous, Paul, qu’on parle souvent là-haut, devant lui, de choses sur lesquelles il vaudrait mieux ne pas égarer sa petite intelligence ; mais je ne vois pas comment on pourrait éviter cela avec un enfant aussi avancé. Si c’était un enfant ordinaire, cela ne ferait rien du tout. Je dois vous avouer notre avis à miss Tox et à moi ; une courte absence de la maison, l’air de Brighton et l’éducation physique et morale donnée par une personne aussi judicieuse que Mme Pipchin, par exemple…

— Qu’est-ce que Mme Pipchin, Louisa ? demanda M. Dombey tout effrayé d’entendre prononcer devant lui, d’une manière si familière, un nom qu’il ne connaissait seulement pas.

— Mme Pipchin, mon cher Paul, répondit Mme Chick, est une femme d’un âge respectable (miss Tox connaît son histoire tout entière), qui s’est appliquée, depuis quelque temps, avec toute l’énergie de son caractère et avec le plus grand succès, à l’étude des maladies des enfants et à leur traitement, et qui a toujours eu les plus belles relations : Son mari s’est brisé le cœur en… Comment m’avez-vous raconté cela, ma chère amie ? je ne me rappelle plus les détails précis.

— En pompant l’eau des mines du Pérou ; répliqua miss Tox.

— Ce n’était pas un ouvrier, comme vous pensez bien, dit Mme Chick en regardant son frère (et vraiment cette explication était nécessaire, car miss Tox avait parlé de M. Pipchin comme s’il était mort la main sur la pompe) ; mais il avait mis toute sa fortune dans cette spéculation qui a manqué. Mme Pipchin s’entend aux enfants d’une manière surprenante. Je l’ai entendu vanter, il y a bien longtemps, dans des réunions particulières, quand j’étais haute, comment dirais-je ?… et les yeux de Mme Chick, cherchant une comparaison, s’égarèrent des premiers rayons de la bibliothèque jusqu’au buste de M. Pitt, qui était à peu près à dix pieds de haut.

— Peut-être me permettez-vous de dire de Mme Pipchin, mon cher monsieur, dit miss Tox en rougissant timidement, puisqu’on s’en rapporte si positivement à mon témoignage, qu’elle mérite à tous égards les éloges que lui a donnés votre bonne sœur. Bien des dames, bien des messieurs, devenu maintenant des membres intéressants de la société, ont eu recours à ses soins. Votre humble servante, qui vous parle en ce moment, lui a été confiée autrefois. La noblesse elle-même, je le crois, ne dédaigne pas de former ses enfants dans cet établissement.

— Cette respectable dame tient donc un établissement, miss Tox ? demanda, M. Dombey d’un ton assez bienveillant.

— Je ne sais pas trop si j’ai raison d’appeler cela un établissement, répondit miss Tox. Ce n’est pas, à coup sûr, une école préparatoire. Peut-être, continua miss Tox de sa voix la plus douce, rendrais-je mieux mon idée en disant que c’est une pension d’élite, destinée aux enfants du premier âge.

— Sur une échelle extrêmement restreinte et limitée, dit Mme Chick en lançant un coup d’œil à son frère.

— Si limitée, qu’elle ne reçoit presque personne, » dit miss Tox.

Il y avait du bon là dedans. Le mari de Mme Pipchin était mort de s’être brisé le cœur dans les mines du Pérou, c’était très-intéressant : cela sonnait bien à l’oreille. En outre, M. Dombey était presque consterné en songeant que Paul eût pu rester une heure de trop dans la maison, quand le docteur avait ordonné qu’il la quittât. C’était un temps d’arrêt, un retard sur la route que l’enfant devait suivre, et qu’il devait suivre lentement sans doute, avant d’atteindre le but. La recommandation de Mme Chick et de miss Tox en faveur de Mme Pipchin était d’un grand poids auprès de lui. Il savait combien elles étaient jalouses de l’autorité qui leur était dévolue sur l’enfant, et il ne lui vint pas même à l’idée qu’elles pussent désirer de partager avec d’autres une responsabilité sur laquelle il avait ses idées bien arrêtées, comme il venait de le témoigner au même moment. Mourir le cœur brisé dans les mines du Pérou, faisait rêver M. Dombey. Vraiment ! c’était une manière respectable de faire la chose !

« En supposant qu’après avoir pris demain matin toutes les informations nécessaires, nous nous décidions à envoyer Paul à Brighton chez cette dame, qui est-ce qui l’accompagnerait ? demanda M. Dombey après avoir réfléchi un moment.

— Je ne pense pas que vous puissiez envoyer l’enfant nulle part sans Florence, mon cher Paul, dit Mme Chick en hésitant un peu. Vous savez qu’il l’aime à la folie. Que voulez-vous, c’est un enfant : il a ses fantaisies ! »

M. Dombey détourna la tête, alla lentement à la bibliothèque, l’ouvrit et en rapporta un livre.

« Et personne autre, Louisa ? dit M. Dombey ; sans lever les yeux, en feuilletant le livre.

— Wickam, cela va sans dire. Wickam suffira parfaitement, répondit Mme Chick. En laissant Paul entre les mains de Mme Pipchin, ce serait porter ombrage à cette bonne dame que d’y envoyer une autre personne. Et puis, vous ne manquerez pas d’aller le voir vous-même au moins une fois la semaine ?

— Certainement, » dit M. Dombey, et il resta assis devant la même page pendant une heure, sans en lire un seul mot.

Cette célèbre Mme Pipchin était une vieille dame singulièrement disgraciée de la nature et d’une laideur repoussante. Elle avait le corps voûté, la figure toute marbrée, un nez de perroquet, et un œil gris si dur, qu’on aurait pu le forger sur une enclume, sans qu’il en souffrît. Il y avait au moins quarante ans que les mines du Pérou avaient causé la mort de M. Pipchin ; mais sa veuve inconsolable portait encore une robe d’alépine noire terne, épaisse, sans ornements, si sombre enfin, que le soir, le gaz laissait Mme Pipchin dans l’obscurité, et que sa seule présence pouvait servir d’éteignoir à un nombre indéterminé de lumières. Elle était généralement réputée comme une femme d’un grand talent pour diriger les enfants, et le secret de ce talent consistait simplement à faire tout ce qui leur déplaisait, sans jamais rien faire de ce qui leur était agréable : c’était, selon elle, un moyen infaillible de leur former le caractère. Elle était si sèche, qu’on était vraiment disposé à croire qu’il y avait eu erreur dans l’emploi des machines hydrauliques du Pérou, et qu’au lieu des mines, c’était elle qu’on avait mise à sec en lui tirant tout ce qu’elle pouvait avoir d’amabilité, de douceur et de bonté.

Le château de cette ogresse, véritable bourreau des enfants, se trouvait à Brighton, dans une rue écartée et montante, dont le terrain était crayeux, pierreux et stérile ; les maisons plus minces et plus fragiles que partout ailleurs. Les petits jardins, qu’on voyait devant les façades, avaient la singulière propriété de ne produire que des soucis, quelles que fussent les graines qu’on y eût semées, et, sur toutes les portes, sans parler de bien d’autres endroits, où ils ne servaient guère d’ornements, des colimaçons restaient attachés avec la ténacité d’une ventouse. Pendant l’hiver, le vent s’engouffrait dans le château, sans qu’on pût l’en chasser, et, pendant l’été, on ne pouvait l’y garder. Mais il y faisait toujours un tel bruit, que les habitants croyaient tenir à leurs oreilles, bon gré mal gré, un grand coquillage de mer, qui bourdonnait la nuit comme le jour. L’air qu’on respirait dans la maison n’était pas des plus agréables ; dans l’embrasure de la fenêtre du petit salon, fenêtre qui ne s’ouvrait jamais, Mme Pipchin conservait en pots une collection de boutures, qui faisaient participer tout l’établissement à leur odeur terreuse.

Quoique ce fussent des individus de choix dans leur espèce, elles cadraient toutes parfaitement avec la forme gondolée de Mme Pipchin. Il y avait une demi-douzaine de variétés de cactus, s’enroulant autour de morceaux de latte, pour tuteurs, et semblables à des serpents à tous crins ; un autre allongeait ses grandes griffes comme un homard vert ; des plantes rampantes se faisaient remarquer par leurs feuilles visqueuses et adhérentes ; au plafond était pendu un vieux vase délabré, d’où débordait à flots, comme l’eau d’une bouilloire trop pleine, une plante, dont les longs bouts verts chatouillaient désagréablement les gens qui passaient en dessous ; on croyait sentir des pattes d’araignée, car l’habitation de Mme Pipchin n’était pas chiche de ces insectes, quoiqu’elle fût peut-être plus prodigue encore de perce-oreilles dans la saison.

Le tarif de Mme Pipchin était cependant très-élevé pour tous ceux qui avaient le moyen de payer, et, son humeur acariâtre ne s’adoucissant jamais en faveur de personne, on la regardait comme une femme de grande fermeté et connaissant à fond le caractère des enfants. Grâce à cette réputation, et aussi à la fin malheureuse de M. Pipchin, elle était arrivée, bon an mal an, à se procurer une honnête aisance depuis la mort de son mari. Trois jours après la conversation de Mme Chick avec son frère, cette vieille et excellente dame eut la satisfaction de toucher de M. Dombey une somme assez ronde par avance, qu’elle ajouta à ses recettes courantes, en même temps qu’elle recevait Florence et son petit frère Paul comme pensionnaires.

Mme Chick et miss Tox, qui les avaient amenés la veille, et qui avaient passé la nuit avec eux dans un hôtel, venaient de les quitter pour retourner à Londres. Mme Pipchin, le dos tourné au feu, passait en revue les nouveaux venus comme un vieux recruteur. La nièce de Mme Pipchin, bonne personne déjà d’un certain âge, esclave des volontés de sa tante, mais si maigre qu’elle n’avait que la peau sur les os, affligée en outre d’un nez tout couvert de bourgeons, était occupée à ôter au jeune Bitherstone le col tout blanc qu’on lui avait mis pour la circonstance. Miss Pankey, la seule autre pensionnaire pour le moment, qui s’était permis de renifler trois fois devant les étrangers, avait été enfermée dans le donjon (c’était une grande chambre donnant sur le derrière du château et qui était destinée aux corrections).

« Voyons, monsieur, dit Mme Pipchin à Paul, pensez-vous que vous m’aimerez un peu ?

— Je ne vous aimerai pas du tout, répondit Paul ; je veux m’en aller. Ce n’est pas ici ma maison.

— Non, car c’est la mienne, dit Mme Pipchin.

— Eh bien ! elle est très-laide, reprit Paul.

— Cependant, il y a ici un endroit encore bien plus vilain, dit Mme Pipchin, c’est celui où nous enfermons les petits garçons méchants.

— Est-ce qu’il y est allé, lui ? » demanda Paul en montrant du doigt Bitherstone.

Mme Pipchin fit un signe de tête affirmatif ; et Paul, pendant tout le reste de la soirée, ne perdit pas de vue le jeune Bitherstone ; il l’examinait de la tête aux pieds, et surveillait tous les mouvements de sa physionomie avec l’intérêt que méritait un garçon qui avait passé par de terribles et mystérieuses épreuves.

À une heure, on dîna. Le repas se composait surtout de farineux et de légumes. Miss Pankey (douce enfant aux yeux bleus, que l’on frictionnait tous les matins de façon à lui écorcher la peau) fut tirée de prison par l’ogresse elle-même, qui lui apprit que toute personne qui osait renifler devant le monde ne pouvait jamais monter au ciel. Quand cette profonde vérité lui eut été bien inculquée dans l’esprit, on la régala de riz. Puis la petite fille récita une sorte de prière habituelle dans le château, et qui se terminait par des actions de grâces à Mme Pipchin pour son dîner. La nièce de Mme Pipchin, Berinthia, mangea un morceau de porc froid ; mais, comme le tempérament de Mme Pipchin réclamait quelque chose de chaud, la bonne dame se fit servir à part des côtelettes de mouton, qu’on lui apporta toutes bouillantes entre deux assiettes, et qui laissaient échapper un fumet fort agréable.

Comme il pleuvait, après le dîner, on ne put aller se promener sur la plage ; et, le tempérament de Mme Pipchin réclamant du repos à la suite des côtelettes de mouton, les enfants sortirent avec Berry, autrement dite Berinthia, pour aller au donjon, grande chambre qui n’avait pour toute perspective qu’un mur blanchi à la chaux et un tonneau plein d’eau, mais dont l’aspect était rendu plus affreux encore par une énorme cheminée délabrée, dans laquelle, il n’y avait pas même de grille pour y faire du feu. Cependant, égayé par la société, cet endroit était encore le plus agréable ; car Berry se mêla à leurs jeux et fit le diable comme eux, jusqu’au moment où Mme Pipchin, frappant avec colère contre le mur, comme le revenant de Cock Lane, les fit rentrer dans le silence. Ils se rangèrent alors autour de Berry, qui leur raconta tout bas des histoires jusqu’à la nuit.

Au lieu de thé, on leur servit en abondance du lait coupé, avec du pain et du beurre ; quant à Mme Pipchin et à Berry elles eurent un petit pot de thé noir pour elles seules, et l’on apporta à Mme Pipchin un nombre illimité de rôties bien beurrées et toutes bouillantes comme les côtelettes. Mme Pipchin en mangea tant, qu’elle en eut la figure et les mains toutes grasses, mais il ne parut pas que l’intérieur en fût le moins du monde adouci ; car elle conserva le même air sec, et son œil gris et dur ne changea pas d’expression.

Après le thé, Berry prit une petite boîte à ouvrage, sur le couvercle de laquelle se voyait le pavillon royal, et se mit à travailler avec ardeur. Pendant ce temps-là, Mme Pipchin arrangea ses lunettes sur son nez, ouvrit un gros livre recouvert de serge verte, et commença son petit somme ; mais, chaque fois qu’elle se réveillait en sursaut au moment où elle allait tomber le nez dans le feu, elle appliquait une bonne chiquenaude sur le nez de Bitherstone, qui se permettait aussi de sommeiller de son côté.

L’heure arriva enfin où les enfants devaient monter se coucher, et après la prière ils allèrent au lit. Comme miss Pankey avait très-peur de rester seule dans l’obscurité, Mme Pipchin se faisait un devoir de la conduire elle-même en haut, comme un pauvre petit mouton ; et là, c’était vraiment curieux d’entendre longtemps après miss Pankey se lamenter, dans la chambre la plus sombre, et Mme Pipchin y rentrer de temps en temps pour la tancer vertement. À neuf heures et demie environ, on apporta à Mme Pipchin un ris de veau bien chaud, car le tempérament de la bonne dame ne lui permettait pas d’aller se coucher sans s’être mis un ris de veau sur l’estomac ; le fumet de ce plat se répandait dans toute la maison, changeant un peu le parfum ordinaire de l’habitation que Mme Wickam appelait une odeur de bâtisse, et peu de temps après le château était plongé dans le plus profond sommeil.

Le lendemain, au déjeuner, le thé fut servi de la même manière que la veille au soir ; seulement, Mme Pipchin eut un petit pain, au lieu de rôties, et sembla encore de plus mauvaise humeur que de coutume, quand elle l’eut fini. Pour récréation, Mme Pipchin fit lire à Bitherstone une généalogie de la Genèse (dont le choix faisait honneur à son jugement), et le petit bonhomme déchiffra les noms avec la facilité et la légèreté d’un individu qui traîne le boulet. On emmena ensuite miss Pankey pour la frictionner, et Bitherstone pour lui faire prendre un bain d’eau de mer, dont il sortit tout bleu et tout accablé. Pendant ces opérations, Paul et Florence allèrent se promener sur la plage avec Wickam, qui était en larmes du matin au soir ; et Mme Pipchin, sur le midi, fit faire aux enfants des lectures enfantines qui, par parenthèse, ne l’étaient guère ; car c’était le système de Mme Pipchin de ne pas laisser l’intelligence des enfants se former et se développer comme une tendre fleur, mais de l’ouvrir de force comme une huître. La morale de ces leçons avait en général un caractère violent et saisissant. Il était rare que le héros du conte, méchant petit garçon, finît autrement que sous les dents d’un lion ou dans les griffes d’un ours.

Telle était la vie que l’on menait chez Mme Pipchin. Le samedi, M. Dombey arrivait ; Paul et Florence allaient le voir à son hôtel et y prenaient le thé. Ils passaient la journée du dimanche tout entière avec lui, et on faisait habituellement une promenade en voiture avant le dîner. Dans ces occasions, M. Dombey semblait se multiplier, comme les assaillants de Falstaff ; au lieu de l’homme au bougran, il s’en trouvait une douzaine. La soirée du dimanche était la plus triste de toute la semaine, car Mme Pipchin s’était fait une règle d’être toujours de très-mauvaise humeur le dimanche soir. On ramenait habituellement miss Pankey de chez une tante qui habitait Rottendean, et la pauvre enfant revenait toujours dans le plus profond désespoir. Quant à Bitherstone, dont tous les parents étaient dans l’Inde, il était condamné, entre les offices, à rester tout droit le dos contre le mur du petit salon, sans remuer bras ni jambes, et sa jeune âme en souffrait si cruellement, qu’il demanda à Florence, un dimanche soir, si elle ne pourrait pas lui indiquer le chemin pour retourner au Bengale.

Cependant on disait partout que Mme Pipchin était une maîtresse femme pour gouverner les enfants ; et de fait les plus sauvages rentraient chez eux bien apprivoisés après quelques mois de séjour sous son toit hospitalier. On disait partout aussi que c’était beau de la part de Mme Pipchin de s’être adonnée à ce genre de vie, d’avoir fait ainsi le sacrifice de ses goûts, d’avoir fait tête à ses malheurs avec tant de fermeté, quand M. Pipchin était mort le cœur brisé dans les mines du Pérou.

Paul, assis dans son petit fauteuil auprès du feu, ne pouvait se lasser d’examiner cette vieille dame modèle, pendant des heures entières. Il avait oublié ce que c’est que l’ennui, quand il regardait fixement Mme Pipchin ; il ne l’aimait, ni ne la craignait ; mais, avec ses habitudes de petit vieux, elle avait pour lui un attrait grotesque. Il restait là, tantôt la regardant, tantôt chauffant ses mains, puis la regardant encore, si bien que Mme Pipchin, tout ogresse qu’elle était, en était quelquefois troublée. Elle lui demanda, un jour qu’ils étaient seuls, à quoi il pensait :

« À vous, dit Paul, sans y mettre la moindre discrétion.

— Et que pensez-vous de moi ? demanda Mme Pipchin.

— Je pense que vous devez être bien vieille, dit Paul.

— On ne dit pas cela, mon jeune monsieur, répondit la dame. Ce n’est pas bien.

— Pourquoi cela ? demanda Paul.

— Parce que ce n’est pas poli, dit Mme Pipchin avec aigreur.

— Ce n’est pas poli ? dit Paul.

— Non.

— Ce n’est pas poli non plus, dit Paul innocemment, de manger toutes les côtelettes de mouton et les rôties, Wickam le dit bien.

— Wickam, répliqua Mme Pipchin en rougissant de colère, Wickam est une méchante fille, une impudente, une vraie gueuse.

— Qu’est-ce que c’est qu’une gueuse ? demanda Paul.

— Cela ne vous regarde pas, monsieur, répondit Mme Pipchin. Rappelez-vous l’histoire de ce petit garçon qui, pour avoir fait des questions fatigantes, a été éventré par un taureau enragé.

— Si le taureau était enragé, dit Paul, comment pouvait-il savoir que l’enfant avait fait des questions ? Personne ne s’en va conter des secrets à l’oreille d’un taureau enragé. Je ne crois pas à cette histoire-là.

— Vous n’y croyez pas, monsieur ? répéta Mme Pipchin au comble de l’étonnement.

— Non, dit Paul.

— Et vous n’y croiriez pas davantage, petit incrédule, quand même le taureau aurait été doux comme un mouton, » dit Mme Pipchin.

Comme Paul n’avait pas considéré le sujet sous ce point de vue et qu’il n’avait pensé qu’à la folie supposée du taureau, il fut battu pour le moment. Mais il se mit à réfléchir à la question avec une intention si évidente de coller Mme Pipchin, que la vieille dame, malgré son humeur inflexible, jugea prudent de faire retraite pour lui laisser le temps d’oublier le sujet.

Depuis ce jour, on eût dit qu’un même attrait de singularité réciproque rapprochait Mme Pipchin du petit Paul. Elle lui faisait placer son fauteuil devant le feu du même côté qu’elle, au lieu de le laisser en face ; et il restait là, dans le coin, entre le garde-feu et Mme Pipchin, la robe d’alépine noire faisant ombre sur sa petite figure. Il étudiait chaque trait, chaque ride de son visage, et perçait du regard son œil gris et dur, au point que Mme Pipchin, déconcertée, le fermait quelquefois comme pour sommeiller. Mme Pipchin avait un vieux chat noir qui s’installait juste au beau milieu de la cheminée en faisant son ron ron, sans se gêner le moins du monde, et clignotant devant le feu jusqu’à ce que les prunelles de ses yeux ressemblassent à deux points d’admiration. On aurait pu prendre la vieille dame, sans manquer à tout le respect qu’on lui devait, pour une sorcière, et Paul et le chat pour ses deux démons familiers, quand ils étaient ainsi tous trois devant le feu. À voir leur société réunie, on eût trouvé tout simple qu’ils eussent disparu un soir par la cheminée au milieu d’un tourbillon, sans qu’on entendît plus jamais parler d’eux.

Pour ce qui est de cela, cependant, la chose n’arriva jamais. Tous les soirs, on retrouvait à leur même place le chat, Paul et Mme Pipchin. Paul, évitant la Compagnie de Bitherstone, faisait chaque soir une étude approfondie de Mme Pipchin, puis du chat, puis du feu ; on eût dit qu’il lisait un ouvrage de nécromancie en trois volumes.

Mme Wickam, de son côté, cherchait à s’expliquer les bizarreries du caractère de Paul, et comme elle n’avait, de la chambre qu’elle habitait, d’autre distraction que la vue des tuyaux de cheminées et que le bruit du vent, elle s’enfonçait de plus en plus dans ses idées noires ; la vie triste qu’elle menait, une vie de chien, suivant son expression énergique, lui faisait tirer des prémisses connues les conséquences les plus tristes pour le petit bonhomme.

Mme Pipchin, par politique, avait expressément défendu à sa bonne, à sa petite gueuse, nom générique qu’elle donnait indistinctement à toutes les servantes, d’avoir le moindre rapport avec Mme Wickam. Pour voir si elle était obéie, elle passait la majeure partie de son temps à se cacher derrière les portes et à tomber à l’improviste sur la pauvre fille, quand elle s’approchait de la chambre de Mme Wickam. Mais Berry pouvait avoir de ce côté toutes les familiarités qu’elle voulait, pourvu que les mille soins qui l’occupaient du matin au soir n’en souffrissent pas ; aussi c’était à Berry que Mme Wickam confiait toutes ses peines.

« Quel gentil enfant quand il dort ! dit Berry en se baissant pour regarder Paul dans son lit, un soir qu’elle avait monté le souper de Wickam.

— Ah ! soupira Wickam, c’est bien le moins.

— Mais il n’est pas laid, quand il est éveillé, observa Berry.

— Non, madame, non, non. Mais la fille de mon oncle, Betsey Jane, ne l’était pas davantage, » dit Wickam.

Berry eut l’air de chercher dans sa tête quel rapport il pouvait y avoir entre Paul Dombey et Betsey Jane, la fille de son oncle.

« La femme de mon oncle, continua Mme Wickam, est morte tout à fait comme la mère du petit. L’enfant de mon oncle était aussi triste que M. Paul. L’enfant de mon oncle, voyez-vous, vous glaçait le sang dans les veines quelquefois !

— Comment cela ? demanda Berry.

— Oh ! je n’aurais pas voulu rester une nuit toute seule avec Betsey Jane, dit Mme Wickam. Non, quand même on m’aurait promis d’établir Wickam à son compte le lendemain, je ne l’aurais pas fait, miss Berry ! »

Naturellement miss Berry demanda pourquoi ; mais Mme Wickam, selon l’usage de quelques personnes de sa condition, continua sans pitié :

« Betsey Jane était bien la plus douce petite fille que j’aie jamais vue ; on n’en pouvait voir de plus douce. Betsey Jane n’échappa à aucune maladie des enfants. Elle était sujette à avoir des crampes, comme vous des boutons, miss Berry. »

Miss Berry involontairement fronça son nez.

« Mais Betsey Jane, dit Mme Wickam en baissant la voix et en promenant autour de la chambre son regard qu’elle arrêta un moment sur le petit Paul, Betsey Jane avait été visitée dans son berceau par sa défunte mère. Dire quand et comment cela, je ne le pourrais. J’ignore aussi si la chère enfant en savait quelque chose, mais pour sûr, miss Berry… Betsey Jane avait eu un regard de sa défunte mère. Vous pouvez dire que ça n’a pas le sens commun ! Je ne m’en fâcherai pas. Je souhaite pour vous-même que vous puissiez vous mettre dans la tête que ça n’a pas le sens commun ; vous en aurez l’esprit plus tranquille dans cette maison si triste, si triste… pardonnez-moi ma franchise, qu’on se croirait dans un vrai cimetière. Pour moi, je me mine ici… Ah ! M. Paul semble agité dans son sommeil. Tapez-lui un peu dans le dos, s’il vous plaît.

— Alors vous croyez donc aussi, dit Berry en caressant tout doucement le petit dormeur, comme on le lui avait demandé, que lui aussi il a été hanté par sa mère ?

— Betsey Jane, dit Mme Wickam de son ton le plus solennel, a été martyrisée comme cet enfant, et comme cet enfant elle avait changé aussi. Je l’ai vue mainte et mainte fois s’asseoir pensive, et rêver, rêver comme celui-ci. Je l’ai vue mainte et mainte fois vous regarder de ce même regard, si vieux, si vieux ! Je l’ai entendue mainte et mainte fois causer comme lui tout à fait. Il y a pour moi entre Betsey Jane et cet enfant une ressemblance parfaite, miss Berry.

— L’enfant de votre oncle vit-elle encore ? demanda Berry.

— Certainement, elle vit, dit Mme Wickam d’un air triomphant (car il était évident que miss Berry s’attendait à tout le contraire), elle est même mariée à un ciseleur. Oui, oui, miss Berry, elle est vivante, elle…, » répéta Mme Wickam en appuyant avec intention sur ce nominatif.

Comme il était clair que quelqu’un était mort, la nièce de Mme Pipchin demanda qui ce pouvait être.

« Je ne veux pas vous effrayer, répondit Mme Wickam en continuant son souper. Ne me le demandez pas. »

C’était le plus sûr moyen de se le faire demander une seconde fois ; aussi miss Berry renouvela-t-elle sa question, et, après un léger refus et une courte hésitation, Mme Wickam posa son couteau sur la table, regarda encore dans tous les coins de la chambre et du côté du lit de Paul, et répondit :

« Elle a pris en affection certaines personnes. Quelquefois c’étaient les caprices les plus bizarres qui dirigeaient son choix ; quelquefois aussi ses amitiés n’avaient rien que de raisonnable, quoique un peu plus vives peut-être que ce n’est l’habitude. Berry, toutes les personnes qu’elle a aimées sont mortes !… »

La nièce de Mme Pipchin s’attendait si peu à ce dénoûment terrible, qu’elle se laissa tomber sur le bord du lit, toute haletante, regardant Mme Wickam avec une expression de profonde terreur.

Celle-ci indiqua mystérieusement du doigt le lit de Florence, puis, d’une manière significative, le plancher ; c’était juste en dessous que se trouvait la salle à manger dans laquelle Mme Pipchin engloutissait habituellement ses rôties.

« Souvenez-vous de mes paroles, miss Berry, dit Mme Wickam, et remerciez Dieu de ce que le petit Paul ne vous aime pas trop. Pour moi, je rends grâce au ciel qu’il ne m’ait pas prise en affection ; et cependant, pardonnez-moi ma franchise, on n’a jamais longtemps à vivre dans une prison comme celle-ci ! »

Soit que l’émotion de miss Berry lui eût fait taper un peu trop fort Paul dans le dos, ou qu’elle se fût arrêtée tout court dans cet exercice calmant, mais monotone, il se tourna dans son lit juste à ce moment, s’éveilla, s’assit sur son séant la tête brûlante et tout en sueur, sans doute sous l’impression de quelque mauvais rêve, et il appela Florence. La petite fille sauta en bas de son lit au premier son de sa voix, se pencha aussitôt sur son oreiller, et se mit à chanter doucement pour l’endormir. Mme Wickam secoua la tête, quelques larmes coulèrent de ses yeux, puis elle montra à Berry les deux enfants et leva son regard vers le plafond.

« Bonsoir, miss, dit Wickam tout bas, bonsoir et bonne nuit ! Votre tante est vieille, miss Berry, et ce n’est pas la première fois que vous avez dû y songer. »

Mme Wickam fit à Berry cet adieu si consolant avec un air de commisération profonde. Quand elle se retrouva seule avec les deux enfants, et qu’elle entendit le vent souffler tristement, elle se laissa aller à la mélancolie (plaisir facile et peu coûteux), jusqu’au moment où elle se sentit accablée par le sommeil.

Quoique la nièce de Mme Pipchin ne s’attendît pas précisément à voir ce dragon modèle étendu sans vie sur le tapis de la cheminée, elle fut heureuse, après être descendue, de la retrouver plus maussade, plus sévère que de coutume et paraissant toute disposée à vivre encore de longues années pour le bonheur de tous ceux qui la connaissaient. Pendant la semaine suivante, on ne la vit pas davantage tomber en langueur, et les viandes qui convenaient à son tempérament continuèrent à disparaître régulièrement les unes après les autres ; et pourtant Paul l’étudiait toujours avec la même attention, et on le voyait toujours assis entre la robe noire et le garde-feu avec une constance infatigable.

Cependant, comme Paul depuis le temps de son installation chez Mme Pipchin, n’était pas devenu plus fort, quoique sa mine fût beaucoup meilleure, on lui acheta une petite voiture, dans laquelle il pouvait se tenir à son aise, avec un alphabet et d’autres petits livres à son usage, pendant qu’on le traînait sur le bord de la mer. Un jeune garçon frais et vermeil lui avait été proposé pour traîner sa voiture ; mais, suivant son goût bizarre, il n’en avait pas voulu et avait préféré le grand-père, vieux bonhomme sec et maigre, qui ressemblait à un crabe, portait des vêtements de toile cirée, était devenu dur, coriace et nerveux à force d’être confit dans l’eau de mer, et qui sentait le varech comme la plage que la marée vient de quitter.

Il allait ainsi chaque jour sur le bord de l’Océan, traîné par cet estimable serviteur, Florence marchant près de lui et la triste Wickam fermant la marche. Quand il était arrivé sur la plage, il restait assis ou étendu dans sa petite voiture pendant des heures entières, sans pouvoir supporter près de lui d’autre enfant que Florence.

« Allez-vous-en, s’il vous plaît, disait-il à ceux qui s’approchaient pour lui tenir compagnie. Merci, je n’ai pas besoin de vous. »

Si une petite voix lui demandait par hasard à l’oreille comment il se portait :

« Très-bien, je vous remercie, répondait-il, mais vous ferez bien d’aller jouer. Allez, allez, s’il vous plaît. »

Puis voyant l’enfant s’en aller, il tournait la tête du côté de Florence et lui disait : Nous n’avons pas besoin des autres, nous, n’est-ce pas, Florence ? Embrassez-moi. »

Wickam elle-même l’ennuyait quelquefois, et il était bien aise quand elle s’éloignait un peu pour chercher des coquillages ou des connaissances. Il aimait surtout un endroit solitaire, bien loin des flâneurs ; et, quand Florence, assise à ses côtés, travaillait, lisait tout haut, ou causait avec lui, que le vent soufflait sur son visage et que les vagues montaient jusqu’aux roues de sa petite voiture, il ne désirait rien de plus.

« Florence, dit-il un jour, où donc est l’Inde, où demeurent les parents de ce petit garçon ?

— Oh c’est loin, bien loin, dit Florence en levant ses yeux de dessus son ouvrage.

— Il faut des semaines pour y aller ? demanda Paul.

— Oui, mon chéri. Il faut voyager pendant bien des semaines, le jour et la nuit.

— Florence, reprit Paul après un moment de silence, si vous alliez dans l’Inde, je… je… Qu’a fait maman ? dites, je l’ai oublié.

— Maman ? Elle m’a beaucoup aimée ! répondit Florence.

— Non, non, ce n’est pas cela. Moi aussi, Florence, je vous aime beaucoup. Mais qu’a donc fait maman ?… Ah !… je sais… elle est morte. Si vous étiez dans l’Inde… je mourrais, Florence. »

Elle jeta son ouvrage de côté, pencha sa tête sur l’oreiller de son frère et le caressa. « Moi aussi, lui dit-elle, moi aussi, je mourrais, si vous étiez dans l’Inde ; mon petit frère, ne vous tourmentez pas, vous irez mieux bientôt.

— Oh ! reprit Paul, je suis bien mieux déjà ! Ce n’est pas cela que je veux dire. Je veux dire, Florence, que je mourrais de chagrin dans mon abandon ! »

Une autre fois, à la même place, il s’endormit et reposa tranquillement pendant longtemps. Tout à coup il s’éveilla, écouta, tressaillit et s’assit pour mieux écouter.

Florence lui demanda ce qu’il croyait entendre.

« Je voudrais savoir ce qu’elle dit, répondit Paul ; la mer, Florence ; la mer, que répète-t-elle toujours ainsi ?

— Mais c’est tout simplement le bruit des vagues, lui dit Florence.

— Oui, oui ; ce sont les vagues ; mais elles disent toujours quelque chose ; toujours la même chose, répondit Paul. Qu’y a-t-il donc là-bas ?… » et il se leva tout debout et regarda ardemment l’horizon.

Florence lui dit que c’était un autre pays qu’il y avait là-bas.

« Non, non, reprit Paul, plus loin, plus loin encore !… Dites, qu’y a-t-il ?… »

Souvent depuis, il s’arrêtait court au milieu de leurs causeries, cherchait à comprendre ce que disaient toujours les vagues, et se soulevait sur son petit lit, pour regarder ce pays invisible, bien loin là-bas.

Chapitre IX. Tourments du petit aspirant de marine. §

Le jeune Walter avait reçu de la nature un goût assez prononcé pour tout ce qui est romanesque et merveilleux. Il avait vécu sous les yeux de son oncle, mais la triste expérience que le vieux Solomon avait faite des choses de la vie n’avait pas affaibli cette disposition. Aussi c’était avec un intérêt singulier et plein de charmes que Walter se rappelait l’aventure de Florence avec la bonne Mme Brown. Il se complaisait à en repasser dans son esprit tous les détails, s’attachant principalement à l’épisode auquel il avait pris part. Cette aventure absorba bientôt toutes ses pensées et s’empara de son esprit, au point de l’entraîner dans les rêves les plus capricieux.

Peut-être les projets d’avenir que formaient chaque dimanche le vieux Sol et le capitaine Cuttle, contribuaient-ils à donner un intérêt plus saisissant au souvenir des événements dans lesquels il avait joué son rôle. Un dimanche ne se passait pas sans que l’un ou l’autre des deux vieux amis ne fît quelque allusion mystérieuse à Richard Whittington. Le capitaine avait même poussé les choses assez loin ; il avait acheté une vieille ballade qui longtemps était restée, se balançant au gré des zéphirs, exposée en vente le long d’un mur de la route du commerce, en compagnie de beaucoup d’autres, toutes écrites dans un style expressif bien en rapport avec les tendres sentiments des matelots. Ce petit chef-d’œuvre de poésie dépeignait la cour et les noces d’un jeune charbonnier, fiancé de l’aimable Suzon, fille accomplie du capitaine et copropriétaire d’un bateau de charbon de Newcastle. Le capitaine Cuttle, profond métaphysicien, trouvait dans cette légende sentimentale des points de ressemblance frappante avec la situation respective de Walter et de Florence. Tel était son enthousiasme, qu’à chaque petite fête, comme aux anniversaires et dans un petit nombre d’autres réjouissances qui ne sont pas des jours consacrés au Seigneur, il entonnait la romance, dans la salle à manger, et la chantait tout entière à plein gosier, faisant sur le nom de Suzon, on, on, un point d’orgue sans fin. Car, en l’honneur de l’héroïne, chaque couplet se terminait par son joli nom.

Mais un garçon franc, ouvert, au cœur indépendant, ne s’arrête guère à analyser la nature de ses sentiments, quelque vifs qu’ils soient ; et Walter aurait été fort embarrassé de dire quel était le fond de sa pensée. Certes, il trouvait grand plaisir à revoir le quai où il avait rencontré Florence, et les rues qu’ils avaient suivies ensemble, quoiqu’elles eussent par elles-mêmes fort peu d’attrait. Il conservait bien précieusement dans sa chambre les mauvaises savates qui s’étaient détachées si souvent le long de la route et, assis dans la salle à manger, il s’était fait un soir toute une galerie de portraits imaginaires de la bonne Mme Brown. On avait pu remarquer que, depuis sa rencontre avec Florence, il était plus recherché dans sa mise, et l’on ne pouvait disconvenir que, dans ses moments de liberté, il se plaisait à se promener du côté de la ville où se trouvait la maison de M. Dombey, dans l’espoir bien incertain d’apercevoir la petite fille dans la rue. Mais tout cela n’était qu’un innocent enfantillage. Florence était fort gentille, et l’on trouve plaisir à regarder une gentille figure ; Florence était faible et sans défense, et l’on pouvait être fier de l’avoir protégée, de l’avoir défendue ; Florence avait le cœur le plus reconnaissant du monde, et l’on éprouvait un charme infini à voir l’expression de cette reconnaissance briller dans ses yeux. Florence enfin était abandonnée, dédaignée, et Walter éprouvait l’intérêt le plus vif pour la pauvre enfant délaissée dans la triste et somptueuse demeure de son père.

Dans le courant de l’année, il arriva que peut-être cinq ou six fois Walter ôta son chapeau dans la rue pour saluer Florence et que celle-ci s’arrêta pour lui donner la main. Mme Wicham qui, métamorphosant son nom d’une manière assez singulière, ne manquait pas de l’appeler le jeune Graves, ne voyait aucun mal à ces rencontres, sachant comment ils s’étaient connus. Miss Nipper, de son côté, semblait presque chercher ces occasions ; car son cœur sensible était secrètement touché par les doux regards de Walter, et elle croyait en conscience que ses sentiments étaient payés de retour.

De cette façon, Walter, loin d’oublier ou de perdre de vue la petite Florence, ne faisait qu’y penser chaque jour davantage. Quant à la manière romanesque dont avait commencé leur connaissance, et à tous les détails qui y ajoutaient un caractère et un charme particulier, il éprouvait un plaisir infini à en nourrir son imagination et n’avait nulle envie de bannir de son esprit un petit roman aussi agréable ; mais il ne regardait pas ce qui s’était passé comme une affaire dans laquelle il eût un intérêt positif. Florence lui apparaissait toujours se détachant du tableau ; mais lui, il restait à l’écart. Quelquefois il lui arrivait de songer (et il fallait voir alors sa marche rapide), il lui arrivait de songer combien il aurait été beau pour lui de s’être embarqué le lendemain de leur première rencontre, d’avoir abordé à de lointains rivages, d’y avoir fait des prodiges de valeur, et, après une longue absence, d’être revenu amiral, avec tous les rubans de son brillant costume, ou au moins capitaine de vaisseau, avec des épaulettes éblouissantes ; à son retour il aurait épousé Florence, devenue une belle jeune fille ; il l’aurait épousée en dépit des grandes dents de M. Dombey, de sa cravate, de sa lourde chaîne d’or, et l’aurait conduite en triomphe sous un ciel d’azur quelque part ou ailleurs. Et pourtant, malgré tous ces beaux rêves, son imagination ardente lui montrait rarement la plaque de cuivre de la maison Dombey et fils, transformée en une tablette dorée, où il pût lire de brillantes espérances, et laissait le plus souvent ternes et sombres les fenêtres de ses bureaux. Aussi, quand le capitaine et l’oncle Sol remettaient sur le tapis Richard Whittington et les filles des patrons, Walter croyait comprendre beaucoup mieux qu’ils ne le faisaient sa véritable position dans la maison Dombey et fils.

Il remplissait donc chaque jour son emploi, tout joyeux, tout dispos, ayant le cœur à l’ouvrage. Il ne partageait pas les vivacités d’ambition de son oncle et du capitaine Cuttle, et ne laissait pas cependant d’entretenir de son côté mille rêves vagues et chimériques, auprès desquels les projets des deux vieux amis étaient des probabilités terre à terre. Il en était là quand les enfants de M. Dombey furent conduits chez Mme Pipchin. Il avait quelques années de plus, mais c’était bien peu de chose. On reconnaissait toujours ce même garçon remuant, joyeux, étourdi, comme du temps où il escaladait à l’abordage la salle à manger, à la tête de l’oncle Sol et d’une troupe de matelots supposés, ou qu’il lui tenait la chandelle pour monter de la cave son fameux madère.

« Oncle Sol, dit Walter, il me semble que vous n’allez pas bien. Vous n’avez rien mangé ce matin au déjeuner ; j’irai chercher le médecin si cela continue.

— Ah ! mon garçon, il ne me donnerait pas ce qui me manque. Il faudrait que ce fût un praticien bien habile… pour… et encore il ne le pourrait pas.

— Qu’est-ce que c’est donc, mon oncle, seraient-ce des chalands ?

— Eh ! répliqua Solomon en soupirant, les chalands ne gâteraient rien.

— Le bon Dieu les bénisse ! dit Walter en posant avec bruit sa tasse à thé et frappant en même temps la table. Quand je vois les gens aller et venir en foule dans la rue toute la journée, passer et repasser à chaque minute devant la boutique en masse, il me prend des envies de m’élancer dehors, de saisir un individu au collet, de le faire entrer ici et de le forcer d’acheter pour plus de douze mille francs d’instruments, argent comptant… Eh ! eh ! là-bas ! qu’est-ce que vous regardez donc ainsi à la porte ? dit Walter apostrophant un vieux gentleman, la tête poudrée, qui ne pouvait l’entendre, comme de raison, et qui s’était arrêté pour examiner avec attention un grand télescope de marine. Cela ne signifie rien ce que vous faites là. J’en ferais bien autant que vous. Entrez, parbleu, et achetez-le, ce télescope. »

Le vieux monsieur cependant ayant satisfait sa curiosité continua tranquillement sa route.

« Il s’en va pourtant, dit Walter ; ils sont tous de même. Mais, bah ! mon oncle… Eh !… dites donc, mon oncle ?… (répéta Walter ; car le vieillard, plongé dans ses réflexions, n’avait pas répondu à son premier appel), ne vous laissez pas abattre… allons, du courage, mon oncle… quand les commandes viendront une fois, elles viendront en foule ; vous n’y pourrez plus suffire…

— Ah ! mon garçon, quand elles viendront, je serai trop vieux, répondit Solomon Gills. Elles ne reviendront dans cette boutique qu’après que j’en serai sorti.

— Oh ! mon oncle, ne dites pas cela, je vous en prie, dit Walter d’un ton suppliant. Non, non, ne le dites pas. »

L’oncle Sol s’efforça de donner à sa physionomie une expression moins triste et lui sourit de l’autre côté de la table, d’un air qu’il cherchait à rendre le plus gai possible.

« Il n’y a rien ici de nouveau, n’est-ce pas, mon oncle ? et Walter appuya ses coudes sur le plateau à thé, se penchant pour parler plus bas et d’un ton plus affectueux encore. Voyons, soyez franc avec moi, cher oncle, dit-il, et s’il y a quelque chose de nouveau, ne me cachez rien, je vous en prie.

— Non, non, répondit le vieux Sol. Quelque chose de nouveau, Walter ?… Que pourrait-il y avoir ici de nouveau ? »

Walter fit de la tête un mouvement qui témoignait de son incrédulité.

« C’est justement là ce que je désire savoir, et vous me le demandez ?… Ah ! tenez, mon oncle, quand je vous vois ainsi, je regrette vraiment de vivre avec vous.

Le vieux Sol parut surpris.

« Oui, mon oncle, je dis ce que je pense. Dieu sait que je n’ai jamais été et que je ne suis jamais plus heureux qu’avec vous ; mais quand je vous vois l’esprit inquiet, je regrette sincèrement de vivre avec vous.

— Je suis un peu triste quelquefois, je le sais, dit Solomon en se frottant doucement les mains.

— Ce que je veux dire, mon oncle, reprit Walter en se penchant encore davantage pour lui frapper légèrement l’épaule, c’est que je voudrais voir assise ici, et vous versant votre thé à ma place, une gentille petite femme bien avenante ou plutôt une bonne dame bien respectable, aisée, accomplie, une brave femme dans votre genre, qui pourrait prendre bien soin de vous et saurait trouver le moyen de vous égayer. Tandis que moi, le plus tendre des neveux, bien sûr, je ne serai jamais qu’un neveu ; je ne pourrai jamais être ce qu’une telle compagne aurait été pour vous depuis bien des années quand la tristesse vous gagne, que le chagrin s’empare de vous, et pourtant je donnerais tout au monde pour vous consoler ! Voilà pourquoi, cher oncle, quand je vous vois l’esprit inquiet, je regrette que vous n’ayez près de vous qu’un jeune étourdi comme moi, aux formes rudes et abruptes, qui a bonne envie de vous consoler, mon oncle, mais qui ne sait comment s’y prendre ; oui, répéta Walter en se penchant encore davantage pour serrer la main de son oncle, oui, vraiment, qui ne sait comment s’y prendre.

— Walter, mon cher enfant, dit Solomon, quand même la bonne et respectable dame aurait occupé dans cette salle depuis quarante ans la place où vous vous trouvez en ce moment, je ne l’aurais jamais aimée plus que vous.

— Je le sais, mon oncle, répondit Walter, et j’en remercie le ciel : mais vous n’auriez pas gardé pour vous seul le poids de vos chagrins, si vous aviez eu près de vous une compagne ; car elle aurait su comment vous les faire oublier ; et moi, cher oncle, moi, je ne le sais pas.

— Si, vraiment ! répondit l’opticien.

— Eh bien ! alors, dites-moi ce que vous avez, oncle Sol ? fit Walter d’un ton caressant ; allons ! confiez-moi ce secret ? »

Solomon Gills lui répéta qu’il n’avait aucune cause de chagrin et le lui affirma si positivement, que Walter dut faire comme s’il le croyait.

« Tout ce que je puis vous assurer, oncle Sol, c’est que s’il y a quelque chose que…

— Mais il n’y a rien, dit Solomon.

— Très-bien, répondit Walter. Alors, je n’ai rien à dire, et c’est heureux, car voici l’heure de partir pour le bureau. Mais pendant que je serai dehors, je reviendrai de temps en temps pour voir comment vous vous portez. Et rappelez-vous-le bien, mon oncle, si je m’aperçois que vous m’avez trompé, je ne vous croirai plus de ma vie et je ne vous parlerai plus jamais de M. Carker frère. »

Solomon Gills le défia en riant de le trouver en faute. Alors roulant dans son esprit les moyens les plus impraticables de faire fortune et de rendre au petit aspirant de marine une position indépendante, Walter se rendit aux bureaux de Dombey et fils, l’air plus soucieux que de coutume.

À cette époque habitait au coin, dans la rue de Bishopsgate-Without, un certain M. Brogley, huissier priseur assermenté. Il avait là une boutique où s’étalaient, sous le jour le moins favorable, des meubles d’occasion de toute espèce, placés et disposés de la façon la moins propre à les faire valoir. Des douzaines de chaises étaient accrochées à des lavabos qui avaient grand’peine à se tenir en équilibre, en s’appuyant contre des buffets, posés eux-mêmes sur des tables renversées sens dessus dessous, et qui, les jambes en l’air, soutenaient par des procédés gymnastiques d’autres tables chancelantes ; mais ce n’étaient là encore que les combinaisons les moins extraordinaires. Tout un service de cloches pour couvrir les plats ; de verres à bordeaux, de carafes, se voyait rangé en grand appareil au beau milieu d’un bois de lit à colonnes pour l’agrément d’une demi-douzaine de tisonniers et d’une lampe de vestibule, seuls convives apparents de ce banquet placé près d’eux ; une garniture de rideaux de croisées, sans croisées, se drapaient avec grâce sur une barricade de commodes surchargées de petites fioles de pharmacie ; tandis qu’un tapis de cheminée, étonné de son exil, loin de l’âtre, dont il était l’inséparable, au lieu de brûler de chaleur comme autrefois, exposé maintenant dans son malheur à la brise perçante, grelottait d’un ton mélancolique, mettant ses tristes soupirs en harmonie avec les plaintes frêles et aigres d’un grand piano, dont chaque jour une corde se mourait, et qui mêlait au roulement des voitures ses accents les plus faux et les plus discordants. Des pendules, dont les aiguilles ne marchaient pas et qui paraissaient aussi incapables d’être remontées jamais que les affaires pécuniaires de leurs premiers maîtres, se voyaient dans tous les coins de la boutique de M. Brogley, et le choix en était varié ; enfin c’étaient des glaces de toutes formes, de toutes dimensions, placées çà et là au hasard, qui, par la règle d’intérêt composé de la réflexion et de la réfraction, présentaient à l’œil une perspective sans fin de ruine et de banqueroute.

M. Brogley, de sa personne, avait l’œil clair, le teint frais, les cheveux frisés, la figure pleine ; il était d’un caractère doux et facile, car ces Caïus Marius d’un nouveau genre, qui s’asseyent sur les ruines de Carthage de tant d’autres gens, ont le privilége de conserver à merveille toute leur bonne humeur. Il était entré quelquefois dans la boutique de Solomon pour lui demander quelques renseignements sur certains objets de son commerce, et Walter le connaissait assez pour le saluer quand il le rencontrait dans la rue. Mais comme les rapports entre M. Brogley et Solomon Gills n’étaient pas allés plus loin, l’étonnement de Walter fut grand quand, dans l’après-midi, revenant, selon sa promesse, il trouva M. Brogley assis dans la salle à manger, les mains dans les poches, et vit son chapeau accroché derrière la porte.

« Eh bien ! mon oncle, dit Walter, comment ça va-t-il ? »

Le vieillard était assis tristement de l’autre côté de la table, et, chose étrange, ses lunettes étaient sur son nez et non pas sur son front. Il remua la tête et lui montra de la main l’huissier, comme pour les présenter l’un à l’autre.

« Est-ce qu’il y a quelque chose ? demanda Walter tout haletant.

— Non, non, il n’y a rien, dit M. Brogley, que cela ne vous tourmente pas. »

Walter regarda l’huissier priseur, puis son oncle, et resta muet de surprise.

« Il s’agit, dit M. Brogley, d’un petit billet qui n’a pas été payé : trois cent soixante-dix livres sterling et le surplus. Le billet est entre mes mains.

— Entre vos mains ! s’écria Walter en regardant tout autour de la boutique.

— Ah dit M. Brogley, parlant plus bas et remuant la tête comme pour témoigner l’envie qu’il avait d’un accommodement ; c’est une saisie, voilà tout. Mais ne vous tourmentez pas, je suis venu moi-même pour arranger l’affaire doucement et à l’amiable. Vous me connaissez : ce sera entre nous.

— Oncle Sol ! murmura Walter.

— Walter, mon enfant, répondit son oncle, c’est la première fois qu’un tel malheur m’arrive ; je suis bien vieux pour commencer ! et le vieillard releva ses lunettes sur son front (car elles ne pouvaient pas dissimuler plus longtemps son émotion), et cachant sa figure dans ses mains, il se mit à sangloter et ses larmes coulèrent sur son gilet couleur café.

— Oh ! mon oncle Sol, je vous en supplie ; ne pleurez pas ! s’écria Walter qui se sentait saisi d’effroi à la vue des larmes du vieillard. Pour l’amour de Dieu, ne pleurez pas !… Monsieur Brogley, que faut-il que je fasse ?

— Je vous engage, dit M. Brogley, à aller trouver un ami, ou une connaissance et à lui expliquer ce dont il s’agit.

— Oui, oui, vous avez raison, s’écria Walter, se rattachant à tout ; merci, je vais aller trouver quelqu’un. Le capitaine Cuttle nous tirera de là, mon oncle. Attendez que je coure chez le capitaine Cuttle. Monsieur Brogley, veillez sur mon oncle, je vous en prie, et tâchez de le consoler autant que possible pendant mon absence. Tout n’est pas perdu, cher oncle, courage ! courage ! nous avons là un bon ami ! »

Et dans son enthousiasme, Walter s’élança hors de la boutique, courant plutôt que marchant et sans prendre garde aux remontrances entrecoupées du vieillard. Il se hâta d’abord d’aller prévenir au bureau qu’une maladie subite de son oncle le forçait à rester près de lui, puis il se dirigea de toute la vitesse de ses jambes vers la demeure du capitaine.

Tout lui semblait changé dans sa route ; les rues n’avaient plus le même aspect. C’était bien le même embarras, le même bruit de voitures, de camions, d’omnibus, de chariots ; c’était bien le même va-et-vient des piétons ; mais le malheur qui venait d’atteindre le petit aspirant de marine présentait à ses yeux tout ce mouvement sous des couleurs étranges et nouvelles. Les maisons, les boutiques n’étaient plus les mêmes ; Walter y lisait en gros caractères l’assignation de M. Brogley. L’huissier semblait avoir porté la main jusque sur les églises, car leurs clochers, en s’élevant vers le ciel, avaient une roideur d’huissier priseur ; le ciel lui-même avait changé et avait pris visiblement un air de saisie mobilière.

Le capitaine Cuttle habitait sur le bord d’un petit canal tout près des docks de la compagnie des Indes. Un petit pont tournant s’ouvrait de temps en temps pour laisser quelque gros monstre de bâtiment remonter lentement la rue comme une baleine échouée. En approchant de la demeure du capitaine, il était curieux de voir les changements graduels, et comme la fusion des établissements terrestres et des habitudes aquatiques.

D’abord, c’étaient des mâts servant d’enseignes à des cabarets ; puis venaient des boutiques de hardes pour les matelots, qui y trouvaient des chemises de Guernesey, des chapeaux du sud-ouest, des pantalons de toile à voile de la trame la plus serrée et de la coupe la plus ample, tout cela pendu au dehors. Un peu plus loin, c’étaient des forges où l’on préparait des ancres et des câbles de métal, et où du soir au matin le marteau tombait et retombait sur le fer. On voyait ensuite une rangée de maisons surmontées de girouettes fixées à des mâts s’élançant du milieu des haricots rouges qui croissaient à leur pied. Puis des fossés, des saules à la tête ronde toute dépouillée de leurs branches ; puis encore des fossés, des espaces pleins d’eau sale qu’on pouvait à peine apercevoir tant ils étaient encombrés de navires ; puis on sentait un goût de copeaux, et tous les autres genres de commerce faisaient place à de vastes ateliers où l’on travaillait des mâts, des rames, des poutres et des bateaux. Le sol devenait ensuite marécageux et mouvant, et l’odeur du rhum et du sucre se répandait de tous côtés. Enfin l’on arrivait à la maison du capitaine Cuttle, maison située sur Brig-Place et qui n’avait tout ensemble qu’un premier et dernier étage.

Le capitaine était un de ces hommes tout d’une pièce, sculptés en cœur de chêne, et que l’imagination la plus vive ne saurait se figurer séparés du moindre détail de leur accoutrement, si insignifiant qu’il puisse paraître. Aussi, quand Walter frappa à la porte, et que le capitaine mettant aussitôt le nez à une des petites fenêtres du devant de la maison, lui fit un salut amical, en lui voyant sur la tête un lourd chapeau de toile cirée et reconnaissant son grand col de chemise semblable à une voile et ses mêmes habits bleus, tout cela à sa place ordinaire, Walter fut de plus en plus persuadé qu’il n’en était jamais autrement et que le capitaine était un oiseau dont c’étaient là les plumes.

« Walter, mon garçon, dit le capitaine Cuttle, approchez et frappez encore ! ferme ! ferme ! c’est aujourd’hui jour de savonnage. »

Walter, dans son impatience, laissa retomber si violemment le marteau sur la porte, qu’elle en fut ébranlée.

« C’est soigné, cela ! à la bonne heure, » dit le capitaine en retirant vivement sa tête de la croisée, comme prévoyant une bourrasque.

Il ne se trompait pas. Une femme veuve, les manches retroussées jusqu’aux épaules, les bras couverts de mousse de savon et encore tout fumants, s’élança tout à coup pour répondre ; mais, avant de regarder Walter, elle regarda d’abord le marteau de la porte ; puis, toisant le jeune homme des pieds à la tête, elle lui dit d’un ton courroucé :

« C’est bien étonnant qu’il en reste encore quelques morceaux, il faut qu’il soit solide.

— Le capitaine est chez lui, je le sais, dit Walter avec un sourire conciliant.

— Ah vraiment ? répondit la veuve. Voyez-vous cela !

— Il vient de me parler, dit Walter tout haletant.

— Ah ! il vous a parlé ? répondit la veuve. Eh bien ! vous serez assez bon peut-être pour lui présenter les compliments de Mme Mac-Stinger et lui dire de sa part que la prochaine fois qu’il se respectera assez peu, lui et son logement, pour causer par la croisée elle lui sera bien obligée de descendre pour ouvrir lui-même la porte. » Mme Mac-Stinger parlait très-haut, écoutant si, du premier étage, on oserait se défendre.

« Je ferai votre commission, madame, dit Walter, si vous voulez bien me permettre d’entrer. »

Car une fortification de morceaux de bois qui s’étendait jusqu’à la porte pour empêcher les petits Mac-Stinger de dégringoler pendant leurs jeux du haut en bas des marches, obstruait le passage.

« Un jeune homme qui peut renverser ma porte ; dit Mme Mac-Stinger d’un ton dédaigneux, peut bien, je crois, passer par là-dessus. »

Et comme Walter, prenant cela pour une permission, escaladait la fortification, Mme Mac-Stinger se récria, demandant si la maison d’une dame anglaise n’était pas son château fort ; oui ou non, et si elle devait être envahie par la canaille. Elle continuait encore à déblatérer sur ce sujet de la manière la plus désagréable, quand Walter, s’étant frayé une route à travers un épais brouillard causé par le savonnage et qui couvrait la rampe d’une sueur gluante, entra dans la chambre du capitaine Cuttle, et trouva le cher monsieur en embuscade derrière la porte.

« Je ne lui ai jamais dû un sou, Walter, dit le capitaine à voix basse sans pouvoir dissimuler sa terreur ; j’ai toujours été rempli d’attention pour elle et pour les enfants, mais c’est une vraie mégère, souvent !

— Je m’en irais, moi, capitaine Cuttle, dit Walter.

— Je n’ose pas, Walter, répondit le capitaine ; elle irait me chercher partout où je me sauverais. Mais asseyez-vous. Comment va Gills ? »

Le capitaine était en train de dîner, le chapeau sur la tête. Il avait devant lui un pot de bière et mangeait un morceau de mouton froid et des pommes de terre toutes fumantes qu’il avait fait cuire lui-même et qu’il tirait d’une petite poêle placée devant le feu, à mesure qu’il en désirait. Au moment du dîner, il dévissait son croc et vissait à la place dans son avant-bras un couteau à l’aide duquel il avait déjà commencé à éplucher une pomme de terre pour l’offrir à Walter. Les pièces de son logement étaient petites et imprégnées d’une forte odeur de tabac, mais elles étaient assez commodes et tout y était solidement accroché comme si l’on avait à y craindre régulièrement un tremblement de terre toutes les demi-heures.

« Comment va Gills ? » demanda le capitaine.

Walter, qui pendant ce temps avait repris haleine et perdu courage, ou du moins le courage momentané que lui avait donné sa course rapide, regarda un moment celui qui le questionnait et s’écria bientôt en sanglotant :

« Ô capitaine, ô capitaine Cuttle. »

Rien ne pourrait peindre la consternation du capitaine à cette vue. Le souvenir de Mme Mac-Stinger s’était évanoui : il laissa tomber la pomme de terre et la fourchette : il aurait laissé tomber de même le couteau, s’il n’avait pas été vissé ; puis, restant la bouche béante en face du jeune homme, il crut que Walter allait lui apprendre qu’un gouffre s’était ouvert dans la Cité, et avait englouti son vieil ami avec ses vêtements couleur café, ses boutons d’acier, son énorme chronomètre, ses lunettes et tout le reste. Mais quand Walter lui eut expliqué ce dont il s’agissait, le capitaine Cuttle, après un moment de réflexion, se leva tout à coup d’un air affairé. Il tira d’une petite boîte de fer-blanc, placée sur le haut de son buffet, tout son petit magot d’argent comptant. La somme se montait à trois cent vingt-trois francs cinquante centimes. Il glissa toutes les pièces dans une des poches de son habit bleu ; il ajouta à ce trésor le contenu de son coffre à argenterie, se composant de deux méchantes petites cuillers et d’une vieille pince à sucre toute bancale ; tira des profondeurs de son gousset sa montre d’argent, à double boîte, pour s’assurer que cet objet précieux était en bon état ; rattacha son croc à son poignet droit, et, saisissant son gros bâton noueux, il ordonna à Walter de le suivre.

Cependant, au milieu de son généreux mouvement, le capitaine pensa que Mme Mac-Stinger pouvait bien le guetter en bas, et il hésita un moment. Il regarda par la croisée, mesurant de l’œil la hauteur du premier étage, comme s’il avait eu un moment l’idée d’employer ce moyen singulier de fuir, plutôt que de se rencontrer face à face avec sa terrible ennemie. Toutefois, il résolut de recourir à la ruse.

« Walter, dit-il d’un air embarrassé, sortez le premier, mon garçon. Quand vous serez dans le corridor, criez-moi : Bonsoir, capitaine Cuttle ; et fermez la porte sur vous. Puis allez m’attendre au coin de la rue, j’y serai bientôt. »

Certes, le capitaine connaissait bien la tactique de l’ennemie à qui il avait affaire, en donnant à Walter toutes ces instructions ; car le jeune homme, en arrivant au bas de l’escalier, vit Mme Mac-Stinger sortir de sa petite cuisine comme une furie vengeresse ; mais n’ayant pas aperçu le capitaine, comme elle s’y était attendue, elle se contenta de rentrer chez elle, murmurant encore quelque allusion nouvelle au marteau de la porte.

Quelques minutes se passèrent avant que le capitaine eût pris assez de courage pour tenter de s’échapper ; car Walter attendit assez longtemps au coin de la rue, à regarder la maison, avant d’apercevoir la moindre apparence de chapeau de toile cirée. À la fin, le capitaine s’élança hors de la porte comme une trombe, et marchant vers lui à grands pas, sans se retourner une seule fois, il se mit bravement à siffler un petit air, aussitôt qu’ils eurent tous deux quitté la rue.

« Le pauvre oncle doit être à fond de cale, Walter ? demanda le capitaine pendant la route.

— J’en ai bien peur ; si vous l’aviez vu ce matin, il ne vous sortirait pas de l’esprit.

— Pas accéléré ! Walter, mon garçon, répondit le capitaine en allongeant le pas, et marchez toujours ce pas-là pendant tout le cours de votre vie. Ouvrez le catéchisme, vous y trouverez ce commandement, et retenez-le bien. »

Le capitaine était trop préoccupé de Solomon Gills, et peut-être aussi trop absorbé par ses réflexions sur la manière dont il venait d’échapper à Mme Mac-Stinger, pour donner, chemin faisant, d’autres leçons de conduite morale à Walter. Ils continuèrent leur route sans dire un mot, jusqu’au moment où ils arrivèrent à la porte du vieux Sol. L’infortuné petit aspirant de marine, son télescope à l’œil, semblait chercher au loin, à l’horizon, s’il ne découvrirait pas un ami qui pût le tirer d’embarras.

« Gills ! dit le capitaine en faisant irruption dans la petite salle à manger et serrant tendrement dans la sienne la main de son ami Gills ! tête au vent et bravons l’orage. Oui, tout ce que vous avez à faire, répéta le capitaine du ton solennel d’un homme qui débite le principe le plus précieux que jamais sagesse humaine ait découvert, tout ce que vous avez à faire est de faire tête au vent, et nous braverons l’orage. »

Le vieux Sol lui serra la main à son tour et le remercia affectueusement.

Alors, avec le sérieux qui convenait à la gravité des circonstances, le capitaine posa sur la table les deux petites cuillers, la pince à sucre, la montre d’argent et les écus, puis se tournant vers M. Brogley, l’huissier, il lui demanda à combien se montait la dette.

« Voyons, dit-il, que donnerez-vous de cela ?

— Ah ! grand Dieu ! répondit l’huissier, vous ne pensez pas, j’imagine, que tout ceci soit bon à quelque chose ?

— Pourquoi pas ? demanda le capitaine.

— C’est que le montant du billet est de trois cent soixante-dix livres sterling, fit l’huissier.

— Peu importe, répliqua le capitaine évidemment déconcerté par le chiffre, vos filets prennent tous les poissons, je pense.

— Oui, répondit M. Brogley, mais des éperlans ne sont pas des baleines, vous savez. »

La sagesse de cette remarque sembla frapper le capitaine, il réfléchit un moment, regardant l’huissier comme s’il avait devant les yeux un profond génie ; puis il tira à part l’opticien.

« Gills, dit le capitaine, quelle est la portée de cette affaire ? quel est le créancier ?

— Chut ! fit le vieillard, sortons un peu ; il ne faut pas parler devant Walter. Il s’agit d’un cautionnement pour son père ; c’est une ancienne obligation. J’en ai déjà payé une bonne partie, Cuttle ; mais les temps sont devenus difficiles pour moi, et je ne puis plus rien. Je l’avais bien prévu, mais je ne pouvais l’empêcher. Pas un mot de cela devant Walter, pour l’amour de Dieu !

— N’avez-vous pas mis quelque argent de côté ? dit tout bas le capitaine.

— Oui, oui certainement, j’en ai mis de côté, répondit le vieux Sol en enfonçant d’abord ses deux mains dans ses poches vides, puis les appuyant sur sa grande perruque, comme s’il eût pensé pouvoir en faire sortir de l’or ; mais le peu que j’ai mis de côté ne peut se convertir, Cuttle ; je ne puis plus le ravoir. J’ai essayé d’en tirer parti pour Walter et je ne suis plus de ce siècle ; je suis resté en arrière sans être capable de rien. J’en ai placé de côté et d’autre, et… de fait, c’est comme si je n’en avais nulle part, » dit le vieillard, regardant tout autour de lui avec égarement.

Il avait tellement l’air d’une personne hébétée qui aurait caché son argent dans différentes places sans se rappeler les endroits, que le capitaine suivait ses yeux dans l’espoir bien douteux qu’il se rappellerait avoir enfoui dans la cheminée ou dans la cave quelques milliers d’écus. Mais Solomon Gills n’était pas si bête.

« Je suis resté bien en arrière du siècle, mon cher Cuttle, dit Sol d’un ton résigné. Il est inutile que je traîne plus longtemps. Il vaut mieux laisser vendre mon fonds ; il payera la dette au delà et je m’en irai mourir quelque part avec le surplus. J’ai perdu courage. Je n’entends plus rien aux affaires : il vaut mieux en finir. Qu’on vende le fonds et qu’on le jette en bas, dit le vieillard en indiquant d’une main tremblante le petit aspirant de marine, nous partirons ensemble.

— Et Walter, qu’en ferez-vous ? dit le capitaine. Allons, allons, asseyez-vous, Gills, asseyez-vous, laissez-moi réfléchir un peu. Ah ! si je n’étais un pauvre petit rentier, qui n’ai juste, que de quoi vivre au jour le jour, mes réflexions ne seraient pas longues. Faites seulement tête au vent, dit le capitaine en lui donnant de nouveau cette inappréciable consolation, et tout ira bien. »

Le vieux Sol le remercia avec effusion et s’éloigna ; mais, au lieu de faire tête au vent, il alla donner de la tête, en se relevant, contre le marbre de la cheminée de la salle à manger.

Le capitaine Cuttle se promena quelque temps de long en large dans la boutique, l’air tout rêveur ; il fronçait ses noirs sourcils d’une façon si prononcée, que son nez ressemblait à une montagne dont le sommet est caché par de sombres nuages : Walter n’osait lui adresser la parole dans la crainte d’interrompre le cours de ses méditations. M. Brogley, qui ne voulait gêner personne, et qui avait un tact exquis des convenances, se promenait sifflant tout bas. Il examinait les objets disposés dans la boutique, frappait sur les baromètres, secouait les boussoles, comme il eût pu faire d’une potion médicinale ; attirait des clefs avec des aimants, regardait dans les télescopes, essayait de se rendre plus familier l’usage des globes, se plantait sur le nez des astrolabes, et s’amusait encore à d’autres récréations scientifiques.

« Walter, dit enfin le capitaine. J’y suis ! j’ai trouvé un moyen !

— Vraiment ? capitaine, dit vivement Walter.

— Écoutez bien, mon garçon. Le fonds de commerce est une garantie ; moi, j’en suis une autre. Votre patron sera l’homme qui avancera l’argent.

— M. Dombey ? » balbutia Walter.

Le capitaine secoua gravement la tête : « Regardez-le, dit-il, regardez mon pauvre Gills. Si l’on vend tout ceci, il en mourra, vous le savez, n’est-ce pas ? Il faut s’accrocher à toutes les branches, et M. Dombey est une solide branche pour vous.

— Une solide branche, M. Dombey ! dit Walter en tremblant.

— Vous allez d’abord courir à votre bureau pour voir s’il y est, dit le capitaine en lui frappant sur l’épaule, et vitement.

Walter comprit qu’il n’y avait pas à discuter : un coup d’œil jeté sur son oncle l’aurait d’ailleurs bientôt décidé, s’il avait hésité. Il obéit, courut au bureau et revint bientôt tout essoufflé.

M. Dombey était absent. Ce jour-là était un samedi ; et, depuis le matin, il était parti pour Brighton.

« Eh bien, Walter, dit le capitaine qui semblait avoir prévu le cas, nous allons droit à Brighton. Je vous accompagnerai, Walter, je vous accompagnerai, mon garçon. Nous partirons par la voiture du soir. »

S’il fallait absolument avoir recours à M. Dombey, ce qui était terrible à penser, Walter du moins aurait bien préféré faire la démarche seul, abandonné à lui-même, plutôt que de se voir sous la protection d’un homme tel que le capitaine. Car il pensait que M. Dombey ne pouvait attacher beaucoup d’importance à une semblable recommandation. Mais le capitaine semblait être d’une opinion tout à fait différente et se montrait bien résolu à l’accompagner. Comme son amitié était trop pleine de dévouement et de sincérité pour être traitée légèrement par un aussi jeune garçon que Walter, celui-ci se garda bien de hasarder la moindre objection. Donc le capitaine, prenant congé de Solomon Gills en toute hâte, fit rentrer dans sa poche les écus, les cuillers, la pince à sucre, la montre en argent, dans l’intention, comme Walter le pensa avec terreur, de produire une fastueuse impression sur l’esprit de M. Dombey ; puis il se transporta, sans perdre une minute, au bureau de la diligence, répétant au jeune homme tout le long de la route qu’il s’attacherait à ses pas jusqu’à la fin.

Chapitre X. Suite des malheurs du petit aspirant de marine. §

Le major Bagstock, après avoir souvent et longuement lorgné Paul, à l’aide de sa jumelle, lorsqu’il traversait la place de la Princesse ; après avoir recueilli pendant des jours, des semaines et des mois, mille détails les plus minutieux sur ce sujet, grâce à son nègre, qui était resté en communication non interrompue avec la bonne de miss Tox, le major conclut que Dombey était un homme, oui, parbleu, monsieur, était un homme à connaître et que J. B. était le gaillard qui ferait sa connaissance.

Miss Tox, cependant, continuait d’être aussi réservée, et refusait d’un ton glacial de comprendre le major quand il se présentait chez elle (ce qu’il faisait souvent) pour jeter ses filets de ce côté, afin d’arriver à son but. Le major, donc, en dépit de son caractère solide et fin, fut forcé de laisser en quelque sorte au hasard l’accomplissement de son désir ; car le hasard, depuis la perte de son frère aîné, mort de la fièvre jaune dans les Indes occidentales, s’était toujours montré favorable à José Bagstock, oui, monsieur, toujours, cinquante fois pour une, comme il le disait au club avec force éclats de rire.

Le hasard mit du temps à venir à son aide dans cette circonstance, mais il finit par lui être propice. Un jour son nègre lui annonça, au milieu de beaucoup d’autres particularités que miss Tox était allée à Brighton, où la réclamaient ses fonctions. Aussitôt le major se rappelle les liens d’étroite amitié qui l’unissaient à Bill Bitherstone du Bengale. Celui-ci l’avait prié, dans sa correspondance, de faire une petite visite à son fils unique, dans le cas où il passerait à Brighton. Quand son nègre lui eut appris que Paul était chez Mme Pipchin, le major se souvint d’une certaine lettre confiée au petit Bitherstone ; l’enfant la lui avait remise à son arrivée en Angleterre, mais le major l’avait complétement laissée de côté. Il pensa alors qu’elle pouvait lui servir d’introduction, et à cette idée il fut pris d’un si violent accès de goutte, maladie qui le retenait couché à ce moment, qu’il lança un tabouret à la tête de son nègre pour le remercier de la bonne nouvelle, jurant que le drôle ne sortirait pas vivant de chez lui : le pauvre garçon avait d’excellentes raisons pour en trembler de peur.

Enfin le major, un peu remis de son accès, partit un samedi, tout en grommelant, pour Brighton, suivi de son nègre. Tout le long de la route, il invectivait contre miss Tox et caressait une douce espérance. Cet ami si comme il faut, que miss Tox enveloppait de mystère et qui était cause de son abandon, il allait donc l’enlever à la pointe de l’épée.

« Est-ce que par hasard, madame, vous oseriez, dit le major, s’animant jusqu’à rendre plus saillantes encore les veines gonflées de son visage, vous oseriez donner à Bagstock son congé, madame ! Il n’est pas temps encore, madame. Sacrebleu, non, monsieur. Joe ne s’endort pas, madame. Bagstock n’est pas encore mort, monsieur. J. B. en sait plus d’un, madame. Josh, monsieur, a l’œil ouvert. Vous le trouverez solide, madame, oui, il est solide, monsieur, il est solide, Joseph, et dia-ble-ment fin. »

Pour solide ; il l’était : c’est ce que pensa, du moins, Bitherstone le jour où le major vint le prendre pour lui faire faire un tour. Le major, avec son visage couleur de fromage de Stilton et ses yeux de homard, marchait à grands pas, complétement indifférent à l’amusement de Bitherstone et traînant à la remorque le pauvre petit, pendant que ses regards cherchaient à découvrir à l’horizon M. Dombey et ses enfants.

Le major, fort à propos prévenu par Mme Pipchin, aperçoit Paul et Florence ; il s’élance de ce côté et les trouve en compagnie d’un monsieur à l’air grave. Ce ne pouvait être que M. Dombey. Pénétrant avec Bitherstone au cœur même du petit escadron, il arrive tout naturellement que Bitherstone entre en conversation avec ses compagnons d’infortune. Le major, aussi tôt, de s’arrêter pour les regarder et les admirer ; puis, il se souvient, ô surprise ! qu’il les a vus, qu’il leur a parlé, chez son amie miss Tox, place de la Princesse. Il affirme que Paul était un diantrement bel enfant et son vrai petit ami ; il lui demande s’il se rappelle Joe Bagstock, le major ; enfin, songeant tout à coup aux convenances sociales, il se tourne ver à M. Dombey et lui adresse ses excuses :

« En vérité, monsieur, mon petit ami ici présent, dit le major, me rend tout à fait enfant moi-même. Un vieux soldat, monsieur, le major Bagstock, pour vous servir, et je n’ai pas honte de l’avouer. »

Ici le major leva son chapeau.

« Sacrebleu, monsieur, dit le major en s’échauffant soudain je suis jaloux de vous. » Puis, se remettant, il ajouta : Pardonnez-moi ma franchise. »

M. Dombey répondit qu’il n’y avait pas de quoi.

« Un vieux troupier, monsieur, dit le major, tout noirci par la fumée, brûlé par le soleil et détérioré ; un vieux grognard de major tout estropié, monsieur, savait bien que ses boutades trouveraient grâce devant un homme tel que monsieur Dombey : car je crois avoir l’honneur de parler à monsieur Dombey.

— Je suis en effet le représentant bien indigne de ce nom, major.

— Corbleu ! monsieur, c’est un nom célèbre. C’est un nom, monsieur, dit le major en prenant un ton d’assurance comme pour défier M. Dombey de le contredire, et tout prêt à se faire un pénible devoir de le malmener s’il était d’un avis contraire, c’est un nom connu et honoré dans les plus lointaines possessions anglaises. C’est un nom, monsieur, qu’on est fier de saluer. Joseph Bagstock, monsieur, n’est rien moins que flatteur. Son Altesse royale le duc d’York l’a dit plus d’une fois. « La flatterie n’est pas le fait de Joe. » Joe est un franc vieux troupier. Il est même trop franc, peut-être : mais le nom de Dombey est un nom célèbre, monsieur ; sacrebleu ! oui, c’est un nom célèbre, dit le major d’un air solennel.

— Vous avez la bonté de le placer plus haut peut-être qu’il ne le mérite, major, reprit M. Dombey.

— Non pas, monsieur, dit le major. Voici mon petit ami monsieur, qui vous dira que Joseph Bagstock est un vieux grognard qui va droit son chemin, tout franchement, sans chercher ses phrases, et voilà tout. Ce petit garçon, monsieur, dit le major en baissant la voix, vivra dans l’histoire. Ce petit garçon, monsieur, n’est pas un produit ordinaire. Prenez soin de lui, monsieur Dombey. »

M. Dombey parut faire entendre que c’était bien son intention.

« Voici un autre petit garçon, monsieur, poursuivit le major un peu plus bas, en donnant à l’enfant un coup de canne : c’est le fils de Bitherstone du Bengale, Bill Bitherstone, autrefois un des nôtres. Le père de cet enfant et moi, monsieur, nous étions inséparables. Partout, monsieur, on vous aurait parlé de Bill Bitherstone et de Joe Bagstock. Croyez-vous que cela m’aveugle sur les défauts de cet enfant ? Non, certes. C’est un imbécile, monsieur. »

M. Dombey regarda ledit Bitherstone qu’il connaissait à peu près autant que le major, et dit d’un certain air de satisfaction « Vraiment ? »

— C’est un imbécile, monsieur, dit le major, et rien de plus. Joe Bagstock ne mâche pas ses paroles. Le fils de mon vieil ami Bill Bitherstone du Bengale est imbécile de naissance, monsieur. (Et notre major de rire à en devenir violet.) Mon jeune ami, sans doute, est destiné à une école publique, monsieur Dombey ? dit le major quand son accès d’hilarité fut passé.

— Je ne crois pas, répondit M. Dombey ; je suis encore indécis. Il est si délicat !

— Oh ! s’il est délicat, monsieur, dit le major, vous avez bien raison. Il faut être un solide gaillard, monsieur, pour résister à cette vie-là. À Sandhurst, quelles brimades, monsieur ! Les pauvres conscrits, monsieur ! nous faisions rôtir nos conscrits à petit feu, nous les pendions, la tête en bas, à la fenêtre d’un troisième étage. Joseph Bagstock, qui vous parle, monsieur, est resté pendu par les talons de ses bottes treize minutes, montre en main, à l’horloge du collége. »

À l’appui de cette anecdote, le major pouvait montrer son visage ; à le voir il était facile de croire en effet qu’il y était resté plus longtemps qu’il n’était nécessaire.

« Mais c’est ce régime-là qui nous faisait ce que nous sommes, monsieur, dit le major en arrangeant son jabot. Nous étions de fer, monsieur ; c’était une manière de nous donner une bonne trempe. Restez-vous ici, monsieur Dombey ?

— J’y viens habituellement une fois la semaine, major, répondit M. Dombey. Je loge hôtel de Bedford.

— Si vous voulez bien me le permettre, monsieur, dit le major, j’aurai l’honneur de me présenter à votre hôtel. Joe Bagstock, monsieur, n’est pas de son naturel très-visiteur, mais M. Dombey n’est pas un personnage ordinaire. J’ai mille remercîments à adresser à mon jeune ami, monsieur, pour l’honneur qu’il m’a procuré de faire votre connaissance. »

M. Dombey fit une réponse des plus aimables, et le major Bagstock donna à Paul une petite tape sur la joue, assura que les yeux de Florence feraient tourner la tête aux jeunes gens avant peu, et même aux vieillards, « monsieur, pour vous dire toute ma pensée, » ajouta le major en éclatant de rire ; puis, poussant devant lui Bitherstone avec sa canne, il s’éloigna avec le jeune gentleman qu’il mit au petit trot, roulant sa tête et toussant de l’air le plus grave, tout en le suivant d’un pas chancelant et les jambes écartées.

Le major n’eut garde de manquer à sa promesse, et quelque temps après vint se présenter chez M. Dombey, qui lui rendit sa visite, toutefois après avoir consulté prudemment les rôles de l’armée. Puis le major visita à Londres M. Dombey et revint avec lui à Brighton dans la même voiture. Bref, M. Dombey et le major devinrent les meilleurs amis du monde en très-peu de temps, et M. Dombey, causant du major avec sa sœur, prétendit que non-seulement c’était un militaire consommé, mais qu’il était surprenant qu’il comprît aussi bien l’importance de choses si peu en rapport avec sa profession.

À la fin, M. Dombey ayant emmené avec lui miss Tox et Mme Chick pour voir les enfants, retrouva le major à Brighton. Il l’invita à dîner à l’hôtel, et adressa auparavant à miss Tox les plus sincères compliments sur son voisin et ami. Malgré les palpitations que lui causèrent ces allusions, miss Tox y trouvait un certain charme, car elle pouvait alors se rendre intéressante et montrer fort à propos une incohérence et une distraction qu’elle avait grande envie de laisser voir. Le major, du reste, lui fournit maintes occasions de manifester son émotion ; car, tout le temps du dîner, il ne cessa de témoigner sa tristesse de se voir abandonné lui et la place de la Princesse, et comme il semblait prendre le plus grand plaisir à répéter tout son désespoir, tout allait pour le mieux.

On ne se plaignait pas que le major se chargeât de la conversation et montrât sur ce point un appétit aussi solide que pour les différentes friandises du dîner, au milieu desquelles on aurait pu dire qu’il se vautrait, au risque de s’échauffer le sang, dans ses dispositions inflammatoires. M. Dombey, habituellement silencieux et réservé, laissait volontiers la parole au major, enchanté de paraître au grand jour et de briller de tout son éclat. Aussi, entraîné par une imagination puisée au fond des bouteilles, il fit subir à son propre nom tant de transformations différentes, qu’il en fut surpris lui-même. En un mot, tout le monde était charmé. On trouva que le major possédait un fonds inépuisable de conversation, et quand, après une longue partie de whist, il eut pris congé pour la dernière fois de la société, M. Dombey réitéra les compliments qu’il avait faits à miss Tox, émue et rougissante, sur son voisin et ami.

Mais pendant qu’il se rendait à son hôtel, le major ne cessait de se répéter à lui-même en parlant de sa propre personne :

« Il est fin, monsieur, bien fin monsieur, di-a-ble-ment fin ! »

Quand il fut arrivé, il s’assit dans un fauteuil et se livra à une hilarité concentrée qui lui prenait assez souvent et qui avait toujours un caractère singulièrement effrayant. L’accès dura cette fois si longtemps, que son nègre, qui le regardait à distance, sans oser pour rien au monde s’approcher de lui, pensa deux ou trois fois qu’il n’en reviendrait pas. Son être tout entier, mais son front et son visage surtout, s’étaient dilatés plus que jamais et ne présentaient aux regards du nègre qu’une masse informe d’indigo. À la fin, il fut pris d’une quinte de toux des plus violentes, et, quand il eut recouvré la respiration, il laissa échapper les exclamations suivantes :

« Est-ce que par hasard, madame, est-ce que vous penseriez devenir Mme Dombey, hein ! madame ? Je ne crois pas, madame ; non, non, tant que Joe B. pourra mettre des bâtons dans vos roues. J. B. peut faire votre partie, madame. Il n’est pas encore battu, J. Bagstock, non, monsieur. Elle est habile, monsieur, bien habile, mais Josh l’est bien plus encore. Il est bien éveillé, le vieux Joe, très-éveillé, monsieur, et ses yeux sont grands ouverts ! »

Pour ce dernier point, le major avait parfaitement raison ; ils étaient ouverts d’une manière effrayante et restèrent dans le même état la plus grande partie de la nuit, qui se passa pour le major presque entièrement en exclamations semblables à celles que nous venons de citer, et, pour faire diversion, en quintes de toux et en éclats de rire qui ébranlaient toute la maison.

Le lendemain de ce fameux jour, qui était un dimanche, M. Dombey, Mme Chick et miss Tox déjeunaient tout en faisant l’éloge du major, quand Florence entra en courant ; une vive rougeur colorait son visage et ses yeux étincelaient de joie.

« Papa ! papa ! cria-t-elle, voici Walter ! et il ne veut pas entrer.

— Qui donc ? s’écria M. Dombey. Que veut-elle dire ? Qu’est-ce que cela signifie ?

— C’est Walter, papa, dit timidement Florence, qui regrettait d’avoir abordé son père trop familièrement, c’est Walter qui m’a trouvée le jour où j’étais perdue.

— Parle-t-elle du jeune Gay, Louisa ? demanda M. Dombey en fronçant le sourcil. En vérité, cette enfant n’a aucune re-tenue. Ce n’est pas du jeune Gay qu’elle veut parler, sans doute. Voyez ce que c’est, je vous prie. »

Mme Chick se hâta d’aller dans le corridor et revint dire que c’était le jeune Gay, accompagné d’un singulier personnage.

« Il n’osait pas entrer, dit-elle, parce qu’on lui avait dit que M. Dombey était en train de déjeuner ; il voulait attendre que M. Dombey fût disposé à le recevoir.

— Faites-le entrer, dit M. Dombey. Eh bien ! Gay, qu’y a-t-il ? Qui vous a envoyé ici ? N’y avait-il personne d’autre à envoyer ?

— Pardon, monsieur reprit Walter, personne ne m’a envoyé. J’ai pris la liberté de venir pour une affaire personnelle, j’espère que vous m’excuserez, quand vous en connaîtrez le motif. »

Mais M. Dombey, sans prendre garde à ce qu’il disait, se penchait à droite et à gauche avec impatience, cherchant à voir derrière Walter quelque chose dont celui-ci lui cachait la vue.

« Qu’est-ce que cela ? dit M. Dombey. Quel est cet individu ? Vous vous êtes trompé de porte, je pense, monsieur ?

— Oh ! monsieur, dit vivement Walter, je regrette sincèrement d’être importun, mais… mais c’est le capitaine Cuttle, monsieur.

— Walter, mon garçon, dit le capitaine à voix basse, tenez bon ! »

Et en même temps le capitaine, pénétrant un peu plus avant dans la chambre, mit en vue son large habit bleu, son remarquable col de chemise, et son nez couvert de verrues. Il salua M. Dombey, fit avec son croc un geste plein de politesse aux dames, son lourd chapeau de toile cirée à la main et le front marqué d’une raie rouge que le chapeau venait d’y laisser, comme une ligne équatoriale sur la mappemonde.

M. Dombey considéra avec surprise et indignation cette apparition, et sembla par ses regards, tournés vers Mme Chick et miss Tox, protester contre cette introduction. Le petit Paul, qui était entré derrière Florence, fit retraite du côté de miss Tox, en voyant le capitaine remuer son croc, et se tint sur la défensive.

« Maintenant, Gay, dit M. Dombey, qu’avez-vous à m’apprendre ? »

Le capitaine répéta une seconde fois : « Walter, tenez bon ! » C’était une manière générale d’ouvrir la conversation qui ne pouvait manquer de disposer favorablement la société.

« Je crains vraiment, monsieur, dit Walter en tremblant, les yeux baissés vers le sol, d’avoir pris une trop grande liberté en venant ici… Oh ! oui, c’est bien hardi de ma part. Je n’aurais pas eu le courage de demander à vous voir, monsieur, même après mon arrivée à Brighton, si je n’avais rencontré par hasard Mlle Dombey, et…

— C’est bien, c’est bien ! » Et M. Dombey suivit du regard les yeux du jeune homme qui s’étaient tournés vers Florence. La petite fille, attentive à la conversation, encourageait Walter par un sourire ; M. Dombey fronça le sourcil malgré lui, et dit : « Continuez, je vous prie.

— C’est cela c’est cela ! fit le capitaine qui croyait du devoir d’un homme bien élevé d’être de l’avis de M. Dombey, monsieur a raison, Walter, continuez. »

Le regard que M. Dombey lui lança en guise de remercîment, pour lui prêter si généreusement son appui, aurait dû faire rentrer le capitaine sous terre. Mais il n’en comprit pas la portée, ferma un œil d’un air malin, et donna à entendre à M. Dombey, en faisant gesticuler son croc, que Walter était intimidé, mais qu’il se remettrait bientôt.

« C’est une affaire particulière et personnelle qui m’a amené ici, monsieur, continua Walter en balbutiant, et le capitaine Cuttle…

— Présent ! fit le capitaine, voulant prouver qu’il était là et qu’on pouvait compter sur lui.

— Le capitaine Cuttle, qui est un vieil ami de mon pauvre oncle et un bien excellent homme, monsieur, continua Walter avec un regard qui plaidait en faveur du capitaine, a bien voulu s’offrir pour m’accompagner, et je ne pouvais guère refuser.

— Certainement non, dit le capitaine d’un air de satisfaction, vous ne pouviez pas refuser. Il n’y avait pas de raison pour cela. Allons ! Walter, continuez !

— Enfin, monsieur, dit Walter qui se hasarda à regarder M. Dombey et qui, voyant qu’il ne pouvait plus reculer, se sentait le courage du désespoir, enfin je suis venu avec lui, monsieur, pour vous dire que mon pauvre oncle est dans la plus grande désolation, dans le plus grand embarras. Par suite des mauvaises affaires de sa maison, il se trouve dans l’impossibilité de faire un payement. La crainte de ce qui arrive l’a péniblement affecté depuis plusieurs mois, je le sais, monsieur ; et, aujourd’hui, il est menacé d’une saisie ; il va perdre tout ce qu’il a et en mourra de chagrin. Si vous vouliez, monsieur, dans votre bonté, et puisque vous le connaissez depuis longtemps pour un honnête homme, faire quelque chose pour le tirer de peine, nous ne pourrions jamais oublier un si grand service. »

Les yeux de Walter se remplissaient de larmes à mesure qu’il parlait et la petite Florence pleurait aussi. M. Dombey, qui semblait ne regarder que Walter, vit les larmes de sa fille.

« C’est une forte somme, monsieur, dit Walter, plus de trois cents livres sterling. Mon oncle est accablé par son malheur ; c’est un poids bien lourd pour lui, et il ne peut rien pour sortir de cette triste situation. Il ne sait pas même que je suis venu vous parler. Vous désireriez sans doute, monsieur, ajouta Walter après un moment d’hésitation, que je vous disse au juste ce que je viens vous demander. En vérité, je l’ignore moi-même. Pour garantie, vous auriez la boutique de mon oncle, sur laquelle je puis affirmer qu’il n’y a aucune hypothèque, et puis voici le capitaine Cuttle qui s’offre aussi comme caution. Je… je… n’ose pas parler du peu que je gagne, dit Walter, mais… si vous le vouliez bien… en amassant… ce payement, monsieur… si vous pouviez me l’avancer… mon oncle est économe… honnête… c’est un vieillard, monsieur. » Walter s’arrêtait après chacune de ces paroles entrecoupées ; il finit par garder le silence et resta, la tête baissée, devant son maître.

Pensant le moment favorable pour étaler ses richesses, le capitaine Cuttle s’approcha de la table ; il écarta les tasses de thé pour faire une place auprès du coude de M. Dombey, tira de sa poche la montre d’argent, les écus, les petites cuillers et la pince à sucre ; puis empilant tout cela en tas, afin de produire plus d’effet, il se permit les réflexions suivantes :

« Le proverbe dit : « Mieux vaut un morceau de pain que point de pain. » Moi, je pense que les miettes valent mieux que rien du tout. Ceci est peu de chose. J’offre aussi une petite rente de cent francs. S’il y a un puits de science dans le monde, c’est bien le vieux Gills. S’il existe un garçon qui donne de grandes espérances, un garçon qui distille le lait et le miel, ajouta le capitaine dans une de ses heureuses citations, c’est son neveu ! »

Le capitaine, alors, retourna à sa place et se mit à arranger sur son front ses mèches de cheveux égarées de l’air d’un homme qui vient de mettre la dernière main à une affaire difficile.

Quand Walter eut cessé de parler, les regards de M. Dombey furent attirés du côté du petit Paul. Voyant sa sœur pencher la tête et pleurer en silence, touchée qu’elle était des malheurs qu’elle venait d’entendre raconter, Paul s’était approché d’elle et avait cherché à la consoler, tout en regardant son père et Walter avec une expression de tristesse. Distrait un moment par les paroles du capitaine, qu’il écouta avec une superbe indifférence, M. Dombey se tourna de nouveau vers son fils et resta quelques moments en silence, les yeux fixés sur lui.

« À quelle occasion cette dette a-t-elle été contractée ? demanda enfin M. Dombey. Et quel est le créancier ?

— Il n’en sait rien, répondit le capitaine en posant sa main sur l’épaule de Walter. Mais moi, je le sais. C’était pour venir en aide à un homme qui est mort maintenant et qui a déjà coûté à mon ami Gills plusieurs centaines de livres sterling. Si vous désirez plus de détails, je vous les donnerai en particulier.

— Des gens qui ont juste ce qu’il leur faut, dit M. Dombey sans prendre garde aux signes mystérieux que le capitaine faisait derrière le dos de Walter et regardant de nouveau son fils, devraient se contenter de remplir leurs obligations et de faire honneur à leurs propres affaires, sans s’embarrasser dans celles des autres. C’est un acte de déloyauté et aussi de présomption, dit M. Dombey sévèrement, oui, de grande présomption ; car, enfin, les riches ne pourraient pas faire davantage. Paul, venez ici. »

L’enfant obéit et M. Dombey le mit sur ses genoux.

« Si vous aviez de l’argent à vous maintenant, dit M. Dombey, regardez-moi, Paul ! »

Le petit garçon, qui avait regardé alternativement sa sœur et puis Walter, leva les yeux vers son père.

« Si vous aviez de l’argent à vous maintenant, reprit M. Dombey, une somme aussi forte que celle dont a parlé Walter, que feriez-vous ?

— Je la donnerais à son vieil oncle, répondit Paul.

— Vous la prêteriez à son vieil oncle, vous voulez dire ? répliqua M. Dombey. Eh bien ! quand vous serez grand, vous partagerez ma fortune, vous savez, Paul, nous en jouirons en commun.

— Quand nous serons Dombey et fils, interrompit Paul, qui avait appris cette phrase depuis longtemps.

— Oui, quand nous serons Dombey et fils, répéta son père. Seriez-vous bien aise de devenir dès à présent Dombey et fils, et de prêter cette somme à l’oncle du jeune Gay ?

— Oh ! oui, papa, je serais bien content ! dit Paul, et Florence aussi.

— Les filles, dit M. Dombey, n’ont rien à faire avec Dombey et fils. Je vous demande si cela vous ferait plaisir, à vous ?

— Oui, oui, papa !

— Eh bien, vous le ferez, répondit son père. Vous voyez, Paul, dit plus bas M. Dombey, quel est le pouvoir de l’argent et combien on désire en avoir. Le jeune Gay a fait tout ce chemin pour demander de l’argent, et vous, qui êtes si grand et si généreux, vous qui en avez, vous allez le lui donner comme on accorde une grâce, une véritable faveur. »

Le visage de Paul prit pour un moment son expression vieillotte ; on eût dit qu’il avait saisi toute la finesse renfermée dans ces mots ; mais il redevint aussitôt jeune et enfantin, quand il se fut laissé glisser des genoux de son père pour courir auprès de Florence lui dire de ne plus pleurer, qu’il donnerait l’argent au jeune Gay.

M. Dombey alors se tourna vers un petit bureau et écrivit une lettre qu’il cacheta. Pendant l’intervalle, Paul et Florence parlaient tout bas avec Walter, et le capitaine, dominant le petit groupe, nourrissait, en les voyant réunis, des pensées si ambitieuses et d’une présomption si incroyable, que M. Dombey n’y aurait jamais pu croire. Quand la lettre fut terminée, M. Dombey se remit à sa première place et tendit le papier à Walter.

« Donnez cela avant tout, demain matin, à M. Carker, dit-il. Il s’arrangera pour que l’un de mes gens tire votre oncle de sa fâcheuse position en payant le montant du billet ; il prendra aussi, pour le remboursement de la somme, tous les arrangements que nécessitera la position de votre oncle. Vous vous rappellerez que c’est M. Paul qui fait cela pour vous. »

Walter, tout ému de tenir dans ses mains le moyen de tirer son oncle de peine, aurait voulu exprimer sa reconnaissance et sa joie. M. Dombey l’arrêta.

« Vous vous rappelez, dit-il que c’est M. Paul qui a tout fait. Je lui ai expliqué l’affaire et il la comprend ; cela suffit, qu’il n’en soit plus question. »

Et comme il indiquait la porte du doigt, Walter n’avait plus qu’à saluer et à se retirer. Miss Tox, s’apercevant que le capitaine allait faire de même, l’arrêta.

« Mon cher monsieur, dit-elle en s’adressant à M. Dombey dont la générosité l’avait touchée si profondément, elle et Mme Chick, que toutes deux en versaient des larmes abondantes, je crois que vous n’avez pas remarqué quelque chose. « Mille pardons, monsieur Dombey, mais je pense que dans la noblesse de votre caractère et dans son sublime essor, vous avez oublié un détail.

— En vérité, miss Tox ! dit M. Dombey.

— Le monsieur… à la… mécanique, poursuivit miss Tox en indiquant du regard le capitaine Cuttle, a laissé sur la table tout près de vous…

— Grand Dieu ! dit M. Dombey en repoussant loin de lui les richesses du capitaine, les balayant de la main comme il eût fait de véritables miettes de pain ; emportez ces objets. Je vous remercie, miss Tox ; je reconnais là votre jugement. Ayez la bonté, monsieur, d’emporter tous ces objets !

Le capitaine Cuttle vit bien qu’il n’avait qu’à obéir. Mais il fut vivement frappé de la grandeur d’âme de M. Dombey, qui refusait des trésors amoncelés sous sa main. Aussi, lorsqu’il eut déposé les petites cuillers et la pince à sucre dans une poche, les écus dans une autre, et qu’il eut fait rentrer tout doucement dans les profondeurs de son gousset sa grosse montre d’argent, il ne put s’empêcher de saisir dans son unique main la main droite du digne monsieur, et même dans son transport d’admiration, il tint ouverte là main de M. Dombey, avec ses doigts vigoureux, pour y appuyer tendrement son croc. Les sentiments du capitaine étaient chaleureux, mais le fer était froid, et M. Dombey en frissonna des pieds à la tête.

Puis le capitaine Cuttle envoya, à plusieurs reprises, aux dames, des baisers avec son croc, d’un air d’aisance et de galanterie chevaleresques, s’approcha de Paul et de Florence pour leur faire ses adieux et sortit de la chambre avec Walter. Florence courait après eux dans l’empressement de son bon cœur pour les charger de ses amitiés pour le vieux Sol, quand M. Dombey la rappela et lui ordonna de se tenir tranquille.

« Vous ne serez donc jamais une Dombey, ma chère petite ! dit Mme Chick d’un ton de tendre reproche.

— Ma chère tante, dit Florence, ne vous fâchez pas contre moi. Je suis si reconnaissante de ce que papa vient de faire ! »

La pauvre enfant aurait voulu courir se jeter au cou de son père ; mais elle ne l’osait pas, et tournait vers lui ses regards pleins de gratitude, pendant qu’il restait tout pensif. De temps en temps, il jetait du côté de la petite fille un coup d’œil embarrassé ; mais, le plus souvent, il regardait Paul, qui se promenait dans la chambre avec un air de dignité fraîche éclose, tout fier d’avoir donné la somme d’argent au jeune Gay.

Et le jeune Gay ? et Walter ? que devint-il ?

Ah ! qu’il fut joyeux de tirer le vieillard des mains des juges de paix et des huissiers, et de retourner près de son oncle avec les bonnes nouvelles ! qu’il fut joyeux aussi le lendemain d’avoir tout arrangé, tout terminé avant midi, et de s’asseoir après le dîner dans la petite salle à manger avec le vieux Sol et le capitaine Cuttle ! il était si heureux de voir l’opticien déjà rendu à la santé, plein d’espérance pour l’avenir, se répéter que le petit aspirant de marine était redevenu sa propriété. Mais, sans faire la moindre injure à sa reconnaissance pour M. Dombey, il faut avouer que Walter se sentait triste et abattu. Quand nos espérances naissantes sont flétries dans leur fleur, flétries à jamais par un violent orage, c’est alors surtout que nous nous trouvons plus disposés à nous faire le tableau du bonheur qu’elles nous promettaient si nos rêves s’étaient réalisés ; aussi, au moment où Walter se sentait rejeté de la haute et puissante maison des Dombey par un coup récent et terrible, au moment où il sentait que toutes les pensées, dont il avait depuis longtemps nourri son imagination, venaient d’être balayées par le vent de la tempête, c’est alors qu’il commençait à soupçonner que ces pensées pouvaient bien l’avoir conduit jusqu’à aspirer innocemment à la main de Florence dans des temps lointains.

Le capitaine voyait les choses sous un jour tout à fait différent. Il trouvait que l’entrevue à laquelle il avait assisté était fort encourageante et des plus satisfaisantes, car il ne voyait plus qu’un pas ou deux à faire pour en venir aux fiançailles officielles de Florence et de Walter ; il prétendait même que la dernière affaire avait énormément avancé, sinon tout à fait réalisé ses rêves à la Whittington. Échauffé par cette conviction et tout content de voir son vieil ami consolé, il tenta même, en les gratifiant pour la troisième fois dans la même soirée de la ballade la belle Suzon, d’y substituer dans une adroite improvisation le nom de Florence ; mais il se trouvait un peu gêné par la rime, car le nom de Suzon rimait invariablement avec pied mignon (la demoiselle en question, à ce qu’il paraît, ayant un pied sans rival) ; pour se tirer d’embarras, il eut l’heureuse idée de changer le nom de Florence en celui de Flon, on, on, ce qu’il fit avec une ardeur merveilleuse et une voix de stentor ; il chantait, et pourtant l’heure arrivait où il lui fallait rentrer dans la demeure de la terrible Mme Mac-Stinger.

Chapitre XI. Paul sur un nouveau théâtre. §

Quoique sujette à certaines faiblesses, puisqu’il lui fallait un calme absolu pour digérer ses côtelettes, et que l’action soporifique des ris de veau pouvait seule lui procurer le sommeil, Mme Pipchin avait un tempérament d’une trempe si forte, que les prédictions de Mme Wickam ne se réalisaient nullement, et que la santé de la vieille dame ne déclinait d’aucune façon. Cependant, comme Paul continuait à lui témoigner la même vivacité d’intérêt, Mme Wickam n’en voulut pas démordre ni rabattre d’un iota ce qu’elle avait avancé. Se fortifiant et se retranchant derrière son fameux thème de Betsey Jane, la fille de son oncle, elle avertit miss Berry, en amie, de se préparer aux plus terribles accidents, et la prévint qu’elle devait s’attendre à tout moment à voir sa tante sauter, par explosion, comme une poudrière.

La pauvre Berry prenait tout cela en bonne part et s’échinait et s’éreintait comme toujours ; parfaitement convaincue que Mme Pipchin était une des personnes les plus méritantes du monde, elle faisait chaque jour d’innombrables sacrifices sur l’autel de la vieille et digne dame. Mais Berry avait beau s’immoler, les amis et les admirateurs de Mme Pipchin en reportaient à cette dame tout l’honneur. C’était un surcroît d’intérêt, à la triste fin de ce pauvre M. Pipchin, mort de chagrin dans les mines du Pérou.

Ainsi, par exemple, il y avait un honnête épicier, marchand en détail de toutes espèces de denrées, qui avait avec Mme Pipchin un petit livre de compte courant, cartonné en rouge, et devenu graisseux par un long usage ; ce livre donnait lieu à beaucoup de pourparlers et de chuchoteries entre les deux parties sur le paillasson du corridor, quand les portes de la salle à manger avaient été hermétiquement fermées ; car Bitherstone (dont le caractère était devenu vindicatif sous l’action brûlante du soleil de l’Inde) ne manquait pas de faire de malicieuses remarques sur les déficits qui se trouvaient dans les comptes, et se souvenait toujours d’une certaine cassonade portée en compte une fois pour sucrer son thé, sans qu’il en eût goûté la douceur. Pour en revenir à l’épicier, c’était un célibataire qui, ne tenant pas autrement à la beauté des formes, avait une fois fait à Mme Pipchin des offres honorables pour obtenir la main de Berry ; ces offres, Mme Pipchin les avait rejetées avec dédain et mépris. Et chacun de dire que c’était à la louange de Mme Pipchin, veuve d’un homme qui était mort dans les mines du Pérou ; quelle fermeté, quelle fierté, quel caractère indépendant avait la vieille dame ! Mais personne ne disait mot de la pauvre Berry, qui pleura six semaines durant (vertement tancée tout le temps par sa chère tante), et finit par passer à l’état désespéré de vieille fille.

« Berry vous aime beaucoup, n’est-ce pas ? demanda Paul à Mme Pipchin un soir qu’ils étaient assis devant le feu en compagnie du chat.

— Oui, répondit Mme Pipchin.

— Pourquoi donc ? demanda Paul.

— Pourquoi ! répéta la vieille dame toute déconcertée. Comment pouvez-vous faire de semblables questions, monsieur !… Pourquoi aimez-vous autant votre sœur Florence ?

— Parce qu’elle est très-bonne, dit Paul. Il n’y a personne comme Florence.

— Eh bien ! répondit sèchement Mme Pipchin, il n’y a personne comme moi, j’imagine ?

— Bien vrai ? demanda Paul en se renversant dans son petit fauteuil et la regardant dans le blanc des yeux.

— Certainement, dit la vieille dame.

— Tant mieux, dit Paul en se frottant les mains d’un air pensif ; c’est bien heureux. »

Mme Pipchin n’osa pas lui demander pourquoi, dans la crainte de recevoir une réponse qui l’aurait complétement anéantie. Mais, comme compensation à ses sentiments blessés, elle tomba à coups redoublés sur Bitherstone de manière à lui donner une bonne rossée ; si bien que le pauvre enfant fit le soir même tous ses préparatifs pour retourner dans les Indes par voie de terre ; il détourna même de son souper un quart de tartine de pain et un morceau de fromage de Hollande moisi ; c’était le fonds d’un commencement de provisions qu’il projetait pour le voyage.

Il y avait près de douze mois que Mme Pipchin tenait Paul et Florence sous sa surveillance et sa direction. Ils étaient allés deux fois chez eux, mais seulement pour quelques jours, et s’étaient montrés constants dans les visites hebdomadaires qu’ils faisaient à M. Dombey dans son hôtel. Peu à peu, Paul était devenu plus fort et avait pu se passer de sa petite voiture. Cependant il avait encore les apparences maigres et délicates ; c’était toujours le même enfant vieillot, calme, rêveur, qui avait été confié aux soins de Mme Pipchin. Un samedi soir, après le coucher du soleil, l’arrivée inattendue de M. Dombey mit tout le château en émoi. Il venait rendre visite à Mme Pipchin. Aussitôt elle balaye du salon tout le petit monde, qui se trouve en un moment transporté à l’étage supérieur comme par un coup de vent. M. Dombey pouvait d’en bas entendre les portes des dortoirs claquer avec violence, les enfants avec leurs petits pieds courir, et le dos de Bitherstone résonner sous les coups que lui administrait Mme Pipchin pour se remettre de son trouble ; enfin les noirs vêtements d’alépine de la vieille dame vinrent assombrir la chambre où le visiteur annoncé contemplait la chaise vide de son fils et héritier.

« Bonsoir, madame Pipchin, dit M. Dombey, comment vous portez-vous ?

— Je vous remercie, monsieur, dit Mme Pipchin, je me porte assez bien eu égard à… »

Mme Pipchin employait toujours cette forme de langage. Ce qui signifiait eu égard à ses vertus, à ses sacrifices et à tout ce qui s’ensuit.

« Je ne puis pas m’attendre, monsieur, à me porter tout à fait bien, dit Mme Pipchin en avançant une chaise et reprenant haleine ; mais je remercie le ciel du peu de santé qu’il m’accorde. »

M. Dombey s’inclina de l’air satisfait d’un protecteur qui comprend que la pension qu’il paye est assez forte pour lui donner le droit d’espérer tous ces sacrifices-là. Après un moment de silence, il dit :

« Madame Pipchin, j’ai pris la liberté de venir vous voir pour vous consulter au sujet de mon fils. Il y a longtemps déjà que j’avais le désir de le faire ; mais j’ai différé de jour en jour pour que sa santé fût tout à fait rétablie. Vous n’avez aucune crainte à ce sujet, madame Pipchin ?

— Brighton lui a fait beaucoup de bien, monsieur, répondit Mme Pipchin, vraiment beaucoup de bien.

— Je me propose, dit M. Dombey, de le laisser à Brighton.

Mme Pipchin se frotta les mains en tournant ses yeux gris vers le feu.

« Mais, poursuivit M. Dombey, en levant le doigt, mais il faudrait peut-être un changement dans sa manière de vivre ici. Bref, madame Pipchin, c’est là le but de ma visite. Mon fils grandit, madame Pipchin ; oui, réellement, il grandit. »

Il y avait une sorte de tristesse dans l’air triomphant de M. Dombey lorsqu’il prononça ces paroles ; c’est que l’enfance de Paul lui avait semblé bien longue, et que ses espérances reposaient sur une époque plus avancée de son existence. À ce moment, M. Dombey aurait pu inspirer de la pitié, si toutefois ce mot ne paraissait singulier, employé pour un homme si hautain et si froid.

« Six ans ! dit M. Dombey en arrangeant sa cravate, peut-être pour cacher un sourire qu’il n’avait pu réprimer et qui, plutôt que de se jouer un moment sur son visage, semblait en avoir touché seulement la surface pour s’évanouir bientôt, sans avoir trouvé où se fixer. Oh ! mon Dieu, six ans se changeront en seize ans avant que nous ayons eu le temps de nous en apercevoir.

— Dix ans ! croassa l’acariâtre Mme Pipchin, dix ans ! c’est un long espace de temps ! »

Et son œil gris foncé lança un sombre éclair, et elle secoua la tête d’un air sinistre.

« Cela dépend des circonstances, répliqua M. Dombey. Enfin, madame Pipchin, mon fils a six ans, et ses études, sans aucun doute, je le crains, le laissent bien loin en arrière de la plupart des enfants aussi âgés que lui, ou plutôt aussi jeunes, dit M. Dombey, se reprenant vivement pour répondre à un regard malin de l’œil dur de Mme Pipchin ; l’expression est plus juste. Maintenant, madame Pipchin, au lieu de rester en arrière de ses camarades, mon fils doit les dépasser, les dépasser de beaucoup. Il a devant lui une éminence toute prête, qui l’attend pour y trôner ; quand il y sera monté, il n’y a ni hasard, ni chance à courir pour lui. Sa route, dans ce monde, était droite et toute tracée avant sa naissance. On ne peut différer plus longtemps l’éducation d’un jeune gentleman de son rang. Cette éducation doit être soignée, et il faut se mettre à l’œuvre, madame Pipchin, sérieusement et sans hésitation.

— Ce n’est pas moi qui vous contredirai sur ce point, monsieur, dit Mme Pipchin.

— J’étais bien sûr, reprit M. Dombey d’un air satisfait, qu’une femme aussi intelligente que vous ne pourrait ni ne voudrait faire une autre réponse.

— Il se débite tous les jours un tas de niaiseries, pour ne pas dire pis, sur l’éducation des jeunes enfants : on dit qu’il ne faut pas trop les pousser dans les premiers temps, qu’il faut les amorcer pour les faire travailler, et que sais-je encore ?

En prononçant ces mots, Mme Pipchin, visiblement agacée, frottait son nez crochu.

« De mon temps, continua-t-elle, on ne parlait pas de tout cela, et je ne vois pas pourquoi on en parlerait maintenant ; mon opinion est qu’il faut les tenir ferme.

— Ma bonne madame, reprit M. Dombey, vous méritez bien la réputation que vous vous êtes acquise, et je vous prie de croire, madame Pipchin, que je suis très-satisfait de votre excellent système d’éducation ; soyez bien persuadée que je me ferai le plus grand plaisir de le recommander toutes les fois du moins que ma faible recommandation pourra vous être de quelque utilité. (L’arrogance de M. Dombey, quand il feignait de se rabaisser, dépassait toutes les bornes.) J’ai pensé à l’établissement du docteur Blimber, madame Pipchin.

— Mon voisin, monsieur ? dit Mme Pipchin. Je crois que c’est un excellent établissement. J’ai entendu dire qu’on y est très-strict, et que, du matin au soir, l’instruction y va son train.

— Et c’est très-cher ? demanda M. Dombey.

— Très-cher, monsieur, reprit Mme Pipchin vivement, comme si, en oubliant de donner ce renseignement, elle se reprochait d’avoir oublié un des principaux mérites de la maison.

— Je me suis déjà entretenu avec le docteur, madame Pipchin, dit M. Dombey, en rapprochant sa chaise du feu, d’un air préoccupé. Paul, à son avis, n’est pas trop jeune pour les études. Il m’a cité plusieurs enfants du même âge qui sont au grec maintenant. Si j’ai quelque inquiétude, madame Pipchin, au sujet de ce changement, ce n’est pas sur ce point. Mon fils n’ayant pas connu sa mère a, peu à peu, concentré, trop concentré peut-être, sa jeune affection sur sa sœur. Je crains que leur séparation… »

Ici M. Dombey s’arrêta et resta silencieux.

« Bah ! bah ! dit Mme Pipchin, en secouant comme une vraie mégère sa robe d’alépine noire, si la petite n’est pas contente, nous lui ferons bien avaler la pilule. »

La bonne dame s’excusa immédiatement du langage trivial qu’elle venait d’employer, mais elle ajouta que c’était sa manière de raisonner avec les enfants, et elle disait vrai.

M. Dombey attendit que Mme Pipchin eût fini ses mouvements de tête et surtout son froncement de sourcils, capable de faire trembler une armée de Bitherstones et de Pankeys, puis il ajouta avec calme, en revenant sur la fausse interprétation de Mme Pipchin : « C’est pour lui, ma bonne dame, c’est pour mon fils que je crains une séparation. »

Mme Pipchin aurait volontiers employé le même moyen de guérison pour Paul ; mais son œil gris était assez pénétrant pour deviner que, si M. Dombey approuvait ce système pour sa fille, il ne devait guère le goûter pour son fils ; aussi, pour décider M. Dombey, daigna-t-elle cette fois employer le raisonnement.

« L’enfant, dit-elle, trouvera dans le changement, dans la société de ses nouveaux camarades dans le genre de vie qu’il mènera chez le docteur Blimber, et dans les études auxquelles il faudra qu’il se livre, des distractions suffisantes. »

Comme tout ceci répondait aux idées et s’accordait avec les vues de M. Dombey, il en conçut encore une plus haute opinion de l’intelligence de Mme Pipchin, et comme Mme Pipchin déplorait en même temps la perte de son cher petit ami, M. Dombey en conçut aussi la plus haute opinion du désintéressement de Mme Pipchin. (Il est bon de dire que la perte de Paul n’était pas pour Mme Pipchin un coup bien violent, car elle s’y attendait depuis longtemps, et n’avait pas, dans le principe, espéré le garder plus d’un trimestre.) M. Dombey avait dû longuement réfléchir au sujet qui l’avait amené, car il avait formé un plan qu’il découvrit à l’ogresse : Paul irait chez le docteur comme élève de semaine seulement, la première année, et, pendant ce temps, Florence resterait au château pour y recevoir son frère chaque samedi.

« Ce serait, dit M. Dombey, un moyen de le sevrer tout doucement. »

Peut-être se souvenait-il de ne pas l’avoir sevré tout doucement dans une autre occasion.

M. Dombey termina sa visite en exprimant à Mme Pipchin l’espoir qu’elle resterait la surintendante et la surveillante générale de son fils pendant ses études à Brighton ; il embrassa Paul, tendit la main à Florence, regarda Bitherstone avec son col d’apparat, donna à miss Pankey une petite tape sur la tête, ce qui la fit pleurer, car elle avait cette région excessivement sensible, par suite d’une habitude qu’avait prise Mme Pipchin de la cogner du revers de la main comme une barrique ; puis il rentra à son hôtel pour dîner, bien résolu, maintenant que Paul était si grand et si bien portant, à lui faire sur-le-champ commencer un cours vigoureux d’éducation pour le mettre en état d’occuper la position dans laquelle il devait briller, et décidé à le faire passer aussitôt entre les mains du docteur Blimber.

Quand un jeune homme tombait entre les mains du docteur Blimber, il pouvait être sûr de ne pas y avoir toutes ses aises. Le docteur ne se chargeait que de dix jeunes gens ; mais il avait toujours à sa disposition un approvisionnement de science pour une centaine au moins ; et c’était à la fois l’occupation et le bonheur de sa vie d’en gorger les dix pauvres malheureux.

Dans le fait, la maison du docteur Blimber était une grande serre chaude toujours en activité et fonctionnant de manière à hâter la maturité des intelligences. Les enfants, quels qu’ils fussent, fleurissaient avant le temps. Le jardin intellectuel avait ses petits pois à Noël, ses asperges durant tout le cours de l’année. Les mathématiques avaient de même leurs groseilles à maquereau, parfois ; il est vrai, un peu sures ; mais c’était du fruit précoce que l’on y trouvait en abondance en toute saison, et qui, cultivé par le docteur Blimber, croissait même sur des ronces. Tous les genres de légumes grecs et latins, on les voyait sortir des terrains de garçons les plus ingrats, défiant les glaces et les frimas. On s’inquiétait peu de la nature de chacun ; peu importait quels fruits pouvait produire un élève ; d’une manière ou d’une autre le docteur finissait toujours par en faire un prodige.

Tout ceci était fort agréable et fort ingénieux, mais cette maturité forcée avait ses inconvénients ordinaires. Les primeurs n’avaient ni saveur, ni durée. Ainsi, par exemple, un jeune homme venu au monde avec un gros nez et une tête énorme (l’aîné des dix qui avait vu tout ce que l’on peut voir en fait d’instruction) avait tout à coup cessé de fleurir un beau matin et était resté dans la maison à l’état de simple tige. On disait que le docteur avait poussé trop loin son système avec le jeune Toots et que le pauvre garçon avait commencé à n’avoir plus de cervelle, quand il avait commencé à avoir de la barbe et des favoris.

Quoi qu’il en soit, le jeune homme était dans la maison. Il avait été gratifié par la nature de la voix la plus forte et de l’esprit le plus maigre. Il attachait des épingles d’or à sa chemise pour en relever l’éclat, et portait une bague dans la poche de son gilet pour la glisser furtivement à son petit doigt, quand on menait les élèves à la promenade. Il devenait constamment amoureux, à première vue, de petites bonnes d’enfants qui n’avaient pas même idée de son existence, et chaque soir, quand l’heure du coucher avait sonné, il allait s’embusquer au coin de la croisée du troisième étage pour regarder à la lumière du gaz les passants par-dessus les barreaux, comme un grand Cupidon monté en graine, encore suspendu dans les airs, à l’heure où il devait être depuis longtemps allé se coucher.

Le docteur avait un maintien plein de dignité ; il était vêtu de noir et portait une culotte courte. Son front était chauve et poli, sa voix sonore ; il avait un double menton si prononcé, que c’était merveille de penser comment il pouvait se raser dans les plis. De plus, il avait une paire de petits yeux toujours à moitié fermés et une bouche toujours entr’ouverte par un demi-sourire ; on eût dit qu’il était perpétuellement aux aguets pour embarrasser un élève et le convaincre par un seul mot sorti de ses lèvres. Enfin, quand le docteur, mettant une main dans son gilet et l’autre derrière son dos, faisait, avec un imperceptible mouvement de tête, l’observation la plus ordinaire à un étranger intimidé, c’est comme un oracle émané de la bouche du sphinx, après lequel il n’y avait plus rien à dire.

La demeure du docteur était une fort belle habitation donnant sur la mer. À l’intérieur, le style n’en était pas des plus gais ; c’était même tout le contraire. Des rideaux de couleur sombre et dont on avait épargné l’étoffe, se cachaient tristement derrière les croisées. Les tables et les chaises étaient alignées comme les chiffres d’un nombre ; on allumait si rarement le feu dans les pièces de réception, qu’elles ressemblaient à des puits d’humidité, dont le visiteur était la pompe aspirante. Quant à la salle à manger, c’était bien la dernière pièce où l’on eût dû espérer trouver la moindre chose à manger ou à boire. On n’entendait d’autre bruit dans toute la maison que celui d’une grande horloge placée dans la salle et dont le tic tac montait jusqu’au fond du grenier, et parfois le triste ron ron des écoliers apprenant leurs leçons, semblable au roucoulement mélancolique d’une compagnie de pigeons.

Miss Blimber, même, quoique gracieuse et élancée, ne changeait rien à la gravité de la maison. Rien de frivole en elle. Ses cheveux, elle les laissait courts et frisés et portait lunettes. On aurait dit qu’elle était toute poudreuse de la poussière des langues mortes qu’elle fouillait dans leurs tombeaux. Quant à vos langues vivantes, ah bien oui ! allez donc en parler à miss Blinder. Elle les aimait mortes, passées à l’état de fossiles, et alors elle les déterrait avec la joie d’un vampire.

Mme Blimber, sa mère, n’était pas instruite, mais elle faisait semblant de l’être : ce qui revenait au même. Elle disait dans les soirées, qu’elle serait morte contente, si elle avait seulement connu Cicéron. Le bonheur constant de son existence était de voir les élèves du docteur sortir en promenade, tout à fait différents des autres jeunes gens, avec des cols de chemise les plus larges possible et des cravates les plus roides qu’on pût voir. C’était si classique ! disait-elle.

Quant à M. Feeder, bachelier ès lettres et maître auxiliaire du docteur Blimber, c’était une espèce de serinette humaine, avec une liste bien courte d’airs perpétuels qu’il n’avait qu’à tourner, tourner, tourner, comme avec une manivelle, pour les répéter sans la moindre variation. Peut-être aurait-on pu, dans les premiers temps de sa vie, le pourvoir de serinettes de rechange, si sa destinée eût été plus heureuse ; mais le sort ne lui avait pas été favorable et il ne possédait qu’un jeu d’orgue à son instrument. Son unique occupation consistait à s’en servir de la façon la plus monotone, de manière à abrutir les jeunes élèves du docteur Blimber. Ils avaient tous, bien avant l’âge, la tête remplie de soucis cuisants. Ils se voyaient poursuivis sans relâche par des verbes inexorables, par les substantifs les plus barbares, par des tirades de syntaxe inflexible, et par mille autres fantômes d’exercices qui venaient les hanter jusque dans leurs songes. Cette précieuse méthode, pour hâter le développement forcé des facultés, avait pour résultat d’éteindre l’intelligence d’un jeune homme au bout de trois semaines ; de lui remplir la tête de tous les soucis de la vie au bout de trois mois ; de faire naître dans son cœur des sentiments pleins d’amertume pour ses parents ou pour ses maîtres au bout de quatre ; d’en faire au bout de cinq un vieux misanthrope ; si bien qu’au bout de six il enviait à Curtius son gouffre bienheureux pour être délivré de tous ses maux, et qu’à la fin de la première année, il en était venu à conclure, sans vouloir plus jamais en démordre, que toutes les créations des poètes et les leçons de la sagesse n’étaient qu’une collection de mots soumis aux règles de la grammaire, sans autre signification au monde.

Et pourtant, l’élève du docteur Blimber fleurissait, fleurissait toujours et restait tout le temps fleurissant dans la serre chaude, à la grande gloire du maître, dont la réputation allait toujours croissant, quand il renvoyait chez lui son disciple montrer à ses parents et à ses amis sa belle pousse obtenue en plein hiver.

Sur le seuil de la porte du docteur, Paul parut un jour, le cœur tout agité, une de ses petites mains dans celle de son père et l’autre serrée dans celle de Florence. Oh ! combien l’une de ses mains était pressée doucement, et combien l’autre était mal retenue par une froide étreinte !

Mme Pipchin planait derrière sa victime avec son plumage sombre et son bec crochu, comme un oiseau de mauvais augure. Elle était tout essoufflée car M. Dombey, plein de pensées sérieuses, avait marché vite, et elle croassait de sa voix la plus enrouée, en attendant qu’on ouvrît la porte.

« Maintenant, Paul, dit M. Dombey d’un air triomphant, vous voilà sur le chemin de devenir Dombey et fils et d’avoir de l’argent : Vous êtes déjà presque un homme.

— Presque, » répondit l’enfant.

Son agitation enfantine même ne put maîtriser le malin et singulier regard, bien touchant cependant, dont il accompagna cette réponse.

Le visage de M. Dombey en exprima une sorte de mécontentement ; mais à peine la porte fut-elle ouverte, que cette expression s’évanouit.

« Le docteur Blimber est chez lui, je pense ? » demanda M. Dombey.

Le domestique répondit qu’il y était, et, en les introduisant dans la maison, il regarda Paul comme s’il le prenait pour une petite souris entrant dans une souricière. Il avait la vue basse et sur son visage on croyait à chaque instant voir poindre un sourire. C’était pure imbécillité ; mais Mme Pipchin s’était fourré dans la tête que c’était effronterie ; et, sans plus tarder, elle éclata contre lui.

« Comment osez-vous rire derrière le dos de ce monsieur ? dit Mme Pipchin, et pour qui me prenez-vous ?

— Je ne ris de personne, madame, et je ne vous prends pour rien, bien sûr, répondit le jeune homme tout consterné.

— Tas de fainéants, dit Mme Pipchin, vous n’êtes bons qu’à tourner la broche ! Allez dire à votre maître que M. Dombey est ici, ou il vous en cuira. »

Le jeune homme à la vue basse s’en alla, de l’air le plus soumis, remplir cette commission, et revint bientôt les prier d’entrer dans le cabinet du docteur.

« Vous riez encore, monsieur, dit Mme Pipchin en passant la dernière devant lui dans le vestibule.

— Je ne ris pas, répondit le jeune homme péniblement affecté… Je n’ai jamais vu chose pareille !

— Qu’y a-t-il, madame Pipchin ? dit M. Dombey en se retournant. Doucement ! doucement ! je vous prie ! »

Mme Pipchin, pleine de respect pour M. Dombey, se contenta de grommeler en passant devant le jeune homme et de l’apostropher d’un : « impudent coquin ! » si bien qu’elle le laissa triste jusqu’à en pleurer, car chez lui il n’y avait pas l’ombre de méchanceté ; il était idiot et doux comme un mouton. Mais Mme Pipchin avait l’habitude de tomber sur les faibles, et ses amis trouvaient cela très-naturel… après les mines du Pérou !

Le docteur était assis dans son majestueux cabinet, une sphère à sa droite, une sphère à sa gauche, des livres tout autour de lui, le buste d’Homère au-dessus de la porte et celui de Minerve sur la cheminée. « Comment vous portez-vous, monsieur ? dit-il à M. Dombey, et comment va mon petit ami ? » La parole du docteur était lente et grave comme les sons d’un orgue, et quand il eut fini de parler, le coucou du vestibule sembla, à Paul du moins, le relayer pour redire l’un après l’autre chacun des mots qu’il avait prononcés.

« Com-ment va mon petit a-mi ; com-ment va mon petit a-mi, tic-tac, tic-tac, tic-tac. »

Comme le petit ami n’était pas assez haut pour être aperçu du docteur de la place où il était assis, par-dessus les livres qui couvraient la table, le docteur se baissa plusieurs fois, espérant, mais en vain, le découvrir entre les pieds de la table. M. Dombey s’en étant aperçu, tira le docteur d’embarras en prenant Paul dans ses bras pour l’asseoir sur une autre petite table, juste en face du docteur et au milieu de la chambre.

« Ah ! fit le docteur, en se renversant sur le dos de sa chaise, une main dans son gilet, je vois maintenant mon petit ami. Eh bien ! comment allons-nous, mon petit ami ? »

L’horloge du vestibule ne voulut pas se soumettre à cette autre forme de langage et continua de répéter : « Com-ment va mon pe-tit a-mi ; com-ment va mon pe-tit a-mi.

« Très-bien, monsieur, je vous remercie, dit Paul, répondant aussi bien à l’horloge qu’au docteur.

— Ah ! dit M. Blimber, en ferons-nous un homme ?

— Entendez-vous, Paul ? » demanda M. Dombey.

Paul garda le silence.

« En ferons-nous un homme ? répéta le docteur.

— J’aimerais mieux être un enfant, répondit Paul.

— Vraiment ! dit le docteur, et pourquoi ? »

L’enfant, assis sur la table, le regardait avec une expression singulière d’émotion contenue et frappait fièrement son petit genou d’une main, comme si c’était là que fût la source des larmes qui roulaient dans ses yeux, et qu’il eût voulu les y comprimer. Mais son autre main s’écartait en même temps et cherchait, cherchait un peu plus loin, plus loin encore, le cou de Florence, qu’il finit par atteindre. « Voilà pourquoi, » semblait-il dire quand il eut passé son bras autour de son cou ; et aussitôt tout son courage l’abandonna ; ses lèvres tremblantes s’entr’ouvrirent dans un sanglot et ses larmes coulèrent abondamment.

« Madame Pipchin, dit son père d’un air mécontent, vraiment je suis fâché de ce qui se passe.

— Allons, miss Dombey, éloignez-vous de lui, dit la dame.

— Peu importe, dit le docteur, remuant doucement la tête pour arrêter Mme Pipchin, peu importe. Dans quelque temps des occupations, des impressions nouvelles l’auront changé, monsieur Dombey. Vous souhaitez de voir mon petit ami apprendre…

— Tout ! docteur, s’il vous plaît, répondit M. Dombey d’une voix ferme.

— Oui, oui, dit le docteur, qui, les yeux à demi fermés et son sourire habituel sur les lèvres, semblait examiner Paul avec le même intérêt qu’il aurait apporté à un petit animal d’une espèce rare qu’on lui donnait à empailler. Oui, c’est bien cela. Ah ! quelle variété de connaissances nous allons communiquer à notre petit ami ! nous le ferons avancer vite, j’en suis sûr. Oui, bien sûr. C’est, vous m’avez dit, je crois, un terrain vierge, monsieur Dombey ?

— Sauf les premières notions reçues à la maison et chez madame, dit M. Dombey en présentant Mme Pipchin, qui aussitôt ne manqua pas de roidir tout son système musculaire, prête à braver le docteur dans le cas où il oserait rabaisser son mérite ; excepté ces premières notions, Paul n’a jusqu’à présent rien étudié du tout. »

Le docteur inclina la tête d’un air indulgent pour une concurrence de contrebande aussi peu dangereuse que celle de Mme Pipchin, et dit qu’il n’était pas fâché de cela. « Il y a plus de satisfaction, dit-il en se frottant les mains, à entreprendre l’œuvre dès le commencement ; » et il lança de nouveau à Paul un regard tentateur, comme s’il avait envie de lui mettre tout de suite le nez sur l’alphabet grec.

« Ce qui vient de se passer, docteur Blimber, dit M. Dombey en jetant les yeux du côté de son fils, et l’entrevue que j’ai déjà eu l’honneur d’avoir avec vous, rend si inutile toute autre explication, et je craindrais tellement de vous importuner plus longtemps, quand vos instants sont si précieux, que…

— Allons ! voyons, miss Dombey ! finissons, dit Mme Pipchin d’un ton aigre comme du verjus.

— Pardonnez, dit le docteur ; un moment. Voulez-vous bien me permettre de vous présenter Mme Blimber et ma fille ; toutes deux doivent être, pour la vie domestique, les compagnes de notre jeune pèlerin dans sa route vers le Parnasse. Monsieur Dombey, Mme Blimber ; car la dame, qui peut-être attendait à la porte, entra fort à propos, suivie de sa fille, la belle fossoyeuse en lunettes. Et ma fille Cornélia, monsieur Dombey. Mon amie, continua le docteur en se tournant vers sa femme, M. Dombey nous accorde assez de confiance pour… Voyez-vous notre petit ami, ma chère ? »

Mme Blimber, tout occupée à faire à M. Dombey force politesses, n’avait probablement pas aperçu le petit ami, car en faisant ses révérences elle reculait tellement sur lui, que sa place sur la table devenait des plus dangereuses. À cet avertissement, elle tourna la tête, admira ses traits tout à fait classiques et intelligents, et, se retournant vers M. Dombey, elle dit, avec un soupir, qu’elle voudrait bien être à la place de son cher fils.

« Semblable à une jeune abeille, monsieur, dit Mme Blimber en levant ses yeux en extase, il va plonger dans un jardin où se trouvent les plus belles fleurs, et il en sucera le miel pour la première fois. Virgile, Horace, Ovide, Térence, Plaute, Cicéron, que de douceurs nous avons ici ! Il peut vous paraître étonnant, monsieur Dombey, qu’une femme… la femme d’un tel mari…

— Paix ! paix ! fit le docteur Blimber. Vous me rendez tout honteux.

— Monsieur Dombey pardonnera à une femme sa partialité pour son mari, dit Mme Blimber avec un doux sourire.

— Point du tout, » répondit M. Dombey.

Sans doute il voulait dire qu’il n’y avait pas de partialité et ne songeait pas au pardon qu’il avait l’air de refuser.

« Et il peut vous paraître étonnant qu’une femme qui est la mère aussi…

— Et une telle mère, dit M. Dombey s’inclinant pour saluer Cornélia, à laquelle il croyait vaguement adresser un compliment.

— Ceci peut vous paraître étonnant, monsieur, mais si j’avais connu Cicéron, si j’avais été son amie et que j’eusse pu causer avec lui dans sa retraite de Tusculum (oh ! dé-li-ci-eux Tusculum !) Vraiment, je crois que je serais morte contente. »

Un docte enthousiasme est si contagieux, que M. Dombey fut à moitié persuadé qu’il pensait tout à fait comme Mme Blimber ; et Mme Pipchin, elle-même, qui, nous l’avons vu, n’était pas généralement d’une humeur facile, laissa échapper un son qui tenait le milieu entre un grognement et un soupir. Elle semblait vouloir dire que Cicéron seul aurait pu lui donner une consolation solide après la banqueroute des mines du Pérou, et qu’il eût été pour elle une lampe de salut, une vraie lampe de Davy dans les mines.

Cornélia regardait M. Dombey à travers ses lunettes et paraissait désirer lui lancer quelques citations de l’auteur en question. Mais un coup frappé à la porte de la chambre l’arrêta court dans le dessein qu’elle pouvait avoir.

« Qu’est-ce ? dit le docteur. Oh ! entrez, entrez, Toots. Monsieur Dombey, Toots. »

Toots salua.

« C’est une singulière coïncidence, dit le docteur Blimber. Voici réunis ici le commencement et la fin, alpha et oméga. Monsieur Dombey, je vous présente la tête de ma classe.

Le docteur disait vrai en l’appelant la tête de sa classe, il aurait même pu dire la tête et les épaules. Il dépassait au moins du buste le reste de ses élèves. Toots rougit jusqu’au deux oreilles quand il se vit au milieu de personnes étrangères et poussa un gros rire.

« Toots, voici un nouvel élève pour notre petite académie, dit le docteur, le fils de M. Dombey. »

Le jeune Toots rougit de nouveau ; et pensant, au silence qui se fit, que l’on s’attendait à ce qu’il dît quelque chose, il se tourna vers Paul et lui demanda : « Comment vous portez-vous ? » Sa voix, en prononçant ces mots, était si forte, et ses manières étaient si douces, qu’un agneau, qu’on eût entendu rugir, n’aurait pas causé plus de surprise.

« Veuillez dire à M. Feeder, Toots, dit le docteur, qu’il prépare pour M. Dombey fils quelques petits volumes élémentaires et qu’il lui dispose un siége convenable pour travailler. Je crois, ma chère amie, que M. Dombey n’a pas visité les dortoirs.

— Si monsieur Dombey veut monter, dit Mme Blimber, je me ferai un plaisir de lui montrer les domaines du dieu du sommeil. »

Et sur ce, Mme Blimber, personne d’une grande aménité, avec sa roideur apparente, et qui portait un bonnet garni de rubans bleu de ciel, monta à l’étage supérieur accompagnée de M. Dombey et de Cornélia. Mme Pipchin les suivait, lançant de tous côtés de terribles regards pour découvrir son ennemi le domestique.

Pendant leur absence, Paul resta assis sur la table ; il tenait Florence par la main, et ses yeux allaient du docteur à tous les coins de la chambre d’un air craintif. Le docteur s’était renversé sur le dos de sa chaise, la main dans son gilet, suivant son habitude, et tenait de la main gauche un livre qu’il lisait à bras tendu. Cette manière de lire avait en vérité de quoi effrayer un enfant. Il y avait dans cette façon de s’instruire une telle fermeté, un calme si impassible, tant de sévérité et de sang-froid ! La pose qu’avait prise le docteur le mettait complétement à découvert, et quand la lecture de l’auteur attirait sur ses lèvres un sourire incrédule, lui faisait froncer le sourcil ou remuer la tête avec de singulières grimaces, qui semblaient dire : « Ne venez pas me conter de telles balivernes, monsieur, je ne m’y laisse pas prendre ; » vraiment alors l’expression de son visage était terrifiante.

Et ce Toots, aussi, qu’avait-il besoin de rester à la porte à examiner d’un air d’importance et de faste les roues de sa montre et à compter ses écus ? Mais cela ne dura pas longtemps, car le docteur ayant changé de place ses grosses jambes, fatiguées de se trouver trop longtemps croisées l’une sur l’autre, et fait mine de se lever, Toots prit la fuite et ne reparut plus.

Bientôt enfin on entendit descendre M. Dombey et sa conductrice tous deux en grande conversation ; puis la porte du cabinet s’ouvrit et ils entrèrent.

« J’ose espérer, monsieur Dombey, dit le docteur en posant son livre, que vous approuvez nos dispositions.

— Elles sont parfaites, monsieur, répondit M. Dombey.

— Pas mal, vraiment ! dit Mme Pipchin tout bas, car elle n’était jamais trop disposée à faire des compliments.

— Avec votre permission, docteur, et avec la vôtre, madame, dit M. Dombey en se tournant vers l’un et vers l’autre, Mme Pipchin viendra voir Paul de temps en temps.

— Toutes les fois qu’il plaira à Mme Pipchin, dit le docteur.

— Nous serons trop heureux de la recevoir, dit Mme Blimber.

— Maintenant, dit M. Dombey, je vous ai causé assez de dérangement, il est temps que je me retire. Paul, mon enfant, et il s’approcha tout près de la table où Paul était assis, adieu.

— Adieu, papa. »

M. Dombey tendit sa main à l’enfant qui lui donna la sienne froidement et avec indifférence, et pourtant son petit visage exprimait une vive émotion ; mais son père n’y était pour rien. Ce n’était pas lui qu’il regardait ; non, non. C’était Florence, Florence seule.

Si M. Dombey, dans l’orgueil insolent de ses richesses, s’était jamais fait un ennemi difficile à apaiser et cruellement vindicatif dans sa haine, cet ennemi même aurait pu accepter, comme compensation à son injure, l’angoisse qui serra le cœur si fier du père.

Il se baissa vers son fils et l’embrassa. Dans ce mouvement, sa vue se troubla peut-être par un je ne sais quoi, qui ressemblait à des larmes, et barbouilla la petite figure de l’enfant de manière qu’il ne put en distinguer un moment les traits ; mais son âme, dans ce court moment, n’en vit pas moins clairement l’expression.

« Je viendrai bientôt vous voir, Paul. Vous savez que tous les samedis et tous les dimanches vous serez libre.

— Oui, papa, dit Paul en regardant sa sœur, tous les samedis et tous les dimanches.

— Et vous ferez tous vos efforts pour bien apprendre ici et devenir savant, n’est-ce pas ? dit M. Dombey.

— Je ferai tous mes efforts, répondit l’enfant tristement.

— Et bientôt vous serez un grand garçon, dit M. Dombey.

— Oh ! oui, bientôt, répondit l’enfant, dont la petite figure prit encore son expression vieillotte et dont l’œil brilla d’un feu étrange.

Cet éclair tomba sur Mme Pipchin et s’éteignit dans les plis sombres de ses vêtements. L’excellente ogresse s’avança pour prendre congé de lui et surtout pour entraîner Florence, ce qui lui tenait au cœur depuis longtemps. Le mouvement qu’elle fit tira de sa rêverie M. Dombey, dont les yeux étaient fixés sur Paul. Après lui avoir caressé la joue et avoir une fois encore pressé sa petite main, il salua le docteur Blimber, Mme Blimber et miss Blimber avec cette froide politesse qui lui était habituelle ; puis il sortit du cabinet.

Malgré ses prières pour qu’on ne se dérangeât pas, le docteur Blimber, Mme Blimber et miss Blimber se précipitèrent tous ensemble pour l’accompagner jusque dans le vestibule. Si bien que Mme Pipchin, serrée entre le docteur et miss Blimber, se vit entraînée hors du cabinet avant d’avoir pu saisir Florence. Grâce à cet heureux accident, Paul reçut un doux adieu ; Florence courut à lui, jeta ses bras autour de son cou, et son visage fut le dernier qu’il aperçut sur le seuil de la porte ; elle le regardait et l’encourageait d’un sourire, sourire que faisaient ressortir mieux encore les larmes qui inondaient ses joues.

Le petit cœur de Paul se gonfla et battit bien fort quand ce sourire eut disparu ; et les sphères, les livres, Homère et Minerve, tout lui sembla danser dans la chambre. Mais tout à coup l’équilibre se rétablit, et il n’entendit plus que la grande horloge du vestibule lui demandant gravement comme auparavant : « Com-ment va mon pe-tit a-mi, com-ment va mon pe-tit a-mi ?

Il restait assis sur son piédestal, les bras croisés et écoutant en silence. Mais il aurait pu répondre : « Il est bien triste, bien triste ! bien seul ! bien malheureux ! » Et là, avec un vide affreux dans son jeune cœur, avec un entourage si froid, si sombre, si étrange, Paul restait assis, entrant dans la vie, comme on entre dans un appartement sans meubles, en attendant le tapissier qui doit venir embellir les quatre murs et qui ne viendra jamais.

Chapitre XII Éducation de Paul. §

Après quelques minutes d’attente, qui parurent un siècle au petit Paul, assis sur la table, le docteur Blimber rentra. La démarche du docteur était imposante et destinée à inspirer aux jeunes gens le sentiment du grandiose. C’était comme une sorte de pas militaire ; seulement, quand le docteur levait le pied droit, il tournait gravement sur son axe en faisant vers la gauche une courbe semi-circulaire, et, quand il levait la jambe gauche, il tournait de la même manière vers la droite. À chaque enjambée qu’il faisait, on eût cru qu’il regardait autour de lui comme pour dire : « Quelqu’un aurait-il la bonté de m’indiquer, n’importe dans quelle partie, un sujet que j’ignore ? Je me flatte que la chose est impossible. »

Mme Blimber et miss Blimber rentrèrent en compagnie du docteur ; et celui-ci ayant enlevé son nouvel élève de dessus la table, le remit entre mains de miss Blimber.

« Cornélia, dit le docteur, Dombey sera votre élève pour commencer. Poussez-le, Cornélia, poussez-le ferme. »

Miss Blimber reçut l’enfant des mains du docteur ; et Paul, sentant les lunettes braquées sur lui, baissa aussitôt les yeux.

« Quel âge avez-vous, Dombey ? dit miss Blimber.

— Six ans, répondit Paul, se demandant avec surprise, après le regard furtif qu’il lui lança, pourquoi ses cheveux n’étaient pas aussi longs que ceux de Florence, et pourquoi elle avait l’air d’un garçon.

— Où en êtes-vous de votre grammaire latine, Dombey ? dit miss Blimber.

— Je n’en sais pas un mot, » répondit Paul.

Mais devinant que cette réponse avait porté un coup violent à la sensibilité de miss Blimber, il leva les yeux vers les trois figures qui s’étaient baissées pour le regarder, et dit :

« Je n’étais pas bien portant ; j’ai été très-délicat tout petit. Je ne pouvais pas apprendre la grammaire latine quand j’étais dehors, tous les jours, avec le vieux Glubb. Je serais bien content si vous vouliez dire au vieux Glubb de venir me voir ; voulez-vous ?

— Quel horrible nom ! Qu’il est commun ! dit miss Blimber. Qu’il est peu classique ! Petit, qu’est-ce que c’est que ce monstre-là ?

— Quel monstre ? demanda l’enfant.

— Eh bien ! Glubb, dit miss Blimber avec dégoût.

— Il n’est pas plus monstre que vous, répondit Paul.

— Qu’est-ce ! cria le docteur d’une voix terrible. Ah ! ah ! par exemple ! qu’ai-je entendu là ? »

Paul eut grand’peur ; mais il prit cependant la défense de Glubb absent tout en tremblant.

« C’est un vieux bonhomme bien aimable, madame, dit-il. Il traînait ma petite voiture. Il connaît bien la mer, la mer profonde, tous les poissons qu’on y trouve, et les gros monstres qui viennent s’étendre au soleil sur les rochers, et qui replongent dans la mer, quand on leur fait peur, en soufflant et en se débattant dans l’eau, si fort qu’on les entend à plusieurs milles. Il y a des bêtes, dit Paul emporté par son sujet, qui ont je ne sais combien de mètres de longueur et qui s’appellent je ne sais plus comment ; mais Florence le sait bien, elle. Ces bêtes font semblant d’être malheureuses, et quand un homme s’approche d’elles, par compassion, elles ouvrent leurs grandes mâchoires et se jettent sur lui. Alors, dit Paul donnant hardiment cet avis au docteur lui-même, il ne reste plus rien à faire que de se sauver en tournant sur soi-même, et, comme les bêtes tournent lentement parce qu’elles sont très-longues et qu’elles ne peuvent pas se replier, on est sûr de leur échapper. Et quoique le vieux Glubb ne sache pas pourquoi la mer me fait penser à maman, qui est morte, et qu’il ne sache pas non plus ce que la mer a toujours à dire, il en sait bien long sur elle. Et je serais bien content, dit l’enfant pour terminer, en perdant tout à coup sa vivacité et son entrain quand il eut levé les yeux comme un pauvre petit abandonné sur les trois étranges figures, je serais bien content si vous permettiez au vieux Glubb de venir me voir ici, car je le connais très-bien et il me connaît aussi.

— Ah ! dit le docteur en secouant la tête, voilà qui ne vaut rien du tout ; mais l’étude changera tout cela. »

Miss Blimber prétendit, avec une espèce de frissonnement, que c’était un enfant inexplicable, et, sauf la différence de figure, elle le regarda tout à fait du même air que Mme Pipchin avait l’habitude de le faire.

« Promenez-le dans toute la maison, Cornélia, dit le docteur, pour qu’il fasse connaissance avec la sphère nouvelle dans laquelle il va entrer. Dombey, allez avec mademoiselle. »

Dombey obéit ; il donna la main à la profonde Cornélia, et, tout en s’en allant avec elle, il la regardait de côté avec une curiosité craintive ; car ses lunettes, vu l’éclat du verre, lui donnaient un air si mystérieux qu’il ne savait de quel côté elle regardait, et se demandait même si elle avait véritablement des yeux derrière ses lunettes.

Cornélia le conduisit d’abord dans la classe qui était située derrière l’entrée. On y pénétrait par deux portes rembourrées, qui couvraient et amortissaient les voix des élèves. Là se trouvaient huit jeunes gens à différents degrés de prostration morale ; tous piochant ferme et vraiment très-sérieux. Toots, en sa qualité d’ancien, occupait à lui seul un pupitre dans un coin ; et, derrière ce pupitre, il parut au petit Paul que c’était un homme imposant et vieux comme tout.

M. Feeder, bachelier ès lettres, qui était assis à un autre pupitre, avait mis sa serinette sur l’air de Virgile et était en train de le jouer lentement à quatre jeunes écoliers. Des quatre qui restaient, deux, se frappant convulsivement le front, étaient occupés à résoudre des problèmes mathématiques ; un autre, à force d’avoir pleuré, montrait un visage qui ressemblait à une croisée salie par la pluie et faisait des efforts désespérés pour sortir, avant le dîner, d’un dédale de difficultés obstinées ; le dernier restait devant sa tâche dans un état de muette stupéfaction et de profond désespoir, et il est probable qu’il était là comme pétrifié depuis le déjeuner.

La vue d’un nouvel élève ne causa pas la sensation qu’on aurait pu attendre. M. Feeder, bachelier ès lettres (qui avait l’habitude de se raser la tête pour avoir moins chaud, quoique ses cheveux fussent déjà fort clair-semés), tendit à Paul une main osseuse et lui dit qu’il était bien aise de le voir. Paul aurait voulu lui en dire autant, mais il n’eût pas été sincère. Puis, d’après les instructions de Cornélia, Paul donna une poignée de main aux quatre jeunes gens qui entouraient le pupitre de M. Feeder ; ensuite aux deux jeunes gens enfoncés dans leurs problème et qui en avaient la fièvre ; puis à celui qui gribouillait pour avoir fini à l’heure et qui était tout barbouillé d’encre, et enfin au jeune homme que la stupéfaction laissait inerte et glacé.

Paul avait été déjà présenté à Toots ; aussi ce dernier se contenta-t-il de pousser son gros rire en respirant bien fort, suivant sa coutume, puis il poursuivit son travail. Ce n’était pas une occupation très-sérieuse, car Toots, comme nous l’avons déjà fait entendre, avait fini son éducation, il savait désormais tout ce qu’il pouvait savoir, ce n’était pas grand’chose, et comme il avait cessé de fleurir, le docteur Blimber lui avait donné la permission de terminer, comme il l’entendrait, ses études, qui se bornaient à peu près à s’écrire à lui-même de longues lettres, qui étaient censées adressées par des personnes de distinction à M. P. Toots, esquire, à Brighton, comté de Sussex, et à conserver soigneusement ces lettres dans son pupitre.

Après cet échange de politesses, Cornélia conduisit Paul tout en haut de la maison ; ce fut tout un voyage, car Paul était obligé de poser ses deux pieds sur chaque marche avant d’en monter une autre. À la fin, pourtant, ils arrivèrent au terme de leur ascension ; et là, dans une chambre de face donnant sur la vaste mer, Cornélia lui fit voir un joli petit lit garni de rideaux blancs et placé tout près de la croisée. Au-dessus de ce lit se trouvait déjà écrit, sur une pancarte, d’une magnifique écriture, avec des pleins bien larges et des déliés très-fins, le nom de Dombey. Dans la même chambre se trouvaient deux autres petits lits désignés de la même façon, comme appartenant à Briggs et l’autre à Tozer.

Juste au moment où ils étaient redescendus dans le vestibule, Paul vit le jeune domestique myope, qui avait si mortellement offensé Mme Pipchin, saisir tout à coup une énorme baguette de tambour et frapper à coups redoublés sur un tam-tam qui était suspendu là. On eût dit qu’il était devenu fou furieux et qu’il criait vengeance. Cependant, au lieu de se voir réprimander pour ce fait, ou conduire au violon pour ce tapage, le jeune homme s’en alla très-tranquillement après avoir rempli toute la maison d’un vacarme effroyable. Cornélia annonça alors à Dombey que c’était une manière d’avertir que le dîner serait prêt dans un quart d’heure, et qu’il ferait peut-être bien d’aller retrouver dans la classe ses camarades.

Dombey, passant avec le plus profond respect devant la grande horloge, qui s’inquiétait toujours de savoir des nouvelles de sa santé, entre-bâilla la porte de la classe et se glissa dans la pièce comme un enfant perdu ; puis il ferma la porte derrière lui, non sans difficulté. Ses camarades étaient tous dispersés çà et là dans la chambre, à l’exception du pauvre jeune homme, passé à l’état de statue, qui restait immobile à la même place. M. Feeder se détirait les membres dans son habit gris, et il y allait de si bon cœur qu’on eût pu croire qu’il était décidé à en faire craquer les manches, quitte à payer les frais.

« Hola ! La ! mon Dieu ! faisait M. Feeder en se secouant dans son harnais comme un cheval de charrette. Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! ya-a-a-ha ! »

Paul fut très-effrayé des bâillements de M. Feeder, il bâillait si puissamment et avec un sérieux si terrible ! Comme lui, tous les jeunes gens (à l’exception de Toots) semblaient n’en pouvoir plus en faisant un bout de toilette pour le dîner, les uns serrant encore leurs cravates, déjà bien roides pourtant ; les autres lavant leurs mains ou donnant un coup de brosse à leurs cheveux dans une antichambre attenante ; du reste ils se préparaient au repas comme s’ils n’étaient pas bien pressés d’aller y faire fête.

Le jeune Toots, qui était tout prêt d’avance, et qui, par conséquent, n’avait plus rien à faire, eut tout le temps de causer avec Paul ; il lui dit donc avec sa lourde et bonne nature :

« Asseyez-vous, Dombey.

— Je vous remercie, monsieur, » dit Paul.

Paul, à ce moment, faisait tous ses efforts pour se hisser sur une banquette très-élevée, près de la fenêtre, et retombait chaque fois qu’il croyait l’atteindre, ce qui sembla mettre Toots sur la voie d’une découverte.

« Vous êtes un tout petit bonhomme, dit M. Toots.

— Oui, monsieur, je suis petit, répondit Paul. Merci, monsieur, ajouta-t-il ; car Toots l’avait posé obligeamment sur son siége.

— Qui donc est votre tailleur ? demanda Toots après l’avoir regardé quelques moments.

— C’est une femme qui m’a fait mes habits jusqu’à présent, dit Paul. C’est la couturière de ma sœur.

— Mon tailleur, à moi, c’est Burgess et compagnie, dit Toots. Il est à la mode, mais très-cher. »

Paul, avec son petit bon sens, remua la tête comme pour dire que c’était facile à voir, et de fait il le pensait.

« Votre père est puissamment riche, n’est-ce pas ? demanda M. Toots.

— Oui, monsieur, répondit Paul. Il est Dombey et fils.

— Dombey et quoi ? demanda Toots.

— Et fils, monsieur, » répliqua Paul.

M. Toots répéta deux ou trois fois tout bas le nom de la maison, afin de se le graver dans l’esprit ; mais n’ayant pu y parvenir, il dit à Paul qu’il le prierait de le lui redire encore le lendemain matin, car c’était un nom à retenir. Le fait est qu’il ne se proposait rien moins que de s’écrire sur-le-champ une lettre particulière et confidentielle, supposée venir de Dombey et fils.

Pendant ce temps, les autres élèves se rassemblèrent autour de Paul, mais toujours à l’exception du pauvre garçon passé à l’état de statue. Ils avaient de bonnes manières, mais de tristes mines ; ils parlaient bas et étaient si exténués que Bitherstone, en comparaison de toute cette société, était un Roger-Bontemps ou un vrai recueil vivant de facéties. Et pourtant il en avait gros sur le cœur, lui aussi, le pauvre Bitherstone.

« Vous couchez dans ma chambre, n’est-ce pas ? demanda à Paul un sérieux jeune homme, dont le col montait assez haut pour retrousser le lobe de ses oreilles.

— Vous êtes monsieur Briggs ? demanda Paul.

— Je me nomme Tozer, répondit le jeune homme.

— Oui, » dit Paul.

Et Tozer, lui montrant du doigt l’élève devenu statue, lui apprit que c’était là Briggs. Paul avait déjà pressenti, sans trop savoir pourquoi, que ce devait être ou Briggs ou Tozer.

« Avez-vous un bon tempérament ? » demanda Tozer.

Paul dit qu’il ne le croyait pas, et Tozer répondit que lui ne le croyait pas non plus, à en juger par l’extérieur.

« C’est dommage, ajouta-t-il, car il faut être fort pour ce métier-là. »

Puis il demanda à Paul s’il allait commencer avec Cornélia, et sur sa réponse affirmative, tous les jeunes gens, à l’exception de Briggs, toujours muet, poussèrent un profond gémissement.

Ce gémissement fut bientôt noyé dans le tintinnabulum du tam-tam qui, résonnant de nouveau avec rage, entraîna tous les élèves dans la salle à manger. Briggs, l’élève-statue, resta seul où il était et dans la même position. Paul se rencontra avec une tranche de pain qu’on apportait au pauvre malheureux. Elle était servie proprement sur une assiette, avec une serviette, surmontée d’une fourchette d’argent, posée en travers sur le tout.

Le docteur Blimber était déjà à sa place dans la salle à manger au haut bout de la table, ayant à sa droite et à sa gauche Mme Blimber et miss Blimber. M. Feeder, en habit noir, était à l’autre bout. La chaise de Paul était placée près de celle de miss Blimber ; mais on s’aperçut, quand il se fut assis, que le niveau de la table lui venait presque aux sourcils ; on apporta donc, du cabinet du docteur, plusieurs bouquins sur lesquels il fut placé. Chaque jour ; à partir de ce moment, il fut toujours assis de même, et à chaque repas, on le voyait toujours apporter ses supports et les remporter lui-même, comme un petit éléphant surmonté de sa tour.

Le bénédicité fut dit par le docteur, puis le dîner commença. Il se composait d’une bonne soupe, de viande rôtie et bouillie, de légumes, de gâteaux, de fruits et de fromage. Chaque élève avait une lourde fourchette d’argent et une serviette, et tout le service se faisait d’une manière digne et imposante. Il y avait, entre autres, un sommelier, en habit bleu, garni de boutons brillants, qui avait le talent de donner à la petite bière qu’il servait, l’air d’un vin savoureux, tant il la versait avec une précaution élégante.

Personne ne parlait, à moins qu’on ne lui adressât la parole, à l’exception du docteur, de Mme Blimber et de miss Blimber, qui causaient de temps à autre. Quand un jeune homme n’avait rien à faire avec son couteau, sa fourchette ou sa cuiller, son œil, par une attraction irrésistible cherchait l’œil du docteur, de Mme Blimber ou de miss Blimber, et se fixait modestement sur cette dernière. Toots, seul, semblait faire exception à cette règle. Il était assis à table près de M. Feeder, du même côté que Paul, et gêné par les élèves qui les séparaient, il se penchait souvent en avant ou en arrière pour l’apercevoir.

Une seule fois, pendant le dîner, la conversation eut rapport aux jeunes gens. Ce fut au moment du fromage. Le docteur ayant pris un verre de vin de Porto, toussa deux ou trois fois et dit :

« Il est étonnant, monsieur Feeder, que les Romains… »

Au seul nom de ce terrible peuple, leur ennemi implacable, tous les jeunes gens se hâtèrent de tourner leurs regards vers le docteur, en faisant mine de prendre à la conversation le plus grand intérêt. Un d’entre eux, qui buvait par hasard à ce moment, ayant aperçu à travers son verre l’œil brillant du docteur, s’arrêta si vivement qu’il en fut comme étranglé, et fit perdre au docteur Blimber, par ses quintes convulsives, le fil de ses idées.

« Il est étonnant, monsieur Feeder, reprit lentement le docteur, que les Romains, dans leurs festins splendides et somptueux dont il est parlé au temps des empereurs, quand le luxe eut atteint un degré jusque-là inconnu et perdu de nos jours, quand toutes les provinces étaient ravagées pour suppléer aux dépenses inouïes d’un banquet impérial… »

Ici, le coupable, tout rouge des efforts qu’il faisait pour se retenir, attendant, mais en vain, la fin de la phrase, n’y tint plus et toussa violemment.

« Johnson, dit M. Feeder à voix basse d’un air mécontent, buvez un peu d’eau. »

Le docteur, fronçant sévèrement le sourcil, attendit qu’on apportât de l’eau, et continua ainsi :

« Et quand, monsieur Feeder… »

Mais M. Feeder, qui voyait que Johnson allait encore éclater, et qui savait que le docteur se faisait un point d’honneur de ne s’arrêter jamais devant les jeunes gens avant d’avoir terminé tout ce qu’il avait à dire, M. Feeder ne pouvait détacher ses yeux de dessus Johnson, si bien que le docteur le surprit à ne pas le regarder et par conséquent s’arrêta.

« Je vous demande bien pardon, monsieur, dit M. Feeder en rougissant. Je vous demande pardon, docteur Blimber.

— Et quand, dit le docteur en élevant la voix, quand l’histoire l’atteste, monsieur, et nous n’avons aucune raison d’en douter, tout incroyable que cela peut paraître aux ignorants de notre époque, quand, dis-je, le frère de Vitellus lui eut préparé un repas où étaient servis, rien qu’en poisson, deux mille plats…

— Buvez de l’eau, Johnson ; deux mille plats, monsieur, dit M. Feeder.

— En volaille de toutes sortes, cinq mille plats.

— Ou bien prenez une croûte de pain, dit M. Feeder.

— Et un plat, poursuivit le docteur, parlant toujours de plus en plus fort, et promenant ses regards autour de la table, nommé à cause de son énorme dimension, le bouclier de Minerve, et composé, entre autres ingrédients, de cervelles de faisans… »

Ici Johnson toussa.

« Ou, ou, ou.

— De coqs de bruyère… »

Johnson toussa encore.

« Ou, ou, ou.

— De laitances de poissons appelés scares…

— Vous allez vous rompre un vaisseau dans la tête, dit M. Feeder ; vous feriez mieux de ne pas vous retenir.

— Et d’œufs de lamproie, venus de la mer de Carpathie, poursuivit le docteur de sa voix la plus sévère ; quand on lit les détails de repas aussi coûteux et qu’on se rappelle un Titus…

— Que dirait votre mère si vous alliez mourir d’apoplexie ? dit M. Feeder.

— Un Domitien…

— Vous en êtes tout bleu, voyez-vous, dit M. Feeder.

— Un Néron, un Tibère, un Caligula, un Héliogabale et tant d’autres continua le docteur ; il est, monsieur Feeder, si vous voulez bien me faire l’honneur de m’écouter, il est étonnant, très-étonnant, monsieur… »

Mais Johnson ne pouvant plus se contenir, éclata dans un accès de toux si violent, que, malgré les coups redoublés que lui appliquèrent dans le dos ses deux voisins, malgré le verre d’eau que M. Feeder approcha lui-même de ses lèvres, malgré les promenades que le sommelier lui fit faire, à plusieurs reprises, de sa chaise au buffet et du buffet à sa chaise, comme une sentinelle qui monte sa faction, le pauvre Johnson fut cinq grandes minutes à se remettre un peu. Puis il se fit un profond silence.

« Messieurs, dit le docteur Blimber, levez-vous pour les grâces ! Cornélia, mettez Dombey à terre. (Ici l’enfant disparut presque entièrement sous la table.) Johnson me répétera demain matin avant le déjeuner, par cœur, le premier chapitre de l’épître de saint Paul aux Éphésiens, dans le Nouveau Testament grec. Dans une demi-heure, nous reprendrons nos travaux, monsieur Feeder. »

Les jeunes gens saluèrent et se retirèrent. M. Feeder en fit autant. Pendant une demi-heure, les jeunes gens, deux par deux, se promenèrent en flânant, bras dessus bras dessous, dans un petit préau derrière la maison, ou tentèrent de jeter dans le cœur de Briggs une étincelle de vie. Mais personne ne jouait ; c’était trop commun. Juste à l’heure voulue, le tam-tam résonna encore, et l’on se remit à l’ouvrage, sous les auspices réunis du docteur Blimber et de M. Feeder.

Comme cette récréation, sorte de jeux olympiques où l’on flânait au lieu de courir, s’était trouvée abrégée ce jour-là à cause de Johnson, on alla faire une promenade avant le thé ; jusqu’à Briggs, qui sortit aussi, quoique son travail ne fût pas encore commencé. Mais il ne prit d’autre distraction que de regarder deux ou trois fois par-dessus les falaises, sans rien voir, bien entendu.

Le docteur Blimber les accompagna, et Paul eut l’honneur d’être remorqué par le docteur lui-même ; honneur insigne qui ne faisait que mieux ressortir encore sa petite taille et sa faiblesse.

Le thé fut servi du même style comme il faut que le dîner ; et après le thé, les jeunes gens s’étant levés et ayant salué comme auparavant, se retirèrent pour terminer les taches inachevées du jour, ou pour commencer les taches désignées du lendemain. Pendant ce temps, M. Feeder se retira dans sa chambre ; et Paul, assis dans un coin, se demanda si Florence pensait à lui et ce que l’on faisait à cette heure-là chez Mme Pipchin.

M. Toots, qui avait été retenu par une lettre importante du duc de Wellington, découvrit Paul après l’avoir cherché quelques instants. Il le regarda longtemps, comme auparavant, et lui demanda s’il aimait les gilets.

« Oui, répondit Paul.

— Moi aussi, » dit Toots.

Toots ne dit rien de plus pendant toute la soirée ; mais il regarda Paul tout le temps d’un air affectueux. Comme cela lui faisait une occupation, et que Paul n’avait pas envie de causer, il ne regretta pas la conversation.

À huit heures ou environ, le tam-tam résonna encore. C’était un avertissement pour se rendre dans la salle à manger et y faire la prière. Le sommelier se tenait debout près d’une table longue, où se trouvaient disposés du pain, du fromage et de la bière pour ceux des jeunes gens qui désiraient prendre part à cette petite collation. Le docteur mit fin à ce cérémonial en disant :

« Messieurs, demain matin à sept heures, nous reprendrons nos travaux. »

Sur quoi, Paul rencontra, pour la première fois, l’œil de Cornélia fixé sur lui. Les élèves saluèrent encore et allèrent se coucher.

Quand ils se trouvèrent seuls dans leur chambre, Briggs leur dit qu’il souffrait de la tête à croire qu’elle allait se briser, et leur avoua qu’il souhaiterait de mourir, si ce n’était pour sa mère et pour un merle qu’il avait chez lui. Tozer ne dit pas grand’chose ; mais il poussa de profonds soupirs et avertit Paul de se tenir sur ses gardes, car, demain, ajouta-t-il, ce sera votre tour. Après avoir prononcé ces paroles prophétiques, il se déshabilla tristement et se mit au lit. Briggs et Paul étaient déjà couchés aussi, quand le domestique myope entra dans leur chambre pour emporter la chandelle, ce qu’il fit en leur souhaitant une bonne nuit et des rêves agréables. Ses souhaits bienveillants furent sans résultat pour Briggs et Tozer, car Paul, qui resta éveillé longtemps, et s’éveilla souvent ensuite, s’aperçut que Briggs était poursuivi par sa leçon comme par un cauchemar ; quant à Tozer, dont le sommeil était troublé par des causes semblables, mais à un moindre degré, il parlait des langues inconnues, ou débitait des lambeaux de grec et de latin, ce qui, pour Paul, était tout un, et dans le silence de la nuit, ces sons bizarres produisaient un effet mystérieux et sinistre.

Paul s’était enfin endormi d’un doux sommeil. Il rêvait, que Florence et lui se promenaient, en se tenant par la main, dans de beaux jardins, quand, arrivés près d’un grand soleil, la fleur se changea tout à coup en tam-tam et commença à résonner. En ouvrant les yeux, il s’aperçut que le jour commençait à poindre ; le temps était sombre ; le vent soufflait, la pluie tombait, et c’était bien le tam-tam qui résonnait en bas dans le vestibule, donnant d’une façon terrible le signal du lever.

Il sauta aussitôt à bas de son lit et trouva Briggs, occupé à mettre ses bottes ; le malheureux n’avait plus d’yeux, tant le cauchemar et le chagrin lui avaient bouffi les joues. Tozer, lui, était là tout grelottant, et se frottait les épaules de fort mauvaise humeur. Le pauvre Paul avait beaucoup de peine à s’habiller, car il n’avait pas l’habitude de le faire tout seul et il demanda à ses compagnons s’ils voudraient avoir la complaisance de lui attacher quelques cordons, mais Briggs se contenta de lui dire :

« Vous m’embêtez ! »

Tozer répondit :

« Ah bien, oui ! »

De sorte que Paul descendit un étage à moitié habillé. Mais là il aperçut une gentille jeune femme, occupée à nettoyer le poêle, en gants de peau. Elle parut surprise à sa vue et lui demanda où était sa mère.

« Elle est morte ! » dit Paul.

À cette réponse, la jeune femme ôta ses gants et lui rendit le service qu’il réclamait ; puis elle lui frotta les mains dans les siennes pour les réchauffer, lui donna un baiser et lui dit que, toutes les fois qu’il aurait besoin de quelque chose de semblable (pour ses vêtements, s’entend) il n’aurait qu’à demander Mélia. Paul la remercia et répondit qu’il n’y manquerait pas. Ensuite il continua lentement son voyage le long de l’escalier, et se dirigeait vers la chambre où les jeunes gens travaillaient, quand, passant devant une porte entre-bâillée, une voix cria de l’intérieur :

« Est-ce vous, Dombey ?

— Oui, madame, répondit Paul ; car il avait reconnu la voix de miss Blimber.

— Entrez, » dit miss Blimber.

Paul entra.

Miss Blimber était mise absolument comme la veille, seulement elle avait un châle. Ses petites boucles de cheveux étaient plus frisées que jamais et ses lunettes étaient déjà à leur poste ; si bien que Paul se demanda si elle ne couchait pas avec ses lunettes sur le nez. Elle avait un petit salon à cet étage-là, avec quelques livres, mais point de feu. Pourquoi faire ? Miss Blimber n’avait jamais froid, ni jamais envie de dormir.

« En ce moment, Dombey dit miss Blimber, je vais chercher la réaction. »

Paul se demanda ce que ce pouvait être, et pourquoi par un temps aussi affreux elle n’envoyait pas plutôt le domestique la chercher. Mais il ne fit aucune remarque à ce sujet : son attention était fixée tout entière sur une pile de livres neufs que miss Blimber, à ce qu’il semblait, venait d’examiner à l’instant.

« Ces livres sont à vous, Dombey, dit miss Blimber.

— Tous, madame ? dit Paul.

— Certainement, répondit miss Blimber. Et M. Feeder vous en cherchera bientôt d’autres, si vous êtes aussi studieux que je l’espère, Dombey.

— Je vous remercie, madame, dit Paul.

— Je vais sortir pour la réaction, dit miss Blimber, et pendant mon absence, c’est-à-dire jusqu’au moment du déjeuner, Dombey, je désire que vous lisiez tout ce que j’ai marqué dans ces livres et que vous me disiez si vous comprenez ce que vous avez à apprendre. Ne perdez pas votre temps, Dombey, car vous n’en avez pas à perdre, mais descendez vos livres en bas pour commencer tout de suite.

— Oui, madame, » répondit Paul.

Paul plaça une de ses mains sous le livre d’en bas et l’autre sur le livre d’en haut, avec son menton par-dessus, et les serra bien fort contre lui, mais il y en avait tant que le livre du milieu glissa avant qu’il fût arrivé à la porte, et que bientôt tous les autres dégringolèrent.

« Oh ! Dombey, dit miss Blimber, que vous avez peu de soin ! »

Elle les mit de nouveau en pile, et cette fois, Paul les balança en équilibre avec tant de délicatesse qu’il sortit de la chambre et descendit quelques marches avant d’en avoir laissé tomber. Mais arrivé là, il lui en échappa deux ; alors il tint le restant de la pile si serré qu’il put atteindre le terme du voyage avec la satisfaction de n’en avoir plus laissé tomber qu’un au premier et un autre dans le corridor. Quand il eut déposé dans la classe le corps d’armée, il remonta chercher les traînards. Ayant enfin réuni toute sa bibliothèque, il grimpa à sa place et se mit à l’ouvrage, encouragé par Tozer qui lui fit remarquer qu’il y était à présent pour tout de bon. Ce fut du reste la seule interruption jusqu’au déjeuner. À ce repas, servi d’une manière aussi grave et aussi comme il faut que les autres, Paul n’eut pas d’appétit, et quand on se fut levé de table, il suivit miss Blimber à l’étage supérieur.

« Maintenant, Dombey, dit miss Blimber, que vous semble de ces livres-là ? »

Ces livres renfermaient un peu d’anglais et beaucoup de latin ; des noms de choses, des déclinaisons d’articles et de substantifs, avec des exercices d’applications et des règles préliminaires, un petit bout d’orthographe, un coup d’œil sur l’histoire ancienne ; un ou deux points de vue sur la moderne ; item des tables de multiplication ; deux ou trois de poids et mesures, enfin un bon petit bagage de connaissances générales. Quand le pauvre Paul eut épelé le numéro deux, il s’aperçut qu’il n’avait plus la moindre idée du numéro un ; puis les débris de ce numéro vinrent se mêler malgré lui au numéro trois qui glissa sur le nombre quatre qui alla se raccrocher au numéro deux. De sorte que l’on eût pu lui demander si vingt Romulus font un Rémus, si l’adjectif hic, hæc, hoc était un poids métrique, si un verbe peut s’accorder avec un ancien Breton, si trois fois quatre font le signe du Taureau, toutes ces questions se confondant pêle-mêle dans le brouillamini de son esprit.

« Oh ! Dombey, Dombey ! dit miss Blimber, c’est détestable !

— Je crois, dit Paul, que si vous me permettiez de causer quelquefois avec le vieux Glubb, je pourrais mieux faire.

— C’est ridicule, Dombey, dit miss Blimber, je ne veux plus en entendre parler. On ne reçoit ici aucune espèce de Glubb. Vous ferez bien, Dombey, de descendre les livres l’un après l’autre et de vous perfectionner sur l’exercice de la journée, le sujet A, avant de passer au sujet B. Maintenant, prenez le livre d’en haut, Dombey et revenez quand vous aurez approfondi la matière. »

Miss Blimber témoigna un sombre plaisir en parlant de l’ignorance de Paul, il semblait qu’elle eût espéré ce résultat et qu’elle fût heureuse de songer qu’il leur faudrait être en communication constante. Paul se retira avec sa tâche du livre d’en haut, suivant les instructions qu’il avait reçues, et y travailla assidûment en bas. Quelquefois il se rappelait chacun des mots de sa leçon ; d’autres fois il les oubliait tous, et tout ce qu’il savait déjà par-dessus le marché. Enfin il se hasarda à monter encore pour la répéter ; mais quand il vit miss Blimber fermer le livre et lui dire : « Commencez, Dombey, » il sentit que la leçon était sortie tout entière de sa mémoire. Fermer un livre pour faire répéter une leçon ! c’était donner une preuve si marquante de science infuse que Paul regarda la jeune dame d’un air tout consterné, comme s’il l’eût prise pour un savant automate, quelque mécanique de Vaucanson, à ressorts scolastiques.

Néanmoins, il répéta fort bien sa leçon ; et miss Blimber lui dit en le complimentant qu’il promettait d’avancer vite. Sur quoi, elle le fit passer aussitôt au sujet B ; puis au sujet C et même au sujet D ; tout cela avant le dîner. C’était dur de se remettre à l’ouvrage aussitôt après le dîner ; Paul en eut comme un vertige suivi d’étourdissements, et il se sentit la tête lourde et embarrassée. Mais les autres élèves éprouvaient les mêmes sensations et n’en étaient pas moins obligés de se remettre à l’ouvrage. Quoique ce ne fût pas pour lui une consolation, vraiment l’horloge du vestibule, au lieu d’être fidèle à sa première question, aurait bien pu dire plutôt : « Messieurs, nous allons reprendre nos travaux ; » tant cette phrase était souvent répétée tout près d’elle. Les travaux se succédaient les uns aux autres sans interruption ; on eût dit une roue de la force de cent chevaux que les jeunes gens tournaient sans cesse à bras tendus.

Après le thé, ce furent d’autres exercices, suivis de travaux préparatoires pour le lendemain ; tout cela fait à la lumière. À l’heure juste, on monta se coucher. Là du moins, sauf les réminiscences des études, qui vinrent se mêler aux rêves, on trouva le repos et un doux oubli de ses fatigues.

Oh ! le samedi ! le bienheureux samedi !

Dans l’après-midi, malgré le vent, malgré l’orage, Florence arrivait toujours. Mme Pipchin avait beau grogner, hurler, tempêter, Florence était là, fidèle au rendez-vous. Le samedi n’était pas seulement pour les juifs : il se trouvait au moins deux petits chrétiens pour qui c’était aussi un jour de fête, et le saint jour du sabbat servait à accroître la tendresse d’un frère pour une sœur, et à resserrer plus étroitement les liens de leur affection.

Rien ne pouvait troubler la joie qu’il ressentait chaque fois que revenaient ces heureux samedis ; non pas même la pensée de ces tristes soirs du dimanche, qui, dès le matin, jetaient un voile sombre sur la journée tout entière. Qu’il allât s’asseoir avec sa sœur sur le bord de cette mer immense et se promener avec elle sur la plage, ou bien qu’il se retrouvât avec elle dans le triste salon de Mme Pipchin, où Florence, appuyant sur son bras la petite tête de son frère, lui chantait doucement une chanson, le lieu ne lui faisait rien ; cela lui était bien égal, c’est Florence qui était tout pour lui. Aussi, quand arrivait le dimanche soir, que la sombre porte du docteur s’ouvrait toute grande pour l’engloutir encore une semaine entière, c’était pour lui le moment de se séparer de Florence : il ne voyait que cela.

Mme Wickam avait été dirigée sur la maison de ville, et miss Nipper, devenue maintenant une pimpante jeune fille, l’avait remplacée à Brighton. Plus d’un combat singulier fut livré bravement par miss Nipper à Mme Pipchin ; et si jamais Mme Pipchin avait trouvé à qui parler, c’était bien alors. Miss Nipper jeta le gant et tira l’épée dès le jour même où, pour la première fois, elle s’éveilla dans la maison de Mme Pipchin. Point de quartier dans ce duel à mort. Elle voulut la guerre et la fit à outrance. À partir de ce moment, Mme Pipchin vécut au milieu des embuscades, des escarmouches, des défis. On fondait sur elle à l’improviste dès le corridor, on la poursuivait même quand, digérant ses côtelettes, elle se trouvait sans défense ; enfin, l’on portait le ravage et la désolation jusque dans l’heure paisible de ses délicieuses rôties.

Un dimanche soir, que miss Nipper venait de reconduire Paul chez le docteur, accompagnée de Florence, celle-ci tira de son corsage une petite feuille de papier sur laquelle elle avait écrit quelques mots au crayon.

« Tenez, Suzanne, dit-elle, ce sont les noms des petits livres que Paul apporte ici pour faire ses longs exercices lorsqu’il est si fatigué ! Je les ai copiés, l’autre soir, pendant qu’il écrivait.

— Ne me les montrez pas, mademoiselle Florence, dit miss Nipper, j’aimerais autant voir Mme Pipchin.

— Je désire, Suzanne, que vous me les achetiez demain matin, s’il vous plaît. J’ai de quoi les payer, dit Florence.

— Bonté du ciel ! mademoiselle Florence, répondit miss Nipper, comment pouvez-vous parler ainsi, quand vous avez déjà livres sur livres, et des maîtres et des maîtresses pour vous instruire que ça n’en finit plus ? Et pourtant je crois bien, moi, que votre papa ne vous aurait rien fait apprendre, mademoiselle Dombey, et n’y aurait même pas songé, si vous ne le lui aviez pas demandé ; et dans ce cas, bien entendu, il ne pouvait pas vous refuser ; mais accorder quand on demande ou offrir avant qu’on ait demandé, c’est tout différent, mademoiselle. Moi, par exemple, je puis bien ne pas refuser à un jeune homme de me faire la cour quand il m’en demande la permission ; je ne ferais pas difficulté de lui répondre : Volontiers, monsieur ; mais ce n’est pas la même chose que si j’allais lui dire : Seriez-vous assez bon, monsieur, pour me trouver à votre goût ?

— Mais vous pouvez bien m’acheter ces livres, Suzanne ? Je suis sûre que vous le voudrez bien, quand vous saurez pourquoi j’en ai besoin.

— Eh bien ! mademoiselle, pourquoi faire ? répondit Nipper ; et elle ajouta plus bas : Si c’était pour les flanquer à la tête de Mme Pipchin, je vous en achèterais volontiers une charretée.

— Peut-être pourrais-je aider Paul, Suzanne, si j’avais ces livres, dit Florence, et peut-être lui rendrais-je moins pénible la semaine suivante. Je désire au moins l’essayer. Ainsi, je vous en prie, ma bonne Suzanne, achetez-les-moi, et je vous promets que je n’oublierai pas cette complaisance de votre part. »

Il aurait fallu avoir le cœur plus dur que Suzanne Nipper ne l’avait pour repousser la petite bourse que Florence tendait en prononçant ces paroles, ou pour résister au doux regard, si plein de prières, qui accompagnait sa demande. Suzanne mit la bourse dans sa poche sans dire un mot, et se mit en route pour remplir sa commission.

Les livres n’étaient pas faciles à trouver. Dans plusieurs boutiques on lui répondit : « Nous venons de vendre les derniers, ou, nous n’avons jamais tenu cet article, ou bien, nous en avions un grand nombre le mois dernier, ou encore, nous en attendons un grand nombre la semaine prochaine. » Mais Suzanne n’était pas fille à se laisser facilement décourager dans une telle entreprise ; elle avisa un jeune garçon aux cheveux d’Albinos, avec un tablier de calicot noir, employé dans un cabinet de lecture qui avait sa pratique, et le contraignit à l’accompagner dans ses recherches. Elle lui en fit voir de toutes les couleurs en le promenant deçà, delà, de tous les côtés ; aussi ne fût-ce que pour s’en débarrasser, le pauvre garçon se donna un mal d’enragé, et Suzanne, grâce à son empressement, put rentrer triomphante à la maison.

Ayant en main ces trésors, Florence, après ses leçons de chaque jour, travaillait assidûment le soir pour suivre les pas de Paul dans le sentier épineux de la science. Comme elle avait une intelligence prompte et solide, et qu’elle était conduite par le plus habile des maîtres, l’amour, elle eut bientôt rattrapé son frère et l’eut même bientôt dépassé.

Pas un mot de tout ceci n’arriva jusqu’aux oreilles de Mme Pipchin. Mais plus d’une fois, quand tout le monde reposait au château, que miss Nipper, les cheveux roulés dans des papillotes, dormait auprès d’elle dans une pose plus ou moins commode et sans se douter de rien ; que les dernières étincelles du feu s’éteignaient et retombaient en cendres ; que toutes les bougies tiraient à leur fin et coulaient sur la bobèche, Florence travaillait avec tant d’ardeur pour rester à la hauteur d’un petit Dombey, que son courage et sa persévérance lui auraient presque donné le droit de porter elle-même ce nom.

Mais aussi quelle douce récompense, quand un samedi soir, Paul s’étant assis comme d’habitude pour continuer ses travaux, Florence se plaça près de lui et put lui rendre facile ce qui lui était si pénible, lui faire trouver clair et simple ce qui pour lui était si obscur ! Ce ne fut qu’un éclair qui illumina en passant la figure blême de Paul, rien qu’une rougeur subite, un simple sourire, et puis un tendre embrassement : Mais Dieu sait comme le cœur de Florence bondit de joie et se trouva richement payé de sa peine.

« Oh ! Florence, s’écria son frère, que je vous aime ! que je vous aime !

— Et moi que je vous aime aussi, cher frère !

— Oh ! j’en suis sûr, Florence ! »

Il ne dit rien de plus, mais toute la soirée il resta assis près d’elle, bien tranquillement, et la nuit, il lui cria de sa petite chambre qui touchait à la sienne : « Je vous aime, Florence ! je vous aime beaucoup ! »

Régulièrement, depuis ce jour, Florence était prête à s’asseoir chaque samedi auprès de Paul pour lui expliquer à l’avance tout ce qu’elle pouvait de ses devoirs de la semaine suivante. La pensée consolante que Florence avait travaillé avant lui la tâche qu’il avait à faire, aurait suffi pour le stimuler dans ses études sans fin ; mais cette pensée, rendue plus chère encore par le soulagement qu’il éprouvait, grâce aux explications de Florence, l’empêcha peut-être de succomber sous le fardeau dont Cornélia Blimber lui chargeait les épaules.

Ce n’était pas que miss Blimber eût l’intention d’être trop exigeante, ou que le docteur Blimber eût un dessein formé de surmener tous les jeunes gens en général. Cornélia, pour sa part, ne faisait que pratiquer sa foi dans les principes où elle avait été élevée ; le docteur, lui, trop obstiné par amour-propre dans le respect de ses idées, prenait tous les jeunes gens pour des docteurs et s’imaginait qu’ils étaient venus tout grands au monde. Encouragé par les éloges des proches parents de ses élèves, et poussé dans cette voie par leur aveugle orgueil et leur désir ridicule d’un avancement trop précipité, le docteur Blimber ne pouvait guère découvrir son erreur, et il eût été au moins singulier de lui voir tourner dans une autre direction ses voiles gonflées par un vent si prospère.

Il en était de même pour Paul. Quand le docteur Blimber disait que ses progrès étaient rapides, et qu’il avait des moyens naturels, M. Dombey souhaitait plus ardemment encore qu’on le poussât, qu’on l’avançât ferme. Quant à Briggs, si le docteur confiait à la famille qu’il ne faisait pas de progrès et qu’il manquait de moyens naturels, Briggs le père se montrait inexorable : il lui fallait des succès. Bref, la température que le docteur donnait à sa serre chaude n’était jamais trop élevée ni malsaine au gré des propriétaires des jeunes plantes, toujours prêts à souffler et à exciter le feu.

Paul, soumis à ce régime, perdit bientôt tout le peu de vivacité qu’il avait dans le principe. Son caractère ne conserva plus que ce qu’il avait d’étrange, de vieux, de réfléchi, et même, la vie qu’il menait alors favorisait tellement ces tendances, qu’il devint peut-être encore plus étrange, plus vieux, plus réfléchi qu’auparavant.

Il n’y avait qu’une différence, c’est qu’il se renfermait beaucoup plus en lui-même. Chaque jour, il devenait plus rêveur et plus réservé : cette curiosité qu’il avait témoignée pour Mme Pipchin, il ne l’avait pour aucune des personnes de la maison du docteur. Il aimait à être seul. Dans ses courts moments de loisir, il n’avait pas de plus grand plaisir que d’errer seul dans la maison, de s’asseoir sur les marches pour écouter la grande horloge du vestibule. Il avait fait une intime connaissance avec les papiers de toutes les chambres de la maison ; il voyait dans les dessins des choses que personne n’y avait aperçues. C’étaient des lions et des tigres en miniature, bondissant sur les murs des chambres à coucher, ou bien des figures biscornues grimaçant dans les carrés et les rosaces des tapis.

L’enfant rêvait ainsi solitaire, entouré de toutes ces arabesques fantastiques enfantées par son imagination, sans être compris de personne. Miss Blimber le trouvait bizarre, et les domestiques se disaient quelquefois entre eux : « Le petit Dombey s’ennuie, » et tout était dit.

Toots seul avait quelque idée peut-être à ce sujet, mais il était incapable de l’exprimer. Nos idées sont comme les revenants (si toutefois ce que l’on dit des revenants est vrai), il faut leur adresser la parole avant d’en obtenir une réponse ; et Toots, depuis longtemps, avait perdu l’habitude de s’interroger lui-même. De sa tête, véritable caboche de plomb, serait sortie peut-être quelque vapeur confuse qui, en se développant et en prenant une forme précise, aurait pu faire un génie, mais elle n’en sortait pas ; c’était plutôt comme la fumée du conte arabe dont le nuage épais restait suspendu sur sa tête et faisait ombre à son esprit. Cependant, au travers de ce brouillard, dans un horizon lointain, Toots démêlait une petite figure dont ses yeux ne pouvaient se détacher.

« Comment vous portez-vous ? disait-il à Paul cent fois par jour.

— Très-bien, monsieur, je vous remercie, répondait Paul.

— Donnez-moi une poignée de main, » ajoutait Toots qui s’aventurait quelquefois jusque-là.

Paul, tout naturellement, lui tendait aussitôt la main, et M. Toots, après être resté longtemps les yeux fixés sur lui en respirant fortement, lui répétait encore :

« Comment vous portez-vous ? »

À quoi Paul répondait :

« Très-bien, monsieur, je vous remercie. »

Un soir, M. Toots était assis à son pupitre, accablé de fatigue par une longue correspondance, quand tout à coup une idée lumineuse lui traverse l’esprit. Il pose sa plume et court chercher Paul. À la fin il le trouve occupé à regarder à la croisée de sa petite chambre.

« Dites donc ! cria Toots, parlant dès qu’il eut ouvert la porte, de peur d’oublier ce qu’il voulait dire ; à quoi pensez-vous ?

— Oh ! répondit Paul, je pense à bien des choses !

— Bien vrai ? dit Toots qui trouvait cela fort surprenant.

— S’il vous fallait mourir…, » dit Paul en le regardant en face.

M. Toots tressaillit et parut fort troublé de la supposition.

« Ne voudriez-vous pas mourir par un beau clair de lune, quand le ciel est étoilé, avec un bon petit vent comme hier soir ? Dites.

— Ah ! dit M. Toots en regardant Paul de l’air d’un homme qui n’est pas bien décidé et en secouant la tête ; je ne sais pas, moi.

— Un bon petit vent qui ne souffle pas précisément, dit Paul, mais qui murmure comme la mer dans les coquillages. Oh ! quelle belle nuit ! J’ai longtemps écouté le bruit des vagues, et puis je me suis levé pour aller voir la mer. À la clarté de la lune, j’ai aperçu de loin une barque, une barque avec une voile. »

L’enfant le regardait si fixement et parlait avec tant d’animation que M. Toots se croyant obligé de dire aussi quelque chose sur cette barque, lui dit : « Un corsaire, sans doute. » Mais réfléchissant qu’il faut toujours voir les choses sous leurs deux faces, il ajouta : « À moins que ce ne fût un garde-côtes. »

« J’ai vu, répéta Paul, une barque avec une voile, je l’ai vue à la clarté de la lune. La voile était tendue comme un bras d’argent. Elle disparut au loin ; et que pensez-vous qu’elle semblait faire en se balançant sur les vagues ?

— Sombrer, dit M. Toots.

— Elle semblait me faire signe, dit l’enfant, me faire signe de la suivre !… Ah ! tenez ! la voilà !… la voilà !

— Qui donc ? s’écria Toots saisi de terreur après ce qui venait de se passer.

— Ma sœur Florence ! cria Paul ; elle me regarde et agite sa main. Elle me voit ! elle me voit ! Bonsoir, petite sœur ! Bonsoir ! Bonsoir ! »

Il resta à la fenêtre, envoyant des baisers et frappant des mains ; et, tant qu’il la vit, sa figure rayonnait de bonheur ; mais, quand il l’eut perdue de vue, ses traits s’assombrirent et il resta là triste et mélancolique. Ce changement subit était trop remarquable pour échapper même aux yeux de Toots. À ce moment, leur entrevue fut troublée par une visite de Mme Pipchin, qui venait une ou deux fois par semaine, avant la brune, attrister le pauvre Paul de ses sombres vêtements ; Toots ne put trouver le moyen d’en savoir plus long à ce sujet ; mais ce qu’il avait vu avait fait sur son esprit une impression profonde, car, après un échange de politesses d’usage, il revint deux ou trois fois demander à Mme Pipchin comment elle se portait. La susceptible vieille dame fut persuadée que cette façon d’agir n’était rien moins qu’une insulte faite avec préméditation, et une invention diabolique du jeune domestique myope du rez-de-chaussée. Aussi, le soir même, adressa-t-elle une plainte, dans les règles, au docteur Blimber, qui avertit son domestique que, si jamais pareille chose lui arrivait, il se verrait obligé de lui faire quitter la maison.

Comme les soirées étaient devenues longues, Paul montait furtivement chaque soir se placer à sa croisée pour apercevoir Florence. Elle passait toujours à un certain moment et, tant qu’elle ne l’avait pas vu, elle revenait sur ses pas ; cette reconnaissance mutuelle était un rayon de soleil dans la vie uniforme de Paul. Souvent aussi, à la brune, un autre personnage se promenait seul devant la maison du docteur. Rarement il venait les retrouver maintenant le samedi. Il n’en avait plus le courage. Il préférait venir là sans être reconnu et regarder dans l’ombre les fenêtres de cette demeure où son fils travaillait pour devenir un homme ; il attendait, veillait faisait des projets, formait des espérances !

Ah ! s’il avait pu voir, s’il avait vu comme les autres, ce frêle petit être, par le crépuscule du soir, promener sur les vagues et les nuages ses yeux enflammés ; s’il l’avait vu, quand les oiseaux venaient voltiger près de lui, se presser contre la fenêtre de sa cage solitaire, pauvre petit pour essayer de faire comme eux, et, comme eux, de prendre son essor !

Chapitre XIII. Nouvelles maritimes et affaires de bureau. §

Les bureaux de M. Dombey se trouvaient dans une cour qui servait de passage. Au coin se voyait depuis de longues années une boutique où l’on vendait des fruits de choix ; à droite et à gauche c’étaient des marchands ambulants des deux sexes, qui offraient aux chalands, à tout instant de la journée, depuis dix heures jusqu’à cinq, des pantoufles, des carnets, des éponges, des colliers de chiens et du savon de Windsor ; quelquefois même un chien d’arrêt ou un tableau à l’huile.

Le chien d’arrêt venait là en vue de la Bourse où le goût du sport est très en vogue. Les autres objets de vente s’adressaient au public ordinaire ; mais on respectait trop M. Dombey pour jamais les lui offrir. Quand il paraissait, les marchands de ce genre s’écartaient avec respect. Celui qui avait le plus fort débit de pantoufles et de colliers de chiens et qui se croyait une autorité officielle, ayant d’ailleurs son portrait fixé à la porte d’un artiste dans Cheapside, portait la main au bord de son chapeau quand M. Dombey traversait le passage. Le commissionnaire, s’il n’était pas absent pour une course, ne manquait jamais de se précipiter officieusement en avant pour ouvrir aussi grande que possible la porte du bureau de M. Dombey, et la tenait ouverte, chapeau bas, jusqu’à ce que M. Dombey fût entré.

Les employés ne restaient pas en arrière dans cette émulation de respectueuses déférences. Quand M. Dombey traversait le premier bureau, un chut solennel se faisait entendre. Le bel esprit du comptoir devenait au même instant aussi muet que la longue file des seaux à incendie suspendus derrière lui. À la lueur du jour terne et uniforme, qui s’infiltrait à travers les carreaux dépolis des croisées et par les châssis vitrés, laissant sur le verre un sédiment noir, on voyait les registres et les papiers avec les êtres, courbés dessus, comme enveloppés dans une obscurité favorable au travail, et retirés, à ce que l’on eût dit, aussi loin du monde extérieur que si on les eût vus relégués au fond de la mer ; puis, dans un lointain obscur, on apercevait, comme un fort détaché, une petite chambre humide, où brûlait toujours une lampe à abat-jour ; elle n’eût pas mal représenté la caverne de quelque monstre marin, regardant de son œil rouge ces mystères de l’Océan.

Quand Perch, l’homme de peine, qui avait sa place sur une petite planchette comme une horloge, voyait entrer M. Dombey, ou plutôt quand il sentait arriver M. Dombey (car il avait habituellement un flair instinctif qui l’avertissait de son approche), il courait dans la chambre de M. Dombey, remuait le feu, tirait des entrailles du seau à charbon des morceaux tout frais, mettait sécher le journal sur le garde-feu, préparait la chaise, posait l’écran à sa place et faisait un demi-tour sur ses talons au moment où entrait M. Dombey, pour le débarrasser de son grand manteau et de son chapeau, et, les suspendre à la muraille. Puis Perch prenait le journal, le faisait tourner une ou deux fois dans ses mains devant le feu et le plaçait, avec les marques du plus profond respect, sous la main de M. Dombey. Et Perch trouvait si naturel de témoigner le plus profond respect à M. Dombey, que, s’il eût vécu dans un pays où il pût se coucher à ses pieds, et lui donner quelque titre du genre de ceux que l’on accorde, dans les contes, au calife Haroun-al-Raschid, il ne s’en serait trouvé que plus satisfait et plus honoré.

Mais, comme en Angleterre, dans les temps modernes, un tel honneur eût été une innovation et une expérience douteuse, Perch était obligé de se contenter de traduire à sa manière, du mieux qu’il pouvait, l’emphase du style oriental, qui aurait dit :

« Vous êtes la lumière de mes yeux. Vous êtes la vie de mon âme. Vous êtes le commandeur du croyant et fidèle Perch. »

Après s’être donné à lui-même cette satisfaction bien imparfaite, il fermait la porte doucement et se retirait sur la pointe du pied, laissant le grand chef seul dans son cabinet, n’ayant plus pour l’admirer, au travers de petites lucarnes, que de vieux tuyaux de cheminées et des derrières de maisons, et surtout une téméraire fenêtre d’un salon de coiffure, à un premier étage, qui ne le perdait pas de vue. Là se trouvait une figure de cire, le matin chauve comme un musulman ; et couverte, dans l’après-midi ; de cheveux abondants et de favoris magnifiques à la dernière mode du christianisme ; mais elle ne lui montrait jamais que le derrière de sa tête.

Entre M. Dombey et le public, que l’on recevait au milieu du premier bureau, dont il fallait sans doute attribuer l’atmosphère froide et humide au voisinage du glacial Dombey dans son cabinet, se trouvaient deux degrés intermédiaires. M. Carker, dans son bureau, était le premier ; M. Morfin dans le sien était le second. Chacun de ces messieurs occupait une petite pièce, grande à peu près comme un cabinet de bains, ouvrant sur le corridor en dehors de la porte de M. Dombey. M. Carker, en sa qualité de grand vizir, habitait la pièce qui touchait à celle du sultan ; M. Morfin, officier d’un ordre inférieur, habitait la pièce la plus rapprochée des commis.

Le dernier de ces deux messieurs était un vieux garçon, de mine réjouie, avec des yeux noisette, habillé de noir jusqu’au buste ; mais à partir des jambes, ses vêtements étaient de ce gris mélangé, moitié poivre et moitié sel. Ses cheveux noirs étaient tachetés çà et là de quelques mèches grises, comme si le temps les eût éclaboussés en passant, et ses favoris étaient déjà tout blancs. Il avait pour M. Dombey un grand respect et lui rendait les hommages dus à sa position. Mais comme il avait dans le caractère un fonds de gaieté, et ne se sentait jamais à son aise devant ce personnage solennel, il n’éprouvait aucune jalousie des nombreuses conférences dont M. Carker avait l’avantage de jouir avec le patron, et se trouvait heureux au contraire, dans son for intérieur, d’avoir à remplir des fonctions qui l’exposaient rarement à se voir désigné pour un tel honneur. Il était grand amateur de musique dans son genre, après la fermeture des bureaux, et il avait pour son violoncelle une affection toute paternelle. Une fois la semaine il le faisait transporter d’Islington, sa résidence habituelle, à un certain club tout près de la banque, où chaque mercredi des amateurs comme lui se réunissaient pour exécuter des quatuor du genre le plus ébouriffant.

M. Carker était un homme de trente-huit à quarante ans ; il avait le teint frais et deux rangées de dents éclatantes, dont la régularité et la blancheur ne faisaient grâce à personne. Il était impossible d’échapper à leur exhibition, car il ne parlait jamais sans les étaler à la vue, et s’était composé un sourire habituel, qui ne passait pas, du reste, le bord de ses lèvres, et ressemblait assez à la grimace d’un chat effarouché. Il affectait de porter une cravate blanche bien roide, à l’exemple de son chef de file, et ses habits, étroitement serrés à sa taille étaient toujours boutonnés du haut en bas. Son rôle auprès de M. Dombey était bien entendu et parfaitement exécuté. Il prenait avec lui un ton de familiarité mesuré sur le sentiment qu’il avait de la distance qui les séparait.

« Monsieur Dombey, d’un homme comme moi à un homme tel que vous, il n’y a aucune marque d’humilité, compatible avec les affaires que nous traitons ensemble, qui puisse me sembler suffisante. J’y renonce, monsieur, j’aime mieux vous l’avouer franchement. Je sens que je ne pourrais jamais parvenir à vous témoigner mon humilité comme je le voudrais, et je compte sur votre indulgence pour me dispenser de l’essayer vainement. » Quand M. Carker eût porté ces paroles imprimées sur une pancarte attachée à sa boutonnière pour les tenir toujours sous les yeux de M. Dombey, il n’aurait pas été plus explicite qu’il ne l’était dans l’expression de ses sentiments.

Tel était Carker le gérant. M. Carker le subalterne, l’ami de Walter, était son frère. Il avait deux ou trois ans de plus que lui, mais il occupait un poste bien inférieur. La place du jeune frère était au haut de l’échelle bureaucratique, et la place du frère aîné tout en bas. Le frère aîné n’avançait pas d’une ligne et ne levait jamais le pied pour monter un échelon. Les jeunes gens lui passaient par-dessus la tête, et montaient, montaient toujours, tandis que lui restait toujours en bas. Il s’était complétement résigné à occuper cette humble condition ; jamais il ne se plaignait, et jamais, bien certainement, il n’espérait faire un pas.

« Comment vous portez-vous ce matin ? » dit M. Carker le gérant, en entrant un jour dans la chambre de M. Dombey, après son arrivée. M. Carker tenait sous son bras une liasse de papiers.

— Comment vous portez-vous, Carker ? dit M. Dombey en se levant de son fauteuil et tournant le dos au feu. Avez-vous là quelque chose pour moi ?

— Je ne pense pas que cela vaille la peine de vous déranger, répondit Carker en feuilletant les papiers. Vous avez une réunion aujourd’hui à trois heures, vous savez ?

— Et une autre à trois heures trois quarts, ajouta M. Dombey.

— Qu’on vous prenne à jamais rien oublier ! s’écria M. Carker en feuilletant encore ses papiers. Si M. Paul hérite de votre mémoire, il ne fera pas bon à lui passer par les mains, c’était déjà bien assez d’un pour ne pas laisser dormir les affaires.

— Mais vous avez aussi une mémoire fort diligente, dit M. Dombey.

— Oh moi, dit le gérant, c’est bien différent, un homme comme moi n’a pas d’autre capital. »

M. Dombey, sans être fâché du compliment, n’en gardait pas moins sa figure cérémonieuse, pendant qu’appuyé contre le marbre de la cheminée il examinait de la tête aux pieds son employé, qui avait l’air de ne pas s’en douter. La roideur et la propreté des vêtements de M. Carker, et une certaine arrogance de manières soit naturelle, soit copiée sur un modèle qui n’était pas loin, donnaient un nouveau prix à son humilité. On eût dit un homme qui ne demanderait pas mieux que de lutter contre un pouvoir plus fort que lui, mais qui se sentait terrassé par la grandeur et la supériorité de M. Dombey.

« Morfin est-il ici ? demanda M. Dombey après un court moment de silence, pendant lequel M. Carker avait feuilleté ses papiers et lu tout bas quelques lignes de leur contenu.

— Morfin est ici, répondit-il en levant les yeux vivement avec son plus inattendu sourire, entr’ouvrant largement ses lèvres ; il fredonne quelques réminiscences musicales.

— Sans doute de son quatuor d’hier au soir.

— Je l’entends au travers de la muraille qui nous sépare, et j’en ai la tête fendue. Je voudrais qu’il fît un feu de joie de son violoncelle, et qu’il y brûlât de compagnie toute sa musique.

— Vous ne respectez personne, Carker, dit M. Dombey.

— Vous croyez ? demanda Carker en montrant ses dents jusqu’aux gencives avec son sourire de chat. Eh bien, c’est vrai, je respecte peu de gens. Je crois même, murmura-t-il, comme se parlant à lui-même, qu’il n’y a guère au monde qu’une seule personne que je respecte. »

S’il disait vrai, c’était là une dangereuse qualité ; s’il mentait, c’était une autre qualité qui n’était pas moins dangereuse : Mais M. Dombey ne pensait peut-être pas de même ; il restait le dos au feu, se redressant de toute sa hauteur et regardant son premier employé avec un maintien plein de dignité, sous lequel semblait se pavaner un sentiment de sa puissance plus grand encore que de coutume.

« En parlant de Morfin ; dit M. Carker tirant un papier de son rouleau, il m’annonce la mort d’un jeune homme dans notre comptoir de la Barbade, et nous invite à réserver sur le Fils-et-héritier, qui va faire voile dans un mois ou environ, un passage pour le successeur. Peu vous importe, je suppose qui nous ferons partir. Nous n’avons ici personne qui puisse le remplacer. »

M. Dombey secoua la tête d’un air de suprême indifférence.

« Les appointements ne sont pas forts, fit observer M. Carker en prenant une plume pour écrire une note sur le revers du papier. J’espère que Morfin en gratifiera un neveu orphelin de quelque ami musical. Ce serait un moyen d’arrêter le crin-crin du candidat s’il a du goût pour ce genre d’affaires. Qui est là ? Entrez !

— Je vous demande bien pardon, monsieur Carker. Je ne savais pas que vous fussiez ici, monsieur, répondit Walter tenant à la main plusieurs lettres cachetées et toutes fraîches arrivées. Monsieur Carker frère, monsieur… »

À ce nom, M. Carker le gérant parut confus et humilié, ou du moins affecta de le paraître. Il fixa ses yeux sur M. Dombey avec un regard plein d’inquiétude, et qui semblait demander grâce, puis il les baissa vers la terre et garda quelques moments le silence.

« Je croyais, monsieur, dit-il tout à coup en se tournant avec colère du côté de Walter, vous avoir instamment prié de ne jamais parler de M. Carker frère.

— Je vous demande pardon, reprit Walter, je voulais dire seulement que M. Carker frère m’avait assuré que vous étiez sorti ; sans cela je n’aurais pas frappé à la porte quand vous étiez occupé avec M. Dombey. Ce sont des lettres pour M. Dombey, monsieur.

— Très-bien ! monsieur, répondit M. Carker le gérant en les arrachant violemment de sa main. Retournez travailler. »

Mais en les prenant avec si peu de cérémonie, M. Carker en laissa tomber une sans s’en apercevoir ; M. Dombey ne vit pas non plus la lettre qui était à ses pieds. Walter hésita un moment, pensant que l’un ou l’autre la remarquerait ; mais voyant que ni l’un ni l’autre ne se baissait, il s’arrêta, revint sur ses pas, la ramassa et la déposa sur le bureau de M. Dombey. Toutes ces lettres étaient venues par la poste ; et le hasard voulut que celle-ci fût justement le bulletin que Mme Pipchin envoyait régulièrement chaque semaine. Comme d’habitude, la suscription était de la main de Florence, car Mme Pipchin n’était pas précisément une femme de plume. L’attention de M. Dombey ayant été appelée ainsi sur cette lettre par le mouvement de Walter, il se redressa, le regarda avec colère, comme s’il eût pensé que Walter l’avait choisie à dessein parmi toutes les autres.

« Vous pouvez sortir, monsieur ! » dit M. Dombey avec hauteur.

Il froissa la lettre dans sa main, et, suivant de l’œil Walter qui se retirait, il la mit dans sa poche sans en rompre le cachet.

« Il vous faut quelqu’un pour aller dans les Indes, me disiez-vous ? fit M. Dombey avec vivacité.

— Oui, répondit Carker.

— Envoyez-y le jeune Gay.

— Très-bien, très-bien ! Rien n’est plus facile, dit M. Carker sans témoigner la moindre surprise. Il reprit aussitôt la plume pour changer l’endos qu’il avait mis d’abord, et il écrivit aussi froidement que la première fois : « Y envoyer le jeune Gay. »

— Rappelez-le, » dit M. Dombey.

M. Carker obéit à la minute, et Walter revint de même.

« Gay, dit M. Dombey en le regardant par-dessus l’épaule, il y a un…

— Un emploi, dit M. Carker la bouche fendue jusqu’aux deux oreilles.

— Dans les Indes, à la Barbade. Je vais vous faire partir, dit M. Dombey dédaignant de farder la vérité, pour remplacer un employé subalterne dans notre comptoir de la Barbade. Dites à votre oncle, de ma part, que je vous ai choisi pour aller dans les Indes. »

Walter était suffoqué d’étonnement, et n’eut que la force de répéter ces derniers mots :

« Dans les Indes !

— Il faut que quelqu’un y aille. Vous êtes jeune et bien portant, dit M. Dombey ; les affaires de votre oncle ne sont pas en bon état. Dites à votre oncle que vous avez votre nomination. Pourtant, vous ne partirez pas encore. Vous avez à vous un mois ou deux peut-être.

— Y resterai-je, monsieur ? demanda Walter.

— Si vous y resterez, monsieur ! répéta M. Dombey en se tournant un peu plus de son côté. Que voulez-vous dire ? Carker, que veut-il dire ?

— Si c’est pour y résider, monsieur ? balbutia Walter.

— Mais, certainement, » répondit M. Dombey.

Walter s’inclina.

« C’est tout ce que j’avais à vous dire, reprit M. Dombey en reprenant ses lettres. En temps opportun, Carker, vous lui donnerez toutes les explications nécessaire pour ses préparatifs. Il est inutile qu’il attende, Carker.

— Il est inutile que vous attendiez, Gay, dit M. Carker en montrant ses dents jusqu’aux gencives.

— À moins que, dit M. Dombey s’arrêtant dans sa lecture, sans lever les yeux de dessus la lettre, et semblant prêt à écouter, à moins qu’il n’ait quelque chose à dire.

— Non, monsieur, répondit Walter tout ému, tout troublé, tout étourdi par la multitude de tableaux qui se présentaient à la fois à son esprit. Il voyait au premier rang le capitaine Cuttle, avec son chapeau de toile cirée, tout pétrifié d’étonnement chez Mme Mac-Stinger ; et son oncle, son pauvre oncle pleurant son départ dans la petite salle à manger. Monsieur, je ne sais… je… je vous suis bien obligé, monsieur.

— Il est inutile qu’il attende, Carker, » dit M. Dombey.

Et comme M. Carker répétait ces derniers mots, tout en rassemblant lui-même ses papiers comme pour quitter aussi la chambre, Walter comprit qu’attendre plus longtemps serait une indiscrétion impardonnable, d’autant plus qu’il n’avait rien à dire. Il s’éloigna donc tout à fait abasourdi.

En suivant le corridor, toujours comme sous l’impression d’un rêve pénible, il entendit la porte de M. Dombey se refermer et M. Carker sortir du cabinet. Puis aussitôt, M. Carker l’appela.

« Amenez votre ami, M. Carker frère, dans mon cabinet, s’il vous plaît, monsieur. »

Walter se rendit dans le bureau d’entrée et remplit sa commission auprès de M. Carker frère. Celui-ci quitta à l’instant la cloison près de laquelle il était assis tout seul dans un coin, et se rendit avec lui dans le cabinet de M. Carker le gérant.

Ce gentleman se tenait debout le dos au feu, les mains sous les pans de son habit, et par-dessus sa cravate blanche son regard était aussi peu engageant qu’aurait pu l’être celui de M. Dombey lui-même. Il les reçut sans rien changer à la roideur de son maintien et sans adoucir l’expression sombre et dure de son visage. Seulement, il fit signe à Walter de fermer la porte.

— John Carker, dit le gérant ; quand la porte eut été fermée, en se tournant tout à coup vers son frère et montrant ses deux rangées de dents frissonnantes comme pour le mordre, en vertu de quel traité avec ce jeune homme suis-je obsédé, pourchassé par votre nom ? N’est-ce pas encore assez, John Carker, d’être votre parent et de ne pouvoir me soustraire moi-même à cette…

— Dites à cette honte, James, fit l’autre à voix basse, en s’apercevant qu’il cherchait un mot. C’est là ce que vous voulez dire, et vous avez raison. Dites à cette honte.

— Eh bien ! oui, à cette honte, dit son frère d’un ton amer ; mais faut-il le dire et le trompetter sans cesse en présence même du chef de la maison ? Même dans des moments de conférence confidentielle ? Pensez-vous, John Carker, que votre nom soit fait pour être accolé à ces mots conférence confidentielle.

— Non, répondit l’autre, non, James. Dieu sait que je n’ai pas une telle présomption.

— Quelle est donc votre pensée alors, dit son frère, et pourquoi vous jetez-vous toujours sur mon chemin. Ne m’avez-vous pas déjà assez fait de tort ?

— Je ne vous ai jamais fait de tort sciemment, James.

— Vous êtes mon frère, dit le gérant, voilà un tort assez grand déjà.

— Celui-là, je suis bien fâché de ne pouvoir le réparer. Je voudrais que vous en eussiez vous-même le pouvoir aussi bien que la volonté. »

Pendant cette conversation, les yeux de Walter allaient d’un frère à l’autre avec une expression de douloureux étonnement. Celui qui était l’aîné par les années, quoique le cadet par position, se tenant les yeux fixés vers la terre, la tête inclinée, écoutait humblement les reproches de son frère. Le ton et le regard qui accompagnaient ces reproches, et la présence de Walter qui ne pouvait cacher ni sa surprise ni son embarras, les rendaient bien amers, et pourtant il ne cherchait pas à protester, et levait seulement sa main droite d’un ton suppliant qui semblait dire : « Épargnez-moi. » Il était là, devant son frère comme devant un bourreau, tendant la joue à ses coups, lui, un homme de cœur pourtant, comme s’il eût été retenu par une force puissante et affaibli par les souffrances.

Vif et généreux dans ses sentiments, et se regardant comme la cause innocente de ces reproches, Walter se mit à parler avec toute l’émotion qu’il ressentait :

« Monsieur Carker, dit-il en s’adressant au gérant, vraiment, je vous assure, je suis le seul coupable. Par une étourderie, dont je ne saurais trop me blâmer, j’ai… j’ai bien des fois sans doute prononcé le nom de M. Carker, le subalterne, bien inutilement. J’ai laissé son nom glisser souvent de mes lèvres, malgré vos ordres précis. Mais la faute vient de moi, de moi seul, monsieur. Nous n’avons jamais échangé une seule parole sur ce sujet, et bien rarement sur tout autre. Mais je vous avoue que ce n’était pas tout à fait étourderie de ma part, monsieur, ajouta Walter après un moment de silence ; car je me suis senti attiré vers M. Carker depuis le premier jour de mon entrée ici, et je ne pouvais m’empêcher de parler de lui quelquefois, quand je pense à lui si souvent ! »

Walter parlait du fond de son cœur, et dans toute la sincérité de son âme. Car en regardant cette tête inclinée, ces yeux baissés, cette main levée pour demander grâce, il se disait en lui-même : « Pourquoi ne le dirais-je pas, puisque je le pense ? Pourquoi ne pas témoigner en faveur de ce malheureux sans consolation et sans ami ? »

« La vérité est, monsieur Carker, que vous m’avez toujours évité, dit Walter avec des larmes dans les yeux, tant il était ému. Oui, et c’est à mon profond chagrin et à mon sincère regret. Quand je suis entré ici, et toujours depuis, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour être votre ami, autant du moins que je pouvais l’être à mon âge ; mais tous mes efforts ont été inutiles.

— Et remarquez bien, Gay, dit M. Carker en l’arrêtant vivement, qu’ils seront encore bien plus inutiles, si vous persistez à appeler toujours l’attention sur le nom de M. John Carker. Ce n’est pas le moyen de faire plaisir à M. John Carker lui-même. Demandez-lui s’il n’est pas de mon avis.

— C’est vrai, dit le frère, cela n’avance à rien ; cela ne sert qu’à amener des scènes comme celle-ci, et Dieu sait si j’aurais voulu l’éviter. On ne peut me donner de meilleures preuves d’amitié, qu’en m’oubliant, en me laissant suivre ma route sans me questionner, sans faire attention à moi. »

Ces dernières paroles, M. John Carker les prononça bien distinctement comme pour les graver dans la tête de Walter.

« Comme j’ai vu que vous ne retenez guère ce que les autres vous disent, Gay, reprit M. Carker le gérant en se chauffant les mains d’un air de grande satisfaction, j’étais bien aise de vous le faire dire une bonne fois par l’autorité la plus compétente, et il montrait son frère. J’espère que vous ne l’oublierez plus maintenant. C’est tout, Gay, vous pouvez vous retirer. »

Walter ouvrit la porte pour sortir et allait la refermer sur lui, quand il entendit les deux frères causer encore ensemble et prononcer son nom. Il s’arrêta incertain, la main sur le bouton de la porte qu’il laissa ouverte, ne sachant s’il devait rentrer ou sortir. Ce fut ainsi qu’il entendit sans le vouloir la suite de la conversation.

« Soyez moins dur avec moi, si vous pouvez, James, dit John Carker. Quand je vous dis qu’en observant ce jeune homme, je me suis senti remuer toutes les fibres du cœur. Et comment pouvais-je n’être pas ému quand j’ai là (et il frappait sur sa poitrine), quand j’ai là mon histoire gravée à jamais. Dès qu’il est entré dans cette maison pour la première fois, j’ai cru deviner en lui un autre moi-même.

— Un autre vous-même ! répéta le gérant d’un ton dédaigneux.

— Non pas tel que je suis maintenant, mais tel que j’étais quand j’entrai ici pour la première fois, aussi confiant, aussi étourdi, aussi jeune et inexpérimenté ; tout plein des mêmes pensées vives et aventureuses ; tout rempli des mêmes qualités et pouvant être entraîné comme moi au bien comme au mal.

— J’espère pour lui que non, dit son frère d’un ton ironique et qui semblait cacher une arrière-pensée.

— Vous me frappez cruellement ; votre bras est rude et les blessures que vous faites sont profondes, reprit son frère qui parlait (du moins à ce que pensait Walter) comme si une arme cruelle se fût enfoncée en effet dans sa poitrine. Oui, je pensais tout cela du temps qu’il n’était encore qu’un enfant. Je le croyais ; j’en étais convaincu. Aussi quand je l’ai vu se promener étourdiment sur le bord du gouffre caché où tant d’autres marchent gaiement et du haut duquel…

— Vieille excuse ! interrompit son frère en tisonnant le feu. Tant d’autres ! croyez-vous qu’il en ait tant qui se tiennent debout ? Dites plutôt du haut duquel il y en a tant qui tombent.

— Non, du haut duquel il y en a un qui est tombé, reprit l’autre, un voyageur qui s’avança sur la même route, enfant comme lui, qui fit chaque jour un nouveau faux pas, qui glissa peu à peu plus bas, et qui, continuant à trébucher toujours, tomba tout de son long au fond du gouffre, brisé et meurtri. Songez à ce que j’ai dû souffrir en observant ce jeune homme.

— C’est à vous seul qu’il faut vous en prendre, répondit son frère.

— Oui, à moi seul, fit-il avec un soupir. Je ne cherche pas à faire partager à d’autres le blâme ou la honte.

— Vous avez fait partager la honte, » murmura James Carker entre ses dents.

Et à travers un si grand nombre de dents si serrées, il lui était facile de faire résonner ses murmures.

« Ah ! James, reprit son frère, parlant pour la première fois d’un ton de reproche, et semblant, par le son de sa voix, avoir caché son visage dans ses mains, j’ai été depuis ce jour pour vous un marchepied bien utile. Vous m’avez passé librement sur le corps pour grimper où vous êtes. Ne m’écrasez pas encore de votre talon ! »

Il se fit un moment de silence. Puis on entendit M. Carker le gérant qui remuait ses papiers, comme s’il eût résolu de mettre fin à l’entrevue. Au même moment son frère se rapprocha de la porte.

« Je termine, dit-il. Je l’ai observé et suivi des yeux avec tant de crainte et de tremblement, que c’était déjà une punition pour moi, jusqu’au moment où il a eu passé la place où j’ai fait ma première chute, et alors, eussé-je été son père, je crois que jamais je n’aurais remercié le ciel aussi sincèrement. Je n’osais ni le prévenir, ni l’avertir ; mais si j’avais découvert la moindre des choses, je lui aurais mis mon exemple sous les yeux. Je craignais qu’on ne me vît lui parler de peur qu’on ne pût croire que je lui donnais de mauvais conseils, que je cherchais à l’induire à mal, à le corrompre, peut-être même de peur de lui faire du tort réellement. Qui sait si mon mal n’est pas contagieux ? Mon histoire n’était-elle pas le pendant de celle du jeune Walter Gay ? Ne soyez donc pas étonné des sentiments qu’il a réveillés en moi, et si vous le pouvez, James, pensez à moi avec plus de bienveillance. »

En disant ces derniers mots, il sortit et se trouva en face même de Walter. Il devint un peu plus pâle quand il le vit là, et plus pâle encore quand Walter lui saisissant la main lui dit tout bas :

« Monsieur Carker, laissez-moi vous remercier, je vous en prie. Laissez-moi vous dire tout ce que je ressens pour vous ! Combien je suis affligé d’avoir été la cause malheureuse de tout ceci ! Combien je vous regarde maintenant presque comme mon protecteur et mon guide ! Combien, combien je vous suis obligé et combien je vous plains ! »

Walter parlait ainsi en lui serrant fortement les deux mains dans les siennes et sachant à peine, dans son trouble, ce qu’il disait ni ce qu’il faisait.

La chambre de M. Morfin se trouvait tout près ; elle était vide, la porte était toute grande ouverte ; ils y entrèrent tous deux d’un commun accord, car dans le corridor il y avait toujours quelque allant ou venant. Quand ils furent là, Walter aperçut sur le visage de M. Carker des traces de son émotion, et ce visage était si changé qu’il avait de la peine à le reconnaître.

« Walter, dit-il en posant sa main sur l’épaule du jeune homme, une immense distance me sépare de vous, et m’en séparera toujours, je l’espère. Savez-vous ce que je suis ?

— Ce que vous êtes ? allaient murmurer les lèvres de Walter qui le regardait attentivement.

— C’était déjà commencé, dit Carker, avant ma vingt et unième année, il y avait longtemps qu’on me tentait, mais je ne commençai pas avant cette époque. J’ai volé la maison, quand j’eus atteint ma majorité. Je l’ai volée encore plus tard. Avant mes vingt-deux ans tout fut découvert, et alors, Walter, je suis mort au monde. »

La question que Walter s’apprêtait à faire resta encore suspendue sur ses lèvres, sans qu’il pût l’articuler ni trouver rien autre chose à dire.

« Le chef de la maison fut bon pour moi. Puisse le ciel récompenser le vieillard de son indulgence ! Et son fils aussi, notre nouveau chef, qui venait alors d’entrer dans l’association où j’avais inspiré d’abord grande confiance ! On m’appela dans ce cabinet, qui est maintenant le sien ; jamais, depuis, je n’y suis entré, et j’en sortis alors ce que je suis. Depuis bien des années je suis resté assis à la même place, seul comme maintenant, mais mes torts bien connus me gardaient là comme un exemple. Ils ont eu tous compassion de moi, et ne m’ont pas retiré mon pain. Les années ont apporté quelque adoucissement à cette partie de ma triste expiation, car, à l’exception des trois chefs de la maison, je crois qu’il n’y a personne ici qui sache mon histoire tout entière. Avant que le petit garçon grandisse et qu’il la connaisse, mon coin pourra bien être vide. Plaise au ciel qu’il le soit ! Voilà tout le changement pour moi depuis le jour où j’ai laissé derrière moi dans ce cabinet où j’ai comparu, jeunesse, espoir, tout commerce avec les honnêtes gens. Que Dieu vous conduise, Walter, et qu’il vous garde vous et les vôtres dans le chemin de l’honneur, ou qu’il vous frappe plutôt de mort ! »

Quand Walter cherchait plus tard à se rappeler ce qui s’était passé en lui, dans cette terrible confidence, il se souvenait seulement d’avoir tremblé des pieds à la tête, et d’avoir fondu en larmes en sentant un frisson glacial lui courir sur le corps.

Walter le vit un instant après penché sur son pupitre, silencieux comme auparavant, aussi abattu, aussi humble. En l’observant ainsi plongé tout entier dans son travail, il comprit que M. Carker avait résolu de ne plus s’entretenir avec lui ; il se mit alors à réfléchir et à repasser dans sa tête tout ce qu’il venait de voir et d’entendre en si peu de temps ; ce n’était pas seulement l’histoire des deux frères qui l’agitait, il se demandait s’il était bien vrai qu’il eût reçu l’ordre de partir dans les Indes ; s’il était vrai qu’il lui fallût bientôt dire un dernier adieu à son oncle Sol, au capitaine Cuttle, à ses rencontres rares et éloignées avec Florence Dombey (non, voulait-il dire, avec Paul Dombey) ; hélas ! à tout ce qu’il aimait, à tout ce qu’il chérissait, à tout ce qu’il espérait chaque jour, chaque heure de sa vie.

Mais il n’était que trop vrai : déjà la nouvelle s’en était répandue même dans le bureau d’entrée ; car, pendant que le cœur triste, il songeait à tout cela, la tête appuyée sur sa main, Perch, l’homme de peine, descendit de sa tablette d’acajou, et, le tirant légèrement par la manche :

« Je vous demande pardon, monsieur, lui dit-il tout bas à l’oreille, mais je vous serais bien obligé si vous pouviez, quand vous serez là-bas, me faire parvenir, à bon compte, un pot de confitures de gingembre pour Mme Perch, quand elle se relèvera de ses couches, qui ne tarderont pas. »

Chapitre XIV. Paul devient de plus en plus vieillot et bizarre, et va passer chez lui les vacances. §

Quand les vacances approchaient, les jeunes gens étiolés, réunis chez le docteur Blimber, ne témoignaient leur joie par aucune démonstration inconvenante. Filer en vacances était une expression triviale et presque violente qui eût répugné à la politesse de cet établissement de bon ton. Les jeunes gens, à la fin de chaque semestre, se rendaient dans leur famille, mais ils ne filaient pas en vacances. Fi donc !

Tozer, constamment torturé et écorché par une cravate blanche bien empesée, d’après la volonté expresse de Mme Tozer sa mère, qui, le destinant à l’état ecclésiastique, ne pouvait l’y préparer de trop bonne heure, Tozer disait, en toute conscience, que, s’il avait pu choisir entre deux maux, il aurait préféré encore rester où il était plutôt que d’aller chez lui. Cette déclaration était sincère, quoique peu d’accord avec certain passage d’une dissertation faite par Tozer sur les vacances, où il disait « que les pensées, les souvenirs de famille éveillaient dans son âme les émotions les plus douces d’espérance et de bonheur, » et où il se comparait à un général romain tout glorieux d’une victoire récente remportée sur les Icéniens, ou chargé des dépouilles carthaginoises, s’avançant vers le Capitole (le Capitole était là pour continuer la comparaison ; au fond c’était la demeure de Mme Tozer). Mais c’est que le pauvre Tozer avait un oncle terrible qui ne se contentait pas seulement, pendant les vacances, de lui faire subir un examen en forme sur les questions les plus abstruses ; il se faisait encore un malin plaisir de lui embrouiller les faits et les détails les plus simples et de les lui présenter tout entortillés, pour qu’il eût la peine de les démêler. Ainsi, par exemple, quand cet oncle importun le conduisait au théâtre, ou bien, toujours sous prétexte de l’amuser, le menait voir un géant, un nain, un magicien ou toute autre curiosité, Tozer s’apercevait que son bourreau d’oncle avait lu d’avance quelques documents classiques sur le sujet : il ne sortait plus avec lui sans tomber dans un état de perplexité affreuse, se cassant la tête à deviner quelle énigme nouvelle il allait avoir à subir et quelles autorités on n’allait pas lui citer pour le confondre.

Quant à Briggs, son père n’y mettait pas tant de finesse. Il ne le laissait jamais seul. Les tortures morales que ce malheureux garçon subissait pendant les vacances étaient si nombreuses et si sévères que les amis de la famille (qui habitait alors à Londres tout près de Bayswater) ne s’approchaient jamais de la belle pièce d’eau de Kensington-Garden sans une crainte vague de voir flotter à la surface le chapeau de Briggs, avec un devoir inachevé sur le bord de l’eau. Briggs donc n’était pas non plus fort enthousiasmé à la pensée des vacances, et ces deux compagnons de chambre du petit Paul étaient un échantillon fidèle des jeunes messieurs de sa pension : les plus gais d’entre eux voyaient arriver ces jours de fête avec une résignation du meilleur goût.

Il en était bien autrement du petit Paul. La fin de ces premières vacances devait, il est vrai, le séparer de Florence ; mais qui jamais a pensé à la fin des vacances quand elles n’ont pas encore commencé ! Ce n’est pas Paul, assurément. À mesure que l’époque heureuse approchait, les lions, et les tigres qui grimpaient après les murs de sa chambre devenaient doux et folâtres. Les vilaines figures grimaçantes des carrés et des rosaces du tapis s’adoucissaient et le regardaient d’un œil plus aimable. La grave et vieille horloge s’informait avec un intérêt plus bienveillant de l’état de sa santé, et si la mer turbulente s’agitait encore toute la nuit avec des accords mélancoliques, il trouvait après tout un certain charme à l’entendre soulever ou précipiter les vagues dont le bruit le berçait comme pour l’endormir.

M. Feeder, bachelier ès lettres, se permettait aussi de penser que les congés le rendraient fort heureux. M. Toots, lui, projetait une vie tout entière de vacances à partir de celles qui allaient venir, car c’était, comme il en informait Paul régulièrement chaque jour, son dernier semestre chez le docteur Blimber, et il allait commencer dès à présent à jouir de sa fortune.

Il était parfaitement entendu entre Paul et M. Toots qu’ils étaient amis intimes, malgré la différence d’âge et de position. À mesure que les vacances approchaient, M. Toots, quand il était avec Paul, soufflait plus fort et restait les yeux fixés sur lui plus souvent qu’auparavant. Paul comprenait que M. Toots voulait par là lui faire part du chagrin qu’il éprouvait à l’idée de leur séparation prochaine, et il lui savait un gré infini de son patronage affectueux et de la bonne opinion qu’il lui témoignait.

Le docteur Blimber, Mme Blimber et miss Blimber, aussi bien que tous les jeunes élèves en général, reconnaissaient de même que Toots s’était en quelque sorte constitué le protecteur et le guide de Dombey. La chose devint si évidente même pour Mme Pipchin, que la bonne créature nourrit contre Toots des pensées de haine et de jalousie. Elle ne l’appelait dans son sanctuaire que le grand Nicodème. Le pauvre Toots lui, n’avait pas plus idée d’éveiller la rage de Mme Pipchin qu’il n’avait idée de quoi que ce soit. Au contraire, il était tout disposé à la regarder comme une femme supérieure, digne, sous plus d’un rapport, d’inspirer de l’intérêt ; et dans le cours des visites qu’elle rendait au petit Paul, il lui souriait si gracieusement, lui demandait si souvent de ses nouvelles, qu’un beau jour Mme Pipchin finit par lui déclarer tout net qu’elle n’était pas habituée à être traitée de la sorte, quoi qu’il en pût penser. « Et ce sont, ajouta-t-elle, des façons que je ne prétends endurer, ni de vous ni de tout autre freluquet de votre espèce. »

M. Toots, en voyant cet accueil fait à ses politesses, en fut si alarmé qu’il alla se cacher incontinent dans un coin en attendant qu’elle fût partie ; et depuis ce jour, il se garda bien d’affronter jamais la terrible Mme Pipchin sous le toit du docteur Blimber.

Deux ou trois semaines environ avant les vacances, Cornélia Blimber fit venir Paul dans sa chambre et lui dit :

« Dombey, je vais envoyer votre analyse à votre père.

— Je vous remercie, madame, répondit Paul.

— Vous savez ce que je veux dire, Dombey ? demanda miss Blimber le regardant fixement à travers ses lunettes.

— Non, madame, dit Paul.

— Dombey, Dombey, dit miss Blimber, je commence à craindre que vous ne soyez un triste garçon. Quand vous ignorez la signification d’un mot, pourquoi n’en demandez-vous pas l’explication ?

— Mme Pipchin m’a dit qu’il ne fallait pas faire de questions, répondit Paul.

— Je vous prie de ne me parler de Mme Pipchin sous aucun prétexte, Dombey, répliqua miss Blimber. Je vous le défends expressément. Le cours des études que l’on fait ici n’a aucun rapport avec quoi que ce soit en ce genre. Renouveler de telles allusions me contraindrait de vous faire répéter, sans faute, avant le déjeuner de demain matin, depuis Ludovicus rex, jusqu’à Similis patris ou patri.

— Je ne savais pas, madame, dit le petit Paul.

— Je dois vous avertir de ne pas venir me conter que vous ne savez pas, je vous prie, dit miss Blimber qui, dans ses remontrances, conservait toujours une rigoureuse politesse. C’est une espèce d’argument que je ne puis permettre pour tout au monde. »

Paul trouva plus sûr de ne rien dire du tout et se contenta de regarder les lunettes de miss Blimber. Miss Blimber ayant remué gravement la tête, prit un papier placé devant elle.

« Analyse du caractère de P. Dombey. »

« Si ma mémoire ne me trompe pas, dit miss Blimber en s’interrompant, le mot analyse quand il est opposé à synthèse, est défini de cette manière par Walker : « réduction d’une chose, physique ou morale, à ses premiers éléments. » Notez bien, quand analyse est opposé à synthèse. Maintenant, Dombey, vous savez ce que c’est que le mot analyse. »

Le petit Paul ne parut pas complétement aveuglé par les lumières que répandait sur lui Mlle Blimber, et il lui fit un petit salut.

« Analyse, reprit miss Blimber baissant les yeux sur le papier, analyse du caractère de P. Dombey. Je trouve que l’intelligence naturelle de Dombey est très-satisfaisante, et que ses dispositions générales pour le travail peuvent être établies dans une proportion correspondante. Ainsi, prenant le nombre huit comme maximum, je trouve ces qualités portées chez Dombey à six trois quarts ! »

Miss Blimber s’arrêta pour voir quel effet cette nouvelle produirait sur Paul. Mais, ne sachant pas bien positivement si six trois quarts signifiaient six francs quinze sous, ou six sous trois liards, ou six pieds trois pouces, ou six heures trois-quarts, ou six n’importe quoi, qu’il n’avait pas encore appris, Paul se frotta les mains et regarda fixement miss Blimber. Par bonheur, cela lui réussit mieux que tout ce qu’il aurait pu résoudre, et Cornélia continua :

« Emportement, deux. Amour-propre, deux. Inclination pour la basse classe, prouvée par son attachement pour un certain Glubb, sept d’abord, mais réduit depuis. Manières comme il faut, quatre, avec espérance de progrès en avançant en âge. Maintenant, je désire particulièrement attirer votre attention, Dombey, sur l’observation générale qui termine cette analyse. »

Paul se disposa à l’écouter avec le plus grand soin.

« On peut dire en général de Dombey, dit miss Blimber en lisant à haute voix et tournant ses lunettes vers la petite figure à chaque mot qu’elle prononçait, on peut dire que ses dispositions et ses inclinations sont bonnes, et qu’il a fait autant de progrès qu’on pouvait l’espérer, vu les circonstances. Mais on ne saurait trop déplorer ce que ce jeune homme a de singulier, ou comme l’on dit vulgairement d’un peu rococo, dans son caractère et dans sa conduite, et l’on regrette que, sans rien offrir en lui qui appelle positivement les reproches, il soit souvent si différent des autres jeunes gentlemen de son âge et de son rang. Maintenant, Dombey, dit miss Blimber, en posant le papier, comprenez-vous cela ?

— Je le crois, madame, dit Paul.

— Cette analyse, comme vous le voyez, Dombey, va être envoyée à votre respectable père. Il lui sera très-certainement pénible d’apprendre que vous êtes singulier de caractère et de conduite. Cela nous afflige aussi tout naturellement, Dombey : car cela nous empêche, comme vous pensez, de vous aimer autant que nous le voudrions. »

Elle touchait là l’enfant par son côté sensible. Il s’était occupé en secret chaque jour davantage à se faire aimer de toute la maison, à mesure que le moment de son départ approchait. Pour une cause secrète qu’il s’expliquait imparfaitement à lui-même (si toutefois il se l’expliquait), il sentait peu à peu s’accroître son affection pour les personnes et les choses de l’endroit. Il ne pouvait supporter l’idée qu’on serait indifférent pour lui quand il ne serait plus là. Il désirait qu’on se souvînt de lui avec plaisir, et s’était même efforcé de se faire aimer d’un gros mâtin hargneux, attaché derrière la maison, et qui avait été d’abord la terreur de son existence ; et cela pour que le chien lui-même le regrettât quand il serait parti.

Sans songer que, sous ce rapport, il justifiait encore, par cette singularité, la différence qu’on signalait entre lui et ses camarades, le pauvre petit Paul expliqua ses sentiments à miss Blimber aussi bien que possible et la supplia, en dépit de l’analyse officielle, de faire tout ce qu’elle pourrait pour l’aimer. Il adressa la même pétition à Mme Blimber, qui venait d’entrer dans la chambre, et quand celle-ci ne put s’empêcher, en sa présence même, de redire encore comme elle l’avait tant de fois répété : Quel singulier enfant ! Paul lui dit qu’il était bien persuadé qu’elle avait raison. « Je crois, ajouta-t-il, que ce sont mes os qui en sont cause, mais je n’en suis pas sûr et j’espère que vous me le pardonnerez, car je vous aime tous beaucoup. »

« Mais pas tant, par exemple, continua-t-il avec un mélange de timidité et de franchise qui était la qualité la plus remarquable et la plus attrayante de l’enfant, pas tant que ma sœur Florence ; cela ne se pourrait jamais. Vous ne pouvez pas me demander cela, n’est-ce pas, madame ?

— Mon Dieu ! qu’il est rococo ! s’écria tout bas Mme Blimber.

— Mais toutes les personnes qui sont ici me plaisent beaucoup, poursuivit Paul, et j’aurais bien du chagrin, si, en m’en allant, je pouvais penser que quelqu’un fût content de mon départ ou n’y fît pas attention. »

Mme Blimber fut, dès lors, tout à fait persuadée que Paul était l’enfant le plus singulier du monde, et, quand elle raconta au docteur ce qui s’était passé, le docteur ne contesta pas l’opinion de sa femme. Il se contenta de dire, comme il l’avait fait déjà, le jour de l’arrivée de Paul, que l’étude changerait tout cela et ajouta aussi, comme alors : « Poussez-le, Cornélia, poussez-le ferme. »

Cornélia l’avait toujours poussé aussi vigoureusement qu’elle l’avait pu, et Paul avait mené, sous sa direction, une vie dure. Mais, outre son désir de venir à bout de sa tâche, il avait en vue, avant tout, un autre dessein qu’il poursuivait avec ardeur. Il voulait être un petit camarade doux, serviable, paisible, et cherchait toujours à se concilier la tendresse et l’affection des autres. Aussi, quoique bien souvent encore, on le vît à son ancien poste sur les marches de l’escalier, ou regardant les vagues et les nuages à sa fenêtre solitaire, on le trouvait plus souvent aussi au milieu des autres élèves, leur rendant modestement de lui-même quelques petits services. Il arriva donc que, même parmi ces jeunes anachorètes si froids et si sérieux, qui faisaient pénitence sous le toit du docteur Blimber, Paul devint un objet d’intérêt général. C’était un petit jouet fragile que chacun aimait et que personne n’aurait voulu traiter durement. Mais il ne pouvait ni changer sa nature ni faire changer l’analyse, et il fut bien convenu que Dombey était un petit rococo.

Il y avait cependant quelques priviléges attachés à ce caractère unique en son genre, et dont il était seul à jouir dans la maison. On se serait passé plus facilement d’un enfant moins singulier, c’était déjà beaucoup. Quand les autres, en se retirant le soir, se contentaient de saluer le docteur Blimber et sa famille, Paul présentait hardiment son petit bout de main au docteur pour lui serrer la sienne ; il en faisait autant pour Mme Blimber et pour Cornélia. Si quelqu’un devait aller demander grâce pour une punition infligée, c’était toujours Paul qu’on envoyait en ambassade. Le jeune domestique myope, lui-même, s’était adressé à lui pour se faire pardonner sa maladresse, un jour qu’il avait brisé quelques verres et quelques porcelaines. Enfin, on disait tout bas que le sommelier avait pour lui des attentions, autant du moins que cet homme rigide en avait jamais eu auparavant pour aucun enfant de ce monde, et l’on prétendait qu’il avait mêlé quelquefois du porter à la petite bière ordinaire, pour le fortifier.

Mais, outre ces priviléges, Paul avait ses entrées dans le cabinet de M. Feeder, d’où il avait emmené deux fois M. Toots pour lui faire prendre l’air, car le jeune homme avait été pris comme de vertige pour avoir voulu essayer d’y fumer un mauvais cigare. C’était pourtant un cigare qu’il avait tiré d’un paquet acheté par lui en cachette sur la barque d’un fameux contrebandier qui lui avait avoué, en confidence, que la douane avait mis sa tête à prix, et que, mort ou vif, deux cents livres sterling étaient promises à celui qui le livrerait. C’était un bon petit cabinet que celui de M. Feeder, avec son lit dans une alcôve fermée. On y voyait une flûte suspendue sur la cheminée. Ce n’est pas que M. Feeder jouât de cet instrument, mais il était, disait-il, décidé à l’apprendre. Il y avait aussi quelques livres et une ligne, parce que M. Feeder était aussi tout à fait décidé à apprendre à pêcher, quand il en aurait le temps. C’était toujours dans le même but que M. Feeder avait acheté d’occasion un charmant petit cornet à pistons, un échiquier avec toutes ses pièces, une grammaire espagnole, une boîte à dessin et une paire de gants pour la boxe. M. Feeder disait qu’il était on ne peut plus décidé à apprendre l’art de se défendre soi-même ; car, selon lui, c’était un devoir pour tout homme de le faire, ne fût-ce que pour protéger, au besoin, une femme insultée.

Mais l’objet capital du mobilier appartenant à M. Feeder était un grand pot vert à tabac, que Toots lui avait rapporté, en cadeau, à la fin des dernières vacances ; il l’avait payé fort cher, comme ayant appartenu en propre au prince régent. Ni M. Toots ni M. Feeder ne pouvaient prendre de ce tabac ou de tout autre, ne fût-ce que quelques grains, sans être saisis tout à coup d’éternuments convulsifs. Néanmoins, c’était leur grand plaisir d’en mouiller avec du thé froid une pleine boîte, de l’étendre sur une feuille de parchemin avec un couteau à papier, et de se dévouer à l’absorber, en en prenant de temps à autre. Tout en bourrant leur nez de cet ingrédient délicieux, ils enduraient avec une constance de martyrs, de véritables tortures, et buvaient, dans l’intervalle, un verre de bière, pour qu’il ne manquât rien à leurs excès glorieux.

Paul, assis en silence avec eux tout près de son protecteur, M. Toots, trouvait dans ces parties de débauche un charme singulier ; et, quand M. Feeder parlait des sombres mystères de Londres, quand il disait à M. Toots qu’il allait profiter des vacances prochaines pour observer de près la capitale dans toutes ses parties ; quand il parlait des arrangements qu’il avait pris, dans ce dessein, pour vivre en pension à Peckam chez deux vieilles filles, Paul le regardait avec respect comme le héros de quelque livre de voyage ou d’aventures terribles, et avait presque peur d’un pareil tranche-montagnes.

Un soir qu’il était entré dans cette chambre, peu de temps avant les vacances, il trouva M. Feeder occupé à remplir des blancs dans des lettres imprimées, pendant que d’autres, déjà remplies et mises en tas devant lui, étaient pliées et cachetées par M. Toots. M. Feeder s’écria en le voyant : « Ah ! ah ! Dombey, vous voilà donc ? » car ils étaient toujours prêts à lui faire fête et le voyaient chaque fois avec un nouveau plaisir ; et aussitôt il poussa de son côté une des lettres, en ajoutant :

« On ne vous a pas oublié non plus, Dombey. Voilà la vôtre.

— La mienne, monsieur ? dit Paul.

— Oui, votre invitation, » répondit M. Feeder.

Paul ayant regardé la lettre, trouva, imprimée en taille douce, à l’exception de son nom et de la date, qui étaient de la main de M. Feeder, l’invitation suivante :

« Le docteur et Mme Blimber prient M. Paul Dombey de vouloir bien leur faire le plaisir de passer avec eux la soirée du mercredi 17 courant ; on se réunira à sept heures et demie, et l’on dansera. »

M. Toots lui montra aussi, en lui présentant une lettre toute semblable, que le docteur et Mme Blimber priaient M. Toots de leur faire l’honneur de passer avec eux la soirée du mercredi 17 courant ; qu’on se réunirait à sept heures et demie, et que l’on danserait. Il s’aperçut aussi, en regardant sur la table devant laquelle était assis M. Feeder, que M. Briggs et M. Tozer et tous les autres élèves étaient invités à faire au docteur et à Mme Blimber le plaisir de passer avec eux la soirée pour jouir du même divertissement.

M. Feeder lui dit ensuite, à sa grande joie, que sa sœur Florence était invitée, que c’était une fête qui se répétait à chaque semestre, et que les vacances, commençant ce jour-là, il pourrait partir avec sa sœur, après la soirée, si cela lui faisait plaisir ; sur quoi Paul interrompit M. Feeder pour lui dire que cela lui ferait grand plaisir. M. Feeder fit alors entendre à Paul qu’il lui faudrait répondre au docteur et à Mme Blimber en belle écriture anglaise que M. Paul Dombey les remerciait de leur gracieuse invitation, et qu’il serait heureux d’avoir l’honneur de se rendre chez eux. M. Feeder lui dit enfin, pour terminer, qu’il ferait bien de ne pas faire la moindre allusion à la soirée devant le docteur ni devant Mme Blimber, parce que les préparatifs et les arrangements préliminaires se faisaient d’après des principes tout à fait classiques et de bon ton, et que le docteur et Mme Blimber, d’une part, et les jeunes gens, de l’autre, étaient censés, dans leur discrétion respective, n’avoir pas la moindre idée de ce qui se préparait.

Paul remercia M. Feeder de ces instructions, et, mettant son invitation dans sa poche, il s’assit sur un tabouret auprès de M. Toots suivant son habitude. Mais Paul depuis longtemps souffrait de la tête, tantôt plus, tantôt moins ; quelquefois il la sentait bien lourde et bien douloureuse, et, ce soir-là, il y éprouva de telles pesanteurs qu’il fut obligé de la soutenir sur sa main. Cependant elle penchait, penchait toujours, si bien que, peu à peu, elle tomba sur les genoux de M. Toots et y resta comme sans se soucier de jamais se relever.

Ce n’était pas une raison pour être sourd ; mais à son idée, il fallait bien qu’il l’eût été un moment, car ce fut tout au plus s’il entendit M. Feeder lui crier dans l’oreille et le secouer doucement pour attirer son attention. Quand il releva la tête, tout abasourdi, il s’aperçut que le docteur Blimber était dans la chambre, que la fenêtre était ouverte que son front était tout aspergé d’eau, sans qu’il pût se rendre compte de la façon dont tout cela s’était passé. N’était-ce pas curieux ?

« Ah ! ah ! C’est bien ! c’est bien ! Comment va mon petit ami, maintenant ? dit le docteur Blimber avec bonté.

— Oh ! très-bien ! je vous remercie, monsieur, » répondit Paul.

Mais il lui semblait que le plancher n’était pas dans son assiette ordinaire, car il ne pouvait s’y tenir ferme sur ses jambes ; ni les murs non plus, car ils tournaient, tournaient toujours, et ne s’arrêtaient qu’au moment où il les regardait bien fixement. La tête de M. Toots lui paraissait bien plus grosse et plus éloignée qu’il n’était naturel ; et quand M. Toots le prit dans ses bras pour le porter en haut, Paul remarqua avec surprise que la porte n’était plus à sa place, et il lui sembla que M. Toots marchait droit à la cheminée.

C’était bien aimable de la part de M. Toots de le porter avec tant de bonté jusqu’au haut de la maison, et Paul ne manqua pas de le lui dire. Mais M. Toots répondit qu’il voudrait faire bien davantage pour lui si cela lui était possible, et il montra qu’il pouvait davantage, car il aida Paul à se déshabiller, il l’aida à se coucher, tout cela avec la plus grande sollicitude, puis il s’assit auprès du lit et se mit à rire de son plus gros rire. Pendant ce temps-là, M. Feeder, bachelier ès lettres, appuyé sur le bois du lit, aux pieds du petit Paul, passait ses mains osseuses dans ses petits poils ras de manière à les faire tenir sur sa tête droits comme un i, puis il fit semblant de se battre avec Paul dans les règles tant il était bien aise de le voir beaucoup mieux ; mais ces démonstrations de tendresse avaient quelque chose de si étrange que Paul, incapable de se rendre compte s’il lui fallait rire ou pleurer, se mit à rire et à pleurer tout ensemble.

Comment il se fit que M. Toots disparut et que M. Feeder se trouva changé en Mme Pipchin, c’est ce que Paul ne pensa jamais à demander et ce qu’il ne fut pas curieux d’approfondir. Mais, quand il vit Mme Pipchin assise au pied du lit à la place de M. Feeder, il lui cria :

« Surtout, madame Pipchin, ne le dites pas à Florence !

— Qu’est-ce qu’il ne faut pas dire à Florence, mon petit Paul ? dit Mme Pipchin en venant près de lui et s’asseyant sur une chaise.

— Ce que j’ai… dit Paul.

— Non, non, répondit Mme Pipchin.

— Que pensez-vous que j’aie envie de faire, quand je serai grand, madame Pipchin ? » demanda Paul en tournant vers elle sur son oreiller sa petite figure et posant son menton sur ses mains croisées, d’un air tout pensif.

Mme Pipchin ne put le deviner.

« J’ai envie, dit Paul, de placer tout mon argent dans une même maison de banque, sans chercher à en gagner davantage, et puis de m’en aller à la campagne avec ma chère Florence ; j’aurai un beau jardin, des champs, des bois, et je passerai là avec elle toute ma vie !

— Vraiment ! dit Mme Pipchin.

— Oui, c’est ce que j’ai envie de faire, dit Paul, quand je…, » il s’arrêta et réfléchit un moment.

L’œil gris de Mme Pipchin scruta cette petite figure pensive.

« Si je deviens grand, » dit Paul.

Puis il se mit aussitôt à parler à Mme Pipchin de la soirée ; il lui dit que Florence était invitée, qu’il serait bien fier de l’admiration qu’elle causerait à tous les élèves, que tous étaient très-bons pour lui et l’aimaient beaucoup, et que lui les aimait beaucoup aussi, et qu’il en était bien content. Il parla ensuite à Mme Pipchin de son analyse et lui dit que certainement il fallait bien qu’il fût rococo comme on disait, mais qu’il la priait de lui expliquer pourquoi et ce que cela voulait dire. Mme Pipchin, pour sortir de ce pas difficile, lui assura qu’il n’était pas du tout rococo, mais Paul ne fut point satisfait de cette réponse, et pour en obtenir une autre plus sincère, il regarda Mme Pipchin d’un œil si pénétrant, que la vieille dame fut obligée de se lever et d’aller regarder par la croisée pour éviter ses regards.

Il y avait un grave apothicaire qui donnait ses soins dans l’établissement, quand un des élèves était malade ; il était là dans la chambre et près du lit avec Mme Blimber. Comment étaient-ils venus là et depuis combien de temps y étaient-ils ? Paul n’en savait rien, mais quand il les vit, il se mit sur son séant et répondit tout du long aux questions de l’apothicaire, et le pria même tout bas de ne rien dire à Florence, parce qu’il tenait beaucoup à ce qu’elle vînt à la soirée. Il bavarda beaucoup avec l’apothicaire et ils se quittèrent fort bons amis. Quand il eut refermé les yeux et qu’il fut retombé sur son oreiller, il entendit l’apothicaire qui disait en dehors de la chambre et bien loin de lui, peut-être le rêva-t-il, qu’il y avait manque de puissance vitale (qu’est-ce que c’est que cela ? se demanda Paul) et grande faiblesse de constitution.

« Puisque, ajouta l’apothicaire, le petit bonhomme s’est fait une fête de se joindre à ses compagnons pour la soirée du 17, il faudra contenter son envie, s’il ne va pas plus mal. Je suis bien aise d’apprendre de Mme Pipchin qu’il va retourner dans sa famille le 18. J’écrirai d’ailleurs à M. Dombey avant ce jour-là, quand je connaîtrai mieux la maladie. Il n’y a aucune raison immédiate pour… » Pourquoi ? (Paul n’entendit pas ce mot-là.) « L’enfant est très-intelligent, dit encore l’apothicaire, mais il est bien rococo. »

Qu’était-ce donc que ce rococo, se demandait Paul le cœur palpitant, ce type étrange si visiblement empreint dans ses traits, si évident pour tout le monde et si obscur pour lui ?

Il ne put se l’expliquer ni se fatiguer longtemps la tête à en chercher l’explication. Mme Pipchin se trouva de nouveau près de lui, si toutefois elle s’était jamais éloignée (il avait cru la voir sortir avec le docteur, mais il l’avait rêvé peut-être). Tout à coup, comme par enchantement, elle tient à la main une bouteille et un verre, et elle lui en présente le contenu. Après quoi Mme Blimber lui apporta une bonne gelée de viande, et il se trouva si bien que Mme Pipchin retourna chez elle, cédant à ses instantes prières, et que Briggs et Tozer se couchèrent. Le pauvre Briggs poussait de terribles gémissements en pensant à son analyse, qui l’avait décomposé comme aurait pu le faire une opération chimique, mais il n’en fut pas moins rempli d’attentions pour Paul. Tozer en fit autant et tous les autres aussi ; car, avant d’aller se coucher, ils entrèrent tous dans la chambre, lui disant : « Comment allez-vous, Dombey ? » ou bien : « Bon courage, petit Dombey, » ou d’autres petits mots d’amitié. Quand Briggs se fut mis au lit, il resta éveillé à gémir sur son analyse.

« Ce n’est pas bien, disait-il. On aurait fait l’analyse d’un assassin qu’elle n’eût pas été pire et… le docteur Blimber serait-il bien aise d’être ainsi traité si son argent de semaine en dépendait ? Ah ! c’est bien facile, continuait-il, de faire travailler toute l’année un pauvre garçon comme un galérien et puis de dire ensuite que c’est un paresseux ! Ça n’est pas malin de lui chiper deux dîners par semaine et puis de dire que c’est un gourmand ! Si on croit que je vais me soumettre à ce régime-là, on se trompe. »

Et là-dessus il gémissait de plus belle.

Le lendemain matin, avant de jouer son air sur le tam-tam, le domestique myope monta prévenir Paul qu’il pouvait rester couché, ce que Paul fit de grand cœur. Mme Pipchin revint un peu avant l’apothicaire, et quelques instants après la bonne jeune femme que Paul avait vue nettoyer le poêle le premier jour de son arrivée (oh ! comme ce jour-là lui semblait loin maintenant), la bonne jeune femme lui apporta son déjeuner. Il y eut encore une consultation loin, bien loin de lui ; ou peut-être le rêva-t-il encore ; puis l’apothicaire, rentrant avec le docteur et avec Mme Blimber, dit :

« Oui, je crois, docteur Blimber, qu’il faut laisser ce jeune élève fermer ses livres dès à présent. Les vacances d’ailleurs sont proches.

— Sans doute, dit le docteur Blimber. Mon amie, vous préviendrez Cornélia, je vous prie.

— Certainement, » dit Mme Blimber.

L’apothicaire se pencha pour examiner de près les yeux de Paul. Puis il lui tata la tête, le pouls, le cœur avec tant de soin et d’intérêt, que Paul lui dit :

« Je vous remercie, monsieur.

— Notre petit ami, fit remarquer le docteur Blimber, ne s’est jamais plaint.

— Oh ! non, répondit l’apothicaire, il ne devait pas se plaindre.

— Vous le trouvez beaucoup mieux, n’est-ce pas ? dit le docteur Blimber.

— Oh ! certainement, il est beaucoup mieux, monsieur, » répondit l’apothicaire.

Paul était tout occupé, suivant ses habitudes singulières, à se demander ce qui pouvait rendre l’apothicaire aussi distrait, en répondant aux deux questions du docteur Blimber, quand son Esculape venant à rencontrer ses petits yeux souffrants et s’apercevant de son air pensif, sortit tout à coup de sa rêverie pour lui sourire gaiement ; Paul sourit aussi et perdit de vue ce qui le préoccupait.

Il resta couché ce jour-là à s’assoupir, à rêver, à regarder M. Toots ; mais le lendemain, il se leva et descendit en bas. Eh mais, qu’était-il donc arrivé à la grande horloge ? Un ouvrier, monté sur une échelle double, avait enlevé le cadran et fourrait des outils dans les rouages à la lumière d’une chandelle ! C’était pour Paul un grand événement, et il s’assit sur la dernière marche de l’escalier pour suivre l’opération attentivement. De temps en temps il regardait le cadran appuyé tout de travers contre le mur, et était un peu effrayé à l’idée qu’il avait l’air de le lorgner du coin de l’œil.

L’ouvrier, debout sur l’échelle, était très-poli, et dès qu’il aperçut Paul, il lui demanda :

« Comment vous portez-vous ? »

Paul entama donc une conversation avec lui et lui dit qu’il venait d’être un peu malade. La glace étant ainsi rompue, Paul lui fit une foule de questions sur les cloches et sur les horloges : s’il y avait des gens qui veillaient dans les clochers solitaires des églises pour faire sonner les horloges pendant la nuit ? Comment sonnaient les cloches quand une personne était morte ? Si c’étaient d’autres cloches que celles qui sonnent pour les mariages ? Ou bien si leur tintement lugubre n’était qu’un effet de l’imagination des vivants ? Puis, s’apercevant que sa nouvelle connaissance ne savait pas grand’chose sur la cloche du couvre-feu d’autrefois, Paul lui fit le récit de cette institution. Il lui demanda aussi, comme à un homme du métier, ce qu’il pensait de l’idée d’Alfred le Grand, de mesurer le temps en faisant briller des chandelles ; à quoi l’ouvrier répondit que ce serait la ruine des horlogers, si l’on revenait jamais à ce système. Enfin, Paul continua de regarder l’horloge jusqu’à ce qu’elle eût repris son aspect habituel, et qu’elle eût recommencé sa monotone question, puis l’ouvrier déposant ses outils dans un panier long, lui dit adieu et s’en alla. Mais avant de sortir, il dit tout bas quelque chose au domestique sur le seuil de la porte ; Paul n’entendit que le mot rococo, mais, par exemple, ce mot-là, Paul l’entendit très-bien.

Rococo !… Qu’est-ce que cela voulait donc dire ? et pourquoi cet air triste dont tout le monde prononçait ce mot en parlant de lui ? Qu’est-ce que ce pouvait être ?

Comme il ne travaillait plus, il pensait à cela continuellement, et pourtant pas aussi souvent encore qu’il l’aurait fait s’il n’avait pas eu autant à penser. Mais il avait tant de choses dans la tête qu’il ne faisait que penser du matin au soir.

D’abord Florence allait venir à la soirée. Elle verrait que tous les élèves l’aimaient et cela la rendrait heureuse. Son idée principale était que Florence fût bien persuadée que l’on était bon pour lui, et qu’il était devenu le petit favori de la maison ; parce qu’alors elle penserait sans chagrin au temps qu’il avait passé chez le docteur. Et peut-être serait-elle moins malheureuse quand il la quitterait pour revenir.

Pour revenir !… Cent fois par jour ses petits pieds montaient sans bruit à sa chambre pour y prendre ses livres, ses paperasses, tous les petits riens qui lui appartenaient, pour les mettre en paquet et les emporter chez lui ! Quant au retour, il ne s’en inquiétait guère ; il ne faisait pour cela aucun préparatif ; il n’y avait songé que par occasion, en pensant à sa sœur. Bien au contraire, le but de toutes ses rêveries, de toutes ses allées et venues dans la maison, c’était de la quitter bientôt. Et que de choses, que de choses auxquelles il avait à penser tout le long du jour !

Il allait regarder furtivement ces chambres d’en haut et pensait à leur solitude quand il serait parti ; il se demandait pendant combien de jours, de semaines, de mois, d’années elles continueraient à rester aussi vides, aussi solitaires. Il se demandait encore si un autre enfant (quelque petit rococo comme lui) viendrait s’égarer là quelque jour, pour y voir, comme lui des dessins et des images aussi grotesques dans les meubles et les tapis ; si quelqu’un lui parlerait du petit Dombey, qui avait habité là avant lui.

Il pensait à un portrait placé dans l’escalier, qui le regardait toujours attentivement quand il s’éloignait, le suivant des yeux par-dessus son épaule, et qui, s’il venait à passer là avec un autre camarade, le regardait toujours, sans jamais regarder son compagnon. Ce portrait, il y pensait souvent, et aussi à un tableau suspendu dans un autre endroit où, dans le centre d’un groupe en extase, se voyait une figure qu’il connaissait, une figure entourée d’une auréole, et qui, pleine de douceur, de bonté, d’indulgence, se tenait debout, lui montrant du doigt le ciel.

Mais c’était surtout à la fenêtre de sa chambre que mille pensées se mêlaient à celles-là et se succédaient les unes aux autres, sans interruption, comme les vagues qui se suivent et se pressent. C’était à sa fenêtre qu’il se demandait dans quel lieu vivent les oiseaux sauvages qui sont toujours à planer sur la mer pendant l’orage ; d’où viennent les nuages et où ils commencent ; d’où part le vent dans sa course rapide et où il s’arrête ; si l’endroit où Florence et lui s’étaient tant de fois assis pour rêver et causer de tout cela serait toujours le même sans eux, s’il serait toujours le même pour Florence, en supposant qu’il ne fût pas là et qu’elle allât s’y asseoir toute seule.

Il pensait aussi à M. Toots, à M. Feeder, bachelier ès lettres, et à tous les élèves ; aussi au docteur Blimber, à Mme Blimber et à miss Blimber ; et puis à sa demeure qu’il allait revoir, à sa tante, à miss Tox, à son père, Dombey et fils, à Walter et au pauvre oncle qui avait eu l’argent dont il avait besoin, et à ce capitaine à la voix rauque, qui avait une main en fer. Outre tout cela, il avait une foule de petites visites à rendre pendant le cours de la journée. Il allait dans la classe, dans le cabinet du docteur Blimber, dans la chambre particulière de Mme Blimber, dans celle de miss Blimber, et n’oubliait pas même le chien. Car il avait liberté pleine et entière de circuler dans toute la maison et d’y faire tous les petits rangements qu’il voulait ; et comme il avait grand désir de quitter tout le monde en bons termes, il s’occupait de tous à sa manière. Quelquefois il retrouvait dans les livres des passages pour Briggs qui les perdait toujours ; d’autrefois il cherchait dans le dictionnaire des mots pour des jeunes gens qui n’en pouvaient plus ; il tenait les écheveaux de soie de Mme Blimber pendant qu’elle les dévidait ; il rangeait le bureau de Cornélia ; ou même se glissait dans le cabinet du docteur Blimber, et, assis sur le tapis, tout près de ses doctes mollets, il tournait les sphères tout doucement et faisait le tour du monde ou prenait son vol dans les régions étoilées. Bref, durant ces quelques jours qui précédaient les vacances, et pendant que tous les autres élèves travaillaient à mort à repasser les études de l’année entière, Paul était un élève privilégié comme on n’en avait pas vu encore dans la maison. C’était à peine s’il pouvait le croire lui-même ; mais c’était bien vrai : sa liberté durait d’heure en heure et de jour en jour, et le petit Dombey était caressé par tout le monde. Le docteur Blimber prenait même tant de soin de lui qu’il pria Johnson de sortir de table un jour pour l’avoir appelé, sans y penser, « pauvre petit Dombey. » Paul trouva le docteur bien dur et bien sévère, quoique ces mots l’eussent fait rougir et qu’il se fût demandé pourquoi Johnson le plaignait. Paul ne trouvait pas le docteur bien juste non plus dans cette circonstance, car il était bien certain de lui avoir entendu confirmer lui-même, du poids de son autorité, l’avis de Mme Blimber, qui disait le soir précédent : « Ce pauvre cher petit Dombey est plus rococo que jamais. » Et vraiment Paul pouvait commencer à croire qu’être maigre et chétif, se fatiguer pour la moindre chose, être toujours prêt à s’étendre partout pour se reposer, c’était là l’explication de ce mot mystérieux, car il ne pouvait s’empêcher de reconnaître que de jour en jour il devenait plus chétif et plus maigre, qu’il se fatiguait d’un rien et se reposait à tout propos.

Enfin le jour de la soirée arriva. Le docteur Blimber dit au déjeuner :

« Messieurs, nous reprendrons le cours de nos études le vingt-cinq du mois prochain. »

À peine ces mots étaient-ils prononcés, que M. Toots, émancipé, mit sa bague à son doigt. Puis quelques moments après, venant à parler du docteur, il l’appela Blimber tout court. Cet acte d’indépendance remplit d’admiration et d’envie les élèves les plus âgés ; quant aux plus jeunes, ils en furent comme épouvantés et parurent surpris que la maison ne lui fût pas tombée sur le corps pour écraser le téméraire.

On ne fit pas la moindre allusion à la fête qui devait avoir lieu le soir même, ni au dîner, ni au déjeuner. Mais pendant toute la journée la maison fut en mouvement, et Paul, dans ses promenades, fit connaissance avec des bancs et des candélabres de forme étrange et variée. Il rencontra même debout, en dehors de la porte du salon, une harpe recouverte d’un grand fourreau vert. Au dîner, il remarqua aussi quelque chose de singulier dans la coiffure de Mme Blimber ; elle avait l’air d’avoir les cheveux serrés au sommet comme dans un étau. Quant à miss Blimber, elle avait, bien appliqué de chaque côté de ses tempes, un tour gracieux de nattes artificielles, mais on apercevait en dessous ses propres petits cheveux mis en papillotes, et dans une affiche de théâtre, qui plus est ; car Paul put lire au-dessus de l’un des verres de ses lunettes flamboyantes : Théâtre-Royal, et Brighton au-dessus de l’autre verre.

Il y eut dans les chambres des élèves grand déploiement de cravates et de gilets blancs, quand le soir approcha ; et il se répandit dans toute la maison une telle odeur de cheveux roussis, que le docteur Blimber envoya en haut le domestique qu’il chargea de présenter ses compliments à ces messieurs et de leur demander si le feu était à la maison. C’était tout simplement le coiffeur, qui, en frisant leurs cheveux, avait, dans l’ardeur de son zèle, fait trop chauffer ses fers.

Quand Paul fut habillé, ce qui fut bientôt fait, car il se sentait la tête lourde et se trouvait si mal à son aise qu’il ne pouvait pas se tenir longtemps sur ses jambes, il descendit dans le salon. Le docteur Blimber s’y promenait de long en large, en grande tenue, mais il avait toujours son air digne et indifférent ; il n’était pas plus agité que s’il ne s’attendait pas à recevoir plus d’une ou deux personnes en visite.

Peu de temps après, Mme Blimber parut toute pimpante, à ce que trouva Paul. Elle avait tant de volants à sa jupe, que c’était presque faire un voyage que d’en faire le tour. Miss Blimber descendit aussitôt après sa mère ; elle était un peu étranglée dans son corset peut-être, mais vraiment charmante.

M. Toots et M. Feeder arrivèrent ensuite. Chacun de ces messieurs tenait son chapeau sous son bras, comme s’il venait du bout du monde, et quand le sommelier les annonça, le docteur Blimber s’écria : « Ah ! ah ! Ah ! par exemple ! je suis bien aise de vous voir. » M. Toots était tout rayonnant de bijoux et de précieux boutons, et il prenait la chose tellement au sérieux, qu’après avoir donné la main au docteur Blimber et avoir salué Mme Blimber et miss Blimber, il tira Paul à part, et lui dit : « Que pensez-vous de cela, Dombey ? »

Mais, malgré cette modeste confiance en lui-même, M. Toots semblait être dans la plus grande perplexité sur un point important. Fallait-il mettre le dernier bouton de son gilet, et, toutes réflexions faites, devait-on porter ses manchettes relevées ou non ? Ayant remarqué que celles de M. Feeder étaient relevées, M. Toots releva les siennes ; mais les manchettes du premier qui vint ensuite étant baissées, M. Toots baissa les siennes. Quant aux gilets, à mesure que les invités arrivaient en plus grand nombre, ils se trouvaient boutonnés de tant de manières différentes, soit en haut soit en bas, que M. Toots promenait continuellement ses doigts sur cet article de toilette, comme s’il eût joué un air sur un instrument, et finit par trouver cet exercice des plus fatigants à exécuter.

Tous les jeunes gens bien cravatés, bien frisés, bien chaussés, et le chapeau à la main, ayant été annoncés et introduits chacun à leur tour, M. Baps, le maître de danse, entra accompagné de Mme Baps, que Mme Blimber reçut avec une bonté parfaite et une condescendance marquée. M. Baps était un très-grave personnage, parlant lentement et en mesure. Il y avait à peine cinq minutes qu’il était sous le lustre, qu’il commença à parler à Toots, qui avait déjà eu le temps de comparer sans rien dire ses souliers vernis avec les siens.

« Monsieur, lui dit-il, que feriez-vous de vos matières brutes, si elles arrivaient dans les ports à la place de votre or ? »

La question embarrassa fort M. Toots, qui répondit :

« Il faudrait les dégrossir. »

Mais M. Baps n’eut pas l’air de trouver bon cet expédient.

Paul, à ce moment, se laissa glisser de dessus un des coussins du canapé où il avait établi son observatoire, et descendit dans la pièce où l’on devait prendre le thé, pour voir plus tôt arriver Florence. Depuis près de quinze jours, il ne l’avait pas vue car il était resté chez le docteur Blimber le samedi et le dimanche précédents, de peur de s’enrhumer dehors. Justement elle arrivait : si jolie dans ses simples vêtements de bal, son bouquet de fleurs naturelles à la main, que Paul, quand elle se fut agenouillée pour jeter ses bras autour de son cou, et le couvrir de baisers (car il n’y avait dans la chambre que la bonne Mélia et une autre jeune femme pour l’aider à servir le thé), elle était si jolie, qu’il ne pouvait se décider à la laisser se relever et à se séparer de ses yeux si brillants et si tendres qui se miraient dans les siens.

« Mais qu’y a-t-il donc, Florence ? demanda Paul, presque sûr d’y voir rouler une larme.

— Rien, mon chéri, rien, je vous assure, » répondit Florence.

Paul toucha doucement sa joue avec un de ses petits doigts, et c’était bien une larme !

« Pourquoi donc, Florence ? dit-il.

— Nous retournerons tous deux à la maison, mon amour, et je vous dorloterai, dit Florence.

— Vous me dorloterez ! » répéta Paul.

Que signifiait cela ? se demandait Paul. Pourquoi aussi les deux jeunes femmes avaient-elles l’air aussi sérieux ? Pourquoi Florence détourna-t-elle un moment son visage, pour le ramener presque tout de suite vers lui, tout chargé de sourires ?

« Florence, dit Paul, en jouant avec une boucle de ses cheveux noirs, dites-moi, petite sœur, est-ce que vous trouvez que je suis devenu plus rococo ? »

Sa sœur se mit à rire, le caressa et lui répondit : « Mais non.

— C’est que je sais bien qu’on le dit, reprit Paul, et je voudrais bien savoir ce que cela veut dire, Florence ? »

Un double coup frappé vigoureusement à la porte, fit sauver Florence du côté de la table, et interrompit leur conversation. Paul vit encore avec surprise Mélia chercher à consoler Florence, mais les nouveaux venus, annoncés par le coup de marteau, chassèrent promptement cette idée de sa tête.

C’était sir Barnet Skettles, lady Skettles, et le jeune Skettles, leur fils. Ce dernier devait entrer, comme élève, dans la maison après les vacances, et déjà la renommée, dans la chambre de M. Feeder, s’était beaucoup occupée de son père, qui faisait partie de la chambre des communes. « C’était un homme d’un rare mérite, avait dit M. Feeder, et le président n’avait qu’à lui faire un signe, on pouvait dire d’avance que les radicaux seraient joliment battus (il est vrai qu’il y avait déjà trois ou quatre ans qu’on attendait son premier discours).

« Quelle est donc cette chambre ? dit lady Skettles à Mélia, l’amie de Paul.

C’est le cabinet du docteur Blimber, madame, » répondit-elle.

Lady Skettles en fit la revue avec son lorgnon, et dit à sir Barnet Skettles avec un signe de tête approbateur : « C’est très-bien. » Sir Barnet fut du même avis, mais le jeune Skettles ne parut pas aussi émerveillé.

« Et ce petit enfant ! dit lady Skettles, en se tournant vers Paul, est-ce un des…

— Un des jeunes messieurs, oui, madame, dit la bonne amie de Paul.

— Quel est votre nom, mon petit pâlot ? dit lady Skettles.

— Dombey, » répondit Paul.

Sir Barnet Skettles se joignit aussitôt à la conversation. « J’ai eu l’honneur, dit-il, de dîner avec monsieur votre père dans un banquet, j’espère qu’il se porte toujours bien. » Puis, le petit Paul l’entendit qui disait à lady Skettles : « De la Cité, un homme très-riche et très-honorable, le docteur m’en avait parlé. » Il se retourna ensuite vers Paul et ajouta : « Voudrez-vous bien dire à monsieur votre père, que sir Barnet Skettles a été charmé d’apprendre qu’il se porte bien et lui envoie ses sincères compliments.

— Oui, monsieur, répondit Paul.

— Voilà, mon fils, un brave garçon, dit sir Barnet Skettles, et il appela le jeune Skettles qui se vengeait déjà, par anticipation, sur un plum-pudding, des études à venir. Barnet, lui dit-il, voici un jeune monsieur avec lequel il faudra faire connaissance. Vous entendez, c’est un jeune monsieur dont vous pourrez faire la connaissance et il appuya avec intention sur la permission donnée.

— Quels yeux ! quels cheveux ! quelle charmante figure ! dit avec vivacité lady Skettles à voix basse en lorgnant Florence.

— C’est ma sœur, » dit Paul en la lui présentant.

Les Skettles furent dès lors au comble de la satisfaction, et comme lady Skettles s’était, dès l’abord, prise d’affection pour Paul, elle lui donna la main pour monter au salon. Sir Barnet Skettles prit soin de Florence et le jeune Barnet les suivit.

Le jeune Barnet ne resta pas longtemps à figurer sur les banquettes, une fois arrivé au salon, car le docteur Blimber le saisit au passage pour le faire danser avec Florence. Paul ne remarqua pas qu’il en parût aussi heureux qu’il devait l’être ; il lui trouva même un air boudeur et insouciant ; mais comme il entendit lady Skettles dire à Mme Blimber, tout en battant la mesure avec son éventail, que son cher fils était bien certainement amoureux fou de cette ange d’enfant, miss Dombey, il était probable que Skettles junior était dans un état de béatitude réelle : apparemment qu’il cachait son jeu.

Le petit Paul fut fort étonné en entrant dans le salon que personne ne se fût assis sur les coussins du canapé, et que tout le monde se rangeât au contraire pour le laisser aller en reprendre possession, comme si l’on n’avait pas oublié que c’était là sa place. Personne non plus ne se tint devant lui, quand on s’aperçut qu’il prenait plaisir à voir danser Florence, on laissait même vide un espace assez grand en avant pour qu’il pût la suivre des yeux. Enfin, tout le monde était si bon pour lui, même les étrangers, qui se trouvèrent bientôt fort nombreux, que l’on s’approchait de lui de temps en temps pour lui parler, lui demander comment il se trouvait, s’il n’avait pas mal à la tête, et s’il n’était pas fatigué. Il était très-reconnaissant de tant de bonté et d’attention, et, le dos bien appuyé dans son petit coin sur les coussins, avec Mme Blimber et lady Skettles sur le même canapé et Florence qui venait s’asseoir près de lui à la fin de chaque quadrille, Paul semblait vraiment très-heureux.

Florence aurait voulu rester là près de lui toute la soirée, sans danser, mais c’était Paul qui l’obligeait à recommencer ; cela lui faisait, disait-il, tant de plaisir ! Et il disait vrai ; car son petit cœur se gonflait et sa petite figure brillait de joie, quand il voyait comme tout le monde admirait sa sœur ; n’était-elle pas le plus joli bouton de rose dans ce parterre de danseuses ?

Paul, de son petit nid au milieu des oreillers, pouvait voir et entendre presque tout ce qui se passait, comme si tout cela se faisait pour son amusement. Entre autres incidents, il entendit M. Baps, le maître de danse, qui entrait en conversation avec sir Barnet Skettles et lui adressait, sans perdre de temps, la même question qu’il avait faite à M. Toots : « Que feriez-vous de vos matières brutes, si elles arrivaient dans les ports à la place de votre or ? » Ceci était pour Paul un tel mystère qu’il désirait vivement savoir aussi ce que l’on en pourrait faire. Sir Barnet n’était pas embarrassé pour savoir que répondre et il en dit fort long ; mais il paraît que la question ne fut pas encore résolue, au gré de M. Baps, car il répliqua « Oui, certainement, mais supposez que la Russie y entre avec ses juifs ? » Ce qui parut couper la parole à sir Barnet Skettles, car il ne sut que secouer la tête là-dessus en disant : « Mais dans ce cas-là, il n’y aurait plus qu’à se rejeter sur les cotons, je suppose. »

M. Baps s’éloigna un moment pour aller tenir compagnie à Mme Baps, qui, se voyant tout à fait délaissée, faisait semblant de suivre sur la musique les morceaux que l’artiste jouait sur la harpe. Sir Barnet Skettles l’accompagna du regard dans l’idée que c’était un homme éminent. Il le dit quelques instants après au docteur Blimber : « Ne serait-ce pas être indiscret de vous demander qui est ce monsieur ? N’a-t-il pas été ministre du commerce ?

— Non, répondit le docteur Blimber, je ne crois pas. C’est tout bonnement un professeur de…

— De quelque science en rapport avec la statistique, je le parierais ? dit sir Barnet Skettles.

— Mais non, sir Barnet, répondit le docteur Blimber en se frottant le menton, non, pas précisément.

— De quelque science exacte alors, c’est immanquable ?

— Eh bien ! oui, dit le docteur Blimber, mais pas tout à fait du même genre. M. Baps est un très-digne homme, sir Barnet, mais c’est tout bonnement notre maître de danse.

Paul fut étonné de voir que l’opinion de sir Barnet Skettles sur M. Baps avait changé tout à coup à cette nouvelle, au point qu’il s’éloigna furieux en lançant du bout du salon des regards de colère du côté de M. Baps. Sir Barnet alla même jusqu’à jurer, en racontant à lady Skettles ce qui s’était passé, ajoutant qu’il fallait qu’un homme fût bien im-per-ti-nent pour se permettre une telle im-pu-dence.

Paul remarqua encore autre chose ; M. Feeder après avoir absorbé plusieurs verres de bichoff commença à s’animer. On dansait en général d’une manière cérémonieuse et la musique était presque solennelle, un peu dans le genre des musiques d’église. Mais quand M. Feeder eut absorbé ses verres de bichoff, il dit à M. Toots qu’il allait donner un peu de mouvement à la chose. Aussitôt il se mit à danser non-seulement comme s’il ne s’agissait que de danser, mais il excita en dessous le musicien à jouer des airs ébouriffants. Puis il devint tout à fait galant auprès des dames, et, en dansant avec miss Blimber, il lui dit tout bas, oui vraiment, il lui dit tout bas ! mais non pas si bas que Paul ne pût les entendre, ces deux vers remarquables :

 

Mon cœur, fût-il le plus faux de la terre,

Ne le serait jamais pour vous !

 

Et ces deux vers, Paul l’entendit les répéter à quatre demoiselles les unes après les autres ; aussi avait-il bien raison de dire à M. Toots qu’il pourrait s’en repentir le lendemain ! Mme Blimber fut quelque peu effrayée de cette conduite, jusqu’à un certain point inconvenante ; mais ce qui la préoccupait le plus, c’était le changement opéré dans le caractère de la musique. Déjà le musicien commençait à faire entendre de ces airs populaires qui courent les rues, et cela risquait naturellement de blesser lady Skettles. Mais lady Skettles eut la bonté de dire à Mme Blimber qu’elle ne se tourmentât pas de si peu de chose, et ce fut avec la plus grande amabilité qu’elle écouta les explications données par Mme Blimber sur l’entrain de M. Feeder qui allait quelquefois trop loin dans ces circonstances. Lady Skettles trouva même que, pour son état, il avait l’air fort bien et daigna ajouter que son genre de coiffure sans prétention lui plaisait infiniment : on se rappelle que M. Feeder avait ses cheveux coupés en brosse.

Pendant un moment d’intervalle entre les quadrilles, lady Skettles dit à Paul qu’il semblait fou de la musique. « Oh ! oui, madame, répondit Paul, et si vous l’aimez comme moi, il faut que vous entendiez chanter ma sœur Florence. » Lady Skettles, au même instant, se rappela qu’elle mourait d’envie d’avoir ce plaisir, et elle supplia Florence de chanter. Mais la jeune fille, effrayée de le faire devant tant de monde, s’y refusait de tout son pouvoir, quand Paul l’appelant près de lui : « Je vous en prie, Florence, lui dit-il, chantez pour moi, petite sœur ! » Aussitôt elle alla droit au piano et commença. Chacun s’écarta un peu pour que Paul pût la regarder à son aise. Quand il la vit assise là toute seule, si jeune, si bonne, si jolie et si tendre pour lui, quand il entendit sa voix cadencée, son timbre si doux et si naturel, la chaîne d’or de toutes ses pensées de bonheur et d’amour s’élever au milieu du silence, il détourna la tête et cacha ses larmes. Et quand on lui dit que la musique était peut-être trop plaintive ou trop mélancolique : « Non, non, répondit-il, elle me va au cœur. »

Tout le monde aimait Florence ; et comment s’en empêcher ! Paul avait bien prévu qu’on l’aimerait tout de suite. Assis dans son coin au milieu de ses oreillers, ses petites mains croisées bien tranquillement et une jambe repliée nonchalamment sous lui, on aurait eu peine à concevoir le bonheur, la joie qui inondait son petit cœur, ou le calme heureux qu’il goûtait pendant qu’il regardait sa sœur. Les éloges prodigués à Florence par tous les élèves arrivaient jusqu’à lui. « C’est la sœur de Dombey, disait-on. Qu’elle est jolie ! Qu’elle est simple et modeste ! » On ne tarissait pas sur ses qualités, sur son esprit, et Paul se sentait ému et touché, comme si la brise de cette soirée d’été les eût entourés, lui et sa sœur, d’un souffle sympathique.

Pourquoi ? il ne pouvait s’en rendre compte ; car tout ce qu’il voyait, tout ce qu’il sentait et pensait ce soir-là, soit présent, soit absent, le réel ou le passé, tout se mêlait, tout se fondait ensemble comme les couleurs se fondent dans l’arc-en-ciel, ou dans le riche plumage des oiseaux que le soleil fait chatoyer, ou encore dans les douces teintes du ciel, au moment où l’astre va disparaître à l’horizon. Toutes les choses auxquelles il avait dû penser depuis quelque temps, il les voyait passer devant lui dans la musique, non plus comme réclamant encore son attention ou devant l’occuper désormais, mais comme des choses terminées, réglées à tout jamais. Il y avait bien des années qu’il avait pris plaisir à regarder par une fenêtre solitaire un océan bien loin, bien loin. Et chaque fois, en contemplant les eaux, les pensées qui, la veille encore l’occupaient, s’endormaient calmes et tranquilles comme des vagues mourantes. Eh bien ! ce même murmure mystérieux qu’il admirait souvent encore, couché sur le bord de la mer, il croyait l’entendre résonner dans la romance de sa sœur, dans le bruit des voix, dans le mouvement des pieds ; il le retrouvait dans les figures qui passaient devant ses yeux, et jusque dans la bonté pleine de gaucherie de M. Toots qui venait à tout moment lui donner des poignées de main. Il entendait ce doux murmure lui parler à l’oreille à travers ces attentions dont il était entouré, et s’imaginait, sans savoir pourquoi, que sa réputation de petit rococo s’y rattachait étroitement. C’est ainsi que le petit Paul restait assis, écoutant, rêvant, songeant, regardant et se trouvant heureux.

Il resta ainsi jusqu’au moment de son départ qui fit sensation dans la soirée. Sir Barnet Skettles amena près de lui le jeune Skettles pour lui serrer la main et le prier de ne pas oublier de présenter ses sincères compliments à son cher père, et de lui dire que sir Barnet Skettles espérait que leurs deux fils deviendraient amis intimes. Lady Skettles l’embrassa, écarta ses cheveux de son front et le prit dans ses bras. Mme Baps elle-même (pauvre Mme Baps ! Paul lui en sut gré) quitta sa place auprès du cahier de musique du joueur de harpe pour lui dire adieu d’une façon aussi affectueuse que toutes les personnes qui étaient dans la chambre.

« Adieu, docteur Blimber, dit Paul en lui tendant la main.

— Adieu, mon petit ami, répondit le docteur.

— Je vous remercie bien, monsieur, dit Paul regardant timidement son visage sévère. Dites, je vous prie, qu’on prenne soin de Diogène. »

Diogène était le chien, qui jamais, avant Paul, n’avait admis personne à son amitié. Le docteur promit qu’on aurait, en l’absence de Paul, le plus grand soin de Diogène. Paul le remercia encore, échangea avec lui une nouvelle poignée de main, dit adieu à Mme Blimber et à Cornélia d’un ton si cordial que Mme Blimber oublia tout à fait de parler de Cicéron à lady Skettles, quoiqu’elle y eût pensé toute la soirée. Quant à Cornélia, elle prit dans les siennes les deux mains de Paul et lui dit : « Dombey, Dombey, vous avez toujours été mon élève favori. Que Dieu veille sur vous ! » Et c’était bien une preuve, pensait Paul, qu’on se trompe facilement sur les gens. Car miss Blimber pensait certainement ce qu’elle disait, et pourtant c’était une rude maîtresse.

« Dombey s’en va ! Le petit Dombey s’en va ! » Tel fut le bruit qui courut bientôt parmi tous les jeunes gens, et qui fut suivi d’un mouvement général pour accompagner Paul et Florence jusqu’en bas dans le vestibule. Toute la famille Blimber fut entraînée dans le mouvement, et M. Feeder remarqua tout haut que jamais, à sa connaissance, chose pareille ne s’était vue pour le départ d’un élève ; seulement, on pouvait se demander si les verres de bichoff n’étaient pas pour quelque chose dans cette assertion. Les domestiques, le sommelier à leur tête, semblaient tous s’intéresser au départ du petit Dombey ; le jeune homme myope, en portant ses livres et ses paquets dans la voiture qui devait l’emmener lui et Florence passer la nuit chez Mme Pipchin, était visiblement ému.

Le sentiment délicat que Florence avait inspiré à tous les jeunes gens, car ils en raffolaient tous, ne put les empêcher de prendre congé de Paul de la manière la plus bruyante. Ils agitaient leurs chapeaux en signe d’adieu, se précipitaient en bas de l’escalier pour lui serrer la main, criaient tous chacun de leur côté : « Dombey, ne m’oubliez pas ! » et se livraient à des transports de tendresse tout à fait inusités chez ces jeunes Chesterfields. Paul disait tout bas à Florence, qui l’enveloppait, avant qu’on ouvrît la porte : « Les entendez-vous ? Pourrez-vous jamais oublier cela ? Êtes-vous contente de voir comme on m’aime ? » Et pendant qu’il lui parlait ses yeux brillaient de joie.

Une dernière fois, il regarda toutes ces figures tournées de son côté. Quel mouvement ! Quelle animation ! Et que de monde, que de têtes pressées, empilées l’une sur l’autre comme dans une salle de spectacle ! Elles semblaient nager devant lui comme des figures agitées dans une glace mouvante ; puis, l’instant d’après, il se trouva dans la sombre voiture, serré tout seul contre Florence. À partir de ce moment, s’il vint à penser à la demeure du docteur Blimber, il se la rappela toujours telle qu’il l’avait vue cette dernière fois. Mais ce ne fut pour lui qu’un passé comme le reste, et non une réalité ; un rêve tout pur où il ne voyait que des yeux.

Il n’en avait pas fini encore cependant avec la maison du docteur Blimber. Il restait encore quelque chose. Il restait M. Toots. Tout à coup une des glaces de la voiture s’abaissa, et M. Toots, regardant dans l’intérieur, s’écria en riant de son rire le plus magnifique : « Dombey est-il là ? » et, sans attendre de réponse, il la referma aussitôt. Mais M. Toots n’avait pas dit encore son dernier mot ; car, avant que le cocher eût donné le coup de fouet, l’autre glace de la voiture s’abaissa subitement, et la tête de Toots apparut encore riant du même rire et demandant encore de la même voix : « Dombey est-il là ? » et il disparut comme la première fois.

Comme Florence rit de bon cœur ! Paul s’en souvenait souvent et riait aussi quand il y pensait.

Mais il se passa encore bien des choses ensuite, le lendemain et puis encore plus tard, bien des choses qu’il ne pouvait se rappeler que bien confusément. Pourquoi restèrent-ils chez Mme Pipchin des jours et des nuits, au lieu d’aller coucher chez eux ? Pourquoi était-il resté couché, avec Florence à son chevet ? Avait-il vu réellement son père dans sa chambre, ou bien n’avait-il vu qu’une grande ombre sur le mur ? Avait-il réellement entendu son médecin dire de quelqu’un : « Si vous l’aviez emmené avant d’avoir satisfait ses désirs, d’autant plus forts qu’il était faible, il est probable qu’il serait mort. »

Il ne pouvait pas même se rappeler s’il avait dit véritablement bien des fois à Florence : « Oh ! Florence, emmenez-moi à la maison et ne me quittez jamais ; » mais il lui semblait bien qu’il le lui avait dit. Et quelquefois il croyait s’être entendu lui-même répéter en effet : « Oh Florence, emmenez-moi à la maison, emmenez-moi à la maison ! »

Mais, quand il fut arrivé chez son père, et qu’on l’eut monté, par cet escalier bien connu, il se rappela le roulement d’une voiture durant plusieurs heures de suite, pendant qu’il était couché sur une banquette, avec Florence près de lui et la vieille Mme Pipchin assise en face. Il se rappela aussi son ancien lit quand on l’y eut couché, et sa tante, et miss Tox, et Suzanne ; mais il y avait quelque chose encore, quelque chose de tout nouveau qui le préoccupait.

« Je voudrais bien parler à Florence, dit-il, à Florence toute seule pendant un moment. »

Elle se pencha vers lui et tout le monde s’écarta.

« Florence, ma chérie, papa n’était-il pas dans le vestibule, quand on m’a descendu de la voiture ?

— Oui, mon ami.

— N’est-il pas parti en pleurant dans sa chambre quand il m’a vu, dites-moi, Florence ? »

Florence secoua la tête comme pour lui dire qu’il s’était trompé, et pressa ses lèvres contre la joue de son frère.

« Je suis bien content qu’il n’ait pas pleuré, dit le petit Paul. Je l’avais cru. Florence, ne leur dites pas ce que je vous ai demandé. »

Chapitre XV. Finesse incroyable du capitaine Cuttle et sa nouvelle démarche en faveur de Walter Gay. §

Walter fut, pendant plusieurs jours, fort préoccupé des affaires de la Barbade. Il ne savait trop à quelle résolution s’arrêter. Il se berçait d’un faible espoir que M. Dombey n’avait pas eu l’intention de lui donner cet ordre, ou qu’il changerait d’idée et lui dirait de ne pas s’embarquer. Mais comme rien au monde ne venait confirmer cette pensée (d’ailleurs assez invraisemblable), et que les jours s’écoulaient, sans lui laisser de temps à perdre, il comprit qu’il lui fallait agir sans s’oublier plus longtemps.

Ce qui tourmentait le plus Walter était d’apprendre à son oncle le changement survenu dans sa position. Il ne pouvait se dissimuler que ce serait pour le vieillard un coup terrible. Comment donc se décider, par une nouvelle aussi inattendue, à jeter le trouble dans le cœur de ce pauvre oncle Sol, à peine remis de ses tourments pécuniaires et au moment où il venait de recouvrer si bien sa gaieté, que la petite salle à manger avait repris son aspect accoutumé ? L’oncle Sol avait déjà donné à M. Dombey, au jour fixe de l’échéance un à-compte sur la somme qu’il lui avait prêtée, et il espérait pouvoir bientôt payer le reste de sa dette. Quelle pénible nécessité d’aller l’attrister encore, quand il venait de surmonter si vaillamment ses embarras pénibles !

Et pourtant se sauver en fugitif sans l’avertir seulement, c’était impossible. Il fallait le prévenir, mais comment ? C’était là le point difficile. Quant à se demander s’il fallait partir ou ne point partir, Walter ne pensait même pas qu’il lui fût permis de choisir. M. Dombey lui avait dit franchement qu’il était jeune et que les affaires de son oncle étaient en mauvais état, et M. Dombey, par le regard qui avait accompagné cette remarque, lui avait parfaitement fait comprendre que, s’il refusait de partir, il pourrait rester chez son oncle, si tel était son plaisir, mais qu’on ne le garderait pas dans la maison de commerce. Son oncle et lui avaient de grandes obligations à M. Dombey, depuis la demande que lui avait adressée Walter lui-même. Peut-être commençait-il en secret à désespérer de jamais gagner la faveur de son patron. Il n’était pas sans avoir remarqué que M. Dombey se montrait disposé à l’humilier de temps en temps, quoique bien injustement. Mais aux yeux de Walter les procédés de M. Dombey, quels qu’ils fussent, ne changeaient rien à ce qu’il lui devait : Walter avait à remplir un devoir, il le remplirait.

Quand M. Dombey l’avait regardé en lui disant qu’il était jeune et que les affaires de son oncle étaient en mauvais état, il y avait sur son visage une expression dédaigneuse. M. Dombey semblait croire que le jeune homme n’était pas fâché de vivre à rien faire aux crocs d’un pauvre vieillard, gêné et malaisé : son cœur généreux en avait été mortifié. Pour prouver à M. Dombey, autant que cela se pouvait sans se servir de la parole, pour lui prouver qu’il l’avait mal jugé, Walter s’était efforcé, après l’entrevue relative aux grandes Indes, de montrer encore plus d’entrain et d’activité qu’auparavant : chose difficile dans un caractère déjà si vif et si zélé. Il était trop jeune et trop inexpérimenté pour penser que peut-être ces qualités mêmes n’étaient pas du goût de M. Dombey et que se montrer souple, chercher à être agréable à ce grand personnage, quand il avait témoigné son mécontentement à tort ou à raison, n’était pas un moyen de lui donner bonne opinion de soi. Qui sait même si cet homme si fier de son importance, en voyant le jeune homme déployer la même activité, le même zèle ne se croyait pas bravé et intéressé d’honneur à l’humilier !

« Au bout du compte, il faut avertir l’oncle Sol, » pensait Walter. Mais Walter avait peur que sa voix ne tremblât, que son visage n’exprimât pas l’espérance qu’il aurait voulu feindre, s’il allait annoncer lui-même cette nouvelle au vieillard, et s’il voyait dans les rides de sa figure rembrunie le triste effet des premiers mots qu’il pourrait lui en dire. Il résolut donc d’avoir recours aux services du capitaine Cuttle, cet habile et puissant médiateur, et le dimanche arrivé, il sortit après le déjeuner, pour gagner de nouveau le quartier du capitaine.

Chemin faisant, il se rappelait avec plaisir que Mme Mac-Stinger se rendait tous les dimanches matin à une grande distance pour assister au service du révérend Melchisédech Howler. Ce brave homme, chassé un jour des docks de la compagnie des Indes occidentales sur le faux soupçon (probablement accrédité par un ennemi), de percer les barriques avec un vilbrequin pour appliquer ses lèvres à l’orifice, avait prédit que la fin du monde arriverait dans deux ans, jour pour jour, à dix heures du matin, et il avait ouvert un salon sur la rue pour les messieurs et les dames de la secte de Ranting. Or, dès la première réunion, les instructions du révérend Melchisédech avaient produit un tel effet, que, dans l’entraînement passionné d’une danse sacrée qui servait de clôture au service, le troupeau tout entier, enfonçant le plancher, était tombé au travers dans une cuisine souterraine, où il avait même brisé, dans sa chute, un cylindre à lessive, appartenant à une de ses ouailles.

Ces détails, le capitaine Cuttle, dans un accès de gaieté expansive, après boire, les avait confiés à Walter et à son oncle, entre deux couplets de la belle Suzon, le jour où M. Brogley l’huissier avait été soldé. Le capitaine, de son côté, avait l’habitude de se rendre fort exactement à une église du voisinage qui, chaque dimanche matin, ne manquait pas d’arborer le pavillon anglais pour appeler les fidèles ; et, comme le bedeau en titre était infirme, le capitaine avait la bonté de surveiller pour lui les petits garçons turbulents que son croc mystérieux tenait en respect. Connaissant la régularité du capitaine Cuttle, Walter se hâta le plus qu’il lui fut possible pour arriver avant son départ. Aussi, grâce à son pas diligent, il eut la satisfaction, en tournant dans Brig-Place, d’apercevoir l’habit et le gilet bleus, pendus tous deux en dehors de la fenêtre toute grande ouverte du capitaine, pour prendre un petit air de soleil.

Que les yeux d’un mortel eussent jamais pu voir l’habit et le gilet bleus, séparés du capitaine Cuttle, c’était chose incroyable ! Et cependant il était certain qu’il n’était pas dedans ; autrement ses jambes, vu le peu d’élévation des maisons de Brig-Place, auraient obstrué la porte de la rue qui était parfaitement libre. Tout surpris à cette découverte, Walter ne frappa qu’un seul coup.

Il entendit au même moment, à l’étage supérieur, la voix du capitaine qui criait distinctement de sa chambre : « Stinger ! » comme si la visite n’était pas pour lui. Walter frappa alors deux coups.

« Cuttle ! » dit le capitaine aussitôt ; et sans plus tarder on le vit en chemise blanche et en bretelles, avec sa cravate pendant nonchalamment autour de son cou, comme une corde, et son chapeau de toile cirée sur la tête, apparaître à la fenêtre, au-dessus de l’habit et du gilet bleus étalés au soleil.

— Walter ! s’écria le capitaine au comble de la surprise en l’apercevant.

— Oui, oui, capitaine Cuttle, répondit Walter, ce n’est que moi.

— Qu’y a-t-il, mon garçon ? demanda le capitaine d’un ton inquiet, est-ce qu’il y a encore quelque anicroche chez l’ami Gills ?

— Non, non, dit Walter, tout va bien chez mon oncle, capitaine Cuttle. »

Le capitaine témoigna sa satisfaction, et lui dit qu’il allait descendre lui ouvrir la porte, ce qu’il fit aussitôt.

« Vous voilà de grand matin, cependant, Walter, dit le capitaine le regardant encore d’un air de doute, quand ils furent arrivés en haut.

— Le fait est, capitaine Cuttle, dit Walter en s’asseyant, que je craignais que vous ne fussiez sorti, parce que j’ai à vous demander un conseil d’ami.

— Vous l’aurez, dit le capitaine.

— Voulez-vous prendre quelque chose ?

— Je veux prendre votre avis, capitaine Cuttle, répondit Walter en souriant, rien de plus.

— Parlez donc, dit le capitaine, c’est avec plaisir, mon garçon.

Walter lui raconta ce qui s’était passé, et lui exprima l’inquiétude où il était au sujet de son oncle, en ajoutant que le capitaine Cuttle le tirerait de peine, s’il voulait avoir la bonté de l’aider à adoucir le coup. La surprise, la consternation du capitaine Cuttle, à mesure que Walter parlait, étaient si profondes, et croissaient tellement à chaque parole, qu’on put craindre un moment de le voir disparaître de l’horizon, laissant sa figure désolée désormais sans vie, et par suite son habit bleu, son chapeau de toile cirée et son croc sans maître.

« Vous pensez bien, capitaine Cuttle, poursuivit Walter, que, pour moi, je suis jeune, comme a dit M. Dombey, et qu’il ne faut pas s’inquiéter de moi. Il faut que je fasse moi-même mon chemin dans le monde, je le sais. Mais, en venant ici, j’ai pensé à deux choses qui me préoccupent beaucoup au sujet de mon oncle. Je ne prétends pas dire que je mérite d’être l’orgueil et la joie de son existence, vous me croyez, n’est-ce pas ? Mais je ne le suis pas moins, capitaine. Vous savez que je le suis, hein !

Le capitaine sembla faire un effort violent pour sortir de l’abîme léthargique où il se trouvait plongé, et pour retrouver son visage à peu près perdu, mais l’effort resta stérile, le chapeau de toile cirée remua seul en signe d’assentiment. Muette réponse d’une signification inexprimable !

« Si je vis et que je conserve ma santé, dit Walter, et je ne crains rien de ce côté, je ne puis guère, malgré cela, espérer revoir mon oncle, en quittant l’Angleterre. Il est vieux, capitaine, sa vie est une vie d’habitude…

— Oui, oui, Walter, d’habitudes honnêtes et paisibles, dit le capitaine se retrouvant enfin tout entier.

— Vous avez bien raison, reprit Walter en secouant la tête, mais ce n’est pas là ce que je voulais dire ; j’entendais parler de l’habitude de vivre avec moi. Et si, comme vous le dites avec vérité, j’en suis sûr, si la perte de sa maison, dont il était menacé, ainsi que de tous les objets auxquels il est attaché depuis tant d’années, eût pu avancer ses jours, ne pensez-vous pas qu’il puisse aussi mourir plus tôt s’il vient à perdre…

— Son neveu ! s’écria le capitaine, oui, vraiment !

— Eh bien donc ! reprit Walter d’un ton qu’il s’efforçait de rendre gai, il faut faire votre possible pour lui laisser croire que notre séparation, après tout, ne sera que momentanée. Mais, comme je sais le contraire, capitaine Cuttle, ou que j’ai bien peur de le savoir, et comme je dois à mon oncle, pour tant de raisons, toute ma tendresse, ma soumission, mon respect, je crains d’être bien maladroit en cherchant à le tromper. C’est pourquoi je désire si vivement que vous le préveniez capitaine. Voilà le premier point.

— Tirez au large d’un nœud ou deux, s’écria le capitaine, comme dans un rêve.

— Qu’avez-vous dit, capitaine Cuttle ? demanda Walter.

— Tenez bon ! » répondit le capitaine d’un air distrait.

Walter s’arrêta un moment pour voir si le capitaine n’avait rien autre chose à ajouter mais comme il ne disait rien de plus, il continua :

« Voici le second point, capitaine Cuttle. C’est avec peine que je vous le dis ; mais je ne suis pas dans les bonnes grâces de M. Dombey. J’ai toujours cherché à faire de mon mieux, et j’ai toujours fait tout ce que j’ai pu ; mais il ne m’aime pas. Vous me direz qu’on n’est pas maître de ses sympathies ou de ses antipathies. C’est possible. Toujours est-il que je suis bien sûr qu’il ne m’aime pas. Il ne m’envoie pas à la Barbade comme à un poste avantageux ; il dédaigne même de me le faire voir sous un jour plus favorable qu’il ne l’est en réalité, et je doute fort que cette position puisse jamais me faire avancer dans la maison ; il se pourrait même au contraire que ce ne fût jamais pour moi qu’un cul-de-sac. Mon oncle ne doit rien savoir de tout cela, capitaine Cuttle, et il faut même que nous lui fassions voir la chose comme avantageuse et pleine d’avenir. Si je vous dis la vérité, c’est que je désire, dans le cas où il serait possible de me donner un coup de main là-bas, avoir au moins dans mon pays un ami qui connaisse ma véritable situation.

— Walter, mon garçon, répondit le capitaine, dans les Proverbes de Salomon vous lirez les mots suivants : « Puissions-nous ne jamais manquer d’un ami dans le besoin, ni d’une bouteille à lui offrir ! » Quand vous aurez trouvé ce passage, Walter, prenez-en note. »

Et le capitaine lui tendit la main d’un air de bonne foi et de franchise qui en disait bien long : puis il répéta encore, tant il était fier de l’exactitude et de l’à-propos de sa citation : « Quand vous l’aurez trouvé, prenez-en note. »

« Capitaine Cuttle, dit Walter en serrant à grand’peine dans ses deux mains la main immense que lui avait tendue le capitaine, après mon oncle Sol, vous êtes bien la personne au monde que j’aime le plus ; il n’y a personne au monde en qui j’aie autant de confiance. Quant à partir, capitaine Cuttle, cela m’est bien légal ; qu’est-ce que cela peut me faire ? Si j’avais été libre de chercher moi-même fortune, si j’avais été libre de partir comme simple matelot, ou d’aller m’aventurer au bout du monde, je serais parti sans regret ! Je serais parti volontiers, il y a longtemps, au risque de ce qui pouvait en arriver. Mais c’était contraire aux désirs de mon oncle, et aux plans qu’il avait formés pour moi, et je n’en parlai plus. Mais ce qui me fâche, capitaine Cuttle, c’est que nous nous sommes quelque peu trompés, et que, si je songe à ma situation dans la maison Dombey, je ne vois pas que je sois beaucoup plus avancé que le premier jour où j’y suis entré ; j’ai peut-être même un peu reculé, car on avait l’air assez bien disposé pour moi dans le principe, ce qui n’existe plus maintenant, j’en suis sûr.

— Reviens donc, Whittington, murmura le désolé capitaine, après avoir regardé Walter quelques moments.

— Oui, oui, répliqua Walter en riant, je reviendrai bien des fois, j’en ai peur, capitaine Cuttle, avant que le vent fasse aussi venir de mon côté une chance heureuse, comme la sienne. Non pas que je me plaigne, ajouta-t-il de cet air vif, animé et plein d’énergie qui lui était naturel. Je n’ai pas à me plaindre. Je suis pourvu. J’ai de quoi vivre. Si je quitte mon oncle, je vous le laisse, capitaine Cuttle, et je ne puis le laisser en de meilleures mains. Si je vous ai dit tout cela, ce n’est pas que je désespère, non, non ; mais c’est pour vous convaincre que je n’ai pas le choix dans la maison Dombey. Il faut que j’aille où l’on m’envoie, il faut que j’accepte ce que l’on me donne. Pour mon oncle, du reste, il n’est pas mauvais qu’on m’éloigne. M. Dombey peut lui être très-utile, comme il le lui a déjà prouvé, vous vous rappelez dans quelles circonstances, capitaine Cuttle, et je suis bien persuadé qu’il ne lui sera pas moins utile quand je ne serai plus là pour réveiller chaque jour son mécontentement. Ainsi, hourra ! pour les Indes, capitaine Cuttle ! Que dit donc cette ballade que chantent les matelots ?

 

« Pour le port de La Barbade !

Camarade, Gai, gai.

Adieu la vieille Angleterre !

Si chère.

Gai, gai. »

 

Ici le capitaine répéta en chœur :

 

Gai, gai, gai, gai.

 

Le dernier vers arriva jusqu’aux oreilles d’un brave patron de navire qui n’était pas tout à fait à jeun et qui logeait juste en face. Aussitôt, dans son ardeur joyeuse, il saute à bas de son lit, ouvre sa croisée, et, de l’autre côté de la rue et de toute la force de ses poumons, il se met à chanter avec eux le fameux refrain. L’effet fut magnifique. Quand il lui fut impossible de tenir plus longtemps la dernière note, le patron fit entendre un terrible ohé ! en partie comme salut amical, en partie pour prouver qu’il n’avait pas perdu la respiration. Après quoi il referma sa fenêtre et retourna se coucher.

« Et maintenant, capitaine Cuttle, dit Walter en lui tendant son habit et son gilet bleus d’un air affairé, si vous voulez venir annoncer les nouvelles à l’oncle Sol, car il y a déjà longtemps qu’il devrait les connaître, je vais vous quitter à la porte et m’aller promener jusqu’au soir. »

Le capitaine cependant paraissait fort peu goûter la commission, et ne semblait pas avoir en lui-même grande confiance pour l’exécuter. Il avait arrangé la vie future et les aventures de Walter d’une façon si différente et tellement à sa satisfaction ; il s’était tant de fois félicité de ses combinaisons ! Il avait tout pénétré, tout prévu ; tout était si complet, si parfait, que de voir tout d’un coup s’écrouler son rêve et d’aider lui-même à constater cette déconfiture, c’était un grand effort à faire sur lui-même. Et puis ce n’était pas chose facile au capitaine d’évacuer les idées entrées depuis longtemps dans sa tête sur ce sujet, pour les remplacer à bord par une nouvelle cargaison, avec toute la rapidité que réclamait la circonstance, sans confondre tout pêle-mêle et sans embrouiller les affaires. Si bien qu’au lieu d’endosser son gilet et son habit avec une promptitude qui pût répondre à l’agitation de Walter, il refusa positivement d’endosser pour le moment les habits que lui tendait l’autre, et le prévint qu’avant d’aborder une question si grave, il avait besoin de se ronger un peu les ongles.

« C’est une vieille habitude que j’ai prise depuis cinquante ans, Walter, dit le capitaine. Et quand vous voyez Cuttle se ronger les ongles, mon garçon, vous pouvez dire que Cuttle est enfoncé. »

Le capitaine donc mit son croc entre ses dents pour se ronger les ongles, et considéra le sujet dans toutes ses parties avec un air de profonde sagesse, qui prouvait l’importance des réflexions dans lesquelles il était absorbé et la haute portée du problème qu’il voulait résoudre.

« J’ai un ami, murmura le capitaine d’un ton préoccupé ; en ce moment il côtoie Whitby. En voilà un qui vous donnerait son avis sur ce sujet-là comme sur bien d’autres qu’on pourrait lui proposer : il rendrait six points à tous les membres du parlement qu’il les battrait encore. C’est un homme qui a été deux fois jeté par-dessus bord et qui ne s’en porte pas plus mal pour cela. Quand il faisait son apprentissage, il a reçu pendant trois semaines des coups de barres de fer sur la tête en veux-tu en voilà, ce qui ne l’empêche pas d’avoir la tête aussi solide que qui que ce soit sur le continent. »

Malgré son respect pour le capitaine Cuttle, Walter ne put s’empêcher intérieurement de se réjouir de l’absence de cet oracle, et d’espérer que l’on n’aurait recours à la solidité de cet esprit clairvoyant qu’au moment où ses affaires seraient déjà réglées.

« Si vous lui montriez, à cet homme-là, les bouées de votre port de Londres, dit le capitaine Cuttle du même ton, il vous dirait que ça ne ressemble pas plus à des bouées que les boutons de l’habit de votre oncle. Il n’y a pas un de vos vieux marins à jambe de bois qui lui aille à la cheville ; à la cheville, entendez-vous bien, mon garçon.

— Comment se nomme-t-il, capitaine Cuttle ? demanda Walter, décidé à montrer de l’intérêt pour l’ami du capitaine.

— Il se nomme Bunsby, dit le capitaine ; mais pour un homme de sa taille, le nom ne fait rien à la chose. »

Le capitaine n’ajouta pas d’autre explication à la louange qu’il venait de donner à son ami en forme de conclusion, et Walter n’en demanda pas plus long. Car avec la vivacité d’esprit qui lui était naturelle, il se mit à repasser dans sa tête les points importants de son affaire, et s’aperçut bientôt que le capitaine était retombé dans ses profondes pensées ; ses yeux ombragés par ses épais sourcils étaient fixés ardemment sur lui, mais il était évident qu’il ne le voyait ni ne l’entendait, et qu’il était plongé dans ses réflexions.

De fait, le capitaine Cuttle travaillait dans sa tête à de si grands desseins, que, loin d’être enfoncé, comme il le disait, il se plongeait à plaisir dans la profondeur de l’abîme sans pouvoir en trouver le fond. Peu à peu il devint tout à fait clair pour lui qu’il y avait là quelque erreur, et que bien certainement c’était Walter qui se trompait et non pas lui.

« S’il y a réellement quelque projet en train pour les Indes, pensait le capitaine, bien sûr il est tout autre que ne se l’imagine Walter, qui, après tout, n’est qu’un enfant sans expérience. Ce ne peut être qu’un nouveau moyen de lui faire faire sa fortune avec une promptitude inaccoutumée. S’il y a quelque petite brouille entre eux (le capitaine voulait dire entre M. Dombey et Walter), il suffira d’un mot dit à propos par un ami pour rétablir la paix et remettre la barque à flot. »

Voici où ces considérations conduisaient le capitaine : comme il avait eu le plaisir de faire connaissance avec M. Dombey, en passant dans sa société une demi-heure des plus agréables à Brighton (le jour où Walter et lui avaient emprunté la somme), en hommes du monde qui se comprennent parfaitement et qui sont tout disposés à bien faire les choses, ils pourraient facilement arranger une petite affaire de ce genre en allant droit au fait.

Il s’agissait donc tout simplement pour lui, en sa qualité d’ami, de diriger ses pas du côté de la demeure de M. Dombey, sans en parler à Walter. Là il dirait au domestique : « Seriez-vous assez bon, mon garçon, pour prévenir M. Dombey que le capitaine Cuttle est ici ? » Puis il prendrait M. Dombey à part, en ami, en s’accrochant à sa boutonnière, lui expliquerait l’affaire, le coulerait à fond et reviendrait triomphant.

À mesure que ces réflexions se présentaient à son esprit, et que peu à peu elles prenaient cette forme et cette tournure, son visage s’éclaircissait comme une matinée douteuse fait place à une journée resplendissante. Ses sourcils, qui s’étaient rapprochés avec une expression du plus mauvais augure, se détendirent et n’exprimèrent plus que la sérénité. Ses yeux, qui s’étaient presque fermés, tant son esprit était tendu par de graves pensées, s’ouvrirent tout grands ; un sourire, qui d’abord n’avait fait sur son visage que trois petites marques, l’une au coin droit de sa bouche, et les deux autres au coin de chaque œil, envahit bientôt toute sa figure, et, montant jusqu’à son front, souleva le chapeau de toile cirée, comme si, après s’être enfoncé d’abord avec le capitaine Cuttle, il venait, comme lui, de se remettre heureusement à flot.

Enfin le capitaine cessa de se ronger les ongles et dit :

« Maintenant, Walter, mon garçon, vous pouvez m’aider à endosser ces hardes. »

Le capitaine voulait parler de son habit et de son gilet.

Walter ne pouvait comprendre pourquoi le capitaine mettait sa cravate avec tant de soin, roulant les deux bouts pour en faire une sorte de queue qu’il passa dans un anneau d’or massif, sur lequel était peint dans un médaillon, en souvenir d’un ami mort, un tombeau entouré d’une belle petite grille de fer et ombragé par un saule pleureur. Il se demandait aussi pourquoi il tirait son col de chemise au risque de faire craquer en bas la toile d’Irlande, et de manière à se décorer le visage d’une véritable paire de visières ; pourquoi enfin il changeait de souliers pour mettre une incomparable paire de brodequins qu’il ne portait jamais que dans les grandes occasions. Le capitaine étant enfin attifé à sa complète satisfaction, se regarda du haut en bas dans un miroir à barbe qu’il décrocha dans ce but, saisit son bâton noueux et dit qu’il était prêt.

Quand ils furent dehors, Walter remarqua que la démarche du capitaine avait un air plus délibéré que de coutume, mais il ne s’en étonna pas, attribuant ce changement aux brodequins.

Ils avaient à peine fait quelques pas qu’ils rencontrèrent une marchande de fleurs ; le capitaine s’arrêta tout court comme frappé d’une idée lumineuse et fit emplette du plus gros bouquet du panier : c’était un bouquet magnifique, étalé en éventail, composé des fleurs les plus éclatantes, et qui avait environ deux pieds et demi d’envergure.

Armé de ce léger présent destiné à M. Dombey, le capitaine continua sa route avec Walter jusqu’au moment où ils furent arrivés à la porte de l’opticien. Là ils s’arrêtèrent tous deux.

« Vous allez entrer ? dit Walter.

— Oui, » répondit le capitaine ; car il pensa qu’il lui fallait se débarrasser de Walter avant d’aller plus loin, et qu’il valait mieux faire sa grande visite un peu plus tard.

« Et vous n’oublierez rien ? dit Walter.

— Non, répondit le capitaine.

— Je vais donc aller faire un petit tour, dit Walter, pour ne pas vous gêner, capitaine Cuttle.

— Oui, un grand petit tour, mon garçon, » lui cria le capitaine.

Walter de la main lui fit signe que c’était son intention et il disparut.

Il n’avait pas de but de promenade déterminé, mais il pensa qu’il serait bien dans les champs ; que là il pourrait réfléchir à la vie inconnue qui s’ouvrait devant lui et méditer tranquillement à l’ombre d’un arbre. Il ne connaissait pas de champs plus agréables que ceux qui environnent Hampstead, ni de route plus directe pour s’y rendre que de passer devant la maison de M. Dombey.

Il jeta un coup d’œil sur la façade : la maison était toujours aussi triste, aussi sombre ; les jalousies étaient fermées, mais la partie supérieure des croisées était toute grande ouverte, et un vent doux, agitant les rideaux et les faisant voltiger çà et là, était le seul signe d’animation à l’extérieur. Walter marcha tout doucement en cheminant devant la maison et se sentit heureux quand il l’eût laissée d’une porte ou deux derrière lui.

Il regarda alors en arrière avec le même intérêt qu’il avait toujours ressenti pour cet endroit depuis l’aventure de l’enfant perdue, il y avait déjà bien des années, et ses regards se dirigeaient surtout vers les rideaux qui s’agitaient. Pendant qu’il regardait ainsi, une voiture s’arrêta devant la porte ; il en vit descendre un grave personnage tout vêtu de noir, avec une grosse chaîne de montre, et la porte se referma sur lui. Quand il fut un peu plus loin, Walter, en se rappelant tout ensemble et la voiture et le personnage, ne douta pas que ce ne fût un médecin. Il se demanda alors qui pouvait être malade ; mais il ne songea à tout cela qu’après avoir marché assez longtemps, distrait par d’autres pensées.

La vue de la maison lui avait surtout fait faire certaines réflexions. Il se plaisait à espérer qu’un jour viendrait peut-être où la charmante enfant, son ancienne amie, qui lui avait toujours témoigné tant de reconnaissance et tant de plaisir à le voir, pourrait intéresser son frère en sa faveur et exercer sur son avenir une influence heureuse. Il trouvait dans cette pensée un charme infini ; plutôt, en ce moment, par l’espoir que la jeune fille se souviendrait toujours de lui, qu’en vue d’un intérêt probable ; mais une autre pensée plus sérieuse venait lui dire tout bas qu’à cette époque, s’il était encore de ce monde, il serait bien loin par delà les mers et oublié, tandis qu’elle serait mariée, riche, fière et heureuse. Quelle raison y aurait-il alors pour qu’elle se souvînt de lui avec intérêt ? Elle ne penserait pas plus à Walter qu’à un des jouets de son enfance. Et encore seulement y penserait-elle autant ?

Et cependant de cette charmante enfant qu’il avait trouvée perdue dans les rues, il s’était fait un tel idéal ; son innocente reconnaissance ce jour-là, la naïveté, la sincérité de ses paroles s’identifiaient tellement avec elle, que Walter, en se disant qu’un jour peut-être elle serait fière, se sentait rougir comme s’il se reprochait de lui faire injure. D’un autre côté, s’il venait à songer que jamais elle pût se marier, il lui semblait que c’était l’outrager non moins cruellement. Décidément, il ne pouvait penser à elle sans revoir toujours cette petite fille si candide, si innocente, si attrayante enfin qu’il avait vue du temps de la bonne Mme Brown. En un mot, Walter s’aperçut que raisonner sur Florence c’était perdre la raison, et qu’il n’avait rien de mieux à faire que de garder son image dans son cœur comme un talisman précieux, insaisissable, invariable, indéfinissable, oui, indéfinissable, si ce n’est qu’en songeant à elle il était sûr d’être heureux, et que sa seule image suffisait pour le détourner du mal comme ferait un bon ange.

Walter erra longtemps dans les champs ce jour-là. Il écoutait chanter les oiseaux, sonner les cloches du dimanche et murmurer les bruits lointains de la ville. Il respirait un air pur, et, regardant parfois au loin, dans les profondeurs de l’horizon, la route qu’il aurait à suivre et le but de son voyage, il ramenait ensuite ses regards sur les vertes prairies de l’Angleterre et les beaux sites de sa patrie. Mais ce fut à peine s’il pensa une fois sérieusement à son départ ; il éloignait nonchalamment cette idée d’heure en heure, de minute en minute, pour continuer de réfléchir toujours sur le même sujet.

Walter avait laissé les champs derrière lui et regagnait sa demeure tout absorbé par ses pensées, quand il entendit tout à coup une voix d’homme qui le hêlait, puis, au même instant, une voix de femme qui l’appelait par son nom. Tout surpris, il se retourna aussitôt et s’aperçut qu’un fiacre, qui suivait une direction contraire à la sienne, venait de s’arrêter non loin de lui. Le cocher, penché sur son siége, se retournait pour lui faire des signes avec son fouet, et une jeune femme, sortant à moitié de la voiture, l’appelait de toutes ses forces. Il s’élança vers la voiture et reconnut dans la jeune femme Suzanne Nipper ! Suzanne Nipper, si agitée qu’elle en était toute hors d’elle-même.

« Staggs-Gardens, monsieur Walter ! s’écriait miss Nipper. Oh ! monsieur Walter, où est Staggs-Gardens, je vous en prie ?

— Eh ! qu’y a-t-il donc ? répondit Walter.

— Oh ! monsieur Walter, Staggs-Gardens, je vous en prie, répéta Suzanne.

— Monsieur ! s’écria le cocher s’adressant à Walter dans un transport de désespoir, voilà la vie qu’elle me fait depuis plus d’une mortelle heure ; nous allons, nous venons, nous enfilons un tas de rues sans fond, où elle veut absolument que je passe ! Ah ! j’ai fait bien des courses avec cette voiture dans ma vie, mais je puis bien dire que je n’ai jamais vu pareil train.

— Désirez-vous aller à Staggs-Gardens, Suzanne ? Demanda Walter.

— Ah ! certainement qu’elle veut y aller, mais où est-ce ? grommela le cocher.

— Je ne sais pas où c’est ! s’écria Suzanne tout égarée. Monsieur Walter, je n’y suis venue qu’une fois avec miss Florence et notre pauvre cher petit Paul, le jour où vous avez trouvé Mlle Florence dans la Cité, car nous l’avions perdue, en revenant à la maison, Mme Richard et moi ; il y avait là un taureau furieux, et puis l’aîné des enfants de Mme Richard ; enfin j’y suis bien revenue une fois depuis, mais je ne me souviens plus de l’endroit, je crois qu’il est rentré sous terre. Ô monsieur Walter, ne m’abandonnez pas, Staggs-Gardens, je vous en supplie ! Le petit chéri de miss Florence, notre chéri à tous ! le petit M. Paul, si doux, si gentil ! Ô monsieur, monsieur Walter !

— Grand Dieu ! s’écria Walter, est-il donc bien malade ?

— Le pauvre petit bouton de rose, s’écria Suzanne en se tordant les mains, il a demandé à revoir sa vieille nourrice, et je viens la chercher pour la mener à son chevet, cette chère Mme Staggs, de Polly Toodle-gardens ! »

Tout ému de ce qu’il venait d’apprendre et comprenant trop bien le trouble de Suzanne, maintenant qu’il savait ce qu’elle cherchait, Walter se mit à courir en avant avec une telle ardeur, s’informant tantôt ici, tantôt là, et à droite et à gauche, du chemin de Staggs-Gardens, que le cocher pouvait à peine le suivre.

Il n’y avait plus de Staggs-Gardens ; Staggs-Gardens avait disparu. À la place des vieilles petites baraques de bois s’élevaient de riches palais, dont les colonnes de granit ouvraient, à travers leurs portiques élégants, une vue prolongée sur le chemin de fer. Le grand et misérable terrain où s’étaient amoncelées si longtemps les ordures avait été envahi et il n’en restait plus trace. On voyait maintenant, à la place, des rangées de boutiques toutes remplies de riches objets et de marchandises de prix. Ses rues détournées d’autrefois fourmillaient à présent de voyageurs et de voitures de toute espèce. Ses rues nouvelles, qui longtemps étaient restées inachevées dans la bourbe, sans pouvoir sortir des ornières formaient maintenant des villas qui offraient tout ce que l’on peut désirer en fait de confort et d’agrément, et devenaient la source d’une foule de jouissances ignorées dans le quartier, jusqu’au jour où elles étaient sorties de terre comme des champignons. Les ponts, qui, dans le temps, ne menaient à rien, conduisaient aujourd’hui à des lieux de plaisance, à des jardins, à des églises, à des promenades salubres. Ces carcasses de maisons et ces embryons de rues neuves avaient marché sur toute la ligne à fond de train ; elles s’étaient avancées, comme à la vapeur, jusque dans la campagne, semblable à un convoi monstre.

Quant au voisinage qui avait hésité à reconnaître le chemin de fer dans ses jours de lutte, il était devenu sage et repentant comme tout bon chrétien doit être en pareil cas, et maintenant il se faisait gloire de son puissant et riche parrain. On trouvait des modèles de chemin de fer sur les mouchoirs de ses marchands de nouveautés, et des journaux de chemin de fer aux vitres de ses marchands de journaux. De tous côtés le chemin de fer donnait à tout son nom : aux hôtels, aux cafés, aux chambres garnies, aux pensions bourgeoises ; tout était au chemin de fer, plans, cartes, vues, couvertures de voyage, flacons, paniers à provisions, et tableaux des départs. Des stations de fiacres et de cabriolets du chemin de fer ; des omnibus du chemin de fer. Il y avait la rue du chemin de fer, la cité du chemin de fer ; partout on ne rencontrait que des flâneurs parasites, des courtisans de chemin de fer, vivant à ses dépens. L’heure du chemin de fer était la seule qu’on vît partout sur les cadrans, comme si le soleil lui-même avait donné sa démission de régulateur. Au nombre des convertis se trouvait le maître ramoneur, naguère un des incrédules de Staggs-Gardens, qui vivait maintenant dans une maison toute décorée d’ornements en stuc, haute de trois étages : sur un écriteau verni, tout enjolivé de belles dorures, il s’intitulait à présent entrepreneur du nettoyage à la vapeur des cheminées de chemins de fer.

Tout le jour et toute la nuit par un échange incessant, le cœur de ce grand mouvement recevait et rendait la circulation active de son sang et de sa vie. C’étaient des foules de gens et des montagnes de marchandises qui partaient et qui arrivaient des vingtaines de fois toutes les vingt-quatre heures et produisaient sur place une fermentation sans fin. Les maisons même semblaient toutes prêtes à faire leurs malles pour aller faire un petit tour je ne sais où. De célèbres membres du parlement, qui se moquaient, il n’y a pas plus de vingt ans, des folles théories des ingénieurs au sujet des voies de fer, et ne les avaient pas ménagés alors dans l’examen de leurs plans, partaient maintenant pour le nord, montre en main, et envoyaient à l’avance par le télégraphe électrique des messages pour annoncer leur arrivée. Jour et nuit, les locomotives triomphantes grondaient au loin ou avançaient sans bruit vers le but de leur voyage, et glissaient comme des dragons apprivoisés dans des niches pratiquées à un pouce près pour les recevoir ; elles s’arrêtaient toutes bouillonnantes, toutes frémissantes, et faisaient trembler les murs, comme si elles avaient peine à contenir dans leur sein le secret de la puissance inconnue qu’elles portaient avec elles, et de leurs grands desseins encore inachevés.

Mais Staggs-Gardens avait été détruit jusqu’à la racine. Jour de malheur que celui où pas un « pouce de terre de notre belle patrie, » lisez de Staggs-Gardens, ne fut respecté !

À la fin, après bien des questions infructueuses, Walter, suivi de la voiture et de Suzanne, finit par découvrir un homme qui avait jadis habité cette terre maintenant disparue. C’était, s’il vous plaît, le maître ramoneur dont nous avons parlé, et qui, devenu un gros monsieur, frappait un double coup à la porte de sa propre maison.

« J’ai très-bien connu Toodle, dit-il. Il est attaché au chemin de fer ? N’est-ce pas ?

— Oui, oui, monsieur, c’est bien cela, s’écria Suzanne de la portière de la voiture.

— Où demeure-t-il maintenant ? demanda vivement Walter.

— Il habitait dans les bâtiments mêmes de la compagnie, en tournant le second coin à droite, au fond de la cour, la seconde allée à droite encore au n° 11. Il n’y a pas à vous tromper, continua le maître ramoneur ; dans tous les cas, vous n’avez qu’à demander Toodle le chauffeur, et tout le monde vous indiquera sa demeure. »

En entendant tous ces détails si inespérés, Suzanne Nipper descendit en toute hâte de la voiture, prit le bras de Walter, et se mit à marcher d’un pas haletant, laissant là le fiacre attendre leur retour.

« Y a-t-il longtemps que le pauvre petit est malade, Suzanne ? demanda Walter en courant.

— Il y a longtemps qu’il est souffrant, dit Suzanne, mais personne ne peut dire depuis combien de temps. » Et elle ajouta d’un ton plein d’amertume :

« Oh ! les Blimber !

— Les Blimber ? répéta Walter.

— Ô monsieur Walter, dit Suzanne, je ne me pardonnerais pas dans un moment comme celui-ci, et quand on est tout entier à un malheur aussi affreux, non, je ne me pardonnerais pas d’en vouloir à quelqu’un, surtout à des gens dont ce cher petit Paul parle avec amitié, mais il ne m’est pas défendu de souhaiter que toute la famille fût condamnée à casser les pierres sur le chemin, pour macadamiser les routes nouvelles, miss Blimber la première, et la pioche à la main. »

Miss Nipper reprit haleine et se mit à marcher de plus belle, comme si elle se fût soulagée par cette explosion. Walter, qui pendant ce temps, n’avait pas de respiration à perdre en questions, l’accompagna sans rien dire. Bientôt, dans leur impatience, ils poussèrent une petite porte et se trouvèrent dans une salle fort propre et toute pleine d’enfants.

« Où est madame Richard ? s’écria Suzanne Nipper, en regardant autour d’elle. Ô madame Richard, madame Richard, venez avec moi, ma chère amie !

— Eh quoi ! n’est-ce pas Suzanne ? cria la bonne mère de famille en se levant du milieu du groupe avec son honnête physionomie et au comble de la surprise.

— Oui, madame Richard, c’est moi, dit Suzanne, et je voudrais bien que ce ne fût pas moi, quoique vous puissiez trouver que ce n’est pas très-aimable de ma part de le dire ; mais le petit Paul est très-malade et il a dit à son papa aujourd’hui qu’il voudrait bien voir la figure de sa vieille nourrice ; et son papa et Mlle Florence espèrent que vous allez venir avec moi et avec M. Walter, Mme Richard ; que vous oublierez ce qui s’est passé et que vous ferez amitié à ce pauvre cher petit qui s’en va. Oh ! oui, madame Richard ; qui s’en va ! »

Suzanne se mit à pleurer et Polly pleura aussi de la voir et d’entendre ce qu’elle venait de dire ; et tous les enfants s’approchèrent (y compris les nouveau-nés en masse). M. Toodle qui venait d’arriver de Birmingham, et qui mangeait son dîner dans une marmite, posa son couteau et sa fourchette, mit sur sa tête le chapeau et sur son dos le châle de sa femme, qu’il décrocha derrière la porte, pour les lui présenter, puis lui donnant une tape sur l’épaule il lui dit avec plus de sensibilité dans le cœur que d’éloquence dans le discours : « Allons, Polly ! filons. »

Ils revinrent donc à la voiture longtemps avant que le cocher s’y attendît, et Walter ayant fait entrer Suzanne et Mme Richard dans l’intérieur, se plaça lui-même sur le siége, afin qu’on ne se trompât plus de route. Il les déposa toutes deux sans encombre dans le vestibule de M. Dombey où, par parenthèse, il aperçut, dans un coin, un énorme bouquet qui lui rappela celui que le capitaine avait acheté avec lui le matin. Il serait resté volontiers pour savoir quelque chose de plus sur le petit malade ; il aurait même attendu autant qu’on aurait voulu, s’il avait pu rendre le moindre service ; mais sentant avec peine qu’une telle conduite paraîtrait à M. Dombey présomptueuse et même hardie, il se retira lentement, tristement, le cœur plein d’une pénible inquiétude.

Il n’y avait pas cinq minutes qu’il était sorti, quand un homme courut après lui pour le prier de revenir. Walter retourna sur ses pas le plus vite possible et entra dans la sombre demeure, avec de noirs pressentiments.

Chapitre XVI. Ce que disaient toujours les vagues. §

Paul n’était pas sorti de son petit lit. Il y était couché bien tranquillement, écoutant les bruits de la rue, sans s’inquiéter beaucoup de la manière dont le temps s’écoulait, mais s’en rendant bien compte cependant, et suivant tout ce qui se passait autour de lui d’un œil attentif.

Quand les rayons du soleil pénétraient dans sa chambre au travers des jalousies, agitées par le vent, et venaient onduler sur le mur comme des vagues dorées, il savait que la nuit approchait et que le ciel était rouge et beau. Quand la lumière s’affaiblissait et que l’ombre continuait de grimper sur le mur, il la regardait devenir plus sombre, plus sombre, plus sombre jusqu’à ce qu’elle fût enfin la nuit. Il se disait alors que les longues rues étaient, de place en place, éclairées par le gaz et que les étoiles brillaient d’un éclat paisible dans le ciel. Mais c’était vers le fleuve que son imagination se sentait singulièrement entraînée. Il savait qu’il traversait la ville. Comme il devait être noir, alors ! Comme il devait paraître profond, tandis que des milliers d’étoiles venaient s’y réfléchir ! Mais surtout comme il allait droit à la mer, toujours, toujours, sans s’arrêter jamais !

À mesure que la nuit avançait, que les pas devenaient si rares dans la rue qu’il pouvait les entendre venir, les compter même, quand ils s’arrêtaient, et les perdre dans le vide, quand ils s’éloignaient, il restait à regarder de son lit les cercles irisés qui se formaient autour de la bougie et attendait patiemment le jour. Le fleuve seul venait le troubler, le fleuve, si prompt et si rapide. Quelquefois il voulait l’arrêter, le repousser avec ses petites mains, y jeter du sable pour le retenir, et, quand il le voyait couler malgré tous ses efforts, il jetait un cri de terreur. Mais alors un mot de Florence, qui ne quittait pas son chevet, le rappelait à lui. Il appuyait sa pauvre tête sur le sein de sa sœur, lui parlait de son rêve et souriait.

Quand le jour commençait à poindre de nouveau, il épiait le retour du soleil, et, quand les gais rayons de l’astre venaient éclater dans la chambre, il se figurait voir, que dis-je, il voyait en effet les hautes tours de l’église se dresser sur le fond azuré du ciel aux premières lueurs du matin ; il voyait la ville sortir de son engourdissement, s’éveiller, revivre encore ; il voyait le fleuve couler tout brillant, mais toujours aussi rapide, et la campagne étincelante de rosée. Des sons, des cris qui lui étaient familiers, se faisaient entendre par degrés dans la rue sous ses fenêtres ; les domestiques allaient et venaient dans la maison ; des figures paraissaient à la porte de sa chambre, et des voix demandaient tout bas de ses nouvelles. Paul répondait toujours lui-même : « Je vais mieux, disait-il, merci, je vais beaucoup mieux ! Dites-le à papa ! »

Peu à peu, le mouvement de la journée, le bruit des voitures et des charrettes, les allées et venues des passants le fatiguaient. Il s’endormait ou bien se sentait poursuivi sans re-lâche, entre la veille et le sommeil, par la pensée fatigante de ce fleuve irrésistible. « Eh ! quoi ! ne s’arrêtera-t-il donc jamais ? disait-il à Florence. Il me semble qu’il m’entraîne avec lui ! »

Mais Florence le calmait et le rassurait, et le plus grand bonheur qu’il pût avoir, chaque jour, était de lui faire reposer la tête sur son propre oreiller pour s’y endormir un peu.

« Vous veillez toujours près de moi, Florence, c’est à mon tour à vous veiller maintenant ! » On calait alors des oreillers dans un coin de son lit, et il y restait appuyé, pendant que Florence était couchée près de lui. Bien des fois, il se penchait en avant pour l’embrasser, et disait tout bas à ceux qui étaient là : « Elle est fatiguée, voyez-vous. Voilà tant de nuits qu’elle veille près de moi ! »

Ainsi le jour passait. La chaleur et la lumière diminuaient peu à peu, et c’était le tour des vagues dorées à revenir danser sur le mur.

Trois graves docteurs, ni plus ni moins, le visitaient chaque jour. Ils avaient l’habitude de se réunir en bas et de monter ensemble dans sa chambre. Le calme y était si grand et Paul les observait avec tant d’attention (quoique jamais il n’eût demandé à personne ce qu’ils disaient) qu’il aurait su les reconnaître rien qu’à la différence du tic-tac de leurs montres. Mais c’est sur le docteur Parker Peps, qui s’asseyait toujours auprès de son lit, qu’il concentrait surtout son intérêt. Paul avait entendu dire, il y avait longtemps, que c’était lui qui était auprès de sa mère quand elle serra Florence dans ses bras pour rendre le dernier soupir. Il ne pouvait pas oublier cela dans l’état où il était. Il n’en avait pas peur pour cela : bien au contraire, il l’en aimait davantage.

Il voyait autour de son lit changer toujours les visages, comme la première nuit de sa maladie chez le docteur Blimber. Excepté Florence pourtant qui restait toujours, toujours là. Le docteur Parker Peps se changeait en M. Dombey père, la tête appuyée sur sa main ; la vieille Mme Pipchin, quand elle avait bien fait son somme dans un grand fauteuil, se changeait en miss Tox, à moins qu’elle ne fût remplacée par la tante, et Paul rouvrait et refermait les yeux, après avoir vu ces changements de décoration sans en éprouver aucune émotion. Il n’y avait que cette personne toujours la tête appuyée sur sa main, qui revenait si souvent, qui restait là si longtemps ; qui était si froide et si grave ; n’ouvrant jamais la bouche ni pour parler ni pour répondre et levant la tête si rarement que Paul commença à se demander languissamment d’abord, puis avec une crainte véritable, quand la nuit fut venue, si cette figure qu’il voyait là toujours assise était bien une personne naturelle.

« Florence, dit-il qu’est-ce que cela ?

— Où mon ami ?

— Là au pied du lit.

— Il n’y a que papa ! »

La figure releva la tête, quitta son siége et venant à côté de lui :

« Mon fils, ne me reconnaissez-vous pas ? » dit-elle.

Paul regarda son visage et il hésita. Était-ce bien son père ?… Mais la figure altérée, qu’il tardait à reconnaître, tressaillit sous son regard avec une expression pénible, et avant qu’il eût pu avancer ses deux mains pour la saisir et l’attirer vers lui, elle s’éloigna vivement du petit lit pour aller à la porte.

Paul regarda Florence, le cœur tout palpitant, mais il se doutait de ce qu’elle allait lui dire et il colla sa petite joue contre ses lèvres pour l’empêcher de parler. La première fois qu’il revit ensuite la figure assise au pied de son lit, il l’appela :

« Ne vous affligez pas pour moi, cher papa, dit-il. Je suis très-heureux, je vous assure. »

Son père s’approcha et se baissa vers lui, mais vite et sans s’arrêter auprès du lit. Paul le prit par le cou et lui répéta les mêmes paroles plusieurs fois, et avec un accent de sincérité profonde ; depuis, il ne le revit jamais ni le jour ni la nuit, dans sa chambre, mais il ne l’en appelait pas moins, lui criant toujours : « Ne vous affligez pas pour moi ! Je suis très-heureux, je vous assure. » C’est ainsi qu’il prit l’habitude de dire chaque matin qu’il allait mieux et qu’il fallait le dire à son père.

Combien de fois les vagues dorées se balancèrent-elles sur le mur ? Combien de nuits le fleuve bien noir, bien noir coula-t-il vers la mer, malgré ses efforts pour l’arrêter ? Paul ne les compta pas et ne chercha pas à le savoir. Mais s’il était possible que l’affection dont il était entouré s’accrût ainsi que sa reconnaissance, chaque jour on lui témoignait plus d’intérêt, et lui, il en montrait plus de gratitude. Que les jours se suivissent, qu’ils fussent plus ou moins nombreux, le pauvre enfant en était venu à ne plus en apprécier le nombre.

Une nuit, il venait de penser à sa mère et à son portrait qui se trouvait en bas dans le salon. Il s’était dit qu’elle avait dû aimer la bonne Florence beaucoup plus que ne faisait son père, puisqu’elle l’avait prise dans ses bras, quand elle s’était sentie mourir ; car lui, son frère qui l’aimait si tendrement, n’avait pas non plus d’autre désir. Le cours de ses pensées l’amena à se demander s’il avait jamais vu sa mère ; car il lui était impossible de se rappeler si on le lui avait dit, oui ou non ; ce soir-là le fleuve coulait si vite et troublait tellement ses pensées !

« Florence, ai-je jamais vu maman ?

— Non, mon ami ; pourquoi ?

— N’ai-je jamais vu une tendre figure comme celle d’une mère me regarder quand j’étais tout petit ? dites, Florence ? »

Il faisait cette question d’un air incertain, comme s’il avait quelque image confuse qui traversait son souvenir.

« Oh ! oui, chérie !

— Laquelle, Florence ?

— Celle de votre vieille nourrice, bien souvent.

— Et où donc est-elle ma vieille nourrice ? dit Paul. Est-ce qu’elle est morte aussi ? Florence, est-ce que nous sommes morts tous, excepté vous ? »

À ces mots il se fit un mouvement dans la chambre, cela dura plus longtemps peut-être, qui sait ? puis le calme revint ; pendant quelques instants Florence, bien pâle, mais souriante, soutenait la tête de son frère sur son bras : son bras tremblait bien fort.

« Florence, faites-moi voir ma vieille nourrice, je vous en prie !

— Elle n’est pas ici, mon chéri. Elle viendra demain matin.

— Merci, Florence. »

Paul ferma les yeux sur cette promesse et s’endormit. Quand il s’éveilla, le soleil était haut et la journée était chaude et belle. Il resta un moment tranquillement couché, regardant les fenêtres qui étaient ouvertes et les rideaux agités par le vent ; puis il dit :

« Florence, sommes-nous à demain ? Est-elle venue ? »

Il lui sembla que quelqu’un allait la chercher, c’était Suzanne, peut-être. Paul crut l’entendre lui dire, quand il eut re-fermé les yeux, qu’elle serait bientôt de retour, mais il ne les ouvrit pas pour la voir. Elle tint sa parole, si toutefois elle était sortie ; mais la première sensation qu’il éprouva fut celle d’un bruit de pas dans l’escalier qui le réveilla, tout entier de corps et d’esprit, et il s’assit droit sur son lit. Il les vit tous alors autour de lui, non plus au travers d’un brouillard comme il les voyait quelquefois dans la nuit. Rien ne troublait plus sa vue. Il les reconnut tous et les appela par leur nom.

« Et qui donc est là ? Est-ce ma vieille nourrice ? » dit l’enfant tournant sa petite figure radieuse vers un nouveau visage qui venait d’apparaître à la porte.

Oh ! oui, oui, c’était bien elle. Une autre n’aurait pas versé de telles larmes à sa vue, ne l’aurait pas appelé ainsi son cher enfant, son joli petit enfant, son pauvre enfant malade. Non, une autre femme ne se serait pas baissée ainsi sur son lit pour prendre sa main flétrie, pour la porter à ses lèvres, pour la presser sur son cœur, comme une femme qui se sent le droit de le choyer et de l’aimer. Non, une autre femme n’aurait pas ainsi oublié tous ceux qui étaient présents pour ne s’occuper que de lui et de Florence et n’aurait pas montré tant de tendresse et de douleur.

« Florence, quelle bonne et douce figure ! dit Paul. Je suis bien aise de la revoir. Ne vous en allez pas, ma vieille nourrice, restez là, près de moi ! »

Tous ses sens étaient bien éveillés, et il entendit prononcer un nom qu’il reconnut.

« Qui donc a parlé de Walter ? demanda-t-il en regardant autour de lui ; quelqu’un a prononcé le nom de Walter. Est-ce qu’il est ici ? Je serais bien content de le voir. »

Personne ne répondit sur le moment ; mais son père dit aussitôt à Suzanne :

« Alors, rappelez-le, et qu’il monte ! »

Après un moment d’attente, pendant lequel il continua de regarder sa nourrice avec un sourire plein de surprise et d’intérêt, s’apercevant avec plaisir qu’elle n’avait pas oublié Florence, Walter parut dans la chambre. Sa figure ouverte et ses manières franches, ses yeux vifs et animés en avaient fait le favori de Paul. Aussi, quand l’enfant le vit, il avança sa main et lui dit :

« Adieu !

— Non, mon enfant, dit Mme Pipchin en s’approchant vivement de son lit. Non, non, pas adieu ! »

Un instant Paul la regarda de ce même regard pensif et rêveur qu’il avait souvent attaché sur elle, quand ils étaient au coin du feu.

« Ah ! si, reprit-il tranquillement, adieu ! cher Walter, adieu ! »

Et tournant sa tête de son côté, en étendant de nouveau la main :

« Où est papa ? » dit-il.

Ces mots n’étaient pas encore sortis de ses lèvres qu’il sentait sur sa joue le souffle brûlant de son père.

« Souvenez-vous de Walter, cher papa, dit-il tout bas en le regardant. Souvenez-vous de Walter. Je l’aimais beaucoup. »

Sa petite main languissante s’agita de nouveau comme pour crier encore à Walter : « Adieu ! adieu ! »

« Maintenant, couchez-moi, dit-il ; et vous, Florence, venez là, tout près de moi, que je vous voie. »

Le frère et la sœur s’enlacèrent dans les bras l’un de l’autre, et les rayons dorés vinrent tomber tout brillants sur eux, pendant qu’ils se tenaient ainsi serrés l’un contre l’autre.

« Oh ! Florence, comme le fleuve coule vite au milieu des vertes prairies et des roseaux ! Mais le voilà tout près de la mer ! J’entends les vagues ! C’est bien leur voix, c’est bien là ce qu’elles disaient toujours. »

Il ajouta ensuite :

« Le mouvement du bateau sur les eaux me berce et m’endort. Que les rives sont vertes, maintenant ! Que les fleurs, qui croissent sur les bords, sont brillantes ! Et que les roseaux sont hauts ! voici le bateau qui arrive à la mer, mais il glisse doucement dans ses eaux. Là-bas, là-bas, je vois un rivage ! Qui donc est là debout qui m’y attend ? »

Il croisa ses petites mains comme il avait l’habitude de le faire en priant ; mais ses bras serraient toujours Florence, et ses mains se croisèrent derrière le cou de sa sœur.

« C’est maman ; elle vous ressemble, Florence ; je la reconnais. Oui, c’est bien son visage ! Dites-leur seulement que son portrait qui est au premier dans la pension n’est pas assez divin. À mesure que j’avance vers elle, l’auréole qui ceint sa tête répand sur moi son éclat. »

Le rayon doré revint se balancer sur le mur et rien d’autre ne remua plus dans la chambre.

Ah ! toujours cette vieille histoire, aussi vieille que le temps ! changez, changez, modes du monde, celle-là ne changera jamais ; elle a taillé nos langes, dans le berceau, comme elle taillera notre linceul pour la tombe. Non, non, elle ne changera pas avant que notre race ait épuisé sa course, avant que le firmament qui tourne sur nos têtes soit au bout de son rouleau, cette vieille, vieille mode qu’on appelle la mort !

Oui, mais remerciez Dieu ! vous tous qui la voyez avec moi ; remerciez-le de cette loi plus vieille encore que la mort, celle de l’Immortalité ! Et vous, anges des petits enfants, puissiez-vous tourner vers nous des regards consolateurs, quand le fleuve rapide nous entraînera aussi vers l’Océan.

« Ô mon Dieu ! mon Dieu ! s’écriait miss Tox en sanglotant de nouveau pendant la soirée, comme si son cœur eût été brisé, dire que Dombey et fils ne sera qu’une fille après tout ! »

Chapitre XVII. Le capitaine Cuttle travaille joliment pour les jeunes gens. §

Comme il arrive généralement aux personnes simples d’esprit, le capitaine Cuttle se croyait doué par la nature d’un talent surprenant pour former des projets d’une profondeur impénétrable. Il s’était donc rendu chez M. Dombey le dimanche, jour du triste événement, clignant de l’œil tout le long de la route de l’air le plus malin, en l’honneur de sa sagacité incomparable ; il s’était présenté à Towlinson dans tout l’éclat de ses brodequins lacés ; mais ayant appris de cet individu le malheur qui menaçait M. Dombey, le capitaine, sensible à cette triste nouvelle, s’éloigna par délicatesse encore une fois confondu. Il laissa seulement son bouquet comme une légère preuve de son intérêt, et pria Towlinson de présenter ses compliments respectueux à toute la famille en général, ajoutant qu’il espérait que dans ces tristes circonstances ils sauraient bien faire tête au vent ; au reste, il leur ferait l’amitié de repasser le lendemain.

Les compliments du capitaine restèrent en route, ensevelis dans le sein de Towlinson. Quant à son bouquet, après avoir traîné toute la nuit dans le vestibule, il fut balayé le lendemain matin avec les ordures, et le plan si habilement formé par le capitaine s’écroula au milieu de la catastrophe qui ruinait de plus grandes espérances et de plus hauts desseins, et se trouva brisé en mille morceaux. Ainsi, quand une avalanche entraîne avec elle de la montagne une forêt entière, les buissons et les ronces souffrent avec les chênes les plus superbes et tous périssent de compagnie.

Walter, en rentrant chez lui le dimanche soir, après sa longue promenade, qui s’était terminée d’une façon si mémorable, était trop occupé des nouvelles qu’il avait à leur apprendre et du trouble qu’avait fait naître dans son cœur la scène qui s’était passée devant lui, pour rien observer. Aussi ne s’aperçut-il pas que son oncle ne savait rien encore de son départ ; et le capitaine eut beau agiter son croc pour l’empêcher de parler sur le sujet en question, ce fut peine inutile. Il est vrai que les gestes du capitaine n’étaient pas de nature à se faire facilement comprendre, même d’un observateur plus attentif. Car imitant ces sages de la Chine qui, dans leurs conférences, écrivent, à ce que l’on dit, dans l’air certains mots cabalistiques qu’il serait impossible de prononcer, le capitaine faisait avec son croc tant d’ondulations et de moulinets, qu’il fallait être initié à ces signes mystérieux pour avoir l’espérance de les comprendre.

Le capitaine Cuttle, cependant, en apprenant ce qui s’était passé, renonça à fermer la bouche à Walter. Il comprit le peu de chance qui lui restait à présent de dire deux mots à M. Dombey avant le départ de son protégé. Mais, tout en s’avouant, de l’air le plus désappointé et le plus abattu, qu’il fallait bien que Sol Gills fût prévenu du départ de son neveu, sans que la tendresse d’un ami l’eût préparé à cette nouvelle pour en atténuer le coup, le capitaine ne pouvait s’empêcher de se dire aussi avec une confiance obstinée que lui, Cuttle, était l’homme de M. Dombey, et qu’il ne s’agissait après tout pour arranger les affaires de Walter, que de se rencontrer ensemble une bonne fois. Car le capitaine ne pouvait oublier combien M. Dombey et lui s’étaient bien compris à Brighton ; comme chacun d’eux avait su placer son mot à propos ; comme ils avaient appris à s’estimer l’un l’autre sur le terrain ; il ne pouvait oublier non plus que c’était lui, Cuttle, qui avait eu l’heureuse idée de s’adresser à M. Dombey dans la situation difficile où l’on s’était trouvé, et qui avait réussi à mener l’affaire à bien. Le capitaine, par tous ces motifs, n’eut donc pas de peine à se calmer, en pensant que, si la force des événements obligeait Ned Cuttle à rester en panne pour le moment, comme un bâtiment désemparé, Cuttle saurait bien cingler en avant, quand il le faudrait, bon vents bonne voile, et tout balayer sur son passage.

Sous l’influence de cette illusion bienveillante, le capitaine, tout en regardant Walter et laissant couler une larme sur son col de chemise, au récit qu’il faisait, alla jusqu’à se demander s’il ne serait pas de bon ton et de bonne politique de faire à M. Dombey une invitation en règle, la première fois qu’ils se rencontreraient. M. Dombey viendrait casser une croûte avec lui à Brig-Place, le jour qui lui conviendrait, et l’on causerait de l’avenir du jeune ami, en trinquant le verre de l’amitié. Une seule chose inquiétait le capitaine, c’était l’humeur acariâtre de Mme Mac-Stinger. Qui sait si elle n’irait pas s’installer dans le corridor pendant leur partie, pour y débiter quelque homélie de son cru, d’une nature peu flatteuse ? Cette hypothèse réprima sur-le-champ les inclinations hospitalières du capitaine Cuttle et lui ôta toute envie de donner suite à son projet.

Pendant que Walter restait tout pensif devant son dîner, sans y toucher, absorbé par les événements qui venaient de se passer, il restait clair pour le capitaine que, malgré la modestie de Walter, qui l’empêchait de voir les choses sous leur aspect véritable, le jeune homme était déjà, à vrai dire, un membre de la famille Dombey. Il avait été mêlé en personne à l’incident qu’il racontait d’une façon si touchante. Le petit Paul l’avait nommé et recommandé à son père, et son sort ne pouvait manquer d’intéresser désormais son patron d’une façon toute particulière. Si le capitaine nourrissait encore quelque doute secret sur ses conclusions, il ne doutait pas de moins qu’elles ne fissent bon effet pour rassurer l’opticien. Il profita donc d’un moment aussi favorable pour mettre son vieil ami au courant de l’affaire des grandes Indes, qu’il lui présenta comme un avancement extraordinaire. « Pour moi, disait-il, je donnerais volontiers cent mille livres sterling (si je les avais), à hypothéquer sur les succès à venir de Walter, et c’est un placement qui rapporterait bientôt une jolie prime. »

Solomon Gills, d’abord, fut foudroyé par cette nouvelle, qui venait fondre comme un coup de tonnerre sur la petite salle à manger et troubler si cruellement la paix du foyer. Mais le capitaine lui éblouit les yeux d’une perspective si brillante, fit tant d’allusions mystérieuses aux succès de Whittington ; répéta avec tant d’emphase les circonstances du récit de Walter ; y trouva la preuve si évidente déjà de ses prédictions, et des rapports si frappants avec la romance sentimentale de la belle Suzon, que le vieillard en fut tout ému. Walter, de son côté, feignait tant d’espoir, tant d’ardeur ; il paraissait tellement sûr de revenir bientôt ; à chaque parole du capitaine, il l’appuyait en secouant la tête avec tant d’énergie, en se frottant les mains avec un tel contentement que Solomon, après avoir jeté sur lui les yeux d’abord, puis après sur le capitaine Cuttle, commença à croire qu’il était aussi de son devoir d’être transporté de joie.

« Mais c’est que je ne suis plus de ce siècle ; vous savez, » dit-il, par forme d’excuse, en passant et repassant sa main avec un mouvement fébrile du haut en bas sur ses boutons d’acier, comme si c’eussent été les grains d’un chapelet qu’il voulait dire et redire. « Je ne suis plus de ce siècle, et j’aimerais beaucoup mieux conserver ici mon cher enfant. C’est pour lui un goût de vieille date, je le sais ; il a toujours aimé la mer. Il est… (Solomon Gills regardait Walter d’un air de reproche), il est content, lui, de partir.

— Oncle Sol, s’écria Walter vivement, si vous dites de pareilles choses, je ne partirai pas. Non, capitaine Cuttle, je ne partirai pas. Si mon oncle pense que je suis bien aise de le quitter, quand même je devrais être nommé gouverneur de toutes les îles des grandes Indes, cela suffit, je ne bouge pas.

— Walter, mon garçon, dit le capitaine, bellement ; Sol Gills, regardez votre neveu ! »

Suivant de ses yeux le geste plein de majesté que fit avec son croc le capitaine, le vieillard regarda Walter.

« Voilà un bâtiment qui va partir en voyage, dit le capitaine comme pénétré de la magnifique comparaison dans laquelle il allait se lancer. Quel nom va-t-il porter écrit sur sa proue en caractères ineffaçables ? Est-ce le Gay ? ou bien (et le capitaine éleva la voix comme pour attirer l’attention sur la fin de sa période, ou bien, est-ce le Gills ?

— Cuttle, dit le vieillard en attirant Walter près de lui, et passant affectueusement son bras dans le sien ; je le sais, je le sais ; je suis bien sûr que Walter pense toujours à moi plus qu’à lui. Je serais bien fâché de croire le contraire. Quand je dis qu’il est content de partir, je veux dire que j’espère bien qu’il l’est. Mais voyez-vous, Cuttle, et vous aussi, Walter, mon cher enfant, c’est si nouveau, si inattendu pour moi ! J’ai peur que mon peu de succès dans les affaires et ma pauvreté ne soient pour quelque chose au fond de cette résolution. Est-ce vraiment pour lui une bonne fortune ? dit le vieillard en les regardant avec inquiétude l’un après l’autre. Voyons, réellement et sincèrement, qu’est-ce que vous en dites ? Est-ce heureux pour lui ? Je peux me résigner à quoi que ce soit pour l’avantage de Walter ; mais je ne pourrais supporter l’idée que mon petit Wally courût le moindre risque pour moi ou qu’il me cachât quelque chose. Voyons, Cuttle, vous, mon vieil ami, dit le vieillard en serrant de près le capitaine, à la grande confusion de cet habile diplomate ; êtes-vous bien sincère avec votre vieil ami ? Parlez, Cuttle, n’y a-t-il pas quelque chose là-dessous ? Faut-il qu’il parte ? Comment se fait-il que vous ayez su tout cela avant moi, et pourquoi ? »

Walter, dans cette lutte de tendresse et d’abnégation, vint avec chaleur au secours du capitaine. À eux deux ils parvinrent à réconcilier à peu près le vieux Sol Gills avec le projet en question, à force de lui en faire valoir les avantages, ou plutôt ils l’étourdirent si bien qu’il devint incapable de rien voir ni de rien sentir distinctement, pas même la douleur de cette séparation.

Du reste, il n’avait pas grand temps pour peser le pour et le contre, car le lendemain même Walter reçut de M. Carker le gérant les instructions relatives à son départ et à son bagage. Avis lui était en même temps donné, que le Fils-et-héritier mettrait à la voile dans quinze ou seize jours au plus tard. Ahuri par les embarras des préparatifs que Walter n’eut garde de diminuer, le brave opticien perdit le peu de tête qu’il avait jamais eue, et n’avait pas eu le temps de penser au départ, que le départ était déjà arrivé.

Le capitaine, qui ne manquait pas de se faire tenir, jour par jour, au courant de ce qui se passait par les questions qu’il faisait à Walter, vit approcher ce moment sans avoir pu trouver ni espérer l’occasion d’approfondir sa situation. Ce fut après avoir mûrement réfléchi et profondément médité sur ce fâcheux contre-temps, qu’une idée lumineuse s’empara du capitaine. Pourquoi n’irait-il pas trouver M. Carker pour tirer de lui quelque chose et sonder le terrain ?

Cette idée plut beaucoup au capitaine. Elle lui vint dans un moment d’inspiration, pendant qu’il fumait le matin sa pipe dans Brig-Place après son déjeuner ; vraiment il devait de la reconnaissance au tabac ! Ce serait un moyen de calmer sa conscience, tout honnête qu’elle était, mais enfin un peu troublée par les confidences de Walter et les paroles de Sol Gills, et en même temps ce serait un trait d’amitié de sa part, plein de dévouement et d’habileté. Il sonderait adroitement M. Carker et, suivant le caractère que montrerait ce personnage, il saurait parler ou se taire ; il aurait bientôt découvert s’ils s’entendaient oui ou non.

En conséquence, sans craindre de rencontrer Walter (qu’il savait occupé à faire chez lui ses paquets), le capitaine, chaussé de nouveau de ses étroits brodequins et sa cravate ornée de son épingle de deuil, se mit en route pour cette seconde expédition. Il ne fit pas emplette cette fois d’un bouquet propitiatoire, déplacé dans un rendez-vous d’affaires, mais il mit à sa boutonnière un soleil pour se décorer d’un petit air champêtre ; puis, son bâton noueux à la main, et son chapeau de toile cirée sur la tête, il cingla droit sur les bureaux de Dombey et fils.

Après avoir pris un grog au rhum bien chaud dans une taverne tout près de là, pour rendre ses idées plus nettes, le capitaine, de peur d’en laisser évaporer les effets bienfaisants, ne fit qu’un bond dans la cour, et parut tout à coup devant M. Perch.

« Camarade, dit le capitaine d’un ton insinuant, n’avez-vous pas un de vos amiraux qui porte le nom de Carker ?

— Oui, monsieur, répondit Perch ; mais il est de mon devoir de vous dire que tous mes amiraux, comme vous les appelez, sont occupés en ce moment, et qu’il n’est pas possible de les déranger.

— Écoutez un peu mon vieux, lui dit le capitaine dans le tuyau de l’oreille, je me nomme le capitaine Cuttle. »

Le capitaine aurait bien voulu attirer Perch doucement à lui, avec son croc, mais M. Perch se déroba à l’étreinte, frappé surtout de l’idée que la vue subite d’une arme pareille présentée à Mme Perch, son épouse, dans l’état intéressant où elle était, suffirait pour mettre en péril toutes ses espérances de postérité.

« Si vous voulez avoir la bonté de dire que le capitaine Cuttle est ici, quand vous trouverez le joint, dit le capitaine, je vais attendre. »

Et le capitaine s’étant assis sur la tablette de M. Perch, tira son mouchoir du fond de son chapeau de toile cirée qu’il serra entre ses genoux (sans craindre d’en changer la forme, il n’y avait pas de force humaine capable de le faire), s’essuya et se frotta le front bel et bien, ce qui parut le rafraîchir. Il arrangea ensuite ses cheveux avec son croc, et promena ses regards tout autour du bureau, examinant les employés d’un air serein.

Le calme du capitaine avait quelque chose de si impénétrable, et c’était dans tout son ensemble un personnage si mystérieux, que Perch, l’homme de peine, ne put plus y tenir.

« Quel nom m’avez-vous dit ? demanda-t-il en se penchant vers lui, pendant qu’il restait assis sur la tablette.

— Capitaine, répondit l’autre tout bas, mais d’une voix creuse.

— Oui, dit M. Perch, remuant la tête à l’unisson.

— Cuttle, ajouta le capitaine.

— Oh ! dit M. Perch du même ton, car il avait, malgré lui, pris son diapason ; le capitaine était si expressif dans ses négociations diplomatiques ! Je vais voir s’il n’est plus occupé ; je ne sais ; mais peut-être pourra-t-il vous accorder une minute.

— Oui, oui, mon garçon, je ne le retiendrai pas plus d’une minute, » dit le capitaine en remuant la tête d’un air d’importance, en homme qui sent ce qu’il vaut.

Perch revint bientôt lui dire :

« Le capitaine Cuttle veut-il bien passer par ici ? »

M. Carker le gérant se tenait debout sur le tapis devant la cheminée sans feu, dont le foyer était masqué par un édifice élégant de papier gris festonné. Il regarda le capitaine, quand il entra, d’un air qui n’avait rien d’encourageant.

« M. Carker sans doute ? dit le capitaine.

— J’aime à le croire, » dit M. Carker, en montrant toutes ses dents. »

Le capitaine fut charmé de cette réponse accompagnée d’un sourire. C’était de bon augure.

« Vous voyez, dit le capitaine, en tournant ses yeux lentement autour de la petite chambre à peine assez grande pour y développer tout l’effet de son col de chemise ; je suis un marin, monsieur Carker, et Walter, qui est enrôlé ici, est presque mon fils.

— Walter Gay ? dit M. Carker, en montrant de nouveau toutes ses dents.

— Oui, justement, Walter Gay ! répondit le capitaine, dont le geste animé montra combien il était agréablement surpris de la vive perspicacité de M. Carker. Je suis l’ami intime de Walter et de son oncle. Peut-être, continua le capitaine, avez-vous entendu votre chef de file prononcer mon nom ? Je me nomme le capitaine Cuttle.

— Non, dit M. Carker en ouvrant la bouche plus grande encore qu’auparavant.

— Eh bien ! dit le capitaine, j’ai le plaisir de le connaître. Je me suis présenté chez lui, sur la côte de Sussex avec mon jeune ami Walter, quand, – quand il s’est agi de ce petit arrangement ; vous vous rappelez, n’est-ce pas ? et le capitaine secoua la tête d’un air tout à fait sans façon, aisé et expressif.

— Je crois, dit M. Carker, que c’est moi qui ai eu l’honneur d’arranger moi-même l’affaire.

— Oui, justement, c’est bien cela ! répondit le capitaine. Maintenant, je dois vous dire que j’ai pris la liberté de venir ici…

— Veuillez vous asseoir, dit M. Carker en souriant.

— Je vous remercie, répondit le capitaine, profitant de l’offre qui lui était faite. Un homme assis doit être plus maître de ses idées dans la conversation. Ne prenez-vous pas un siége aussi ?

— Non, je vous remercie, répondit le gérant, le dos appuyé contre le marbre de la cheminée (sans doute par suite d’une vieille habitude contractée pendant l’hiver), et regardant le capitaine fixement de tous ses yeux et de toutes ses dents ; vous avez donc pris la liberté, c’est vous qui le dites…

— Oui, grand merci, mon garçon, répondit le capitaine… la liberté de venir ici vous parler de mon ami Walter. Sol Gills, son oncle, est un homme de science, et on peut dire de lui en fait de science que c’est un vrai vapeur perfectionné ; quoique ce ne soit pas ce qui s’appelle un marin expérimenté ; oh non, ce n’est pas un loup de mer. Walter, lui, est bien le garçon le mieux équipé que l’on ait vu ; mais il a la tête un peu faible sous un rapport : il est trop modeste. Ce que je voulais vous dire, ajouta le capitaine en couvrant sa grosse voix d’un air de confidence, ce que je voulais vous dire en ami, là, tout à fait entre nous, et pour ma gouverne, en attendant que votre chef de file vienne à longueur de mon porte-voix, ce que j’ai à vous dire, le voici : tout marche-t-il ici droit et bien, et Walter s’en va-t-il bon vent, bonnes voiles ?

— Que voulez-vous dire par là, capitaine Cuttle ? répondit Carker en relevant les pans de son habit et prenant une pose solide. Voyons, vous, qui êtes un homme du métier ; qu’en pensez-vous ? »

Il n’y a au monde que les mots chinois, ces mots aériens dont nous avons parlé, qu’aucune langue ne peut prononcer, qui fussent capables de rendre la finesse et la malice de l’œil du capitaine, quand il le retroussa de côté pour toute réponse.

« Allons ! dit-il, encouragé au delà de toute expression, qu’en dites-vous ? Ai-je tort ou raison ? »

Le capitaine enhardi et poussé par la politesse toute souriante de M. Carker, avait exprimé tant de choses dans son coup, qu’il croyait pouvoir faire cette question aussi sûrement que s’il avait développé sa pensée dans une amplification étendue.

« Vous avez raison, dit M. Carker, cela ne fait pour moi aucun doute.

— Eh bien ! alors, comme je disais, le temps serein ? » s’écria le capitaine.

M. Carker fit en souriant un signe d’assentiment.

« Vent arrière, et comme il faut, » poursuivit le capitaine.

M. Carker fit un nouveau sourire d’assentiment.

« Ah ! ah ! dit le capitaine enchanté, je savais bien comment voguait son vaisseau ; je l’avais déjà dit à Walter. Merci, merci !

— Gay a devant lui un avenir brillant, remarqua M. Carker en ouvrant sa bouche plus grande encore ; il a le monde entier devant lui.

— Le monde entier et sa femme par-dessus le marché, comme l’on dit, » répondit le capitaine tout joyeux.

À ces mots sa femme, qu’il avait du reste prononcé sans dessein, le capitaine s’arrêta, cligna de l’œil derechef et mettant son chapeau de toile cirée au bout de son bâton noueux, il lui fit faire un tour rapide en regardant de côté son ami toujours souriant.

« Je parierais une bouteille de vieux jamaïque que je sais ce qui vous fait sourire, dit le capitaine en le regardant attentivement.

— Voyons ? dit M. Carker en riant plus fort.

— Cela n’ira pas plus loin ? fit le capitaine en donnant avec son bâton noueux un coup dans la porte pour s’assurer qu’elle était fermée.

— Non, soyez tranquille, dit M. Carker.

— Eh bien ! ce que vous pensez, j’en suis sûr, commence par un F majuscule ? »

M. Carker ne nia pas le fait.

« Puis un L, puis un O ? »

M. Carker souriait toujours.

« Ai-je encore raison ? dit le capitaine à voix basse pendant que la joie gonflait sur son front le cercle écarlate formé par son chapeau.

M. Carker, pour réponse, sourit en faisant encore un signe d’assentiment et le capitaine Carker s’étant levé, lui serra la main, l’assurant avec feu, qu’ils couraient tous deux la même bordée et que pour lui, Cuttle, il y avait longtemps qu’il avait mis son cap de ce côté.

« Il a fait sa connaissance d’une manière tout à fait singulière, dit le capitaine, du ton grave et retenu que réclamait le sujet. Vous vous rappelez comme il l’a trouvée dans la rue, quand elle n’était encore qu’une enfant ; depuis ils se sont aimés tous deux autant que le peuvent faire deux amoureux de cet âge. Nous avons toujours dit, Sol Gills et moi, qu’ils sont taillés l’un pour l’autre. »

Un chat, un singe, une hyène, ou une tête de mort n’aurait pas pu montrer à la fois au capitaine un râtelier de dents plus complet que ne le fit M. Carker à ce moment de leur entrevue.

« Le courant y va tout droit, dit l’heureux capitaine. Le vent et l’eau sont d’accord, vous voyez. Quelle chance pour lui de s’être trouvé là l’autre jour ?

— C’était tout ce qui pouvait lui arriver de plus heureux, dit M. Carker.

— Songez un peu de quelle façon il a été remorqué dans les eaux de cette journée ! poursuivit le capitaine. Quelle tempête pourrait le pousser à la dérive maintenant ?

— Aucune, répondit M. Carker.

— Vous avez bien raison, reprit le capitaine en lui serrant encore la main. Non, rien ne pourra l’arrêter. Ainsi, bon courage ! Voilà le fils parti : un bon pauvre petit enfant, n’est-ce pas ?

— Oui, voilà le fils parti, dit M. Carker avec complaisance.

— Eh bien, comptez là-dessus, en voilà un autre de retrouvé, s’écria le capitaine. Le neveu de l’oncle scientifique ! Le neveu de Sol Gills ! Walter, Walter, déjà au courant de vos affaires ! Et, ajouta le capitaine, arrivant graduellement à une citation qu’il préparait pour le bouquet,… et qui vient chaque jour de chez Sol Gills soigner vos intérêts et conquérir vos cœurs. »

L’air heureux du capitaine, en poussant doucement du coude M. Carker à chacune des phrases que nous venons de citer, n’était rien auprès de la joie qu’il laissa éclater quand il eut fini ce brillant échantillon d’éloquence et de sagacité. Il se rejeta en arrière pour regarder en face M. Carker, pendant que son grand gilet bleu se soulevait violemment sous le travail palpitant d’un tel chef-d’œuvre d’imagination, et que son nez en était devenu cramoisi.

« Ai-je raison ? dit le capitaine.

— Capitaine Cuttle, dit M. Carker en s’inclinant jusqu’aux genoux, d’une façon si plaisante qu’on aurait dit qu’il se baissait en peloton pour se ramasser tout d’une pièce ; vos vues sur Walter Gay sont parfaitement justes. Rien n’y manque. Il est bien entendu que tout ceci est entre nous ?

— C’est sur l’honneur, dit le capitaine. Pas un mot, ni à lui ni à qui que ce soit ? » continua le gérant.

Le capitaine prit un air grave et secoua la tête résolument :

« Ce n’est absolument que pour votre satisfaction et votre gouverne, comme de juste, répéta M. Carker, dans vos démarches à venir.

— Je vous suis bien reconnaissant, dit le capitaine écoutant avec la plus grande attention.

— Je n’hésite pas à dire que les choses sont telles que vous l’avez pensé. Vous avez admirablement établi votre calcul de probabilités.

— Et quant à votre chef de file, il vaut mieux que notre entrevue arrive d’elle-même et tout naturellement, n’est-ce pas ?

— Nous avons tout le temps, » dit le capitaine.

M. Carker, la bouche fendue jusqu’aux deux oreilles, répéta : « Tout le temps certainement, » ou plutôt sa langue et ses lèvres semblèrent répéter ces mots pendant qu’il se contentait d’incliner la tête d’un air affable.

« Maintenant donc j’en suis sûr, et du reste je l’avais toujours dit, Walter est sur la route de la fortune.

— Sur la route de la fortune, dit M. Carker toujours sans parler.

— Et le départ de Walter est tout simplement, n’est-ce pas la conséquence de sa position dans la maison et le commencement de la réalisation de ses espérances.

— De ses espérances, fit encore M. Carker, toujours silencieux cependant.

— Eh bien, maintenant que je sais tout cela, dit le capitaine, il n’y a plus besoin de se tourmenter, je suis tranquille. »

M. Carker, ayant continué à approuver de la tête ce que disait le capitaine Cuttle, celui-ci sentit se confirmer de plus en plus la haute opinion qu’il avait de M. Carker. C’était bien décidément un des hommes les plus aimables qu’il eût jamais rencontrés, et M. Dombey ne pouvait que gagner dans sa société. Le capitaine donc lui tendit encore une fois son énorme main (aussi noire et aussi dure qu’une palette de noyer) et lui serra la sienne avec tant d’effusion que la peau plus tendre de M. Carker conserva des marques profondes des fentes et des crevasses dont celle du capitaine était littéralement tatouée.

« Adieu ! dit le capitaine. Je ne sais pas faire de phrases, mais, en un mot comme en mille, comptez sur ma reconnaissance pour votre bonté et votre franchise. Vous me pardonnerez, n’est-ce pas, de vous avoir importuné ?

— Pas le moins du monde, répondit M. Carker.

— Mille remercîments. Ma cabine n’est pas très-grande, mais elle est assez commode, et si vous veniez à passer près de Brig-Place n’importe quand, veuillez vous souvenir du numéro 9 et monter chez moi, sans vous inquiéter de ce que l’on vous dira en bas. Ce serait pour moi un véritable honneur de vous recevoir. »

Sur cette gracieuse invitation, le capitaine se dirigea vers la porte et dit en la refermant sur lui : « Adieu, adieu ! » laissant M. Carker toujours appuyé contre le marbre de la cheminée. Dans le regard plein de malice du gérant, dans son air curieux, dans sa bouche traîtresse, ouverte tout du long mais non pas pour sourire, dans sa cravate irréprochable et dans ses favoris mêmes, bien alignés, comme aussi dans le mouvement de sa main qui caressait en silence tantôt la blanche batiste de sa cravate, tantôt son menton poli, il y avait décidément du chat, à faire peur.

Le pauvre capitaine cependant s’en allait dans un état de satisfaction personnelle et de glorification d’amour-propre qui donnait une tournure élégante même à son habillement indigo. « Cuttle, mon garçon, tiens bon ! disait-il, tu peux te vanter d’avoir joliment travaillé pour les jeunes gens aujourd’hui ! »

Dans l’ivresse de sa joie, et se regardant déjà, pour le présent et pour l’avenir, comme un ami de la maison, le capitaine en passant dans le bureau d’entrée, ne put s’empêcher de gouailler un peu M. Perch. »

« Eh ! eh ! camarade pensez-vous encore que tout le monde soit occupé ? » lui dit-il.

Mais ne voulant pas non plus se montrer trop cruel pour un homme qui n’avait fait que son devoir, le capitaine ajouta tout bas : « Si un grog au rhum peut vous être agréable, venez, je ne serai pas fâché d’en prendre un avec vous. »

Avant de quitter les lieux, le capitaine (ce qui étonna quelque peu les employés) se plaça à un point central pour regarder tout autour de lui et prendre un aperçu général du bureau, comme s’il faisait partie de l’association dans laquelle son ami était presque intéressé désormais. Le fort détaché de M. Dombey excita principalement son admiration ; mais, pour ne pas paraître trop indiscret, il se borna à y jeter un coup d’œil approbateur, et adressant au corps des employés en masse un salut civil et protecteur, il sortit dans la cour. Bientôt rejoint par M. Perch, il le fit entrer dans la taverne et se mit en mesure de remplir sa promesse, et au plus vite, car le temps de M. Perch était précieux.

« Je porte un toast, dit le capitaine, à Walter !

— À qui ? dit M. Perch.

— À Walter ! » répéta le capitaine d’une voix de tonnerre. M. Perch, qui parut se rappeler avoir entendu dire dans son enfance qu’il avait existé un poëte de ce nom, ne fit aucune objection ; seulement, il s’étonna que le capitaine fût venu dans la Cité pour boire à la santé d’un poëte. Certes, il n’aurait pas dérouté davantage l’expérience de M. Perch, s’il eût proposé d’élever la statue d’un poëte, de Shakspeare par exemple, dans une rue de commerçants. Somme toute, ce capitaine était un personnage si mystérieux, si incompréhensible, que M. Perch se promit bien de ne pas dire un mot de lui à Mme Perch, de peur d’amener quelque fâcheuse conséquence.

Positivement persuadé qu’il avait joliment travaillé pour les jeunes gens, le capitaine, en effet, resta tout le jour mystérieux et incompréhensible, même pour ses amis intimes. Si Walter n’avait pas attribué ses clignotements d’œil, ses grimaces et mille autres espèces de pantomimes, à la joie qu’il éprouvait du succès de leur ruse innocente pour calmer le vieux Sol Gills, bien certainement l’indiscret se serait trahi par là avant la fin de la soirée. Quoi qu’il en soit, il garda son secret, et quitta fort tard la maison de l’opticien. Son chapeau de toile cirée sur le coin de l’oreille, il avait l’air si tapageur, ses yeux étaient si étincelants, que Mme Mac-Stinger, à sa vue, alla se cacher derrière la porte et s’en fit un rempart, sans oser en sortir pour aller contempler ses chers enfants, avant d’être bien sûre que le capitaine était rentré dans sa chambre ; et pourtant Mme Mac-Stinger était digne d’avoir été élevée dans la maison du docteur Blimber, tant elle avait un cœur de matrone romaine !

Chapitre XVIII. Père et fille. §

Un profond silence règne dans la maison de M. Dombey. Les domestiques montent et descendent, mais ils semblent glisser comme des ombres, car on n’entend pas le bruit de leurs pas. Ils parlent constamment entre eux, prolongent leurs repas, font honneur aux mets et à la bière, et se régalent suivant une coutume tristement profane. Mme Wickam, les yeux tout rouges, raconte de tristes anecdotes, rappelle combien de fois, chez Mme Pipchin, elle avait prédit ce malheur, boit plus que de coutume et paraît fort affligée, sans cesser d’être fort aimable. La cuisinière est sous la même influence ; elle promet une petite friture pour le souper, et se débat, dans ses larmes, contre sa sensibilité et les oignons qu’elle épluche. Towlinson commence à croire qu’il y a là une fatalité et demande si jamais on a entendu dire que d’habiter un coin de rue ait porté bonheur à personne. À tous il semble que la mort du petit Paul soit arrivée depuis longtemps déjà, et l’enfant pourtant repose encore, calme et beau, sur son petit lit.

Le soir, viennent quelques visiteurs, visiteurs silencieux, aux souliers de feutre, les mêmes que l’on a vus déjà il y a quelques années. Ils apportent avec eux ce lit de repos si étrange pour le sommeil d’un enfant. Pendant tout ce temps, le père, si cruellement frappé, n’a été vu par personne, pas même par son domestique : il est assis dans le coin le plus reculé de sa triste chambre, seul avec lui-même, sans remuer, sinon pour faire quelques pas de temps à autre. Le matin cependant, on dit tout bas à la cuisine qu’on l’a entendu monter au milieu de la nuit dans la chambre du petit Paul, et qu’il y est resté jusqu’au lever du soleil.

Dans les bureaux de la Cité, les carreaux dépolis sont encore obscurcis par les jalousies que l’on a fermées, et, tandis que le jour, qui pénètre avec peine dans les pièces, fait pâlir la lumière des lampes sur les pupitres, la lumière des lampes aussi semble faire pâlir le jour et une obscurité inaccoutumée règne partout. On travaille fort peu. Les employés sont mal disposés, et s’invitent à un rendez-vous de côtelettes dans l’après-midi, avant d’aller se promener en bateau. Perch, l’homme de peine, n’en finit pas dans ses courses. On le voit devant les comptoirs des tavernes, buvant avec des amis qui le retiennent et pérorant sur la fragilité des choses de ce monde. Il rentre chez lui à Balls-Pond plus tôt que de coutume et régale Mme Perch d’une côtelette de veau et d’une chope de bonne bière. M. Carker le gérant ne traite personne, et n’est traité par personne. Seul dans sa chambre, il montre ses dents tout le long du jour. On dirait qu’un obstacle vient d’être écarté de la route de M. Carker et qu’il n’a plus maintenant qu’à avancer.

Mais voici que les jolis enfants roses, qui habitent en face de M. Dombey, regardent tous dans la rue par les croisées de leur chambre. C’est qu’à la porte sont quatre chevaux noirs, tout empanachés. Les plumes tremblent au-dessus du char qu’ils traînent, et la foule curieuse s’arrête pour voir et les chevaux et le char et les hommes qui le suivent avec leurs écharpes et leurs bâtons. Le faiseur de tours, qui allait commencer à faire pirouetter sa cuvette au bout de sa canne, cache ses habits galonnés sous son large manteau, et sa pauvre femme épuisée par les fatigues de l’état, et toute courbée du côté droit sous le poids du lourd enfant qu’elle a sur les bras, flâne là un moment pour voir sortir la compagnie. Mais quand apparaît le triste fardeau, qui n’est pas bien lourd à porter, elle serre plus près son enfant contre son cœur ; et la plus jeune des jolies petites filles roses qui regardent à la haute croisée en face n’a pas besoin que sa bonne lui fasse signe de modérer sa gaieté, lorsque, étendant sa petite main potelée, elle se tourne vers elle pour lui demander : « Qu’est-ce que cela ? »

Voici maintenant paraître, au milieu des domestiques vêtus de noir et des femmes tout en larmes, M. Dombey. Il traverse le corridor et se dirige vers la seconde voiture qui l’attend. Les gens qui l’observent disent qu’il n’a pas l’air trop abattu par la douleur et le désespoir. Sa démarche est aussi droite, son maintien aussi roide qu’auparavant. Il ne cache pas sa figure dans un mouchoir et regarde droit devant lui. Peut-être ce visage est-il un peu altéré, un peu pâle, mais son expression n’a pas changé. Il prend place dans la voiture et trois messieurs le suivent. Puis, le cortége se met en marche lentement dans la rue. Les panaches se balancent encore dans le lointain, que le faiseur de tours a déjà planté sa cuvette au bout d’une canne et que la même foule fait cercle autour de lui. Mais la femme du faiseur de tours n’est pas aussi alerte à recueillir les sous, car les funérailles d’un enfant lui ont fait songer que son pauvre petit, enveloppé dans son mauvais châle, pourrait bien aussi ne jamais devenir un homme, ne jamais mettre sur sa tête un filet bleu-ciel, ne jamais porter un maillot couleur de chair, ne jamais faire la culbute dans la boue.

Les panaches continuent leur triste route dans les rues et approchent à la portée des sons d’une cloche. C’est dans la même église que le gentil enfant reçut tout ce qui restera bientôt de lui sur la terre, un nom. À côté de sa mère, on place son corps inanimé. C’est bien. Florence dans ses promenades solitaires, oh ! bien solitaires, pourra passer devant, tous les jours.

Le service terminé, le prêtre se retire et M. Dombey regarde tout autour de lui, demandant à voix basse si la personne qui doit prendre ses ordres pour la pierre est arrivée.

Un homme s’approche et dit : « Oui, monsieur. »

M. Dombey indique où il veut qu’elle soit placée ; il lui montre avec la main, sur le mur, quelle en doit être et la forme et la dimension, et comment elle doit se trouver au-dessous de celle de la mère, puis, avec son crayon, il écrit lui-même l’inscription et la présente à l’homme en ajoutant : « Je désire que ce soit fait immédiatement.

— On va s’y mettre aussitôt, monsieur.

— Vous voyez qu’il n’y a absolument à inscrire que le nom et l’âge ? »

L’homme s’incline, regarde le papier et paraît hésiter. M. Dombey, sans remarquer ce mouvement, s’éloigne et se dirige vers la grande porte.

« Pardon, monsieur, et une main se pose doucement sur son manteau de deuil, mais comme vous désirez que ce soit fait immédiatement et que le papier pourrait être déjà en main, quand je reviendrai…

— Eh bien ?

— Auriez-vous la bonté de le relire une seconde fois ? Je pense qu’il y a erreur.

— À quel endroit ? »

Le marbrier lui rend son papier et lui montre du bout de son mètre les mots : cher et unique enfant.

— Il faut mettre, je pense, fils unique ?

— Oui, vous avez raison, corrigez cela. »

Le père d’un pas plus rapide s’avance vers la voiture. Quand les trois autres personnes qui l’accompagnent montent pour reprendre leurs places, son visage est pour la première fois caché, à l’ombre de son manteau, et ce jour-là on ne le revoit plus. Il descend le premier et passe aussitôt dans sa chambre. Les autres personnes, qui l’accompagnaient, c’est-à-dire M. Chick et deux des médecins, montent au salon où Mme Chick et miss Tox les reçoivent. Pendant ce temps-là, dans la chambre au-dessous, cette chambre fermée à tout le monde, il y a quelqu’un pourtant. Quelle figure fait-il ? quelles sont ses pensées ? quels sont les battements de son cœur, ses luttes, ses souffrances ? Dieu le sait.

Ce que l’on remarque surtout en bas à la cuisine, c’est que ce jour-là ressemble à un dimanche. Ils ne peuvent pas se mettre dans la tête qu’il n’y ait pas quelque chose d’inconvenant ou d’impie dans la conduite de gens du dehors qui vont et viennent dans la rue pour se rendre à leurs occupations ordinaires avec leurs vêtements de tous les jours, comme si de rien n’était. Les jalousies levées, les persiennes ouvertes leur semblent déroger à la règle, et ils se réconfortent tristement en buvant force bouteilles de vin que l’on débouche sans façon comme un jour de fête. Tous se sentent disposés à faire de la morale.

« Que Dieu nous fasse la grâce à tous de nous amender ! » soupire Towlinson, en manière de toast, le verre à la main. À quoi la cuisinière répond avec un soupir aussi :

« Ah ! oui, ce n’est pas sans besoin, bon Dieu ! »

Le soir, Mme Chick et miss Tox reprennent leurs travaux à l’aiguille, et le soir aussi M. Towlinson va prendre l’air en compagnie de la bonne qui n’a pas encore essayé son chapeau de deuil. Ils sont fort tendres ensemble au tournant des rues, endroit toujours un peu dans l’ombre, et Towlinson fait des châteaux en Espagne où il se voit déjà menant l’existence rangée et irréprochable d’un honnête fruitier étalagiste dans le marché d’Oxford.

Pendant la nuit, on dort plus profondément chez M. Dombey qu’on ne l’a fait depuis bien des nuits. Le soleil du matin réveille tous les domestiques qui reprennent une fois encore leurs anciennes habitudes. En face, les jolis enfants font courir leurs cerceaux. Dans l’église on célèbre un superbe mariage. La femme du faiseur de tours quête avec ardeur, dans un autre quartier de la ville, et le maçon chante et siffle à la fois en gravant sur le marbre avec son ciseau les lettres P-A-U-L.

Se peut-il que dans un monde si rempli, si occupé, la perte d’une faible petite créature puisse faire dans un cœur un vide si grand, si profond, que la grandeur et la profondeur de l’éternité peuvent seules le remplir ! Florence, dans sa douleur innocente, aurait répondu sans doute : « Ô mon frère, ô frère qui m’as tant aimée et que j’ai tant aimé aussi ! Seul ami, unique compagnon de mon enfance délaissée, quelle autre pensée pourrait donc venir profaner ma douleur au moment où tu viens de descendre dans ta tombe prématurée, et se flatter de noyer mon chagrin dans le torrent de mes larmes ?

— Ma chère enfant, dit Mme Chick, qui regardait comme de son devoir de lui donner une leçon de patience, quand vous aurez mon âge…

— Qui est le printemps de la vie ? dit miss Tox.

— Vous apprendrez, poursuivit Mme Chick serrant doucement la main de miss Tox pour la remercier de cette remarque pleine de délicatesse, vous apprendrez que la douleur ne sert de rien et qu’il faut nous soumettre.

— J’essayerai, chère tante. J’essaye même déjà, répondit Florence en sanglotant.

— J’en suis bien aise, dit Mme Chick ; car voyez-vous, mon enfant, comme vous le dira notre chère miss Tox, dont le bon sens et le parfait jugement ne peuvent être mis en doute…

— Ma chère Louisa, vous allez me rendre fière, dit miss Tox.

— Comme vous le dira notre chère miss Tox, dont l’expérience est grande, poursuivit Mme Chick, nous devons, dans toutes les occasions, faire un effort sur nous-mêmes. Le ciel l’exige de nous. Si quelque… ma chère (et Mme Chick se tourna vers miss Tox), le mot ne me vient pas, quelque mis… mis…

— Misérable ? dit miss Tox.

— Non, non, non, dit Mme Chick. Qu’est-ce que vous me dites là ! Ô mon Dieu, mais j’ai le mot sur le bout de la langue.

— Quelque missionnaire ? dit timidement miss Tox.

— Ô mon Dieu, Lucrèce ! mais cela n’a pas le sens commun ! Si quelque… misanthrope, voilà le mot que je cherchais. Quelle idée ! Un missionnaire ! Donc, si quelque misanthrope venait à faire devant moi cette question « Pourquoi sommes-nous sur la terre ? » je répondrais : « Pour faire un effort. »

— C’est parfait, dit miss Tox, vivement impressionnée par l’originalité de la solution. C’est parfait !

— Malheureusement, poursuivit Mme Chick, nous avons un triste exemple sous nos yeux. Nous n’avons que trop de raisons de supposer, ma chère enfant, que, si une personne de la famille avait, dans le temps, fait sur elle-même un effort, une suite de circonstances pénibles et douloureuses auraient pu être évitées. Rien ne pourra jamais m’ôter de l’idée, continua la digne matrone d’un air résolu, que, si notre pauvre Fanny avait fait cet effort, le cher petit enfant aurait eu au moins un meilleur tempérament. »

Mme Chick s’abandonna un moment à sa sensibilité ; mais, à l’appui de sa morale, elle fit un effort, coupa court à son chagrin au beau milieu d’un sanglot et reprit la conversation.

« Ainsi, Florence, montrez-nous que vous avez un peu de courage, et n’allez pas par une douleur égoïste augmenter celle dans laquelle est plongé votre cher papa.

— Chère tante ! dit Florence, en se jetant vivement aux genoux de Mme Chick, pour mieux lire dans ses yeux ; parlez-moi encore de papa. Je vous en prie, parlez-moi de lui. Est-il donc tout à fait inconsolable ? »

Miss Tox était sensible et cette prière l’émut vivement. Soit qu’elle crût voir, de la part de cette jeune fille presque abandonnée de son père, la résolution de continuer près de lui son frère qui n’était plus, ou l’expression d’un amour qui s’efforçait de se rattacher au cœur que Paul avait aimé comme elle, d’un amour qui ne pouvait supporter l’idée qu’au milieu de circonstances si cruelles on l’exclût de toute participation à une telle douleur, et qu’on lui enlevât sa part de sympathie dans cette communauté de chagrin et de peines ; soit que miss Tox y reconnût seulement l’élan d’une âme exaltée par le dévouement, qui, malgré les mépris dont elle a été l’objet, soupire après un retour d’affection méritée, et supplie son père de chercher sa consolation auprès de sa fille, ou de lui accorder à elle-même la consolation d’un mot, d’un seul mot sorti de sa bouche ; de quelque façon que miss Tox interprétât la question de Florence, elle se sentit profondément touchée. Elle oublia un moment la majesté de Mme Chick, et caressant la joue de Florence de la main, elle se détourna pour laisser un libre cours à ses larmes, sans attendre les instructions de cette digne matrone.

Mme Chick elle-même perdit, pour un moment, cette présence d’esprit dont elle était si fière, et demeura muette, re-gardant cette jeune et jolie jeune fille qui, si longtemps, était restée penchée sur le petit lit avec tant de courage et de patience. Mais recouvrant sa voix et sa présence d’esprit, ce qui est synonyme, car pour elle c’était tout un, elle répondit avec dignité :

« Florence, ma chère enfant, votre papa est assez singulier quelquefois, et, me questionner à son sujet, c’est me questionner sur un sujet que je n’ai nullement la prétention de connaître. Je crois avoir sur votre papa autant d’influence que qui que ce soit. Mais, tout ce que je puis dire, c’est qu’il m’a fort peu parlé, et que je l’ai à peine vu une ou deux fois pendant une minute, si l’on peut dire vu quand sa chambre était toute noire. J’ai dit à votre papa : « Paul (ce sont mes propres paroles), Paul ! pourquoi ne prenez-vous pas quelque chose d’excitant ? – Louisa, ayez la bonté de me laisser. Je n’ai besoin de rien. J’aime mieux rester seul. » Telle a toujours été la réponse de votre papa. Je devrais demain matin lever la main sur l’évangile, en justice, Lucrèce, que je n’hésiterais certainement pas à jurer que ce sont là ses paroles exactes et identiques. »

Miss Tox exprima son admiration en disant : « Ma chère Louisa est toujours méthodique !

— Bref, Florence, reprit Mme Chick, il ne s’est littéralement rien passé entre votre père et moi jusqu’au jour d’aujourd’hui où j’ai dit à votre papa que sir Barnet Skettles et lady Skettles avaient écrit les lettres les plus aimables. Pauvre cher enfant ! Lady Skettles l’aimait comme un… Où est mon mouchoir ? »

Miss Tox lui en présenta un.

« Oui, les lettres les plus aimables, vous invitant à aller passer quelques jours auprès d’eux pour vous tirer d’ici. J’ai dit à votre papa que je pensais le moment venu pour miss Tox et pour moi de rentrer chez nous. Il en est convenu, puis je lui ai demandé s’il voyait quelque inconvénient à ce que vous dussiez accepter cette invitation. Il m’a répondu : « Non, Louisa, pas le moindre. »

Florence releva ses yeux tout pleins de larmes.

« Mais en même temps, Florence, si vous préférez rester ici au lieu de faire à présent cette visite, ou de venir avec moi à la maison…

— Je le préférerais beaucoup, ma tante, répondit Florence avec un peu d’embarras.

— Eh bien, mon enfant, dit Mme Chick, vous le pouvez. C’est un choix singulier, je dois l’avouer ; mais cela ne m’étonne pas, vous avez toujours été singulière. Il n’y a que vous, jeune comme vous êtes, et après tout ce qui s’est passé… ma chère miss Tox… j’ai encore perdu mon mouchoir… il n’y a que vous pour désirer de rester ici, bien sûr.

— Il me serait pénible de penser, dit Florence, que la maison demeure abandonnée, que les chambres, la sienne, celles du second étage, toutes sont vides et désolées, chère tante. J’aime mieux rester ici, pour le moment. Oh ! mon frère ! Oh ! mon frère ! »

C’était une douleur bien franche que rien ne pouvait calmer, et les larmes coulèrent en abondance à travers les doigts dont elle se couvrait la figure. La poitrine gonflée et oppressée a besoin quelquefois de se soulager ainsi, ou bien le pauvre cœur blessé qu’elle contient ferait comme l’oiseau atteint à l’aile, qui voltige un moment et va tomber dans la poussière.

« Eh bien, mon enfant ! dit Mme Chick après un moment de silence, je ne voudrais pas bien certainement vous dire rien de désagréable, et vous en êtes bien persuadée, n’est-ce pas ? Vous resterez ici et vous en ferez ce qu’il vous plaira. Personne ne veut vous contrarier, Florence, personne n’y songe, assurément.

Florence secoua la tête tristement pour dire qu’elle en était bien convaincue.

« Je n’eus pas plutôt commencé à engager votre pauvre papa à chercher de la distraction et du courage dans un changement momentané, dit Mme Chick, qu’il me dit de lui-même avoir formé déjà le projet d’aller passer quelque temps à la campagne. Et vraiment, j’espère qu’il partira bientôt : il ne partira jamais trop tôt. Mais je crois qu’il a quelques dispositions à prendre pour mettre en ordre ses affaires, ses papiers et le reste, par suite du malheur qui nous a éprouvés si cruellement. Je ne sais ce qu’est devenu mon mouchoir ; Lucrèce, prêtez-moi le vôtre, ma chère… ce qui pourra bien l’occuper un soir ou deux dans sa chambre. S’il y a jamais eu au monde un Dombey, petite, c’est bien votre papa, dit Mme Chick en essuyant ses yeux bien soigneusement avec les deux coins du mouchoir de miss Tox.

« Il fera un effort, allez ! n’ayez pas peur.

— Est-ce qu’il n’y a rien, ma tante, dit Florence en tremblant, que je puisse faire aussi pour…

— Oh ! Dieu ! ma chère enfant, s’écria vivement Mme Chick, de quoi me parlez-vous ? Si votre papa m’a dit à moi, et ce sont ses propres paroles : « Louisa, je n’ai besoin de rien, j’aime mieux qu’on me laisse seul, » que pensez-vous qu’il vous dirait à vous ? Il ne faut même pas paraître devant lui, petite. N’y songez pas.

— Ma tante, dit Florence, je vais monter dans ma chambre pour me coucher. »

Mme Chick approuva cette résolution, et la congédia en l’embrassant. Mais miss Tox, sous le faux prétexte d’aller à la recherche du mouchoir oublié, accompagna Florence à l’étage supérieur. Elle essaya, dans l’espace de quelques minutes, de la consoler, en dépit des airs maussades de Suzanne Nipper. Car miss Nipper, dans son zèle ardent, se faisait de miss Tox un crocodile ; quoique pourtant la sympathie de cette dame semblât sincère et qu’elle eût au moins l’avantage d’être bien désintéressée : dans le fait, elle n’y gagnait pas grand’chose.

Eh quoi ! n’y avait-il donc pas une personne plus proche et plus aimée que Suzanne, pour guérir ce cœur déchiré par la douleur ? pas d’autres bras où Florence pût se jeter dans sa détresse ? pas d’autre visage à contempler, pas d’autre bouche pour calmer par de douces paroles une affliction si profonde ? Florence était-elle donc si abandonnée dans ce triste monde, qu’il ne lui restât pas autre chose ? Hélas ! c’était tout. Privée, à la fois, de sa mère et de son frère, car la perte du petit Paul lui faisait sentir plus vivement la perte de sa mère, Florence n’avait d’autre consolatrice que Suzanne. Et qui peut dire combien son cœur avait besoin, dans ces premiers moments, d’être consolé ! Dans les premiers temps, quand la maison eut repris son aspect accoutumé ; que tout le monde fut parti, à l’exception des domestiques et de son père qui se tenait enfermé dans sa chambre, Florence ne put que pleurer, et monter et descendre tout en larmes. Quelquefois, dans un accès de douloureux souvenir, elle courait dans sa chambre, se tordait les mains de désespoir, cachait sa figure sur son lit et ne voulait aucune consolation ; elle ne voyait que l’amertume et l’étendue de son malheur. Ces crises lui revenaient d’ordinaire devant un lieu ou un objet qui se rattachait par un tendre souvenir à celui de son frère et faisait de la triste maison un lieu de souffrance et d’agonie pour elle.

Mais il n’est pas dans la nature d’un amour pur de se consumer toujours dans ces accès violents et terribles. Une flamme allumée par des éléments grossiers et terrestres peut ronger et dévorer le cœur qui lui a donné asile ; il n’en est pas de même du feu sacré qui descend du ciel. Flamme céleste ! elle est aussi bienfaisante au cœur qu’elle le fut autrefois pour les douze apôtres, quand, se posant sur leur tête, elle leur fit voir dans chaque homme un frère, entouré sans danger d’une lumière radieuse, mais innocente. Aussitôt l’image du petit Paul évoquée, le calme rentrait dans le cœur de Florence : ce n’étaient plus des cris de désespoir, et dans ses yeux se lisaient l’amour, la confiance et la paix. Ses larmes coulaient encore, il est vrai ; mais c’étaient de douces larmes, et elle caressait le tendre souvenir qui les faisait couler.

Bientôt ses yeux purent se fixer plus calmes sur les vagues dorées qui ondulaient encore comme autrefois sur le mur, pendant les belles journées, les regardant monter et descendre peu à peu. Bientôt cette chambre la revit souvent, assise là, toute seule, aussi douce, aussi patiente qu’au moment où elle avait veillé auprès du petit lit. Quand la pensée douloureuse qu’il était vide alors venait troubler son âme, elle se mettait à genoux et priait Dieu (c’est ainsi qu’elle soulageait son cœur) de permettre à un de ses petits anges de l’aimer et de se souvenir toujours d’elle.

Bientôt sa douce voix sous les murs de cette demeure triste et sombre, fit entendre le soir, lentement, en s’interrompant souvent, ce vieil air qu’il avait tant de fois écouté, sa petite tête appuyée sur son épaule. Et puis, quand la nuit était venue tout à fait, on entendait murmurer dans la chambre quelques accords sur sa harpe ; elle jouait si doucement, chantait si bas, qu’on eût dit l’écho plaintif de l’air qu’elle avait joué à sa demande le soir fatal, plutôt que l’air lui-même réellement répété. Mais il fut répété souvent, bien souvent dans les ténèbres de sa solitude, et les sons entrecoupés tremblaient encore sur la corde, que la douce voix était noyée dans les larmes.

C’est ainsi que, peu à peu, le courage lui revint de jeter les yeux sur l’ouvrage, dont ses doigts s’étaient occupés, lorsqu’elle était assise, à ses côtés, au bord de la mer ; puis arrive le moment où elle le reprit, avec une sorte d’amour, comme si cet ouvrage eût été un être animé qui l’avait connu. Et alors, assise à la croisée tout près du portrait de sa mère, dans cette chambre si longtemps déserte elle passait des heures à penser tristement.

Pourquoi ses yeux noirs se levaient-ils si souvent de dessus son ouvrage pour regarder les enfants roses qui habitaient en face ? Ce n’était certes pas une ressemblance directe avec son frère, car ces enfants étaient des filles : quatre petites sœurs. Mais, comme elle, elles avaient perdu leur mère, et elles avaient un père.

Il était facile de voir s’il était sorti et attendu ; car alors sa fille aînée, toujours habillée pour le recevoir, ne manquait pas de se placer à la fenêtre du salon ou sur le balcon pour le voir arriver, et, du plus loin qu’elle l’apercevait, sa figure, jusque-là soucieuse, brillait de joie, pendant que les autres, à la croisée d’en haut, d’où elles épiaient aussi son retour, battaient des mains et tambourinaient sur le balcon, en appelant papa. L’aînée descendait dans le vestibule, mettait sa main dans la sienne et le conduisait en haut. Florence la voyait ensuite assise auprès de lui, ou bien sur ses genoux, ou bien encore pendue tendrement à son cou et causant avec lui ; et, quoique toujours ils fussent gais ensemble, quelquefois il la regardait comme s’il voyait en elle une ressemblance avec sa mère qui n’était plus. Florence alors ne pouvait regarder plus longtemps ce spectacle, et, fondant en larmes, elle se cachait derrière le rideau comme si elle eût eu peur, ou s’éloignait vivement de la fenêtre. Mais elle ne pouvait s’empêcher d’y revenir, et son ouvrage tombait bientôt encore de ses mains sans qu’elle s’en aperçût.

Cette maison était celle qui, pendant bien des années, était restée inhabitée. À la fin, en l’absence de Florence, cette famille l’avait louée. Elle avait été réparée et repeinte à neuf ; c’étaient partout des fleurs et des oiseaux, et elle ne ressemblait plus à ce qu’elle avait été autrefois. Mais Florence ne s’occupait guère de la maison. Le père, le père avec ses enfants, elle ne voyait pas autre chose.

Quand il avait dîné, Florence, à travers les croisées qui étaient ouvertes, les voyait descendre avec leur gouvernante ou avec leur bonne et se ranger autour de la table. Pendant l’été, le son de leurs voix enfantines et leurs joyeux éclats de rire traversaient la rue et venaient se répéter dans la sombre chambre où elle était assise. Puis elles remontaient en sautant, en gambadant avec lui, grimpaient autour de lui sur le canapé, ou se groupaient à ses pieds, vrai bouquet de fraîches figures, pour écouter une histoire qu’il semblait leur raconter. Quelquefois elles accouraient sur le balcon, et Florence se cachait bien vite pour ne pas glacer leur joie avec sa robe noire, assise là toute seule en grand deuil.

L’aînée restait avec son père, quand ses petites sœurs étaient parties, et lui préparait son thé, ô heureuse petite ménagère ! puis elle causait avec lui soit à la croisée, soit dans la chambre, en attendant les lumières. Il en faisait sa compagne, quoiqu’elle eût quelques années de moins que Florence, et elle prenait l’air grave et sérieux d’une petite femme, son livre ou sa broderie à la main ; quand on avait apporté les lumières, Florence pouvait, de son coin noir, les regarder encore mieux à son aise, et n’en bougeait pas. Mais quand l’heure était venue où l’enfant tendait sa joue à son père, en lui disant : « Bonsoir, papa, » avant d’aller se reposer, Florence tremblait et sanglotait, et ne pouvait plus regarder.

Et pourtant, avant d’aller se reposer elle-même, elle tournait bien des fois les yeux vers cette maison, tout en murmurant doucement l’innocente chanson qui avait tant de fois endormi son frère, ou en chantant tout bas cet air dont les sons étaient entrecoupés par ses sanglots. Mais ses pensées, à cette vue, et ses observations journalières à la fenêtre, étaient un secret qu’elle gardait pour elle au fond de sa jeune âme.

Cette âme de Florence, de Florence si pure et si candide, si digne de l’amour que Paul avait pour elle et qu’il lui avait murmuré à l’oreille jusque dans ses dernières paroles ; l’âme de Florence, dont l’innocence se reflétait sur son visage et respirait dans chacun des accents de sa douce voix ; cette jeune âme renfermait-elle un autre secret ? Oui. Un autre encore.

Quand tout reposait dans la maison, que les lumières étaient éteintes, elle sortait doucement de sa chambre et descendait sans bruit l’escalier pour venir à la porte de son père ; et là, retenant sa respiration, elle y appuyait tout contre sa figure et sa tête, et là, dans l’élan de son amour, elle y déposait un baiser. Chaque soir elle restait à genoux, les mains sur le froid carreau du corridor, prêtant l’oreille pour entendre seulement son souffle. Si elle l’avait osé, elle serait allée se jeter à ses pieds comme une humble suppliante, tant elle désirait qu’il lui permît de l’aimer, de le consoler, de la laisser lui témoigner quelque tendresse, elle, son unique enfant maintenant.

Personne ne le savait. Personne n’y pensait. La porte était toujours bien close et M. Dombey toujours enfermé dans sa chambre. Il n’en était sorti qu’une ou deux fois, et le bruit courait dans la maison qu’il allait bientôt partir pour son voyage ; mais il vivait retiré dans son appartement, seul, sans jamais la voir ni s’inquiéter d’elle. Peut-être même ignorait-il qu’elle fût dans la maison.

Un jour, une semaine environ après les funérailles, Florence était assise à son ouvrage, quand Suzanne parut, moitié riant moitié pleurant, pour annoncer un jeune homme.

« Un jeune homme ! Pour moi, Suzanne ! dit Florence stupéfaite.

— Oui, c’est bien surprenant, n’est-ce pas, mademoiselle Florence ? dit Suzanne. Ah ! je voudrais bien que vous eussiez beaucoup de visites, oui, vraiment, je le voudrais, vous n’en iriez que mieux, et mon opinion, c’est que plus tôt nous partirons chez les vieux Skettles, mademoiselle, mieux nous nous en trouverons toutes les deux. Je ne tiens pas à vivre dans le monde, mademoiselle Florence, mais je ne suis pas une huître non plus. »

Il faut rendre justice à miss Nipper ; elle parlait beaucoup plutôt pour sa jeune maîtresse que pour elle-même ; on le voyait rien qu’à l’expression de ses traits.

« Mais ce visiteur, Suzanne ? » dit Florence.

Suzanne, suffoquée à la fois par son envie de rire et par son envie de pleurer, répondit dans un rire mêlé de larmes :

« C’est M. Toots ! »

Un sourire glissa sur les lèvres de Florence ; mais ses yeux, au même instant, se remplirent de larmes. Après tout, c’était toujours un sourire, et ce fut une grande satisfaction pour miss Nipper.

« C’est tout à fait comme moi, mademoiselle Florence, dit Suzanne en portant à ses yeux son tablier et secouant en même temps la tête, à peine ai-je vu cet innocent dans le vestibule, que j’ai commencé par éclater de rire et fini par sangloter. »

Suzanne Nipper, malgré elle, allait donner sur place une seconde représentation de la chose, mais au même moment M. Toots, qui avait monté les escaliers derrière elle, sans se douter de l’effet qu’il produisait, frappa à la porte pour s’annoncer, et entra vivement.

« Comment vous portez-vous, miss Dombey ? dit M. Toots. Je vais fort bien, je vous remercie ; et vous, comment allez-vous ? »

M. Toots, et c’était bien un des meilleurs cœurs qu’il y ait dans le monde, quoiqu’il s’y trouve aussi peut-être par-ci par-là des intelligences plus distinguées, M. Toots avait longtemps d’avance élaboré péniblement cette longue période dans le but de calmer le trouble de Florence et le sien en particulier. Mais voyant qu’il avait mangé son blé en herbe en prodiguant sa tirade tout entière avant de s’être assis, avant que Florence eût seulement prononcé un mot, avant d’avoir seulement passé le pas de la porte, il prit le parti de recommencer.

« Comment vous portez-vous, miss Dombey ? Je vais fort bien, je vous remercie ; et vous, comment allez-vous ? »

Florence lui tendit la main et lui dit qu’elle se portait fort bien.

— Je me porte très-bien, vraiment, dit M. Toots en prenant une chaise. Vraiment, très-bien je me porte. Je ne me rappelle pas, dit M. Toots après avoir un peu réfléchi, m’être jamais mieux porté, je vous remercie.

— C’est bien aimable à vous d’être venu, dit Florence en reprenant son ouvrage. Je suis bien aise de vous voir. »

Un gros rire fut la réponse de M. Toots. Mais pensant que c’était peut-être un peu trop de gaieté pour la circonstance, il corrigea le rire par un profond soupir. Mais pensant que le soupir était peut-être un peu trop triste pour leur entrevue, il le corrigea par un autre rire. À la fin, peu satisfait de ces deux genres de réponse, il se mit à respirer de toutes ses forces.

« Vous avez été bien bon pour mon cher petit frère, dit Florence se laissant aller à son impulsion naturelle pour le re-mettre un peu par une bonne parole. Il me parlait souvent de vous.

— Oh ! ça ne fait rien, dit M. Toots vivement. Il fait bien chaud, n’est-ce pas ?

— Il fait un temps superbe, répondit Florence.

— C’est comme moi, dit M. Toots. Je ne pense pas avoir jamais été aussi bien que je le suis en ce moment, je vous suis obligé. »

Après avoir établi cette analogie curieuse et tout à fait inattendue, M. Toots tomba dans le plus profond silence, un vrai puits de silence.

Pour l’aider à en sortir, Florence lui dit :

« Vous êtes sorti de chez M. Blimber, je crois ?

— Je voudrais bien, » répondit M. Toots, et il retomba encore dans le même abîme.

Il y resta au fond, noyé en apparence au moins pendant dix minutes. Au bout de ce temps, il reparut sur l’eau et dit :

« Eh bien, bonjour, miss Dombey.

— Vous partez ? demanda Florence en se levant.

— Je ne sais pas trop. Non, pas tout de suite, dit M. Toots en s’asseyant une seconde fois, de la façon la plus imprévue. Le fait est… Je voulais dire, miss Dombey…

— Vous pouvez me parler sans crainte, dit Florence avec un sourire tranquille. Je serais bien aise de vous entendre parler de mon frère.

— Vraiment ? répondit M. Toots, dont la physionomie, ordinairement insignifiante, exprima alors une vive sympathie dans tous ses traits. « Pauvre Dombey ! pour sûr je n’aurais jamais cru que Burgess et Cie (tailleurs à la mode, mais fort chers), dont nous avions l’habitude de parler souvent, m’auraient fait ces habits pour une circonstance aussi triste. (M. Toots était en deuil.) Pauvre Dombey !… Je voulais donc vous dire : miss Dombey ! sanglota M. Toots.

— Eh bien ! dit Florence.

— Il y a là un ami qu’il affectionnait beaucoup sur la fin. J’ai pensé que vous seriez bien aise de le garder peut-être comme un souvenir. Vous vous rappelez comme il parlait souvent de Diogène ?

— Oh ! oui, oui, s’écria Florence.

— Pauvre Dombey ! c’est comme moi, » dit M. Toots.

M. Toots en voyant Florence en larmes, avait grand’peine à se tirer de là, et il allait certainement retomber au fond de son puits : heureusement il fit un gros rire qui l’arrêta sur la margelle.

— Je voulais donc vous dire ; continua-t-il, je voulais vous dire, miss Dombey, que, si on ne m’en avait pas fait cadeau, j’aurais bien donné douze francs à quelqu’un pour le voler… Bien sûr que je l’aurais fait ! mais je crois que les Blimber n’ont pas été fâchés de s’en débarrasser gratis. Si vous désirez l’avoir, il est en bas. Je l’ai apporté exprès pour vous. Ce n’est pas un chien de dame, vous savez, dit M. Toots, mais cela vous est bien égal, n’est-ce pas ? »

En effet, Diogène, à ce moment, comme ils s’en assurèrent en regardant dans la rue, avait le nez à la portière d’un fiacre, où on l’avait fait monter par trahison, pour l’emmener sous le faux prétexte qu’il y avait des rats dans la paille et qu’il allait leur donner la chasse. À vrai dire, c’était bien le chien le moins propre à faire un chien de dame que l’on eût jamais vu : et, dans son ardente impatience de sortir de sa prison, il donnait de lui une idée fort peu favorable ; il ouvrait la gueule de côté en grognant, et faisait, pour s’échapper, de tels efforts, qu’il tombait dans la paille, puis ressautait tout haletant, en tirant la langue comme s’il fût venu tout exprès chez un docteur consulter pour sa santé.

Mais Diogène avait beau être le chien le plus risible qu’on eût pu rencontrer dans les rues un jour de canicule : turbulent, laid, maladroit avec une grosse tête ronde, et toujours préoccupé de l’idée fixe qu’il devait y avoir quelque ennemi dans les environs après lequel son devoir était d’aboyer ; il avait beau avoir un assez mauvais caractère, une intelligence ordinaire, des poils jusque sur les yeux, un museau de carlin, une queue en trompette et une voix rauque ; grâce au souvenir d’adieu de son frère, qui avait recommandé qu’on en eût soin, il était plus cher à Florence que l’échantillon le plus rare de son espèce. Si cher même, cet affreux Diogène, et si bien reçu de sa nouvelle maîtresse, que, dans sa reconnaissance, elle prit la main couverte de bagues de M. Toots et la porta à ses lèvres. Diogène, délivré, arriva donc en grattant les marches et en bondissant dans la chambre. (On avait eu tant de peine d’abord à le faire sortir de la voiture !) Puis il se fourra sous tous les meubles, entortillant une longue chaîne qui pendait de son cou autour des pieds des chaises et des tables, la tiraillant, la secouant avec tant de vigueur et d’impatience, que l’on put voir enfin ses yeux qui lui sortaient de la tête ; il se mit ensuite à grogner contre M. Toots, qui se permettait des familiarités avec lui, et se jeta tête baissée sur les jambes de Towlinson, bien persuadé que c’était enfin là l’ennemi après lequel il avait aboyé, au coin de toutes les rues, depuis qu’il était au monde, sans l’avoir jamais rencontré ; malgré tout cela, Florence le trouva aussi charmant que s’il eût été un prodige de sagesse.

M. Toots était si heureux du succès de son présent, il était si content de voir Florence se baisser pour caresser de sa petite main le dos hérissé de ce vilain Diogène, qui se laissa faire de bonne grâce dès son entrée en connaissance, qu’il ne pouvait se décider à se retirer. Il lui aurait même fallu bien plus de temps pour se décider à prendre ce parti si Diogène n’était venu à son secours, en se mettant tout à coup dans la tête d’aboyer après lui et de simuler de fausses attaques en lui montrant les dents. Ne pouvant prévoir avec exactitude comment se termineraient ces démonstrations, et songeant qu’elles mettaient en péril le pantalon sorti des mains habiles de Burgess et Cie, M. Toots, avec son gros rire, recula vers la porte et sortit ; mais il la rouvrit deux ou trois fois pour regarder dans la chambre sans aucun but déterminé, et, comme à chaque fois Diogène s’élançait de nouveau vers lui en aboyant, il finit par fermer la porte et disparut.

« Ici donc, Dio, cher Dio ! Venez faire connaissance avec votre nouvelle maîtresse. Aimons-nous bien, Diogène ! » dit Florence en couvrant de caresses sa grosse tête velue. Et Dio, le sale et laid Diogène, comme si sa peau couverte de poils eût senti pénétrer cependant les larmes qui tombaient sur elle et que son cœur de chien en eût été ému, Diogène leva son museau vers le visage de sa maîtresse pour lui prêter foi et hommage.

Diogène, le cynique, ne parla pas plus clairement à Alexandre le Grand que Diogène le chien ne parla à Florence. Il consentit à l’offre de sa petite maîtresse de grand cœur et se dévoua tout entier à son service. Un festin lui fut aussitôt préparé dans un coin de la chambre, et quand il eut mangé et bu tout son soûl, il vint à la croisée, où Florence était assise à le re-garder, se leva sur ses pattes de derrière, posa ses lourdes pattes de devant sur ses épaules et se mit à lui lécher la figure et les mains, à appuyer sa grosse tête sur son cœur et à remuer sa queue jusqu’à n’en pouvoir plus. À la fin, il se coucha en rond à ses pieds et s’endormit.

Miss Nipper n’aimait pas autrement les chiens, et quand elle entrait dans la chambre elle se croyait obligée de relever soigneusement ses jupes, comme si elle allait passer un ruisseau sur une planche ! Si Diogène venait à s’allonger, elle poussait de petits cris de frayeur et montait sur les chaises ; mais tout cela n’empêchait pas qu’elle ne fût touchée à sa manière de la bonté de M. Toots. En voyant Florence si heureuse de l’attachement et de la société de ce terrible ami du petit Paul, elle ne pouvait se défendre de certaines comparaisons qui lui faisaient venir les larmes aux yeux. Je n’oserais assurer qu’elle n’associât pas dans son esprit, par contraste, la conduite de M. Dombey et celle de Diogène. Quoi qu’il en soit, après l’avoir regardé avec sa maîtresse toute la soirée et s’être évertuée avec beaucoup de bonne volonté à arranger un lit pour lui dans l’antichambre attenante à la chambre de sa maîtresse, elle dit vivement à Florence avant de la quitter :

« Votre papa s’en va demain matin, miss Florence.

— Demain matin, Suzanne ?

— Oui, mademoiselle, les ordres sont donnés : demain, de bonne heure.

— Savez-vous, dit Florence sans la regarder, où papa doit aller, Suzanne ?

— Non, pas bien positivement. Il va d’abord rejoindre ce charmant major, et je dois dire que si jamais (ce dont le ciel me préserve !) je devais faire la connaissance d’un major, ce ne serait certes pas d’un major à face d’indigo !

— Allons ! allons ! Suzanne, dit Florence doucement.

— Ma foi ! mademoiselle, répliqua miss Nipper toute rouge d’indignation et parlant plus vite encore que de coutume, ce n’est pas ma faute s’il est passé au bleu, et, tant que je serai chrétienne, tout humble chrétienne que je suis, je veux avoir des amis de couleur naturelle ou m’en passer. »

D’après quelques renseignements qu’elle ajouta et qu’elle avait recueillis en bas, Mme Chick avait proposé le major pour compagnon à M. Dombey, qui, après quelque hésitation, l’avait invité.

« Dire que cet homme-là sera une distraction ! Ah ! s’écria miss Nipper qui ne pouvait contenir son mépris, si c’est là une distraction, j’aime encore mieux m’ennuyer.

— Bonsoir, Suzanne, dit Florence.

— Bonsoir, ma chère demoiselle. »

Le ton de commisération avec lequel elle prononça ces mots fit vibrer la corde si cruellement touchée tant de fois sans que le son en eût jamais trouvé d’écho nulle part. Florence, restée seule, laissa tomber sa tête sur une de ses mains et, de l’autre, comprimant les battements de son cœur, elle s’abandonna à son chagrin.

La nuit était sombre et la pluie tombait tristement, fouettant les vitres avec un bruit mélancolique. Un vent lourd et pesant soufflait dehors et mugissait dans la maison comme une âme accablée par la douleur ou la souffrance. Un bruit perçant sifflait à travers les arbres, et pendant qu’elle était assise tout en larmes, la nuit avançait et les horloges de la ville sonnèrent minuit, l’heure lugubre.

Florence, par son âge, était presque une enfant ; elle n’avait pas encore quatorze ans, et entendre sonner cette heure si triste et si solitaire dans cette sombre demeure, où la mort avait tout dernièrement marqué cruellement son passage, aurait bien pu faire naître dans un esprit plus mûr de vagues terreurs. Mais son innocente imagination était trop pleine d’un seul sujet pour s’occuper d’autre chose. Elle n’avait qu’une pensée, l’amour, un amour, hélas ! proscrit, abandonné, mais toujours retournant à son père, qui lui fermait sa porte.

Ni la pluie qui fouettait les vitres, ni le vent qui soufflait, ni les feuilles qui s’agitaient, ni les horloges qui sonnaient ne pouvaient éloigner cette pensée ou même en diminuer l’intérêt. Le souvenir de son cher petit frère qui n’était plus, souvenir toujours présent à sa mémoire, ne faisait avec son amour pour son père qu’une seule et même chose. Oh ! Mon Dieu ! rester là exclue de sa tendresse et délaissée ! et n’avoir pas, depuis cette heure fatale, vu la figure de son père, ni touché seulement sa main !

Pauvre petite ! depuis cette heure fatale aussi, elle n’aurait jamais pu s’endormir et ne l’avait jamais fait, sans être allée chaque fois accomplir son pèlerinage à la porte de M. Dombey. Étrange et triste spectacle à la fois pour qui l’eût vue descendre à la dérobée l’escalier, d’un pas furtif et léger, dans la nuit obscure, s’arrêter devant cette porte, le cœur palpitant, les yeux voilés de larmes, les cheveux flottant négligemment sur ses épaules, pour y appuyer sa joue humide. Mais la nuit la couvrait de son ombre et personne ne savait ce qui se passait.

Ce soir-là, à peine eut-elle touché la porte, qu’elle s’aperçut qu’elle était ouverte. C’était la première fois. Il est vrai que ce n’était guère que de l’épaisseur d’un cheveu ; mais cette ouverture suffisait pour laisser apercevoir de la lumière à l’intérieur. Le premier instinct de la timide enfant fut de reculer vivement ; ce qu’elle fit aussitôt ; la réflexion lui donna l’envie de revenir sur ses pas et d’entrer, mais cette fois elle resta longtemps indécise sur le palier.

Dans cette porte ouverte, si peu que ce fût, il y avait une espérance. Cette raie de lumière, qui s’échappait de l’intérieur, et glissait à travers la fente de la sombre porte pour venir dessiner un mince filet sur le seuil de marbre, semblait être un encouragement. Elle revint sur ses pas, sachant à peine ce qu’elle faisait, mais poussée par son amour et par le sentiment de la perte commune qu’ils avaient subie ensemble, sans la partager entre eux, elle se glissa dans la chambre, les mains levées et tremblantes.

Son père était assis au milieu, devant sa vieille table. Il avait mis en ordre certains papiers : il en avait détruit d’autres, dont les débris étaient encore à ses pieds ; la pluie tombait lourdement sur le châssis vitré de la chambre du fond, où tant de fois il était allé voir le pauvre Paul dans son berceau ; et l’on entendait au dehors les sourds mugissements du vent.

Mais lui n’entendait rien. Il était assis, les yeux fixés sur la table, et plongé dans des réflexions si profondes qu’un pas bien autrement lourd que le pas léger de sa fille n’aurait pu le réveiller. Son visage était tourné de son côté. À la clarté affaiblie de la lampe, et à cette heure mystérieuse, il paraissait pâle et fatigué ; le profond silence qui l’entourait semblait dire à Florence que le moment était venu de s’ouvrir à son père.

« Papa, papa ! Parlez-moi, cher papa ! »

À sa voix, il fit un brusque mouvement et se leva vivement. Elle était déjà près de lui, les bras tendus, mais il recula.

« Qu’y a-t-il ? lui, dit-il froidement. Pourquoi venez-vous ici ? Qu’est-ce qui vous a effrayée ? »

Si quelque chose l’avait effrayée, c’était le visage tourné en ce moment vers elle. L’amour qui brûlait dans le cœur de la jeune enfant fut glacé à cette vue et elle demeura roide et immobile devant lui comme si son regard venait de la changer en statue.

Pas la moindre trace de tendresse ou de pitié ! Pas même un semblant d’intérêt ou d’émotion paternelle. On eût dit qu’il ne la connaissait pas. Si l’expression de ce visage avait changé, ce n’était pas pour exprimer quelqu’un de ces sentiments. Son ancienne indifférence, sa froide contrainte avaient fait place à autre chose ; à quelque chose qu’elle ne croyait pas, et qu’elle n’osait pas croire, que pourtant elle sentait dans toute sa force, quelque chose qu’elle ne connaissait que trop, sans pouvoir lui donner un nom : quelque chose qui, sous l’influence de son regard, lui était tombée sur la tête comme une ombre lugubre.

Ne voyait-il pas en elle par hasard la rivale heureuse de son fils, pleine de vie et de santé ? N’était-ce pas aussi sa propre rivale dans l’affection de ce fils bien-aimé ? N’était-ce pas une jalousie insensée, un orgueil dévorant, qui venaient empoisonner les doux souvenirs qui auraient dû la lui rendre plus chère et plus précieuse ? Il n’était pas impossible qu’il ne vît qu’avec amertume et sa beauté et sa jeunesse pleine d’avenir, en pensant à son fils au tombeau.

Florence n’avait pas de telles pensées. Mais l’amour sait bien vite quand il est repoussé sans espoir, et toute espérance s’évanouit pour elle, pendant qu’elle restait immobile à re-garder le visage de son père.

« Je vous demande, Florence, si c’est que vous avez eu peur ? Il faut que vous ayez eu quelque chose, pour être venue ici ?

— Je suis venue, papa…

— Contre mon désir. Pourquoi ? »

Elle vit bien qu’il savait pourquoi : c’était clairement écrit sur son visage, et elle laissa retomber sa tête dans ses mains, en poussant un cri long et déchirant.

Laissez faire, il se le rappellera, dans cette même chambre, bien des années plus tard, ce cri-là. Avant qu’il eût rompu le silence, le son en était déjà dissipé. Peut-être espère-t-il chasser aussi aisément de son souvenir. Mais non, il est toujours là ; laissez faire, il se le rappellera dans cette même chambre bien des années plus tard !

Il la prit par le bras. Sa main était froide, molle, indifférente. Elle n’avait pas d’étreinte.

« Vous êtes fatiguée, sans doute, dit-il en prenant une lumière pour la conduire vers la porte ; vous avez besoin de repos ; nous avons tous besoin de repos. Allez, Florence. Vous aurez sans doute fait quelque mauvais rêve. »

Le rêve qu’elle avait fait, la pauvre enfant, s’était évanoui maintenant, hélas ! et elle sentait que c’était pour toujours.

« Je vais rester là pour vous éclairer, pendant que vous allez monter. Tout l’étage supérieur est à vous, lentement. C’est vous qui en êtes la maîtresse maintenant. Bonsoir. »

Cachant encore son visage dans ses mains, elle répondit en sanglotant : « Bonsoir, cher papa, » et elle monta sans rien dire. Une fois elle regarda en arrière comme si elle eût eu envie de retourner vers lui, mais elle n’osa. Ce fut une pensée d’un moment, trop vaine pour l’encourager ; et son père resta là, la lumière à la main, roide, insensible, immobile, jusqu’au moment où la robe flottante de sa gracieuse enfant se perdit dans l’obscurité.

Oui ; oui, laissez faire, il se le rappellera dans cette même chambre bien des années plus tard. La pluie qui tombe sur le toit ; le vent qui gémit au dehors, lui en apportent peut-être le présage dans leurs sons mélancoliques. Laissez faire, il se le rappellera dans cette même chambre bien des années plus tard !

La dernière fois qu’il l’avait regardée du même endroit, tournant le coin du même escalier, elle portait son frère dans ses bras. Ce souvenir, au lieu de l’attendrir pour elle, ne fit que lui bronzer le cœur ; et, rentrant dans sa chambre, il poussa la porte, s’assit dans son fauteuil et se mit à pleurer son fils perdu.

Diogène, lui, était tout éveillé, à son poste, à attendre sa petite maîtresse.

« Oh ! mon Didi, mon cher Didi ! aime-moi pour l’amour de lui. »

Diogène l’aimait déjà pour elle-même, et ne se gênait pas, pour le faire voir.

On ne peut pas être plus ridicule qu’il ne le fut, dans l’antichambre, avec ses sauts et ses gambades, et à la fin, quand la pauvre Florence se fut endormie et rêva des jolies enfants roses de la maison vis-à-vis, il ouvrit toute grande avec ses pattes la porte de la chambre, se fit son lit sur un coussin, s’allongeant sous les tables de toute la longueur de sa chaîne, les yeux tournés vers sa jeune maîtresse ; la regardant du coin de la tête en bas ; jusqu’à ce qu’enfin, à force de cligner des yeux, il s’endormit lui-même et rêva de son ennemi imaginaire avec des aboiements menaçants.

Chapitre XIX. Départ de Walter. §

Le petit aspirant de marine à la porte de l’opticien, comme un vrai sans-cœur qu’il était, continuait à montrer une suprême indifférence pour le départ de Walter, même au moment où le dernier jour qu’il passait dans la petite salle à manger touchait à sa fin. Son télescope, braqué devant le moule de bouton noir qui lui servait d’œil, et son visage exprimant toujours une intarissable gaieté, le petit aspirant étalait de la façon la plus gracieuse les pans lilliputiens de son habit, et, tout absorbé par ses observations scientifiques, il ne prenait aucune part aux agitations de ce bas monde. S’il avait encore quelque rapport avec les objets extérieurs, c’est qu’un jour sec le couvrait de poussière, un temps brumeux le tachetait de parcelles de suie, ou bien la pluie faisait reluire pour un moment son uniforme terni, ou le soleil le calcinait ; à cela près, c’était un aspirant insensible, endurci, obstiné, tout entier à ses découvertes et s’inquiétant aussi peu de ce qui se passait autour de lui, ici-bas, qu’Archimède au siége de Syracuse.

C’était du moins ce qu’il semblait être dans la situation présente des affaires domestiques de son patron. Walter le regardait avec intérêt bien des fois en entrant ou en sortant, et le pauvre oncle Sol, quand Walter était absent, venait s’appuyer contre le montant de la porte, reposant sa perruque fatiguée le plus près possible des boucles de souliers de l’ange gardien de sa boutique et de son commerce. Mais il n’y a pas de fétiche, avec sa bouche fendue jusqu’aux deux oreilles, ni d’idole farouche, au regard assassin, surmontée d’un panache de plumes de perroquet, qui ait jamais montré plus d’indifférence aux invocations de ses sauvages adorateurs que le petit aspirant n’en montrait à ces témoignages d’attachement.

Le cœur de Walter était bien gros quand, regardant tout autour de sa vieille petite chambre, qui s’élevait au milieu des entablements et des tuyaux de cheminées, il se disait qu’une nuit encore et il lui faudrait dire adieu, peut-être pour toujours, à cette vieille connaissance. Dépouillée de son petit fonds de livres et de tableaux, elle semblait lui reprocher sévèrement sa désertion et l’on eût dit qu’elle pressentait déjà qu’elle allait lui devenir étrangère. « Encore quelques heures, pensait Walter, et cette vieille chambre ne m’appartiendra pas plus que les rêves que j’y ai faits, lorsque j’étais écolier. Ces rêves me reviendront peut-être encore dans mon sommeil, comme je pourrai revoir encore ce lieu, mais les rêves au moins n’auront pas d’autre maître que moi, tandis que la chambre pourra en avoir une vingtaine, et chacun d’eux pourra la changer, la négliger, en user et en abuser à son gré.

Mais il ne fallait pas laisser son oncle seul dans la petite salle à manger où il était assis sans ami (car le capitaine Cuttle, qui, dans ce qu’il était, n’agissait pas toujours à l’étourdie, était resté chez lui bien contre son gré, tout exprès pour laisser l’oncle et le neveu causer à cœur ouvert entre quatre yeux) ; aussi Walter, à peine rentré de son dernier jour de travail, descendit-il promptement pour lui tenir compagnie.

« Mon oncle, dit-il gaiement, en posant sa main sur l’épaule du vieillard, que faudra-t-il que je vous envoie de la Barbade ?

— L’espérance, mon cher Walter. Oui, l’espérance de nous revoir un jour avant de descendre dans la tombe. Envoyez-m’en autant que vous pourrez.

— Certainement mon oncle, je vous en enverrai. J’en ai plus qu’il ne m’en faut et je n’en serai pas chiche. Quant à des tortues vivantes, des citrons pour le punch du capitaine Cuttle, et des conserves pour vous le dimanche, et le reste, je vous en expédierai des cargaisons entières… quand je serai assez riche. »

Le vieux Sol essuya ses lunettes et sourit à demi.

« À la bonne heure ! mon oncle, s’écria Walter gaiement et lui frappant cinq ou six fois sur l’épaule. Vous me donnez du courage, je vous en donnerai aussi ! Demain matin, nous serons gais comme des alouettes, mon oncle, et nous volerons aussi haut qu’elles. Car mon ambition, voyez-vous, a déjà pris son vol à perte de vue.

— Walter, mon cher enfant, répondit le vieillard, je ferai de mon mieux, je ferai de mon mieux.

— Et votre mieux, mon oncle, dit Walter avec son doux sourire, est le mieux des mieux que je connaisse. Mais vous n’oublierez pas non plus ce que vous avez à m’envoyer à moi, mon oncle ?

— Non, Walter, non, répondit le vieillard, tout ce que j’apprendrai de miss Dombey, maintenant qu’elle est seule, pauvre petit agneau ! je vous l’écrirai. Je crains seulement de ne pas avoir grand’chose à vous apprendre, Walter.

— Je vous dirai, mon oncle, dit Walter après un moment d’hésitation, que j’y suis allé tout à l’heure.

— Ah ! ah ! murmura le vieillard en relevant ses sourcils, et avec ses sourcils ses lunettes.

— Ce n’était pas pour la voir, dit Walter, et cependant je l’aurais pu, j’en suis sûr, si je l’avais demandé, car M. Dombey n’est plus à Londres, mais je voulais dire un mot d’adieu à Suzanne. J’ai cru pouvoir me hasarder à le faire, grâce aux circonstances, et en me rappelant ma dernière rencontre.

— Oui, mon garçon, oui, répondit son oncle qui, depuis un instant, était plongé dans de profondes réflexions.

— Je l’ai donc vue, poursuivit Walter, j’entends Suzanne, et je lui ai appris que je pars demain matin. Je lui ai dit, mon oncle, que vous vous êtes toujours intéressé à miss Dombey depuis le soir où je l’ai amenée ici, que vous aviez toujours souhaité la voir en bonne santé et heureuse et que vous vous feriez toujours honneur et plaisir de lui être utile en quoi que ce soit. J’ai cru pouvoir dire cela, à cause de la circonstance ; n’êtes-vous pas de mon avis, cher oncle ?

— Oui, oui, mon garçon, répondit son oncle toujours pensif.

— Et j’ai ajouté, continua Walter, que si elle, j’entends toujours Suzanne, que si elle voulait bien, soit par son entremise ou par celle de Mme Richard, ou de toute autre personne qui pourrait venir de ce côté, vous faire savoir si miss Dombey était toujours en bonne santé et heureuse, vous lui en seriez obligé, afin de pouvoir me l’écrire, et que moi je lui en aurais aussi bien de l’obligation. Eh bien ! là ! ma parole, mon oncle, c’est à peine si j’avais pu dormir la nuit dernière en pensant à cela, et quand j’ai été dehors je ne pouvais me décider ni à me rendre chez M. Dombey ni à partir sans parler à Suzanne, mais je n’ai écouté que mon cœur, et voyez-vous j’aurais été bien malheureux après, si je ne m’étais donné cette consolation. »

Son ton de franchise prouvait la sincérité de ses paroles et témoignait de la pureté de ses sentiments.

« Aussi, mon oncle, dit Walter, si vous la voyez jamais, j’entends miss Dombey cette fois, et peut-être la verrez-vous, qui sait ?… dites-lui tout ce que je ressens pour elle ; combien j’ai pensé de fois à elle, quand j’étais ici ; dites-lui que j’ai parlé d’elle les larmes aux yeux, mon oncle, le dernier soir qui a précédé mon départ ; dites-lui que jamais je n’oublierai ses manières affables, son charmant visage, ni cette bonté qui vaut mieux encore. Et je ne les emporte pas comme ayant chaussé un pied de femme, ou de jeune demoiselle, mais comme ayant chaussé seulement le pied d’une innocente enfant ; oui, reprit Walter, dites-lui, si vous y pensez, mon oncle, que j’ai conservé ces souliers qui tant de fois sont tombés ce fameux soir, elle se le rappellera, et que je les ai emportés avec moi comme un souvenir ! »

À ce moment même, les petits souliers sortaient de la maison dans une des malles de Walter. Un commissionnaire, emportant son bagage sur un camion pour le faire charger dans les docks du Fils-et-Héritier, les avait en sa possession, et les roulait sous les yeux mêmes de l’insensible aspirant de marine, avant que leur propriétaire eût seulement achevé sa phrase.

Mais on pouvait cette fois excuser chez ce vieux marin son insensibilité à l’égard du trésor que le camion emportait de toute la vitesse de sa roue, car au même instant, juste dans le champ de ses observations en pleine lentille de son télescope braqué à l’horizon, Florence et Suzanne Nipper apparaissaient en personne ; oui, Florence elle-même, regardant avec une espèce de timidité sa figure singulière et recevant à bout portant le rayon lumineux de son œil de bois.

Bien mieux, elles entrèrent dans la boutique, et de la boutique dans la salle à manger, et sans avoir été vues de personne si ce n’est du petit aspirant de marine. Walter, qui tournait le dos à la porte, ne les aurait pas même encore aperçues sans le saut que fit le vieux Sol de sa chaise pour aller retomber sur une autre.

« Quoi donc, mon oncle ! s’écria Walter : Qu’est-ce que vous avez ?

— Miss Dombey ! répondit le vieux Solomon.

— Est-ce possible ! s’écria Walter en se retournant et reculant d’étonnement à son tour. Miss Dombey, ici ! »

C’était si bien possible et si réel que Florence, pendant cette exclamation, avait passé vivement devant lui, avait pris dans chacune de ses mains les revers tabac de l’habit de l’oncle Sol et l’avait embrassé sur la joue. Puis, se retournant, elle tendit la main à Walter de cet air franc et affectueux qui lui était particulier et que personne au monde n’avait comme elle.

« Vous partez, Walter ! dit Florence.

— Oui, miss Dombey, répondit-il, mais d’un ton cette fois qui trahissait son peu de confiance dans son étoile, je vais faire une traversée.

— Et votre oncle, dit Florence, en regardant Solomon, il est triste de vous voir partir, j’en suis sûre. Oh ! oui, je le vois bien, cher Walter, j’en suis bien triste aussi.

— Bonté du ciel ! s’écria Miss Nipper, et dire qu’il y en a je ne sais combien dont on pourrait se passer ici, si l’on ne tient qu’à remplir des vides ! Si on veut une surveillance vigilante dans les Indes, pourquoi ne pas prendre Mme Pipchin ? Elle vaut son pesant d’or pour l’emploi, et, s’il faut du monde qui s’entende à tyranniser les nègres, on n’a qu’à s’adresser aux Blimber, ils feront bien l’affaire ! »

En disant cela, miss Nipper dénoua les cordons de son chapeau et après avoir regardé, sans faire semblant de rien, dans une petite théière, qui était préparée sur la table pour le service journalier du petit ménage, elle remua la tête et en même temps la boîte à thé en étain, et se mit à faire le thé, sans qu’on l’en eût priée.

Pendant ce temps-là, Florence s’était retournée vers l’opticien, qui ne pouvait revenir ni de sa surprise ni de son admiration.

« Comme elle est grandie ! disait le vieux Sol. Comme elle a gagné ! et cependant elle n’a pas changé ! toujours la même !

— Vraiment ? dit Florence.

— Ou… oui, répondit le vieux Sol, se frottant lentement les mains et se parlant à lui-même à demi-voix pendant que le regard pensif de la jeune fille attirait son attention. Oui, cette expression elle l’avait déjà quand elle était petite !

— Vous vous souvenez de moi, dit Florence avec un sourire, vous vous rappelez la petite enfant que j’étais alors ?

— Ma chère demoiselle, répondit l’opticien, comment pourrais-je vous oublier, quand j’ai si souvent pensé à vous, si souvent entendu parler de vous depuis ce jour-là ? Tenez ! au moment même où vous êtes entrée, Walter me parlait de vous encore, me donnait, avant son départ, des commissions pour vous, et…

— Vraiment ? dit Florence. Je vous remercie, Walter. J’avais peur de vous voir partir sans penser à moi ; » et elle lui tendit encore la main avec tant de franchise et d’abandon que Walter la garda quelque temps dans la sienne sans pouvoir se décider à s’en séparer.

Et cependant il ne la garda pas, comme il l’aurait fait autrefois, et il ne sentit pas, en la touchant, s’éveiller dans son cœur ces rêves de son enfance qui l’avaient agité encore tout dernièrement et avaient jeté le trouble dans son âme. La pureté et l’innocence de ses manières engageantes, cette confiance si vraie, cet intérêt qu’elle lui témoignait sans chercher à le déguiser, qui se lisait dans ses yeux, et se voyait sur son charmant visage à travers le triste sourire, hélas ! qui l’assombrissait plutôt qu’il ne l’éclairait, tout cela n’avait plus la tournure romanesque de ses rêves ; tout cela lui rappelait plutôt la couche mortuaire sur laquelle il l’avait vue penchée, et l’amour que la pauvre enfant avait voué à son frère. Ces souvenirs semblaient emporter Florence sur leurs ailes bien au-dessus de ses rêves frivoles, dans une région plus claire et plus sereine.

« Je… je crains de ne pas pouvoir vous appeler autrement que l’oncle de Walter, monsieur, dit Florence au vieillard, voulez-vous bien me le permettre ?

— Ma chère jeune demoiselle, s’écria le vieux Sol, comment ! si je veux vous le permettre ! Ah ! grand Dieu !

— C’est sous ce nom que nous vous connaissions et que nous parlions toujours de vous, dit Florence en regardant autour d’elle avec un léger soupir. Quelle bonne petite salle à manger ! Toujours la même ! Oh ! comme je me la rappelle ! »

Le vieux Sol la regarda d’abord, puis il regarda son neveu, puis il se frotta les mains, essuya ses lunettes et dit tout bas : « Oh ! le temps ! le temps ! comme cela passe ! »

Il se fit un court moment de silence, pendant lequel Suzanne Nipper mit en réquisition deux tasses d’extra avec leurs soucoupes qu’elle tira du buffet, et attendit d’un air pensif le moment de verser le thé.

« Je veux dire quelque chose à l’oncle de Walter, dit Florence (et comme le bras du vieillard était appuyé sur la table, elle y posa timidement la main pour attirer son attention), quelque chose qui me préoccupe. Il va rester tout seul, et s’il veut bien me permettre, non pas de prendre la place de Walter, car c’est impossible, mais d’être sa sincère amie et de le consoler un peu, si je le puis, pendant l’absence de Walter, je lui en serai bien reconnaissante. Le voulez-vous ? Est-ce possible, oncle de Walter ? »

L’opticien, sans parler, porta la main de Florence à ses lèvres et Suzanne Nipper se renversant les bras croisés sur le dossier du fauteuil, qu’elle s’était décerné comme présidente, se mit à mordre une des brides de son chapeau et poussa un petit soupir de satisfaction en regardant le plafond.

« Vous me laisserez venir vous voir quand je le pourrai, et vous me raconterez tout ce qui aura rapport à vous et à Walter ; vous n’aurez pas de secrets pour Suzanne, quand elle viendra sans moi, vous aurez confiance en nous, vous vous reposerez sur nous et vous compterez sur nous. Vous essayerez de vous prêter à nos consolations ? Le voulez-vous, oncle de Walter ? »

La figure expressive tournée vers lui, les yeux suppliants, la douce voix, la légère pression sur son bras rendue plus séduisante encore par le respect et la vénération qu’inspiraient à une enfant ses cheveux blancs et qui donnait à sa physionomie une expression de timidité pleine de grâce et d’hésitation modeste, tout cela, joint à sa vivacité naturelle, avait tellement captivé le pauvre opticien qu’il ne put que répondre :

« Walter, parle pour moi, mon enfant ! Je suis bien reconnaissant.

— Non, Walter, répondit Florence avec son sourire tranquille, ne parlez pas pour lui, je vous prie. Je le comprends parfaitement, et d’ailleurs il faut bien que nous apprenions à causer ensemble sans vous, cher Walter. »

Le ton de regret avec lequel elle prononça ces derniers mots toucha Walter plus que tout le reste.

« Miss Florence, répondit-il en faisant un effort sur lui-même pour recouvrer la gaieté qu’il avait conservée dans sa causerie avec le vieux Sol, pas plus que mon oncle je ne sais que dire pour vous remercier de tant de bonté, vraiment. Mais quand je pourrais parler pendant une heure, que pourrais-je dire, sinon que je vous reconnais bien là !

Suzanne Nipper se mit à mordre un autre bout de la bride de son chapeau et secoua la tête en regardant toujours le plafond comme pour témoigner qu’elle donnait son approbation à cette déclaration.

« Oh ! mais, Walter, dit Florence, j’ai aussi quelque chose à vous dire avant votre départ. Et d’abord, je veux que vous m’appeliez Florence, s’il vous plaît, et que vous ne me traitiez pas comme une étrangère.

— Comme une étrangère ! répondit Walter. Oh ! non, je ne le pourrais pas. Je sais bien du moins qu’au fond du cœur, je ne vous traite pas comme une étrangère.

— Oh ! cela ne suffit pas, et ce n’est pas là ce que je veux dire. Car voyez-vous, Walter, et Florence se mit à fondre en larmes, il vous aimait beaucoup, lui, et avant de mourir, il disait et il répétait : Souvenez-vous de Walter ! Aussi maintenant qu’il n’est plus, que je n’ai plus de frère au monde, si vous voulez être le mien, Walter, je serai votre sœur toute ma vie ; et dans quelque endroit que nous soyons l’un et l’autre, je penserai toujours à vous comme à mon frère. Voilà ce que je voulais vous dire, cher Walter, mais je ne vous le dis pas comme je l’aurais voulu : mon cœur est trop plein. »

Et comme son cœur débordait, elle lui tendit à la fois les deux mains dans sa naïve innocence. Walter, en les prenant dans les siennes, se baissa et effleura de ses lèvres ce visage inondé de larmes. La jeune fille ne se détourna pas, et sans rougir, elle leva vers lui ses yeux pleins de confiance et de foi. À ce moment Walter sentit s’effacer de son âme toute ombre d’incertitude ou de trouble. Il lui sembla qu’il répondait à son appel innocent auprès du lit de mort de l’enfant. Et tout rempli encore de la gravité du triste événement, il se jura à lui-même de chérir et de respecter, dans son exil, l’image de la jeune fille, comme si elle eût été sa sœur ; de conserver pure dans son cœur cette fidélité qu’elle lui promettait si innocemment, et de se regarder comme indigne de son affection, s’il pouvait avoir des pensées d’autre nature qu’elle-même, au moment où elle venait de lui donner sa foi.

Suzanne Nipper qui en était arrivée à manger à la fois les deux brides de son chapeau, et qui, pendant ce dialogue, semblait avoir pris, bien des fois, le plafond à témoin de son émotion intérieure, changea le cours de la conversation en demandant qui voulait du lait et qui voulait du sucre. Ayant obtenu satisfaction sur ces deux points, elle se mit à verser le thé. Tous quatre s’assirent de compagnie autour de la table et prirent le thé sous les yeux de l’active Suzanne ; la présence de Florence dans la petite salle à manger illuminait sur le mur l’image de la frégate le Tartare.

Une demi-heure auparavant, Walter n’aurait pas voulu, pour rien au monde, l’appeler tout court par son nom. Mais il le pouvait maintenant qu’elle l’en priait. Il pouvait la voir assise là, sans regretter intérieurement qu’elle fût venue. Il pouvait penser, sans se troubler, à sa beauté, au bonheur qu’un heureux époux trouverait dans un tel cœur ; et la place qu’il occupait dans ce même, cœur, il y songeait avec orgueil et se promettait courageusement sinon de s’en montrer digne, cela lui semblait trop difficile, au moins de ne jamais s’en montrer plus indigne qu’alors.

Sans doute quelque fée bienfaisante avait répandu ses dons sur les mains de Suzanne Nipper, lorsqu’elle avait fait le thé, pour avoir rempli la petite salle à manger d’un calme si paisible, pendant cette heureuse réunion ; mais sans doute aussi quelque sorcier avait répandu son influence contraire sur le chronomètre de l’oncle Sol, pour le pousser plus vite que le vent le plus favorable n’avait jamais poussé la frégate le Tartare. Quoi qu’il en soit, une voiture attendait nos visiteuses bien tranquillement au coin de la rue, et, quand on eut consulté le chronomètre, par hasard, il exprima si clairement l’opinion que la voiture avait attendu fort longtemps qu’il fut impossible d’en douter, surtout en présence d’une autorité si infaillible. Quand même l’oncle Sol aurait dû être pendu à l’heure marquée par son chronomètre, il se serait laissé pendre plutôt que d’avouer que le chronomètre allait trop vite, même d’un vingtième de seconde.

Florence, en partant, rappela au vieillard tout ce qu’elle lui avait dit et lui fit promettre d’être fidèle à leur traité. Le vieux Sol la conduisit avec amour jusqu’aux pieds du petit aspirant de marine, et là, il la confia aux soins de Walter qui était tout prêt à l’escorter jusqu’à la voiture avec Suzanne Nipper.

« Walter, dit en route Florence, j’ai craint de vous adresser cette question devant votre oncle. Croyez-vous être absent bien longtemps ?

— Vraiment, je l’ignore, répondit Walter. Seulement j’en ai peur ; M. Dombey me l’a laissé entendre, quand il m’a nommé.

— Est-ce une faveur, Walter ? demanda Florence, après un moment d’hésitation et en le regardant avec inquiétude.

— La place ? répondit Walter.

— Oui. »

Walter aurait voulu pouvoir lui faire une réponse affirmative, mais son visage avait répondu avant ses lèvres, et Florence le regardait trop attentivement pour ne pas comprendre la réponse.

« Je crains bien que vous ne soyez pas tout à fait le favori de papa, dit-elle timidement.

— Il n’y avait pas non plus de raison pour que je le fusse, répondit Walter en souriant.

— Pas de raison, Walter ?

— Non, ce n’était pas une raison, reprit Walter, comprenant bien ce qu’elle voulait dire. Il y a bien des employés dans la maison. Entre M. Dombey et un jeune homme comme moi, il y a une distance immense. Si je fais mon devoir, je ne fais que ce que je dois et ne fais rien de plus que les autres. »

Florence avait-elle quelque soupçon dont elle ne se rendait pas bien compte, quelque soupçon vague qu’elle ne pouvait définir, mais qui s’était emparé de son âme depuis cette nuit, où tout récemment elle était entrée dans la chambre de son père ; le soupçon que l’intérêt de Walter pour elle, son amitié déjà ancienne, l’avaient enveloppé lui-même dans cette répugnance marquée de M. Dombey pour sa fille ? Walter avait-il lui-même cette pensée, ou devina-t-il que Florence y songeait ? Ni l’un ni l’autre n’en dit mot ; et pendant quelques instants tous deux gardèrent le silence. Suzanne, qui marchait à côté de Walter, tournait vers eux un regard pénétrant, et il est très-certain que les pensées de miss Nipper étaient de la même nature, sans se trahir davantage.

« Peut-être, Walter, reviendrez-vous bientôt ? dit Florence.

— Peut-être aussi, dit Walter, reviendrai-je avec des cheveux blancs et vous retrouverai-je une respectable dame. Mais j’espère mieux, cependant.

— Papa oubliera… dit Florence après un moment d’hésitation… oubliera son chagrin, et peut-être… me parlera-t-il plus volontiers. Si jamais cela arrive, je lui dirai combien je désire vous voir revenir et je le prierai de vous rappeler ici par amour pour moi. »

Sa voix, en parlant de son père, avait pris une modulation si touchante que Walter la comprit trop bien.

Comme on était arrivé à la voiture, Walter l’aurait quittée sans dire un mot, car il sentait en ce moment ce que c’est que de se quitter ; mais Florence lui tendit la main, quand elle se fut assise, et il vit que cette main tenait un petit paquet.

« Walter, lui dit-elle en le regardant fixement avec amitié, comme vous, j’espère mieux aussi. Je prierai pour cela, et je crois que le ciel exaucera ma prière. J’avais fait ce petit ouvrage pour Paul. Je vous en prie, acceptez-le avec mon amitié, mais ne le regardez pas avant votre départ. Et maintenant, que Dieu vous conduise, Walter ! ne m’oubliez pas. Vous êtes mon frère, cher Walter ! »

Heureusement Suzanne Nipper vint se placer entre eux, car il lui aurait laissé en la quittant une impression pénible. Heureusement aussi, Florence ne regarda plus par la portière de la voiture, et se contenta d’agiter seulement sa petite main aussi longtemps qu’il pouvait la voir.

Malgré sa défense, Walter ne put s’empêcher d’ouvrir ce soir-là le petit paquet, avant de s’endormir ; c’était une jolie bourse, et bien garnie.

Le soleil, le lendemain, revint tout resplendissant de son voyage dans les pays lointains, et Walter se leva avec lui pour recevoir le capitaine qui était déjà à la porte. Il s’était échappé plus tôt qu’il n’était nécessaire, afin de se mettre au large pendant le sommeil de Mme Mac-Stinger. Le capitaine faisait semblant d’être d’une gaieté folle et il apportait, pour le déjeuner, dans la poche de son grand habit bleu, une langue bien fumée.

« Walter, dit le capitaine quand on se fut assis à table, si votre oncle veut conserver mon estime, il nous donnera pour cette circonstance sa dernière bouteille de madère.

— Non, non, Cuttle, répondit le vieillard, non, nous la déboucherons quand Walter reviendra.

— Bien parlé ! s’écria le capitaine. Silence !

— Elle est couchée en bas dans la cave, couverte de poussière et de toiles d’araignées. Peut-être aussi serons-nous couverts de poussière et de toiles d’araignées, avant qu’elle revoie le jour…

— Silence ! s’écria le capitaine. En voilà de la morale et de la bonne ! Soignez la taille de votre figuier, si vous voulez un jour vous reposer à l’ombre de ses branches. Feuilletez… Ah ! dit le capitaine après réflexion, je ne sais pas bien où se trouve cette citation. Mais, quand vous l’aurez trouvée, prenez-en note. Allons, Sol Gills ! continuez, car nous vous avons interrompu.

— Eh bien ! là où elle est, elle restera, Cuttle, jusqu’au re-tour de Walter, reprit le vieillard, c’est tout ce que je voulais dire.

— C’est encore bien parlé, répondit le capitaine ; et si nous ne la faisons pas sauter en compagnie, je vous donnerai à chacun la permission de boire ma part.

Malgré l’excessive gaieté du capitaine, il faisait triste fête à la langue fumée, tout en s’efforçant de montrer un appétit féroce, quand on le regardait. Il avait aussi une peur terrible de rester seul, soit avec l’oncle, soit avec le neveu, car il sentait intérieurement qu’il n’avait d’autre chance, pour sauver les apparences, que de ne pas se trouver avec l’un d’eux en tête-à-tête. Cette terreur du capitaine l’obligeait à de singulières excursions : quand Solomon se leva pour aller mettre son habit, le capitaine s’élança vers la porte sous le prétexte de regarder une drôle de voiture qu’il venait de voir passer. Quand Walter monta faire ses adieux aux locataires, il se précipita dans la rue en faisant semblant d’avoir senti la suie de quelque feu de cheminée dans le voisinage. Le capitaine Cuttle pensait qu’il fallait être bien malin, pour deviner ce manége artificieux.

Walter revenait de ses perquisitions dans la maison, et traversait la boutique, pour rentrer dans la salle à manger, quand il aperçut un pâle visage de sa connaissance qui regardait du dehors : il courut à sa rencontre.

« Monsieur Carker ! s’écria Walter en serrant la main de John Carker le subalterne. Entrez, je vous en prie ! vous êtes bien bon d’être venu si matin pour me dire adieu. C’est que vous saviez, n’est-ce pas, combien je serais charmé de vous serrer la main avant de partir ? Je ne saurais vous dire combien je suis heureux de cette circonstance. Entrez, entrez, je vous en prie.

— Il n’est guère probable que nous nous revoyions jamais Walter, répondit M. Carker en résistant doucement à son invitation, et je suis heureux aussi de cette circonstance. Je puis me hasarder à vous parler, à vous donner la main, à la veille de la séparation. Je n’aurai plus maintenant à repousser votre franche amitié, Walter. »

Le sourire mélancolique qui accompagna ces mots prouvait que les avances de Walter, même infructueuses, avaient laissé dans sa pensée un souvenir qui l’avait occupé doucement.

« Ah ! monsieur Carker, répondit Walter, pourquoi m’avez-vous repoussé ? j’en suis sûr, vous ne pouviez jamais me faire que du bien. »

Il secoua la tête.

« Si je pouvais jamais faire quelque bien en ce monde, Walter, ce serait à vous que je voudrais le faire. Votre vue chaque jour a été pour moi un bonheur et un remords à la fois. Mais le plaisir l’a emporté sur la peine. Je le vois bien, maintenant que je sens ce que je perds.

— Entrez, monsieur Carker, et faites connaissance avec mon bon vieil oncle, dit Walter avec instance. Je lui ai bien souvent parlé de vous, et il sera heureux de vous répéter tout ce qu’il m’en a entendu dire. Je ne lui ai pourtant rien dit de notre dernière conversation, continua Walter en remarquant son hésitation et paraissant lui-même embarrassé ; non, monsieur Carker ; non, pas même à lui, vous pouvez m’en croire. »

Le subalterne aux cheveux gris lui serra la main et ses yeux se remplirent de larmes.

« Si jamais je fais connaissance avec lui, Walter, reprit-il, ce sera pour avoir de vos nouvelles. Soyez sûr que je n’abuserai pas de votre délicatesse et de votre discrétion. Ce serait en abuser que de ne pas dire à votre oncle toute la vérité, avant de lui demander un mot de confiance. Mais je n’ai que vous en fait d’ami ou de connaissance, et il est probable que je n’en ferai point d’autre, même pour vous être agréable.

— J’aurais voulu que vous eussiez consenti à faire de moi votre ami, dit Walter. Je l’ai toujours désiré, monsieur Carker, vous le savez, mais surtout maintenant que nous allons nous séparer.

— Vous avez été l’ami de mon cœur, reprit M. Carker ; plus je vous évitais, plus mon cœur se portait vers vous, et ne pensait qu’à vous. N’en demandez pas davantage. Walter, adieu !

— Adieu, monsieur Carker. Que le ciel vous soit favorable ! s’écria Walter tout ému.

— Si, à votre retour, reprit M. Carker en retenant sa main pendant qu’il parlait, si vous ne me voyez plus dans mon coin, et qu’on vous dise où je repose, allez jeter un regard sur ma tombe. Songez que j’aurais pu être aussi honnête et aussi heureux que vous ! Que j’aie au moins la consolation, quand mon heure sera venue, de penser qu’un homme auquel je ressemblais avant mon malheur, s’arrêtera là un moment et se souviendra de moi avec compassion et indulgence ! Walter, adieu ! »

Il glissa comme une ombre dans la rue que le soleil éclairait de ses rayons brillants, lumière à la fois si gaie et si imposante dans les belles matinées de l’été, et disparut lentement.

L’impitoyable chronomètre annonça à la fin que le moment était venu où Walter devait tourner le dos au petit aspirant de marine. Ils partirent donc dans un fiacre lui, son oncle et le capitaine pour se rendre à un embarcadère où ils devaient prendre un bateau à vapeur qui les conduirait à l’embouchure du fleuve. C’était vers une baie dont le nom prononcé par le capitaine était un mystère impénétrable pour les oreilles d’un habitant du plancher des vaches. Arrivés à cette baie où le vaisseau s’était mis à l’ancre pendant la marée de la nuit précédente, ils furent conduits à bord par plusieurs matelots assez gais, et entre autres, par un horrible cyclope de la connaissance du capitaine qui, malgré son œil unique, avait reconnu M. Cuttle à un mille et demi de distance, et depuis n’avait pas cessé de correspondre avec lui dans une langue de rugissements inintelligibles.

C’est à ce personnage enroué et velu comme un ours, qu’ils échurent de droit, pour être passés tous les trois à bord du Fils-et-Héritier. Quelle confusion sur le tillac ! Ici des voiles gisaient, toutes crottées sur les ponts humides ; là des cordes jetées négligemment faisaient trébucher les gens ; puis des hommes, en chemises rouges, courant nu-pieds à droite et à gauche ; des tonneaux envahissant la place, et, au plus épais de la bagarre, un cuisinier noir dans la cambuse aussi noire que lui, avec des légumes par-dessus les yeux et de la fumée pour l’aveugler.

Le capitaine prit aussitôt Walter à part ; et, avec des efforts inouïs, car son visage en devint pourpre, il tira de sa poche la montre d’argent, si grosse de nature et si à l’étroit dans son gousset, qu’elle sauta comme la bonde d’un tonneau.

« Walter, dit le capitaine en la lui tendant et en serrant cordialement la main du jeune homme, un petit cadeau d’adieu, mon garçon. Retardez-la seulement d’un quart d’heure tous les matins et d’un autre quart encore dans l’après-midi, et c’est une montre qui vous fera de l’honneur.

— Capitaine Cuttle ! non ; je ne le souffrirai pas, s’écria Walter en le retenant, car il se sauvait. Reprenez-la, je vous en prie ; j’en ai déjà une.

— Eh bien alors Walter, prenez ces petits ustensiles de ménage à la place ! et le capitaine enfonça ses mains dans une de ses poches et en tira les deux cuillères à café et les pinces à sucre dont il s’était muni dans la prévision d’un refus pour sa montre.

— Non, non, je ne le ferai pas ! dit Walter. Mille et mille fois merci ! Ah ! capitaine Cuttle, ne les jetez pas (et Walter arrêta le capitaine qui se préparait à les lancer par-dessus le pont). Tout cela vous sera plus utile qu’à moi. Tenez ! donnez-moi plutôt votre bâton, j’ai souvent désiré l’avoir. Allons ! adieu, capitaine Cuttle, ayez soin de mon oncle. Oncle Sol, que Dieu veille sur vous ! »

Avant que Walter eût pu les voir une dernière fois, tous deux avaient déjà quitté le navire au milieu de la confusion. Il s’élança à l’arrière, et, regardant de tous ses yeux, il aperçut son oncle qui penchait tristement la tête dans le bateau, et le capitaine qui lui tapait sa grosse montre d’argent dans le dos (et elle n’était pas tendre), et qui gesticulait d’un air plein de bonne espérance avec ses cuillères et ses pinces à sucre. Son regard ayant rencontré Walter, le capitaine Cuttle laissa tomber son trésor au fond du bateau de l’air le plus indifférent, comme s’il n’en avait jamais eu connaissance, pour agiter en l’air son chapeau de toile cirée et le héler gaiement. Le chapeau de toile cirée reluisait gentiment au soleil, et le capitaine continua de l’agiter jusqu’au moment où Walter fut hors de vue. La confusion, qui avait toujours été croissant à bord du vaisseau, atteignit alors son plus haut point. Deux ou trois autres bateaux s’éloignèrent, le saluant de leurs vivat ; les voiles se déployèrent brillantes et toutes gonflées, pendant que Walter les regardait se tourner à la brise favorable ; la proue fondit l’onde écumante, et voilà le Fils-et-Héritier en route aussi confiant, aussi léger que tous les fils et héritiers qui se sont jamais mis en route avant lui, pour chercher fortune.

Chaque jour depuis, le vieux Sol et le capitaine Cuttle, la carte étendue devant eux sur la table ronde de la petite salle à manger, suivirent la marche du vaisseau. Le soir, quand le vieux Sol montait péniblement dans sa petite mansarde solitaire d’où l’on entendait par fois des coups de canon en mer, il regardait les étoiles, écoutait souffler le vent et veillait plus longtemps qu’il ne l’eût fait à bord du navire, s’il avait été de quart. Quant à la dernière bouteille de vieux madère, qui avait eu ses jours de traversée et avait connu autrefois les dangers de la mer, elle continua à rester paisiblement sous sa couche de poussière et de toiles d’araignées, sans être dérangée.

Chapitre XX. M. Dombey part en voyage. §

« Monsieur Dombey, monsieur, dit le major Bagstock, J. B. n’est pas en général un homme sentimental, car il est un peu solide, Joseph. Mais Joe n’est pas de fer, monsieur, et quand on éveille sa sensibilité… Mais Dieu me damne ! monsieur Dombey, s’écria tout à coup le major d’un ton féroce, c’est de la faiblesse cela et je n’y céderai pas. »

C’est en recevant M. Dombey, sur le palier de son escalier dans la place de la Princesse, que le major Bagstock se livrait à ce flux de paroles. M. Dombey venait déjeuner avec le major, avant de se mettre en route pour leur excursion, et le malheureux nègre avait déjà eu à supporter toutes sortes de misères au sujet des rôties pour le thé qui, avec la question générale des œufs à la coque, lui rendaient la vie un fardeau insupportable.

« Ce n’est pas le fait d’un vieux soldat du sang des Bagstock, dit le major retombant dans un accès de sensibilité, de se laisser dominer par ses propres émotions ; mais, Dieu me damne monsieur, s’écria le major en reprenant sa voix féroce, je partage votre peine ! »

Le visage empourpré du major prit une teinte plus foncée, et ses yeux de homard sortirent plus hardiment de leurs orbites, pendant qu’il secouait la main de M. Dombey : il se livrait à cette démonstration amicale d’un air aussi tragique que si c’eût été le prélude d’une lutte à la boxe avec M. Dombey, pour un pari de mille livres sterling et pour l’honneur de l’Angleterre. Puis imprimant à sa tête un mouvement de rotation et soufflant comme un cheval poussif, le major conduisit son hôte dans le petit salon et là, devenu maître de son émotion, il le reçut avec l’abandon et la liberté qu’on se permet à l’égard d’un compagnon de voyage.

« Dombey, dit le major, je suis bien aise de vous voir. Je suis fier de vous voir. Il y a en Europe bien peu de gens dont Joseph Bagstock en dirait autant, car Josh a l’écorce rude, monsieur : il est ainsi fait, mais, c’est égal, Joe Bagstock est fier de vous voir, Dombey.

— Major, répondit M. Dombey, vous êtes bien obligeant.

— Non, monsieur, dit le major, diantre, ce n’est pas là mon caractère ! Si c’eût été le caractère de Joe, monsieur, Joe serait aujourd’hui le lieutenant général Joseph Bagstock, chevalier commandeur de l’ordre du Bain, et il pourrait vous recevoir dans une autre résidence. Je vois bien que vous ne connaissez pas encore Jo. Mais cela n’empêche pas, cette occasion toute particulière me remplit d’orgueil. Sacrebleu ! monsieur, dit le major d’un air résolu, c’est un honneur pour moi ! »

M. Dombey, grâce à l’estime qu’il avait pour lui-même et pour son argent, trouvait que le major avait raison et par conséquent ne discuta pas la question. Cependant l’instinct du major qui lui faisait reconnaître cette vérité et son aveu plein de franchise ne laissaient pas d’être très-flatteurs. C’était pour M. Dombey une preuve, si jamais il en avait eu besoin, que le major ne se méprenait pas à son sujet. Il voyait clairement que sa puissance s’étendait au delà de sa sphère immédiate, et que le major, dans sa position d’officier et d’homme du monde, lui rendait aussi bien hommage que l’huissier de la Bourse.

Et si jamais consolation vint à propos c’était bien en ce moment, où l’impuissance de sa volonté, l’instabilité de ses espérances, le peu de vertu de sa richesse lui avaient été démontrés d’une manière si cruelle. À quoi sert la fortune ? Son enfant le lui avait demandé souvent ; et quelquefois, en songeant à cette question, il pouvait à peine s’empêcher de se demander lui-même : à quoi sert la fortune ? Car sa fortune, à quoi lui avait-elle servi ?

Mais c’étaient des pensées qui ne lui venaient que quand il était seul, quand les heures tardives de la nuit le trouvaient solitaire et désolé dans sa triste chambre, et l’orgueil venait bien vite lui donner mille témoignages contraires, témoignages aussi incontestables et aussi précieux que ceux du major. M. Dombey, à défaut d’amis, était assez bien disposé pour le major. On ne pouvait pas dire que ce fût une flamme ardente, mais c’était un commencement de dégel. Le major avait su se faire agréer, sans se montrer importun, pendant leur séjour au bord de la mer. C’était un homme du monde et il avait de belles connaissances. Il parlait beaucoup, racontait des histoires ; et M. Dombey était porté à le regarder comme un esprit d’élite qui brillait dans les réunions, sans être infecté de cette pauvreté désespérante, maladie trop ordinaire des esprits d’élite. Sa position dans le monde n’avait rien d’équivoque. Le major était donc, à tout prendre, un compagnon honorable ; accoutumé à une vie de loisir, il connaissait fort bien les endroits qu’ils allaient visiter, et avait dans ses manières des airs de gentleman, qui s’harmonisaient assez bien avec le caractère citadin de M. Dombey, sans pourtant créer entre eux de rivalité possible. Que le major, en homme habitué, grâce à sa profession, à braver la main impitoyable qui venait de briser les espérances de M. Dombey, pût, à son insu, lui communiquer un peu de cette utile philosophie, et adoucir des regrets qu’il traitait de faiblesses, M. Dombey y avait peut-être pensé vaguement, mais sans se l’avouer franchement à lui-même : il aimait mieux laisser ce mystère au fond de son orgueil sans chercher à l’approfondir.

« Où est mon mauvais drôle ? » s’écria tout à coup le major, en promenant autour de la chambre un regard plein de colère.

Le nègre, qui n’avait aucun nom particulier, mais qui répondait à toutes les épithètes injurieuses, parut aussitôt à la porte, et se tint prudemment à une distance respectueuse.

« Eh bien, coquin ! dit l’irascible major, où est le déjeuner ? »

Le domestique noir disparut aussitôt pour aller le chercher, et bientôt on l’entendit monter l’escalier avec une telle précipitation que les plats et les assiettes, tremblant par sympathie à chaque pas qu’il faisait, s’entre-choquèrent sur le plateau tout le temps de son ascension.

« Dombey, dit le major en regardant le nègre qui s’occupait du service de la table et lui montrant, par manière d’encouragement, son poing menaçant à l’occasion d’une cuiller qu’il venait de mettre à l’envers, voici une grillade de jambon, un délicieux pâté, un plat de rognons, et le reste. Asseyez-vous, je vous en prie. Le vieux Joe ne peut vous donner qu’un pauvre déjeuner, de soldat, vous voyez.

— Un déjeuner excellent, major, répondit son hôte ; et ce n’était pas une simple politesse, car le major prenait toujours de sa personne le plus grand soin. Il se donnait même une nourriture trop riche pour sa constitution. Aussi la Faculté prétendait-elle que son tempérament sanguin provenait uniquement du régime qu’il avait adopté.

— Vous regardiez en face, monsieur, dit le major. Avez-vous aperçu notre amie ?

— Vous voulez parler de miss Tox, répondit M. Dombey. Non, je ne l’ai pas vue.

— Une femme charmante, monsieur ! s’écria le major en riant si fort de la gorge qu’on eût dit qu’il allait étouffer.

— Miss Tox est, je crois, une bonne personne, » dit M. Dombey.

Cette réponse, pleine de froideur, faite d’un ton hautain, sembla rendre le major infiniment heureux. Ses veines, son cou, son visage, se gonflèrent à l’envi et il posa même un moment sur la table son couteau et sa fourchette, pour se frotter les mains.

« Le vieux Joe, monsieur, dit le major, a été quelque temps très-bien vu par là. Mais Joe a eu son temps. J. Bagstock est éclipsé, vaincu, terrassé, monsieur. Je vous dirai, Dombey (le major cessa un moment de manger pour prendre, dans son indignation, un air mystérieux), je vous dirai que cette femme est dia-a-ble-ment ambitieuse, monsieur !…

— En vérité ? fit monsieur Dombey avec une froide indifférence. Peut-être même ne faisait-il pas à miss Tox l’honneur de croire qu’elle eût en effet la présomption d’avoir une qualité aussi supérieure.

— Cette femme, monsieur, dit le major, est une espèce de Lucifer. Joe Bagstock a fait son temps, monsieur, mais il a encore bon œil. Oui, il voit clair, le vieux Joe, il y voit clair. Feu Son Altesse Royale le duc d’York fit un jour la remarque, à son petit lever, que Joe avait bon œil. »

Le major accompagna ces paroles d’un regard expressif, et tout en mangeant, buvant, avalant du thé bouillant, du jambon grillé, des rôties et parlant avec animation, sa figure était si gonflée et si rouge que M. Dombey lui-même en parut inquiet.

— Cette vieille et ridicule personne, monsieur, poursuivit le major, a des prétentions : des prétentions très-hautes, monsieur. Je parle de prétentions matrimoniales, Dombey.

— Je le regrette pour elle, dit M. Dombey.

— Ne dites pas cela, Dombey, reprit le major en l’arrêtant.

— Pourquoi pas ? major, » dit M. Dombey.

Le major ne répondit que par une quinte de toux violente et par un nouvel accès d’appétit robuste.

« Elle a pris à votre intérieur un grand intérêt, dit le major en s’arrêtant de nouveau, et ses visites chez vous ont été fréquentes depuis quelque temps.

— Oui, oui, dit M. Dombey avec un air d’importance, miss Tox a été reçue à la maison d’abord comme amie de ma sœur, au moment de la mort de Mme Dombey. Comme c’était une personne de bon ton, et qu’elle témoignait de l’amitié au pauvre enfant, il lui fut permis (je puis même dire qu’elle y fut encouragée) de renouveler ses visites avec ma sœur, et de vivre peu à peu dans la maison sur un certain pied de familiarité. J’ai, dit M. Dombey du ton d’un homme qui fait une grande et importante concession, j’ai pour miss Tox du respect. Elle a eu la complaisance de me rendre mille petits services chez moi, services légers et bien insignifiants, peut-être, major, mais qu’il ne faut pas déprécier pour cela. J’espère du reste, avoir été assez heureux pour les reconnaître par toutes les attentions et les égards qu’il était en mon pouvoir d’avoir pour elle. C’est d’ailleurs miss Tox, major, dit M. Dombey avec un léger mouvement de sa main, qui m’a procuré le plaisir de faire votre connaissance, et je dois lui en savoir gré.

— Dombey ! dit le major avec feu, non, non, monsieur ! Joseph Bagstock ne laissera pas passer cette assertion sans la rectifier. La connaissance que vous avez faite du vieux Joe, monsieur, tel qu’il est, et la connaissance que le vieux Joe a faite de vous, monsieur, est due à une plus digne origine, monsieur, à une noble créature, monsieur ! Dombey, s’écria le major en proie à une lutte visible qui n’avait rien de bien extraordinaires, ni de bien difficile à simuler, car sa vie tout entière n’était qu’une lutte contre une foule de symptômes apoplectiques, Dombey, nous nous sommes connus par l’intermédiaire de votre fils ! »

M. Dombey, comme le major l’avait certainement espéré, sembla ému par cette allusion. Il baissa la tête et poussa un soupir ; mais le major se redressa fièrement et répéta, comme s’il eût senti encore l’émotion le gagner, et qu’il voulût se roidir contre ce danger : « C’est de la faiblesse et je n’y céderai pas. »

« Notre amie a bien quelque rapport éloigné avec cet événement, dit le major, et tout l’honneur qui lui en revient, J. B. le lui laissera, monsieur. Ce qui n’empêche pas, madame, ajouta-t-il en levant les yeux de dessus son assiette et regardant de l’autre côté de la place de la Princesse, où, dans le moment même on pouvait voir miss Tox occupée à arroser ses fleurs, ce qui n’empêche pas que vous ne soyez une rusée coquine, madame, et que votre ambition ne soit en effet de la plus monstrueuse impudence. Si encore cette ambition vous rendait seulement ridicule, madame, continua le major en secouant la tête vers l’innocente miss Tox, qui ne savait pas être à pareille fête, et en lui lançant des regards si furieux qu’on eût cru que ses yeux allaient sauter sur elle, J. Bagstock, madame, n’aurait rien à dire et vous pourriez agir à la satisfaction de votre cœur, je vous assure. »

Ici le major éclata de rire ; sa bouche se fendit jusqu’aux deux oreilles et les veines de son visage menacèrent de se rompre.

« Mais, madame, quand vous compromettez d’autres personnes, de généreuses personnes qui ne se méfient point de vous, quand vous les compromettez pour les récompenser de leur bonté, vous faites bouillir le sang du vieux Joe dans tout son être.

— Major, dit M. Dombey rougissant, j’espère que vous ne faites aucune allusion à une chose aussi absurde de la part de miss Tox que…

— Dombey, répondit le major, je ne fais aucune allusion. Mais Joe B. a vécu dans le monde, monsieur il y a vécu les yeux ouverts, monsieur, et les oreilles dressées, et Joe vous prévient, Dombey, qu’il y a de l’autre côté de la rue une femme, dia-ble-ment rusée et ambitieuse ! »

M. Dombey regarda involontairement de l’autre côté de la rue, et vous pouvez être sûr que le regard qu’il lança dans cette direction n’était pas tendre.

« C’est là tout ce qui sortira de la bouche de Joseph Bagstock sur ce sujet, dit le major d’un air résolu. Joe n’est pas un rapporteur, mais il y a des circonstances où il faut qu’il parle, et où il parlera ! Oui, pour confondre vos artifices, madame, s’écria le major en apostrophant encore sa belle voisine d’un air furieux, quand vous poussez tellement à bout J. B., qu’il ne lui est plus permis de garder le silence. »

Le major, sous le coup de son émotion, fut pris pendant quelques instants d’une toux poussive d’un caractère tout à fait alarmant. Quand il fut un peu remis, il reprit :

« Et maintenant, Dombey, puisque vous avez invité, pour vous servir de compagnon et de guide à Leamington, le vieux Joe, dont le seul mérite est d’être un homme solide et franc, commandez, choisissez la route qui vous plaira, Joe est tout à vous. Je ne sais, monsieur, continua le major en caressant son double menton d’un air un peu fat, ce que vous avez tous à rechercher, comme vous faites, le vieux Joe ; mais ce que je sais, monsieur, c’est que, s’il n’était pas un peu coriace et obstiné dans ses refus, vous l’auriez, en moins de rien, bientôt mis sur les dents avec toutes vos invitations et toutes vos instances. »

M. Dombey exprima en quelques mots combien il se sentait flatté de la préférence que le major lui donnait sur tant d’autres personnages distingués qui réclamaient en vain sa société. Mais le major l’arrêta tout court, en lui donnant à entendre qu’il ne faisait que suivre son inclination.

« Oui, s’écria-t-il, oui, monsieur, Joe s’est senti porté tout entier vers vous, et son cœur lui a dit : J. B., Dombey est l’homme qui vous convient comme ami. »

L’estomac du major se trouvait à ce moment bien rempli. Le jus du pâté succulent lui sortait par le coin de l’œil, et sa cravate lui serrait atrocement le cou, grâce à la bonne grillade de jambon et aux rognons sautés. L’heure approchait où le train qui devait les emmener de la ville allait partir pour Birmingham ; et le nègre arriva apportant à son maître son grand manteau de voyage.

Ce ne fut pas sans peine qu’il parvint à le lui mettre sur le dos : quand il le lui eut boutonné du haut en bas, la tête du major apparut avec de gros yeux et une grande bouche tout ouverte, plantée sur ce paquet de vêtements comme sur un tonneau. Le nègre lui présenta ensuite les uns après les autres, et en laissant un intervalle convenable pour les lui offrir, les différents objets qui devaient compléter sa toilette de voyage : ses gants de peau de daim, sa grosse canne et son chapeau ; ce dernier objet, le major se le posa d’un air tapageur sur le coin de l’oreille, au risque d’ombrager l’éclat de son remarquable visage. Le nègre avait auparavant chargé, à la porte, la voiture de M. Dombey, dans tous les coins et recoins possibles ou impossibles, d’une quantité incroyable de malles et de portemanteaux pleins à crever, comme le major lui-même ; puis il avait empli ses poches de bouteilles d’eau de Seltz, de délicieux xérès, de sandwichs, de châles, de longues-vues, de cartes, de journaux, bref de tous les menus objets que le major pouvait lui demander en route. Enfin, il annonça que l’on pouvait partir. Pour compléter l’équipement de cet étranger infortuné (il paraît que dans son pays c’était un prince), quand il eut pris place sur le siége de derrière à côté de M. Towlinson, le maître d’hôtel lui lança une pile de manteaux et de redingote, le visant du trottoir avec ces énormes projectiles, semblable à un Titan qui menace le ciel : le pauvre nègre en fut tellement couvert qu’il partit pour l’embarcadère du chemin de fer enseveli tout vivant comme une vestale.

Mais avant que la voiture se fût mise en route, et pendant que s’effectuait l’ensevelissement du nègre miss Tox parut à sa croisée et agita un mouchoir d’une blancheur de lis. M. Dombey répondit très-froidement à cet adieu, très-froidement, même pour lui. Il lui fit l’honneur d’un signe de tête le plus léger possible et se rejeta dans la voiture d’un air mécontent. Ce mouvement n’échappa pas au major, qui sembla en éprouver un sensible plaisir. Notez que cela ne l’empêchait pas de faire pour sa part à miss Tox mille saluts pleins de politesse. Après quoi, il resta longtemps clignant de l’œil et à moitié suffoqué comme un scélérat de Méphistophélès bien repu.

Pendant la confusion qui précéda le départ du convoi, M. Dombey et le major se promenèrent côte à côte dans la gare. Le premier était triste et silencieux, le second lui racontait ou se racontait à lui-même une foule d’anecdotes et d’historiettes dans lesquelles Joe Bagstock avait toujours le principal rôle. Ni l’un ni l’autre, pendant cette promenade, n’avait remarqué un homme de peine placé près de la locomotive qui les regardait attentivement et portait la main à son chapeau, chaque fois qu’ils venaient à passer près de lui. Pour M. Dombey, il n’était pas étonnant qu’il ne l’eût pas remarqué, car son regard ne s’abaissait jamais sur ces gens-là ; quant au major, il était tout entier à raconter une de ses histoires. À la fin pourtant, comme ils venaient tous deux de se retourner, l’homme s’arrêta devant eux, et tirant vivement son chapeau, il le garda à la main, en saluant M. Dombey d’un mouvement de tête qui ressemblait à un plongeon de canard.

« Pardon, m’sieur, dit l’homme, j’espère q’vous vous portez bien, m’sieur ? »

Ses vêtements de toile grossière étaient tout barbouillés de charbon de terre et d’huile. Ses favoris étaient pleins de suie et toute sa personne répandait une odeur de fumée et de cendre chaude. Malgré cela, il n’avait pas mauvaise apparence et l’on ne pouvait dire qu’il fût positivement sale ; de fait, c’était M. Toodle, sous son uniforme de chauffeur.

« C’est moi qui vais avoir l’honneur de vous chauffer, m’sieur, dit M. Toodle. J’vous demande pardon, m’sieur, mais j’m’imagine qu’vous allez mieux ? »

M. Dombey en réponse à cette question, faite d’un ton de véritable intérêt, le regarda avec dégoût, comme si c’était se salir la vue que de regarder un homme de cette espèce.

« Pardon, excuse, d’la liberté que j’prends, m’sieur, dit Toodle s’apercevant que M. Dombey ne le reconnaissait pas bien, mais ma femme Polly, q’cheu vous on appelait Richard… »

M. Toodle s’arrêta court M. Dombey avait paru le reconnaître, et en effet il l’avait reconnu ; mais son visage avait exprimé plus que tout le reste la colère de l’amour-propre humilié.

« Votre femme a besoin d’argent sans doute, dit M. Dombey en mettant la main à la poche et parlant avec hauteur, suivant son habitude.

— Non, j’vous remercie, m’sieur, répondit Toodle, je mentirais si je disais qu’elle en a besoin. Vrai, je mentirais. »

M. Dombey s’arrêta court à son tour, et resta la main dans la poche d’un air embarrassé.

« Non, m’sieur, dit Toodle, en tournant entre ses doigts son chapeau de toile cirée. Les affaires n’vont pas mal. Nous n’avons pas à nous plaindre, m’sieur. Nous avons eu quatre autres p’tiots depuis l’temps, m’sieur, mais nous allons toujours not’ p’tit bonhomme de chemin. »

M. Dombey aurait été fort aise d’aller aussi son petit bonhomme de chemin du côté de sa voiture, dût le chauffeur être précipité sous les roues ; mais son attention fut attirée par un objet attaché au chapeau que Toodle tournait toujours entre ses doigts.

« Nous avons perdu un enfant, dit Toodle, c’est une vérité.

— Dernièrement ? dit M. Dombey regardant le chapeau.

— Non, m’sieur, il y a plus de trois ans ; mais du reste tout va bien. Et quant à la lecture, m’sieur, dit Toodle en saluant encore avec un plongeon (il croyait sans doute faire plaisir à M. Dombey, en lui montrant qu’il avait mis à profit la scène que l’autre lui avait faite autrefois sur son ignorance), les garçons m’ont montré entre eux tous. Ils ont fini par faire de moi un assez bon écolier, m’sieur, les garçons.

— Venez, major, dit M. Dombey.

— Pardon, excuse, m’sieur, reprit Toodle en faisant un pas devant eux et les arrêtant de nouveau d’un air respectueux, toujours le chapeau à la main, mais je ne vous aurais pas ennuyé de tout ceci, si ce n’eût été pour en arriver à vous parler de Biler, baptisé sous le nom de Robin, celui que vous avez eu la bonté de faire entrer dans les charitables rémouleurs.

— Eh bien ! dit M. Dombey de son ton le plus froid, qu’y a-t-il ?

— Il y a, m’sieur, répondit Toodle en secouant la tête d’un air à la fois craintif et désolé, que je suis forcé d’avouer qu’il a mal tourné.

— Il a mal tourné, vraiment ? dit M. Dombey rudement, mais avec une sorte de satisfaction maligne.

— Il a fait de mauvaises connaissances, messieurs, poursuivit Toodle en les regardant tous deux d’un air triste (il voulait évidemment intéresser le major à la conversation, dans l’espoir d’éveiller ses sympathies). Il a pris une mauvaise route. Dieu veuille qu’il revienne dans le vrai chemin, mais il suit une mauvaise trace en ce moment ! Il est probable que vous en auriez entendu parler d’une façon ou d’une autre, m’sieur, dit Toodle s’adressant alors à M. Dombey tout seul, et il vaut mieux que je vous dise tout droit que mon garçon a mal tourné. Polly en est ben affligée, messieurs, dit Toodle du même air abattu et semblant encore faire appel à la sensibilité du major.

— C’est un fils de cet homme, major, dont j’ai voulu faire l’éducation, dit M. Dombey en lui prenant le bras. Voilà toujours comme on en est récompensé.

— Suivez le conseil du vieux Joe, et ne donnez jamais d’éducation à cette sorte de gens, monsieur, répondit le major, sacrebleu, monsieur, c’est toujours une mauvaise chose ! jamais cela ne réussit ! »

L’innocent chauffeur allait dire que son fils l’ex-rémouleur, maltraité, gourmandé, fouetté, et seriné comme un perroquet par un imbécile qui remplissait la place de maître d’école avec autant d’aptitude qu’aurait pu le faire un chien savant, pouvait bien d’ailleurs avoir reçu, sous certains rapports, une éducation assez défectueuse. Mais M. Dombey ne lui laissa pas le temps de s’expliquer et entraînant le major, il répéta : « Voilà toujours comme on est récompensé ! » Quant au major, il avait grand’peine à faire son ascension dans la voiture de M. Dombey. Pendant qu’on le hissait, il s’arrêtait, la jambe en l’air, pour jurer qu’il écorcherait son nègre tout vif, qu’il lui romprait les os, et ferait sur lui l’essai de tous les genres de supplices, chaque fois qu’il manquait le marchepied et qu’il retombait de tout son poids sur le malheureux nègre ; aussi eut-il à peine le temps, avant le départ, de répéter de sa grosse voix : « C’est toujours une mauvaise chose, et pour ma part, si jamais vous me voyez donner de l’instruction à mon mauvais drôle, je veux bien qu’on me pende. »

M. Dombey l’approuva d’un signe de tête plein d’amertume. Mais, ne vous y trompez pas, cette amertume qui le fit se rejeter tristement au fond de la voiture et regarder en fronçant les sourcils les objets qui passaient devant ses yeux, cette amertume ne venait pas du triste succès qu’avait obtenu la compagnie des rémouleurs dans son noble système d’éducation. Non, en voici la cause : il avait vu sur le grossier chapeau du chauffeur un crêpe tout frais, et il avait pu s’assurer par la contenance et les réponses de cet homme, que c’était le deuil de Paul, de son fils, qu’il avait l’audace de porter.

Ainsi, depuis le premier jusqu’au dernier, chez lui et au dehors, depuis Florence dans sa somptueuse demeure jusqu’à ce manant qui entretenait le feu dont il voyait la fumée, chacun se croyait des droits aussi sur son enfant qui n’était plus, et venait enchérir sur sa douleur. Pourrait-il jamais oublier combien cette femme avait versé de larmes à son chevet, comme elle l’avait appelé son cher enfant, et comment, lui, s’éveillant de son engourdissement, avait demandé après elle, et s’était soulevé sur son petit lit tout rayonnant de joie à sa vue !

Et penser que ce présomptueux chauffeur était là devant lui au milieu de son charbon et de ses cendres, portant le même deuil que lui ! Penser qu’il se permettait de s’associer à sa douleur, au cruel désappointement qu’un personnage aussi fier cachait au fond de son cœur, même avec ce crêpe, signe d’une perte commune ! Cet enfant qui n’était plus, il avait dû partager avec lui ses richesses, ses projets, sa puissance. Uni avec lui, il aurait pu s’isoler du monde entier comme derrière une double porte d’or massif ! Cet enfant était donc cause que de telles gens pourraient venir insulter à toutes ses espérances déçues, et réclamer orgueilleusement une communauté de sentiments avec lui, Dombey, homme si élevé au-dessus d’eux ! N’était-ce pas faire invasion au cœur même de la place, où il prétendait régner en maître, et seul ?

Il ne trouvait dans la route ni plaisir ni distraction. Torturé par ces pensées, il emportait avec lui sa tristesse, au milieu des tableaux variés qui fuyaient devant lui, et, dans cette course rapide, qu’il faisait sans y songer, il ne voyait ni les sites pittoresques, ni les riches campagnes, mais toujours un pêle-mêle désolant de projets brisés et de pensées jalouses. La rapidité même du train semblait une raillerie cruelle de la course rapide de la vie que le jeune enfant avait passée sur la terre, entraîné par une puissance implacable vers le but fatal ! Cette force qui poussait le train sur sa voie de fer, coupant les sentiers, les routes, perçant au cœur tous les obstacles, et remorquant à sa suite des êtres de tout rang, de tout âge, était l’image de ce monstre triomphant : la mort !

Et le convoi fuyait de la ville, sifflant, grondant, mugissant, s’enfonçant sous les demeures des hommes et faisant trembler les rues, serpentant un instant dans la plaine, disparaissant aussitôt dans les profondeurs de la terre, rugissant au milieu d’épaisses ténèbres, puis s’élançant de ce gouffre pour courir à la lumière et poursuivre sa marche rapide sous les rayons brillants du jour ; oui, il fuyait toujours sifflant, grondant, mugissant à travers les champs, les bois les moissons, les prairies, le sable, la terre, le roc, rasant mille objets que le voyageur croit saisir et qui déjà sont bien loin de lui, et s’avançant entouré d’un horizon trompeur qui, malgré sa fuite rapide, marche lentement à ses côtés. Ne dirait-on pas la chasse inexorable de ce monstre au cœur de fer, la mort ?

Oui, à travers les vallées, sur les hauteurs, au milieu des bruyères, des vergers, franchissant les parcs, les jardins, les canaux, les rivières, devant les troupeaux qui paissent, les moulins qui tournent, la barque qui flotte, les morts qui reposent, les fabriques qui fument, près du torrent qui bouillonne, des hameaux qui se groupent, de la haute cathédrale qui s’isole dans les airs, près des froids marécages, où la brise et l’ouragan soufflent à leur gré, le convoi passe et fuit sifflant, grondant, mugissant, ne laissant de son passage d’autre trace qu’un peu de poussière et un peu de fumée ; ne dirait-on pas la chasse inexorable de ce monstre au cœur de fer : la mort ?

Oui, il fuit, il fuit toujours, il gronde, fier et rapide, il glisse, fendant l’air et la lumière, la pluie de l’orage et les rayons du soleil ; et les immenses monuments, les ponts massifs qui le dominent, passent devant les yeux comme une ombre chinoise et disparaissent. Il fuit ; il fuit toujours, et avec lui les villas, les châteaux, les manoirs, les riches propriétés, les fermes, les métairies, les gens, les grandes routes, les sentiers qui semblent déserts, mesquins, insignifiants, à mesure qu’on les laisse derrière soi, image de tout ce qu’on laisse derrière soi dans la vie, éclairs rapides, épisodes fugitifs de cette chasse inexorable du monstre au cœur de fer : la mort !

Il fuit, sifflant, grondant, mugissant ; une fois encore il plonge dans les entrailles de la terre, il s’agite, se tourmente avec tant d’énergie, de persévérance, qu’au milieu des ténèbres on croirait qu’il recule, qu’il retourne avec fureur sur ses pas, si un rayon de lumière venant à tomber sur les murs humides ne dessinait son ombre qui court ou plutôt qui coule comme un torrent furieux. Il fuit, pour reparaître une fois encore à la lumière, avec un cri saisissant de triomphe et de joie, toujours grondant, toujours mugissant, ébranlant tout, repoussant tout de sa noire haleine, quelquefois s’arrêtant une minute devant une foule de gens qui, une minute après ont disparu, quelquefois s’abreuvant à la cuve avec avidité, et, avant que le tuyau qui lui a donné son eau ait cessé de dégoutter sur la terre, il siffle, gronde, mugit au loin tout en feu.

Il siffle, il mugit plus fort, toujours plus fort à mesure qu’il approche du terme du voyage ; et sa route alors, comme celle de la mort, est couverte de cendres épaisses. Tout s’assombrit à l’entour ; là sont des mares d’eau noire, des sentiers pleins de boue et de misérables demeures au-dessous de la voie. Ici des murs à moitié renversés, des maisons en ruine, et, à travers les toits entr’ouverts et les fenêtres brisées, on aperçoit de pauvres chambres où la fièvre et le besoin se cachent sous les formes les plus piteuses, pendant que, le long des pignons entassés, les cheminées tortueuses, dessinées par une traînée de suie et de poussière, les traces de ciment et de brique, les débris des charpentes moins difformes que celles de l’âme et du corps des mourants, attristent le sombre horizon. Mais quand M. Dombey passe la tête hors de sa voiture, il ne se demande pas même si le monstre, qui l’a amené jusque-là, a éclairé le long de sa route tous ces objets perdus pour son esprit préoccupé. C’était seulement pour lui la fin naturelle du voyage ; elle aurait pu figurer aussi la fin de toutes choses, car c’était la ruine et la désolation.

Ainsi, poursuivant le cours de ses pensées, il avait toujours devant lui le monstre au cœur de fer. Tout semblait sombre, froid et mort pour lui, comme il l’était lui-même pour toute chose. Chaque objet semblait lui rappeler son malheur. Il y avait comme un triomphe inexorable célébré autour de lui et contre lui, qui venait empoisonner son orgueil et envenimer sa jalousie sous toutes les formes ; mais surtout quand il en voyait d’autres partager avec lui l’amour et la mémoire de son fils.

Une figure, celle qu’il avait vue la veille et dont les yeux, quoique voilés de larmes et cachés sous des mains tremblantes, avaient pu lire au fond de son âme, était venue souvent pendant ce trajet s’emparer de son imagination. Il l’avait revue toujours comme la nuit dernière, avec la même expression de douceur soumise et de tendresse suppliante. D’abord elle n’avait point l’air de se plaindre, mais elle laissait lire dans ses traits le doute, et presque l’incrédulité peu à peu, à mesure qu’elle avait dû subir la triste certitude de la répugnance que lui montrait son père, elle prenait l’expression du reproche. C’était le visage de Florence ; et il ne pouvait le considérer sans trouble.

Se sentait-il donc attiré vers elle ? Était-ce du repentir ? Non. Mais le sentiment qu’elle éveillait en lui, et dont il avait eu déjà plus d’un éclair autrefois, se dessinait clairement à présent et ne se cachait plus, pour troubler et menacer en grandissant sa tranquillité et son repos. Mais ce visage, il le voyait à distance avec le caractère de tristesse, morne, abattue, qui le poursuivait sans relâche, et se mêlait à l’air même qu’il respirait. Mais il lui semblait qu’elle aiguisait contre lui le dard de son ennemie cruelle et impitoyable, la mort ; qu’elle lui mettait à la main une épée à deux tranchants. Mais il savait bien au fond du cœur, pendant qu’il était là à répandre sur le spectacle déroulé sous ses yeux la teinte sombre de ses pensées, et à y chercher un tableau de ruine et de désolation, au lieu d’y voir le progrès et l’espérance, il savait bien que la vie était, comme la mort, pour beaucoup dans ses souffrances. Un enfant lui restait. Pourquoi n’était-ce pas elle qui avait disparu plutôt que l’autre, objet unique de ses espérances ? La douceur, la bonté de Florence, ne lui suggéraient pas d’autre réflexion. Il ne l’avait pas aimée dans le principe et maintenant elle était devenue pour lui une nouvelle cause de chagrin. S’il n’avait eu qu’un fils et qu’il l’eût perdu, le coup eût été cruel, mais bien moins affreux pourtant qu’en ce moment ; car elle, il aurait pu la perdre, et il ne l’avait pas perdue. Ce visage plein de tendresse et d’innocence qui se tournait vers lui ne pouvait ni l’adoucir, ni le toucher. Il repoussait l’ange, et étreignait le démon cruel qui lui rongeait le cœur. Sa patience, sa bonté, sa jeunesse, son dévouement, son amour, n’étaient que des atomes dans les cendres qu’il foulait sous son pied. Dans les ténèbres qui l’environnaient, son image, loin de les dissiper, ne faisait que les rendre plus lugubres. Plus d’une fois dans son voyage, comme en ce moment où il songeait au but de ce voyage, tout en traçant avec sa canne des figures sur le sable, il se demandait comment il pourrait faire pour se débarrasser de cette ombre.

Le major, pour sa part, avait tout le long de la route soufflé et palpité comme une locomotive, et ses yeux s’étaient détournés souvent de dessus son journal pour regarder le paysage du coin de l’œil ; on eût dit qu’il voyait, avec la fumée du train, s’élancer une procession de miss Tox, toutes désappointées, qui fuyaient par delà les champs et les plaines, pour aller se cacher dans quelque lieu de refuge. Mais comme M. Dombey continuait à demeurer plongé dans ses réflexions, il le réveilla pour l’avertir que les chevaux de poste étaient attelés et que la voiture était prête.

« Dombey, dit le major en lui touchant le bras de sa canne, ne soyez pas rêveur. C’est une mauvaise habitude. Le vieux Joe, monsieur, ne serait pas solide comme vous le voyez, s’il l’avait jamais encouragée. Vous êtes un homme trop distingué, Dombey, pour être rêveur ; par votre position, monsieur, vous êtes bien au-dessus de tout cela. »

Comme le major, même dans ses remontrances amicales, mettait toujours en avant la dignité et l’honneur de M. Dombey, et ne manquait jamais d’en montrer avec tact toute l’importance, M. Dombey se sentit plus que jamais disposé à écouter les conseils d’un homme d’un jugement si sûr et d’un sens aussi parfait. Il fit donc un effort pour écouter les histoires du major tandis qu’ils dépassaient au trot la barrière, et le major, de son côté, trouvant cette allure et le macadam beaucoup mieux adaptés à ses facultés conversatives que le mode de voyager qu’ils venaient d’abandonner, se mit en devoir d’amuser M. Dombey !

Toute la journée, le major fut donc en verve. Quelquefois seulement, il s’arrêtait pour donner un moment satisfaction à ses symptômes pléthoriques, ou bien pour faire une petite collation, ou encore pour s’attaquer violemment à son nègre. Ce prince noir portait une paire de boucles d’oreilles et ses habits européens s’ajustaient sur son corps d’une façon si singulière, qu’ils paraissaient au moins aussi exotiques que l’individu qui leur servait de mannequin. Sans aucun égard pour le talent du tailleur, ils étaient longs à l’endroit où ils auraient dû être tenus courts ; courts à l’endroit où ils auraient dû être tenus longs ; étroits quand ils auraient dû être larges ; larges quand ils auraient dû être étroits ; et, lorsque le major venait à le menacer, il leur donnait une grâce toute nouvelle en se recoquillant au fond de son costume comme une noix ridée, ou comme un singe enrhumé. Pour en revenir au major, il ne cessa donc, toute la journée, de faire de l’esprit et de bavarder si bien que le soir, tandis qu’ils roulaient sur la route verte et ombragée qui touche à Leamington, la voix du major (tant il avait parlé, mangé, soufflé, ricané) semblait sortir du coffre de la voiture ou de quelque meule de foin des environs. Et cela ne fit que croître et embellir à l’hôtel Royal, où l’on avait commandé deux chambres et surtout à dîner. Il y fatigua tellement ses organes vocaux à force de manger et de boire, qu’au moment de se coucher, il n’avait plus de voix que pour tousser, et ne pouvait plus se faire comprendre de son nègre qu’en ouvrant la bouche comme une carpe pâmée.

Cependant, le lendemain matin, non-seulement, il se leva comme un ogre bien rafraîchi, mais il se conduisit au déjeuner comme un ogre qui a bonne envie de se rafraîchir encore. Ils dressèrent à ce repas le programme de leurs habitudes journalières. Le major aurait la responsabilité du boire et du manger, et chaque matin ils devaient déjeuner et dîner ensemble, assez tard dans la journée. Le premier jour de leur arrivée à Leamington, M. Dombey préféra rester chez lui ou se promener seul dans la campagne ; mais le lendemain matin il se fit un plaisir d’accompagner le major au salon de conversation des eaux, et faire avec lui un tour dans la ville. Après cela ils se séparèrent jusqu’à l’heure du dîner. M. Dombey se retira pour caresser à son gré ses douces pensées. Le major, suivi de son nègre qui portait un pliant, un manteau et une ombrelle, alla se promener sur toutes les places en prenant des airs de grand seigneur. Il chercha sur les listes d’abonnement s’il n’y reconnaîtrait pas quelques noms, lança des œillades aux vieilles ladies qui ne se lassaient pas de l’admirer, répéta vingt fois que J. B. était plus solide que jamais, et fit mousser son ami le riche M. Dombey partout où il se présenta. Jamais on ne vit un ami plus zélé que le major ; il est vrai qu’en faisant mousser M. Dombey, il se faisait mousser lui-même. On ne se figure pas toutes les ressources de conversation nouvelle que le major trouvait à dîner, et toutes les occasion qu’il donna à M. Dombey, d’admirer ses talents de société. Le lendemain matin, au déjeuner, il connaissait toutes les nouvelles des journaux du jour, et à propos des différentes questions qui s’y trouvaient traitées, il parla de l’honneur que lui avaient fait de le consulter là-dessus des personnes si haut placées qu’on ne pouvait pas se permettre de les désigner d’une manière plus claire. M. Dombey qui, depuis si longtemps, était resté claquemuré tout seul, et qui était si rarement sorti du centre des opérations de Dombey et fils, commença à regarder la compagnie du major comme un agrément nouveau de sa vie solitaire. Aussi, le lendemain, au lieu de rester chez lui comme il en avait eu d’abord l’intention, il s’en alla bras dessus bras dessous se promener avec le major.

Chapitre XXI. Nouveaux visages. §

Le major, les yeux toujours de plus en plus hors de la tête, et la figure d’un violet si foncé qu’elle ressemblait plus que jamais à une poire blette, cheminait au soleil avec M. Dombey bras dessus bras dessous : à chaque instant, il toussait comme un cheval poussif sans nécessité bien évidente, mais c’était une manière toute spontanée de faire éclater son importance : ses grosses joues retombaient par-dessus son collet ; il marchait les jambes majestueusement écartées et, à voir le balancement de sa tête sur ses épaules, on eût dit qu’il s’adressait des remontrances in petto sur la nature par trop séduisante de son individu. À peine avaient-ils fait quelques pas, que le major rencontra quelqu’un de sa connaissance, plus loin encore une autre personne, mais il se contenta de saluer de la main et continua sa promenade avec M. Dombey, se faisant son cicerone dans toutes les localités qu’ils traversaient, et lui racontant, pour égayer la promenade, toutes les petites aventures scandaleuses que lui rappelaient les lieux.

Le major et M. Dombey marchaient donc bras dessus bras dessous, fort satisfaits l’un de l’autre, lorsqu’ils virent s’avancer de leur côté une espèce de chaise roulante dans laquelle était assise une dame : couchée nonchalamment, elle dirigeait avec une sorte de gouvernail son véhicule, que poussait une force invisible. Cette dame n’était pas jeune, mais sa figure, éclatante de fraîcheur, avait un teint de rose, et sa mise et sa pose étaient celles d’une jeune fille. À côté de cette petite voiture marchait languissamment une toute jeune femme : elle soutenait d’un air dédaigneux et fatigué une petite ombrelle de gaze légère, dont le poids semblait trop lourd pour sa main ; et l’on eût dit que trahie par ses forces, elle allait la laisser tomber. C’était pourtant une grande et belle personne à l’air impérieux et plein d’arrogance. Elle marchait la tête haute et les paupières baissées ; pour elle sans doute, sauf son miroir peut-être, rien ne valait la peine qu’elle levât les yeux ; en tout cas, la terre et le ciel ne paraissaient pas mériter son attention.

« Qui diable nous arrive là, monsieur ? s’écria le major en s’arrêtant devant la petite cavalcade qui s’approchait.

— Édith, ma chère, dit d’un ton dolent la dame de la voiture, c’est le major Bagstock ! »

À peine le major eut-il entendu le son de cette voix, qu’il quitta le bras de M. Dombey, et, s’avançant vers celle des deux dames qui était étendue dans la voiture, il lui prit la main et la porta à ses lèvres ; puis avec la même galanterie, il croisa ses deux gants sur son cœur et fit un profond salut à l’autre dame. Lorsque la chaise se fut arrêtée, le moteur de la machine se révéla. C’était tout simplement un page, un jeune innocent, qui la poussait devant lui. Les efforts qu’il avait faits semblaient avoir allongé sa taille aux dépens de son embonpoint ; car lorsqu’il se montra tout droit, on l’eût pris pour une grande perche ; il était pâle et maigre et sa triste mine paraissait plus piteuse encore sous la forme singulièrement endommagée de son chapeau. Il faut dire que le pauvre garçon, pour faire avancer la voiture, poussait surtout de la tête comme font quelquefois en Orient les éléphants.

« Joe Bagstock, dit le major aux deux dames, est heureux et fier pour le reste de ses jours.

— Vous, perfide ! lui dit la vieille dame, d’une voix nonchalante. D’où venez-vous donc ? Je vous déteste.

— Souffrez donc, repartit vivement le major, que le vieux Joe, pour être un peu moins abhorré, vous présente un ami. M. Dombey, madame Skewton (la dame de la voiture fit un signe de tête gracieux) ; M. Dombey, madame Granger, (La dame au parasol s’aperçut à peine que M. Dombey lui ôtait son chapeau et lui adressait un profond salut.)

— Je me réjouis, monsieur, de cette heureuse circonstance, » dit le major.

Et il semblait de très-bonne foi, car il regarda les trois personnages en même temps et cligna de l’œil en faisant une de ses plus laides grimaces.

— Dombey, dit le major, Mme Skewton fait des ravages dans le cœur du vieux Josh.

— Je n’en suis nullement surpris, dit M. Dombey.

— Démon perfide, dit la vieille dame, cessez ce badinage ! Combien y a-t-il de temps que vous êtes ici, homme sans foi ?

— Un seul jour, répondit le major.

— Pouvez-vous être un jour, une minute même, fit la dame en arrangeant doucement avec son éventail ses faux cheveux et ses sourcils non moins faux et en montrant une rangée de fausses dents que faisait ressortir un faux teint ; pouvez-vous être une minute dans le jardin de… comment donc l’appelez-vous ?

— De l’Éden, je suppose, maman, interrompit la jeune dame d’un ton dédaigneux.

— Que voulez-vous, ma chère Édith, je ne puis jamais me rappeler ces noms effroyables… Pouvez-vous, dis-je, être une minute dans ce jardin délicieux et ne pas sentir votre âme, et tout votre être ravis, à la vue de cette belle nature, et tout transportés par les parfums si suaves et si purs que l’on y respire ? » Et en parlant ainsi Mme Skewton froissait un mouchoir qui sentait le musc à en donner la migraine.

Le contraste qui se faisait remarquer entre les expressions pleines de jeune enthousiasme de Mme Skewton et ses manières on ne peut plus surannées, était encore moins frappant que le contraste de son âge avec sa mise ; car elle avait soixante ans, et sa toilette aurait été presque ridicule pour une jeune femme de vingt-sept ! Elle avait pris dans sa chaise roulante une pose invariable. Cinquante ans auparavant un artiste, fort à la mode dans ce temps-là, l’avait dessinée couchée de la même manière dans un carrosse. Au-dessous du portrait, l’artiste avait écrit le nom de Cléopâtre, car les critiques d’alors avaient trouvé une ressemblance parfaite entre la pose de Mme Skewton dans son carrosse et celle de la princesse égyptienne penchée sur le bord de sa galère. Mme Skewton était une beauté alors, et plus d’un bon drille avait vidé des verres par douzaine en son honneur. La beauté et le carrosse avaient disparu, mais la pose était restée, et c’était pour la conserver dans toute sa vérité, que Mme Skewton ne pouvait se séparer de sa chaise ni de son page ; car elle n’avait aucune autre raison pour se faire ainsi traîner, n’ayant nullement perdu l’usage de ses jambes.

« M. Dombey est un ami de la nature, j’espère, » dit Mme Skewton en arrangeant sa broche. Car, soit dit en passant, Mme Skewton vivait beaucoup sur la réputation qu’elle s’était faite par la possession de quelques diamants et par ses relations de famille.

« Mon ami Dombey, madame, répondit le major, peut être au fond un ami de la nature, mais un homme qui règne en souverain dans la plus grande cité de l’univers…

— Personne n’ignore, interrompit Mme Skewton, l’immense influence de M. Dombey. »

Comme M. Dombey s’inclinait pour la remercier du compliment, la plus jeune dame tourna ses regards de son côté, leurs yeux se rencontrèrent, et M. Dombey s’adressant à elle lui dit :

« Vous résidez ici, madame ?

— Mon Dieu, non ; nous avons résidé en beaucoup d’endroits : à Harrowgate, à Scarborough et dans le Devonshire. Nous nous sommes arrêtées tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre. Maman aime le changement.

— Et Édith ne l’aime pas, cela va sans dire, fit Mme Skewton avec un sourire affreusement laid.

— Je n’ai pas trouvé grand changement dans toutes ces résidences, reprit Édith d’un air de suprême indifférence.

— On me calomnie, monsieur Dombey, dit Mme Skewton soupirant avec affectation. Le seul changement, hélas ! auquel j’aspire, je crains bien de ne pouvoir jamais en jouir ! c’est toujours comme cela ; autrement la vie retirée et contemplative serait pour moi mon… comment dirai-je ?

— Si c’est le paradis que vous voulez dire, maman, vous feriez bien de le dire tout de suite pour vous faire comprendre, fit la jeune dame.

— Ma chère Édith, répliqua Mme Skewton, vous savez que je me repose entièrement sur vous du soin de prononcer ces odieux noms. Je vous assure, monsieur Dombey, que l’intention de la nature a été de me faire naître dans les montagnes de l’Arcadie. Je me suis trouvée jetée par erreur dans la société. Les vaches, monsieur, sont ma passion. Je rêve une retraite dans un chalet suisse, avec des vaches autour de moi… et de la porcelaine. »

Cette singulière association d’objets, qui rappelait ce taureau entrant par mégarde dans la boutique d’un faïencier, fut très-gravement accueillie par M. Dombey. Il exprima l’opinion que sans aucun doute la nature était une institution très-respectable.

« Ce qui me manque, dit Mme Skewton d’un ton traînant et en caressant son cou ridée, c’est un cœur (elle ne disait que trop vrai dans un sens, mais sans le vouloir). Ce qui me manque c’est la franchise, l’expansion. Je voudrais moins d’étiquette et plus d’espace pour laisser jouer librement les ressorts de l’âme. Nous sommes si loin de la nature ! »

Nous en étions terriblement loin, en effet.

« En un mot, reprit Mme Skewton, je voudrais retrouver partout la nature. Ce serait d’un charme délicieux !

— Maman, la nature nous invite à nous éloigner, si vous y êtes disposée, » fit la jeune dame en retroussant le coin de sa jolie lèvre. »

À ces mots, le page blême, qui était resté debout à regarder par-dessus la chaise, disparut comme si le sol se fût entr’ouvert pour l’engloutir.

« Arrêtez un instant, Withers, » dit Mme Skewton au moment où la chaise se mettait en mouvement ; elle parlait à son page avec la même dignité nonchalante qu’elle avait autrefois en donnant ses ordres à son cocher : cocher grand genre, portant perruque, bas de soie et bouquet à la boutonnière. Où restez-vous, horreur d’homme ?

— Mon ami Dombey et moi nous sommes descendus à l’hôtel Royal, répondit le major.

— Vous pourrez venir passer la soirée avec nous quand vous serez aimable, dit Mme Skewton d’une voix languissante. Si M. Dombey veut nous honorer de sa visite nous serons trop heureuses. Withers, en route ! »

Le major pressa de nouveau contre ses lèvres le bout des doigts de la dame qui les avait posés sur le rebord de la chaise avec un laisser-aller étudié, toujours genre Cléopâtre, et M. Dombey s’inclina. Mme Skewton fit aux deux messieurs l’honneur de son plus gracieux sourire, et les salua de la main avec une grâce tout enfantine. Édith se contenta d’un mouvement de tête presque insensible, bien juste ce qu’il fallait peur être polie.

Dans le rapprochement de ces deux femmes, il y avait quelque chose de bien singulier : cette mère, à la figure ridée, dont le fard reluisait au soleil et produisait un effet plus affreux, plus horrible cent fois que le teint le plus décoloré ; et cette jeune fille, dont la beauté si fière était rehaussée par des traits pleins de grâce, par un port des plus nobles ; il y avait, dis-je, quelque chose de si singulier, que le major et M. Dombey se retournèrent en même temps pour les regarder. Le tableau n’avait pas changé : le page, courbé à terre, touchant presque son ombre, poussait vigoureusement la chaise dans la montée, semblable au bélier antique qui donnait de la tête contre les murailles pour les renverser ; le haut du chapeau de Cléopâtre s’agitait juste à la même place, à un centième près, et la jeune beauté, précédant d’un air insouciant l’équipage, témoignait dans toute son élégante personne de son indifférence absolue pour tout et pour tous.

« Écoutez un peu, monsieur, dit le major, lorsqu’ils eurent repris leur marche. Si Joe Bagstock avait quelques années de moins, il n’y a pas au monde une femme qu’il préférât à celle-là pour lui donner son nom. Par saint George, monsieur, c’est une femme superbe !

— Parlez-vous de la fille ? demanda M. Dombey.

— Ah ! parbleu, dit le major, croyez-vous J. B. assez cornichon pour parler de la mère !

— Vous faisiez tant de compliments à la mère…

— Une ancienne flamme, monsieur, dit le major en éclatant de rire, diablement ancienne. Ce n’est plus de ma part que pure galanterie.

— Elle me semble de fort bon ton, dit M. Dombey.

— Je crois bien, monsieur ! dit le major, interrompant son compagnon. Savez-vous, monsieur, que Mme Skewton est sœur du feu lord Feenix et tante du lord actuel ! La famille n’est pas riche… Je puis dire même qu’elle est pauvre ; Mme Skewton vit d’un douaire fort modique ; mais si vous voulez remonter à la noblesse du sang, monsieur… » Au lieu de finir sa phrase, le major fit tournoyer sa canne et continua sa promenade, comme renonçant à pouvoir dire jusqu’où il faudrait remonter pour en arriver à la source généalogique des Skewton.

« J’ai remarqué, dit M. Dombey après un moment de silence, que vous appeliez sa fille Mme Granger.

— Édith Skewton, monsieur, reprit le major en l’interrompant de nouveau et en plantant sa canne dans le sable, en guise de jalon, comme pour représenter la jeune dame, fut mariée, à dix-huit ans, avec Granger, de notre régiment (un second coup de canne représenta Granger). Granger, monsieur, continua le major en enfonçant sa canne dans le dernier portrait imaginaire qu’il venait de tracer, était colonel chez nous. Ah ! le bel homme ! quel gaillard, monsieur ! quarante et un ans. Il est mort, monsieur, la seconde année de son mariage. »

Le major, voulant rendre plus saisissante la mort du colonel Granger, perça l’air de part en part avec sa canne, qu’il mit ensuite sur l’épaule pour continuer sa route.

« Quel âge a-t-elle ? demanda M. Dombey en faisant une autre halte.

— Édith Granger, monsieur, reprit le major qui ferma un œil, pencha sa tête de côté et fit passer sa canne dans la main gauche pour caresser son jabot de la droite, Édith Granger actuellement n’a pas encore la trentaine ; corbleu ! monsieur, dit le major en mettant de nouveau sa canne sur son épaule et reprenant sa promenade, c’est une femme qui n’a pas sa pareille.

— Avait-elle eu des enfants ? fit M. Dombey.

— Oui, monsieur, elle avait eu un garçon… »

Les yeux de M. Dombey se baissèrent et son visage s’assombrit.

« Qui se noya, monsieur, continua le major, à l’âge de quatre ou cinq ans.

— Vraiment ? fit M. Dombey relevant la tête.

— Ah ! mon Dieu ! oui. Un bateau, dans lequel sa bonne n’avait que faire de le mettre, chavira ; voilà toute l’histoire. Édith Granger est encore Édith Granger, mais si ce coriace de Joe B., monsieur, avait quelques années de moins et quelques rentes de plus, cette déesse incomparable s’appellerait bientôt Mme Bagstock. »

Là-dessus, le major tira son col de chemise, gonfla ses joues et se mit à rire encore comme un gros scélérat de Méphistophélès.

« En supposant que la dame ne fît aucune objection, dit froidement M. Dombey.

— Sacrebleu ! monsieur, dit le major, les Bagstock ne connaissent pas de pareils obstacles. Édith, pourtant, à dire vrai, aurait pu se marier vingt fois ; mais elle est trop fière, monsieur ; elle est trop fière. »

M. Dombey ne parut pas trouver que ce fût un défaut.

« Après tout, dit le major, la fierté est une grande qualité. Pardieu, oui, monsieur c’est une qualité sublime ! Dombey, vous-même vous êtes fier et le vieux Joe, votre ami, n’en a que plus de respect pour vous. »

Après ce témoignage rendu au caractère de M. Dombey, témoignage qui lui semblait arraché par la force des choses et par la suite naturelle de leur conversation, le major changeant de sujet en vint insensiblement à parler des jolies femmes et des adorables beautés auxquelles Bagstock avait fait tourner la tête.

Le surlendemain, M. Dombey et le major revirent l’honorable Mme Skewton et sa fille au salon de conversation ; le lendemain ils les rencontrèrent tout près de l’endroit où ils les avaient vues le premier jour. Après trois ou quatre rencontres semblables, le major, pour n’être pas impoli avec de vieilles connaissances, se trouvait obligé d’aller leur faire un soir une visite.

M. Dombey, dans le principe, n’avait pas eu l’intention de faire de visites, mais le major lui ayant annoncé qu’il allait se rendre chez Mme Skewton, M. Dombey lui dit qu’il se ferait un plaisir de l’accompagner. En conséquence, le major ordonna à son nègre d’aller faire un tour par là, avant le dîner, pour porter à ces dames ses compliments et ceux de M. Dombey, et leur dire qu’ils auraient tous deux l’honneur de leur présenter leurs hommages le soir même, si elles étaient seules. En réponse à ce message, le nègre rapporta un billet fort petit, mais fort musqué, adressé par Mme Skewton au major Bagstock. Ce billet, assez laconique, était ainsi conçu : « vous êtes un affreux ours, et j’ai bonne envie de vous tenir rigueur : Mais si vous êtes aimable (ces mots étaient soulignés), venez nous voir. Mes compliments et ceux d’Édith à M. Dombey. »

L’honorable Mme Skewton et sa fille Mme Granger habitaient, pendant leur séjour à Leamington, un appartement assez élégant et qu’elles louaient assez cher, mais fort petit et fort peu commode. Ainsi, par exemple, l’honorable Mme Skewton, dans son lit, avait les pieds à la fenêtre et la tête à la cheminée ; la bonne était casée dans une alcôve, prise sur le salon, et comme la pièce était très-petite, elle était obligée soit pour entrer, soit pour sortir, de se tortiller comme un serpent à sonnettes, pour n’être pas obligée d’ouvrir la porte dans toute son étendue. Withers, le page blême, couchait sous les toits dans une vacherie voisine, et la chaise roulante, vrai rocher de ce petit Sisyphe, passait la nuit sous un hangar attenant à l’établissement : là, on trouvait des œufs frais pondus par les poules de la vacherie, perchées sur les débris d’une vieille carriole qu’elles prenaient probablement pour un arbre d’une espèce particulière qui avait poussé là tout seul.

M. Dombey et le major trouvèrent Mme Skewton couchée, toujours comme Cléopâtre, sur les coussins d’un sofa ; elle portait des vêtements d’un tissu fort léger, mais elle ne ressemblait certainement pas à la Cléopâtre de Shakespeare que les années ne pouvaient flétrir. En montant l’escalier, ils avaient entendu les sons d’une harpe, mais les accents avaient cessé aussitôt qu’on les avait annoncés, et Édith était debout à côté de sa harpe, plus belle et plus fière que jamais. Étrange beauté que la beauté de cette femme ! On eût dit qu’elle s’étalait au grand jour et dans toute sa splendeur, sans qu’Édith y fût pour rien, peut-être même contre son gré. Édith savait qu’elle était belle ; il ne pouvait en être autrement, mais sa fierté semblait jeter un défi à sa beauté.

Méprisait-elle des attraits qui provoquaient des sentiments d’admiration auxquels elle n’attachait aucun prix, ou voulait-elle rendre ses attraits plus précieux aux yeux de ses admirateurs en les tenant à distance ? Ceux pour qui ils étaient précieux ne s’étaient jamais adressé ces questions.

« J’espèce, madame Granger, dit M. Dombey en faisant un pas vers elle, que nous ne vous avons pas interrompue ?

— Vous ? oh ! non.

— Alors, chère, pourquoi ne pas continuer, dit Cléopâtre.

— J’ai cessé comme j’avais commencé… par caprice. »

Édith prononça ces mots d’un air de souveraine indifférence. Cette indifférence, qui n’était causée ni par l’ennui, ni par le manque de sensibilité, mais qui trahissait une dédaigneuse fierté, devint plus frappante encore, lorsque, avec une insouciante lenteur, elle laissa errer ses doigts sur les cordes de l’instrument avant de changer de place.

« Savez-vous, monsieur Dombey, dit Mme Skewton de son ton langoureux et jouant avec un écran, que parfois nous sommes presque entièrement en désaccord ma fille et moi.

— Presque, mais pas tout à fait, maman, fit Édith.

— Oh ! jamais tout à fait, chère, cela me briserait le cœur. » Et la mère fit semblant de lui donner une petite tape sur la joue avec son écran, mais Édith ne se prêta pas au badinage de sa mère. « Nous différons de sentiment, reprit Mme Skewton, sur l’opinion qu’on doit avoir de ces froides conventions du monde auxquelles on se soumet pour les choses les plus insignifiantes. Pourquoi si peu de naturel ? Mon Dieu ! quand l’âme palpite de tendresse, qu’elle est tout expansion, tout amour, pourquoi si peu de naturel ?

— C’est bien vrai, dit M. Dombey.

— Il me semble, reprit Mme Skewton, qu’il ne nous faudrait pour être plus naturels que d’essayer de l’être. »

M. Dombey fut de cet avis. Quant au major, il s’écria :

« Sacrebleu, non, madame, ce n’est pas possible. Il faudrait que le monde fût peuplé de J. B., de rudes et solides Joey, madame ; de vrais ratapoils, ou bien cela ne prendrait pas.

— Taisez-vous, vilain inconstant, dit Mme Skewton.

— Cléopâtre commande, reprit le major en portant sa main à ses lèvres, et Marc-Antoine… Bagstock obéit.

— Cet homme n’a pas la moindre sensibilité, reprit Mme Skewton (et la cruelle leva son écran comme pour se dérober aux regards du major) ; non, cet homme ne sait ce que c’est que la sympathie. Et pourtant, à quoi bon la vie sans la sympathie ? Y a-t-il au monde rien d’aussi charmant ? Sans ce rayon de soleil pour échauffer notre pauvre terre, comment supporter l’existence ? » Mme Skewton, arrangeant sa chemisette de dentelle, examinait avec complaisance l’effet que produisait son bras maigre, mis à nu du coude au poignet. « Enfin, homme endurci, et elle lança par-dessus l’écran un regard furtif au major, je voudrais un monde qui fût tout amour, un monde qui ne fût qu’un cœur, et la fidélité est chose si délicieuse, que je ne vous permettrais pas d’en venir troubler les douceurs. »

Le major trouva Cléopâtre bien exigeante de vouloir un monde qui fût tout amour, quand elle prenait pour elle tout l’amour de la terre. À quoi Cléopâtre répondit que la flatterie lui était insupportable et que, s’il avait l’audace de continuer sur ce ton, elle le renverrait positivement chez lui.

Sur ce, Withers le blême passa le thé à la ronde, et M. Dombey, se tournant encore vers Édith, lui dit, toujours avec ce même air comme il faut si glacial :

« Il me semble qu’il y a peu de société ici ?

— Je ne sais ; mais nous ne voyons personne.

— C’est que vraiment, dit Mme Skewton de son sofa, je ne vois pas, quant à présent, avec qui nous pourrions nous lier ici ?

— Il n’y a pas assez de cœurs, dit Édith avec un sourire : singulier sourire qu’on aurait pu appeler le crépuscule d’un sourire, tant une obscure tristesse en voilait tout l’éclat.

— Ma chère Édith se raille de moi, vous voyez, » dit Mme Skewton en remuant la tête. La tête de Mme Skewton remuait quelquefois d’elle-même, comme si un commencement de paralysie tremblotante eût voulu faire concurrence aux mouvements éblouissants de ses diamants.

« Vous êtes déjà venue ici plusieurs fois, si je ne me trompe ? dit M. Dombey s’adressant toujours à Édith.

— Oh ! oui, plusieurs fois. Je crois qu’il n’y a plus un endroit que nous n’ayons visité.

— C’est un beau pays !

— Je le crois. Tout le monde le dit.

— Votre cousin Feenix en raffole, Édith, » interrompit Mme Skewton toujours de son sofa.

La fille tourna légèrement sa belle tête, et un froncement de sourcil presque imperceptible sembla témoigner que l’opinion de son cousin Feenix était bien la dernière à laquelle on dût s’arrêter ; puis elle tourna de nouveau ses yeux vers M. Dombey.

« Pour l’honneur de mon bon goût, dit-elle, je dois avouer que je suis lasse des environs.

— Vous en avez presque sujet, madame, si tous ces charmants tableaux sont de votre main, » reprit M. Dombey en jetant tes yeux sur une foule de petits paysages qu’il avait déjà reconnus pour être des points de vue des environs et qui garnissaient la chambre.

Édith ne répondit pas à ce compliment, et se drapa dans sa dédaigneuse beauté, d’un air étonné.

« Ont-ils en effet cet honneur ? dit M. Dombey. Ne sont-ils pas de vous ?

— Oui, monsieur.

— Et vous êtes musicienne, je le sais déjà.

— Oui.

— Et vous chantez ?

— Oui. »

Elle répondit à toutes ces questions avec une étrange répugnance. C’était toujours la même lutte entre les deux Édith, trait caractéristique de la beauté de cette femme. Cependant elle n’était pas intimidée et se possédait même parfaitement. Elle ne semblait pas non plus vouloir éviter la conversation, car son regard restait attaché sur M. Dombey, et ses gestes, autant que le lui permettait son orgueil, s’adressaient à lui, même quand il gardait le silence.

« Vous avez au moins bien des ressources contre l’ennui, dit M. Dombey.

— Si elles peuvent être efficaces centre l’ennui, répondit-elle, vous les connaissez toutes, je n’en ai pas d’autres.

— Puis-je espérer de les mettre toutes à l’épreuve ? dit M. Dombey avec une galanterie solennelle ; et, déposant un dessin qu’il tenait à la main, il montrait la harpe.

— Oh ! certainement, si vous le désirez. »

À ces mots, elle se leva et sortit de la chambre. En passant devant le sofa, elle lança à sa mère un regard hautain. Ce ne fut qu’un éclair, mais celui qui l’aurait vu y aurait pu lire une foule d’expressions que le sombre sourire dont nous avons déjà parlé, et qu’il fallait presque deviner, couvrait de son ombre.

Le major, qu’on avait complétement oublié pendant ce temps-là, avait roulé une petite table auprès de Cléopâtre et se disposait à faire avec elle une partie d’écarté. M. Dombey, ne connaissant pas le jeu, s’assit auprès d’eux pour prendre une leçon, en attendant le retour d’Édith.

« Nous allons avoir de la musique, je pense, dit Cléopâtre.

— Mme Granger a eu la bonté de nous le promettre, dit M. Dombey.

— Ah ! c’est fort bien. Proposez-vous, major ?

— Non, madame, je ne puis.

— Barbare que vous êtes ! reprit la dame, vous me faites perdre la partie. Vous êtes amateur de musique, monsieur Dombey ?

— Je l’aime beaucoup, madame.

— Oh ! oui, c’est délicieux, dit Cléopâtre en regardant ses cartes ; la musique est pleine de sentiment, elle parle à l’âme. C’est comme un vague souvenir de l’existence primitive. On y retrouve tous les sentiments les plus ravissants ! Savez-vous, dit Cléopâtre, et elle remit sur ses jambes le valet de trèfle qui venait de lui arriver les pieds en l’air, savez-vous ce qui pourrait me tenter de mettre fin à mon existence ?… ce serait l’envie de découvrir ce qu’il y a au fond de tout cela. Que de mystères dans la nature ! Tout nous est caché… Major, à vous de jouer. »

Le major joua ; et M. Dombey, qui regardait pour apprendre, commençait à ne rien comprendre au jeu, car il ne prenait guère intérêt à la partie et se demandait avec surprise pourquoi la belle Édith ne rentrait pas.

Enfin elle parut, alla s’asseoir auprès de sa harpe ; et M. Dombey s’étant levé se plaça à côté d’elle pour l’écouter. M. Dombey n’avait pas grand’goût pour la musique et ne connaissait pas le morceau qu’elle jouait, mais il la vit se pencher sur sa harpe, et peut-être les cordes faisaient-elles vibrer dans le lointain des sons qui lui étaient connus et qui semblaient apprivoiser ce monstre toujours courant sur la voie de fer, et le rendre moins inexorable.

Cléopâtre continuait toujours sa partie, mais rien n’échappait à son regard pénétrant. Ses yeux ne restaient pas fixés sur les cartes ; perçants et mobiles comme ceux de l’oiseau, ils allaient d’un bout de la chambre à l’autre, pour briller à la fois sur la harpe, sur la musicienne, sur l’auditeur, sur tous les objets.

Lorsque la fière beauté eut fini son morceau, elle se leva, reçut les remercîments et les compliments de M. Dombey avec la même froideur dédaigneuse qu’auparavant, et, s’approchant aussitôt du piano, elle préluda.

Oh ! de grâce, Édith Granger, un autre chant que celui-là. Oui, Édith Granger, vous êtes bien belle, vous avez un jeu brillant, votre voix a un beau timbre et une grande étendue ; mais, au nom du ciel, ne jouez pas cet air que sa fille délaissée chantait à son fils qui n’est plus.

Hélas ! il ne le reconnaît pas, cet air ; et, s’il le reconnaissait, quel air joué par sa fille pourrait attendrir ce cœur rigide ! Dors, Florence, dans ta solitude ! Dors ! et paix à tes rêves, quoique la nuit se fasse sombre, que les nuages s’amoncellent et que l’orage gronde au loin !

FIN DU TOME I

Tome deuxième §

Chapitre premier. Un petit échantillon de l’administration du gérant Carker. §

M. Carker, le gérant, est assis à son bureau ; c’est toujours le même homme calme et doucereux ; il est occupé à lire des lettres, dont lui seul a le droit de briser le cachet. De temps en temps, il les annote ou y ajoute des renvois suivant les affaires dont elles traitent ; puis il en fait de petits paquets pour les distribuer dans les bureaux, chacune à sa destination. Ce jour-là, le courrier avait été abondant, et M. Carker avait de la besogne.

À voir cet homme ainsi occupé, à le voir tantôt regarder attentivement une liasse de papiers qu’il tenait à la main, ranger les feuilles autour de lui en petits tas, reprendre une autre liasse, en examiner le contenu en fronçant le sourcil et en pinçant les lèvres ; à le voir classer, trier, méditer tour à tour, on eût pu le prendre aisément pour un joueur de cartes. Ressemblance bizarre à laquelle prêtait singulièrement la mine de M. Carker ! N’était-ce pas l’air réfléchi d’un homme qui étudie son jeu, qui se rend compte du côté fort et du côté faible, qui classe dans sa mémoire chacune des cartes qui passent sous ses yeux, qui connaît exactement leur valeur relative, qui devine le jeu de l’adversaire et ne trahit jamais le sien ?

Quoique les lettres fussent écrites en différentes langues, M. Carker les lisait toutes. S’il n’avait pas été capable de lire tout dans la maison Dombey et fils, c’est qu’il aurait manqué une carte dans le jeu. D’un coup d’œil, il embrassait presque tout, formait des combinaisons, pressentait une affaire, et, à chaque tas, il ajoutait quelque nouvelle combinaison ; on eût dit un homme qui reconnaît les cartes à première vue, et qui, lorsqu’elles sont retournées, calcule dans son esprit tous les coups possibles. Éclairé par les rayons du soleil qui, frappant le châssis vitré, tombaient obliquement sur lui, M. Carker, partenaire un peu trop profond, adversaire beaucoup trop habile, jouait donc son jeu tout seul.

Quoiqu’on ne puisse pas dire précisément qu’il entre dans les instincts sauvages ou domestiques du chat de jouer aux cartes, M. Carker jouait pourtant, lui, et, certes, il tenait du chat des pieds à la tête, (à le voir se réchauffer aux rayons brillants du soleil d’été, qui faisait de la table et du plancher comme un cadran solaire dont il était le chiffre unique. Ses cheveux et ses favoris, dont la couleur n’est jamais bien tranchée, semblent d’une teinte moins franche encore à la lumière éclatante du soleil ; ne dirait-on pas la fourrure d’un chat gris cendré ? voyez-vous ses grands ongles propres et effilés ; voyez-vous comme il a peur de se salir ; comme il s’arrête dans son travail pour guetter les atomes de poussière qui vont tomber sur lui ; comme il souffle délicatement sur sa main douce et blanche, sur son linge fin et lustré ! Regardez-le bien, ce M. Carker le gérant, aux manières insinuantes, aux dents acérées, aux pattes de velours, à l’œil pénétrant, à la langue mielleuse, au cœur dur, à l’habit propre, il est là à l’ouvrage, travaillant avec patience et avec constance, et comme alléché par une proie qu’il espère… Ne vous semble-t-il pas voir un chat aux aguets devant un trou de souris ?

Enfin toutes les lettres sont rangées ; une seule reste encore, mais il la réserve pour un examen tout particulier ; puis, ayant serré dans un tiroir la partie de la correspondance la plus confidentielle, M. Carker agite sa sonnette. Son frère se présente.

« Pourquoi est-ce vous qui venez, quand j’appelle ?

— Le domestique est sorti, et je suis le plus près de vous, répliqua humblement John Carker.

— Le plus près, murmura le gérant ; le bel honneur pour moi ! » Puis lui indiquant du doigt les paquets de lettres ouvertes, il se retourna dédaigneusement dans son fauteuil, et brisa le cachet de la seule lettre qui lui restait dans la main.

« Je suis fâché de vous déranger, James, dit le frère en ramassant les lettres, mais…

— Allons, vous avez encore quelque chose à me dire. Je le savais bien. Qu’est-ce encore ?

M. Carker, le gérant, ne daigna ni lever les yeux, ni les diriger du côté de son frère ; il les tenait toujours fixés sur la lettre, sans l’ouvrir cependant.

« Eh bien ? répéta-t-il avec aigreur.

— Je suis inquiet pour Henriette.

— Pour Henriette ? Henriette qui ?… Je ne connais personne de ce nom-là.

— Elle n’est pas bien : elle a beaucoup changé depuis quelque temps.

— Il y a longtemps, répliqua Carker le gérant, qu’elle a changé ; c’est tout ce que je puis dire.

— Si vous vouliez m’écouter.

— Vous écouter, frère John ? pourquoi ? »

Et en appuyant sur ces mots : frère John, il ne dissimulait pas une intention d’amère raillerie ; puis levant la tête, sans lever les yeux, il ajouta :

« Tout ce que j’ai à vous dire, c’est qu’Henriette Carker a fait son choix il y a longtemps entre ses deux frères. Elle s’en repent peut-être maintenant, mais il faut qu’elle en subisse les conséquences.

— Ne vous méprenez pas sur le sens de mes paroles : Je ne dis pas qu’elle se repent : ce serait une noire ingratitude de ma part que de dire pareille chose. Et pourtant, croyez-moi, James, je suis tout aussi désolé que vous du sacrifice qu’elle a fait.

— Que moi ? s’écria le gérant. Que moi ?

— Je veux dire que je suis aussi désolé de son choix, de ce que du moins vous appelez son choix, j’en suis aussi désolé que vous en êtes irrité.

— Irrité ? répliqua l’autre en montrant toutes ses dents.

— Sinon irrité, du moins mécontent. Mettez le mot que vous voudrez, vous savez ce que je veux dire. Je n’ai nullement l’intention de vous offenser.

— Vous m’offensez dans tout ce que vous faites, répondit le frère en lui lançant un regard menaçant (ce regard fit bientôt place à un sourire, ou plutôt à un mouvement de lèvres qui découvrit ses dents plus loin encore que la première fois) ; emportez ces papiers, s’il vous plaît, j’ai affaire. »

Sa patience glaciale était plus redoutable que sa colère ; aussi Carker le subalterne se dirigea-t-il du côté de la porte ; mais, s’arrêtant sur le seuil, et promenant ses regards autour de la chambre :

« Quand Henriette, dit-il, tenta vainement de plaider devant vous en ma faveur pour apaiser votre première et légitime indignation et justifier ma première faute ; quand elle vous délaissa, James, pour suivre ma mauvaise fortune, et pour se consacrer dans son affection trompée, au service d’un frère ruiné qui, sans elle, était perdu, elle était jeune et belle alors. Si vous consentiez à la voir, si vous vouliez… elle exciterait à la fois votre admiration et votre pitié. »

James Carker pencha la tête en montrant ses dents, de l’air d’un homme qui va répondre à une nouvelle insignifiante : « Ah ! vraiment ? » mais il ne répondit rien.

« Nous pensions alors, vous et moi, qu’elle se marierait jeune, qu’elle aurait une vie heureuse et exempte de peines. Oh ! si vous aviez vu avec quelle gaieté elle renonçait à toutes ces belles espérances, avec quelle gaieté elle entrait dans cette nouvelle voie, pour ne plus jamais regarder derrière elle ; vous ne me diriez pas que son nom vous est maintenant inconnu. »

Le gérant pencha encore la tête, montra encore ses dents en ayant l’air de dire : « C’est curieux ! Vous me surprenez en vérité, » mais il ne dit rien.

« Puis-je continuer ? dit doucement John Carker.

— Votre route ? répliqua son frère en souriant ; si vous voulez avoir cette bonté. »

John Carker, poussant un soupir, se glissait lentement le long de la porte, lorsque la voix de son frère le rappela :

« Si elle marche gaiement dans la voie qu’elle a suivie, dit-il en jetant sur son pupitre la lettre qu’il n’avait pas encore dépliée, et en mettant brusquement ses mains dans ses poches, vous pouvez lui dire que je ne marche pas moins gaiement dans la mienne. Si elle n’a jamais regardé derrière elle, dites-lui que, moi, j’ai souvent regardé en arrière pour me rappeler qu’elle a pris votre défense, et répétez-lui que je suis aussi inébranlable qu’un bloc de marbre. »

Ces dernières paroles furent accompagnées d’un sourire mielleux.

« Je ne lui parle pas de vous. Jamais nous ne causons ensemble de vous. Une fois dans l’année, le jour de votre fête, Henriette dit toujours : Souvenons-nous de James et fasse le ciel qu’il soit heureux !… puis c’est fini.

— Eh bien ! si vous ne lui parlez pas de moi, répétez-vous à vous-même ce que je viens de vous dire ; vous ne le ferez jamais assez. Ce sera pour vous un avertissement de ne jamais prononcer son nom devant moi. Je ne connais pas d’Henriette Carker ; il n’y en a pas pour moi. Si vous, vous avez une sœur, tant mieux pour vous moi, je n’en ai pas. »

M. Carker reprit la lettre à la main, et s’en servit pour indiquer la porte à son frère avec une courtoisie moqueuse. Il la déplia lentement pendant que son frère se retirait, et son regard sombre le suivit jusqu’au moment où il eut quitté la chambre. Puis il se retourna sur son fauteuil et s’apprêta à lire tout à son aise le contenu de cette missive intéressante.

Elle était de son chef, M. Dombey, et datée de Leamington. Quoiqu’il fût fort habile à lire vite les autres lettres, M. Carker lut celle-là lentement : il pesait tous les mots et les épelait pour ainsi dire avec toutes ses dents l’une après l’autre. Quand il l’eut parcourue une fois, il la relut encore et s’arrêta aux passages suivants :

« Je me trouve bien de mon voyage et je ne puis pas encore fixer l’époque de mon retour. Je désire, Carker, que vous vous arrangiez pour venir me voir ici, et que vous me donniez personnellement des détails sur l’état des affaires. J’ai oublié de vous parler du jeune Gay. S’il n’est pas parti par le navire le Fils-et-Héritier, ou si le bâtiment est encore dans les docks, envoyez là-bas un autre jeune homme et gardez-le dans la cité pour le moment. Ma résolution à cet égard n’est pas encore arrêtée. »

« À cela, dit le gérant, il n’y a qu’un petit malheur, c’est qu’il est déjà bien loin, et, ce disant, M. Carker ouvrit jusqu’aux oreilles une bouche élastique comme du caoutchouc.

Ce passage en post-scriptum attira une seconde fois son attention et mit ses dents encore en mouvement.

« Il me semble, dit-il, que mon bon ami le capitaine Cuttle avait dit quelque chose comme cela, quand il voulait faire rester le jeune homme en panne, dans l’espoir de ce revirement. C’est bien dommage qu’il soit si loin !

Il replia la lettre, la tint quelque temps de près ou de loin sur la table, la tournant et retournant dans tous les sens, et son esprit n’était probablement pas autrement ému du contenu, lorsque plusieurs petits coups furent frappés à la porte. C’était Perch, l’homme de peine. Il entra sur la pointe du pied, faisant à chaque pas un profond salut, comme s’il aimait les révérences, et déposa des papiers sur la table.

« Monsieur est toujours occupé ? demanda Perch en se frottant les mains et en tournant sa tête de profil, marque de respect qu’il croyait nécessaire en présence d’un tel personnages, car il n’était pas convenable de tenir la tête droite et de gêner ainsi la vue de M. Carker.

— Qui me demande ?

— Oh ! monsieur, répondit Perch parlant tout bas, à vrai dire, ce n’est pas grand’chose. C’est M. Gills, l’opticien, qui est venu voir s’il y a quelqu’un pour un petit payement, disait-il ; mais je lui ai répondu que vous étiez occupé, monsieur, très-occupé. »

Là-dessus Perch toussa, la main sur la bouche, et attendit des ordres.

« Il n’y a personne autre ?

— Monsieur, dit Perch, je ne voudrais pas prendre sur moi de dire qu’il n’y a personne autre, mais le jeune gars qui est venu ici hier et la semaine dernière, rôde toujours de ce côté ; il a furieusement l’air de n’avoir rien à faire, ajouta Perch en s’interrompant pour fermer la porte, car on le voit toujours dans la cour siffler aux moineaux pour les seriner.

— Vous me disiez qu’il demandait de l’ouvrage, n’est-ce pas, Perch ? demanda M. Carker se penchant sur son fauteuil et regardant l’homme de peine.

— Sans doute, monsieur, dit Perch toussant encore, toujours la main sur la bouche, sans doute qu’il avait l’air de désirer une place et qu’il croyait qu’on pourrait lui donner quelque chose à faire dans les docks, vu l’habitude qu’il a de pêcher à la ligne, mais… Perch branla la tête d’un air qui semblait dire qu’il ne réussirait probablement pas.

— Eh bien ! que dit-il quand il vient ? demanda M. Carker.

— Mais, monsieur, dit Perch toussant une troisième fois, toujours la main sur la bouche, par excès d’humilité, il a l’air de désirer très-humblement pouvoir parler à un de ces messieurs, et il dit qu’il a besoin de gagner sa vie. Mais voyez-vous, monsieur, dit Perch en parlant tout bas (et en même temps il se retourna pour donner dans la porte, qui était cependant bien fermée, un bon coup de poing et de genou. On eût dit qu’il allait dévoiler un secret d’État), il y a une chose que je ne puis pas digérer : croiriez-vous que ce petit drôle là flâne par ici répandant partout le bruit que sa mère a nourri le petit monsieur de notre maison et qu’il espère bien que notre maison s’occupera de lui pour la peine. Ah ! monsieur, continua Perch, dans ce temps-là, ma femme nourrissait une petite fille ; une petite, monsieur, qui était bien la mieux portante que n’importe quel mioche que nous nous soyons jamais permis d’ajouter à la famille. Eh bien ! là, bien vrai, je n’aurais jamais pris la liberté de laisser entendre que Mme Perch aurait pu être la nourrice aussi bien qu’une autre. Oh ! non, jamais, et ce serait à recommencer, que je ferais encore de même. »

M. Carker lui fit une grimace de requin, mais d’un air distrait et préoccupé.

« Peut-être, ajouta Perch après un moment de silence et après avoir toussé une quatrième fois, ferais-je bien de lui dire qu’il ne remette plus les pieds ici, ou sinon qu’on le dénoncera à la police et qu’on le fourrera en prison. Dame ! on peut bien craindre pour sa sûreté personnelle. Je suis de ma nature fort craintif, et puis la position de Mme Perch m’a mis les nerfs dans un tel état ! oh ! je ne balancerais pas à jurer que ce garçon-là est un vaurien !

— Je veux le voir, Perch, dit M. Carker, amenez-le-moi.

— Oui, monsieur. Mais… pardon, monsieur, je dois prévenir monsieur que le gars n’a pas l’air commode, et Perch restait indécis à la porte.

— N’importe, s’il est là, amenez-le-moi. Je recevrai M. Gills tout à l’heure. Priez-le d’attendre. »

M. Perch salua, puis fermant la porte avec le même soin et les mêmes précautions que s’il ne devait pas l’ouvrir de huit jours, il alla chercher son vaurien au milieu des moineaux de la cour. Lorsqu’il fut sorti, M. Carker se posta devant la cheminée, dans son attitude favorite, et resta debout le regard fixé sur la porte : ses lèvres entr’ouvertes pour sourire et toutes ses dents supérieures en étalage, avec l’air d’un faux bonhomme, ou d’un chat qui se réveille pour sauter sur sa proie.

Perch ne fut pas longtemps à revenir, ses pas étaient suivis d’une paire de grosses bottes qui faisaient un bruit infernal dans le corridor. On aurait cru entendre marcher des boîtes.

« Allons ! avancez donc par ici, criait Perch, sans avoir le moins du monde égard aux convenances, quoique cette brusque façon d’annoncer les étrangers ne fût pas dans ses habitudes.

Perch donc introduisit en présence de M. Carker un jeune gaillard de quinze ans, solidement bâti, à la figure ronde et vermeille, à la tête ronde et luisante, aux yeux ronds et noirs, aux membres arrondis, au corps rond, et pour que tout fût rond dans sa personne, il portait à la main un chapeau rond, dépourvu de toute espèce de rebord.

Sur un signe impératif de M. Carker, Perch, aussitôt après avoir amené l’étranger en présence de son maître, sortit de la chambre. À peine le visiteur et M. Carker furent-ils restés seuls, que celui-ci, sans aucune espèce de préliminaire, le saisit à la gorge et le secoua d’une si belle manière, qu’on eût dit que sa tête allait se détacher de ses épaules. Le pauvre garçon, tout pétrifié, ne put s’empêcher de tourner des yeux effarés sur le monsieur aux nombreuses dents blanches qui était en train de l’étrangler, et sur les murs de la chambre, voulant au moins, s’il était réellement étranglé, contenter sa curiosité en jetant ses derniers regards sur cette mystérieuse demeure dans laquelle il avait pénétré, imprudence qu’il payait si cher. Enfin il essaya de parler :

« Allons ! monsieur, s’il vous plaît, laissez-moi tranquille.

— Que je te laisse ! dit M. Carker. Comment, que je te laisse ! Je te tiens maintenant ! n’est-ce pas que je te tiens ? La réponse à cette question ne pouvait être qu’affirmative, car il le tenait ferme. Maudit chien que tu es, dit M. Carker serrant les mâchoires, je vais t’étrangler. »

Là-dessus Biler se mit à pleurnicher en disant :

« Est-ce que vraiment il m’étranglera ? Oh ! non, il ne le fera pas. Qu’est-ce qu’il me veut donc celui-là ? Pourquoi n’étrangle-t-il pas quelqu’un d’aussi fort que lui, au lieu de s’en prendre à moi ? »

Le pauvre Biler, en se voyant reçu d’une façon si extraordinaire, avait perdu son aplomb, et lorsque sa tête eut repris une position moins chancelante, qu’il regarda M. Carker dans le blanc des yeux, ou plutôt dans le blanc des dents, et qu’il l’entendit grogner contre lui, il eut peur, il eut la faiblesse de pleurer pour tout de bon.

« Je ne vous ai rien fait, monsieur, dit Biler, autrement Robin, autrement encore le rémouleur, mais dont le vrai nom patronymique était Toodle.

— Jeune drôle, répondit M. Carker, lâchant prise peu à peu et reculant d’un pas pour reprendre son attitude favorite, quelles sont vos intentions en osant venir ici ?

— Je n’ai pas de mauvaises intentions, monsieur, répondit Robin en pleurnichant ; et en même temps il portait une main à sa gorge et se frottait les yeux du revers de l’autre. Je ne reviendrai plus, monsieur ; je venais seulement demander de l’ouvrage.

— De l’ouvrage ! petit Judas ! dit M. Carker en le regardant bien en face ; n’es-tu pas le vagabond le plus fainéant de Londres ? »

Ce reproche, qui affecta beaucoup M. Toodle le jeune, n’en était pas moins fort mérité ; aussi ne répondit-il rien pour se justifier. Il était là immobile, regardant M. Carker d’un air épouvanté, comme accablé par sa conscience et ses remords. Quant à son regard, M. Carker le fascinait, car il ne le détourna pas un seul instant de lui.

« N’es-tu pas un voleur ? dit M. Carker les mains dans ses poches de derrière.

— Non, monsieur, dit Robin voulant se défendre.

— Si, tu es un voleur.

— Mais non, monsieur, je ne suis pas un voleur, dit Robin en sanglotant. Je n’ai jamais volé, monsieur, croyez-le bien. Je suis entré, c’est vrai, dans une mauvaise route le jour où je me suis mis à faire la chasse aux moineaux et à parier à la course. Il y a plus d’un bourgeois, bien sûr, dit Toodle dans un accès de repentir, qui pense que des oiseaux qui chantent c’est pourtant une compagnie bien innocente. Eh bien ! on ne sait pas combien c’est dangereux ces petites créatures-là et où elles peuvent vous conduire. »

Les oiseaux, en tout cas, paraissaient l’avoir conduit à porter un singulier accoutrement : une mauvaise veste de velours, une culotte usée par le temps, un petit gilet rouge étriqué, ressemblant plutôt à un hausse-col, et laissant voir une large bande des carreaux bleus de sa chemise, sans compter le fameux chapeau en question.

« Depuis que les oiseaux m’ont ensorcelé, j’ai à peine mis le pied à la maison, dit Robin, il y a bien de cela dix mois. Comment oserais-je aller chez nous, quand je fais pitié à tout le monde ? Je ne sais pas comment, dit Biler qui pleurait comme un veau, en se salissant les yeux avec le parement de sa veste, je ne sais pas comment je n’ai pas été me noyer vingt fois. »

Se noyer vingt fois était un tour de force dont le pauvre garçon ne se serait pas dit capable, si les dents de M. Carker, agissant sur lui comme une machine électrique, n’eussent fait jaillir les mots de sa bouche à tort et à travers.

« Tu es un joli coco, dit M. Carker en branlant la tête ; on a semé pour toi de la graine de chanvre, mon bel ami !

— Hélas ! reprit le malheureux Biler sanglotant encore, et toujours aux dépens de son parement ; il y a des moments où je voudrais bien qu’elle fût assez grande pour en faire une corde à mon cou. Mes misères n’ont commencé que le jour où je me suis mis à filer, monsieur ; mais je ne pouvais faire autre chose que de filer.

— Que de quoi ? dit M. Carker.

— Que de filer, monsieur, filer de l’école.

— C’est-à-dire de faire semblant d’aller à l’école et de n’y pas aller, dit M. Carker.

— Oui, monsieur, c’est ce qu’on appelle filer, reprit l’ex-rémouleur fort affligé. J’étais houspillé dans les rues quand je passais, et battu à l’école. Alors j’ai filé, je me suis caché, et c’est comme ça que ça a commencé.

— Et tu viens me dire que tu demandes une place ! dit M. Carker qui, le reprenant à la gorge, le souleva de terre à la force du poignet, l’examinant en silence pendant quelques instants à bras tendu.

— Je vous serais bien reconnaissant si vous vouliez m’essayer, » répliqua le jeune Toodle d’une voix étouffée.

M. Carker le poussa rudement dans un coin, et agitant sa sonnette :

« Dites à M. Gills d’entrer. »

Cependant le pauvre Robin, obéissant sans mot dire au mouvement qui lui était imprimé, osait à peine respirer et ne détournait pas les yeux de la figure de M. Carker.

Perch, répondant à l’appel du gérant, avait paru ; et trop respectueux pour témoigner la moindre surprise à la vue de ce malheureux, ou pour avoir l’air de le reconnaître, il introduisit aussitôt l’oncle Sol.

« Monsieur Gills, dit M. Carker, veuillez vous asseoir. Comment va la santé ? Elle me paraît toujours bonne.

— Je vous remercie, monsieur, répondit l’oncle Sol ; et tout en parlant il tira de son portefeuille des billets de banque qu’il présenta à M. Carker. Je n’ai d’autre infirmité que la vieillesse. Nous disons six cent vingt-cinq francs, monsieur.

Carker, toujours souriant, prit un papier dans un de ses nombreux tiroirs, y écrivit quelques mots, et y apposant sa signature le donna à l’oncle Sol en disant :

« Vous êtes aussi juste, aussi exact que vos chronomètres, monsieur ; c’est parfait !

— Le Lloyd ne parle pas du navire le Fils-et-Héritier, monsieur ? dit l’oncle Sol, dont la voix ordinairement tremblante semblait l’être davantage encore en ce moment.

— Non, répondit Carker, on n’en dit rien. Il paraît qu’il y a eu des tempêtes, et le navire aura été probablement à la dérive.

— Pourvu, mon Dieu ! qu’il ne lui soit rien arrivé ! dit le vieux Sol.

— Pourvu, mon Dieu ! qu’il ne lui soit rien arrivé ! » sembla répéter M. Carker, mais sans parler, suivant son habitude, et de cet air dont l’expression fit trembler par souvenir le jeune Toodle, témoin silencieux de l’entretien.

« Monsieur Gills, ajouta tout haut M. Carker en se renversant sur son fauteuils, vous devez beaucoup regretter votre neveu. »

L’oncle Sol secoua la tête et poussa un profond soupir.

« Monsieur Gills, reprit M. Carker en promenant doucement sa main sur son menton, les yeux fixés sur l’opticien ; ce serait une société pour vous que d’avoir un jeune homme dans votre boutique maintenant, et vous m’obligeriez beaucoup si vous vouliez occuper quelqu’un dans votre maison. Je sais bien que la besogne n’est pas forte, ajouta vivement M. Carker, comme pour prévenir une objection, mais vous pouvez l’employer à nettoyer la boutique, à polir les instruments, à faire les courses. Eh bien ! monsieur Gills, voici votre affaire. »

Solomon Gills abaissa ses lunettes sur son nez et regarda le jeune Toodle qui se tenait tout debout dans son coin : on eût dit, comme toujours, que sa tête sortait d’un baquet d’eau froide ; son petit gilet se levait et s’abaissait suivant les agitations de son cœur, et ses yeux, toujours fixés sur M. Carker, ne semblaient pas s’occuper de son futur patron.

« Eh bien, monsieur Gills, dit Carker, voulez-vous lui donner une place chez vous ? »

Le vieux Sol, sans être précisément enthousiasmé du sujet qu’on lui proposait, répondit qu’il était heureux de trouver une occasion, quelque petite qu’elle fût, d’obliger M. Carker dont les désirs étaient pour lui des ordres, et que le petit aspirant de marine verrait avec bonheur à son foyer un étranger envoyé par M. Carker.

À ces mots, M. Carker mit complétement à nu ses gencives et ses dents : ce qui fit trembler de plus en plus le pauvre Toodle, qui continuait de tout entendre sans rien dire ; il témoigna à M. Gills, de la manière la plus affable, combien il le remerciait de sa politesse.

« Eh bien ! monsieur Gills, c’est entendu, dit-il en lui tendant la main. Je compte sur vous. Je vous laisserai ce garçon jusqu’à ce que j’aie vu ce qu’on peut en faire, et s’il mérite qu’on s’intéresse à lui. Je me considère comme son répondant, monsieur Gills, continua M. Carker en envoyant un large sourire à l’adresse de Robin, qui en trembla de tous ses membres. Je vous serai donc bien obligé de le surveiller de près et de me donner des renseignements sur sa conduite. Cette après-midi, en retournant chez moi, j’irai adresser une ou deux questions à ses parents, gens fort respectables, pour m’édifier complétement sur son compte ; et, cela fait, monsieur Gills, je vous l’enverrai demain matin. Adieu ! »

Le sourire qu’il fit à Solomon Gills quand celui-ci se retira laissait voir une rangée de dents si formidable, que le pauvre vieillard, tout troublé, en éprouva un malaise indicible. Il revint chez lui la tête remplie des plus lugubres pensées : il ne voyait que mers orageuses, que navires en détresse, que passagers qui se noient, et au milieu de ce triste tableau apparaissait toujours une vieille bouteille de madère ensevelie pour ne plus revoir le jour.

« Allons, mon garçon, dit Carker mettant la main sur l’épaule du jeune Toodle et l’amenant au milieu de la chambre, tu m’as entendu ?

— Oui, monsieur.

— Tu es assez grand peut-être pour comprendre, poursuivit son protecteur, que, si tu as jamais l’intention de me tromper ou de me jouer des tours, il aurait beaucoup mieux valu pour toi aller te jeter à la rivière une fois pour toutes que de venir ici. »

En fait de choses que son intelligence pouvait saisir, cette observation de M. Carker était celle que Robin comprenait le mieux.

« Si tu m’as fait le moindre mensonge, ajouta M. Carker, ne reparais jamais devant moi ; si tu m’as dit la vérité, va m’attendre cette après-midi dans le voisinage de la maison de ta mère. Je partirai d’ici à cinq heures et je me rendrai chez ta mère à cheval. Maintenant donne-moi l’adresse. »

Robin donna l’adresse de ses parents ; il la dicta lentement pour laisser le temps à M. Carker de l’écrire ; il l’épela même une seconde fois lettre par lettre, comme s’il craignait que l’omission d’une lettre ou d’un point sur un i ne devînt la cause de sa perte. Puis M. Carker le mit dehors, et Robin, ses yeux ronds toujours fixés sur son protecteur jusqu’au dernier instant, disparut pour le moment.

M. Carker ne manqua pas d’ouvrage dans le courant de la journée et montra ses dents à beaucoup de monde. Au bureau, dans la cour, dans la rue, à la Bourse, les dents de M. Carker brillèrent dans tout leur éclat. Cinq heures arrivèrent bientôt ainsi que le cheval bai de M. Carker, et M. Carker monta à cheval avec ses dents, qu’il continua à faire voir le long de Cheapside.

À cette heure il n’est pas facile, même quand on le voudrait, d’aller vite à cheval à travers la foule et les obstacles de la Cité ; mais M. Carker ne tenait pas à aller vite et il mit son cheval au petit pas, choisissant son chemin à travers les chariots et les voitures, évitant surtout, autant que possible, les endroits humides et sales des rues boueuses par lesquelles il passait, et se donnant mille peines pour se conserver lui et son coursier à l’abri de toute souillure. Son cheval allait l’amble ; M. Carker regardait les passants, quand tout à coup il rencontra les yeux ronds de la tête luisante de Robin, qui semblait ne l’avoir pas perdu de vue un instant ; le jeune garçon s’était ceint les reins de son mouchoir de poche, roulé comme une anguille, sans doute pour mieux se mettre en mesure de suivre M. Carker, quelle que fût son allure.

Cette attention, très-flatteuse sans doute pour M. Carker, avait quelque chose d’insolite qui ne tarda pas à attirer les regards des autres passants : aussi profita-t-il d’un passage et d’une rue plus propres pour prendre le trot. Robin prend immédiatement aussi le trot ; M. Carker met son cheval au grand galop, Robin le suit toujours ; puis au petit galop ; peu importe, Robin est toujours là. Toutes les fois que M. Carker tournait les yeux du côté de Toodle, il le voyait toujours tenant le même pas que lui, sans fatigue apparente, et travaillant des coudes en courant, d’après la méthode généralement adoptée par les gens qui font profession de courir par gageure.

Il y avait sans doute quelque chose de risible dans cette assiduité du jeune Toodle à suivre ainsi M. Carker ; mais c’était une preuve de l’influence que son protecteur avait déjà sur lui ; il feignit donc de n’y point faire attention et continua sa route du côté de la demeure des Toodle. Comme il ralentissait sa marche, Robin passa devant lui pour lui indiquer les détours, les rues à prendre, et quand il appela un homme placé devant une porte cochère pour garder son cheval durant la visite qu’il allait faire dans les nouvelles bâtisses qui avaient succédé à Staggs-Garden, Robin était à son poste pour tenir l’étrier à M. Carker pendant qu’il descendait de cheval.

« Allons ! dit M. Carker en le prenant par l’épaule, viens avec moi. »

Cette visite au toit paternel inquiétait évidemment l’enfant prodigue ; mais comme M. Carker le poussait toujours en avant, il fut bien obligé de ne pas se tromper de porte et de se laisser conduire au milieu de ses frères et sœurs, de se laisser enfin asseoir de force à la table de famille. En voyant le jeune déserteur sous la poigne d’un étranger, toute la famille fit entendre un cri d’effroi général ; le cœur de l’enfant prodigue, qui aperçut, au milieu de tous ses frères et sœurs, sa mère pâle et tremblante tenant son enfant dans les bras, en fut tellement touché, qu’il se mit à crier aussi, faisant chorus avec eux.

Il n’y avait plus de doute ; si l’étranger n’était pas le préfet de police en personne, ce devait être quelqu’un de sa bande ; aussi les jeunes enfants, en le voyant, poussèrent les hauts cris, tandis que les plus petits, incapables de maîtriser les émotions de leur âge, se jetèrent à la renverse en gigotant de toutes leurs forces, comme de jeunes serins épouvantés par la vue d’un oiseau de proie.

Enfin la pauvre Polly, parvenant à se faire entendre au mi-lieu de ce vacarme, lui dit les lèvres toutes tremblantes :

« Oh ! Robin, mon pauvre garçon, qu’as-tu donc fait ?

— Rien, ma mère, dit Robin d’une voix piteuse, demandez au monsieur.

— N’ayez pas peur, dit M. Carker, je ne veux pas lui faire de mal, bien au contraire.

À ces mots, Polly, qui n’avait pas encore pleuré, se mit à pleurer comme les autres.

Les grands Toodle qui, au premier abord, s’étaient disposés à délivrer leur frère, desserrèrent leurs poings, et les petits Toodle se réunissant en grappes autour de la robe de leur mère, la tête cachée sous leurs bras potelés, regardaient leur coquin de frère et son ami inconnu. Chacun bénissait le monsieur aux belles dents, qui ne demandait qu’à faire du bien à Biler.

« Ce garçon est votre fils, madame ? dit M. Carker à Polly en donnant à Toodle une petite tape sur la joue.

— Oui, monsieur, et Polly tout en larmes fit une révérence. Oui, monsieur.

— Un mauvais fils, je le crains ? dit M. Carker.

— Il n’a jamais été mauvais pour moi, répliqua Polly.

— Pour qui donc l’a-t-il été ?

— Il a été un peu mauvais sujet, monsieur, répliqua Polly cherchant à modérer les efforts désespérés que faisait son bébé pour s’élancer à travers l’espace sur Biler ; il a fréquenté de mauvaises sociétés ; mais il a connu le malheur maintenant, monsieur, et j’espère qu’il va mieux se conduire.

M. Carker regarda Polly, admira la propreté de la chambre, la bonne tenue des enfants, vit la simple figure des Toodle, père et mère, répétée partout sur les bonnes petites figures qui l’entouraient, puis sembla avoir atteint le but réel de sa visite.

« Votre mari, dit-il, n’est pas ici, je présume ?

— Non, monsieur, reprit Polly ; il est au bout de la ligne à présent. »

Ces dernières paroles soulagèrent le pauvre Robin, dont toutes les facultés se concentraient sur son protecteur ; c’est à peine s’il détachait ses yeux de M. Carker, pour tourner un moment un triste regard sur sa mère.

« Eh bien ! dit M. Carker, je vais vous dire comment j’ai mis la main sur votre fils, qui je suis et ce que je vais faire pour lui. »

C’est ce que fit M. Carker à sa manière ; il dit que sa première intention avait été d’effrayer d’une façon terrible ce présomptueux jeune homme pour avoir osé se présenter dans la maison Dombey et fils ; qu’il s’était adouci, prenant en considération sa jeunesse, son repentir et ses parents.

« J’ai peur, ajoutait-il, de m’avancer si vite pour ce garçon-là et de m’exposer ainsi aux reproches des gens prudents, mais ce que je fais, je le fais de moi-même et pour moi-même, à mes risques et périls. Il est bien entendu que les anciens rapports de la mère de Robin avec M. Dombey n’ont rien à faire ici ; M. Dombey est hors de cause, c’est moi, moi seul, Carker, qui endosse toute cette affaire-là. »

M. Carker, faisant sonner bien haut sa bonté, que toute la famille, du reste, portait aux nues, donna à entendre, indirectement, il est vrai, mais assez clairement, que la fidélité, l’attachement et le dévouement de Robin lui étaient dus pour toujours, et que c’était la moindre des choses à laquelle il pût prétendre. Robin fut tellement ému de l’extrême confiance qu’on avait en lui, qu’il restait là, immobile, à regarder son ange tutélaire ; de grosses larmes coulaient le long de ses joues, et il remuait sa tête luisante en signe de promesse, avec tant d’activité, qu’elle branlait comme le matin même sous la main de son protecteur.

Polly, qui avait passé Dieu sait combien de nuits sans sommeil à cause de son vagabond de fils qu’elle n’avait pas vu depuis bien des mois, se serait agenouillée devant M. Carker comme devant un bon ange… malgré ses dents. Mais M. Carker se levant pour prendre congé, elle se contenta de le remercier dans toute l’effusion de son cœur de mère, appelant sur lui les bénédictions du ciel. Certes, pour le service qu’avait rendu M. Carker, ces remercîments, vraie monnaie du cœur, étaient une assez forte somme de reconnaissance, pour qu’il redût beaucoup dessus. Il aurait pu lui rendre le tout et se croire encore trop bien payé.

Au moment où Carker se dirigea vers la porte, à travers toute la marmaille, Robin revint vers sa mère, la serrant avec son petit frère dans ses bras comme pour leur demander pardon.

« Je vais piocher dur, chère mère, maintenant. Je vous le jure sur mon âme.

— Allons, filon enfant, c’est bien, sois laborieux ; je suis sûre que tu vas travailler pour notre bonheur et pour le tien ; puis elle l’embrassa en pleurant. Mais tu reviendras me parler quand tu auras dit adieu au monsieur ?

— Je ne sais pas, ma mère. » Robin balbutia et baissa les yeux. « Mon père, quand revient-il à la maison ?

— Pas avant deux heures du matin.

— Je reviendrai, mère chérie, » s’écria Robin.

Puis traversant le groupe de ses frères et de ses sœurs, qui accueillaient sa promesse par des cris de joie, il se hâta d’aller rejoindre M. Carker.

« Qu’y a-t-il donc ? dit Carker qui avait entendu la conversation. Est-ce que tu as un père méchant, hein ?

— Non, monsieur, répliqua Robin, tout étonné. Il n’y a pas de père meilleur et plus doux que le mien.

— Eh bien ! pourquoi ne veux-tu pas le voir ? demanda son protecteur.

— Il y a une si grande différence entre un père et une mère, monsieur, répondit Robin en balbutiant. Il aurait bien de la peine à croire que je vais mieux me conduire maintenant, quoiqu’il ne demande pas mieux que de le croire… tandis qu’une mère… elle croit toujours le bien, monsieur, du moins, j’en suis sûr pour ma mère, que Dieu bénisse ! »

M. Carker ouvrit la bouche, mais il ne dit plus rien avant d’être remonté sur son cheval et d’avoir payé l’homme qui le gardait ; puis regardant du haut de sa monture la figure attentive et éveillée du jeune Toodle, il lui dit :

« Tu viendras me voir demain matin ; on t’indiquera la demeure du vieux monsieur, du vieux monsieur qui était avec moi ce matin et où tu dois aller, tu te rappelles bien ?

— Oui, monsieur.

— Je porte un très-grand intérêt à ce vieux monsieur, et en le servant, tu me serviras, mon garçon. Comprends-tu ? C’est bien, ajouta-t-il, car il voyait la figure de Toodle s’épanouir, ce qui faisait entendre qu’il saisissait fort bien. Je vois que tu comprends. J’ai besoin d’avoir des détails sur ce vieux monsieur, sur sa vie de tous les jours ; car je lui veux beaucoup de bien. Il m’importe particulièrement de connaître les visites qu’il reçoit. Comprends-tu ? »

Robin fit un signe de tête résolu et répondit :

« Oui, monsieur.

— Je voudrais savoir s’il a des amis dévoués et qui ne l’abandonnent pas ; car il vit bien seul maintenant, le pauvre homme ! Je voudrais savoir si ses amis l’aiment réellement lui et son neveu qui est parti. Il y a une jeune demoiselle qui ira le voir peut-être ; c’est sur elle principalement que je désire avoir les renseignements les plus complets.

— J’y ferai bien attention, monsieur, dit Toodle.

— Fais bien attention aussi à ne parler de mes affaires à personne autre qu’à moi, reprit Carker en rapprochant sa figure avec un terrible sourire de celle du jeune homme et en lui frappant sur l’épaule avec le manche de sa cravache.

— Je n’en parlerai à personne au monde, repartit Robin secouant la tête.

— Ni là, dit M. Carker, indiquant du doigt la maison qu’il venait de quitter, ni nulle part. Je verrai jusqu’à quel point tu es fidèle et reconnaissant. C’est une épreuve que je veux faire. »

Dans les paroles de M. Carker, dans le mouvement de ses dents se montrant au grand jour et le branlement de sa tête, il y avait autant de menace que de promesse. Puis il se détacha des yeux de Robin toujours cloués sur lui, comme s’il l’avait ensorcelé corps et âme, et continua sa route. S’apercevant, après quelques instants de marche, que son page dévoué, toujours ceint de son anguille pour la course, le suivait encore de la même manière, au grand amusement des passants, il modéra le trot de son cheval et donna l’ordre au jeune Toodle de s’éloigner. Pour s’assurer qu’il lui obéissait, il se tourna sur sa selle. Chose curieuse ! Robin, tout en s’en allant, ne pouvait s’empêcher de regarder en arrière à chaque instant, comme s’il lui était complétement impossible de détacher ses yeux de son protecteur ; aussi, faute de faire attention devant lui, se trouva-t-il bientôt bousculé à coups de poing et à coups de coude par les passants impatientés. Mais il était tellement absorbé ailleurs, qu’il n’y prenait seulement pas garde : tout lui était indifférent !

Quant à M. Carker, il allait au pas, avec l’air satisfait d’un homme qui a bien employé sa journée et qui revient le cœur content. Gracieux et aimable autant qu’on peut l’être, Carker trottait dans les rues, le long des maisons, fredonnant un air tendre.

C’était comme le ron ron d’un matou : Carker était si joyeux !

Et de fait, M. Carker, dans les rêves de son imagination, se voyait à peu près comme un heureux minet étendu devant l’âtre, aux pieds d’une certaine personne, tout prêt, suivant l’occasion, à sauter, à déchirer, à égratigner ou bien à faire patte de velours. N’y avait-il pas par hasard quelque oiseau en cage qu’il couvait des yeux ?

« Une bien jeune demoiselle, pensait M. Carker, tout en chantonnant. Mais oui ! la dernière fois que je l’ai vue, ce n’était encore qu’une enfant. Elle avait, je m’en souviens, des yeux et des cheveux noirs, et une agréable figure ; oui, fort agréable, même jolie, vraiment. »

Toujours plus content, toujours plus aimable, Carker, qui fredonne jusqu’à en faire vibrer toutes ses dents, continue de choisir en trottant les chemins les plus propres et arrive au coin de la rue où se trouve la sombre demeure de M. Dombey. Il avait été si occupé à tendre sa toile tout le temps pour y prendre de bonnes et honnêtes figures, qu’il ne pouvait pas croire qu’il fût encore arrivé. Cependant, à l’aspect bien connu des hautes et tristes maisons de la rue, il arrêta brusquement son cheval à quelques pas de la porte de M. Dombey : Pourquoi s’est-il ainsi arrêté brusquement ? Pourquoi cet air de surprise ? Une petite digression est nécessaire pour l’expliquer au lecteur.

M. Toots, délivré du joug des Blimber, et, entré en possession d’une partie de sa fortune, que les exécuteurs testamentaires ne pouvaient lui enlever (ce qu’il avait l’habitude de répéter tous les soirs à M. Feeder pendant les derniers six mois de son séjour dans la maison, et toujours comme une nouvelle toute fraîche), M. Toots, dis-je, s’appliqua tout entier et avec ardeur à la science de la vie. Brûlant du désir de fournir une carrière brillante et distinguée, M. Toots s’était mis dans ses meubles. Une chambre de son appartement était spécialement destinée au turf. Il l’avait ornée des portraits des chevaux vainqueurs à la course, sans s’y intéresser pourtant le moins du monde, et y avait placé un divan pour y reposer ses airs nonchalants. Dans cette délicieuse retraite, M. Toots se livrait à la culture de ces arts d’agrément destinés à adoucir et à policer les mœurs. Son maître par excellence était un personnage intéressant nommé Coq-Hardi, fort en réputation à la taverne du Blaireau noir.

Dans la saison la plus chaude de l’année, il portait une redingote blanche à long poil, et sous le prétexte d’enseigner l’art de la boxe à M. Toots, il lui administrait des coups de poing sur la tête trois fois la semaine pour la bagatelle de douze francs par leçon.

Ce Coq-Hardi, le dieu des arts pour M. Toots, lui procura un garçon de café pour lui apprendre le carambolage, un grenadier pour lui apprendre l’escrime, un maquignon pour lui apprendre l’équitation, un gentleman de Cornouailles pour lui apprendre la lutte et la savate ; enfin deux ou trois autres individus du même genre, tous également familiers dans la connaissance des beaux-arts. Sous de tels auspices, M. Toots ne pouvait manquer de faire des progrès rapides, et ce fut sous leurs yeux qu’il se mit à l’œuvre.

Les choses allaient leur train ; mais tous ces messieurs, avaient beau briller à ses yeux du vernis de la nouveauté, Toots, sans trop savoir pourquoi, se sentait inquiet et mal à l’aise. Sa vie désœuvrée n’était pas exempte de soucis : au bon grain se mêlait une ivraie que Coq-Hardi lui-même ne pouvait déraciner de son cœur. Il était en proie à des vautours cruels, dont Coq-Hardi lui-même ne pouvait triompher.

Rien ne paraissait faire autant de bien à M. Toots que d’aller sans cesse à la porte de M. Dombey pour y déposer des cartes. Dans tout le royaume de la Grande-Bretagne, ce royaume immense où le soleil ne se couche jamais, ni les percepteurs non plus, il n’y avait pas un percepteur de taxes qui fût plus régulier et plus persévérant dans ses visites que M. Toots.

Par exemple, M. Toots ne montait jamais. Il s’arrêtait toujours à la porte en grande toilette, pour remplir les mêmes devoirs de politesse.

« Oh bonjour ! disait premièrement M. Toots au domestique. Pour M. Dombey, disait secondement M. Toots donnant sa carte. Pour Mlle Dombey, » disait troisièmement M. Toots en donnant une seconde carte.

Puis M. Toots se retournait, comme pour s’en aller, mais le domestique, qui le connaissait, savait bien que c’était une frime ; qu’il ne s’en allait pas le moins du monde.

« Oh ! je vous demande bien pardon, disait M. Toots comme si une pensée lui était tout à coup revenue à l’esprit. Mademoiselle Nipper est-elle à la maison ?

— Je le pense, mais je n’en suis pas sûr, » répondait invariablement le domestique. »

Puis il tirait une sonnette qui donnait dans les chambres d’en haut, regardait dans l’escalier et répondait qu’elle y était et qu’elle allait descendre. En effet, miss Nipper paraissait et le domestique se retirait.

Alors M. Toots, riant et rougissant à la fois, lui disait :

« Oh ! comment vous portez-vous ? »

À quoi Suzanne répondait, en le remerciant, qu’elle se portait bien.

« Et Diogène, comment va-t-il ? Seconde question de M. Toots.

— Très-bien, répondait Suzanne. Mlle Florence l’aime de plus en plus. »

Et là-dessus M. Toots riait aux éclats ; c’étaient comme les glouglous d’une bouteille de champagne qu’on débouche.

« Mlle Florence se porte très-bien, ajoutait Suzanne.

— Oh ! ça ne fait rien, » répliquait invariablement M. Toots, et puis il s’éloignait au galop.

Décidément M. Toots avait dans le coin de son cerveau quelque idée nuageuse que si avec le temps, il parvenait à obtenir la main de Florence, à laquelle il aspirait, il serait le plus heureux des hommes. Il est certain que M. Toots, après bien des tours et des détours, en était arrivé à ce résultat et qu’il s’y tenait. Son cœur était touché, blessé ; bref, il était amoureux. Un soir, il s’était mis en quatre pour faire un acrostiche sur le nom de Florence : l’idée seule qu’il en eut lui avait fait venir les larmes aux yeux : il avait passé toute la nuit à y songer, mais il n’était jamais allé plus loin que ces mots : Femme adorable. C’était là que l’avait abandonné l’inspiration poétique qui l’avait soutenu dans le cours des lettres initiales qu’il avait écrites, en tête des sept autres vers… à faire.

En dehors de ce procédé adroit et diplomatique, qui consistait à déposer chaque jour une carte chez M. Dombey, la cervelle de M. Toots n’avait pas fait jusqu’ici beaucoup de frais pour aviser aux moyens de posséder l’objet qui captivait son cœur. Mais un jour une idée profonde frappa l’esprit de M. Toots : il se dit que ce serait un grand pas de fait s’il pouvait entrer dans les bonnes grâces de Suzanne Nipper et la préparer ainsi à recevoir quelque confidence sur l’état de son âme.

Comme préliminaires du roman, quelques petites amabilités adressées à la jeune dame pour la gagner semblaient devoir être d’un bon effet ; mais le pauvre Toots, incapable de dresser son plan lui-même, alla consulter Coq-Hardi, sans pour cela le mettre dans le secret : il lui dit simplement qu’un de ses amis, du Yorkshire, lui avait écrit pour lui demander son opinion dans un cas de ce genre. Coq-Hardi répondit que sa devise était : Marcher et vaincre ; ou encore : Quand vous avez votre ennemi en face, il faut le découdre, ou bien encore : Quand le vin est tiré, il faut le boire. M. Toots, donnant à ce langage figuré l’interprétation la plus favorable à ses vues, prit l’héroïque résolution d’en découdre, c’est-à-dire d’embrasser miss Nipper pas plus tard que le lendemain.

Le lendemain donc, M. Toots, déployant au grand jour quelques-unes des merveilles de la maison Burgess et compagnie, se rendit chez M. Dombey pour mettre son dessein à exécution. Mais le cœur lui manqua en approchant du théâtre de ses futurs exploits ; car, bien qu’il fût trois heures de l’après-midi lorsqu’il arriva devant la maison, il en était déjà six quand il frappa à la porte.

Tout se passa, comme à l’ordinaire, jusqu’au moment où Suzanne lui dit que sa jeune maîtresse se portait bien, et que M. Toots lui eut répondu :

« Ça ne fait rien. »

Mais à la profonde surprise de Suzanne Nipper, M. Toots, après cette dernière observation, au lieu de partir comme une fusée, se mit à flâner dans le vestibule en riant de son gros rire.

— Peut-être que monsieur désirerait monter ? dit Suzanne.

— Oui, je songe que je voudrais bien monter, » dit Toots.

Mais, au lieu de monter, l’effronté, lorsque la porte fut fermée, se précipita vers Suzanne, enlaça dans ses bras la jolie fille et l’embrassa sur la joue.

« Voulez-vous bien vous sauver, cria Suzanne, ou je vais vous arracher les yeux.

— Encore, une fois, mademoiselle, dit Toots.

— Voulez-vous bien vous sauver, cria de nouveau Suzanne en le repoussant. Voyez, monsieur l’innocent qui s’en mêle ! Il n’y a plus d’enfants. Allons ! détalez. »

Il faut croire que Suzanne ne se croyait pas bien sérieusement en danger, car c’est à peine si elle pouvait parler, tant elle riait ; mais Diogène, qui était sur l’escalier, entendant un frôlement contre la muraille, avec des trépignements de pieds, et voyant à travers les barreaux de la rampe qu’on se disputait en bas et qu’un étranger s’était introduit dans la maison, Diogène prit la chose tout autrement, il descendit au secours de Suzanne et en un clin d’œil il happa les mollets de M. Toots.

Suzanne, criant et riant à la fois, ouvrit la porte de la rue et descendit les marches du perron ; Toots le téméraire chancela et dégringola dans la rue avec Diogène qui ne lâchait pas prise et qui mordait à belles dents sa culotte, comme si la maison Burgess et Cie était chargée de le nourrir et qu’elle eût voulu le régaler d’un bon morceau ce jour-là. Diogène tiraillé, secoué, jeté dans la boue, reprenait sa proie, tournait autour de Toots, tout étourdi, et renouvelait ses attaques : c’est ce tapage fait à la porte de M. Dombey qui frappa d’étonnement M. Carker et lui fit arrêter son cheval à quelque distance de l’imposante demeure.

Quand Diogène eut été rappelé et qu’on eut fermé la porte, M. Carker contempla Toots dans son infortune : le malheureux qui s’était réfugié sous la première porte cochère pansait, avec un magnifique foulard, complément de son élégante toilette, la blessure faite à sa culotte par un roquet.

« Pardon, Monsieur, dit Carker faisant avancer son cheval et souriant d’un air plein d’intérêt. J’espère que vous n’êtes pas blessé.

— Oh ! non ; merci, fit Toots en levant sa figure toute rouge ; ça ne fait rien. » Pour un peu M. Toots serait même allé jusqu’à dire qu’il en était bien aise.

« Si par hasard les dents du chien avaient pénétré jusque dans le mollet de monsieur ? dit M. Carker en montrant en plein les siennes.

— Non, monsieur, merci bien, fit Toots : ce n’est rien du tout, je suis très-bien comme ça.

— J’ai le plaisir de connaître M. Dombey, dit Carker.

— Oui, vraiment, vous connaissez M. Dombey ? reprit Toots rouge jusqu’aux oreilles.

— Et vous me permettrez peut-être, monsieur, en son absence (et là-dessus Carker ôta son chapeau), de vous présenter nos excuses pour cette mésaventure et de vous demander comment cela a pu vous arriver ?

M. Toots, heureux de tant de politesse, et de la bonne chance qui se présente de faire connaissance avec un ami de M. Dombey, tire son carnet (car il ne laissait jamais échapper l’occasion de le mettre en évidence) et donne son nom et son adresse à M. Carker, qui répond à cette politesse en lui donnant aussi sa carte : sur ce, ils se séparent.

Pendant que M. Carker glisse doucement le long de la maison et regarde aux fenêtres pour apercevoir cette figure pensive qui, voilée par les rideaux, contemple les petits enfants de la maison d’en face, c’est la grosse tête de Diogène qui apparaît à la place : le chien, qui a les pattes sur les vitres, ne fait pas attention à la douce main qui le caresse : il aboie, il gronde ; on dirait que d’en haut il veut s’élancer sur le gérant, le déchirer et le mettre en lambeaux.

Bravo, Diogène, tu fais bien de veiller sur ta jeune maîtresse. Hardi ! hardi ! ta tête est haute, tes yeux étincellent, ta gueule irritée se mord elle-même, ne pouvant le mordre, lui ! Hardi ! hardi ! pendant qu’il se glisse le long des maisons. Tu as bon nez Diogène ! Xi, xi… au chat, mon garçon, au chat !…

Chapitre II. Solitude de Florence. – État mystérieux du petit aspirant de marine. §

Florence vivait solitaire dans la triste demeure de son père ; les jours se succédaient, et Florence était toujours seule ; et les murailles nues semblaient jeter sur elle un regard sinistre : on eût dit qu’à l’exemple de la Gorgone, elles voulaient changer en pierre sa jeunesse et sa beauté.

Les contes de fées mêmes n’ont jamais offert à l’imagination une demeure enchantée, renfermée dans les profondeurs d’un bois épais, qui fût plus solitaire et plus déserte que ne l’était dans sa triste réalité la demeure de son père. La nuit, quand les lumières éclairaient les fenêtres du voisinage, la maison faisait tache même au milieu de cette clarté douteuse ; le jour, elle présentait un aspect rembruni qui attristait encore davantage cette rue toujours silencieuse.

Sans doute on ne voyait point, comme dans les contes de fées, deux dragons placés à la porte, sentinelles vigilantes, postées pour la garde de quelque innocente recluse ; mais un affreux visage, au demi-sourire satanique, surveillait du haut de la porte tous ceux qui entraient. Ce n’était encore rien : il y avait, pour défendre l’entrée, une grille monstrueuse, dont les barres tournées en spirales et en vis sans fin formaient les combinaisons les plus diaboliques : aux deux côtés de la porte se voyaient deux vases, véritables éteignoirs qui semblaient dire aux passants : Voi che intrate, lasciate ogni… vous qui entrez, dites adieu à la lumière ! Il n’y avait pas d’inscription magique gravée sur la porte ; mais la maison paraissait dans un tel état d’abandon, que les gamins des rues s’amusaient à écrire avec de la craie sur la grille et sur les dalles, et surtout sur la muraille du coin ; ils charbonnaient des spectres sur la porte de l’écurie, et, pour se venger de Towlinson, qui leur faisait la chasse, ils esquissaient son portrait en lui donnant des oreilles qui poussaient de dessous son chapeau en ligne horizontale. Mais dans l’intérieur, on n’entendait pas le plus petit bruit. Les musiciens ambulants, qui passaient dans cette rue-là une fois par semaine, le matin, se gardaient bien de faire braire leurs instruments sous les fenêtres de la maison Dombey : toute la bande, y compris le petit orgue de Barbarie criard, au timbre légèrement fêlé, avec ses valseurs qui entrent et sortent tour à tour par de petites portes à deux battants, toute la bande évitait d’un commun accord la maison Dombey, et la fuyait comme un endroit qui ne lui offrait aucun espoir de gain.

Encore, si cette maison ensorcelée avait ressemblé aux châteaux enchantés du temps jadis qu’un coup de baguette plongeait dans le sommeil, tout en leur laissant la fraîcheur et la vie ! Mais non ; la morne désolation de ce séjour abandonné se montrait partout au milieu du profond silence de l’habitation. Dans les appartements, les rideaux, tombant sans grâce, n’avaient plus ni pli ni forme et ressemblaient à de lourds linceuls. Les meubles, toujours entassés et toujours couverts, semblaient une hécatombe de malheureuses victimes emprisonnées et oubliées à jamais. Les miroirs avaient été ternis par l’haleine du temps : sur le plancher, des tapis, aux couleurs passées, ne laissaient plus voir que quelques figures aussi vagues et aussi confuses que le souvenir des mille riens qui remplissent la vie. Les parquets, qui avaient perdu l’habitude des pas humains, craquaient et branlaient. Les clefs restaient rouillées aux serrures des portes. L’humidité s’attachait aux murailles ; les peintures, devant cette invasion des taches, semblaient leur céder la place et rentrer en elles-mêmes.

La moisissure commençait à se mettre dans les cabinets ; des champignons poussaient dans tous les coins et les recoins des caves. La poussière s’amoncelait, sans qu’on sût ni d’où ni comment : tous les jours on n’entendait parler que d’araignées, de phalènes, de nymphes. De temps en temps, sur les marches de l’escalier, on trouvait immobile un cafard au milieu de ses explorations, qui avait l’air étonné lui-même de se trouver là. Pendant la nuit, c’étaient les souris qui se battaient et qui faisaient entendre leurs petits cris dans les sombres galeries qu’elles creusaient derrière les panneaux.

La sombre magnificence des salons de réception, à peine visibles à la clarté douteuse qui se glissait à travers les fentes des contrevents fermés, pouvait donner l’idée d’un manoir enchanté. Ainsi les lions dorés laissaient poindre le bout de leurs pattes ternies ; les statues, sur leurs piédestaux, montraient timidement leurs blêmes figures derrière les voiles qui les cachaient. Les horloges ne disaient plus l’heure à personne, sauf quelques-unes qui se trouvaient remontées par hasard : encore sonnaient-elles des heures qui ne se marquent sur aucun cadran terrestre ; de temps à autre, les lustres suspendus au plafond faisaient entendre un cliquetis plus triste que le tocsin. Les bruits sourds et les vents lugubres qui passaient au milieu de ces objets et de mille autres encore mystérieusement voilés, donnaient à tout des apparences de spectre. Puis venait le grand escalier, que le seigneur du lieu montait si rarement, depuis que son petit enfant avait passé par là pour aller au ciel ; puis encore d’autres escaliers, d’autres corridors qui demeuraient déserts des semaines entières ; plus loin, deux chambrés hermétiquement fermées, consacrées aux membres de la famille que la mort avait frappés, et où l’on s’entretenait tout bas en parlant d’eux ; mais au moins, pour tous les autres, excepté pour Florence, il y avait une figure gracieuse qui animait la solitude et la tristesse de cette vaste maison et donnait comme par miracle à tous ces objets un air d’intérêt et de vie.

Car Florence vivait solitaire dans la maison abandonnée ; les jours se succédaient et Florence était toujours seule ; et les froides murailles semblaient jeter sur elle un regard sinistre : on eût dit qu’à l’exemple de la Gorgone, elles voulaient changer en pierre sa jeunesse et sa beauté.

L’herbe commençait à croître sur le toit et entre les pavés de la cour ; des plantes maladives poussaient sur les fenêtres. Des morceaux de plâtre tombaient de l’intérieur des cheminées dont on ne se servait plus. Les deux arbres de la cour, noircis par la fumée, se pourrissaient, et les rameaux desséchés s’étendaient tristement au-dessus de leurs feuilles. Partout le blanc s’était tourné en jaune et le jaune en noir : enfin, depuis la mort de la pauvre dame, sa demeure d’autrefois n’était qu’un vide hideux dans cette rue longue et monotone.

Mais Florence était là, dans toute sa fraîcheur, comme la jolie fille du roi, dans le conte de fée. Elle faisait sa seule compagnie de ses livres, de sa musique, de ses maîtres quotidiens. Je me trompe, il y avait encore Suzanne Nipper et Diogène. Suzanne, en assistant aux études de sa jeune maîtresse, commençait à devenir elle-même fort instruite.

Diogène, adouci probablement aussi par l’influence de la jeune fille, venait poser sa tête sur la fenêtre ; et là, au sein d’une heureuse quiétude, il ouvrait et fermait tour à tour ses yeux au-dessus des passants ; quelquefois il dressait la tête, lançait un regard intelligent et significatif sur un chien qui aboyait dans une voiture ; souvent, comme s’il se rappelait vaguement qu’il y avait un ennemi dans le voisinage, il s’élançait furieux vers la porte ; puis, après avoir fait un tapage étourdissant, il revenait se démenant avec un air de satisfaction ridicule qui n’appartenait qu’à lui, et recouchait sa joue sur le bord de la croisée, glorieux comme un Artaban, ou comme un chien qui a bien mérité de la patrie. C’est ainsi que Florence vivait au milieu de sa sauvage solitude, absorbée dans ses innocentes études et dans ses pensées plus innocentes encore. Maintenant elle pouvait descendre dans la chambre de son père, penser à lui et permettre à son cœur affectueux de s’approcher de lui, sans craindre de se voir repoussée : elle pouvait jeter les yeux sur les objets qui avaient entouré son père dans sa tristesse, se blottir tout doucement à côté de sa chaise, sans avoir à redouter cet œil qu’elle se rappelait si bien.

Elle pouvait avoir pour lui de petites attentions, de douces prévenances, mettre elle-même ses affaires en ordre, lui faire de petits bouquets pour sa table, changer les fleurs pour en remettre d’autres, si elles se fanaient avant son retour, lui préparer tous les jours une surprise et laisser timidement à sa place un témoignage de sa présence et de sa sollicitude. Un jour, c’était un porte-montre qu’elle avait brodé ; le lendemain, effrayée de son audace, elle y substituait quelque autre bagatelle de son invention qui fût de nature à ne pas trop attirer ses regards.

Quelquefois, s’éveillant pendant la nuit, elle tremblait à la seule pensée qu’il allait rentrer et rejeter son présent avec colère ; et vite, et vite, le cœur tout palpitant, elle allait le reprendre. Un autre jour, elle se contentait de coucher sa tête sur le bureau de son père et d’y déposer un baiser et une larme.

Cependant personne n’en savait rien ; les gens de la maison pouvaient s’en apercevoir, quand elle n’était pas là ; mais on avait si peur des appartements de M. Dombey ! c’était toujours comme auparavant le secret de son cœur. Florence se glissait dans ces appartements à la brune, ou bien le matin de bonne heure, ou encore aux heures où l’on servait la table en bas. Elle n’avait besoin, pour les embellir et les animer par ses soins assidus, que d’y glisser, comme un rayon de soleil ; elle ne faisait qu’y passer, mais elle y laissait toujours quelque trace de son passage.

Des êtres fantastiques, enfanté de l’imagination de Florence, l’accompagnaient partout dans cette maison vide et sonore : ils faisaient sa société au milieu des chambres nues. Comme si sa vie était une existence enchantée, de complaisantes illusions venaient peupler sa solitude. Souvent elle se représentait la vie de Florence, mais de Florence la fille chérie et adorée de son père. La foi qu’elle avait dans ses rêves en faisait des réalités ; s’abandonnant au courant de son imagination, elle prenait ses illusions pour des réminiscences ; elle croyait se rappeler qu’elle et son père avaient fait la garde auprès du tombeau de son frère, qu’elle et Paul s’étaient partagé également le cœur de leur père. Unis dans la même pensée de ce doux souvenir, M. Dombey et Florence lui paraissaient s’entretenir souvent du petit Paul, et son père, plein de bonté, lui, parler de leurs espérances communes et de leur confiance dans la bonté du ciel. Souvent elle voyait sa mère encore vivante. Oh ! mon Dieu ! quelle joie de pouvoir se jeter à son cou ; de pouvoir l’étreindre de toute la force de son amour et de son affectueuse tendresse ! Mais aussi quelle tristesse dans la maison solitaire, quand le soir venait et qu’il n’y avait plus personne !

Heureusement il y avait toujours une pensée, mal définie peut-être, mais ardente et inébranlable, qui la soutenait quand elle avait besoin d’armer de constance et de fermeté son âme jeune et candide, si cruellement éprouvée. Comme tous ceux qui luttent contre quelque grand chagrin de notre pauvre nature humaine, Florence avait senti l’espoir se glisser dans son cœur : éclairée par une lumière surnaturelle, elle croyait apercevoir, aux accents d’une musique lointaine, sa mère et son frère qui avaient quitté la terre : il lui semblait qu’en ce moment ces deux êtres si chers pensaient à elle, l’aimaient, avaient pitié d’elle et la regardaient suivre tristement sa route ici-bas. Il était doux et consolant pour Florence de donner accès dans son cœur à ces pensées, jusqu’au jour (c’était quelque temps après avoir vu son père dans sa chambre) où l’idée lui vint, qu’en gémissant ainsi de l’éloignement qu’il montrait pour elle, elle pourrait bien irriter contre lui les mânes de sa mère et de son frère : il fallait être égarée, faible, enfant comme elle l’était, pour avoir de semblables scrupules et pour trembler devant ces craintes à peine ébauchées ; mais c’était un effet de sa nature aimante, et, depuis ce moment, Florence essaya de lutter contre les souffrances causées par les cruelles blessures de son cœur et de songer, avec l’espoir d’en être aimée un jour, à l’auteur de ces blessures.

Son père ignorait combien elle l’aimait, et cette idée que son père ne savait rien de son amour était à ses yeux une excuse du passé et une espérance pour l’avenir : elle s’y attacha fortement. Après tout, elle était très-jeune ; elle n’avait pas de mère ; elle n’avait jamais appris, était-ce sa faute, ou celle de la fatalité ? à lui exprimer combien elle l’aimait. Mais à l’avenir elle aurait de la patience, elle essayerait d’acquérir cette qualité avec le temps, elle parviendrait peut-être à faire connaître à son père son unique enfant. Voilà désormais quel devait être le but de son existence. Le soleil du matin, quand il venait illuminer la triste maison, trouvait dans le sein de la maîtresse solitaire cette résolution plus forte et plus vive. Au milieu de ses occupations journalières, cette pensée l’animait ; car Florence espérait que, plus elle s’instruirait et plus elle se perfectionnerait, plus elle hâterait pour lui le moment de la connaître et de l’aimer. Quelquefois, elle se demandait avec étonnement, le cœur gros et les larmes aux yeux, si elle avait assez fait de progrès pour le surprendre et le charmer le jour où leurs cœurs seraient réunis. D’autres fois, elle réfléchissait pour voir si elle ne pourrait pas se procurer certaines connaissances plus capables que d’autres d’éveiller l’intérêt et la curiosité de son père. Au milieu de ses livres, de sa musique, de son ouvrage, pendant ses promenades du matin, pendant ses prières du soir, elle avait toujours son but devant elle. Étrange étude pour un enfant que d’apprendre le chemin qui conduit au cœur d’un père inflexible !

Dans la rue, au moment où, pendant l’été, les ombres de la nuit s’épaississaient, bien des promeneurs désœuvrés lançaient en passant un regard sur la sombre demeure, et, singulier contraste ! ils apercevaient à la fenêtre cette jolie jeune fille les yeux levés vers le ciel et attentivement fixés sur les étoiles. S’ils avaient connu la cause de sa rêverie profonde, il y avait de quoi troubler leur sommeil. On disait que la maison était hantée par des revenants, et bien des gens d’humble condition, en se rendant à leurs travaux quotidiens, frappés tous les jours de sa lugubre apparence, l’auraient nommée avec plus de raison encore la demeure des esprits, s’ils avaient pu lire toute son histoire sur la sombre façade. Mais Florence avait toujours devant les yeux le devoir sacré qu’elle s’était imposé sans que personne pût connaître le fond de son cœur et vînt soutenir ses efforts. Elle ne songeait qu’à témoigner à son père l’amour qu’elle avait pour lui, et jamais une plainte ne se mêlait à ce vœu.

Florence vivait donc ainsi solitaire dans la maison abandonnée ; les jours se succédaient et Florence était toujours seule, et les froides murailles semblaient jeter sur elle un regard sinistre. On eût dit qu’à l’exemple de la Gorgone elles voulaient changer en pierre sa jeunesse et sa beauté.

Un matin Suzanne Nipper était debout devant sa jeune maîtresse, occupée à plier et à cacheter un billet qu’elle venait d’écrire. Suzanne semblait indiquer du regard qu’elle approuvait le contenu de la lettre.

« Mieux vaut tard que jamais, chère miss, dit Suzanne. Eh bien ! croyez-moi, même une simple visite aux vieux Skettles sera encore un acte de charité.

— Monsieur Barnet et madame Skettles, Suzanne, reprit Florence en corrigeant avec bonté ce qu’il y avait de par trop familier dans la phrase de Suzanne, ont eu la bonté de me renouveler leur invitation. Je leur en suis très-reconnaissante. »

Suzanne Nipper, qui était bien la plus fine mouche qu’on pût voir, et qui usait de ce don de la nature pour déclarer la guerre en toute occasion à la société, se pinça les lèvres et secoua la tête. C’était une énergique protestation contre le désintéressement prétendu des Skettles et en même temps une assurance qu’ils seraient grandement récompensés de leur bonté par la société de Florence.

« Ils savent bien ce qu’ils font ou je me trompe fort, dit Suzanne entre ses dents. Je m’en fie bien à eux pour cela !

— Je n’ai pas, je l’avoue, un très-grand désir d’aller à Fulham, dit Florence d’un air pensif. Mais je crois convenable d’y aller.

— Certainement, fit Suzanne en secouant la tête d’un air d’importance.

— J’eusse préféré y aller dans un moment où il n’y aurait eu aucun étranger, dit Florence, et, pendant les vacances, il y aura sans doute des jeunes gens dans la maison ; mais je veux faire preuve de bonne volonté, et j’ai répondu que j’acceptais avec reconnaissance.

— À quoi je dis, miss Florence, vive la joie ! » et Suzanne Nipper se mit à rire de tout son cœur.

Ce dernier trait qui, depuis quelque temps, terminait souvent les phrases de miss Nipper, était interprété, en bas, à la cuisine comme une censure indirecte de M. Dombey ; on croyait généralement que miss Nipper n’était pas fâchée par là de jeter du ridicule sur les allures monotones de ce personnage taciturne ; mais comme elle ne s’en expliquait jamais, ce rire avait tout le charme du mystère sans nuire à l’expression franche et communicative des élans de gaieté de Suzanne.

« Comme il y a longtemps que nous n’avons reçu de nouvelles de Walter ! dit Florence après quelques instants de silence.

— En effet, il y a bien longtemps, mademoiselle Florence, répondit Suzanne. Perch qui vient de venir voir s’il y avait des lettres, a dit mais ce qu’il a dit n’a pas d’importance, reprit Suzanne en rougissant et sans finir sa phrase. Il sait pourtant beaucoup de choses là-dessus, lui. »

Florence leva les yeux à ces mots et une vive rougeur colorait son visage.

« Ah ! continua Suzanne, évidemment en proie à une inquiétude secrète, qu’elle cherchait à dissimuler en voulant paraître furieuse contre le pauvre Perch, à coup sûr bien inoffensif, ah ! ce grand nigaud n’est pas un homme ; si je savais n’avoir jamais plus de courage que ça, voyez-vous bien, mademoiselle, j’aimerais mieux, moi qui ne suis qu’une femme, renoncer à friser mes cheveux ; les rejeter sans soin derrière mes oreilles, et me résigner à porter de méchants bonnets jusqu’à ce que la mort vînt enlever un être aussi inutile ; et pourtant je ne suis pas une amazone et je ne voudrais certainement pas m’enlaidir avec cet accoutrement-là ; mais ce qu’il y a de sûr, c’est que je ne suis pas non plus une poule mouillée, une alarmiste.

— Une alarmiste ! et pourquoi ? s’écria Florence avec effroi.

— Pour rien, mademoiselle, dit Suzanne, non ! bonté du ciel ! Seulement, voyez-vous, ce Perch est un homme de papier mâché, qu’on ferait fuir d’un rien, et vraiment il mériterait bien quelquefois qu’on eût pitié de lui, et qu’on eût la bonté de…

— Alarmiste ! voulez-vous dire qu’il s’alarme sur le sort du vaisseau ? demanda Florence toute pâle.

— Oh ! non, mademoiselle ; je voudrais bien voir qu’il se permît cela devant moi ! Non, non, ça n’est pas ça, mais il est toujours à nous casser la tête avec son gingembre que M. Walter devait envoyer à Mme Perch. Il secoue son honorable frimousse, en disant qu’il espère que ça ne tardera pas à arriver, mais que ça arrivera toujours trop tard pour cette fois-ci, et que ce sera pour la prochaine occasion, voilà ce qu’il dit : de pareilles choses me font sortir des gonds, ajouta Suzanne, dont la dédaigneuse colère croissait de plus en plus. Je puis en supporter beaucoup, mais, après tout, je ne puis porter que ma charge ; je ne suis pas un chameau ; certes non, je ne suis pas un chameau, ajouta Suzanne après quelques moments de réflexion, ni un chameau, un dromadaire.

— Mais, que dit-il encore, Suzanne ? demanda Florence d’un ton inquiet. Voulez-vous me le dire ?

— Oh ! mademoiselle ! si je le veux ! Est-ce que je ne vous dis pas tout et toujours tout ? Eh bien donc ! mademoiselle… il dit qu’on commence à jaser du bâtiment, qu’on n’a jamais été aussi longtemps sans avoir des nouvelles d’un navire, que la femme du capitaine était au bureau hier et paraissait un peu sens dessus dessous ; mais ce n’est pas du nouveau, nous savions bien déjà tout cela.

— Il faut qu’avant de partir d’ici, j’aille voir l’oncle de Walter, dit Florence avec précipitation. Je vais aller le voir ce matin même. Allons faire un tour par là tout de suite, Suzanne. »

Miss Nipper n’avait pas d’objection à faire ; elle donna au contraire son consentement sans hésiter. En quelques instants, Florence et Suzanne furent prêtes : bientôt après, on aurait pu les voir dans les rues se dirigeant du côté du Petit aspirant de marine.

Quand le pauvre Walter était allé trouver le capitaine Cuttle, le fameux jour où était venu l’huissier priseur Brogley, et quand il croyait voir des saisies partout jusque sur les clochers des églises, il était dans une disposition d’esprit assez semblable à celle de Florence en ce moment, pendant qu’elle se dirigeait chez l’oncle Sol. Il y avait cette différence pourtant que Florence souffrait encore plus qu’il n’avait souffert : car elle ne pouvait s’empêcher de penser que c’était elle qui, bien involontairement sans doute, avait jeté Walter dans le danger, et tous ceux à qui il était cher, y compris elle-même, dans les plus poignantes angoisses. Comme lui, du reste, elle voyait partout écrit en grosses lettres : Avenir incertain, danger. Les girouettes des églises, les cheminées des maisons semblaient, dans leur langage mystérieux, ne s’entretenir que de tempêtes ; on eût dit autant de doigts sinistres qui montraient des mers orageuses couvertes de débris de grands navires et roulant dans leurs flots des êtres humains. Lorsque Florence fut dans la cité, si elle passait devant des personnes qui causaient ensemble, elle avait peur de les entendre parler du navire et de leur entendre dire qu’il était perdu. Les tableaux et les gravures qui représentaient des bâtiments luttant contre les vagues, remplissaient son cœur d’inquiétude. La fumée et les nuages s’élevaient dans les airs, comme à l’ordinaire ; et cependant ils marchaient trop vite au gré de Florence ; elle craignait qu’à ce moment-là même, quelque violente tempête ne se déchaînât sur l’Océan.

Quant à Suzanne Nipper, qu’elle partageât ou non ses inquiétudes, il est vraisemblable qu’en chemin son esprit ne travailla pas beaucoup dans ce sens ; car il semblait que son attention fût tout entière à rudoyer et bousculer les gamins, sur son chemin, chaque fois qu’elle avait à fendre la foule dans la rue ; il est vrai que les gamins et Suzanne n’allaient pas bien ensemble : elle ne pouvait jamais les trouver sur son passage sans faire éclater contre cette race maudite toute son animosité.

Enfin, arrivées à la hauteur du Petit aspirant de marine, qui se trouvait en face, Florence et Suzanne attendaient le moment favorable pour traverser la rue, lorsqu’elles furent assez surprises au premier abord en voyant à la porte de l’opticien un jeune gaillard, à tête ronde, dont la grosse mine réjouie regardait le ciel : au moment où elles l’aperçurent, il enfonça tout à coup deux doigts de chaque main dans son énorme bouche et se mit, à l’aide de cet instrument naturel, à faire entendre un sifflement des plus perçants, dans le but d’appeler quelques pigeons, qu’on pouvait voir à peine dans les airs à une hauteur prodigieuse.

« Mademoiselle, c’est le fils aîné de Mme Richard ! dit Suzanne : le tourment de son existence. »

Comme Polly avait dit un mot à Florence du nouvel avenir offert à son fils et héritier, Florence était toute préparée à sa rencontre. Aussi profitant d’un moment favorable, les deux femmes traversèrent la rue, sans perdre leur temps davantage à contempler le fléau de Mme Richard. Notre chasseur d’oiseaux ne s’apercevant pas de leur arrivée, se mit à siffler avec un redoublement de vigueur et à crier dans un moment d’entraînement : Tr, rrr, rou, rou, rou, rou… tr, rrr… Ce roucoulement produisit un tel effet sur les pigeons et les troubla tellement, qu’au lieu de poursuivre leur vol vers quelque ville du Nord, comme ils semblaient d’abord en avoir formé le projet, ils commencèrent à tourner sur eux-mêmes et à descendre. À cette vue, le premier-né de Mme Richard les siffla de nouveau et s’écria encore d’une voix que le bruit de la rue ne pouvait couvrir : Tr, rrr, rou, rou, rou, tr, rrr…

Il était au beau milieu de son enthousiasme, lorsqu’il fut brusquement ramené aux choses d’ici-bas par une bourrade de miss Nipper, qui l’envoya dans le fond de la boutique.

« Est-ce comme ça que vous montrez votre repentir mauvais sujet, quand Mme Richard s’est mis l’esprit à la torture pendant des mois entiers pour vous ? fit Suzanne après lui avoir administré son coup de poing. Où est M. Gills ? »

Robin, dont le premier regard lancé à miss Nipper était un regard de colère, s’adoucit en voyant Florence entrer derrière elle ; il porta ses doigts à ses cheveux pour saluer Florence et répondit à Suzanne que M. Gills était sorti.

« Allez le chercher, dit miss Nipper d’un ton d’autorité, et dites-lui que ma jeune maîtresse est ici.

— Je ne sais pas où il est.

— Est-ce comme cela que vous vous repentez, lui cria Suzanne d’un ton de vif reproche.

— Comment voulez-vous que j’aille le chercher, dit en pleurant Robin, puisque je ne sais pas où il est allé ? Il faut être raisonnable aussi.

— M. Gills a-t-il dit quand il reviendrait ? demanda Florence.

— Oui, mademoiselle, repartit Robin en portant une seconde fois sa main à ses cheveux. Il a dit qu’il serait ici de bonne heure tantôt ; dans une couple d’heures environ, mademoiselle.

— Est-il très-inquiet de son neveu ? demanda Suzanne.

— Oui, mademoiselle, repartit Robin qui, sans faire attention à Suzanne, préférait s’adresser à Florence. Je dois vous dire qu’il est très-inquiet. Il n’est pas un quart d’heure dans la boutique, mademoiselle. Il ne peut pas rester cinq minutes en place. Il va, il revient, absolument comme un oiseau qui ne sait où se percher, dit Robin en se baissant pour jeter un coup d’œil à ses pigeons à travers les vitres, et déjà même il avait les doigts à la bouche pour siffler.

— Connaissez-vous un ami de M. Gills, appelé le capitaine Cuttle ? dit Florence après avoir réfléchi quelques instants.

— L’homme au croc, mademoiselle ? répondit Robin en faisant de la main gauche un geste explicatif. Oui, mademoiselle. Il était ici pas plus tard qu’avant-hier.

— N’est-il pas venu depuis ? demanda Suzanne.

— Non, mademoiselle, fit Robin en continuant de s’adresser à Florence.

— Peut-être que l’oncle de M. Walter y est allé, Suzanne, dit Florence en se tournant du côté de Suzanne.

— Chez le capitaine Cuttle, mademoiselle ? dit Robin ; oh non ! il n’y est pas allé, mademoiselle. Car il m’a particulièrement recommandé, si le capitaine Cuttle venait, de lui dire qu’il allait été très-surpris de ne pas le voir hier et qu’il priait de l’attendre ici jusqu’à son retour.

— Savez-vous où demeure le capitaine ? » demanda Florence.

Robin répondit qu’il le savait, et tournant les feuillets d’un livre couvert de parchemin gras qui se trouvait sur le comptoir, il lui lut l’adresse tout haut.

Florence se tourna encore une fois du côté de Suzanne et se concerta avec elle à voix basse, tandis que Robin, attentif à la secrète recommandation de son protecteur, était tout yeux et tout oreilles. Florence proposa d’aller à la maison du capitaine Cuttle, afin d’apprendre de sa propre bouche ce qu’il pensait de ce manque de toutes nouvelles au sujet du navire, le Fils-et-Héritier, et de le ramener s’il était possible, pour consoler l’oncle Sol. Suzanne fit d’abord une légère objection, à cause de la distance : mais sa maîtresse lui dit qu’elles prendraient une voiture : l’objection tomba dès lors, et Suzanne donna son consentement. Ce ne fut pas sans avoir discuté pendant quelques minutes. Cependant Robin ne perdait pas un mot de la conversation, approchant son oreille tantôt de celle-ci, tantôt de celle-là, comme si on l’avait payé pour être juge entre les deux parties.

Enfin on envoya Robin chercher une voiture, et pendant ce temps-là, les deux dames gardèrent la boutique. Quand Robin fut revenu, elles montèrent dans la voiture, en recommandant à Robin de dire à l’oncle Sol qu’elles repasseraient bien sûr, en revenant. Robin regarda partir la voiture, la suivit jusqu’à ce qu’il l’eût perdue de vue, comme ses pigeons ; puis il s’assit derrière le bureau dans l’attitude d’une personne très-affairée, et, pour ne pas oublier un mot de ce qui était arrivé, il écrivit des notes sur quelques méchants morceaux de papier et ne ménagea pas l’encre. Ces documents, dans le cas où ils auraient été égarés, n’étaient guère compromettants ; car avant que le premier mot fût sec, ils étaient déjà une énigme pour Robin lui-même : il n’y comprenait pas plus que s’il n’avait été pour rien dans la rédaction de ce procès-verbal.

Robin Toodle était encore tout entier à ses écritures, lorsque la voiture, où se trouvaient Florence et Suzanne Nipper, s’arrêta au coin de Brig-Place ; si elles étaient arrivées à bon port, ce n’était pas sans encombre : il avait fallu passer des ponts tournants, des rues défoncées, des canaux infranchissables ; éviter de lourds chariots de brasseurs, des treilles de haricots d’Espagne, de petits lavoirs et mille autres obstacles qui abondent dans ce quartier-là. C’est dans cet endroit que Florence et Suzanne Nipper descendirent pour chercher la demeure du capitaine Cuttle.

Par malheur, chez Mme Mac-Stinger, c’était un de ses jours de grand nettoyage. Ces jours-là Mme Mac-Stinger se faisait réveiller par le policeman à trois heures moins un quart du matin, et se couchait rarement avant minuit. Voici généralement le programme de ses occupations en pareille circonstance. Le matin, dès l’aube, Mme Mac-Stinger transportait dans le petit jardin de derrière tous les meubles de la maison, circulait en sabots tout le long du jour dans toutes les pièces, et remettait les meubles en place après le coucher du soleil. Cette opération troublait au plus haut point les habitudes de la progéniture Mac-Stinger ; ils étaient aussi comme des pigeons effarouchés, qui, non-seulement alors, ne savaient où se percher, mais qui venaient à chaque instant du dehors demander à leur mère une abondante picorée pendant le cours de ses occupations.

Au moment où Florence et Suzanne se présentèrent à la porte de Mme Mac-Stinger, cette digne mais redoutable femme était occupée à transporter Alexandre Mac-Stinger, âgé de deux ans et trois mois, dans le corridor, pour le déposer, par voie coercitive, sur le pavé de la rue : Alexandre était devenu violet à force de retenir sa respiration, pendant qu’on l’avait grondé, et la pierre froide avait été trouvée un moyen merveilleux pour le faire revenir à lui. Mme Mac-Stinger, en sa qualités de femme et de mère, fut exaspérée du regard de commisération que Florence jeta sur Alexandre et à ce double titre, sans s’inquiéter autrement des deux étrangères, elle appliqua de bonnes tapes à son Alexandre tout en le déposant sur la pierre.

« Pardon, madame, dit Florence quand l’enfant eut repris sa respiration et qu’il put en faire usage, est-ce ici la maison du capitaine Cuttle ?

— Non, dit Mme Mac-Stinger.

— Ce n’est pas ici le numéro neuf ? demanda timidement Florence.

— Qui vous dit que ce n’est pas le numéro neuf ? »

Suzanne Nipper, intervenant brusquement, demanda à Mme Mac-Stinger ce que signifiait cette manière de répondre, et si elle savait à qui elle s’adressait en ce moment.

Mme Mac-Stinger, avant de riposter, regarda Suzanne des pieds à la tête : « Je désirerais bien savoir, dit-elle, ce que vous lui voulez, au capitaine Cuttle ?

— Vous désireriez le savoir ? Je suis au désespoir de ne pouvoir vous satisfaire, répondit Nipper.

— Silence, Suzanne, s’il vous plaît ! dit Florence. Puis s’adressant à Mme Mac-Stinger : « Madame aurait-elle la bonté de nous dire où demeure le capitaine Cuttle, puisqu’il ne demeure pas ici ?

— Qui vous a dit qu’il ne demeurait pas ici ? fit l’implacable mégère. J’ai dit que ce n’était pas la maison du capitaine Cuttle, parce que ce n’est pas sa maison. Je le lui défends bien que ce soit jamais sa maison ; le capitaine Cuttle ne sait pas tenir une maison, et il ne mérite pas d’en avoir une : c’est ma maison à moi. Je suis bien sotte de louer le premier étage au capitaine Cuttle, qui ne m’en sait pas gré, l’ingrat ! C’est ce qui s’appelle jeter des perles devant un pourceau. »

Mme Mac-Stinger avait soin d’élever la voix, afin que ces observations arrivassent à leur adresse ; chaque membre de phrase se terminait par une explosion : on aurait cru entendre un revolver à vingt-cinq coups. Lorsque le dernier coup fut tiré, on reconnut la voix du capitaine qui, de sa chambre, disait, avec un ton de doux reproche : « Droit ! droit, là-bas !

— Puisque vous voulez parler au capitaine, il y est, » dit Mme Mac-Stinger, indiquant le chemin d’un air furieux. Pendant que Florence prenait sur elle d’entrer sans en dire davantage, et que Suzanne la suivait, Mme Mac-Stinger recommença sa promenade en sabots, et Alexandre Mac-Stinger, toujours le derrière sur le pavé, recommença ses lamentations qu’il avait interrompues pour écouter la conversation. Toutefois, pour se distraire pendant son supplice, il s’était occupé à regarder au bout de son horizon la voiture au repos.

Le capitaine était assis dans sa chambre, les mains dans les poches et les jambes allongées sur les bâtons de sa chaise, un véritable Robinson dans son île déserte au milieu d’un océan d’eau de savon. Les croisées du capitaine avaient été lavées, les murs lavés, la cheminée lavée, tout, sauf le foyer, était encore mouillé et couvert de savon noir et de grès : une odeur de salaison était répandue dans toute la chambre. Au milieu de cette scène de désolation, le capitaine, de son île, jetait des regards contristés sur les dégâts de l’inondation et semblait attendre qu’une barque amie passât par là pour le tirer d’embarras.

Mais lorsque le capitaine, tournant son visage désespéré du côté de la porte, vit sur le seuil Florence et Suzanne, rien ne peut donner une idée de sa stupéfaction. La faconde de Mme Mac-Stinger ayant eu pour effet d’empêcher toute autre voix de parvenir à ses oreilles, il s’attendait tout au plus à la visite du garçon de café ou du laitier : aussi, quand Florence se montra, s’approcha des bords de l’île, mit sa main dans celle du capitaine Cuttle, celui-ci se leva, d’un air tout effaré, comme s’il croyait voir, pour le moment, dans la personne de Florence, entrer dans sa chambre la Frégate volante1.

Se remettant bientôt cependant, le capitaine s’occupa d’abord de faire passer Florence sur son île ; ce qu’il fit heureusement en l’aidant de son bras ; puis, mettant le pied dans l’eau, il prit Miss Nipper par la taille et la transporta aussi dans l’île. Alors le capitaine, rempli de respect et d’admiration, porta à ses lèvres la main de Florence et s’éloignant un peu, car l’îlot n’était pas assez large pour trois personnes, il les regarda du sein de l’eau de savon, comme un triton d’un nouveau genre.

« Vous êtes étonné de nous voir, n’est-ce pas ? » dit Florence en souriant.

Le capitaine, charmé plus qu’on ne peut le dire, lui envoya un baiser par l’intermédiaire de son croc pour toute réponse, et grommela ses deux mots favoris : « Tenez bon ! tenez bon ! » comme s’ils renfermaient ce qu’il y a de plus choisi et de plus délicat en fait de compliment.

« Mais, voyez-vous, je ne pouvais pas être tranquille, dit Florence, sans venir vous demander des nouvelles du cher Walter ; car c’est mon frère maintenant. Je voudrais savoir s’il y a quelque chose à craindre, et vous prier de venir consoler un peu tous les jours son vieil oncle Sol, jusqu’à ce que nous ayons des nouvelles. »

À ces mots, le capitaine Cuttle, par un geste involontaire, porta la main à sa tête, veuve du chapeau de toile cirée, et regarda Florence d’un air tout confus.

« Je vous en prie, dit Florence, avez-vous quelques craintes pour Walter ? »

Le capitaine était si ravi d’avoir devant lui la figure de Florence, qu’il ne pouvait en détacher ses regards ; Florence, de son côté, le regardait fixement pour s’assurer de la sincérité de sa réponse.

« Non, Délices du cœur, dit le capitaine, je ne suis pas effrayé. Walter est un garçon qui bravera plus d’une tempête. Walter est un garçon qui réussira autant qu’on peut réussir. Walter, continua le capitaine dont les yeux brillaient d’enthousiasme en faisant l’éloge de son jeune ami et dont le croc, en se levant, annonçait une magnifique citation : Walter, voyez-vous, est ce qu’on peut appeler une émanation sensible et frappante d’une puissance surnaturelle et divine ;… quand vous trouverez ce passage-là, notez-le. »

Florence, qui ne comprenait pas bien la citation que le capitaine croyait pourtant pleine de sens et de nature à lui faire honneur, le regarda avec douceur comme pour lui demander quelque réponse plus précise.

« Non, Délices du cœur, je ne suis pas effrayé, reprit le capitaine. Il y a eu d’effroyables tempêtes dans ces latitudes, il n’y a pas de doute à cela, et dame ! ils ont été ballottés et emportés peut-être jusqu’à l’autre bout du monde. Mais le vaisseau est un bon vaisseau, et le garçon qui est dessus, un bon garçon ; et il n’est pas facile, grâce à Dieu… »

À ce mot, le capitaine s’inclina légèrement.

« Il n’est pas facile de briser des cœurs de chêne, cœurs de vaisseau ou cœurs d’homme, n’importe. Ainsi, d’un côté comme de l’autre, nous sommes en bon chemin, et par conséquent je n’ai pas un brin d’inquiétude jusqu’à présent.

— Jusqu’à présent ? répéta Florence.

— Pas un brin, reprit le capitaine, portant son croc à ses lèvres comme pour envoyer un baiser à Florence ; et avant que je sois inquiet, Délices du cœur, Walter nous aura écrit de son île, de son port, ou de partout ailleurs, pour nous orienter bien et dûment son affaire. Quant au vieux Solomon Gills (ici le ton du capitaine devint solennel), je sais bien qui est-ce qui n’aura pas peur à côté de lui et ne l’abandonnera pas avant que la mort nous sépare ; et s’il vient du gros temps, que la tempête gronde, gronde, gronde, ouvrez le catéchisme, dit le capitaine entre parenthèse, et vous y trouverez ces expressions, ce serait peut-être une consolation pour Solomon Gills d’avoir l’opinion d’un marin de ma connaissance. C’est un gaillard qui vous met joliment les choses à flot, et s’il n’a pas été brisé en mille morceaux quand il était mousse, c’est pas sa faute. Il s’appelle Bunsby ; Bunsby irait dans sa salle à manger lui dire ce qu’il en pense. Ah ! dit le capitaine avec exaltation, c’est pour le loup que Solomon Gills en resterait étourdi, comme s’il s’était cassé la tête contre une porte.

— Allons voir ce monsieur, dit Florence ; il nous dira ce qu’il pense : voulez-vous venir avec nous, capitaine ? nous avons une voiture en bas. »

Le capitaine porta de nouveau la main à sa tête, privée de son chapeau de toile cirée, d’un air penaud. Mais à l’instant, ô prodige ! la porte s’ouvrit ex abrupto et le chapeau de toile cirée, volant dans la chambre comme un oiseau, vint tomber lourdement aux pieds du capitaine ; puis la porte se ferma aussi violemment qu’elle s’était ouverte sans que rien vînt donner l’explication du miracle.

Le capitaine ramassa son chapeau, le retourna de tous les côtés avec un regard d’intérêt et de gracieux accueil et se mit à le promener sur la manche de son habit pour lui rendre son lustre. Puis, tout en polissant son chapeau, le capitaine regarda attentivement ses visiteuses et dit à voix basse :

« Vous le voyez, je serais allé voir Solomon Gills hier et ce matin, mais elle… elle me l’avait pris et l’avait gardé. Voilà le fin fond de la chose.

— Qu’est-ce qui a fait cela, bonté du ciel ! demanda Suzanne Nipper.

— La propriétaire de la maison, ma chère, reprit le capitaine avec mystère, recommandant par signes de n’en rien dire. Nous avons eu quelques mots à propos du lavage de ce plancher, et elle,… ni plus ni moins, dit le capitaine en regardant la porte et en se soulageant par un long soupir, m’a confisqué ma liberté.

— Oh ! je voudrais bien qu’elle eût affaire à moi, dit Suzanne dont le visage pourpre semblait indiquer la violence du désir qu’elle avait d’avoir des relations avec Mme Mac-Stinger. Je la confisquerais, moi.

— Ah ! vous croyez, dit le capitaine avec un mouvement de tête qui semblait dire : J’en doute fort ; mais tout ébahi de l’air martial de la belle jeune fille, il reprit : Ma foi ! je ne sais pas trop, c’est une traversée difficile. On ne nage pas dans ses eaux, comme on veut, allez ! Vous ne vous figurez pas la tête qu’elle a. Elle tombe sur vous au moment où vous vous y attendez le moins. Et quand elle est montée, voyez-vous, dit le capitaine dont le front se couvrit de sueur… »

Pour toute conclusion, le capitaine pensa qu’il n’avait rien de mieux à faire que de siffler ; il siffla, mais en tremblotant. Puis, secouant encore la tête et revenant à ses sentiments d’admiration pour la vaillance de miss Nipper, il répéta timidement « Ah ! vous croyez, ma chère ! »

Suzanne se contenta de sourire ; mais dans ce sourire, il y avait un tel sentiment de défi, qu’on ne sait pas trop combien de temps aurait duré l’attitude contemplative du capitaine, si Florence, agitée par l’inquiétude, n’avait pas proposé encore une fois d’aller immédiatement consulter l’oracle Bunsby. Ainsi rappelé au devoir, le capitaine Cuttle mit solidement son chapeau de toile cirée, prit une autre canne hérissée de nœuds, comme celle qu’il avait donnée à Walter, et offrant son bras à Florence, il se prépara à se frayer une route sur le territoire ennemi.

Mais heureusement Mme Mac-Stinger avait changé de courant et avait navigué dans une autre direction, ce qu’elle faisait souvent, suivant la remarque du capitaine. En effet, lorsqu’ils descendirent l’escalier, ils trouvèrent ce modèle de femme occupé à secouer les paillassons sur le pas de la porte, tandis qu’au milieu d’un épais brouillard de poussière apparaissait l’ombre vaporeuse du petit Alexandre toujours le derrière sur le pavé. Mme Mac-Stinger était tellement absorbée par son occupation de femme de ménage, que, lorsque le capitaine, Florence et Suzanne passèrent, elle secoua ses paillassons de plus en plus fort, sans témoigner ni de la parole ni du geste qu’elle s’aperçût de leur présence.

Le capitaine, en passant près des paillassons, avait prisé une bonne dose de poussière, ce qui le fit éternuer jusqu’aux larmes ; mais il était tellement content d’en être quitte à si bon marché, qu’il pouvait à peine en croire son bonheur ; plus d’une fois même, dans le trajet de la porte à la voiture, il regarda derrière lui, craignant toujours quelque poursuite de Mme Mac-Stinger.

Cependant, ils arrivèrent au coin de Brig-Place, sans avoir été poursuivis par ce brûlot, et le capitaine, montant sur le siége, car sa galanterie ne lui permettait pas d’entrer dans l’intérieur avec ces dames, malgré leurs instances, mit le cocher sur le cap du vaisseau du capitaine Bunsby, qu’on appelait la Prudente-Clara et qui était amarré tout près de Ratcliffe.

Enfin, on arriva sur le quai d’où l’on pouvait voir le vaisseau de ce fameux amiral serré au milieu de cinq cents autres dont les cordages entremêlés ressemblaient à des toiles d’araignées monstres détachées à moitié du plafond par un coup de balai. Là le capitaine Cuttle parut à la portière et invita Florence et miss Nipper à l’accompagner à bord, leur disant que Bunsby était excessivement tendre pour les dames et que rien ne le mettrait plus en verve de politesse que la cérémonie de leur présentation à la Prudente-Clara.

Florence accepta sans hésiter : le capitaine, prenant la petite main de Délices du cœur dans son énorme palette, se fit son guide. Il y avait dans son air à la fois protecteur et paternel quelque chose de fier et de cérémonieux qui faisait plaisir à voir : il la conduisit par-dessus plusieurs ponts de navires fort sales jusqu’à la Clara ; ils aperçurent bientôt le prudent navire qui mouillait hors du rang des autres vaisseaux ; l’échelle pour y monter en avait été retirée, et entre ce navire et son voisin le plus proche, il y avait bien à peu près, un intervalle de six pieds d’eau. Il ressortit des explications données par le capitaine Cuttle, que le grand Bunsby, comme le capitaine, avait à endurer de sa propriétaire de cruels traitements et que lorsque les relations avec la dame devenaient par trop insupportables, Bunsby, comme dernière ressource, mettait entre elle et lui, pour les séparer, le golfe dont nous venons de parler.

« Clara ! Ohé ! Clara ! ohé ! fit le capitaine en criant dans sa main en guise de porte-voix.

— Ohé ! ohé ! répondit un jeune homme : on aurait dit l’écho de la voix du capitaine répété dans le fond d’un navire.

— Bunsby est-il à bord ? cria le capitaine en s’adressant au jeune homme d’une voix de stentor, comme s’il était à un kilomètre de distance.

— Oui, » cria le mousse en répondant sur le même ton.

Le jeune homme alors poussa une planche que le capitaine Cuttle fixa solidement entre les deux navires, puis, après avoir fait traverser Florence, il revint pour reprendre miss Nipper. Elles se trouvèrent ainsi sur le pont de la Prudente-Clara où séchaient, sur les cordages et les agrès, des hardes de toutes sortes en compagnie de quelques langues fumées et de maquereaux salés.

Aussitôt on vit apparaître lentement, au-dessus de la cabine, une caboche de belle taille, une figure d’acajou avec un œil fixe et un œil mobile, d’après le principe de lentilles de certains phares, qui, tournant sur un pivot, promènent leur lumière pour éclairer tous les points de l’horizon. Cette tête était couverte d’une chevelure hérissée qui ressemblait à une poignée d’étoupe, et ne montrait pas plus de préférence pour l’est ou le nord que pour l’ouest ou le midi, car elle se portait indistinctement vers les quatre points cardinaux et même vers les points intermédiaires. Au-dessous de la tête s’étendait un vaste menton nu comme le désert de Sahara ; sous le menton un col de chemise et un mouchoir en forme de cravate ; au-dessous un vêtement imperméable de pilote ; au-dessous de ce vêtement un pantalon non moins imperméable, dont la ceinture était si large et si haute, qu’en cas de besoin, il pouvait en même temps servir de gilet. Il montait en effet jusqu’à la poitrine, où il était attaché par des boutons en bois massifs semblables à des pions de trictrac. Enfin, la partie inférieure du pantalon sortit à son tour, et l’on vit le capitaine Bunsby en pied, les mains dans des poches d’une immense capacité. Son regard, au lieu de se tourner du côté du capitaine et de ces dames, était constamment dirigé sur la vigie.

L’air profondément philosophe de M. Bunsby, sa corpulence robuste, l’expression de gravité taciturne qui régnait dans sa physionomie enluminée, en parfaite harmonie avec son caractère merveilleusement mystérieux, intimidèrent presque le capitaine Cuttle, quelque familier qu’il fût avec lui.

Il dit tout bas à Florence que jamais de sa vie Bunsby n’avait exprimé la moindre surprise, et qu’on le considérait comme ne sachant pas même ce que c’était ; puis il regarda Bunsby au moment où, après avoir contemplé sa vigie, il promenait ses regards sur l’horizon.

Lorsque l’œil tournant arriva jusqu’à lui, il dit :

« Bunsby, mon garçon, comment cela va-t-il ? »

Aussitôt on entendit une voix grave, rude et enrouée, qui ne paraissait pas sortir du gosier de Bunsby et qui certainement ne produisit aucun effet sur sa figure, répondre :

« Camarade, comment cela va-t-il ? »

Au même moment, le bras droit et la main droite de Bunsby sortirent d’une poche pressèrent la main du capitaine et rentrèrent dans leur gouffre.

« Bunsby, dit le capitaine allant droit au but, nous vous tenons ; vous êtes un homme d’intelligence et capable de donner un bon avis. Voici une jeune dame qui vient justement chercher votre avis au sujet de mon ami Walter et aussi de mon autre ami, Solomon Gills ; vous et lui, vous êtes à portée de voix ; car c’est un homme de science, et la science est la mère de l’invention, qui ne connaît pas de lois. Bunsby, voulez-vous démarrer pour me rendre service et venir avec nous ? »

Le capitaine qui, par l’expression de son visage, paraissait toujours regarder quelque chose à une distance très-éloignée et n’avoir aucune connaissance de ce qui passait dans un rayon moindre de dix kilomètres, ne fit pas la moindre réponse.

« Voici un homme, dit le capitaine en s’adressant à ses charmantes compagnes et en tendant son croc pour indiquer le capitaine, voici un homme qui est tombé plus de fois que jamais homme n’est tombé dans sa vie, qui a eu plus d’accidents à lui tout seul que tous les soldats réunis qui sont dans l’hôpital des Invalides de la marine. Celui-là, il a reçu sur la tête autant de dégelées de coups de bâton et de barre de fer, qu’il y en a dans les chantiers de Chatam pour la construction des yachts. Eh bien ! vous me croirez si vous voulez, ça lui a donné des idées comme il n’y en pas sur terre et sur mer. »

L’impassible capitaine parut, par un léger mouvement de coude, exprimer toute la satisfaction que lui faisait éprouver ce panégyrique ; heureusement sa figure n’avait pas suivi son regard dans l’espace, autrement ses auditeurs n’auraient pu deviner ses impressions.

« Camarade, dit Bunsby tout d’un coup, et se baissant pour regarder au loin, qu’est-ce que ces dames boiront bien ? »

Le capitaine Cuttle, dont la délicatesse fut scandalisée par cette question au sujet de Florence, tira le philosophe à l’écart, et, tout en paraissant lui parler à l’oreille, il l’accompagna en bas, où, pour ne pas l’offenser, il but la goutte avec lui. Florence et Suzanne, regardant par l’ouverture de la cabine, purent voir le philosophe, qui avait peine à se remuer dans ce petit espace, se servir à pleins verres lui et son ami.

Bientôt ils reparurent sur le pont, et le capitaine Cuttle, tout triomphant d’avoir réussi dans son entreprise, ramena Florence à la voiture ; il était suivi de Bunsby qui, escortant miss Nipper, lui serrait de temps en temps la taille. (jugez de l’indignation de la demoiselle !) avec son bras en drap poilu qui lui donnait l’air d’un ours bleu.

Le capitaine fourra son oracle dans l’intérieur ; il était si fier de s’être assuré de la personne de Bunsby et d’avoir mis une intelligence pareille en voiture, qu’il ne pouvait s’empêcher de regarder souvent Florence par la fenêtre placée derrière le cocher, de lui montrer par ses sourires combien il était content et de se taper le front pour lui faire entendre qu’elle avait là avec elle une bonne caboche. Cependant Bunsby, qui serrait toujours miss Nipper par la taille (car son ami le capitaine n’avait pas exagéré la tendresse du cœur de Bunsby pour les dames), n’en conservait pas moins la même gravité de maintien dans toute sa personne, et, sauf ces étreintes, il ne paraissait pas seulement s’apercevoir qu’il y eût là quelqu’un.

L’oncle Sol, qui était revenu, les reçut à la porte et les fit entrer immédiatement dans la salle à manger ; l’absence de Walter l’avait singulièrement changé. Sur la table et dans la chambre, on voyait des cartes marines, des cartes de géographie ; l’opticien suivait et resuivait le vaisseau perdu à travers les mers ; une minute auparavant, il avait, avec un compas qu’il tenait toujours à la main, mesuré la distance à laquelle il avait pu aller à la dérive, s’il devait se trouver ici ou là, s’efforçant de se démontrer à lui-même qu’il faudrait bien du temps encore pour avoir lieu de se désespérer.

« Peut-être, disait l’oncle Sol en regardant sur la carte d’un air soucieux, peut-être que le vaisseau se sera jeté… Mais non, c’est presque impossible. Ou bien, contraint par la violence de la tempête, il aura… mais ce n’est pas vraisemblable. Ou l’on peut avoir l’espérance qu’il aura changé de direction et que… mais c’est ce que je n’ose pas non plus espérer. »

Au milieu de toutes ces idées ébauchées et incohérentes, le pauvre Sol errait sur la grande feuille qu’il avait devant lui, sans pouvoir trouver une place, si petite qu’elle fût, où fixer avec confiance seulement la pointe de son compas.

Florence s’aperçut aussitôt, et ce n’était pas difficile, du changement singulier et inimaginable qui s’était opéré dans le vieillard ; elle vit que, tandis que son extérieur était moins tranquille, moins posé qu’à l’ordinaire, il avait cependant un air de résolution qui l’inquiéta beaucoup. Un instant même, elle trouva qu’il parlait sans ordre et sans suite ; car, lorsqu’elle lui eut dit qu’elle était déjà venue dans la matinée, l’oncle Sol lui répondit qu’il était allé chez elle pour la voir, et aussitôt après il parut regretter ce qu’il avait dit.

« Vous êtes venu me voir ? dit Florence. Aujourd’hui ?

— Oui, ma chère demoiselle, reprit l’oncle Sol en portant ses regards sur elle et en les détachant d’un air troublé. Je voulais vous voir de mes propres yeux, vous entendre de mes propres oreilles, une fois de plus avant… »

Ici il s’arrêta.

« Avant quand ? avant quoi ? dit Florence en lui posant la main sur le bras.

— Est-ce que j’ai dit avant ? répliqua le vieux Sol. Si je l’ai dit, j’ai sans doute voulu dire avant que nous recevions des nouvelles de mon cher garçon.

— Vous avez quelque chose, dit Florence avec une tendre sollicitude. Vous vous êtes trop tourmenté. Je suis sûre que vous avez quelque chose.

— Je vais aussi bien, répondit le vieillard en étendant son bras et le lui montrant, je vais aussi bien et je suis aussi solide qu’on peut l’être à mon âge. Voyez si ce bras n’est pas ferme. Avec un bras comme ça, croyez-vous qu’on ne soit pas capable d’autant de résolution et de courage que bien des jeunes gens ? Certainement si ; nous verrons. »

Il y avait dans ses manières plus encore que dans ses paroles, quoique déjà trop significatives, quelque chose d’égaré qui troubla vivement Florence. Elle aurait confié même sur-le-champ ses inquiétudes au capitaine si celui-ci lui eût laissé la parole. Mais au même moment il se mit à expliquer à Bunsby en quoi il avait besoin de ses conseils, et il en appela à cette intelligence profonde pour dissiper tous les doutes. Bunsby, dont l’œil errait toujours à l’horizon, regardant une maison située environ à moitié chemin entre Londres et Gravesend, sortit deux ou trois fois de sa poche son vigoureux bras droit et chercha, pour s’inspirer, à le faire passer autour de la jolie taille de miss Nipper. Celle-ci s’étant reculée fort mécontente jusqu’à l’autre bout de la table, le tendre cœur du capitaine de la Prudente-Clara vit bien qu’il n’était pas payé de retour. Après plusieurs essais dans ce genre, toujours infructueux, l’amiral, sans parler à personne en particulier, laissa échapper ces paroles ; quand je dis l’amiral, j’entends la voix intérieure qui habitait sa poitrine, et qui, de son libre mouvement, sans en demander la permission à personne, animée, à ce qu’il semblait par quelque esprit indépendant, rendit cet oracle :

« Mon nom est Jeannot Bunsby.

— Il a été baptisé du nom de Jean, cria le capitaine avec satisfaction. Écoutez-le.

— Et ce que je promets, continua la voix après quelque réflexion, je le tiens. »

Le capitaine, ayant toujours Florence au bras, fit un signe approbateur, et regardant l’auditoire, il semblait dire :

« Voilà que ça vient, je savais bien ce que je faisais, quand je vous l’ai amené.

— Eh ! bien, dit la voix, pourquoi pas ? Qu’est-ce qu’il y a d’étonnant à cela ? Dira-t-on le contraire ? Non. Alors, marchons. »

Après avoir argumenté de la sorte, la voix s’arrêta court : puis on l’entendit de nouveau qui lentement reprenait ainsi :

« Vous voulez savoir si je crois que votre Fils-et-Héritier a coulé bas, mes amis ? Cela peut être. Voilà, je suppose, le patron du navire qui s’engage à travers le canal de Saint Georges, dans la direction des dunes : qu’a-t-il devant lui ? les Goodwins. Personne ne le force d’aller se briser dessus, mais cela peut arriver ; tout cela dépend de la manœuvre : moi, ça ne me regarde pas. Garde à vous, camarade, ayez l’œil au guet, et bonne chance ! »

Là-dessus la voix passa de la salle à manger dans la rue, entraînant avec elle l’amiral de la Prudente-Clara, qui l’accompagna sans se faire prier ; puis ils se retirèrent aussitôt, l’un portant l’autre, dans la cabine où il se rafraîchit l’intelligence par un bon somme.

Les disciples qui avaient écouté les préceptes du philosophe, une fois abandonnés à eux-mêmes, parurent aussi embarrassés de son oracle que de tous les oracles rendus sur tant d’autres trépieds et se regardèrent les uns les autres avec un certain air d’irrésolution. Pendant ce temps-là, Robin, le rémouleur, qui avait pris la liberté de tout voir et de tout entendre à travers le châssis vitré des combles, descendit tout doucement des plombs, aussi troublé que personne. Néanmoins, le capitaine Cuttle, dont l’admiration pour Bunsby était, s’il est possible, exaltée par la brillante façon dont il avait justifié sa réputation et traversé cette épreuve solennelle, se mit à expliquer comme quoi il était impossible de ne pas avoir toute confiance dans la réponse de son ami, et puisqu’il n’avait montré aucune appréhension, un tel avis, donné par un tel homme, et venant d’un tel esprit, était véritablement une ancre de salut. Florence fit effort sur elle-même pour croire que le capitaine avait raison ; mais Suzanne, les bras croisés, secoua la tête d’un air d’incrédulité formelle, déclarant qu’elle n’avait pas plus de confiance dans les paroles de Bunsby que dans celles de Perch lui-même.

Le philosophe Bunsby laissait, à ce qu’on pouvait croire, l’oncle Sol à peu près dans l’état où il l’avait trouvé. En effet, le pauvre Gills continuait ses pérégrinations dans le royaume des ondes, tenant toujours son compas à la main, sans découvrir un endroit sur lequel il pût l’arrêter. Le capitaine Cuttle, à qui Florence venait de parler tout bas à l’oreille, voyant le vieillard absorbé dans ses études géographiques, posa sa lourde main sur son épaule en lui disant d’un ton affectueux :

« Eh bien ! comment vous va ?

— Mais comme ci comme ça, reprit l’opticien. Je n’ai fait que penser, toute cette après-midi, à ce jour toujours présent à ma mémoire, où mon pauvre garçon est entré dans la maison Dombey ; il revint tard pour dîner à la maison, il s’assit précisément à la place où vous êtes, et nous ne fîmes que parler de tempêtes et de naufrages sans pouvoir le tirer de là.

Mais les yeux de Gills rencontrèrent ceux de Florence, et à l’aspect de ce regard inquiet et scrutateur qu’elle fixait sur sa figure, il s’arrêta, le pauvre homme, et se mit à sourire.

« Tenez bon ! mon vieil ami, cria le capitaine. Du courage ! Que je vous dise, Gills ; je m’en vais reconduire tout doucement Délices du cœur chez elle (ici le capitaine baisa son croc en l’honneur de Florence) et après cela je vous remorque pour tout le restant de cette bienheureuse journée. Vous viendrez dîner avec moi, Sol, quelque part, n’importe où.

— Non, pas aujourd’hui, Cuttle, répondit vivement le vieillard, qui parut singulièrement effarouché de cette proposition. Non, pas aujourd’hui ; je ne puis pas.

— Pourquoi donc pas ? reprit le capitaine le regardant d’un air étonné.

— J’ai tant d’occupations, si vous saviez. J’ai beaucoup à penser, voyez-vous, et bien des rangements à faire. Vraiment non ; Cuttle, je ne puis pas. D’ailleurs, j’ai besoin de sortir encore d’être seul et de finir toutes sortes de choses aujourd’hui. »

Le capitaine regarda l’opticien, regarda Florence, et regarda encore l’opticien. « Eh bien ! alors, lui dit-il enfin, à demain.

— Oui, oui, à demain, dit le vieillard. Comptez sur moi pour demain. Pour demain, bien sûr.

— Je viendrai vous prendre de bonne heure, entendez-vous ? Sol Gills ; c’est convenu.

— Oui, oui, demain matin de bonne heure, dit le vieux Sol ; allons, Cuttle, adieu ; portez-vous bien. »

En disant ces mots, le vieillard serra avec une effusion extraordinaire les deux mains du capitaine, se tourna vers Florence, lui serra aussi les mains qu’il porta à ses lèvres, puis la reconduisit à la voiture avec une singulière précipitation. Tout cela fit un tel effet sur l’esprit du capitaine, qu’il resta un peu en arrière, pour avertir Robin d’être complaisant et aux petits soins plus que jamais avec son maître jusqu’au lendemain, et pour ajouter plus de poids à ses recommandations, il lui donna une pièce de vingt sous avec promesse d’y joindre cinquante centimes le lendemain avant midi. Ce bon office une fois rempli, le capitaine, qui se considérait comme ayant reçu de la nature et de la loi l’obligation de veiller à la sûreté de Florence, monta sur le siége, tout plein de l’importance de sa mission, et la reconduisit chez elle. En lui disant adieu, il l’assura qu’il resterait fidèlement auprès de Solomon Gills et le veillerait avec soin. S’adressant à Suzanne dont il ne pouvait oublier la vaillante réponse à l’endroit de Mme Mac-Stinger, il lui répéta encore : « Vous croyez, ma chère, ah ! vraiment, vous croyez ! »

Lorsque les portes de la triste maison se furent refermées sur les deux femmes, les pensées du capitaine se reportèrent vers l’opticien, et il se sentit mal à l’aise. Aussi, au lieu de rentrer chez lui, il se mit à remonter et, à redescendre la rue plusieurs fois, prolongeant ainsi sa promenade jusque dans la soirée, après quoi il alla dîner tard dans une certaine petite taverne de la Cité, au coin de je ne sais quelle rue, avec une salle triangulaire, déjà pleine de chapeaux de toile cirée. Le capitaine avait choisi ce voisinage, dans l’idée de repasser, après son dîner, devant la maison de Solomon Gills, à la brune, pour regarder à travers la fenêtre ; et il n’y manqua pas. La porte de la salle à manger était ouverte ; et il put voir son vieil ami écrivant d’un air assidu et affairé sur la table qui se trouvait là, tandis que le petit aspirant de marine, abrité déjà contre la rosée de la nuit, l’observait du comptoir sous lequel Robin le rémouleur était en train de faire son lit, avant de fermer la boutique. Rassuré par la tranquillité qui régnait autour du petit aspirant de marine, le capitaine fit voile pour Brig-Place, bien résolu à lever l’ancre le lendemain matin de bonne heure.

Chapitre III. L’unique étude d’un cœur aimant. §

Sir Barnet Skettles et lady Barnet Skettles, étaient de bonnes gens qui habitaient une jolie villa à Fulham sur les bords de la Tamise. C’était bien la résidence la plus agréable du monde à l’époque des régates ; mais elle avait aussi ses petits inconvénients, à d’autres époques ; par exemple, quand le fleuve poussait une reconnaissance dans le salon et faisait du même coup disparaître la pelouse et les arbrisseaux.

M. Barnet Skettles donnait une haute idée de son importance personnelle par la manière tout à fait imposante avec laquelle il ouvrait une antique tabatière d’or, et tirait de sa poche un énorme foulard qu’il déployait comme un drapeau, pour s’en servir à deux mains. Sir Barnet n’avait qu’une idée en ce monde, c’était d’augmenter le nombre de ses connaissances ; semblable à une grosse pierre qui tombe dans l’eau (loin de moi l’idée de ravaler un si digne homme par cette comparaison vulgaire), sir Barnet devait, suivant la nature des choses, étendre de plus en plus le cercle de ses connaissances jusqu’à ses dernières limites : ou si vous aimez mieux, semblable au son, dont la vibration (je m’en rapporte sur ce point aux découvertes d’un physicien moderne) peut circuler éternellement dans les champs incommensurables de l’espace, M. Barnet Skettles ne pouvait être arrêté que par les limites de son existence dans son voyage de découvertes à travers la société.

M. Barnet se faisait un point d’honneur de mettre les gens en rapport les uns avec les autres. Il aimait la chose pour elle-même ; mais c’était aussi un pas de plus vers son but favori. Par exemple, si M. Barnet avait la chance de mettre la main sur un conscrit naïf ou sur un gentleman de province et de l’attirer tout doucement dans sa villa hospitalière, M. Barnet ne manquait pas de lui dire, dès le lendemain de son arrivée : « Voyons, mon cher monsieur, n’y aurait-il pas une personne qu’il vous fût agréable de connaître ? Avec quelle personne, ici, désireriez-vous vous rencontrer ? vous intéressez-vous aux gens de lettres ? aux artistes, peintres ou sculpteurs, aux acteurs ou aux gens de cette sorte ? Cherchez bien. » Le patient, supposons, répondait oui, et nommait quelqu’un que sir Barnet, personnellement, ne connaissait pas plus que Ptolémée Évergète. M. Barnet répondait que rien au monde n’était plus facile, attendu qu’il le connaissait parfaitement. Là-dessus, il se rendait au domicile de la personne en question, laissait une carte et écrivait un petit mot : « Cher monsieur, vous subissez les conséquences de votre éminente position ; un ami, que j’ai à la maison, a le désir de vous voir, désir bien naturel que nous partageons, Mme Skettles et moi. Persuadés que le génie se met au-dessus de l’étiquette, nous avons la confiance que vous voudrez bien nous accorder l’insigne faveur de nous faire le plaisir de… etc., etc. » C’est ainsi que M. Skettles faisait, comme l’on dit, d’une pierre deux coups : et il n’y allait pas de main morte.

Le lendemain de l’arrivée de Florence à la maison de plaisance de M. Barnet, celui-ci, tabatière en main, et foulard déployé, lui fit passer l’examen ordinaire. Lorsque Florence lui eut répondu, en le remerciant, qu’il n’y avait personne en particulier qu’elle désirât voir, elle ne put pas s’empêcher de penser pourtant avec douleur au pauvre Walter perdu pour elle. M. Barnet Skettles, cependant, insista et renouvela son offre obligeante en lui disant : « Voyons, ma chère demoiselle, êtes-vous bien sûre que vous ne pouvez vous rappeler le nom de quelque personne dont votre estimable papa…, à qui je vous prie de vouloir bien présenter mes sincères compliments et ceux de Mme Skettles, quand vous écrirez… désirerait vous voir faire la connaissance ? » Il était bien naturel qu’au souvenir de Walter sa pauvre tête alors se penchât un peu, et que sa voix tremblât lorsqu’elle répondit non.

Skettles fils, fort roide au point de vue de la cravate et non moins empesé au point de vue de l’imagination, était venu passer ses jours de congé chez son père : Skettles fils paraissait froissé de l’air de sollicitude avec lequel son excellente mère lui avait recommandé d’être plein d’attention pour Florence. Une autre contrariété plus vive encore, qui avait aigri l’âme du jeune Barnet, c’était la société du docteur et de Mme Blimber qui avaient été invités à venir sous le toit paternel, et dont le jeune homme disait souvent, qu’il aurait bien mieux aimé les voir aller passer leurs vacances à Jéricho.

« Et vous, dit M. Barnet Skettles au docteur Blimber, n’auriez-vous pas quelqu’un à me désigner ?

— Oh ! je vous remercie bien, vous êtes trop bon, monsieur Barnet, répliqua le docteur. Je ne vois vraiment personne que je désire connaître en particulier. J’aime à connaître mes semblables en général, monsieur Barnet, vous savez comme dit Térence :

Tout homme, pourvu qu’il ait un fils, m’intéresse.

— Et madame Blimber, demanda galamment M. Barnet, désire-t-elle voir quelque personne éminente ? »

Mme Blimber répondit avec son sourire aimable et en branlant son chapeau bleu-ciel que, si M. Barnet avait pu lui faire faire la connaissance de Cicéron, elle aurait pris la liberté de le déranger pour cela : mais, comme une telle présentation était impossible, et que Mme Blimber personnellement avait le bonheur de jouir de l’amitié de M. Barnet et de son aimable dame, qu’elle possédait avec son mari, le docteur Blimber, leur confiance pour tout ce qui concernait leur fils chéri (ici on remarque que le jeune Barnet fronça le nez), elle n’avait rien à demander de plus.

M. Barnet fut donc forcé de se contenter pour le moment de la société réunie chez lui. Florence n’en fut pas fâchée ; car elle avait devant elle à poursuivre une étude sérieuse, qui lui tenait trop à cœur, trop précieuse enfin et trop importante pour qu’elle s’occupât d’autre chose.

Il y avait dans la maison quelques enfants : des enfants aussi gais et aussi heureux avec leurs père et mère que les jolis enfants roses que Florence voyait en face de chez elle ; des enfants, dont l’affection ne connaissait pas la contrainte, et pouvait éclater librement. Florence chercha à surprendre leur secret et découvrir ce qui lui manquait pour être comme eux ; quel était cet art si simple qu’ils connaissaient et qu’elle ne connaissait pas ; comment elle pourrait apprendre d’eux à montrer à son père qu’elle l’aimait et à conquérir son affection en retour.

Florence passa plus d’une journée à observer attentivement ces enfants : plus d’une fois, par une belle matinée, à l’heure où le soleil se levait tout resplendissant de gloire, elle quittait sa chambre ; et se promenant seule sur la plage, avant que personne remuât dans la maison, elle regardait les fenêtres de leurs chambres et pensait à ces petits êtres endormis, objets de soins si touchants, de pensées si affectueuses. Florence alors, se sentait plus seule que dans le désert de la grande maison Dombey : quelquefois, elle se prenait à penser en elle-même qu’elle était mieux chez son père ; qu’il y avait plus de tranquillité pour elle à se cacher là qu’à venir se mêler ici aux enfants de son âge, pour constater toute la différence qu’il y avait entre eux. Mais tout entière à son étude, quoique blessée au vif à chaque feuillet qu’elle tournait dans ce livre si sévère de l’expérience, elle resta au milieu de ces enfants, cherchant avec une espérance résignée à acquérir cette science qui lui coûtait tant de peines.

Mais, hélas ! comment l’acquérir ? par où commencer le charme qui devait opérer ? toutes ces filles qu’elle voyait se lever le matin et se coucher le soir, elles possédaient déjà depuis longtemps le cœur de leur père. Elles n’avaient aucune répugnance à vaincre, aucune froideur à redouter, aucun visage triste à rasséréner. À l’approche du matin, lorsque les fenêtres s’ouvraient l’une après l’autre, que la rosée commençait à mouiller les fleurs et le gazon et que de jeunes pieds commençaient aussi à courir sur la pelouse, Florence, jetant les yeux sur ces visages brillants de bonheur, se demandait ce qu’elle pouvait apprendre de ces enfants. Ils étaient déjà trop avancés dans cette étude dont elle cherchait encore l’a b c. Il était trop tard pour apprendre d’eux quelque chose ; chacune des jeunes filles qu’elle voyait pouvait s’approcher sans crainte de son père, tendre son front pour recevoir un baiser qu’on ne refusait pas, et mettre son bras autour d’un cou qui se baissait pour se prêter à ses caresses. Elle ne pouvait pas du premier coup commencer par être aussi hardie, elle. Grand Dieu ! devait-elle voir ses espérances diminuer à mesure qu’elle poursuivait davantage son unique étude !

Elle se rappelait parfaitement que cette vieille sorcière elle-même qui l’avait enlevée, quand elle était encore toute petite (sa figure, sa demeure, ce qu’elle avait fait, tous ces détails étaient restés gravés dans sa mémoire et y avaient laissé l’impression profonde d’un événement terrible au début de son existence), oui, elle se rappelait parfaitement que même cette vieille voleuse d’enfants lui avait parlé de sa fille avec tendresse : elle n’avait pas oublié les cris terribles qu’elle avait poussés au souvenir de la peine que lui avait causée cette séparation sans espoir. Mais il est vrai que sa mère à elle l’avait aussi tendrement aimée, se disait-elle, quand elle se la rappelait. Et alors, quand son esprit revenait tout à coup à mesurer l’abîme qui la séparait de son père, elle en tremblait quelquefois, et un torrent de larmes inondait son visage : elle se figurait que, si sa mère eût continué de vivre, elle ne l’aurait pas aimée, non plus, parce qu’il lui manquait cette grâce mystérieuse qui, sans cela, aurait dû lui concilier l’affection de son père dès son berceau. Elle reconnaissait bientôt que son imagination faisait injure à la mémoire de sa mère, que ses craintes n’étaient ni réelles, ni fondées ; et cependant, elle faisait des efforts si énergiques pour justifier son père, pour attirer tout le blâme sur elle seule, qu’elle ne pouvait empêcher ces pensées tristes de traverser son esprit, comme de sombres nuages.

Parmi les visiteurs de la maison Barnet, on vit arriver immédiatement après Florence une belle jeune fille, plus jeune qu’elle de deux ou trois ans ; c’était une orpheline qu’accompagnait une dame âgée, sa tante : cette dame parlait beaucoup à Florence et avait beaucoup de plaisir, comme tout le monde du reste, à l’entendre chanter le soir, et s’asseyait toujours à cette heure, à côté d’elle, avec l’intérêt d’une mère. Il y avait déjà deux jours qu’elles étaient dans la maison. Par une chaude matinée d’été, Florence, sous un berceau du jardin, contemplait à travers le feuillage un petit groupe de jeunes filles assises sur la pelouse. Elle s’amusait à tresser une couronne pour la tête de l’une d’elles, la favorite et le boute-en-train de la société. Florence entendit les pas de la dame et de sa nièce qui se promenaient dans un fourré tout près d’elle et prononçaient son nom.

« Ma tante, dit l’enfant, est-ce que Florence est orpheline comme moi ?

— Non, mon ange ; elle n’a plus de mère, mais son père vit encore.

— Est-ce donc le deuil de sa maman qu’elle porte encore ? demanda vivement l’enfant.

— Non, c’est le deuil de son frère.

— Elle n’a pas d’autre frère ?

— Non.

— Pas de sœur ?

— Non.

— C’est bien dommage ! » dit la petite fille.

Puis bientôt elles s’arrêtèrent à regarder des bateaux et restèrent silencieuses. Florence qui s’était levée en entendant prononcer son nom, et qui avait ramassé ses fleurs pour aller au-devant d’elles afin de leur faire voir qu’elle pouvait les entendre, s’assit et continua sa couronne, ne croyant pas qu’elles dussent reprendre ce sujet ; mais la conversation recommença quelques instants après.

« Florence est aimée de tout le monde ici et mérite de l’être assurément, dit l’enfant avec sentiment. Où est son papa ? »

La tante répondit, après un moment de silence, qu’elle l’ignorait. L’inflexion de sa voix, en faisant cette réponse, fit relever la tête à Florence : toute saisie, elle resta comme clouée à sa place, serrant sa couronne de fleurs sur son sein pour l’empêcher de tomber. Elle était si émue !

« Il est en Angleterre, j’espère, ma tante, dit l’enfant.

— Je le crois ; oui, oui, je sais qu’il y est.

— Est-il jamais venu ici ?

— Non, je, ne crois pas.

— Viendra-t-il la voir ?

— Je ne crois pas.

— Est-ce qu’il est estropié, aveugle, ou malade, ma tante ? » demanda l’enfant.

Les fleurs que Florence tenait contre son sein allaient s’échapper de ses mains, lorsqu’elle entendit ces mots, prononcés d’une façon si singulière. Elle les serra encore plus fort contre elle, et laissa retomber tristement sa tête.

« Catherine, dit la dame après un moment de silence, je vous dirai sur Florence ce que j’ai entendu dire moi-même et ce que je crois la vérité ; mais, n’en dites rien à personne au moins, ma chère, car cela pourrait se savoir ici et votre indiscrétion lui ferait de la peine.

— Oh ! non, jamais je n’en parlerai, s’écria l’enfant.

— Vous n’en parlerez jamais, j’en suis sûre ; je puis me fier à vous comme à moi-même. Eh bien ! ma bonne Catherine, le père de Florence, je le crains, ne s’inquiète pas beaucoup d’elle ; il la voit très-rarement, jamais il n’a été bienveillant pour elle et maintenant il l’évite, il fuit sa présence. Elle l’aimerait tendrement s’il le permettait, mais il ne le veut pas, et cependant il n’y a pas de sa faute, à la pauvre enfant… elle ne peut être pour tous les bons cœurs qu’un objet de vive sympathie, de douce et tendre pitié. »

Les fleurs, presque toutes, tombèrent des mains de Florence, celles, qui lui restaient encore furent mouillées, mais, hélas ! ce n’était pas par la rosée ! et elle cacha son visage dans ses mains défaillantes.

« Pauvre Florence ! chère et bonne Florence ! s’écria l’enfant.

— Savez-vous pourquoi je vous dis tout cela, Catherine ? dit la dame.

— Oui, ma tante ; c’est pour que je sois bonne pour elle et que je cherche à lui être agréable. Est-ce pour cela, ma tante ?

— Oui, dit la dame, il y a un peu de cela, mais c’est encore pour un autre motif. Nous avons beau la voir bien gaie, sourire agréablement à tout le monde, prête à nous rendre service à tous et disposée à prendre part à tous les divertissements : il est impossible qu’elle soit heureuse, n’est-ce pas, Catherine ? ne pensez-vous pas comme moi ?

— Ah ! non, elle ne doit pas être heureuse, dit la petite fille.

— Vous comprenez tout ce qu’elle doit souffrir, en voyant des parents aimer leurs enfants et s’en montrer fiers, comme il y en a justement beaucoup ici.

— Oui, bonne tante, je comprends tout cela très-bien. Pauvre Florence ! »

D’autres fleurs s’échappèrent encore des mains de Florence et jonchèrent le sol ; celles qu’elle tenait encore contre son sein tremblaient comme agitées par le souffle d’un vent d’hiver.

« Catherine, dit la dame, de cette même voix grave, mais douce et affectueuse, qui avait si vivement ému Florence la première fois qu’elle l’avait entendue, de toutes les jeunes filles qui sont ici il n’y en a pas qui puisse être pour elle, à raison de vos malheurs, une amie plus naturelle et moins capable de faire saigner son pauvre cœur. Vous ne pouvez pas comme le font, bien innocemment sans doute, des enfants plus heureux…

— Oh ! ma tante, interrompit l’enfant en se pendant à son cou, il n’y a pas d’enfants plus heureux que moi.

— Vous ne pouvez pas, ma chère Catherine, reprit la dame, lui rappeler son malheur comme d’autres enfants. Aussi, ma chère enfant, la perte que vous avez faite (grâce à Dieu avant que vous pussiez en sentir toute l’importance) vous crée, pour ainsi dire, un titre particulier pour chercher à vous faire aimer de Florence et à vous l’attacher davantage : car vous aussi, l’affection d’une mère vous manque.

— Mais avec vous, ma tante, je ne suis pas privée d’affection, je ne l’ai jamais été.

— C’est vrai, reprit la dame, vous êtes encore moins à plaindre que Florence. Car il n’y a pas au monde d’orpheline aussi abandonnée que celle qui est exilée de l’affection d’un père, quand ce père existe encore. »

Toutes les fleurs gisaient éparses sur la terre et Florence porta ses mains vides alors à sa tête pour se cacher la face, puis elle tomba à genoux, pauvre orpheline ! et pleura amèrement. Mais fidèle à sa foi inébranlable dans sa résolution courageuse, elle s’y cramponna comme sa mère mourante se cramponnait à elle le jour où elle donna la vie à Paul. Puisque son père ignorait combien elle l’aimait, il lui fallait essayer de lui faire connaître un jour ou l’autre la tendresse qu’elle avait pour lui. Cela pouvait demander beaucoup de temps. Les résultats seraient lents sans doute ; mais rien ne devait la décourager. Elle éviterait le moindre mot, le moindre regard, le moindre trouble, qu’on pourrait interpréter d’une façon désobligeante pour lui, ou qui pourrait devenir pour les autres l’occasion de ces insinuations peu flatteuses pour son caractère.

Tout en répondant aux avances de la petite orpheline, vers laquelle elle se sentait attirée naturellement, et qu’elle avait tant de raisons d’aimer, Florence pensait à son père. La choisir pour amie de préférence aux autres, serait accréditer, pensait-elle, aux yeux de l’enfant, aux yeux de bien d’autres encore, peut-être, tous les bruits qui couraient sur la froideur et la dueté de son père : le plaisir qu’elle éprouverait ne compenserait pas cette injure. La conversation qu’elle avait entendue devait lui profiter ; non pour la consoler ; mais pour l’inviter à ménager l’honneur de son père ; et Florence ne manqua pas à la tâche que son cœur s’était imposée.

Elle s’y adonna sans relâche. Si, par exemple, on faisait une lecture et qu’il y eût dans l’histoire quelque allusion à un mauvais père, elle était tourmentée dans la crainte de voir appliquer ce passage à M. Dombey ; elle s’oubliait pour lui. S’agissait-il d’une petite pièce insignifiante que les enfants jouaient entre eux, d’un tableau qu’on montrait, d’un amusement quelconque, c’était toujours la même vigilance. Pour lui prouver ainsi son amour, il lui fallait bien de l’abnégation ! Plus d’une fois, elle regretta d’avoir quitté sa triste et vieille demeure. Elle aurait voulu se retrouver seule et tranquille entre ses quatre murailles. En voyant la douce Florence au printemps de la vie, modeste reine de ces petites fêtes, qui aurait pu deviner tout ce qu’il y avait de pensées pieuses dans ce jeune cœur ? Quand on se sentait glacé devant son père, qui aurait pu se douter des charbons ardents qu’il amassait sur sa tête ?

Florence poursuivait patiemment sa tâche difficile, mais ne réussissant pas à acquérir le secret de la grâce surnaturelle qu’elle cherchait, au milieu des jeunes filles de la maison, elle sortait souvent seule le matin de bonne heure et allait se mêler aux enfants des pauvres. Mais toujours elle les trouvait tous trop avancés aussi dans cette science pour apprendre d’eux quelque chose. Il y avait déjà longtemps qu’ils avaient conquis leur place dans la maison ; il y avait longtemps qu’ils avaient franchi le seuil devant lequel elle était arrêtée, sans pouvoir se faire ouvrir la porte.

Plusieurs fois déjà, elle avait remarqué un homme qui, le matin de bonne heure, était toujours au travail : à côté de lui s’asseyait souvent une jeune fille à peu près de son âge. Cet homme était très-pauvre et ne paraissait pas avoir d’occupation régulière tantôt il errait sur la plage, à la marée basse, ramassant des épaves dans la vase ; tantôt il travaillait à un petit bout de terrain devant sa cabane ; tantôt il raccommodait une vieille barque qui lui appartenait ou faisait quelque corvée pareille pour un voisin, suivant l’occasion. Quelle que fût la besogne de cet homme, la jeune fille n’était jamais occupée quand elle était avec lui ; elle s’asseyait nonchalamment d’un air maussade, sans jamais l’aider dans son travail.

Florence avait souvent désiré parler à cet homme ; mais elle n’avait pas encore osé le faire, parce qu’il ne se retournait jamais de son côté. Un matin cependant, elle descendit par un petit sentier bordé de saules, qui aboutissait au terrain pierreux situé entre sa demeure et la rivière : le brave homme était penché sur un feu qu’il avait allumé pour calfater se barque renversée sens dessus dessous. En entendant ses pas, il leva la tête et lui souhaita le bonjour.

« Bonjour, monsieur, dit Florence en s’approchant de lui. Vous êtes à l’ouvrage de bon matin.

— J’y serais volontiers plus matin encore, mademoiselle, si j’avais de l’ouvrage.

— L’ouvrage est donc difficile à trouver ? demanda Florence.

— Pour moi, du moins, à ce qu’il paraît. »

Florence jeta un coup d’œil dans la direction de la jeune fille, toujours assise, ramassée sur elle-même, les coudes sur les genoux et le menton dans ses mains.

— Est-ce votre fille qui est là ? » lui dit-elle.

L’homme leva vivement la tête, et en regardant la jeune fille, son visage s’épanouit : « Oui, répondit-il, c’est ma fille ! » Florence se tourna vers elle et la salua avec bienveillance ; la jeune fille, pour toute réponse, murmura quelque chose d’un air fort peu gracieux, comme si elle était mécontente.

« Est-ce qu’elle n’a pas d’ouvrage non plus ? dit Florence.

— Non, mademoiselle, dit-il en secouant la tête, je travaille pour deux.

— Vous n’êtes donc que deux ? demanda Florence.

— Nous ne sommes que deux, dit l’homme. Sa mère est morte il y a dix ans. Martha, ajouta-t-il en levant la tête et en sifflant pour attirer son attention, dites donc quelque chose à cette jeune et jolie demoiselle. »

La jeune fille fit un geste d’impatience, haussa les épaules et tourna la tête d’un autre côté. Elle était laide, mal faite, d’une humeur désagréable, mal tournée, déguenillée, malpropre… Cela ne l’empêchait pas d’être aimée ! Oh ! oui, elle l’était : car Florence avait vu les regards que son père dirigeait vers elle et, comparés à d’autres regards qu’elle connaissait, quelle différence !

« Je crains bien qu’elle ne soit plus malade ce matin, ma pauvre enfant, dit l’homme en interrompant son travail et en contemplant la jeune fille disgraciée de la nature avec un œil de compassion qui n’en était que plus tendre dans sa rudesse.

— Elle est donc malade ? » dit Florence.

L’homme poussa un profond soupir. « Ma pauvre Martha, je suis sûr, dit-il en la regardant toujours, n’a pas eu, depuis cinq ans, cinq pauvres jours de bonne santé.

— Ah ! oui, il y a bien plus longtemps que ça, Jean, dit un voisin qui était descendu pour l’aider à radouber sa barque.

— Plus longtemps que ça, vous croyez ? s’écria l’autre en relevant en arrière son chapeau tout froissé et passant sa main sur son front. C’est possible, il me semble toujours qu’il y a longtemps, bien longtemps.

— Il n’y aurait pas si longtemps, continua le voisin, si vous ne l’aviez pas gâtée, si vous n’aviez pas écouté tous ses caprices, si bien qu’aujourd’hui, Jean, elle en est venue à être à charge à elle-même et aux autres.

— Pas à moi, dit son père, se mettant à la besogne. Non, pas à moi. »

Florence sentit bien qu’il disait vrai ; personne plus qu’elle n’était capable de le sentir. Elle se rapprocha de lui, elle aurait été heureuse de serrer dans les siennes ses mains calleuses et de le remercier de sa bonté pour cette misérable créature, qu’il voyait d’un autre œil que tout le monde.

« Qui donc aurait gâté ma pauvre fille, puisque gâter il y a, si je ne l’avais fait ? dit le père.

— Ah ! s’écria le voisin, c’est juste. Mais vous vous dépouillez pour lui donner. Pour elle, vous vous liez les pieds et les mains ; vous vous rendez l’existence malheureuse. Et s’en inquiète-t-elle ? Croyez-vous qu’elle s’en aperçoive, seulement ? »

Le père releva la tête et siffla encore pour appeler sa fille ; Martha répondit en faisant des épaules le même geste d’impatience, mais le pauvre homme n’en demandait pas davantage : il était heureux et content !

« Voilà sa récompense, mademoiselle, dit le voisin avec un sourire qui laissait percer plus de sympathie qu’il n’en témoignait dans ses paroles ; voilà toute sa récompense ! et c’est tout ce qu’il gagne à la garder toujours près de lui, sans la perdre de vue.

— C’est qu’un jour viendra, et il approche depuis longtemps, reprit l’autre en se courbant sur sa barque ; un jour viendra où je n’aurai plus même la consolation de voir remuer un doigt de sa main, ni s’agiter un cheveu de sa tête. On ne ressuscite pas les morts. »

Florence glissa quelques pièces de monnaie près de lui sur la barque et s’éloigna, puis elle s’abandonna à ses pensées. Si elle venait à tomber malade, à dépérir comme son frère chéri, saurait-il alors lui, son père, combien elle l’avait aimé ? lui deviendrait-elle chère au moins, en ces derniers moments ? viendrait-il s’asseoir au chevet de son lit, quand elle serait affaiblie par la maladie, que sa vue pourrait à peine l’apercevoir ? la prendrait-il dans ses bras pour effacer tout le passé ? Serait-il assez indulgent alors pour lui pardonner de n’avoir pas su lui ouvrir son cœur, et pour entendre d’elle avec quelle émotion elle était sortie de la chambre cette nuit qu’elle se rappelait si bien ? Lui permettrait-il de lui avouer alors tout ce qu’elle aurait voulu lui dire, si elle en avait eu le courage, et quels efforts elle aurait faits dans la suite pour apprendre le chemin de son cœur qu’elle avait ignoré pendant son enfance ?

Oh oui, s’il la voyait mourante, il s’attendrirait ! Si, avec la sérénité d’une âme qui ne regrette pas de quitter la terre, elle était là, étendue sur ce lit tout plein encore des souvenirs de leur Paul chéri, son cœur se laisserait toucher et il dirait : « Chère Florence, vivez pour moi ; nous nous aimerons autant que nous aurions pu le faire, nous serons aussi heureux que nous aurions pu l’être depuis si longtemps ! » Elle croyait entendre son père lui tenir ce langage, et elle-même, l’enlaçant de ses bras, se figurait lui répondre en souriant : « Hélas ! mon père, tout est fini pour moi sur cette terre, mais mon bonheur commence, et jamais je ne pourrais être plus heureuse que maintenant. » Puis, tandis que ses lèvres murmuraient encore de douces paroles, il lui semblait que son âme s’envolait en bénissant son père.

Quelquefois elle revoyait les vagues dorées de la chambre de Paul qui la conduisaient vers un lieu de repos, où ceux qu’elle avait tant aimés et qui étaient partis avant elle, l’attendaient en se tenant par la main ; puis, quand elle regardait le fleuve qui coulait à ses pieds, elle songeait avec tristesse, mais non avec terreur, à ce fleuve dont son frère parlait si souvent et qui l’entraînait, disait-il, toujours, toujours.

L’image du père dévoué et de sa fille malade était encore présente à l’esprit de Florence, car il y avait à peine une semaine qu’elle s’était entretenue avec le pauvre homme, quand M. et Mme Barnet se disposant à aller se promener pendant une après-midi, lui proposèrent de les accompagner ; Florence y ayant consenti de bon cœur, lady Skettles ordonna au jeune Barnet de les accompagner comme s’il eût été indispensable : car rien ne rendait lady Skettles aussi heureuse que de contempler son fils aîné donnant le bras à Florence.

À dire vrai, le jeune Barnet ne semblait pas partager le plaisir de lady Skettles, et il se permettait dans ces occasions-là des réflexions assez peu convenables sur ce qu’il appelait un tas de petites filles. Mais comme il n’était pas facile de troubler la douceur du caractère de Florence, celle-ci, quelques minutes après, parvenait à réconcilier le jeune homme avec son triste sort, et tous deux faisaient route en de très-bons termes. M. et Mme Skettles les suivaient de l’air le plus satisfait du monde avec un sentiment d’orgueil.

Ils en étaient donc là, l’après-midi en question, et Florence avait presque réussi à faire oublier à Skettles fils le désagrément de lui donner le bras, quand un cavalier vint à passer ; il les regarda tous deux avec attention, tourna la bride de son cheval, et revint à eux le chapeau à la main.

Le cavalier avait surtout regardé Florence ; et, quand la petite société s’était arrêtée, au moment où il passait, il s’inclina devant la jeune fille avant de saluer M. et Mme Barnet. Florence ne se rappelait pas l’avoir vu, mais à son approche, elle tressaillit malgré elle et recula.

« Rassurez-vous, dit le personnage, mon cheval est très-doux. »

Ce n’était pas le cheval qui l’avait fait reculer, mais il y avait quelque chose dans l’air de cet homme, quelque chose que Florence ne pouvait définir, qui l’avait fait tressaillir, comme si elle avait mis le pied sur un serpent.

« J’ai l’honneur de parler à mademoiselle Dombey, je crois ? dit le cavalier avec un sourire des plus séducteurs. Florence inclina la tête en signe d’assentiment. Je me nomme Carker, reprit-il ; j’ose à peine espérer que mademoiselle Dombey se souvienne de moi. Mon nom seul peut-être ne lui est pas inconnu ?… Carker. »

Florence, qui se sentait le frisson, malgré la chaleur du jour, le présenta à ses hôtes. Ceux-ci le saluèrent de la façon la plus gracieuse.

« Je vous demande mille fois pardon, dit M. Carker, mais je dois, demain matin, aller retrouver M. Dombey, à Leamington, et si mademoiselle avait quelque commission à me confier, je n’ai pas besoin de lui dire combien je me trouverais heureux de pouvoir lui être agréable.

M. Barnet supposant aussitôt que Florence désirait écrire une lettre à son père, proposa de rentrer et pria M. Carker de venir dîner chez lui sans cérémonie et dans son costume de voyage. M. Carker répondit que malheureusement il était invité à dîner, mais que si Mlle Dombey désirait écrire, il se ferait un véritable plaisir de les accompagner et d’attendre sa lettre aussi longtemps qu’il lui plairait. Il prononça ces mots en montrant toutes ses dents et, pour caresser son cheval, se pencha tout près de Florence : « Il n’y a pas de nouvelles du navire ! » dirent ses yeux encore mieux que ses lèvres.

Florence troublée, toute tremblante recule d’effroi à ces mots qu’elle avait cru lire à travers son étrange sourire, sans être bien sûre qu’il les eût prononcés. Enfin elle répond d’une voix faible qu’elle lui est très-obligée, mais qu’elle n’écrira pas, qu’elle n’a rien à dire.

« Ni rien à envoyer, mademoiselle ? dit l’homme aux dents.

— Rien, dit Florence, si ce n’est ma plus tendre affection, s’il vous plaît. »

Florence, dans son trouble, leva un regard suppliant et plein d’expression sur M. Carker. Ce regard semblait dire, et M. Carker le comprit bien : Une commission de ma part serait déplacée, épargnez-moi, je vous prie. M. Carker sourit et s’inclina ; puis, chargé par M. Barnet de présenter à M. Dombey, de sa part et de celle de Mme Barnet, leurs sincères compliments, il prit congé de la société et s’éloigna, laissant une impression favorable à ce digne couple. Florence, en le voyant s’éloigner, frissonna encore, et M. Barnet, fidèle à la tradition populaire, supposa que quelqu’un apparemment passait en ce moment sur le tombeau futur de la jeune fille. Justement, M. Carker tournait le coin de la rue ; il jeta un dernier regard, s’inclina et disparut, comme s’il courait droit au cimetière pour justifier le pressentiment superstitieux de M. Barnet.

Chapitre IV. Étranges nouvelles de l’oncle Sol. §

Le capitaine Cuttle, qui n’était pourtant pas dormeur, ne sortit pas de très-grand matin le lendemain du jour où il avait vu Sol Gills à travers les vitres de la boutique, écrivant dans la salle à manger, avec l’aspirant de marine sur le comptoir, et Robin le rémouleur prêt à se coucher dessous. Les horloges sonnaient six heures, lorsque le capitaine se leva sur son coude et fit l’inspection de sa petite chambre. Les yeux du capitaine devaient avoir une fameuse besogne, s’il les ouvrait tous les jours comme il les ouvrit ce matin-là ; et ils étaient bien rudement récompensés de leur vigilance, s’il les frottait à moitié aussi durement qu’il les frotta ce jour-là. Mais il faut dire aussi que les circonstances n’étaient pas ordinaires ; car jamais de la vie l’on n’avait vu Robin le rémouleur à la porte de la chambre à coucher du capitaine, et pourtant c’était bien Robin qui était là à ce moment, essoufflé et haletant devant le capitaine, tout chaud encore du lit qu’il venait de quitter ; ce qui ne contribuait pas peu à augmenter le coloris et l’expression de son visage.

« Holà ! cria le capitaine. Qu’est-ce qu’il y a ? »

Avant que Robin eût eu le temps de balbutier une réponse, il s’élança du lit tout d’un bloc et couvrit de sa main la bouche de son visiteur.

« Droit ! mon garçon, pas un mot maintenant. Attends. »

Le capitaine, jetant un regard consterné sur Robin, le poussa honnêtement dans la pièce voisine, après lui avoir donné l’ordre d’ajourner toute communication ; puis, disparaissant quelques instants, il revint avec ses vêtements bleus, faisant un geste de la main pour indiquer qu’il ne levait pas encore la consigne, et, se dirigeant vers le buffet, s’offrit un petit verre. Il n’oublia pas le messager. Il se dressa ensuite dans un coin contre la muraille, comme s’il voulait prévenir l’effet de la nouvelle qu’on allait lui annoncer et qui pouvait être de nature à le faire tomber à la renverse ; s’ingurgitant le nectar, les yeux fixés sur le messager et le visage aussi pâle que le sien pouvait l’être, il dit à Robin de courir sur son ancre en virant au cabestan.

« Voulez-vous dire, capitaine, que je puis vous parler ? dit Robin sur lequel toutes ces précautions préliminaires avaient produit beaucoup d’effet.

— Oui, répondit le capitaine.

— Eh bien ! monsieur, dit Robin, je n’ai pas grand’chose à vous dire. Mais tenez ! regardez. »

Robin montra un trousseau de clefs. Le capitaine les examina, resta dans son coin et examina à son tour le messager.

« Et tenez ! dit Robin, regardez encore. »

Puis il montra un paquet cacheté que le capitaine regarda du même œil que les clefs.

« Quand je me suis réveillé ce matin, capitaine, dit Robin, il était environ cinq heures un quart ; voilà ce que j’ai trouvé sur mon oreiller. Les verrous de la porte de la boutique étaient tirés ; la porte toute grande ouverte et M. Gills parti !

— Parti cria le capitaine.

— Disparu, monsieur. »

La voix du capitaine fit un éclat si formidable, et il s’élança de son coin avec une telle impétuosité sur lui, que Robin, à son tour, recula devant le capitaine dans un autre coin, tendant de loin les clefs et le paquet pour n’être pas renversé.

« Sur les clefs et sur le paquet il y a : Capitaine Cuttle, s’écria Robin. Sur ma parole et sur l’honneur, capitaine Cuttle, je n’en sais pas davantage. Que je meure, si ce n’est pas vrai. Voilà une drôle de position pour un garçon qui avait trouvé une position, s’écria l’infortuné rémouleur en se serrant le poing contre le visage ; son maître file et c’est sur lui que ça retombe ! »

Ces plaintes s’adressaient au regard étonné ou plutôt au regard étincelant du capitaine, regard plein de soupçons, de menaces, d’accusations. Prenant de ses mains le paquet qu’il lui tendait, le capitaine l’ouvrit et lut la ligne suivante :

« Mon cher Édouard Cuttle, ci-inclus mes intentions. »

Le capitaine tourna la feuille avec hésitation, et, continuant de lire :

« Et mon testament. »

— Où est le testament ? dit le capitaine d’un ton de vif reproche en s’adressant au malheureux rémouleur. Qu’en as-tu fait, mon garçon ?

— Je ne l’ai jamais vu, dit Robin en sanglotant. Ne soupçonnez pas un innocent, capitaine. Je n’ai jamais touché au testament. »

Le capitaine Cuttle secoua la tête d’un air qui voulait dire que quelqu’un lui en répondrait, et continua gravement sa lecture.

« Ne brisez pas le cachet avant un an ou avant que vous ayez des nouvelles certaines de mon cher Walter, qui vous est cher aussi, Édouard, je le sais. »

Le capitaine s’arrêta et secoua la tête ; cette fois c’était signe d’émotion ; puis, comme s’il voulait relever sa dignité rabaissée par ce mouvement de sensibilité, il lança au rémouleur un regard plein d’une excessive dureté.

« Si vous n’entendez jamais parler de moi, ou si vous ne me voyez plus, Édouard, souvenez-vous d’un vieil ami, qui, jusqu’au dernier jour, conservera de vous un bon souvenir, et jusqu’à ce que le terme ci-dessus mentionné soit expiré, gardez à Walter son chez lui dans notre vieille demeure. Il n’y a pas de dettes ; le prêt fait par la maison Dombey, a été remboursé, et toutes mes clefs, je vous les envoie avec le paquet. Gardez-le tout tranquillement, et ne faites pas de recherches pour me trouver, c’est inutile. Ainsi, mon cher Édouard, qu’il ne soit plus question de votre fidèle ami.

« Solomon Gills. »

Le capitaine, reprenant haleine, poussa un long soupir et lut les mots suivants écrits au bas de la lettre :

« Le jeune Robin a été bien recommandé, comme je vous l’ai dit, par la maison Dombey. Quand on viendrait à mettre tout le reste à l’encan, prenez soin, cher Édouard, du petit aspirant de marine. »

Je renonce à donner une idée de l’attitude que prit le capitaine en s’asseyant sur sa chaise. Il tourna, retourna la lettre, la lut une vingtaine de fois, et le malheureux Robin devant ses yeux, il s’imaginait, je crois, présider un conseil de guerre. Personne ne pourrait décrire l’air du capitaine, quand on aurait le génie combiné de tous ces grands hommes qui, méprisant leurs contemporains, médiocres appréciateurs de leur mérite, en ont appelé à l’approbation future de la postérité qui ne s’est pas occupée d’eux. Dans le premier moment, le capitaine était troublé, trop affligé, pour penser à autre chose qu’à la lettre elle-même, et, lorsque son esprit voulut examiner les circonstances qui entouraient le fait principal, il aurait aussi bien fait de s’en tenir à la lettre, tant ses pensées jetaient peu de jour sur les événements. Dans cette disposition, le capitaine Cuttle, ne voyant devant son tribunal que le rémouleur, et rien que le rémouleur, trouva un grand soulagement à décider premièrement que Robin était suspect : cette accusation, le capitaine la portait écrite si clairement sur son visage que Robin chercha à se disculper.

« Oh ! capitaine, s’écria le rémouleur, ne me soupçonnez pas. Comment pouvez-vous me soupçonner ? Pourquoi me regarder comme ça ?

— Mon garçon, fit le capitaine, ne crie pas avant d’être écorché. Attention à ce que tu vas dire :

— Je n’ai rien à dire tout, capitaine, répondit Robin.

— Allons, démarre, dit le capitaine énergiquement, et au large ! »

Pénétré, de l’immense responsabilité qui pesait sur lui et de la nécessité de sonder cette mystérieuse affaire, comme il convenait à un homme dans sa position respective avec les parties, le capitaine résolut d’aller examiner les lieux et de garder le rémouleur avec lui. Considérant donc le jeune homme comme en état d’arrestation dès à présent, le capitaine se demanda s’il ne serait pas bon de lui mettre les menottes, ou de lui garrotter les pieds, ou de lui attacher un boulet aux jambes. Cependant, comme il n’était pas très-rassuré sur la légalité de ces mesures, il décida qu’il se contenterait de le tenir par le collet tout le long du chemin, quitte à le terrasser, s’il avait le malheur d’opposer la moindre résistance.

Mais l’inculpé n’en fit aucune et par conséquent il put se rendre à la maison de l’opticien, sans qu’il fût nécessaire d’employer à son égard d’autres moyens coercitifs. Comme les ais n’étaient pas encore enlevés, le premier soin du capitaine fut de faire ouvrir la boutique, et, quand la lumière du jour eut pénétré dans les pièces, il s’en aida pour procéder à de minutieuses perquisitions.

D’abord, le capitaine s’assit au milieu de la boutique sur une chaise, en sa qualité de président du tribunal solennel qui se résumait tout entier en sa personne ; puis, il requit Robin de se coucher dans son lit sous le comptoir, de montrer exactement l’endroit où, à son réveil, il avait aperçu les clefs et le paquet ; dans quel état il avait trouvé la porte ; quand il était venu, pour l’ouvrir ; comment il était parti pour Brig-Place. Mais ici il l’arrêta sur le seuil de la porte, au beau milieu de sa démonstration, craignant qu’il ne prît la fuite sous prétexte de montrer comment il avait fait. Après plusieurs répétitions de la manière dont tout s’était passé, depuis le commencement jusqu’à la fin, le capitaine secoua la tête et parut trouver que l’affaire était louche.

Ensuite, avec l’idée vague de trouver un décès au bout de son enquête, il se mit à faire des recherches dans toute la maison, descendit à tâtons dans les caves, une chandelle à la main, allongeant son croc sous les portes, se cogna violemment contre les solives et se couvrit de toiles d’araignée. Étant montés dans la chambre du vieux Solomon, ils reconnurent qu’il n’avait pas couché dans son lit la nuit précédente, mais qu’il s’était seulement jeté sur son couvre-pied, qui portait encore la trace du poids de son corps.

« Moi, je crois, capitaine, dit Robin en promenant ses regards autour de la chambre que, lorsque ces jours derniers M. Gills entrait et sortait si souvent ; c’est qu’il emportait des effets petit à petit, pour ne pas attirer l’attention.

— Oui ? dit le capitaine d’un air mystérieux, et pourquoi cela mon garçon ?

— Pourquoi, répliqua Robin en regardant partout, c’est que je ne vois plus ses affaires à barbe ; je ne vois pas non plus ses brasses, ni ses chemises, ni ses souliers. »

À mesure que chacun de ces articles était passé en revue par le protégé de M. Carker, le capitaine examinait, de son côté, les membres du rémouleur, auxquels chacun de ces objets disparus pouvait servir, pour voir s’il n’en avait pas fait usage depuis peu, ou s’il ne les avait pas sur lui, en possession illégitime. Mais il n’y avait pas lieu pour Robin de se faire la barbe ; d’un autre côté, il était évident qu’il ne se brossait pas ; quant aux vêtements qu’il portait, ils étaient si usés qu’il n’y avait pas de méprise possible.

« À quelle heure, dit le capitaine, supposes-tu qu’il a pris la fuite ? Surtout attention ! Hein !

— Capitaine, je pense, dit Robin, qu’il aura dû partir quelques instants après mon premier sommeil.

— Quelle heure était-il ? dit le capitaine tenant à connaître l’heure précise.

— Comment puis-je vous le dire, capitaine, répliqua Robin. Tout ce que je sais, c’est que mon premier sommeil est toujours profond, mais que le matin j’ai le sommeil plus léger. Si M. Gills avait traversé la boutique au point du jour, n’eût-il marché que sur la pointe des pieds, je suis sûr que je l’aurais toujours bien entendu fermer la porte. »

Après avoir mûrement pesé ce témoignage, le capitaine commença à croire que l’opticien devait être parti de son plein gré. La lettre qui lui était adressée l’aida beaucoup à tirer cette conclusion ; car cette lettre, qui était incontestablement écrite de la main du vieux Sol, laissait deviner, sans beaucoup de difficulté, qu’il s’était décidé de lui-même à partir, et que, dans le fait, il était parti. Restait au capitaine à chercher où et pourquoi. La première question paraissait insoluble, vu qu’il n’avait pas de données suffisantes. Il se borna à l’examen du second point.

Le capitaine se souvenait de la conduite étrange du vieillard, la dernière fois qu’il l’avait quitté ; de cet adieu qu’il lui avait fait avec une émotion fiévreuse qu’il ne comprenait pas alors, mais qu’il s’expliquait maintenant : tout cela lui fit craindre que le pauvre Sol, accablé par ses inquiétudes et par ses regrets de la perte de Walter, n’eût été poussé à commettre un suicide. Quand on songe combien le vieux Sol était peu capable, comme il l’avait souvent répété lui-même, de supporter les tracas de la vie quotidienne, et combien il avait été tourmenté par l’incertitude et les déceptions, cette conclusion, loin de paraître forcée, semblait au contraire très-probable.

Sol n’avait pas de dettes, il n’avait donc rien à craindre pour sa liberté personnelle, ni pour la sûreté de ses biens. Rien, si ce n’est une hallucination, ne pouvait donc l’avoir poussé à quitter seul et mystérieusement son domicile. Quant à cette circonstance qu’il avait emporté ses effets, si toutefois il les avait emportés, point qui restait encore dans le vague, il pouvait les avoir emportés, suivant les raisonnements du capitaine, pour empêcher toute enquête ultérieure, pour détourner l’attention de sa destinée probable, qui sait ? C’était peut-être aussi pour rassurer l’ami même qui discutait en ce moment toutes ces probabilités. Tel fut réduit à ces termes les plus simples le résultat et le dernier mot des délibérations du capitaine Cuttle. Ces délibérations demandèrent beaucoup de temps pour arriver à ce résultat, et comme dans plus d’une délibération publique, elles n’aboutirent pas sans beaucoup de confusion et de désordre, au préalable.

Abattu et découragé, le capitaine Cuttle sentit qu’il était juste de relever Robin de l’état d’arrestation dans lequel il l’avait placé, et de le relaxer, sauf à exercer sur lui une sorte de surveillance honorable. Il loua un homme chez l’huissier Brogley, pour garder la boutique pendant leur absence, et emmenant Robin avec lui, il se livra à la triste recherche des restes mortels de Solomon Gills.

Il visita tous les corps de garde, la morgue, les dépôts de mendicité ; enfin il n’y eut pas un coin de la grande ville qui ne vît reluire le chapeau de toile cirée. Sur les quais, sur les bâtiments, sur le rivage, en amont, en aval, ici, là, partout, dans le gros de la foule, on voyait briller le chapeau de toile cirée, comme le casque d’un héros d’Homère, dans la mêlée, au milieu d’une bataille épique. Pendant toute une semaine le capitaine se mit à lire tous les journaux, toutes les affiches, pour voir les noms des individus trouvés ou perdus. À chaque heure du jour il se mettait en course pour aller constater l’identité de Solomon Gills, mais il ne trouvait que de pauvres mousses tombés par-dessus bord, ou de grands escogriffes à barbe noire, qui étaient venus de l’étranger pour faire la sottise de s’empoisonner. « N’importe disait le capitaine, je veux les voir pour être sûr que ce n’est pas lui. » Ce qu’il y avait de sûr, c’est que ce n’était jamais lui. Mais enfin s’il ne pouvait arriver à rien, c’était toujours une consolation pour le bon capitaine Cuttle de constater le fait.

À la fin, le capitaine Cuttle renonça à toutes ces recherches infructueuses, et se mit à réfléchir à ce qu’il y avait à faire immédiatement. Après avoir lu et relu attentivement la lettre de son pauvre ami, il considéra que le premier devoir qui lui était imposé était de conserver un gîte dans le vieux logis pour Walter. Aussi le capitaine décida-t-il qu’il s’établirait au lieu et place de Solomon Gills, et qu’il se mettrait à vendre des instruments de marine, en attendant les événements.

Mais le dessein de venir s’établir chez Solomon Gills impliquait l’abandon de son appartement chez Mme Mac-Stinger, et comme il savait que cette femme opiniâtre ne voudrait jamais entendre parler de son départ, le capitaine prit le parti désespéré de se sauver de chez elle.

« Maintenant, mon garçon, dit le capitaine Robin, quand il eut bien mûri son merveilleux projet, fais attention. Demain on ne me verra dans ces parages qu’à la nuit, mais pas avant minuit peut-être. Veille bien jusqu’à ce que tu m’entendes frapper, et à ce même instant, alerte, et viens m’ouvrir la porte.

— Très-bien, capitaine, dit Robin.

— Tu continueras à être porté sur les rôles de la maison, continua le capitaine avec un ton de bienveillance, et je ne te dis pas que tu n’auras pas d’avancement, si nous naviguons de conserve tous les deux. Mais surtout, aussitôt que tu m’entendras frapper demain pendant la nuit, n’importe à quelle heure, ne perds pas de temps à m’ouvrir la porte.

— Je n’y manquerai pas, capitaine, répliqua Robin.

— Parce que, tu comprends bien, dit le capitaine en revenant sur ses pas pour bien le pénétrer de l’importance de sa commission, que pour une raison ou pour une autre, je puis avoir quelqu’un sur mes talents, et je serais pincé pendant que j’attendrais à la porte, si tu ne l’ouvrais pas vivement. »

Robin affirma de nouveau au capitaine qu’il serait prompt et vigilant. Le capitaine, après avoir pris ces sages mesures, se rendit à son domicile chez Mme Mac-Stinger pour la dernière fois.

Lorsque le capitaine se mit à réfléchir que c’était bien pour la dernière fois qu’il allait chez Mme Mac-Stinger ; et qu’il songea à l’affreux combat qui se tramait sous son gilet bleu, il eut une telle peur de Mme Mac-Stinger, que le bruit des pas de la dame en bas suffisait, à toute heure du jour, pour lui donner un accès de tremblement. Il se trouva justement que, ce jour-là, Mme Mac-Stinger était d’une humeur charmante ; elle était d’une bonté, d’une douceur… un vrai mouton, et la conscience timorée du capitaine fut en proie à de cruelles tortures lorsque sa propriétaire vint lui demander s’il ne voulait pas qu’elle lui fît quelque chose pour le dîner.

« Un joli petit rognon sauté, capitaine Cuttle, lui dit la dame, ou un cœur de mouton. Voulez-vous ? Ne craignez pas de me déranger.

— Non, merci madame, répliqua le capitaine.

— Ou bien une volaille rôtie avec un peu de farce de veau et une sauce aux œufs ? Allons, voyons, capitaine, payez-vous donc une petite régalade.

— Non merci bien, madame, reprit le capitaine tout confus.

— Bien sûr vous n’êtes pas dans vôtre assiette, vous avez besoin d’un stimulant, dit Mme Mac-Stinger. Pourquoi ne pas prendre une bouteille de xérès une fois dans la vie ? vl’à-t’y pas !

— Eh bien ! madame, répondit le capitaine, si vous voulez me faire le plaisir d’en accepter un verre ou deux ; je crois que je me laisserai tenter. Madame, ajouta le capitaine bourrelé de remords, voudriez-vous me faire la faveur d’accepter un terme d’avance ?

— Et pourquoi cela, capitaine ? » riposta Mme Mac-Stinger sèchement, ce fut du moins l’impression du capitaine. Il en éprouva un frisson mortel.

« Si vous le vouliez, Madame, cela m’obligerait, lui dit-il humblement. Je ne sais pas garder mon argent ; il se dépense tout seul. Je regarderais cela comme un service de votre part.

— Soit, capitaine, Mme Mac-Stinger, qui ne se doutait de rien et qui se frottait les mains. Je ne vous l’aurais pas demandé, mais j’ai de la famille, ça n’est pas de refus.

— Auriez-vous aussi la bonté, Madame, dit le capitaine en prenant sur la planche supérieure du buffet la boîte de fer-blanc qui contenait son argent, d’offrir de ma part une pièce de vingt sous à la petite famille ? Si cela vous est égal, madame, voulez-vous les faire venir tous devant moi ? je serais bien aise de les voir. »

Ces innocents Mac-Stinger furent autant de poignards enfoncés dans la poitrine du capitaine, quand ils vinrent en foule se presser contre lui avec une confiance qu’il méritait si peu. L’œil du petit Alexandre, naguère son enfant chéri, lui était devenu insupportable ; la voix de Juliette Mac-Stinger, qui était tout le portrait de sa mère, lui faisait peur.

Cependant le capitaine ne fit pas trop mauvaise figure, et, pendant une heure ou deux, il fut rudement mené par les marmots ; dans leur batifolage enfantin, ils endommagèrent légèrement le chapeau de toile cirée en s’asseyant à deux dessus, comme dans un nid, et en tambourinant dedans avec leurs souliers. Enfin, le capitaine, le cœur navré, les congédia : en leur disant adieu, à ces petits anges, il sentait l’aiguillon du remords et endurait les tortures d’un homme qui s’apprête à faire un mauvais coup.

Au milieu du silence de la nuit, le capitaine mit dans un coffre ce qu’il avait de plus lourd : il ferma le coffre à la clef, bien persuadé qu’il le laissait là pour toujours ; au fond, cependant, il lui restait un faible espoir qu’un jour peut-être il trouverait un homme assez hardi et assez résolu pour oser aller le réclamer. Quant aux objets plus légers, le capitaine en fit un paquet, et se cuirassa de son argenterie, tout prêt pour la fuite.

À l’heure de minuit, lorsque Brig-Place était enseveli dans le sommeil et que Mme Mac-Stinger était doucement bercée par des songes enchanteurs au milieu de ses chers enfants, le scélérat de capitaine, se sauvant sur la pointe du pied, au sein des ténèbres, ouvrit la porte, la ferma doucement derrière lui et joua des jambes.

Poursuivi par l’image de Mme Mac-Stinger qu’il lui semblait voir s’élancer de son lit et se mettre à ses trousses, sans seulement faire attention au simple appareil dont elle était pourvue, pour le ramener en triomphe ; poursuivi aussi par ses remords du crime énorme dont il se rendait coupable, le capitaine Cuttle marchait bon train, allez ! et ne laissa pas le temps à l’herbe de croître sous ses pas dans le trajet de Brig-Place à la maison de l’opticien. La porte s’ouvrit dès qu’il frappa, car Robin faisait le guet, et quand on eut fermé la serrure et mis le verrou derrière lui, le capitaine commença à se sentir plus à son aise.

« Ouf ! s’écria-t-il en regardant autour de lui ; que je respire enfin !

— Est-ce qu’il y du nouveau, capitaine ? dit Robin en bâillant.

— Non, non, fit le capitaine Cuttle changeant de couleur et écoutant un pas dans la rue ; mais, fais bien attention à ce que je vais te dire : si une dame, excepté l’une ou l’autre de celles que tu as vues l’autre jour, vient demander après le capitaine Cuttle, dis hardiment que tu ne connais personne de ce nom-là, et que tu n’en as jamais entendu parler ici. Attention à mes ordres, entends-tu bien ?

— J’y ferai attention, capitaine, répliqua Robin.

— Tu peux dire, si tu veux, ajouta le capitaine en hésitant un peu, que tu as lu dans le journal qu’un capitaine de ce nom-là était parti pour l’Australie, comme émigré, avec toute une cargaison d’aventuriers qui ont bien fait le serment de ne plus jamais revenir. »

Robin fit signe qu’il comprenait ces instructions, et le capitaine Cuttle, lui promettant de faire quelque chose de lui s’il exécutait ses ordres, le renvoya encore bâillant à son lit sous le comptoir et monta, lui, à la mansarde de Solomon Gills.

Ce que souffrit le capitaine le lendemain, quand un chapeau de femme passait dans la rue serait difficile à dire : il se sauvait de la boutique pour échapper à une foule de Mac-Stinger imaginaires et courait chercher un refuge dans la mansarde de Sol Gills. Mais, pour éviter les fatigues que lui imposaient tous ces moyens de conservation personnelle, il mit un rideau à la porte vitrée qui faisait communiquer la salle à manger avec la boutique ; dans le trousseau qu’on lui avait remis, il choisit une clef qui pût aller à la serrure et pratiqua une petite meurtrière à la muraille. On comprend facilement l’avantage d’une pareille fortification. À la première apparition d’un chapeau, le capitaine, immédiatement, se glissait dans son fort, donnait un tour de clef, et, ainsi protégé, observait de là l’ennemi. Si c’était une fausse alerte, le capitaine aussitôt sortait de sa retraite. Mais les chapeaux de la rue étaient si nombreux et partant les alertes si multipliées, que le capitaine passait presque tout son temps à entrer dans la salle à manger et à en sortir.

Cependant le capitaine, malgré ce fatigant service, trouva le temps d’examiner le fonds de boutique. La connaissance générale qu’il avait de tous les objets l’avait amené à croire ce qui était très-pénible pour Robin qu’on ne saurait trop les frotter ni leur donner trop de brillant. Il étiqueta au hasard quelques articles intéressants, à des prix qui allaient depuis douze francs jusqu’à quinze cents, et les mit en étalage dans la montre, au grand ébahissement du public.

Après ces premières améliorations, le capitaine Cuttle au milieu de cette atmosphère d’instruments de marine, commença à se donner des airs quelque peu scientifiques ; il regardait les étoiles le soir, à travers le châssis vitré de la salle à manger ; tout en fumant sa pipe avant de se coucher, comme si les étoiles faisaient partie, selon lui, de l’établissement. En sa qualité de marchand de la Cité, il commença aussi à s’occuper du lord Maire, des shériffs du conseil des prud’hommes ; il se sentait dans l’obligation de lire tous les jours la cote des fonds publics. Mais il avait beau faire, sa science de vieux loup de mer ne l’aidait guère à déchiffrer cet argot-là. Il s’arrêtait tout court devant les fractions dont il se serait bien passé.

Aussitôt après son entrée en possession du petit Aspirant de marine, il était allé trouver Florence pour lui donner ces étranges nouvelles de l’oncle Sol ; mais elle était partie. Voilà donc le capitaine Cuttle à son nouveau poste, n’ayant pour toute société que Robin le rémouleur ; comme les hommes dont l’existence a subi de grands changements, il a perdu toute notion de la durée, et il rêve de Walter, de Solomon Gills et de Mme Mac-Stinger elle-même, comme de songes perdus dans la nuit des temps.

Chapitre V. Ombres du passé et de l’avenir. §

« Votre très-humble… monsieur, dit le major. Corbleu, monsieur, un ami de mon ami Dombey est mon ami ; je suis enchanté de vous voir.

— Carker, dit M. Dombey pour expliquer ses liens d’amitié avec le major, je dois beaucoup à la société du major et à sa conversation. Le major Bagstock m’a rendu grand service, Carker. »

M. Carker, le gérant, arrivait à Leamington : Il avait encore le chapeau à la main et venait d’être présenté au major : aussi était-il en train de lui montrer toutes ses dents.

« Permettez-moi, dit-il, de vous remercier de tout mon cœur du changement extraordinaire que je remarque dans la mine et l’humeur de M. Dombey.

— Pardieu, monsieur, répliqua le major, il n’y a pas de remercîments à me faire, car, dans cette affaire-là, c’était donnant donnant. Un grand homme comme notre ami Dombey, monsieur, dit le major en baissant la voix, de façon pourtant à se faire entendre de M. Dombey, ne peut manquer de donner du ton et de l’entrain à ses amis. Il n’est rien tel que M. Dombey pour fortifier un homme et faire valoir toute sa vigueur d’esprit naturelle. »

M. Carker sauta comme un chat sur cette expression : vigueur d’esprit naturelle. C’est bien cela. C’étaient justement les mots qu’il avait été sur le point de suggérer au major.

« Mais quand mon ami Dombey, monsieur, ajouta le major, vous parle du major Bagstock, il faut que je demande le droit de faire une rectification pour lui et pour nous. Il veut tout simplement vous parler de Joe… monsieur, de Joey B… de Josh Bagstock, de Joseph… du vieux, solide et fin B… monsieur, à votre service. »

Toutes les dents de M. Carker exprimèrent l’une après l’autre, par leur éclat, ses bonnes dispositions à l’égard du major et son admiration pour sa rudesse, sa solidité et sa ronde franchise.

« Et maintenant, monsieur, dit le major, vous et M. Dombey vous avez à parler de diablement de choses…

— Du tout, major, du tout, fit M. Dombey.

— Allons donc, Dombey, dit le major d’un œil de défi, est-ce que vous croyez que je ne sais pas ce que c’est ? un homme de votre trempe… le colosse du commerce, ne doit pas être dérangé. Vos moments sont précieux. Nous nous reverrons à l’heure du dîner. D’ici là, éclipse totale du vieux Joseph. Le dîner est à sept heures, monsieur Carker, heure militaire. »

Là-dessus le major, la figure toute bouffie, se retira ; mais tout à coup se ravisant à la porte : « Dombey, pardon, avez-vous quelque commission pour elles ? »

M. Dombey, assez embarrassé, lança un coup d’œil à l’habile diplomate de ses affaires de confiance, et chargea le major de faire ses compliments.

« Sacrebleu, monsieur, dit le major, il vous faut prendre la chose plus chaudement que cela… ou gare au vieux Joe… il ne sera pas bien reçu.

— Eh bien ! alors, major, présentez mon respect, si vous voulez, reprit M. Dombey.

— Sacrebleu, monsieur, dit le major, en levant les épaules et en gonflant, par manière de plaisanterie, ses deux grosses joues, n’avez-vous pas quelque chose de plus chaud que le respect ?

— Eh bien, major, dit M. Dombey, présentez de ma part tout ce que vous voudrez.

— C’est que l’ami Bagstock est fin monsieur, très-fin, monsieur, diablement fin ; regardant Carker du seuil de la porte, Bagstock est ainsi fait. » Puis, s’arrêtant au milieu de ses éclats de rire et s’étirant tout de son long, le major s’écria d’un ton solennel, en se frappant la poitrine : « Dombey, je voudrais bien être à votre place, corbleu ! » Là-dessus il se retira.

« Ce monsieur doit avoir été pour vous d’une grande ressource, dit M. Carker en suivant le major de ses dents.

— D’une grande ressource, en effet.

— Il a des amis ici sans doute ? continua Carker. Je vois, d’après ce qu’il a dit, que vous allez dans le monde. Je suis bien content, ajouta-t-il avec un horrible sourire, de savoir que vous allez dans le monde. »

M. Dombey voulant remercier son subordonné de cette marque d’intérêt, fit sonner sa chaîne de montre et branla légèrement la tête.

« Vous étiez fait pour le monde, dit Carker. De toutes les personnes que je connais, vous êtes certainement, par votre caractère et par votre position, l’homme le mieux fait pour le monde. Savez-vous que bien souvent j’ai été étonné de voir que vous vous en soyez tenu si longtemps à distance.

— J’avais mes raisons, Carker. J’étais seul, et j’y étais indifférent. Mais vous avez, vous, toutes les grandes qualités qu’il faut pour le monde ; c’est ce qui fait que vous deviez vous en étonner plus que personne.

— Oh ! par exemple, reprit l’autre en s’empressant de se rabaisser. Moi, c’est tout autre chose, je ne me compare pas à vous. »

M. Dombey porta la main à sa cravate, y fixa son menton, toussa et regarda son fidèle serviteur et ami en silence pendant quelques instants.

« J’aurai le plaisir, Carker, dit enfin M. Dombey faisant comme s’il avalait quelque chose de trop gros pour son gosier, de vous présenter à mes… c’est-à-dire aux amis du major, des personnes fort agréables.

— Il y a des dames dans le nombre, je présume ? insinua le doucereux gérant.

— Ce ne sont que des dames, c’est-à-dire que ce sont deux dames, reprit M. Dombey.

— Que deux ? dit Carker en souriant.

— Elles ne sont que deux. Je me suis borné à leur faire une visite à leur hôtel : je n’ai pas fait d’autres connaissances ici.

— Ce sont des sœurs, peut-être ?

— Non ; c’est la mère, et la fille. »

Comme M. Dombey baissait les yeux et ajustait de nouveau sa cravate, la figure souriante de M. Carker prit tout à coup, et sans aucun degré de transition, un aspect sérieux et refrogné ; il examina minutieusement la figure de M. Dombey avec un rire moqueur fort laid. Quand M. Dombey releva les yeux, sa figure reprit aussi promptement sa première expression et laissa voir toutes les gencives qu’elle possédait.

« Vous êtes bien bon, dit Carker ; je serai charmé de faire leur connaissance. À propos de fille, j’ai vu Mlle Dombey. »

M. Dombey rougit.

« J’ai pris la liberté d’aller la voir, pour lui demander si elle n’avait pas quelque commission à me donner. Je n’ai pas été aussi heureux que je le désirais : elle m’a chargé seulement pour vous de sa tendre affection. »

Carker avait la figure d’un loup, lorsqu’en prononçant ces mots, ses yeux rencontrèrent ceux de M. Dombey ; il avait du loup jusqu’à la langue rouge et fumante qui se voyait à travers sa bouche entr’ouverte.

« Et les affaires, où en sont-elles ? demanda M. Dombey, après un moment de silence pendant lequel M. Carker avait tiré de son portefeuille des bordereaux et d’autres papiers.

— Il y a très-peu de chose, reprit Carker. En somme, nous n’avons pas eu récemment notre chance ordinaire, mais cela est de peu d’importance pour vous. Au Lloyd, on donne le Fils-et-Héritier comme perdu. Heureusement que le navire était assuré depuis la quille jusqu’au mât de perroquet.

— Carker, dit M. Dombey en s’asseyant près de lui, je ne puis pas dire que le jeune Gay ait jamais fait sur moi une impression favorable…

— Ni sur moi, fit Carker.

— Mais j’aurais voulu, ajouta M. Dombey, sans prendre garde à l’interruption, qu’il ne fût jamais parti à bord de ce bâtiment. J’aurais voulu qu’il ne s’embarquât pas.

— C’est dommage, en ce cas, que vous ne l’ayez pas dit plus tôt, quand il en était encore temps, reprit Carker avec froideur. Cependant je crois que tout est pour le mieux. Oui, vraiment, je le crois. Vous ai-je dit la petite confidence que m’a faite Mlle Dombey ?

— Non, dit M. Dombey d’un air sombre.

— Eh bien ! reprit M. Carker après un instant de silence inquiétant, en quelque lieu que soit Gay, il est beaucoup mieux où il est, que chez lui à Londres. Si j’étais, si je pouvais être à votre place, j’en serais content. Pour moi, j’en suis enchanté. Mlle Dombey est confiante et jeune, et peut-être pas assez fière, pour être votre fille, s’il est possible de lui trouver un défaut… Voulez-vous vérifier la balance des comptes avec moi ? »

M. Dombey se renversa sur sa chaise, au lieu de se pencher sur les papiers placés devant lui, et regarda fixement le gérant.

Le gérant, levant légèrement les sourcils, affectait de ne regarder que les chiffres, et d’attendre le bon plaisir de son chef. Cette affectation, il la montrait, à ce qu’il semblait, par délicatesse et comme s’il tenait à faire voir qu’il voulait ménager M. Dombey ; celui-ci, en le regardant, devinait son intention ; et il sentait que, sans cette considération, Carker, son confident, lui aurait donné de plus amples détails que lui, Dombey, le fier Dombey ne voulait en demander. Dans les affaires, c’était souvent la même conduite. Peu à peu, le regard de M. Dombey se détacha de lui et vint se reposer sur les papiers qu’il avait sous les yeux, mais tout en leur donnant le degré d’attention qu’ils exigeaient, il s’arrêtait souvent pour regarder M. Carker. Toutes les fois qu’il le regardait, Carker affectait une réserve qui donnait de plus en plus à penser à son chef.

Ils étaient ainsi occupés ; et grâce à l’adresse du gérant, le courroux s’allumait déjà dans le cœur de M. Dombey, au lieu de la froide indifférence qu’il avait toujours eue pour la pauvre Florence. Pendant ce temps-là, le major Bagstock, fort goûté des vieilles dames de Leamington, suivi de son nègre, qui portait le bagage ordinaire, marchait à l’ombre, les jambes écartées, pour faire une visite matinale à Mme Skewton. Il était bien midi quand le major arriva au séjour de Cléopâtre. Aussi eut-il la chance de trouver sa princesse sur son sofa, comme à l’ordinaire, nonchalamment penchée sur une tasse de café ; pour donner plus de charme à son voluptueux repos, on avait fait petit jour dans l’appartement, et l’obscurité était telle, que Withers, qui se tenait là à ses ordres, ressemblait à l’ombre chinoise d’un page en exercice.

« Quelle est cette insupportable créature qui entre là ? dit Mme Skewton. Je ne puis la supporter. Sortez, qui que vous soyez.

— Auriez-vous le cœur, madame, de bannir J. B. ? dit le major, à moitié chemin, d’un ton de reproche et la canne sur l’épaule.

— Ah ! c’est vous, vraiment ? Réflexion faite, vous pouvez entrer. »

En conséquence, le major entra, s’avança près du sofa et approcha la charmante main de ses lèvres.

« Asseyez-vous là-bas, bien dit Cléopâtre en agitant son éventail avec nonchalance. Ne vous approchez pas, car je suis horriblement faible et agacée ce matin, et vous m’apportez, j’en suis sûre, la chaleur du soleil. Vous êtes tropical.

— Par saint Georges, madame, dit le major, il y a eu un temps où Joseph Bagstock se faisait griller au soleil jusqu’à s’en faire venir des cloches ; c’était le temps, madame, où, grâce à sa végétation accélérée par la haute température de serre chaude des Indes, il était connu sous le nom de Fleur-des-Pois. Dans ces beaux jours, il n’était pas question de Bagstock. On ne parlait que de Fleur-des-Pois. Fleur-des-Pois sera des nôtres, disait-on. Fleur-des-Pois, à l’heure qu’il est, madame, est plus ou moins fané (et, ce disant, le major se laissa tomber dans un fauteuil à une distance beaucoup plus rapprochée de Cléopâtre, que celle qu’avait indiquée la cruelle déesse), mais c’est une plante toujours solide et durable comme le laurier toujours vert. »

Ici le major, protégé par l’obscurité de la chambre, ferma un œil, roula sa tête comme un arlequin, et peu s’en fallut que, dans l’excès de son contentement il n’éprouvât une sérieuse attaque d’apoplexie.

« Où est Mme Granger ? » demanda Cléopâtre à son page.

Withers répondit qu’il croyait qu’elle était dans sa chambre.

« Très-bien, dit Mme Skewton, sortez et fermez la porte : j’ai affaire. »

Lorsque Withers eut disparu, Mme Skewton tourna nonchalamment sa tête du côté du major, sans bouger le reste du corps, et lui demanda comment se portait son ami.

« Dombey, madame, répliqua le major avec un éclat de rire qui faillit l’étrangler, est aussi bien qu’un homme dans sa position peut être. Sa position est désespérée, madame. Il est touché, ma foi, bien touché, Dombey. Que dis-je, touché ! s’écria le major. Il est transpercé, madame. »

Cléopâtre jeta au major un regard pénétrant qui contrastait vivement avec le ton de nonchalance affectée dont elle lui répondit.

« Major Bagstock, lui dit-elle, je ne connais le monde que fort peu ; et réellement, je ne regrette pas mon inexpérience à cet égard ; car c’est un endroit, je le crains, où l’on est toujours dans le faux, où l’on ne voit que de sèches formalités, où la nature n’est que peu en honneur, où l’on entend rarement la musique du cœur, les doux épanchements de l’âme et autres choses semblables, les vrais éléments poétiques de la vie. Je ne puis pas cependant me méprendre sur votre pensée. Il y a, dans vos paroles, une allusion à Édith, à ma fille, qui m’est excessivement chère, dit Mme Skewton, dont l’index polissait le contour de ses sourcils.

— La franchise, madame, reprit le major, a toujours été le trait caractéristique de la race des Bagstock. Vous avez raison. Joe a fait une allusion.

— Et cette allusion, continua Cléopâtre, touche à la plus tendre, la plus pénétrante, la plus sainte des émotions, dont soit encore capable notre nature si tristement déchue. »

Le major se posa la main sur les lèvres et envoya un baiser à Cléopâtre, comme pour constater l’émotion en question.

« Je sens que je suis faible. Je sens que je manque de cette énergie qui devrait soutenir une mère, dit Mme Skewton en se caressant les lèvres avec la dentelle de son mouchoir. Mais je ne puis pas aborder un sujet si important pour mon Édith chérie, sans me sentir défaillante. Néanmoins, cruel, puisque vous avez eu le front d’attirer mon attention sur ce sujet et de me torturer le cœur (ici Mme Skewton se toucha le côté gauche avec son éventail), je ne reculerai pas devant mon devoir. »

Le major, toujours protégé par l’obscurité, enflait, enflait, roulait sur ses épaules sa figure pourpre, et fermait à demi son œil de homard, jusqu’au moment où presque étouffé il fut obligé de se lever et de faire un ou deux tours dans la chambre avant que sa charmante amie pût continuer.

« M. Dombey, dit Mme Skewton en reprenant enfin le fil de son discours, a eu l’obligeance, il y a quelques semaines, de nous accorder ici l’honneur d’une visite, en compagnie de vous-même, mon cher major. J’avoue (permettez-moi ma franchise) que j’ai le défaut d’être une femme de premier mouvement, et de laisser lire dans le fond de mon cœur. Je connais mon faible à cet égard, parfaitement bien. Mon ennemi ne le connaît pas mieux que moi ; mais je ne m’en repens pas : je ne voudrais pas que mon être se glaçât au contact d’un monde sans cœur, et je suis satisfaite d’avoir cette réputation justement méritée. (Mme Skewton donna un petit coup de doigt à sa chemisette, passa la main sur son long cou pour en aplanir les rides, et continua, toujours très-satisfaite d’elle-même.) Il m’a été infiniment agréable, à moi… et à ma mère Édith, j’en suis convaincue, de recevoir M. Dombey. Étant de vos amis, cher major, nous étions tout naturellement bien disposées en sa faveur ; il me semblait voir dans M. Dombey une richesse de cœur qui faisait du bien à mon âme.

— Ah bien ! madame, s’il en était riche alors, il n’en a plus guère, de cœur, à sa disposition maintenant, dit le major.

— Malheureux ! taisez-vous, s’écria Mme Skewton en lui lançant un regard languissant.

— J. B. sera muet, madame.

— En conséquence, M. Dombey, continua Cléopâtre en passant la main sur la teinte rose de ses joues, renouvela sa visite, et probablement trouvant quelque attrait dans la simplicité et la naïveté primitive de nos goûts… (Il y a toujours du charme dans la nature ; la nature ! c’est quelque chose de si doux !) M. Dombey, dis-je, vint chaque soir dans notre petit cercle. Si j’eusse le moins du monde songé à la terrible responsabilité que j’assumais sur moi en encourageant M. Dombey à…

— À pousser des reconnaissances par ici, madame.

— Grossier personnage ! dit Mme Skewton ; vous prévenez ma pensée, mais dans quel langage odieux ! »

En ce moment Mme Skewton reposa son coude sur une petite table placée à côté et laissant retomber son poignet dans une position qu’il lui plaisait de trouver gracieuse et bienséante, elle balança son éventail, et admira d’un œil languissant sa main pendant qu’elle lui parlait.

« La douleur poignante que j’ai soufferte, dit-elle en se pinçant les lèvres, lorsque peu à peu la vérité s’est fait jour pour moi, a été trop terrible pour que je m’étende pas là-dessus. Toute mon existence est attachée à ma douce Édith ; quand on voit combien elle change de jour en jour, cette belle chérie, qui a positivement mis son cœur en réserve depuis la mort de Granger, l’être le plus charmant qu’on pût voir quand on la voit changer ainsi, c’est la chose la plus navrante du monde. » Disons, en passant, que le monde de Mme Skewton ne devait pas être un monde très-sensible, si l’on en juge par l’effet modéré que produisit sur elle ce qu’elle appelait la plus navrante des émotions.

« Édith, dit Mme Skewton en souriant, Édith qui est la perle fine de mon existence, me ressemble, à ce qu’on dit ; et je crois en effet que nous nous ressemblons.

— Il y a un homme dans le monde, madame, dit le major, qui n’admettra jamais qu’on puisse vous ressembler, et cet homme-là s’appelle le vieux Joe Bagstock. »

On eût dit que Cléopâtre allait briser la tête du flatteur avec son éventail, mais elle se retint, lui sourit et continua :

« Si ma fille, méchante créature (c’est au major que s’adressait l’apostrophe), a hérité de quelques avantages de sa mère, elle a hérité aussi de sa folle nature. Elle a une grande force de caractère (on dit que la mienne était immense ; je ne le crois pas) ; mais une fois émue, elle est sensible et nerveuse au dernier point. Si l’on pouvait savoir ce que j’éprouve, quand je la vois souffrir ! Ah ! cela me peine à mourir. »

Le major avança, son menton à double étage et retroussa ses lèvres violettes en signe d’émotion et de vive sympathie.

« La confiance, dit Mme Skewton, qui a toujours subsisté entre nous, le libre épanouissement de l’âme et la franchise des sentiments, c’est vraiment quelque chose de touchant, quand on y songe. C’étaient plutôt des rapports de sœur à sœur que de maman à enfant.

— C’est l’opinion de J. B., dit le major, une opinion que J. B. a exprimée cinquante mille fois.

— N’interrompez pas, grossier personnage ! dit Cléopâtre, songez à ce que je souffre, quand je m’aperçois qu’il y a un sujet que nous ne pouvons aborder ensemble, qu’il y a comment dirai-je ? un gouffre qui nous sépare. Que mon Édith, si naïve et si naturelle, est changée pour moi ! Ce sont des chagrins des plus poignants. »

Le major se leva de sa chaise pour s’asseoir plus près de la petite table.

« De jour en jour, je le vois, mon cher major, continua Mme Skewton. De jour en jour, je le sens. À chaque heure, je me reproche cet excès de faiblesse et de confiance, qui a produit de si affligeantes conséquences, et je m’attends presque de minute en minute que M. Dombey viendra s’expliquer lui-même et me soulagera des souffrances que j’endure et qui sont extrêmement pénibles. Mais je ne vois rien venir, mon cher major ; je suis sous l’empire du remords… Prenez garde à la tasse de café, vous êtes si maladroit ;… ma chère Édith est changée, et je ne vois réellement pas ce qu’il y a à faire, ou quelle bonne âme je puis consulter. »

Le major Bagstock, encouragé peut-être par le ton de si douce intimité qu’avait pris Mme Skewton, dans lequel elle paraissait se complaire à la fin, lui tendit sa main par-dessus la petite table et lui dit, en lui lançant une œillade :

« Consultez Joe, madame.

— Eh bien ! alors, grand monstre que vous êtes, dit Cléopâtre en donnant une main au major et lui tapant les doigts avec son éventail qu’elle tenait de l’autre, pourquoi ne me parlez-vous pas ? Vous savez ce que je veux dire. Pourquoi ne me dites-vous rien de ce qui m’intéresse ? »

Le major se mit à rire, baisa la main qu’elle avait posée sur lui et se remit à rire… sans fin.

« Y a-t-il chez M. Dombey autant de cœur que je lui faisais l’honneur de le croire ? dit la voix tendrement languissante de Cléopâtre. Pensez-vous qu’il soit de très-bonne foi, mon cher major, donneriez-vous le conseil de lui en parler ou de le laisser faire ? Allons, mon cher, dites-moi votre avis.

— Le marierons-nous avec Édith Granger, madame ? fit le major en ricanant de sa grosse voix.

— Être mystérieux ! reprit Cléopâtre en approchant son éventail pour l’appuyer sur le nez du major. Comment pourrions-nous le marier ?

— Je demande si nous le marierons à Édith Granger, madame, » dit le major en ricanant encore.

Mme Skewton ne répondit rien, mais sourit au major avec tant de vivacité maligne, que notre galant officier, prenant ce sourire pour un défi, aurait imprimé un baiser sur les lèvres excessivement rouges de la dame, si elle n’avait mis le holà, grâce à l’habile maniement de son éventail, avec une dextérité toute juvénile et toute séduisante : c’était peut-être par retenue, c’était peut-être dans la crainte de compromettre la fraîcheur de ses lèvres.

« Dombey, madame, fit le major, c’est une bien belle affaire. ».

À ce mot, Cléopâtre jeta un petit cri perçant :

« Taisez-vous donc, dit-elle, âme vénale, vous me scandalisez.

— Et Dombey, madame, continua le major en avançant la tête et en s’écarquillant les yeux, Dombey est de très-bonne foi. C’est Joseph qui le dit ; Bagstock le sait bien ; J. B. ne le perd pas de vue. Abandonnez Dombey madame. Dombey est un homme sûr. Continuez comme vous avez commencé, pas davantage, et fiez-vous à J. B. pour le reste.

— Vraiment, vous croyez, mon cher major, reprit Cléopâtre, qui, malgré l’indolence de son maintien, l’avait regardé d’un œil rusé et scrutateur.

— J’en suis sûr, madame, répondit le major. Cléopâtre, l’incomparable, et Marc-Antoine Bagstock, parleront de cela, plus d’une fois, comme de leur triomphe, lorsqu’ils promirent leur part de l’élégante et de la richesse de la maison d’Édith Dombey. Le bras droit de Dombey, madame, est arrivé, dit le major en s’arrêtant tout à coup au milieu de son rire et reprenant son sérieux.

— Ce matin ? dit Cléopâtre.

— Ce matin, madame. Et Dombey est préoccupé depuis son arrivée ; cela tient, madame, croyez-en J. B., car Joe est diablement fin (le major se frappa le nez et fit son œil en coulisse, ce qui n’augmentait pas sa beauté naturelle), cela tient à ce qu’il voudrait que les bruits qui sont dans l’air parvinssent aux oreilles de son agent, sans que Dombey lui en parlât, sans que Dombey le consultant. Car Dombey, madame, a l’orgueil de Satan.

— Charmante qualité, dit du bout des lèvres Mme Skewton, une des qualités de ma chère Édith !

— Oui, Madame. J’ai déjà laissé échapper des demi-mots que le bras droit a compris, et j’en laisserai échapper encore davantage avant la fin de la journée. Dombey a projeté ce matin pour demain une promenade à cheval au château de Warwick et à Kenilworth après un déjeuner qu’il nous offre. Je me suis chargé de l’invitation. Madame veut-elle nous honorer de sa présence ? dit le major à court d’haleine, mais non pas de malice, et il tira un billet adressé à l’honorable Mme Skewton et recommandé aux soins obligeants du major Bagstock. Dans ce billet, son tout dévoué pour la vie, Paul Dombey, la priait, elle ainsi que sa fille si aimable et si accomplie, de vouloir bien consentir à l’excursion projetée. Dans un post-scriptum, le même Paul Dombey, toujours dévoué pour la vie, la priait de vouloir bien le rappeler au bon souvenir de Mme Granger.

— Chut ! dit tout à coup Cléopâtre,… Édith ! »

Je n’oserais dire qu’après cette exclamation la tendre mère reprit son air indolent et maniéré ; car elle ne l’avait jamais quitté et ne devait probablement le quitter que dans la tombe ; mais faisant disparaître soudainement ce que sa figure pouvait avoir de sérieux et s’efforçant de dissimuler le faible aveu d’un dessein bon ou mauvais que son visage, sa voix, son maintien pouvaient trahir, elle étendit sur sa couche son corps languissant, au moment où Édith entra.

Qu’elle était belle et imposante ! mais aussi qu’elle était froide et dédaigneuse ! Témoignant, par un faible signe, qu’elle s’apercevait de la présence du major Bagstock, et lançant un regard pénétrant à sa mère, elle tira le rideau d’une fenêtre et s’assit, les yeux tournés vers la rue.

« Ma chère Édith, dit Mme Skewton, en quel lieu du monde êtes-vous allée ? Vous me manquiez, mon ange : j’étais on ne peut plus triste !

— Vous disiez que vous aviez affaire : je me suis éloignée, répondit sa fille sans tourner la tête.

— Absence bien cruelle pour le vieux Joe, madame, dit le major toujours galant.

— Oh ! je sais bien ! fort cruelle, en effet ! » En disant cela, elle regardait toujours dehors, et elle parlait avec un calme si dédaigneux, que le major, tout ébahi, ne sut que répondre.

« Ma chère Édith, dit la mère de son ton languissant, le major Bagstock, qui est ordinairement l’être le plus inutile et le plus désagréable du monde, comme vous savez…

— À quoi bon ce langage détourné ? ma mère, dit Édith en promenant ses regards autour d’elle : nous sommes seules ; nous nous connaissons. »

Sa belle figure laissa paraître un tranquille sentiment de mépris. Ce sentiment s’adressait évidemment à elle-même, non moins qu’aux deux autres personnes présentes ; mais il était si énergiquement exprimé, qu’il effaça le sourire sur les lèvres de sa mère, femme assez difficile à déconcerter.

« Ma chère petite fille… reprit-elle quand elle fut remise.

— Je ne suis donc pas encore une femme ? dit Édith en souriant.

— Que vous êtes bizarre aujourd’hui, ma chère. Permettez-moi de vous dire, mon ange, que le major Bagstock a apporté le plus aimable des billets de la part de M. Dombey, nous proposant un déjeuner demain et une promenade à cheval à Warwick et à Kenilworth. Voulez-vous y aller, Édith ?

— Si je veux y aller ? » répéta la fille en rougissant.

Et tandis qu’elle regardait sa mère, sa poitrine se soulevait violemment.

« J’étais bien sûre que vous accepteriez, ma chérie, dit la mère sans paraître s’apercevoir de son émotion. Si je vous l’ai demandé, c’est pure formalité. Voici la lettre de M. Dombey, Édith.

— Merci, répondit-elle, je ne désire pas la lire.

— Dans ce cas, dit Mme Skewton, je vois que je ferai bien de répondre moi-même. Cependant j’avais songé à vous demander d’être mon secrétaire, ma chère. »

Comme Édith ne bougeait ni ne répondait, Mme Skewton pria le major d’approcher la petite table, d’ouvrir le bureau et de prendre une plume et du papier pour elle ; le major Bagstock s’acquitta de ces petits offices de complaisance avec beaucoup de soumission et de dévouement.

« Vos compliments, n’est-ce pas, ma chère, dit Mme Skewton en s’arrêtant au post-scriptum.

— Mettez ce que vous voudrez, ma mère, » répondit-elle sans tourner la tête et avec la plus grande indifférence.

Mme Skewton écrivit ce qu’elle voulut, sans demander de plus amples explications et remit sa lettre au major, qui, la recevant comme une précieuse commission fit montre de l’approcher de son cœur ; cependant, il fut obligé de la mettre dans la poche de son pantalon ; son gilet n’offrant pas assez de sécurité. Puis il fit aux deux dames un adieu des plus polis et des plus chevaleresques : la plus vieille y répondit à sa manière ordinaire, tandis que la plus jeune s’asseyant, la figure tournée du côté de la fenêtre, inclina la tête si légèrement, qu’il eût été de sa part beaucoup plus poli de ne faire aucun signe au major et de lui laisser croire ou qu’on ne l’avait pas entendu ou qu’on ne s’occupait pas de lui.

Le major reprit le chemin de l’hôtel ; il faisait une chaleur étouffante : aussi ordonna-t-il au nègre de passer devant lui avec son petit bagage de campagne pour profiter de l’ombre de ce prince expatrié, tout en se disant en lui-même, à la suite de cette scène : « De supposer qu’elle ait changé d’avis, qu’elle se soit ravisée, et ainsi de suite, monsieur, Joseph Bagstock n’est pas si bête. Le piége est trop grossier, monsieur. Cela ne peut pas prendre ; mais qu’il y ait entre elles quelque castille, ou, comme dit la vieille, un gouffre qui les sépare ! à la bonne heure ! sacrebleu ! c’est possible, monsieur, et c’est assez drôle ! Eh bien monsieur, Édith Granger et Dombey sont bien assortis ; qu’ils s’arrangent ensemble ; Bagstock sera du parti du plus fort. »

Le major, dans l’entraînement de son monologue, prononça ces derniers mots si haut, que le malheureux nègre, s’arrêtant court, se retourna, croyant que c’était à lui personnellement qu’on s’adressait. Irrité au dernier point par cet acte d’insubordination, le major, qui cependant était en belle humeur, lui poussa sa canne dans les reins et continua à l’émoustiller de la sorte, à de courts intervalles, jusqu’à l’hôtel.

L’exaspération du major alla toujours en augmentant : pendant qu’il faisait sa toilette pour le dîner, le malheureux nègre reçut une grêle de projectiles de toutes espèces, depuis la botte jusqu’à la brosse à cheveux inclusivement. C’est que le major se piquait d’avoir un nègre habile à la manœuvre et parfaitement discipliné. À la moindre infraction, il s’éreintait à le corriger. De plus, il maintenait le nègre auprès de sa personne comme un antiphlogistique de sa goutte et de toutes les autres tortures physiques et morales auxquelles il était en proie. Somme toute, le nègre ne volait pas ce qu’il gagnait, car ce qu’il gagnait d’ailleurs n’était pas lourd…

À la fin, le major, après avoir disposé de tous les projectiles qu’il avait sous la main et apostrophé le nègre de tant d’épithètes, qu’il avait lieu de s’étonner lui-même de la richesse de la langue anglaise, se laissa nouer sa cravate lorsqu’il fut habillé ; se trouvant, après cet exercice, en veine d’esprit, il descendit l’escalier pour mettre en train Dombey et son bras droit.

Dombey n’était pas encore dans la salle, mais son bras droit, M. Carker, y était, et, comme toujours, ses dents étaient là à leur poste.

« Eh bien ! monsieur, dit le major. Comment avez-vous passé le temps, depuis que j’ai eu le bonheur de vous rencontrer ? Vous êtes-vous un peu promené ?

— Nous avons flâné, à peine une demi-heure, reprit Carker. Nous avons été si occupés.

— De commerce, n’est-ce pas ? dit le major.

— Ah ! mon Dieu d’une foule de petites affaires qu’il fallait régler. Savez-vous, major Bagstock… (remarquez que cette façon d’entrer en matière n’est pas du tout dans mes habitudes) ? j’ai été élevé à une école, où l’on apprend à ne pas trop se commettre, et je ne suis généralement pas disposé à être communicatif. (M. Carker s’interrompait et parlait avec un air de franchise véritablement séduisant.) Mais, continua-t-il, major Bagstock je me sens fort à mon aise avec vous.

— Vous me faites beaucoup d’honneur, monsieur, répondit le major. Vous pouvez avoir confiance en moi.

— Donc, continua Carker, savez-vous que je n’ai pas trouvé mon ami,… notre ami, devrais-je dire…

— Vous parlez de Dombey, monsieur, s’écria le major. Vous me voyez, monsieur Carker ; eh bien ! tel que vous me voyez… (Il était bien assez gros et bien assez rouge pour être visible, et M. Carker témoigna qu’il avait le plaisir de s’apercevoir de sa présence.) Vous voyez un homme, monsieur, qui se jetterait dans le feu pour être utile à Dombey, » reprit le major Bagstock.

M. Carker répondit en souriant qu’il n’en doutait pas.

« Eh bien ! savez-vous, major, continua Carker, pour en revenir où j’en étais, savez-vous que je n’ai pas trouvé notre ami aussi attentif aux affaires aujourd’hui qu’à l’ordinaire ?

— Bah ! dit le major charmé.

— Je l’ai trouvé un peu absorbé ; son esprit paraissait distrait.

— Par Jupiter ! monsieur, s’écria le major, il faut qu’il y ait quelque dame là dedans.

— En vérité, je commence à le croire, reprit Carker. Je croyais que vous plaisantiez, quand vous paraissiez y faire allusion ; car je vous connais vous autres, messieurs les militaires… »

Le major toussa comme un cheval et branla la tête et les épaules en ayant l’air de dire :

« Eh bien quoi ? nous sommes de joyeux compères ; il n’y a pas de doute à cela. »

Puis, saisissant M. Carker par la boutonnière, avec ses yeux écarquillés, il lui glissa à l’oreille que c’était une femme qui avait des charmes extraordinaires ; « que parbleu, monsieur, c’était une jeune veuve, et qu’elle appartenait à une jolie famille ; que Dombey, monsieur, en tenait de la belle manière, et que pour tous les deux c’était un parti sortable ; car elle avait pour elle la beauté, le sang et le talent, et Dombey avait la fortune. Y avait-il un couple qui pût réunir davantage ? » En entendant le pas de M. Dombey au dehors, le major, pour abréger les détails, dit à M. Carker qu’il la lui ferait voir le lendemain matin pour qu’il pût en juger par lui-même. Tout échauffé par l’importance de cette confidence faite à voix basse et avec animation, le major attendit le dîner dans un état de suffocation qui lui faisait pleurer les yeux.

Le major, comme d’autres nobles animaux, était surtout beau à voir à l’heure des repas. Ce jour-là, il était tout resplendissant à un bout de la table, et avait en face de lui M. Dombey, astre moins éclatant, tandis que M. Carker, pas loin de lui, lançait ses rayons lumineux sur l’un et l’autre, ou les en enveloppait tous les deux, suivant l’occasion.

Pendant le premier et même pendant le second service, le major était ordinairement grave ; car le nègre, obéissant à un ordre donné en secret par le major, une fois pour toutes, mettait auprès de lui toutes les sauces avec le vinaigrier, ce qui n’était pas sans l’occuper agréablement, quoiqu’il n’eût plus qu’à ôter les bouchons des burettes et à en mêler le contenu dans son assiette. En outre, le nègre avait toujours de côté des zestes de citron et des arômes, dont le major se servait pour entretenir tous les jours l’incendie de ses entrailles ; sans parler des flacons étranges dont il faisait jaillir des liquides mystérieux dans le verre du major. Mais, dans cette circonstance, le major Bagstock, même au milieu de ces nombreuses occupations, trouvait encore le temps d’être aimable ; ses qualités de société consistaient surtout à être excessivement fin, au profit de M. Carker, en trahissant l’inclination de M. Dombey.

« Dombey, dit le major ; vous ne mangez pas ; qu’avez-vous donc ?

— Merci, monsieur ; je vais très-bien, mais je n’ai pas grand appétit aujourd’hui.

— Qu’est-il devenu, demanda le major ; où est-il donc passé votre appétit ? Vous ne l’avez pas laissé chez nos amies, je le jure ; car je puis répondre de ne l’avoir pas trouvé aujourd’hui à leur goûter. J’en réponds pour l’une d’elles au moins ; laquelle ? C’est mon secret. »

Puis le major cligna de l’œil à Carker et devint si effroyablement fin, que son esclave noir fut obligé de lui taper dans le dos, sans en avoir reçu l’ordre, autrement il allait probablement voir disparaître son maître sous la table.

Vers la fin du dîner, c’est-à-dire lorsque le nègre se tenait aux côtés du major, prêt à lui servir la première bouteille de champagne, le major devint encore plus fin.

« Allons, dit le major en élevant son verre, allons, drôle, remplis ce verre jusqu’au bord ; remplis aussi celui de M. Carker et celui de M. Dombey. Corbleu ! messieurs, dit le major en clignant de l’œil à son nouvel ami, pendant que M. Dombey regardait dans son assiette et pour cause, nous allons boire ce verre en l’honneur de la divinité que Joe est fier de connaître, et qu’il admire à distance très-humble et très-respectueuse. Édith est son nom ; donc à l’angélique Édith !

— À l’angélique Édith, s’écria le souriant Carker.

— À Édith, certainement, » dit M. Dombey.

L’entrée des domestiques, qui apportaient de nouveaux plats, contribua à rendre le major plus fin encore, mais dans un genre plus sérieux.

« Entre nous, dit le major portant un doigt à sa lèvre et prenant à part M. Carker, entre nous, Joe Bagstock se permet sur l’affaire en question de mêler le plaisant au sévère, mais cependant il tient ce nom comme trop sacré pour qu’on le livre à ces gens-là ou à d’autres. Ainsi, monsieur, tant qu’ils sont ici, pas un mot. »

C’était une marque de respect et de bienséance de la part du major, et M. Dombey lui en sut gré in petto. Quoique embarrassé par les allusions du major, autant du moins que son extérieur glacial le laissait deviner, M. Dombey n’avait rien à redire à ces plaisanteries, certainement, et même il s’y complaisait. Le major probablement n’avait pas été très-éloigné de la vérité, lorsqu’il avait deviné ce matin même que le grand Dombey, qui était trop hautain pour demander formellement un conseil ou pour se confier à son premier ministre sur un tel sujet, désirait cependant qu’il possédât complétement le secret. Quoi qu’il en soit, M. Dombey regardait souvent Carker, pendant que le major faisait manœuvrer sa petite artillerie et semblait s’inquiéter de l’effet qu’elle produisait sur lui.

Le major s’était assuré une oreille attentive et un visage souriant, qui n’avait pas son pareil dans le monde, ou pour tout dire « un garçon diablement intelligent et agréable, » comme il le déclara dans la suite ; mais il ne comptait pas le tenir quitte pour quelques petites allusions personnelles à M. Dombey ; aussi, quand on eut retiré la nappe, le major s’abandonna à toute sa verve, se mit à débiter une foule d’anecdotes de corps de garde plus invraisemblables les unes que les autres. En ce genre il était intarissable, au point que Carker était ou feignait d’être à bout d’éclats de rire et d’admiration, tandis que M. Dombey le regardait avec intérêt du haut de sa cravate. On aurait cru qu’il se considérait comme le propriétaire du major, ou plutôt il avait l’air de ces montagnards dans les foires qui se montrent tout fiers du succès obtenu par leur ours dans l’exécution de ses danses élégantes.

Lorsque le major se fut trop enroué à force de boire, de manger et de faire de l’esprit, et qu’il fut devenu par trop énigmatique, on se rendit au café. Là le major demanda à M. Carker, le gérant, s’il jouait le piquet. Il était visible qu’il comptait sur une réponse négative.

« Oui, je joue le piquet un peu, dit M. Carker.

— Le trictrac peut-être, dit le major en hésitant.

— Oui, je joue le trictrac un peu aussi, répondit l’homme aux belles dents.

— Carker joue à tous les jeux, je crois, fit M. Dombey en s’étalant sur un sofa avec la roideur d’une statue qui se couche, et il y joue bien. »

En réalité, Carker jouait les deux jeux en question dans la perfection, au point que le major, ébahi, lui demanda, à tout hasard, s’il jouait aux échecs.

« Oui ; un peu, répliqua Carker ; j’ai joué quelquefois et gagné la partie… histoire de rire… sans regarder l’échiquier.

— Corbleu, monsieur, dit le major les yeux tout grand ouverts, vous contrastez avec Dombey, qui ne joue à rien.

— Oh ! lui, repartit le gérant, il n’a jamais eu l’occasion d’acquérir ces petits talents d’agrément. Mais, à des hommes comme moi, les jeux sont quelquefois utiles. Par exemple, je leur sais gré de me fournir aujourd’hui, major Bagstock, l’occasion de me mesurer avec vous. »

Et pourtant, sous ce langage d’un homme qui se faisait humble et tout petit, il y avait comme un sourd grognement. Un instant, on aurait pu croire que les dents blanches étaient prêtés à mordre les mains qu’elles caressaient ; mais le major ne voyait rien. Quant à M. Dombey, il resta étendu, absorbé dans ses méditations, les yeux à moitié fermés pendant toute la partie, qui dura jusqu’à l’heure du coucher.

Pendant ce temps-là, M. Carker, quoique vainqueur, était monté très-haut dans l’estime du major. Aussi, en quittant le major sur le palier, celui-ci, pour lui faire honneur, envoya-t-il son nègre l’éclairer jusqu’à sa chambre. Cela fait, le nègre revint reprendre son poste sur le paillasson devant la porte de son maître.

Il y avait sans doute une petite tache dans le miroir de la chambre de M. Carker, qui en rendait la réflexion moins fidèle. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il crut y rencontrer, ce soir-là, l’image d’un homme qui, dans son imagination, voyait une foule de gens couchés sur le carreau à ses pieds, comme le pauvre nègre à la porte de son maître, et qui marchait délicatement au travers de leur sommeil, abaissant sur eux un regard plein de malice, mais sans les réveiller… jusqu’à présent.

Chapitre VI. Les ombres s’épaississent. §

Le gérant Carker se leva avec l’alouette, de grand matin, pour aller se promener. Il avait l’air rêveur, et son front plissé annonçait qu’il méditait ; mais, au rebours de l’alouette, ses méditations ne paraissaient pas s’élever bien haut ni suivre la direction du vol de l’oiseau matinal. Ses pensées rasaient la terre et s’éloignaient peu du nid d’où elles sortaient ; elles rampaient au milieu de la poussière et des vers, et cependant, si basses qu’elles fussent, ses pensées étaient plus cachées aux yeux des hommes que l’oiseau qu’on entend chanter, invisible, au haut des airs. Il dissimulait si adroitement ses préoccupations, qu’aux yeux de tous sa physionomie était souriante ou réfléchie, sans qu’on pût dire rien de plus. Pour le moment, elle était réfléchie, et très-réfléchie. Plus l’alouette montait, plus il descendait profondément dans ses pensées. Plus l’alouette répandait avec force et clarté ses flots de mélodie, plus Carker tombait dans un silence morne et profond. Enfin, quand l’alouette s’abattit, tête baissée, en faisant jaillir les accords limpides de sa voix sonore dans un champ de blé encore vert, imitant par ses chants, dans le sein de l’aurore, le ruisseau qui bouillonne et murmure, Carker se réveilla en sursaut de sa longue rêverie et regarda soudain avec un doux sourire tout ce qui l’entourait, aimable poli, comme un homme qui veut se faire bien venir de tous ceux qui l’observent. Une fois réveillé, il se garda bien de retomber dans son assoupissement ; mais, éclaircissant son visage dans la crainte de se trahir, il continua de sourire toujours pour en entretenir l’habitude.

Au premier abord, M. Carker, cette matinée-là, pouvait paraître soigneusement et même coquettement vêtu. Il avait bien, dans sa mise, quelque chose de cérémonieux, à l’exemple du grand personnage qu’il servait ; mais il se tenait toujours en deçà de la roideur de M. Dombey. Il avait probablement pour cela deux raisons : d’abord, il la trouvait ridicule ; ensuite, rester au-dessous de M. Dombey, c’était exprimer le sentiment qu’il avait de la distance qui les séparait. Certaines gens pouvaient bien y voir une malicieuse contrefaçon de son froid protecteur, et non une flatterie ; mais le monde est toujours disposé à mal interpréter les choses, et M. Carker n’était pas responsable de cette fâcheuse disposition.

Propret et fleuri, le teint rosé, un peu endommagé par le soleil, qui ne respecte rien, le pied léger sur le doux gazon, M. Carker allait donc errant dans les prairies, dans les étroits sentiers de verdure. Il s’enfonça au milieu des allées d’arbres, jusqu’à ce que l’heure du déjeuner fût arrivée. Pour revenir, Carker prit un chemin plus court, faisant prendre l’air à ses dents en disant tout haut :

« Allons maintenant voir Mme Dombey, numéro deux. »

Carker avait dirigé ses pas extra muros ; il rentra dans la ville par une jolie promenade très-ombragée, où des bancs disposés de distance en distance invitaient au repos. C’était un endroit qui n’était pas fréquenté en général, et qui, à l’heure où se promenait M. Carker le jour de cette paisible matinée, avait l’air d’être complétement solitaire. Carker s’y trouvait ou croyait s’y trouver seul ; aussi, avec l’insouciance d’un homme qui avait encore à sa disposition vingt minutes pour arriver à un endroit où l’on pouvait aller facilement en moitié moins de temps, M. Carker enfila les grandes allées d’arbres, passant tantôt devant celui-ci, tantôt devant celui-là, imprimant sur le sol tout humide de rosée une chaîne de pas en feston.

Il ne tarda pas à s’apercevoir qu’il s’était trompé en supposant qu’il n’y avait personne dans le bois ; car, pendant qu’il marchait lentement atour d’un gros arbre dont l’écorce rude et noueuse rappelait la peau d’un rhinocéros ou d’un animal antédiluvien, il vit, à sa grande surprise, une personne assise tout près de lui sur un banc, qu’il aurait volontiers, sans cela, compris dans la chaîne qu’il formait avec ses pas.

C’était une belle dame d’une mise élégante, dont les fiers yeux noirs étaient fixés sur le sol, et qui paraissait fort agitée. Ainsi, pendant qu’assise sur son banc, les yeux baissés, elle se mordait le coin de la lèvre inférieure, son sein se gonflait, ses narines tressaillaient, sa tête tremblait, des larmes d’indignation inondaient ses joues, et son pied pressait le gazon comme si elle l’eût volontiers réduit en poussière. Au même moment, Carker la vit se lever ; son air méprisant ne trahissait qu’ennui et que fatigue, et, en s’éloignant, son beau visage n’exprimait qu’insouciance et impérieux dédain.

Carker n’était pas le seul qui observât cette dame ; elle avait été aussi le point de mire d’une vieille femme à la figure laide et flétrie qui, par sa mise, ne semblait pas appartenir à la classe des bohémiennes, mais plutôt à cette race équivoque de vagabonds qui courent le pays en mendiant, en volant, en raccommodant les casseroles, en tressant des paniers de jonc, ou en faisant tour à tour tous ces métiers. Lorsque la dame se leva, la vieille, la regardant d’un air singulier, fit un bond, comme si elle sortait de terre, et vint se placer devant elle.

« Laissez-moi vous dire votre bonne aventure, ma belle dame, dit la vieille femme en remuant ses mâchoires, comme si la tête de mort encore cachée sous sa peau safranée avait hâte de se montrer à nu.

— Je puis me la dire moi-même, répliqua la dame.

— Oh ! Oh ! belle dame, vous ne le ferez pas comme il faut ; vous vous la disiez fort mal tout à l’heure. Donnez-moi une pièce d’argent, belle dame, et je vous dirai votre bonne aventure, mais la vraie. Il y a de la fortune, belle dame, sur votre figure.

— Je le sais, reprit la dame en continuant son chemin avec un sourire sombre et une démarche fière ; je le savais déjà.

— Eh bien ! vous ne voulez donc rien me donner ? dit la vieille ; vous ne voulez rien me donner pour que je vous dise votre bonne aventure, belle dame ? Combien me donnerez-vous pour que je ne vous la dise pas, alors ? Allons, allons, donnez-moi quelque chose, ou je vais la crier derrière votre dos, » croassa la vieille avec rage.

M. Carker, devant qui allait passer la dame, se rangea contre son arbre au moment où elle traversait pour gagner le sentier, s’avança à sa rencontre, et, lui ôtant son chapeau quand il fut près d’elle, il invita la vieille à la laisser tranquille. La dame inclina la tête pour remercier l’inconnu de sa bienveillante intervention, et continua son chemin.

« Eh bien, c’est vous qui allez me donner quelque chose, ou je vais la lui crier par derrière, continua la vieille en repoussant de ses bras le bras de Carker tendu pour l’arrêter. Ou bien, tenez, ajouta-t-elle baissant tout à coup la voix et regardant ardemment M. Carker, comme si elle avait un moment oublié l’objet de sa colère, c’est vous qui allez me donner quelque chose, vous, ou je vais vous crier la vôtre.

— À moi, la vieille ? reprit le gérant en mettant la main à la poche.

— Oui, dit la femme, ferme dans son regard scrutateur et étendant sa main décharnée ; je la sais.

— Qu’est-ce que vous savez ? demanda Carker en lui jetant un schelling. Savez-vous quelle est cette belle dame qui passe ? »

La vieille, pour toute réponse, continua à remuer les mâchoires comme la femme du matelot de la chanson, qui mâchonnait des marrons dans son tablier sans vouloir en donner à la sorcière, et à grommeler comme la sorcière mécontente, en jetant sur Carker un sombre regard. Elle ramassa le schelling et se mit à marcher à reculons comme un crabe, je devrais dire comme plusieurs crabes, car ses pieds, ses mains, tour à tour crispés et détendus, avec sa figure ratatinée encadrée là dedans, en faisaient comme une demi-douzaine de crabes à elle toute seule ; puis, se blottissant au pied d’un vieil arbre, elle tira de son chapeau un bout de pipe, l’alluma et fuma en silence, les regards fixés sur son interlocuteur.

M. Carker se mit à rire et tourna sur ses talons.

« Eh bien ! dit la vieille : un enfant mort et un enfant vivant ; une femme morte, une femme qui vient à sa place. Allez la trouver. »

Malgré lui, le gérant promena ses regards alentour et s’arrêta. La vieille, qui n’avait pas retiré sa pipe, et dont les mâchoires, pendant qu’elle fumait, allaient bon train, comme si elle ragotait avec quelque démon invisible mit son doigt dans la direction de la route qu’il avait suivie et se mit à rire.

« Que disiez-vous, la vieille ? » demanda Carker.

La vieille continua à remuer les mâchoires et les dents, et à fumer, tenant toujours son doigt dans la même direction devant lui, mais demeura silencieuse. M. Carker haussa les épaules et continua son chemin ; mais, au moment où il quittait l’avenue, il ne put s’empêcher de retourner la tête et de regarder au pied du vieil arbre : la sibylle tenait toujours son doigt tendu et semblait lui crier : « Allez la trouver. »

Quand il rentra dans l’hôtel, il trouva une table bien garnie. M. Dombey, le major et les plats attendaient l’arrivée de ces dames. Il y a plusieurs manières d’attendre les dames, suivant les caractères ; mais ici l’estomac passe avant le cœur. M. Dombey conservait son calme et sa réserve, le major s’agitait tout bouillant d’impatience. À la fin, le nègre ouvrit la porte, et, après un temps suffisant pour l’arrivée d’un personnage aux pas faibles et languissants, on vit apparaître sur le seuil une dame dont les joues roses dissimulaient mal les années.

« Mon cher monsieur Dombey, dit la dame, j’ai grand’peur d’être en retard mais Édith était sortie pour esquisser un point de vue, et j’ai été obligée de l’attendre. Et vous, le plus faux de tous les majors, comment vous portez-vous ? et elle lui tendit son petit doigt.

— Madame Skewton ; dit M. Dombey, permettez-moi de vous présenter mon ami Carker. (M. Dombey appuya, sans y penser, sur le mot ami, d’un ton de voix qui semblait dire : Il ne l’est pas réellement, mais c’est un titre dont je daigne l’honorer.) Vous m’avez entendu parler quelquefois de M. Carker ?

— Je suis enchantée de faire sa connaissance, répondit gracieusement Mme Skewton.

M. Carker était enchanté aussi ; cela va sans dire. Peut-être l’aurait-il été davantage si Mme Skewton avait été, suivant sa première supposition, l’Édith dont ils avaient porté la santé la veille.

« Mais, mon Dieu ! où donc est Édith ? Mme Skewton en promenant ses regards autour de la salle… elle est encore à la porte, en train de donner ses ordres à Withers pour faire monter ses dessins. Monsieur Dombey, auriez-vous l’obligeance… »

M. Dombey était déjà parti la chercher. Quelques instants après, on le vit revenir soutenant la belle et élégante dame que M. Carker avait rencontrée sous les arbres.

« Carker, dit M. Dombey… Mais Carker et la dame se reconnurent si visiblement, que M. Dombey en demeura stupéfait.

— Je dois à monsieur, dit Édith en s’inclinant majestueusement, d’avoir été débarrassée tout à l’heure des importunités d’une mendiante…

— Je dois à ma bonne fortune, dit Carker avec un profond salut, l’occasion d’avoir pu rendre un si léger service à une dame dont je suis fier de pouvoir me dire le très-humble serviteur. »

Édith arrêta un moment sur lui les yeux, avant de les baisser, et Carker lut dans ce regard pénétrant un secret soupçon qu’il ne l’avait pas rencontrée juste au moment de son débat avec la vieille, mais qu’il était resté à l’observer auparavant. Et, quand il eut lu cela dans ses yeux, Édith lut dans ses yeux, à son tour, qu’elle n’avait pas eu tort de former ce soupçon.

« Vraiment, dit Mme Skewton, qui avait profité de l’occasion pour lorgner M. Carker et s’assurer, par cet examen judicieux, que c’était un homme qui était tout cœur, comme elle le dit tout bas au major de façon à se faire entendre : vraiment, c’est une des coïncidences les plus charmantes dont j’aie jamais entendu parler ! Voyez donc ! ma bonne Édith ! il y a de la prédestination là dedans, et réellement, on serait presque tenté de se croiser les bras sur la poitrine et de se dire, comme ces coquins de Turcs : Il n’y a… comment donc s’appelle-t-il ? que… Machin qui soit grand, et… Chose est son prophète. »

Édith ne daigna pas rectifier cette étrange citation du Koran, mais M. Dombey éprouva le besoin de présenter poliment quelques observations.

« Cela me fait grand plaisir, dit M. Dombey avec un ton de galanterie affectée, de savoir qu’un homme aussi étroitement lié avec moi que Carker, ait eu l’honneur et le bonheur de rendre le plus petit service à Mme Granger. (Et M. Dombey s’inclina devant Mme Granger.) Mais, en même temps, je regrette vivement de n’avoir pas eu moi-même cet honneur et ce bonheur ; vraiment j’ai sujet d’être jaloux de Carker. »

Malgré lui, M. Dombey appuya sur ces mots : j’ai sujet d’être jaloux de Carker, comme s’ils eussent renfermé la chose la plus surprenante du monde. Puis M. Dombey s’inclina encore une fois devant Édith.

Celle-ci, sauf un imperceptible froncement de lèvres, resta complétement immobile.

« Corbleu, dit le major se sentant plein d’éloquence à la vue du garçon qui venait annoncer que le déjeuner était prêt, c’est une chose qui me paraît extraordinaire qu’on n’ait pas l’honneur et le bonheur de me fusiller impunément tous ces mendiants-là. Mais voici un bras pour madame Granger, si elle veut accorder à J. B. l’honneur de l’accepter ; et le plus grand service que Joe soit capable de vous rendre à présent, madame, c’est de vous conduire à table. »

Là-dessus le major donna son bras à Édith ; M. Dombey ouvrit la marche avec Mme Skewton ; M. Carker venait ensuite souriant à la société.

« Je suis enchantée, monsieur Carker, dit la mère en déjeunant après l’avoir passé de nouveau en revue à travers son lorgnon, je suis enchantée que vous ayez fait coïncider votre visite avec notre promenade d’aujourd’hui. C’est une charmante partie…

— Toutes les parties seraient charmantes avec une pareille société, répondit Carker ; mais celle-ci est, je crois, pleine d’intérêt.

— Oh ! s’écria Mme Skewton dans un langoureux mouvement d’enthousiasme. Le château est charmant… des réminiscences du moyen âge et une foule de choses… qui sont vraiment exquises. N’avez-vous pas un faible pour le moyen âge, monsieur Carker ?

— Pardon, madame, un très-grand.

— Charmante époque, n’est-ce pas ? dit Cléopâtre ; si pleine de foi ! si énergique et si puissante ! si pittoresque ! si éloignée de ce qui sent le vulgaire ! Oh ! mon Dieu ! si on nous laissait seulement un peu plus de poésie dans l’existence aux tristes jours où nous vivons ! »

Mme Skewton, le temps qu’elle parla, regarda vivement M. Dombey qui regardait Édith, laquelle écoutait, mais sans jamais lever les yeux.

« Nous sommes affreusement réels et positifs, monsieur Carker, n’est-ce pas ? » dit Mme Skewton.

Cléopâtre avait moins que personne le droit de se plaindre du positif et du réel, car il était impossible d’avoir plus de faux dans toute sa personne. Cependant M. Carker fut de son avis et trouva qu’en effet nous étions blâmables à cet égard.

« Les tableaux du château sont divins, dit Cléopâtre. J’espère que vous avez un faible pour les tableaux ?

— Je puis vous assurer, madame Skewton, fit M. Dombey avec un ton solennel de protection à l’adresse de son gérant, je puis vous assurer que Carker est très-bon connaisseur en fait de peinture, et qu’il sait l’apprécier à merveille. Il est lui-même un artiste très-distingué. Il sera charmé, j’en suis sûr, du goût et du talent de Mme Granger.

— Parbleu, monsieur, s’écria le major Bagstock, m’est avis que vous êtes Carker l’incomparable et que vous êtes capable de tout.

— Oh ! fit Carker en souriant avec modestie, comme vous y allez, major Bagstock ! Je suis capable de très-peu de chose. Mais M. Dombey apprécie avec trop de générosité un vulgaire talent qu’un homme tel que moi est dans l’obligation d’acquérir, tandis que lui, dans sa sphère élevée, est tellement au-dessus de tous ces talents-là, que… » M. Carker ne termina pas sa phrase… il fit un léger mouvement d’épaules, en ayant l’air de se dérober à de plus grands éloges.

Pendant tout ce temps-là, Édith ne leva les yeux que pour lancer un regard à sa mère, chaque fois que l’ardeur brûlante de la dame se manifestait par de belles phrases. Mais lorsque Carker eut cessé de parler, elle regarda M. Dombey pendant quelques instants, quelques instants seulement ; sur son visage passa comme un éclair d’étonnement dédaigneux qu’une personne, occupée à sourire à tout le monde, ne laissa pas échapper.

M. Dombey saisit le moment où la noire paupière s’abaissait pour arrêter son regard au passage.

« Par malheur, vous êtes allée souvent à Warwick ? lui dit M. Dombey.

— Plusieurs fois.

— Je crains que notre visite au château ne soit un peu ennuyeuse pour vous.

— Oh ! non, du tout.

— Ah ! vous êtes comme votre cousin Feenix, ma chère Édith, fit Mme Skewton. Il est allé au château de Warwick cinquante fois, ou il n’y est pas allé une seule ; eh bien ! je suis sûre que s’il venait à Leamington demain, et je voudrais qu’il vînt, cher ange, il y ferait sa cinquante et unième visite le jour suivant.

— Nous sommes tous enthousiastes, n’est-ce pas, maman ? dit Édith avec un sourire glacial.

— Trop pour notre tranquillité peut-être, ma chère ; mais il ne faut pas nous en plaindre. Nos propres émotions sont notre récompense. Si, comme le dit votre cousin Feenix, la lame use le … comment dirai-je ?…

— Le fourreau, vous voulez dire peut-être, fit Édith.

— C’est cela… Si la lame use le fourreau un peu trop vite, c’est parce qu’elle brille et qu’elle étincelle, ma chère amie. » Mme Skewton poussa un gentil petit soupir, comme pour amortir l’éclat de cette lame, dont son cœur sensible était le fourreau victimé, et penchant sa tête sur son épaule, toujours comme Cléopâtre, elle jeta à sa fille chérie un regard plein de tendresse rêveuse.

Édith avait tourné sa figure du côté de M. Dombey, la première fois qu’il leur avait adressé la parole. Elle était restée dans cette attitude, pendant qu’elle parlait à sa mère et que sa mère lui parlait, comme si elle était prête à écouter encore M. Dombey, dans le cas où celui-ci aurait encore quelque chose à lui dire. Dans cette attitude, qui semblait n’être qu’une simple politesse, il y avait comme un air de défi. Elle se sentait contrainte et exposée comme une marchandise, malgré elle. Cette expression de ses traits ne fut pas perdue pour ce même observateur toujours souriant à tout le monde. En la voyant ainsi, il se rappela l’impression qu’elle lui avait faite le matin, quand elle se croyait seule sous les arbres.

M. Dombey, n’ayant plus autre chose à dire, proposa, lorsque le déjeuner fut terminé, et que le major se fut repu comme un boa constrictor, de partir à l’instant même. Une voiture attendait, d’après les ordres de M. Dombey, et les deux dames, le Major et lui, se placèrent dans l’intérieur ; le nègre et le page au teint blême montèrent sur le siége, Towlinson resta derrière, et M. Carker, à cheval, fermait la marche.

M. Carker allait au trot derrière la voiture à quelques mètres de distance, sans la perdre de vue pendant tout le voyage, comme un matou qui surveillerait les quatre souris dans l’intérieur. Il avait beau regarder à droite et à gauche sur la route et contempler le paysage accidenté avec des moulins à vent, du blé, du gazon, des champs de haricots, des fleurs sauvages, des fermes, des meules de foin, des clochers au dessus des bois ; il avait beau regarder dans l’atmosphère éclairée par les rayons du soleil les papillons qui se jouaient autour de sa tête et les oiseaux qui remplissaient l’air de leurs chants ; il avait beau regarder en bas l’ombre des branches entrelacées qui formaient un tapis mouvant sous ses pieds ; il avait beau regarder devant lui les arbres qui, en s’avançant sur le chemin, formaient des nefs et des bas côtés, mystérieusement éclairés par la douce lumière pénétrant à travers le feuillage, il avait toujours un coin de l’œil braqué sur la tête droite et roide de M. Dombey et sur les plumes d’un chapeau de femme qui se baissaient avec une nonchalance pleine de mépris, comme le matin il avait vu se baisser ses paupières orgueilleuses, relevées maintenant avec la même fierté de mépris sur le visage qui lui faisait face.

Une fois, une seule fois, les yeux assidus de M. Carker firent grâce aux objets de son attention : ce fut au moment où, sautant par-dessus une petite haie et traversant la plaine au galop, de façon à prévenir la voiture qui suivait la route, il courut se montrer au terme du voyage, tout prêt à donner la main aux dames pour descendre de voiture. Alors, mais seulement alors, il vit pour un instant, dans son regard, une expression de surprise ; mais quand il eut avancé vers elle sa main douce et blanche, pour l’aider à mettre pied à terre, ce regard était redevenu ce qu’il était auparavant.

Mme Skewton était décidée à se charger de M. Carker et à lui montrer les beautés du château. Elle était résolue à avoir son bras ainsi que celui du major. Ce devait être, suivant elle, un moyen d’améliorer cette incorrigible créature qui, sous le rapport de l’art, était un affreux vandale. Grâce à cette heureuse combinaison, M. Dombey put en toute liberté accompagner Édith : il marchait devant les autres à travers les appartements avec la majesté d’un vrai gentleman.

« Ils sont passés, monsieur Carker, ces temps heureux, dit Cléopâtre, avec leurs ravissantes forteresses et ces chers donjons où sont ces charmantes places destinées aux supplices, ces vengeances romanesques, ces assauts et ces siéges pittoresques, enfin tout ce qui réellement peut rendre la vie attrayante. Ah ! nous avons terriblement dégénéré !

— Oui, nous sommes déchus d’une façon déplorable, » dit M. Carker.

Leur conversation avait cela de particulier que Mme Skewton, malgré ses mouvements d’enthousiasme et d’extase, et M. Carker, malgré ses démonstrations de politesse, étaient tous deux occupés à surveiller M. Dombey et Édith. Leurs talents de conversation ne leur servaient guère, car ils ne se disaient presque rien et parlaient un peu à l’aventure.

« Nous n’avons positivement plus de foi, dit Mme Skewton en tournant de côté sa vieille oreille ridée, (car M. Dombey était en train de dire quelque chose à Édith). Nous n’avons plus du tout de ces chers et vieux barons, qui étaient les créatures les plus délicieuses ; ni de ces chers et vieux prêtres, qui étaient les plus belliqueux des hommes, ni la foi de l’âge d’or de l’inestimable reine Élisabeth dont voici le portrait. Cette chère créature, en voilà une qui était tout cœur ! et son charmant père ! J’espère que vous avez un faible pour Henri VIII ?

— Je l’admire beaucoup, dit Carker.

— À la bonne heure ! voilà un rude homme ! s’écria Mme Skewton, n’est-ce pas ? un fidèle et véritable Anglais. Le voilà ici ! c’est tout à fait son portrait, avec ses chers petits yeux clignotants et son menton bienveillant.

— Ah ! madame, dit M. Carker en s’arrêtant court ; puisque vous parlez de tableaux, voilà un joli sujet ! Quel musée au monde peut en montrer le pendant ? »

En disant ces mots, l’homme au sourire montra du doigt M. Dombey et Édith, seuls au milieu d’une pièce dont la porte était toute grande ouverte.

Ces deux personnages n’échangeaient ni parole, ni regard : à côté l’un de l’autre, au bras l’un de l’autre, on eût dit qu’ils étaient séparés par des mers. Il y avait une différence même dans l’orgueil de chacun d’eux, et cette différence était de telle nature qu’ils se seraient plus ressemblé, s’ils avaient été l’un le plus orgueilleux et l’autre le plus humble du monde. Lui, tout plein de son importance, roide, cérémonieux, austère ; elle, séduisante et gracieuse au dernier point, mais se souciant fort peu d’elle-même, de lui et de tout ce qui l’entourait et repoussant loin d’elle ses propres attraits avec un sentiment de fierté qu’exprimaient si bien ses sourcils et ses lèvres. On eût dit que ses attraits n’étaient qu’une enseigne, une livrée qu’elle haïssait ; ils étaient si mal assortis, si opposés, la nature de chacun d’eux était si violentée par cette union qu’avaient formée un mauvais hasard et la fatalité, qu’à voir sur les murailles tous ces tableaux qui les entouraient, les personnages sur la toile se montraient presque effrayés de cette union contre nature, et exprimaient cet effroi dans différentes attitudes. Des chevaliers et des hommes d’armes à l’air sombre les regardaient avec une figure menaçante ; un prêtre, les mains levées au ciel, dénonçait tout ce qu’il y avait de sacrilége moquerie dans cette union accomplie au pied des saints autels. Les eaux tranquilles des paysages, dont les profondeurs réfléchissaient les rayons du soleil, semblaient demander s’il n’y avait pas pour elles d’autre passage pour éviter la présence de ces deux êtres. Les ruines paraissaient s’écrier : « Regardez ici et voyez ce que nous sommes, nous, les épouses mal assorties du Temps ! » des animaux, ennemis par instinct, se déchiraient l’un l’autre, comme pour leur servir d’enseignement. Les amours et les cupidons fuyaient effarouchés : les héros du martyrologe, au milieu de leurs tortures, ne paraissaient pas avoir encore subi celle-là.

Néanmoins Mme Skewton fut si charmée à la vue de ce spectacle, auquel M. Carker avait invité ses regards, qu’elle ne put s’empêcher de dire presque tout haut : « Que c’est doux ! comme c’est plein de cœur ! » Édith qui, par hasard, venait d’entendre, devint rouge d’indignation.

« Ma chère Édith sait que j’étais en train de l’admirer, dit Cléopâtre, en lui tapant presque timidement sur le dos avec son parasol : chère petite ! »

M. Carker vit encore se renouveler dans cette femme la lutte dont il avait été témoin si inopinément dans l’avenue ; il vit encore la même fierté languissante et pleine d’indifférence succéder à cette expression et la couvrir comme d’un nuage.

Elle ne leva pas les yeux sur lui, mais, d’un prompt regard, elle sembla inviter sa mère à s’approcher. Mme Skewton pensa qu’il était utile cette fois de comprendre ce signe, et, s’avançant vivement avec ses deux cavaliers, elle se rapprocha de sa fille et ne la quitta plus.

En ce moment, M. Carker, dont rien n’attirait plus l’attention, se mit à pérorer sur les tableaux, à choisir les meilleurs et à les indiquer à M. Dombey ; M. Carker parlait toujours à M. Dombey avec les démonstrations ordinaires de respect qu’il adressait à sa grandeur, et lui rendait hommage soit en ajustant son lorgnon en son honneur, soit en trouvant pour lui le passage cherché dans le catalogue, soit en lui tenant la canne, etc. Il faut dire aussi que M. Carker n’avait pas toujours le mérite de l’initiative ; ainsi, M. Dombey, qui était homme à faire reconnaître sa qualité de chef, lui disait souvent avec un ton d’autorité contenue : « Carker, ayez la bonté de m’aider, je vous prie ; » et l’homme au sourire le faisait toujours avec plaisir.

Ils firent le tour des salles, des remparts, de la rookery2 et de tout le reste. Comme ils n’étaient toujours qu’en petit comité et que le major restait à l’ombre, accroupi par le travail de la digestion, M. Carker devint communicatif et agréable. D’abord il s’adressa longtemps à Mme Skewton ; mais cette dame nerveuse s’était livrée à de telles extases devant les chefs d’œuvre de l’art, qu’au bout d’un quart d’heure, elle ne faisait plus que bâiller. Pour expliquer cet état d’admiration spasmodique, elle s’écriait : « Tout cela est si beau ! » M. Carker, fatigué, se retourna du côté de M. Dombey. Celui-ci, dans sa conversation, se contentait d’un : « C’est très-vrai, Carker, » ou bien : « Certainement, Carker, » mais secrètement il encourageait Carker à continuer et approuvait intérieurement sa conduite ; il était bien aise qu’il y eût là quelqu’un pour faire les frais de la conversation, et pensait que ces observations, venant d’un connaisseur, étaient de nature à intéresser Mme Granger. M. Carker, qui en fait de discrétion avait un tact exquis, ne prenait jamais la liberté de s’adresser à cette dame directement ; et cependant elle paraissait lui prêter attention, quoiqu’elle ne le regardât jamais ; une fois ou deux seulement, que l’humilité apparente de l’orateur était par trop affectée, un semblant de sourire passa sur le visage d’Édith, mais ce n’était pas un de ces sourires qui éclairent les traits ; le sien avait plutôt l’air de les assombrir.

Enfin le château de Warwick étant à peu près épuisé et le major l’étant tout à fait, sans parler de Mme Skewton, dont l’enthousiasme spasmodique prenait des proportions alarmantes, la voiture fut de nouveau mise en réquisition, et on alla dans le voisinage admirer plusieurs points de vue. M. Dombey, toujours avec les mêmes formes de politesse cérémonieuse, déclara qu’une esquisse, une ébauche même d’un de ces points de vue, faite par la belle main de Mme Granger, serait pour lui un charmant souvenir de cette agréable journée : M. Dombey ajouta avec un nouveau salut qu’il n’avait pas besoin cependant, pour se rappeler cette partie si précieuse à ses yeux, d’un souvenir matériel. Withers le Blême, qui avait sous le bras l’album d’Édith fut immédiatement invité par Mme Skewton à l’apporter. La voiture s’arrêta afin qu’Édith pût faire le dessin que M. Dombey allait mettre au nombre de ses trésors.

« Mais je crains d’être importun, dit M. Dombey.

— Du tout. Quel endroit désirez-vous que je prenne ? » répondit-elle en se tournant vers lui avec la même expression de contrainte qu’auparavant.

M. Dombey, avec un autre salut qui fit craquer sa cravate, répondit qu’il abandonnait le choix du paysage au goût de l’artiste.

« J’aimerais mieux, dit Édith, que vous choisissiez vous-même.

— Eh bien ! dit M. Dombey, si nous nous en tenions à ce site que nous voyons d’ici, l’endroit où nous sommes me paraît favorable, ou bien…, Carker, qu’en pensez-vous ? »

Il y avait au premier plan, à quelque distance, un massif d’arbres assez semblable à celui où Carker avait tracé, sur le sable, la fameuse chaîne du matin, et, sous un de ces arbres un banc très-semblable par sa situation à celui où Carker avait interrompu le dédale de ses pas.

« Me permettrai-je de faire remarquer à Mme Granger, dit Carker, que voici un intéressant, je dirai presque un curieux point de vue ? »

Les yeux d’Édith suivirent la direction que Carker indiquait avec sa cravache et revinrent promptement vers lui : c’était la seconde fois qu’ils avaient échangé un regard depuis qu’ils avaient été présentés l’un à l’autre ; le second coup d’œil ressemblait au premier, sauf que l’expression en était plus claire.

« Vous plaît-il ? dit Édith à M. Dombey.

— Je trouve que c’est charmant, » répondit M. Dombey.

La voiture fut donc conduite dans l’endroit que M. Dombey trouvait charmant : Édith, sans bouger de place, ouvrit son album avec son indifférence hautaine comme toujours, et se mit à l’œuvre.

« Mes crayons sont tous cassés, dit-elle en s’arrêtant et en les retournant.

— Donnez-les-moi, je vous prie, dit M. Dombey. Ou plutôt Carker le fera, il s’entend encore mieux à ces choses-là. Carker, ayez la bonté de tailler ces crayons à Mme Granger. »

M. Carker fit avancer son cheval près de la portière, où se trouvait assise Mme Granger ; puis, laissant flotter les rênes, il prit de ses mains les crayons, en souriant et en saluant, et s’amusa à les tailler tout tranquillement. Lorsqu’il eut fini, il pria Mme Granger de lui permettre de les lui tenir à sa disposition toutes les fois qu’elle en aurait besoin ; il adressa beaucoup d’éloges à Mme Granger sur son beau talent, vanta surtout la manière dont elle faisait les arbres, et resta toujours à côté d’elle, à regarder son ouvrage à mesure qu’elle dessinait. Pendant ce temps-là, M. Dombey, debout dans la voiture, et semblable à un grand automate de bonne maison, se tenait roide comme un pieu et regardait aussi : Cléopâtre et le major folâtraient comme deux vieux tourtereaux.

« La trouvez-vous bien comme cela, ou voulez-vous que je la finisse davantage ? » dit Édith en présentant son esquisse à M. Dombey.

M. Dombey la pria de ne plus y toucher ; c’était parfait comme cela.

« Oh ! dit Carker, mettant à nu toutes ses gencives pour donner plus de poids à ses louanges, c’est d’un effet extraordinaire. Je n’étais pas préparé à quelque chose d’aussi beau et en même temps d’aussi extraordinaire. »

Cet éloge ne s’adressait-il pas par hasard à l’auteur de l’esquisse plutôt qu’à l’esquisse même ? oh non ! M. Carker était la candeur même, l’homme le plus ouvert, je ne parle pas seulement au point de vue de sa bouche qui l’était toujours, mais de son esprit. Il resta le même pendant qu’on serrait le dessin pour M. Dombey et qu’on remettait tout en place. Alors M. Carker rendit les crayons qu’Édith reçut, en le remerciant, sans le regarder pourtant ; il reprit les rênes, se pencha en arrière et se remit à suivre la voiture.

Peut-être songeait-il, chemin faisant, que cette esquisse insignifiante qui venait d’être faite et remise aux mains de son possesseur, avait été livrée comme un objet de commande. Peut-être songeait-il que, malgré le parfait empressement qu’elle avait mis à accéder à la demande de M. Dombey, on pouvait lire sur sa figure hautaine, pendant qu’elle se penchait sur son dessin ou regardait au loin les objets qu’elle représentait, le dépit orgueilleux d’une femme qui se sent l’objet d’une vile et misérable transaction commerciale. Peut-être songeait-il à tout cela ; toujours est qu’il souriait, et, quoiqu’il parût promener librement ses regards tout autour de lui et jouir du grand air et du plaisir de la promenade, il fixait toujours un coin de son œil pénétrant sur la voiture.

La journée se termina par une excursion aux ruines mystérieuses de Kenilworth et par la visite de quelques points de vue nouveaux. Mme Skewton rappela à M. Dombey qu’Édith avait déjà dessiné la plupart de ces vues, comme il avait pu en juger lui-même lorsqu’il avait examiné ses esquisses. Mme Skewton et Édith furent reconduites à leur domicile ; Cléopâtre invita gracieusement M. Carker à revenir passer la soirée chez elle, avec M. Dombey et le major, pour entendre quelques morceaux d’Édith ; puis M. Dombey, Carker et le major rentrèrent dîner à leur hôtel.

Le dîner fut le pendant du dîner de la veille, sauf que le major fut de vingt-quatre heures plus triomphant et moins mystérieux. Un toast fut encore porté à Édith. M. Dombey se retrouva agréablement embarrassé, et M. Carker montra le même intérêt et le même empressement à louer l’idole du jour.

Il n’y eut pas d’autres visiteurs chez Mme Skewton. Les dessins d’Édith furent répandus dans l’appartement en plus grande abondance peut-être que d’ordinaire, et Withers le Blême servit le thé un peu plus fort. La harpe était toujours là, le piano était toujours là : Édith joua et chanta, mais en ayant toujours l’air de payer, pour acquit à M. Dombey, même les morceaux de musique demandés, comme un billet à ordre de son créancier, sans y apporter d’autre intérêt : voilà tout.

« Édith, ma bonne Édith, dit Mme Skewton une demi-heure après le thé : M. Dombey, je le sais, meurt d’envie de vous entendre.

— M. Dombey n’est pas encore près de mourir, maman. Il vit encore assez pour pouvoir parler lui-même.

— Je vous serai infiniment obligé, dit M. Dombey.

— Que désirez-vous ?

— Du piano ? dit M. Dombey d’un air incertain.

— Ce que vous voudrez ; vous n’avez qu’à choisir.

En conséquence, elle se mit au piano : ce fut la même chose pour la harpe, la même chose pour le chant, la même chose pour le choix des morceaux qu’elle chantait ou qu’elle jouait. Mais elle continuait à montrer la même froideur et la même contrainte, tout en se rendant avec une prompte soumission à tous ses désirs, et il ne se lassait pas. Rien de tout cela n’échappait à l’œil pénétrant de M. Carker, quelque absorbé qu’il parût par le piquet. Il s’aperçut aussi que M. Dombey était fier de son pouvoir et qu’il aimait à en faire montre.

Cependant M. Carker qui faisait des parties de piquet tantôt avec le major, tantôt avec Cléopâtre, dont les yeux, plus pénétrants que ceux d’un lynx, surveillaient M. Dombey et Édith, joua si bien qu’il gagna encore dans l’estime de la mère. Quand il prit congé en exprimant le regret qu’il éprouvait d’être obligé de retourner à Londres le lendemain, Cléopâtre lui dit en confidence qu’on ne rencontrait pas tous les jours une telle communauté de sentiments et que ce ne serait certainement pas la dernière fois qu’ils se reverraient.

« Je l’espère, répondit Carker, qui, l’œil fixé d’une manière expressive sur le couple, se retira vers la porte, à la suite du major. Je l’espère bien, » répéta-t-il en sortant.

M. Dombey, qui avait pris cérémonieusement congé d’Édith, se pencha ou parut se pencher au-dessus du lit de repos de Cléopâtre et lui dit à voix basse :

« J’ai demandé à Mme Granger la liberté de lui faire une visite demain matin pour affaire et elle m’a fixé l’heure de midi. Puis-je espérer, madame, que j’aurai le plaisir de vous trouver chez vous ensuite ? »

Cléopâtre était si émue, si troublée en entendant ces paroles de M. Dombey, paroles naturellement incompréhensibles, qu’elle ne put que fermer les yeux, secouer la tête et tendre la main à M. Dombey qui, ne sachant trop qu’en faire, la laissa retomber.

« Allons ! Dombey, venez donc, cria le major qui, déjà à la porte, le regardait dans la chambre. Parbleu, monsieur, le vieux Joe a grande envie de proposer un changement d’enseigne à l’Hôtel Royal et de l’appeler désormais l’Hôtel des Trois joyeux Célibataires, en l’honneur de Dombey, du major et de Carker. »

Là-dessus le major donna un petit coup sur le dos de M. Dombey, et envoyant une œillade rétrospective à ces dames par-dessus l’épaule, ce qui faillit lui démancher le cou, il l’entraîna dehors.

Mme Skewton reposait sur un sofa ; Édith était assise, loin d’elle, auprès de sa harpe et plongée dans le plus profond silence. Sa mère, jouant avec son éventail, regarda furtivement sa fille plus d’une fois, mais sa fille, absorbée dans ses rêveries, tenait les yeux baissés, muette et impassible.

Elles restèrent ainsi pendant une longue heure, sans dire un mot. Enfin, arriva la femme de chambre de Mme Skewton, qui, suivant l’usage, venait lui faire, petit à petit, sa toilette de nuit. Cette femme de chambre ressemblait à la mort : il ne lui manquait plus qu’une faux et un sablier. Car, chaque soir, tout dépérissait sous sa main comme sous celle de la mort.

Les roses de la figure de Mme Skewton se flétrissaient, la rondeur de sa taille disparaissait, sa chevelure tombait, ses sourcils noirs arqués devenaient des touffes de poils gris, ses lèvres pâles rentraient dans sa bouche, la peau devenait livide et flasque ; une vieille décrépite, au teint jaune, à la tête branlante, aux yeux rouges, avait pris la place de Cléopâtre, entortillée comme un paquet de linge sale dans une camisole de flanelle.

Sa voix même avait changé, quand, restée seule avec Édith, elle lui adressa la parole.

« Pourquoi, lui dit-elle d’un ton amer, ne m’avez-vous pas dit qu’il vous avait donné rendez-vous demain ?

— Parce que vous le savez, ma mère, » reprit Édith.

Il y avait dans sa manière de prononcer ces mots : ma mère, un ton de mordante raillerie.

« Vous savez bien qu’il m’a achetée, continua-t-elle, ou qu’il m’achètera demain. Il a réfléchi à son emplette ; il a montré l’objet en vente à ses amis ; il est fier de son marché ; il pense que cela fera son affaire, et qu’il m’a à bon compte ; c’est demain qu’il m’achètera. Oh ! mon Dieu ! dire que j’ai vécu pour cela et que je le sais ! »

Tout ce qu’il peut y avoir de colère et de fierté dans le cœur d’une femme outragée, qui a la conscience de son avilissement, éclata sur le beau visage d’Édith. Elle se cacha la tête dans ses mains blanches, convulsivement agitées.

« Que voulez-vous dire ? reprit sa mère vivement piquée… N’avez-vous pas depuis votre enfance…

— Depuis mon enfance ! dit Édith en la regardant. Quand donc ai-je eu une enfance ? quelle enfance m’avez-vous jamais permise ? Je n’ai jamais été qu’une femme pleine d’artifice, rusée, vénale, occupée à tendre des piéges aux hommes. J’étais une femme avant de me connaître, avant de vous connaître vous-même, avant que je comprisse dans quelles vues basses et viles j’apprenais tous les jours un art nouveau. Quand vous m’avez mise au monde, j’étais déjà femme. Regardez-la cette femme, votre ouvrage. Vous la voyez ce soir dans toute sa gloire. »

En parlant ainsi, elle frappait son beau sein comme par mépris d’elle-même.

« Regardez-moi, lui dit-elle, moi qui n’ai jamais su ce que c’est qu’un cœur honnête, ce que c’est que l’amour. Regardez-moi, moi qui ai appris à faire des projets et à tramer des complots à l’âge où les petites filles jouent à la poupée. J’ai été mariée dans ma jeunesse, je devrais dire ma vieillesse, tant j’en avais déjà la ruse, à un homme pour lequel je ne me sentais que de l’indifférence. Regardez la femme qu’il a laissée veuve, avant d’avoir hérité lui-même de ses riches parents : c’est un châtiment pour vous bien mérité ! Et moi, dites, quelle a été ma vie depuis dix ans ?

— Nous avons fait tous les efforts possibles pour vous bien établir, répondit sa mère. Voilà ce qu’a été votre vie. Et maintenant vous le tenez, cet établissement.

— Il n’y a pas d’esclave au marché, ma mère, pas de cheval à la foire qu’on ait montré, offert, examiné, qu’on ait fait parader comme moi pendant ces dix honteuses années, ma mère ! s’écria Édith d’un ton d’indignation et appuyant toujours avec la même aigreur sur ces mots : ma mère. N’ai-je pas été la fable de toutes sortes d’hommes ? J’ai vu autour de moi des fous, des débauchés, des enfants, de vieux radoteurs ; ils m’ont repoussée l’un après l’autre, ils n’ont plus voulu du marché, parce que vos intentions étaient trop claires, oui, parce que vous aviez été trop transparente, malgré tous ces faux dehors : ils nous ont quittées lorsqu’ils ont fini par nous connaître. » Puis les yeux étincelants, elle ajouta : « Dans tous les lieux de rendez-vous du beau monde, n’ai-je pas été soumise aux plus scandaleux examens ? n’ai-je pas été colportée et mise en vente ici, jusqu’à ce qu’il ne me restât plus dans le cœur une seule goutte de respect pour moi-même ? Que dis-je ? je suis pour moi-même un objet d’exécration. Est-ce là l’enfance dont vous me parlez ? car je ne m’en suis pas connu d’autre. Ne venez donc pas, ce soir surtout, me parler de mon enfance.

— Vous auriez pu vous bien marier vingt fois au moins, Édith, si vous aviez aidé aux circonstances.

— Non, celui qui me prendra, moi, femme de rebut (et je l’ai bien mérité !), me prendra comme cet homme le fait, sans qu’il y ait de ma part ni ruse ni artifice (et elle relevait la tête en tremblant de honte et d’indignation). Il me voit à l’enchère et il croit qu’il est bien de m’acheter. Quand il est venu pour me voir, pour donner son prix, peut-être, il a demandé la liste de tous mes talents. Je la lui ai donnée. Quand il a voulu que j’en montrasse un, pour justifier aux yeux de ses amis le marché qu’il faisait, je lui ai demandé celui qu’il désirait voir et je le lui ai montré. Je n’en ferai pas davantage. En m’achetant il sait ce qu’il fait ; il connaît le prix de la marchandise et la puissance de son argent. Je souhaite qu’il ne se repente pas du marché : mais, quant à moi, je n’ai ni vanté, ni paré la marchandise, ni vous non plus, autant du moins que j’ai pu vous empêcher de le faire.

— Vous parlez singulièrement à votre mère ce soir, Édith.

— En effet, je trouve mon langage étrange, plus étrange que vous peut-être, dit Édith. Mais, c’est qu’il y a longtemps que mon éducation est faite. Je suis trop vieille maintenant, je suis tombée trop bas, petit à petit, pour suivre une nouvelle voie, pour m’opposer à vos desseins et pour me sauver moi-même. Le germe de tout ce qui purifie le cœur d’une femme, qui le rend sincère et bon, n’a jamais fermenté dans le mien ; et je ne trouve plus rien en moi pour me défendre de mon propre mépris. » Il y avait eu un moment de tristesse touchante dans la voix de cette femme, mais cela ne dura pas longtemps ; bientôt, pinçant sa lèvre, elle continua en disant : « Comme nous sommes des gens comme il faut et des gens pauvres, je suis charmée de nous enrichir par de tels moyens. Tout ce que je puis dire, c’est que j’ai bien mené à fin le seul dessein que j’eusse la force, j’allais presque dire le pouvoir de former, avec vous à mes côtés, ma mère, mais je n’ai pas amorcé cet homme.

— Cet homme ! Vous en parlez comme si vous le haïssiez, dit la mère.

— Et vous pensiez que je l’aimais, n’est-ce pas ? répondit Édith en s’arrêtant au moment où elle traversait la pièce et en regardant autour d’elle. Vous le dirai-je ? continua-t-elle en regardant fixement sa mère, il y a une personne qui nous connaît déjà à fond, qui lit dans nos cœurs, et en présence de laquelle je me sens plus troublée que lorsque je suis en face de ma propre conscience, tant je me trouve humiliée à l’idée qu’il me connaît !

— Ceci ressemble beaucoup, reprit froidement la mère, à une attaque dirigée contre cet inoffensif et malheureux, comment dirai-je… M. Carker. Heureusement, votre manque de dignité, ma chère, et votre imprudence à l’égard de cette personne (qui est très-agréable, je ne dis pas non) n’auront pas, j’espère, d’influence sur votre établissement. Pourquoi me regardez-vous ainsi ? Est-ce que vous êtes malade ? »

Édith tout à coup avait laissé retomber sa tête, comme si elle venait d’y ressentir une piqûre, et pendant qu’elle la cachait dans ses mains, un frisson parcourut tous ses membres. Ce mouvement fébrile fut de courte durée : elle reprit sa démarche accoutumée pour quitter l’appartement.

La servante que nous avons vue dans ses fonctions mortuaires, fit une nouvelle apparition ; elle donna un bras à sa maîtresse, qui semblait avoir perdu sa contenance avec ses charmes, et avoir endossé la paralysie en même temps que sa robe de flanelle. Puis, rassemblant les débris de Cléopâtre, elle les emporta dans l’autre chambre, pour les faire servir à la résurrection du lendemain.

Chapitre VII. Changements. §

« Enfin le jour est venu, Suzanne, dit Florence à l’excellente Nipper, où nous allons regagner notre tranquille demeure ! »

Suzanne soupira avec une expression difficile à décrire ; puis se soulageant le cœur par un petit accès de toux, elle répondit à la réflexion de sa jeune maîtresse : « Oh ! oui, mademoiselle, c’est bien vrai, notre tranquille demeure, trop tranquille, on peut le dire.

— Quand j’étais enfant, dit Florence d’un air préoccupé et après avoir réfléchi pendant quelques instants, quand j’étais enfant, avez-vous jamais vu ce monsieur qui a pris la peine de venir jusqu’ici à cheval pour me parler ? il est venu trois fois… oui, trois fois, si je ne me trompe, Suzanne.

— Oui ; mademoiselle… trois fois, la première fois vous étiez en train de vous promener avec les Sket… »

Florence l’arrêta doucement du regard, et Mlle Nipper se rectifia et reprit : « Je veux dire avec M. Barnet, sa dame et le jeune homme. Et puis il est encore revenu deux fois le soir depuis.

— Quand j’étais enfant, et qu’il venait ordinairement du monde pour visiter papa, avez-vous jamais vu ce monsieur à la maison, Suzanne ? demanda Florence.

— Mais, mademoiselle, reprit la servante après avoir réfléchi, je ne puis réellement pas dire que je l’aie vu. Quand votre pauvre et chère maman mourut, mademoiselle, j’étais toute nouvelle dans la famille et j’avais pour département (ici Mlle Nipper se redressa fièrement de l’air d’une femme qui reproche à M. Dombey d’avoir toujours à dessein mis l’éteignoir sur son mérite)… j’avais pour département l’étage au-dessous des mansardes.

— Ah ! c’est vrai, dit Florence encore pensive, vous ne pouviez guère savoir qui venait à la maison. Je n’y pensais plus.

— Non, mademoiselle, je ne savais que des on-dit sur la famille et les visiteurs, et j’en entendais long, quoique la nourrice, avant Mme Richard, fît des remarques désobligeantes quand j’étais de la compagnie et parlât toujours de méchantes petites cruches ; mais on ne pouvait attribuer cela, dit Suzanne avec un air de ménagement et de discrétion, qu’à ses habitudes d’ivrognerie : aussi on la pria de s’en aller, et elle partit. »

Florence, qui était assise à la fenêtre de sa chambre, la figure reposant sur sa main, regardait dehors et paraissait prêter peu d’attention aux commérages de Suzanne, tant elle était absorbée dans ses réflexions !

« En tout cas, mademoiselle, dit Suzanne, je me souviens très-bien que ce même M. Carker était déjà presque sur le même pied avec votre papa, qu’il peut l’être aujourd’hui. On disait ordinairement alors dans la maison qu’il était à la tête de toutes les affaires de votre papa dans la Cité, qu’il gérait tout, et que votre papa le considérait plus que personne, chose qu’il pouvait faire facilement, vous me pardonnerez, mademoiselle, vu qu’il n’a jamais considéré beaucoup personne. Voilà ce que je savais, toute petite cruche que j’étais. »

Suzanne Nipper avait encore sur le cœur les injures de la nourrice avant Mme Richard, quand elle articula vigoureusement ces mots : « Petite cruche.

« Je sais, continua-t-elle, que M. Carker n’a rien perdu de sa haute position, qu’il a toujours tenu bon à son poste et gardé son crédit auprès de votre papa ; je sais tout cela, parce que cet individu qu’on nomme Perch nous le dit à la cuisine quand il vient à la maison ; et quoique ce soit bien le garçon le plus faible de caractère, un vrai mouton, mademoiselle Florence, car il en est insupportable, il sait assez bien tout ce qui se passe dans la Cité, et il dit que votre papa ne fait jamais rien sans M. Carker, qu’il laisse tout à M. Carker, qu’il agit selon les désirs de M. Carker, qu’il a toujours M. Carker à ses côtés, et je crois qu’il croit, ce chiffon de Perch, qu’après votre papa, l’empereur de Chine n’est qu’un avorton auprès de M. Carker. »

Florence, comme réveillée par ce que lui disait Suzanne, n’avait pas perdu un mot de son discours : au lieu de regarder comme tout à l’heure le paysage par la fenêtre, en manière de désœuvrement, elle fixa les yeux sur elle et lui prêta l’oreille avec une attention marquée.

« Oui, Suzanne, dit-elle quand Nipper eut fini ; il faut certainement qu’il ait la confiance de papa, c’est son ami, sans aucun doute. »

La tête de Florence travailla sur ce sujet et le retourna dans tous les sens pendant plusieurs jours. M. Carker, dans les deux visites qui avaient suivi la première, avait établi des rapports de confiance entre Florence et lui qui étonnaient la jeune fille et la mettaient mal à l’aise : il s’était donné un air si mystérieux et si caché en lui disant qu’on n’avait aucune nouvelle du navire ; avec ses dehors doucereux, il avait pris un tel ascendant sur elle, qu’elle ne pouvait s’y dérober. Elle ne pouvait échapper à l’influence qu’il exerçait sur elle ; car cela aurait demandé quelque adresse et quelque connaissance du monde, enfin une tactique habile, et Florence n’en avait pas l’ombre.

Il est vrai qu’il s’était contenté de lui dire qu’il n’avait pas de nouvelles du bâtiment et qu’il avait des craintes très-sérieuses ; mais ce qui inquiétait Florence, c’était de savoir comment il avait pu parvenir à connaître l’intérêt qu’elle portait à ce bâtiment et pourquoi il s’arrogeait le droit de lui déclarer d’une manière si insinuante et si mystérieuse qu’il le savait.

La conduite de M. Carker à l’égard de Florence, l’habitude que celle-ci contracta d’examiner cette conduite avec un étonnement mêlé d’un certain malaise, commença à fasciner Florence. Elle conservait déjà un souvenir plus marqué de ses traits, de sa voix et de sa contenance : quelquefois même elle se plaisait à peindre cette figure à son imagination, afin que la familiarité la rabaissât au niveau d’une figure réelle qui ne fût pas de nature à la captiver plus qu’une autre : ses efforts ne parvenaient pas à dissiper l’impression importune qu’il avait faite sur elle ; d’autant plus, qu’elle ne le voyait jamais froncer le sourcil, ni la regarder avec des yeux mécontents ou irrités, puisqu’il avait toujours au contraire la figure souriante et sereine.

D’un autre côté, Florence, qui avait toujours le ferme projet de poursuivre son étude sur les moyens de se concilier l’amour de son père et qui persistait à croire fermement qu’elle était à son insu la cause de cette froideur qui les tenait tous deux à distance, en se rappelant que ce monsieur était un ami intime de son père, se demanda avec inquiétude si cette disposition qu’elle se sentait à ne pas aimer M. Carker, et même à le craindre, ne tenait pas à cette fatalité qu’elle portait avec elle et qui l’avait isolée, en lui aliénant l’amour de son père. Cela pouvait bien être ; elle le craignait du moins : quelquefois elle en était convaincue. Elle résolut donc de vaincre ce mauvais sentiment, elle se persuada que les attentions de l’ami de son père étaient pour elle un honneur et un encouragement, elle espérait qu’à force de l’observer patiemment et de mettre sa confiance en lui, il dirigerait ses pas déjà meurtris le long de l’âpre sentier qui aboutissait au cœur de son père.

Ainsi, sans avoir personne qui la conseillât, car elle ne pouvait consulter personne sans paraître se plaindre de son père, la douce Florence était ballottée entre le doute et l’espérance, comme sur une mer agitée, et M. Carker était comme le monstre cuirassé d’écailles, qui nageait au fond en tenant toujours fixés sur elle ses yeux étincelants.

C’était donc un nouveau motif pour Florence de désirer revenir à la maison. Sa vie solitaire convenait mieux à ses agitations timides d’espérance et de doute ; et parfois elle craignait que, pendant son absence, elle ne laissât échapper quelque heureuse occasion de prouver son affection à sort père. Dieu sait qu’à cet égard son esprit aurait pu demeurer parfaitement tranquille, mais cette affection dédaignée fermentait en elle ; et, même dans son sommeil, quand elle rêvait, son amour semblait prendre la forme d’un oiseau qui, après avoir erré tout le jour, revient au nid le soir, se poser sur le cou de son père.

Elle pensait souvent à Walter ! ah ! que de fois elle y pensait, quand la nuit était sombre et que le vent mugissait autour de l’habitation ! Mais elle espérait toujours. Il est difficile aux âmes jeunes et ardentes, surtout inexpérimentées comme la sienne, de se figurer qu’un être plein de jeunesse et d’ardeur puisse s’éteindre comme une flamme légère, et au printemps de la vie s’abîmer dans les ténèbres : aussi elle espérait toujours. Elle pleurait souvent sur les souffrances de Walter ; sur sa mort, rarement et jamais bien longtemps.

Elle avait écrit au vieil opticien, mais sa lettre n’avait pas reçu de réponse : il est vrai qu’elle n’en demandait pas. Les choses en étaient là pour Florence, le matin où elle se disposait à retourner chez elle, le cœur content de retrouver sa vie de recluse.

Le docteur et Mme Blimber, accompagnés de leur précieux nourrisson Barnet fils (c’était bien contre sa volonté), étaient retournés à Brighton, où ce jeune homme ainsi que ses camarades, les autres pèlerins du Parnasse, étaient déjà occupés sans aucun doute à reprendre leurs études continuelles. Le temps des congés était passé et au delà ; la plus grande partie des jeunes hôtes de la villa avaient pris congé de M. et de Mme Barnet, et la longue visite de Florence touchait à son terme.

Il y en avait un pourtant, qui, tout en ne résidant pas dans la maison, avait montré les plus grandes attentions pour la famille et leur restait fidèle. C’était M. Toots. Depuis quelques semaines, il avait renouvelé la connaissance qu’il avait eu le bonheur de faire avec le jeune Skettles, le fameux soir où, brisant les chaînes de la prison Blimber, il avait pris son essor, sa bague au doigt. Tous les deux jours régulièrement il venait faire une visite à la maison, laissant à la porte ses cartes comme d’habitude, un jeu de cartes complet : on aurait dit une partie de whist où M. Toots avait la donne, et les distribuait au domestique, pour qu’il fît son jeu.

M. Toots, avait toujours en tête la présomptueuse et bienheureuse idée d’empêcher la famille de l’oublier (il y a lieu de croire que l’expédient auquel il avait recours était sorti de la féconde cervelle de Coq-Hardi) : il avait donc armé un canot à six rames. Ce canot était monté par les amis aquatiques de Coq-Hardi qui le gouvernait en personne, tout habillé de rouge ; ce hardi capitaine cachait sous un chapeau vert l’œil continuellement poché dont il était affligé. Avant d’armer son bâtiment, Toots avait sondé Coq-Hardi. Il lui avait demandé, en thèse générale, quel nom lui Coq-Hardi aurait donné son bateau, dans la supposition où, devenu amoureux d’une jeune dame appelée Marie, il aurait eu l’idée de lancer un canot. À quoi Coq-Hardi répondit, en accompagnant sa réponse de gestes énergiques, qu’il le nommerait Manette ou les Délices de Coq-Hardi. Approuvant cette idée, M. Toots la mûrit à loisir et, après avoir cherché longtemps dans son imagination, il résolut d’appeler son canot la Joie de Toots, compliment plein de délicatesse à l’adresse de Florence, facile à deviner pour les parties intéressées.

Étendu sur un coussin cramoisi dans sa barque élégante, les souliers en l’air, M. Toots, poursuivant son projet, avait remonté le courant chaque jour et chaque semaine ; avait passé et repassé près du jardin de M. Barnet, faisant manœuvrer son canot de droite et de gauche afin d’être plus sûr d’être vu de toutes les fenêtres de la maison de M. Barnet. Telles étaient les évolutions, exécutées par la Joie de Toots, que tout le voisinage du littoral en était rempli d’étonnement. Mais toutes les fois qu’il voyait quelqu’un dans le jardin de M. Barnet sur le bord du fleuve, Toots feignait de passer là par hasard, par un enchaînement d’événements les plus singuliers, les plus invraisemblables.

« Comment vous portez-vous, Toots ? disait M. Barnet en agitant sa main sur la berge, pendant que l’adroit Coq-Hardi manœuvrait tout près du rivage.

— Comment vous portez-vous ? répondait Toots. Quel singulier hasard de vous rencontrer ici ! »

Le malin Toots employait toujours cette formule ; on eût dit qu’au lieu de rencontrer M. Barnet dans sa maison, il le trouvait, par le plus grand des hasards, au milieu des ruines d’un temple, sur les bords du Nil ou du Gange.

« C’est surprenant ! s’écriait M. Toots. Mlle Dombey est-elle ici ? »

Là-dessus paraissait Florence quelquefois.

— Diogène se porte tout à fait bien, mademoiselle, s’écriait Toots, car je suis allé ce matin demander de ses nouvelles.

— Merci bien, » répondait Florence de sa douce voix.

Puis M. Barnet de dire : « Vous ne voulez pas venir à terre, Toots ? Allons, venez donc, vous n’êtes pas pressé. Venez nous voir.

— Oh ! merci bien, ça ne fait rien, répondait Toots en rougissant jusqu’aux oreilles. Je pensais que Mlle Dombey serait bien aise de savoir cela, voilà tout. Adieu. » Et le pauvre Toots, qui mourait d’envie d’accepter l’invitation, mais qui n’en avait pas le courage, faisait un signe à Coq-Hardi, le cœur bien gros, et la Joie de Toots, fendant les eaux comme une flèche, disparaissait.

La matinée où Florence partit, le canot de Toots était pavoisé d’une façon extraordinaire. Quand elle descendit pour prendre congé, après avoir causé avec Suzanne, elle trouva Toots qui l’attendait dans le salon.

« Eh ! comment vous portez-vous, mademoiselle Dombey ? dit Toots stupéfait, car il était toujours déconcerté toutes les fois qu’il avait atteint le but de ses désirs ; puis, sans attendre la réponse à sa première question, il continua en disant : « Je vous remercie, je vais très-bien, et vous aussi, j’espère, Diogène se portait bien hier.

— Vous êtes bien bon, disait Florence.

— Je vous remercie, ça ne fait rien, répliquait Toots. J’ai pensé que peut-être, par le beau temps qu’il fait, vous n’auriez pas peur de faire la route par eau, mademoiselle Dombey. Il y a assez de place dans le canot pour vous et pour votre femme de chambre.

— Je vous suis bien obligée, dit Florence en balbutiant. Réellement je vous suis… mais je ne puis accepter…

— Oh ça ne fait rien, dit Toots. Bonjour.

— Ne voulez-vous pas attendre un peu pour voir madame Skettles, demanda Florence avec bonté.

— Oh ! non, merci, reprit Toots, je vous remercie, ça ne fait rien. »

Il fallait voir comme dans ces occasions M. Toots était timide et troublé. Mais en ce moment, Mme Skettles venant à entrer, M. Toots fut tout à coup pris de sa manie de demander comment elle se portait et d’espérer qu’elle se portait bien ; il n’y avait pas moyen pour M. Toots de couper court aux poignées de main qu’il lui donnait, il ne cessa qu’à l’apparition de M. Skettles, qu’il empoigna immédiatement dans une étreinte désespérée.

« Toots, dit M. Barnet en se tournant du côté de Florence, nous perdons aujourd’hui le fanal de notre maison.

— Oh ! ça ne fait… oui, certainement, fit-il, en interrompant sa première réponse et d’un air très-embarrassé. Bonjour.

Malgré le ton un peu solennel avec lequel il avait prononcé ces mots d’adieu, M. Toots, au lieu de s’en aller, restait là, regardant autour de lui, sans rien voir. Florence, pour le tirer de cet état de torpeur, dit adieu à Mme Skettles, en la remerciant beaucoup et donna le bras à M. Barnet.

« Puis-je vous prier, ma chère demoiselle, lui dit son hôte en la reconduisant à la voiture, de présenter mes sincères compliments à votre cher papa ? »

C’était une chose bien affligeante pour Florence que de recevoir cette commission ; il lui semblait qu’elle trompait M. Barnet en l’autorisant à croire qu’une politesse qui lui était faite en était une pour son père. Cependant, comme elle ne pouvait s’expliquer, elle s’inclina et remercia M. Barnet ; puis elle se remit à songer que sa sombre demeure, n’ayant ni importuns, ni gens qui lui rappelassent à chaque instant son sujet de tristesse, était encore pour elle la retraite la meilleure et la plus naturelle. Ceux de ses nouveaux amis et de la société qui restaient encore à la villa se précipitèrent de l’intérieur de la maison et du jardin pour lui dire adieu. Tous lui étaient attachés et la voyaient partir avec des regrets marqués. Jusqu’aux gens de la maison qui étaient fâchés de son départ. Les domestiques vinrent donc aussi, lui faisant des signes de tête et des saluts autour de la voiture. Florence en regardant autour d’elle tous ces bons visages, et entre autres ceux de M. et de Mme Barnet, et celui de M. Toots, qui poussait toujours de gros rires et la regardait fixement de loin, se rappela le soir qu’elle était revenue avec Paul de la maison du docteur Blimber ; et quand la voiture fut partie, son visage s’inonda de pleurs.

C’étaient des pleurs de tristesse, mais aussi des pleurs de consolation ; car tous les doux souvenirs qui se rattachaient à la vieille et sombre demeure dans laquelle elle retournait, la lui rendaient plus chère encore quand ils se réveillaient en elle. Il lui semblait qu’il y avait déjà bien longtemps qu’elle s’était promenée dans ces appartements silencieux, qu’elle s’était glissée en rampant tout doucement et toute tremblante dans les appartements de son père. Il y avait bien longtemps déjà qu’elle avait ressenti la triste mais douce influence exercée sur toutes les actions de sa vie par le souvenir des êtres si chers, qui n’étaient plus. Ces récents adieux venaient de lui rappeler aussi sa séparation d’avec le pauvre Walter : ils lui rappelaient ses paroles, ses regards ce soir-là ; ils lui rappelaient à la fois sa tendresse pour ceux qu’il laissait derrière lui et en même temps son courage et ses nobles espérances. L’histoire de Walter lui rappelait encore tout naturellement la vieille maison qu’il habitait et qui prenait, dans ce souvenir, des droits assurés sur le cœur de Florence.

L’impétueuse Suzanne Nipper se calmait aussi, en songeant qu’elles retournaient toutes les deux dans une maison qu’elles habitaient depuis tant d’années. Quelque triste que fût cette demeure (et elle ne cherchait pas à en dissimuler l’ennui), Suzanne fit cependant ce qu’elle put pour l’oublier.

« Je serai bien aise de la revoir, mademoiselle, disait-elle : certes, il n’y a pas de compliments à lui faire, mais je ne voudrais pourtant pas la voir brûlée ni démolie.

— Vous serez encore bien contente de traverser ces vieux appartements, n’est-ce pas, Suzanne ? dit Florence en souriant.

— Oui, mademoiselle, répondit Nipper, s’adoucissant de plus en plus, à mesure qu’elles approchaient ; je ne peux pas dire que je n’en serai pas bien aise, quoique probablement je me remettrai à la détester demain. »

Florence, de son côté, se plaisait à penser qu’elle trouvait dans l’intérieur de cette habitation une paix plus profonde que partout ailleurs. Il valait mieux garder ses secrets au milieu de ces murailles hautes et sombres, plutôt que de les mettre au grand jour ou d’essayer de les cacher à une foule de visages heureux. Il valait mieux laisser son cœur aimant poursuivre son étude seul, plutôt que de s’exposer à trouver sans cesse des motifs de découragement dans le spectacle des cœurs aimants et aimés qu’elle voyait autour d’elle. On était plus à son aise pour espérer, pour prier, pour continuer d’aimer, sans autre préoccupation, avec résignation et patience, dans le tranquille asile de tous ces souvenirs ; quoiqu’on y vît partout des traces de vétusté, de rouille et de ruine, cela valait mieux que d’aller chez les autres s’abandonner aux caprices de sa gaieté. Elle rentrait avec plaisir dans l’ancien rêve enchanté de son existence et aspirait encore une fois à voir se refermer sur elle la vieille porte noire.

Florence était pleine de toutes ces, pensées, lorsque la voiture tourna dans la rue longue et sombre : Florence n’était pas assise du côté de la maison Dombey, et à mesure que l’éloignement diminuait, elle regardait par la portière si elle ne verrait pas les enfants de la maison vis-à-vis.

Une exclamation de Suzanne la fit sortir de sa rêverie ; elle se retourna vivement.

« Bonté du ciel, s’écrie Suzanne, perdant haleine. Où est notre maison ?

— Notre maison ? » dit Florence.

Suzanne rentrait sa tête dans la voiture, la sortait et la rentrait de nouveau, lorsque la voiture s’arrêta ; puis elle regarda sa maîtresse d’un air tout ébahi.

La maison était masquée par des échafaudages depuis le bas jusqu’au haut. Tout cet endroit de la rue était encombré : c’étaient des briques, des pierres, du mortier, des monceaux de poutres. Des échelles étaient dressées contre le mur ; les ouvriers grimpaient et descendaient ; des hommes étaient à la besogne sur les échafaudages ; au dedans, c’étaient des peintres et des tapissiers ; de gros rouleaux de papiers peints étaient retirés d’une voiture stationnant à la porte ; une tapissière s’était arrêtée dans la rue ; à travers les fenêtres béantes et brisées, on n’apercevait plus de meubles ; on ne voyait que des ouvriers, chacun à sa besogne depuis la cuisine jusqu’au grenier. Au dedans comme au dehors, c’était le même tohu-bohu, des couvreurs, des peintres, des charpentiers, des maçons : le marteau, l’oiseau, la brosse, la pioche, la scie, la truelle, tout allait bon train.

Florence descendit de la voiture, doutant que ce fût là sa maison ; mais elle reconnut Towlinson, au teint hâlé, qui était à la porte pour la recevoir.

« Il n’y a rien de nouveau ? demanda Florence.

— Oh ! non, mademoiselle.

— On est en train de faire de grands changements ?

— Oui, mademoiselle, de grands changements ! »

Florence entra, comme si elle rêvait, et se hâta de monter. Une lumière éblouissante avait pénétré dans ces longs appartements jusque-là si sombres : il y avait des marchepieds et des plates-formes avec des hommes dessus, en bonnets de papier, le portrait de sa mère n’y était plus : il avait suivi les autres meubles, et à la place, on lisait crayonnés sur le mur ces mots : Cette chambre à faire à panneaux. Papier vert et or. L’escalier n’était plus qu’un dédale de poutres et de planches comme au dehors : et sur le châssis vitré du sommet de la maison on voyait, dans diverses attitudes, tout un Olympe, au grand complet, de plombiers et de vitriers. On n’avait pas encore touché à la chambre de Florence ; mais contre la muraille extérieure étaient adossées des poutres et des planches qui interceptaient la lumière du jour. Elle monta tout doucement à l’autre chambre à coucher où se trouvait le petit lit : qu’aperçoit-elle ? un grand gaillard qui, la pipe à la bouche et la tête coiffée d’un mouchoir de poche, regardait à la fenêtre.

Ce fut là que Suzanne Nipper, qui s’était mise à la recherche de Florence, la retrouva et vint lui dire de descendre, que son papa voulait lui parler.

« Mon père ici ? et il désire me parler ? » s’écria Florence tremblante comme la feuille.

Suzanne, qui était encore plus bouleversée que Florence, répéta sa commission. Florence, pâle et troublée, descendit aussitôt sans hésiter un seul instant. En descendant, elle se demandait si elle oserait l’embrasser. Les généreux mouvements de son cœur la décidèrent à oser, et elle résolut de l’embrasser.

Son père aurait pu entendre ce cœur battre bien fort, quand il se présenta devant lui. Une minute de plus, ce cœur allait battre contre le sien… Mais son père n’était pas seul. Il y avait avec lui deux dames : Florence s’arrêta. Dans la lutte, qu’elle soutint pour dissimuler la vive émotion qu’elle éprouvait, elle serait tombée évanouie sur le carreau : mais, au même moment cet étourdi de Diogène s’élança en aboyant et comblant sa maîtresse de caresses comme pour fêter sa bienvenue : une des deux dames tressaillit aux aboiements du chien et poussa un petit cri, qui rappela Florence à elle-même, sans quoi elle allait se trouver mal.

« Florence, lui dit son père en lui tendant une main si roide que la pauvre enfant était tenue à distance, comment vous portez-vous ? »

Florence prit cette main dans la sienne, la porta timidement à ses lèvres et la sentit se retirer. Cette main referma la porte avec autant de froideur qu’elle s’était tendue vers Florence.

« Quel est ce chien ? dit M. Dombey d’un air mécontent.

— C’est un chien, papa… de Brighton.

— C’est bien, dit M. Dombey ; et un nuage obscurcit son visage, car il l’avait comprise.

— Il a un très-bon caractère, dit Florence en s’adressant avec sa grâce et sa douceur naturelles aux deux étrangères. C’est seulement parce qu’il est content de me voir. Pardonnez-lui son impolitesse, en faveur de l’intention, je vous prie. »

Elle vit du même coup d’œil que la dame qui avait crié et qui était assise, était vieille ; tandis que l’autre, assise près de son papa, était d’une grande beauté et d’une grande distinction.

« Madame Skewton, je vous présente ma fille Florence, dit M. Dombey en se tournant du côté de la vieille dame.

— Charmante personne, dit la dame en mettant son lorgnon. Elle est si naturelle ! Ma chère Florence, il faut que vous m’embrassiez, s’il vous plaît. »

Florence l’embrassa, puis se tourna vers l’autre dame près de laquelle se tenait son père, qui semblait attendre que sa fille eût embrassé Mme Skewton.

« Édith, fit M. Dombey, je vous présente ma fille Florence. Florence, cette dame sera bientôt votre maman. »

Florence tressaillit ; en proie à mille émotions, le visage inondé de pleurs que faisait couler ce nom de maman, luttant pendant quelques instants avec les sentiments de surprise, d’intérêt, d’admiration, sous l’influence d’une terreur indéfinissable, Florence leva ses regards sur la belle figure qu’elle avait devant elle, puis elle s’écria : « Oh ! papa, puissiez-vous être heureux ! puissiez-vous être très-heureux toute votre vie ! » et elle tomba en sanglotant sur le sein de cette dame.

Il y eut un moment de court silence. La belle dame, qui, au premier abord, avait paru hésiter et ne pas savoir si elle s’avancerait ou non au-devant de Florence, la retint sur elle, et pressa la main qui s’accrochait convulsivement à sa robe, comme pour la rassurer et la consoler. Pas un mot ne sortit de sa bouche. Elle pencha sa tête sur Florence, la baisa sur le cou, mais demeura muette.

« Voulez-vous venir dans les appartements, dit M. Dombey, voir un peu ce que font les gens ? Si vous voulez bien, chère madame. »

En disant cela, il offrit son bras à Mme Skewton, qui lorgnait Florence, comme si elle se figurait ce qu’on pourrait faire de cette jeune fille avec une légère infusion d’un peu plus de cœur et de belle nature… puisé, bien entendu, à l’abondant dépôt que cette dame tenait en réserve.

Florence pleurait encore contre le sein de l’étrangère et s’attachait toujours à elle, lorsqu’on entendit M. Dombey qui disait, de la galerie vitrée :

« Nous allons demander à Édith… Mon Dieu, où est-elle donc ?

— Édith, ma chère, s’écria Mme Skewton, où êtes-vous donc ? Vous cherchez sans doute M. Dombey quelque part. Nous sommes ici, mon ange. »

La belle dame se détacha des étreintes de Florence, et déposant encore un baiser sur son visage, elle se retira précipitamment et rejoignit M. Dombey et Mme Skewton.

Florence resta toujours à la même place ; le bonheur, la tristesse, la joie, les larmes, tous les sentiments se pressaient dans son cœur ; elle ne savait ni comment ni pourquoi. Enfin sa nouvelle maman revint, qui la prit encore dans ses bras.

« Florence, lui dit la dame vivement et en la regardant fixement, vous ne commencerez pas par me haïr.

— Vous haïr, maman, vous ! Et Florence jetant ses bras autour de son cou lui rendit son regard avec assurance.

— C’est bien, c’est bien ! commencez par avoir de moi une bonne opinion, dit la belle dame. Commencez par croire que je m’efforcerai de vous rendre heureuse, et que je suis toute disposée à vous aimer, Florence. Adieu. Nous nous reverrons bientôt. Ne restez pas ici maintenant. »

Elle la pressa encore sur son sein ; elle lui avait parlé un peu vite, mais d’un ton ferme. Florence la vit rejoindre sa mère et M. Dombey dans l’autre pièce.

Dès ce moment, Florence commença à espérer qu’elle apprendrait de cette belle dame, sa nouvelle maman, le moyen de conquérir l’amour de son père : cette nuit-là, pendant qu’elle dormait dans sa vieille demeure abandonnée, sa vraie mère, le visage radieux, souriait à ses espérances et les bénissait. Pauvre Florence, elle rêvait !

Chapitre VIII. Madame Chick ouvre les yeux. §

Miss Tox n’avait pas la moindre idée de toutes les nouvelles transformations dont la maison Dombey était l’objet. Elle ne pensait guère aux échafaudages, aux échelles, aux badigeonneurs, qui, la tête enveloppée dans des mouchoirs de poche, regardaient par les croisées dans l’intérieur des appartements, semblables à des génies ailés ou à des oiseaux égarés. Environ à cette époque si féconde en événements, elle avait déjeuné un matin, comme à l’ordinaire, c’est-à-dire avec une flûte et un œuf frais ou du moins prétendu frais, et du thé. Dans la théière, on avait mis une pleine cuillerée de cette herbe bienfaisante pour miss Tox, plus une pleine cuillerée pour parfumer la théière, c’est une de ces illusions comme on sait, qui font les délices des bonnes ménagères3 : puis, après déjeuner, elle monta pour mettre sa valse des oiseaux sur sa harpe, pour arroser et arranger ses plantes, épousseter mille petits riens, et, suivant sa coutume de chaque jour, faire de son petit salon l’ornement de la place de la Princesse.

Pour ce faire, miss Tox avait mis une paire de vieux gants feuille morte, dont elle avait l’habitude de se servir pour ces sortes d’occupations : ordinairement, ils étaient cachés aux regards des humains et soigneusement serrés dans un tiroir. Elle se mit méthodiquement à la besogne, elle commença par la valse des oiseaux, puis, par une association d’idées dont nous ne nous rendons pas compte, elle passa à son serin, canari aux hautes épaules, chargé d’ans, très-fripé, mais le plus grand chanteur que connût la place de la Princesse ; ensuite elle prit, selon l’ordre de son programme, ses petites chinoiseries, ses cages à mouches faites en papier, etc. ; enfin, dans sa tournée, elle arriva aux plantes fort à propos ; car elles avaient grand besoin de quelques coups de ciseaux pour des raisons botaniques dans lesquelles miss Tox avait la plus grande confiance.

Cette matinée-là, miss Tox était en retard pour ses plantes : le temps était chaud, le vent souffrait du sud, et il y avait dans l’atmosphère d’été de la place de la Princesse quelque chose qui tournait les pensées de miss Tox du côté de la campagne.

Le garçon attaché à l’auberge des Armes de la Princesse, était sorti avec un seau pour arroser la place : ce qui donnait à ce terrain, planté d’herbe, un parfum de fraîcheur que miss Tox appelait une odeur de pousse. Par la grande rue du coin, pénétrait un petit rayon de soleil, sur lequel sautaient et ressautaient les moineaux enfumés, qui se coloraient momentanément, quand ils le traversaient ; là, se baignant dans ses flots de lumière, comme dans un torrent, ils apparaissaient entourés d’une auréole de gloire et devenaient des moineaux superbes, d’ignobles pierrots qu’ils étaient.

À la fenêtre des Armes de la Princesse, on pouvait lire les louanges du Gingerbeer et voir, sur l’enseigne, des chalands altérés, inondés des flots de la liqueur pétillante ou étourdis par le bruit des bouchons qui sautaient.

Hors la ville, on faisait le regain. Il fallait sans doute du temps à la bonne odeur du foin pour arriver jusqu’à la place de la Princesse, et elle avait dû rencontrer en route bien des parfums d’un autre genre qui la contrariaient : il se trouvait par là tant de misérables taudis ! Que le bon Dieu bénisse ces très-honorés seigneurs qui, acceptant l’ordure de ces odieux cloaques comme un héritage de la sagesse de leurs ancêtres, se garderaient bien de toucher à la tradition ! Quoi qu’il en soit, l’odeur du foin arrivait par légères bouffées sur la place de la Princesse : c’était comme un souvenir de la véritable nature et de son atmosphère embaumée. Doux souvenir, qui, pénétrant à travers les barreaux des prisons, vient consoler les malheureux captifs, en dépit des aldermen, de leurs conseillers et de tous ces nobles messieurs dont le sourcil, comme celui de Jupiter, suffit pour arrêter la machine ronde.

Miss Tox, assise sur le bord de la croisée, était en train de penser à son cher papa qui était mort, le pauvre homme ! (M. Tox avait appartenu au service des douanes) ; elle pensait aussi à son enfance, qu’elle avait passée dans un port de mer au milieu du goudron et des habitudes rustiques du lieu. Elle se laissait aller aux souvenirs d’autrefois ; elle se rappelait les prairies toutes resplendissantes de boutons d’or qui ressemblaient à autant d’étoiles ; elle se rappelait comme elle tressait des chaînes de pissenlit pour les faiseurs de serments, qui lui juraient une constance éternelle en habit nankin. Hélas ! elle se rappelait aussi combien ces chaînes de fleurs s’étaient flétries et brisées sans résultat !

Assise donc sur le rebord de la croisée, miss Tox, en regardant les moineaux et le rayon de soleil, pensait aussi à sa chère maman… elle était morte la pauvre femme ! c’était la sœur de la tête poudrée, avec une queue, dont elle avait le portrait dans sa chambre… elle était morte d’un excès de vertu et de douleurs rhumatismales. Sur la place de la Princesse vint à passer un paysan à voix rauque, portant sur sa tête une pesante corbeille qui aplatissait son chapeau de façon à en faire une tarte ; elle l’entendit crier ses fleurs et le vit faire trembler, à chaque vibration, les timides racines de ses petites marguerites, en criant de sa grosse voix comme un ogre qui va à la chasse des petits enfants : miss Tox, en présence de tous ces souvenirs d’été, éprouvait une telle émotion, qu’elle secoua la tête en se disant tout bas : « Je vieillirai bien longtemps avant de m’en apercevoir, » comme si la chose n’était pas déjà faite.

Miss Tox étant dans sa veine de méditation, ses pensées se reportèrent sur M. Dombey ; cela tenait probablement à ce que le major était rentré dans ses appartements, situés en face de ceux de miss Tox, et qu’il venait de la saluer par la fenêtre. Quel autre motif aurait pu rattacher le nom de M. Dombey à ses jours d’été et à ses chaînes de pissenlit ? « Était-il moins triste ? pensait miss Tox. S’était-il réconcilié avec les décrets du destin ? Se remarierait-il ? Et s’il se remariait, qui épouserait-il ? »

Une vive rougeur colora le visage de miss Tox, au moment où elle faisait cette dernière réflexion : le temps était si chaud aussi ! elle tourna la tête et se surprit pensive dans la glace de la cheminée. Miss Tox devint encore toute rouge, quand elle vit une petite voiture entrer dans la place de la Princesse et s’arrêter à sa porte ; miss Tox se leva, prit ses ciseaux précipitamment, et arriva enfin à ses plantes. Elle en était très-occupée, quand Mme Chick entra dans la chambre.

« Et comment se porte ma tendre amie ? » s’écria miss Tox en ouvrant les bras.

Il y avait un peu de majesté dans le port de la tendre amie, mais enfin elle embrassa miss Tox et lui dit : « Lucrèce, merci ; je me porte bien. Et vous, j’espère que vous allez bien aussi. Hum ! »

Ce Hum indiquait que Mme Chick était en proie à une petite toux monosyllabique, une sorte de toux au début, un début, un prélude de toux.

« Vous venez de bien bonne heure, ma chère ; comme c’est aimable de votre part ! Avez-vous déjeuné ?

— Oui, Lucrèce, dit Mme Chick ; j’ai déjeuné de bonne heure avec mon frère qui est venu à la maison. » Il paraît que la bonne dame était très-curieuse de voir la place de la Princesse, car elle promenait ses regards autour de la place, tout en parlant.

« Il va mieux maintenant ? dit miss Tox en balbutiant.

— Il va beaucoup mieux, merci. Hum !

— Ma chère Louisa, il faut soigner ce rhume-là.

— Oh ! ce n’est rien, reprit Mme Chick. C’est le changement de temps. Il faut nous attendre aux changements…

— De temps ? dit, miss Tox dans sa naïveté.

— À tous les changements possibles, repartit Mme Chick. D’ailleurs il faut bien s’y attendre : nous sommes dans un monde où tout change. On me surprendrait beaucoup, Lucrèce, et à mes yeux, on ferait grandement tort à ses connaissances, si l’on essayait de contester une vérité si évidente et si l’on voulait s’y soustraire le changement ! s’écria Mme Chick avec le ton sévère d’un philosophe, mon Dieu, faites-moi donc le plaisir de me dire, ma chère ; qu’est-ce qui ne change pas ? jusqu’au ver à soie, qu’on ne peut certainement pas soupçonner de s’inquiéter de ces questions-là, le ver à soie ne subit-il pas mille métamorphoses plus surprenantes les unes que les autres ?

— Ma Louisa, dit la douce miss Tox, que vous êtes heureuse dans vos comparaisons !

— Vous êtes bien bonne, Lucrèce, de parler ainsi de moi, et de le penser, qui mieux est (en disant cela, Mme Chick paraissait un peu calmée). J’espère que ni l’une ni l’autre, Lucrèce, nous n’aurons jamais l’occasion de rien changer à cette estime réciproque.

— Certainement, » reprit miss Tox.

Mme Chick toussa, comme auparavant, et fit des raies sur le tapis avec le bout d’ivoire de son parasol. Miss Tox, qui connaissait à fond sa belle amie, et qui savait que, pour peu qu’elle fût fatiguée ou vexée le moins du monde, elle devenait très-irritable, profita de son expérience pour s’arrêter et pour changer de sujet de conversation.

— Pardon, ma chère Louisa, dit miss Tox ; mais n’ai-je pas entrevu dans la voiture quelqu’un qui ressemble à M. Chick ?

— En effet, il y est, dit Mme Chick, mais je vous en prie, ne le faites pas descendre. Il a son journal ; le voilà content pour deux heures. Continuez vos fleurs, Lucrèce, et laissez-moi m’asseoir à côté de vous, pour me reposer un instant.

— Ma Louisa sait bien, dit miss Tox, qu’entre amies comme nous, il ne peut être question de faire la moindre cérémonie. Ainsi donc… » Miss Tox acheva sa pensée, non en paroles, mais en action ; elle remit ses gants qu’elle avait ôtés, s’arma de nouveau de ses ciseaux, et se mit à couper, à rogner dans les feuilles avec une dextérité microscopique.

« Florence est revenue chez elle, dit Mme Chick, après être restée assise quelque temps sans rien dire, la tête penchée d’un côté et son parasol dessinant sur le parquet, et vraiment Florence est beaucoup trop grande maintenant pour continuer à mener cette vie solitaire à laquelle elle s’est habituée. Elle est trop grande, incontestablement. Et j’aurais très-peu d’estime pour quiconque se permettrait de professer une opinion différente de la mienne à cet égard. Non, quelque désir que j’en eusse, je ne pourrais pas avoir d’estime pour ces gens-là. Que voulez-vous ? nous ne sommes pas maîtres de nos sentiments à ce point. »

Miss Tox, ne dit pas non, quoiqu’elle ne fût pas trop au courant de l’affaire.

« Si c’est une fille bizarre, dit Mme Chick, et si mon frère ne se sent pas suffisamment à son aise avec elle, après tous les événements terribles qui sont survenus, que voulez-vous ? il faut absolument qu’il fasse un effort : c’est son devoir. Dans notre famille, nous sommes tous remarquables pour faire des efforts. Paul est le chef de la famille ; il ne reste plus que lui pour représenter les Dombey : Car, moi, que suis-je ? moins que rien.

— Oh ! ma tendre amie, que dites-vous là, » fit miss Tox d’un ton de reproche.

Mme Chick sécha ses larmes qui commençaient à couler bien fort, et continua :

« Il est donc obligé, plus que jamais, à faire un effort ; mais malgré tout, cet effort qu’il a fait et qu’il a dû faire m’a porté un coup… j’ai une nature si susceptible, si nerveuse ! Je suis bien malheureuse d’être comme cela. Je voudrais que mon cœur fût de marbre ou de pierre…

— Oh ! ma bonne Louisa, fit miss Tox toujours avec le même ton de reproche.

— Enfin, c’est toujours un triomphe pour moi que de savoir qu’il est fidèle à lui-même et à son nom de Dombey. Je ne veux pas dire qu’il ne l’a pas toujours été… Seulement, ajouta Mme Chick, après un instant de silence, j’espère qu’elle sera digne aussi de porter ce nom-là. »

Miss Tox était alors occupée à verser l’eau d’une cruche dans un arrosoir vert ; lorsqu’elle eut terminé son opération, elle leva par hasard les yeux, et en voyant l’expression du regard que Mme Chick fixait sur elle, elle éprouva un tel sentiment de surprise, que pour le moment elle déposa l’arrosoir sur la table et s’assit à côté.

« Ma chère Louisa, dit miss Tox, oserai-je, en réponse à votre observation, vous exprimer très-humblement mon sentiment : votre bonne nièce donne en tout point de très-grandes espérances.

— Que voulez-vous dire, Lucrèce ? reprit Mme Chick, en se donnant de plus en plus un air imposant. À quelle observation de ma part voulez-vous faire allusion ?

— Que vous espérez qu’elle sera digne de porter son nom, ma bonne amie, dit Miss Tox.

— Si, continua Mme Chick avec un air de dignité contenue, je ne me suis pas exprimée clairement, c’est à moi que je dois m’en prendre sans aucun doute. Je pourrais même ne pas m’exprimer du tout, sans l’intimité qui existe entre nous depuis longtemps et que rien au monde, je l’espère, ne viendra briser ; je l’espère fermement, Lucrèce. Et pourquoi pas ? il n’y a pas de raison pour cela ; ce serait absurde ; mais je veux m’expliquer clairement. Je reviens donc sur mon observation. Je vous prie de croire qu’elle ne s’appliquait nullement à Florence.

— En vérité ? repartit miss Tox.

— Non, dit Mme Chick d’un ton bref et ferme.

— Pardonnez-moi, ma chère, reprit son humble amie, mais je n’ai pas compris. Je crois que je deviens stupide. »

Mme Chick promena ses regards autour de la pièce et sur la rue : elle regardait les plantes, l’oiseau, l’arrosoir, tout ce qu’elle avait sous les yeux, excepté miss Tox ; enfin son regard s’abaissant à terre passa sur miss Tox pendant un instant ; puis fronçant le sourcil, elle dit en regardant le tapis :

« Quand je dis, Lucrèce, que j’espère qu’elle sera digne du nom des Dombey, je veux parler de la seconde femme de mon frère Paul. Je crois vous avoir déjà dit en effet, peut-être pas précisément dans les mêmes termes, que son intention est de se remarier. »

Miss Tox quitta son siége précipitamment et retourna à ses plantes, coupant, taillant, rognant dans les tiges, dans les feuilles avec aussi peu de précaution qu’un barbier qui coupe les cheveux d’un pauvre homme.

« Comprendra-t-elle comme elle le doit l’honneur qui lui est fait ? dit Mme Chick à voix basse ; cela est une autre question. J’espère qu’elle le fera. Nous sommes tenus à penser bien de notre prochain en ce monde ; j’espère donc qu’elle répondra à cette distinction. On ne m’a pas consultée. Si l’on m’avait consultée, il n’est pas douteux que mon avis aurait été accueilli cavalièrement ; il vaut mieux que les choses se soient passées ainsi. Je préfère beaucoup la manière dont cela s’est fait. »

Miss Tox, la tête penchée, coupait toujours les plantes. Mme Chick, qui, de temps à autre, avait un mouvement de tête significatif, continua sur le même ton avec un geste qui interdisait toute réplique.

« Si mon frère Paul m’avait consultée, ce qu’il fait quelquefois, ou plutôt ce qu’il avait l’habitude de faire quelquefois, car maintenant il ne me consultera plus ; ce sera pour moi une grave responsabilité de moins. (Ici Mme Chick sembla souffrir des nerfs.) Dieu merci, je ne suis pas jalouse. (Ici Mme Chick versa encore une fois des larmes.) Si mon frère était venu à moi et m’avait dit : « Louisa, quelle sorte de qualités me conseillez-vous de chercher dans une femme ? » je lui aurais certainement répondu : « Paul, il vous faut des titres, de la beauté, de la dignité, de belles relations. » Voilà, en propres termes, ce que je lui aurais dit. Après cela on aurait pu me conduire à l’échafaud, si on avait voulu, dit Mme Chick, comme si l’échafaud était la conséquence très-probable de la réponse qu’elle eût faite, mais voilà encore une fois, en propres termes, ce que je lui aurais répondu. « Comment ! lui aurais-je dit, vous, Paul, vous marier une seconde fois sans épouser ni titres, ni beauté, ni dignité, ni relations ! il n’y a personne au monde d’assez fou pour oser avoir un seul instant une idée aussi déraisonnable. »

Miss Tox s’arrêta dans sa besogne ; la tête au milieu de ses plantes, elle écoutait attentivement. Peut-être s’imaginait-elle qu’il y avait une lueur d’espérance pour elle, dans cet exorde, en voyant avec quelle chaleur s’exprimait Mme Chick.

« Voilà, continua la discrète dame, les raisonnements que j’aurais faits ; parce qu’enfin je crois que je ne suis pas encore une imbécile. Je n’ai pas la prétention de me faire passer pour une intelligence supérieure, quoiqu’il y ait des gens assez bons pour le croire. Ce n’est pas avec la modestie que je me connais, que j’aurais pu longtemps entretenir cette illusion. Mais enfin je ne suis pas non plus tout à fait une imbécile. Et venir me conter, à moi, dit Mme Chick avec un ton de dédain inexprimable, que mon frère Paul Dombey a jamais pu envisager comme possible l’idée de s’unir à quelqu’un. N’importe qui… je ne m’en inquiète pas (dans ces derniers mots il y avait plus d’amertume et d’emphase que dans tout le reste), de s’unir à quelqu’un qui n’a pas les qualités requises, ce serait insulter au peu d’intelligence que j’ai ; autant vaudrait me dire que je suis un éléphant ; ce n’est pas l’embarras ; on pourra bien me le dire un de ces jours, ajouta Mme Chic d’un air résigné. Cela ne me surprendrait pas du tout. Je m’y attends. »

Pendant l’instant de silence qui suivit, on entendait encore, par-ci par-là, les ciseaux de miss Tox donner un coup ou deux tout de travers, mais miss Tox elle-même restait toujours invisible, on ne voyait que les mouvements de son peignoir qui paraissait très-agité. Mme Chick lui lança un regard de côté à travers les plantes qui les séparaient, puis elle reprit d’un ton de conviction profonde comme si ce qu’elle allait dire était de la dernière évidence :

« Donc mon frère, cela va de soi, a fait ce qu’on devait attendre de lui et ce que tout le monde pouvait prévoir qu’il ferait, s’il se remariait. J’avoue qu’il y a eu là pour moi un moment de surprise, si agréable qu’elle pût être. Car lorsque Paul a quitté Londres, je ne me figurais pas qu’il formerait des liens hors de Londres, et bien certainement ces liens n’existaient pas lorsqu’il est parti. Cependant, c’est une union qui me paraît désirable à tous égards. Je ne doute pas que la mère ne soit une personne des plus comme il faut et des plus élégantes, et je n’ai aucunement le droit de discuter la question de savoir s’il sera bien qu’elle vive avec eux ; c’est l’affaire de Paul et non la mienne : quant à la femme que Paul a choisie, je n’ai encore vu jusqu’ici que son portrait ; mais il est très-beau. Son nom est beau aussi, dit Mme Chick toujours avec le même mouvement de tête et en s’allongeant dans son fauteuil. Édith est à la fois un nom peu ordinaire et distingué. En conséquence, Lucrèce, je ne doute pas que vous soyez heureuse d’apprendre que le mariage doit avoir lieu immédiatement : vous ne pouvez pas manquer de l’être en apprenant cette bonne nouvelle, dit Mme Chick avec insistance : vous serez enchantée d’apprendre ce changement de condition chez mon frère qui, à diverses reprises, a eu pour vous les plus grands égards. »

Pour toute réponse, miss Tox prit le petit arrosoir d’une main tremblante et promena autour d’elle des yeux distraits : on eût dit qu’elle cherchait quelque meuble qui eût besoin d’être arrosé. La porte s’ouvrit à ce moment critique pour le cœur de miss Tox, qui tressaillit, poussa un convulsif éclat de rire et tomba dans les bras de la personne qui entrait : heureusement qu’elle ne put voir, ni l’attitude courroucée de Mme Chick, ni le major qui, posté à sa fenêtre de l’autre côté de la rue, faisait manœuvrer son binocle et laissait éclater sur son visage épanoui une joie diabolique.

Il n’en était pas de même du pauvre nègre du major, car c’était bien lui tout ébahi qui soutenait les formes légères de la défaillante miss Tox : il était monté tout droit chez elle, selon son habitude, pour demander poliment des nouvelles de mademoiselle, exact en cela à exécuter les malicieuses instructions du major. Il venait d’arriver juste à temps pour recevoir dans ses bras le léger fardeau et sur ses souliers le contenu de l’arrosoir ; il se savait surveillé par le terrible major, qui l’avait menacé de lui briser les os, comme d’habitude, s’il faisait quelque bêtise : cette pensée, jointe à la circonstance de l’arrosoir et de l’évanouissement de miss Tox, contribuait à donner un air plus piteux encore à ce pauvre souffre-douleurs.

Pendant quelques instants, l’infortuné retint miss Tox sur son cœur avec une énergie que démentait sa figure décontenancée. La pauvre dame en même temps laissait tomber lentement les dernières gouttes de son arrosoir sur le nègre, comme elle l’eût fait sur une plante exotique de constitution délicate, que cette douce rosée pouvait rappeler à la vie. Mme Chick, à la fin, retrouvant assez de présence d’esprit pour intervenir, ordonna au nègre de poser miss Tox sur le sofa et de se retirer : le nègre obéit promptement et elle s’occupa de faire revenir miss Tox.

Mme Chick, cette fois, ne montra pas ce tendre intérêt que les filles d’Ève se témoignent en pareil cas : on ne vit pas chez elle ces sentiments, pour ainsi dire franc-maçonniques, qui font que les femmes, enchaînées mystérieusement l’une à l’autre, sont, dans les cas d’évanouissement, comme de véritables sœurs. Elle ressemblait plutôt au bourreau qui cherche, avant l’exécution, à rendre à sa victime le sentiment de l’existence ; comme cela se pratiquait dans le bon vieux temps que pleurent encore nos honnêtes gens d’aujourd’hui. Mme Chick lui mit sous le nez un flacon d’odeur, lui frappa dans les mains, lui versa de l’eau froide sur le visage et eut recours aux autres remèdes usités en pareil cas. À la fin, quand miss Tox ouvrit les yeux et fut peu à peu rendue à la vie et à la connaissance, Mme Chick se retira d’elle comme d’un criminel, et imitant, à rebours, l’Hamlet de Shakspeare, qui regarde son assassin avec plus de pitié que de colère, Mme Chick regardait sa victime avec plus de colère que de pitié.

« Lucrèce, dit Mme Chick, je n’essayerai pas de déguiser ce que je sens. Mes yeux se sont ouverts tout d’un coup. Je ne l’aurais jamais cru quand ce serait un saint prophète qui me l’aurait dit.

— Je suis folle de montrer ainsi ma faiblesse, balbutia miss Tox. Je suis mieux maintenant.

— Vous êtes mieux maintenant ! répéta Mme Chick d’un ton d’extrême dédain. Supposez-vous que je sois aveugle ? vous imaginez-vous que je suis tombée en enfance ? Non, non, Lucrèce : je vous suis bien obligée. »

Miss Tox leva vers son amie des yeux suppliants et désespérés, et mit son mouchoir sur sa figure.

« Si quelqu’un m’avait dit cela hier, dit majestueusement Mme Chick, ou seulement il y a une demi-heure, j’aurais été tentée, je crois, de le terrasser. Lucrèce Tox, mes yeux se sont ouverts sur vous tout d’un coup. Mes yeux sont dessillés maintenant. Le temps où j’avais une confiance aveugle en vous est passé, Lucrèce, vous en avez abusé, vous vous en êtes fait un jeu ; mais c’est fini, il n’y a plus de subterfuge possible maintenant, soyez-en sûre.

— Oh ! mon Dieu ! que voulez-vous dire par ces allusions cruelles, mon amie ? demanda miss Tox tout éplorée.

— Lucrèce, répondit Mme Chick, interrogez votre propre cœur. Je vous prierai d’abord de ne plus m’appeler par ces noms d’amitié, comme vous aviez coutume de le faire, s’il vous plaît. J’ai encore quelque respect de moi-même, quoique vous puissiez penser autrement.

— Oh ! Louisa, s’écria miss Tox. Comment pouvez-vous me parler comme cela ?

— Comment je puis vous parler comme cela ! reprit Mme Chick qui, à défaut de bonnes raisons à donner, s’attachait à répéter ironiquement les paroles de miss Tox pour produire un effet plus dramatique. Comme cela !… je vous conseille vraiment de dire : comme cela ! »

Miss Tox sanglotait que c’était à fendre le cœur.

« Avoir eu la pensée, dit Mme Chick, de venir vous réchauffer à l’âtre du foyer de mon frère, comme un serpent ; et de vous enlacer autour de moi, pour vous glisser dans sa confiance, Lucrèce, afin de pouvoir en secret nourrir des projets sur lui et d’oser avoir la prétention d’envisager comme possible son union avec vous ! C’est une pensée, dit Mme Chick avec un ton de dignité ironique, qui serait le comble de la perfidie, si heureusement pour elle ce n’était pas avant tout le comble de l’absurdité !

— Je vous en prie, Louisa, dit miss Tox avec insistance, ne me dites pas de si horribles choses !

— De si horribles choses ! répéta Mme Chick. De si horribles choses ! N’est-il pas avéré, Lucrèce, qu’à l’instant même vous avez été incapable de maîtriser vos sentiments devant moi, après m’avoir tenu si habilement un bandeau sur les yeux ?

— Je n’ai pas laissé échapper une plainte, dit miss Tox sanglotant. Je n’ai rien dit. Si la nouvelle que vous m’avez annoncée, Louisa, a été trop inattendue, et si jamais j’ai eu une lointaine pensée que M. Dombey pouvait bien avoir quelque inclination pour moi, assurément ce n’est pas à vous à me condamner pour cela.

— Vous allez voir, dit Mme Chick, comme si ses regards pleins d’indignation et d’innocence s’adressaient au mobilier de la chambre en général pour le prendre à témoin, vous allez voir qu’elle va nous dire tout à l’heure que je l’ai encouragée dans ses projets.

— Je ne veux pas récriminer, ma chère Louisa, dit miss Tox au milieu de ses sanglots, je ne veux pas me plaindre non plus. Mais dans l’intérêt de ma propre défense…

— Quand je vous le disais, s’écria Mme Chick en regardant les meubles avec le sourire d’un prophète satisfait. Vous feriez mieux de le dire tout de suite. Dites-le ouvertement. Soyez franche, Lucrèce Tox, dit Mme Chick d’un ton sévère, ce sera toujours cela.

— Dans l’intérêt de ma propre défense, balbutia miss Tox, et seulement pour répondre à vos paroles si peu obligeantes pour moi, ma chère Louisa, je me contenterai de vous demander si vous n’avez pas souvent aidé à l’illusion, et favorisé mes espérances dans nos conversations.

— Il y a une limite, dit Mme Chick en se levant comme pour prendre son essor bien haut dans les cieux, sa patrie adoptive, il y a une limite au delà de laquelle la patience devient ridicule, sinon coupable. Je puis en endurer beaucoup, mais jusque-là, non. Je ne sais quelle fatalité pesait sur moi, quand je suis entrée dans cette maison aujourd’hui ; mais j’avais un pressentiment, un noir pressentiment, dit Mme Chick en frissonnant, qu’il allait y avoir quelque chose. Ah ! que ne l’ai-je su plus tôt, Lucrèce ! Quand je songe qu’un instant a suffi pour détruire une confiance de tant d’années, que mes yeux se sont ouverts tout d’un coup et que je vous vois enfin sous votre véritable jour ! Lucrèce, je m’étais bien trompée sur votre compte. Pour vous comme pour moi, il vaut mieux en rester là. Je vous souhaite d’être heureuse, et je vous le souhaiterai toujours. Mais pour moi personnellement qui désire conserver, sans la compromettre, ma petite position sociale, quelle que soit cette position, en qualité de sœur de mon frère, de belle-sœur de la femme de mon frère et de parente, par alliance, de la mère de la femme de mon frère, me permettrez-vous d’ajouter en qualité de Dombey, je ne puis rien vous souhaiter pour le moment que le bonjour. »

Ces mots furent prononcés d’un ton aigre-doux que tempérait et démentait le ton austère de l’orateur qui se dirigea vers la porte. Là, elle baissa la tête avec la froideur d’un spectre et d’une statue, et rejoignit la voiture pour y chercher une consolation dans les bras de M. Chick, son seigneur et maître.

Quand je dis dans les bras, c’est une figure qu’il faut pardonner aux auteurs, car le fait est que M. Chick, en ce moment, était tout à son journal. M. Chick ne regarda seulement pas sa femme, si ce n’est de côté, quand elle monta ; mais pour des consolations, point. Bref, il continua de lire, fredonnant des tra-la-la, et lui lança de temps à autre un coup d’œil à la dérobée, sans d’ailleurs lui adresser un mot.

Pendant ce temps, Mme Chick se gonflait, et faisait de la tête comme si elle envoyait encore à miss Tox cet adieu solennel qui avait signalé sa sortie.

À la fin, elle s’écria tout haut :

« Dieu ! comme mes yeux se sont ouverts aujourd’hui !

— Comme vos yeux se sont ouverts, ma chère, répéta M. Chick.

— Oh ! ne me parlez pas, dit Mme Chick ; puisque vous avez le cœur de me voir dans cet état-là, sans me demander seulement ce que j’ai, vous feriez mieux de vous taire pour toujours.

— Qu’est-ce que vous avez, ma chère ? demanda M. Chick.

— Quand on pense, dit Mme Chick dans une espèce de monologue, qu’elle avait nourri la basse pensée d’entrer dans notre famille en se mariant avec Paul ! Quand on pense, que lorsqu’elle jouait au dada avec ce cher enfant qui est aujourd’hui dans la tombe… (je n’aimais pas ces amusements-là), ce n’était qu’un leurre qu’elle tendait au père, cette femme à double visage. Je m’étonne qu’elle n’ait jamais eu l’idée que cela lui jouerait quelque mauvais tour. Elle aura bien du bonheur, s’il ne lui en arrive pas malheur.

— Mais je croyais, ma chère, dit M. Chick lentement après s’être frotté le bout du nez avec son journal, que vous aviez eu la même idée jusqu’à ce jour, et que vous regardiez cela comme une chose assez convenable, si elle pouvait s’arranger. »

Aussitôt Mme Chick éclata en sanglots, disant à M. Chick qu’il ferait mieux de l’écraser tout de suite sous ses talons de bottes plutôt que de lui tenir ce langage.

« Mais tout est fini avec miss Tox, ajouta-t-elle ensuite, en laissant un libre cours à sa colère, ce qui effraya beaucoup M. Chick. Je puis consentir à perdre la confiance de Paul au profit d’une personne qui, je l’espère et j’en suis persuadée, la mérite, une personne qu’il a bien le droit de mettre à la place de la pauvre Fanny, si elle est de son goût, que Paul m’annonce avec sa froideur ordinaire le parti auquel il s’est arrêté, qu’il ne me consulte plus avant d’avoir tout conclu, tout terminé, je m’y résigne ; mais ce que je ne supporterai pas, c’est de me laisser tromper, trahir. Non, non ! tout est rompu avec miss Tox. Il vaut mieux en finir, dit Mme Chick avec componction, beaucoup mieux. D’ailleurs, il me faudrait bien du temps avant de me retrouver à mon aise avec elle après cette révélation ; et maintenant que Paul va entrer dans le grand monde, en épousant des gens de qualité, je ne sais pas si elle aurait été tout à fait présentable et si elle n’aurait pas pu me compromettre moi-même. La Providence se montre partout ; tout est pour le mieux. J’ai été éprouvée aujourd’hui, mais, en somme, je ne le regrette pas. »

Dans cet état de résignation vraiment chrétienne, Mme Chick s’essuya les yeux, rajusta son corsage et prit l’attitude d’une personne qui souffre avec calme une cruelle injure. M. Chick, qui avait la conscience de son indignité, profita de la première occasion pour se faire déposer à un coin de rue, et s’en alla en sifflant, en faisant le gros dos, et les mains dans les poches.

Pendant ce temps-là, la pauvre miss Tox, l’excommuniée, qui, après tout, malgré son caractère souple et câlin, n’en était pas moins honnête et constante dans ses affections, qui avait eu vraiment pour son accusatrice une amitié fidèle, et pour la magnificence de M. Dombey un dévouement sincère, pendant ce temps-là, dis-je, la pauvre femme excommuniée arrosait ses plantes de ses larmes et sentait que l’hiver était venu pour la place de la Princesse.

Chapitre IX. Avant le mariage. §

La triste maison n’était plus ensorcelée depuis que les ouvriers y étaient entrés. Du haut en bas et du matin au soir, on n’entendait que le bruit des marteaux qui frappaient et le piétinement des allants et venants ; aussi Diogène était dans un état de fureur continuel depuis le lever jusqu’au coucher du soleil ; le voilà bien convaincu, maintenant, le pauvre animal, que son ennemi a le dessus, et que, dans l’ivresse de sa victoire, il vient le braver chez lui et mettre tout au pillage. Mais, du reste, il ne paraît pas qu’il se soit opéré un grand changement dans l’existence de Florence. Le soir, une fois les ouvriers partis, la maison reprend son aspect lugubre et abandonné, et la jeune fille, en écoutant la voix de ces braves gens, que l’écho répète sous les voûtes et dans les escaliers, se figure la joie des familles à leur retour. Il lui semble voir les petits enfants qui les attendent, et c’est un bonheur pour elle aussi de penser qu’ils sont gais et contents de revoir leurs parents.

Elle accueillait toujours le silence du soir comme un vieil ami, mais ce silence avait changé d’aspect ; il jetait maintenant sur Florence un regard moins sévère ; il apportait avec lui quelque nouvelle espérance. Les douces paroles et les caresses de la belle dame, dans la chambre même où son cœur avait reçu une si rude atteinte, lui semblaient une promesse du sort pour l’avenir. Le doux reflet d’une brillante aurore, qui allait se lever pour elle, annonçait une autre existence ; elle espérait conquérir l’affection de son père et se voir rendre complétement, ou peu s’en faut, tout ce qu’elle avait perdu dans ce jour affreux où l’amour d’une mère s’était éteint avec son dernier soupir. Des ombres bienveillantes s’agitaient autour d’elle dans une espèce de demi-jour salutaire à son âme, et lui composaient une aimable société. Elle regardait les petits enfants à la figure vermeille de la maison voisine ; c’était pour elle une sensation nouvelle et précieuse que de songer au plaisir qu’elle aurait désormais à leur parler et à les connaître ; elle ne craindrait plus de se montrer à eux, comme autrefois, lorsque vêtue de deuil elle avait peur qu’ils ne l’aperçussent assise là toute seule avec sa robe noire.

Au milieu des pensées consolantes que l’idée d’une nouvelle mère éveillait en elle, avec les sentiments d’amour et de confiance qui débordaient d’un cœur si pur pour se porter vers elle, Florence, loin d’oublier la première, la chérissait de plus en plus, sans craindre de lui opposer une rivale dans son affection.

Elle savait bien que cette nouvelle fleur de tendresse s’épanouissait sur la même tige et sortait de la même racine, racine profonde, depuis longtemps chère à son cœur. Chaque douce parole tombée des lèvres de la belle dame résonnait aux oreilles de Florence comme l’écho d’une voix restée muette depuis de longues années. En présence de ce nouveau sentiment de tendresse, tout ce qu’elle savait de l’amour d’une mère pouvait-il jamais s’effacer de son âme ?

Florence était un jour assise dans sa chambre ; elle lisait une histoire touchante, propre à éveiller sa sensibilité. Sa pensée se reporta naturellement sur la belle dame qui lui avait promis une visite prochaine, quand, levant les yeux, elle l’aperçut sur le seuil de la porte.

« Maman, s’écria Florence en courant joyeusement au-devant d’elle ; je vous revois enfin !

— Maman ! pas encore… reprit la dame avec un sourire austère en serrant Florence dans ses bras.

— Mais bientôt, dit Florence.

— Oui, Florence, ce sera bientôt, maintenant. »

Édith pencha un peu la tête, comme si elle voulait rapprocher sa joue de celle de Florence ; et, pendant quelques minutes, elle resta silencieuse. Il y avait quelque chose de si tendre dans ses manières, que Florence fut encore plus touchée que le jour de leur première entrevue.

Elle conduisit Florence vers une chaise près d’elle et s’assit ; Florence la regardait, remplie d’admiration pour sa beauté et laissant volontiers sa main dans les siennes.

« Avez-vous été bien seule, Florence, depuis que je ne vous ai vue ?

— Oh ! oui, » répondit avec vivacité Florence en souriant.

Elle trembla et baissa les yeux ; car sa nouvelle mère semblait la regarder attentivement ; ses yeux, fixés sur elle, ne la quittaient pas.

« Je… suis habituée à être seule, dit Florence. Je n’y songe pas. Didi et moi, nous passons quelquefois ensemble des journées entières.

Florence aurait pu dire des semaines entières, des mois entiers !

« Didi ! est-ce votre femme de chambre, ma chère ?

— Didi ! oh ! non ! non. C’est Diogène, mon chien, dit Florence en riant… Ma femme de chambre, c’est Suzanne.

— C’est ici votre appartement ? dit Édith en promenant ses regards autour d’elle. On ne me l’avait pas fait voir l’autre jour. Il faudra que nous fassions arranger ces chambres-là, Florence. Elles deviendront les plus jolies de la maison.

— Si je pouvais changer d’appartement, reprit Florence, il y en a un là-haut, maman, que j’aimerais bien mieux.

— Cet appartement-ci n’est-il pas assez haut comme cela, chère enfant ? demanda Édith en souriant.

— L’autre était la chambre de mon frère, dit Florence, c’est ce qui fait que je l’aime tant. Je voulais en parler à papa ; quand je suis revenue, que j’ai trouvé ici les ouvriers et que j’ai vu qu’on changeait tout… Mais… »

Florence baissa les yeux, dans la crainte que le même regard de tout à l’heure ne la fit encore trembler, puis elle continua :

« Mais j’ai craint que cela ne lui fît de la peine ; et comme vous disiez que vous reviendriez bientôt, maman, et que vous êtes maîtresse de faire tout ce que vous voulez, je me suis résolue à prendre courage et à vous le demander. »

Édith, assise dans son fauteuil, la regarda ; ses yeux brillants étaient fixés sur le visage de la jeune fille ; mais quand celle-ci leva la tête, Édith, à son tour, en détacha ses yeux et les baissa vers la terre. Ce fut alors que Florence pensa combien la beauté de cette femme était différente de la beauté qu’elle avait supposée. Elle l’avait crue orgueilleuse et altière ; maintenant son attitude était si bienveillante et si douce, que si elle avait été, par son âge et sa situation, plus rapprochée de Florence, elle n’aurait pas pu lui inspirer plus de confiance.

Quelquefois cependant, elle avait un air singulier de contrainte et de réserve. Elle semblait humiliée et mal à l’aise en sa présence. La jeune fille s’apercevait de ce changement sans le comprendre et sans en chercher la cause. Quand Édith lui avait répondu qu’elle n’était pas encore sa maman, et que Florence lui avait dit qu’elle était maîtresse de faire ce qu’elle voulait, ce jeu de physionomie avait été vif et saisissant, et, tandis que les yeux de Florence étaient fixés sur son visage, on eût dit qu’Édith avait envie de briser là et de la fuir, loin de lui donner cette tendresse et cet amour qu’elle lui devait, comme sa mère future.

Elle lui promit pourtant sa nouvelle chambre en lui disant qu’elle donnerait elle-même des ordres pour cela. Elle lui adressa ensuite quelques questions relatives au pauvre Paul et, après s’être entretenue pendant quelque temps avec elle, elle lui annonça qu’elle était venue la chercher pour l’emmener chez elle.

« Nous voici à Londres maintenant, ma mère et moi, dit Édith, et vous resterez avec nous jusqu’à ce que je sois mariée. Je désire que nous nous connaissions davantage, Florence, et que nous ayons l’une pour l’autre une confiance réciproque.

— Vous êtes bien bonne pour moi, chère maman, dit Florence. Comme je vous remercie !

— Que je vous dise maintenant, car je ne retrouverai peut-être pas une aussi bonne occasion, continua Édith en regardant autour d’elle pour voir si elles étaient tout à fait seules, et parlant à voix basse, quand je serai mariée, je m’absenterai pendant quelques semaines : je serai plus tranquille, si vous venez habiter ici. N’importe qui vous invitera à aller ailleurs, venez habiter ici. Il vaut mieux être seul que… Je veux dire, fit-elle en se reprenant, que vous ne pouvez pas être mieux que chez vous, ma chère Florence.

— Je viendrai ici le jour même, maman.

— À la bonne heure. Je compte sur votre promesse. Maintenant, chère enfant, préparez-vous à venir avec nous. Vous me trouverez en bas, quand vous serez prête. »

Édith se promena lentement et l’air pensif dans cette demeure, dont elle allait bientôt devenir dame et maîtresse ; elle prenait peu d’intérêt à toute l’élégance, à toute la splendeur qui commençaient à s’y étaler. C’était toujours la même fierté indomptable, le même dédain orgueilleux exprimé dans ses yeux et sur ses lèvres, la même beauté hautaine, tempérée seulement par le peu de cas qu’elle en faisait, et le mépris des avantages qui s’y rattachent ; enfin, cette Édith qui se promenait dans les grands salons et dans les vestibules était bien la même qui, sous l’ombrage épais, avait trahi les luttes terribles de son âme sous l’œil curieux de Carker.

Les roses, représentées sur les murs et sur le parquet, avaient des épines qui lui déchiraient le cœur ; chaque brin d’or qui brillait à son œil lui semblait une odieuse particule de la somme qui l’avait achetée ; les glaces, hautes et larges, qui la réfléchissaient de grandeur naturelle lui montraient une femme qui avait encore dans l’âme de nobles sentiments, mais qui était trop fausse à ses propres yeux, trop vile et trop misérable pour se relever jamais. Elle croyait porter si visiblement sur son front son déshonneur, qu’elle cherchait à le dissimuler en se retranchant derrière son orgueil et, grâce à cet orgueil qui torturait son cœur jour et nuit, elle luttait fièrement contre le destin, bravait et défiait le sort.

Était-ce bien là la femme que Florence, jeune fille innocente, qui n’avait d’énergie que dans son affection et dans sa confiance naïve, pouvait espérer de ramener à des impressions plus douces ? était-ce là la femme qui, à ses côtés, semblait avoir changé la violence de sa nature ? serait-il vrai que la jeune fille timide eût pu imposer silence aux tempêtes de son cœur et subjuguer jusqu’à son orgueil ? Était-ce bien là la femme qui, maintenant assise à côté d’elle dans une voiture, prenait ses mains dans les siennes, d’un air caressant, l’invitait à l’aimer, à avoir confiance en elle, approchait sa belle tête de son sein pour l’y laisser reposer, toute prête à renoncer à la vie pour défendre cette tête chérie contre toute atteinte du mal ?

Édith, quel bonheur pour vous, de mourir en ce moment ! Oui, vous seriez plus heureuse peut-être de mourir en ce moment que de continuer à vivre jusqu’au bout.

L’honorable Mme Skewton était bien loin de tels sentiments ; semblable en cela à bon nombre de gens très comme il faut, d’ailleurs, dans tous les temps et dans tous les pays, elle ne pouvait entendre parler de la mort et ne comprenait pas qu’on pût jamais songer à une chose si basse et si vulgaire. L’honorable Mme Skewton avait emprunté une maison à Brook-Street, Grosvenor-Square, à un illustre parent de la race des Feenix. Comme il n’habitait pas la ville, il la prêta sans difficulté pour ce mariage ; il l’offrit même d’autant plus volontiers qu’il espérait, grâce à ces événements, être délivré pour toujours des importunités de Mme Skewton et de sa fille. Comme il était nécessaire, dans l’intérêt de la réputation de la famille, de faire comme il faut les choses, dans une pareille circonstance, Mme Skewton eut recours à un fournisseur accommodant de la paroisse de Mary-le-Bone, qui prêtait toutes sortes d’objets aux gens de la noblesse et de l’aristocratie, depuis un service de vaisselle d’argent jusqu’à un régiment de domestiques. Il installa dans cette maison un sommelier à cheveux blancs qui fut payé plus cher en raison de son air de vieux domestique de la maison. Il y ajouta deux grands gaillards jeunes et beaux en livrée et une escouade de marmitons : aussi les malins firent-ils courir le bruit, à la cuisine, que le page Withers, débarrassé tout d’un coup de ses nombreuses corvées et surtout n’ayant plus à voiturer la chaise roulante, ce qui eût été incompatible avec les usages de la capitale, avait été surpris se frottant les yeux et se pinçant les mollets, pour mieux s’assurer qu’il n’était pas le jouet d’un songe délicieux, pendant lequel il s’était oublié dans son lit chez le nourrisseur de Leamington.

On tira du même établissement la vaisselle plate, la porcelaine et divers autres articles, y compris un coupé traîné par deux chevaux bais. Puis Mme Skewton s’étala sur les coussins du grand sofa, dans l’attitude de Cléopâtre, pour y tenir cour plénière.

« Et comment va ma charmante Florence ? dit Mme Skewton en voyant entrer sa fille et sa compagne. Il faut venir m’embrasser, ma chère Florence, s’il vous plaît. »

Florence se baissait timidement, cherchant sur la figure de Mme Skewton une place sans vermillon pour y déposer un baiser, lorsque la dame la tira d’embarras en lui présentant le bout de l’oreille.

« Édith, ma chère, dit Mme Skewton, je crois positivement… Mettez-vous un peu plus au jour, ma bonne Florence, une minute seulement. »

Florence obéit en rougissant.

« Vous souvenez-vous, ma très-chère, dit Mme Skewton, comment vous étiez quand vous aviez l’âge de notre très-chère Florence ou quelques années de moins ?

— Il y a longtemps que je l’ai oublié, ma mère.

— Eh bien ! positivement, ma chère, je trouve une ressemblance frappante entre mon Édith d’alors et notre charmante amie ; cela prouve, dit Mme Skewton à voix basse, pour insinuer que Florence était dans un état d’éducation très-imparfait, ce que pourra faire la culture.

— Oui, cela fait quelque chose, » répondit Édith d’un air sombre.

Sa mère lui lança un regard pénétrant, et, se sentant sur un mauvais terrain, elle battit en retraite.

« Ma charmante Florence, il faut venir m’embrasser encore une fois, s’il vous plaît, mon ange. »

Florence obéit, comme de juste, et approcha une fois de plus ses lèvres du bout de l’oreille de Mme Skewton.

« Vous savez certainement, mon petit trésor chéri, dit Mme Skewton en gardant sa main dans la sienne, que votre papa, que nous aimons jusqu’à l’adoration, doit se marier d’aujourd’hui en huit avec ma chère Édith.

— Je savais que c’était prochain, dit Florence, mais je ne savais pas au juste le jour.

— Est-il possible, ma chère Édith ? fit Mme Skewton en riant, vous ne l’aviez donc pas dit à Florence ?

— Pourquoi l’aurais-je dit à Florence ? » répliqua vivement Édith. Il y avait dans cette réponse tant de vivacité et d’amertume, que Florence douta que ce fût la même voix.

Mme Skewton dit ensuite à Florence, par diversion et pour éviter un sujet de conversation épineux, que son père allait venir dîner et que, sans aucun doute, il serait agréablement surpris de la voir : comme il avait dit, la soirée précédente, qu’il s’habillerait dans la Cité et qu’il ignorait qu’Édith devait amener sa fille, Mme Skewton s’attendait à le voir tomber de son haut en la retrouvant chez elle. Cette nouvelle troubla Florence, et son inquiétude fut si vive, vers l’heure du dîner, que, si elle avait su comment s’y prendre pour prier qu’on la laissât retourner chez elle, sans donner pour raison le moins du monde qu’elle redoutait l’arrivée de son père, elle se serait sauvée à pied, tête nue, à perte d’haleine et seule, plutôt que de courir le risque de lui donner du mécontentement.

L’heure approchait et la pauvre Florence ne respirait plus. Elle n’osait venir près de la fenêtre, dans la crainte qu’il ne l’aperçût de la rue. Elle n’osait monter à l’appartement supérieur pour cacher son émotion, dans la crainte qu’en sortant elle ne le rencontrât tout à coup à la porte ; et puis, d’ailleurs, elle craignait de ne plus se sentir la force de revenir, quand on la rappellerait en présence de son père. Agitée par tous ces sentiments de terreur, elle était assise près du sofa de Cléopâtre, s’efforçant de suivre l’insipide conversation de la dame, lorsqu’elle entendit les pas de M. Dombey dans l’escalier.

« Je l’entends, s’écria Florence en regardant fixement la porte. Le voilà. »

Cléopâtre qui, dans son humeur juvénile, aimait toujours à plaisanter et qui, dans son égoïsme, ne s’inquiétait guère du trouble de Florence, la poussa derrière le canapé, et jeta sur elle un châle pour faire une charmante surprise à son père.

À peine était-elle ainsi cachée, que Florence entendit son terrible pas dans la chambre.

Il salua sa belle-mère future et sa fiancée. L’étrange son de sa voix fit tressaillir toutes les fibres de la pauvre enfant.

« Mon cher Dombey, dit Cléopâtre, venez ici, et dites-moi comment se porte votre gentille Florence.

— Florence se porte très-bien, dit M. Dombey s’approchant du sofa.

— Est-elle à la maison ?

— Elle est à la maison, répondit M. Dombey.

— Mon cher Dombey, fit Cléopâtre d’un ton d’espièglerie charmante, êtes-vous bien sûr de ne pas me tromper ? Je ne sais pas ce que va dire ma chère Édith ; mais, sur l’honneur, je crains bien, mon cher Dombey, que vous ne soyez le plus faux des hommes. »

M. Dombey eût-il été le plus faux des hommes, eût-il été pris en flagrant délit de mensonge, il n’aurait pu être plus déconcerté qu’il ne le fut, lorsque, Mme Skewton retirant le châle, Florence lui apparut pâle et tremblante comme un spectre. Il n’était pas encore remis de sa surprise, que Florence, courant à lui, lui passa ses bras autour du cou, l’embrassa et sortit précipitamment de la chambre. Il regarda autour de lui comme pour demander le mot de l’énigme ; mais Édith était sorti avec Florence.

« Allons, mon cher Dombey, dit Mme Skewton en lui donnant la main, avouez maintenant que, de votre vie, vous n’avez été plus surpris, et surtout plus agréablement surpris.

— Je n’ai jamais été plus surpris, en effet, dit M. Dombey.

— Ni plus agréablement, mon très-cher Dombey, repartit Mme Skewton en levant son éventail.

— Je… ah ! oui, je suis bien aise de rencontrer Florence ici, » dit M. Dombey.

Il sembla réfléchir profondément à ce qu’il venait de dire ; puis il répéta d’une façon plut résolue :

« Oui, je suis réellement fort aise d’avoir rencontré Florence ici.

— Vous vous demandez avec étonnement comment elle est ici, n’est-ce pas ? dit Mme Skewton.

— C’est Édith… peut-être… insinua M. Dombey.

— Ah ! le scélérat ! il a deviné ! répliqua Cléopâtre en branlant la tête. Ah ! le rusé ! Je ne devrais pas vous le dire ; car, mon cher Dombey, les hommes sont si vains, si disposés à abuser de notre faiblesse ; mais vous lisez dans notre âme à livre ouvert… C’est bon, tout de suite. »

Cette réponse : C’est bon, tout de suite, s’adressait à l’un des grands laquais qui venait annoncer que le dîner était servi.

« Édith, mon cher Dombey, lui dit-elle tout bas à l’oreille, ne peut se passer de vous ; et j’ai beau lui dire que vous ne pouvez pas toujours être auprès d’elle, quand elle ne vous a pas là, elle veut au moins avoir quelque chose ou quelqu’un qui vous appartienne. C’est bien naturel, n’est-ce pas ? Aussi, rien au monde n’aurait pu l’empêcher d’aller chercher en voiture notre chère Florence aujourd’hui. C’est charmant, n’est-ce pas ? »

Comme elle attendait une réponse, M. Dombey répondit :

« Tout à fait charmant !

— Je vous en aime davantage, mon cher Dombey, pour cette preuve que vous me donnez de votre cœur, s’écria Cléopâtre en lui serrant la main. Mais je vois que je tourne trop au sérieux. Voyons, donnez-moi votre bras ; vous allez être mon ange gardien pour me descendre dans la salle à manger. Allons voir ce que ces gens-là ont l’intention de nous donner pour dîner… Oui, je le répète, je vous en aime davantage, cher Dombey ! »

Après cette dernière déclaration, Cléopâtre sauta de son canapé assez lestement. M. Dombey lui donna le bras et la conduisit en grande cérémonie dans la salle à manger. Un des jeunes laquais de louage, qui n’était pas fort sur le chapitre du respect, était en train de gonfler sa joue avec sa langue, au grand amusement de l’autre locatis, quand le couple parut dans la salle à manger.

Florence et Édith y étaient déjà assises à côté l’une de l’autre. Florence voulait se lever quand son père entra, pour lui céder sa place ; mais Édith lui mit la main sur le bras, et M. Dombey s’assit en face.

Mme Skewton fit presque à elle seule les frais de la conversation. Florence n’osait pas lever les yeux, de peur de faire voir qu’elle avait pleuré ; elle osait bien moins encore parler. Édith n’articulait pas une syllabe, si ce n’est pour répondre aux questions qui lui étaient adressées. Il faut avouer que Cléopâtre avait une rude besogne, pour en finir avec ce mariage, déjà à moitié bâclé. Franchement, il était juste qu’après s’être donné tant de peine, le mariage, au moins, fût des plus riches pour la récompenser.

« Eh bien mon cher Dombey, toutes les formalités seront bientôt remplies, dit Cléopâtre quand on eut apporté le dessert et que le sommelier aux cheveux blancs se fut retiré, même les actes… ?

— Oui, madame, répliqua M. Dombey. Le contrat est prêt, à ce que m’ont dit les hommes de loi, et, comme je vous le disais, si Édith daigne nous fixer l’époque de la signature… »

Édith était comme une statue, froide, muette, immobile.

« Mon amour, fit Cléopâtre, entendez-vous ce que dit M. Dombey ? Ah ! mon cher Dombey, lui dit-elle à part, comme la pensée de l’absence d’Édith, à mesure que le temps approche, me rappelle un de ces jours mémorables où son papa, l’homme le plus aimable du monde, était dans la même situation où je vous vois !

— Je n’ai rien à fixer. Ce sera quand vous voudrez, fit Édith, dont le regard ne daignait pas traverser la table pour parvenir jusqu’à M. Dombey.

— Demain ? fit M. Dombey.

— Si vous voulez.

— Ou après-demain, dit M. Dombey, si vous avez des empêchements.

— Je n’ai pas d’empêchements. Je suis toujours à votre disposition. Fixez le jour que vous voudrez.

— Vous n’avez pas d’empêchements, Édith ! lui représenta sa mère, lorsque vous êtes si horriblement occupée toute la journée, et que vous avez mille et une emplettes à faire.

— C’est votre affaire, vous savez bien, reprit Édith, qui se tourna vers elle avec un léger froncement de sourcils. Arrangez-vous avec M. Dombey.

— Vous avez raison, mon amour ; c’est une marque de déférence de votre part, dit Cléopâtre. Ma chère Florence, allons, il faut venir m’embrasser encore une fois, s’il vous plaît. »

Par une singulière coïncidence, tous ces élans de tendresse pour Florence suivaient presque toujours les dialogues auxquels Édith prenait part, ne fût-ce que pour dire un mot. Florence, certainement, n’avait jamais eu autant à embrasser de sa vie, et jamais peut-être elle n’avait été aussi utile sans s’en douter.

M. Dombey était loin de se plaindre intérieurement des manières de sa belle fiancée. Il avait de bonnes raisons pour sympathiser avec cette fierté et cette froideur : c’étaient des sentiments qui lui étaient familiers. Il lui était agréable de penser que ce caractère d’Édith ressemblait au sien et promettait un accord parfait. Il aimait à se représenter cette femme fière et majestueuse faisant les honneurs de chez lui et glaçant ses hôtes tout à fait comme lui. La dignité de la maison Dombey et fils était en bonnes mains.

Telles étaient les réflexions de M. Dombey, qui, laissé seul à table après le dîner, pensait à sa fortune passée et rêvait à sa fortune future. Il se sentait dans son élément. Le froid triste et sombre de cette chambre ne lui déplaisait pas. Le fond en était d’un brun foncé ; de noires armoiries couvraient les murs ; vingt-quatre chaises noires, chacune avec autant de clous dorés, ressemblaient à des cercueils qui n’attendaient plus que les croque-morts pour les emporter ; peut-être étaient-ils déjà derrière la porte, au bout du tapis de Turquie ; plus loin, deux nègres étiques soutenaient les bras décharnés d’un candélabre, sur le buffet, d’où s’exhalait une odeur de renfermé, comme si les cendres de dix mille dîners étaient enfouies dans ce sarcophage. Le propriétaire de la maison vivait beaucoup à l’étranger ; l’air de l’Angleterre ne pouvait convenir longtemps à un membre de la famille des Feenix. Aussi, insensiblement, la chambre, prenant un aspect de plus en plus lugubre, avait fini par porter le deuil de son patron, si bien qu’il n’y manquait plus qu’un cadavre pour compléter l’illusion.

M. Dombey était là tout exprès pour le représenter, sinon par son attitude, au moins par sa roideur. Les yeux baissés sur la table d’acajou, il voyait se refléter, comme dans les profondeurs d’une mer immobile, les corbeilles de fruits, les carafes : on eût dit que les objets de ses pensées montaient à la surface un à un pour plonger et disparaître ensuite. Il voyait d’abord Édith dans toute sa majesté ; puis, tout près d’elle, Florence, le regardant d’un air aussi embarrassé qu’au moment où elle avait quitté la chambre : les yeux d’Édith étaient fixés sur elle, et sa main s’avançait comme pour la protéger. Puis il vit surgir, au rayon de la lumière, une petite figure couchée dans un fauteuil, qui le regardait d’un air étonné ; ses yeux étincelaient, et sa figure vieillotte brillait comme la flamme du foyer ; puis, auprès de cette figure, Florence, toujours Florence, absorbait toute son attention.

Qui mieux que lui pouvait expliquer le sens de cette apparition ? Florence était-elle jetée là comme le tourment perpétuel de sa vie ? Était-ce une rivale qui l’avait entravé dans sa marche et qui pouvait l’entraver encore ? Au milieu des heureux préparatifs de son mariage, était-ce une enfant qui venait réclamer à ce moment le cœur de son père, le droit de n’être pas rebutée plus longtemps ? Ou bien cette vision était-elle un avertissement pour lui de sauver au moins les apparences en s’occupant, aux yeux des étrangers, de cette jeune fille, son sang, après tout ? Il le sentait bien lui-même, sans vouloir s’arrêter à cette pensée ; mais il avait beau faire ; à l’image des pompeuses cérémonies du mariage, de l’autel, à tous ses rêves ambitieux, il y avait toujours une tache qui venait lui en gâter le plaisir, c’était Florence, toujours Florence. Aussi, pour se soustraire à ces songes confus, il quitta la chambre.

Il était déjà tard quand on apporta les flambeaux, car la lumière incommodait Mme Skewton ; c’était, du moins, ce qu’elle disait d’un ton dolent. Dans l’intervalle, Florence et Mme Skewton avaient causé ensemble (Cléopâtre tenait tant à la garder près d’elle !) ; puis Florence avait joué sur le piano des amoroso pour le plaisir de Mme Skewton. Nous ne parlons pas des occasions qui se présentèrent dans la soirée, et dont l’affectueuse dame profita pour demander à Florence d’autres baisers, ce qui arrivait toujours quand Édith avait dit quelque chose. Ces occasions, pourtant, ne furent pas très-fréquentes, car Édith se tint assise à l’écart près d’une croisée ouverte pendant toute la soirée, et cela en dépit de la sollicitude de sa mère, qui craignait de la voir s’enrhumer, ce qui ne l’empêcha pas d’y rester jusqu’au moment où M. Dombey prit congé d’elles. Quand il se retira, il se montra gracieux et serein pour Florence, et Florence, en allant se coucher dans la chambre d’Édith, était si heureuse, si pleine d’espérance, que la vie qu’elle avait menée jusqu’alors n’était plus qu’un rêve pour elle, l’histoire ancienne d’une pauvre petite fille abandonnée qui avait eu bien des chagrins : et, par pitié pour elle, elle sanglotait encore quand elle s’endormit.

La semaine s’écoulait vite. C’étaient des courses chez les modistes, les tailleurs, les joailliers, les hommes de loi, les fleuristes, les pâtissiers. Florence était toujours de la partie. Florence devait aller au mariage ; Florence devait quitter le deuil et revêtir ce jour-là une élégante toilette. La couturière (c’était une Française qui ressemblait beaucoup à Mme Skewton) avait tant de goût et d’élégance, que Mme Skewton commanda une robe tout à fait pareille pour elle-même. La couturière lui garantit qu’elle lui irait à merveille et que tout le monde ne manquerait pas de la prendre pour la sœur aînée de Florence.

La semaine s’écoulait toujours très-vite. Édith ne se mêlait de rien, ne s’inquiétait de rien. Ses belles robes arrivaient chez elle, étaient essayées, étaient admirées par Mme Skewton et les couturières, et mises de côté sans qu’elle dît un mot. C’était Mme Skewton qui organisait l’ordre et la marche de chaque journée. Quelquefois Édith restait assise dans la voiture quand elles allaient faire des emplettes ; quelquefois, quand cela était absolument nécessaire, elle descendait dans les boutiques. Mais, quoi qu’il dût arriver, c’était Mme Skewton qui dirigeait tout ; Édith regardait avec aussi peu d’intérêt, ou plutôt avec autant d’indifférence que si cela ne la concernait pas. Florence l’aurait peut-être trouvée trop hautaine et trop insouciante ; mais, comme Édith ne l’avait jamais été pour elle, elle refoulait toujours dans son cœur ses mauvaises impressions pour ne songer qu’à sa reconnaissance.

La semaine, à force de s’écouler rapidement, était bien près de s’envoler pour toujours. La dernière soirée, celle qui précéda le jour du mariage, était déjà arrivée. Mme Skewton, Édith et M. Dombey étaient réunis dans le salon, qui n’était pas mieux éclairé, car la tête de Mme Skewton n’allait toujours pas mieux ; mais elle espérait bien se porter à merveille le lendemain. Édith était toujours près de sa croisée ouverte, à regarder dans la rue ; M. Dombey et Cléopâtre parlaient à voix basse sur le sofa. Il se faisait tard, et Florence, qui était fatiguée, alla se coucher.

« Mon cher Dombey, dit Cléopâtre, vous me laisserez Florence demain, puisque vous me privez de ma bonne Édith. »

M. Dombey répondit qu’il la lui laisserait avec plaisir.

« L’avoir ici avec moi, pendant que vous serez tous les deux à Paris, et penser qu’à raison de son âge, je puis contribuer à lui former le cœur, dit Cléopâtre, ce sera pour moi une grande consolation dans l’abandon où vous allez me laisser. »

Édith tourna vivement la tête. Jusque-là distraite, elle parut prendre tout à coup un vif intérêt à la conversation, et sans être vue, grâce à l’obscurité, elle écouta attentivement. M. Dombey répondit qu’il serait charmé de laisser Florence en d’aussi bonnes mains.

« Mon cher Dombey, répondit Cléopâtre, mille remercîments pour la bonne opinion que vous avez de moi. Je craignais que vous n’allassiez, de propos délibéré, comme disent ces abominables gens de loi, dans leur horrible prose, me condamner à la solitude.

— Pourquoi me faire cette injure, ma chère madame ? Dit M. Dombey.

— C’est que ma charmante Florence m’a si formellement dit qu’il lui fallait retourner à la maison demain, reprit Cléopâtre, que je commençais à craindre, mon cher Dombey, que vous ne fussiez tout à fait un pacha.

— Je n’ai, je vous assure, madame, donné aucun ordre à Florence. Et lui en eussé-je donné, il n’y a pas un ordre qui ne cédât devant un de vos désirs.

— Mon cher Dombey, répliqua Cléopâtre, quel courtisan vous faites ! et pourtant non, vous ne l’êtes pas, car les courtisans n’ont pas de cœur : et le vôtre se montre à chaque instant pour donner du charme à tout. Est-ce que vous allez déjà partir, vraiment, mon cher Dombey ? »

Mon Dieu ! oui, il allait partir : il commençait à se faire tard. Il fallait la quitter, à son grand regret.

« Je ne sais encore si je dors ou si je veille ? balbutia Cléopâtre. Je ne puis pas croire, mon cher Dombey, que ce soit demain matin que vous allez venir me ravir ma douce compagne, mon Édith ! »

M. Dombey, qui était accoutumé à prendre les choses à la lettre, rappela à Mme Skewton qu’ils se reverraient d’abord à l’église.

« L’angoisse d’une mère, dit Mme Skewton, qui confie son enfant, même à vous, mon cher Dombey, est certainement des plus poignantes : tout cela joint à une délicatesse naturelle de constitution et à l’extrême stupidité du pâtissier qui s’est chargé du déjeuner, c’est plus que n’en peuvent porter mes forces. Mais je vais tâcher de surmonter tout cela demain, mon cher Dombey. Ne craignez rien pour moi, ne vous inquiétez pas. Que le ciel vous bénisse ! ma bonne Édith ! s’écria-t-elle d’un son de voix aigu : voilà quelqu’un qui nous quitte. » Édith avait encore tourné la tête du côté de la fenêtre, quand elle avait cessé de prendre intérêt à leur conversation. Elle se leva, sans faire un pas vers lui, sans prononcer une seule parole.

M. Dombey, avec une galanterie fière, conforme à sa dignité et à la circonstance, s’avança vers elle en faisant craquer ses bottes, et porta sa main à ses lèvres. « C’est demain matin, dit-il, que j’aurai le bonheur de demander cette main comme celle de Mme Dombey, » puis s’inclinant cérémonieusement, il sortit.

Mme Skewton sonna pour qu’on apportât de la lumière, aussitôt qu’elle entendit la porte de l’allée se fermer sur lui. Avec la lumière parut la servante portant la robe de jeune fille destinée à tromper le monde le lendemain. Mais cette robe se vengeait cruellement de l’injure d’être portée par Mme Skewton ; et comme il arrive toujours, elle la rendait infiniment plus vieille encore que sa sale robe de flanelle. Cependant Mme Skewton l’essaya avec un air de satisfaction minaudière ; elle souriait à son squelette dans la glace, comme si elle se préparait à produire un effet meurtrier sur le major ; puis, se laissant déshabiller par sa servante, chargée aussi des autres soins de sa toilette de nuit, Cléopâtre tomba en ruine comme un château de cartes.

Pendant tout ce temps-là, Édith était restée à la sombre fenêtre à regarder dans la rue. Lorsqu’elle fut seule avec sa mère, elle s’éloigna de la croisée pour la première fois de la soirée et vint se placer en face d’elle. Quand les yeux de la mère se levèrent sur la figure si fière de sa fille, dont le regard ardent se baissait vers elle, on eût pu voir dans les traits de cette vieille femme, qui bâillait en remuant la tête d’un air maussade, comme un remords, que la légèreté de son caractère ne pouvait dissimuler.

« Je suis mortellement fatiguée, dit-elle. On ne peut pas compter un moment sur vous, vous êtes pire qu’un enfant. Et encore un enfant est moitié moins obstiné et moins désagréable que vous.

— Écoutez-moi, ma mère, reprit Édith, en dédaignant de répondre à ce reproche. Il faut que vous restiez seule jusqu’à mon retour.

— Que je reste seule jusqu’à votre retour, Édith ? répéta sa mère.

— Sinon, je vous jure, au nom de celui que je prendrai demain à témoin si faussement, si honteusement que je refuse la main de cet homme à l’église. Si je ne le fais, que je tombe morte sur le carreau. »

Sa mère la regarda tout alarmée : le regard de sa fille n’était pas de nature à la rassurer.

« C’est bien assez, dit Édith avec fermeté, que nous soyons ce que nous sommes. Je ne veux pas qu’on ravale à mon niveau la jeunesse et l’innocence. Je ne veux pas qu’une âme candide soit corrompue, pervertie pour amuser les loisirs de toutes les mères du monde. Vous savez ce que je veux dire. Il faut que Florence retourne chez elle.

— Vous êtes une idiote, Édith ; s’écria sa mère irritée. Espérez-vous qu’il puisse y avoir un moment de tranquillité dans cette maison, tant qu’elle ne sera pas mariée ou qu’elle ne sera pas partie ?

— Demandez-moi, demandez-vous à vous-même, si je puis espérer la paix dans cette maison, lui répondit sa fille, et vous savez ma réponse.

— Je m’entendrai dire ce soir, après toutes les peines et tous les soucis que je me suis donnés, au moment même où par moi vous allez devenir indépendante, je m’entendrai dire qu’il n’y a en moi qu’impureté et corruption ! »

La voix de Mme Skewton poussait presque des sons inarticulés, et sa tête paralytique tremblait comme la feuille. « Je m’entendrai dire, continua-t-elle, que je ne suis pas une société convenable pour une jeune fille ! Qu’êtes-vous ? je vous prie ; qu’êtes-vous, je vous le demande ?

— Je me suis adressé la question plus d’une fois, répondit sa fille, couverte d’une sinistre pâleur et indiquant la croisée près de laquelle elle était restée si longtemps, quand j’étais assise là, et en voyant passer dans la rue une créature dégradée de mon sexe, Dieu sait quelle réponse j’ai trouvée dans mon cœur. Ma mère ! ma mère ! si vous m’aviez seulement abandonnée aux instincts de mon âme, quand j’étais encore jeune fille, plus jeune que Florence, combien j’aurais été différente de ce que je suis ! »

Mme Skewton comprit que le moindre mouvement de colère pouvait être nuisible en pareille circonstance : elle se contraignit, s’abandonna à des gémissements, se plaignit d’avoir vécu trop longtemps : « Mon enfant me repousse, disait-elle ; dans ce siècle de fer, on n’a plus de respect pour ses parents ; s’il faut s’entendre dire de pareilles duretés par une enfant dénaturée, il y a de quoi dégoûter de la vie.

« Oui, dit-elle en pleurant, s’il fallait continuer de vivre exposée à de pareilles scènes, il vaudrait beaucoup mieux pour moi songer aux moyens de mettre fin à mon existence. Quoi ! Édith, c’est vous, ma fille, qui me tenez un pareil langage !

— Soit dit entre nous, ma mère, reprit Édith d’un air lugubre, le temps des récriminations est passé.

— Eh bien ! alors, répliqua sa mère, pourquoi raviver le passé ? Vous savez quels coups cruels vous me portez. Vous savez combien je suis sensible aux paroles désobligeantes. Et c’est dans un pareil moment, lorsque j’ai à penser à tant de choses et que je m’inquiète naturellement des moyens de paraître devant le monde à mon avantage ! Je ne vous comprends vraiment pas, Édith. Vous voulez donc que votre mère ait l’air d’un épouvantail le jour de votre mariage ? »

Édith baissa le même regard ferme sur sa mère, qui sanglotait et se frottait les yeux, et toujours avec la même froideur elle lui répondit :

« J’ai dit qu’il fallait que Florence retournât chez elle.

— Qu’elle retourne donc chez elle, s’écria Mme Skewton affligée et effrayée à la fois. Je ne m’y oppose pas. D’ailleurs, cette jeune fille, qu’est-elle pour moi ?

— Elle est beaucoup pour moi, reprit Édith : je ne permettrai pas que la lèpre dont mon âme est atteinte se communique à cette enfant ; non, je vous renierais plutôt, comme je renoncerais à lui demain à l’église, si vous m’y poussiez. Laissez-la seule. Tant que cela dépendra de moi, je ne souffrirai pas qu’on l’infecte des mauvais enseignements qu’on m’a donnés. Les conditions que je vous impose, dans cette triste soirée, ne sont pas trop dures, j’espère.

— Elles ne le seraient peut-être pas, Édith, fit sa mère en sanglotant, si vous vous étiez conduite en fille respectueuse. Mais après des paroles aussi amères…

— Il n’y en aura plus entre nous maintenant, fit Édith : suivez votre route, ma mère ; profitez, comme il vous plaira, de ce que vous avez gagné ; dépensez, jouissez, tirez-en tout le parti possible, et soyez aussi heureuse que vous le pourrez. Nous avons l’une et l’autre atteint le but de notre existence. Sachons donc toutes les deux en supporter les suites en silence. À partir de ce moment, mes lèvres sont à jamais fermées sur le passé. Je vous pardonne votre part de la mauvaise action que nous allons accomplir demain. Puisse Dieu me pardonner la mienne ! »

Sa voix ne tremblait pas, son attitude était ferme, et s’avançant d’un pas qui semblait écraser toute émotion tendre, elle souhaita le bonsoir à sa mère et se retira dans sa chambre.

Mais ce ne fut pas pour se reposer, car il n’y avait plus de repos possible pour elle quand elle était seule. Elle se promena de long en large et toujours de long en large, au moins cinq cents fois, au milieu de ses brillants apprêts de toilette du lendemain. Ses cheveux noirs tombaient sur ses épaules, ses yeux lançaient un éclat sinistre, la peau blanche de sa belle poitrine était couverte de meurtrissures ; car elle se frappait de ses mains, tant elle avait de dédain pour ses attraits ! Elle marchait la tête détournée comme si elle eût voulu éviter dans la glace la vue de sa beauté et renoncer à cette compagne importune. C’est ainsi qu’Édith Granger passa la nuit qui précéda son mariage, à lutter contre les angoisses de son esprit, et dans cette lutte, abandonnée à elle-même, sans amie, elle demeura silencieuse et fière ; elle ne poussa pas un gémissement, ne versa pas une larme.

À la fin elle vit que la porte de la chambre dans laquelle Florence reposait était ouverte. Elle tressaillit, s’arrêta et regarda.

Une bougie, qui brûlait encore, lui montra Florence dans toute la fleur de l’innocence et de la beauté : elle était profondément endormie. Édith retint sa respiration et se sentit attirée vers elle.

Elle approcha plus près, plus près, toujours plus près ; à la fin, elle était si près qu’elle s’arrêta : elle porta ses lèvres sur la jolie main qui pendait hors du lit et la posa doucement autour de son cou. Cette main, sur la figure d’Édith, fut comme la verge du prophète de l’Écriture sur le rocher. Des larmes jaillirent de ses yeux, Édith s’affaissa sur ses genoux et reposa sa tête malade et ses cheveux épars sur l’oreiller de Florence.

C’est ainsi qu’Édith passa la nuit qui précéda son mariage. C’est ainsi que le soleil la trouva le matin de ses noces.

Chapitre X. Le mariage. §

L’aube au teint pâle et fade, se glisse furtivement et toute frissonnante du côté de l’église où repose la poussière du petit Paul, près de celle de sa mère, et regarde dans l’intérieur, à travers les vitraux. Il fait froid et sombre dans l’église. La nuit rampe sur les dalles et s’étend noire et pesante dans les angles et dans les coins de l’édifice. Le clocher s’élève au-dessus des maisons ; il sort d’un dôme où l’horloge marque régulièrement les innombrables ondulations du temps qui roule et va se briser sur l’éternel rivage : on le voit à travers la brume, semblable à un phare, qui indique au navigateur jusqu’où monte le flot ; mais dans l’intérieur, l’aurore pénètre lentement, la nuit résiste encore.

Voltigeant doucement autour de l’église, l’aube jette un regard triste au dedans, elle est tout en pleurs et se lamente de la courte durée de son règne. Ses larmes coulent goutte à goutte sur les vitraux ; les arbres qui bordent les murs de l’église, semblant se conformer à ses tristes pensées, penchent languissamment leurs têtes et agitent leurs mille bras. La nuit, pâlissant en sa présence, disparaît insensiblement. Mais elle erre encore au milieu des voûtes souterraines et s’assied sur les cercueils. Bientôt les feux naissants du jour qui éclairent le clocher et rougissent la flèche, sèchent les larmes de l’aurore et étouffent ses plaintes. Alors, tout effarée, elle s’attache aux traces de la nuit, la chasse de son dernier refuge, recule elle-même dans les souterrains et va se cacher épouvantée parmi les morts, jusqu’à ce que la nuit, encore fraîche du repos qu’elle va prendre, revienne l’en chasser à son tour.

Les souris, plus occupées à ronger les livres de prières que le curé à les lire, et à déchirer de leurs petites dents pointues les coussins des prie-Dieu usés par leurs morsures bien plus que par les genoux des fidèles, cachent leurs yeux brillants dans leurs trous, et tout effrayées se blottissent en entendant résonner la porte de l’église qui s’ouvre et se ferme à chaque instant. C’est que le bedeau, ce haut et puissant fonctionnaire, arrive de bonne heure ce matin avec le sacristain. Mme Miff, la petite loueuse de chaises, dont le nez siffle toujours, se trouve également à son poste : c’est aussi une puissance que Mme Miff : cette petite vieille sèche, si pincée dans ses vêtements, qu’il n’y a pas un pouce d’étoffe de perdu, attendait le bedeau (c’est dans l’ordre), depuis une demi-heure, à la porte de l’église.

Mme Miff avait une figure rechignée, un chapeau qui en avait vu de dures, et une soif insatiable de pièces de dix sous, mais encore plus de pièces de vingt sous. L’habitude de faire des signes aux gens égarés dans l’église, pour les inviter à entrer dans les bans de la nef, a donné à Mme Miff un air mystérieux. Il y a même dans son œil comme une arrière-pensée d’ouvreuse prudente qui connaît bien quelque part une meilleure place, mais qui la garde pour un fidèle plus généreux. Quant à M. Miff voilà plus de vingt ans qu’il n’en est plus question, et Mme Miff aime mieux qu’on ne lui en parle pas. Il paraîtrait que c’était un homme qui se permettait d’avoir des idées socialistes sur la gratuité des chaises dans l’église ; aussi Mme Miff n’oserait pas positivement garantir qu’il soit en paradis : elle ne fait que l’espérer, par esprit de charité.

Pendant cette matinée-là, Mme Miff est occupée à la porte de l’église à battre et à épousseter la nappe d’autel, le tapis et les coussins ; et Mme Miff en a bien long à raconter sur le mariage qu’on va célébrer. On a dit à la brave femme que les nouveaux meubles et les changements faits à la maison Dombey coûtaient cent vingt-cinq mille francs, et elle tient de bonne main que la dame n’a pas un sou vaillant. Mme Miff se souvient également, comme si c’était hier, des funérailles de la première femme, du baptême et des funérailles de l’enfant, elle ajoute, par parenthèse, qu’elle va bien laver, bien savonner la pierre funéraire avant l’arrivée de la société.

M. Sownds, le bedeau, est assis au soleil sur les marches de l’église pendant tout ce temps-là : il fait rarement autre chose à moins qu’il ne gèle, parce qu’alors il aime mieux rester assis au coin du feu. Il donne son approbation aux commérages de Mme Miff et lui demande si elle a entendu dire que la dame était d’une merveilleuse beauté. Les renseignements de Mme Miff sont conformes à ceux de M. Sownds, homme d’église, respectable et orthodoxe dans sa foi, mais gras comme un moine, et grand amateur du beau sexe : aussi fait-il la remarque d’un air de componction que c’est une fameuse gaillarde… L’expression paraît un peu forte à Mme Miff, ou du moins elle lui paraîtrait un peu forte dans la bouche de tout autre que M. Sownds le bedeau.

Chez M. Dombey, à la même heure, il y a grand remue-ménage. Les femmes surtout se trémoussent : depuis quatre heures, il n’en est pas une qui ait fermé l’œil, et toutes étaient habillées avant six heures. Towlinson est, de la part de la bonne, l’objet d’une plus grande considération que d’habitude : au déjeuner, la cuisinière dit qu’un mariage en fait faire d’autres. La bonne ne croit pas cela : les proverbes sont bien trompeurs. M. Towlinson ne dit ni oui ni non : il est mélancolique parce qu’il sait qu’on vient de retenir un étranger qui porte des favoris (Towlinson n’en a pas) pour accompagner l’heureux couple à Paris : en ce moment, il est en train de charger la voiture neuve. À propos de ce personnage, Towlinson déclare que les étrangers n’ont jamais porté bonheur, et se défend du reproche d’avoir des préjugés, en poussant l’argument suivant : voyez plutôt Bonaparte tout le premier, de quoi n’était-il pas capable ! La bonne trouve que l’observation est très-juste.

Le pâtissier est dans son coup de feu au milieu de la chambre funèbre de Brook-Street, et les jeunes laquais sont aussi très-occupés… à regarder. Un de ces grands gaillards commence déjà à sentir le Xérès, et ses yeux ont une tendance à rester fixés sur les objets sans les voir. Le grand gaillard a la conscience de son état, et dit à son camarade que ce n’est rien : cela tient à ce qu’il est un peu en guinguette ; mais la langue lui a tourné : il voulait dire : en goguette.

Les sonneurs de clochettes ont eu vent du mariage ainsi que les chapeaux chinois et les cymbales auxquelles se sont joints des musiciens ambulants. Les premiers appartiennent à un orchestre de guinguette, près de Battle-Bridge ; les seconds sont entrés en rapport, par l’entremise de leur chef, avec Towlinson auquel ils demandent de l’argent pour ne pas venir ; enfin les musiciens ambulants rôdent au coin de la rue, et par l’organe d’un rusé trombone, ils s’adressent à un marchand et lui promettent une récompense, s’il veut bien leur révéler le lieu et l’heure du déjeuner. L’impatience et l’agitation gagnent bien plus loin. De Ball-Pond, M. Perch amène Mme Perch pour passer la journée avec les domestiques de M. Dombey et les accompagner, en tapinois, au mariage.

Si nous nous transportons au logement de M. Toots, nous le voyons tiré à quatre épingles, comme s’il était le marié pour le moins : il est fermement résolu à contempler le brillant spectacle, d’un coin obscur de la galerie et à y conduire Coq-Hardi : il a même pris le parti désespéré de montrer Florence à Coq-Hardi et de lui dire sans détour : « Tenez, mon Coq, je veux pas vous tromper plus longtemps ; l’ami, dont je vous ai quelquefois parlé, c’est moi ; l’objet de ma passion c’est Mlle Dombey, quelle est votre opinion à cet égard, et que me conseillez-vous sur-le-champ ? » Coq-Hardi, avant cette épreuve qui va le faire tomber de son haut, plonge son bec dans un pot de bière double, dans la cuisine de M. Toots, et engloutit deux livres de filet de bœuf. Sur la place de la Princesse, miss Tox est aussi dans tous ses états ; car malgré le cruel chagrin qui la dévore, elle a pris le ferme parti de mettre un shelling dans les mains de Mme Miff et de voir la cérémonie, qui a pour elle un intérêt douloureux, de quelque coin retiré de l’église. Le quartier du Petit aspirant de marine est aussi en émoi : car le capitaine Cuttle, avec ses brodequins lacés et son énorme col de chemise, est en train de déjeuner, prêtant l’oreille à la voix de Robin le rémouleur, qui lui lit d’avance avec docilité la messe de mariage d’un bout à l’autre. Le capitaine tient à comprendre parfaitement la solennité à laquelle il doit assister. Dans ce but, il interrompt gravement son chapelain de temps à autre, suivant qu’il a compris ou non : « Passons, » dit-il, ou bien : « Répétez cet article, » ou bien encore : « Bornez-vous à votre office et laissez-moi les Amen : » et, quand Robin haletant s’arrête pour souffler, le capitaine de pousser avec satisfaction un vigoureux Amen.

Vingt bonnes d’enfants, dans la rue de M. Dombey seulement, ont promis à vingt petites femmes en herbe qui, depuis leur berceau, rêvent mariage, de les conduire à la cérémonie. Vraiment, M. Sownds le bedeau a de bonnes raisons pour se pavaner dans l’exercice de ses hautes fonctions, chauffant au soleil sa majestueuse figure sur les marches de l’église, en attendant l’heure du mariage. Et Mme Miff, comme elle fait bien de vous flanquer à la porte un bout de femme, qui vient avec un grand dada d’enfant dans ses bras regarder à la porte !

Le cousin Feenix est revenu de l’étranger tout exprès pour assister au mariage. Le cousin Feenix était un gaillard dans son temps, il n’y a pas plus d’une quarantaine d’années ; mais d’ailleurs il est si bien conservé, il se tient si droit qu’on est surpris d’apercevoir des rides cachées sur la figure de sa seigneurie et des pattes d’oie de chaque côté de ses yeux. On s’étonne qu’il ne traverse pas la chambre d’un pas bien assuré et qu’il aille toujours à côté de l’endroit où il veut se diriger. Mais le cousin Feenix, quand il se lève à sept heures et demie du matin ne ressemble guère au cousin Feenix quand il est levé et habillé. En ce moment, par exemple, il fait triste figure, entre les mains de son barbier qui le rase à Long-Hôtel, dans Bond-street.

M. Dombey quitte son cabinet de toilette et traverse une armée de femmes sur l’escalier qui se dispersent dans toutes les directions, en faisant retentir le frôlement de leurs robes : Mme Perch, seule, étant dans une situation intéressante, ce qui lui arrive perpétuellement, ne manœuvre pas si facilement : elle se rencontre nez à nez avec M. Dombey et manque de se trouver mal de honte en lui faisant la révérence. Dieu veuille que cet accident n’amène pas de suites douloureuses pour la maison Perch ! M. Dombey se promène dans son salon en attendant l’heure. Il est resplendissant avec son habit bleu, son pantalon ventre de biche et son gilet lilas. Le bruit même circule dans la maison que M. Dombey s’est fait friser.

Un double coup frappé à la porte annonce l’arrivée du major, resplendissant aussi, et portant un géranium tout entier à sa boutonnière ; il a les cheveux bien frisés, bien crépus ; son nègre n’est pas manchot.

« Eh bien, Dombey, dit le major en lui tendant les deux mains, comment vous portez-vous ?

— Et vous, major, comment cela va-t-il ?

— Par Jupiter, monsieur, dit le major, un jour comme celui-ci (là-dessus il se frappe violemment la poitrine), un jour comme celui-ci, Joe se sent de force, le diable m’emporte ! à faire deux mariages au lieu d’un, et à prendre la mère pour lui, monsieur. »

M. Dombey sourit, mais d’un sourire glacial, car M. Dombey sent qu’il va devenir le gendre de la mère ; il ne peut donc admettre qu’on parle d’elle d’un air si dégagé.

« Dombey, dit le major qui lit son embarras dans ses yeux. Je vous félicite. Je vous congratule, Dombey. Par Dieu ! monsieur, vous êtes le mortel le plus heureux de toute l’Angleterre. »

M. Dombey, ici encore, paraît être très-médiocrement de son avis, car en épousant cette dame, il lui fait le plus grand honneur, et s’il y a quelqu’un de très-heureux c’est assurément elle qui doit l’être.

« Quant à Édith Granger, monsieur, continue le major, il n’y a pas une femme dans toute l’Europe qui ne se sentît honorée et même, permettez à Bagstock d’ajouter,… et même charmée de donner ses oreilles avec leurs boucles d’oreille par-dessus le marché, pour être à la place d’Édith Granger.

— Cela vous plaît à dire, major, dit M. Dombey.

— Dombey, vous le savez bien. Mettons de côté toute fausse modestie. Vous le savez aussi bien que moi. Voyons, le savez-vous ou ne le savez-vous pas ? dit le major qui commençait à s’enflammer.

— Vraiment, major, je…

— Sacrebleu, monsieur, reprend le major, le savez-vous, oui ou non ? Dombey ! le vieux Joe est-il votre ami ? Sommes-nous sur un pied d’intimité sans réserve, qui puisse justifier un homme comme le vieux Joseph B., monsieur, de dire franchement sa façon de penser, ou bien faut-il nous tenir sur le décorum, Dombey, garder ma distance et prendre des gants pour vous parler ?

— Mon cher major Bagstock, dit M. Dombey d’un air satisfait, comme vous vous échauffez !

— Par Dieu, oui, monsieur, je m’échauffe. Joseph B. ne va pas à l’encontre, Dombey. Il s’échauffe. Nous sommes dans des circonstances, monsieur, qui sont bien de nature à faire jaillir tout ce qu’il reste encore de franche et loyale sympathie dans la vieille et infernale carcasse de ce pauvre invalide de J. B. Que je vous dise, Dombey, en pareille occasion, il faut qu’un homme exprime tout ce qu’il ressent ou qu’on le muselle ; eh bien ! Joseph Bagstock vous dira en face, Dombey, comme il le dira derrière vous à son club, qu’il ne se laissera jamais museler, tant qu’il s’agira de Paul Dombey. Eh ! bien, sacrebleu, monsieur, que dites-vous de cela maintenant ? et en parlant ainsi, le major avait un air déterminé.

— Major, dit M. Dombey, je vous assure que je vous suis réellement obligé. Je n’avais pas le moins du monde la pensée de vous faire un crime de votre amitié par trop partiale.

— Non, sacrebleu, non, monsieur, elle n’est pas trop partiale, Dombey : je maintiens que non, s’écrie le bouillant major.

— Eh bien, soit… je dirai donc pour votre amitié tout simplement. Je ne puis pas oublier, major, dans une circonstance comme celle-ci, tout ce que je dois à votre amitié.

— Dombey, dit le major, en tendant sa main, voici la main de Joseph Bagstock du franc Joe B., monsieur, si vous aimez mieux. Voici une main dont Son Altesse Royale, le feu duc d’Yorck m’a fait l’insigne honneur de dire, en parlant à Son Altesse Royale le feu duc de Kent, que c’était la main de Josh, solide et fin gaillard, un vieux coquin fini. Puisse, mon cher Dombey, le jour d’aujourd’hui être le plus heureux de notre vie. Que le ciel vous bénisse ! »

En ce moment entre M. Carker, tout resplendissant aussi et souriant en véritable invité de la noce. C’est à peine s’il peut consentir à laisser échapper de sa main celle de M. Dombey, tant il a de compliments à lui faire ! Et en même temps, il secoue la main du major si cordialement que sa voix, en sortant de ses dents, tremble comme ses bras.

« Ce jour est de bon augure, dit M. Carker. Il n’y en a jamais eu de plus gai ni de plus brillant. J’espère que je ne suis pas en retard d’une minute.

— Exactitude militaire, monsieur, dit le major.

— Ah ! j’en suis bien aise, dit M. Carker. J’ai eu peur un instant d’arriver quelques secondes après l’heure, car j’ai été retardé par une file de voitures qui n’en finissait plus. J’ai pris la liberté de passer à Brook-Street (ceci était à l’adresse de M. Dombey), et d’y laisser quelques pauvres petites fleurs d’une espèce rare pour Mme Dombey. Un homme dans ma position, assez privilégié pour être admis ici au nombre des invités, est fier de mettre à vos pieds quelque témoignage de son humble dévouement, et quoiqu’il ne soit pas douteux pour moi que Mme Dombey soit accablée de riches et magnifiques cadeaux (en disant cela il lança un étrange regard à son protecteur), j’espère que mon pauvre présent trouvera grâce auprès d’elle.

— Mme Dombey, reprend M. Dombey d’un air satisfait, sera sensible à votre marque d’attention, j’en suis sûr, Carker.

— Si elle doit devenir Mme Dombey aujourd’hui, monsieur, dit le major en posant sur la table sa tasse de café et en regardant à sa montre, il est grandement temps que nous partions. »

En conséquence, M. Dombey, le major Bagstock et M. Carker, montent en calèche pour se rendre à l’église. Le bedeau, M. Sownds, n’est plus assis depuis longtemps sur les marches de l’église ; il attend, debout, son tricorne à la main. Mme Miff, toujours faisant la révérence, propose des chaises dans la sacristie. M. Dombey préfère attendre dans l’église. Au moment où il lève les yeux dans la direction de l’orgue, Miss Tox, qui est dans la galerie, se dissimule derrière le mollet d’un chérubin, qui a des joues bouffies comme un jeune zéphir. Le capitaine Cuttle, au contraire, est debout, agitant son croc comme pour le féliciter et saluer sa bienvenue. M. Toots se met la main sur la bouche, et apprend avec un air de mystère à Coq-Hardi, que le monsieur du milieu, qu’il voit en pantalon ventre de biche est le père de son ange. Coq-Hardi, de sa grosse voix, lui répond à l’oreille qu’il n’a jamais vu de pékin si roide que ça ; mais que, grâce aux ressources de son art, il vous le plierait en deux bel et bien d’un bon coup de poing dans le creux de l’estomac.

M. Sownds et Mme Miff, qui ne sont pas loin, regardent M. Dombey, mais on entend un bruit de roues qui approchent : M. Sownds sort. Mme Miff, rencontrant le regard de M. Dombey, au moment où il le détourne de l’innocent et trop présomptueux Toots, qui le salue si poliment de la galerie, fait une révérence et l’informe qu’elle croit sa chère dame arrivée. Alors on entend un grand bruit à la porte, et la chère dame fait son entrée de son air le plus hautain.

Sur son visage, on ne voit aucune trace des souffrances de la nuit précédente. Vous ne diriez plus que c’est la même femme, qui a plié les genoux et qui a reposé, dans un mouvement de magnifique abandon, sa tête égarée sur le paisible oreiller de la jeune fille endormie. Cette jeune fille, si gracieuse et si aimable, est à ses côtés, contrastant fortement avec cette physionomie, où se lit un fier dédain, et avec cette attitude droite et réservée d’une femme qui ne veut pas laisser deviner ses pensées. Édith est là dans toute la splendeur et la majesté de ses charmes, mais pleine de mépris pour l’admiration qu’elle inspire et qu’elle foule aux pieds.

On s’arrête : M. Sownds, le bedeau, se glisse dans la sacristie pour aller chercher le ministre et son desservant. En ce moment, Mme Skewton s’adresse à M. Dombey ; elle parle avec plus de clarté et d’emphase que d’habitude et, en même temps, elle s’approche d’Édith.

« Mon cher Dombey, dit la tendre maman, je crains bien d’être obligée de renoncer à Florence, et de la laisser retourner chez elle, comme elle en a elle-même l’intention. Après la perte que je fais aujourd’hui, mon cher Dombey, je sens que je n’aurais pas même le courage de lui tenir compagnie.

— Ne ferait-elle pas mieux de rester avec vous, réplique le marié.

— Je ne le crois pas, mon cher Dombey ! Non, je ne le crois pas. Je serai mieux seule. D’autant plus que ma bonne Édith sera, à son retour, sa protectrice naturelle et constante ; je ferai mieux de ne pas empiéter sur ses droits. Elle pourrait en être jalouse ; n’est-ce pas, bonne Édith ?

La tendre mère, en disant cela, serre le bras de sa fille ; pour attirer son attention, peut-être.

« Sérieusement, mon cher Dombey, reprend-elle, je me séparerai de cette chère enfant, pour ne pas la faire souffrir de ma tristesse. Nous venons de convenir de cela tout à l’heure. Elle comprend mes raisons parfaitement, mon cher Dombey. Édith, ma bonne… n’est-ce pas qu’elle comprend parfaitement ? »

La bonne mère presse encore le bras de sa fille. M. Dombey n’ajoute aucune observation ; d’ailleurs, voici le ministre et son desservant.

Mme Miff et le bedeau, M. Sownds, conduisent les futurs conjoints à leurs places devant l’autel.

« Qui donne la main de cette femme à cet homme4 ? »

C’est le cousin Feenix qui la donne. Il arrive de Baden-Baden tout exprès pour cela. Que diable ! quand il entre dans la famille un riche personnage, c’est bien le moins qu’on lui témoigne quelque déférence, il faut faire quelque chose pour lui. C’est ce que disait le cousin Feenix (c’est un bon enfant, le cousin Feenix), il répond donc : « C’est moi qui donne la main de cette femme à cet homme. » Le cousin Feenix, qui se figurait aller en droite ligne du côté de la mariée, tandis que ses jambes obstinées le faisaient aller de côté, donne tout de travers à cet homme la main de cette femme, c’est-à-dire qu’il va prendre une demoiselle d’honneur de qualité, alliée de loin à la famille, et de l’âge de Mme Skewton, à dix ans près. Mais le chapeau de Mme Miff intervient, fait tourner notre cousin, comme sur un pivot, et le pousse droit vers la chère dame que le cousin Feenix donne par conséquent à cet homme.

« Déclarent-ils à la face du ciel ?… »

Oui, ils déclarent à la face du ciel. M. Dombey le déclare. Et Édith ? Édith le déclare aussi.

Ainsi, à partir de ce jour, ils se jurent fidélité ; ils sont unis, pour vivre ensemble pour le bien comme pour le mal, dans la richesse comme dans la pauvreté, qu’ils soient malades ou bien portants, et devront s’aimer et se chérir jusqu’à ce que la mort vienne les séparer.

D’une main ferme et dégagée, la mariée signe le registre, quand on est revenu à la sacristie.

« Je n’ai pas encore vu beaucoup de dames, venir ici et écrire leur nom comme cette bonne dame. » dit Mme Miff, en faisant la révérence, et, quand elle fait la révérence, son chapeau menace de faire le plongeon.

Le bedeau, M. Sownds, pense que c’est une fameuse gaillarde de signature, bien digne de son auteur ; mais cette opinion, il la garde pour lui, bien entendu.

Florence signe aussi, mais elle n’obtient pas le même succès ; car sa main tremble. Tout le monde signe : le cousin Feenix signe le dernier, se trompe de feuillet en signant, et, s’inscrivant sur la page des naissances, il certifie qu’il est né ce jour-là.

Alors le major s’avance, embrasse la mariée, et profite de la circonstance pour donner à toutes ces dames un échantillon de la galanterie militaire, même à Mme Skewton, très-difficile à embrasser, par parenthèse, et dont les cris perçants ébranlent l’édifice. Le cousin Feenix et même M. Dombey, sont entraînés par l’exemple. Enfin M. Carker, avec ses dents toutes brillantes de blancheur s’approche d’Édith : on dirait qu’il songe à la mordre plutôt qu’à cueillir sur ses lèvres un délicieux baiser.

La joue empourprée d’Édith, ses yeux étincelants semblent l’inviter à se tenir à distance, mais rien ne l’arrête, il l’embrasse comme tout le monde et lui souhaite toute sorte de bonheur.

« Si, ajouta-t-il à voix basse, il n’est pas superflu de former des souhaits pour une telle union…

— Je vous remercie, monsieur, répond-elle, en plissant la lèvre, et la poitrine oppressée. »

Édith sentirait-elle par hasard, comme le soir où elle savait que M. Dombey lui offrirait sa main, que Carker la connaît parfaitement et lit dans son cœur à livre ouvert ? se trouve-t-elle plus dégradée à ses propres yeux d’être connue de M. Carker que de tout autre ? Est-ce pour cela qu’en présence du sourire de cet homme, sa fierté diminue à vue d’œil comme la neige fond dans la main qui la presse ? est-ce pour cela que son regard impérieux se détourne du sien et se baisse vers la terre ?

« Je suis fier de voir, dit M. Carker, s’inclinant avec humilité (et cependant ses yeux et ses dents démentent ses paroles) ; je suis fier de voir que mon humble présent a été accueilli par Mme Dombey qui a bien voulu le porter dans ce jour si fortuné. »

Édith s’incline : mais, à la voir, on croirait un moment que sa main veut froisser les fleurs qu’elle tient, les jeter à terre et les fouler avec mépris. Cependant elle passe son bras au bras de son mari, qui causait avec le major, et recouvre son air fier, impassible et silencieux.

Les voitures sont encore une fois à la porte de l’église. M. Dombey, sa femme au bras, passe au milieu des vingt petites femmes en herbe, groupées sur les marches : chacune remarquant la façon, la couleur de chaque partie du vêtement de la mariée, se promet d’habiller de la même façon sa poupée qu’elle s’occupe à marier toute la journée.

Cléopâtre et le cousin Feenix montent dans la même voiture. Le major conduit dans la seconde Florence et la demoiselle d’honneur, qui avait failli devenir Mme Dombey par méprise : il entre lui-même avec elles, suivi de M. Carker. Les chevaux piaffent et se cabrent ; les cochers et les valets de pieds brillent sous les rubans, sous les fleurs et sous leurs livrées toutes neuves. Les voitures partent au grand galop, traversent rapidement les rues, et, sur leur passage, mille têtes les regardent, et mille moralistes austères se vengent de leur célibat, en se disant que tous ces badauds ne songent pas à la courte durée d’un pareil bonheur.

Miss Tox quitte le mollet du chérubin, quand le calme s’est rétabli dans l’église, et descend lentement de sa galerie. Elle a les yeux rouges ; son mouchoir est trempé. Blessée jusqu’au fond du cœur, elle n’éprouve aucun sentiment de colère ; elle espère qu’ils seront heureux. Elle ne se refuse pas à s’avouer à elle-même que la mariée est belle et que, comparativement, les charmes qu’elle pourrait mettre en concurrence sont faibles et légèrement flétris ; mais l’image imposante de M. Dombey avec son gilet lilas, son pantalon ventre de biche se représente à son esprit, et miss Tox, derrière son voile, pleure de nouveau en regagnant son domicile de la place de la Princesse. Le capitaine Cuttle, qui s’est associé à la cérémonie en disant amen et en chantant pieusement les réponses avec sa grosse voix, se sent tout sanctifié après ces exercices religieux ; dans un état de béatitude parfaite, il traverse la nef, son chapeau de toile cirée à la main, et lit la plaque mortuaire gravée en souvenir du petit Paul. Le galant M. Toots, accompagné du fidèle Coq-Hardi, quitte l’édifice en proie aux tourments de l’amour. Coq-Hardi, jusqu’ici, est incapable d’imaginer un stratagème pour faire donner à Toots la main de Florence : mais il tient à sa première idée ; et il songe que si l’on pliait en deux M. Dombey d’un coup de poing, ce serait déjà quelque chose. Les domestiques de M. Dombey sortent de la retraite où ils s’étaient cachés pour assister à la cérémonie, et se disposent à s’élancer dans la direction de Brook-Street, quand tout à coup une indisposition de Mme Perch les arrête dans leur élan. Mme Perch demande un verre d’eau, son état devient alarmant ; mais bientôt elle se trouve mieux : on l’emporte.

Cependant Mme Miff et le bedeau, M. Sownds, s’asseyent sur les marches pour calculer ce que la cérémonie leur a rapporté, et se mettent à jaser pendant que le sacristain sonne pour un mort.

En ce moment, les voitures arrivent à la demeure de la mariée ; on entend les clochettes, la musique militaire ; et M. Polichinelle, ce type de la félicité conjugale, fait des politesses à sa femme : puis les gens de la maison se précipitent, se poussent, se pressent, la bouche béante, pendant que M. Dombey, conduisant Mme Dombey par la main, fait son entrée solennelle dans les salons de la maison des Feenix ; le reste de la société descend de voiture et entre derrière eux. Pourquoi M. Carker, en traversant la foule, pense-t-il à la vieille femme qui lui a parlé un matin dans le bois ? Pourquoi Florence pense-t-elle, en frissonnant, au jour où, tout enfant, elle était perdue ? Pourquoi revoit-elle la figure de la bonne madame Brown ?

Les félicitations à l’occasion de ce jour, le plus heureux jour de la vie, se renouvellent à mesure qu’il entre plus de monde ; il est vrai que la société n’est pas nombreuse. On quitte le salon pour aller se mettre à table dans la sombre salle à manger, qu’aucun Vatel au monde ne peut se flatter d’égayer, et le restaurateur a beau faire et garnir les nègres étiques de fleurs et de nœuds d’amour, il ne changera pas le triste aspect de la salle.

Le pâtissier s’est distingué ; le déjeuner est splendide. M. et Mme Chick sont venus se joindre à la société. Mme Chick s’étonne de voir combien Édith, par sa nature, est déjà une Dombey accomplie, et elle se montre affable et confiante à l’égard de Mme Skewton, dont l’esprit se sent soulagé d’un grand poids à qui ne laisse pas aux autres sa part de champagne. Le grand laquais, qui s’est mis trop en goguette le matin, éprouve, depuis, comme un vague sentiment de repentir ; il déteste l’autre laquais, lui arrache violemment les plats, se fait un malin plaisir de contrarier la société. Les convives sont calmes et froids : on peut dire qu’ils n’insultent pas aux tristes peintures, pendues à la muraille, par des excès de folle gaieté. Le cousin Feenix et le major sont les plus en train ; mais M. Carker a un sourire qui sert pour toute la table. Il a aussi un sourire tout particulier pour la mariée ; mais c’est un sourire qui n’a que rarement, très-rarement le bonheur de rencontrer le regard d’Édith.

Lorsque le déjeuner est terminé et que les domestiques ont quitté l’appartement, le cousin Feenix se lève : il a l’air singulièrement jeune avec ses manchettes blanches qui lui couvrent presque les mains (il fait bien, car elles sont toutes décharnées), et avec ses pommettes, que le champagne a rendues vermeilles.

Le cousin Feenix prend la parole et s’exprime en ces termes :

« Sur mon honneur, quoique ce que je vais faire puisse paraître singulier au premier abord dans une maison particulière, je demanderai la permission de vous inviter à porter ce que généralement on appelle… on appelle… enfin ce qu’on appelle un toast. »

Le major, de sa voix enrouée, déclare qu’il appuie la motion. M. Carker, avec un salut à l’adresse du cousin Feenix, sourit et donne plusieurs fois des signes non équivoques de son assentiment.

« Je disais donc que nous allions porter un… quoique réellement ce ne soit pas un… » Le cousin Feenix qui s’est repris plusieurs fois pour achever sa phrase, reste en chemin.

Le major profite de ce moment de silence de l’orateur, pour dire du ton d’un homme convaincu : « Écoutez, écoutez. »

M. Carker bat légèrement sa main gauche de l’extrémité de sa main droite, salue de nouveau, sourit, donne des signes non moins équivoques de son assentiment, comme si l’observation du major l’avait vivement frappé et comme s’il tenait à exprimer tout le plaisir qu’il en éprouve.

Le Cousin Feenix continue :

« Enfin c’est une circonstance toute particulière, où nous pouvons, sans inconvenance, nous départir un peu des usages ordinaires de la vie, et quoique je n’aie jamais été orateur, et que, lorsque j’étais à la chambre des communes, pour avoir eu l’honneur d’appuyer le projet d’adresse, j’aie été… enfin… j’aie été alité pendant quinze jours, par la crainte que j’avais de rester au-dessous de la circonstance… »

Le major et M. Carker parurent si charmés de ce détail biographique de la vie du cousin Feenix, que celui-ci se mit à rire : et s’adressant à eux particulièrement, il continua :

« Enfin… malgré ma diable de maladie, je sentis, vous le pensez bien, qu’un devoir sérieux m’incombait. Et quand un devoir sérieux incombe à un Anglais, il doit s’en acquitter, selon moi, de son mieux. Eh bien ! notre famille a eu la satisfaction aujourd’hui de s’allier dans la personne de mon affectionnée cousine, personne accomplie, ici présente… (Applaudissement général.)

« Présente, répète le cousin Feenix, sentant que c’était un mot qui valait la peine d’être répété… a eu, dis-je la satisfaction de s’allier avec un… oui, je puis le dire, avec un homme que le mépris ne pourra jamais… avec, je puis le dire enfin, avec mon honorable ami Dombey, s’il veut bien me permettre de l’appeler ainsi. »

Sur ce, le cousin Feenix salue M. Dombey ; et M. Dombey lui rend majestueusement son salut ; chacun est plus ou moins satisfait et ému de cet appel chaleureux et nouveau à la sensibilité de l’auditoire.

« Je n’ai pas pu, continue le cousin Feenix, trouver, autant que je l’aurais voulu, l’occasion de cultiver la connaissance de mon ami Dombey, et d’étudier ces qualités qui font tant d’honneur à un esprit, et enfin, je puis le dire, à son cœur ; car, malheureusement pour moi, j’étais… comme nous avions coutume de dire dans mon temps à la chambre des communes, à une époque où l’on n’avait pas pris l’habitude de faire allusion à la chambre des lords, et où les procédés parlementaires étaient peut-être mieux observés que maintenant, malheureusement pour moi j’étais… Enfin, dit le cousin Feenix se complaisant dans sa plaisanterie qu’il débite d’un ton goguenard, j’étais… s’écrie-t-il dans un beau mouvement, j’étais ailleurs. »

Le major tombe en convulsions et se remet avec peine.

« Mais j’en sais assez sur mon ami Dombey, continue le cousin Feenix d’un ton plus grave, comme si tout à coup il était devenu un philosophe austère, j’en sais assez pour savoir… pour savoir enfin qu’il est ce qu’on peut appeler dans toute la force du terme un… un négociant, un vrai négociant anglais, et… et… et… et un homme, enfin. Quoique j’aie séjourné à l’étranger pendant quelques années, et à ce propos j’aurais eu grand plaisir de recevoir mon ami Dombey ainsi que toutes les personnes ici réunies, à Baden-Baden, et de rencontrer l’heureuse occasion de les présenter au grand-duc, je me flatte d’en savoir encore assez sur mon affectionnée cousine, personne accomplie, pour lui rendre la justice qu’elle possède toutes les conditions qui peuvent rendre un homme heureux, et que son mariage avec mon ami Dombey est, d’un côté comme de l’autre, un mariage d’inclination. »

M. Carker sourit beaucoup et donne de nombreuses marques de son assentiment.

« Aussi, dit le cousin Feenix, je félicite la famille à laquelle j’ai l’honneur d’appartenir de l’acquisition qu’elle vient de faire dans la personne de mon ami M. Dombey. Je félicite M. Dombey de son union avec mon affectionnée cousine, personne accomplie, qui réunit toutes les conditions pour rendre un homme heureux, et je prends la liberté de vous inviter tous… à… à… enfin, à féliciter en cette circonstance et mon ami Dombey et mon affectionnée cousine, personne accomplie. »

Le speech du cousin Feenix est accueilli par de grands applaudissements, et M. Dombey lui adresse des remerciements pour lui et pour Mme Dombey.

J. B., peu de temps après, propose la santé de Mme Skewton. Une fois ces toasts portés, le déjeuner languit, les noires armoiries reprennent leur revanche de l’outrage qu’on vient de faire à leur gravité, et Édith se lève pour prendre ses vêtements de voyage.

Cependant tous les domestiques ont eu, eux aussi, leur déjeuner en bas. Le champagne, on n’en parle plus. Les volailles rôties, les pièces montées, des salades de homards, ils en sont rassasiés ! Le jeune laquais s’est remis en gaieté ; il fait de nouveau allusion à la guinguette. L’œil de son camarade commence à rivaliser avec le sien ; lui aussi commence à regarder fixement les objets sans parvenir à en prendre une connaissance distincte. Les figures des dames sont généralement vermeilles : sous le rapport de la couleur, on remarque particulièrement celle de Mme Perch, qui est joyeuse et rayonnante : elle est si loin maintenant des choses de ce monde, que, si on lui demandait le chemin de Ball’s-Pond, où elle habite, elle aurait peine à se rappeler la route.

M. Towlinson a proposé un toast à l’heureux couple ; le sommelier aux cheveux blancs y a répondu d’une manière simple et profondément sentie, car il commence sérieusement à se croire un peu un ancien serviteur de la famille, et par suite, obligé de prendre sa part des émotions domestiques. Toute la société, et surtout le beau sexe, devient tout à fait folichonne. La cuisinière de M. Dombey, le boute-en-train de toutes les réunions, déclare qu’après ce régal il est impossible d’en rester là : pourquoi n’irait-on pas en masse au spectacle ? Tout le monde, y compris Mme Perch, est de cet avis ; jusqu’au nègre qui a le vin féroce comme un tigre et qui fait peur aux dames, particulièrement à Mme Perch, par le roulement de ses yeux. L’un des deux lapais a même proposé un bal après le spectacle ; et personne, pas même Mme Perch, n’y fait l’ombre d’une objection. Il y a eu quelques mots échangés entre la servante et Towlinson : elle, sur la foi d’un vieux dicton, affirme que les mariages se font dans le ciel ; lui, prétend que la manufacture est autre part ; il suppose qu’elle parle ainsi parce qu’elle voudrait bien se marier à son idée ; à quoi elle répond qu’elle ne songe toujours pas, Dieu merci, à se marier avec lui.

Pour mettre fin à ces discussions, le sommelier aux cheveux blancs se lève et propose la santé de Towlinson ; « Le connaître, dit-il, c’est l’estimer, et l’estimer, c’est lui souhaiter un bon établissement avec l’objet de son choix, en quelque lieu que cet objet puisse se trouver. » Ce disant, le sommelier lance un coup d’œil à la bonne. Towlinson adresse au préopinant des remercîments dans un discours vivement senti dont la péroraison est dirigée contre les étrangers. « Sans doute, dit-il, les étrangers, pour des gens faibles et inconstants qui se laissent conduire par le bout du nez, peuvent avoir un moment de vogue, mais, Dieu merci, messieurs les étrangers, bon voyage ! j’espère bien n’entendre plus parler de vous de ma vie. » Le regard de Towlinson, en prononçant ces mots, est si sévère et si expressif, que la bonne est sur le point de se trouver mal, lorsque par bonheur elle apprend, ainsi que toute la société, que la mariée s’en va ; tous se précipitent alors, pour assister à son départ.

La voiture est à la porte ; la mariée descend dans le vestibule où l’attend M. Dombey. Florence est aussi sur l’escalier, prête à partir ; et miss Nipper, qui se trouve entre la salle à manger et la cuisine, se prépare à l’accompagner. Au moment où Édith paraît, Florence se précipite vers elle pour lui dire adieu.

Édith a-t-elle froid ? elle tremble. Y a-t-il dans le baiser de Florence, qui l’embrasse, quelque puissance magique qui fait frissonner et reculer cette fière beauté comme si elle ne pouvait supporter cette épreuve ? Elle est donc bien pressée, Édith ! car, à peine a-t-elle agité sa main en signe d’adieu, que la voilà déjà partie !

Mme Skewton, en sa qualité de mère, ne peut maîtriser son émotion ; elle se laisse tomber sur son sofa, toujours comme Cléopâtre, lorsque le bruit des roues de la voiture s’est perdu dans le lointain, et elle répand quelques larmes.

Le major, se levant de table avec les autres, essaye de la consoler ; mais elle ne veut pas entendre parler de consolation ; aussi le major prend-il congé. Le cousin Feenix et M. Carker en font autant. Tous les convives s’en vont. Cléopâtre, restée seule, se sent légèrement étourdie par suite de la violence de son émotion et s’endort.

En bas, dans les régions culinaires, on n’est pas moins agité. Le jeune laquais, qui s’est mis en goguette de si bonne heure, a la tête collée sur la table dans l’office et ne peut plus l’en détacher. Une violente réaction s’est opérée dans l’état de Mme Perch ; elle paraît abattue : M. Perch en est la cause : elle craint, dit-elle à la cuisinière, que son mari ne soit plus aussi attaché à son intérieur que lorsqu’ils n’étaient que neuf dans la famille. Towlinson a une musique continuelle dans les oreilles et une grande roue qui tourne, tourne, tourne sans fin dans sa tête. La bonne voudrait que ce ne fût pas un péché de désirer la mort. Il se passe encore un autre phénomène en bas, dans les régions culinaires : on a perdu toute idée du temps ; l’illusion leur fait croire qu’il est au moins dix heures du soir, tandis qu’il n’est pas encore trois heures de l’après-midi. Il règne dans la société comme un sentiment vague de quelque méfait ; on s’en croit réciproquement complice ; on se fuit, on s’évite l’un l’autre.

Personne, ni homme ni femme, n’ose parler d’aller au spectacle. Quant au bal, il n’en est plus question, ce serait s’exposer à être traité d’imbécile.

Mme Skewton dort encore en haut, deux heures après, comme on fait à la cuisine. Les armoiries de la salle à manger n’ont plus pour tout spectacle que des miettes de pain, des assiettes sales, des taches de vin sur la nappe, de la glace à moitié fondue, des restes de fromage informes, des morceaux de homard, des cuisses de volaille, des gelées qui ne peuvent plus se soutenir et se fondent en sirop. Le mariage même, en ce moment, est comme le déjeuner, dépouillé de tous ses ornements. Les domestiques de M. Dombey raisonnent à perte de vue sur l’événement, si bien qu’au moment du thé, à huit heures ou à peu près, ils en sont devenus tout moroses. M. Perch, qui arrive en ce moment de la Cité, dispos et jovial, avec un gilet blanc, fredonnant sa chanson à boire, tout prêt à bien passer la soirée et à se donner du plaisir, est tout étonné de voir qu’il est froidement accueilli, que Mme Perch est mal à son aise, et qu’en fait de plaisir il ne reste plus que celui d’escorter sa femme à l’omnibus pour rentrer avec elle.

Il fait nuit sombre. Florence, qui a erré dans la belle maison, de pièce en pièce, cherche sa chambre dans laquelle Édith a rassemblé tout le luxe et le confortable possible : elle se dépouille de ses beaux vêtements pour reprendre la simple robe de deuil qu’elle portait depuis longtemps en souvenir de son cher Paul ; elle s’assied pour lire, tandis que Diogène, étendu sur le parquet à côté d’elle, s’amuse à cligner de l’œil. Mais Florence ne peut pas lire aujourd’hui. Il y a pour elle quelque chose d’étrange dans cette maison, qui n’est plus l’ancienne maison Dombey, à la voir si animée et si retentissante. Son cœur s’assombrit : elle ne sait ni comment ni pourquoi ; mais elle a le cœur gros. Florence ferme son livre, et ce lourdaud de Diogène, qui prend cela pour un signal, pose ses pattes sur ses genoux de sa maîtresse, et se frotte les oreilles contre les douces mains de la jeune fille. Mais, au bout de quelque temps de torpeur, la pauvre Florence ne le distingue plus bien ; un brouillard la sépare de son chien, et dans ce brouillard elle voit lui apparaître, brillants comme des anges, son frère et sa mère, qui ne sont plus. Walter aussi, le pauvre exilé, naufragé peut-être… Ah ! où donc peut-il être ?

Le major n’en sait certainement rien, et d’ailleurs, cela ne l’inquiète guère. Le major, qui a étouffé et dormi toute l’après-midi, va dîner tard à son club ; il s’assied, le nez sur sa carafe de madère, et entreprend un modeste jeune homme, à la figure rubiconde, assis à une table voisine, qui voudrait bien se lever pour s’en aller, mais en vain, il est cloué sur sa chaise. Le major lui désopile la rate par une foule d’anecdotes dont lui, Bagstock, monsieur, a été le héros au mariage de M. Dombey ; et il lui en raconte de belles sur le cousin Feenix, un ami diablement comme il faut du vieux Joe. Pendant ce temps-là, le cousin Feenix, qui devrait être à l’hôtel et dans son lit, se trouve à une table de jeu où l’ont conduit, bien malgré lui probablement, ses jambes obstinées.

La nuit, comme un géant, descend dans l’église qu’elle remplit depuis les dalles jusqu’au faîte, elle y règne pendant de longues et silencieuses heures. La pâle aurore revient encore une fois regarder à travers les vitraux ; puis, laissant la place au jour, elle voit la nuit se réfugier sous les voûtes, la suit, la chasse du séjour souterrain et se cache parmi les morts. Les timides souris se blottissent les unes contre les autres, quand elles entendent claquer les grandes portes. M. Sownds et Mme Miff reprennent leurs occupations journalières, dans lesquelles il n’y a pas plus de solution de continuité que dans un anneau de mariage. Les voilà encore qui entrent dans l’édifice.

Derechef, le chapeau à trois cornes et le chapeau de Mme Miff se laissent apercevoir au fond de la nef, à l’heure de la célébration des mariages ; derechef « aussi cet homme prend cette femme, et cette femme prend cet homme » avec la solennelle formule. « À partir de ce jour, ils seront unis pour vivre ensemble, pour le bien comme pour le mal, dans la richesse comme dans la pauvreté, qu’ils soient malades ou bien portants, ils devront s’aimer et se chérir jusqu’à ce que la mort vienne les séparer. »

Telles sont les paroles que M. Carker se répète à lui-même en faisant à cheval son entrée dans la ville, la bouche fendue jusqu’aux deux oreilles, et dirigeant sa monture avec délicatesse par les rues les plus propres.

Chapitre XI. Le Petit aspirant de marine se disloque. §

L’honnête capitaine Cuttle resta plusieurs semaines retranché dans son fort : il ne se départit pas un seul instant des prudentes précautions qu’il avait imaginées pour se mettre à l’abri d’un coup de main : il y renonça d’autant moins, que l’ennemi ne se laissait pas voir. Le capitaine disait, pour justifier sa circonspection, que cet état actuel de profonde sécurité était trop étonnant pour pouvoir durer longtemps ; il savait que, lorsque le temps était au beau, ce n’était jamais au beau fixe, et que la girouette, en pareil cas, ne tardait pas à tourner : il connaissait aussi trop bien le caractère de Mme Mac-Stinger pour croire que cette femme renoncerait à l’héroïque projet qu’elle devait avoir conçu de le découvrir et d’opérer sa capture. Toutes ces réflexions faisaient frissonner le pauvre capitaine, qui mena dès lors une vie solitaire et retirée : s’il sortait quelquefois, c’était bien rare et toujours à la brune, n’osant s’aventurer que dans les rues les plus sombres ; mais c’est surtout le dimanche qu’il se gardait bien de démarrer. Dans tous les cas, soit dans ses retranchements, soit dehors, il se garait des chapeaux de femme comme de la crinière des lions dévorants.

Le capitaine Cuttle ne pouvait pas s’imaginer comment il parviendrait à résister à Mme Mac-Stinger, si jamais, pendant les promenades qu’il se permettait, elle venait mettre le grappin sur lui. Il sentait que cela était complétement impossible. Il se voyait déjà lui, capitaine Cuttle, bel et bien fourré dans un fiacre et transporté, par voie coërcitive, à son ancien logement. Et dame ! une fois mis dedans, c’était un homme perdu, il le prévoyait bien. Adieu son chapeau, et Mme Mac-Stinger ferait bonne garde jour et nuit : sans compter les reproches accumulés sur sa tête en présence de tous les petits Mac-Stinger ; il deviendrait un objet de soupçon et de défiance ; aux yeux des enfants ce serait un ogre, et aux yeux de Mme Mac-Stinger, leur mère, un traître démasqué.

Toutes les fois que ce triste tableau se présentait à l’imagination du capitaine Cuttle, il se sentait sur le front une sueur abondante et dans l’âme un profond découragement. Ce malaise momentané qu’il éprouvait l’obligeait de sortir un peu le soir pour prendre l’air et de l’exercice. Mais alors il comprenait si bien le danger auquel il s’exposait, qu’il prenait congé de Robin avec la dignité solennelle d’un homme qui peut ne revenir jamais : il l’exhortait, dans le cas où il viendrait à le perdre de vue pendant un certain temps, à marcher toujours dans le sentier de la vertu et à conserver toujours bien luisants les instruments de cuivre.

Cependant, pour ne pas renoncer à toute chance de salut et pour s’assurer les moyens de conserver des relations avec le monde extérieur, en supposant que les choses prissent la plus mauvaise tournure, il eut l’heureuse idée d’enseigner à Robin le rémouleur un signal, connu d’eux seuls, par lequel cet affidé pourrait, à l’heure du danger, faire connaître à son chef sa présence fidèle. Après beaucoup de réflexion, le capitaine s’arrêta au parti de lui apprendre à siffler l’air du marin :

« Eh ! gai, gai, gai ! mon officier. »

Robin le rémouleur atteignit à cet égard toute la perfection qu’on pouvait espérer d’un homme de terre ; le capitaine satisfait le pénétra des instructions suivantes de l’air le plus mystérieux.

« Maintenant, mon garçon, tiens bon ! Si jamais je suis pris !

— Comment ! pris ? capitaine, interrompit Robin en ouvrant tout grands ses yeux ronds.

— Eh bien, oui, dit le capitaine d’un air sombre, si jamais je pars avec l’intention de revenir souper, et que je ne revienne pas à portée de voix ; dans les vingt-quatre heures qui suivront ma disparition, va droit à Brig-Place et siffle l’air que je viens de te dire, tout près du vieux port où je suis resté si longtemps en amarre, surtout sans faire semblant de rien, tu entends ? Tu feras comme si tu flânais là par hasard. Si je te réponds sur le même air, détale, mon garçon, et reviens vingt-quatre heures après. Si je te réponds sur un autre air, cours bord sur bord en attendant que je t’envoie d’autres signaux. Comprends-tu mes ordres, dis ?

— Que je coure bord sur bord, capitaine ? demanda Robin. Est-ce sur le bord de la route ?

— Ne v’là-t-il pas un joli cadet, je vous le demande ! dit le capitaine qui regardait Robin d’un air sévère : il ne sait pas son alphabet. Va-t-en un brin et reviens après. Comprends-tu cela ?

— Oui, capitaine, dit Robin.

— À la bonne heure donc, fit le capitaine en se calmant. Eh bien ! voilà ! »

Pour mieux l’éprouver, le capitaine daignait quelquefois le soir, quand la boutique était fermée, lui faire répéter son rôle ; dans ce but, il se retirait dans la salle à manger, qui était censée le logement d’une Mme Mac-Stinger, et observait curieusement les mouvements de son compère, à travers l’espèce de meurtrière qu’il avait pratiquée dans le mur : Robin le rémouleur, toutes les fois qu’on le mettait à l’épreuve, remplissait son rôle avec une telle précision, un tact si merveilleux, qu’à diverses reprises le capitaine, pour lui témoigner sa satisfaction, lui mit dans la main une pièce de cinq francs ; et peu à peu il sentit naître dans son cœur la résignation d’un homme qui avait fait bonne provision de courage pour les mauvais jours, et qui avait pris toutes les précautions raisonnables pour résister aux coups de l’implacable destin.

Néanmoins, le capitaine ne voulut pas trop tenter la mauvaise fortune, ni s’aventurer à sortir plus qu’il ne l’avait fait jusque-là. Cependant il avait cru que ce serait un bon procédé de sa part, en sa qualité d’ami ordinaire de la famille, d’assister à la cérémonie du mariage de M. Dombey, mariage qui lui avait été annoncé par M. Perch, et de lui montrer du haut de la galerie un visage riant et congratulatoire. Donc, pour se conformer aux devoirs de la politesse, il s’était rendu à l’église au fond d’un fiacre, dont les stores étaient complétement baissés. Il aurait hésité même à se montrer aussi hardi, s’il n’avait su combien les croyances de Mme Mac-Stinger, qui suivait le révérend Melchisédech, rendaient invraisemblable sa rencontre dans cette église.

Le capitaine revint sain et sauf ; il reprit le train ordinaire de sa nouvelle existence, sans être alarmé autrement que par les chapeaux de femme qui passaient journellement dans la rue. Mais d’autres soucis encore pesaient sur le cœur du brave capitaine. Pas de nouvelles du vaisseau de Walter. Pas de nouvelles du vieux Solomon Gills. Florence ne savait même rien de la fuite du vieillard, et le capitaine Cuttle n’eut pas le courage de lui en parler. Il faut l’avouer ; voyant que les espérances qu’il avait fondées sur le généreux Walter, sur ce beau jeune homme au cœur tendre et amoureux, qu’il avait chéri à sa façon dès son enfance, commençaient à s’évanouir de jour en jour, l’honnête capitaine commençait aussi à renoncer avec un regret bien naturel à l’idée d’échanger désormais la moindre parole avec Florence. Ah ! s’il avait eu de bonnes nouvelles à lui porter, il aurait bravé la maison fraîchement décorée, magnifiquement meublée : et pourtant la pensée de la nouvelle maison Dombey, jointe au souvenir qu’il avait conservé de la dame qu’il avait vue à l’église, était quelque chose de terrible pour lui ; mais, pour porter une bonne nouvelle à Florence, il aurait tout bravé et se serait frayé un chemin jusqu’à elle. Dans la nuit profonde, au contraire, qui engloutissait leurs communes espérances et qui jetait un sombre voile sur tous les instants de son existence, le capitaine semblait croire qu’il ne serait pour elle qu’un nouveau sujet d’affliction et de désespoir, et une visite de Florence elle-même l’aurait effrayé presque autant qu’une visite de Mme Mac-Stinger en personne.

C’était par une froide et sombre soirée d’automne : le capitaine Cuttle avait ordonné d’allumer du feu dans la petite salle à manger, qui, maintenant plus que jamais, ressemblait à la cabine d’un bâtiment. La pluie tombait dru et la bise soufflait fort. Quand le capitaine, en passant par la chambre à coucher de son vieil ami, exposée à tous les vents, monta au sommet de la maison pour prendre connaissance du temps, il sentit défaillir son cœur en présence de cette scène de triste désolation. S’il sentit défaillir son cœur, ce n’était pas qu’il fît un rapprochement entre ce temps affreux et la destinée du pauvre Walter ; ce n’était pas non plus qu’il doutât que, si la Providence l’avait condamné, ce ne fût fait depuis longtemps ; mais il subissait en ce moment une influence extérieure complétement distincte de celle que ses réflexions pouvaient exercer sur lui : son courage était anéanti et ses espérances disparaissaient, comme cela s’est vu et se verra encore chez des gens qui en savent plus long que le capitaine Cuttle.

La figure tournée contre le vent impétueux et fouettée par la pluie, il regardait ce déluge qui inondait les toits des maisons ; il cherchait, mais en vain, quelque chose qui pût l’égayer. La vue des objets qui l’entouraient ne valait guère mieux. Près de lui il voyait des caisses à thé couvertes de poussière, ou d’autres boîtes sur lesquelles les pigeons de Robin le rémouleur roucoulaient comme une brise plaintive. Un petit aspirant de marine, qui servait de girouette dans son temps, avec son télescope à l’œil, visible autrefois de la rue, mais depuis longtemps démoli, était dans ce moment à grincer sur son pivot rouillé, à la merci de l’ouragan qui le faisait tourner comme un toton sur lui-même.

Sur l’étoffe grossière de l’habit bleu du capitaine, les froides gouttes de pluie brillaient comme autant de petites boules d’acier : c’est à peine s’il pouvait tenir tête au vent violent du nord-ouest assez impétueux pour lui faire faire la culbute par-dessus le balcon et le précipiter sur le pavé. « Si l’Espérance était quelque part ce soir-là, pensait le capitaine en retenant son chapeau sur sa tête, il fallait qu’elle fût restée à domicile ; elle ne se serait toujours pas risquée à mettre le nez dehors. » Aussi, le capitaine secouant tristement la tête, rentra pour voir s’il ne la trouverait pas chez lui.

Le capitaine Cuttle descendit lentement l’escalier qui conduisait à la petite salle à manger, il s’assit sur sa chaise ordinaire et chercha l’Espérance dans la flamme du foyer, mais elle n’y était pas, et pourtant la flamme brillait bien. Il tira de sa poche sa blague et sa pipe, et se disposa à fumer pour voir s’il ne la trouverait pas dans le brasier du fourneau de sa pipe et dans les flots de fumée qui ondulaient autour de ses lèvres ; mais dans la pipe, comme dans les tourbillons de feu, on ne voyait même pas une des pointes de l’ancre de l’Espérance. Il essaya d’un grog ; même déception : il ne trouva, au fond du verre, que de tristes réalités, et ne se sentit pas le courage de le vider. Il fit un tour ou deux dans la boutique, et chercha l’Espérance parmi les instruments ; mais, dans leur obstination, ces instruments retraçaient tous le naufrage du navire, en dépit des efforts du capitaine pour n’y pas croire : il voyait toujours devant lui le fond de la mer.

Pendant que le vent soufflait toujours, que la pluie continuait de frapper contre les volets fermés, le capitaine s’approcha du petit aspirant de marine, et, tout en essuyant avec sa manche l’uniforme mouillé du petit officier, il se prit à songer au grand nombre d’années que le petit aspirant avait vues passer sans qu’il s’opérât de grands changements dans l’équipage : il songea comme tous ces changements étaient venus fondre à la fois le même jour et balayer la boutique. D’un côté, la petite réunion de la salle à manger avait été dissoute, et la société qui la composait éparpillée ; d’un autre côté, il n’y avait plus d’oreilles pour entendre la ballade de la Belle Suzon lors même qu’il y aurait eu quelqu’un là pour la chanter, et il n’y avait personne ; car le capitaine était moralement sûr qu’il n’y avait que lui pour la chanter, et il n’en aurait pas le courage. Et puis qu’était devenue la figure enjouée de Walter ? En ce moment le capitaine retira sa manche de l’uniforme du petit aspirant pour la porter à ses yeux. La perruque et les boutons de Solomon Gills n’étaient plus qu’un rêve du passé ; Richard Whittington s’était cassé le cou ; tous les plans, tous les projets qui se rattachaient à l’avenir du petit aspirant de marine avaient fait naufrage : le navire avait perdu ses mâts et son gouvernail et s’en allait à la dérive errant à la merci des flots.

Pendant que le capitaine, tout consterné, roulait toutes ces pensées dans sa tête, passant et repassant sa manche sur l’aspirant de marine, tant par l’amitié qu’il portait à cette vieille connaissance que par distraction, on entendit frapper à la porte. Le bruit fit tressaillir d’effroi Robin le rémouleur. Assis sur le comptoir, ses yeux ronds ardemment fixés sur le capitaine, il se demandait pour la centième fois si le capitaine n’était pas un assassin pour avoir une conscience si tourmentée et pour se cacher toujours ainsi.

« Qu’est-ce ? dit le capitaine à voix basse.

— Quelqu’un qui frappe, capitaine, » répondit Robin le rémouleur.

Le capitaine, prenant aussitôt un air tout penaud, s’esquiva sur la pointe du pied dans la salle à manger et s’y enferma aux verroux. Robin ouvrit la porte. Il aurait parlementé avec le visiteur sur le seuil, si le visiteur était venu habillé en femme, mais la personne appartenant au sexe masculin, et la consigne de Robin ne concernant que les femmes, il laissa la porte ouverte et fit entrer le visiteur. Celui-ci entra vivement pour se soustraire plus vite à l’averse.

« Allons, voilà de l’ouvrage pour Burgess et compagnie, dit le visiteur en regardant par-dessus l’épaule ses mollets trempés et couverts de boue. Eh ! comment cela va-t-il, monsieur Gills ? »

Cette question s’adressait au capitaine, qui eut l’air de sortir de la salle à manger, comme par le plus grand des hasards.

« Merci bien, continua l’inconnu sans attendre qu’on eût répondu à sa question, je me porte très-bien, je vous suis très-obligé. Mon nom est Toots. Monsieur Toots. »

Le capitaine se souvint d’avoir vu ce jeune homme au mariage ; il le salua. M. Toots répondit par un gros rire ; puis, embarrassé de lui-même, suivant son ordinaire, il souffla fort, secoua longtemps les mains du capitaine, et tombant sur Robin le rémouleur, faute de trouver une autre suite à la conversation, il lui secoua les mains de la façon la plus cordiale et la plus affectueuse.

« Dites donc, je voudrais bien vous dire un petit mot, s’il vous plaît, dit enfin Toots avec une merveilleuse présence d’esprit. Dites donc ; Mlle D, O, M, vous savez qui je veux dire ? »

Le capitaine, pour toute réponse, indiqua avec son croc d’un geste plein de gravité et de mystère la petite salle à manger, où M. Toots le suivit.

« Oh ! mais, je vous demande bien pardon, dit M. Toots en levant la tête vers la figure du capitaine au moment où il s’asseyait sur une chaise que le capitaine avait avancée pour lui. Vous ne connaîtriez pas par hasard Coq-Hardi ? non, n’est-ce pas ?

— Coq-Hardi ? dit le capitaine.

— Oui, Coq-Hardi. »

Le capitaine, remuant la tête d’une façon qui voulait dire non, M. Toots lui expliqua que l’homme dont il lui parlait était le fameux personnage qui s’était couvert de gloire et avait illustré son pays par sa victoire sur un célèbre boxeur du Shropshire ; mais ce renseignement ne parut pas éclairer beaucoup l’esprit du capitaine.

« C’est qu’il est dans la rue à présent ; voilà tout : du reste, ça ne fait rien, peut-être qu’il ne se mouillera pas beaucoup.

— Je puis, pour lui, lever la consigne en un instant, répondit le capitaine.

— Eh bien ! dit Toots en riant de son gros rire, si vous vouliez avoir la bonté de lui permettre de s’asseoir dans la boutique avec votre jeune homme, je vous serais obligé. Parce que, vous savez, il ne faut pas grand’chose pour lui faire du mal, et l’humidité est nuisible à ses muscles. Eh bien ! je vais le faire entrer, monsieur Gills. »

Là-dessus M. Toots, regagnant la porte de la boutique, siffla dans les ténèbres d’une façon toute particulière : aussitôt se montra un individu solidement bâti, portant une redingote blanche à longs poils, un chapeau à rebords plats ; il avait les cheveux courts, un nez écrasé et un désert considérable de nudité chauve derrière chaque oreille.

« Asseyez-vous, Coq-Hardi, » dit M. Toots.

Le docile Coq-Hardi cracha quelques brins de paille dont il était en train de se curer les dents, et en prit de la fraîche qu’il tenait en réserve dans sa main.

« N’y aurait-il pas un verre de quelque chose là sous la main ? dit Coq-Hardi par manière de parler. Voilà une nuit qui n’est pas tendre pour un homme qui ne vit pas de ses rentes. »

Le capitaine Cuttle servit un verre de rhum, que Coq-Hardi se versa dans le gosier comme dans un tonneau, en s’écriant :

« À notre santé ! »

M. Toots et le capitaine, retournant alors dans la salle à manger, s’assirent de nouveau devant le feu, et M. Toots commença en ces termes :

« Monsieur Gills…

— Halte-là ! dit le capitaine, mon nom est Cuttle. »

M. Toots regarda d’un air ébahi le capitaine, qui continua gravement :

« Capitaine Cuttle est mon nom, l’Angleterre est ma patrie, cette maison est ma demeure ; que le saint nom du Seigneur soit béni ! Job ; dit le capitaine, citant son autorité.

— Ah bah ! dit M. Toots, vraiment je ne pourrais pas voir M. Gills ? Pourtant…

— Si vous pouviez voir Solomon Gills, jeune homme, dit le capitaine avec sentiment en lui posant sa lourde main sur le genou, si vous pouviez voir le vieux Sol, entendez-vous bien, de vos propres yeux, assis comme vous êtes là, voyez-vous, vous seriez pour moi plus qu’un vent d’arrière pour un vaisseau en bonasse. Mais vous ne pouvez pas voir Sol Gills. Et pourquoi ne pouvez-vous pas voir Sol Gills ? dit le capitaine, qui voyait à la figure de M. Toots qu’il produisait une impression profonde sur son esprit… parce qu’il est invisible. »

M. Toots, dans son trouble, allait répondre que ça ne faisait rien, mais il s’arrêta en chemin et s’écria :

« Il n’est pas Dieu possible !

— Cet homme, dit le capitaine, m’a chargé dans un écrit de garder sa boutique, et quoiqu’il fût pour moi aussi bon qu’un frère, je ne sais pas plus que vous où il est allé, ni pourquoi il est parti : est-il à la recherche de son neveu, ou a-t-il perdu la tête, je n’en sais rien ; tout ce que je sais, c’est qu’un beau matin il a sauté par-dessus bord et qu’il a fait le plongeon sans le moindre flic-flac, sans le moindre bruit. Je l’ai cherché de tous les côtés et je n’ai jamais pu remettre la main dessus.

— Mais, grand Dieu ! Mlle Dombey ne le sait pas, fit M. Toots.

— Voyons ! interrompit le capitaine en baissant la voix, je m’adresse à vous comme à un cœur sensible, et je vous le demande, pourquoi le saurait-elle ? Pourquoi le lui dire avant que le temps soit venu de désespérer tout à fait ? Cette bonne et douce petite créature, elle s’était attachée au vieux Sol Gills avec une bonté, avec une telle affection, avec… ai-je besoin de vous le dire… vous me comprenez…

— J’espère vous comprendre, fit M. Toots en riant de son gros rire, et en même temps il sentit le rouge lui monter au visage.

— Et vous venez ici de sa part, dit le capitaine.

— Je le crois, dit M. Toots, et là-dessus il se mit à ricaner plus fort.

— Eh bien ! tout ce que j’ai à vous dire, fit le capitaine, c’est que vous connaissez un ange : oui, c’est un ange qui vous a donné cette commission. »

M. Toots saisit avec empressement la main du capitaine et lui demanda de vouloir bien l’honorer de son amitié.

« Parole d’honneur, dit M. Toots en prenant un ton grave, je vous serai obligé de vouloir bien accepter mes offres d’amitié. J’aurais beaucoup de plaisir à vous connaître. Réellement j’ai besoin d’un ami, j’en ai besoin. Le petit Dombey était mon ami chez le vieux Blimber, et il le serait encore maintenant, s’il avait vécu. Coq-Hardi, sans doute, dit M. Toots à voix basse, est très-bien ; il est admirable dans son genre… c’est l’homme le plus fin qui soit au monde ; en sa qualité de boxeur, il n’y a pas de coup qu’il ignore à ce qu’on dit, moi, je n’en sais rien : mais enfin, il ne me remplace pas tout. Ainsi donc, oui, Mlle Florence est un ange, capitaine. S’il y a un ange quelque part, c’est bien Mlle Dombey : c’est toujours ce que j’ai dit. Franchement, là ! je vous serais bien obligé, si vous vouliez cultiver ma connaissance. »

Le capitaine reçut la proposition avec courtoisie, mais sans déclarer positivement qu’il l’acceptait ; il se contenta de lui répondre : « C’est bien, mon garçon, nous verrons cela ; » puis rappelant à M. Toots l’objet immédiat de sa mission, il lui demanda ce qui lui avait valu l’honneur de sa visite.

« Eh bien répliqua M. Toots, voici le fait ; je viens de voir la jeune personne. Non pas Mlle Dombey… mais Suzanne… Vous connaissez Suzanne ?

Le capitaine fit un signe de tête affirmatif, et la grave expression de sa figure sembla indiquer à M. Toots qu’il faisait grand cas de la jeune personne en question.

« Voilà comme cela est arrivé, dit M. Toots, je fais souvent des visites chez Mlle Dombey. Je n’y vais pas tout exprès, vous entendez bien, mais il m’arrive souvent de me trouver dans le quartier ; quand je m’y trouve, alors je fais une petite visite.

— Naturellement, fit le capitaine.

— Eh bien ! dit M. Toots, je suis allé tantôt faire une visite. Et ma parole d’honneur, je ne crois pas qu’il soit possible de se faire une idée de la figure angélique que Mlle Dombey avait tantôt. »

La tête du capitaine sembla répondre qu’il y avait peut-être des personnes pour qui cela n’était pas possible… mais que ce n’était pas lui.

« Au moment où je m’en allais, dit M. Toots, la jeune dame vint me prendre de la façon la plus inattendue et m’emmena dans l’office. »

Le capitaine parut un instant ne pas trouver cette façon d’agir de son goût, et se renversant sur sa chaise, il jeta à M. Toots un regard de défiance, sinon de menace.

« Et là, continua M. Toots, elle m’a montré ce journal : elle me dit qu’elle l’avait caché à mademoiselle toute la journée, parce que, disait-elle, il y avait dedans quelque chose qui intéressait une personne de la connaissance du pauvre Dombey et de sa sœur. Là-dessus elle me lut le passage. Très-bien. Puis elle me dit :… Attendez donc que je me le rappelle ; que diable qu’est-ce qu’elle me dit donc ? »

M. Toots, dont l’esprit était complétement absorbé à chercher ce que Suzanne lui avait dit, vint tout en parlant à rencontrer l’œil du capitaine : et l’expression de ce regard était si sombre que le pauvre garçon fut déconcerté et éprouva une peine infinie à reprendre le fil de son discours.

« Ah ! m’y voici, dit M. Toots après un long moment de réflexion : elle me dit qu’elle espérait que la nouvelle était fausse, ajoutant qu’elle ne pouvait guère sortir elle-même sans donner quelque soupçon à Mlle Dombey, et qu’elle me priait d’aller chez M. Solomon Gills, l’opticien, l’oncle de la susdite personne, et de lui demander s’il croyait que la chose fût vraie, et s’il n’avait pas reçu d’autres nouvelles de la Cité. Dans le cas où il ne pourrait pas me satisfaire, elle ne doutait pas que le capitaine Cuttle fût en état de me renseigner là-dessus… Ah ! mais ! tiens ! ajouta M. Toots, comme si le jour se faisait dans son esprit : alors c’est vous. »

Le capitaine jeta un coup d’œil sur le journal que M. Toots tenait à la main, et soupira.

« Eh bien ! continua M. Toots, la raison qui fait que je suis venu un peu tard, c’est que j’ai commencé par monter jusqu’à Finchley, pour m’y procurer de beau mouron pour le serin de Mlle Dombey : on ne le trouve que là. Mais je suis venu ici tout de suite après. Vous avez vu le journal, je suppose.

Le capitaine qui n’osait pas s’aventurer à lire le journal, dans la crainte de se voir dans les annonces, signalé en toutes lettres, à l’article objets perdus ou réclamés, se contenta de secouer la tête.

« Voulez-vous que je vous lise le passage ? » demanda M. Toots.

Le capitaine ayant fait un signe affirmatif, M. Toots lut les lignes suivantes, empruntées au bulletin maritime :

« Southampton. Le bâtiment le Défi, capitaine Henri James arrivé dans ce port aujourd’hui, avec une cargaison de sucre, de café, de rhum, déclare qu’ayant été pris de calme le sixième jour de son retour de la Jamaïque, dans… telle et telle latitude… vous savez ce que cela veut dire, vous, dit Toots, après avoir tenté, mais en vain, de se reconnaître dans les chiffres énoncés.

— Bon quart, cria le capitaine, en donnant un coup de point sur la table. Cours sur ton ancre, mon garçon.

— Latitude… latitude… répéta M. Toots en jetant sur le capitaine un regard effaré, et telle et telle longitude… la vigie a aperçu, une demi-heure avant le coucher du soleil, quelques débris de navire qui flottaient à la distance d’un mille. Comme le temps était clair et le bâtiment en panne, une chaloupe fut mise à la mer, avec ordre d’examiner le susdit navire naufragé, qui consistait en différents espars et en agrès appartenant à un brick anglais, du port de cinq cents tonneaux, avec une partie de la poupe sur laquelle on voyait ces mots encore lisibles Fils-et-Héritier. Aucun cadavre sur les débris qui flottaient. Le livre de loch du bâtiment le Défi établit qu’une brise s’étant élevée dans la nuit, on n’aperçut plus le bâtiment. Il ne peut plus y avoir de doute sur le sort du vaisseau Fils-et-Héritier du port de Londres, chargé pour la Barbade : il est certain qu’il a fait naufrage dans la dernière tempête et qu’il a péri corps et biens.

Le capitaine, en cela semblable à tous les hommes, avait conservé jusque-là, au fond de son cœur, plus d’espérance qu’il ne le croyait : cette nouvelle lui porta le dernier coup. Pendant la lecture de l’article du journal, et encore une ou deux minutes après, comme s’il était plongé dans un sommeil léthargique, il regardait fixement le timide M. Toots : puis, tout d’un coup il se lève, met son chapeau de toile cirée, qu’il avait déposé sur la table en l’honneur de l’étranger, et lui tournant le dos, il penche tristement la tête sur le marbre de la cheminée.

« Oh ! parole d’honneur, s’écria M. Toots, dont le cœur tendre fut vivement touché par la douleur du capitaine, c’est une bien triste chose que ce monde-ci : ou l’on y meurt ou l’on y est malheureux. Là, vraiment, je n’aurais jamais désiré entrer en possession de ma fortune, si j’avais su cela. Je n’ai jamais vu de monde pareil. C’est bien pis que chez les Blimber. »

Le capitaine Cuttle, sans changer de position, fit signe à M. Toots de ne pas faire attention à lui et se retourna vers la cheminée, son chapeau de toile cirée en arrière sur les oreilles, passant sa main sur son visage hâlé.

« Walter, mon cher garçon, dit le capitaine, adieu ! Walter, mon cher enfant, mon garçon, mon camarade, je t’aimais. Ce n’était ni ma chair ni mon sang, ajouta-t-il en regardant le feu. Je n’ai pas d’enfant, et pourtant, en perdant Walter j’éprouve quelque chose de ce qu’éprouve un père en perdant son fils. Pourquoi cela ? parce que c’est une perte qui en vaut douze. Qu’est devenu maintenant ce jeune écolier au teint vermeil et à la chevelure bouclée, qui venait toutes les semaines dans cette salle à manger, toujours gai comme un pinson ? Mort avec Walter. Qu’est devenu ce jeune et frais gaillard que rien ne pouvait fatiguer ni abattre, et qui devenait rouge comme un coq, quand nous le plaisantions sur les Délices du cœur, que c’était plaisir à le voir ? Qu’est-il devenu ? mort avec Walter. Qu’est devenu ce noble cœur qui ne pouvait pas voir le vieillard soucieux une seule minute sans s’inquiéter de lui-même ? Mort avec Walter. Oui, il n’y avait pas seulement un Walter ; il y en avait douze, que je connaissais, que j’aimais, qui tous les douze m’ont dit adieu au moment de son départ. Hélas ! j’en pleure douze maintenant dans un même tombeau. »

M. Toots demeurait silencieux, s’occupant à plier et replier le journal sur ses genoux, comme s’il avait gagé avec quelqu’un de le faire tenir dans une bonbonnière.

« Et Sol Gills, dit le capitaine, les yeux toujours fixés sur le feu ; pauvre oncle sans neveu, où êtes-vous allé ? vous m’aviez été confié ; car les dernières paroles du pauvre naufragé furent celles-ci : Prenez soin de mon oncle. Qu’êtes-vous devenu, Sol ? Que vous est-il arrivé, Sol, quand vous êtes parti en disant adieu à Édouard Cuttle ? Que puis-je lui dire de vous, maintenant qu’il regarde du haut du ciel ? Sol Gills ! Sol Gills ! dit le capitaine en secouant sa tête lentement ; et dire que, quand ce journal vous passera sous les yeux, vous ne serez, pas seulement chez vous, avec un ami qui ait connu Walter, et qui puisse en parler avec vous ! Quand vous allez recevoir de moi ce paquet, il ne vous restera plus qu’à piquer une tête de désespoir. »

Poussant un profond soupir, le capitaine se tourna du côté de M. Toots, et finit par se rappeler la présence du jeune homme.

« Mon garçon, dit le capitaine, il faut dire carrément à la jeune personne que ces nouvelles ne sont que trop exactes. Voyez-vous, on ne s’amuse pas à fabriquer des histoires comme celles-là. C’est en toutes lettres sur le livre de loch, et c’est le livre le plus véridique qu’on puisse écrire. Demain matin, dit le capitaine, je mettrai le pied dehors et j’irai prendre des informations, qui n’aboutiront très-probablement à rien de bon : ce n’est pas possible. Si vous repassez ici dans l’après-midi, donnez un coup d’œil dans la boutique et je vous dirai ce que j’aurai appris ; mais dites à la jeune personne de la part du capitaine Cuttle que tout est fini, bien fini… »

Le capitaine, ôtant son chapeau avec son croc en retira son mouchoir, essuya ses cheveux gris d’un air désespéré et y renfonça son mouchoir avec le plus profond découragement.

« Je vous assure, dit M. Toots, que je suis en vérité bien désolé de tout cela. Parole d’honneur, je suis désolé, quoique je ne connaisse pas le jeune homme en question. Pensez-vous que Mlle Dombey soit bien affectée, capitaine Gills… M. Cuttle, veux-je dire ?

— Que le bon Dieu vous bénisse ! reprit le capitaine quelque peu touché de compassion pour l’innocence de M. Toots. Si elle sera affectée ! Quand elle n’était pas plus haute que ça, ils s’aimaient à la folie comme deux jeunes tourtereaux.

— En vérité ? dit M. Toots, dont la figure s’allongea démesurément.

— Ils étaient faits l’un pour l’autre, dit le capitaine d’une voix dolente ! Mais à quoi cela sert-il maintenant ?

— Parole d’honneur, s’écria M. Toots qui riait et pleurait à la fois, aussi son éloquence se ressentait-elle de ce singulier amalgame ; ce que vous venez de me dire là m’attriste encore plus. Vous le savez capitaine Gills, j’a… j’adore mademoiselle Dombey ; je… je suis blessé au cœur. » L’éclat de voix, qui accompagna ces dernières paroles du pauvre M. Toots, témoignait suffisamment de la véhémence de ses sentiments. « Mais où serait le mérite de ma manière de voir à son égard, si je n’éprouvais pas un sincère chagrin de la voir dans la désolation, quelle que soit d’ailleurs la cause de son désespoir ? Mon affection n’est pas de l’égoïsme, vous le savez ; dit M. Toots dont la confiance pour le capitaine datait du moment où il avait pu apprécier sa sensibilité. Je suis un être bien singulier, capitaine Gills, c’est au point qu’il n’y a pas de chose que je ne me sente capable de supporter pour Mlle Dombey : je voudrais être écrasé, foulé aux pieds, précipité d’un sixième étage ; si c’était pour elle, ce serait le plus grand bonheur qui pût m’arriver. »

En disant cela, M. Toots avait bien soin de baisser la voix, dans la crainte que cette confidence ne parvînt jusqu’aux oreilles jalouses de Coq-Hardi, qui lui interdisait toute espèce d’émotion douce. Cet effort qu’il faisait pour contenir sa voix, joint aux sentiments vifs qui l’agitaient, le fit rougir jusqu’au bout des oreilles ; il avait l’air, aux yeux du capitaine Cuttle, d’éprouver un amour si désintéressé, que celui-ci, pour le consoler, le tapa doucement dans le dos en l’invitant à prendre courage.

« Merci, capitaine Gills, dit M. Toots, c’est bien aimable à vous, au milieu de vos peines, de me parler ainsi. Je vous suis vraiment bien obligé. Comme je vous l’ai déjà dit tout à l’heure, j’ai réellement besoin d’un ami et je serais fort aise de faire votre connaissance. Quoique je sois très-bien dans mes affaires, ajouta-t-il avec vivacité, vous ne pouvez vous figurer quelle malheureuse bête je fais ! Les badauds, qui me voient avec Coq-Hardi et des gens de distinction comme celui-là, me supposent heureux ; mais je suis bien misérable. Je souffre bien pour Mlle Dombey, capitaine Gills. La nourriture ne me profite plus, je ne trouve plus de plaisir à me faire habiller par Burgess et Cie ; souvent, quand je suis seul, je pleure comme un veau. Je vous le jure, capitaine, ce sera un plaisir pour moi que de revenir demain, que de revenir après-demain, que de revenir cinquante fois. »

En disant ces mots, M. Toots donna au capitaine une vigoureuse poignée de main ; puis, dissimulant son trouble, autant qu’il pouvait le faire, pour le cacher aux regards pénétrants de Coq-Hardi, il alla rejoindre le célèbre personnage dans la boutique. Coq-Hardi, tout disposé à être jaloux de l’ascendant qu’il exerçait sur M. Toots, lança au capitaine Cuttle un regard qui n’était rien moins que favorable, lorsque celui-ci dit adieu à M. Toots ; néanmoins, il suivit son protecteur sans autre manifestation de sa mauvaise humeur, laissant le capitaine plongé dans sa tristesse, et Robin le Rémouleur ravi jusqu’au huitième ciel de l’honneur qu’il avait eu de contempler, pendant près d’une heure, le vainqueur du célèbre boxeur du Shropshire.

Il y avait déjà longtemps que Robin le Rémouleur ronflait sous le comptoir, que le capitaine était encore assis regardant fixement la flamme du foyer ; il y avait déjà longtemps qu’il n’y avait plus de feu, que le capitaine était assis regardant fixement les chenêts, la tête traversée de mille pensées, impuissantes, hélas ! au sujet de Walter et du vieux Sol. La chambre d’en haut, exposée à tous les vents, n’était pas faite pour lui rendre le calme, et le lendemain matin, quand le capitaine se leva, il était triste et fatigué.

Aussitôt que les bureaux furent ouverts dans la Cité, il sortit pour se rendre au comptoir de Dombey et fils. Mais, ce jour-là, on n’ouvrit pas les fenêtres du petit aspirant de marine. Robin le Rémouleur, par les ordres du capitaine, laissa les volets fermés et la maison ressemblait à une maison mortuaire.

Le hasard voulut que M. Carker entrât dans le bureau au moment où le capitaine arrivait à la porte. Grave et silencieux, le capitaine l’aborde ; M. Carker le salue et Cuttle prend la liberté de l’accompagner jusque dans son cabinet.

« Eh bien ! capitaine Cuttle, dit M. Carker en se mettant devant la cheminée dans sa posture accoutumée et en gardant son chapeau sur la tête, ça va mal !

— Vous avez reçu la confirmation des nouvelles qui étaient dans le journal d’hier, monsieur ? dit le capitaine.

— Oui, répond M. Carker, nous les avons reçues. Les détails sont précis ; les assureurs subissent un dommage considérable. C’est bien affligeant. Plus de remède. Voilà la vie !

M. Carker, tout en parlant, se faisait délicatement les ongles et souriait au capitaine qui, planté debout devant la porte, avait les yeux fixés sur lui.

« Je regrette bien vivement le pauvre Gay, dit Carker, ainsi que tout l’équipage. Je sais que, dans ce nombre, se trouvaient de bien braves gens. C’est toujours comme ça. Un grand nombre de personnes englouties qui laissent femme et enfants ! C’est encore une consolation, capitaine Cuttle, que de songer que le pauvre Gay n’était pas marié. »

Le capitaine, toujours debout, se frottait le menton et regardait le gérant. Le gérant promena ses regards sur des lettres cachetées qui se trouvaient sur son pupitre et prit le journal.

« Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous, capitaine Cuttle ? demanda Carker en détournant les yeux et en lançant du côté de la porte un sourire et un regard expressifs.

— Je désire, dit le capitaine, que vous me tranquillisiez sur un point et ce ne sera peut-être pas facile.

— Ah ! s’écria le gérant, de quoi s’agit-il ? Allons, capitaine Cuttle, dites vite, s’il vous plaît, car je suis très-occupé.

— Eh bien ! monsieur, dit le capitaine avançant d’un pas, avant que mon ami Walter fût parti pour cette désastreuse traversée…

— Allons, allons, capitaine Cuttle, interrompit le souriant Carker, ne parlons pas de désastreuse traversée. Il ne s’agit pas ici de désastreuses traversée, mon garçon. Il faut que vous ayez pris votre ration de bonne heure, pour ne pas vous rappeler qu’il y a des risques à courir dans tous les voyages, que ce soit sur terre ou sur mer. Vos injustes soupçons ne vont pas sans doute jusqu’à vous faire supposer que votre jeune… comment l’appelez-vous, ait péri dans une tempête sortie de ces bureaux ? Allons, capitaine, un bon somme et une bouteille d’eau de seltz, voilà le meilleur remède pour guérir des inquiétudes comme les vôtres.

— Mon garçon, reprit le capitaine tout doucement (car pour moi vous êtes un jeune garçon, je n’ai donc pas besoin de m’excuser pour ce mot qui vient de m’échapper), si vous trouvez du plaisir à plaisanter dans un pareil moment, vous n’êtes pas mon homme ; et, si vous n’êtes pas mon homme, j’ai de bonnes raisons pour n’en être que plus inquiet. Maintenant voici de quoi il s’agit monsieur Carker : Avant le départ de ce pauvre ami, qui s’est embarqué pour obéir à des ordres positifs, il m’a dit qu’il ne partait pas pour son intérêt, pour son avancement dans la maison, qu’il le savait. Moi, je croyais qu’il se trompait, et je lui dis ma façon de penser ; je vins ici en l’absence de votre chef, pour vous adresser très-poliment, et dans le but de me tranquilliser, une ou deux questions… À ces questions vous avez répondu très-franchement. Maintenant que le mal est fait, et il faut « savoir endurer ce qu’on ne peut empêcher, » (vous qui êtes un malin, vous n’ignorez pas où se trouve cette citation ; cherchez et prenez-en note) maintenant, dis-je, pour me soulager la conscience, j’aurais besoin de savoir, en un mot comme en mille, si par hasard je n’ai pas fait une brioche ; si je n’aurais pas mieux fait de dire au vieillard le secret que m’avait confié Walter ; si véritablement en voguant pour le port de la Barbade, il s’en allait bon vent, bonnes voiles. Monsieur Carker, dit le capitaine dans toute la franchise de son innocence, la dernière fois que nous nous sommes vus, nous nous sommes plu tous les deux ; si je ne suis pas tout à fait aussi gai ce matin, à cause du malheur survenu à mon pauvre ami, et si quelqu’une de mes réflexions a pu vous offenser, je m’appelle Édouard Cuttle et je vous demande pardon.

— Eh bien ! capitaine Cuttle, reprit le gérant avec toute la politesse possible, je vous demanderai de m’accorder une faveur.

— Laquelle, monsieur ? demanda le capitaine.

— De sortir d’ici, s’il vous plaît, reprit le gérant en lui montrant la porte, et d’aller porter ailleurs votre jargon. »

Il n’y eut pas, sur toute la figure du capitaine, une seule verrue qui ne pâlit d’étonnement et d’indignation ; jusqu’à la raie rouge qu’il portait au front qui disparut, comme l’arc-en-ciel, au milieu des nuages qui s’amoncellent.

« Écoutez, capitaine Cuttle, dit le gérant en le menaçant du doigt, et il lui montrait ses dents de son air le plus aimable, j’ai été beaucoup trop indulgent pour vous la dernière fois que vous êtes venu. Vous appartenez à une catégorie de gens qui ne manquent ni d’astuce ni d’audace. Dans le désir que j’avais d’empêcher votre jeune homme d’être renvoyé de sa place à coups de pieds dans le derrière, mon bon capitaine, je vous ai supporté. C’est bon une fois, mais deux, c’est trop. Maintenant, allez, mon ami. »

Le capitaine fut littéralement cloué au plancher ; sa langue ne pouvait plus remuer.

« Allez, dit le gérant toujours gracieux en soulevant de ses mains les pans de son habit et tenant ses jambes écartées devant la cheminée, allez, cœur sensible, et dépêchez-vous, si vous ne voulez pas que nous en venions à des moyens trop violents. Si M. Dombey était ici, capitaine, vous pourriez bien sortir d’une manière un peu plus ignominieuse. Je me contente de vous dire : allez-vous-en. »

Le capitaine, posant sa lourde main sur sa poitrine comme pour s’aider à reprendre haleine, toisa M. Carker de la tête aux pieds et promena ses regards autour du cabinet, comme s’il ne savait pas trop où il se trouvait ni avec qui.

« Vous avez beau être un profond scélérat, capitaine Cuttle, continua M. Carker avec l’aisance d’un homme du monde qui connaît trop bien les hommes pour se laisser déconcerter par la découverte d’une trahison, surtout quand elle ne le touchait pas directement, tout profond que vous êtes, la sonde en saura bien trouver le fond… Ce que je dis là pour vous, je le dis aussi pour votre ami absent, mon officier. Qu’avez-vous fait avec votre ami, capitaine ? Hein, qu’avez-vous fait ? »

Le capitaine mit encore sa main sur sa poitrine. Après avoir poussé un profond soupir, il se dit à lui-même :

« Allons, Cuttle, tiens bon ! mon garçon.

Mais il le dit si bas qu’on ne l’entendit pas.

« Il paraît que vous machinez de jolis petits complots, que vous tenez de jolis petits conciliabules, que vous donnez de jolis petits rendez-vous, enfin que vous recevez aussi de jolies petites visites, capitaine, hein ? dit Carker en abaissant son regard sur lui et en montrant toutes ses dents ; mais c’est être un peu effronté que de remettre le pied ici après une telle conduite. Au moins, auriez-vous dû montrer plus de discrétion. Pour des gens qui conspirent en secret, qui débauchent les enfants et les attirent dans leur piége, vous n’êtes pas encore bien malins. Voulez-vous me faire le plaisir de vous en aller ?

— Mon jeune garçon, dit le capitaine en faisant tous ses efforts pour ouvrir la bouche, tant sa voix était étouffée et tremblotante, et en serrant convulsivement son poing, j’aurais bien des choses à vous dire, mais, en ce moment, je n’ai pas assez la tête à moi pour mettre en ordre mes idées, parce que, voyez-vous, c’est seulement d’hier au soir, à mon compte, que mon jeune ami Walter s’est noyé, et j’en ai la tête perdue, vous pensez bien. Mais nous sommes gens de revue ; nous nous aborderons autre part, mon garçon, si nous vivons, vous et moi ; et, en disant cela, le capitaine levait son croc.

— Vous n’en serez pas le bon marchand, mon vieux, si vous venez me chercher, répondit le gérant toujours avec la même allure dégagée ; car vous pouvez compter, je vous en avertis, que je vous démasquerai, vous et vos manœuvres. Je ne veux pas me faire plus moral qu’un autre, mon bon capitaine ; mais tant que j’aurai des yeux et des oreilles, je ne permettrai pas qu’on abuse de la confiance de la maison et qu’on y trompe qui que ce soit. Bonjour, » dit M. Carker en secouant la tête.

Le capitaine Cuttle sortit du bureau en regardant fixement M. Carker, qui le lui rendait bien. Il laissa notre gérant debout, les jambes écartées devant le feu, toujours aussi calme, aussi souriant ; on eût dit qu’il se sentait la conscience aussi nette que sa blanche chemise, aussi fraîche que son menton tout frais rasé.

Le capitaine, en passant par le bureau d’entrée, jeta un regard sur le pupitre autrefois occupé par le pauvre Walter, et maintenant possédé par un autre jeune homme. Ce jeune homme avait la physionomie aussi ouverte et aussi rayonnante que celle du jeune Walter le jour où ils débouchèrent la fameuse avant-dernière bouteille de vieux madère dans la petite salle à manger. Cette ressemblance fortuite fit beaucoup de bien au capitaine ; il se sentit soulagé d’un poids énorme qui lui pesait sur le cœur : des larmes mouillèrent ses yeux.

De retour à la maison du petit Aspirant de marine, il alla s’asseoir dans un coin de la boutique. Sa douleur était si grande qu’elle l’emporta sur sa colère. Il lui semblait que cette mauvaise passion outrageait la mémoire de l’ami qu’il avait perdu, et que la pensée de la mort devait lui imposer silence. Tous les coquins et les scélérats de la terre n’étaient rien auprès de la perte d’un ami.

Ce qu’il y avait de plus clair maintenant pour le capitaine Cuttle, c’est qu’en perdant Walter il avait tout perdu. S’il se reprochait quelquefois, assez durement même, d’avoir, par sa complicité, favorisé les innocentes illusions de Walter, il pensait au moins aussi souvent à ce M. Carker, désormais perdu pour lui comme s’il était plongé au fond des mers ; à ce M. Dombey, qu’il avait aussi perdu de vue pour toujours ; aux Délices du cœur, qu’il ne devait plus revoir, et à la belle Suzon, qui était allée, du même coup, briser sa ballade en mille morceaux contre l’écueil où Walter avait fait naufrage. Le capitaine, assis dans la sombre boutique, pensait à tout cela, oubliant l’injure qu’il avait reçue. Les yeux tristement baissés vers la terre, il était comme plongé dans la contemplation de tous ces rêves anéantis, dont les débris flottants passaient devant ses yeux.

Toutes ces réflexions ne l’empêchèrent cependant pas de songer à ce qu’il devait à la mémoire du pauvre Walter. Il sortit de sa léthargie, et réveillant aussi Robin le Rémouleur, que l’obscurité avait endormi, il partit comme une bombe, suivi de son second, la clef de la boutique dans sa poche. Il se rendit dans l’un de ces magasins si bien approvisionnés qu’on trouve dans les quartiers situés à l’est de Londres et acheta sur-le-champ deux vêtements de deuil, l’un beaucoup trop petit pour Robin le Rémouleur, l’autre beaucoup trop grand pour lui-même. Il pourvut aussi Robin d’une espèce de chapeau à deux fins, également admirable pour sa forme et son utilité, car il pouvait, au besoin, passer aussi bien pour un chapeau de marin que pour un chapeau de charbonnier : c’est ce qu’on appelle ordinairement un sud-ouest, et, sur la tête de quelqu’un qui tenait une boutique d’opticien, c’était une nouveauté. Le capitaine et le Rémouleur se revêtirent de leurs nouveaux costumes, qui, au dire du marchand, leur allaient si bien que c’était merveille de les voir, et qu’il avait fallu pour cela qu’ils fussent nés coiffés, sans compter que la façon en était incomparable et sans exemple, de mémoire d’habitant indigène. En effet, le capitaine et Robin, ainsi accoutrés, étaient des objets de curiosité pour tous ceux qui les voyaient passer.

Après avoir subi cette métamorphose, le capitaine reçut la visite de M. Toots.

« Eh bien, mon garçon, lui dit-il, je suis en détresse. Toutes les nouvelles sont mauvaises. Dites à la jeune bonne d’avertir avec ménagement sa maîtresse, et que toutes deux m’oublient ; surtout, dites-leur que cela ne m’empêchera pas de penser à elles toutes les fois que « la nuit viendra sur les ailes de la tempête et que la mer s’élèvera roulant ses flots comme des montagnes. » Ceci se trouve dans le docteur Watts ; cherchez-le et prenez-en note, mon cher frère. »

Le capitaine ajourna à une occasion plus convenable la question du savoir s’il devait accepter l’amitié que M. Toots lui avait offerte. Pour le moment, il le congédia. Bien mieux, il était tellement démoralisé qu’il était presque décidé, ce jour-là, à ne prendre aucune précaution contre les surprises de Mme Mac-Stinger, et à s’abandonner nonchalamment au caprice de la fortune, sans s’inquiéter de ce qui pouvait lui arriver. Sur le soir, pourtant, il y eut un peu de mieux dans son état il parla beaucoup de Walter à Robin, dont il loua en passant les soins et la fidélité. Robin ne rougit pas d’entendre le capitaine faire si sérieusement son éloge : assis devant lui, il le regardait, affectant de pleurer par sympathie, faisant le bon apôtre et conservant précieusement dans son esprit, en sa qualité d’espion, chacun des mots qu’il lui entendait dire.

Lorsque Robin se fut mis au lit et livré au sommeil, le capitaine moucha la chandelle, et se planta des lunettes sur le nez, car, malgré ses yeux de lynx, il n’avait pas cru pouvoir se dispenser, en entrant dans la maison d’un opticien, de porter lunettes. Puis il ouvrit son livre de prières au service des morts et lut tout bas, dans la petite salle à manger, s’arrêtant de temps en temps pour s’essuyer les yeux mouillés de larmes : dans la simplicité de son bon cœur, il recommanda aux abîmes sans fond les restes de Walter.

Chapitre XII. Contrastes. §

Jetons maintenant les yeux sur deux intérieurs bien différents : les maisons ne sont pas voisines, elles sont au contraire fort éloignées l’une de l’autre, mais elles sont toutes deux à proximité de la vaste cité de Londres.

La première de ces deux maisons est située dans une campagne verdoyante et boisée, tout près de Norwood. Elle n’a pas les proportions d’un grand château, mais elle est joliment arrangée, soigneusement tenue. À voir cette pelouse, cette pente douce et unie qui conduit à l’habitation ; à voir ce parterre de fleurs, ce bouquet d’arbres, au milieu desquels se dessinent gracieusement le frêne et le saule ; à voir cette serre et la véranda rustique ornée de fleurs odorantes qui grimpent autour des piliers ; à voir la simplicité de la maison à l’extérieur, la commode distribution des chambres à l’intérieur quoique, à tous égards, ce ne fût que le diminutif d’une villa, tout y était d’une élégance et d’un confortable qui auraient pu convenir à un palais.

Et, de fait, c’était au dedans une maison somptueuse et riche. Les meubles, par leurs proportions convenaient parfaitement à la grandeur et à la disposition des petites pièces ; leurs éclatantes couleurs étaient en harmonie avec la tenture des murs et le brillant des parquets, et la lumière, qui pénétrait au travers des glaces des portes et des croisées, venaient se confondre dans ces couleurs variées, dont elle prenait la teinte. On remarquait aussi quelques gravures et quelques tableaux de prix. Quant aux livres, on en voyait une grande quantité sur des rayons placés dans des embrasures ; des jeux d’adresse et de hasard se trouvaient sur les tables ; c’étaient des pièces d’échiquier, aux figures fantastiques, des dés, des jeux de dames, des cartes et un billard.

Et pourtant, malgré cette opulence et tout ce confortable, pourquoi donc y a-t-il dans l’air un je ne sais quoi qui vous met mal à l’aise ? serait-ce par hasard que les tapis et les sofas sont trop moelleux, qu’ils étouffent trop le bruit, et que ceux qui marchent sur les uns et se couchent sur les autres ont un air mystérieux ? serait-ce que les gravures et les tableaux ne rappellent ni de grandes pensées ni de grandes actions, ou ne représentent pas la nature par le côté poétique, un paysage, par exemple, un château ou une cabane ; mais qu’ils ont tous une touche voluptueuse, et sont de purs échantillons de formes et de coloris ; rien de plus ? Serait-ce que les livres n’ont de précieux que leur reliure et que les titres du plus grand nombre sont en rapport avec les dessins et les peintures ? Serait-ce qu’au milieu de cette parfaite élégance on rencontre çà et là, dans mille détails insignifiants, une sorte d’humilité affectée, une humilité aussi mensongère que celle que vous remarquez sur ce portrait, d’une ressemblance trop frappante, suspendu à la muraille, aussi bien que dans l’original, assis maintenant sur son fauteuil devant son déjeûner ? Ou bien serait-ce que l’haleine de ce personnage, le maîtres de céans, laisse sur tous les objets qui l’entourent comme une émanation de lui-même, et imprime à tous les objets quelque chose de son caractère ?

C’est M. Carker le gérant qui est assis dans ce fauteuil. Sur la table, et renfermé dans une cage élégante, se balance un perroquet aux couleurs éclatantes. Il mord de son bec les barreaux de sa cage, va, vient, grimpe, la tête en bas, au sommet de sa prison, qu’il ébranle en poussant des cris aigus ; mais M. Carker ne songe pas à l’oiseau ; ses regards sont fixés sur un tableau suspendu en face de lui ; il rêve et sourit à la fois.

« Vraiment, dit-il, c’est d’une ressemblance incroyable. Que c’est étrange ! »

Au gré du marchand, ce tableau pouvait représenter une Junon, ou la femme de Putiphar, ou bien quelque nymphe dédaigneuse, suivant le goût de l’acquéreur. C’est une tête de femme, d’une grande beauté, qui, en s’éloignant, jette sur le spectateur un regard plein de fierté.

On dirait Édith.

Il fait de la main un geste à ce tableau. Un geste de menace ? Non ; et pourtant on le croirait. Un geste de triomphe, peut-être ? Non ; mais il y a de cela plutôt. Serait-ce un insolent baiser qu’il lui envoie ? Non ; mais dans ce geste il y a de tout cela. Puis, il se lève de table et s’approche de l’oiseau qui s’irrite dans sa prison et qui vient, pour amuser son maître, se balancer sur l’anneau doré de sa cage, une espèce d’alliance monstre.

La seconde demeure est située de l’autre côté de Londres, tout près de la grande route du Nord, autrefois si animée, maintenant silencieuse et presque abandonnée. On n’y voit plus que de rares piétons voyageant péniblement le sac sur le dos. Cette maison est petite, sans apparence, meublée simplement et même pauvrement, mais tenue avec la plus grande propreté. Des fleurs ordinaires sont plantées près de la porte et dans le petit jardin. Elle est placée dans un lieu qui n’appartient ni à la ville ni à la campagne. La ville, comme le géant avec ses bottes de sept lieues, a fait une enjambée et a passé par-dessus. Ses assises de briques et de mortier sont bien loin ; mais l’espace intermédiaire entre les deux jambes du géant n’est toujours qu’une campagne flétrie, qui n’est pas la ville. C’est là, au milieu de quelques hautes cheminées qui vomissent la fumée nuit et jour, au milieu de champs à briques, de sentiers où le gazon ne pousse plus, où les barrières sont brisées, où les chardons croissent tout couverts de poussière, où l’on voit encore çà et là un ou deux mauvais buissons, et où l’oiseleur vient encore par hasard perdre son temps, tout en jurant bien chaque fois qu’on ne l’y reprendra plus, c’est là que, se trouve la seconde demeure.

Celle qui l’habite est celle qui, dans son dévouement pour un frère repoussé par son frère, a quitté la première demeure. En la quittant, elle lui a enlevé comme son bon génie, elle a privé le maître de l’ange qui veillait sur lui. Il a cessé de l’aimer, depuis le jour où, dans son ingratitude, comme il le dit, elle l’a abandonné ; et, pour se venger, il la livre à son malheureux sort ; mais il a beau faire, il ne peut entièrement l’oublier, témoin le jardinet qu’elle aimait, encore rempli de fleurs, dans lequel il ne pose jamais le pied, mais qui reste là soigneusement entretenu au milieu des changements fastueux qu’il a faits, comme si elle l’avait quitté seulement la veille.

Henriette Carker a bien changé depuis, et sur ses beaux traits est venue tomber une ombre épaisse, plus épaisse que ne peut la faire dans sa course le temps, qui altère pourtant si vite la beauté ; cette ombre, c’est celle de l’angoisse, de la douleur, de la lutte qu’il lui faut subir contre la misère. Pourtant elle est belle encore ! Mais c’est une beauté douce, paisible, discrète, et qu’il faut deviner, car elle ne sait pas se faire valoir ; qu’importe d’ailleurs ? quand elle le saurait, elle resterait ce qu’elle est et rien de plus.

Oui, cette personne si frêle, si délicate, si souffrante, vêtue de grossiers vêtements de laine de la plus grande propreté, ne laisse deviner sur sa physionomie que les tristes vertus domestiques, ces vertus que les idées généralement reçues placent si loin au-dessous de l’héroïsme et de la grandeur, à moins qu’elles ne soient l’attribut des puissants de la terre ; car alors l’opinion les entoure d’une auréole de gloire, elle en fait des astres qu’elle place immédiatement sans façon au firmament. Oui, cette personne si frêle, si délicate, si souffrante, appuyée sur le bras de cet homme jeune encore, malgré sa figure vieillie et sa tête grise, c’est sa sœur. C’est elle qui, seule au monde, a partagé sa honte et, mettant sa main dans la sienne d’un air à la fois doux et déterminé, lui a montré l’espérance au terme de sa triste route.

« Il est de bonne heure, John, dit-elle. Pourquoi partez-vous si tôt ?

— Quelques minutes seulement plus tôt que de coutume, Henriette. Si j’ai un peu de temps à ma disposition, je désirerais, c’est une envie, mais je désirerais aller me promener une fois encore du côté de cette demeure où je lui ai dit adieu.

— John, je regrette bien de ne l’avoir pas connu.

— Vous regretteriez plus encore de l’avoir connu, ma chère, quand on songe à son malheureux sort.

— Ah ! l’eussé-je connu, je ne déplorerais pas davantage cette mort funeste. Votre douleur n’est-elle pas la mienne ? Mais si je l’avais connu, peut-être trouveriez-vous plus d’adoucissement à votre peine dans mes paroles, quand je vous parlerais de lui.

— Ô ma bien-aimée sœur, ne sais-je pas que vous partagez tout ce que j’éprouve, joie ou douleur ?

— J’espère que vous le croyez, John, car vraiment mon cœur et le vôtre ne font qu’un.

— Comment alors pourriez-vous me montrer plus de tendresse ou d’attachement que vous ne faites ? Il me semble que vous l’avez connu, Henriette, et que vous partagez tous mes sentiments à son égard. »

Elle jeta autour de son cou la main qu’elle tenait appuyée sur son épaule et répondit en hésitant :

« Non, pas tout à fait.

— C’est vrai ! c’est vrai ! dit-il ; car vous vous figurez que je n’aurais pas mal fait de lui laisser plus souvent cultiver notre connaissance.

— Si je me le figure ! mais j’en suis sûre !

— Dieu sait que je le faisais dans son intérêt, reprit-il en secouant tristement la tête : sa réputation était trop précieuse pour la compromettre par une amitié comme la mienne. Que vous partagiez ce sentiment ou non, ma chère…

— Je ne le partage pas, dit-elle tranquillement.

— C’est pourtant la vérité, Henriette, et le souvenir de la discrétion qui faisait alors ma peine est au contraire maintenant une consolation pour moi. »

Il fit trêve à sa mélancolie pour lui sourire en disant :

« Adieu !

— Adieu, cher Jean ! Ce soir à l’heure et à l’endroit ordinaires. Je vous attendrai. Adieu ! »

La figure amie, qu’elle tendit à ses baisers, était sa fortune, sa vie, son univers ; et pourtant, il faut le dire, c’était aussi une partie de son châtiment et de sa peine. Il voyait dans le nuage qui obscurcissait son front, nuage pur et calme comme les nues resplendissantes qui accompagnent le coucher du soleil ; il voyait dans sa constance, dans son dévouement, dans le sacrifice qu’elle avait fait de son bien-être, de son bonheur, de son avenir, il voyait dans tout cela les fruits amers de son crime passé, toujours présent, toujours nouveau.

Elle resta à la porte, les bras croisés sur la poitrine, tandis qu’il suivait sa route sur le terrain aride et raboteux qui s’étendait devant la maison. Ce terrain naguère encore était une verte prairie ; maintenant ce n’était qu’un amas confus de charpentes de petites maisonnettes sortant des gravois comme si elles eussent été semées là par hasard. Quand le frère tourna la tête, ce qu’il fit une fois ou deux, la figure de sa sœur était toujours là, conservant toute sa sérénité ; mais une fois qu’il eut disparu, et que ses yeux ne purent plus l’apercevoir, le cœur d’Henriette déborda et son visage s’inonda de larmes.

Mais elle ne resta pas longtemps pensive à la porte. Les soins journaliers du ménage la réclamaient et ce n’était pas une petite besogne. Car, bien souvent, ces gens communs, qui ne sont pas des héros selon le monde, n’en sont pas moins durs à la besogne, et Henriette se mit bientôt tout entière à la sienne. Quand elle eut fini, que tout dans la maison eut été bien nettoyé et mis en ordre, elle compta avec inquiétude le peu d’argent qui lui restait ; puis elle sortit, le cœur triste, pour faire les petites emplettes nécessaires à leur repas, pensant tout le long de la route à ce qui pourrait coûter le moins cher. C’est si misérable, ces petites gens ! Comment voulez-vous qu’ils aient quelque chose d’héroïque, au moins aux yeux de leurs valets et de leurs femmes de chambre ? ils n’ont pas seulement de valets ni de femmes de chambre pour faire valoir leur héroïsme !

Pendant son absence, comme il n’y avait plus personne dans la maison, un homme, suivant une autre route que celle qu’avait prise son frère, s’approchait de leur demeure. Cet homme n’était plus de la première jeunesse peut-être, mais son frais visage respirait la santé, sa démarche était ferme et sa physionomie ouverte attestait sa bonté et sa douceur. Ses sourcils étaient noirs encore, et si quelques mèches blanches se mêlaient à sa noire chevelure, elles ne servaient qu’à faire ressortir davantage la noirceur de ses sourcils, la beauté de son large front et la douceur de ses yeux.

Après avoir frappé une fois à la porte sans obtenir de réponse, le personnage s’assit sur un banc et attendit : il siffla quelques notes d’un air dont il battait la mesure avec ses doigts agiles sur son siége rustique ; à coup sûr c’était un musicien. À la satisfaction qu’il semblait éprouver en fredonnant lentement et avec goût un air dont on ne pouvait reconnaître le thème, on voyait de plus que ce n’était pas un musicien ordinaire.

Il était encore à fredonner son air, qui, semblable à une vis sans fin, tournait toujours en spirale au milieu de mille variations, quand Henriette apparut : il se leva à son approche et resta debout le chapeau à la main.

« Vous voilà revenu, monsieur ! dit-elle, d’une voix mal assurée.

— J’ai pris cette liberté, répondit-il. Vous serait-il possible de m’accorder quelques minutes ? »

Après un moment d’hésitation, elle ouvrit la porte et le fit entrer dans la petite salle à manger. Le monsieur s’assit, et, approchant sa chaise de la table pour se placer juste en face d’elle, il lui dit d’une voix qui répondait à sa physionomie et sa physionomie était des plus avenantes :

« Miss Henriette, il n’est pas possible que vous soyez fière. Vous me l’avez dit pourtant la dernière fois que je suis venu, mais pardonnez-moi si j’ose vous avouer que j’ai lu dans vos yeux, pendant que vous me parliez, et que vos yeux démentaient vos paroles. Tenez ! lui dit-il en posant doucement sa main sur son bras, en ce moment même ils les démentent de plus en plus. »

Dans son trouble et dans sa confusion elle ne trouvait rien à répondre.

« Les yeux sont le miroir de l’âme, et je ne vois dans les vôtres que sincérité et bienveillance. Pardonnez-moi de les croire et de revenir près de vous. »

Ses manières, en prononçant ces paroles, prouvaient que ce n’étaient pas de vains compliments. Il y avait dans son air quelque chose de si franc, de si sérieux, de si simple, de si sincère, qu’elle baissa la tête à la fois comme pour le remercier et pour rendre hommage à sa sincérité.

« La différence d’âge qu’il y a entre nous, dit l’inconnu, et l’honnêteté de mes intentions, me permettent, j’ose l’espérer, de dire ce que je pense. C’est donc bien ce que je pense, et voilà pourquoi vous me revoyez une seconde fois.

— Il y a une sorte de fierté, monsieur, répondit-elle après un moment de silence, ou du moins on peut s’y tromper, qui n’est au fond que le sentiment de son devoir. J’espère n’en avoir pas d’autre.

— De la fierté pour vous-même, dit-il.

— Pour moi-même.

— Mais… pardon… hasarda le monsieur, et pour votre frère Jean ?

— Je suis fière de son amour, » dit Henriette, qui regarda fixement l’inconnu et changea aussitôt de ton, non pas qu’elle fût moins calme et moins retenue, mais il y avait dans sa voix tremblante un accent de sensibilité profonde qui prouvait l’énergie de sa résolution. « Et je suis fière aussi de lui, monsieur ; vous qui savez si bien l’histoire de sa vie et qui me l’avez redite, quand vous êtes venu ici la dernière fois…

— Seulement, pour gagner votre confiance, interrompit l’inconnu ; à Dieu ne plaise que vous supposiez…

— Je suis convaincue, dit-elle, que vous n’avez eu en me la rappelant qu’une intention honnête et bienveillante ; oui, j’en suis convaincue.

— Oh ! merci, répondit l’inconnu en portant vivement à ses lèvres la main qu’il tenait ; merci ! vous me rendez justice : vous disiez donc que moi, qui connais l’histoire de John Carker…

— Vous pouviez penser qu’il fallait que j’eusse bien de la fierté de reste pour vous dire que je suis fière de lui. Eh bien ! oui, je le suis. Vous savez qu’il y eut un temps où je ne l’étais pas, où je ne pouvais l’être, mais ce temps est passé. Tant d’années d’humiliation, sa faute expiée en silence, son repentir sincère, ses regrets amers, le chagrin que lui cause même ma tendresse, car il me croit bien à plaindre, et Dieu sait pourtant que je n’ai d’autre peine que la sienne ! Oh ! monsieur, après tout cela, après tout ce que j’ai vu, je ne puis que vous conjurer si jamais vous êtes puissant, et qu’on ait des torts avec vous, de n’infliger jamais un châtiment dont le coupable ne puisse se relever ; car il y a dans le ciel un Dieu plus puissant encore que nous tous qui peut changer les cœurs qu’il a faits.

— Oui, votre frère a changé, répondit l’inconnu d’un ton de compassion ; je n’ai, je vous assure, aucun doute à cet égard.

— Ah ! monsieur, c’est quand il commit sa faute, qu’il changea, dit Henriette, et s’il a changé maintenant, c’est pour redevenir ce qu’il était auparavant, soyez-en sûr.

— Mais en attendant nous allons toujours, dit l’inconnu passant sa main sur son front d’un air distrait, et tambourinant avec fureur sur la table du bout de ses doigts ; nous allons toujours notre petit train, jour par jour, heure par heure, sans pouvoir remarquer ni étudier ces changements-là. C’est… c’est une espèce d’étude métaphysique que nous autres… nous n’avons pas le temps de faire… ou que nous n’avons pas le courage de faire. On ne nous apprend cela ni dans les écoles, ni dans les colléges, et nous n’avons pas à ce sujet d’idées bien arrêtées. Bref, nous sommes de pauvres diables occupés de leur métier et voilà tout, dit l’inconnu allant et venant jusqu’à la croisée, puis se rasseyant dans un état de mécontentement et de désappointement visibles. Oui, vraiment, continua-t-il en passant de nouveau sa main sur son front et tambourinant sur la table derechef, j’ai de bonnes raisons de croire qu’un petit trantran uniforme de tous les jours, de toutes les heures peut vous habituer à tout. On ne voit rien, on n’entend rien, on ne sait rien ; c’est la réalité. Nous allons toujours, acceptant tout comme on nous le donne, et c’est ainsi que nous marchons, que nous marchons toujours, jusqu’au moment où le bien, le mal, tout enfin se fait par habitude. Quand je me trouverai face à face avec ma conscience, sur mon lit de mort, je n’aurai vraiment à m’en prendre, je crois, qu’à l’habitude. Pure habitude, dirai-je. Si j’ai été sourd, muet et paralytique pour un million de choses, c’est par habitude. Monsieur un tel, dira la conscience, c’est bon dans la pratique du commerce et des affaires, ces excuses-là, mais ici cela ne prend pas. »

L’inconnu se leva, marcha jusqu’à la croisée, revint encore vraiment mal à l’aise, mais toujours donnant à son malaise cette expression particulière.

« Miss Henriette, dit-il en reprenant sa place, je voudrais que vous me permissiez de vous rendre service. Regardez-moi bien, je dois avoir l’air honnête, car je sais que mes intentions sont pures en ce moment. Dites, me croyez-vous honnête ?

— Oui, répondit-elle en souriant.

— Je crois tout ce que vous m’avez dit, reprit-il, et je ne saurais trop me reprocher d’être resté douze ans, sans avoir su tout cela, sans vous avoir connue lorsque je pouvais le faire. C’est à peine si je sais comment je suis venu ici. Stupide créature que je suis, de me faire l’esclave non-seulement de mes habitudes, mais encore de celles des autres ! Puisque enfin j’en suis arrivé là, laissez-moi faire quelque chose pour vous. Je vous le demande en tout bien, tout honneur. Vous m’inspirez au plus haut degré estime et respect. Laissez-moi faire quelque chose pour vous.

— Ce que nous avons nous suffit, monsieur.

— Non, pas complétement, reprit l’inconnu. Il y a mille petits riens qui pourraient rendre plus douce votre existence et la sienne. Et la sienne ! répéta-t-il croyant par là faire sur elle plus impression. Je m’étais imaginé, par habitude encore, qu’il n’y avait rien à faire pour lui, que tout était conclu, fini ! Bref, je n’y avais jamais songé. Maintenant je pense tout autrement. Permettez-moi alors de faire quelque chose pour lui. Vous aussi, dit l’inconnu avec une délicatesse pleine de réserve, vous aussi vous devez veiller soigneusement à votre santé par amour pour lui, et je crains que vous ne la ménagiez pas assez.

— Qui que vous soyez, monsieur, répondit Henriette en levant les yeux vers lui, croyez à ma profonde gratitude. Je suis convaincue que vous n’avez d’autre but que de nous obliger. Il y a bien longtemps déjà que nous menons cette existence ; enlever à mon frère si peu que ce soit de ce qui me l’a rendu si cher et qui prouve ses bonnes résolutions, lui enlever une parcelle du mérite qu’il a à travailler seul à sa réhabilitation dans le silence et dans l’oubli, ce serait diminuer la consolation que nous trouverons lui et moi, quand viendra pour nous l’heure dont vous me parliez. Les larmes que vous voyez dans mes yeux sont un remercîment plus expressif que tout ce que je pourrais vous dire, croyez-le bien, monsieur. »

L’inconnu attendri porta à ses lèvres la main qu’elle lui tendait, et le baiser qu’il y déposa était celui d’un tendre père, heureux de voir dans sa fille un tel amour du devoir, si ce n’est qu’un père aurait montré moins de respect.

« Quand le jour sera venu, dit Henriette, où il aura recouvré en partie la position qu’il a perdue…

— Recouvré ! s’écria vivement l’inconnu, et comment l’espérer ? Qui pourrait lui rendre sa position ? Je ne crois pas me tromper ; mais il me semble que son frère ne lui pardonnera jamais d’avoir emporté avec lui un trésor inappréciable.

— Vous abordez un sujet, dont il n’est jamais question entre nous, non, jamais, pas même entre nous.

— Veuillez me pardonner, dit l’inconnu ; j’aurais dû le savoir. Oubliez, je vous prie, ce qui vient de m’échapper. Je n’ose insister davantage, car je doute que j’en aie le droit ; Dieu sait pourtant que ce doute de ma part est peut-être une habitude encore, et l’inconnu passait la main sur son front d’un air aussi découragé qu’auparavant. Mais laissez-moi, tout étranger que je suis, quoique je ne le sois pas par l’intérêt que je prends à vos peines, vous demander deux faveurs.

— Lesquelles ?

— La première, la voici : si vous venez à changer de résolution, permettez-moi de vous offrir mes services. Mon nom sera toujours à votre disposition ; en ce moment il vous serait sinon inutile, au moins sans objet.

— Nous n’avons pas assez d’amis, répondit-elle en souriant tristement, pour avoir besoin de réfléchir longtemps. Je puis vous promettre ce que vous me demandez.

— Voici maintenant la seconde. Laissez-moi quelquefois, tous les lundis matins à neuf heures (c’est encore une habitude, vraiment ; je suis bien routinier), dit l’inconnu en secouant la tête, comme pour s’adresser un reproche à lui-même, laissez-moi, quand je passerai, vous apercevoir ou à la porte ou à la fenêtre. Je ne vous demande pas la permission d’entrer, car à cette heure, votre frère sera parti. Je ne vous demande pas non plus la permission de vous parler. Je vous prie seulement de me laisser voir, pour satisfaire mon inquiétude, si vous n’êtes point malade. Permettez-moi, en me montrant à vous dehors seulement, de vous rappeler que vous avez un ami, un ami d’un certain âge, dont les cheveux déjà gris seront bientôt blancs, mais un ami toujours prêt à vous servir, quand il vous plaira. »

La figure franche et cordiale de la jeune fille se tourna de son côté. Ses yeux exprimaient la confiance, et promirent ce qu’on demandait.

« Je suis convaincu, dit l’inconnu en se levant, que vous ne direz rien de ma visite à John Carker ; vous craindriez qu’il ne fût affligé de l’idée que je sais son histoire. Je serai bien aise qu’il ignore cette visite, car elle pourrait lui paraître singulière ; elle n’est pas conforme aux usages de ce monde, j’allais encore dire aux habitudes, dit l’inconnu en s’interrompant avec impatience, et il semble qu’il n’y ait rien de mieux à faire que de se conformer toujours aux usages du monde. »

En disant ces mots, il se dirigea vers la porte, le chapeau à la main, et prit congé d’elle. Il y avait dans cet adieu un heureux mélange de profond respect et de sincère intérêt que la politesse n’avait pu dicter, que la confiance ne pouvait méconnaître pour l’expression d’un cœur pur et sincère.

Cette visite réveilla dans le cœur de la sœur bien des impressions à moitié effacées. Il y avait si longtemps qu’aucun étranger n’avait passé le seuil de la porte ! Il y avait si longtemps qu’une voix amie n’avait fait résonner à son oreille des sons sympathiques ! Aussi la figure de l’inconnu lui revint-elle bien des fois à la pensée après son départ, pendant qu’assise à la croisée, elle faisant tenir son aiguille ; il lui semblait toujours entendre les paroles qu’il avait prononcées. C’est qu’il avait touché au secret de sa vie tout entière ; et si elle perdait de vue un moment l’apparition de l’étranger, c’était pour se plonger plus avant dans les mille souvenirs du grand événement qui faisait le fond de cette vie même. Travaillant et songeant tour à tour, tantôt se mettant à la tâche pendant un temps assez long puis laissant tomber son ouvrage sans s’en apercevoir, entraînée qu’elle était par ses pensées, Henriette Carker vit les heures s’écouler et le jour toucher à sa fin. Le temps clair et beau le matin, s’était couvert peu à peu ; un vent froid s’élevait, la pluie tombait avec force et un brouillard épais enveloppait la ville, dont il lui dérobait la vue.

Plus d’une fois elle jeta un regard de compassion sur les pauvres voyageurs qui se rendaient à Londres. Se traînant sur la grand’route, tout épuisés de fatigue, ils regardaient avec effroi l’immense cité qu’ils avaient devant eux, comme s’ils eussent prévu que leur misère ne serait qu’une goutte perdue dans la mer, un grain de sable sur le rivage, et ils avançaient en tremblant, courbant la tête devant l’orage courroucé, car les éléments mêmes semblaient les repousser. Chaque jour, pensait-elle, combien il en passe de ces voyageurs, et toujours dans la même direction, toujours allant vers la ville ! Engloutis dans cette cité immense, où ils semblaient entraînés par une force invincible, ils n’en revenaient plus jamais ; vraie pâture des hôpitaux, des cimetières, des prisons, du fleuve, de la fièvre, de la folie, du vice et de la mort, tous allaient se faire dévorer par ce monstre qu’on entendait gronder au loin.

Le vent froid mugissait, la pluie tombait, la nuit approchait quand Henriette, levant les yeux de dessus l’ouvrage auquel elle travaillait avec ardeur, aperçut un des voyageurs s’approcher.

C’était une femme ; une femme seule et d’environ trente ans. Elle était grande et bien faite ; ses traits étaient fort beaux, mais elle était misérablement vêtue. Son manteau gris, fouetté par la pluie, était souillé de boue, de poussière, d’argile et de sable, il avait dû traîner sur bien des routes et par tous les temps. Point de chapeau sur sa tête ; un mouchoir en lambeaux protégeait seul contre la pluie sa belle chevelure noire et le vent qui soufflait avec violence, fouettant son visage des coins de son mouchoir et des mèches de ses longs cheveux, forçait de s’arrêter souvent pour les écarter afin de voir son chemin.

Elle venait de s’arrêter dans ce but, quand Henriette la remarqua. Elle passa ses deux mains sur son front brûlé par le soleil et écarta de son visage les cheveux qui le couvraient ; elle laissa voir alors des traits empreints d’une beauté insouciante et sauvage, d’une résolution hardie et dépravée, prête à défier bien d’autres obstacles que la pluie ou le mauvais temps, d’une insensibilité parfaite à tout ce qui pouvait lui tomber sur la tête du ciel ou d’ailleurs : sa vue toucha le cœur de celle qui la regardait passer : n’était-ce pas une femme, comme elle ?

Elle pensa à cette âme aussi déchirée, aussi souillée au dedans peut-être que ses vêtements extérieurs, aussi endurcie que son corps ; elle pensa à tous les dons que le ciel avait répandus sur cette créature, et qui avaient été jetés aux vents comme ses cheveux épars ; elle pensa à cette belle ruine fouettée par la pluie et l’orage au déclin du jour.

En pensant à tout cela, elle ne se détourna pas avec indignation, ce que font trop souvent des femmes tendres et compatissantes, à ce qu’on dit ; elle la plaignit seulement.

Sa sœur déchue continua sa route, regardant au loin devant elle, et cherchant à percer le brouillard qui enveloppait la ville. De temps en temps, elle jetait un coup d’œil égaré et inquiet de chaque côté du chemin. Quoique son pas fût ferme et courageux, elle était fatiguée et, après un moment d’irrésolution, elle s’assit sur un tas de pierres, sans chercher à s’abriter contre la pluie.

Elle se trouvait alors juste en face de la maison. Après avoir laissé un moment reposer sa tête sur ses deux mains, elle la releva et ses yeux rencontrèrent ceux d’Henriette.

En un instant, Henriette fut à la porte, et l’autre, sur un signe, se leva et s’avança lentement vers elle, avec un regard assez dur.

« Pourquoi restez-vous à la pluie ? dit Henriette avec douceur.

— Je n’ai pas d’abri, répondit-elle.

— Mais il y a bien des endroits où vous auriez pu vous mettre à couvert près d’ici ; sous ce petit porche, par exemple, dit-elle, et elle montrait celui de la maison, vous seriez mieux que là où vous êtes. Vous pouvez vous y asseoir. »

La mendiante la regarda d’un air de doute et de surprise, mais sans exprimer la moindre reconnaissance. Quand elle se fut assise, elle ôta un de ses mauvais souliers pour en secouer les cailloux et le sable, et montra son pied meurtri et ensanglanté.

Henriette poussa un cri de pitié et l’étrangère lui adressa un sourire, plein de mépris et d’incrédulité.

« Qu’est-ce qu’un pied meurtri pour une femme comme moi ? Et qu’est-ce qu’un pied meurtri chez une femme comme moi, pour une femme comme vous ?

— Entrez, dit Henriette de sa voix douce : vous allez le laver, et je vous donnerai un linge pour l’envelopper. »

La femme se cacha le visage et pleura, non comme une femme, mais comme un homme courageux, honteux de se laisser voir en flagrant délit de faiblesse. Sa poitrine se soulevait avec violence, et les efforts qu’elle faisait pour se remettre prouvaient combien les émotions étaient rares chez elle.

Elle se laissa conduire dans la maison, et pansa son pied malade, plutôt pour faire honneur à la bonté de la dame que par souci d’elle-même. Henriette plaça ensuite devant elle les restes de son frugal dîner dont elle mangea sobrement. Comme l’étrangère témoignait le désir de continuer sa route, Henriette la pria, avant de partir, de sécher ses vêtements devant le feu : ce fut encore plutôt pour reconnaître la bonté de la dame que par intérêt pour sa propre personne qu’elle s’assit devant la cheminée. Elle détacha le mouchoir qu’elle avait sur la tête : ses épais cheveux noirs, mouillés par la pluie, tombèrent sur ses épaules, et tout en regardant la flamme, elle les pressa dans ses mains, pour les sécher.

« Je suis sûre que vous vous dites, fit-elle en levant tout à coup la tête, que j’ai dû être belle autrefois. Je crois l’avoir été. Je sais que je l’ai été. Regardez ! » Elle releva ses cheveux, d’un air farouche, avec ses deux mains ; on eût dit qu’elle allait les arracher, mais elle les laissa retomber, les rejetant en arrière, comme autant de serpents qui lui faisaient horreur.

« Vous êtes peut-être étrangère dans ce pays ? demanda Henriette.

— Étrangère ! répondit-elle s’arrêtant entre chaque parole et regardant le feu. Oui, voilà dix ou douze ans, que j’y suis étrangère. Je n’avais pas d’almanach où j’étais ; ce doit être dix ou douze ans. Je ne reconnais plus ce pays. C’est bien changé, depuis que je suis partie.

— Est-ce que vous êtes allée bien loin ?

— Très-loin. J’ai voyagé sur mer bien des mois, et je suis allée plus loin encore. Je suis allée où vont les condamnés, ajouta-t-elle, en regardant en face son interlocutrice : j’en étais une moi-même.

— Que le ciel vous vienne en aide et vous pardonne ! répondit Henriette avec douceur.

— Ah ! que le ciel me vienne en aide et me pardonne, répliqua-t-elle en secouant sa tête devant le feu. Si les hommes nous venaient en aide un peu plus, Dieu n’aurait pas tant besoin de nous pardonner. »

Mais l’air plein de bienveillance et d’aménité d’Henriette, sa douceur et son indulgence l’émurent et elle dit d’un ton moins rude :

« Nous devons être à peu près du même âge vous et moi. Si je suis plus âgée, ce ne peut être que d’un an ou deux. Qui le croirait ! »

Elle ouvrit ses bras comme pour montrer l’état misérable auquel elle était réduite, corps et âme, puis elle les laissa retomber et pencha tristement la tête.

« Il n’y a rien que nous ne puissions espérer de réparer. Il n’est jamais trop tard pour nous corriger, dit Henriette. Vous vous repentez ?

— Non, répondit-elle, je ne me repens pas. C’est impossible. Les femmes comme moi ne se repentent pas, et pourquoi donc me repentirais-je, moi, quand on laisse tout le monde libre de faire ce qu’il veut ? On me parle de repentir ; et qui donc se repentira du mal qu’on m’a fait ? »

Elle se leva, noua son mouchoir autour de sa tête et se prépara à sortir.

« Où allez-vous ? dit Henriette.

— Là-bas, à Londres ! et elle indiqua du doigt la ville.

— Avez-vous un asile ?

— Je dois avoir une mère. Une mère à peu près comme son logement est un asile ! et elle fit entendre un amer éclat de rire.

— Prenez ceci, dit Henriette en lui mettant un peu d’argent dans la main. Tâchez de vous bien conduire. C’est peu de chose, mais c’est assez pour vous empêcher de mal faire au moins pendant un jour.

— Êtes-vous mariée ? dit l’autre, d’une voix faible, en prenant l’argent.

— Non, je vis ici avec mon frère. Nous ne sommes pas riches ; sans cela je vous donnerais davantage.

— Voulez-vous me permettre de vous embrasser ? »

Ne voyant sur le visage d’Henriette ni mépris, ni répugnance, la mendiante se pencha vers elle sans attendre la réponse, et approcha ses lèvres de sa joue. Puis, elle se cacha de nouveau le visage et disparut.

Elle disparut dans la nuit profonde au milieu du vent mugissant et sous un torrent de pluie. Elle allait d’un pas rapide vers la grande cité brumeuse dont les lumières vacillantes brillaient dans le lointain : ses cheveux noirs, sa coiffure en désordre retombaient sur son visage insouciant.

Chapitre XIII. Une autre mère et une autre fille. §

Dans une pièce noire et malpropre, une vieille femme noire et malpropre aussi était assise : blottie près d’un maigre feu, elle écoutait mugir le vent et tomber la pluie, plus occupée pourtant de l’un que de l’autre. Toujours dans la même attitude, elle ne se dérangeait que lorsque des gouttes de pluie tombaient sur la cendre chaude : alors elle levait la tête et semblait prêter l’oreille au bruit de l’ouragan. Puis elle laissait retomber sa tête, qui se penchait toujours, toujours de plus en plus, à mesure que ses pensées l’absorbaient davantage. Quand elle était dans cet état de rêverie, l’orage n’arrivait plus à son oreille que comme le monotone bruissement de la mer qui se brise sur le rivage.

Il n’y avait d’autre clarté dans la chambre que celle que jetait la flamme du foyer. Brillant de temps à autre, comme l’œil d’une bête fauve à moitié endormie, elle éclairait une foule d’objets qui se seraient bien passés de cette illumination. Ici des guenilles, là des os, plus loin un mauvais grabat, deux ou trois chaises, ou plutôt deux ou trois escabeaux boiteux, une muraille enfumée, un plafond plus noir encore, voilà ce que la flamme vacillante éclairait par intervalles. La vieille, dont la silhouette gigantesque se dessinait sur la muraille et sur le plafond, était penchée sur les briques mal jointes qui remplaçaient une grille absente ; on eût dit qu’elle était là à attendre, devant l’autel de quelque sorcière, une réponse favorable. Si le mouvement de ses mâchoires et de son menton n’eût été plus vif que le va-et-vient de la flamme, on aurait attribué à une illusion d’optique ce mouvement d’un visage aussi immobile d’ailleurs que la personne même.

Si Florence était entrée dans cette chambre et qu’elle eût jeté un seul coup d’œil sur cette femme penchée devant le feu, elle n’eût pas hésité à reconnaître la bonne Mme Brown, cette terrible vieille qui avait baissé dans ses souvenirs d’enfant une silhouette aussi grotesque et aussi fantastique que celle qu’elle eût vue projetée alors sur le mur. Mais Florence n’y était pas pour la voir et la bonne Mme Brown restait là sans témoin, les yeux fixés sur son feu.

Comme la pluie tombait plus fort et formait un petit ruisseau le long de la cheminée, la bonne Mme Brown releva la tête avec impatience pour mieux écouter ; mais cette fois elle ne la baissa plus, car une main s’était posée sur le loquet de la porte et elle entendit un bruit de pas dans la chambre.

« Qui est là ? dit-elle en regardant par dessus son épaule.

— Quelqu’un qui vous apporte des nouvelles, répondit une voix de femme.

— Des nouvelles ? D’où ?

— De bien loin.

— D’au delà des mers ? s’écria la vieille femme en se levant d’un bond.

— Oui, d’au delà des mers. »

La vieille femme attisa vivement son feu et s’approcha de l’étrangère. Celle-ci était entrée, avait fermé la porte et se tenait droite et immobile au milieu de la chambre. La vieille posa sa main sur le manteau de l’étrangère, traversé par la pluie, et lui tourna le visage vers la flamme du foyer sans qu’elle fît la moindre résistance. Sans doute, ce n’était pas la personne qu’elle s’était attendue à voir, car elle laissa retomber le manteau et, dans son désappointement, elle poussa un cri de plainte et de douleur.

« Qu’est-ce que vous avez ? demanda l’autre.

— Oh ! oh ! s’écria la vieille en relevant la tête avec un hurlement terrible.

— Qu’est-ce que vous avez ? demanda encore l’étrangère.

— Ce n’est pas ma fille ! s’écria la vieille en levant ses bras et joignant ses mains au-dessus de sa tête. Où est mon Alice ? Où est ma belle Alice ? Ils me l’ont tuée !

— Non ! ils ne l’ont pas encore tuée, si votre nom est Marwood, dit l’étrangère.

— Auriez-vous vu ma fille ? s’écria la vieille ; m’a-t-elle écrit ?

— Elle a dit que vous ne saviez pas lire, reprit l’autre.

— Non, c’est vrai ! cria la vieille en se tordant les mains.

— N’avez-vous pas de lumière ici ? » dit l’inconnue en promenant ses regards tout autour de la chambre.

La vieille femme marmotta quelques paroles sur sa belle Alice, et tout en mâchonnant et branlant la tête, elle tira d’une armoire une chandelle, l’approcha du feu d’une main tremblante et, après l’avoir allumée avec peine, elle la posa sur la table. La mèche dégoûtante brûla faiblement d’abord ; noyée dans son suif, et quand les yeux rouges de la vieille et sa vue affaiblie purent distinguer quelque chose, elle aperçut l’étrangère assise, les bras croisés, les yeux tournés vers elle et le mouchoir qui avait entouré sa tête placé sur la table.

« Ma fille Alice m’a envoyé de ses nouvelles verbalement, alors, marmotta la vieille après avoir attendu quelques instants ; Qu’est-ce qu’elle a dit ?

— Regardez ! » répondit l’étrangère.

La vieille répéta ce mot d’un air de doute et d’effroi, mit sa main devant ses yeux pour mieux voir l’étrangère, puis promena ses yeux tout autour de la chambre pour les arrêter de nouveau sur elle.

« Alice a dit : Regardez encore, mère ! » reprit l’étrangère, fixant ses yeux sur elle.

La vieille regarda encore tout autour de la chambre, revint à l’étrangère, et chercha de nouveau autour d’elle. Puis, se levant tout d’un coup elle saisit la chandelle, la plaça devant le visage de l’inconnue, poussa un grand cri, et jetant la lumière elle tomba dans ses bras.

« C’est ma fille ! c’est mon Alice ! c’est ma jolie fille ! Elle vit ! elle est revenue ! cria la vieille en se balançant sur la poitrine qui répondait froidement à ses embrassements. C’est ma fille ! c’est mon Alice ! c’est ma jolie fille ! elle vit ! elle est revenue ! cria-t-elle de nouveau, et elle se prosternait devant elle, serrait ses genoux, y reposait sa tête, se balançant encore avec toute l’énergie frénétique que permettaient ses forces affaiblies.

— Oui, mère, répondit Alice qui se baissa un moment pour l’embrasser, mais en cherchant toutefois à se délivrer de son étreinte. Me voici enfin. Laissez-moi, mère, laissez-moi. Relevez-vous et asseyez-vous. À quoi sert tout cela ?

— Elle revient plus dure pour moi qu’elle n’était partie ! s’écria la mère en levant les yeux vers elle, mais sans quitter ses genoux. Elle ne se soucie guère de moi, après tant d’années d’absence et la misérable vie que j’ai menée !

— Eh bien, mère, dit Alice en secouant sa robe toute déguenillée pour faire lâcher prise à la vieille, je n’étais pas non plus sur des roses. J’ai eu mes mauvaises années comme vous les vôtres. Levez-vous ! levez-vous ! »

Sa mère se leva, sanglota, se tordit les mains et se tint à quelques pas d’elle sans la quitter des yeux. Puis, elle reprit la chandelle, tourna autour d’elle et l’examina des pieds à la tête, en faisant entendre tout le temps un sourd gémissement. Elle replaça ensuite la chandelle sur la table, reprit son siége, se mit à frapper dans ses mains, comme pour battre la mesure de quelque air monotone, et se balançant de droite et de gauche elle continua à gémir et à se lamenter.

Alice se leva, ôta son manteau tout mouillé, et le jeta dans un coin. Cela fait, elle s’assit à la même place, et les bras croisés, les yeux fixés sur le feu, elle écouta en silence et d’un air de mépris les plaintes inarticulées de sa vieille mère.

« Aviez-vous espéré me voir revenir aussi jeune que j’étais partie, mère ? dit-elle enfin en tournant les yeux vers la vieille femme. Aviez-vous espéré qu’une vie dans les pays lointains, qu’une vie comme la mienne était faite pour embellir les gens ? On le croirait à vous entendre.

— Ce n’est point cela, répondit la mère. Elle sait bien que ce n’est point cela.

— Qu’est-ce donc alors ? Tenez, mère, pas tant de grimaces, ou je sortirai plus vite que je ne suis entrée.

— L’entendez-vous ? s’écria la mère. Après tant d’années de séparation, elle me menace déjà de me quitter, quand elle ne fait que de revenir !

— Je vous répète, mère, pour la seconde fois que j’ai eu mes mauvaises années, comme vous avez eu les vôtres, dit Alice. Je suis, dites-vous, revenue plus dure. Sans doute, je suis revenue plus dure. Pouviez-vous espérer autre chose ?

— Plus dure pour moi, plus dure pour sa tendre mère ! s’écria la vieille femme.

— Qu’est-ce donc qui a commencé à m’endurcir, si ce n’est ma tendre mère ? répondit-elle les bras croisés, les sourcils froncés, et les lèvres serrées, comme si elle voulait étouffer au passage tout sentiment plus tendre qui voudrait sortir de son cœur. Écoutez, mère, un mot ou deux ! si nous nous comprenons maintenant, il n’y aura plus de querelle entre nous, peut-être. Je suis partie jeune fille, je reviens femme faite. Quand je suis partie, j’étais indocile, oublieuse de tous mes devoirs ; je ne suis pas revenue meilleure, je vous le jure. Mais vous, avez-vous été ce que vous deviez être pour moi ?

— Moi ? s’écria la vieille. Moi, pour ma fille ? Est-ce qu’une mère doit quelque chose à sa fille ?

— Cela ne paraît guère naturel, n’est-ce pas ? répondit la fille dont le beau visage sévère, froid et dur, se tourna d’un air indifférent de son côté ; mais j’y ai songé assez pendant le cours de mes années solitaires, pour m’y être habituée. J’ai entendu parler du devoir avant et après ; mais il s’agissait toujours de ce que je devais aux autres. Je me suis demandé de temps en temps, par manière de distraction, si l’on n’avait pas aussi quelque devoir à remplir envers moi. »

Sa mère s’assit toujours grimaçant, toujours mâchonnant et branlant la tête. Était-ce de colère, de regret ? Repoussait-elle cette accusation ? ou bien était-ce seulement un effet des infirmités de l’âge ? Qui peut le dire ?

« Il y avait une fois une enfant appelée Alice Marwood, dit la fille en riant et se regardant elle-même d’un air d’amère dérision. Elle était née dans la pauvreté et dans l’abandon, et elle grandit dans la pauvreté et dans l’abandon. Personne ne lui a rien appris, personne ne lui a montré la bonne route, personne ne s’est inquiété d’elle.

— Personne ! répéta la mère en se montrant elle-même du doigt à sa fille et se frappant la poitrine.

— On ne s’inquiétait d’elle, répondit la fille, que pour la battre, la faire jeûner ou la tourmenter. Elle aurait pu mieux tourner sans cela. Elle vivait dans des trous comme celui-ci, elle courait les rues avec un tas de petites malheureuses comme elle, et cependant elle sortit jolie d’une pareille enfance. Tant pis pour elle ! Plût à Dieu qu’elle eût été huée, et bafouée comme un monstre de laideur !

— Continuez, continuez, s’écriai la mère.

— Je continue. Il y avait donc une fille appelée Alice Marwood. Elle était belle. On s’occupa trop tard de lui apprendre quelque chose. Quand on s’en occupa, ce fait pour lui apprendre le mal. Oh ! alors on ne lui donna que trop de soins. On ne la suivit que de trop près, on ne l’encouragea que trop dans cette mauvaise voie, on ne sut que trop bien guider ses pas. Comme vous l’aimiez dans ce temps-là ! Et puis ça vous rapportait gros. Ce qui est arrivé à cette fille arrive tous les ans à des milliers d’autres. Ce n’était qu’une fille perdue de plus. Comme si elle n’était pas née pour ça !

— Après tant d’années, dit d’une voix plaintive la vieille, voilà comme elle commence.

— Elle aura bientôt fini, dit Alice. Il y eut donc une coupable appelée Alice Marwood ; c’était une jeune fille encore, mais seule et abandonnée. Elle fut jugée et condamnée. Ah ! Dieu, comme MM. les juges parlaient de son crime ! et le président, comme il fut sévère, quand il lui parla de ses devoirs, auxquels elle avait failli, des dons de la nature qu’elle avait employés pour le mal, comme s’il ne savait pas mieux que personne que ces dons n’avaient été qu’une malédiction pour elle. Quel beau sermon il lui fit sur le bras plein de force de la loi, bras bien fort, en vérité, pour la sauver, du temps qu’elle n’était qu’une pauvre petite innocente sans secours et sans appui ! comme tout cela était solennel et religieux ! J’y ai souvent pensé depuis ! » Elle croisa ses bras plus étroitement sur sa poitrine et fit entendre un rire auprès duquel le hurlement de la vieille femme était presque harmonieux. « Alice Marwood fut donc déportée, mère, poursuivit-elle. On l’a envoyée apprendre son devoir dans un endroit où, au lieu du devoir, on n’apprend que le mal, le déshonneur et l’infamie ! et Alice Marwood est revenue femme : elle est revenue ce qu’elle devait être après un tel exil.

« Quand le temps sera venu, les choses se passeront encore avec plus de solennité, les sermons seront encore plus beaux, le bras de la loi sera encore plus fort, et il ne sera plus question d’Alice Marwood ; mais, après elle, les juges n’ont que faire de craindre de n’avoir plus de besogne. Il y a encore un tas de petits vagabonds, filles ou garçons, qui grandissent dans les rues et qui leur donneront assez d’occupation pour faire leur fortune. »

La vieille femme appuya ses coudes sur la table, cacha sa figure dans ses mains et fit semblant d’avoir un profond désespoir… Après ça, qui sait ? c’était peut-être vrai.

« Allons, fini mère, dit la fille en secouant la tête comme pour changer de sujet. J’en ai dit assez. Ne parlons plus l’une et l’autre de devoirs, quoi que nous fassions. Votre enfance a été ce qu’a été la mienne sans doute. Tant pis pour nous deux ! Je n’ai ni à vous blâmer, ni à me défendre. À quoi bon ? Tout cela est passé depuis longtemps ; mais je suis femme maintenant, je ne suis plus une enfant ; et nous n’avons besoin ni l’une ni l’autre de dresser le procès-verbal de notre vie, comme MM. les juges. Nous savons bien ce qui en est, n’est-ce pas ? »

Toute perdue et dégradée qu’elle était, elle avait conservé une certaine beauté, qui même, sous le jour le moins favorable, ne pouvait échapper à l’œil le plus attentif. Lorsqu’elle fut replongée dans le silence et que sa figure, qu’une émotion poignante avait agitée, se fut calmée, son regard sombre changea d’expression. Ses yeux, tout à l’heure étincelants de colère, semblaient adoucis par quelques tristes pensées ; dans ses traits, altérés par la misère et la fatigue, resplendissait comme un rayon de l’ange déchu.

Sa mère la considéra en silence pendant quelques instants, puis, s’enhardissant, elle glissa tout doucement sa main décharnée du côté de sa fille ; ne trouvant pas de résistance, elle osa l’approcher de sa figure ; puis la passa sur ses beaux cheveux. Alice avait sans doute le sentiment que sa mère en ce moment était sincère aussi ne la repoussa-t-elle pas. Insensiblement, elle renoua les tresses de sa fille, lui retira sa chaussure humide, si l’on peut appeler ça une chaussure, lui mit sur les épaules un vêtement sec, tourna et retourna timidement autour d’elle, se parlant tout bas à elle-même et se réjouissant de reconnaître enfin ses traits, son expression d’autrefois.

« Vous êtes bien pauvre, ma mère, je le vois, dit Alice en promenant ses regards autour de la chambre après être restée assise pendant quelque temps.

— Bien pauvre, ma chérie, » répliqua la vieille.

Elle admirait sa fille et elle en avait peur. Ce sentiment d’admiration, elle l’avait éprouvé pour la première fois le jour où elle avait vu quelque chose de beau sortir vainqueur de sa lutte avec la misère. Quant à la crainte qu’elle ressentait, elle était due peut-être au langage qu’elle venait d’entendre. Quoi qu’il en soit, elle était devant son enfant dans une attitude soumise et respectueuse. Elle courbait la tête et semblait prier humblement sa fille de lui épargner d’autres reproches.

« Comment avez-vous vécu ?

— En mendiant, ma chérie.

— Et aussi en volant, mère ?

— Quelquefois, Alice, mais de petites choses. Je suis vieille et timide. Je prenais de temps en temps des riens à des enfants que je rencontrais, mais bien rarement. J’ai fait quelques tournées dans la campagne, ma chérie, et je sais bien ce que je sais. J’ai guetté.

— Guetté ? répliqua sa fille en fixant son regard sur elle.

— J’ai suivi à la piste une famille, dit la vieille d’un ton de plus en plus humble.

— Quelle famille ?

— Chut ! chérie ! ne vous fâchez pas contre moi : c’est pour vous que je l’ai fait, pour ma pauvre fille qui était bien loin au delà des mers ! »

Elle tendit une main suppliante vers sa fille, et, la ramenant à elle, la porta à ses lèvres.

« Il y a bien des années, ma chérie, poursuivit-elle en regardant d’un air craintif le visage sévère de sa fille, j’ai rencontré son enfant par hasard.

— L’enfant de qui ?

— Ce n’est pas le sien, chère Alice, ne me regardez pas ainsi, ce n’est pas le sien. Comment voulez-vous que ce soit le sien ? Vous savez bien qu’il n’en a pas.

— L’enfant de qui alors ? reprit la fille, vous m’avez dit son enfant.

— Chut ! Alice. Vous m’effrayez, ma petite. C’est celui de M. Dombey, de M. Dombey seulement. Depuis, ma chère, je les ai revus souvent, je l’ai même vu aussi lui. »

En prononçant ce dernier mot, la vieille se baissa et recula soudain, comme si elle craignait que sa fille ne la frappât. Mais sa fille, qui avait les yeux fixés sur elle, et qui semblait, en effet en proie à la plus violente colère, demeura immobile ; seulement elle serrait fortement ses deux bras entrelacés sur sa poitrine comme pour les empêcher de se porter à des voies de fait sur elle-même ou sur quelque autre, tant elle était aveuglée par la rage.

« Il ne se doutait pas que c’était moi, dit la vieille femme en montrant son poing fermé.

— Et il s’en souciait fort peu, sans doute ! dit la jeune fille entre ses dents.

— Mais enfin nous nous sommes vus face à face, dit la vieille. Je lui ai parlé et il m’a parlé. J’étais assise et je le regardais tandis qu’il suivait sa route sous une longue allée d’arbres, et à chaque pas qu’il faisait je l’ai maudit corps et âme.

— Ce qui ne l’empêchera pas de prospérer, répliqua la fille avec dédain.

— C’est vrai qu’il prospère toujours, » dit la vieille.

Elle se tut, car le visage de sa fille était défiguré par la rage. Son sein se soulevait avec une telle violence, qu’on eût dit qu’il allait se briser sous les émotions qui l’agitaient. Les efforts qu’elle faisait pour se contenir n’étaient pas moins terribles que sa rage ; ils montraient dans tout son jour le caractère violent et dangereux de cette femme en lutte avec elle-même. Cependant elle parvint à dompter sa fureur et demanda après un moment de silence.

« Est-il marié ?

— Non, chérie.

— Se mariera-t-il bientôt ?

— Non, pas que je sache, chérie. Mais son maître, son ami, est marié. Oh ! nous pouvons les féliciter tous ! s’écria la vieille ivre de joie. Ce mariage-là ne peut que nous porter bonheur. Rappelez-vous ce que je vous dis ! »

La fille la regarda comme pour lui demander une explication.

« Mais vous êtes mouillée et fatiguée ; vous avez faim, vous avez soif, dit la vieille qui alla clopin-clopant jusqu’à l’armoire ; et il y a peu de chose ici, bien peu de chose ; et fouillant dans sa poche elle en tira quelques sous qu’elle jeta sur la table. Alice, chérie, n’avez-vous pas un peu d’argent ? »

Le regard plein d’avidité et d’impatiente convoitise qui accompagna cette question au moment où sa fille tirait de son sein le peu d’argent qu’elle avait reçu tout à l’heure de miss Carker, en disait plus sur l’histoire de cette mère et de sa fille, qu’Alice n’en avait laissé voir dans ses paroles.

« Est-ce là tout ? dit la mère.

— Je n’en ai pas davantage. Et encore je le dois à la charité.

— À la charité ma bonne ! dit la vieille qui se pencha avidement sur la table. Pour regarder les pièces de monnaie, dont elle doutait toujours, tant qu’elle les voyait dans la main de sa fille. Voyons, six pence et six font douze et six font dix-huit. Bien ! il s’agit maintenant d’en tirer le meilleur parti possible. Je vais aller acheter quelque chose pour boire et manger. »

Aussitôt, de ses mains tremblantes elle s’affuble d’un vieux chapeau, plie un châle tout déchiré sur ses épaules, et cela beaucoup plus vite qu’on n’aurait pu s’y attendre de la part d’une femme que l’âge et la misère avaient rendue décrépite et hideuse. Elle avait toujours les yeux fixés avec la même avidité sur l’argent que sa fille tenait dans sa main.

« Quel est donc le bonheur qui résultera pour nous de ce mariage, mère ? vous ne me l’avez pas dit.

— Le bonheur, répondit-elle en s’arrangeant à la hâte, d’y voir, au lieu de l’amour, l’orgueil et la haine ; le bonheur de voir le trouble et la discorde au milieu de ces fiers personnages, le bonheur d’y voir le péril, le péril, Alice.

— Quel péril ?

— J’ai vu ce que j’ai vu, je sais ce que je sais, dit la mère en ricanant : on n’a qu’à se bien tenir et à veiller au grain. Ma fille pourrait bien avoir des camarades. »

Puis voyant sa fille qui la regardait d’un air tout étonné serrer involontairement l’argent dans sa main, elle se dépêcha de s’en saisir et ajouta d’un ton précipité :

« Allons ! je vais aller acheter quelque chose. »

Pendant qu’elle tendait la main à sa fille, celle-ci regardant encore une fois son argent le porta à ses lèvres avant de s’en séparer.

« Eh bien ! Alice, vous l’embrassez, dit la vieille en ricanant, c’est comme moi, j’en fais souvent autant. Oh ! l’argent, c’est si bon ! »

Et elle serrait avec amour sous son menton ridé son unique sou, couvert de vert-de-gris, qu’elle tenait dans la main.

« Ah ! oui, c’est bien bon l’argent ; malheureusement il n’y en a pas des masses.

— Si je l’ai embrassé, mère, c’est en souvenir de la personne qui me l’a donné, car c’est la première fois que cela m’arrive.

— La personne qui vous l’a donné ? ma chérie, répliqua la vieille, dont les yeux ternes brillèrent d’un vif éclat quand elle se saisit de l’argent. Eh bien ! moi, je l’embrasserai aussi pour la personne qui l’a donné, quand elle en donnera davantage. Mais il faut que je me dépêche, ma chérie, je vais revenir bientôt.

— Il me semble, d’après ce que vous disiez tout à l’heure, que vous savez beaucoup de choses, ma mère ; dit la fille en l’accompagnant de ses regards jusqu’à la porte. Vous êtes devenue bien savante depuis que nous nous sommes quittées.

— Si je sais bien des choses ! croassa la vieille, qui revint sur ses pas ; j’en sais plus que vous ne pensez. J’en sais plus qu’il ne croit aussi, lui, ma chère ; mais je vais vous conter ça tout à l’heure. Je sais tout ce qui l’intéresse. »

Alice sourit d’un air incrédule.

« Je sais ce que c’est que son frère, Alice, dit la vieille allongeant le cou avec un regard effrayant de méchanceté. Celui-là aurait bien pu aller où vous êtes allée pour avoir volé de l’argent. Il demeure avec sa sœur, de l’autre côté, par là-bas, sur la route du Nord.

— Où ?

— Sur la route du Nord, hors de Londres. Vous pourrez voir la maison, si vous y tenez. Il n’y a pas de quoi s’en vanter, quelque gentille qu’elle soit, sa maison ! Non, non, s’écria la vieille qui voyait sa fille se lever, pas maintenant. » Et, en disant cela, elle branlait la tête et riait de toutes ses forces. Pas maintenant, c’est trop loin, c’est là-bas près de la borne, il y a un tas de pierres. Demain, ma chérie, s’il fait beau et que vous soyez disposée… Mais il faut que je me dépêche de sortir.

« Arrêtez, dit la fille en se jetant au-devant d’elle avec cette expression de colère, qui était comme un feu dévorant. Sa sœur n’est-elle pas une grande et belle diablesse aux cheveux bruns ? »

La vieille femme étonnée et terrifiée fit signe de la tête que c’était bien elle.

« En effet, je vois en elle un reflet du visage de cet homme. C’est une maison rouge, seule dans la campagne ? devant la porte il y a un petit porche vert ? »

La vieille fit le même signe de tête.

« C’est là que je me suis assise aujourd’hui !… Rendez-moi l’argent !

— Alice, ma chérie !

— Rendez-moi l’argent, ou je vous frappe. »

Elle ouvrit de force la main de la vieille tout en parlant, et sans montrer le moindre souci de ses plaintes et de ses prières, elle reprit les vêtements qu’elle avait quittés et s’éloigna d’un pas rapide.

La mère la suivit tant bien que mal, lui adressant des remontrances qui ne produisaient pas plus d’effet sur elle que sur le vent, la pluie, l’obscurité qui les enveloppait. Inflexible et armée d’une ferme résolution, indifférente à ce qui se passait autour d’elle, la fille défiait l’orage et la distance, comme si elle n’eût été arrêtée ni par la fatigue, ni par la longueur du chemin, et elle se rendit à la maison où elle avait été secourue.

Après un quart d’heure de marche, la vieille épuisée et hors d’haleine se hasarda à la retenir par ses vêtements. Mais elle n’osa rien de plus, et elles marchèrent en silence à travers la pluie et l’obscurité. Si la mère, de temps en temps, faisait entendre une plainte, elle s’arrêtait court de peur que sa fille ne la repoussât pour marcher seule. Quant à la fille, elle était muette. Il était environ une heure du matin quand elles eurent laissé derrière elles les rues régulières et qu’elles entrèrent dans le chemin désert où la maison était située. La ville s’apercevait au loin lugubre et sombre ; un vent noir mugissait dans la plaine découverte : tout autour ce n’étaient que ténèbres, solitude et morne silence.

« Cette place me convient, dit la fille en s’arrêtant pour re-garder en arrière. J’y avais déjà pensé aujourd’hui, quand je m’y suis arrêtée.

— Alice, ma chérie, s’écria la mère en la tirant doucement par sa robe. Alice !

— Qu’est-ce, ma mère ?

— Ne rendez pas l’argent, ma chérie. Oh non ! je vous en prie. Nous ne le pouvons pas. Il faut que nous soupions, chérie ! L’argent est de l’argent, peu importe la main qui le donne. Dites lui tout ce que vous voudrez, mais gardez l’argent.

— Tenez, dit la fille pour toute réponse, voici la maison que je veux dire. Est-ce bien celle dont vous me parliez ? »

La vieille fit un signe affirmatif ; quelques pas de plus et toutes deux se trouvèrent sur le seuil de la porte.

Il y avait de la lumière et du feu dans la chambre où Alice s’était assise pour faire sécher ses vêtements. Quand elle frappa à la porte, John Carker sortit tout surpris d’une telle visite à une heure aussi avancée. Il demanda à Alice ce qu’elle voulait.

« Je veux votre sœur : la femme qui m’a donné de l’argent aujourd’hui. »

Comme elle avait élevé la voix, Henriette parut.

« Oh ! dit Alice, vous voilà ! Vous souvenez-vous de moi ?

— Oui, » répondit elle avec surprise.

Le visage qui s’était humilié devant elle auparavant avait alors une expression terrible de haine et de défi. La main qui avait doucement touché son bras semblait la menacer et s’apprêter à l’étrangler.

Henriette, à cette vue, se rapprocha de son frère comme pour y chercher un refuge.

« Dire que je vous ai parlé sans vous reconnaître ! dire que j’étais près de vous et que je n’ai pas senti le sang qui coulait, dans vos veines au battement de mon cœur ! dit Alice avec un geste de menace.

— Que voulez-vous dire ? Que vous ai-je fait ?

— Ce que vous m’avez fait ? reprit Alice. Vous m’avez fait asseoir à votre foyer, vous m’avez donné de la nourriture et de l’argent. Vous m’avez témoigné de la compassion, vous dont je maudis le nom ! »

La vieille femme, avec une malveillance qui rendait sa laideur vraiment terrible, étendit sa main décharnée vers le frère et la sœur comme pour confirmer les paroles de sa fille. Mais, en même temps, elle tirait toujours la robe d’Alice, la suppliant de garder l’argent.

« Si j’ai versé une larme sur votre main, que cette larme la brûle ! Si j’ai prononcé une parole de douceur à vos oreilles, puisse cette parole vous rendre sourde à jamais ! Si je vous ai touchée de mes lèvres, puisse ce baiser vous donner la mort ! Malédiction sur la maison qui m’a offert un abri ! Que la douleur et la honte vous accablent ! Que tout ce qui vous appartient soit détruit, ruiné de fond en comble ! »

En prononçant ces paroles, elle jeta l’argent sur le carreau et le foula aux pieds.

« Je le jette dans la boue ! je ne le ramasserais pas quand j’en verrais jonché le chemin qui devrait me conduire au ciel ! Plût à Dieu que ce pied ensanglanté qui m’a fait entrer ici fût tombé de pourriture avant de m’amener chez vous ! »

Henriette, pâle et tremblante, arrêta son frère et la laissa continuer sans l’interrompre…

« Fallait-il que je fusse l’objet de votre pitié et de votre pardon, de vous ou des vôtres, le premier jour de mon retour ! Fallait-il que vous fissiez la bonne dame pour moi ! Je vous remercierai au lit de mort ; je prierai pour vous et pour toute votre race, vous pouvez y compter. »

Elle fit de la main un geste d’une énergie farouche, elle semblait arroser de sa haine le seuil de cette maison et vouer à la ruine ceux qu’elle avait sous les yeux. Puis, elle leva ses regards vers le ciel sombre et disparut au milieu des ténèbres.

La mère, qui l’avait tirée mainte et mainte fois par sa robe, avait toujours les yeux, des yeux avides, fixés sur les sous dispersés dans la chambre. Tout son être semblait concentré sur ce trésor évanoui ; elle voulait rôder encore autour de la maison replongée dans l’obscurité, pour tâtonner dans la boue si elle n’en retrouverait pas quelques pièces. Mais sa fille l’entraîna, et les deux femmes revinrent droit à leur demeure. La vieille pleurait et se lamentait en chemin sur la perte qu’elle venait de faire ; dans son humeur chagrine, elle reprochait aussi ouvertement qu’elle l’osait à sa jolie fille, d’avoir manqué à ses devoirs en la privant de son souper, dès le premier soir de leur réunion.

Elle alla donc se coucher presque à jeun ; car elle n’avait chez elle que de mauvaises croûtes de pain qu’elle grignotait encore, tout en mâchonnant et en marmottant, accroupie devant les cendres chaudes, longtemps après que sa fille, oublieuse de tous ses devoirs, se fut endormie.

Cette misérable mère et cette misérable fille n’étaient-elles pas en miniature, dans leur sphère dégradée, le portrait véritable de certains vices qu’on retrouve dans des classes plus élevées ? Dans cette machine ronde composée de mille cercles concentriques, serait-il vrai qu’après nous être donné bien du mal à le visiter de haut en bas, nous en sommes réduits au bout du compte à reconnaître que les deux extrêmes se touchent, et qu’à la fin du voyage nous nous retrouvons au point de départ ? Sauf la qualité et la richesse de l’étoffe qui les distinguent, ne pourrait-on pas trouver chez les gens comme il faut des échantillons du même tissu ?

Parlez, Édith Dombey ? et vous, Cléopâtre, la meilleure des mères, qu’en pensez-vous ?

Chapitre XIV. L’heureux couple. §

La tache que la maison de M. Dombey faisait dans la rue est effacée ; maintenant, si son hôtel se distingue des autres bâtiments, c’est seulement par sa splendeur incomparable du haut de laquelle il les domine fièrement. Il y a un proverbe qui dit : « Il n’est pas de petit chez-soi ; » si le contraire est vrai et qu’on puisse dire qu’il n’y a pas de trop grand chez-soi, l’hôtel de M. Dombey était le plus bel hôtel qu’on pût élever à la gloire des dieux pénates.

Ce soir-là les lumières étincellent aux fenêtres, l’éclat écarlate des charbons ardents de la cheminée se reflète sur les tentures et sur les tapis moelleux : on va servir le dîner : la table est richement garnie, et pourtant il n’y a en tout que quatre convives ; le buffet est encombré de vaisselle. C’est la première fois que la maison a été disposée pour l’habiter depuis les derniers changements : on attend l’heureux couple d’un moment à l’autre.

Après la matinée du jour de noces, cette soirée de retour est l’époque qui éveille le plus l’intérêt et la curiosité de toute la maison. Mme Perch est dans la cuisine, en train de prendre son thé : elle a fait sa tournée, dans la maison, elle a évalué le prix des soies, des damas, à tant le mètre ; pour exprimer son admiration et son ébahissement elle a épuisé et au delà toutes les interjections du dictionnaire. Le contre-maître du tapissier, qui a laissé sous une chaise de la pièce d’entrée son chapeau, et dedans son mouchoir de poche, tous deux exhalant un vigoureux parfum d’encaustique, donne un dernier coup d’œil dans la maison : il regarde en haut les corniches, il regarde en bas les tapis ; parfois, saisi d’un secret ravissement, il tire un mètre de sa poche pour se donner un avant-goût de ce que coûteront ces décorations somptueuses, avec un sentiment impossible à décrire. La cuisinière est dans toute sa verve ; elle ne demande pas mieux que d’avoir beaucoup de monde, car elle parierait bien dix sous qu’à présent il va y avoir du monde à traiter, l’impossible ; quel bonheur ! elle qui aime tant l’activité ! d’ailleurs elle a toujours été comme cela dès son enfance, je ne sais pas si vous le savez. Cette opinion qu’elle énonce sur ses qualités paraît arracher de la poitrine de Mme Perch un soupir approbateur. Tout ce que la bonne espère, c’est qu’ils seront heureux : « Mais, se dit-elle à elle-même, le mariage n’est qu’une loterie » et plus elle y pense, plus elle sent combien il y a d’indépendance et de tranquillité dans le célibat. Towlinson est taciturne et sombre ; ce qu’il voudrait, c’est la guerre avec l’étranger. À bas la France ! Il faut dire qu’à ses yeux tout étranger est un Français, ou doit l’être, suivant toutes les lois de la nature.

Toutes et quantes fois qu’on entend un bruit de voiture, on s’interrompt, quoi qu’on dise, et on écoute. Souvent, dans un élan général, on crie : « Les voilà ! » Mais ce ne sont pas encore eux. La cuisinière pleure sur son dîner qu’on a déjà rapporté deux fois ; le contremaître du tapissier continue toujours, sans être troublé dans sa rêverie bienheureuse, son dernier coup d’œil dans l’appartement.

Florence est prête à recevoir son père et sa nouvelle maman. Toutes les émotions qui font palpiter son cœur sont-ce des sentiments de plaisir ou de peine ? elle n’en sait rien. Mais ses joues se colorent, ses yeux brillent. On dit dans la cuisine tout bas, parce que c’est toujours tout bas qu’on parle de Florence, quand on en parle, on dit à la cuisine : « Comme Florence est belle ce soir ! comme elle a grandi, la pauvre enfant ! » Il se fait un moment de silence ; la cuisinière, comprenant, en sa qualité de présidente, qu’on attend son opinion, s’étonne que… elle n’achève pas. La bonne s’étonne aussi, ainsi que Mme Perch, qui jouit de l’heureuse faculté de s’étonner quand les autres s’étonnent, sans savoir au juste pourquoi elle s’étonne. Towlinson, s’apercevant qu’il est temps de calmer l’agitation de ces dames et de la ramener à sa température, dit : « Qui vivra verra. » Il souhaite seulement que tout tourne bien. La cuisinière fait entendre un petit soupir en disant : « C’est en vérité un bien singulier monde que le nôtre ! » Quand cette phrase a fait le tour de la table, elle ajoute d’un ton de conviction : « Après tout, la position de Mlle Florence ne peut toujours pas perdre au change, Tom. »

Towlinson, qui vient de préparer une réponse d’une portée effrayante, s’écrie : « … Vraiment ? » Mais il comprend qu’un simple mortel ne doit pas pousser plus loin les prédictions, et qu’il n’y a plus qu’à tirer l’échelle : Il garde le silence.

Mme Skewton s’est mise en mesure pour recevoir sa chère fille et son cher gendre à bras ouverts ; dans ce but, elle a endossé un costume tout à fait juvénile ; une robe à manches courtes. Pour le moment, pourtant, ses charmes un peu mûrs fleurissent à l’ombre du magnifique appartement qui lui est destiné : elle n’en est pas encore sortie depuis qu’elle en a pris possession il y a quelques heures ; elle commence à faire la moue en voyant que le dîner attend.

La femme de chambre de Mme Skewton, qui devrait être un squelette pour bien faire, mais qui est au contraire une bonne gaillarde, montre l’humeur la plus aimable : elle pense que ses gages ne manqueront plus à présent de lui être payés régulièrement chaque trimestre, sans compter qu’elle sera mieux logée et mieux nourrie.

Où donc est-il cet heureux couple qui tient toute cette belle maison dans l’attente ? Est-ce que par hasard la vapeur, le vent, la marée, les chevaux, la nature tout entière s’arrêtent à contempler un si grand bonheur ? Sont-ils entravés dans leur marche triomphale par un essaim d’Amours et de Grâces qui viennent folâtrer autour de leurs têtes ? L’heureux sentier qu’ils suivent est-il tellement jonché de fleurs qu’ils ne puissent avancer qu’entourés de toutes parts de roses sans épines et d’églantiers odorants ?

Enfin les voilà ! On entend un bruit de roues, le bruit devient plus distinct, une voiture s’arrête à la porte. L’odieux étranger a frappé un coup de tonnerre avant que M. Towlinson et la société, qui se précipitent, aient eu le temps d’ouvrir la porte. M. Dombey et la mariée descendent, M. Dombey donne le bras à sa femme.

« Ah ! ma tendre Édith, et vous, mon cher Dombey, » s’écrie une voix émue sur l’escalier ; puis les manches courtes s’enlacent autour de l’heureux couple et embrassent les époux l’un après l’autre.

Florence aussi est descendue jusqu’au vestibule, mais elle n’ose pas avancer ; elle attend avec timidité que les transports d’une personne plus chère se soient calmés. Cependant les yeux d’Édith la cherchent ; Édith, laissant un léger baiser sur la joue de sa tendre mère, s’élance du côté de Florence et l’embrasse.

« Comment vous portez-vous, Florence ? » dit M. Dombey en lui tendant la main.

Florence, toute tremblante, porte cette main à ses lèvres et, au même moment, rencontre son regard. Dans ce regard, il y avait une froideur qui la tenait à distance, et cependant elle crut y voir plus d’intérêt qu’il ne lui en avait jamais montré. À sa vue, M. Dombey témoigna une légère surprise, mais ce n’était pas une surprise désagréable. Elle n’osa plus lever les yeux, mais elle sentait qu’il la regardait encore d’une manière qui ne lui était pas défavorable. En ce moment un frémissement de plaisir traversa tout son être à l’idée, bien vague encore pourtant, que sa maman, cette maman si belle, pourrait l’aider à conquérir l’affection de son père !

« Vous ne serez pas longtemps à vous habiller, je présume, madame Dombey ?

— Je suis prête à l’instant.

— Qu’on serve le dîner dans un quart d’heure. »

Là-dessus M. Dombey se dirigea de son pas majestueux vers son cabinet de toilette, et Mme Dombey monta à sa chambre. Mme Skewton et Florence entrèrent dans le salon. Là, cette excellente mère crut de son devoir de répandre quelques larmes, émotion bien naturelle en présence du bonheur de sa fille ; elle essuyait encore ses yeux délicatement avec son mouchoir de dentelle, lorsque son gendre parut.

« Eh bien ! mon cher Dombey, comment avez-vous trouvé Paris, la plus délicieuse des villes ? » En lui adressant cette question, elle faisait tout ce qu’elle pouvait pour maîtriser son émotion.

« Il y faisait froid, reprit M. Dombey.

— Gai comme toujours, cela va sans dire ? fit Mme Skewton.

— Pas précisément ; je l’ai trouvé triste.

— Allons donc, mon cher Dombey, fit-elle de son petit ton moqueur ; que dites-vous là ?

— Voilà l’impression qu’il m’a faite, madame, répondit M. Dombey avec une politesse pleine de gravité. Je crois que Mme Dombey l’a trouvé triste aussi, elle me l’a dit deux ou trois fois.

— Eh bien, vilaine ! qu’est-ce que j’entends ? s’écria Mme Skewton d’un ton de raillerie adressé à sa chère enfant qui entrait ; quelles affreuses hérésies vous vous êtes permises sur le compte de Paris ? »

Édith leva ses sourcils d’un air fatigué ; elle passa devant les portes toutes grandes ouvertes qui laissaient voir les appartements dans leur nouvelle splendeur ; mais elle se contenta d’y jeter un simple coup d’œil et s’assit à côté de Florence.

« Mon cher Dombey, dit Mme Skewton, n’est-ce pas charmant de voir avec quel art on a mis à exécution les idées que nous avions données ? En vérité, ce n’est plus une maison, c’est un palais.

— En effet, dit M. Dombey en promenant ses regards autour de lui, c’est très-beau. J’avais donné l’ordre de ne pas regarder à la dépense ; et tout ce que l’argent pouvait faire a été fait, ce me semble.

— Et l’argent peut tout, mon cher Dombey ! dit Cléopâtre.

— Il est bien puissant, répondit M. Dombey, » tournant vers sa femme son regard majestueux, sans lui adresser une parole. Puis, après un moment de silence, il lui dit d’un ton très-distinct :

« J’espère, madame Dombey, que ces changements ont votre approbation.

— Ils sont aussi beaux qu’ils peuvent être, reprit Édith avec une insouciance hautaine. Cela devait être et je n’en suis pas surprise. »

On lisait toujours sur le visage orgueilleux de cette femme une expression de mépris qui en semblait inséparable ; mais quand on faisait appel à son admiration, à son respect ou à sa considération pour la richesse de M. Dombey, peu importe sur quel objet insignifiant ou banal, ce mépris avait toujours un accent nouveau, où il semblait qu’elle mît toute l’énergie dédaigneuse dont elle était capable. Si M. Dombey enveloppé dans sa propre grandeur n’y avait pas fait attention, ce n’était toujours pas faute d’avoir eu bien des fois l’occasion d’y voir clair. En ce moment par exemple le regard que cet œil noir lui lança, après avoir passé rapidement et d’un air de mépris sur la splendeur qui le rendait si fier, aurait dû suffire pour ne plus lui laisser aucun doute. Il aurait pu lire dans ces yeux, que sa fortune, fût-elle mille fois plus considérable, ne lui ferait jamais obtenir un regard affectueux de cette femme orgueilleuse qui lui était unie, mais dont l’âme se soulevait tout entière contre lui. Il aurait pu lire dans ces yeux, qu’elle méprisait sa fortune, même pour l’influence sordide et vénale qu’elle avait eue sur elle, tout en réclamant cette fortune comme son droit, son marché, comme la récompense basse et indigne de ce qu’elle était devenue sa femme. Il aurait pu lire dans ce regard que, si elle tendait sa joue aux coups de sa honte volontaire et de son propre mépris, l’allusion la plus innocente de M. Dombey à la puissance de ses richesses l’humiliait plus encore, la faisait tomber plus bas à ses propres yeux et mettait le comble à son ignominie.

Mais le dîner fut annoncé et M. Dombey offrit son bras à Cléopâtre ; Édith et Florence les suivirent. Elle passa devant la vaisselle d’or et d’argent étalée sur le buffet comme elle aurait passé près d’un tas de boue : et, sans daigner jeter un seul regard sur tout le luxe qui l’entourait, elle s’assit, pour la première fois à sa table, muette, immobile comme une statue.

M. Dombey, qui, de son côté, ressemblait naturellement assez à une statue, n’était pas autrement mécontent de trouver dans cette femme si belle cette froideur calme et fière. Comme ses manières n’en étaient pas moins élégantes ni moins gracieuses, c’était dans sa tenue, un mérite de plus en harmonie avec son propre caractère. Il présida le repas, avec sa dignité habituelle ; mais, tout à fait incapable par sa nature de donner à sa femme la vivacité et l’entrain qui lui manquaient, il fit les honneurs de la table avec une satisfaction peu animée. Quoi qu’il en soit, le dîner d’installation, sans avoir eu à la cuisine un grand succès ou sans avoir donné beaucoup d’espérance pour l’avenir, ne laissa rien à désirer sous le rapport de la politesse, des convenances et de la distinction : il n’avait d’autre tort que d’être à la glace.

Aussitôt après le thé, Mme Skewton alla se coucher. Elle affectait d’être fatiguée d’émotion et toute hors d’elle-même, tant elle avait eu de joie du retour de sa chère enfant unie à l’homme de son cœur ; mais il est probable qu’elle ne trouvait pas fort gaie cette réunion de famille, car, depuis une heure déjà, elle bâillait derrière son éventail. Édith se retira aussi, sans dire un mot et ne revint plus. Si bien que Florence, qui était montée à sa chambre pour caresser un peu Diogène, en rentrant dans le salon avec son petit panier à ouvrage, ne trouva plus que son père qui se promenait de long en large au milieu d’une lugubre magnificence.

« Pardon, mon père. Dois-je me retirer ? dit Florence, d’une voie tremblante, en s’arrêtant à la porte.

— Non, répondit M. Dombey, en tournant seulement la tête, vous pouvez aller et venir comme il vous plaira, Florence. Cette pièce n’est pas mon cabinet. »

Florence entra et s’assit pour travailler devant une petite table éloignée. C’était la première fois de sa vie qu’elle se trouvait seule avec son père, qu’elle lui tenait compagnie, oui, la première fois depuis son enfance. Elle, sa compagne naturelle, son unique enfant ; qui, dans sa vie solitaire et dans sa douleur avait connu toutes les angoisses d’un cœur ulcéré ; elle, qui, voyant son amour repoussé, n’avait jamais manqué le soir de prier Dieu pour lui, et tout en larmes d’appeler sur son père les bénédictions que le ciel ne pouvait pas exaucer ! Elle, qui avait désiré mourir jeune, pour mourir dans ses bras, elle qui en retour de l’abandon, de la froideur et de l’indifférence qu’il avait pour elle, lui avait voué un amour inaltérable, l’excusant, le défendant comme son bon ange !

Elle tremblait et ne voyait plus autour d’elle. Son père en se promenant dans la chambre lui semblait augmenter de taille et de volume quand il se rapprochait d’elle. Tantôt il lui apparaissait comme dans un nuage, et c’est à peine si elle pouvait le reconnaître. Tantôt elle le voyait bien distinctement et tel qu’il était. Puis elle se croyait le jouet d’un rêve qui durait déjà, depuis bien des années, toujours le même. Elle se sentait attirée vers lui, et reculait à son approche. Émotion contre nature pour une enfant, si pure, si innocente ! Mais combien, plus dénaturée la main qui avait si cruellement labouré son cœur pour y jeter les germes d’une telle émotion !

Florence, ne voulant ni l’affliger ni l’offenser par sa douleur, se contenait et travaillait en silence. Après s’être promené encore quelque temps dans la chambre, il s’arrêta, s’assit sur un fauteuil dans un coin, obscur et, ayant couvert sa tête de son mouchoir, il se prépara à dormir.

Florence était heureuse d’être là à le veiller ; de temps en temps elle tournait, les yeux de son côté, et quand elle baissait son visage sur sa broderie, son cœur n’en restait pas moins avec lui ; elle éprouvait un mélange de peine et de plaisir à penser qu’il pouvait dormir pendant qu’elle était près de lui, et que la présence de sa fille, depuis si longtemps oubliée, depuis si longtemps étrangère, ne troublait pas du moins son sommeil.

Qu’aurait-elle dit, si elle avait su que son père la regardait fixement ; que ce voile posé sur sa figure laissait, soit par un effet du hasard, soit par calcul, ses yeux à découvert et qu’il ne la perdait pas de vue un instant ! Si elle avait su que ses yeux expressifs, lorsqu’ils se tournaient vers lui dans ce coin obscur, ses yeux plus tendres et plus éloquents, qui l’accusaient plus énergiquement dans leur muet langage que tous les orateurs du monde, avaient rencontré ceux de son père sans qu’elle s’en doutât ! Si elle avait su qu’il respirait plus librement, quand elle baissait sa tête sur son ouvrage, tout en continuant à regarder avec la même attention son front si blanc, ses cheveux retombant en boucles sur ses joues, et ses doigts si agiles, et, trouvait un tel charme dans cette contemplation secrète qu’il ne pouvait détacher ses regards de sa fille.

Quelles pouvaient être les pensées de ce père ? Sous l’empire de quelles émotions dirigeait-il secrètement, son regard sur sa fille qu’il connaissait si peu ? Lisait-il sur ce visage si calme, dans ces yeux si doux quelque reproche contre sa conduite ? Commençait-il enfin à tenir compte des droits de Florence à son affection ? Ces droits qu’il avait si longtemps méconnus le touchaient-ils au cœur ? Réveillaient-ils en lui quelques remords de sa cruelle injustice ?

Il y a, dans la vie des hommes les plus sévères et les plus durs, des moments d’attendrissement quoiqu’ils tiennent bien cachées leurs émotions. La vue de sa fille dans toute sa beauté, de sa fille devenue femme, à son insu, pouvait bien avoir touché le cœur de cet homme si orgueilleux. Peut-être avait-il pensé qu’il avait eu le bonheur sous sa main ; que le bon génie de son foyer domestique s’était souvent agenouillé devant lui, sans qu’il eût daigné déroger à sa grandeur empesée, pour abaisser vers elle un regard ; que sa triste arrogance avait tout gâté, tout perdu. Malgré lui peut-être il avait lu dans ses yeux, dont l’éloquence était si simple et pourtant si claire, ces mots touchants : « Au nom des lits funèbres près desquels j’ai prié, au nom de l’enfance malheureuse que j’ai subie, au nom de notre rencontre dans cette triste maison au milieu de la nuit, au nom des plaintes que mon cœur, dans son angoisse, a laissées échapper, mon père, je vous en prie, tournez-vous vers moi et venez chercher un refuge dans mon amour, avant qu’il soit trop tard. » Peut-être, au contraire, était-il absorbé dans des pensées moins honorables et moins élevées ; peut-être se disait-il qu’à présent que de nouveaux liens avaient remplacé le fils qu’il avait perdu, il pouvait pardonner à sa fille de l’avoir supplanté dans son affection. C’était aussi quelque chose de penser que Florence allait être un ornement de plus pour sa maison. Quoi qu’il en soit, plus il la regardait, plus il s’adoucissait à son égard. Plus il la regardait, plus il se plaisait à la confondre avec l’enfant qu’il avait aimé ; son esprit ne pouvait pas les séparer. Un moment même, pendant qu’il la considérait, elle lui apparut sous un jour plus clair et plus brillant. Ce n’était plus sa rivale penchée sur l’oreille de cet enfant ; pensée impie d’un père dénaturé ! C’était le bon génie de sa maison qui avait veillé sur lui-même, lorsqu’il était agenouillé au pied de son petit lit. Il se sentit disposé à lui parler et à l’appeler. Ces mots : « Florence, venez ici, » naissaient déjà sur ses lèvres, mais c’étaient des mots si étranges pour lui qu’ils ne répondaient point à son appel et s’arrêtaient étonnés en chemin. Il s’arrêta lui-même devant un bruit de pas qui se fit entendre dans l’escalier.

C’était sa femme. Elle avait quitté sa robe du dîner pour prendre un peignoir ; ses cheveux flottaient librement sur ses épaules, mais ce ne fut point là le changement qui le fit tressaillir.

« Florence, ma chérie, dit-elle, je vous ai cherchée partout ; » et s’asseyant à côté de Florence, elle se pencha et lui baisa la main. Il pouvait à peine reconnaître sa femme, elle était si changée ! Ce n’était pas seulement son sourire, qui était nouveau pour lui, bien qu’il ne l’eût jamais vu, mais ses manières, son ton de voix, l’éclat de ses yeux l’intérêt, la confiance, le désir de plaire… Ce n’était pas Édith !

« Doucement, chère maman, papa dort ! »

C’était bien Édith cette fois, quand elle tourna ses regards du côté où il était assis ; il la reconnut aisément à l’air de son visage.

« Je n’espérais guère vous trouver ici, Florence. »

Comme en un instant sa physionomie avait changé encore pour prendre une expression plus douce !

« Je suis sortie de bonne heure, poursuivit, Édith, afin d’aller en haut causer avec vous. Mais, en entrant dans votre chambre, je me suis aperçue que mon cher oiseau s’était envolé, et je suis restée à attendre son retour. »

Et Florence eût été son oiseau, qu’elle ne l’aurait pas serrée plus tendrement ni plus doucement contre son cœur.

« Venez, chérie.

— Papa ne sera pas surpris de ne pas me trouver ici à son réveil ? dit Florence en hésitant.

— Qu’en pensez-vous, Florence ? » dit Édith, en la regardant en face.

Florence baissa la tête, se leva et prit son panier à ouvrage. Édith posa sa main sur son bras. Elles sortirent du salon comme deux sœurs.

M. Dombey la suivit des yeux jusqu’à la porte, et trouva que le pas même d’Édith n’était plus le même. Il resta si longtemps dans son coin obscur, que l’horloge de l’église sonna trois fois l’heure, avant qu’il sortît. Tout ce temps, ses yeux restèrent fixés sur la place où Florence avait été assise.

La chambre devint plus obscure, car les lumières baissaient et s’éteignaient enfin. Mais l’ombre de la nuit n’était pas plus épaisse que celle qui vint obscurcir son front.

Florence et Édith, assises devant le feu dans la chambre éloignée où le petit Paul était mort, causèrent ensemble pendant longtemps. Diogène, qui était de la partie avait d’abord refusé l’entrée de la chambre à Édith, et même, malgré l’intervention de sa maîtresse, il n’y avait consenti qu’en grognant. Mais il sortit peu à peu de l’antichambre, où il s’était retiré comme dans un fort, et parut comprendre qu’avec les meilleures intentions du monde, il avait commis une de ces erreurs auxquelles sont exposés les chiens les mieux élevés. En signe de réconciliation, il vint se placer entre elles deux, au beau milieu de la cheminée, et s’étendit tout haletant devant le feu, tirant la langue de l’air le plus niais et prêtant l’oreille à la conversation.

Elle roula d’abord sur les lectures de Florence, ses occupations favorites et la manière dont elle avait passé le temps, depuis le mariage. En dernier lieu, elles abordèrent un sujet d’un bien vif intérêt pour Florence, qui dit, les larmes aux yeux :

« Oh ! maman, j’ai eu un grand chagrin, depuis ce jour-là.

— Vous, un grand chagrin, Florence ?

— Oui, le pauvre Walter est noyé. »

Florence se couvrit le visage de ses mains et pleura de tout son cœur. Le malheureux sort de Walter lui avait déjà coûté bien des larmes secrètes ; ses larmes n’en coulaient pas avec moins d’abondance chaque fois qu’elle pensait à lui ou qu’elle en parlait.

« Mais dites-moi, chérie, fit Édith en la caressant, qui était Walter ? Que vous était-il ?

— Il était mon frère, maman. Après la mort de Paul, nous nous sommes dit que nous serions frère et sœur. Je le connaissais depuis longtemps, depuis mon enfance. Il connaissait Paul aussi, qui avait beaucoup d’amitié pour lui. Paul a dit, presque au moment de mourir : « Prenez soin de Walter, cher papa, je l’aimais beaucoup ! » On était allé chercher Walter pour le voir, et il était là, dans cette chambre…

— Et a-t-il pris soin de Walter ? demanda Édith d’un ton grave.

— Papa ? Il l’a fait partir aux colonies avec un emploi. C’est en y allant qu’il s’est noyé, dans un naufrage, pendant la traversée, dit Florence en sanglotant.

— Votre père sait-il qu’il est mort ? demanda Édith.

— Je l’ignore, maman ; je n’ai aucun moyen de le savoir. Chère maman ! s’écria Florence en se jetant dans ses bras et cachant son visage sur son sein, je sais que vous vous êtes aperçue…

— Chut ! arrêtez, Florence ! »

Édith était si pâle et parlait d’un ton si sérieux que Florence se serait tue, lors même qu’Édith ne lui aurait pas posé le doigt sur la bouche.

« Dites-moi d’abord l’histoire de Walter ; dites-la-moi tout entière. »

Florence raconte tout en détail. Elle n’omit pas même l’amitié de M. Toots, dont elle ne pouvait parler au milieu de ses larmes sans sourire, quoiqu’elle lui fût sincèrement reconnaissante.

Quand elle eut terminé son récit, que sa mère avait écouté avec la plus grande attention, en tenant sa main dans la sienne, Édith, après un moment de silence, lui dit :

« De quoi pensez-vous que je me sois aperçue, Florence ?

— Vous vous êtes aperçue que je ne suis pas… et Florence cacha encore sa figure dans le sein d’Édith… que je ne suis pas sa fille bien-aimée. Je ne l’ai jamais été ; je n’ai jamais su que faire pour le devenir. Je n’ai pas su comment m’y prendre, et je n’avais personne pour m’en instruire ! Oh ! apprenez-moi comment je pourrai devenir plus chère à papa ! Apprenez-le-moi, vous qui le savez si bien. »

Et, se serrant plus étroitement contre elle, Florence prononça quelques mots de reconnaissance et de tendresse. Elle avait dit son triste secret, et elle pleura longtemps ; mais ses larmes n’étaient pas aussi amères que par le passé. Elle étreignait dans ses bras sa nouvelle mère.

Pâle comme la mort, Édith cherchait à donner à son orgueilleuse beauté un calme qu’on eût pris pour celui de la tombe ; puis elle regarda la jeune fille qui pleurait, et l’embrassa. Bientôt elle se dégagea peu à peu de son étreinte, et, éloignant doucement Florence, elle prit l’attitude d’une statue de marbre et dit d’un son de voix qui devenait plus grave à mesure qu’elle parlait, mais sans trahir la moindre émotion :

« Florence, vous ne me connaissez pas ! Que le ciel vous préserve de prendre de mes leçons.

— Que le ciel me préserve ? répéta Florence toute surprise.

— Oui, que le ciel me préserve de vous enseigner à aimer ou à être aimée ! dit Édith. Si vous pouviez me l’apprendre vous-même, cela vaudrait mieux ; mais il est trop tard ! vous m’êtes chère, Florence ! Je ne pensais pas que quelqu’un pût me devenir aussi cher en si peu de temps !

Florence allait parler ; elle lui fit signe de ne pas l’interrompre.

« Je serai toujours votre amie sincère. Je vous chérirai autant, sinon aussi bien que qui que ce soit au monde. Vous pouvez vous confier à moi (cela, je puis le dire et en répondre). Vous pouvez vous confier à moi avec tout l’abandon même de votre cœur innocent et pur. Votre père aurait pu épouser des milliers de femmes meilleures que moi sous tous les rapports, Florence ; mais je défie qu’il trouvât ailleurs un cœur qui battît pour vous d’une affection plus tendre et plus fidèle.

— Je le sais, chère maman ! s’écria Florence ; depuis cet heureux jour, je le sais !

— Cet heureux jour ! »

Édith sembla répéter ces mots involontairement et continua :

« Je n’ai guère de mérite à cela, cependant, car j’avais bien peu pensé à vous avant de vous voir ; mais laissez-moi trouver dans votre confiance et dans votre amour une récompense à laquelle je n’ai point droit. Et ce soir, ce soir, Florence, le premier que je passe ici, je suis amenée à un aveu que je crois utile de vous faire pour la première et la dernière fois. »

Florence, sans savoir pourquoi, craignait presque de l’entendre continuer ; mais elle tint ses yeux fixés sur ce beau visage, qui la regardait attentivement.

« Ne cherchez jamais, dit Édith en mettant la main sur son cœur, à trouver en moi ce qui n’y est pas. Si vous le pouvez, ne vous éloignez pas de moi parce que vous ne l’y aurez pas trouvé. Peu à peu, vous me connaîtrez mieux, et le temps viendra où vous me connaîtrez comme je me connais moi-même. Soyez alors pour moi aussi indulgente que vous pourrez, et ne changez pas en amertume le seul doux souvenir qui me restera. »

Les larmes qui mouillaient ses paupières, tandis qu’elle regardait Florence, prouvaient que son calme apparent n’était qu’un beau masque. Mais elle le garda et continua :

« Oui, je me suis aperçue de ce que vous me disiez tout à l’heure, et je sais combien c’est vrai. Mais croyez-le (si vous ne le pouvez en ce moment, vous le croirez bientôt), il n’y a personne au monde moins capable que moi de changer ce qui est et de venir à votre secours. Ne me demandez jamais pourquoi, Florence ; qu’il ne soit plus jamais question, de ceci entre nous, comme aussi ne me parlez jamais non plus de mon mari ; qu’il y ait désormais entre nous à ce sujet comme le silence de la tombe ! »

Elle resta muette quelques instants ; Florence osait à peine respirer. Au milieu du brouillard épais qui l’environnait, la vérité se faisait jour. Elle en prévoyait toutes les funestes conséquences ; mais, terrifiée et voulant douter encore, son imagination repoussait tous les instincts de sa raison. À peine Édith eut-elle cessé de parler, que son visage reprit cette expression plus calme et plus douce qu’elle avait généralement quand elle se trouvait seule avec Florence ; puis elle le cacha dans ses mains, et, quand elle se leva et qu’elle embrassa tendrement Florence en lui souhaitant le bonsoir, elle s’éloigna bien vite, sans se retourner.

Mais lorsque Florence fut couchée et que la pièce ne fut plus éclairée que par la flamme du foyer, Édith rentra en disant qu’elle ne pouvait dormir, que sa chambre était trop solitaire. Elle approcha un fauteuil de la cheminée et s’assit auprès, restant à regarder les étincelles mourir une à une. Florence, elle aussi, les regarda de son lit aussi longtemps qu’elle le put. Mais le feu et le noble visage penché devant le foyer, avec sa belle chevelure qui flottait sur ses épaules et ses yeux qui reflétaient la flamme du foyer, tout devint confus, et bientôt elle s’endormit.

Dans son sommeil, pourtant, Florence conservait encore une impression vague de ce qui venait de se passer. Elle rêva de la conversation qu’elle avait eue avec Édith ; elle en fut comme poursuivie, tantôt sous une forme, tantôt sous une autre, mais toujours le rêve était pénible, et elle se sentait triste et effrayée. Elle croyait son père dans un désert ; elle courait sur sa trace ; elle gravissait des hauteurs prodigieuses ; elle descendait dans des mines ou des cavernes profondes ; elle portait avec elle le poids d’un secret remède qui devait l’arracher à ses horribles souffrances ; elle ne savait pas ce que c’était, ni comment le lui faire parvenir ; le but reculait toujours devant ses pas sans qu’elle pût l’atteindre, et délivrer son père. Puis elle le voyait mort ; sur ce même lit, dans cette même chambre ; elle savait qu’il ne l’avait jamais aimée jusqu’à son dernier soupir, et elle se jetait sur sa froide poitrine, étouffée par ses sanglots. Puis elle apercevait un horizon lointain ; un fleuve coulait, et une voix plaintive qu’elle connaissait lui criait : « Il coule ; Florence ! Il n’a jamais cessé de couler ! il vous entraîné avec lui » Et elle le voyait, de loin, lui tendre les bras, tandis qu’une figure qui ressemblait à celle de Walter était à ses côtés, sereine et, calme, d’une immobilité effrayante. À chaque vision nouvelle Édith lui apparaissait toujours allant et venant : tantôt elle en était heureuse, tantôt elle en était chagrine, jusqu’à ce qu’enfin elles se trouvèrent seules sur le bord d’une tombe, et Édith lui en montrant le fond, elle regarda et vit… quoi ? une autre Édith étendue dans la fosse.

Saisie de terreur, elle poussa un grand cri et s’éveilla. Une douce voix murmurait à son oreille : « Florence, chère Florence, ce n’est qu’un rêve. » Elle étendit les bras et rendit à sa nouvelle maman caresse pour caresse ; puis Édith sortit de la chambre, qu’éclairait faiblement la pâle lueur de l’aurore. Un moment, Florence se demanda si tout cela n’était qu’un rêve. Ce dont elle ne pouvait douter, c’est que le jour commençait à paraître, qu’il ne restait plus, dans la cheminée, que des cendres noircies, et qu’elle se trouvait toute seule.

C’est ainsi que se passa la première nuit du retour de l’heureux couple au logis.

Chapitre XV. On pend la crémaillère. §

Bien des jours se succédèrent de la même manière, si ce n’est qu’on recevait et qu’on rendait de nombreuses visites. Mme Skewton tenait, dans ses appartements, de petits levers dont le major Bagstock n’était pas le courtisan le moins assidu. Florence ne rencontra plus une seconde fois le regard de son père, quoiqu’elle le vît tous les jours. Elle ne parlait pas non plus beaucoup à sa nouvelle mère, qui était impérieuse et froide pour tout le monde dans la maison, excepté pour elle. Florence ne pouvait s’empêcher d’en faire la remarque. Bien qu’Édith l’envoyât toujours chercher quand elle revenait de faire ses visites, ou qu’elle allât elle-même la rejoindre ; bien qu’elle ne manquât jamais d’aller la trouver le soir dans sa chambre avant de se coucher, à quelque heure que ce fût, et qu’elle ne laissât jamais échapper l’occasion de se trouver avec elle, cependant, même pendant qu’elle lui tenait compagnie, elle demeurait longtemps silencieuse et pensive.

Florence, qui avait tant espéré de ce mariage, ne pouvait s’empêcher quelquefois de comparer la brillante maison d’aujourd’hui à la demeure d’autrefois si triste et si solitaire. Elle se demandait avec étonnement quand elle pourrait enfin jouir, sous une forme quiconque, de ce qu’on appelle le foyer domestique ; car au fond de son cœur un secret pressentiment lui disait que le foyer domestique n’était pas là, quoique partout régnât l’abondance et la richesse. Florence passait bien des heures, le jour et la nuit, à réfléchir tout en larmes à ses espérances évanouies ; car elle se rappelait que sa nouvelle mère lui avait énergiquement déclaré qu’elle était moins que personne en état de lui apprendre le moyen de se faire aimer de son père. Bientôt Florence commença à croire ou ce qui serait plus vrai, s’efforça de croire que c’était par compassion pour son pauvre cœur que sa mère lui avait ainsi répondu et lui avait interdit à l’avenir un pareil sujet de conversation, sachant mieux que personne qu’on ne pouvait espérer de vaincre ou de changer la froideur de son père à son égard. Désintéressée en cela, comme dans toutes les actions et dans toutes les pensées de sa vie, Florence se résigna à cette nouvelle blessure plutôt que d’encourager les soupçons les plus légers qui pourraient, être défavorables à son père. Elle trouvait encore moyen de se dévouer pour lui, même dans le trouble de ses pensées ; quant au foyer domestique, elle espérait qu’il y trouverait plus d’agrément quand les premiers moments de dérangement et de transition seraient passés ; mais elle ne songeait guère à elle-même, et se plaignait moins encore.

Si le foyer domestique manquait à l’intérieur, il fut résolu qu’au moins Mme Dombey en aurait un aux yeux du monde et cela sans délai. Pour célébrer le récent mariage, et pour se créer des relations, M. Dombey et Mme Skewton organisèrent quelques réunions. Il fut convenu que Mme Dombey resterait chez elle un soir de chaque semaine et que M. et Mme Dombey auraient l’honneur de recevoir ce jour-là à dîner des gens de sociétés différentes, assez mal assortis d’ailleurs.

M. Dombey, en conséquence, dressa une liste des plus riches négociants de la Cité qui furent invités par lui à cette fête. Mme Skewton, agissant du nom de sa chère fille, qui traitait avec une suprême indifférence un pareil sujet, donna aussi sa liste comprenant une société tout opposée. Dans cette liste se trouvait compris le cousin Feenix qui n’était pas encore retourné à Bade, au grand détriment de ses intérêts personnels ; un assortiment de muscadins de toute condition et de tout âge qui, à diverses reprises, avaient papillonné autour de la lumière de sa charmante fille ou de Mme Skewton elle-même, mais heureusement sans s’y être brûlé les ailes. Florence, sur l’ordre d’Édith, fut inscrite pour le dîner comme membre de la famille, bien que Mme Skewton eût eu l’idée, un moment, de l’éliminer, Florence avec un cœur sensible qui s’étonnait de cette hésitation, mais aussi avec un tact exquis pour deviner tout ce qui pouvait blesser son père, prit en silence sa part modeste de la fête.

La fête commença par l’apparition de M. Dombey dans le salon. Il avait une cravate d’une hauteur et d’une roideur extraordinaires, et se promena dans la pièce sans s’arrêter jusqu’au moment du dîner. À l’heure ponctuelle, arriva un directeur de la compagnie des Indes, jouissant d’une immense fortune : il portait un gilet qu’on eût dit taillé dans une bonne planche de sapin par un brave charpentier, quoiqu’en réalité il fut sorti de la main d’un tailleur et fait tout bonnement de nankin. Quand il arriva, il fut reçu par M. Dombey, qui était seul dans le salon. Second acte de la fête : M. Dombey envoie ses compliments à Mme Dombey en l’avertissant de l’heure exacte à la pendule ; ensuite, le directeur de la compagnie des Indes, laissant tomber la conversation et M. Dombey n’étant pas homme à la relever, ils regardèrent le feu en attendant qu’on vint les tirer d’embarras. Ce fut Mme Skewton qui arriva à leur secours, et le directeur, débutant par un pas de clerc, la prit pour Mme Dombey, et lui fit en cette qualité les compliments les plus flatteurs.

Ensuite on vit entrer un directeur de la Banque, réputé assez riche pour avoir le moyen d’acheter tout, même le genre humain, s’il lui prenait fantaisie de le faire coter à la Bourse : ce qui ne l’empêchait pas d’être l’homme le plus modestes en paroles : il poussait même la modestie jusqu’à la vanité ; il parla de sa petite maison à Kingston sur la Tamise, où il pourrait offrir à Dombey un lit et une côtelette, s’il voulait bien venir le voir.

« Quant aux dames, lorsqu’on vit comme moi, dans la retraite, il serait présomptueux de leur faire une invitation ; mais si Mme Skewton et sa fille, Mme Dombey, passaient jamais par là, elles lui feraient un grand honneur en daignant jeter un coup l’œil sur quelques petits bosquets qu’il avait là, sur quelque humble plate-bande, sur une petite serre à ananas et sur deux ou trois petites bagatelles du même genre. »

Pour jouer son rôle jusqu’au bout, il se mettait fort simplement. Il portait un énorme mouchoir de batiste en cravate, de gros souliers, un habit qui lui était trop large, un pantalon trop étroit. Mme newton ayant parlé de l’Opéra, il dit qu’il y allait très-rarement, qu’il ne pouvait pas se permettre d’y aller plus souvent. Il semblait prendre un plaisir et un amusement extrêmes à se faire ainsi tout petit, pour se faire mieux valoir, et à chaque trait de modestie du même genre, il rayonnait ensuite sur son auditoire, les mains dans ses goussets, les yeux tout pétillants de satisfaction.

Enfin Mme Dombey entra belle et fière : son regard dédaigneux semblait défier tout le monde comme si la couronne de mariée, posée sur son front, était une guirlande de pointes d’acier enfoncées dans sa tête pour la faire plier, mais sans succès : elle aurait mieux aimé mourir plutôt que de céder. Elle était accompagnée de Florence. Quand elles entrèrent ensemble, le visage de M. Dombey s’assombrit comme le soir du retour. Mais ni l’une ni l’autre ne s’en aperçut ; Florence n’osait lever les yeux de son côté, et l’indifférence d’Édith était trop grande pour qu’elle s’occupât de lui.

Les invités arrivèrent bientôt en foule. Des directeurs, des chefs de compagnies, de vieilles dames qui portaient de vrais paquets sur leur tête en guise de coiffure, toutes amies de Mme Skewton, au teint fleuri comme elle, et comme elle, chargeant de colliers d’un grand prix leur cou, qui n’en avait plus pour personne ; puis le cousin Feenix et le major Bagstock. Parmi les dames, il y avait une jeunesse de soixante-cinq ans, si légèrement vêtue qu’elle devait avoir bien froid au dos et aux épaules : elle parlait en minaudant, ne pouvait lever les yeux sans rougir, et ses manières avaient ce charme indéfinissable qui s’attache à l’étourderie du jeune âge. Comme la plupart des invités de M. Dombey étaient taciturnes, et que la plupart des invités de Mme Dombey étaient fort bavards, il n’y avait guère entre eux de sympathie. La liste de Mme Dombey, comme par un effet magnétique, forma une ligue contre la liste de M. Dombey. Les invités de M. Dombey, errant de chambre en chambre d’un air désespéré, ou cherchant un refuge dans les coins, s’embarrassaient dans les jambes de ceux qui entraient, se barricadaient derrière les sofas, recevaient des coups de porte sur la tête, et subissaient enfin toutes sortes de martyres.

Quand le dîner fut annoncé, M. Dombey offrit son bras à une vieille dame, qui ressemblait à une pelote de velours cramoisi toute bourrée de billets de banque ; on aurait pu la prendre pour la vieille dame de Threadneedle-street si connue dans le monde pour sa richesse et son humeur revêche. Le cousin Feenix donna le bras à Mme Dombey ; le major Bagstock à Mme Skewton. La jeunesse aux épaules découvertes donna le bras au directeur de la compagnie des Indes sur lequel elle produisit l’effet d’un éteignoir ; les autres dames restaient pour compte dans le salon, délaissées par les autres messieurs jusqu’à ce qu’enfin les plus téméraires prenant leur parti en braves, se présentèrent pour les conduire à la salle à manger, dont ces héros intrépides, ornés de leurs captives, escaladèrent les portes, laissant derrière eux sept messieurs timides se morfondre dans le vestibule. Quand tous les autres eurent pris leurs places, un des messieurs timides apparut tout souriant et confus sans pouvoir trouver la sienne ; il fit deux fois le tour de la table escorté par le sommelier et parvint à la découvrir à la gauche de Mme Dombey. Après quoi, le monsieur timide ne releva plus la tête de tout le dîner.

À ce moment, la vaste salle à manger avec tous les invités assis autour de cette table brillante, occupés à remuer les cuillers, les couteaux, les fourchettes et les assiettes, tout cela brillant du plus vif éclat, avait l’air d’une Californie d’or et d’argent, où l’on n’a qu’à se baisser et à en prendre. M. Dombey, censé le roi de la Californie, jouait son rôle de placerer à merveille, et le surtout de métal précieux, froid comme la glace, qui le séparait de Mme Dombey et où des Cupidons transis offraient à chacun d’eux des fleurs sans parfum, complétait l’illusion par une allégorie.

Le cousin Feenix était plein de vigueur et paraissait étonnamment jeune, mais il était quelquefois distrait dans sa bonne humeur ; car sa mémoire, de temps en temps, le trompait comme ses jambes, et, dans cette occasion, il fit frissonner toute la société. Voici comment : la jeune douairière au dos décolleté, qui faisait au cousin Feenix mille agaceries pleines de tendresse avait manœuvré de manière à se faire conduire près de lui par le directeur de la compagnie des Indes. En retour de cette complaisance, elle planta là le directeur qui, se trouvant, de l’autre côté, à l’ombre d’une triste toque de velours noir, plantée sur la tête d’une femme osseuse et muette, qui jouait de l’éventail, s’abandonna à la mélancolie et se mit à songer à part soi. Le cousin Feenix et la jeune dame étaient d’une gaieté folle, et la jeune dame riait si fort de ce que lui contait le cousin Feenix, que le major Bagstock demanda de la part de Mme Skewton, sa vis-à-vis, si l’histoire ne pouvait pas tomber dans le domaine public.

« Oh ! sur ma vie, dit le cousin Feenix, ce n’est rien ; cela ne vaut pas la peine d’être répété. En réalité, c’est tout bonnement un épisode de la vie de Jack Adams. Je suis sûr que mon ami Dombey, (car l’attention générale était concentrée sur le cousin Feenix) se rappelle Jack Adams : Jack Adams et non Jo ; Jo était son frère. Jack, le petit Jack, comme on l’appelait, qui louchait et qui avait un peu d’embarras dans la langue ; je ne sais plus quel bourg il représentait à la chambre des communes. Nous avions l’habitude de l’appeler du temps que j’étais au parlement, Adams bassinoire, parce qu’il en tenait lieu à un jeune mineur du pays, auquel il gardait sa place à la chambre pour la lui repasser toute chaude à sa Majorité. Mon ami Dombey a peut-être connu notre homme ? »

M. Dombey, qui ne le connaissait pas plus que Guy Faux, fit un signe de tête négatif ; mais un des sept messieurs timides se posa tout de suite, en disant qu’il l’avait connu et que même il portait toujours des bottes à la hussarde.

« C’est bien cela, dit le cousin Feenix qui se pencha pour voir le monsieur timide et lui adresser un sourire d’encouragement du bout de la table ; celui-là c’était Jack : son frère Jo portait…

— Des bottes à revers, dit le monsieur timide qui montait, à chaque parole, dans l’estime publique.

— Ma foi ! il faut, dit le cousin Feenix, que vous ayez été leur ami intime ?

— Je les connaissais tous les deux, » dit le monsieur timide. »

Sur quoi M. Dombey lui fit l’honneur de trinquer avec lui.

« Il était diablement bon enfant ce Jack, dit le cousin Feenix en se penchant encore pour sourire.

— Excellent, répondit le monsieur timide que le succès enhardissait ; c’était un des meilleurs enfants que j’aie jamais vus.

— Vous connaissez sans doute l’histoire, dit le cousin Feenix ?

— Peut-être la connais-je, répondit le monsieur timide devenu audacieux ; je vais le voir quand je l’aurai entendu raconter à votre seigneurie ; et ce disant, il se renversa sur sa chaise en souriant au plafond, comme s’il la savait par cœur et qu’il en eût d’avance la colique.

— À dire vrai, ce n’est pas une histoire, dit le cousin Feenix en souriant à toute la table et secouant la tête d’un air des plus gracieux : cela ne mérite même pas un mot de préface. C’est un simple trait qui peut servir à montrer l’esprit de Jack. Le fait est que Jack fut invité à un mariage ; je crois dans le Barkshire.

— C’était dans le Shropshire, dit le présomptueux monsieur timide qui pensa qu’on en appelait à ses souvenirs.

— C’est possible, dit le cousin Feenix, Barkshire, Shropshire, je n’y tiens pas : c’était toujours un shire5. Donc, mon ami ayant été invité à ce mariage, dans quelque shire (et le cousin Feenix rit bien fort de sa plaisanterie), il se mit en route, tout comme le premier d’entre nous, qui a eu l’honneur d’être invité au mariage de ma belle et charmante cousine avec mon ami Dombey. Il ne se le fit pas répéter deux fois ; il était si diablement heureux d’assister à cette cérémonie intéressante ! Voilà donc Jack parti maintenant, je vous dirai que ce mariage était celui d’une jeune fille d’une beauté remarquable, avec un homme dont elle ne se souciait guère, mais qu’elle acceptait, à cause de sa fortune qui était immense. Quand Jack revint à Londres, après le mariage, un de ses amis le rencontrant dans la salle des conférences de la chambre des communes, lui dit : « Eh bien Jack, comment va le couple mal assorti ? – Le couple mal assorti ? dit Jack : mais, point du tout, c’est une affaire qui s’est passée dans les règles. Elle, d’abord, elle a été bel et bien achetée, et lui, je peux vous répondre qu’il l’a payée bel et bien. »

À ce point culminant de son récit intéressant, le cousin Feenix s’apprêtait à jouir de tout le succès de son esprit, quand le frisson électrique, qui avait couru tout autour de la table, le frappa à son tour et l’arrêta tout court. À partir de ce moment, on ne vit plus sur aucun visage s’épanouir le moindre sourire, quel que fût le sujet de la conversation. Il se fit un profond silence, et le malheureux monsieur timide, qui était aussi innocent de cette histoire que l’enfant qui vient de naître, eut la douleur de lire dans tous les yeux qu’on le regardait comme responsable de cette maladresse.

La figure de M. Dombey n’était pas de nature à changer pour si peu ; il avait pris son air de roideur imposante pour la fête et ne témoigna aucune émotion. Il se contenta de dire d’un air solennel, au milieu du silence : « C’est charmant ! » Édith lança un regard rapide du côté de Florence, mais elle conserva d’ailleurs un extérieur froid et indifférent.

Au milieu des nombreux services de mets recherchés, de vins fins, et surtout d’une vaisselle d’or et d’argent qui ne finissait pas ; au milieu de tout ce que la terre, l’air, le feu et l’eau pouvaient fournir ; au milieu des corbeilles remplies de fruits, qui montaient en pyramides, et de la glace, peu nécessaire dans les repas de M. Dombey, déjà bien assez froid, le dîner se passa tranquillement. Pendant le dernier service, le marteau de la porte jouait sans cesse, annonçant l’arrivée d’invités qui, pour tout régal, n’avaient que le fumet des plats.

Quand Mme Dombey se leva, il fallait voir son mari, le cou roide, la tête droite, tenir la porte ouverte pour laisser sortir les dames ; et surtout il fallait voir comme elle passa devant lui sans y faire la moindre attention, sa fille à son bras.

M. Dombey, après le départ des dames, reprit son air grave derrière les carafes, toujours retranché dans sa dignité. Le directeur des Grandes-Indes faisait une triste figure à son bout de table isolé ; le major avait l’air martial pour raconter les histoires du duc d’Yorck aux six paisibles messieurs timides, car le septième était un homme perdu à tout jamais ; le directeur de la Banque avait un air plein d’humilité et dessinait avec quelques cuillers à dessert le plan de sa petite serre à ananas pour le plaisir de quelques amateurs ; le cousin Feenix avait l’air tout pensif, en rabattant ses longues manchettes et en ajustant, sans faire semblant de rien, sa perruque ; mais tous ces airs changèrent bientôt, car on quitta la chambre pour aller prendre le café.

Il y avait foule dans les salons du premier, et, à chaque minute, il arrivait de nouveaux invités : mais la liste de M. Dombey continuait, d’instinct, à ne pouvoir s’amalgamer avec la liste de Mme Dombey : chacun se rangeait sous son drapeau. La seule exception à cette règle, peut-être, était M. Carker, qui souriait à toute la société. Il se tenait dans le cercle formé autour de Mme Dombey, lançant ses regards vers Édith, vers son chef, vers Cléopâtre et le major, vers Florence, vers tout ce qui l’entourait ; paraissant fort à l’aise avec les deux partis, dans sa neutralité.

Florence avait peur de lui, et sa présence dans le salon lui faisait l’effet d’un cauchemar. Elle ne pouvait échapper à ce sentiment de terreur, car, malgré elle, ses yeux se tournaient vers lui de temps en temps, fascinée par le mépris et le dégoût qu’il lui inspirait. Et cependant elle avait bien autre chose à penser. Tandis qu’elle était assise dans un coin, sans être vue ni admirée de personne, mais toujours conservant le calme et la douceur de son âme, elle songeait au peu de part que son père prenait à la fête ; elle voyait avec peine combien il semblait mal à l’aise, comme on s’occupait peu de lui, tandis qu’il restait adossé à une porte, attendant les invités qu’il désirait honorer d’une attention particulière en les présentant à sa femme. Avec quelle froideur Édith les recevait ! elle ne montrait pas la moindre envie de plaire, et jamais, après le salut de politesse, elle n’ouvrait les lèvres pour répondre à la présentation de son mari, ou pour dire quelques mots gracieux aux amis qu’il lui présentait. Comment Édith qui la traitait avec tant de bonté, avec tant de tendresse, pouvait-elle se conduire de la sorte avec tout le monde ? c’était pour Florence une énigme pénible : elle se reprochait presque comme une ingratitude d’être témoin de cette disparate déplaisante.

Qu’elle aurait été heureuse, si elle avait osé seulement tenir compagnie à son père, ne fût-ce que par un regard ! mais elle était heureuse aussi de ne pas connaître la véritable cause du malaise de son père. Cependant, craignant de lui laisser voir qu’elle devinait combien sa position était fausse, de peur de lui déplaire ; partagée entre son désir de lui être agréable et son affectueuse reconnaissance pour Édith, elle osait à peine lever les yeux vers l’un ou vers l’autre. Inquiète et malheureuse pour tous deux, elle se prenait à penser, au milieu de toute cette foule, qu’il aurait mieux valu pour eux que les invités n’eussent jamais mis le pied dans cette demeure, que la tristesse et l’abandon de cette vieille maison n’eussent jamais vu ces changements splendides, et que l’enfant négligée, au lieu de trouver une amie dans Édith, eût continué à vivre solitaire dans l’abandon et l’oubli.

Mme Chick avait bien quelques pensées de ce genre, mais elle n’était pas aussi calme que Florence. Cette honnête dame s’était sentie humiliée tout d’abord de n’avoir pas reçu une invitation pour le dîner. Remise en partie de ce coup, elle avait fait d’immenses dépenses pour se présenter chez Mme Dombey dans une toilette capable de l’éblouir et de faire mourir de dépit Mme Skewton.

« On ne prend pas plus garde à moi qu’à Florence, dit Mme Chick à son mari. Qui s’occupe de moi ? Personne.

— C’est vrai ; personne, ma chère, dit M. Chick, en faisant un signe d’assentiment. Il s’était assis à côté de Mme Chick, tout près du mur, où, sans souci de la compagnie, il se consolait, comme d’habitude, en sifflant tout bas.

— On dirait vraiment que je n’avais que faire ici, s’écria Mme Chick, les yeux pleins de colère.

— C’est vrai, ma chère, on le dirait en effet, répondit M. Chick.

— Il faut que Paul soit fou, » fit Mme Chick.

M. Chick siffla.

« Ah ça ! monsieur, si vous n’êtes pas un monstre, comme je suis quelquefois tentée de le croire, dit Mme Chick avec candeur, je vous prie de ne pas siffler ainsi. Comment un homme peut-il voir, de sang-froid, la belle-mère de Paul, habillée comme elle l’est, se promener avec le major Bagstock, encore une des jolies nouveautés dont nous sommes redevables à votre Lucrèce Tox…

— Ma Lucrèce Tox, ma chère ! dit M. Chick étonné.

— Oui, fit Mme Chick, avec gravité, votre Lucrèce Tox. Je demande si l’on peut voir de sang-froid cette belle-mère de Paul, cette orgueilleuse épouse de Paul, toutes ces horreurs de vieilles femmes avec leurs dos et leurs épaules indécentes ; en un mot, tout ce qui se passe ici est un mystère pour moi, Dieu Merci ! » (Et Mme Chick appuya sur cette réflexion avec une telle expression de mépris que M. Chick en trembla. Il se tordit les lèvres pour se mettre dans l’impossibilité de fredonner ni de siffler un air, et tâcha de prendre un air contemplatif.)

« Mais c’est égal, je n’en sais pas moins ce qui m’est dû, dit Mme Chick, toute gonflée d’indignation. Permis à Paul de l’oublier ; mais je ne viendrai pas m’asseoir ici, moi, un membre de la famille, pour qu’on ne fasse pas plus d’attention à moi. Ne semblerait-il pas que M. Dombey ne me regarde déjà pas plus que la boue de ses souliers ! Pas encore, monsieur Dombey, pas encore, répétait Mme Chick, comme si elle eût voulu dire que c’était bon pour demain ou après-demain, mais qu’il était trop tôt aujourd’hui. Je préfère m’en aller. Je ne prétends pas dire, quoique à cet égard je puisse penser ce que je veux, je ne prétends pas dire qu’on a eu l’intention de m’humilier, ou de m’insulter. Je m’en irai. Je suis sûre qu’on n’y fera seulement pas attention ! »

Mme Chick se leva fièrement et prit le bras de M. Chick, qui l’escorta hors de la chambre, après y être restée environ une demi-heure à l’ombre. Pour rendre justice à sa pénétration, nous sommes obligé de dire qu’en effet on ne fit pas la moindre attention à sa disparition.

Mais elle n’était pas la seule des invitées qui fût mécontente ; la liste de M. Dombey, toujours en délicatesse, était mécontente, d’un commun accord, de la liste de Mme Dombey : car les invités de celle-ci avaient toujours le lorgnon et demandaient assez haut pour qu’on pût les entendre ce que c’étaient que ces gens là. La liste de Mme Dombey se plaignait d’un ennui mortel et la jeunesse aux épaules, privée des attentions de ce jeune et charmant cousin Feenix, qui s’était retiré après le dîner dit en confidence à trente ou quarante amies qu’elle s’ennuyait à périr. Toutes les vieilles dames, avec leurs paquets de fleurs, sur la tête, avaient à se plaindre plus ou moins de Mme Dombey. Les directeurs, les chefs des grandes compagnies pensaient ensemble que, si Dombey devait se marier, il aurait mieux valu pour lui qu’il eût épousé une personne d’un âge mieux assorti, et un peu mieux dans ses affaires, dût-elle être moins jolie. L’opinion générale, parmi les hommes de cette classe, était que Dombey avait fait là une grande faute et qu’il ne tarderait pas à s’en mordre les doigts. Il n’y eut pour ainsi dire personne, sauf les messieurs timides, qui se retirât sans avoir à se plaindre de l’accueil de M. Dombey et de Mme Dombey. Quant à la dame silencieuse, à la toque de velours noir, elle avait été frappée de mutisme, parce que la dame à la toque de velours cramoisi avait été conduite à table avant elle. La nature même des messieurs timides se gâta dans cette contagion, soit qu’ils eussent fait des excès de sirop de limonade qui leur avaient tourné sur le cœur, soit qu’ils eussent gagné la maladie générale. Ils se permettaient des plaisanteries entre eux et se moquaient tout bas de la soirée sur les escaliers ou derrière les portes. Le mécontentement et l’ennui s’étaient répandus jusque dans la cuisine, où les laquais ne s’amusaient pas plus que les invités. Les porte-flambeaux mêmes, qui étaient à la porte, étaient atteints du même mal et comparaient la réunion à un enterrement, si ce n’est qu’on n’y portait pas le deuil et que personne de la société n’avait de legs dans le testament.

À la fin, les invités se retirèrent tous, les porte-flambeaux aussi ; la rue, tout à l’heure encore encombrée de voitures, devint silencieuse, et l’on ne vit plus dans les salons, à la lueur mourante des flambeaux, que M. Dombey et M. Carker, qui causaient ensemble dans un coin, et Mme Dombey et sa mère dans l’autre. La première était assise sur une ottomane, la seconde était étendue, toujours comme Cléopâtre, attendant l’arrivée de sa femme de chambre. M. Dombey ayant fini de donner ses instructions à Carker, celui-ci s’avança d’un air humble pour prendre congé.

« J’espère, dit-il, que les fatigues de cette délicieuse soirée ne compromettront pas la santé de Mme Dombey pour demain.

— Mme Dombey, dit M. Dombey en s’avançant, s’est épargné assez de fatigue, pour que vous n’ayez aucune inquiétude à cet égard. Je regrette d’avoir à vous dire, madame Dombey, que j’aurais désiré vous voir vous fatiguer un peu plus dans cette circonstance. »

Elle lui lança un regard plein d’arrogance comme pour lui dire qu’il était inutile d’en ajouter davantage, et elle détourna la tête sans répondre.

« Je regrette, madame, dit M. Dombey que vous n’ayez pas regardé comme de votre devoir… »

Elle le regarda encore une fois.

« Comme de votre devoir, madame, poursuivit M. Dombey, de recevoir mes amis avec un peu plus de déférence. Quelques-uns de ceux qu’il vous a plu de laisser de côté ce soir d’une manière assez claire, madame Dombey, vous font honneur, je puis vous le dire, en venant chez vous.

— Savez-vous qu’il y a quelqu’un ici ? répondit-elle en le regardant fixement.

— Non ! Carker, je vous prie de ne pas sortir ; je désire que vous ne sortiez pas, s’écria M. Dombey en arrêtant le gérant qui se retirait sans bruit : M. Carker, madame, comme vous le savez, a toute ma confiance. Il connaît comme moi-même le sujet dont je parle. J’ai l’honneur de vous prévenir, pour votre gouverne, madame Dombey, que la visite de ces personnes riche et haut placées m’honore moi-même. » Et M. Dombey se renversa sur son fauteuil, comme si ces paroles eussent donné à ses invités une importance sans pareille.

« Je vous demande, répéta-t-elle, en arrêtant sur lui son regard plein de dédain et de fermeté, si vous ne savez pas qu’il y a quelqu’un ici, monsieur.

— Je vous prie, dit M. Carker, en faisant un pas vers la porte, je vous supplie de me permettre de me retirer. Quelque légère, quelque insignifiante que soit cette petite discussion… »

Mme Skewton, qui n’avait cessé de regarder sa fille, coupa la parole à M. Carker.

« Ma bien chère Édith, dit-elle, et vous, mon cher Dombey, notre excellent ami, M. Carker, car vraiment je crois pouvoir l’appeler ainsi… »

M. Carker s’inclina en disant : « C’est trop d’honneur. »

« M. Carker a employé les mots que j’avais sur les lèvres ! depuis une éternité, je mourais d’envie de les dire : légère et insignifiante. Ma bien chère Édith et mon cher Dombey, ne savons-nous pas qu’une petite discussion entre vous deux… Non, Flowers, pas encore… »

Flowers était la femme de chambre de Mme Skewton. En voyant les messieurs dans le salon, elle se retira précipitamment.

« Ne savons-nous pas qu’une petite discussion entre vous deux, reprit Mme Skewton, avec le cœur que vous avez tous les deux et la douce chaîne de sentiments qui vous unit, ne peut être jamais que tout à fait légère et insignifiante ? Quels mots pourraient mieux définir le fait dont il s’agit ? Aucun. Aussi je suis heureuse de saisir cette petite occasion, une bagatelle en un mot, où se retrouvent encore la nature, le type primitif de vos caractères particuliers, tout ce qui est si propre à faire venir les larmes dans les yeux d’une mère, je suis heureuse de dire que je n’attache aucune importance à tout ceci, qui n’est, selon moi, en définitive, que l’expansion la plus naturelle des mouvements de l’âme : j’ajoute que, différente en cela de la plupart des belles mères (quel odieux nom, mon cher Dombey !) de ces belles-mères, comme on me les a représentées dans ce monde si peu naturel, je ne m’interposerai jamais entre vous, dans aucune circonstance, et que je ne puis pas voir avec regret jaillir entre vous deux quelques étincelles de la torche de… comment l’appelez-vous… non, pas Cupidon, mais cette autre délicieuse créature. »

Il y avait dans le regard, que la bonne mère lança à ses deux enfants en parlant, une certaine malice qui semblait cacher une ferme résolution sous ses longues périphrases : c’était la résolution de se mettre à l’écart, dès le commencement, de toutes les brouilles qui pourraient survenir, de faire croire à sa foi sincère quand elle leur parlait de leur affection, et de leur bonne intelligence.

« J’ai indiqué à Mme Dombey, dit M. Dombey, de son ton le plus roide, ce qui m’a déplu dans sa conduite dès le commencement de notre mariage, et ce dont je désire voir se corriger. Carker, et il lui fit de la tête un signe d’adieu, bonsoir. »

Carker s’inclina devant l’impérieuse Édith, dont les yeux brillants étaient fixés sur son mari, et s’arrêtant devant la couche de Cléopâtre, il porta à ses lèvres d’un air humble et flatteur la main qu’elle lui tendait avec grâce.

Si la belle Édith eût fait des reproches à son mari, si elle eût changé de contenance, ou qu’elle eût rompu le silence qu’elle avait gardé, maintenant qu’ils étaient seuls (car Cléopâtre avait fui), M. Dombey aurait pu discuter avec elle sa conduite à son égard. Mais il n’avait aucune ressource contre le mépris profond, inouï, incroyable avec lequel, après l’avoir regardé, elle baissa les yeux, comme s’il était inutile de continuer cette discussion. Il ne trouvait rien à répondre à ce dédain suprême, à cette arrogance qu’elle lui montra en s’asseyant en face de lui ; il ne pouvait rien devant cette résolution froide, inflexible, que trahissait chacun de ses traits : il était atterré. Il la laissa donc occupée à concentrer son mépris sur lui du haut de son arrogante beauté.

Fut-il assez lâche pour aller la guetter, une heure après, sur le vieil escalier, où il avait vu jadis Florence à la clarté de la lune, monter tout doucement avec le petit Paul ? ou bien se trouvait-il dans l’obscurité par un effet du hasard, quand, levant les yeux, il l’aperçut sortir, une lumière à la main, de la chambre où couchait Florence, et quand il vit combien ce visage indomptable pour lui, avait changé d’expression ?

Mais, tout changé qu’il était, il était impossible qu’il le fût autant que le sien. Jamais, dans son orgueil et dans sa passion, il ne sut quelle ombre épaisse était tombée sur sa figure, le soir de son retour, tandis qu’il était assis dans un coin obscur du salon à les considérer toutes deux. Combien de fois elle s’assombrit depuis, et, en ce moment surtout, qu’il regardait passer Édith !

Chapitre XVI. Plus d’un avertissement. §

Florence, Édith et Mme Skewton étaient ensemble le lendemain, et la voiture attendait à la porte pour les emmener. Car Cléopâtre avait retrouvé sa galère et Withers, qu’on ne pouvait plus appeler le Blême, depuis qu’il s’engraissait à la cuisine du patron, se tenait tout roide, pendant le dîner, derrière sa chaise non roulante qu’il n’avait plus à pousser à coups de tête comme un bélier : il portait une belle veste gorge de pigeon et une culotte galonnée. Ses cheveux étaient luisants de pommade, à présent qu’il n’avait plus qu’à se peigner ; il portait des gants de chevreau et sentait l’eau de Cologne.

On était dans la chambre de Cléopâtre. Le serpent du vieux Nil (soit dit sans l’offenser) était étendu sur son sofa, humant son chocolat du matin, à trois heures de l’après midi. Flowers, sa femme de chambre, était occupée à assujettir ses manchettes et sa collerette de jeune personne, à mettre enfin la dernière main à sa toilette, en lui plaçant sur la tête un chapeau de velours, couleur fleur de pêcher. Les roses artificielles tremblaient comme agitées par une douce brise, mais c’était la paralysie qui se jouait au milieu d’elles.

« Il me semble que je suis un peu nerveuse ce matin, Flowers, dit Mme Skewton ; ma main tremble.

— Vous avez été l’âme de la réunion d’hier soir, madame, répondit Flowers, il n’est pas étonnant que vous en ressentiez aujourd’hui quelque fatigue. »

Édith, qui avait emmené Florence à la croisée, regardait dans la rue et tournait le dos à la toilette de son estimable mère. Tout à coup, elle se retourna brusquement, comme si un éclair lui eût frappé la vue.

« Ma chère fille, s’écria Cléopâtre d’un ton languissant, est-ce que vous aussi vous deviendriez nerveuse ? Oh ! non, non, ma chère Édith, vous, qui savez vous vaincre à faire envie à tout le monde, j’espère que vous n’allez pas commencer à devenir une vraie martyre des nerfs comme votre malheureuse mère !… Withers, il y a quelqu’un à la porte.

— Voici une carte, madame, dit Withers en la présentant à Mme Dombey.

— Je sors, dit-elle sans la regarder.

— Mon amour, dit Mme Skewton d’une voix traînante, quelle bizarrerie de faire cette réponse sans avoir seulement regardé le nom ! Apportez-moi la carte, Withers. Oh ! mon amour, c’est M. Carker, cet homme si exquis !

— Je sors, répéta Édith. Et cette fois, elle parla d’un ton si impérieux que Withers, s’élançant vers la porte, dit aussi du ton le plus impérieux au domestique qui attendait : « Mme Dombey sort. Décampez ! » Sur quoi il lui ferma la porte au nez.

Mais le domestique revint un instant après, parla encore tout bas à Withers, qui se présenta de nouveau, mais d’assez mauvaise grâce, devant Mme Dombey.

« Pardon, madame, mais M. Carker vous présente ses très-humbles compliments et demande la faveur de quelques minutes d’entretien, si vous le pouvez ; c’est pour affaire, madame, je vous demande bien pardon.

— En vérité, mon amour, dit Mme Skewton de son ton le plus doux, car le visage de sa fille était menaçant, si vous vouliez me permettre de dire un mot, je vous engagerais…

— Faites-le entrer, dit Édith. Et pendant que Withers disparaissait pour remplir cette commission, elle ajouta regardant sa mère en fronçant le sourcil : puisqu’il vient d’après vos désirs, il sera reçu dans votre chambre.

— Puis-je ?… dois-je me retirer, s’écria vivement Florence. »

Édith lui fit de la tête un signe affirmatif, mais, au moment où Florence sortait, elle rencontra le visiteur qui entrait. Il lui adressa quelques paroles de ce même ton désagréable, demi-familier, demi-protecteur qu’il avait déjà pris une fois avec elle, mais il y avait quelque chose de plus doucereux dans sa voix. « J’espère, lui dit-il, que mademoiselle Florence se porte tout à fait bien ? Il est presque inutile de le demander, car ce visage répond d’avance. C’est à peine si j’ai pu vous reconnaître hier soir, mademoiselle, tant vous êtes changée ! » et il tenait la porte ouverte pour qu’elle pût sortir ; mais ses manières pleines de déférence et de politesse cachaient mal un secret sentiment de la puissance qu’il avait sur la jeune fille, qui fuyait son approche.

Puis il se baissa un moment sur la main que lui tendait Mme Skewton avec condescendance, et enfin il salua Édith. Elle répondit froidement à son salut, ne tourna pas la tête de son côté et attendit, debout et sans le faire asseoir, qu’il voulût bien s’expliquer.

Quoiqu’elle se retranchât derrière son orgueil et la puissance de ses charmes, et qu’elle appelât à elle toute la fermeté de son âme (car depuis longtemps elle s’était dit que sa mère et elle étaient connues de cet homme sous le jour le plus défavorable, du moment même où elles avaient fait sa connaissance) ; elle sentait que son ignominie n’était pas plus un mystère pour lui que pour elle-même ; qu’il lisait dans sa vie comme dans un mauvais livre : que son regard, l’inflexion de sa voix, des signes qu’elle seule pouvait remarquer, tout cela c’était comme les feuillets de ce livre qu’il faisait passer sous ses yeux ; elle se sentait faible et vaincue d’avance. Aussi quoi qu’elle fût là, devant lui, fière, impérieuse, le forçant à s’humilier, quoique ses lèvres dédaigneuses semblassent lui intimer l’ordre de sortir, quoique son sein se soulevât irrité de sa présence, que ses longs cils voilassent l’éclat de ses yeux noirs pour empêcher qu’un rayon n’allât tomber sur lui, tandis que lui, Carker, penchait la tête d’un air humble, réclamant contre un arrêt qu’il ne méritait pas, et se montrant l’esclave de ses volontés, elle savait au fond de son cœur que les rôles étaient changés, que c’était lui le vainqueur, le triomphateur, et qu’il avait la conscience de sa victoire.

« J’ai pris la liberté, dit M. Carker, de solliciter de vous un moment d’entretien, et si je me suis permis de dire qu’il s’agissait d’affaire, c’est que…

— Peut-être M. Dombey vous a-t-il chargé de quelque message de reproche, dit Édith. Vous avez tellement sa confiance, monsieur, que je ne serais pas surprise que ce fût là l’affaire en question.

— Je n’ai aucun message pour la dame qui jette un si grand lustre sur son nom, dit M. Carker ; mais je supplie cette dame, dans mon propre intérêt, d’être juste pour un humble serviteur qui ne fait que lui demander justice ; je ne suis qu’un humble serviteur de M. Dombey, et je la prie de vouloir bien songer qu’il m’a été absolument impossible hier d’éviter la part qu’on m’a forcé de prendre dans une circonstance si pénible.

— Ma bien chère Édith, dit Cléopâtre à voix basse, en laissant retomber son lorgnon, c’est vraiment charmant de la part de M…, comment l’appelez-vous ? C’est plein de cœur !

— Car, si j’ose, dit M. Carker en se tournant vers Mme Skewton et la remerciant du regard, si j’ose appeler cette circonstance pénible, ce n’est pas qu’elle le fût pour d’autres que pour moi qui ai eu le malheur d’en être témoin. Une discussion si légère n’est vraiment rien entre les deux parties intéressées, entre des personnes qui s’aiment avec un dévouement sans bornes et qui se sacrifieraient l’une pour l’autre, dans tous les cas. Certainement ce n’est rien, comme Mme Skewton l’a dit elle-même avec tant de vérité et de sentiment hier soir, ce n’est absolument rien. »

Édith ne pouvait se décider à le regarder ; elle lui dit cependant après quelques instants :

« Et votre affaire, monsieur…

— Édith, mon cœur, dit Mme Skewton, M. Carker est debout ! Mon cher monsieur Carker, asseyez-vous, je vous prie. »

Il ne répondit pas à la mère, mais fixa ses yeux sur la fière Édith. On eût dit qu’il ne voulait obéir qu’à elle et qu’il était résolu à attendre ses ordres. Édith, en dépit d’elle-même, s’assit et lui indiqua faiblement de la main un siége. Rien de plus froid, de plus altier, de plus insolent que ce geste impérieux et humiliant, mais elle avait lutté sans résultat contre cette concession, qui, en définitive, lui était arrachée. M. Carker n’en demandait pas davantage, il s’assit.

« Madame me permettra, dit M. Carker en tournant vers Mme Skewton ses dents d’une blancheur éblouissante, une dame d’un tact aussi exquis que le vôtre, d’un goût aussi parfait, me permettra, j’en suis sûr, de confier à Mme Dombey ce que j’ai à lui dire, en la laissant libre toutefois de faire part de cette communication à vous, madame, qui êtes sa meilleure et sa plus sincère amie, après M. Dombey. »

Mme Skewton allait se retirer, Édith l’arrêta. Elle allait aussi l’arrêter, lui, et le forcer avec colère à s’expliquer ouvertement ou à se taire, mais il lui dit à voix basse :

« Mlle Florence, la jeune fille, qui vient de quitter tout à l’heure cette chambre… »

Édith le laissa parler ; elle le regardait fixement maintenant et en le voyant se pencher pour se rapprocher d’elle, toujours avec les plus grandes marques de respect et de soumission, en le voyant, avec son sourire insinuant, découvrir ses deux rangées de dents, il lui sembla qu’elle aurait eu plaisir à le tuer.

« La position de Mlle Florence dit-il, a été malheureuse ; il m’est difficile d’aborder ce sujet avec vous, qui avez pour son père un attachement tel, que votre affection souffrirait, je n’en doute pas, du moindre mot qui pourrait porter atteinte à son caractère (quoique sa manière de parler fût en tout temps précise et doucereuse, rien ne peut donner une idée de la précision et de la douceur avec laquelle il prononça ces mots et quelques autres du même genre) ; mais en ma qualité d’homme dévoué à M. Dombey, par position, et toujours plein d’admiration pour son caractère, m’est-il permis de dire, sans offenser votre tendresse d’épouse, que Mlle Florence a été malheureusement négligée… par son père. Oui, qu’il me soit permis de le dire… par son père ?

— Je le sais, répondit Édith.

— Vous le savez ; dit M. Carker, comme soulagé d’un grand poids. C’est une montagne de moins sur mon cœur. Puis-je espérer que vous savez comment cet abandon a commencé ? à quelle charmante époque de l’orgueil de M. Dombey, de son caractère, veux-je dire ?

— Vous pouvez passer tout cela sous silence, monsieur, répondit-elle, et en venir au but de votre visite.

— En vérité, je vois, madame, répliqua M. Carker, je vois fort bien que M. Dombey n’a besoin d’être justifié en rien devant vous. Jugez donc avec bonté de mes sentiments par les vôtres et vous me pardonnerez mon intérêt pour lui, si cet intérêt excessif, sort quelquefois des bornes. »

Quel coup pour un cœur si fier, d’être là, assise face à face avec lui, et de lui entendre prendre sans cesse à témoin le faux serment qu’elle avait prêté devant l’autel, le lui jeter au visage, comme les dernières gouttes d’une coupe amère, qu’il fallait boire jusqu’à la lie sans détourner la tête ! Quelle honte, quel remords, quelle fureur se disputaient son cœur, lorsque, droite et majestueuse, elle se tenait devant lui, drapée dans sa fière beauté, sachant au fond de son âme qu’il la tenait sous ses pieds !

« Mlle Florence, dit M. Carker, laissée aux soins, si l’on peut appeler cela des soins, de domestiques et de mercenaires, de toute façon ses inférieurs, avait nécessairement besoin de conseils et de direction dans son enfance ; et, comme conseils et direction lui ont manqué, elle a commis quelques légèretés, et, jusqu’à un certain point, oublié son rang. Elle a eu une petite amourette avec un certain Walter, un jeune homme du peuple, qui, fort heureusement, est mort maintenant ; elle a eu aussi des rapports fort regrettables, je suis désolé de le dire, avec certain marin de cabotage dont la réputation n’est rien moins que bonne, et avec un vieux banqueroutier qui a disparu.

— Je sais tous ces détails, monsieur, dit Édith, en abaissant sur lui son regard dédaigneux, et je sais que vous les altérez, à votre insu peut-être ; au moins je l’espère.

— Je vous demande pardon, dit M. Carker, je crois que personne ne les connaît aussi bien que moi. Votre nature ardente et généreuse, madame, cette nature, qui venge si noblement un mari aimé et honoré, et qui lui reconnaît toutes les qualités qu’il possède, cette nature, je la respecte, je la vénère, et je m’incline devant elle. Mais quant aux circonstances pour lesquelles j’ai osé réclamer votre attention, je ne puis avoir le moindre doute à ce sujet, car, en ma qualité de confident de M. Dombey, j’ose dire d’ami de M. Dombey, je m’en suis assuré moi-même. Pour me rendre digne de cette confiance, pour obéir au profond intérêt que je lui porte, intérêt que vous devez si bien comprendre et qui s’étend à tout ce qui le touche, ou bien, si vous voulez (car vraiment je crains d’encourir votre disgrâce), poussé par le motif plus humble de lui prouver mon activité et de me faire mieux agréer, c’est moi qui me suis mis à la recherche de tous ces renseignements ; et, pour parvenir à mon but, j’ai employé des gens sûrs : aussi ai-je entre les mains une foule de preuves irrécusables. »

Elle leva les yeux seulement jusqu’à la hauteur de la bouche qui venait de parler, et elle put y voir dans chaque dent percer toute sa méchanceté.

« Veuillez me pardonner, madame, continua-t-il, si dans l’embarras où je suis, je viens prendre conseil de vous, et vous demander votre avis. Je crois avoir remarqué que vous vous intéressez beaucoup à Mlle Florence ? »

Cet homme lisait donc dans le fond de son cœur, il connaissait donc ses sentiments les plus secrets ! Humiliée et hors d’elle-même à cette pensée, elle mordit ses lèvres tremblantes pour cacher son trouble et lui fit un léger signe de tête pour toute réponse.

« Cet intérêt, madame, qui est une nouvelle preuve de l’attachement que vous avez pour tout ce qui touche à M. Dombey, m’invite à tarder encore avant de lui raconter tous ces détails qu’il ignore. À vous dire vrai, je sens à cet égard ma fidélité pour M. Dombey si ébranlée, que, sur un mot de vous, je garderais le silence. »

Édith releva vivement la tête, recula d’un pas et abaissa vers lui un sombre regard. Il le reçut en souriant de l’air le plus doux et le plus respectueux, et il ajouta :

« Vous disiez, madame, que j’altérais les détails que je vous ai donnés. Je crains bien de n’avoir raconté que la vérité, la pure vérité ; supposons pourtant que tout cela soit faux. L’inquiétude, que je ressens depuis quelque temps à ce sujet, provient de ceci : Mlle Florence, dans sa candeur et son innocence, pourrait continuer ses rapports avec de telles gens, et tout insignifiants qu’ils peuvent être, M. Dombey les considérerait comme une chose sérieuse. Déjà mal disposé à son égard, la conduite de Mlle Florence le conduirait à prendre un parti auquel je sais qu’il a déjà songé quelquefois. Il se séparerait de sa fille et la renverrait de chez lui. Pardonnez-moi, madame, et souvenez-vous des rapports que j’ai avec M. Dombey, de la connaissance que j’ai de son caractère, presque depuis mon enfance, quand je dis que, s’il a un défaut, c’est une volonté inflexible qui lui vient de ce noble orgueil, de ce sentiment élevé qu’il a conçu de sa puissance devant laquelle nous devons tous courber la tête. Cette volonté ne ressemble en rien à l’entêtement de bien d’autres, elle est inébranlable et de jour en jour, d’année en année, elle devient de plus en plus invincible. »

Elle abaissa encore son regard sur lui, mais pendant qu’il lui dépeignait ce qui devait lui faire courber la tête devant M. Dombey, ses narines dilatées, sa respiration oppressée, et sa lèvre légèrement retroussée ne lui échappèrent pas ; quoique l’expression de son visage n’eût pas changé, elle vit bien qu’il l’avait devinée.

« La discussion d’hier soir, dit-il, s’il m’est permis d’y faire allusion, quelque légère qu’elle soit, prouve la vérité de ce que j’avance, bien plus qu’une discussion plus sérieuse. Dombey et fils ne connaît ni temps, ni lieu, ni saison, il triomphe de tout. Mais je me réjouis de la circonstance qui m’a permis d’aborder ce sujet aujourd’hui avec madame Dombey, quand bien même j’aurais pu encourir pour un temps son déplaisir. Madame, au milieu du trouble et de l’inquiétude où m’avait jeté ce sujet, j’ai été appelé par M. Dombey à Leamington. C’est-là que je vous vis pour la première fois. Il me fut impossible de ne pas deviner la place que vous auriez bientôt dans son cœur, pour son bonheur et pour le vôtre. Je résolus alors d’attendre le moment de votre installation ici pour faire la démarche que je viens de faire. Je ne crains pas d’avoir manqué à mes devoirs envers M. Dombey, en ensevelissant dans votre cœur la confidence que je vous fais. Car, lorsque deux personnes ne font qu’un cœur et qu’une âme, comme dans une telle union, l’un peut représenter l’autre. Je puis donc soulager ma conscience en me confiant à vous aussi bien qu’à lui. Pour les raisons que je vous ai dites, je préfère me confier à vous. Puis-je espérer que vous agréez ma confiance, et que je puis me croire déchargé maintenant de toute responsabilité ? »

Il se rappela longtemps le regard qu’elle lui lança ; qui aurait pu l’oublier ? Il se rappela longtemps aussi le combat intérieur qu’elle parut se livrer à elle-même. Enfin elle dit :

« J’accepte, monsieur ; vous voudrez bien ne plus revenir sur ce sujet, et n’en parler à personne autre. »

Il fit un humble salut et se leva. Elle se leva aussi et il prit congé d’elle avec toutes les marques du plus profond respect. Mais Withers, qui le rencontra sur l’escalier, fut saisi de la blancheur de ses dents, et de l’éclat de son sourire ; et pendant qu’il s’éloignait au trot sur son cheval blanc, les passants le prirent pour un dentiste, tant ses deux rangées de dents étaient éblouissantes. Quant à Édith, lorsqu’elle sortit dans sa voiture, les passants la prirent pour une grande dame aussi heureuse qu’elle était riche et belle. Mais c’est qu’ils ne l’avaient pas vue, un moment auparavant, toute seule dans sa chambre ; ils ne l’avaient pas entendue s’écrier : Oh ! Florence ! Florence ! »

Mme Skewton, assise sur son sofa, et humant son chocolat, n’avait saisi dans la conversation que le vulgaire mot d’affaire, pour lequel elle se sentait une si mortelle aversion qu’elle l’avait banni de son vocabulaire et que, par suite, elle avait failli ruiner plusieurs modistes et d’autres fournisseurs qui avaient affaire à elle ; mais cela toujours de la manière la plus charmante, toujours pour se donner tout entière aux choses du cœur, aux douces jouissances de l’âme. Mme Skewton, donc, ne fit aucune question et ne témoigna pas la moindre curiosité. Du reste, son chapeau de velours, fleur de pêcher, l’occupa suffisamment, quand elle fut sortie ; car, perché sur le sommet de sa tête, agité par le vent qui était assez violent, il se démenait comme un forcené, pour se séparer de Mme Skewton, sans vouloir entendre raison. Quand la voiture fut fermée et que le chapeau fut à l’abri du vent, la paralysie se joua de nouveau, au milieu des roses artificielles ; on eût pris la voiture pour un hôpital de retraite à l’usage des zéphirs octogénaires. Mme Skewton avait donc assez à penser, sans se préoccuper d’autre chose.

Elle n’alla pas mieux vers le soir. Quand Mme Dombey se fut habillée dans sa chambre, et l’eut attendue pendant une demi-heure ; que M. Dombey, dans le salon, se fut promené avec une impatience solennelle, car tous trois devaient aller dîner en ville, Flowers, la femme de chambre, apparut toute pâle devant Mme Dombey, en disant :

« Je vous demande bien pardon, madame, mais je ne puis rien faire de ma maîtresse.

— Que voulez-vous dire ? demanda Édith.

— Ah ! madame, répliqua la femme de chambre épouvantée, je ne sais pas moi-même ce que cela veut dire ; elle fait des grimaces ! »

Édith se précipita avec elle vers la chambre de sa mère. Cléopâtre était en grande toilette avec ses diamants, ses manches courtes, son rouge, ses papillottes, ses fausses dents et toute sa mise de jeune personne au grand complet. Mais elle n’avait pu avec tout cela donner le change à la paralysie, qui était venue la réclamer comme sa proie, et la frapper juste devant son miroir, où elle était encore comme une affreuse poupée qui vient de se casser en tombant.

On la démonta pièce par pièce, sans vergogne, et on plaça sur le lit le peu de réel qui restait encore d’elle. On envoya chercher les médecins, qui arrivèrent bientôt ; on eut recours à des remèdes énergiques ; le résultat de la consultation fut qu’elle se relèverait de cette attaque, mais que, si elle en avait une autre, elle n’y survivrait pas. Elle resta là bien des jours, sans recouvrer la parole, les yeux fixés au plafond. Quelquefois elle faisait entendre des sons inarticulés, quand on lui demandait si elle reconnaissait les personnes qui étaient auprès d’elle ; d’autres fois on n’obtenait d’elle ni le moindre signe ni le moindre geste, pas même un mouvement de sa prunelle.

À la fin, elle commença à recouvrer le sentiment et même un peu le mouvement. Mais la parole ne lui était pas encore revenue. Un jour, elle retrouva l’usage de sa main droite, et la montrant à sa femme de chambre, qui ne la quittait pas d’une minute, elle parut intérieurement agitée et parvint à faire comprendre par ses gestes qu’elle voulait un crayon et du papier. La femme de chambre lui donna aussitôt ce qu’elle demandait, pensant qu’elle allait faire son testament pour mettre par écrit ses volontés dernières. Mme Dombey n’étant pas à la maison, la femme de chambre attendit le résultat avec une émotion profonde.

Après un griffonnage pénible et rempli de ratures, la vieille femme parvint à tracer quelques lettres tout de travers, qui semblaient tomber au hasard du bout de son crayon et elle lui tendit le document suivant :

« Des rideaux roses. »

Voyant la femme de chambre, saisie d’étonnement, et ce n’était pas sans raison, Cléopâtre rectifia le manuscrit en y ajoutant trois mots.

« Des rideaux roses pour les médecins. »

La femme de chambre découvrit alors qu’elle désirait ces rideaux pour présenter à la faculté une mine plus fleurie. Comme les gens de la maison, qui la connaissaient le mieux, n’avaient aucun doute sur cette interprétation, que Mme Skewton, du reste, confirma elle-même, on plaça, à son lit, des rideaux roses, et, à partir de ce moment, elle se remit avec une incroyable rapidité. Bientôt elle put se lever, en papillottes, bonnet monté et en robe de chambre. Elle n’oublia pas de remplir de rouge les profondes cavernes de ses joues.

C’était quelque chose d’affreux que de voir cette femme dans ses atours, jouant de la prunelle, minaudant avec la mort, et lui faisant des agaceries comme si elle avait affaire au major. Mais l’affaiblissement de ses facultés intellectuelles, qui suivit cette attaque, donnait autant à penser et n’était pas moins effrayant.

Cette attaque eut-elle pour effet de la rendre plus rusée et plus fausse qu’auparavant ? Mme Skewton, à dater de ce moment, mêla-t-elle dans son cerveau ce qu’elle avait fait semblant d’être, et ce qu’elle avait été réellement ? Eut-elle comme un remords de sa conduite passée, remords qui ne pouvait se produire au grand jour, ni rester complétement dans l’obscurité ? ou bien la maladie qui troubla ses facultés produisit-elle tous ces résultats à la fois ? ce qui est très-probable ; voici du moins ce qu’on remarqua dans sa conduite ; elle devint excessivement exigeante sous le rapport de l’affection, de la reconnaissance et des égards qu’elle réclama d’Édith : elle faisait elle-même son propre éloge, se proclamant la plus estimable des mères, elle se montrait jalouse de la tendresse d’Édith : elle allait même très-loin ; ainsi, laissant de côté le pacte conclu entre elle et sa fille, elle faisait constamment allusion au mariage d’Édith qui était à ses yeux une preuve de plus de son amour de mère incomparable ; tout cela, joint à la faiblesse et à l’humeur acariâtre résultant de son état, lui servait d’occasion pour revenir avec des regrets plus amers sur la légèreté et la jeunesse de ses sentiments dont elle ne pouvait se défaire.

« Où est Mme Dombey ? dit-elle à sa femme de chambre.

— Elle est sortie, madame.

— Sortie ? Elle sort donc toujours pour éviter sa mère, Flowers ?

— Oh ! Dieu non, madame. Mme Dombey est sortie pour faire une promenade en voiture avec Mlle Florence.

— Mlle Florence ! Qu’est-ce que Mlle Florence ? Ne me parlez pas de Mlle Florence. Qu’est-ce que Mlle Florence auprès de moi ? »

Assez ordinairement on arrêtait les larmes qui commençaient alors à s’échapper de ses yeux en lui mettant sa parure de diamants, ou bien son chapeau fleur de pêcher (car, longtemps avant de sortir, elle mettait son chapeau pour recevoir ses visites), ou bien encore en l’affublant de mille colifichets. Elle attendait alors assez tranquillement qu’Édith vînt la voir. Mais, en apercevant ce visage orgueilleux, elle retombait de nouveau dans le désespoir.

« Ah ! vraiment, vous voilà, Édith ! cria-t-elle en secouant la tête.

— Qu’y a-t-il, ma mère ?

— Ce qu’il y a ? Je ne sais réellement pas ce qu’il y a. Le monde devient si artificiel, si ingrat, que je commence à croire qu’il n’y a plus de cœur ici-bas, ni rien qui y ressemble. Non, vraiment, Withers est plus mon enfant que vous ne l’êtes. Il s’occupe de moi beaucoup plus que ma propre fille. Vraiment, j’en viens à regretter de paraître encore aussi jeune, et tout ce qui s’ensuit, car alors peut-être penserait-on davantage à moi.

— Que désirez-vous ? ma mère.

— Oh ! bien des choses, Édith, dit-elle avec impatience.

— Y a-t-il quelque chose qui vous manque ? En ce cas ce serait bien votre faute.

— Ma faute ! et elle ajouta plus bas : Quand je songe à la tendresse que j’ai eue pour vous, Édith. J’ai fait de vous ma compagne depuis le berceau, et quand vous me négligez, que vous n’avez pas pour moi plus d’affection que pour une étrangère, pas la vingtième partie de la tendresse que vous avez pour Florence (il est vrai que je ne suis que votre mère et je pourrais la corrompre d’un jour à l’autre), vous venez me dire que c’est ma faute.

— Ma mère ! ma mère ! Je ne vous reproche rien. Reviendrez-vous toujours sur ce sujet ?

— N’est-il pas naturel que j’y revienne, moi qui suis toute tendresse, tout sentiment ; n’est-il pas naturel que chacun de vos regards me fasse la plus cruelle blessure ?

— Je n’ai point l’intention de vous blesser, ma mère. Ne vous souvient-il plus de ce qui a été convenu entre nous ? Oublions le passé !

— Oui, oublions ! Oublions la reconnaissance que l’on me doit, l’affection que l’on me doit ; laissez-moi seule dans ma chambre retirée, abandonnée de tous, sans société, sans soins, lorsque vous, vous faites de nouvelles connaissances, qui prennent tout votre amour, quoiqu’elles ne vous soient rien. Bonté du ciel ! Édith, vous ne songez donc pas au brillant établissement qui a fait de vous comme une reine ?

— Si, mais silence.

— Et à cet excellent gentleman, M. Dombey ? Savez-vous que vous êtes sa femme, Édith, que vous avez un sort assuré, une position magnifique, une fortune superbe, une voiture, et que sais-je ?

— Oui ! ma mère, je le sais. C’est bon !

— Tout ce que vous auriez eu enfin avec ce charmant garçon, comment l’appelait-on, Granger… Oui s’il n’était pas mort ! Et qui devez-vous remercier de tout cela, Édith ?

— Vous, ma mère, vous !

— Alors, passez-moi vos bras autour du cou et embrassez-moi. Enfin, prouvez-moi, Édith, que vous savez bien qu’il n’y eut jamais de meilleure mère que je ne l’ai été pour vous. Tâchez que je ne devienne pas horrible à faire peur, à force de gémir sur votre ingratitude, ou, sans cela, quand je reparaîtrai dans le monde, personne ne me reconnaîtra, pas même cet odieux animal de major. »

Mais parfois, quand Édith s’approchait d’elle et, baissant sa tête superbe, déposait sur sa joue un froid baiser, la mère re-culait comme effrayée. Il lui prenait une crise nerveuse, et elle s’écriait qu’elle sentait sa tête s’en aller. Quelquefois elle la priait humblement de s’asseoir sur une chaise, à côte de son lit, et elle la regardait d’un air rêveur, avec un visage dont les traits, malgré le reflet des rideaux roses, n’en étaient pas moins toujours un épouvantail de laideur.

Les rideaux roses avaient bien pu, avec le temps, aider à la convalescence de Cléopâtre ; ils avaient bien pu déteindre sur ses vêtements, qu’elle portait plus jeunes que jamais, pour réparer les ravages de la maladie, sur son rouge, sur ses dents, sur ses papillottes, sur ses diamants, sur ses manches courtes, enfin sur toute la layette de la poupée, qui s’était cassée un jour devant la glace. De temps en temps, ils avaient bien pu déteindre sur ses paroles mal articulées, qu’elle dissimulait sous un rire enfantin, et aussi sur sa mémoire qui la trahissait d’une façon très-irrégulière, allant, venant, au gré de ses caprices, comme pour narguer sa capricieuse maîtresse.

Mais les rideaux roses ne purent changer la teinte de ses pensées ni de ses discours, à l’égard de sa fille ; et bien qu’Édith eût souvent l’occasion d’éprouver leur influence, les rideaux roses ne purent se refléter sur son froid visage, ni l’animer d’une teinte gracieuse, ni illuminer d’un rayon d’amour filial l’expression sévère de sa triste beauté.

Chapitre XVII. Miss Tox tire partie d’une vieille connaissance §

La désolée miss Tox était donc abandonnée par son amie Louisa Chick, et privée de la vue de M. Dombey. On ne voyait pas, unies par un fil d’argent, les deux cartes de noces du nouveau couple figurer sur la glace de sa cheminée, sur sa harpe mélodieuse, ni sur les étagères destinées à mettre en relief toutes ses jolies choses : non elle était pour cela trop abattue, trop triste et trop mélancolique.

On n’entendit plus, pendant quelque temps, sur la place de la Princesse la jolie valse des Oiseaux ; les fleurs furent négligées, et la poussière s’amassa sur le portrait en miniature de l’ancêtre de miss Tox, avec sa tête poudrée et sa queue enfarinée.

Mais miss Tox, n’était ni d’âge, ni d’humeur à se désoler éternellement. Il n’y avait encore que deux cordes de sa harpe qui fussent détendues quand elle fit résonner de nouveau la valse des Oiseaux sous ses doigts agiles dans le petit salon circulaire. Il n’y avait encore qu’une tige de géranium qui eût péri faute de culture lorsqu’elle se remit à jardiner sur ses caisses vertes, tous les matins. Il n’y avait pas plus de six semaines que la tête poudrée de l’ancêtre avait disparu sous un nuage de poussière quand miss Tox se décida à souffler sur son visage souriant et à l’essuyer avec une peau de chamois.

Cependant miss Tox se trouvait bien seule et bien embarrassée. Ses amitiés, malgré leur forme ridicule, n’en étaient pas moins réelles et solides, et, si pour nous servir de ses propres expressions, elle était profondément blessée du mépris immérité de Louisa, sa colère ne pouvait durer : la colère ne fut jamais le défaut de miss Tox. Si elle avait suivi son petit bonhomme de chemin dans la vie bien paisiblement, sans opinion bien tranchée, elle avait au moins cet avantage d’être parvenue où elle en était, sans avoir éprouvé les orages du cœur. Un jour elle aperçut dans la rue, à une assez grande distance Louisa Chick. À cette vue, sa timide nature ressentit un tel saisissement qu’elle fut forcée de chercher un refuge immédiat dans la boutique d’un pâtissier ; et là, retirée dans une petite salle, où l’on mangeait habituellement de la soupe, et au milieu d’une atmosphère tout imprégnée d’un parfum de bouillon de queues de bœuf, elle soulagea son cœur en pleurant à chaudes larmes.

Quant à M. Dombey, Miss Tox ne pensait pas avoir à se plaindre de lui. Elle avait une si haute opinion de la grandeur de ce gentleman, qu’une fois séparée de lui il lui semblait qu’elle aurait dû toujours être à une immense distance d’un tel personnage, et qu’elle devait lui savoir gré de la condescendance avec laquelle il avait daigné jusque-là tolérer ses visites. Il n’y avait pas de femme trop belle, trop brillante pour lui, pensait sincèrement miss Tox. Il était bien naturel que, voulant se marier, il élevât très-haut ses prétentions, Miss Tox les larmes aux yeux, y pensait vingt fois par jour, et chaque fois arrivait à la même conclusion. Elle oubliait la manière hautaine dont M. Dombey l’avait rendue l’esclave de ses fantaisies et de ses caprices, faisant d’elle à grand’peine et tout au plus une des bonnes de son fils. Elle se rappelait seulement, pour parler comme elle, qu’elle avait passé dans cette maison bien des moments heureux, dont elle se souviendrait toujours avec reconnaissance ; elle ne cesserait jamais, disait-elle de regarder M. Dombey comme un des hommes les plus saisissants, les plus imposants qu’elle eût jamais vus.

Brouillée avec l’implacable Louisa, et se tenant à distance du major, dont elle se méfiait un peu maintenant, miss Tox trouvait fort ennuyeux de ne rien savoir de ce qui se passait dans la maison de M. Dombey. Habituée comme elle l’était en réalité, à regarder Dombey-et-fils comme le pivot sur lequel tournait le monde en général, elle résolut, plutôt que de rester ignorante de faits aussi intéressants pour elle, de renouer son ancienne connaissance avec Mme Richard. Elle savait que, le jour mémorable où elle avait été renvoyée par M. Dombey, Richard était restée en communication avec les domestiques de la maison. Peut-être miss Tox, en allant visiter la famille Toodle cachait-elle au fond de son cœur un tendre motif ; le désir, par exemple de trouver quelqu’un avec qui parler de M. Dombey. L’humble situation de la personne n’y faisait rien du tout.

Miss Tox dirigea donc un soir ses pas vers la demeure de M. Toodle. M. Toodle, tout noir de cendre et de fumée, prenait son thé, au sein de sa famille. Dans la vie de M. Toodle, il n’y avait que trois phases. Il prenait le thé audit sein de sa famille, ou bien courait les champs, sur la locomotive, avec une vitesse de dix à quinze lieues à l’heure, ou enfin il dormait après son travail. Quand il n’était pas entraîné par un tourbillon, il était dans un calme plat : Il n’y avait pas de milieu. Mais, dans quelque phase qu’on le trouvât, M. Toodle était toujours le plus paisible et le plus satisfait des hommes. On eût dit qu’il était né avec la spécialité de fourgonner, d’activer les machines de sa connaissance, de les faire courir, toujours haletant, soufflant, grondant, se démenant de la façon la plus désespérée, tandis que lui, Toodle, menait une vie calme et uniforme.

« Polly, ma fille, dit M. Toodle ; il avait un petit Toodle sur chaque genou ; deux autres lui préparaient son thé, et une quantité d’autres, étaient éparpillés dans la chambre : car M. Toodle n’était jamais à court d’enfants ; il en avait toujours sous la main une bonne provision de rechange.

« Y a-t-il longtemps que vous n’avez vu notre Biler, hein ?

— Oui, répliqua Polly, mais je suis presque sûre de le voir ce soir. C’est son jour, et il n’y manque jamais.

— Je pense, dit M. Toodle, en dégustant son thé, que notre Biler va maintenant droit son chemin comme un joli garçon, hein, Polly ?

— Oh ! il se conduit comme un homme, répondit Polly.

— Il n’y a rien de louche, hein, Polly ? demanda M. Toodle.

— Non, non, répondit Mme Toodle d’un air catégorique.

— Je suis bien aise qu’il n’y ait rien de louche, Polly, dit M. Toodle, de son ton lent et mesuré, tout en fourgonnant dans son pain beurré avec son eustache, comme il eût fait dans sa machine. J’en suis bien aise ; car cela ne vaut rien, hein, Polly ?

— Certainement que ça ne vaut rien, père. Cette question !

— Vous voyez, mes enfants, tant filles que garçons, dit M. Toodle en promenant ses regards sur toute sa famille, toutes et quantes fois que vous suivrez la bonne route, m’est avis que vous ne pourrez jamais mieux faire que d’y aller de franc jeu. Si jamais vous vous trouvez dans des tunnels ou des souterrains, ne vous amusez pas à jouer à cache-cache, allez toujours votre chemin, chantant et sifflant comme d’habitude, qu’on sache où vous êtes. »

Les Toodle se levèrent comme un seul homme en poussant tous ensemble un cri perçant, pour attester leur résolution de profiter du conseil paternel.

« Mais pourquoi parler comme ça de Robin, père ? demanda Polly, d’un air inquiet.

— Polly ma veille, dit M. Toodle, j’n’en sais trop rien quoique pourtant ça me vienne toujours comme ça pour Robin. J’pars avec Robin seulement ; j’arrive à une bifurcation ; j’prends le chemin qui se trouve devant moi, et v’là qu’une foule d’idées s’viennent mêler dans ma tête avec lui, avant que j’sache où je suis, ou d’où elles me viennent. Quels embranchements que les pensées d’un homme, dit M. Toodle c’est drôle tout d’même ! »

M. Toodle rafraîchit ce profond raisonnement en s’ingurgitant un grand pot de thé, et lui donna plus de solidité en engloutissant force tartines de pain et de beurre. Pendant ce temps il ordonna à ses petites filles de remplir le pot d’eau bouillante, car il avait le gosier sec et une soif à avaler la mer et ses poissons.

Tout en se délectant, M. Toodle n’oubliait pas les petits re-jetons qui étaient autour de lui. Bien qu’ils eussent fait leur repas du soir, ils étaient là à guetter les morceaux de rencontre comme si c’étaient les meilleurs. Le père les distribuait en faisant mordre à chacun des enfants, l’un après l’autre, une bouchée à d’énormes tartines de beurre, ou bien en leur distillant, à tour de rôle, avec une cuillère, de petites doses de thé. Cette distribution était tellement du goût des jeunes Toodle qu’après le partage, ils se mettaient à danser chacun de leur côté, sautaient à cloche-pied, ou se livraient à mille autres exercices pour mieux prouver leur joie. Après avoir ainsi donné carrière à leur gaieté folâtre, ils revenaient les uns après les autres se ranger autour de M. Toodle, les yeux fixés sur lui quand il reprenait de nouvelles tartines ou d’autres bols de thé, tout en faisant semblant de ne plus s’attendre à une nouvelle distribution, en causant seulement de choses et d’autres, et chuchotant entre eux à demivoix.

M. Toodle, au milieu de sa petite famille à laquelle il donnait toujours de bons exemples, mais surtout pour l’appétit, faisait sauter sur ses genoux les deux plus jeunes Toodle qu’il était censé emmener à Birmingham par un train express ; il contemplait les autres par-dessus un rempart de tartines beurrées, quand Robin le Rémouleur apparut avec son chapeau du sud-ouest, et ses vêtements de deuil : aussitôt toute la marmaille de se précipiter au-devant de lui.

« Eh ! bien, mère ! dit Robin en l’embrassant avec respect, comment vous portez-vous ?

— Voilà mon garçon ! dit Polly en l’embrassant et lui tapant sur l’épaule. Lui, quelque chose de louche ! Dieu merci ! non, père. »

Ceci était dit pour l’édification particulière de M. Toodle, mais Robin le Rémouleur qui n’était pas sourd, attrapa le mot au vol.

« Ah ! mon père a encore dit quelque chose sur mon compte, n’est-ce pas ? s’écria l’innocent Robin. C’est pas moins bien cruel, hein, si on a une fois fait une faute, que votre père vous la jette toujours au visage, quand vous n’êtes pas là. C’est bien assez pourtant, s’écria Robin en se frottant les yeux du revers de sa manche, en signe de profond désespoir, de faire faire quelque chose à un garçon malgré lui !

— Mon pauvre fils ! s’écria Polly, le père n’a rien voulu dire…

— Si le père n’a rien voulu dire, sanglota le malheureux Rémouleur, pourquoi qu’il revient toujours là-dessus, mère ? Il n’y a personne qui ait aussi mauvaise opinion de moi que mon père. Est-ce naturel ! Je voudrais qu’on me coupe la tête je suis sûr que ça lui serait égal, et moi j’aimerais autant que ce soit lui qu’un autre qui me la coupe. »

À ces paroles de désespoir, les jeunes Toodle répondirent par un cri de douleur. Le Rémouleur ne fit qu’augmenter leur chagrin en les suppliant de ne pas pleurer à cause de lui : « Si vous êtes des bons garçons et des bonnes filles, vous, leur dit-il d’un ton ironique, vous n’avez rien de mieux à faire que de me détester. » Ce dernier trait toucha si vivement l’avant-dernier Toodle, qui était fort sensible, qu’il en fut presque suffoqué. M. Toodle, consterné, l’emporta dehors jusqu’à la pompe, et l’aurait mis sous le robinet, si la vue de cet instrument n’eût suffi pour lui faire recouvrer la respiration.

Les choses ayant pris cette tournure, M. Toodle s’expliqua, et les vertueux élans de sensibilité du fils n’ayant plus de raison de prendre la mouche, ils se donnèrent la main tous les deux, et l’harmonie fut rétablie.

« Voulez-vous faire comme moi, Biler, mon garçon ? demanda son père en retournant à son thé avec une nouvelle ardeur.

— Non, je vous remercie, mon père. Mon maître et moi nous avons pris notre thé ensemble.

— Et comment va votre maître, Robin ? dit Polly.

— Oh ! ma foi, j’n’en sais rien. Il n’y a toujours pas de quoi s’en vanter. On ne fait pas d’affaires, voyez-vous. Il n’y connaît rien…, le capitaine s’entend. Aujourd’hui v’là qu’un homme entre dans la boutique et dit :

« Je désirerais un… »

« Je ne me rappelle plus comment il a dit ça, c’était un mot difficile à prononcer.

« – Un quoi ? répond le capitaine.

« – Un… machin, dit l’autre.

« – Eh bien mon ami, reprend le capitaine, voulez-vous regarder dans la boutique ?

« – Mais, dit l’autre, c’est ce que j’ai fait.

« – Voyez-vous ce qu’il vous faut ? continue le capitaine.

« – Non, je ne le vois pas.

« – Le reconnaîtriez-vous bien si vous le voyiez, dit le capitaine.

« Non, répond l’autre.

« – Oh ! bien alors, mon brave, dit le capitaine ; voyez-vous, vous feriez mieux de retourner demander à quoi ça ressemble, car je n’en sais rien non plus. »

— Ça n’est pas le moyen de gagner de l’argent, hein ? dit Polly.

— De l’argent, ma mère ! Il n’en gagnera jamais. Il a des façons que je n’ai jamais vues à d’autres. Ce n’est pas un mauvais maître, je dois lui rendre cette justice-là ; mais ça ne me suffit pas, et je ne pense pas rester longtemps avec lui.

— Sortir de votre place, Robin ! s’écria sa mère, tandis que M. Toodle ouvrait de grands yeux.

— Oui, de celle-là, peut-être, répondit le Rémouleur en clignant de l’œil. Je ne serais pas surpris… quand on est bien en cour, vous savez… mais il ne s’agit pas de cela pour le moment, mère ; tout va bien, ça suffit. »

Les réticences, les airs de mystères du Rémouleur, tout en voulant prouver d’une manière irrécusable combien M. Toodle le soupçonnait à tort par avance, auraient cependant conduit de nouvelles récriminations sur ses fautes passées et auraient encore jeté le trouble dans la famille, s’il n’était pas justement arrivé, tout à propos, une visite. Cette personne, à la grande surprise de Polly, était à la porte, souriant à tous d’un air de protection et de bienveillance.

« Comment vous portez-vous, madame Richard ? dit miss Tox. Je viens vous faire une petite visite. Puis-je entrer ? ».

La bonne figure de Mme Richard répondit mieux que ses paroles ; et miss Tox, acceptant le siége qu’on lui offrit, salua en passant M. Toodle d’un air gracieux, dénoua les brides de son chapeau, et dit qu’elle voulait commencer par embrasser tous les enfants les uns après les autres.

Le malheureux Toodle, l’avant-dernier, qui sans doute était né sous une mauvaise étoile, tant il éprouvait toujours de tourments domestiques, ne put se présenter comme les autres pour recevoir son baiser. Il s’était amusé d’abord avec le chapeau du sud-ouest, puis se l’était mis sur la tête sens devant derrière, et il lui était tout à fait impossible de s’en retirer. Dans son trouble, il se crut à tout jamais condamné à passer le reste de ses jours dans la plus affreuse obscurité, séparé pour toujours de ses parents et de ses amis ; à cette horrible pensée, il se débattait de toutes ses forces, trépignant et poussant des cris étouffés. Quand on l’eut délivré, sa figure était cramoisie et inondée de sueur ; miss Tox le prit sur ses genoux encore tout haletant.

« Vous m’avez presque oubliée, je pense, monsieur ? dit miss Tox à M. Toodle.

— Non, madame, non, dit Toodle ; mais nous avons tous pris quelques années de plus depuis ce temps-là.

— Et comment allez-vous, monsieur ? demanda miss Tox de sa voix douce.

— Moi, je suis toujours assez gaillard, je vous remercie, répondit Toodle. Et vous, madame, comment vous sentez-vous ? Les rhumatismes ne vous tourmentent pas trop ? Quand on prend de l’âge, il faut s’attendre à ça !

— Vous êtes bien bon, dit miss Tox ; je n’en ai pas encore eu de ma vie.

— C’est de la chance, madame, répondit M. Toodle ; bien des gens à votre âge en souffrent le martyre. Je me rappelle que ma mère… »

Un coup d’œil de sa femme l’arrêta tout court, et M. Toodle ensevelit la fin de sa phrase dans un autre bol de thé.

« Serait-il possible, madame Richard, s’écria miss Tox en regardant Robin, que ce fût là votre…

— Mon aîné, oui, madame, dit Polly ; oui, c’est lui. C’est ce petit bonhomme qui a été la cause innocente de tant d’événements.

— C’est ce p’tit, dit Toodle, le p’tit aux jambes courtes ; et elles étaient courtes, ces pauvres petites jambes, bien courtes pour des culottes de cuir (M. Toodle dit cela d’un ton sentimental). Oui, c’est bien lui dont M. Dombey a voulu faire un Rémouleur. »

À ce souvenir, miss Tox pensa se trouver mal. Ce sujet avait pour elle un intérêt tout particulier : elle tendit la main à Robin, adressa à la mère des compliments sur son air franc et ingénu. Robin l’entendant parler ainsi sur son compte, ne voulut pas la faire mentir, et chercha à se donner l’air d’un petit saint, mais il avait bien de la peine à y arriver.

« Et maintenant, madame Richard, dit miss Tox, et vous aussi, monsieur (elle se tourna vers M. Toodle), je vais vous dire bien franchement pourquoi je suis venue ici. Vous pouvez être surprise, madame Richard, et vous pouvez être surpris aussi, monsieur, de la distance qui me sépare maintenant de quelques-uns de mes amis, et vous pouvez vous étonner qu’une maison que j’avais l’habitude de fréquenter, ne me revoie plus. »

Polly qui, avec ce tact naturel aux femmes, avait saisi la chose du premier coup, le témoigna par un petit regard d’intelligence. Quant à M. Toodle, qui n’avait pas la moindre idée de ce que voulait dire miss Tox, pour toute réponse, il ouvrit de grands yeux.

« Comme de juste, dit miss Tox, ce n’est pas le moment de vous dire pourquoi nous sommes un peu en froid, et il serait parfaitement inutile de discuter ici le pour et le contre. Je me contenterai de vous déclarer que j’ai le plus profond respect et le plus sincère attachement pour M. Dombey (la voix de miss Tox trembla), ainsi que pour tout ce qui le touche. »

M. Toodle, qui commençait à comprendre, secoua la tête et dit qu’il avait eu vent de tout cela, et que, pour sa part, il avait toujours pensé que M. Dombey était un mauvais coucheur.

« Oh ! ne dites pas cela, je vous en prie, monsieur, répondit miss Tox ; je vous en prie, ne dites jamais chose pareille, monsieur, jamais de votre vie. Des observations comme celles-là ne peuvent que m’être fort pénibles, et vous serez le premier, bon comme vous l’êtes, à regretter de les avoir faites. »

M. Toodle, qui s’était attendu à une approbation méritée, resta confondu.

« Tout ce que je désire, madame Richard, continua miss Tox, je m’adresse à vous aussi, monsieur, c’est que vous me teniez au courant de ce qui peut arriver à la famille ; dites-moi s’ils sont heureux, s’ils sont en bonne santé. Ce sera toujours un bonheur pour moi de causer avec Mme Richard de cette famille et de notre bon vieux temps ; et comme Mme Richard et moi n’avons jamais eu le moindre différend ensemble, bien que je regrette de ne pas l’avoir connue davantage (c’est un reproche que j’ai à me faire), j’espère qu’elle ne me refusera pas son amitié, qu’elle me permettra d’entrer ici et de sortir quand je voudrai, sans être regardée comme une étrangère. Maintenant j’ose compter, madame Richard, dit miss Tox d’un ton grave, que vous ne me refuserez pas, vous avez toujours été si bonne ! »

Polly était enchantée, elle le témoigna par ses regards ; M. Toodle, qui ne savait s’il était enchanté ou non, conserva son calme impassible.

« Vous savez, madame Richard, dit miss Tox, et je pense que vous le savez aussi, monsieur… que j’aurai mille petites occasions de vous rendre quelques légers services, si vous voulez me traiter en amie, et je serai très-heureuse de vous être utile. Ainsi, je pourrai apprendre quelque chose à vos enfants ; j’apporterai quelques petits livres, si vous voulez me le permettre, et un peu d’ouvrage ; et de temps en temps, le soir, ils prendront une petite leçon. Je suis sûre qu’ils apprendront à merveille, ne fût-ce que pour faire honneur à leur maîtresse.

M. Toodle, qui avait le plus profond respect pour la science, fit de la tête, à sa femme, un solide signe d’approbation, et se frotta les mains d’avance pour témoigner sa jubilation.

« N’étant pas sur le pied d’une étrangère, dit miss Tox, je ne gênerai personne, et tout ira comme si je n’étais pas là. Mme Richard raccommodera, repassera, bercera ses enfants, fera toutes ses petites affaires enfin, sans s’occuper de moi. Et vous, vous fumerez votre pipe, si vous en avez envie, n’est-ce pas ?

— Bien obligé, madame, dit M. Toodle ; et puis je mâcherai aussi ma petite chique.

— C’est bien aimable à vous, monsieur, répondit miss Tox et vraiment, je puis vous dire en toute sincérité, que je trouverai à cet arrangement une grande consolation. Quelque bien que je puisse faire aux enfants, je serai plus que payée si vous voulez bien accepter ce petit traité de bon cœur, sans vous gêner et sans plus de cérémonie. »

Le traité fut signé sur place, et miss Tox se sentit si à l’aise que, sans plus tarder, elle fit passer un examen préliminaire à tous les enfants à la ronde, ce qui excita l’admiration de M. Toodle ; elle inscrivit leur âge, leur nom, et ce qu’ils savaient sur un morceau de papier. Ces formalités et les bavardages qui suivirent prolongèrent la soirée bien au delà de l’heure où la famille devait être au lit ; et miss Tox était encore au coin du feu de M. Toodle qu’il était trop tard pour elle de rentrer seule à la maison. Le galant Rémouleur, cependant, qui était toujours là, s’offrit poliment pour l’accompagner jusqu’à sa porte. Miss Tox accepta la proposition. Elle éprouvait un charme secret à se faire conduire chez elle par un jeune garçon qui devait à M. Dombey ses premières culottes.

Après avoir donné une bonne poignée de main à M. Toodle et à Polly, après avoir embrassé les enfants, miss Tox quitta la maison au mieux avec toute la famille. Son cœur était si léger que Mme Chick en eût éprouvé un vif dépit si elle eût pu le soupçonner.

Robin le Rémouleur, par déférence, voulait marcher derrière, mais miss Tox désira le garder près d’elle pour causer avec lui, et, comme elle le dit dans la suite à sa mère, elle l’avait retourné, chemin faisant.

Ce que c’est que d’être retourné ! Il sortit de là si brillant, si pur, si blanc que miss Tox en fut charmée. Plus miss Tox le retournait, plus elle le trouvait à son goût. On n’avait jamais vu de jeune homme meilleur ni plus capable de donner des espérances ; jamais de plus tendre, de plus posé, de plus sage, de plus sobre, de plus honnête, de plus soumis, de plus candide que Robin ce soir-là, quand il eut été bien retourné.

« Je suis bien aise de vous connaître maintenant, dit miss Tox lorsqu’elle fut arrivée chez elle. J’espère que vous me regarderez comme votre amie, et que vous viendrez me voir toutes les fois que cela vous fera plaisir. Avez-vous une tirelire ?

— Oui, madame, j’économise en attendant que j’aie assez pour placer à la caisse d’épargne.

— À la bonne heure, dit miss Tox, je suis contente de vous entendre parler ainsi. Mettez cet écu dans votre tirelire.

— Oh ! merci bien, madame, répondit Robin ; mais pourtant je ne voudrais pas vous en priver.

— J’aime votre désintéressement, dit miss Tox ; mais cela ne me prive nullement, je vous assure. Vous me fâcheriez de ne pas accepter ce que je vous donne de bon cœur. Bonsoir, Robin.

— Bonsoir, madame, merci bien ! »

Il se mit à courir, riant sous cape, pour aller changer son écu et le dépenser chez le premier pâtissier. C’est qu’à l’école des Rémouleurs on n’enseignait pas l’honnêteté ; le système d’éducation dominant formait surtout des hypocrites. C’était au point que la plupart des partisans et des patrons même des Rémouleurs disaient : « Si c’est là tout ce que le peuple retire de l’éducation, il vaut bien mieux ne pas lui en donner. » D’autres, plus raisonnables, disaient : « Donnons-en une meilleure. » Mais les gros bonnets de la société des Rémouleurs avaient toujours des réponses toutes prêtes. En épluchant bien, ils finissaient par trouver quelques sujets qui avaient bien tourné, en dépit du système. « S’ils ont bien tourné, disaient-ils avec aplomb, c’est que le système est bon. » C’est ainsi qu’ils fermaient la bouche aux faiseurs d’objections, et qu’ils établissaient glorieusement la réputation de l’institution des Rémouleurs.

FIN DU TOME II

Tome troisième §

Chapitre premier. Nouvelles aventures d’Édouard Cuttle, capitaine de marine marchande. §

Le temps, au pas sûr et ferme, avait marché vite. L’année pendant laquelle le vieil opticien avait désiré que son ami conservât intact le paquet accompagnant la lettre qu’il lui avait laissée était déjà presque expirée, et le capitaine Cuttle commençait à regarder, le soir, son précieux dépôt, d’un air inquiet et mystérieux.

Le capitaine, fidèle à sa parole, aurait fait sa propre autopsie pour étudier l’anatomie de son corps, plutôt que de songer à ouvrir le paquet une heure avant le terme indiqué. Il se contentait de le tirer de l’armoire, tout en fumant sa première pipe du soir, le plaçait sur la table, et restait assis près de lui, le regardant à travers les bouffées de fumée, grave et silencieux, pendant deux ou trois heures d’horloge. Quelquefois, après l’avoir contemplé ainsi pendant longtemps, le capitaine se reculait peu à peu sur sa chaise, comme pour s’éloigner du cercle de la fascination ; mais, si c’était là son dessein, il ne réussissait jamais ; car lors même qu’il finissait par se trouver adossé contre le mur de la salle à manger, le petit paquet le fascinait encore, ou bien si ses yeux, dans ses pensées fugitives, se fixaient sur le plafond ou sur le feu, l’image du petit paquet le suivait, et venait se placer adroitement au milieu des charbons ou prendre une place à sa convenance sur le plafond badigeonné.

Quant aux Délices du cœur, le capitaine conservait toujours pour elle la même tendresse et la même admiration. Mais, depuis sa dernière entrevue avec M. Carker, le capitaine commençait à se demander avec inquiétude si son intervention en faveur de son cher ami Walker et de la jeune fille avait été aussi utile qu’il l’avait désiré et qu’il l’avait pu croire dans le temps. Bref, le capitaine était fort troublé en pensant qu’il avait fait peut-être plus de mal que de bien, et dans son remords et son humilité, il croyait que le meilleur moyen d’expier sa faute, c’était d’éviter soigneusement tout ce qui pourrait faire le moindre tort à qui que ce fût, et de se jeter plutôt pour ainsi dire lui-même par-dessus le bord, comme un passager dangereux.

Ainsi donc, enseveli au milieu des instruments, le capitaine n’approchait jamais de la maison de M. Dombey, et ne donnait signe de vie ni à Florence ni à miss Nipper. Il avait même rompu tout rapport avec M. Perch, le jour de sa fameuse visite à M. Carker, en informant sèchement ce gentleman, qu’il lui avait mille obligations de son aimable société, mais qu’il avait coupée son câble pour démarrer au plus vite de ces eaux-là, et qu’il ne savait ce qui le retenait de mettre le feu à certain magasin, mais qu’il ne s’expliquerait pas davantage. Dans cette réclusion, à laquelle il se condamnait, le capitaine passait tous les jours, toutes les semaines, sans dire un mot à qui que ce fût, sinon à Robin le Rémouleur, dont il faisait grand cas, le regardant comme un exemple d’attachement et de fidélité tout à fait désintéressés. Le soir, il fumait sa pipe assis près du paquet, en songeant à Florence et au malheureux Walter. Il les voyait perdus tous les deux sans remède et ne se les figurait plus que comme de beaux et innocents enfants, restes précieux de ses premiers souvenirs, envolés pour un monde où la jeunesse est éternelle.

Cependant, au milieu de ses rêveries, le capitaine n’oubliait ni sa propre instruction ni la culture intellectuelle de Robin le Rémouleur. Tous les soirs, pendant une heure, le jeune garçon faisait tout haut la lecture au capitaine ; et comme celui-ci croyait que tout était parole d’évangile, il entassait dans son cerveau beaucoup de faits remarquables. Chaque dimanche soir, le capitaine lisait tout seul, avant de se coucher, un certain sermon prononcé une fois sur une montagne, et quoiqu’il eût l’habitude d’en citer le texte à sa manière, sans livre, il n’en semblait pas moins le lire avec autant de respect pour l’esprit divin qui l’avait inspiré, que s’il l’avait appris tout entier par cœur en grec, et qu’il fût capable d’écrire sur chaque phrase les dissertations théologiques les plus savantes.

Robin le Rémouleur avait pour l’Écriture sainte un autre genre de respect tout particulier qu’il avait puisé dans l’admirable système d’éducation de l’école des Rémouleurs. Comment aurait-il pu en être autrement ? On avait assommé son intelligence à coups de noms propres de toutes les tribus de Juda. On lui faisait apprendre par cœur, comme punition, les versets les plus difficiles. À l’âge de six ans, on le faisait parader en culotte de cuir, trois fois dans la journée du dimanche, en haut dans les tribunes, au milieu de l’atmosphère étouffante de l’église, tandis que le grand orgue l’assoupissait en bourdonnant à ses oreilles comme une abeille monstrueuse. Aussi, Robin le Rémouleur, quand le capitaine cessait de lire, avait-il l’air le plus édifié du monde, ce qui ne l’empêchait pas de bâiller et de laisser tomber sa tête de sommeil pendant la lecture. Heureusement, le brave capitaine ne voyait jamais Robin qu’édifié, sans s’apercevoir de ses bâillements.

Le capitaine Cuttle, en sa qualité de négociant, se mit à tenir ses livres. Il y inscrivait les observations qu’il faisait sur le temps, les courants que suivaient les chariots et les autres voitures. Il remarquait que, dans ce quartier, le courant se dirigeait à l’ouest le matin et pendant la plus grande partie de la journée, et à l’est le soir. Deux ou trois chalands parurent dans une même semaine et lui demandèrent des lunettes. Aussitôt le capitaine de passer écriture, et cependant ils ne les avaient positivement pas achetées, ils avaient dit seulement qu’ils reviendraient ; n’importe, le capitaine décida que les affaires marchaient bien, remarque qu’il ne manqua pas d’inscrire sur le grand livre, en n’oubliant pas d’ajouter pour plus d’exactitude maritime, que le vent soufflait frais, nord-nord-ouest, et qu’il avait changé pendant la nuit.

Ce qui embarrassait le plus le capitaine, c’était M. Toots. M. Toots lui faisait de fréquentes visites, et tout en ne disant pas grand’chose, il paraissait prendre la petite salle à manger pour une chambre où il pouvait rire tout à son aise. Il s’y asseyait, s’y prélassait pendant une grande demi-heure sans faire un pas de plus dans l’intimité du capitaine. Celui-ci, rendu prudent par les derniers événements, se demandait, sans pouvoir résoudre le problème, si M. Toots était aussi bon qu’il en avait l’air, ou si ce n’était qu’un profond scélérat qui se cachait sous des dehors hypocrites. Ses fréquentes allusions à Mlle Dombey lui étaient suspectes ; cependant, le capitaine, qui se sentait un faible pour M. Toots, à cause de la confiance que celui-ci paraissait lui montrer, réserva pour le moment la question de savoir s’il lui accorderait ou non son amitié. Provisoirement, il se contenta de lui jeter des coups d’œil d’une pénétration indéfinissable, toutes les fois que M. Toots abordait le sujet qui lui tenait de si près au cœur.

« Capitaine Gills, lui dit un jour M. Toots, qui partit comme une bombe, croyez-vous pouvoir accueillir favorablement ma demande et m’accorder le plaisir de faire votre connaissance ?

— Je vous dirai, mon, garçon, répliqua le capitaine, qui à la fin se décidait à engager l’action, que j’y ai réfléchi.

— Capitaine Gills, c’est bien aimable à vous. Je vous en suis bien reconnaissant. Sur ma parole d’honneur, capitaine, ce sera une charité de votre part de m’accorder le plaisir de votre connaissance.

— Mais, voyez-vous, camarade, c’est que je ne vous connais pas, répondit lentement le capitaine.

— Mais vous ne pourrez jamais me connaître capitaine Gills, répliqua M. Toots, sans reculer d’une semelle, si vous ne m’accordez pas le plaisir de faire votre connaissance. »

Le capitaine sembla frappé par l’originalité et la finesse de cette observation. Il regarda M. Toots comme s’il eût été surpris de le voir plus fort qu’il ne l’avait pensé.

« Bien dit ; mon garçon, et le capitaine secouant la tête d’un air rêveur : C’est vrai, ça. Eh bien ! voyons. Vous m’avez fait quelques observations qui m’ont donné à entendre que vous admirez beaucoup une charmante personne. Hein ?

— Capitaine Gills, dit M. Toots gesticulant, son chapeau à la main, admirer n’est pas le mot. Sur ma parole, vous ne vous faites pas une idée de ce que sont mes sentiments. S’il me fallait devenir nègre pour être l’esclave de miss Dombey, je me croirais le plus heureux des hommes d’en faire le sacrifice. Si, au prix de tout ce que je possède, je pouvais devenir le toutou de miss Dombey, vraiment, là, je ne me fatiguerais jamais de remuer la queue, comme Diogène. Je serais si heureux, capitaine Gills ! »

M. Toots parlait, les larmes aux yeux, et serrait son chapeau contre son cœur avec la plus vive émotion.

« Mon garçon, répondit le capitaine, profondément touché, si vous parlez sérieusement…

— Capitaine Gills, s’écria M. Toots, je suis dans un tel état, je parle si sérieusement que ce serait un véritable bonheur pour moi, de le jurer en mettant la main sur une barre de fer rouge, sur un charbon ardent, dans du plomb fondu, dans de la poix brûlante, dans tout ce que vous voudrez. Oui, je serais heureux de me faire du mal : il me semble que cela me ferait du bien. » Et M. Toots promena un regard rapide autour de la chambre pour voir s’il ne trouverait pas sous sa main l’instrument de son heureux supplice.

Le capitaine posa son chapeau de toile cirée sur le derrière de sa tête, passa sa large main sur son visage ; ce qui rendit son nez plus rouge que de coutume, et se plantant tout droit devant M. Toots, il le tint avec son croc par le revers de son habit et lui parla en ces termes, tandis que M. Toots le regardait bien en face fort attentif, mais aussi quelque peu surpris.

« Si vous parlez sérieusement, mon garçon, dit le capitaine, vous méritez la clémence, et la clémence est le plus beau joyau de la couronne d’un fils de la Grande-Bretagne. Vous trouverez cela dans la charte, et vous trouverez la charte tout entière dans le Rule Britannia6 : quand vous l’aurez trouvé, vous reconnaîtrez que c’est la charte que les anges chantent dans le ciel, depuis la création. Voyons ! tenez bon ! votre proposition me prend au dépourvu. Et pourquoi ? Parce que je navigue seul, vous entendez bien, dans ces eaux ; que je n’ai pas de vaisseau de conserve et que je n’en demande pas. Droit ! Vous m’avez hêlé le premier au sujet d’une certaine dame qui a jeté le harpon sur votre cœur. Maintenant, si vous et moi devons nous tenir l’un à l’autre compagnie, que jamais le nom de cette jeune créature ne soit prononcé, et qu’on n’y fasse pas même allusion. Je ne peux pas vous dire tout le mal qui est résulté de ce que je l’ai nommée trop légèrement, il y a longtemps. Aussi je dois couper court à tout cela. M’avez-vous bien compris, camarade ?

— Pardonnez-moi, capitaine Gills, répondit M. Toots, si je ne suis pas toujours complétement vos raisonnements, mais, sur ma parole, je… C’est bien dur, capitaine Gills, de ne pas pouvoir parler de miss Dombey ! J’ai là un poids si lourd, dit M. Toots en portant avec émotion ses deux mains à son jabot, qu’il me semble nuit et jour avoir quelqu’un d’assis sur ma poitrine.

— Allons ! dit le capitaine, c’est à prendre ou à laisser. Si ces conditions sont trop dures, comme cela peut bien être mouillez au large, filez des nœuds et séparons-nous bons amis.

— Capitaine Gills, répondit M. Toots, je ne sais vraiment comment cela se fait ; mais, après ce que vous m’avez dit la première fois que je suis venu ici, je… je crois que j’aimerai mieux penser à miss Dombey auprès de vous, que de parler d’elle avec qui que ce soit. Ainsi donc, capitaine Gills, si vous voulez m’accorder le plaisir de faire votre connaissance, je me trouve très-heureux d’accepter vos conditions. Mais comme je veux me conduire en galant homme, capitaine Gills, dit-il en retirant un moment la main qu’il avait tendue, il faut que je vous dise que je ne pourrai pas m’empêcher de penser à miss Dombey. Il m’est impossible de vous promettre de ne pas y penser.

— Mon garçon, dit le capitaine à qui cet aveu candide donnait encore une plus haute opinion de M. Toots, les pensées de l’homme sont comme les vents, personne ne peut en prédire ni la durée ni la direction. Notre convention n’a rapport qu’aux paroles.

— Pour les paroles, capitaine Gills, répondit M. Toots, je crois que je pourrai me retenir. »

Là-dessus, M. Toots tendit aussitôt sa main au capitaine Cuttle, et le capitaine, d’un air de condescendance plein d’amabilité et de grâce, promit formellement son amitié. M. Toots parut heureux et soulagé après cette promesse, et ricana de tout son cœur pendant le temps que dura encore sa visite. Le capitaine, de son côté, n’était nullement mécontent de se poser ainsi en protecteur. Il était au comble de la joie en pensant à la prudence et à la perspicacité dont il avait fait preuve.

Mais, avec toute sa perspicacité, cela n’empêchait pas que le capitaine n’avait pas prévu un tour que lui joua, le soir même, l’honnête et ingénu Robin le Rémouleur. L’innocent Robin, qui prenait le thé à la même table, se pencha doucement par-dessus sa tasse et observa longtemps à la dérobée son maître, qui lisait le journal à grand’peine, mais avec beaucoup de dignité à travers ses lunettes. Tout à coup il rompit le silence en disant :

« Je vous demande bien pardon, capitaine, mais n’auriez-vous pas besoin de pigeons ? hein ? mon maître.

— Non, mon garçon, répondit le capitaine.

— C’est que j’ai envie de vendre les miens, capitaine.

— Ah ! ah ! s’écria le capitaine en fronçant légèrement ses épais sourcils.

— Oui, capitaine, je vais m’en aller, s’il vous plaît, dit Robin.

— T’en aller ! Et où t’en aller ? demanda le capitaine en le regardant par-dessus ses lunettes.

— Eh quoi ! ne saviez-vous pas que j’allais vous quitter, capitaine ? » dit Robin avec un sourire d’une humilité rampante.

Le capitaine posa le journal sur la table, ôta ses lunettes et arrêta ses yeux sur le déserteur.

« Dame ! oui, capitaine, je vais vous quitter. Je pensais que vous le saviez peut-être, ajouta Robin en se frottant les mains et en se levant. Si vous vouliez avoir la bonté d’en chercher un autre au plus tôt, capitaine, cela m’arrangerait bien. Ne pourriez-vous pas en trouver un d’ici à demain matin, capitaine ? Hein, qu’en dites-vous ?

— Ah ! vous allez déserter votre pavillon, mon garçon ? dit le capitaine après l’avoir longuement examiné.

— Oh ! c’est bien dur pour un pauvre garçon, capitaine, s’écria le susceptible Robin, offensé et indigné d’un tel outrage, de ne pouvoir donner un congé légitime sans qu’on lui fronce ainsi le sourcil et qu’on l’appelle déserteur ! vous n’avez pas le droit, capitaine, d’injurier un pauvre garçon. Ce n’est pas parce que je suis un domestique et vous un maître que vous avez le droit de m’insulter. Quel mal vous ai-je fait ! Allons ! capitaine, dites-moi quel est mon crime ? »

Le Rémouleur, tout hors de lui, sanglotait et s’enfonçait la manche de son habit dans l’œil.

« Voyons ! capitaine, s’écria la pauvre victime, qualifiez mon crime ? Qu’ai-je fait ? Ai-je volé quelque chose ici ? Ai-je mis le feu à la maison ? Si je l’ai fait, pourquoi ne me faites vous pas prendre ? Mais attaquer le caractère d’un garçon qui vous a servi avec zèle, parce qu’il ne peut pas rester plus longtemps chez vous, ah ! c’est bien mal récompenser un serviteur fidèle ! voilà bien comme on traite les pauvres domestiques ! Cela m’étonne de votre part, capitaine. »

Tout ceci, le Rémouleur le débita d’un ton pleurnicheur en reculant toujours du côté de la porte.

« Ainsi vous avez trouvé une autre cabine, hein, mon garçon ? dit le capitaine en arrêtant sévèrement son regard sur lui.

— Oui, capitaine, puisque c’est comme ça que vous le dites, oui, j’ai trouvé une autre cabine, s’écria Robin qui reculait toujours. J’en ai trouvé une qui vaut mieux que celle que j’ai ici, et où je n’aurai pas besoin de votre recommandation, capitaine, ce qui est heureux pour moi, après les injures que vous me jetez au visage parce que je suis pauvre et que je n’ai pas envie de me faire du mal pour vous faire du bien. Oui, trouvé une autre cabine, et si ce n’était pas la crainte de vous laisser dans l’embarras, capitaine, je m’y rendrais tout de suite plutôt que de me laisser insulter par vous, je suis pauvre et que je n’ai pas envie de me faire du mal pour vous faire du bien. Pourquoi venez-vous me reprocher d’être pauvre et de ne pas sacrifier mes intérêts aux vôtres ? Hein, capitaine, n’êtes-vous pas honteux de cette conduite ?

— Allons ! silence, mon garçon, dit le capitaine d’un ton calme, ne vous servez plus de ces mots-là.

— Eh bien ! ne vous servez pas non plus des vôtres, capitaine, riposta l’intrépide innocent en pleurnichant plus fort et rentrant dans la boutique ; tuez-moi, tuez-moi, plutôt, si voulez, mais n’attaquez pas ma réputation.

— Vous avez sans doute entendu parler de certain bout de corde ? poursuivit le capitaine toujours calme.

— Moi ! non, non, capitaine, répondit le Rémouleur d’un air provoquant ; non, je n’ai jamais entendu parler de cela.

— Eh bien dit le capitaine, j’imagine que vous ferez bientôt ample connaissance tous les deux, si vous n’avez pas l’œil au guet. Je sais reconnaître vos signaux, mon garçon ; adieu, vous pouvez partir.

— Oh ! je puis donc partir tout de suite, capitaine ? s’écria Robin tout joyeux de son succès. Mais souvenez-vous, capitaine, que je ne vous ai pas demandé de partir tout de suite. Vous ne vous en prendrez pas à moi, puisque c’est vous qui me renvoyez, et vous ne me retiendrez rien de mes gages, hein, capitaine ? »

Son maître coupa court à toute discussion à ce sujet ; il tira de l’armoire sa boîte de fer-blanc et déposa sur la table l’argent du Rémouleur. Robin pleurnicha, sanglota, et surtout, profondément blessé dans ses sentiments, il ramassa les pièces une à une, avec une larme et un sanglot pour chacune, et les noua à part dans les coins de son mouchoir. Il grimpa sur le toit, remplit son chapeau et ses poches de pigeons, puis descendit dans la boutique faire son paquet sous le comptoir, pleurnichant et sanglotant toujours plus fort, comme si son cœur était transpercé au souvenir de leur vieille amitié ; enfin il dit en gémissant :

« Bonsoir, capitaine, sans rancune. ».

Puis, passant le seuil de la porte, il tira le nez du petit Aspirant de marine (outrage indigne pour un adieu !), et descendit la rue d’un air triomphant.

Le capitaine, abandonné à lui-même, reprit son journal comme si de rien n’était, et se mit à lire avec la plus grande attention. Mais le capitaine ne comprit pas un mot de sa lecture, car il voyait toujours Robin le Rémouleur fuir d’une colonne à l’autre, tout le long du journal.

Jusqu’alors le brave capitaine avait bien pu ne pas se croire tout à fait abandonné, mais maintenant le vieux Sol Gills, Walter, les délices du cœur étaient décidément perdus pour lui et il se sentait amèrement trompé ; bien plus, cruellement insulté par M. Carker. Il lui restait encore le fourbe Robin avec lequel il avait tant de fois causé des souvenirs tout brûlants encore dans son cœur ; il avait cru à sa bonne foi, il avait été heureux de croire en lui ; il se l’était attaché comme le dernier homme de l’équipage du vieux navire ; il avait pris le commandement du petit Aspirant de marine, avec Robin pour son bras droit ; il avait songé à se servir de Robin pour l’aider à faire bonne garde ; il avait eu pour ce jeune garçon autant de bonté que s’ils avaient été tous les deux de pauvres débris de naufrage jetés ensemble dans une île déserte. Mais hélas ! voilà que ce fourbe de Robin venait de déserter comme un traître au beau milieu de la salle à manger, dans le sanctuaire même de la maison ; aussi le capitaine Cuttle, à partir de ce moment, n’avait plus bonne idée de la salle à manger ; il n’aurait pas été surpris de la voir sombrer, il aurait même péri avec elle sans regret !

Voilà pourquoi le capitaine Cuttle lisait le journal avec la plus profonde attention sans en comprendre un seul mot ; voilà pourquoi le capitaine Cuttle s’interdisait toute espèce de réflexion au sujet de Robin, sans vouloir seulement s’avouer à lui-même qu’il y pensait ; il était plus seul à présent que Robinson Crusoé ; Robin même n’avait plus rien à démêler avec lui.

Avec le même air de gravité d’un homme tout entier à ses affaires, le capitaine, à la tombée de la nuit, se rendit à Leadenhal Market et s’arrangea avec un gardien de nuit pour venir, le matin et le soir, ouvrir et fermer la boutique du petit Aspirant de marine. Il alla de là à la taverne, pour dire de ne porter à l’avenir au petit Aspirant de marine qu’une seule portion ; puis au cabaret, pour décommander la bière du traître.

« C’est que, voyez-vous, mon jeune homme, dit le capitaine à la dame du lieu, vient d’obtenir de l’avancement. »

Enfin le capitaine résolut de prendre possession du lit sous le comptoir, pour y coucher la nuit, au lieu de monter en haut, maintenant qu’il ne restait plus que lui de gardien.

Le capitaine Cuttle se levait donc tous les jours de dessous le comptoir, à six heures du matin pour épousseter son chapeau de toile cirée avec l’air abandonné d’un Robinson Crusoé qui met la dernière main à sa toilette, et la tête coiffée d’un bonnet de poils de chèvre. Quoique ses craintes, au sujet de la visite d’une tribu sauvage appelée Mac-Stinger, se hissent un peu apaisées, à l’exemple du pauvre Robinson, quand il avait passé quelque temps sans voir le moindre vestige de cannibales, le capitaine Cuttle, par habitude, se maintenait toujours sur la défensive et ne se présentait jamais devant un chapeau de femme sans l’avoir observé d’avance de son château fort. Pendant les jours qui suivirent, il ne vit âme qui vive, pas même M. Toots qui lui avait écrit pour le prévenir qu’il partait pour la campagne. Aussi, quand il parlait, il en était venu à s’étonner du son de sa voix. Il avait pris de telles habitudes de méditations profondes à force de récurer, d’arranger les instruments de cuivre, à force de rester assis dans le comptoir, occupé à lire ou à regarder par la montre, que souvent la raie rouge tracée par son chapeau sur son front recommençait à lui faire mal sous l’influence de ses réflexions fatigantes et continues.

L’année étant alors expirée, le capitaine jugea à propos d’ouvrir le paquet ; mais comme il avait toujours eu le dessein de l’ouvrir en présence de Robin le Rémouleur, qui le lui avait apporté, et que, suivant les formes et les convenances, il devait le faire en présence de quelqu’un, il était fort en peine de se procurer un témoin. Dans cette perplexité, il lut un jour avec une joie indicible, dans un journal maritime, l’arrivée dans le port de la Prudente-Clara, capitaine John Bunsby, de retour d’un voyage sur les côtes. Il expédia aussitôt à ce philosophe une lettre par la poste, le priant de ne divulguer à personne le lieu de sa résidence et l’invitant à lui faire l’honneur de venir le plus tôt possible dans la soirée.

Bunsby, un de ces sages qui n’agissent que d’après leurs convictions, mit plusieurs jours à faire entrer profondément cette conviction dans son esprit après la réception de la lettre, et quand il eut bien saisi le fait, qu’il l’eut bien mûri dans sa tête, il envoya promptement son mousse avec cette réponse : On viendra ce soir. Le mousse fidèle qui avait reçu l’ordre de dire ces mots et de disparaître, remplit sa commission comme un vrai sylphe goudronné, chargé d’un message mystérieux.

Le capitaine, charmé de la réponse, fit de grands préparatifs de pipe, de rhum et d’eau. Puis il attendit le visiteur dans la petite salle à manger. À huit heures, un sourd mugissement de veau marin se fit entendre en dehors de la porte ; puis, après un coup de bâton sur la devanture, le capitaine Cuttle, l’oreille au guet, comprit que c’était Bunsby qui abordait : en effet, Bunsby entra, avec sa barbe longue et ses vêtements flottants, toujours porteur du même visage acajou, qui ne semblait guère avoir conscience de ce qui se passait près de lui, parce qu’il était trop profondément occupé de ce qui se passait dans une autre partie du monde.

« Bunsby, dit le capitaine en le saisissant par la main, comment va mon garçon, comment va ?

— Camarade, répondit la voix intérieure de Bunsby, qu’aucun signe extérieur n’accompagna : ça va fort, fort.

— Bunsby, dit le capitaine, ne pouvant s’empêcher de rendre hommage à son génie, vous voici donc enfin, vous, qui pouvez me donner une opinion plus claire que le diamant ; vous qui me feriez prendre, si vous vouliez, des vessies pour des lanternes, et le garçon à la culotte goudronnée pour une topaze (vous trouverez cette citation dans le Budget-Comique : quand vous l’aurez trouvée, marquez-la). Vous voilà enfin, vous qui avez donné ici même une opinion qui s’est vérifiée en tout point. Le capitaine le croyait comme il le disait.

— Ah ! ah ! mugit Bunsby.

— Oui, en tout point, dit le capitaine.

— Pourquoi ? continua à mugir Bunsby qui regardait son ami pour la première fois. Quelle route ?… s’il en est ainsi, pourquoi non ?… Ainsi donc, c’est ça. »

Le capitaine était au comble de la joie d’entendre parler l’oracle. Tout cela le jetait au milieu d’un océan de rêves et de conjectures. Le prophète se laissa ôter son manteau de marin et accompagna son ami dans la salle à manger, où sa main s’abattit tout d’abord sur la bouteille de rhum, dont il fit un bon verre de grog. Puis, il saisit une pipe qu’il bourra, alluma et fuma.

Le capitaine Cuttle imita son hôte, pour le reste, mais il lui fut impossible de prendre l’air profond et imperturbable de son ami. Il s’assit en face de lui, auprès du feu, l’observant respectueusement et attendant quelque encouragement ou un mot de curiosité de la part de Bunsby qui pût lui donner une occasion d’expliquer son affaire. Mais le philosophe acajou ne semblait avoir de sentiment que pour la chaleur et pour le tabac. Une fois seulement, ôtant sa pipe de ses lèvres pour y introduire son verre, il fit remarquer, de sa voix la plus rauque, que son nom était Janot Bunsby. Cette déclaration n’était pas une ouverture suffisante pour entamer la conversation : aussi le capitaine, pour se concilier son attention, lui raconta, dans un exorde court et flatteur, toute l’histoire du départ de l’oncle Sol, sans oublier le changement que cela avait produit dans son existence et dans sa position ; puis il termina en plaçant le paquet sur la table.

Après une longue pause, M. Bunsby remua la tête en signe d’assentiment.

« Il faut l’ouvrir ? » dit le capitaine.

Bunsby remua encore la tête.

Le capitaine donc rompit le cachet, et mit à l’air deux papiers pliés, dont il lut séparément la suscription :

« Dernières volontés et testament de Solomon Gills. Lettre pour Édouard Cuttle. »

Bunsby, l’œil toujours sur la côte du Groënland, semblait disposé à écouter le contenu. Le capitaine donc toussa pour éclaircir son gosier et lut tout haut ce qui suit :

« Mon cher Édouard Cuttle, quand je quittai la maison pour aller dans les Indes… »

Ici le capitaine s’arrêta pour regarder vivement Bunsby, qui regardait toujours fixement la côte du Groënland.

« Quand je quittai la maison pour aller aux Indes chercher, dans mon désespoir, des nouvelles de mon cher enfant, je n’ignorais pas que, si vous connaissiez mon dessein, vous vous opposeriez à mon départ ou que vous voudriez m’accompagner : c’est pour cela que je ne vous ai pas parlé de mes intentions. Quand vous lirez cette lettre, Édouard, il est probable que je ne serai plus. Vous pardonnerez facilement alors à un vieil ami sa folie, et vous vous sentirez de l’intérêt pour celui qui, dans son inquiétude et dans son trouble, a entrepris un voyage si incertain. Qu’il n’en soit donc plus question. J’ai peu d’espoir que mon pauvre enfant lise jamais ces lignes ou qu’il réjouisse vos yeux par la vue de sa bonne et franche figure. »

« Hélas ! non, jamais, dit le capitaine Cuttle, d’un air tristement rêveur. Non, jamais !

 

Hélas ! il gît pour la vie.

Dedans la mer d’Australie, »

 

rima M. Bunsby qui avait une oreille des plus musicales.

Le bon capitaine fut si profondément touché de ce tribut poétique payé à la mémoire d’un ami qui n’était plus, qu’il lui serra la main pour le remercier et qu’il se vit obligé d’essuyer ses yeux.

« Bien, bien, dit le capitaine en poussant un soupir, quand la complainte citée par Bunsby eut cessé de vibrer dans la salle à manger :

 

Il souffrit longtemps

De tous ses tourments,

 

comme dit le volume, vous n’avez qu’à l’ouvrir et vous y trouverez ça.

— Oui, mais, reprit Bunsby.

 

Et les chirurgiens

N’y entendaient rien.

 

— Ah ! sans doute, dit le capitaine, à quoi peuvent-ils servir, quand on est à deux ou trois cents brasses sous l’eau. Il revint alors à la lettre et continua ainsi :

« Mais si Walter était là, à l’ouverture de cette lettre, »

Le capitaine involontairement regarda autour de lui et secoua la tête.

« ou bien s’il en a connaissance plus tard, »

Le capitaine secoua encore la tête.

« je le bénis. Dans le cas où le testament ne serait pas légal, peu importe ; car il n’y a d’intéressés que vous et lui et mon désir est que, s’il vit, il hérite du peu qu’il y a ; mais, s’il en est autrement, ce que je crains, c’est vous, Édouard, qui le remplacerez. Vous respecterez ma dernière volonté, je le sais. Que Dieu vous en récompense ! et aussi de votre bonne et franche amitié pour

« SOLOMON GILLS. »

« Bunsby, dit le capitaine, en l’invoquant d’un air solennel. Qu’en pensez-vous ? vous ici présent, qui avez eu, dès votre enfance, la tête fendue tant de fois et qui, à chaque cicatrice, avez eu de nouvelles idées renfermées dans votre cerveau. Qu’en pensez-vous ?

— S’il en est ainsi, répondit Bunsby, avec une vivacité qui ne lui était pas ordinaire, puisqu’il est mort, mon opinion est qu’il ne reviendra plus. S’il est vivant, il reviendra ; est-ce que je dis pour cela qu’il reviendra ? Non ; mais pourquoi pas ? ainsi donc la portée de cette observation dépend de l’application qu’on en fera.

— Bunsby, dit le capitaine Cuttle, qui semblait estimer d’autant plus son étonnant ami, qu’il le comprenait moins ; Bunsby, dit le capitaine au comble de l’admiration, vous avez une cargaison d’intelligence qui ferait sombrer la mienne bien vite. Mais, quant à ce testament, je ne toucherai pas au bien, le ciel m’en préserve, sinon pour le conserver au légitime propriétaire, et j’espère toujours que le légitime propriétaire Sol Gills, est vivant, et qu’il reviendra, quoiqu’il soit bien singulier qu’il n’ait pas fait passer de ses nouvelles. Maintenant, Bunsby, ne vous semble-t-il pas qu’il serait bien de ranger ces papiers et d’inscrire dessus qu’ils ont été ouverts tel jour en présence de John Bunsby et d’Édouard Cuttle ?

Comme Bunsby, toujours sur la côte du Groënland ou ailleurs, ne faisait à cela aucune objection, il fut procédé au rangement des papiers. Le grand homme, ramenant alors ses yeux pour un moment sur les objets environnants, apposa sa griffe sur l’enveloppe, mais en s’abstenant, avec une modestie qui le caractérisait, de se servir de lettres majuscules. Le capitaine fit de sa main gauche son parafe et enferma le paquet dans le coffre-fort, puis il engagea son hôte à fumer une seconde pipe et à prendre un second verre de grog ; il lui donna l’exemple et se mit à songer en regardant le feu, aux chances probables du pauvre vieil opticien.

Tout à coup un événement imprévu, saisissant, terrible, vint épouvanter le capitaine : sans la présence de Bunsby, il coulait bas, et dès ce moment c’en était fait de lui.

Comment était-il arrivé que le capitaine, tout entier à la joie de recevoir un tel hôte, s’était contenté de pousser seulement la porte sans la fermer à la clef, négligence impardonnable ! c’est là une question qu’on n’éclaircira jamais, et qui restera toujours comme une preuve irrécusable de la fatalité ! Par cette porte non fermée, et à cette heure de calme et de silence, la cruelle Mac-Stinger s’élança dans la salle à manger. Elle tenait dans ses bras maternels le petit Alexandre Mac-Stinger et traînait à sa suite la honte et la vengeance, sans oublier Juliana Mac-Stinger et le frère de cette charmante enfant, Charles Mac-Stinger, connu sur le théâtre des jeux de son enfance sous le surnom de Charlot. Elle était entrée avec une telle rapidité et pourtant si doucement, comme un vrai coup de vent venu des docks de la Compagnie des Indes, que le capitaine se trouva face à face avec cette tête de Méduse, avant que le visage calme et tranquille avec lequel il méditait tout à l’heure eût eu le temps de se pétrifier, d’horreur et d’effroi.

Mais à peine le capitaine eût-il été rappelé au sentiment complet de son malheur, que l’instinct de la conservation lui conseilla de chercher son salut dans la fuite. Il s’élança vers la petite porte qui donnait de la salle à manger sur un escalier fort roide conduisant à la cave, et il s’y précipita tête baissée comme un homme qui se moque bien des coups et des contusions, pourvu qu’il réussisse à se cacher dans les entrailles de la terre. Et il en serait venu à bout sans les dispositions affectueuses de Juliana et de Charlot, qui, le rattrapant par les jambes, l’un d’un côté, l’autre de l’autre, le réclamèrent à titre d’ami en poussant des cris lamentables. Quant à Mme Mac-Stinger elle n’entreprenait jamais rien d’important, sans avoir préalablement renversé Alexandre Mac-Stinger la tête en bas, position commode pour lui administrer une bonne correction, et elle l’asseyait ensuite par terre pour le rafraîchir ; le lecteur l’a déjà vue à la besogne. En cette occasion, elle ne manqua pas de remplir toutes ces formalités, sacrifice propitiatoire offert aux furies vengeresses. Mais lorsque sa victime fut assise par terre, elle s’élança vers le capitaine d’un air si menaçant, que Bunsby en s’interposant crut déjà voir les griffes de la furie labourer les chairs de son piteux ami.

Les cris des deux plus aînés Mac-Stinger et les gémissements du jeune Alexandre, dont l’enfance bariolée offrait avec les couleurs de la pie une analogie frappante, sa figure étant toujours ornée sur son blanc naturel des noires meurtrissures des coups prodigués à sa tendre jeunesse, contribuaient à rendre cette visite plus effroyable encore. Mais quand le silence se fut rétabli et que le capitaine, tout en nage, regarda humblement Mme Mac-Stinger, sa terreur fut à son comble.

« Capitaine Cuttle, capitaine Cuttle ! dit Mme Mac-Stinger, roidissant son menton et secouant en même temps ce que j’appellerais, si je ne parlais d’une faible femme… un poing. Capitaine Cuttle, osez-vous bien me regarder en face ? ne devriez-vous pas plutôt vous cacher dans la cheminée ? »

Le capitaine qui n’avait pas l’air d’oser grand’chose, murmura d’une voix mourante :

« Tiens bon ! tiens bord ! mon garçon !

— Oh ! insensée que j’étais ! quelle faiblesse aveugle de vous avoir reçu sous mon toit, capitaine ! oh ! oui ! s’écria Mme Mac-Stinger. Quand on pense aux bienfaits dont j’ai comblé cet homme, comme j’ai appris à mes enfants à l’aimer, à le respecter à l’égal d’un père ; quand on songe qu’il n’y a pas une ménagère, ni un logeur en garni qui ne sache que j’ai perdu de l’argent avec un pareil sac à vin, un pareil marsouin ! » Ce dernier mot, Mme Mac-Stinger le prononça plutôt pour l’agrément de la rime et pour faire honneur à cette figure de rhétorique qu’on appelle l’allitération, que pour jeter plus d’odieux sur la conduite du capitaine : car elle ne savait pas ce qu’elle disait. « Oui, et quand tout le monde lui jetait la pierre de ce qu’il donnait tant de mal à une pauvre femme active comme moi, toujours levée de bonne heure, toujours couchée tard pour le bien de sa famille, et qui tenait si propre sa petite maison, qu’on aurait pu, si on avait voulu dîner, oui dîner, et même prendre son thé par-dessus le marché, sur n’importe quelle marche de l’escalier, c’était, ma foi, bien la peine de se tourmenter pour monsieur, un sac à vin, un marsouin, un libertin. »

Mme Mac-Stinger s’arrêta pour reprendre haleine, et son visage brilla d’une joie triomphante quand elle répéta le mot marsouin, pour qualifier le capitaine.

« Et il prend la fu…i…i…te, s’écria Mme Mac-Stinger en appuyant sur la pénultième d’une telle façon que le malheureux capitaine se crut le plus lâche des hommes. Il reste caché une année entière ! Il se cache d’une femme ! Voyez comme sa conscience le tourmente ! Il n’a pas le courage de l’affronter har…di…ment (Mme Mac-Stinger appuie encore sur cette dernière syllabe), il se sauve comme un traître ! Ah ! si le petit que voici, dit Mme Mac-Stinger parlant très-vite, se permettait de vouloir se sauver, il aurait affaire à moi : je lui montrerais bien vite que je suis sa mère : et je lui en ferai porter les marques. »

Le jeune Alexandre, s’imaginant qu’elle allait mettre à exécution cette menace, fut saisi d’une telle crainte, d’une telle terreur, qu’il se coucha à plat ventre, et, ne montrant plus que les semelles de ses souliers, il poussa des cris si aigus, que Mme Mac-Stinger jugea prudent de le prendre dans ses bras ; et, pour le calmer, quand les cris recommençaient, elle le secouait de manière à lui démantibuler les mâchoires.

« En voilà un joli monsieur que votre capitaine Cuttle ! dit Mme Mac-Stinger avec énergie. Inquiétez-vous donc, perdez-en donc le sommeil, le boire et le manger, désolez-vous comme une Madeleine figurez-vous qu’il est mort, et allez-vous-en comme une folle le long des rues demander à tous les passants s’ils ne l’ont pas vu. Oh ! oui, c’est un joli coco. Ah ! ah ! ah ! il mérite, bien qu’on se tourmente comme ça ! Excusez du peu, je vous remercie bien ! Ah ! ah ! Ah !… Capitaine Cuttle, dit Mme Mac-Stinger,

 

Passant du grave au doux, du plaisant au sévère.

 

je désire savoir, monsieur, si vous allez rentrer à la maison. »

Le capitaine, tout tremblant, chercha des yeux son chapeau pour le mettre sur sa tête et partir.

« Capitaine Cuttle, répéta Mme Mac-Stinger du même ton déterminé, je désire savoir si vous voulez rentrer à la maison, monsieur, oui ou non. »

Le capitaine semblait tout prêt à partir, mais auparavant, il se hasarda à lui dire tout bas qu’il était inutile de faire tant de tapage.

« Allons ! allons ! dit Bunsby d’une voix caressante, arrière, ma toute belle, arrière !

— Et qui êtes-vous, s’il vous plaît ? riposta Mme Mac-Stinger du ton d’une vestale offensée, avez-vous jamais habité sur la place de la Princesse, au n° 9, monsieur ? ma mémoire peut me tromper, mais je ne pense pas que ce soit de mon temps. Il y avait avant moi au n° 9 une Mme Jollson, et peut-être la confondez-vous avec moi ; c’est là seulement ce qui peut me faire excuser vos familiarités, monsieur.

— Allons ! allons ! ma toute belle, arrière, arrière ! » dit encore Bunsby.

Le capitaine Cuttle, malgré son admiration pour ce grand homme, pouvait à peine en croire ses yeux, mais il vit Bunsby s’avancer hardiment et entourer de son bras velu la taille de Mme Mac-Stinger. Celle-ci fut si bien adoucie par ce procédé magique et aussi par les quelques paroles qu’il avait dites sans rien ajouter ensuite, qu’elle fondit en larmes après l’avoir regardé un moment. Un enfant, oui, un enfant monsieur, l’aurait menée en laisse, tant elle était faible alors, cette fière lionne.

Le capitaine, muet de surprise, le vit petit à petit persuader à cette femme inexorable de retourner dans la boutique ; puis Bunsby revint chercher du rhum, de l’eau et un flambeau qu’il lui porta. Il ne lui avait pas dit un mot, et il l’avait calmée. Il parut de nouveau dans la salle à manger avec son manteau de marin sur le dos et dit :

« Cuttle, je m’en vais la reconduire chez elle. »

Le capitaine, plus confus que si on lui eût mit les fers pour le transporter à Brig-Place, vit toute la famille sortir paisiblement, Mme Mac-Stinger en tête.

C’est à peine s’il eut le temps d’atteindre sa boîte de fer-blanc, pour glisser quelques pièces de monnaie dans la main de Juliana, son ancienne favorite, et de Charlot, qui lui était cher, parce qu’il avait la charpente d’un marin. Bunsby lui dit bas à l’oreille qu’il les conduirait vent arrière, et après avoir hélé encore une fois Édouard Cuttle, il ferma la porte derrière lui comme ayant épuisé la liste de la caravane.

Quand le capitaine rentra dans la salle à manger, il se sentait mal à l’aise : il était comme un somnambule devenu jouet de mille fantômes ; il se demandait s’il était bien vrai qu’il eût vu cette charmante petite famille en chair et en os. Puis il vint à penser à l’amiral de la Prudente-Clara avec une foi sans bornes, une admiration sans pareille et il resta plongé dans un ravissement étrange.

Mais comme le temps s’écoulait et que Bunsby ne reparaissait pas, le capitaine commença à se laisser troubler par des pensées d’un autre genre. Bunsby n’aurait-il pas été traîtreusement attiré à Brig-Place pour être enfermé en lieu sûr et servir d’otage pour son ami ? dans ce cas le capitaine, en homme d’honneur, devait lui rendre sa liberté au prix de la sienne. Ou bien Bunsby n’aurait-il pas été attaqué et vaincu par Mme Mac-Stinger, et n’est-ce pas pour cela qu’il n’osait plus se montrer après sa défaite ? ou bien encore Mme Mac-Stinger en y réfléchissant mieux, n’aurait-elle pas changé d’idée, par suite de l’inconstance de son caractère, et ne serait-elle pas revenue sur ses pas pour aborder de nouveau le petit Aspirant de marine ? Bunsby, sous le prétexte de la ramener par le chemin le plus court, essayait peut-être de perdre la famille au milieu des déserts et des solitudes de la Cité.

Ce qui préoccupait le plus le capitaine, c’était de savoir ce qu’il aurait à faire dans le cas où il n’entendrait plus parler, soit des Mac-Stinger, soit de Bunsby ; car, au milieu d’événements si extraordinaires et si imprévus, qui pouvait dire que cela n’arriverait pas ainsi ?

Il se fit ces questions tant de fois qu’il en fut fatigué ; et pourtant pas de Bunsby. Il fit donc son lit sous le comptoir, tout prêt à le recevoir : toujours pas de Bunsby. À la fin, quand le capitaine, ayant perdu tout espoir pour ce soir-là du moins, commençait déjà à se déshabiller, il entendit le roulement d’une voiture qui s’approchait ; bientôt elle s’arrêta à la porte et la voix de Bunsby le héla.

Le capitaine tremblait à l’idée que l’on n’avait pas pu se débarrasser de Mme Mac-Stinger, et qu’elle revenait dans la voiture.

Mais non ; Bunsby, pour toute compagne, n’avait qu’une grande boîte qu’il hala de ses propres mains dans la boutique ; et quand il l’eut halée à bord, il s’assit. Le capitaine la reconnut pour la caisse qu’il avait laissée chez Mme Mac-Stinger. Il prit la chandelle et regardant Bunsby attentivement, il crut s’apercevoir qu’il chassait sur son ancre ou, en propres termes, qu’il était ivre. Il était cependant difficile de se rendre compte de son état, car si l’amiral, quand il était en goguette, avait la figure stupide, il n’avait pas non plus la moindre expression quand il était à jeûn.

« Cuttle, dit l’amiral, en tirant la boîte dont il enleva le couvercle, sont-ce là vos affaires ? »

Le capitaine regarda dans l’intérieur de la boîte et reconnut son bien.

« Ça a été mené rondement, hein, camarade ? » dit Bunsby.

Le capitaine, dans sa reconnaissance et son étonnement, le saisit par la main. Il allait se lancer dans une réponse expressive pour peindre son ébahissement, quand Bunsby se dégagea de son étreinte, en secouant son poignet et fit un effort pour cligner de l’œil, mais, dans l’état où il était, c’est un effort qui pensa lui coûter cher : il y perdit presque l’équilibre. Il ouvrit donc brusquement la porte et partit comme une bombe pour aller rejoindre en toute hâte la Prudente-Clara. C’est ainsi qu’il se retirait toujours, à ce qu’il paraît, chaque fois qu’il était sorti de quelque entreprise à son honneur, ou qu’il avait dans son langage de loup de mer, garni de ris les garcettes.

Comme Bunsby n’aimait pas beaucoup qu’on vînt le déranger, le capitaine Cuttle pensa qu’il ferait bien de ne pas l’aller voir, ni d’envoyer savoir de ses nouvelles le lendemain ; il préféra attendre le bon plaisir de l’amiral, ou, dans tous les cas, laisser au moins s’écouler quelque temps.

Le capitaine, cependant, reprit sa vie solitaire dès le lendemain matin, et pensa longuement pendant bien des jours et bien des nuits au vieux Sol Gills, à l’opinion de Bunsby sur la question, à l’espérance qu’il conservait toujours de le voir re-venir. Celle du capitaine Cuttle alla toujours croissant, à mesure qu’il y pensait davantage ; il la rallumait dans son cœur en se mettant, pour attendre l’opticien, sur le seuil de la porte, maintenant qu’il osait le faire, depuis qu’il avait si singulièrement recouvré sa liberté. Puis, il mettait la chaise du vieux Sol à sa place ; rangeait la petite salle à manger, comme elle l’était autrefois, dans le cas où il surviendrait à l’improviste. Il décrocha une petite miniature, représentant Walter enfant ; car, dans ses pensées, il craignait que cette vue ne donnât un coup terrible au vieillard. Le capitaine avait même certains pressentiments quant au jour du retour, et un dimanche il commanda deux portions pour son dîner, tant il était plein de confiance. Mais le vieux Sol ne revenait pas, et les voisins remarquaient toujours le marin au chapeau de toile cirée, qui restait assis tous les soirs à la porte de la boutique, regardant de droite et de gauche dans la rue.

Chapitre II. Détails intimes. §

Par la nature même des choses, un homme comme M. Dombey, en présence d’un caractère comme celui qui lui tenait tête, ne pouvait rien relâcher de ses habitudes despotiques. Une lutte continuelle avec cette femme hautaine qui le méprisait, qui le bravait, ne pouvait pas faire fléchir cet homme si froidement cuirassé d’orgueil. Ces natures-là trouvent en elles-mêmes la punition de leurs défauts ; elles se gonflent comme une outre, quand on a pour elle toutes les déférences et qu’on leur fait toutes les concessions possibles ; mais la résistance et la discussion de leurs prétentions exorbitantes ne contribuent pas moins à exalter leur vanité. L’ivraie que la nature a semé dans ce champ-là grandit et pousse toujours, également nourrie par les sucs contraires : tout lui est bon, l’absinthe ou le miel, les douceurs ou les amers. Qu’on s’humilie devant lui, ou qu’on se refuse à reconnaître sa puissance, l’orgueil enchaîne toujours le cœur dans lequel il s’est dressé un trône ; qu’on l’adore ou qu’on le repousse, c’est toujours votre maître ; un maître aussi impitoyable que Satan dans les sombres légendes.

À l’égard de sa première femme, M. Dombey avait gardé, dans sa froide et hautaine arrogance, le rôle d’être supérieur qu’il se croyait dû. Il avait été M. Dombey pour elle, la première fois qu’elle l’avait vu, et il était encore pour elle M. Dombey, le jour de sa mort. Pendant tout le temps qu’avait duré leur union, il avait maintenu fièrement sa puissance, comme elle l’avait reconnue humblement. Il s’était élevé bien haut sur son trône, comme elle avait pris une place modeste aux dernières marches : il s’était complu à caresser toujours sa seule et unique pensée de domination. Il s’était figuré que le caractère plein de fierté de sa seconde femme, en se mêlant au sien, aurait ajouté à son orgueil et exalté sa puissance. Il s’était figuré pouvoir devenir encore plus hautain, quand il aurait ajouté à son orgueil l’orgueil d’Édith. Vaincu, il ne lui était jamais venu dans l’idée que celui de sa femme pourrait lutter contre le sien ; et maintenant qu’il le voyait se dresser sur sa route, à chaque pas, à chaque mouvement qu’il faisait, arrêtant sur lui son regard froid, plein de défi et de dédain, son orgueil à lui, au lieu de diminuer, de se courber sous le coup, se développait davantage, devenait plus ferme, plus violent, et en même temps plus triste, plus sombre, plus insupportable et plus inflexible qu’auparavant.

Celui qui revêt cette cuirasse d’airain, subit les conséquences du lourd fardeau qu’il s’impose. Il ne se laisse pénétrer ni par les sentiments d’amitié, d’amour, de confiance, ni par l’affection, ni par les douces émotions que procure la vie intime ; mais, qu’on porte un coup à son amour-propre, il sentira la blessure comme la poitrine nue tressaille sous l’acier ! son cœur envenimé deviendra la proie d’un ulcère rongeur que ne peut adoucir la main même de l’orgueil triomphant, quand il a jeté à ses pieds son rival désarmé.

C’étaient là les souffrances qu’il ressentait. Elles le torturaient, quand il était seul dans ses vieilles chambres, où il recommençait à se retirer souvent pour y passer de longues heures solitaires. Il semblait que ce fût son sort d’être toujours fier de son pouvoir, et cependant toujours humilié dans son impuissance, lorsqu’il aurait souhaité le plus de marcher dans sa force. Qui donc le destin avait-il voulu opposer à ses volontés ?

Qui ? La réponse était facile. Qui est-ce donc qui pouvait captiver sa femme, après avoir captivé son fils ? Qui est-ce donc qui lui avait fait voir cette nouvelle victoire, quand il était assis à la considérer dans le sombre coin du salon ? Qui est-ce donc qui pouvait faire d’un seul mot ce que ne pouvaient faire les volontés les plus énergiques du maître ? Qui est-ce qui, sans être aidé par l’amour de son père, par son intérêt, par un de ses regards, avait grandi chaque jour en taille et en beauté, quand ceux qu’il avait aimés étaient morts ? Qui donc ? si ce n’est cette même enfant qu’il avait regardée d’un œil si troublé, quand elle était bien petite encore, et privée de sa mère : oui, il l’avait regardée déjà comme s’il craignait de la haïr un jour. Ah ! ses pressentiments ne s’étaient que trop réalisés, car il la haïssait maintenant de tout son cœur !

Oui, et il aurait voulu la voir haïe, la faire haïr, quoiqu’il vît encore, malgré lui, autour d’elle, quelques rayons de cette auréole au milieu de laquelle elle lui était apparue, le soir de son retour avec sa femme. Il savait maintenant qu’elle était belle ; il ne lui contestait pas ce qu’il y avait en elle de gracieux et de séduisant ; il s’avouait à lui-même que, dans sa beauté de jeune fille, elle l’avait saisi de surprise. Mais c’était un grief de plus contre elle. Cet homme, malheureux dans ses rêveries tristes et profondes, avait le sombre sentiment de ce qui lui aliénait tous les cœurs, une vague idée de ce qui rendait sa vie si solitaire, mais il balançait mal le compte de ses droits et de ses torts, et trouvait moyen de se justifier et de récriminer contre elle. Plus elle promettait de lui faire honneur par ses belles qualités, plus il était disposé à exiger d’elle à l’avance l’obéissance et la soumission. Quand lui avait-elle montré jamais de soumission et d’obéissante ? Était-ce à lui qu’elle rendait la vie heureuse ou à Édith ? Ses séductions mêmes, était-ce à lui ou à Édith qu’elle les avait fait valoir ? Depuis sa naissance, pourquoi n’avaient-ils jamais été, l’un à l’autre comme père et fille ? Ils étaient au contraire toujours restés étrangers l’un pour l’autre ; il l’avait toujours trouvée sur son chemin, toujours et partout. En ce moment même elle était liguée contre lui. Sa beauté lui servait à attendrir des cœurs qui étaient de marbre pour lui, et semblait l’insulter par ce triomphe impie.

Peut-être au milieu de toutes ces pensées y avait-il, au fond de son cœur, comme le murmure d’un sentiment nouveau. En songeant aux inconvénients de sa position présente il se demandait, dans son égoïsme, si sa vie n’aurait pas été plus heureuse entourée des soins affectueux de sa fille. Mais il faisait taire, sous les flots bruyants de son orgueil, le grondement de ce tonnerre lointain. Il n’avait d’oreilles que pour son orgueil ; et cet orgueil, sujet incessant de ses luttes avec lui-même, de trouble sans fin, de torture volontaire ne lui inspirait pour elle que de la haine.

À ce démon chagrin, opiniâtre et sombre dont il était possédé, sa femme opposait son orgueil, à elle, dans toute la force de sa jeunesse. Jamais ils n’auraient pu être heureux ensemble ; mais rien au monde ne pouvait rendre leur vie plus malheureuse que la lutte obstinée et résolue qu’ils se livraient tous deux. Le caractère de l’orgueil de M. Dombey était de maintenir sa suprématie superbe, et de forcer Édith à la reconnaître. Pour elle, elle se serait fait tuer plutôt que de céder, et, à son dernier soupir, son regard hautain ne lui aurait témoigné que le plus froid, le plus inflexible mépris. Voilà donc la reconnaissance qu’il en avait espérée ! Car il ne savait pas quels combats elle s’était livrée à elle-même, quels orages avaient soulevé son cœur avant qu’elle se décidât à l’honneur insigne de porter son nom ! Il ne savait pas quelle concession elle croyait lui avoir faite en lui permettant de l’appeler sa femme !

Dombey était résolu à lui faire voir qu’il était le maître ; que tout devait courber devant sa volonté. Il était bien aise qu’elle fût orgueilleuse, mais il voulait qu’elle le fût de concert avec lui et non pas contre lui. Tandis qu’assis tout seul, sa colère s’animait contre elle, souvent il l’entendait sortir et rentrer, mener avec insouciance la vie agitée de Londres, sans s’inquiéter du plaisir ou du déplaisir de son mari, sans se demander s’il était satisfait ou mécontent ; non, pas plus que s’il eût été son groom. La suprême et froide indifférence d’Édith, cette usurpation de son propre privilége le blessait plus profondément que tout le reste, et il se décida à la faire plier sous sa volonté puissante et majestueuse.

Il avait longuement médité ces pensées, quand un soir il alla la trouver dans son appartement, après l’avoir entendue rentrer fort tard. Elle était seule, encore revêtue de sa riche toilette et venait de sortir de la chambre de sa mère. Son visage avait une expression de mélancolie et de tristesse quand il s’approcha d’elle, mais il n’eut que le temps de s’en apercevoir de la porte, car, à peine eut-il fait un pas, que, dans le miroir en face d’elle, il reconnut, comme dans un cadre, ce visage aux sourcils froncés, et cette beauté sombre qu’il connaissait trop bien !

« Madame Dombey, en entrant, je vous demanderai la permission de vous dire quelques mots.

— Demain, répondit-elle.

— Il n’y a jamais de moment plus convenable que le moment présent, madame, dit-il. Vous vous méprenez sur votre position. C’est moi qui ai l’habitude de choisir mes moments. Je crois que vous vous faites une fausse idée de ce que je suis et de ce que je dois être dans la maison, madame Dombey.

— Je crois, répondit-elle, m’en faire au contraire une très-juste idée. »

En parlant ainsi elle le regardait, ses beaux bras blancs tout chargés d’or et de pierreries croisés sur sa poitrine oppressée, et détournant la tête.

Si elle eût été moins belle, moins hautaine dans son froid maintien, elle n’aurait jamais pu faire pénétrer en lui le sentiment de son infériorité jusqu’au fond de son orgueil humilié. Mais elle avait ce pouvoir, et il le sentait profondément. Il lança un regard tout autour de la chambre : il y vit çà et là, dédaigneusement éparpillés, tous les plus riches objets de toilette, tout le luxe des vêtements. Ce n’était pas caprice ou négligence, c’était l’expression du plus profond mépris pour tout ce que l’or peut payer ; nouvel outrage pour son mari. Les guirlandes de fleurs, les plumes, les bijoux, les dentelles, la soie, le satin, partout il voyait des objets de luxe méprisés, gaspillés et foulés aux pieds. Les diamants même, son cadeau de noces, qui se levaient et retombaient sur son sein, semblaient s’agiter, impatients de briser la chaîne qui les attachait à son cou pour aller rouler sur le plancher, se faire écraser sous ses pieds.

Il sentait donc son infériorité, et il le laissait voir. Au milieu de l’éclat des teintes et des lueurs voluptueuses qui se reflétaient dans l’appartement, il était d’une gravité bizarre dans son maintien ; il avait l’air gêné devant sa fière maîtresse, dont la beauté farouche se répétait dans tous les objets qui l’entouraient comme dans autant de fragments de miroirs brisés. Il comprenait lui-même son embarras et son air maladroit ; plus il la voyait conserver son sang-froid, plus s’en augmentait sa colère. Irrité, hors de lui, il s’asseyait, il se levait, il ne savait quelle contenance faire et n’y gagnait rien.

« Madame Dombey, il est absolument nécessaire que nous ayons ensemble une explication. Votre conduite ne me plaît pas, madame. »

Elle se contenta de lui lancer un regard et détourna de nouveau la tête : mais elle eût parlé une heure qu’elle n’aurait pu être plus éloquente.

« Je vous répète, madame Dombey, que votre conduite ne me plaît pas. J’ai déjà eu occasion de vous dire qu’il fallait la changer. J’insiste aujourd’hui sur ce point.

— Vous avez choisi une occasion fort convenable pour votre première remontrance, monsieur, et pour la seconde, vos manières et vos expressions sont on ne peut plus convenables aussi. Vous insistez, vous ? et avec moi encore ?

— Madame, dit M. Dombey prenant son air de froideur le plus agressif, je vous ai faite ma femme, vous portez mon nom, vous êtes associée à ma position, à ma réputation. Je ne vous dirai pas que le monde en général pense que cette union a été pour vous un honneur, mais je vous dirai que j’ai l’habitude d’insister avec mes proches et mes inférieurs.

— Dans laquelle des deux catégories vous plaît-il de me ranger ? demanda-t-elle.

— Il me semble que ma femme doit participer, ou plutôt qu’elle participe réellement et inévitablement de ces deux caractères, madame Dombey. »

Elle abaissa ses yeux sur lui avec fermeté et mordit ses lèvres tremblantes. Il vit sa poitrine se soulever, son visage rougir, puis pâlir tout à coup : Tout cela, il ne pouvait manquer de le voir, et il le vit. Mais ce qu’il ne put voir, c’est qu’au fond de son cœur elle écoutait une voix, elle entendait un nom qui lui disait de se calmer, et ce nom, c’était Florence.

Pauvre idiot ! il marche à sa ruine les yeux bandés. Ne s’avisa-t-il pas de croire alors qu’elle s’arrêtait parce qu’elle avait peur de lui ?

« Vous êtes trop dépensière, madame, dit M. Dombey. Vous êtes extravagante, vous jetez par la fenêtre des sommes folles, ou au moins ce qui serait des sommes folles pour d’autres que pour moi ; et cela, dans des sociétés qui me sont inutiles et qui même me sont désagréables. J’insiste sur un changement complet à cet égard. Je sais que les femmes qui parviennent subitement à la fortune sont en général promptes à abuser de leur nouvelle situation. Vous n’en avez que trop abusé déjà : Je désire que l’expérience de Mme Granger, dans une position bien différente, serve maintenant d’instruction à Mme Dombey. »

C’était encore ce même regard fixe, ces lèvres tremblantes cette poitrine oppressée, ce visage changeant à chaque instant de couleur et toujours ce nom dans son cœur : Florence ! Florence ! En voyant ses traits ainsi altérés, l’insolence de l’orgueilleux Dombey croissait toujours. Le mépris qu’elle avait eu pour lui, le sentiment qu’il venait d’avoir de son infériorité, autant que cet air de soumission qu’il croyait reconnaître, gonflèrent trop violemment son cœur, qui s’abandonna à toute son impétuosité. Qui pouvait résister à sa ferme volonté et à son bon plaisir ? il avait résolu de la soumettre. Eh bien ! vous voyez !

« Vous aurez la bonté, madame, dit M. Dombey d’un ton de souveraine autorité, de vous rappeler bien positivement qu’on me doit respect et obéissance, que je veux qu’on me respecte et qu’on m’obéisse devant le monde, madame. Je suis habitué à cela, je le réclame comme mon droit. Bref, il faut vous y soumettre. Il me semble que ce n’est pas trop exiger en retour de la haute position que je vous ai faite, et personne, je le crois, ne sera surpris ni de ce que j’exige de vous, ni de ce que vous ferez pour moi, pour moi ! moi ! » répéta-t-il avec emphase.

Elle ne dit rien, son maintien était le même, ses yeux étaient toujours fixés sur lui.

« J’ai appris par votre mère, madame Dombey, dit-il avec l’importance d’un magistrat, ce que déjà vous savez sans doute, c’est que Brighton lui a été recommandé pour sa santé. M. Carker a eu la bonté… »

Elle changea tout à coup : son visage et son sein se couvrirent d’une rougeur aussi vive que si les feux ardents du soleil couchant les eussent colorés. M. Dombey s’aperçut du changement, mais il l’interpréta toujours à sa manière et continua :

« M. Carker a eu la bonté d’y aller louer une maison pour quelque temps. À notre retour à Londres, je prendrai les arrangements que je jugerai nécessaires pour l’accommoder et la diriger. Ainsi, par exemple, si cela se peut, je retiendrai à Brighton une très-respectable dame, qui vit dans une position précaire, une certaine Mme Pipchin : elle a déjà rempli dans ma famille une place de confiance, et je la prendrai comme femme de charge. Une maison comme la mienne, que Mme Dombey ne dirige que de nom, a besoin d’une tête capable. »

Elle avait changé de maintien, avant qu’il en fût venu à ces mots, et maintenant elle était assise, sans le quitter du regard, toujours tournant et retournant un bracelet autour de son bras, non pas d’une main légère et délicate : elle le tirait, elle le pressait au contraire sur sa douce peau, si fortement que son bras en devint tout violet.

« J’ai remarqué, ajouta M. Dombey, et ceci termine ce que j’avais l’intention de vous dire, madame Dombey, j’ai remarqué, il y a un instant, madame, que mon allusion à M. Carker, a été reçue d’une façon toute particulière. Quand il m’est arrivé de vous témoigner devant ce confident dévoué, combien j’étais mécontent de votre manière de recevoir mes amis, vous vous êtes plainte de sa présence. Vous feriez bien, madame, de ne plus vous en plaindre et de vous habituer très-probablement à sa présence dans beaucoup d’autres occasions semblables : à moins que vous n’ayez recours au moyen que vous avez à votre disposition. Ce moyen, madame, est de ne pas me donner un sujet de plainte. M. Carker, dit M. Dombey qui, après l’émotion dont il venait d’être témoin, croyait trouver dans l’usage qu’il faisait de son confident, un sûr moyen de triompher de l’orgueil de sa femme et qui peut-être tenait aussi à montrer à cet homme tout son pouvoir sous un jour nouveau, M. Carker étant dans ma confidence, madame, peut très-bien être dans la vôtre au même degré. J’espère, madame, ajouta-t-il, après quelques moments de silence dont il profita dans sa fierté toujours croissante pour mûrir son idée, j’espère, madame, n’avoir pas besoin de vous adresser des reproches ou des remontrances par l’intermédiaire de M. Carker ; mais comme ce serait déroger à ma position et à ma réputation de soutenir des discussions qui ne sont pas de mon rang, avec une femme à laquelle j’ai conféré la plus haute distinction qui soit en mon pouvoir, je ne me ferai aucun scrupule d’avoir recours aux services de M. Carker dans l’occasion, si besoin est. »

Puis, se rehaussant dans le sentiment de sa propre grandeur, M. Dombey, plus roide et plus impénétrable que jamais, se dit à lui-même : « Maintenant elle a appris à me connaître ; elle sait ce que je veux. »

La main, qui avait comprimé si fort le bracelet, Édith la tenait étroitement serrée sur sa poitrine, mais, le regard toujours fixé sur lui et la figure impassible, elle lui dit à voix basse :

« Attendez pour l’amour de Dieu, il faut que je vous parle. »

Pourquoi ne lui parla-t-elle pas ? Pourquoi pendant quelques instants se livra-t-il dans Édith une lutte intérieure qui l’empêcha de parler ? L’expression forcée qu’elle imprima à son visage lui donnait l’air d’une statue. Ce regard ne faisait ni concession, ni résistance, il n’exprimait ni l’amour, ni l’orgueil, ni la haine, ni l’humilité, il se bornait à interroger.

« Vous ai-je jamais poussée à rechercher ma main ? Ai-je eu recours à la ruse pour faire votre conquête ? Me suis-je montrée à votre égard plus sympathique quand vous me faisiez la cour que je ne l’ai été depuis notre mariage ? Enfin, m’avez-vous jamais vue différente de ce que je suis aujourd’hui pour vous ?

— Mon Dieu, madame, il est complétement inutile d’entrer dans de pareilles discussions.

— Avez-vous pensé que je vous aimais ? Ignoriez-vous que je ne vous aimais pas ? Vous êtes-vous jamais soucié de mon cœur ? avez-vous jamais pensé à si peu de chose ? A-t-il jamais été question de rien de semblable dans notre marché, d’un côté ou de l’autre ?

— Il ne s’agit point de cela du tout, madame. »

M. Dombey voulut sortir. Édith se plaça entre lui et la porte pour l’en empêcher ; elle se mit devant lui dans toute la majesté de son orgueil, et lui dit en le regardant entre les yeux :

« Vous répondez malgré vous à chacune de ces questions ; vous y répondez en vous-même avant que je ne vous les fasse. Comment en serait-il autrement, vous qui savez aussi bien que moi notre misérable marché ? Maintenant, dites-moi, si je vous avais aimé jusqu’à l’adoration, pourrais-je faire plus que de vous livrer toute ma volonté, tout mon être comme vous venez de me le demander ? Si mon cœur était pur et innocent et que vous fussiez l’objet de son amour, pourriez-vous obtenir davantage ?

— Probablement non, madame.

— Vous savez combien il s’en faut qu’il en soit ainsi ; vous n’avez qu’à me regarder et vous lirez sur mon visage toute l’ardeur de la passion que je ressens pour vous. Tout cela était dit, sans que sa lèvre tremblât, sans que son œil noir brillât ; c’était toujours le même regard fixe et pénétrant. Vous connaissez l’histoire de ma vie. Vous parliez tout à l’heure de ma mère. Eh bien ! qu’en dites-vous ? Pensez-vous après cela réussir à m’humilier, à me faire plier, à me rompre, moi, à la soumission, à l’obéissance ? »

M. Dombey sourit ; autant aurait valu lui demander s’il pouvait prendre dans ces coffres deux cent cinquante mille francs : ce n’était pas plus difficile.

« S’il y a quelque chose d’extraordinaire ici, dit-elle en élevant la main vers son front, tandis que son regard restait toujours aussi calme, aussi froid, comme il y a là des pensées étranges, et elle appuya avec force sa main sur son cœur, songez à l’importance de la prière que je vais vous faire ! Oui, que je vais vous faire, » répéta-t-elle en réponse à un mouvement de physionomie de M. Dombey.

M. Dombey abaissa son menton sur sa cravate dont l’empois se froissa et craqua. Il s’assit sur un sofa qui se trouvait près de lui pour entendre la prière.

« Je vais vous dire une chose qui me semble, à moi-même, incroyable de ma part ; en y réfléchissant, vous y attacherez encore plus d’importance, quand je la dis à un homme qui est devenu mon mari, à vous surtout. »

Il crut voir des larmes briller dans ses yeux et il se disait avec complaisance que c’était lui qui les faisait couler ; et pourtant pas une ne coula jusque sur sa joue, et son regard ne perdit rien de sa fermeté.

« Eh bien ! continua-t-elle, dans cet abîme qui est devant nous, et où nous tomberons peut-être, nous ne périrons pas seuls (la perte ne serait pas grande), mais nous en entraînerons d’autres avec nous.

— D’autres ! il savait de qui elle voulait parler et il fronça sévèrement le sourcil.

— C’est pour ces autres-là que je vous parle, mais aussi pour vous et pour moi. Depuis notre mariage, vous avez été arrogant avec moi, et je vous l’ai rendu. Vous m’avez montré, à moi et à tous ceux qui nous entourent, à chaque heure du jour, que vous croyez m’avoir fait une grâce, un honneur, en m’épousant. Je ne pense pas de même, et je ne me suis pas gênée pour le faire voir. Il semble que vous n’ayez pas voulu me comprendre, ou que vous consentiez volontiers à ce que nous allions chacun de notre côté, et vous attendez en retour un hommage que vous n’obtiendrez jamais. »

Son visage resta aussi impassible, mais dans le souffle même qu’elle tira de sa poitrine il y avait une articulation énergique de ce mot fatal : Jamais.

« Je n’ai aucune affection pour vous, vous le savez et vous ne vous en souciez guère. De mon côté, je sais que vous ne m’aimez pas, mais nous sommes enchaînés l’un à l’autre ; et, dans les liens qui nous entourent, d’autres sont liés avec nous, comme je viens de vous le dire. Nous mourrons tous les deux, et déjà tous les deux nous avons vu la mort de près chacun dans un petit enfant. Qu’elle nous apprenne à être indulgents ! »

M. Dombey respira longuement ; on eût cru qu’il disait : « Oh ! ce n’était que ça ? »

« Il n’y a pas d’or au monde, continua-t-elle d’un visage plus pâle, en voyant l’insensibilité de son mari qui sembla donner à ses yeux un plus vif éclat ; il n’y a pas d’or qui eût pu m’empêcher de vous faire cet appel et de vous dire toute l’importance que j’y attache. De même qu’une fois ces mots emportés par les vents, il n’y aura pas d’or ou de puissance capable de les rappeler. Je sais la portée de mes paroles, je les ai pesées, et je tiendrai la promesse que je ferai : si vous voulez me promettre votre indulgence, je vous promettrai la mienne aussi. Nous sommes un couple malheureux, chez lequel, par des causes différentes, tout sentiment qui rend une union bénie, ou du moins raisonnable, est devenu impossible ; mais, avec le temps, l’amitié pourra venir, nos caractères se conviendront peut-être davantage. Je tâcherai d’avoir cette espérance, si vous voulez en faire autant de votre côté. Je chercherai à faire un meilleur et plus heureux emploi de mes dernières années que je ne l’ai fait de ma première jeunesse. »

Elle avait parlé, tout le temps, d’une voix basse, mais bien accentuée, et d’un ton qui ne montait ni ne baissait. Quand elle eut fini, elle laissa retomber la main qu’elle serrait avec force contre son mur pour en contenir les battements. Mais elle ne baissa pas les yeux, et son regard resta toujours fixé sur lui.

« Madame, dit M. Dombey de son ton de dignité le plus imposant, je ne puis accepter une proposition pareille ; ce serait trop singulier. »

Elle continua à le regarder sans que sa physionomie exprimât le moindre changement.

« Je ne puis, dit M. Dombey qui se leva en parlant, consentir à temporiser ou à entrer en pourparler avec vous, madame Dombey, sur ce sujet. Vous connaissez trop bien, à cet égard, ma façon de penser. Je vous ai posé mon ultimatum, madame ; il ne me reste plus qu’à vous prier d’en faire l’objet de votre plus sérieuse attention. »

Il fallait voir combien le regard d’Édith, changeant d’expression, parut s’arrêter sur lui plus fixement encore. Il fallait voir ses yeux se détourner de lui comme d’un être vil et odieux ! Il fallait voir le froncement de son hautain sourcil ! Il fallait voir le mépris, la colère, l’indignation, l’horreur se peindre sur ses traits, et la pâleur glaciale de son visage sévère s’effacer comme une ombre ! M. Dombey ne pouvait manquer de suivre tous ces jeux de physionomie ; il en eut presque peur.

« Allez, monsieur, dit-elle en lui montrant la porte d’un geste impérieux. Ici se termine notre première et notre dernière confidence. Rien ne pourra nous rendre plus étrangers l’un à l’autre que nous ne le sommes maintenant.

— Je poursuivrai la route que je me suis tracée, madame, dit M. Dombey, sans me laisser troubler, je vous prie de le croire, par des phrases. »

Elle lui tourna le dos sans lui répondre et s’assit devant son miroir.

« J’espère que vous comprendrez mieux votre devoir quand vous serez plus calme et que vous aurez un peu réfléchi, madame. »

Elle ne répondit pas un mot. Dans le miroir qui reflétait le visage d’Édith, il ne vit plus la moindre expression ; non, elle ne faisait pas plus attention à lui qu’à une araignée égarée sur le mur, à un cloporte sur le tapis, ou plutôt elle montrait le même dégoût que s’il avait été pour elle ces deux insectes à la fois et qu’elle les eût foulés aux pieds avec le sentiment du plus profond mépris. Il se retourna, en approchant de la porte, pour jeter encore un regard sur cette chambre, où les lumières et le luxe brillaient avec profusion sur tous les riches et splendides objets étalés partout ; sur la belle Édith, dans ses vêtements somptueux, assise devant sa glace ; sur le visage d’Édith, réfléchi dans son miroir. Il rentra dans sa vieille chambre tout pensif, emportant avec lui dans son esprit une peinture vivante de la scène qui venait de se passer, et, comme c’est assez l’ordinaire, il se demandait vaguement ce que tout cela allait devenir.

Du reste, M. Dombey restait calme et digne, comme un homme qui ne doute pas un moment du succès. Son opinion était faite là-dessus.

Il n’avait pas l’intention d’accompagner la famille à Brighton ; mais le matin du départ, c’est-à-dire le lendemain ou le surlendemain, il informa gracieusement Cléopâtre au déjeuner qu’il irait les rejoindre bientôt.

On n’avait pas de temps à perdre pour conduire Cléopâtre dans un lieu qui était recommandé par les médecins, car la pauvre femme avait l’air de filer un mauvais coton, et, avant d’aller en terre, sa figure, en attendant, était déjà devenue terreuse.

Sans avoir éprouvé une seconde attaque bien positive de sa maladie, la vieille fée paraissait, dans sa convalescence, avoir beaucoup plus perdu que gagné. Elle était plus faible et plus abattue ; sa tête était plus dérangée, et il se faisait, dans son esprit et dans sa mémoire, d’étranges confusions. Parmi les symptômes de ce nouveau malaise, elle avait contracté l’habitude de confondre les noms de ses deux gendres, le mort et le vivant ; et, en général, elle appelait M. Dombey Grangebey ou Domber, et vice versa.

Mais elle était jeune, toujours aussi jeune, et, dans sa jeunesse, elle apparut au déjeuner, le jour du départ, avec un chapeau neuf fabriqué tout exprès pour la circonstance, et une robe de voyage brodée et soutachée comme une robe d’enfant, second âge. Il n’était pas facile de la coiffer avec un de ces chapeaux légers maintenant à la mode, et, quand on était parvenu à le placer sur sa pauvre tête branlante, il n’était pas facile de le fixer à sa place. Au déjeuner, par exemple, il se mit dans la tête d’être toujours tourné de côté ; il est vrai qu’il en fut bien puni par la vigilante Flowers, qui le renfonçait à tout moment avec une bonne tape sur le fond. C’est pour cela que cette perle des femmes de chambre resta derrière sa maîtresse pendant tout le repas.

« Allons, mon cher Grangebey, dit Mme Skewton, il faut positivement me prom… (elle s’arrêtait court au milieu de certains mots, quand elle ne les supprimait pas tout à fait) de venir bientôt nous voir.

— Je viens justement de dire, madame, répondit M. Dombey bien haut et d’une voix fortement accentuée, que j’irai vous rejoindre dans un jour ou deux.

— Ah ! c’est bien à vous, Domber.

Ici le major, qui était venu pour prendre congé des dames et qui regardait Mme Skewton avec ses yeux de homard, dans l’attitude tout à fait désintéressée d’un homme qui ne doit jamais mourir, s’écria :

« Corbleu ! Madame, vous ne demandez pas au vieux Joe s’il ira vous voir ?

— …stérieux personnage, répondit Mme Skewton, qui donc êtes-vous ? »

Mais ici un renfoncement administré à propos par Flowers au chapeau sembla raviver sa mémoire, et elle ajouta :

« Oh ! c’est de vous que vous voulez parler, horrible créature ?

— C’est diablement drôle, monsieur ! dit tout bas le major à M. Dombey ; ça va mal ! Aussi, elle ne s’est jamais assez couverte (le major, lui, était boutonné jusqu’au menton)… De qui voulez-vous que J. B. parle en disant Joe, si ce n’est du vieux Joe Bagstock, Joseph, votre esclave pour vous servir, Joe, madame ? Cet homme-là, voyez-vous, cet homme-là ? entendez-vous ce creux-là ? (Il se frappait sur la poitrine.) C’est Bagstock, ça !

— Ma très chère Édith, Grangebey, c’est la chose la plus …straordinaire, dit Cléopâtre d’un air maussade, que le major…

— Bagstock J. B., lui cria le major voyant qu’elle balbutiait son nom.

— N’importe, dit Cléopâtre ; Édith, mon amour, vous savez que je n’ai jamais eu la mémoire des noms. Qu’est-ce que je disais donc ? Ah ! oui, c’est la chose la plus …straordinaire du monde, que tant de gens demandent à me venir voir là-bas. Je ne pars pas pour longtemps ; je reviendrai. Rien ne les empêche pourtant d’attendre mon retour. »

Cléopâtre, en parlant ainsi, promenait ses regards autour de la table et ne paraissait pas à son aise.

« Je n’ai pas besoin de visiteurs ; non, je n’en ai pas besoin, continua-t-elle. Un peu de repos et d’autres choses semblables, voilà tout ce que je …clame. Il ne faut pas que ces odieux animaux s’appro… de moi tant que je ne serai pas sortie de ce …gourdissement. »

Et, tout en voulant reprendre ses manières de coquette, elle chercha à donner une petite tape avec son éventail au major, mais elle se trompa de direction et renversa la tasse de M. Dombey.

Puis elle appela Withers et le chargea de veiller à ce que l’ordre pour tous les petits rangements de sa chambre fût ponctuellement exécuté le plus tôt possible, avant son retour ; il fallait s’y mettre tout de suite, car son retour pouvait bien ne pas tarder. Elle avait tant d’invitations à satisfaire, et tant de gens à visiter ! Withers reçut ces ordres avec une respectueuse déférence. Il donna sa promesse que tout serait exécuté ; mais lorsqu’il se fut retiré d’un pas ou deux derrière elle, il ne put s’empêcher de regarder d’une étrange manière le major, qui ne put s’empêcher de regarder d’un air non moins étrange M. Dombey, qui ne put s’empêcher de regarder d’un air aussi étrange Cléopâtre, qui ne put s’empêcher, en branlant la tête, de se boucher l’œil avec son chapeau, et de faire un grand cliquetis avec son couteau et sa fourchette dans son assiette : on eût dit qu’elle jouait des castagnettes.

Édith seule ne levait pas les yeux de dessus la table, sans jamais paraître s’inquiéter de ce que disait ou faisait sa mère. Elle écoutait ses mots entrecoupés ou tournait la tête vers elle quand elle lui parlait ; elle lui répondait quelques mots à voix basse lorsque cela était nécessaire ; quelquefois elle l’arrêtait quand elle divaguait, ou ramenait par un mot ses pensées au sujet dont elle s’écartait. La mère qui, pour tout le reste, n’avait aucune fixité dans l’esprit, ne perdait jamais de vue sa fille ; elle regardait ce beau visage froid et sévère comme le marbre, tantôt avec une sorte d’admiration craintive, tantôt avec des efforts de gaieté pour la faire sourire ; tantôt elle versait des larmes et secouait la tête d’un air jaloux, comme si elle s’imaginait que sa fille la négligeait ; mais toujours elle était attirée vers elle comme par un aimant invincible. D’Édith, son regard allait quelquefois vers Florence, pour revenir ensuite à Édith avec un air égaré. Quelquefois, elle cherchait à regarder ailleurs, comme pour se dérober au visage de sa fille ; mais elle se sentait forcée d’y revenir, quoique celle-ci ne cherchât jamais la première son regard et ne songeât à la troubler d’un seul coup d’œil.

Le déjeuner terminé, Mme Skewton, feignant de s’appuyer négligemment sur le bras du major, tandis qu’elle était portée de l’autre côté par Flowers, sa femme de chambre, et poussée par Withers, son page, fut conduite à la voiture qui devait l’emmener, elle, Florence et Édith, à Brighton.

« Joseph est-il complétement banni ? dit le major en s’arrêtant sur les marches avec son visage pourpre. Diable ! madame Cléopâtre a-t-elle le cœur assez dur pour défendre à son fidèle Marc-Antoine Bagstock de jouir de sa présence ?

— Allez-vous-en, dit Cléopâtre ; je ne puis vous voir. Vous reviendrez quand je serai de retour, si vous êtes aimable.

— Dites à Joseph, madame, un mot d’espoir, fit le major, ou il mourra de douleur.

— Mourra ! fit Cléopâtre en frissonnant et en s’affaissant sur elle-même. Édith, ma chère, continua-t-elle, dites-lui…

— Quoi ?

— Ce sont des mots affreux, dit Cléopâtre ; il emploie des mots affreux ! »

Édith lui fit signe de s’éloigner, donna l’ordre de partir, et laissa le fatigant major à M. Dombey, qu’il alla rejoindre en sifflant.

« Ah ! monsieur, dit le major les deux mains sous les basques de son habit et les jambes bien écartées, voilà une charmante amie qui déménage pour Drôle-de-Ville.

— Que voulez-vous dire, major ? demanda M. Dombey.

— Je veux dire, Dombey, répondit le major, que vous serez bientôt un gendre sans belle-mère. »

M. Dombey parut si peu satisfait de cette plaisanterie, que le major se tira d’embarras en toussant comme un cheval pour se donner un air de gravité.

« Sacrebleu ! monsieur, dit le major, il est inutile de déguiser les choses. Joe est rude, monsieur ; c’est sa nature. Si vous prenez le vieux Joe pour ami, il faut le prendre tel qu’il est : il n’est pas fait d’hier ; c’est une vieille lame et un fin renard. Dombey, la mère de votre femme est sur le déclin.

— Je crains, répondit M. Dombey, avec beaucoup de philosophie, que Mme Skewton ne baisse.

— Ne baisse, Dombey, dit le major ; ce n’est pas le mot ; dites qu’elle tombe.

— Oh ! le changement d’air et les soins peuvent faire beaucoup, dit M. Dombey.

— Ne le croyez pas, monsieur, répondit le major. Sacrebleu ! monsieur, elle ne se couvre pas assez. Si un homme ne se couvre pas, monsieur, dit le major, en fermant un autre bouton à son gilet de peau de buffle, sur quoi voulez-vous qu’il compte ? Il y a des gens qui en mourront, monsieur, et c’est bien leur faute. Sacrebleu ! monsieur, oui, c’est bien leur faute. Voilà ce que c’est que d’être entêté ! Voyez-vous, Dombey, ça ne serait peut-être pas bien gracieux, ça ne serait peut-être pas bien raffiné, ça serait un peu rude et coriace, mais, voyez-vous, une goutte du pur sang du vieil anglais Bagstock ne ferait vraiment pas de mal pour la régénération de l’espèce humaine. »

Satisfait d’avoir donné cette précieuse indication dans l’intérêt de l’humanité, le major Bagstock, qui indépendamment de toutes les autres qualités comprises dans la catégorie de l’anglais pur sang qu’il possédait ou qu’il ne possédait pas, on n’en savait trop rien, possédait bien certainement un visage véritablement écarlate, emporta au club ses yeux de homard avec son embonpoint apoplectique et passa sa journée à étouffer.

Cléopâtre, tantôt de mauvaise humeur, tantôt satisfaite d’elle-même, tantôt éveillée, tantôt endormie, mais toujours juvénile, arriva à Brighton le même soir, fut démontée pièce par pièce comme à son ordinaire, et précieusement serrée dans son lit : pendant qu’elle y reposait, son imagination mélancolique lui montra peut-être un squelette plus puissant que son squelette de femme de chambre, veillant près des rideaux roses rabattus qui répandaient sur elle leur teinte mensongère.

Il avait été décidé dans une consultation imposante de médecins premier choix, que Mme Skewton devait tous les jours aller prendre l’air en voiture, sortir tous les jours, et marcher même, si faire se pouvait. Édith était toujours là pour l’accompagner avec la même attention machinale, la même beauté impassible : elles sortaient seules, car Édith, maintenant que sa mère allait plus mal, se trouvait embarrassée en présence de Florence, et elle lui avait dit en l’embrassant qu’elle préférait sortir seule avec sa mère.

Un jour, Mme Skewton se trouvait dans un de ses moments d’humeur capricieuse, exigeante et jalouse, qui avait pris de grandes proportions pendant sa convalescence à la suite de sa première attaque. Après être restée silencieuse dans la voiture, à observer Édith pendant quelque temps, elle lui prit la main et la baisa avec ardeur. La main ne fut donnée ni retirée ; elle obéit machinalement à la direction que lui fit prendre Mme Skewton : celle-ci la lâcha, et aussitôt la main se laissa retomber, presque comme si elle était privée de sensibilité. Alors elle se mit à sangloter et à gémir, en s’écriant :

« Dire que j’ai été une si bonne mère ! et qu’on me délaisse comme ça ! »

Elle continua à se lamenter ainsi de temps à autre, même quand elles furent descendues de voiture et qu’elle s’avançait toute chancelante, appuyée sur Withers d’un côté, sur sa béquille de l’autre. Édith marchait à côté d’elle, et, la voiture suivait lentement à une petite distance.

C’était par une journée froide et sombre ; il faisait beaucoup de vent : elles se trouvaient sur les dunes n’ayant entre elles et le ciel qu’une vaste solitude. La mère, se complaisant dans la monotonie de ses lamentations, répétait toujours la même chose à voix basse de temps en temps, et sa fille, gardant son orgueilleux maintien, s’avançait lentement auprès d’elle, quand elles virent s’approcher sur un rocher aride deux autres personnes. Vues de loin, elles semblaient une parodie si fidèle de la tournure de Mme Skewton et de sa fille qu’Édith interrompit sa marche.

Presque au même moment, les deux autres personnes s’arrêtèrent, et celle qu’Édith ne pouvait s’empêcher de comparer à l’ombre contrefaite de sa mère, s’adressa à l’autre avec vivacité en les montrant toutes deux du doigt : la vieille semblait vouloir retourner sur ses pas, mais l’autre, dans laquelle Édith reconnut une image d’elle-même assez frappante pour lui faire éprouver un certain malaise, peut-être même de la peur, s’avança ; alors elles s’approchèrent toutes les deux.

Presque toutes ces remarques, Édith les avait faites en marchant à leur rencontre, car elle ne s’était arrêtée qu’un moment. Une observation plus attentive lui fit reconnaître qu’elles étaient pauvrement vêtues, comme des mendiantes qui courent la campagne. Elle put voir que la plus jeune portait des ouvrages de tricot et d’autres objets à vendre, mais que la vieille marchait péniblement les mains vides.

Et pourtant, quoique cette jeune femme lui fût bien inférieure pour la mise, la dignité, la beauté, Édith ne pouvait s’empêcher de la comparer à elle-même. Peut-être reconnaissait-elle sur son visage quelques traces des sentiments qu’elle couvait en elle-même, et qu’elle gardait au fond de son cœur sans les trahir dans ses traits. Mais quand elle vit la jeune femme s’avancer, lui rendre son regard, et arrêter ses yeux brillants sur elle ; quand elle crut se reconnaître dans son air, dans sa pose, jusque dans un certain échange de pensées réciproques, un frisson parcourut ses membres, comme si le jour devenait plus sombre et le vent plus froid.

Enfin elles se joignirent. La vieille femme, tendant avec importunité sa main, s’arrêta pour demander l’aumône à Mme Skewton. La plus jeune s’arrêta aussi ; Édith et elle se regardèrent fixement.

« Qu’avez-vous à vendre ? dit Édith.

— Rien que cela, répondit la femme en présentant ses marchandises sans même les regarder. Je ne peux plus me vendre moi ; il y a longtemps que je me suis vendue.

— Oh ! ma bonne dame, ne la croyez pas, croassa la vieille en s’adressant à Mme Skewton, ne croyez pas ce qu’elle dit là. Elle n’en fait jamais d’autres. C’est ma fille, ma jolie fille, mais bien désobéissante. Elle ne m’adresse que des reproches continuels, ma bonne dame, après tout ce que j’ai fait pour elle. Regardez-là maintenant, ma bonne dame, comme ses yeux menacent sa vieille mère. »

Mme Skewton tira sa bourse d’une main tremblante et tâtonna avec une précipitation fébrile pour donner à la vieille quelques pièces de monnaie. Celle-ci attendait avec des yeux de convoitise, et leurs deux têtes branlantes se touchaient presque déjà, lorsque Édith s’interposant :

« Je vous ai déjà vue, dit-elle à la vieille.

— Oui, ma bonne dame, fit celle-ci avec une révérence ; vous m’avez vue dans le comté de Warwick, un matin, sous les arbres ; vous n’avez rien voulu me donner, mais le monsieur m’a donné quelque chose, lui. Oh ! que Dieu le récompense ! que Dieu le récompense comme il le mérite ! murmura la vieille femme en levant son bras décharné et faisant à sa fille une grimace horrible.

— À quoi vous sert de me retenir, Édith, dit Mme Skewton en prévenant avec humeur une objection de sa fille, vous n’y entendez rien. Je le veux. Je suis sûre que c’est une excellente femme et une bonne mère.

— Oui, ma bonne dame, oui, dit la vieille en faisant claquer ses dents, et tendant une main cupide. Merci bien, ma bonne dame, que le ciel vous bénisse ! Encore une petite pièce de dix sous, ma gentille dame, comme une bonne mère que vous êtes.

— Oui, oui, et une bonne mère qui n’est pas quelquefois plus ménagée que vous par sa fille, ma bonne vieille, dit Mme Skewton d’un ton pleureur. Allons, donnez-moi une poignée de main, vous êtes une bonne vieille, pleine de… je ne sais plus comment ça s’appelle… et ainsi de suite. Vous êtes toute affection, etc., n’est-ce pas ?

— Oh ! oui, ma bonne dame !

— Oui, j’en suis sûre, et ce charmant Grangebey est aussi comme ça. Il faut absolument que je vous serre la main, maintenant vous pouvez vous retirer. Voyez-vous, j’espère, dit-elle en s’adressant à la fille, que vous montrerez plus de reconnaissance et plus de… comment dirai-je ? et tout le reste. Je n’ai jamais pu retenir les noms. Mais vous serez tout cela, car il n’y a jamais eu de meilleure mère pour vous que cette bonne vieille. Allons venez, Édith ! »

Tandis que la ruine de Cléopâtre se traînait péniblement en gémissant et en essuyant ses yeux, n’ayant garde pourtant de toucher au rouge de ses joues, la vieille suivait en tremblotant une autre route, tout en mâchonnant et en comptant son argent. Pas un mot de plus, pas un geste de plus n’avait été échangé entre Édith et la jeune femme ; mais elles ne s’étaient pas perdues de vue un moment : elles s’étaient regardées fixement jusqu’à l’instant où Édith se réveillant comme d’un songe s’éloigna lentement.

« Oh ! vous êtes bien belle, murmura en elle-même son image en la regardant, mais ce n’est pas la beauté qui nous sauvera. Vous êtes bien orgueilleuse, mais ce n’est pas l’orgueil qui nous sauvera. Je vous attends à notre première rencontre ; nous nous reconnaîtrons là-bas.

Chapitre III. Encore des voix dans les vagues. §

Rien n’est changé. Les vagues s’enrouent à répéter sans fin leurs mystères. Le sable s’amoncelle sur le rivage. Les oiseaux s’élèvent dans les airs et planent sur les eaux ; les vents et les nuages suivent leurs courses errantes ; les voiles blanches à la douteuse clarté de la lune ressemblent toujours dans l’espace au bras fatal qui montre au loin le but de l’homme, le pays invisible.

Florence éprouve un tendre et mélancolique plaisir à se retrouver sur ces mêmes bords, qu’elle a parcourus si souvent avec tant de tristesse et pourtant avec tant de bonheur ; elle pense à son frère sur ce rivage solitaire, où elle s’entretenait avec lui tandis que les vagues venaient se briser tout près de son petit lit. Et maintenant qu’elle est assise là pensive à cette même place, elle entend la mer dans son sourd mugissement lui redire la courte histoire de l’enfant et les paroles qu’il prononçait. Il lui semble aussi que sa propre vie tout entière, avec ses espérances, ses chagrins, depuis sa résidence au sein de la maison solitaire jusqu’au changement survenu, n’est pas non plus oublié dans le refrain monotone du chant magique des mers.

Le bon M. Toots est de même. Il erre au loin sur le rivage, regardant d’un air pensif cette douce figure dont il est fou. Il l’a suivie jusque-là, mais dans sa délicatesse il n’ose troubler sa rêverie et écoute comme elle le requiem du petit Dombey que disent les vagues dans leur hymne perpétuel en l’honneur de Florence. Oui ! et il entrevoit, ce pauvre M. Toots, qu’elles parlent d’un temps où ses idées étaient plus lucides et où son cerveau n’était pas si troublé. Maintenant qu’il craint de n’être plus qu’un imbécile, bon tout au plus à faire rire ceux qui le regardent, il sent des larmes mouiller ses yeux : ce sentiment de tristesse diminue beaucoup le plaisir qu’il éprouve d’avoir perdu Coq-Hardi, ce roi de basse-cour, qui vient de le quitter, après s’être exercé aux dépens des membres de son jeune patron, à sa lutte prochaine avec le fameux Larkey.

Mais M. Toots reprend courage, quand les vagues lui murmurent de douces pensées, et, petit à petit, après bien des temps d’arrêt, il s’approche de Florence. Le rouge lui monte au visage, il bégaye quelques syllabes et feint le plus profond étonnement, quand il se trouve près d’elle. De sa vie il n’a été plus surpris qu’en ce moment ; il n’espérait guère une pareille rencontre ! Pauvre jeune homme !… et cependant il a suivi pas à pas la voiture qui emmenait Florence loin de Londres, trop heureux de pouvoir être asphyxié par les tourbillon de poussière que soulevaient les roues de sa belle.

« Ah ! miss Dombey, vous avez amené aussi Diogène, dit M. Toots tout frissonnant de plaisir en sentant la petite main de Florence serrer la sienne avec tant de gentillesse et de franchise. »

Diogène est là, personne n’en peut douter, M. Toots moins que personne, car l’animal vient se jeter après ses jambes, et dans sa rage pour s’élancer sur lui, il tombe et retombe sur lui-même, comme le chien de Montargis en reconnaissant le meurtrier de son maître. Heureusement sa petite maîtresse parvient à le calmer.

« À bas, Diogène, à bas. Ne vous rappelez-vous pas que c’est à M. Toots que nous devons d’être amis, Diogène ? Oh ! le vilain ! »

Aussitôt Diogène de frotter sa tête caressante contre la main de sa maîtresse, de courir en avant, de revenir en arrière, de tourner autour d’elle en aboyant, et de s’élancer tête baissée sur ceux qui passent pour prouver sa soumission. M. Toots aurait bien voulu en faire autant et s’élancer tête baissée n’importe où pour prouver aussi son dévouement. Un militaire passe et M. Toots a bien de la peine à s’empêcher de courir sur lui à toute vitesse.

« Diogène respire ici l’air natal, n’est-ce pas ? miss Dombey, dit M. Toots.

Florence, avec un sourire de reconnaissance, fait un signe d’assentiment.

« Miss Dombey, dit M. Toots, je vous demande bien pardon, mais si vous vouliez venir jusque chez M. Blimber, je… j’y vais de ce pas. »

Florence passa son bras dans celui de M. Toots, sans prononcer un mot, et ils partirent ensemble avec Diogène qui les précédait. Les jambes de M. Toots se dérobent sous lui. Quoique sa toilette soit des plus brillantes, il y trouve en secret des défauts, et voit des plis invisibles jusque dans les chefs-d’œuvre de Burgess et compagnie ; il regrette de n’avoir pas mis cette belle paire de bottes vernies qui lui aurait fait tant d’honneur !

La maison du docteur Blimber, au dehors, a comme toujours son apparence pédantesque et sévère : voici la croisée, où elle avait l’habitude de voir apparaître la pâle figure de son frère, et où cette pâle figure s’illuminait à sa vue ; c’est de là que sa petite main lui envoyait des baisers, quand elle s’éloignait : c’est toujours le même jeune homme, à la vue basse, qui vient ouvrir la porte, sa physionomie niaise et grimaçante, à l’aspect de M. Toots, annonce qu’il a naturellement la tête faible. On les introduit dans le cabinet du docteur Blimber ; où l’aveugle, Homère en compagnie de la clairvoyante Minerve leur donnent audience comme par le passé, au tic tac régulier de la grande horloge du vestibule. Les sphères sont toujours à leurs places accoutumées, comme pour prouver que le monde aussi a une assiette fixe et qu’en vertu de la loi universelle d’attraction, malgré la rotation de la terre, rien ne bouge dans sa position stationnaire.

Voici M. Blimber, aux doctes mollets, et Mme Blimber, avec son bonnet bleu de ciel et Cornélia avec ses petites papillotes rouges et ses lunettes bien brillantes, travaillant toujours à déterrer des langues fossiles. Voilà encore la table où s’asseyait d’un air embarrassé et malheureux, celui que dans la classe on appelait le nouveau : on entend encore le roucoulement des anciens, apprenant leurs anciennes leçons dans l’ancienne chambre de leur ancien maître.

« Toots, dit le docteur Blimber : je suis bien aise de vous voir, Toots. »

M. Toots de ricaner.

« Et aussi, Toots, de vous voir en aussi bonne compagnie, » dit le docteur Blimber.

M. Toots est écarlate ; il explique qu’il a rencontré miss Dombey par le plus grand des hasards, et que miss Dombey, désirant comme lui, revoir ces lieux, qui leur sont chers, ils sont venus ensemble.

« Vous serez bien aise, dit le docteur Blimber, d’aller voir nos jeunes amis, miss Dombey, n’est-ce pas ? C’étaient autrefois vos compagnons d’étude, Toots. Je crois que nous n’avons pas de nouveaux disciples dans notre portique, depuis le départ de M. Toots, n’est-ce pas, ma chère ? dit le docteur Blimber à Cornélia.

— Non, sauf Bitherstone, répond Cornélia.

— Ah ! c’est vrai ! dit le docteur, Bitherstone est nouveau pour M. Toots. »

Il est nouveau aussi pour Florence ou à peu près ; car dans la classe, Bitherstone apparaît en grand col et en cravate, une montre au gousset ; ce n’est plus du tout le petit Bitherstone de Mme Pipchin. Cependant Bitherstone, né au Bengale sous une mauvaise étoile, est tout barbouillé d’encre, et son dictionnaire, à force d’être ouvert et consulté, s’est dilaté et gonflé comme un hydropique : il ne peut plus se fermer et bâille d’ennui de se voir ainsi tourmenté. Bitherstone, son maître, en fait autant, sous le maximum de pression du système Blimber ; mais il y a cette différence avec son dictionnaire que, dans le bâillement de M. Bitherstone il y a de la rancune et de la rage ; on lui a entendu dire qu’il voudrait bien tenir quelque jour le vieux Blimber dans l’Inde. « Mes esclaves à moi ; auraient bientôt fait de le livrer à la tribu sauvage des Thugs. Il peut être sûr de ça. »

Briggs gémit toujours et traîne son boulet de science accoutumé ; Tozer aussi, Johnson aussi, et tous les autres aussi. Les élèves les plus vieux s’occupent surtout à oublier, avec une activité prodigieuse, tout ce qu’ils ont su, quand ils étaient plus jeunes. Les autres sont toujours aussi distingués, mais ils ont toujours aussi triste mine ; et parmi eux M. Feeder, bachelier ès lettres, avec sa main osseuse et ses cheveux en brosse, est toujours solide à la besogne : il en est à l’air d’Hérodote, et ses autres airs de rechange sont rangés derrière lui sur une planche.

L’entrée de l’émancipé Toots produit une profonde sensation, même au milieu de tous ces graves jeunes gens : on le regarde avec une sorte de vénération, comme un homme qui a passé le Rubicon, et qui ne reviendra jamais. On s’occupe de la coupe de ses habits, de la forme de ses bijoux, et on chuchote tout bas, la main devant la bouche. Le rageur Bitherstone, qui n’est pas du temps de M. Toots, cherche à le déprécier aux yeux des plus jeunes garçons. « Voilà-t-il pas quelque chose de beau que ses bijoux ! plus souvent qu’on se serait permis de m’apporter ces bêtises-là au Bengale, où ma mère m’a acheté une émeraude, enlevée du trône d’un rajah ! à la bonne heure, parlez-moi de ça ! »

Des émotions vives s’éveillent à la vue de Florence, dont chaque jeune homme tombe amoureux comme autrefois ; toujours à l’exception du rageur Bitherstone qui s’entête à ne pas devenir amoureux, par pur esprit de contradiction. On devient jaloux de M. Toots, et Briggs pense qu’il n’est déjà pas si vieux pour faire son monsieur ; mais les mauvaises langues se taisent, quand M. Toots, s’adressant tout haut à M. Feeder, bachelier ès lettres, lui dit :

« Comment vous portez-vous, Feeder ? voudrez-vous me faire le plaisir de venir dîner aujourd’hui avec moi à l’hôtel de Bedford ? »

Après une invitation pareille, il est clair que personne ne pourrait plus refuser de reconnaître M. Toots pour le coq de la maison.

On donne force poignées de mains à M. Toots, on lui fait force salutations, mais au fond, chaque jeune gentleman aurait le glus grand plaisir à supplanter Toots dans les bonnes grâces de miss Dombey. Enfin M. Toots ayant daigné accorder un ricanement à son ancien pupître, Florence et lui se retirent avec Mme Blimber et Cornélia. On entend la voix du docteur Blimber, qui les suit, dire en fermant la porte :

« Messieurs, nous allons maintenant reprendre nos travaux. »

C’est là ou à peu près tout ce que le docteur Blimber entend murmurer aux vagues ; la seule chose qu’il leur ait jamais entendu murmurer.

Florence s’éloigne pour monter avec Mme Blimber et Cornélia, jusqu’à l’ancienne chambre de Paul. M. Toots, qui pense bien qu’elle aime autant y être seule, reste à causer avec le docteur à la porte du cabinet ou plutôt à entendre causer le docteur. Toots s’étonne à présent d’avoir jamais pu prendre le cabinet pour un sanctuaire et le docteur, avec ses pieds tournés comme ceux d’un piano-forte de sacristie, pour un homme terrible. Florence descend bientôt et prend congé. M. Toots prend congé de même, et Diogène, qui s’est attaqué sans pitié au domestique myope pendant tout le temps, s’élance d’un bond à la porte et aboie d’un air triomphant contre le rocher vis-à-vis. Pendant ce temps-là, Mélia et une autre servante du docteur regardent par une croisée d’en haut et rient à gorge déployée de voir « ce M. Toots. » Quant à miss Dombey : « Vraiment, disent-elles, c’est tout le portrait de son frère, en mieux. »

M. Toots qui, en voyant descendre Florence a aperçu quelques larmes sur son visage, est dans le plus profond désespoir et se reproche d’avoir proposé une visite chez le docteur Blimber. Mais il est bientôt consolé, quand il lui entend dire qu’elle est bien aise d’y être allée et qu’il la voit parler gaiement de tout ce qui vient de se passer, tandis qu’il marche sur la plage. En approchant de la demeure de M. Dombey, à l’endroit où M. Toots doit la quitter, les vagues lui en disent si long, à ce pauvre Toots, et la douce voix de sa compagne aussi, qu’il n’a pas la force de la quitter : aussi, quand elle lui tend la main en signe d’adieu, il la garde dans la sienne.

« Miss Dombey, je vous demande bien pardon, dit M. Toots dans un moment de transport ; mais si vous vouliez me permettre de… de… »

Le regard souriant et indécis de Florence l’arrête court.

« Si vous vouliez me permettre de… si vous ne trouviez pas que ce soit prendre une trop grande liberté, miss Dombey, de… Mon Dieu, si vous vouliez seulement me laisser espérer… vous savez, » dit M. Toots.

Florence le regarde d’un air interrogateur.

« Miss Dombey, dit M. Toots qui sent qu’il ne peut plus s’en tirer, vraiment, je vous adore à un tel point que je ne sais plus que devenir. Je suis le plus misérable des êtres. Si nous n’étions justement au beau milieu de la place, je tomberais à genoux et je vous supplierais de me laisser espérer que je puis… puis-je penser que vous me laisserez…

— Oh ! je vous en prie, finissez, s’écria Florence troublée et effrayée un instant ; finissez, je vous prie. Ne dites pas un mot de plus. Je vous demande en grâce de finir. »

M. Toots est rouge de honte, et sa bouche reste entrouverte.

« Vous avez été si bon pour moi, dit Florence ; je vous suis si reconnaissante, j’ai tant de raisons de vous aimer comme un bon ami, et je vous aime tant comme cela… » En disant ces mots, un sourire ingénu se jouait sur ses lèvres, et ses yeux si doux s’arrêtèrent sur lui de l’air le plus innocent du monde, « Je vous aime tant comme cela que, j’en suis sûre, vous allez tout bonnement me dire : Adieu !

— Certainement, miss Dombey, dit M. Toots, je… je… c’est réellement ce que je voulais dire. Oh ! ça ne fait rien.

— Adieu ! lui dit Florence.

— Adieu ! miss Dombey, balbutie M. Toots. J’espère que vous n’y penserez plus ; ça ne… ça ne fait rien, je vous suis bien obligé. Ça ne fait rien du tout, du tout. »

Le pauvre M. Toots rentre à son hôtel dans un violent désespoir ; il s’enferme dans sa chambre à coucher, se jette sur son lit et y reste étendu longtemps, comme si, malgré tout, cela faisait beaucoup au contraire. Cependant M. Feeder, bachelier ès lettres, arrive pour dîner ; c’est fort heureux pour M. Toots, car on ne sait vraiment quand il se serait levé. Mais il est obligé de se lever pour recevoir M. Feeder et lui faire les honneurs de son repas hospitalier. Sous la douce influence de cette vertu sociale, l’hospitalité (pour ne pas dira sous l’influence du bon vin et de la bonne chère), le cœur de M. Toots se détend ; il entre en verve et cause avec ardeur. Il ne raconte pas à M. Feeder ce qui s’est passé au milieu de la place ; mais lorsque M. Feeder lui demande : « À quand le dénoûment ? » M. Toots répond « qu’il y a certains sujets délicats… » Sur quoi M. Feeder baisse immédiatement le nez. M. Toots ajoute qu’il ne sait pas de quel droit Blimber a fait remarquer qu’il accompagnait miss Dombey, que s’il pouvait croire qu’il l’eût fait par impudence, docteur ou non, il aurait affaire à lui. « Mais j’espère, dit-il, que c’est purement par ignorance. » À quoi M. Feeder répond : « Que cela ne fait pas le moindre doute. »

M. Feeder, cependant, en sa qualité d’ami intime, reçoit les confidences de M. Toots. Celui-ci désire seulement qu’on n’en parle qu’à mots couverts et avec sentiment. Après avoir bu quelques verres de vin, M. Toots propose de boire à la santé de miss Dombey.

« Mais, voyez-vous, Feeder, vous ne pouvez vous faire une idée du sentiment qui me dicte ce toast.

— Si fait, mon cher Toots, répond M. Feeder, et ce sentiment vous fait honneur, mon vieux garçon. »

L’amitié agite le cœur de M. Feeder, qui serre la main à M. Toots, et lui dit que, si jamais il a besoin d’un ami, il sait où il pourra le trouver ; il lui suffira d’un billet ou d’un petit message à son adresse. M. Feeder ajoute encore qu’il engage vivement Toots à prendre des leçons de guitare, ou tout au moins de flûte. « Les femmes, dit-il, aiment la musique quand on leur fait la cour ; je l’ai éprouvé par moi-même. »

Ce qui conduit naturellement M. Feeder à avouer qu’il songe à Cornélia Blimber. Il dit à M. Toots que les lunettes ne lui déplaisent pas, et que, si le docteur Blimber faisait bien les choses et se retirait des affaires, eh bien ! ma foi ! ils seraient pourvus. « Je pense, dit-il, que lorsqu’on a amassé un joli petit magot par son travail, on doit quitter les affaires. Cornélia, ajoute-t-il, me seconderait dans la maison d’une manière flatteuse pour l’amour-propre d’un mari. » M. Toots répond en se jetant à corps perdu dans des louanges à l’adresse de miss Dombey, et finit par laisser entendre qu’il lui prend quelquefois envie de se faire sauter la cervelle. M. Feeder ne craint pas de dire que ce serait une folie, et, pour le réconcilier avec l’existence, il lui montre le portrait de Cornélia avec ses lunettes et tout ce qui s’en suit.

Ainsi se passe la soirée pour nos deux compagnons. Lorsque la nuit a succédé au jour, M. Toots reconduit M. Feeder jusqu’à la porte du docteur Blimber. Mais M. Feeder, après avoir monté quelques marches, redescend, quand M. Toots est parti, pour aller seul errer sur la plage et caresser ses rêves d’avenir. M. Feeder entend très-clairement les vagues lui dire, pendant tout le temps de sa promenade, que le docteur Blimber lui laissera son établissement. Il éprouve une sorte de plaisir romanesque à regarder le dehors, de la maison et à songer que le docteur commencera par la faire badigeonner et par la mettre en bon état de réparation.

M. Toots erre aussi, de son côté, sous les fenêtres du précieux écrin qui renferme son petit bijou. Sa tête est dérangée ; le pauvre garçon, avec des gestes qui pourraient bien éveiller les soupçons de la police, regarde à une croisée derrière laquelle il voit de la lumière. Il ne doute pas que ce ne soit la chambre de Florence. Il se trompe pourtant, c’est celle de Mme Skewton. Cependant Florence, endormie dans une autre chambre, fait de doux rêves, entourée qu’elle est de tant de souvenirs ; mais à la place du petit Paul, dans ces mêmes lieux visités une fois de plus par la maladie et par la mort, quoique dans des circonstances bien différentes, est étendue une femme éveillée qui geint péniblement. Couchée sur son lit de souffrance elle est là dans toute sa laideur et sa décrépitude ; à côté d’elle est assise Édith, dans toute la terreur de son impassible beauté ; car sa beauté même inspire de la terreur à la vieille moribonde… Que disent les vagues à ces deux femmes dans le silence de la nuit ?

« Édith, quel est ce bras de pierre qui se lève pour me frapper, ne le voyez-vous pas ?

— Ce n’est rien, mère. C’est un effet de votre imagination.

— Un effet de mon imagination ! Tout est effet de mon imagination. Regardez, est-il possible que vous ne le voyiez pas ?

— Mais il n’y a rien, je vous assure, ma mère. Resterais-je assise immobile s’il y avait quelque chose ?

— Immobile ! dit la vieille en la regardant d’un air farouche : il est parti maintenant. Et pourquoi êtes-vous si immobile ? Ce n’est pas un effet de mon imagination, Édith. Cela me glace de vous voir ainsi assise à côté de moi.

— Je suis triste, ma mère.

— Triste ! vous l’êtes toujours, triste ; mais ce n’est pas pour moi. »

Puis elle pousse un cri, elle agite sa tête inquiète sur l’oreiller, elle dit qu’on l’a toujours abandonnée, qu’elle a toujours été une excellente mère ; elle parle de cette autre mère, de cette bonne vieille femme qu’elles ont rencontrée, de l’ingratitude que les filles ont pour d’aussi bonnes mères. Tout à coup, au milieu de ses idées incohérentes, elle s’arrête, regarde sa fille, s’écrie que sa tête s’égare et cache sa figure dans son drap.

Édith, par pitié, se penche vers elle et lui parle. La vieille la serre dans ses bras et lui dit avec horreur :

« Édith, nous retournerons bientôt à la maison. Croyez-vous que je retourne bientôt à la maison ?

— Oui, mère, oui.

— Et ce qu’il a dit ce… comment l’appelez-vous ? je ne me rappelle jamais les noms… ce… major. Ce mot terrible qu’il a prononcé, Édith, ce n’est pas vrai, n’est-ce pas ? Édith ! ce n’est pas de moi qu’il a voulu parler ? » Et elle pousse un cri perçant, les yeux hagards.

Les nuits se succèdent, la lumière brille toujours à la croisée, et le corps est toujours étendu sur le lit. Édith est toujours assise à ses côtés, et les vagues, qui murmurent sans cesse, leur parlent à toutes deux pendant la nuit tout entière.

Les nuits se succèdent, et les vagues s’enrouent à force de répéter toujours leurs mystères sans fin ; le sable s’amoncelle sur le rivage, les oiseaux s’élèvent dans les airs et planent sur les eaux, les vents et les nuages suivent leurs courses errantes, les voiles blanches, à la douteuse clarté de la lune, ressemblent toujours dans l’espace au bras fatal qui montre au loin le but de l’homme, le pays invisible.

Et la pauvre vieille femme regarde toujours dans le coin de la chambre le bras de pierre qu’elle croit voir se dresser pour la frapper : « C’est, dit-elle, un bras détaché d’une statue funéraire. » À la fin, le bras tombe, et sur le lit on voit étendu une vieille femme sans voix, aux traits crispés, aux membres ratatinés. La moitié de son corps n’est déjà plus qu’un cadavre.

Telle est la femme qui se farde et se plâtre pour aller au grand jour se moquer du soleil et faire illusion aux gens, lentement promenée chaque soir, dans sa chaise roulante, au travers de la foule. Elle cherche à voir l’autre vieille qui a été si bonne mère ; et, ne la voyant pas, elle pousse des cris sauvages. Telle est la femme que l’on roule souvent jusque sur le bord de la mer, et qu’on laisse reposer là pour quoi faire ? On sait bien que l’air qu’on y respire ne viendra pas rafraîchir nos poumons, pas plus que l’océan ne lui murmurera de douces paroles à l’oreille. Elle reste là, pourtant, à écouter des heures entières, mais les vagues n’ont pour elle qu’un langage lugubre et mélancolique ; la terreur est dans ses traits, et, quand ses yeux errent sur l’immensité des eaux, ils ne voient, entre le ciel et la terre, qu’une vaste et triste solitude.

Elle voit rarement Florence, et, quand elle la voit, elle devient maussade et boudeuse. Édith, toujours à ses côtés, éloigne Florence, qui, le soir dans son lit, tremble à la pensée de la mort sous cette forme hideuse ; souvent elle s’éveille pour écouter si elle n’est pas encore venue. Personne ne prend soin de la mourante si ce n’est Édith. Elle aime mieux ne pas se montrer à d’autres dans cet état, et que sa fille veille seule à ses côtés.

L’ombre s’est épaissie sur son visage, ses traits se sont encore amaigris, et devant ses yeux s’abaisse un sombre voile, un voile funèbre qui lui dérobe le monde. Ses mains tremblantes, qui se cherchent sur la couverture, se joignent avec peine ; elles s’agitent convulsivement du côté de sa fille, et une voix, qui ne ressemble déjà plus à la sienne, qui ne parle déjà plus un langage humain, dit ces mots : « Car enfin c’est moi qui vous ai nourrie ! »

Édith, l’œil sec, s’agenouille pour que sa réponse arrive plus sûrement à l’oreille de la mourante :

« Mère, pouvez-vous m’entendre ? »

Ses yeux égarés semblent dire oui.

« Vous souvenez-vous de la nuit qui a précédé mon mariage ? »

Pas un mouvement : mais sur ce visage immobile, Édith peut lire une réponse affirmative.

« Je vous ai dit alors que je vous pardonnais la part que vous y aviez prise, et que je priais Dieu de me pardonner aussi la mienne. Je vous ai dit que le passé était oublié ! Je vous le répète encore ; embrassez-moi, ma mère. »

Édith touche les lèvres pâles de sa mère, et pendant un moment un profond silence règne dans la chambre. Puis la mère, avec son rire de jeune fille et son squelette à la Cléopâtre, se dresse sur son lit.

Fermez les rideaux roses, il y a dans l’air quelque chose à présent de plus que le vent et les nuages. Fermez bien les rideaux roses !

La nouvelle de l’événement est envoyée à M. Dombey à Londres ; il va trouver le cousin Feenix qui n’est pas encore en état de partir pour Bade et qui vient aussi de recevoir la nouvelle. C’est une bonne pâte d’homme que le cousin Feenix ; c’est bien l’homme qu’il faut pour les mariages comme pour les funérailles, et sa position dans la famille fait qu’on le consulte dans toutes les circonstances importantes.

« Dombey, dit le cousin Feenix, sur mon âme, je suis désolé de vous voir dans une aussi triste occasion. Ma pauvre tante ! C’était une femme diablement vive.

— C’est vrai ! répond M. Dombey.

— Et bien tournée ! Savez-vous qu’elle était joliment conservée pour son âge ? dit le cousin Feenix. Le jour de votre mariage on lui aurait donné encore vingt ans à vivre. Le fait est que je le disais à un homme de Book-street ; vous connaissez sans doute le petit Guillot Joper, qui porte un lorgnon ? »

M. Dombey fit signe qu’il ne le connaissait pas et ajouta :

« Mais pour en revenir aux obsèques, pensez-vous qu’il ne faudrait pas…

— Oh ! sur ma vie ! dit le cousin Feenix en se caressant le menton avec le bout de main que ses manchettes laissaient disponible, je ne pourrais pas vous dire. J’ai bien là-bas dans le parc un mausolée, mais je crains qu’il n’ait besoin de réparations ; le fait est qu’il est dans un diable d’état. Mais bien qu’il soit fort détérioré, je le ferais encore arranger ; seulement je crois que les amateurs de parties champêtres ont pris l’habitude de venir dans l’enceinte, derrière la grille, y faire des pique-niques. »

M. Dombey pense que ce mausolée ne peut pas convenir.

« Il y a dans le village une église fort commode, dit le cousin Feenix on réfléchissant. C’est un modèle de l’ancien style anglo-normand, admirablement bien dessiné par lady Jane Finchburry, une femme d’une taille ravissante ; mais avec leur chaux, ils m’ont gâté le style. Et puis c’est un long voyage.

— Si nous faisions la cérémonie à Brighton ? insinua M. Dombey.

— Sur ma parole, Dombey, je crois que nous ne pouvons pas faire mieux, dit le cousin Feenix. Nous sommes tout portés, et l’endroit est très-gentil.

— Et quel jour choisirons-nous ? dit M. Dombey.

— Je me ferai un devoir de me mettre à votre disposition pour le jour qu’il vous plaira, dit le cousin Feenix. J’aurai un grand plaisir, plaisir bien triste à vrai dire, à accompagner ma pauvre tante sur les bords de… de… enfin… de la tombe, dit le cousin Feenix qui trouva plus commode de tourner brusquement le dos au style soutenu.

— Pourrez-vous quitter la ville lundi ?

— Lundi me va parfaitement, répond le cousin Feenix. M. Dombey convient donc de prendre le cousin Feenix ce jour-là et se retire, accompagné du cousin jusque sur l’escalier. Au moment où il s’éloigne, le cousin Feenix lui dit : « Vraiment je suis désolé, Dombey, de toute la peine que cela va vous donner.

— Point du tout, » répond M. Dombey.

Au jour convenu, le cousin Feenix et M. Dombey partent ensemble pour Brighton. À eux deux, ils représentent toute la famille de la défunte, pour accompagner sa dépouille mortelle à sa dernière demeure.

Le cousin Feenix, assis dans une voiture de deuil, reconnaît une foule de monde sur la route, mais, par décorum, il s’abstient de toute salutation ; il se contente de les nommer tout haut à M. Dombey. « Celui-ci, c’est Tom Johnson. Celui-là, c’est l’homme à la jambe de bois de chez White. Eh ! Tom, que faites-vous ici ? Tiens ! voici Foley, sur sa jument pur sang ! et la fille Smalder donc ! » et les reconnaissances continuent ainsi tout le long du chemin. Pendant le temps de la cérémonie, le cousin Feenix est triste ; il fait remarquer que, dans ces occasions, un homme ne peut s’empêcher de songer qu’il commence à se casser, et ses yeux sont humides pour tout de bon quand l’affaire est terminée. Mais il se remet bientôt, et le reste des invités et des amis de Mme Skewton qui, selon l’observation perpétuelle du major à son club, ne s’était jamais assez couverte, en font autant.

Cependant cette jeunesse que vous savez, aux épaules nues, dont les paupières s’agitent si péniblement, dit en poussant un petit cri que la défunte devait être affreusement vieille, qu’elle est morte de toute espèce de maladies si horribles qu’en vérité il vaut mieux n’en jamais parler.

La mère d’Édith repose donc oubliée de ses chers amis ; ils sont sourds au murmure des vagues qui s’enrouent à force de répéter toujours leurs mystères sans fin ; ils ne voient pas le sable qui s’amoncelle sur le rivage, ils ne voient pas les voiles blanches qui, à la douteuse clarté de la lune, ressemblent toujours dans l’espace au bras fatal montrant au loin le but de l’homme, le pays invisible. Mais rien n’est changé sur le bord de la mer inconnue, et Édith, qui s’y promène seule, écoutant le murmure des vagues, foule aux pieds les tristes varechs apportés par les flots, sombre présage des ruines dont va se joncher son chemin dans la vie.

Chapitre IV. Confidence et accident. §

Robin le rémouleur, devenu le domestique de son patron, M. Carker, avait mis de côté son accoutrement noir de marin et son chapeau du sud-ouest. Il portait maintenant une bonne et solide livrée brune, qui, tout en affectant d’être humble et modeste, n’en avait pas moins aussi bon air et aussi bonne tournure qu’il fallait pour faire honneur au tailleur. Ainsi transformé, quant à l’extérieur, Robin le rémouleur ne songeait plus guère au capitaine ni au petit aspirant de marine, sinon dans ses moments perdus pour chanter sa victoire sur ces deux illustres personnages, et se rappeler, au murmure flatteur de sa conscience endurcie, la manière triomphante dont il s’était débarrassé de leur compagnie.

Vivant sous le même toit que M. Carker et attaché à sa personne, Robin tenait toujours avec crainte et tremblement ses gros yeux ronds fixés sur les dents de son maître, et se croyait obligé de les écarquiller tout grands plus que jamais.

Fût-il entré au service d’un magicien célèbre, il n’aurait pu trembler, devant sa merveilleuse baguette, plus qu’il ne tremblait devant les dents de son maître. Le gamin avait une telle idée de la puissance et de l’autorité de M. Carker, que toute son attention se concentrait sur lui et qu’il était à son égard d’une soumission, d’une obéissance aveugles. Même pendant son absence, c’est à peine s’il osait penser à lui, tant il craignait de se voir saisi à la gorge comme le jour où, pour la première fois, il avait subi son pouvoir ; il lui semblait que chacune de ses dents pénétrait au fond de son cœur, pour lui reprocher ses pensées. Quand Robin se trouvait face à face avec M. Carker, il était aussi sûr que son maître lisait ses plus secrètes pensées, ou qu’il pouvait les lire par l’effet de sa simple volonté si cela lui convenait, qu’il était sûr de son existence. L’ascendant qu’il éprouvait était si complet et le tenait dans un tel esclavage, que le malheureux garçon n’osait penser à rien, sinon à l’autorité irrésistible de M. Carker sur lui et au pouvoir qu’il avait de faire de lui tout ce qu’il voudrait. Aussi était-il là, toujours attentif à ses moindres désirs, cherchant à prévenir ses ordres, absorbé tout entier par cette pensée unique : M. Carker !

Robin ne s’était jamais demandé peut-être (dans la disposition d’esprit où il se trouvait, c’eût été un acte de trop grande témérité), il ne s’était jamais demandé pourquoi il lui obéissait si aveuglément. N’était-ce pas par hasard parce qu’il le regardait comme passé maître dans ces pratiques de fourberie et de ruse qu’on enseignait à l’école des rémouleurs ? Ce qu’il y a de bien certain, c’est que Robin le craignait autant qu’il l’admirait. M. Carker connaissait mieux peut-être la cause de son ascendant, et la façon dont il en usait n’était pas de nature à en diminuer l’effet.

Le soir même où Robin avait quitté le service du capitaine, il avait vendu ses pigeons à vil prix, tant il était pressé d’aller tout droit à la maison de M. Carker. Il s’était présenté tout chaud, tout bouillant devant son nouveau maître avec un visage rayonnant qui semblait s’attendre à une bonne réception.

« Eh bien, mauvais drôle, dit M. Carker en regardant son petit paquet, vous avez donc quitté votre place pour venir ici ?

— Oh ! je vous en prie, monsieur, balbutia Robin, vous savez bien que vous m’avez dit la dernière fois que je suis venu ici…

— J’ai dit ? reprit M. Carker. Qu’ai-je dit, s’il vous plaît ?

— S’il vous plaît, monsieur, vous n’avez rien dit du tout, monsieur, » répondit Robin tout déconcerté, et comprenant au ton de son maître qu’il ferait mieux de se taire.

Son protecteur le regarda avec un sourire qui découvrait toutes ses gencives, et, le menaçant du doigt, il lui dit :

« Vous finirez mal, mon petit drôle, je ne vous dis que ça : vous verrez que vous finirez mal.

— Je vous en prie, monsieur, ne dites pas cela, s’écria Robin tremblant sur ses jambes. Vraiment, monsieur, je ne demande qu’à travailler pour vous, qu’à rester chez vous, monsieur, et à vous servir fidèlement, monsieur.

— Vous ferez bien de m’être fidèle, répondit son protecteur, si vous entrez jamais à mon service.

— Oh çà, je le sais bien, monsieur dit Robin d’un ton soumis. Essayez-moi seulement, monsieur. Que ce soit un effet de votre bonté ! Et si jamais vous vous apercevez que je vous trompe, monsieur, eh bien, là, je vous donne permission de me tuer.

— Vous tuer, coquin ! dit M. Carker en se renversant sur son fauteuil, et souriant d’un air de satisfaction. Vous pouvez bien vous attendre à pis, si vous avez le malheur de me tromper.

— Oui ; monsieur, répliqua l’humble rémouleur, je suis bien convaincu que vous tomberiez sur moi à bras raccourcis, monsieur ; mais je ne m’y frotterai pas, allez, monsieur, quand on me promettrait des louis d’or. »

Fortement déçu dans ses espérances de bon accueil, Robin le rémouleur ne pouvait pas s’empêcher de regarder son protecteur, l’oreille basse, et de l’air embarrassé d’un chien couchant battu mal à propos par son maître.

« Ainsi vous avez quitté votre place pour venir me demander à entrer chez moi, hein ? dit M. Carker.

— Oui, monsieur, répondit Robin qui n’avait agi que d’après les instructions de son protecteur, mais qui n’osait se justifier, en y faisant la moindre allusion.

— Eh bien, dit M. Carker, vous me connaissez, mon garçon ?

— Oh ! oui ! monsieur, oh ! oui ! » répondit Robin en tournant son chapeau dans ses mains et essayant, mais en vain, d’échapper à l’œil de M. Carker.

M. Carker secoua la tête.

« Prends bien garde alors, » lui dit-il.

Robin, enchanté de voir que M. Carker recommençait à le tutoyer, fit coup sur coup plusieurs saluts pour lui témoigner que cette recommandation était inutile, et au milieu de ses révérences, il reculait insensiblement vers la porte, fort soulagé à l’idée qu’il allait bientôt se trouver dehors, quand son protecteur l’arrêta.

« Holà, lui cria-t-il, en le ramenant rudement dans la chambre, es-tu habile à… ferme cette porte. »

Robin obéit avec promptitude, comme s’il y allait de sa vie.

« Es-tu habile à moucharder ? Tu sais ce que cela veut dire ?

— Cela veut dire : à écouter, sans en avoir l’air, » dit Robin, après avoir réfléchi mûrement. »

Son protecteur fit un signe d’assentiments. « Et aussi à avoir l’œil au guet et cetera.

— Ah ! Monsieur, dit Robin, je ne voudrais rien faire de tout cela ici, je vous en donne ma parole d’honneur : j’aimerais mieux mourir ; je ne le ferais pas pour un empire… à moins que vous ne m’en donniez l’ordre, monsieur.

— À la bonne heure !

— Tu sais aussi babiller et cancaner, dit son protecteur avec une parfaite froideur. Gare à toi, si tu fais de ces choses-là ici ! ou tu es perdu, petit drôle ! » Et M. Carker sourit encore en le menaçant toujours du doigt.

La poitrine du rémouleur se soulevait de terreur. Il voulut protester de la pureté de ses intentions, mais il ne put que regarder fixement, la bouche béante, le gentleman souriant de sa stupeur. M. Carker parut cependant satisfait, et lui dit de descendre, après l’avoir regardé quelques moments en silence, et lui avoir donné à entendre qu’il le gardait chez lui.

Telle fut la façon dont Robin le rémouleur entra au service de M. Carker, et, à partir de ce moment, le respect mêlé de terreur que lui inspirait son maître grandit, s’il est possible, à vue d’œil.

Il y avait à peine quelques mois qu’il était chez lui, quand un matin, de bonne heure, Robin ouvrit la porte du jardin à M. Dombey, qui était attendu à déjeuner chez M. Carker. Au même moment, M. Carker lui-même accourut pour recevoir son hôte illustre et mit toutes ses dents sous les armes pour lui faire le salut d’honneur.

« Je n’aurais jamais espéré, dit Carker, après l’avoir aidé à descendre de son cheval, avoir l’honneur de vous voir ici. C’est un jour à marquer d’une croix sur mon calendrier. Pour vous, qui pouvez faire tout ce que bon vous semble, ce n’est pas une chose bien intéressante ; mais pour un homme comme moi, le cas est bien différent.

— Votre maison est fort agréablement située, Carker, dit M. Dombey, en daignant s’arrêter sur la pelouse pour jeter un coup d’œil sur le jardin.

— Cela vous plaît à dire, reprit M. Carker, je vous remercie.

— En vérité, dit M. Dombey de son ton de patronage suprême, tout le monde sera de mon avis. Elle est fort commode, dans ce qu’elle est, fort convenable, et même tout à fait élégante.

— Dans ce qu’elle est, c’est possible, répondit Carker d’un ton modeste. Mais cela ne vaut pas la peine d’en parler davantage ; et, bien que ce soit un effet de votre bonté de la louer outre mesure, je ne vous en ai pas moins mille obligations. Voulez-vous entrer ? »

M. Dombey, étant entré dans l’intérieur de la maison, remarqua, et il avait raison, qu’il ne manquait rien dans l’appartement ; qu’on y avait réuni tout ce qui pouvait contribuer à l’élégance et au bien-être. M. Carker, comme preuve d’humilité, reçut les éloges de M. Dombey avec un sourire respectueux.

« Je comprends, dit-il, tout ce qu’il y a de bienveillant dans vos paroles, et j’en suis fort touché ; mais, de fait, ce petit cottage, tout simple qu’il est, suffit bien dans ma position ; peut-être même est-ce déjà trop beau pour un homme comme moi, sans fortune. Après cela, monsieur, vous qui dominez tout du haut de votre situation incomparable, dit M. Carker la bouche fendue jusqu’aux deux oreilles, il est possible que vous le trouviez plus agréable qu’il ne l’est en réalité. N’a-t-on pas vu souvent des monarques envier la vie des pauvres gens ? »

En même temps il lança à M. Dombey un regard et un sourire malins, qu’il répéta avec plus de malice encore lorsque M. Dombey alla s’accoter contre la cheminée dans l’attitude que son second copiait si souvent lui-même, regardant autour de lui les tableaux qui décoraient les murs. Bien que l’œil froid du maître passa rapidement sur les peintures, le regard perçant de Carker le suivait, sans le perdre d’une minute, et faisait son profit de tout ce qu’il voyait. Un instant, l’œil de M. Dombey s’arrêta plus particulièrement sur un tableau. Carker, tout occupé à le regarder de côté comme un chat, semblait à peine respirer ; mais l’œil du patron quitta ce tableau comme il avait fait des autres, et ne parut pas plus étonné de celui-là que du reste.

Carker le regardait aussi, ce tableau ! (c’était celui qui ressemblait à Édith), il le regardait comme si c’était un être vivant : son visage souriait avec une méchanceté contenue ; et, quoique le sourire parût s’adresser au tableau, il était en réalité à l’adresse du grand personnage debout là devant lui, et qui ne s’en doutait guère. Le déjeuner fût bientôt servi ; puis, invitant M. Dombey à s’asseoir sur une chaise qui tournait le dos au tableau, lui, il s’assit en face comme à son ordinaire.

M. Dombey était plus grave que de coutume, et très-silencieux. Le perroquet, qui se balançait sur l’anneau doré dans sa cage fastueuse, avait beau se démener pour attirer sur lui l’attention, M. Carker s’occupait trop de son hôte pour s’inquiéter de l’oiseau. Son hôte, plongé dans ses réflexions, l’œil fixe, pour ne pas dire maussade, se tenait droit et roide dans sa cravate, sans lever les yeux de dessus la table. Quant à Robin, qui faisait le service, toutes ses facultés, toutes les forces vives de son être étaient employées à observer son maître ; à peine osa-t-il prendre le temps de se rappeler que ce grand personnage, là présent, était l’homme à qui il avait été présenté dans son enfance pour servir de certificat de santé à toute la famille, celui à qui il était redevable de sa culotte de peau.

« Oserai-je, dit tout d’un coup Carker, vous demander des nouvelles de Mme Dombey ? »

Il se pencha humblement en faisant cette question, le menton appuyé sur sa main, et, en même temps, ses yeux se levèrent sur le tableau ; il semblait dire au portrait : « Regardez bien comme je vais vous mener ça ! »

M. Dombey répondit en rougissant :

« Mme Dombey se porte fort bien. Vous me rappelez, Carker, que je venais ici dans l’intention d’avoir un entretien avec vous.

— Robin, tu peux nous laisser, dit son maître.

Le ton doucereux de M. Carker fit tressaillir Robin, qui disparut les yeux fixés sur lui jusqu’au dernier moment.

« Vous ne vous souvenez plus de ce garçon, comme de juste, ajouta-t-il quand son fidèle Rémouleur fut parti.

— Non, dit M. Dombey avec une superbe indifférence.

— Oh ! il n’était guère vraisemblable qu’un homme aussi haut placé que vous pût se rappeler ce détail : ce n’était pas possible, dit tout bas Carker. C’est un des enfants de la femme qui a été nourrice chez vous. Peut-être vous souvenez-vous de vous être chargé généreusement de son éducation ?

— Ah ! c’est ce garçon, dit M. Dombey en fronçant le sourcil. Il n’a pas fait grand honneur à l’éducation qu’on lui a donnée.

— Oh ! dit M. Carker avec un léger mouvement d’épaules, je crains bien que ce ne soit un petit vaurien. Il m’en a tout l’air. Si je l’ai pris à mon service, c’est qu’il était incapable de remplir aucune autre place : il pensait (on lui avait sans doute mis cette idée dans la tête chez lui), il pensait avoir quelque droit à votre intérêt, et cherchait toujours à se trouver sur votre passage pour vous adresser sa pétition. Quoique mes relations officielles avec vous ne soient que des relations d’affaires, cependant j’ai pour tout ce qui vous regarde un si vif intérêt, que… »

Il s’arrêta encore pour voir s’il avait commencé à bien mener ça, et, une seconde fois, le menton toujours appuyé sur la main, il regarda le tableau.

« Carker, dit M. Dombey, je vous remercie de ne pas borner votre…

— Zèle, dit Carker en souriant.

— Non, j’aime mieux dire votre intérêt ; » et, en se servant de ce mot, M. Dombey sentait qu’il faisait à M. Carker un compliment des plus flatteurs. « Je vous remercie de ne pas borner votre intérêt aux simples relations d’affaires. La part que vous prenez à ce qui m’arrive, à mes espérances, à mes désagréments, même dans les plus petits détails, me prouve votre dévouement. Je vous en suis, bien obligé, Carker. »

M. Carker inclina légèrement la tête et se frotta les mains tout doucement, car on eût dit qu’il craignait que le moindre de ses mouvements n’arrêtât le cours des confidences de M. Dombey.

« L’allusion que vous avez faite, dit M. Dombey après un moment d’hésitation, est venue à propos ; car elle me conduit naturellement au sujet dont je voulais vous entretenir. Sans vouloir rien changer à la nature de nos relations, je crois pouvoir entrer dans des détails plus intimes que ceux dont…

— Vous m’avez honoré, dit Carker en inclinant de nouveau la tête : je ne veux pas vous dire combien cette distinction m’est précieuse : un homme tel que vous sait fort bien tout l’honneur qu’il peut faire aux gens, quand il lui plaît.

— Mme Dombey et moi, dit M. Dombey laissant passer ce compliment avec une insouciance hautaine, nous ne nous entendons pas sur certains points. Il semble que nous ne nous comprenions pas encore bien l’un l’autre. Mme Dombey a besoin de quelques leçons.

— Mme Dombey est pleine d’agréments précieux ; elle a été accoutumée sans doute à se voir adulée, dit l’homme doucereux et insinuant, toujours attentif à ménager le moindre de ses regards, la moindre inflexion de sa voix ; mais là où il y a affection, devoir et respect, les petits malentendus qui s’élèvent par hasard sont bientôt réparés. »

Les pensées de M. Dombey se reportèrent instinctivement vers le regard que lui avait lancé le visage d’Édith, ce fameux soir, dans sa chambre, pendant que, de sa main impérieuse, elle lui montrait la porte. Il se rappela l’expression d’affection, de devoir et de respect qu’il y avait lue et il sentit le rouge lui monter au visage : son trouble n’échappa pas à l’œil vigilant de son interlocuteur.

« Mme Dombey et moi, continua-t-il, nous avons eu quelques discussions avant la mort de Mme Skewton sur les causes de mon mécontentement. Vous pouvez vous en faire une idée, puisque vous avez été témoin de ce qui s’est passé entre Mme Dombey et moi, le soir où vous vous trouviez dans notre… dans ma maison.

— Et où j’ai tant regretté de m’y trouver, dit Carker en souriant, quoiqu’un homme, dans ma position, doive être fier de vos confidences, même quand il ne s’en reconnaît pas digne, car enfin votre rang vous permet de faire tout ce qu’il vous plaît sans déchoir de votre dignité. Quoique ce fût aussi pour moi un grand honneur d’être présenté à Mme Dombey, avant quelle eût obtenu la distinction de porter votre nom, j’ai presque regretté ce soir-là, en vérité, d’avoir été l’objet d’une distinction si flatteuse. »

M. Dombey trouvait tout à fait étrange qu’un homme, dans quelques circonstances que ce fût, pût regretter d’avoir été honoré de sa bienveillante protection. Il répondit donc avec une dignité plus imposante encore : « Vraiment ? et pourquoi cela, Carker ?

— Je crains, répondit le confident, que Mme Dombey, qui n’est jamais disposée à me regarder d’un œil favorable (un homme comme moi ne peut pas l’espérer d’une dame naturellement fière et d’une fierté qui lui va si bien), je crains qu’elle ne me pardonne pas la part innocente que j’ai prise à cette conversation. Encourir votre mécontentement n’est pas une petite affaire, vous devez le savoir, et quand ce mécontentement éclate devant une tierce personne…

— Carker, dit M. Dombey avec arrogance, j’espère que c’est moi qui passe avant tout.

— Ah ! peut-il y avoir le moindre doute à ce sujet ? répondit l’autre avec la vivacité d’un homme qui s’étonne de voir mettre en doute une vérité incontestable.

— Mme Dombey, je pense, ne peut être qu’une considération secondaire, quand nous sommes tous les deux en cause, dit M. Dombey. N’est-il pas vrai ?

— Certainement, répondit Carker, ne savez-vous pas mieux que tout autre que cette question est inutile ?

— J’espère donc, Carker, dit M. Dombey, que le regret que vous pouvez éprouver d’encourir le déplaisir de Mme Dombey doit être contre-balancé par le plaisir que doivent vous faire ma confiance et mon estime.

— Je vois, répondit Carker, que j’ai le malheur d’avoir encouru le déplaisir de Mme Dombey. Mme Dombey vous en aurait-elle fait l’aveu ?

— Mme Dombey a émis différentes opinions, dit M. Dombey avec une froideur et une indifférence majestueuses ; ces opinions, je ne les partage ni ne veux les discuter. Je n’y reviendrai pas non plus. J’ai fait savoir à Mme Dombey, il y a quelque temps, comme je vous l’ai déjà dit, qu’il est nécessaire pour elle d’insister sur certains points de respect et de soumission. Je n’ai pu réussir à convaincre Mme Dombey de la nécessité de changer immédiatement de conduite à cet égard dans l’intérêt de sa tranquillité, de son bonheur et de ma dignité : j’ai informé Mme Dombey que, si je jugeais nécessaire de lui adresser de nouvelles observations, je les lui adresserais par l’intermédiaire de mon confident. »

Carker, en le regardant, lança en même temps au tableau un regard satanique, vif et rapide comme un éclair.

« Maintenant, Carker, dit M. Dombey, je n’hésite pas à vous dire que je suis résolu à réussir. Je n’ai pas envie qu’on se moque de moi. Il faut que Mme Dombey apprenne que ma volonté fait loi et que je n’admettrai pas une seule exception à la règle de toute ma vie. Vous aurez la bonté de vous charger de cette mission. Comme elle vient de moi, vous pouvez l’accepter, je suppose, quel que soit le regret poli que vous en éprouvez, et dont je vous remercie pour Mme Dombey. J’espère que vous remplirez cette mission aussi fidèlement que toutes celles dont je vous ai chargé.

— Vous savez, dit M. Carker, que vous n’avez qu’à commander.

— Je sais, dit M. Dombey avec un majestueux signe d’assentiment, que je n’ai qu’à commander. Il est nécessaire que je m’explique. Mme Dombey est incontestablement douée de grandes qualités qui…

— Font honneur à votre choix, suggéra Carker, en étalant gracieusement ses dents.

— Oui, s’il vous plaît de parler ainsi, dit M. Dombey avec la même majesté, mais il ne me paraît pas que Mme Dombey, jusqu’à présent, fasse à mon choix l’honneur qu’il mérite. Il y a dans Mme Dombey un principe de résistance dont il faut absolument triompher, dont il faut venir à bout. Mme Dombey ne paraît pas comprendre, ajouta M. Dombey avec force, que vouloir me résister à moi c’est quelque chose de monstrueux et d’absurde.

— Ce n’est pas nous autres gens de la Cité qui irions nous y frotter, dit Carker, dont la bouche souriante s’ouvrit jusqu’aux deux oreilles.

— Je l’espère, dit M. Dombey, je l’espère. Cependant quoique ce que je vais vous dire semble en contradiction avec les reproches que me paraît mériter la conduite de Mme Dombey, je dois lui rendre cette justice, que, le jour où je lui ai exprimé un peu sévèrement mon déplaisir et la détermination que j’avais prise, mes reproches ont paru produire beaucoup d’effet (M. Dombey prononça ces mots avec une merveilleuse dignité.) Je vous prie donc, Carker, d’avoir la bonté d’informer Mme Dombey de ma part que je suis surpris de ne pas voir encore les résultats de notre premier entretien. Dites-lui que je réitère mes injonctions, que je ne suis pas satisfait de sa conduite, que j’en suis même fort mécontent. Ajoutez que je me verrais dans la pénible nécessité de vous confier un message plus explicite et plus désagréable, si elle n’avait pas assez de bon sens et assez de cœur pour se conformer à mes désirs comme le faisait ma première femme et comme l’aurait fait, je puis le dire, toute autre femme à sa place.

— Mme Dombey, votre première femme, a été très-heureuse, dit Carker.

— Ma première femme avait beaucoup de bon sens, dit M. Dombey avec un air d’indulgence bien sentie à l’égard de la défunte, et elle avait de plus le cœur très-droit.

— Croyez-vous que miss Dombey ressemble à sa mère ? » dit Carker.

Le visage de M. Dombey changea subitement pour prendre une expression sévère. Son confident le regardait fixement.

« J’ai touché un sujet pénible, continua M. Carker d’un ton de regret et avec une douceur que démentait son regard. Pardonnez-moi, je vous prie, ces associations d’idées qui peuvent paraître hétérogènes, mais qui se confondent dans l’intérêt que je prends à tout ceci ; je vous prie de m’excuser en faveur du motif. »

Mais, quoi qu’il dît, son œil restait toujours ardemment fixé sur M. Dombey, et il lança de nouveau un regard de triomphe au tableau, comme pour le prendre à témoin de la façon dont il vous menait ça, et pour réclamer son attention sur la suite.

« Carker, dit M. Dombey en regardant çà et là sur la table et en parlant d’un ton de voix altéré et saccadé, les lèvres pâles et livides, il n’y a pas besoin de vous justifier. Vous vous trompez : le rapprochement que vous avez fait naît tout naturellement des circonstances et non d’une confusion d’idées comme vous le supposez. Je n’approuve pas l’amitié de Mme Dombey pour ma fille.

— Pardonnez-moi, dit M. Carker, mais je ne comprends pas parfaitement.

— Comprenez donc, dit M. Dombey, qu’il vous faudra faire de cette circonstance, que j’exige que vous fassiez de cette circonstance le sujet d’un de mes reproches à Mme Dombey. Vous me ferez le plaisir de lui dire que l’affection sans bornes qu’elle a pour ma fille m’est désagréable. Cela peut se remarquer. Dans le monde, on pourrait faire des rapprochements entre la manière d’être de Mme Dombey à l’égard de ma fille et sa manière d’être avec moi. Vous aurez la bonté de dire tout simplement à Mme Dombey que cela ne me convient pas et que j’espère la voir se soumettre immédiatement à mon désir. De la part de Mme Dombey, son attachement pour Florence peut être goût sérieux ou pur caprice, ou même désir de me résister. Je veux qu’elle me cède de toute façon. Si Mme Dombey est réellement attachée à Florence, elle résistera d’autant moins à mes volontés, qu’en entrant en lutte avec moi elle ne servirait pas ma fille. Si le cœur de ma femme a de la bonté et du dévouement de reste, elle peut s’en décharger où elle le voudra, mais je veux d’abord de la soumission. Carker, dit M. Dombey qui avait parlé avec une émotion extraordinaire, et qui reprit alors son ton de grandeur naturel, vous aurez la bonté de ne pas oublier ce point et de ne pas glisser légèrement dessus, mais de le considérer comme une partie importante de vos instructions. »

M. Carker salua et se leva de table. Il resta pensif devant le feu, caressant son menton et regardant M. Dombey avec un sourire satanique : on eût dit une de ces figures grimaçantes, moitié homme, moitié singe, sculptées au moyen âge, ou bien une de ces figures à gouttières qui vomissent l’eau à pleine bouche. M. Dombey se remit peu à peu, son émotion se calma par la pensée qu’il venait de prendre une haute position ; il s’assit alors avec sa roideur habituelle et regarda le perroquet se balancer dans son anneau, qui lui rappela malgré lui l’anneau nuptial.

« Je vous demande pardon, dit Carker après un moment de silence, en reprenant sa chaise et en la tirant en face de M. Dombey. Mais permettez-moi une question. Mme Dombey sait-elle que vous me choisissez comme interprète de votre mécontentement ?

— Oui, répondit M. Dombey, je le lui ai dit.

— Vraiment ? répliqua vivement Carker, et pourquoi ?

— Pourquoi ! répéta M. Dombey qui hésita ; parce que je le lui ai dit.

— Sans doute, reprit Carker, mais pourquoi le lui avoir dit ? »

Puis avec un sourire il posa sa douce main sur le bras de M. Dombey, comme un chat qui aurait fait patte de velours, et il ajouta :

« Si je vous comprends parfaitement, je n’en serai nécessairement que plus apte à ma mission et je la remplirai plus sûrement. Je crois donc vous comprendre en disant que je n’ai pas l’honneur d’être vu par Mme Dombey sous un jour favorable. Dans ma position, je ne puis pas l’espérer, mais je dois supposer que je n’ai pas gagné sa faveur ?

— Il est possible que non, dit M. Dombey.

— Ainsi donc, poursuivit Carker, le genre de communication dont vous me chargez près de Mme Dombey ne peut manquer d’être désagréable à cette dame ?

— Il me semble, dit M. Dombey avec une froideur contenue et un certain embarras, que les idées de Mme Dombey sur ce sujet ne doivent entrer pour rien dans la manière dont nous l’envisageons vous et moi, Carker… Mais il peut se faire que votre mission ne lui soit pas fort agréable.

— Et… pardonnez-moi… mais je ne crois pas me tromper, quand je pense que vous voulez par là rabaisser la fierté de Mme Dombey ? je dis fierté, parce que la fierté jusqu’à un certain point n’ajoute qu’une grâce et un agrément de plus à une femme aussi remarquable par sa beauté et par ses qualités. Je crois que vous désirez non pas la punir, mais la réduire à la légitime soumission qui vous est si naturellement due ?

— Je n’ai pas l’habitude, Carker, vous le savez, de donner d’aussi longues explications de la conduite que je crois nécessaire de tenir. Je ne vais pas à l’encontre de ce que vous me dites. Si vous avez quelque objection à me faire, c’est autre chose, et vous n’avez qu’à dire, ce sera une affaire finie. Mais, je l’avoue, je n’avais pas supposé que ma confiance en vous pût vous humilier.

— Moi ! s’écria M. Carker, m’humilier quand je vous sers !

— Ou du moins, reprit M. Dombey, vous mettre dans une fausse position.

— Moi ! dans une fausse position ! s’écria de nouveau Carker. Mais je serai fier… que dis-je ? je serai heureux d’exécuter vos ordres. J’aurais souhaité, je le confesse, ne pas donner de nouvelles causes de déplaisir à une dame, aux pieds de laquelle j’aurais voulu plutôt déposer mes humbles services et mon dévouement. N’est-ce pas en effet votre femme ? Mais un désir de vous l’emporte, comme de juste, sur toute autre considération. D’ailleurs, quand Mme Dombey sera revenue de son erreur accidentelle, qu’elle aura, permettez-moi de le dire, compris sa position, j’espère qu’elle ne verra dans la petite part que j’aurai prise à cette affaire, à raison de mon rôle subalterne, qu’une preuve de mon respect pour vous, du sacrifice que je sais faire de toute autre considération devant vous : de ces qualités enfin qui vous sont dues aussi par elle, et qu’elle se fera sans doute un honneur et un plaisir d’acquérir chaque jour davantage. »

M. Dombey parut, en ce moment, voir encore Édith, la main étendue vers la porte, et entendre encore à travers les paroles mielleuses de son confident comme l’écho de ces mots : Rien ne pourra nous rendre plus étrangers l’un à l’autre que nous ne le sommes en ce moment. Mais, sourd à la voix de son imagination, il n’écouta que sa résolution et répondit fermement :

« Certainement, cela ne fait aucun doute.

— Vous n’avez pas autre chose à ajouter ? répliqua Carker en rapprochant sa chaise de la table pour finir de déjeuner, car les deux convives n’avaient pas fait grand honneur au repas ; puis il attendit une réponse avant de s’asseoir.

— Non, c’est tout, répondit M. Dombey. Je vous prie de remarquer, Carker, qu’un message, apporté par vous à Mme Dombey, n’admet pas de réponse. Vous aurez donc la bonté de ne pas me rapporter de réponse. Mme Dombey est informée qu’il ne me convient pas de temporiser ni de transiger sur aucune question en litige entre nous, et qu’il n’y a pas à revenir sur ce que je dis. »

M. Carker témoigna qu’il comprenait sa mission et les deux convives tombèrent sur les plats avec aussi peu d’appétit l’un que l’autre. Le rémouleur fit une nouvelle apparition en temps opportun, les yeux opiniâtrement fixés sur son maître, dans une contemplation craintive et respectueuse. Quand le déjeuner fût terminé, on fit avancer le cheval de M. Dombey, et M. Carker, ayant aussi monté sur le sien, ils partirent ensemble pour la Cité.

M. Carker était de belle humeur et parlait beaucoup ; M. Dombey le laissait dire de l’air d’un souverain qui veut bien permettre qu’on l’amuse de temps en temps ; il daignait montrer par un mot ou deux qu’il était à la conversation. Ils se tenaient à cheval chacun à leur manière ; mais M. Dombey, dans sa dignité, le pied à peine posé sur l’étrier, et les rênes flottantes, allait nonchalamment sans regarder par où passait son cheval. Aussi arriva-t-il que le cheval de M. Dombey, lancé au trot alla donner contre une pierre, démonta son cavalier, tomba par-dessus lui, et dans ses efforts pour se relever, lui lança de bons coups de pied.

M. Carker, en habile cavalier, qui avait l’œil prompt et la main sûre, sauta à bas de son cheval, et, en un instant, remit la bête sur ses pieds et la tint par la bride. Sans cela cette matinée de confidence eût été la dernière de M. Dombey. Toutefois même, au milieu de ce petit événement et dans le feu de l’action, en se penchant sur son chef étendu par terre, il n’en montra pas moins toutes ses dents à découvert et murmura :

« Voilà une belle occasion pour Mme Dombey de m’en vouloir, par exemple. Heureusement qu’elle n’en sait rien ! »

M. Dombey, privé de sentiment, la tête et la figure ensanglantées, fut porté, sous la surveillance de M. Carker, par quelques cantonniers au cabaret le plus voisin : il y en avait un à une petite distance. Là, le blessé fut l’objet des soins que lui prodiguèrent plusieurs médecins, arrivés l’un après l’autre de différents côtés comme poussés par cet intérêt qui attire les vautours vers le cadavre d’un chameau dans le désert. On réussit à grand’peine à le faire revenir à lui. Les hommes de l’art examinèrent la nature de ses blessures. L’un d’entre eux, qui demeurait tout près du théâtre de l’accident, penchait beaucoup pour une fracture composée des os de la jambe ; c’était aussi l’opinion du cabaretier, mais deux autres médecins, qui demeuraient loin de là et qui ne s’étaient trouvés dans le voisinage que par hasard, combattirent cette opinion d’une façon si désintéressée qu’il fut décidé que le blessé ne resterait pas au cabaret.

« Sans doute, dirent-ils, les contusions sont graves, mais il n’a qu’une côte brisée, et encore, une petite ; il peut donc, avec des précautions, être ramené chez lui avant la nuit. »

Les blessures furent pansées et bandées, ce qui demanda encore assez de temps. On laissa reposer le malade, et M. Carker, remontant à cheval, se mit en route pour aller porter à la maison de M. Dombey la nouvelle de l’accident.

L’astuce et la cruauté que cet homme, dans ses meilleurs moments, portait empreintes sur sa figure, remarquable d’ailleurs par la régularité de ses traits, percèrent mieux que jamais lorsqu’il partit pour cette commission. Animé par ses pensées astucieuses et cruelles, par l’espérance de certains événements encore éloignés, mais possibles, sans qu’il les eût ni prévus ni conduits, il allait de toute la vitesse de son cheval, comme s’il eût fait une chasse aux passants. Enfin, ramenant les rênes pour ralentir sa course, quand il pénétra dans des rues plus fréquentées, il modéra son cheval, aux jambes de neige ; en lui faisant choisir comme à l’ordinaire le chemin le plus propre, et cacha de son mieux les mauvaises pensées qui l’agitaient sous des dehors pleins de douceur, de retenue et d’humilité, embellis du sourire de ses dents, blanches comme l’ivoire.

Il alla droit à la maison de M. Dombey, descendit à la porte et demanda à voir Mme Dombey pour affaire importante. Le domestique le conduisit dans le cabinet de M. Dombey et revint lui dire que Mme Dombey n’était pas visible à cette heure, s’excusant de ne l’en avoir pas informé immédiatement.

M. Carker, qui s’était bien attendu à une froide réception, écrivit qu’il croyait devoir prendre la liberté d’insister pour obtenir un moment d’entretien avec Mme Dombey, ajoutant qu’il ne se permettrait pas de le faire pour la seconde fois (ces mots étaient soulignés), s’il ne s’y trouvait pas suffisamment autorisé par la circonstance. Après une ou deux secondes d’attente, il vit venir la femme de chambre de Mme Dombey, qui le fit monter dans le petit salon, où se trouvaient Édith et Florence.

Édith ne lui avait jamais paru si belle ; non, malgré son admiration ancienne pour les grâces de la figure et de la taille de Mme Dombey, jamais ses souvenirs sensuels ne la lui avaient représentée si belle.

Elle abaissa un coup d’œil plein de fierté sur lui, qui déjà, rien qu’en inclinant la tête sur le seuil de la porte, pour saluer Florence, laissait percer dans ses regards le sentiment du pouvoir nouveau dont il était armé. Aussi eut-il le plaisir triomphant de voir ce coup d’œil superbe se baisser avec trouble, et Édith se lever à moitié pour le recevoir.

Il était fort triste, il était profondément affligé, il ne savait, disait-il, comment lui exprimer le regret qu’il éprouvait en lui apportant la nouvelle d’un très-léger accident. Il engagea Mme Dombey à se tranquilliser.

« Ma parole d’honneur, ajouta-t-il, il n’y a pas de quoi vous alarmer. Mais M. Dombey… »

Florence poussa tout à coup un cri. Carker ne la regarda même pas ; il continuait à regarder Édith. Édith la calma et la rassura. Ce n’est pas elle, Édith, qui aurait poussé un cri d’alarme, non ! non ! n’ayez pas peur.

« M. Dombey, continua Carker un moment interrompu, a éprouvé un accident. Son cheval a glissé, il est tombé.

— Mon Dieu, s’écria Florence hors d’elle-même, il est grièvement blessé ? il est mort ?

— Non. Je vous le jure, M. Dombey, étourdi d’abord, est bientôt revenu à lui, et quoique blessé, il ne court aucune espèce de danger. Si ce n’était pas la vérité, je n’aurais jamais eu le courage de venir en messager importun me présenter aux regards de Mme Dombey. C’est la vérité pure, je vous en donne ma parole. »

La réponse, comme ses yeux, comme son sourire, tout s’était adressé à Édith et non pas à Florence.

Il lui dit alors dans quel endroit se trouvait actuellement M. Dombey, et demanda qu’on mît une voiture à sa disposition pour qu’on pût le ramener chez lui.

« Maman, dit Florence toute tremblante et les larmes aux yeux, si je me hasardais à y aller ! »

M. Carker avait les yeux attachés sur Édith quand il entendit ces derniers mots de Florence : il lui lança un regard de mystère et secoua légèrement la tête : il fut témoin du combat qui se livrait dans cette femme avant que ses beaux yeux lui eussent répondu, mais il lui arracha sa réponse. Il montrait qu’il voulait l’avoir, cette réponse, que sinon il parlerait et briserait le cœur de Florence : aussi lui rendit-elle du regard la réponse qu’il exigeait. Puis, quand elle eut détourné les yeux, il la regarda comme il avait regardé son portrait le matin.

« J’ai reçu l’ordre, dit-il, de faire savoir à la nouvelle femme de charge… je crois que son nom est Mme Pipchin… »

Rien n’échappait à cet homme. Il vit en un instant que ce qu’il venait de dire était une autre insulte adressée par M. Dombey à sa femme.

« J’ai reçu l’ordre de faire savoir à Mme Pipchin que M. Dombey désire avoir son lit dans son appartement particulier au rez-de-chaussée. C’est celui qu’il préfère. Je vais retourner le voir immédiatement. Je n’ai pas besoin de vous dire, madame, que M. Dombey a été l’objet de la plus grande attention, de la plus vive sollicitude. Permettez-moi de vous répéter que vous n’avez pas lieu de vous alarmer le moins du monde. Vous pouvez être tout à fait tranquille, croyez-moi.

Là-dessus Carker salua, avec les plus grands témoignages de déférence et d’amabilité. Il retourna dans la chambre de M. Dombey, prit ses mesures pour qu’on lui envoyât une voiture dans la Cité, remonta à cheval et s’en alla tout doucement. Carker était rêveur tout le long de la route ; il fut rêveur encore en montant dans la voiture, qui le conduisit à l’endroit où avait été laissé M. Dombey ; il ne cessa de l’être que lorsqu’il se retrouva assis à côté de son chef ; alors il redevint lui-même et retrouva ses dents.

Vers la brune, M. Dombey, grièvement blessé, en proie à de vives douleurs, fut placé dans sa voiture : on le mit sur une banquette soigneusement entouré de manteaux et de coussins : son confident était sur la banquette vis-à-vis pour lui tenir compagnie. Comme il ne lui fallait pas de secousse, ils allaient encore plus lentement qu’à pied : aussi faisait-il complétement nuit quand il arriva chez lui. Mme Pipchin, toujours aigre et refrognée, qui n’avait pas oublié les mines du Pérou (on ne s’en apercevait que trop dans la maison), le reçut à la porte et aspergea les domestiques de quelques épithètes au gros sel pendant qu’ils transportaient le blessé dans sa chambre. M. Carker l’accompagna jusqu’à ce qu’il fût bien établi dans son lit. M. Dombey interdisant sa chambre à toutes les femmes de la maison, excepté à l’excellente ogresse, qui avait la haute main dans le ménage, Carker alla trouver encore une fois Mme Dombey, pour l’informer de l’état de son mari.

Il trouva Édith toujours seule avec Florence, et lui prodigua de sa bouche doucereuse toutes sortes de consolations nouvelles, comme si elle était en proie aux plus vives inquiétudes, et que sa tendresse fût mortellement alarmée. Il alla si loin dans ses marques de respectueuse sympathie, qu’en prenant congé d’elle, il se hasarda, pendant qu’il lançait de côté un regard à Florence, à lui prendre la main, à se pencher sur sa proie pour y déposer un baiser.

Édith ne retira pas la main, elle ne se servit pas de cette main baisée par Carker pour lui souffleter son indigne visage, et pourtant si vous aviez vu comme ses joues étaient rouges, comme ses yeux étincelaient, comme tout son être se soulevait d’indignation ! Mais quand elle fut seule dans sa chambre, elle frappa, pour la punir, cette main souillée par le baiser de Carker, contre le marbre de la cheminée : l’innocente main fut meurtrie du coup et ensanglantée, puis l’approchant du feu qui brillait dans l’âtre, elle sembla vouloir l’y jeter pour la réduire en cendres.

La nuit était déjà avancée qu’Édith était encore assise toute seule dans sa chambre ; la flamme du foyer, qui s’éteignait peu à peu, éclairait par intervalles son beau visage sombre et menaçant : l’œil de cette femme suivait les noires ombres qui erraient sur la muraille : ses pensées semblaient avoir pris un corps et se promener autour d’elle. Toutes les formes que peuvent revêtir l’insulte et l’outrage, tous les plus sinistres pressentiments voltigeaient confus, comme de grands fantômes devant elle : une figure odieuse semblait marcher contre elle à leur tête ; c’était celle de son mari.

Chapitre V. Les veilles. §

Florence, depuis longtemps revenue de ses illusions, remarquait avec tristesse l’éloignement d’Édith pour son père ; elle le voyait augmenter de plus en plus et se changer peu à peu en une véritable aversion. Ces découvertes journalières jetaient une ombre épaisse sur son amour et sur ses espérances, et ravivait dans son cœur cette douleur qui, assoupie un moment, n’en devenait maintenant que plus insupportable.

C’était bien dur… (qui pouvait le savoir mieux que Florence ?) d’avoir vu se changer en douleur la tendresse si vraie d’un cœur pur ; de ne trouver qu’indifférence et froideur là où elle aurait dû trouver affection et sollicitude. C’était bien dur d’avoir nourri au fond de son cœur des sentiments si tendres sans avoir jamais connu le bonheur de les voir partagés. Mais combien elle trouvait plus dur encore d’en venir à douter de son père ou d’Édith, si affectueuse pour elle, et de ne pouvoir songer à son amour pour chacun d’eux, sans être saisie tour à tour d’étonnement, de crainte et d’effroi.

Florence en était là pourtant, et ses souffrances venaient de la pureté de son âme qui ne pouvait se résigner à ces antipathies funestes. Elle voyait la froideur, la sévérité de son père, aussi rude pour Édith que pour elle, aussi sec, aussi inflexible, aussi impitoyable. Elle se demandait quelquefois, les larmes aux yeux, si sa pauvre mère chérie n’avait pas eu à souffrir un traitement pareil et si elle n’en était pas morte de douleur. Puis, quand elle pensait à Édith, comme elle la trouvait fière et hautaine pour tous, excepté pour elle ! Comme cette femme semblait mépriser son père ! comme elle se tenait loin de lui ! Elle songeait à tout ce qu’elle lui avait entendu dire le soir même de son arrivée, et vite elle se demandait si ce n’était pas un crime d’aimer une personne en révolte ouverte avec son père. Connaissant son affection pour Édith, ne pourrait-il pas reprocher, sur son lit solitaire, à son enfant dénaturée, ce nouveau tort ajouté à celui qu’elle avait tant de fois déploré, à celui de n’avoir jamais su, dès sa naissance, gagner son amour paternel ? Ces pensées, elle les refoulait bientôt au fond de son cœur en songeant à un mot affectueux, à un doux regard d’Édith, et se croyait alors la plus ingrate des créatures. Qui donc, en effet, avait ranimé son courage ? Qui avait su consoler ce cœur si seul et si cruellement blessé ? Aussi dans les élans de tendresse de cette douce nature vers chacun d’eux, souffrant de leur répulsion l’un pour l’autre, doutant de ce qu’elle leur devait à tous deux, Florence, qui avait élargi le cercle de ses affections, Florence, à côté d’Édith, souffrait plus maintenant qu’à l’époque où, dans la maison lugubre, elle gardait pour elle seule son secret, avant que sa nouvelle mère fût venue, par l’éclat de sa beauté, égayer la sombre demeure.

Heureusement encore, dans son malheur, elle n’avait pas le moindre soupçon qu’Édith, par l’affection qu’elle avait pour elle, augmentait le refroidissement de son père pour sa nouvelle épouse, et lui donnait de nouveaux sujets d’un injuste mécontentement. Si Florence avait pu se douter qu’une semblable cause pouvait produire un tel effet, quelle douleur pour elle ! quel sacrifice elle aurait tenté de faire, pauvre fille aimante ! Comme elle serait allée d’un pas rapide et ferme ensevelir à jamais sa peine aux pieds de ce Père céleste qui ne repousse pas, lui, l’amour de ses enfants, et qui accueille leurs âmes éprouvées par la douleur ! Mais elle n’en savait rien, par bonheur.

Pas un mot là-dessus n’était prononcé maintenant entre Florence et Édith. Édith lui avait dit qu’il devait y avoir désormais entre elles, sur ce sujet, le silence absolu de la tombe. Florence sentait qu’elle avait eu raison.

C’est alors que son père fut ramené à la maison souffrant et meurtri. Retiré tristement dans son appartement où il recevait seulement les soins des domestiques, sans qu’Édith l’approchât jamais, il n’avait d’autre ami, d’autre compagnon que M. Carker, qui ne le quittait pas avant minuit.

« Ah ! oui ! il a là une jolie société, miss Florence, disait Suzanne Nipper. Voilà quelque chose de beau ! parlez-moi de ça ! Si jamais il a besoin d’un certificat, qu’il ne s’avise pas de venir m’en demander un, je ne lui dis que ça.

— Chère Suzanne ! silence ! je vous en prie.

— Ah ! c’est facile à dire, répondit Suzanne exaspérée. Mais vraiment, je vous en demande bien pardon, il se passe ici des choses qui vous tournent le sang, que c’est à croire qu’on a des épingles et des aiguilles dans les veines, et qu’elles vous sortent par tous les pores. Ne vous y trompez pas, miss Florence, je ne dis rien contre votre belle-mère qui m’a toujours traitée comme il faut ; bien que je la trouve un tant soit peu fière, je ne puis pas dire que j’aie à me plaindre d’elle. Mais quand nous nous ravalons jusqu’à des Mme Pipchin, qu’on nous les jette à la tête et qu’on les voit monter la garde à la porte de votre papa, comme de vrais crocodiles, encore bien heureux qu’elles ne nous fassent pas des petits, c’est par trop révoltant !

— Papa a bonne opinion, de Mme Pipchin, Suzanne, répondit Florence, et il a le droit de choisir sa femme de charge. Paix donc ! je vous en prie.

— Oui, miss Florence, répondit Suzanne, vous avez beau me dire de me taire, ça n’empêche pas que Mme Pipchin me fait grincer les dents comme du verjus, ni plus ni moins ! »

Si ce soir-là, c’est-à-dire le soir où M. Dombey fut ramené chez lui, Suzanne déployait tant d’énergie de paroles, et supprimait, dans sa volubilité de langue, les points et les virgules de ses discours téméraires, c’est qu’ayant été envoyée par Florence pour demander des nouvelles de son père, elle s’était vue obligée de faire passer sa commission par le canal de sa mortelle ennemie Mme Pipchin, et que celle-ci, sans aller demander les ordres de M. Dombey, s’était permis de faire ce que Mlle Nipper appelait une réponse impertinente. N’était-ce pas bien hardi, en effet, de la part de cette martyre des mines du Pérou ? n’était-ce pas manquer de respect à sa jeune maîtresse ? aussi elle ne le porterait pas en paradis. De là, les phrases et les discours sans fin de la femme de chambre courroucée. Depuis le mariage surtout, elle était devenue plus soupçonneuse et plus méfiante ; car, semblable à bien des personnes de sa classe, qui ont un attachement sincère pour une personne d’un rang plus élevé, comme celui qu’occupait Florence, Suzanne était très-jalouse, et sa jalousie s’attaquait naturellement à Édith, qui était venue se jeter au travers de son ancienne autorité, en se plaçant entre elle et Florence. Au fond Suzanne était toute fière et tout heureuse de voir sa jeune maîtresse reprendre enfin sa place sur le théâtre de son ancien abandon, de voir qu’elle avait pour compagne et pour protectrice la belle épouse de son père. Mais elle ne pouvait sacrifier toute son autorité à cette belle épouse, sans un certain mécontentement et un secret dépit, dont elle cherchait à se justifier en qualifiant sévèrement l’orgueil et l’emportement de la dame. Du second plan où elle se trouvait nécessairement, depuis le mariage, miss Nipper surveillait cependant les affaires domestiques en général avec une ferme conviction qu’aucun bien ne pouvait résulter de la présence de Mme Dombey, toujours ayant soin cependant de déclarer bien haut, en toute occasion, qu’elle n’avait rien à dire contre elle.

« Suzanne, dit Florence qui était assise d’un air pensif à sa table, il est bien tard, je n’ai plus besoin de rien ce soir.

— Ah ! miss Florence, répondit Nipper, que de fois, bien sûr, je regrette le bon vieux temps, où je restais assise auprès de vous bien plus tard que ce soir, et où je tombais de sommeil à force de fatigue, quand vos yeux brillaient comme des escarboucles ! mais maintenant, vous avez une belle-mère, qui vient s’asseoir auprès de vous, miss Florence, et je n’en suis pas fâchée bien sûr, car je n’ai rien à dire contre elle.

— Je n’oublierai jamais celle qui fut ma bonne compagne, quand je n’en avais pas, Suzanne, répondit doucement Florence ; non, jamais ! »

Et levant les yeux, elle passa son bras autour du cou de son humble amie et lui souhaitant bonne nuit, elle l’embrassa. Miss Nipper en fut si touchée qu’elle se mit à sangloter.

« Maintenant, ma chère miss Florence, dit Suzanne, laissez-moi descendre en bas pour avoir des nouvelles de votre papa, je sais que vous en êtes tourmentée, laissez-moi redescendre et frapper moi-même à sa porte.

— Non, dit Florence, allez vous coucher. Nous saurons plus de détails demain matin. J’irai moi-même m’informer de sa santé. Maman est descendue, j’en suis sûre (Florence rougit car elle ne l’espérait pas), peut-être même est-elle près de mon père en ce moment. Bonsoir. »

Suzanne était trop adoucie pour donner, en ce moment, son opinion personnelle sur la probabilité de la visite de Mme Dombey à son mari, et elle se retira sans rien dire. Florence, restée seule, cacha sa tête dans ses mains comme elle l’avait fait bien des fois à une autre époque et donna un libre cours aux larmes qui inondèrent ses joues. Elle pensait au désaccord, au trouble de l’intérieur ; à cette espérance, si toutefois elle en avait eu jamais l’espérance, maintenant déçue à tout jamais, de pouvoir gagner l’affection de son père ; elle songeait à ses doutes, à la crainte qu’ils lui inspiraient tous deux : puis c’étaient les aspirations de son cœur innocent vers l’un et l’autre ; la douleur, le regret de voir se terminer ainsi ce rêve d’espoir et de bonheur qu’elle avait fait ; cruel combat qui jetait le trouble dans son âme ! et ses larmes coulaient abondamment. Sa mère et son frère étaient morts : son père restait toujours aussi froid pour elle : Édith résistait à son mari et le repoussait tout en aimant Florence qui lui rendait tendresse pour tendresse ; n’était-ce pas un sort jeté sur l’affection de la pauvre enfant, qu’elle dût rester toujours stérile, quel qu’en fût l’objet ? Cette pensée, elle la chassait bien vite, mais celles qui l’avaient fait naître étaient trop sérieuses pour être aussi facilement repoussées ; aussi Florence passa-t-elle une nuit bien triste.

Au milieu de toutes ses réflexions, elle se représentait, comme elle l’avait fait tout le jour, son père blessé et souffrant, seul dans sa chambre, sans être secouru par celles qui auraient dû être près de lui, et passant ses lentes heures de douleur dans un abandon douloureux. Tout à coup un frisson parcourut tout son être : S’il allait mourir ! Elle y avait songé quelquefois déjà ; s’il allait mourir sans la voir ou sans prononcer son nom ! Dans son trouble, elle songea, en tremblant pourtant, à descendre une fois encore et à se glisser jusqu’à sa porte.

Elle écouta avant de sortir : tout reposait dans la maison et les lumières étaient éteintes. Dieu ! qu’il y avait longtemps, se disait-elle, qu’elle avait fait pour la première fois ses pèlerinages nocturnes à la porte de son père ! Dieu ! qu’il y avait longtemps, se disait-elle en frissonnant, qu’elle était entrée une nuit dans sa chambre et qu’il l’avait reconduite au pied de l’escalier !

Avec son même cœur d’enfant, ses doux yeux timides, ses beaux cheveux flottants, aussi étrangère à son père dans sa fraîcheur de jeune fille que dans sa fraîcheur d’enfant, elle descendit doucement les escaliers écoutant à chaque pas, et se glissa du côté de sa chambre. Aucun bruit dans la maison ; la porte était entr’ouverte pour laisser pénétrer l’air, tout était si calme dans l’intérieur, qu’elle pouvait entendre le pétillement du feu et le tic tac de la pendule placée sur la cheminée.

Elle jeta un coup d’œil dans la chambre. La femme de charge, enveloppée dans une couverture, dormait profondément, assise dans un fauteuil devant le feu. La porte, qui conduisait dans l’autre pièce, cachée en partie par un paravent, était à demi fermée ; mais il y avait de la lumière dans la seconde pièce et la tête du lit était éclairée. Le silence était si profond qu’elle pouvait entendre, au bruit de sa respiration, qu’il était endormi. Cela lui donna le courage de passer derrière le paravent pour le regarder dans sa chambre.

Elle éprouva un aussi grand saisissement en le voyant endormi que si elle ne se fût pas attendue à le voir. Florence s’arrêta immobile à sa place, et s’il se fût éveillé, elle n’aurait pas pu bouger.

Il avait le front fendu, et l’on avait baigné ses cheveux, qui retombaient tout humides et en désordre sur son oreiller. Un de ses bras, sorti du lit, était soigneusement bandé et sa figure était très-pâle. Florence vit tout cela d’un regard et put s’assurer qu’il dormait profondément. Si elle resta clouée à sa place, ce n’était pas ce spectacle seulement qui la troublait. Non, il y avait encore autre chose, quelque chose de plus fort que cela qui lui faisait paraître la personne de son père si imposante.

Elle ne l’avait jamais regardé en face, jamais, sans qu’il y eût toujours sur son visage, du moins elle se l’imaginait, une expression de trouble à son égard. Elle ne l’avait jamais regardé en face, que l’espérance ne se renfonçât dans son cœur, et que son regard timide ne s’abaissât devant la sévérité, la froideur d’un visage insensible et repoussant. Mais, en ce moment, le nuage qui jusque-là avait toujours attristé son enfance avait disparu des traits qu’elle considérait. La nuit calme et tranquille l’avait apparemment dissipé ; elle aimait à croire que peut-être il s’était endormi en la bénissant.

Éveille-toi, mauvais père ! éveille-toi, malheureux ! le temps marche, l’heure approche d’un pas rapide, éveille-toi !

Son visage n’était pas changé, et pendant qu’elle le regardait avec une crainte respectueuse, son immobilité lui rappela les êtres chers à son cœur qu’elle avait perdus. C’est ainsi qu’ils étaient, c’est ainsi qu’il serait, qu’elle-même serait un jour, pauvre enfant désolée. Mais quand ? Lorsque cette heure fatale serait venue, ce qu’elle allait faire ne pouvait toujours pas être un chagrin pour lui, et ce serait un soulagement pour elle. Que fit-elle donc ?

Elle se glissa tout près du lit, et, retenant sa respiration, elle se pencha, déposa un doux baiser sur son front et approcha son visage du sien pendant quelques instants ; puis, elle passa autour de l’oreiller le bras qu’elle n’osait jeter autour de son cou.

Éveille-toi donc, misérable, pendant qu’elle est à ton chevet. Le temps fuit, l’heure approche d’un pas inévitable ; la voilà sur le seuil, éveille-toi !

Au fond de son cœur, elle pria Dieu de bénir son père, de le rendre plus tendre pour elle, si cela se pouvait ; sinon, de lui pardonner s’il était coupable et de lui pardonner à elle-même cette prière presque impie. En l’adressant au ciel elle le regarda encore, les yeux voilés de larmes, et, fuyant timidement, elle sortit de sa chambre, traversa l’autre et disparut.

Qu’il dorme maintenant, qu’il dorme pendant qu’il le peut ! Mais puisse-t-il voir cette gracieuse figure à son chevet quand il s’éveillera, et la trouver près de lui quand l’heure sera venue !

Le cœur de Florence était bien triste, quand elle monta furtivement les escaliers. La maison, dans son calme, avait quelque chose de plus effrayant, depuis qu’elle était descendue. Le sommeil dont elle avait été témoin, au milieu du silence de la nuit, avait pour elle la solennité de la vie et de la mort à la fois. Sa démarche silencieuse et si pleine de mystère rendait encore plus saisissant le calme de la nuit. Elle n’eut pas l’envie, elle fut presque incapable de rentrer dans sa chambre et, passant par le salon, où la lune, à moitié cachée par les nuages, laissait pénétrer ses rayons à travers les jalousies, elle regarda dans la rue déserte.

Le vent soufflait tristement. Les lanternes étaient pâles et tremblantes comme si elles avaient froid : il y avait au loin dans le ciel une lueur de demi-ténèbres ou de demi-jour. La nuit expirait frissonnante et agitée comme le moribond qui finit dans la peine. Florence se rappela que déjà, au chevet d’un autre malade, elle avait observé le même temps froid et sombre et reconnut les mêmes impressions ; elles lui faisaient mal aujourd’hui comme alors ; seulement elles étaient plus tristes encore.

Sa mère n’était pas venue dans sa chambre ce soir-là. Aussi, quand la nuit fut avancée, elle sortit de son lit. Elle éprouvait un tel malaise, elle avait surtout un tel désir de parler à quelqu’un et de rompre le charme de cette nuit triste et silencieuse, qu’elle dirigea ses pas vers la chambre où reposait Édith.

La porte, qui n’était pas fermée en dedans, s’entrouvrit doucement lorsqu’elle la poussa de sa main tremblante. Elle fut surprise de trouver de la lumière ; mais ce qui la surprit encore davantage, ce fut de voir sa mère, à moitié déshabillée, assise devant les cendres de la cheminée. En voyant ses yeux fixes, ardents, cette figure, cette attitude, ce mouvement convulsif qui lui faisait saisir les bras de son fauteuil comme si elle allait s’élancer, Florence, en présence de ce visage bouleversé, éprouva un sentiment de terreur.

« Maman, s’écria-t-elle, qu’y a-t-il ? »

Édith tressaillit : le regard d’effroi qu’elle lui lança la fit trembler encore davantage.

« Maman, dit Florence en s’approchant avec précipitation, chère maman, qu’avez-vous ?

— J’ai été souffrante, répondit Édith en tremblant et en continuant à la regarder d’un air singulier. J’ai fait de mauvais rêves, mon ange.

— Vous ne vous êtes pas couchée, maman ?

— Non. Je rêvais à moitié éveillée. »

Peu à peu, ses traits prirent une expression plus douce : elle laissa Florence s’approcher d’elle, la serra dans ses bras, et lui dit avec tendresse :

« Mais qu’est-ce que mon petit oiseau vient faire ici ? que vient-il faire ici ?

— J’étais inquiète, maman, de ne pas vous avoir vue hier soir, et comme j’ignorais comment allait papa, je… »

Florence s’arrêta court.

« Est-ce qu’il est tard ? fit Édith en relevant les boucles de la jeune fille qui se mêlaient à ses cheveux noirs et lui cachaient le visage.

— Très-tard, presque jour.

— Presque jour ! répéta-t-elle d’un ton de surprise.

— Chère maman ! que vous êtes-vous donc fait à la main ? »

Édith la retira tout à coup ; et, pendant quelques instants, elle regarda Florence avec la même expression d’effroi que tout à l’heure, comme si elle craignait de lui laisser voir sa main. Enfin elle se remit et lui dit :

« Ce n’est rien, ce n’est rien. C’est un coup. »

Puis elle ajouta :

« Ma Florence ! »

Son sein se gonfla et elle versa d’abondantes larmes :

« Maman ! dit Florence, que puis-je faire, que faut-il que je fasse pour nous rendre plus heureuses ? Dites-moi, y a-t-il quelque chose que je puisse faire ?

— Non, rien, répondit-elle.

— En êtes-vous bien sûre ? Ne pourrai-je donc jamais vous être bonne à rien ? Oh ! ma chère maman, si je vous parle, malgré nos conventions, des pensées que j’ai en ce moment, vous ne me blâmerez pas, n’est-ce pas ?

— C’est inutile, répliqua Édith, c’est inutile. Je vous ai dit, ma chère enfant, que j’avais fait de mauvais rêves. Rien ne peut les changer, rien ne peut les empêcher de revenir.

— Je ne comprends pas, dit Florence, en regardant fixement le visage d’Édith qui parut s’assombrir sous son regard.

— J’ai vu en rêve, dit Édith à voix basse, un orgueil impuissant pour faire le bien ; tout-puissant pour faire le mal ; un orgueil qui, pendant de longues années d’infamie, a été blessé, martyrisé, qui jamais ne s’est replié que sur lui-même ; un orgueil, qui a condamné l’âme qu’il habitait à avoir la conscience de son avilissement, et qui ne l’a jamais aidée à se venger de cette profonde humiliation, ou à s’y soustraire, ou à dire : Je ne veux pas que cela soit ! un orgueil qui, bien dirigé, aurait pu aboutir à de bons résultats, mais qui mal conduit, corrompu comme l’âme dans laquelle il séjourne, n’a été pour lui-même qu’un instrument de mépris, de cruauté de ruine. »

Elle ne regardait plus Florence, et ne s’adressait plus à elle ; elle continuait comme si elle était seule.

« J’ai vu en rêve une telle indifférence, un tel endurcissement produit par ce profond mépris de soi-même : cet orgueil était si vil, si impuissant, si misérable, qu’il a marché avec insouciance à l’autel, obéissant au simple signe que lui faisait un doigt bien connu, trop connu ! Oh ! ma mère, ma mère ! il lui obéissait en le méprisant. Orgueil impie, qui préférait se vouer une bonne fois à sa propre haine, plutôt que de ressentir encore chaque jour la pointe de quelque aiguillon nouveau ! Pauvre créature ! »

Son émotion croissait, son visage s’assombrissait, et elle regarda Florence comme elle l’avait regardée quand elle était entrée.

« Et j’ai rêvé, dit-elle, que, dans un premier et dernier effort que cet orgueil a fait pour venir à bout de son dessein, il a été écrasé, oui écrasé, par un pied abject, mais qu’il se relève et se rit de son vainqueur. J’ai rêvé que cet orgueil était blessé, poursuivi, traqué par une meute de chiens ; mais, bien qu’épuisé par la lutte, il ne veut pas céder ; il le pourrait, mais non : il se sent une force qui le révolte contre le chasseur qui le poursuit : il le hait, il se dresse contre lui, il le brave. »

Son bras étreignit convulsivement le bras tremblant de Florence, et son visage se calma quand ses yeux s’abaissèrent sur la figure alarmée et surprise de la jeune fille.

« Oh ! Florence, dit-elle, j’ai cru cette nuit que j’allais devenir folle ! »

Sa tête superbe fléchit et se pencha sur le cou de Florence : elle pleura encore.

« Ne m’abandonnez pas, restez auprès de moi ! Je n’espère plus qu’en vous ! »

Combien de fois elle répéta ces mots ! Bientôt elle devint plus calme ; elle fut attendrie en voyant les larmes de Florence, en voyant cette pauvre enfant encore debout à une pareille heure. Le jour commençait à poindre. Édith la prit dans ses bras et la conduisit à son lit ; quant à elle, elle ne se coucha pas, elle s’assit près de sa fille et lui dit d’essayer de dormir.

« Ma chère enfant, lui dit-elle, vous êtes fatiguée et malheureuse, vous avez besoin de repos.

— Oh ! oui, maman, je suis bien fatiguée et bien malheureuse cette nuit, mais vous êtes fatiguée et malheureuse aussi !

— Non, mon ange, je ne le suis pas quand vous reposez si près de moi ! »

Elles s’embrassèrent, et Florence, accablée, tomba peu à peu dans un doux sommeil ; mais, pendant que ses yeux se fermaient devant le visage qu’elle avait à côté de son lit, son esprit, qui se reportait sur l’autre visage qu’elle avait vu en bas, était triste : sa main en se rapprochant d’Édith comme pour y chercher une consolation, tremblait pourtant de crainte de trahir son père par cette caresse.

Dans son sommeil, elle essayait de les réconcilier ensemble, de leur montrer qu’elle les aimait tous les deux, mais elle ne pouvait y parvenir ; la tristesse de la réalité se confondait avec la tristesse de ses rêves.

Édith, assise à côté d’elle, regardait ses longs cils tout mouillés sur ses joues roses ; elle la regardait avec douceur et pitié, car elle savait bien la vérité, elle. Mais le sommeil ne vint pas lui fermer les paupières. Il faisait jour qu’elle était encore sur la chaise tout éveillée, tenant dans ses mains la douce main de Florence. De temps en temps, elle disait tout bas à son visage assoupi :

« Restez près de moi, Florence. Je n’ai plus d’espérance qu’en vous ! »

Chapitre VI. Une séparation. §

Miss Nipper se leva avec le jour, mais après le soleil toutefois. Ses yeux noirs, ses yeux si perçants paraissaient fatigués ; eux qu’on n’aurait jamais soupçonnés de se fermer quelquefois tant ils étaient éveillés d’ordinaire, ils avaient perdu tout leur feu, ils étaient tout gonflés, comme s’ils avaient passé la nuit dans les larmes. Pourtant Suzanne était loin d’être abattue ; ce jour-là elle était singulièrement allègre et décidée ; toutes ses facultés semblaient se resserrer en faisceau pour l’accomplissement de quelque grand projet. Elle était aussi beaucoup plus pincée qu’à l’ordinaire, et, en rôdant dans la maison, elle avait des mouvements de tête qui indiquaient une grande détermination.

En effet, Suzanne avait pris une détermination, et une détermination audacieuse encore. Il ne s’agissait de rien moins que de se présenter devant M. Dombey, et de lui parler, à ce gentleman, de lui parler entre quatre yeux. « J’ai toujours dit que je le ferais, se dit-elle, ce matin-là, d’un air menaçant et en branlant énergiquement la tête, j’ai toujours dit que je le ferais ; eh bien ! à présent, je vais le faire. »

S’encourageant elle-même, avec une vivacité qui n’appartenait qu’à elle à accomplir ce grand dessein, Suzanne Nipper resta toute une après-dînée dans le vestibule et sur les escaliers, sans trouver le moment favorable pour livrer l’assaut. Elle ne se laissa pas déconcerter le moins du monde par ce contre-temps ; il eut au contraire pour résultat d’exciter davantage son ardeur, loin de relâcher sa vigilance ; enfin, sur le soir, elle s’aperçut que son ennemie jurée, Mme Pipchin, sous le prétexte d’avoir passé la nuit, faisait un somme dans sa chambre, et que M. Dombey était seul étendu sur son sofa.

Suzanne, agitant non-seulement sa tête, mais toute sa petite personne, s’avança sur la pointe du pied jusqu’à la porte de M. Dombey et frappa.

« Entrez, » dit M. Dombey.

Suzanne fit un dernier mouvement pour se donner du cœur et entra.

M. Dombey, qui regardait le feu, ne fut pas peu surpris de l’étrange visite, et se releva légèrement sur son coude. Suzanne lui fit une révérence.

« Que demandez-vous ? dit M. Dombey.

— S’il vous plaît, monsieur, dit Suzanne, je désire vous parler.

— Je désire vous parler ! semblèrent redire après Suzanne les lèvres de M. Dombey qui, abasourdi de l’audace de la servante, n’eut pas la force de les répéter tout haut.

— Il y a aujourd’hui douze ans, monsieur, dit Suzanne avec sa volubilité ordinaire, que je suis à votre service, attachée à la personne de Mlle Florence, ma jeune maîtresse, qui ne parlait pas encore bien quand je suis entrée ici, et quand Mme Richard était encore toute nouvelle, j’étais déjà bien vieille dans la maison, car, bien que je ne sois pas une Mathieu-Salem, je ne suis pas non plus une enfant à la mamelle. »

M. Dombey se leva encore sur son coude, et la regarda d’un air peu curieux d’en apprendre davantage.

« Ah ! monsieur, dit Suzanne, je n’ai jamais vu une meilleure personne, plus couverte des bénédictions du bon Dieu que mademoiselle : je dois le savoir un peu mieux que d’autres, moi qui l’ai vue dans son chagrin et dans sa joie. Ah ! par exemple, de la joie, elle n’en a guère eu, mais c’est égal, je l’ai toujours vue avec son frère ; je l’ai vue quand elle était seule, que personne ne la voyait, oui, que personne ne la voyait, je le dirai à tous et à chacun (et là-dessus Suzanne branla la tête et frappa légèrement du pied) ; oui, je le dis et je le répète, mademoiselle est l’ange le plus chéri et le plus couvert des bénédictions du bon Dieu qui ait jamais respiré la vie, et qu’on me déchirerait en lambeaux que je le dirais et que je le répéterais encore, quoique je n’aie pas le courage d’un saint martyr comme Fox. »

L’indignation et l’étonnement rendirent M. Dombey plus pâle que ne l’avait fait sa chute ; ses regards restaient fixés sur son interlocutrice ; il ne pouvait en croire ni ses yeux ni ses oreilles.

« On ne saurait faire autrement que d’être honnête et fidèle avec Mlle Florence, continua Suzanne, et je ne me fais pas grand mérite d’avoir été à son service pendant douze ans, car je l’aime, oui, je l’aime, je le dirai à tous et à chacun. » Ici Suzanne secoua encore la tête, frappa légèrement du pied et poussa un soupir ? « Mais de bons et fidèles services me donnent bien le droit de parler, j’espère ; il faut que je parle, et je veux parler maintenant, que j’aie tort ou raison.

— Qu’est-ce que veut dire cette femme ? cria M. Dombey dont l’œil étincelait en la regardant. Comment avez-vous l’audace…

— Ce que je veux dire ? monsieur ; ce que je veux, c’est de parler avec respect et sans offenser personne, mais le cœur sur les lèvres. Maintenant, comment j’ai l’audace, je n’en sais rien, mais je l’ai. Ah ! monsieur, vous ne connaissez pas mademoiselle, non, monsieur, vous ne la connaissez pas, vous ne vous contenteriez pas de la connaître si peu que ça, si vous aviez commencé une fois à la connaître. »

M. Dombey, hors de lui, tendit la main pour prendre le cordon de sonnette, mais il n’y avait pas de cordon de ce côté de la cheminée, et il ne pouvait pas se lever ni aller chercher ce cordon sans soutien. L’œil vif de Suzanne vit aussitôt son impuissance, et dès ce moment, comme elle le fit remarquer plus tard, elle sentit qu’elle était maîtresse du terrain et qu’elle tenait son homme.

« Miss Florence, dit Suzanne, c’est la plus dévouée, la plus patiente, la plus docile, la plus belle de toutes les filles ; il n’y a pas de gentleman, monsieur, eût-il toute la fortune des plus riches individus de l’Angleterre, qui ne fût fier de mademoiselle. Si ce gentleman connaissait sa vraie valeur, il consentirait à perdre toute sa fortune sou à sou et à aller mendier de porte en porte, dit Suzanne qui éclata en sanglots, plutôt que de faire endurer à ce bon cœur toutes les souffrances que je lui ai vu endurer dans cette maison.

— Femme, cria M. Dombey ; quittez la chambre !

— Pardon, excuse, je ne quitterai pas la chambre : je quitterais plutôt la place, monsieur, où j’ai été pendant tant d’années et où j’ai vu tant de choses, répliqua l’intrépide Suzanne, quoique j’espère bien que vous n’aurez pas le cœur de me séparer de Mlle Florence ; je ne m’en irai maintenant que quand j’aurai tout dit. Il peut bien se faire que je ne sois pas une veuve du Malabar, je ne le suis pas et je ne voudrais pas le devenir, mais si une fois je m’étais mis dans la tête de me brûler toute vive, je le ferais ! Eh bien ! je me suis mis dans la tête de continuer. »

L’attitude de Suzanne, non moins que son langage, prouva qu’elle allait exécuter sa menace.

« Il n’y a personne à votre service, continua Suzanne, qui ait eu plus peur de vous que moi, et vous pourrez en juger quand je vous dirai que j’ai mille et mille fois pensé à vous parler, sans avoir jamais osé le faire jusqu’à hier soir, mais, ma foi, hier soir, je m’y suis tout à fait décidée. »

M. Dombey, dans le paroxysme de la rage, tenta de saisir encore une fois le cordon de sonnette qui n’était jas là, et, à défaut de cordon, il se tira les cheveux.

« J’ai vu Mlle Florence, continua Suzanne, quand elle était encore toute petite ; travailler, travailler, il fallait voir ; et avec quelle douceur ! quelle patience ! les meilleures femmes peuvent prendre exemple sur elle ; je l’ai vue pendant plusieurs nuits de suite passer la moitié du temps à aider son petit frère, si délicat, à faire ses devoirs ; je l’ai vue l’aider et le veiller dans d’autres moments, on sait bien de quels moments je veux parler. Je l’ai vue, sans être encouragée ni soutenue, devenir une femme, grâce à Dieu une femme, l’orgueil et l’ornement de toutes les sociétés dans lesquelles elle se trouve ! et je l’ai toujours vue cruellement négligée et souffrir amèrement de son abandon ; oui, je le dis à chacun et à tous, je l’ai vue, et jamais elle ne soufflait mot ; mais parce qu’on a de l’humilité et du respect pour ses supérieurs, ce n’est pas une raison pour s’agenouiller devant des idoles, je veux parler et je parlerai.

N’y a-t-il personne ici ? s’écria M. Dombey en appelant. Où sont les hommes ? où sont les femmes ? Quoi ! pas un ici ?

— J’ai quitté cette chère demoiselle encore debout hier soir, dit Suzanne sans se laisser effrayer, et je savais bien pourquoi, car vous étiez malade, monsieur, elle n’avait pas de vos nouvelles, et c’était assez pour la tourmenter ; je voyais bien que ça la tourmentait, je ne suis peut-être pas un lynx, mais j’ai des yeux, et je suis restée levée dans ma chambre un peu de temps, pensant qu’elle pourrait s’ennuyer d’être seule et qu’elle aurait besoin de moi ; je l’ai vue se glisser en bas, venir jusqu’à cette porte, comme si c’était un crime de venir voir son papa ; je l’ai vue ressortir, se promener toute seule dans les salons en sanglotant, que ça me fendait le cœur de l’entendre ; non, je ne puis plus supporter de l’entendre pleurer, dit Suzanne Nipper, en essuyant ses yeux noirs et les fixant d’un air déterminé sur la figure furieuse de M. Dombey. Ce n’est pas la première fois que je l’ai entendue pleurer, non, depuis bien des années ; vous ne connaissez pas votre propre fille, monsieur, vous ne savez pas ce que vous faites, monsieur, je le dis à chacun et à tous, s’écria Suzanne Nipper comme péroraison, que c’est le comble de l’abomination !

— Tiens ! tiens ! tiens ! s’écria la voix de Mme Pipchin, tandis que les vêtements d’alépine noire de la veuve du mineur du Pérou balayaient la chambre. Qu’est-ce que j’entends là ? »

Suzanne se contenta de lancer à Mme Pipchin un regard qu’elle avait inventé exprès pour elle lors de leur première connaissance, et elle laissa répondre M. Dombey.

« Ce que vous entendez ? répondit M. Dombey écumant de rage, ce que vous entendez, madame ? vous qui êtes à la tête de cette maison et qui êtes chargée d’y maintenir l’ordre, n’est-ce pas plutôt à vous qu’il faut que je le demande ? Connaissez-vous cette femme ?

— Je n’en sais pas grand’chose de bon, monsieur, croassa Mme Pipchin. Comment osez-vous entrer ici, coquine ? Allons dehors, dehors ! »

Mais l’inflexible Suzanne lança un autre regard à Mme Pipchin et demeura impassible.

« Appelez-vous diriger cette maison, madame, dit M. Dombey, de laisser une femme comme ça prendre la liberté de venir me parler ? à moi ? un gentleman ! chez lui ! dans sa propre chambre ! être en butte aux impertinences d’une servante !

— Ah ! monsieur ! répondit Mme Pipchin, dont l’œil gris et dur exprimait la vengeance, je le déplore sincèrement ! rien n’est plus contre les règles, rien n’est plus déraisonnable, mais je regrette de dire, monsieur, que cette jeune femme sort de la règle ; elle a été gâtée par miss Dombey et n’obéit à personne. Vous ne direz pas non, n’est-ce pas ? dit Mme Pipchin en s’adressant sévèrement à Suzanne et en branlant la tête. Fi donc, coquine ! Dehors, allons ! dehors ! et un peu vite !

— S’il y a à mon service des gens qui sortent de la règle, dit M. Dombey en se retournant vers le feu, vous devez savoir ce que vous avez à faire, j’imagine. Vous savez pourquoi je vous ai prise : mettez-les à la porte.

— Oui, monsieur, je sais ce que j’ai à faire, répliqua Mme Pipchin et je le ferai. Suzanne Nipper, lui dit-elle d’un ton rude, je vous donne votre congé à partir d’aujourd’hui en un mois.

— En vérité ! s’écria Suzanne, en se redressant.

— Oui, répondit Mme Pipchin, et ne riez pas, drôlesse ou vous aurez affaire à moi ! Sortez à l’instant.

— Certes oui, je sortirai à l’instant ; vous pouvez y compter, dit Suzanne avec volubilité. Je suis restée douze ans dans cette maison, au service de ma jeune maîtresse, et je ne resterai pas une heure sous les ordres d’une personne qui répond au nom de Pipchin, croyez-le bien, madame Pipchin ! ! !…

— Ce sera un fameux débarras de mauvaise engeance ! dit la furibonde vieille femme. Allons dépêchons, ou je vais vous faire flanquer à la porte.

— Ma consolation, dit Suzanne en regardant M. Dombey c’est que j’ai dit des vraies vérités aujourd’hui que j’aurais dû dire depuis longtemps et qu’on ne répétera jamais ni trop souvent ni trop clairement, et que toutes les Pipchin du monde ne pourront empêcher que je les aie dites ; non, toutes les Pipchin du monde et j’espère bien que le nombre n’en est pas grand. (Ici Mme Pipchin fit entendre un terrible Sortez ! sortez ! mais miss Nipper continua à regarder M. Dombey.) Non, elles ne pourront pas empêcher que je les aie dites, quand bien même elles donneraient toute l’année des congés à partir de dix heures du matin jusqu’à minuit et qu’elles en mourraient de fatigue ; ce qui serait une fête universelle. »

En disant ces mots, miss Nipper passa devant son ennemie pour sortir de la chambre ; elle monta en haut dans sa petite mansarde en se donnant des airs, ce qui ne fit qu’augmenter encore l’exaspération de l’irascible Mme Pipchin ; puis elle s’assit au milieu de ses malles et se mit à pleurer.

La voix de Mme Pipchin en dehors la tira bientôt de son attendrissement ; Mme Pipchin était un remède salutaire contre les attendrissements.

« Cette impudente coquine, dit Mme Pipchin, accepte-t-elle son congé oui ou non ? »

Miss Nipper répondit de l’intérieur que la personne ainsi désignée n’habitait pas cette partie de la maison, mais que son nom était Pipchin et qu’on la trouverait dans la chambre de la femme de charge.

« Infâme drôlesse, s’écria Mme Pipchin en secouant le bouton de la porte, sortez à l’instant, faites vos paquets tout de suite. Comment osez-vous parler de cette manière à une femme qui a vu de meilleurs jours ? »

À quoi miss Nipper répondit de sa forteresse qu’elle déplorait les meilleurs jours qu’avait vus Mme Pipchin ; que, pour sa part, elle regardait comme de mauvais jours dans l’année tous ceux où l’on voyait Mme Pipchin, mais que ces jours-là étaient encore trop bons pour elle.

« Ce n’est pas la peine de faire tant de tapage à ma porte, dit Suzanne, ni de salir le trou de ma serrure en y fourrant votre œil : je fais mes paquets et, je décampe, vous pouvez y compter. »

La douairière exprima sa vive satisfaction de cette nouvelle, et après avoir redit pour le bouquet ce qu’elle pensait en général des jeunes drôlesses et surtout de leurs défauts quand elles avaient été gâtées par miss Dombey, elle se retira pour aller compter les gages de Nipper. Suzanne s’empressa de mettre ses paquets en ordre, afin de partir aussitôt avec dignité ; mais elle pleurait à chaudes larmes tout le temps en songeant à Florence.

L’objet de ses regrets ne tarda pas à se présenter devant elle, car le bruit avait déjà couru dans toute la maison que Suzanne Nipper avait eu une affaire avec Mme Pipchin ; qu’elles avaient comparu toutes deux devant M. Dombey, qu’il y avait eu une scène, jusque-là sans précédent, dans la chambre de M. Dombey ; enfin que Suzanne partait. Florence put constater, quand elle entra, l’exactitude du bruit qui circulait dans la maison, car sa bonne Suzanne avait fermé sa dernière malle, et se tenait assise dessus, son chapeau sur la tête.

« Suzanne, s’écria Florence, Suzanne va me quitter ! Vous !

— Oh ! pour l’amour de Dieu, miss Florence, s’écria Suzanne en sanglotant, ne me dites pas un mot, ou je serais capable de perdre contenance devant ces Pipchin-n-n, et je ne voudrais pas qu’elles me vissent pleurer pour tout l’or du monde.

— Suzanne, dit Florence, ma bonne fille ! ma vieille amie ! que vais-je devenir sans vous ? Avez-vous bien le courage de vous en aller comme cela ?

— O-o-oh ! non, ma chère, ma bien-aimée demoiselle, non, je ne l’ai pas, sanglota Suzanne. Mais je ne puis faire autrement. J’ai fait ce que je devais faire, mademoiselle, oui ; ce n’est pas ma faute ; je suis bien résignée. Je ne pouvais pas rester mon mois, car alors j’aurais été bien sûre de ne pas vous quitter du tout, ma bonne demoiselle, et pourtant il fallait toujours en venir là. Ne me parlez plus, miss Florence, car bien que je sois assez ferme, je ne suis pas de marbre, ma chère demoiselle.

— Mais enfin, qu’est-ce qu’il y a, et pourquoi tout cela ? dit Florence. Ne me le direz-vous pas ? car Suzanne secouait seulement la tête.

— Non-on-on, ma bonne demoiselle, répondit Suzanne, ne me le demandez pas : je ne dois vous rien dire. Et, quoique vous fassiez, ne cherchez pas à me retenir surtout, car ça ne se pourrait pas, et ça ne servirait qu’à vous faire du tort. Et maintenant, ma bonne et bien chère demoiselle, pour l’amour de Dieu, pardonnez-moi si j’ai fait mal, pardonnez-moi mon mauvais caractère que vous avez enduré depuis tant d’années.

Et avec cette prière, faite du fond de son cœur, Suzanne serra sa jeune maîtresse dans ses bras.

« Ma chère demoiselle il y en a beaucoup qui pourront venir vous servir et être bien heureuses de vous servir, et qui vous serviront avec fidélité et dévouement, mais il n’y en a pas qui puissent vous servir avec plus de tendresse que moi, ou vous aimer seulement la moitié autant que je vous aime, c’est là ce qui me console. Adieu donc ! bonne demoiselle Florence.

— Où comptez-vous aller, Suzanne ? demanda Florence tout en larmes.

— J’ai un frère qui habite à la campagne : il est fermier dans le comté d’Essex, dit Suzanne le cœur brisé ; il élève bien des va-a-ches et bien des cochons. J’irai par la diligence et je resterai chez lui. Ne vous inquiétez pas de moi, car j’ai placé de l’argent à la caisse d’épargne, ma bonne miss, et je n’ai pas besoin d’entrer tout de suite dans une autre place. Je ne le pourrais pas d’abord, non, je ne le pourrais pas ; je ne le pourrais pas, chère maîtresse de mon cœur. »

Suzanne termina par un violent sanglot qui fut arrêté heureusement par la voix de Mme Pipchin parlant au bas de l’escalier. Au son de cette voix, Suzanne essuya ses yeux rouges et gonflés, et, malgré sa tristesse, elle fit semblant de dire d’un ton léger à M. Towlinson d’aller lui chercher une voiture et de descendre ses paquets.

Florence, toute pâle, tout agitée et désolée, sentait qu’il était inutile qu’elle essayât d’intervenir. Elle craignait d’être cause d’une nouvelle scène entre son père et Édith, dont le visage triste et courroucé avait été tout à l’heure un avertissement pour elle. Elle croyait deviner aussi qu’elle était la cause innocente du renvoi de sa vieille domestique, qui lui était si attachée. Elle descendit donc en pleurant jusqu’à la chambre d’Édith, où Suzanne alla lui faire ses derniers adieux.

« Maintenant, voici la voiture, voici les paquets. Partez, Partez, dit Mme Pipchin en arrivant au même moment. Je vous demande pardon, madame, dit Mme Pipchin à Mme Dombey, mais les ordres de M. Dombey sont formels. »

Édith, à qui l’on faisait sa toilette, car elle allait dîner en ville, conserva son air fier et ne fit pas la moindre attention à ce qui passait.

« Tenez ! voilà votre argent, dit Mme Pipchin, qui, en vertu de son système d’éducation et en souvenir des mines du Pérou, était habituée à malmener les domestiques comme elle avait malmené ses élèves de Brighton, ce dont Bitherstone lui gardait une éternelle rancune. Tenez ! voilà votre argent, plus tôt vous serez partie, mieux cela vaudra. »

Suzanne ne se sentit même pas le courage de lancer à Mme Pipchin le regard qui lui revenait de droit ; elle fit seulement sa révérence à Mme Dombey. Celle-ci pour toute réponse, inclina légèrement la tête : on voyait qu’elle cherchait à éviter les regards de tout le monde, excepté ceux de Florence. Ensuite Suzanne serra une dernière fois dans ses bras sa jeune maîtresse, qui lui donna le baiser d’adieu. À ce moment décisif, la figure de la pauvre Suzanne présentait une suite de phénomènes physiognomoniques les plus curieux qu’on ait jamais observés ; car, malgré la violence des sentiments auxquels son cœur était en proie, elle faisait tous ses efforts pour étouffer ses sanglots, dans la crainte que Mme Pipchin, si elle venait à les entendre, n’en fût trop fière et trop triomphante.

Au même moment, Towlinson, qui était déjà sorti avec les caisses, dit en s’adressant à Florence :

« Je vous demande bien pardon, mais M. Toots est dans la salle à manger, il vous présente ses compliments et désire savoir comment se portent Diogène et monsieur. »

Prompte comme la pensée, Florence s’esquiva et descendit aussitôt l’escalier. M. Toots, dans ses plus beaux habits, soupirait fortement, inquiet et agité d’avoir osé se présenter.

« Oh ! comment vous portez-vous, miss Dombey ? dit M. Toots. Qu’est-ce que vous avez ? grands dieux ! »

Cette dernière exclamation venait de la terreur qu’avait éprouvée M. Toots en voyant des traces de larmes sur la figure de Florence. Il s’arrêta tout court dans son ricanement pour prendre l’air du plus profond désespoir.

« Mon cher monsieur Toots, dit Florence, vous êtes si bon pour moi, vous êtes si honnête, que je crois pouvoir vous demander une faveur.

— Miss Dombey, répondit M. Toots, veuillez seulement m’indiquer un service que je puisse vous rendre, et vous me donnerez l’envie de vous en rendre mille. C’est un bonheur, dit M. Toots d’un ton ému, que je ne connais guère.

— Suzanne, une vieille amie, ma plus vieille amie, va me quitter subitement, et elle part seule, la pauvre fille ! dit Florence. Elle s’éloigne pour aller à la campagne. Puis-je vous demander de prendre soin d’elle jusqu’à ce qu’elle soit dans la diligence ?

— Miss Dombey, répondit M. Toots, grand honneur vous me faites, et c’est bien aimable à vous. Cette preuve de votre confiance, après la manière stupide dont je me suis conduit à Brighton…

— Oui, dit Florence par mégarde… non, n’y pensez plus. Enfin, voudrez-vous bien avoir la bonté de l’accompagner et de vous tenir prêt à la rejoindre quand elle va partir ? Je vous remercie mille fois ; vous soulagez mon cœur, elle ne me paraîtra pas aussi abandonnée. Vous ne sauriez croire combien je vous suis reconnaissante et combien je suis persuadée de votre bonne amitié. »

Florence, dans l’ardeur de sa reconnaissance, le remercia mille et mille fois ; et M. Toots, dans l’ardeur de son bonheur, s’éloigna bien vite, mais à reculons pour ne pas la perdre de vue.

Florence n’eut pas le courage de sortir quand elle vit la pauvre Suzanne dans le vestibule, poussée par Mme Pipchin et caressée par Diogène. Le chien sautait après Suzanne et causait une mortelle frayeur à Mme Pipchin en s’attaquant à ses jupons d’alépine noire et en grondant avec colère au son de sa voix. Il faut dire qu’il détestait la duègne de tout son cœur. Florence vit Suzanne donner la main à tous les domestiques et se retourner une dernière fois pour regarder son ancienne demeure. Elle vit Diogène s’élancer après le cab comme pour le suivre : il avait l’air de ne pas pouvoir se fourrer dans la tête qu’il n’y eût pas de place pour lui dans la voiture. La porte se referma, le bruit cessa, et Florence pleura sincèrement la perte d’une vieille amie que personne ne pourrait remplacer, non, personne, personne.

M. Toots, fidèle et dévoué cavalier, arrêta le cabriolet en un clin d’œil et fit part à Suzanne Nipper de sa commission. Celle-ci se mit à pleurer plus encore qu’auparavant.

« Sur mon âme, dit M. Toots en s’asseyant à côté d’elle, je comprends votre peine ; sur mon honneur, il me semble que vous ne pouvez pas avoir de plus grands chagrins que ceux que je me figure. Je ne puis rien concevoir de plus affreux que d’être forcé de quitter miss Dombey.

Suzanne s’abandonna de nouveau à sa douleur, et vraiment elle faisait peine à voir.

« Dites donc, s’écria M. Toots, n’allez pas… ou du moins venez, vous savez.

— Venir où, monsieur Toots ? s’écria Suzanne.

— Eh bien ! chez moi, pour dîner avant de partir. Ma cuisinière est la femme la plus respectable ; c’est le cœur le plus maternel que j’aie jamais connu. Elle sera enchantée de vous mettre à votre aise. Son fils, dit M. Toots comme pour donner plus de valeur à sa recommandation, avait été élevé à l’école des Bleus-Manteaux ; malheureusement il a perdu la vie dans l’explosion d’une poudrière. »

Suzanne accepta l’offre obligeante de M. Toots, qui la conduisit chez lui. Elle fut reçue par la dame en question, qui justifia pleinement sa réputation, et par Coq-Hardi, qui d’abord supposa, en voyant une dame dans la voiture, que M. Dombey avait été plié en deux d’un bon coup dans l’estomac, suivant son ancienne recommandation, et que miss Dombey avait été enlevée. Ce gentleman produisit sur miss Nipper un effet singulier. Comme il avait été vaincu par Larkey Boy, son visage était si meurtri, que décemment il n’était plus présentable en société. Coq-Hardi attribuait cette punition à une faute contre les règles de la boxe ; il s’était trop tôt jeté tête baissée sur son ennemi, ce qui avait donné au Larkey toute facilité pour lui allonger un coup de poing et lui pocher l’œil. Mais, d’après les bruits qui circulaient au sujet de cette lutte sérieuse, on disait que le Larkey avait eu le dessus tout d’abord ; que Coq-Hardi avait été grisé, qu’on lui avait fait boire de l’eau-de-vie, du genièvre, etc., etc., qu’il n’avait pas les jambes bien solides, et qu’après une complication de préparations imprudentes du même genre, il avait eu bientôt son compte.

Après un bon repas offert de bon cœur, Suzanne se rendit au bureau de la diligence dans une autre voiture ; M. Toots était à ses côtés comme auparavant, et Coq-Hardi sur le siége. Quoiqu’il fît un grand honneur à M. Toots et à Suzanne, par le renom que lui avait valu son héroïsme, physiquement parlant, il ne pouvait guère leur servir de décoration par ses emplâtres qui étaient nombreux. Mais Coq-Hardi s’était juré en secret qu’il ne quitterait M. Toots qu’à une condition. Celui-ci soupirait avec ardeur après une séparation ; mais Coq-Hardi ne voulait pas le lâcher avant d’avoir obtenu qu’il le mît en possession d’un fonds de cabaret, à titre d’indemnité. Dans l’espoir de mieux arriver à ses fins et de s’enivrer à mort le plus tôt possible, il faisait tout ce qu’il pouvait, par esprit de calcul, pour rendre à son patron sa société insupportable.

La diligence qui devait emmener Suzanne allait partir. M. Toots, l’ayant casée dans l’intérieur, la regardait par la portière d’un air indécis jusqu’au moment où le cocher monta sur son siége. Alors, se posant sur le marchepied et introduisant dans l’intérieur une figure qui, à la lumière de la lampe, exprimait le trouble et l’agitation, il s’écria tout à coup :

« Dites donc, Suzanne ! miss Dombey, vous savez…

— Oui, monsieur.

— Pensez-vous qu’elle puisse… Vous savez, hein ?

— Je vous demande pardon, monsieur Toots, dit Suzanne, mais je ne vous comprends pas.

— Pensez-vous qu’elle puisse être amené… vous savez, pas tout de suite, mais plus tard, dans bien longtemps, à… à… à m’aimer, vous savez ? Voilà ! dit le pauvre M. Toots.

— Oh ! cher monsieur, non, reprit Suzanne en secouant la tête, je peux bien dire jamais, jamais.

— Merci bien, dit Toots. Ça ne fait rien. Bonne nuit. Ça ne fait rien, merci bien. »

Chapitre VII. L’agent fidèle. §

Édith sortit seule ce jour-là et rentra bientôt. Dix heures venaient à peine de sonner, quand sa voiture entra dans la rue qu’elle habitait. Son visage exprimait toujours la même froideur qu’au moment de sa toilette, et la guirlande de fleurs qui ornait son front encadrait toujours le même sourcil froid et hautain. Mais on aurait préféré la voir de sa main arracher avec colère les feuilles et les fleurs de sa guirlande, ou froisser cette guirlande en cherchant dans son trouble un endroit pour y reposer sa tête égarée ; oui, on aurait préféré la voir en proie à la colère plutôt que de la voir ainsi froide et calme. Elle semblait si résolue, si fière, si impitoyable, qu’on eût dit que rien au monde n’était capable d’adoucir cette nature violente, et que tout dans la vie avait contribué à l’endurcir à jamais.

Arrivée à la porte de la maison, elle allait monter le perron, quand une personne, sortant doucement du vestibule, s’approcha la tête découverte, pour lui offrir le bras. Le domestique ayant été repoussé par le galant cavalier, elle ne pouvait faire autrement que d’accepter ce bras qu’elle reconnut bientôt.

« Comment se porte votre malade, monsieur ? dit-elle avec un sourire moqueur.

— Il va mieux, madame, dit Carker ; il est même en bonne voie de guérison. Je l’ai quitté pour la nuit. »

Elle le salua de la tête et montait déjà l’escalier, quand il la suivit pour lui dire d’en bas :

« Madame, oserai-je vous demander la faveur de quelques minutes d’entretien ? »

Elle s’arrêta et abaissa sur lui son regard.

« Le moment est inopportun, monsieur, dit-elle. Je suis fatiguée. S’agit-il d’une affaire pressante ?

— Très-pressante, répondit Carker. Puisque j’ai eu le bonheur de vous rencontrer, permettez-moi d’insister pour une audience. »

Elle regarda un moment cette bouche souriante, et lui la regarda aussi. Elle était debout sur les marches et en la voyant dans tout l’éclat de sa riche toilette, il se disait encore : Dieu ! qu’elle est belle !

« Où est miss Dombey ? demanda-t-elle tout haut au domestique.

— Dans le petit salon.

— Conduisez-nous dans cette pièce ! » Et tournant de nouveau, ses yeux vers le gentleman attentif au bas de l’escalier, elle l’avertit par un léger signe de tête qu’il pouvait la suivre : elle continua de monter.

« Pardon, madame ! pardon, madame Dombey ! s’écria Carker, qui d’un bond léger se trouva à ses côtés ; oserai-je vous supplier de ne pas laisser miss Dombey assister à cet entretien ? »

L’œil vif d’Édith affronta son regard, mais toujours avec la même froideur contenue.

« Je voudrais épargner à miss Dombey, dit Carker à voix basse, la confidence que j’ai à vous faire. Je vous laisserai libre du moins, madame, de décider après si vous croyez qu’elle doive en avoir ou non connaissance. Je vous faisais cette demande, par déférence pour vous. Après notre dernier entretien, ce serait affreux de ma part d’agir autrement. »

Elle détourna lentement ses yeux de dessus le visage de Carker et s’adressant au domestique, elle lui dit : « Conduisez-nous dans une autre pièce. » Le domestique les introduisit dans un salon, et ayant allumé les bougies en toute hâte, il disparut. Tant qu’il fut présent, pas un mot ne fut prononcé. Édith se plaça en reine sur un sofa près du feu et M. Carker, le chapeau à la main et les yeux baissés, se tenait devant elle à une petite distance.

« Avant de vous entendre, monsieur, dit Édith quand la porte fut fermée, je vous prie de vouloir bien m’écouter.

— M’entendre adresser la parole par madame Dombey, répondit-il, même quand elle me fait des reproches que je ne mérite pas, est un honneur si grand pour moi que, ne fussé-je pas son dévoué serviteur en toutes choses, elle me trouverait toujours prêt à satisfaire ses désirs de grand cœur.

— Si vous êtes chargé par celui que vous venez de quitter, monsieur, de quelque message pour moi, ne tentez pas de m’en faire part, car je ne le recevrai pas. » M. Carker leva les yeux comme pour feindre la surprise ; mais le regard d’Édith soutint le sien, et il resta la bouche entr’ouverte.

« Il est inutile, continua-t-elle, que je vous demande si vous êtes venu avec une mission de ce genre. Voilà déjà quelque temps que je m’y attends.

— C’est, en effet, ma mauvaise fortune, dit-il, qui m’amène ici, tout à fait contre mon gré, avec une semblable mission. Permettez-moi de vous dire que je suis chargé de deux messages. Celui-là est le premier.

— Eh bien ! monsieur, qu’il n’en soit plus question, répondit-elle, ou si vous y revenez…

— Madame Dombey peut-elle croire, dit Carker en se rapprochant d’elle, que je me permettrai d’y revenir, quand elle me l’a défendu ? Se peut-il que madame Dombey, sans pitié pour ma triste position, soit tellement décidée à me confondre avec celui dont je tiens mes pouvoirs, qu’elle conserve à mon égard les plus injustes et les plus opiniâtres préventions ?

Édith abaissa sur lui son œil noir ; l’indignation dilatait déjà ses fières narines, gonflait les veines de son cou, soulevait la blanche palatine jetée négligemment sur ses épaules, dont la blancheur n’avait rien à craindre, pour la comparaison, du voisinage de la fourrure éclatante.

« Monsieur, lui dit-elle, pourquoi venir ici me parler de mon amour et de mes devoirs pour mon mari ? Pourquoi vous donner l’air de croire que je suis heureuse avec lui et fière de cette union ? Comment osez-vous me braver, quand vous savez… Oui, vous le savez, monsieur, car je l’ai vu, dans chacun de vos regards, je l’ai compris dans chacune de vos paroles… Vous savez qu’au lieu d’affection, il n’y a entre nous qu’aversion et mépris, que je le méprise autant que je me méprise moi-même d’être devenue sa femme. Moi injuste ! si j’avais fait justice au contraire de tous les tourments que vous m’avez fait subir, de toutes les insultes que vous m’avez jetées à la face, j’aurais dû vous tuer ! »

Elle lui demandait pourquoi il osait la braver. Si elle n’avait pas été aveuglée par son orgueil, par sa colère, et le sentiment de son humiliation, tout en le regardant avec fierté, elle aurait lu la réponse sur le visage de Carker. Il l’avait justement bravée pour l’amener à cette déclaration.

Elle ne vit pas la réponse ou ne parut pas s’inquiéter s’il la portait ou non écrite sur son visage. Elle ne vit que la honte et les luttes qu’elle avait déjà soutenues, qu’elle aurait encore à soutenir, et elle se roidit contre son sort. Tandis que, l’œil fixe, elle s’occupait de ses pensées plutôt que de lui, elle arrachait avec colère les plumes de l’aile d’un rare et bel oiseau, qui était attaché par un fil d’or à son bras pour lui servir d’éventail et les éparpillait sur le parquet.

Il ne se laissa pas déconcerter par son regard ; au contraire, il resta debout devant elle de l’air d’un homme qui avait sa réponse toute prête et qui n’attendait, pour la faire, que de voir tomber les signes de colère qu’elle n’avait pu maîtriser ; alors, regardant fixement ses yeux brillants, il lui dit :

« Je sais, madame, et je savais, avant ce jour, que je ne suis pas dans vos bonnes grâces. Oui, je savais même pourquoi. Vous venez de me parler si ouvertement, je suis si soulagé par votre confidence…

— Confidence ! » répéta-t-elle avec dédain.

Il n’eut pas l’air de s’apercevoir de cette interruption et continua : « Non, je ne chercherai pas à dissimuler. J’ai vu, dès le premier coup d’œil, qu’il n’y avait aucune affection de votre part pour M. Dombey. Comment l’affection pouvait-elle exister entre deux êtres si différents ? J’ai vu depuis que des sentiments plus violents que l’indifférence avaient germé dans votre cœur. Pouvait-il en être autrement dans les circonstances où vous vous êtes trouvée placée ? Mais devais-je vous dire tout ce que je savais ?

— Deviez-vous, monsieur, répondit-elle, feindre de croire le contraire, et m’humilier chaque jour par vos audacieux mensonges ?

— Je le devais, madame, répliqua-t-il vivement. Si je n’avais pas agi ainsi, je ne pourrais vous parler, comme je le fais, et j’ai prévu (qui pouvait mieux le prévoir que moi ? car mieux que personne je connais le caractère de M. Dombey), j’ai prévu que, si votre caractère ne devenait pas aussi souple, aussi soumis que celui de sa première femme, ce que je ne pouvais guère croire… (Un sourire plein de fierté lui prouva qu’il pouvait répéter cela hardiment). Non, je ne pouvais le croire et j’ai prévu qu’une explication comme celle que nous avons en ce moment pourrait être utile.

— Utile à qui, monsieur ? demanda-t-elle d’un ton dédaigneux.

— À vous, madame. Je ne veux pas dire à moi-même. Ce serait me faire valoir que de parler encore de la confiance que M. Dombey m’accorde jusqu’à un certain point et dont j’aurais le droit de me vanter. Mais je craindrais de dire quelque chose de désagréable à une personne dont l’aversion et le mépris sont si amers. »

Il prononça ces derniers mots avec force.

« Il est fort honnête de votre part, monsieur, dit Édith, d’avouer que la confiance de M. Dombey a des bornes et de parler de ce ton d’humilité, vous qui êtes son premier conseiller et son premier flatteur.

— Son conseiller, oui, dit Carker ; son flatteur, non. Je dois l’avouer, il y a des choses que je ne peux pas dire. Notre intérêt et les convenances sociales nous obligent souvent à faire des choses qui ne nous plaisent pas. Journellement on voit des associations d’intérêt et de convenance, des amitiés d’intérêt et de convenance, des affaires d’intérêt et de convenance, des mariages d’intérêt et de convenance. »

Elle mordit sa lèvre de corail, mais sans changer l’expression de son regard froid et sombre.

« Madame, dit M. Carker en s’asseyant dans un fauteuil placé près d’elle, de l’air le plus respectueux, pourquoi hésiterais-je, maintenant que je suis dévoué à votre service, à vous parler ouvertement ? Il était bien naturel qu’une dame, douée comme vous l’êtes de tant de qualités, crût possible de changer sur certains points le caractère de son mari et de le rendre meilleur.

— Ce n’était point naturel pour moi, monsieur, répondit-elle. Je n’ai jamais rien espéré ni rien désiré de tel. »

Ce visage, si fier et si hautain, témoignait qu’il était décidé à ne point porter le masque qu’il lui offrait, qu’il était disposé au contraire à se montrer sous son vrai jour, s’inquiétant peu de le faire devant lui.

« Au moins il était naturel, reprit-il, que vous crussiez possible de vivre avec M. Dombey comme sa femme, sans vous soumettre à son joug et sans en venir à des querelles aussi violentes. Mais, madame, vous ne connaissiez pas M. Dombey ; vous avez pu vous en assurer depuis, quand vous avez conçu cette pensée. Vous ne saviez pas combien il est exigeant et fier, ou combien, si j’ose parler ainsi, il est l’esclave de sa propre grandeur. Il marche attelé à son char de triomphe comme une bête de somme, ne s’inquiétant que de le tirer derrière lui en dépit de tous les obstacles. »

Ses dents brillaient de plaisir à cette image ridicule.

« M. Dombey, continua-t-il, est capable, en vérité, de n’avoir pas plus de considération pour vous, madame, que pour moi. La comparaison est bien forte, je le sais, mais elle est juste. M. Dombey, dans la plénitude de son pouvoir, m’a demandé d’être son intermédiaire entre vous et lui, ce sont ses propres paroles. Il sait que je ne vous suis pas agréable, et il a l’intention de faire de moi un instrument de punition pour dompter votre résistance. Il se flatte qu’un serviteur à gages comme moi est un ambassadeur que sa femme doit être humiliée de recevoir. Quand je parle de sa femme, je n’entends pas la dame accomplie à laquelle j’ai le bonheur de m’adresser en ce moment, car une pareille dame n’existe pas dans son esprit ; mais il suffit que vous soyez Mme Dombey, un autre lui-même, pour qu’il vous juge offensée par le choix d’un pareil intermédiaire entre vous. Quant à moi, vous pensez bien qu’il ne s’en inquiète guère, et qu’il ne s’imagine pas même que je puisse avoir le moindre sentiment qui me soit personnel, quand il me dit ouvertement à quel but il m’emploie ; et vous pouvez croire qu’il ne fait pas plus de cas de vos propres sentiments quand il vous impose un tel messager. Car vous n’avez pas oublié sans doute qu’il vous l’impose. »

Elle le regardait toujours avec attention ; mais il la regardait de même, et vit que cette allusion à la connaissance qu’il avait de ce qui s’était passé entre elle et son mari perçait et torturait son cœur hautain comme l’aurait fait un dard empoisonné.

« Si je vous ai rappelé tout cela, madame, ce n’est pas dans l’intention de rendre plus violente votre rupture avec M. Dombey, le ciel m’en préserve ! Quel avantage pourrais-je en tirer ? Je voulais seulement vous démontrer qu’il est impossible à M. Dombey de compter les autres pour quelque chose quand il s’agit de lui. Nous tous qui l’entourons, nous l’avons, je dois l’avouer, chacun suivant notre position, confirmé dans cette manière de voir ; mais si nous n’avions agi ainsi nous-mêmes, d’autres l’auraient fait à notre place, ou ne seraient pas restés près de lui. Depuis le jour de sa naissance, M. Dombey a été habitué à commander. Pour mieux dire, il n’a jamais eu affaire qu’à des personnes soumises et dépendantes, qui ont fléchi le genou et courbé la tête devant lui. Il n’a jamais su ce que c’est que de voir lutter contre lui un orgueil irrité et un ressentiment violent.

— Oh ! il le saura maintenant ! » parut-elle dire, bien que ses lèvres fussent immobiles et ses yeux toujours fixes.

Il vit trembler une fois encore la palatine blanche, et le plumage du bel oiseau se froisser une fois encore contre le sein courroucé de sa fière maîtresse : alors il souleva un nouveau coin du voile sous lequel il s’était caché.

« M. Dombey, cet honorable gentleman, dit-il, n’en est pas moins disposé à dénaturer les faits pour les arranger à son point de vue, quand on lui résiste : c’est la conséquence naturelle de son caractère. Je vais vous en donner la preuve la plus évidente ; mais pardonnez-moi, madame, la folie de ce que je vais vous dire, ce n’est pas à moi qu’elle peut être imputée. M. Dombey croit sincèrement que la sévère leçon qu’il a donnée à sa femme dans une occasion particulière dont elle doit se souvenir, avant la mort bien regrettable de Mme Skewton, a produit sur elle un grand effet et l’a même tout à fait subjuguée sur le moment. »

Édith éclata de rire. Quel éclat de rire amer et discordant ! Il n’en fut pas pour cela plus désagréable à Carker.

« J’en ai fini avec ce sujet, madame. Votre opinion est si arrêtée, et, j’en suis persuadé, si inébranlable (il prononça ces mots lentement et en les accentuant fortement), que je crains vraiment d’encourir de nouveau votre mécontentement, en vous avouant que malgré tant de défauts qui me sont bien connus, je me suis habitué à M. Dombey, et que j’ai pour lui de l’estime. Mais par cet aveu, croyez-moi, je ne cherche pas à me targuer d’un sentiment si antipathique au vôtre, et qui ne doit pas me gagner non plus, je le crains, votre sympathie. (Oh ! comme il accentua ces mots !) J’ai voulu seulement vous donner dans cette circonstance malheureuse l’assurance de mon zèle à vous servir et de l’indignation que je ressens contre le rôle qu’on me fait jouer. »

Elle restait les yeux fixés sur lui, comme si elle eût craint de les en détourner.

Et alors il souleva complétement le voile qui le cachait !

« Il se fait tard, dit-il après un moment de silence, et vous m’avez dit que vous étiez fatiguée. Je passe donc sans transition au second point de cet entretien. Je dois vous recommander, madame, vous supplier même de toutes mes forces, pour des raisons à moi connues, de vous observer attentivement dans vos démonstrations d’amitié pour miss Dombey.

— M’observer ! que voulez-vous dire ?

— Veillez avec soin, madame, à ne pas témoigner trop d’affection à cette jeune fille.

— Trop d’affection ! monsieur, dit Édith en fronçant le sourcil et se levant aussitôt. Qui se permet de se faire juge de mon affection et d’y mettre des bornes ? Est-ce vous, par hasard ?

— Oh ! madame, oserais-je me le permettre ? et il était tout troublé ou feignait de l’être.

— Qui donc, alors ?

— Ne pouvez-vous le deviner ?

— Je ne veux pas le deviner, répondit-elle.

— Madame, reprit-il après un moment d’hésitation, pendant lequel ils s’étaient regardés tous deux comme auparavant, je me trouve fort embarrassé. Vous m’avez dit que vous ne vouliez recevoir aucun message, et vous m’avez défendu de revenir là-dessus ; mais les deux sujets sont si étroitement liés l’un à l’autre, qu’il me faut violer la défense que vous m’avez faite, ou bien, madame, il faut vous contenter de l’avis d’une personne qui a maintenant toute votre confiance, bien que cette confiance il l’ait acquise au prix de votre mécontentement.

— Vous savez bien, monsieur, qu’il vous est permis de violer ma défense. Parlez donc ! » dit Édith.

Elle était si pâle, si tremblante, si irritée ! Comme il avait bien calculé l’effet de ses paroles !

« D’après ses instructions, je dois, ajouta-t-il à voix basse, vous informer que votre manière d’être à l’égard de Mlle Dombey lui déplaît ; qu’elle peut donner lieu à des rapprochements qui ne lui sont pas avantageux. Il désire que cela change du tout au tout. Si c’est de votre part un attachement sérieux, il espère que vous en ferez le sacrifice. Si ce n’était qu’un jeu, il croit devoir vous avertir que l’objet même de vos attentions perdrait plus qu’il ne gagnerait à la continuation de cette comédie.

— C’est une menace ? dit-elle.

— C’est une menace, répondit-il toujours à voix basse, mais non pas contre vous. »

Édith, se redressant dans sa majestueuse fierté, sembla braver Carker et pénétrer de son œil ardent jusqu’au fond de la conscience de cet homme ; un sourire plein de mépris et d’amertume plissait ses lèvres ; elle s’affaissa, comme si le parquet eût cédé sous ses pieds ; elle serait tombée, s’il ne l’avait prise dans ses bras. Mais elle le repoussa promptement lorsqu’elle sentit qu’il la touchait, et recula de quelques pas en le bravant encore du regard ; puis, enfin, immobile devant lui, elle étendit la main vers la porte en disant :

« Laissez-moi, je vous prie, ne m’en dites pas davantage ce soir.

— J’ai dû insister sur ce point, dit Carker, car si vous ne connaissiez pas les dispositions de M. Dombey, on ne saurait prévoir toutes les conséquences plus ou moins prochaines qui résulteraient de votre ignorance à cet égard. Je sais que Mlle Dombey est affligée du départ de sa vieille domestique : ce n’est pas bien important : cependant vous ne me blâmerez pas, j’espère, d’avoir désiré que Mlle Dombey ne fût pas présente à notre entretien. Puis-je me flatter que vous ne me désapprouvez pas ?

— Non, mais je vous prie de me laisser, monsieur.

— Je savais que votre affection pour la jeune personne, affection vive et sincère, j’en suis bien persuadé, vous rendrait très-malheureuse lorsque vous viendriez à penser que vous avez pu compromettre son bonheur et ruiner ses espérances d’avenir, dit M. Carker d’un ton vif, mais accentué.

— Assez pour ce soir. Laissez-moi, je vous prie.

— Mes fonctions auprès de M. Dombey, mes relations d’affaires avec lui exigeront souvent ma présence ici. Vous me permettrez de vous revoir, de prendre vos conseils sur ce qu’il y aura à faire, et de m’informer de vos désirs. »

Elle lui indiqua la porte du doigt.

« Je ne sais ce que j’ai à faire : dois-je lui dire que je vous ai parlé, ou lui laisser croire que j’ai différé de le faire, parce que je n’ai pas trouvé une occasion favorable, ou prendre tout autre prétexte ? Il sera nécessaire que vous me donniez l’occasion de m’entretenir avec vous très-prochainement.

— En tout autre moment que maintenant, répondit-elle.

— Vous comprenez que, lorsque je désirerai vous voir, Mlle Dombey ne doit pas être présente, et que, si je vous demande une entrevue, je vous la demande en homme qui a le bonheur d’être dans votre intimité, qui vient pour vous rendre tous les services dont il est capable, et peut-être, dans l’occasion, pour détourner de votre tête les malheurs qui peuvent vous menacer. »

Édith le regardant toujours, comme si elle craignait que son œil ne perdît de sa fermeté, s’il se détournait un seul instant, lui dit :

« Oui, mais encore une fois, laissez-moi, je vous prie. »

Il s’inclina, comme par condescendance ; mais, quand il fut à la porte, il se retourna :

« J’ai mon pardon, dit-il ; l’imprudence de ma démarche est justifiée. Oserais-je, au nom de Mlle Dombey, et en mon nom, vous prendre la main avant de sortir ? »

Elle lui présenta une main gantée : celle qu’elle avait meurtrie la veille.

Il la prit, la baisa et se retira. Quand il eut fermé la porte, il agita triomphalement la main qui avait touché celle d’Édith et la posa sur son cœur.

Chapitre VIII. Une rencontre. – Réflexions. §

Parmi tous les petits changements qui s’opérèrent à cette époque dans la vie et dans les habitudes de M. Carker, aucun ne fut plus remarquable que la promptitude extraordinaire avec laquelle il s’adonna aux affaires, et les soins minutieux qu’il apporta dans tous les détails que les transactions commerciales de la maison le mettaient à même de connaître. C’était toujours la même vivacité, la même intelligence ; seulement ses yeux de lynx étaient devenus vingt fois plus perçants. Il ne se contentait pas de faire marcher de front toutes les occupations les plus diverses de chaque jour, mais il trouvait encore le temps, ou pour mieux dire, se créait le temps de passer en revue les anciennes affaires de la maison, et de rechercher la part qu’il y avait prise pendant bien des années. Souvent, quand tous les employés étaient partis, que les bureaux étaient sombres et vides, que tout était fermé, M. Carker ouvrant la caisse, comme pour en faire l’autopsie, explorait les mystères des livres et des papiers avec la patience d’un anatomiste qui dissèque les nerfs et les plus petites fibres de son sujet. Perch, l’homme de peine, qui restait habituellement au bureau dans ces occasions, s’instruisait du cours de la rente, à la lumière d’une chandelle, ou ronflait devant la cheminée, au risque de tomber à tout moment, la tête la première, dans le seau à charbon. Il ne pouvait s’empêcher de payer son tribut d’admiration au zèle de M. Carker, bien que ce zèle l’empêchât de jouir du bonheur domestique. Mille fois il parla avec éloge à Mme Perch, alors nourrice de deux jumeaux, de l’habileté et de la pénétration de M. le gérant de la Cité.

L’attention scrupuleuse avec laquelle M. Carker veillait aux affaires de la maison, il l’apportait à ses affaires particulières. Quoiqu’il ne fût pas associé de la maison, distinction réservée uniquement aux héritiers du grand nom de Dombey, il avait tant pour cent sur les bénéfices ; et comme il avait toute facilité pour des placements avantageux, il était regardé, par les courtiers et les agents de change, comme un richard. On commençait même à dire, dans ce monde-là, que James Carker de chez M. Dombey épluchait déjà son actif, et qu’il faisait rentrer ses fonds, en homme qui a la vue longue ; déjà on faisait des paris, à la Bourse, sur le prochain mariage de James Carker avec une jeune veuve.

Cependant toutes les occupations de M. Carker n’empêchaient pas qu’il prît le même soin de son chef et qu’il continuât d’être toujours aussi propre, aussi luisant, aussi souple, enfin aussi chat qu’auparavant. Ce n’était donc pas précisément un changement, car il restait fidèle à toutes ses habitudes il n’avait fait que les développer. Tout ce que l’on avait pu remarquer auparavant dans sa personne, n’était pas moins remarquable maintenant ; c’était seulement sur une plus grande échelle. Chaque chose qu’il entreprenait semblait être l’objet exclusif de son attention ; preuve certaine, chez un homme aussi habile, aussi positif, qu’il poursuit un but capable de stimuler et de tenir en éveil toutes ses facultés.

Le seul véritable changement qu’on pût remarquer en lui, c’est qu’en suivant les rues à cheval, il tombait souvent dans des rêveries profondes, comme le jour où était arrivé l’accident de M. Dombey. Dans ces moments de réflexion, s’il évitait les obstacles de la route, c’était machinalement ; et, jusqu’au moment où il arrivait à sa destination, il semblait ne rien voir, ne rien entendre, à moins qu’un hasard imprévu ou un violent effort sur lui-même ne le tirât de sa rêverie.

Un jour se rendait au comptoir sur son cheval aux jambes blanches, il ne s’aperçut pas qu’il était l’objet des regards de deux femmes, et que les gros yeux ronds de Robin le rémouleur étaient attachés fixement sur lui. Le jeune domestique, qui était allé l’attendre au delà du lieu du rendez-vous pour lui prouver son zèle, retira plusieurs fois son chapeau, mais en vain, pour appeler son attention, et se mit à courir à pied à côté de son maître pour être tout prêt à lui tenir l’étrier, quand il descendrait.

« Tenez, le voyez-vous trotter ? » cria l’une de ces deux femmes à sa compagne. La première était vieille, et tendait sa main décharnée pour indiquer Carker à une jeune fille placée à côté d’elle et qui, comme elle, se tenait cachée dans une allée.

En voyant le geste de Mme Brown, sa fille regarda dehors ; sa figure s’anima aussitôt d’un sentiment de colère et de vengeance.

« Je ne pensais plus le revoir, dit-elle à voix basse ; mais il est bon que je le revoie, peut-être. Le voilà donc ! le voilà donc !

— Il n’est pas changé, dit la vieille avec un regard plein de cruelle malice.

— Lui changé ! Pourquoi serait-il changé ? il n’a pas souffert, lui ! moi, j’ai changé pour vingt. N’est-ce pas assez ?

— Le voyez-vous trotter ? murmura la vieille en regardait attentivement sa fille avec ses yeux rouges. Monsieur se dandine sur son cheval, tandis que nous, nous pataugeons dans la boue…

— N’en sommes-nous pas de la boue ? répondit la fille avec humeur. Nous ne sommes que de la boue sous les pieds de son cheval, pour le cas qu’il fait de nous. »

Son œil était ardemment fixé sur lui : la vieille allait répondre, mais de la main la fille fit un geste comme pour lui imposer silence ; elle craignait que le son même de sa voix ne l’empêchât de le considérer à son aise. La mère, plus occupée d’Alice que de Carker, resta silencieuse. Enfin, le regard d’Alice s’apaisa, elle poussa un long soupir : il avait disparu, elle semblait soulagée ! Alors la vieille lui dit :

« Ma chérie ! Alice ! ma charmante ! (Elle la secoua doucement par la manche, pour attirer son attention.) Vous le laissez s’en aller comme cela, quand vous pouviez lui soutirer de l’argent ! Il faut que vous soyez bien méchante, ma fille !

— Ne vous ai-je pas dit que je ne veux pas recevoir d’argent de lui ? répondit-elle. Pourquoi ne voulez-vous pas me croire ? Ai-je pris l’argent de sa sœur ? Est-ce que je garderais seulement un sou qui aurait passé par sa main blanche ? à moins que ce ne fût pour empoisonner sa pièce avant de la lui renvoyer ? à la bonne heure ! Allons ! silence, ma mère, et marchons !

— Dire qu’il est si riche, et que nous sommes si pauvres !

— Oui, pauvres, trop pauvres même pour pouvoir lui rendre tout le mal qu’il nous a fait. S’il pouvait me donner seulement cette richesse-là, je consentirais à la recevoir de sa main, pour en faire un bon usage. Allons ! retirons-nous : cela me fait mal rien que de regarder son cheval. Allons ! ma mère ! »

Mais la vieille semblait prendre un intérêt extraordinaire à ce qui se passait en ce moment. Robin le rémouleur, redescendant la rue, conduisait par la bride le cheval que venait de quitter M. Carker. La vieille fixait sur le jeune homme des yeux ardents, et à mesure qu’il approchait, ses doutes se dissipaient : c’était bien Robin. Elle lança à sa fille un regard significatif et mit son doigt sur ses lèvres. Puis, s’élançant de la porte, au moment où il passait, elle le frappa sur l’épaule.

« Eh ! eh ! qu’est donc devenu pendant tout ce temps-là mon gaillard de Robin ? » lui dit-elle au moment où le garçon tourna la tête.

Ce gaillard de Robin ne l’était guère, quand il l’eut reconnue. Il parut fort déconcerté, et lui dit, les larmes aux yeux :

« Oh ! madame Brown, ne laisserez-vous pas tranquille un pauvre diable qui gagne honnêtement sa vie et mène une bonne conduite ? Pourquoi venez-vous compromettre la réputation d’un pauvre diable, en lui parlant dans la rue quand il conduit le cheval de son maître dans une écurie respectable ? Un cheval que vous voudriez bien prendre, si vous pouviez, pour aller le vendre, ne dussiez-vous en tirer que de quoi acheter du mou pour votre chat ? Par exemple, ajouta-t-il comme dernière insulte, il y avait beau jour que je vous croyais morte.

— Entends-tu ? entends-tu ? s’écria la vieille en se tournant vers sa fille, comme il me parle ! moi qui l’ai connu des semaines et des mois tout entiers, ma chérie ! Moi, qui suis restée son amie bien longtemps, bien longtemps ! du temps qu’il faisait la chasse aux pigeons et aux moineaux !

— Laissez-les donc tranquilles, les moineaux, hein ! madame Brown, répondit Robin d’un ton de vive inquiétude. Il vaudrait mieux faire la chasse aux lions que d’avoir rien à démêler avec ces malheureux pigeons qu’on vous jette toujours à la figure quand vous vous y attendez le moins. Eh bien comment vous portez-vous, et que voulez-vous ? »

Ces questions polies pour la forme ne l’étaient point du tout dans le ton, et le visage du Rémouleur exprimait, en les faisant, l’exaspération et la rage.

« Comme il parle durement à une vieille amie ! dit Mme Brown s’adressant encore à sa fille. Mais il y a quelques-uns de ses vieux amis, qui n’auraient pas ma patience. Si j’allais le dire à quelqu’un de sa connaissance avec qui il s’est amusé à faire ses jolis petits tours de main, si j’allais dire où on peut le retrouver !…

— Voulez-vous vous taire, madame Brown ? interrompit le malheureux Rémouleur en regardant avec effroi tout autour de lui, comme s’il se fût attendu à voir les dents de son maître à ses trousses. Quel plaisir prenez-vous à perdre un pauvre garçon ? n’est-ce pas honteux à votre âge, quand vous ne devriez plus penser qu’à… une foule de choses ?

— Oh ! le joli cheval, dit la vieille femme en caressant le cou de l’animal.

— Laissez-le tranquille, hein ! madame Brown, s’écria Robin en repoussant sa main. Vous seriez capable de faire perdre la tramontane à un pauvre garçon qui ne demande qu’à se repentir de son passé !

— Et quel mal est-ce que je lui fais, enfant ? répondit la vieille.

— Du mal ! dit Robin. Vous ne savez donc pas que son maître verrait bien qu’on l’a touché, seulement du bout du doigt, » et il souffla en effet sur la place que la vieille femme avait touchée, puis y passa doucement la paume de la main, comme s’il eût cru véritablement ce qu’il disait.

La vieille se retourna pour marmotter quelque chose à sa fille, qui la suivait et s’attacha aux talons de Robin qui s’en allait, tenant toujours le cheval par la bride. Elle poursuivit la conversation :

« Une bonne place, hein ? Robin. Tu as de la chance, mon garçon ?

— Oh ! ne parlez pas de chance, madame Brown, répondit le malheureux Rémouleur, se retournant pour la regarder en face, et faisant halte un moment. La meilleure chance que je puisse avoir, ce serait de ne vous avoir pas revue ou de ne plus vous revoir. Est-ce que vous ne pourriez pas vous en aller, madame Brown, au lieu de me suivre comme cela ? dit d’une voix tremblante Robin, devenu tout à coup défiant. Si cette jeune femme est de vos amies, elle ferait bien mieux de vous emmener que de vous laisser là perdre votre temps comme vous faites.

— Comment ! croassa la vieille en approchant sa figure contre celle de Robin avec une grimace affreuse, qui fit retomber jusque sur sa gorge les flasques plis de son menton. Oses-tu bien renier ta vieille camarade ? Après être venu te cacher dans ma maison cinquante fois, et y avoir dormi tout ton soûl, au lieu de coucher à la belle étoile, c’est toi qui oses me parler ainsi ! Aurais-je donc fait avec toi tant de petits marchés et de brocantages, méchant gamin, petit serpent, pour que tu viennes me dire de m’en aller ? Moi qui pourrais demain matin mettre à ses trousses une meute de vieilles connaissances qui lui en feraient voir de belles, et il ose me faire ses grands yeux encore ! Eh bien ! oui, j’y vais aller, viens Alice, viens.

— Arrêtez, madame Brown, s’écria le Rémouleur effrayé, que voulez-vous faire ? Ne vous mettez pas en colère… Ne la laissez pas partir, je vous en prie ! Je n’ai pas voulu l’offenser… Je vous ai dit d’abord, madame Brown, comment vous portez-vous ? Est-ce que je ne l’ai pas dit ? voyons ! mais vous n’avez pas voulu me répondre. Eh bien ! comment vous portez-vous ? Et puis, dit Robin d’un air piteux, est-ce qu’un garçon peut rester à causer dans la rue, quand le cheval de son bourgeois a besoin d’être étrillé, et qu’on a un maître qui ne vous passe rien ? »

La vieille femme fit semblant d’être apaisée, mais elle secoua la tête et marmotta entre ses dents.

« Venez à l’écurie, dit Robin, vous y prendrez un verre de quelque chose qui vous fera du bien, madame Brown. Cela vaudra mieux que de flâner là dans la rue, pour vous comme pour les autres. Venez avec elle vous aussi, dites ? vraiment, je vous assure que j’aurais du plaisir à la voir, si ce n’était pas le cheval. »

Et, en s’excusant ainsi, Robin se détourna pour cacher l’expression du plus profond désespoir ; puis il conduisit, un peu en rechignant, Mme Brown par une rue détournée.

La vieille, en le suivant de près, faisait toujours des signes à sa fille qui marchait derrière.

On tourna dans une petite place ou passage assez désert, au-dessus duquel s’élevait le clocher d’une église : pour tout commerce, on n’y voyait qu’une boutique de layetier et un magasin de marchand de bouteilles. Robin laissa le cheval aux jambes blanches entre les mains, d’un palefrenier d’une jolie écurie du coin. Il invita Mme Brown et sa fille à s’asseoir sur un banc de pierre à la porte, et reparut bientôt apportant d’une taverne voisine un pot de bière et un verre.

— À la santé de ton maître, de M. Carker, petit, dit la vieille femme lentement avant de boire ! que le ciel le bénisse !

— Mais je ne vous ai pas dit son nom, dit Robin ouvrant de grands yeux.

— Oh ! nous le connaissons de vue, dit Mme Brown dont la lèvre tremblante et la tête branlante s’arrêtèrent un moment, dominées par son émotion. Nous l’avons vu passer ce matin avant qu’il mît pied à terre, et au moment où tu allais si lestement prendre son cheval.

— Ah ! ah ! répondit Robin qui regrettait bien de ne pas avoir été assez leste pour filer ailleurs. Tiens ! mais qu’est-ce qu’elle a donc, celle-là ? Elle ne veut pas boire ! »

Cette observation était à l’adresse d’Alice, qui se tenait à une petite distance, enveloppée dans son manteau, sans avoir remarqué seulement le verre qu’il lui offrait et qu’il venait de remplir pour elle.

La vieille secoua la tête :

« Ah ! n’y fais donc pas attention, dit-elle, c’est une drôle de créature ! Si tu la connaissais, Robin ! Mais pour en revenir à M. Carker…

— Chut ! dit Robin en jetant un coup d’œil de crainte prudente du côté de la boutique du layetier et du marchand de bouteilles, comme si M. Carker était là à l’observer de quelque coin, chut ! doucement !

— Eh bien ! il n’est pas là, cria Mme Brown.

— Je n’en sais trop rien, » murmura Robin, dont les yeux allèrent se percher sur le haut du clocher, comme si M. Carker pouvait bien y être et l’entendre, malgré la distance, par la puissance surnaturelle qu’il lui reconnaissait.

« Est-ce un bon maître ? » demanda Mme Brown.

Robin fit signe que oui et ajouta à voix basse :

« Et une fine mouche.

— Il habite hors de la ville, n’est-ce pas, mon chéri ? dit la vieille.

— Quand il est chez lui, reprit Robin, mais pour le quart d’heure, nous ne sommes pas chez lui.

— Où donc êtes-vous ?

— À l’hôtel, tout près de chez M. Dombey. »

La jeune fille fixa ses yeux d’un air si pénétrant et si imprévu sur Robin, que le pauvre garçon, tout décontenancé, lui offrit encore un plein verre sans plus de succès que la première fois.

« Dombey… continua Robin, vous savez M. Dombey, nous en avons assez parlé ensemble, vous et moi, vous rappelez-vous que vous veniez me chercher pour me parler de lui ? »

La vieille femme fit un signe de tête affirmatif.

« Eh bien ! pour lors, M. Dombey est tombé de cheval, dit Robin qui se faisait arracher les paroles une à une, et mon maître est obligé d’y être plus qu’à l’ordinaire, soit avec lui, soit avec Mme Dombey, ou avec d’autres, et alors nous sommes rentrés en ville.

— Sont-ils bons amis ensemble, petit ? dit la vieille.

— Qui ? répliqua Robin.

— Lui et elle.

— Comment ? M. et Mme Dombey ? Est-ce que je puis le savoir ?

— Mais non, mon mignon ! ton maître et Mme Dombey, répliqua la vieille d’un ton câlin.

— Je ne sais pas, dit Robin regardant tout autour de lui. Je le suppose. Mais que vous êtes curieuse, madame Brown ! Trop parler nuit.

— Eh bien, est-ce qu’il y a du mal à cela ? s’écria la vieille en riant et tapant des mains. Ce gaillard de Robin est devenu bien bégueule depuis qu’il fait des affaires ! Il n’y a pas de mal à ça, il me semble ?

— Non, il n’y a pas de mal à ça, je le sais bien, reprit Robin en regardant toujours d’un air craintif la boutique du layetier, celle du marchand du bouteilles et le clocher ; mais pour ce qui est de cancaner sur mon maître, ne fût-ce que pour vous dire le nombre des boutons de son habit, jamais ! Ça ne lui irait pas. Autant vaudrait m’aller jeter à l’eau. Ah ! il me l’a bien dit ! Je vous réponds que je ne vous aurais jamais seulement appris son nom, si vous ne l’aviez pas su. Ainsi parlons d’autre chose. »

Pendant que Robin promenait encore ses yeux inquiets sur la place, la vieille fit secrètement un signe à sa fille : ce fut l’affaire d’un moment. Mais la fille, avec un regard d’intelligence, détacha ses yeux de la figure de Robin et s’enveloppa dans son manteau, comme auparavant.

« Robin, mon chéri, dit la vieille en lui faisant signe de s’asseoir à l’autre bout du banc, tu as toujours été mon petit bien-aimé, mon petit favori, n’est-ce pas ? Voyons, ne sais-tu pas que tu as été mon ami ?

— Oui, madame Brown, répliqua Robin de fort mauvaise grâce.

— Et tu as eu le cœur de me laisser là ! dit la vieille en lui jetant ses bras autour du cou. Tu as eu le cœur de t’en aller, de me perdre tout à fait de vue et de ne pas venir seulement conter à ta vieille amie ta bonne fortune ! petit glorieux ! Oh ! oh ! cria la vieille.

— C’est pas la peine de crier si fort ! et mon maître donc qui est toujours aux écoutes ! s’écria le malheureux Rémouleur.

— Est-ce que tu ne viendras pas me voir, Robinet ? cria Mme Brown. Voyons ! tu ne veux donc jamais venir me voir ?

— Si, si, je vous le promets, j’irai, répliqua le Rémouleur.

— À la bonne heure ! je retrouve mon Robin, mon petit chéri, dit Mme Brown essuyant les larmes de son visage ridé et le serrant tendrement dans ses bras. Tu sais : toujours au même endroit, Robin.

— Oui.

— Bientôt, mon petit Robin, s’écria Mme Brown, et souvent ?

— Oui, oui, oui, répondit Robin. Oui, quand je vous le dis que j’irai. Je vous le jure, là !

— Et alors, dit Mme Brown levant ses mains au ciel et rejetant en arrière sa tête toute branlante, s’il est fidèle à sa parole, je ne l’accosterai jamais, bien que je sache où il est, et je ne soufflerai pas mot de lui, jamais, jamais. »

Cette promesse fut comme un baume sur le cœur du misérable Rémouleur ; il serra la main de Mme Brown, et la supplia, les larmes aux yeux, de le quitter pour ne pas nuire à son avenir. Mme Brown l’embrassa une seconde fois, et le lui promit. Mais, avant de suivre sa fille, qui marchait devant elle, elle leva furtivement un doigt vers ses lèvres pour recommander la discrétion à son petit ami, et lui demanda tout bas un peu d’argent.

« Une pièce de vingt sous, mon petit ami, dit-elle avec un regard ardent et sordide, ou bien dix sous seulement, en souvenir de notre vieille amitié. Je suis si pauvre ! et ma jolie fille, car c’est ma fille, Robin, dit elle en regardant par-dessus son épaule, ma jolie fille me ruine. »

Mais comme le Rémouleur lui mettait, à contre-cœur, un peu d’argent dans la main, sa fille, revenant tranquillement sur ses pas, lui prit la main et en arracha la pièce.

« Eh quoi ! ma mère, dit-elle, de l’argent, toujours de l’argent, depuis le commencement jusqu’à la fin ! vous ne vous rappelez donc déjà plus ce que je viens de vous dire ?… Tenez ! petit, le voilà, votre argent. »

La vieille femme poussa un gémissement au moment où Robin reprit la pièce, mais sans s’opposer à la restitution ; elle se contenta de grommeler en suivant sa fille, et de grommeler encore tout le long du chemin. Robin, surpris et effrayé à la fois, restait cloué à sa place en les regardant s’éloigner. Il les vit s’arrêter et causer avec vivacité : plus d’une fois, la main de la jeune femme se leva comme pour menacer quelqu’un dont elle semblait parler, et Mme Brown l’imitait dans ses menaces, autant que son âge lui en laissait la force. Robin, en les voyant si animées, se disait qu’il ne voudrait pas être à la place de l’individu qui faisait le sujet de leur conversation.

Pour le moment, il se consola en pensant qu’il en était débarrassé ; puis il se dit que Mme Brown ne vivrait pas toujours, et que probablement elle ne l’importunerait pas longtemps. Fort de cette idée, le Rémouleur, qui ne regrettait ses méfaits qu’autant qu’ils pouvaient avoir pour lui des conséquences gênantes, comme la rencontre de Mme Brown, reprit sa sérénité ordinaire. Pour s’égayer complétement, il se mit à songer à la manière admirable dont il s’était débarrassé du capitaine Cuttle, souvenir qui manquait rarement de le mettre en belle humeur. Puis il se rendit au comptoir de la maison Dombey, pour recevoir les ordres de son maître.

Son maître avait l’œil si vif et si pénétrant, que Robin trembla devant lui, s’attendant pour le moins à se voir reprocher son entretien avec Mme Brown. Mais M. Carker lui donna, comme d’habitude, le carton de papiers destiné à M. Dombey chaque matin, et en même temps un petit billet pour Mme Dombey. En lui remettant ces objets, il secoua seulement la tête et lui recommanda d’être attentif et de ne pas flâner, avertissement mystérieux qui, dans l’imagination du Rémouleur, était gros d’effrayantes menaces, mille fois plus effrayantes que toutes les paroles du monde les plus explicites.

Resté seul dans sa chambre, M. Carker se mit à l’ouvrage et travailla toute la journée. Il reçut beaucoup de monde, relut bon nombre de documents, entra, sortit, alla à plusieurs rendez-vous d’affaires et ne se permit plus aucune distraction jusqu’à la fin de la journée. Mais quand il eut mis en ordre, comme à l’ordinaire, tous les papiers de sa table, il retomba dans sa rêverie.

Il était assis à sa place accoutumée et dans son attitude favorite, les yeux fixés sur le plancher, quand son frère entra pour lui remettre quelques lettres que l’on avait reçues dans la journée. Celui-ci les posa tranquillement sur la table, et il allait se retirer, lorsque M. Carker, le gérant, dont les yeux s’étaient arrêtés sur lui, au moment où il était entré, sans témoigner plus de surprise que s’il eût toujours continué à regarder le plancher, lui dit :

« Eh bien, John Carker ? qu’est-ce qui vous amène ici ? »

Son frère montra du doigt les lettres et fit mine encore de se retirer.

« Je suis surpris, dit le gérant, que vous alliez et veniez sans demander des nouvelles de notre maître.

— Nous avons su, ce matin dans le bureau, que M. Dombey allait bien, répondit son frère.

— Vous êtes si bon… dit le gérant en souriant. Il est vrai que vous avez mis le temps pour le devenir… Vous êtes si bon que s’il lui arrivait malheur, vous en seriez désolé, je le parierais !

— J’en serais sincèrement affligé, James, répondit l’autre.

— Il en serait affligé, dit le gérant en le montrant du doigt comme s’il y avait là d’autres personnes présentes. Il en serait sincèrement affligé, ce cher frère ! Cet humble subalterne, jeté dans un coin, la figure contre le mur, comme un tableau de rebut et qu’on a laissé là, Dieu sait pendant combien d’années ! il est plein de respect, de reconnaissance, de dévouement, et il s’imagine que je le crois !

— Je ne veux pas vous forcer de me croire, James, répondit l’autre. Je ne vous demande que de ne pas me juger plus défavorablement que vous ne jugeriez le premier venu sous vos ordres. Vous m’interrogez, je vous réponds.

— N’avez-vous donc aucun sujet de plainte contre lui, être bas et rampant ? dit le gérant avec une colère qui ne lui était pas habituelle. Ne vous souvient-il pas d’avoir été traité avec hauteur, avec insolence ? N’a-t-il pas abusé de son rang ? ne vous a-t-il pas humilié de toutes les manières ? Que diable ! Êtes-vous un homme ou une vermine ?

— Il serait bien difficile que deux personnes eussent vécu ensemble tant d’années, surtout dans des rapports d’inférieur à supérieur, sans avoir à se reprocher l’une à l’autre quelque tort au moins imaginaire, répondit John Carker. Mais, sans parler de mon histoire d’ici…

— Son histoire d’ici ! s’écria le gérant. Nous y voilà encore ! Parce qu’il s’est mis dans un cas exceptionnel, il veut faire exception en tout. Eh bien, après ?

— Sans parler de cette histoire, pour laquelle, vous me l’avez assez dit vous-même, je lui dois personnellement plus de reconnaissance que les autres (heureusement pour les autres !), il n’y a personne dans la maison qui ne soit aussi triste que moi. Vous ne pensez pas qu’il y ait ici un employé qui puisse être indifférent à un accident ou à un malheur arrivé au chef de la maison, ou même qui n’en soit sincèrement affligé ?

— Avec cela que vous avez de bonnes raisons pour lui être attaché, dit le gérant avec mépris. Vous ne voyez donc pas que l’on vous garde ici comme une enseigne à bon marché, comme un échantillon de la clémence de Dombey et fils, pour donner plus de crédit à cette maison illustre ?

— Non, répliqua son frère avec douceur. J’ai toujours cru que l’on m’avait gardé ici avec des intentions meilleures et plus désintéressées.

— Eh mais ! dit le gérant avec un sourire de chat-tigre, n’allez-vous pas, par hasard, me débiter quelque précepte de la doctrine chrétienne ?

— Non, James, répondit l’autre, bien que le lien de la fraternité ait été depuis longtemps rompu entre nous…

— Qui l’a rompu, saint homme ? dit le gérant.

— Moi, par ma mauvaise conduite. Je ne vous accuse pas. »

Un sourire railleur du gérant sembla dire : « Ah ! il ne m’en accuse pas ! » Puis il lui fit signe de continuer.

« Bien que tout lien soit rompu entre nous, disais-je, je vous prie de ne pas voir d’allusions inutiles, ou de ne pas donner une fausse interprétation à ce que je dis ou à ce que j’ai l’intention de dire. Je voulais seulement vous donner à entendre que vous auriez tort de croire que seul vous prenez un vif intérêt à la prospérité et à la réputation de la maison. Vous avez été choisi, avant tous les autres, pour monter en grade ; et choisi, je le sais, dès le commencement, à cause de vos talents et de votre fidélité. Vous avez un poste de confiance qui vous honore ; vous pouvez vous approcher de M. Dombey avec plus de liberté que tout autre ; vous êtes, j’ose le dire, presque sur un pied d’égalité avec lui et c’est à sa faveur que vous devez de vous être enrichi ; mais, je le crois sincèrement, il n’est personne dans la maison depuis le dernier employé jusqu’à vous, personne qui ne prenne à M. Dombey le plus vif intérêt, comme moi.

— Vous mentez ! dit le gérant, rouge de colère. Vous êtes un hypocrite, John Carker, et vous mentez !

— James, dit l’autre en rougissant aussi, que signifient ces mots offensants ? Pourquoi ces lâches insultes, quand je ne vous provoque pas ?

— Je vous dis, s’écria le gérant, que votre hypocrisie d’humilité (car il n’y a pas d’homme plus humble et plus hypocrite que vous dans la maison) ne me fait pas plus que cela, et en disant ces mots il fit claquer ses doigts. Oui, je vois clair au fond des choses ! Il n’y a pas un employé dans la maison, depuis moi jusqu’au dernier auquel vous vous intéressez si justement, car il vous touche de près, il n’y en a pas un qui ne fût enchanté au fond du cœur de voir son chef humilié ! Il n’y en a pas un qui ne le haïsse, pas un qui ne lui souhaite du mal plutôt que du bien, pas un qui ne soit prêt à se tourner contre lui, s’il en avait la force et le courage ! Plus on jouit de sa faveur, plus on souffre de son insolence ; plus on est rapproché de lui par les relations, plus on en est éloigné par la haine : voilà le credo général ici.

— Je ne sais, dit son frère dont le mouvement de colère avait fait place à la surprise, je ne sais qui peut vous avoir fait supposer tout ceci, ou pourquoi vous m’avez choisi plutôt qu’un autre pour sonder mes sentiments. Car je vois bien maintenant que vous avez voulu me tenter ; vos manières et votre langage ne sont plus reconnaissables. Je ne puis que vous répéter que l’on vous trompe.

— Je le sais, fit le gérant. Je vous l’ai dit.

— Ce n’est pas moi qui vous trompe, toujours ; c’est celui qui vous a donné ces renseignements ; ou peut-être n’avez-vous à vous en prendre qu’à vos propres soupçons.

— Ce ne sont point des soupçons, dit le gérant, ce sont des certitudes. Vous êtes tous des lâches, des valets, des chiens rampants ! Tous vous prenez les mêmes airs, vous faites les mêmes grimaces, vous chantez la même gamme sans réussir à dissimuler ce qu’au fond vous pensez. »

Son frère se retira sans dire un mot et referma la porte tandis que l’autre achevait sa phrase. M. Carker, le gérant, tira une chaise auprès du feu et se mit à remuer tranquillement le charbon avec le tisonnier.

« Tas de lâches et d’esclaves rampants ! murmurèrent encore ses deux rangées de dents blanches. Si je leur parlais, comme je viens de parler à celui-là, il n’y en a pas un qui ne feignît, comme lui, d’être blessé, d’être insulté… Mais bah ! donnez-leur une occasion, avec l’esprit et l’audace de s’en servir, il n’y en a pas un qui ne fût bien aise de pulvériser l’orgueil de Dombey avec aussi peu de pitié que je réduis ces charbons en cendres !

« Et encore ajouta-t-il, avec un sourire pensif, en se surprenant occupé à éparpiller la cendre de la cheminée, et encore ils n’auraient pas, eux, l’excuse d’une reine qui les attire ; d’une reine qui, ne manque pas d’orgueil non plus, de cet orgueil qu’on n’oublie pas facilement : nous en savons quelque chose. » Puis il s’abandonna à ses méditations, et rêva quelque temps près de la cheminée. Enfin il se leva comme un homme qui vient de s’absorber dans une lecture intéressante, et jetant les yeux autour de lui, il prit son chapeau et ses gants, puis il alla retrouver son cheval, qui l’attendait, et suivit sa route à travers les rues éclairées par le gaz, car il faisait nuit.

Il se dirigea du côté de la maison de M. Dombey, et mettant son cheval au pas, quand il fut à proximité, il regarda les fenêtres. Celle où il avait vu une fois Florence, assise avec Diogène, attira d’abord son attention ; cependant il n’y avait pas de lumière. Mais bientôt il se mit à sourire, en détournant les yeux de la façade de la maison, comme s’il se reprochait, d’avoir donné un moment d’attention à quelque chose qui en valût si peu la peine.

« Il fut un temps, dit-il, où il pouvait être utile de veiller avec soin sur votre petite étoile, à peine éclose à l’horizon, de considérer prudemment les nuages qui pourraient au besoin l’éclipser, mais une planète a paru, et vous voilà noyée dans sa lumière éclatante ! »

Il tira la bride de son cheval aux jambes blanches, et tournant le coin de la rue, il chercha s’il ne verrait pas quelque fenêtre éclairée sur le derrière de la maison. Cette fenêtre lui rappelait une beauté fière, une main gantée, les plumes d’un bel oiseau éparpillées sur le plancher, et une palatine d’hermine s’agitant et se soulevant sur une robe, comme le flot des mers au souffle d’une tempête qui gronde au loin. Telles étaient ses pensées, quand il reprit sa route au galop pour suivre dans l’obscurité les sentiers abandonnés des parcs.

Car ses pensées se rattachaient fatalement à une femme, une femme orgueilleuse, qui le haïssait, mais qui, peu à peu, et par des moyens infaillibles, en était venue au point où il avait voulu l’amener. Son orgueil, son ressentiment avaient dit fléchir devant lui, et insensiblement elle avait été réduite à souffrir sa présence, à le recevoir comme un homme qui avait le privilége de lui parler de son mépris écrasant pour son mari et du peu de respect qu’elle avait pour elle-même. Oui, ses pensées se rattachaient fatalement à une femme qui le haïssait profondément, qui le connaissait, qui se défiait de lui parce qu’elle le connaissait et aussi parce qu’elle savait bien qu’elle était connue de lui. Mais cette femme, en dépit de la haine qu’elle avait pour lui, nourrissait son ressentiment contre son mari en le recevant chaque jour ; oui, en dépit de sa haine, et voici pourquoi : c’est qu’au plus profond de cette haine, dans un lointain que son œil menaçant ne pouvait atteindre, bien qu’elle en entrevît pourtant quelque chose, il y avait une pensée de sombre vengeance : pensée rapide, passagère, une ombre de pensée, qui l’avait fait frissonner une fois pour ne plus reparaître, mais qui seule aurait suffi pour souiller son âme.

L’image de cette femme ne voltigeait-elle pas devant lui, tandis qu’il s’avançait sur son cheval ? ne croyait-il pas réellement la voir présente à ses yeux ?

Oui, il la voyait dans son imagination exactement telle qu’elle était. Elle lui tenait compagnie avec son orgueil, son ressentiment, sa haine ; tout cela était aussi saisissant pour lui que sa beauté même, aussi clair que la haine qu’elle lui avait vouée. Tantôt il la voyait fière et hautaine à ses côtés, tantôt sous les pieds de son cheval, rampant dans la poussière. Mais il la voyait toujours telle qu’elle était, sans déguisement, et il la surveillait attentivement dans la voie dangereuse qu’elle suivait.

Quand il fut arrivé au but de sa course, qu’il eut fait une brillante toilette, qu’il fut admis dans la chambre d’Édith, éclairée avec luxe, qu’il pencha la tête, reprit sa voix mielleuse et son doux sourire, il la vit encore de ses yeux telle qu’il l’avait vue tout à l’heure dans sa pensée. Il soupçonna même le mystère de la main gantée : c’est pour cela peut-être qu’il la garda plus longtemps dans la sienne. Il marchait derrière elle dans une route dangereuse, et elle n’y imprimait pas une trace qu’il ne la recouvrît de ses pas à l’instant même.

Chapitre IX. Le coup de tonnerre. §

La barrière qui s’élevait entre M. et Mme Dombey n’avait pas été brisée par le temps. Couple mal assorti, malheureux chacun de leur côté, malheureux ensemble, unis seulement par ces menottes légales qui leur tenaient les mains enchaînées, ils n’avaient fait que les rendre plus pénibles et plus douloureuses par leurs efforts pour s’en dégager. Le temps, qui console les douleurs et calme les colères, ne pouvait rien faire pour eux. Leur orgueil, bien différent de nature et d’objet, marchait de pair. De leur lutte obstinée, comme du choc de deux cailloux, sortait un feu secret où jaillissaient des étincelles de flamme suivant les circonstances, mais toujours une menace d’incendie, prêt à consumer tout alentour et à couvrir de cendres leur carrière conjugale.

Soyons juste pour lui. Dans l’erreur incroyable de sa vie, et cette erreur augmentait toujours à chaque grain qui s’écoulait dans le sablier du temps, il poursuivait Édith sans savoir ni pourquoi, ni comment. Mais pourtant ses sentiments pour elle, quels qu’ils fussent, étaient toujours les mêmes qu’au premier jour. Elle avait à ses yeux le tort immense de se révolter à tout propos, quand il s’agissait de reconnaître sa haute importance, la soumission complète qu’on lui devait. En cela M. Dombey se voyait donc forcé de la corriger et de la réduire ; mais autrement, il la regardait encore, autant que le lui permettait sa froideur, comme une femme capable de faire honneur, si elle le voulait, à son choix, à son nom et de donner du relief au maître à qui elle appartenait.

Mais elle, avec toute la puissance de la passion, tout l’orgueil de son ressentiment, abaissait toujours son noir regard sur une figure qui la comblait d’humiliations.

Oui, depuis ce soir où, dans sa chambre, elle était restée les yeux fixés sur les ombres du mur, en les regardant s’épaissir dans la nuit sombre, elle avait toujours présente à sa colère cette figure odieuse, celle de son mari.

Le défaut capital de M. Dombey, celui qui le rendait si inexorable dans sa ligne de conduite, venait-il d’un caractère contre nature ? Il serait bon quelquefois de se demander ce que c’est que la nature, et comment les hommes travaillent à la changer ; de se demander, en voyant de ces difformités étranges qu’a produites l’intervention de l’homme, s’il n’est pas naturel qu’il change de nature. Prenez un enfant de la nature, homme ou femme : parquez-le, cet enfant de notre mère toute-puissante, dans un étroit espace : enchaînez votre captif à une idée, à une seule idée ; qu’il voie cette idée grandir devant lui, au milieu de l’adoration servile de quelques courtisans timides ou de quelques hypocrites audacieux ; que sera la nature pour cet esclave de son orgueil, qui n’a jamais déployé ses ailes pour prendre vers elle son libre essor, ou qui les a repliées bientôt fatiguées du premier effort, avant d’avoir pu la voir dans son essence et sa vérité ?

Hélas ! dans ce monde où nous vivons, ne sommes-nous pas entourés d’une foule d’objets, contre nature en apparence, et cependant bien naturels en réalité ?

Entendez le magistrat, le juge, adresser des reproches à ces parias, contre nature, de notre société, à leurs habitudes brutales contre nature, à leur impudeur contre nature, à l’absence ou à la confusion contre nature des notions du bien et du mal dans leur intelligence, à leur ignorance contre nature, à leur vice, à leur insouciance, à leur indocilité, à leur esprit, à leur mine, à tout enfin, car tout chez eux est contraire aux lois de la nature. Mais suivez le charitable prêtre, le bon médecin, qui, tous deux entourés de périls à chaque moment de leur existence, descendent dans les tanières de ces malheureux, où retentissent les échos du bruit pompeux de nos équipages, et les pas des gens affairés qui vont et viennent journellement dans la rue. Jetez les yeux sur ce monde de vice et de misère ; le seul monde, hélas d’un milliard d’êtres immortels sur cette terre ! Jetez les yeux sur ces bouges, dont l’idée seule révolte nos sentiments d’humanité, dont l’idée seule fait tant mal aux gens délicats et impressionnables de la rue d’à côté, qu’ils se bouchent bien vite les oreilles et murmurent d’un air dégoûté : « Cela ne peut pas être : je ne veux pas y croire ! » Eh bien ! allez respirer cet air infect et imprégné de miasmes pestilentiels, dangereux pour la santé et la vie : que tous vos sens, dons précieux accordés primitivement à notre race pour sa jouissance et son bonheur, condamnés dans ces repaires à l’horreur du plus profond dégoût, ne livrent plus passage qu’à l’infection de la misère et de la mort. Cherchez vainement dans ces cloaques impurs une simple plante, une simple fleur, une herbe saine encore qui, sur ce lit fétide, puisse atteindre son développement naturel et déployer ses feuilles au soleil que Dieu lui avait destiné ! puis, faites comparaître devant vous un enfant hideux, au corps rachitique, à la physionomie dure et méchante ; déclamez sur sa perversité contre nature ; lamentez-vous de le voir si loin du ciel… presque dès sa naissance. Mais, je vous prie, n’oubliez pas qu’il a été conçu, créé, élevé dans l’enfer.

Ceux qui étudient les sciences médicales et qui font profession de les appliquer à la conservation de la santé de l’homme, nous disent que, si les atomes nuisibles qui s’élèvent au-dessus d’une atmosphère viciée, pouvaient être saisis par l’organe de la vue, nous les verrions s’abattre sous forme de nuages très-noirs et très-épais, au-dessus de ces habitations maudites et communiquer peu à peu la contagion aux parties saines d’une ville. Mais si nous pouvions voir aussi distinctement tous les désordres moraux inhérents à ces atmosphères pures, que la révélation serait terrible ! C’est alors que nous verrions la dépravation, l’impiété, l’ivrognerie, le vol, le meurtre et ce long et hideux cortége de crimes sans nom qui révoltent les sentiments les plus naturels au genre humain planer au-dessus de ces lieux de malédiction, s’avancer lentement pour flétrir l’innocence et semer la contagion. C’est alors que nous verrions comment il se fait que ces sources empoisonnées, qui coulent dans nos hôpitaux, dans nos lazarets, sont les mêmes sources qui inondent aussi les prisons et entraînent les mêmes misérables que nous avons vus croupir dans ces bouges, sur ces bateaux qui transportent les forçats, et qui, traversant les mers, vont vomir le crime sur de vastes continents. C’est alors que nous apprendrions avec un sentiment d’effroi que, dans ces endroits, où nous laissons croître la misère qui frappe nos enfants et qui se transmet aux générations à naître, nous élevons en même temps des enfants étrangers à l’innocence, des jeunes gens étrangers à la pudeur ou à la honte, des hommes mûrs, qui ne sont mûrs que pour la souffrance et pour le crime, des vieillards flétris qui sont un scandale pour la forme humaine dont nous sommes revêtus. Ô humanité contre nature ! Le jour où nous cueillerons des raisins sur des ronces et des figues sur des chardons, où nous verrons les champs de blé jaunir dans la boue des ruelles de nos cités perverses et la rose s’épanouir dans ces cimetières, dont elles se plaisent à engraisser le sol par des monceaux de cadavres ; ce jour-là nous verrons aussi l’humanité, je dis l’humanité selon la nature, germer et croître du sein de cette semence impure.

Oh ! quand se trouvera-t-il un bon ange pour découvrir à la vue du monde le toit de ces mansardes, d’une main plus puissante et plus bienfaisante que le Diable boiteux de la fable, et pour montrer à des chrétiens tous ces noirs fantômes sortant de leurs demeures à la suite de l’ange exterminateur dont ils forment le triste cortége ! Si l’on pouvait, une nuit seulement, voir sortir de leurs repaires ces fantômes, trop longtemps oubliés, s’élancer du milieu de cette atmosphère méphitique où le vice et la fièvre se disputent leur proie ; si l’on pouvait voir les terribles vengeances qu’ils font tomber sur nous et qu’ils amoncellent tous les jours ; comme le matin d’une telle nuit serait brillant et pur ! Les hommes, sans se laisser arrêter par des obstacles qu’ils se sont créés à eux-mêmes et qui ne sont que des atomes sur le chemin de l’éternité, se rappelleraient qu’ils ont une commune origine, un devoir à remplir envers notre père à tous, qu’ils doivent tendre à un seul but, celui de rendre le monde un séjour plus heureux. »

Quel jour brillant et pur réveillerait alors ceux qui n’ont jamais regardé leurs frères qui les entourent, pour leur faire mieux connaître les rapports qui les lient à l’ensemble, et leur montrer comment ils corrompent les saintes lois de la nature par leurs préjugés funestes ; corruption, hélas ! aussi grande et peut-être aussi naturelle dans son développement, une fois, qu’on est sur cette pente, que la dégradation la plus abjecte de leurs frères avilis !

Mais ce jour-là n’avait jamais éclairé de ses rayons M. Dombey ni sa femme, et tous deux continuaient à marcher dans la voie où ils étaient entrés.

Pendant les six mois qui suivirent l’accident, ils furent les mêmes l’un pour l’autre. Il n’aurait pas trouvé plus de résistance dans un roc de granit, qu’il n’en trouva dans cette femme. Pour lui il était aussi triste, aussi froid qu’une source glacée, perdue dans les profondeurs d’une sombre caverne, loin des rayons du jour.

L’espoir qui avait lui dans le cœur de Florence, quand elle avait cru trouver une nouvelle existence dans le mariage de son père, s’était évanoui. Il y avait deux ans qu’il était marié et sa foi patiente elle-même n’avait pu résister à la triste expérience qu’elle faisait chaque jour. S’il lui restait encore quelque vague espérance qu’un jour Édith et son père pourraient être heureux ensemble, elle n’en avait plus aucune que son père pût jamais l’aimer.

Le court intervalle pendant lequel elle avait cru le voir s’adoucir pour elle, elle l’avait oublié ou ne se le rappelait plus, que comme une triste déception, en face de sa froideur passée et présente.

Florence l’aimait pourtant encore, mais, peu à peu, elle était venue à l’aimer plutôt comme un être chéri, qui a existé ou qui aurait pu exister, car ce ne pouvait être la froide réalité qu’elle avait devant les yeux. Quelque chose de cette douce tristesse, avec laquelle elle chérissait la mémoire du petit Paul ou de sa mère, semblait maintenant se mêler à ses pensées ; quand elle songeait à son père, ce n’était plus pour elle qu’un tendre souvenir. Était-ce parce qu’il était mort pour elle, ou parce qu’il se confondait, dans son esprit, avec ces anciens objets de son affection, ou parce qu’elle avait depuis longtemps associé son souvenir avec des espérances qu’il avait flétries, des ardeurs de tendresse qu’il avait glacées ? elle n’aurait pu le dire ; mais le père qu’elle avait aimé commençait à lui apparaître comme l’ombre d’un songe léger : il n’appartenait pas plus à la vie réelle que l’image souvent évoquée par elle de son cher petit frère, vivant encore et croissant chaque jour, pour devenir bientôt un homme, son protecteur et son ami.

Ce changement dans ses sentiments, si toutefois c’était un changement, s’était opéré peu à peu ; en même temps que d’enfant elle était devenue femme. Florence avait près de dix-sept ans, lorsque dans ses rêveries solitaires elle se livrait à ces pensées.

Elle était souvent seule, car ses anciens rapports avec sa mère étaient loin d’être les mêmes. Au moment de l’accident arrivé à son père, à l’époque où il était couché dans sa chambre d’en bas, Florence avait remarqué qu’Édith l’évitait. Blessée et malheureuse, ne sachant comment concilier cette manière d’agir avec l’affection qu’Édith lui avait d’abord témoignée, elle monta une fois encore dans sa chambre pour lui parler un soir.

« Maman, dit Florence en se glissant doucement auprès d’elle, vous ai-je fâchée ?

— Non ! répondit Édith.

— Il faut pourtant, dit Florence, que je vous aie fait quelque chose. Dites moi quoi ! je vous en prie, vous n’êtes plus la même avec moi, ma chère maman. Je ne saurais vous dire combien je souffre du moindre changement, car je vous aime, voyez-vous, de tout mon cœur.

— Et moi aussi, dit Édith. Ah ! Florence, croyez-moi, je vous aime maintenant plus que jamais !

— Pourquoi donc alors me fuir si souvent, et me tenir loin de vous ? demanda Florence. Pourquoi me regardez-vous quelquefois d’une manière si étrange, chère maman ? car je ne me trompe pas, vous me regardez ainsi n’est-ce pas ? »

Édith fit de ses yeux noirs un signe d’assentiment.

« Pourquoi ? répondit Florence d’un ton suppliant. Dites-le-moi, que je sache au moins que faire pour vous plaire davantage, et promettez-moi de ne plus me traiter comme cela !

— Ma Florence, dit Édith en prenant dans la sienne la main que Florence avait passée autour de son cou ; et en regardant les yeux si doux que la jeune fille, agenouillée devant elle, attachait sur les siens ; ma Florence, je ne puis vous dire pourquoi ; ce n’est pas à moi de vous le dire pas plus que vous ne pouvez l’entendre, mais il faut que cela soit, je le sais. Soyez sûre que je n’agirais pas de la sorte, s’il ne le fallait pas.

— Devons-nous donc être étrangères l’une à l’autre, maman ? demanda Florence en la regardant comme si elle avait peur.

— Oui ! » murmurèrent les lèvres d’Édith.

Florence la regarda encore avec un sentiment croissant de surprise et de crainte, jusqu’au moment où ses larmes la dérobèrent à sa vue et inondèrent ses joues.

« Florence ! ma chérie ! dit Édith vivement, écoutez-moi ! Je ne puis supporter votre douleur. Remettez-vous. Vous voyez que j’essaye d’être calme, et croyez-vous que cela me soit facile ? »

Sa voix et ses manières avaient repris toute leur fermeté, quand elle prononça ces derniers mots, et elle ajouta :

« Nous ne sommes pas tout à fait étrangères l’une à l’autre. Nous ne le sommes qu’en apparence seulement, Florence, car au fond de mon cœur je suis toujours la même pour vous, et je ne changerai jamais ! Mais ce que je fais, ce n’est pas pour moi.

— Est-ce donc pour moi, maman ?

— N’en demandez pas davantage, dit Édith après un moment de silence, il ne vous servirait de rien de savoir pourquoi ? Oui, ma chère Florence, il vaut mieux, il est nécessaire, il faut même absolument que nos rapports soient moins fréquents. La confiance que nous avions l’une pour l’autre doit être rompue.

— Quand donc ? s’écria Florence, oh ! quand donc, maman ?

— Dès à présent, dit Édith.

— Pour toujours ? demanda Florence.

— Je ne dis pas cela, répondit Édith, car je n’en sais rien. Je ne veux pas dire non plus que notre attachement ne fût pas une amitié pure et sainte, dont je reconnaissais l’avantage ainsi que la douceur. La voie où je suis entrée jusqu’ici est inconnue à vos pas, et celle que je dois suivre désormais… Dieu la connaît, ma fille, mais moi, je ne la connais pas. »

Sa voix expira dans un triste silence et elle resta dans son fauteuil à regarder sa fille, avec cet air de terreur étrange et d’embarras involontaire que Florence avait une fois déjà surpris dans ses yeux égarés. Puis ses traits et toute sa personne exprimèrent cet orgueil indomptable, cette sourde colère et tout son être frémit comme frémit la corde irritée d’une harpe sous une main, en proie à la fureur. Mais cet abcès ne fut pas suivi de transports de tendresse et d’humilité. Elle ne baissa pas la tête pour pleurer et pour dire à Florence qu’elle n’avait plus d’espoir qu’en elle. Elle releva la tête au contraire comme une Méduse superbe, et semblait le regarder, lui fixement, comme pour le tuer de son regard. Oui, et certes elle l’aurait fait, si, comme celle de Méduse, sa tête en avait eu le pouvoir.

« Maman, dit Florence d’un ton alarmé, vous avez quelque chose que vous ne voulez pas me dire et qui m’inquiète. Permettez-moi de rester un peu avec vous.

— Non, dit Édith, non, ma bonne amie : il vaut mieux me laisser seule. Je ferai mieux de me tenir loin de vous, comme de tout autre. Ne me faites pas de questions, mais sachez bien, quand vous me croyez inconstante et capricieuse à votre égard, que je ne le suis ni volontairement ni pour moi-même. Croyez, quoique nous devions paraître plus étrangères l’une à l’autre que nous ne l’avons jamais été, qu’au fond je suis toujours la même pour vous. Pardonnez-moi d’avoir épaissi les ténèbres de votre intérieur déjà si ténébreux, car j’y fais ombre encore, je le sais bien ; ne reparlons jamais de cela.

— Maman, dit Florence en sanglotant, nous n’allons pas nous séparer ?

— C’est, au contraire, pour ne pas nous séparer. Plus de questions ! Allez Florence ; mon amour et mon remords vous accompagnent. »

Elle l’embrassa et lui dit adieu. Lorsque Florence quitta la chambre, Édith la regarda partir, comme si c’était son bon ange qui s’éloignât d’elle sous cette forme, l’abandonnant à son orgueil et à ses passions indignes qui la réclamaient maintenant comme leur proie, et qui mettaient désormais leur sceau sur son front.

Depuis ce moment, Florence et elle ne furent plus l’une à l’égard de l’autre comme elles avaient été jusque-là. Des jours entiers se passaient et elles ne se rencontraient que rarement, excepté à l’heure des repas et en présence de M. Dombey. Alors Édith, impérieuse, roide et silencieuse, ne la regardait jamais. Lorsque M. Carker faisait partie de la société, ce qui lui arriva souvent pendant la convalescence de M. Dombey, et après sa complète guérison, Édith se sépara encore plus de Florence, et se tint encore à son égard à plus de distance qu’auparavant. Quand il n’y avait personne, elles ne se réunissaient pas davantage, mais Édith l’embrassait aussi tendrement qu’autrefois, sans toutefois rien perdre de son attitude hautaine. Souvent, quand elle rentrait tard, elle se glissait dans la chambre de Florence, comme elle avait coutume de le faire, au milieu des ténèbres, et elle lui disait tout bas, sur son oreiller : « Bonne nuit ! »

Quelquefois Florence, qui ne se croyait pas visitée ainsi dans son sommeil, se réveillait comme si elle avait rêvé qu’on lui eût dit de douces paroles : elle croyait sentir sur ses joues la chaleur des lèvres qui l’avaient embrassée. Mais, à mesure que le temps avançait, ces réveils-là devinrent plus rares.

Le vide commença à se faire encore une fois dans le cœur de Florence ; la pauvre enfant se retrouva seule encore. De même que l’image de ce père qu’elle aimait était passée pour elle à l’état de pur souvenir, ainsi, Édith, qui éprouvait le sort de tous les êtres que Florence avait entourés de sa tendresse, paraissait s’envoler et s’évanouir en une vapeur tous les jours de plus en plus légère. Peu à peu, il sembla à Florence qu’elle s’éloignait d’elle, et elle ne lui apparaissait plus dans le lointain que comme l’ombre affaiblie de son Édith d’autrefois ; peu à peu l’abîme ouvert entre elles deux devint plus large et plus profond ; peu à peu la source de son affection ardente pour Florence sembla se glacer dans ce cœur téméraire et audacieux à mesure qu’elle approchait du bord du précipice, que Florence ne voyait pas, mais au fond duquel Édith plongeait hardiment le regard.

Une seule chose pouvait compenser la perte sensible qu’elle faisait dans la personne de sa mère, et quoique ce ne fût qu’une bien faible consolation pour son cœur ulcéré, son esprit chercha à y trouver quelque soulagement. Sans se laisser partager plus longtemps entre l’affection et le respect qu’elle devait à son père et à sa nouvelle mère, Florence songea qu’elle pouvait les aimer tous deux, sans prendre parti pour l’un ni pour l’autre. Puisqu’ils étaient devenus des êtres abstraits, chers à l’ardent amour de son imagination, elle leur accorderait une place égale dans son cœur, sans les outrager jamais par aucun secret soupçon.

C’est ce qu’elle essaya de faire. Parfois pourtant, souvent même, d’étranges idées au sujet de la nouvelle conduite d’Édith à son égard se présentaient à son esprit et venaient l’effrayer ; mais, rentrée dans le calme de ses pensées solitaires, elle faisait taire facilement la triste voix de son cœur abandonné. Pour cela, Florence n’avait qu’à se dire que sa bonne étoile était cachée derrière le nuage qui enveloppait toute la maison ; il ne lui restait plus qu’à pleurer et à se résigner.

Au milieu d’un songe dans lequel son âme aimante répandait les flots de son amour sur des ombres légères ; au milieu d’un monde réel où elle n’avait guère connu que le reflux de cet océan impétueux, Florence atteignit ses dix-sept ans. Sa vie solitaire avait dû la rendre timide et craintive, mais la douceur de son caractère et la franchise de son cœur n’avaient pas changé. C’était encore une enfant dans son innocente simplicité, quoique ce fût déjà une femme dans sa modeste confiance en elle-même et dans l’ardeur de ses sentiments. Dans l’expression de son charmant visage et dans la grâce délicate de ses formes, il y avait de la femme et de l’enfant, et cet heureux mélange avait un charme infini. On eût dit que le printemps ne voulait pas faire place à l’été, et qu’ils luttaient ensemble à qui répandrait son éclat sur la beauté précoce des fleurs. Mais dans sa voix tremblante, dans ses beaux yeux limpides, dans ce je ne sais quoi qui entourait sa tête comme d’une auréole, dans cet air pensif répandu sur ses traits charmants, il y avait quelque chose de son frère. C’était du moins l’avis des domestiques, qui, réunis en conseil dans la cuisine, le disaient tout bas en secouant la tête, avant de se mettre à boire et à manger de plus belle, comme de bons et joyeux camarades.

Ce corps d’observateurs en avait long à dire sur M. Dombey, sur Mme Dombey et sur M. Carker qui paraissait remplir le rôle de médiateur entre les deux époux ; qui allait et venait, comme pour essayer de mettre la paix dans le ménage, sans pouvoir jamais y réussir. Tous déploraient le triste état des choses ; tous étaient d’avis que Mme Pipchin, dont l’impopularité était au comble, y était pour quelque chose ; mais, pour tout dire, on n’était pas fâché d’avoir un sujet de conversation qui pût rallier toutes les opinions, et ce sujet inépuisable était un grand amusement pour ces fidèles serviteurs.

Les personnes qui venaient faire des visites, les personnes chez lesquelles M. et Mme Dombey allaient en faire, trouvaient le couple bien assorti, après tout, sous le rapport du caractère hautain, et tout finissait là.

La jeune vieille aux épaules ne reparut pas de quelque temps après la mort de Mme Skewton : elle dit à quelques amis intimes, avec le petit cri séduisant qui lui était ordinaire, qu’elle ne pouvait penser à cette famille sans avoir dans la tête des idées de sépulcres et d’autres horreurs pareilles ; mais, quand elle revint, elle ne vit rien d’extraordinaire, si ce n’est que M. Dombey portait un véritable trousseau de cachets d’or à sa montre, ce qui la choqua beaucoup, comme étant une mode tout à fait surannée. Cette jeune séductrice n’admettait pas les belles-filles en principe ; autrement elle n’avait rien à dire contre Florence, si ce n’est, comme elle le disait d’un air triste, qu’elle manquait d’élégance, ce qui voulait dire peut-être qu’elle n’avait pas assez de crinoline, et ne montrait pas assez ses épaules. Beaucoup de visiteurs, qui ne venaient à la maison qu’aux jours de réception, connaissaient à peine Florence et disaient en s’en allant : « Vraiment, c’était Mlle Florence qui était dans le coin ? Bien jolie personne, mais elle paraît un peu délicate et bien rêveuse. »

Toujours délicate et rêveuse. Comment ne l’eût-elle pas été avec la vie qu’elle menait depuis six mois ! La veille du second anniversaire du mariage de son père avec Édith, elle prit place à table avec un malaise qui était presque de la terreur. On n’avait point fêté le premier anniversaire, à cause de la maladie de Mme Skewton cette année-là. Le malaise qu’éprouvait Florence était causé par la circonstance, par l’expression du visage de son père, sur lequel elle jeta un regard rapide ; et par la présence de M. Carker, qui, toujours désagréable pour elle, l’était bien plus ce jour-là que jamais. Édith était richement vêtue, car elle et M. Dombey étaient invités pour le soir à une grande réunion, et l’on s’était mis à table fort tard. Elle ne parut qu’au moment où tout le monde était assis, et M. Carker se leva pour la conduire à sa place. Quoiqu’elle fût dans tout l’éclat de sa beauté et de sa parure, il y avait quelque chose dans son air qui semblait l’éloigner pour toujours de Florence et de tous plus que jamais. Et cependant, un moment, Florence vit briller dans ses yeux, quand elle la regarda, comme un éclair de bonté, qui lui fit regretter plus amèrement encore leur séparation.

On parla fort peu tout le temps du dîner. Florence entendit son père adresser quelques mots d’affaires à M. Carker. Celui-ci répondait à voix basse ; mais elle prêtait peu d’attention à ce qu’ils pouvaient se dire, impatiente de voir la fin du repas. Quand le dessert eut été placé sur la table et que les domestiques se furent retirés, M. Dombey, qui plusieurs fois avait toussé d’une manière qui ne présageait rien de bon, prit la parole.

« Vous savez, sans doute, dit-il, madame Dombey, que j’ai prévenu la femme de charge que nous aurons du monde à dîner ici demain ?

— Je ne dîne pas à la maison, répondit-elle.

— Ce ne sera pas une grande réunion, poursuivit M. Dombey en feignant avec indifférence de ne pas l’avoir entendue. Nous serons seulement dix ou douze : ma sœur, le major Bagstock, et d’autres personnes que vous ne connaissez que de vue.

— Je ne dîne pas à la maison, répéta-t-elle.

— Quoique je n’aie guère de raisons, madame Dombey, reprit-il en continuant d’un ton majestueux, comme si elle n’avait pas ouvert la bouche, quoique je n’aie guère de raisons pour fêter cet anniversaire, il faut sauver les apparences devant le monde. Si vous n’avez pas, de respect pour vous-même, madame Dombey…

— Non, je n’en ai point, dit-elle.

— Madame, s’écria M. Dombey en frappant de son poing sur la table, écoutez-moi, s’il vous plaît ! Je répète que si vous n’avez pas de respect pour vous-même…

— Et moi je répète que je n’en ai point. »

Il la regarda ; mais la mort elle-même n’aurait pas fait changer ce visage.

« Carker, dit M. Dombey qui s’adressa d’une manière plus calme à ce gentleman, comme vous avez été mon interprète auprès de Mme Dombey dans d’autres circonstances, et que je désire conserver, en ce qui me touche personnellement, les convenances du monde, je vous prierai de vouloir bien dire à Mme Dombey que, si elle n’a aucun respect pour elle-même, je me respecte, moi, et que, par conséquent, j’insiste sur les dispositions que j’ai prises pour demain.

— Dites à votre souverain maître, monsieur, reprit Édith, que je prendrai la peine de lui parler à ce sujet dans un autre moment, et de lui parler à lui seul.

— M. Carker, madame, dit son mari, connaissant les raisons qui me forcent à vous refuser cette faveur, peut se dispenser de faire votre commission. »

Pendant qu’il parlait, il vit les yeux d’Édith se tourner vers un point de la table ; il en suivit la direction.

« Votre fille est présente, monsieur, dit Édith.

— Ma fille restera présente, » répondit M. Dombey.

Florence, qui s’était levée, retomba sur sa chaise, et, cachant son visage dans ses mains, elle trembla.

« Ma fille, madame… » reprit M. Dombey.

Édith l’arrêta ; elle n’éleva pas la voix, mais elle parla d’un ton si clair, si accentué, si distinct, que sa voix se serait fait entendre au milieu d’un ouragan.

« Je vous dis que je veux vous parler à vous seul, dit-elle. Si vous n’êtes pas devenu fou, songez à ce que je vous dis.

— J’ai le droit de vous parler, madame, répondit son mari, où et quand il me plaît, et il me plaît de vous parler ici et maintenant. »

Elle se leva comme pour quitter la chambre ; mais elle reprit sa place, et, le regardant avec la même impassibilité, elle lui dit du même ton :

« Parlez, donc.

— Je vous dirai d’abord, madame, reprit M. Dombey, que vous prenez des airs de menace qui ne vous siéent pas. »

Elle se mit à rire. Les diamants qu’elle avait dans les cheveux en tremblèrent. On raconte que certaines pierres précieuses pâlissent quand celui qui les porte est en danger. Si ces diamants avaient eu cette vertu, ils auraient perdu tout leur éclat pour devenir aussi ternes que du plomb.

Carker écoutait, les yeux baissés.

« Quant à ma fille, madame, dit M. Dombey en reprenant le fil de son discours, il entre parfaitement dans ses devoirs envers moi qu’elle connaisse la conduite qu’elle doit éviter. En ce moment, vous êtes pour elle un exemple frappant de ce qu’elle ne doit pas faire, et j’espère qu’elle en pourra profiter.

— Je ne vous arrêterai pas maintenant, reprit sa femme, dont les yeux, la voix et les manières étaient d’un calme effrayant. Je ne me lèverais pas pour sortir, je ne vous interromprais pas, quand même la chambre serait en feu. »

M. Dombey secoua la tête avec un sourire moqueur, content de l’attention qu’elle lui prêtait, et continua. Mais il ne se dominait plus autant que tout à l’heure ; car il était irrité et ressentait comme une secrète blessure de voir le subit embarras d’Édith en face de Florence, quand elle montrait tant d’indifférence pour lui et pour ses reproches.

« Madame Dombey, dit-il, il est bon, dans l’intérêt de ma fille, qu’elle sache combien l’entêtement est déplorable, et combien il est nécessaire de corriger cette fâcheuse disposition, surtout, je dois le dire, quand elle est accompagnée d’ingratitude, et cela après avoir satisfait son ambition et son intérêt ; car ces deux mobiles, j’ai tout lieu de le croire, n’ont pas peu contribué à vous faire convoiter la place que vous occupez à cette table, madame.

— Je vous l’ai déjà dit : parlez ; je ne me lèverais pas pour sortir, je ne vous interromprais pas ; quand même la chambre serait en feu.

— Il est assez naturel, madame Dombey, continua-t-il, que vous ne vous trouviez pas à votre aise devant des personnes qui vous entendent adresser ces vérités désagréables, et cependant (ici il ne put retenir un sentiment de dépit ni s’empêcher de lancer un sombre regard à Florence), et cependant je ne vois pas quel autre ici peut donner plus de force et d’importance à mes observations que moi-même, le premier intéressé dans la question. Il est assez naturel qu’il vous répugne de vous entendre dire, en présence de quelqu’un, qu’il y a en vous un principe de rébellion que vous ne sauriez dompter trop tôt ; vous le dompterez, madame. Plusieurs fois, avant notre mariage, je me souviens, et je regrette de le dire, je me souviens de vous avoir vue manifester ces mauvais sentiments à l’égard de feu votre mère. Je me rappelle aussi que cette conduite produisit sur moi une fâcheuse impression. Mais enfin vous avez encore le remède entre vos mains. Je n’ai nullement oublié, quand j’ai commencé mes observations, que ma fille était présente, madame Dombey. Je vous prie de ne pas oublier, à votre tour, que demain il y aura plusieurs personnes présentes, et je vous prie, par égard pour les apparences, de ne pas oublier de recevoir votre société d’une manière convenable.

— Ainsi, dit Édith, ce n’est pas assez pour vous de savoir ce qui s’est passé entre vous et moi ; vous n’êtes pas encore satisfait, en regardant de ce côté (elle indiquait la place de M. Carker, qui écoutait en silence, les yeux baissés) de pouvoir vous rappeler tous les affronts dont vous m’avez abreuvée ; vous n’êtes pas encore satisfait, en regardant de ce côté (sa main, légèrement tremblante pour la première et unique fois, se dirigea vers Florence), de pouvoir songer à ce que vous avez fait, aux mille tourments ingénieux que vous m’avez forcé de subir chaque jour, chaque heure, toujours ; ce n’est pas assez pour vous que ce jour soit, dans toute l’année, celui qui me rappelle une lutte terrible dans laquelle je voudrais avoir succombé, lutte trop réelle et trop fondée, quoique vous, vous ne puissiez la comprendre. Pour couronner votre œuvre, vous avez la bassesse de la rendre, elle, témoin du degré d’abaissement où je suis tombée, quand vous savez que c’est vous qui m’avez fait sacrifier à sa tranquillité le seul sentiment, le seul intérêt honorable de ma vie maintenant ; quand vous savez que, pour elle, pour elle seule, je voudrais encore, si je le pouvais (mais je ne le puis pas ; mon âme s’éloigne de vous avec tant de répugnance !), je voudrais maintenant, si je le pouvais, me soumettre à toutes vos volontés, et devenir la plus humble servante que vous ayez jamais eue ! »

Ce n’était pas le moyen de calmer l’orgueil de M. Dombey. Ses anciens sentiments se réveillèrent à ces mots, plus forts et plus violents que jamais. Encore et toujours sa fille abandonnée, qui, dans ce moment difficile de son existence, lui était représentée même par cette femme rebelle comme toute-puissante là où il était faible, comme étant tout là où il n’était rien.

Il se tourna vers Florence, comme si c’eût été elle qui eût prononcé ces paroles, et il lui ordonna de sortir de la chambre. Florence obéit en cachant son visage dans ses mains et se retira toute tremblante et tout en larmes.

« Je comprends, madame, dit M. Dombey d’un ton où perçaient la colère et la joie de son triomphe, je comprends l’esprit d’opposition qui a tourné vos affections de ce côté, mais vos plans ont été prévus, madame Dombey ; on les a prévus et déjoués.

— Tant pis pour vous, répondit-elle du même ton de voix et conservant toujours la même attitude. Oui ! ajouta-t-elle avec amertume, ce qui est tant pis pour moi l’est bien plus pour vous. Si vous êtes insensible à tout le reste, vous devriez au moins être sensible à cela.

Le diadème posé sur ses cheveux noirs étincelait et brillait comme une voûte étoilée. Ah ! s’ils avaient eu la vertu qu’une tradition vulgaire attribue aux diamants, prophètes de malheur, c’est pour le coup qu’au lieu de briller ils auraient perdu leur éclat pour devenir aussi ternes qu’un honneur flétri.

Carker, toujours assis, écoutait les yeux baissés.

« Madame, dit M. Dombey en cherchant à reprendre, autant qu’il le pouvait, une attitude hautaine, ce n’est pas par cette conduite que vous me contenterez, ni que vous me ferez renoncer à aucun de mes projets.

— C’est pourtant la seule conduite que j’aie à tenir, quoiqu’elle ne soit qu’une bien faible expression de ce que je ressens en moi, répliqua-t-elle. Si je pensais qu’elle dût vous contenter, je ferais tout ce qui est humainement possible pour la changer. Je ne ferai rien de ce que vous me demandez.

— Je ne suis pas habitué à demander, madame : j’ordonne.

— Je ne paraîtrai pas demain, ni à aucun anniversaire de notre mariage. Je ne veux être étalée, en pareille circonstance, devant personne, comme l’esclave rebelle que vous avez achetée. Si je célébrais l’anniversaire de mon mariage, ce serait comme un jour de malheur et de honte. Le respect de soi-même ! sauver les apparences devant le monde ! que signifient ces mots pour moi ? Vous avez fait tout ce que vous pouviez pour leur ôter, à mes yeux, leur signification ; aussi n’ont-ils plus de sens à mes yeux.

— Carker, dit M. Dombey en fronçant le sourcil et après un instant de réflexion, Mme Dombey oublie tellement ce qu’elle se doit à elle-même et ce qu’elle me doit, elle me fait une situation si peu en rapport avec mon caractère, que je me vois obligé de mettre un terme à cet état de choses.

— Eh bien, alors, dit Édith toujours avec le même ton de voix, le même regard, la même attitude, eh bien, alors, délivrez-moi de la chaîne qui me tient attachée. Laissez-moi partir !

— Madame ! s’écria M. Dombey.

— Déliez-moi. Rendez-moi la liberté.

— Madame ! répéta-t-il, madame Dombey ?

— Dites-lui, fit Édith en tournant son visage altier du côté de Carker, dites-lui que je demande notre séparation ; qu’il vaut mieux nous séparer ; que je l’y engage. Dites-lui qu’il pourra y mettre les conditions qu’il voudra. Je ne tiens pas à sa fortune : je ne demande que la séparation ; et elle ne viendra jamais assez tôt.

— Grand Dieu ! madame Dombey, dit son mari, au comble de l’étonnement. Y pensez-vous ? Croyez-vous qu’il me soit possible de prêter l’oreille à une semblable proposition. Savez-vous qui je suis, madame ? Savez-vous ce que je représente ? Avez-vous jamais entendu parler de Dombey et fils ? On dirait que M. Dombey… M. Dombey s’est séparé de sa femme ? Le peuple parlerait de M. Dombey et de ses affaires d’intérieur ! Croyez-vous sérieusement, madame Dombey, que je permettrai jamais que mon nom devienne la fable de ce monde-là ? Fi donc, madame, vous êtes absurde ! » Et M. Dombey de partir d’un véritable éclat de rire.

Mais le rire d’Édith était bien autre chose. Il eût mieux valu pour elle la voir frappée de mort que de la voir rire comme elle fit, son regard fixé hardiment sur lui. Et lui, aussi, il eût mieux valu pour lui le voir frappé de mort, que de le voir assis là, drapé dans son orgueil pour l’écouter.

« Non, madame Dombey, reprit-il, non madame, une séparation entre nous est impossible. Je vous engage donc à songer un peu à vos devoirs. Et comme je venais de vous le dire, Carker… »

M. Carker, qui était resté assis dans le plus profond silence pendant tout ce temps, leva alors ses yeux où brillait un éclat qui ne leur était pas ordinaire.

« Comme je vous le disais, reprit M. Dombey, je vous prie, Carker, maintenant que les choses en sont venues à ce point, je vous prie d’informer Mme Dombey que je n’ai pas l’habitude de me laisser gêner dans mes volontés par personne, par personne, Carker, et que je ne souffrirai pas qu’on vienne faire honneur à d’autres ici des motifs d’une obéissance qu’on me doit pour moi-même. L’allusion que l’on a faite à ma fille, la manière dont on me fait opposition en parlant de ma fille, est une révolte contre les lois de la nature. Je ne sais si ma fille s’entend avec Mme Dombey et je m’en inquiète fort peu, mais après ce qu’en a dit aujourd’hui Mme Dombey, et après ce qu’a entendu ma fille, je vous prie, Carker, de transmettre à Mme Dombey ma résolution. Si Mme Dombey continue à faire de ma maison le théâtre de contestations semblables à celle que nous venons d’entendre, c’est ma fille que j’en rendrai responsable jusqu’à un certain point ; l’aveu de Mme Dombey m’y autorise, et c’est sur elle que retombera mon mécontentement. Mme Dombey a demandé s’il ne suffisait pas qu’elle eût fait ceci, qu’elle eût fait cela ; dites-lui, je vous prie, que rien de ce qu’elle a fait ne suffit.

— Un moment ! s’écria Carker en s’interposant. Permettez ! Quelque pénible que soit ma position, et elle est bien pénible, puisque mon opinion diffère en ce moment de la vôtre, je vous demanderai si vous ne feriez pas mieux de revenir à l’idée d’une séparation. Je sais combien cela semble incompatible avec la haute position que vous occupez dans le monde, et je sais combien, vos idées sont arrêtées, quand vous donnez à entendre à Mme Dombey (ici l’éclair brillant de son regard se dirigea tout entier sur elle, pendant qu’il faisait sonner, comme autant de coups de timbre, chaque syllabe de son discours perfide) que la mort, la mort seule pourra vous séparer l’un de l’autre. Mais quand vous voyez que Mme Dombey, en vivant dans cette maison, la rend, comme vous l’avez dit, le théâtre de luttes continuelles, et que, dans ces luttes, elle n’est pas seule en jeu, qu’elle y compromet Mlle Dombey même, car je sais combien sont sérieuses vos paroles, ne consentirez-vous pas, monsieur, à affranchir Mme Dombey de cet état d’irritation continuelle, et du reproche intolérable qu’elle doit se faire de se savoir injuste à chaque instant envers vous ? Ne semble-t-il pas, je ne dis pas que cela soit, mais ne semble-t-il pas que ce soit sacrifier Mme Dombey, pour conserver intacte la grandeur de votre position invincible ? »

L’éclair de ses yeux tomba encore une fois sur Édith : elle regardait fixement son mari, et cette fois on voyait sur ses lèvres un sourire étrange et terrible.

« Carker, répondit M. Dombey en fronçant le sourcil avec arrogance et d’un ton qui devait mettre fin à cette discussion, vous vous méprenez sur votre position en me donnant un avis sur ce point, et vous vous méprenez aussi sur mon compte, je ne puis vous en dissimuler ma surprise, en me donnant un tel avis. Je n’ai rien à ajouter.

— Peut-être, dit M. Carker d’un ton de raillerie indéfinissable, peut-être vous êtes-vous mépris vous-même sur ma position quand vous m’avez honoré de votre confiance pour les négociations auxquelles j’ai été employé, et il fit un geste vers Mme Dombey.

— Point du tout, monsieur, point du tout, reprit M. Dombey avec hauteur, vous avez été employé…

— Oui, en ma qualité de subalterne, j’étais employé à humilier Mme Dombey. Oh ! oui, c’était parfaitement sous-entendu, je l’avais oublié, dit Carker, je vous en demande bien pardon. »

Et s’inclinant devant M. Dombey d’un air respectueux qui s’accordait mal avec ses paroles, bien qu’il les eût prononcées avec humilité, il se tourna vers Édith et tint sur elle son regard attentif.

Oh ! oui ! il eût mieux valu pour elle devenir hideuse à l’instant et tomber morte sur le coup, plutôt que de lui voir un pareil sourire sur la face, dans toute la majesté de sa méprisante beauté. Elle porta la main sur sa tiare où brillaient les précieux joyaux, l’arracha avec une telle violence, que ses beaux cheveux noirs se déroulèrent et retombèrent en désordre sur ses épaules, pendant que les pierres et les perles, sous sa main cruelle, jonchèrent le plancher. Elle arracha de même, de chacun de ses bras, le bracelet de diamants qui les ornait, les lança par terre avec force et foula aux pieds ce riche monceau. Ensuite, sans prononcer un mot, sans qu’un nuage vînt assombrir l’éclat de ses yeux, sans changer l’expression terrible de son sourire, elle regarda M. Dombey, se dirigea vers la porte et sortit.

Florence en avait entendu assez avant de quitter la chambre pour s’apercevoir qu’Édith l’aimait encore ; qu’elle avait souffert pour elle, et qu’elle avait porté sa croix sans se plaindre pour ne pas troubler sa tranquillité. Florence ne voulait pas lui en parler, elle ne le pouvait pas, car elle se rappelait la résistance d’Édith aux volontés de son père, mais elle désirait vivement, par un baiser tendre et silencieux, prouver à Édith qu’elle y était sensible et qu’elle l’en remerciait.

Son père sortit seul ce soir-là, et, aussitôt après son départ, elle quitta sa chambre et chercha, mais en vain, sa mère dans toute la maison. Édith était retirée dans ses appartements, et Florence, qui n’y était pas entrée depuis longtemps, n’osait pas s’y aventurer en ce moment, de peur de lui causer encore de la peine sans le vouloir. Espérant donc la voir avant de se coucher, elle allait de chambre en chambre, errant dans cette demeure si belle et si triste à la fois, sans pouvoir rester en place.

Elle traversait une galerie de communication qui donnait un peu plus loin, sur l’escalier et qu’on n’éclairait que dans les grandes occasions, lorsqu’elle aperçut, à travers le vitrage cintré, la figure d’un homme qui descendait les marches de l’autre côté. Craignant instinctivement de rencontrer son père, car elle croyait que c’était lui, elle s’arrêta dans l’ombre et regarda à travers le vitrage. Mais c’était M. Carker qui descendait seul et qui regardait par-dessus la rampe dans le vestibule : aucune sonnette n’annonça son départ, et aucun domestique n’était là pour l’attendre. Il s’en alla sans bruit, ouvrit la porte lui-même, se glissa dehors et la referma doucement sur lui.

Florence trembla de la tête aux pieds : sa répugnance pour cet homme et le reproche qu’elle se faisait peut-être de s’être cachée pour observer, pour épier quelqu’un, même dans des circonstances si innocentes, jetèrent le trouble dans son âme et la firent trembler des pieds à la tête. Elle sentit son sang se glacer dans ses veines. Aussitôt qu’elle le put, car d’abord l’effroi l’avait clouée à sa place, elle se sauva dans sa chambre et ferma la porte. Mais, dans cet endroit même, bien qu’enfermée, avec son chien à côté d’elle, elle sentit encore le frisson parcourir ses membres, comme s’il y avait quelque danger caché dans l’ombre.

Elle en rêva et toute sa nuit fut agitée. S’étant levée le matin, sans avoir reposé, et toujours sous l’impression pénible de la scène qui s’était passée la veille, elle chercha encore Édith dans toutes les chambres, pendant la matinée. Mais Édith resta chez elle, et Florence ne put l’apercevoir. Ayant appris cependant que le dîner projeté par son père n’aurait pas lieu, Florence pensa que cela n’empêcherait sans doute pas Édith de sortir le soir, pour se rendre à l’invitation dont elle avait parlé. Elle résolut donc de l’attendre à ce moment pour la voir passer sur l’escalier.

Quand le soir fut venu, elle entendit de la chambre où elle était assise pour l’attendre, un pas qui lui sembla celui d’Édith. S’élançant aussitôt à sa rencontre, Florence la vit, au même instant, descendre seule.

Quels ne furent pas sa surprise et son effroi, quand, accourant tout éplorée et les bras tendus, elle la vit reculer en poussant un cri de terreur !

« Ne m’approchez pas ! s’écria-t-elle, reculez-vous, laissez-moi passer !

— Maman ! dit Florence.

— Ne m’appelez pas ainsi ! ne me parlez pas ! ne me regardez pas ! Ô Florence ! et elle recula elle-même car Florence faisait un pas vers elle. Ne me touchez pas ! »

Florence resta saisie de terreur devant ce visage effaré, devant ces yeux hagards. Elle crut voir, comme dans un rêve, Édith cacher son visage dans ses mains et glisser, avec un tremblement convulsif, le long de la muraille, en rampant devant elle comme un animal immonde, puis bondir et disparaître.

Florence tomba évanouie sur les marches, où elle fut rencontrée sans doute par Mme Pipchin, du moins elle le supposa, car elle ne se rappelait plus rien, et quand elle se réveilla, elle était étendue sur son lit ; Mme Pipchin et plusieurs servantes étaient autour d’elle.

« Où est maman ? telle fut sa première question.

— Elle est allée dîner en ville, dit Mme Pipchin.

— Et papa ?

— M. Dombey est dans sa chambre, mademoiselle, dit Mme Pipchin. Et ce que vous avez de mieux à faire, c’est de vous déshabiller et de vous coucher à l’instant. »

C’était là le remède souverain de la bonne dame pour toute espèce de malaise, mais surtout quand on avait la tête malade et qu’on ne pouvait pas dormir. Aussi lui était-il arrivé souvent, dans les beaux jours du château de Brighton, d’envoyer au lit ses jeunes victimes, à dix heures du matin.

Sans promettre de se coucher, Florence, ayant témoigné le vif désir de se trouver seule, se débarrassa aussitôt qu’elle le put de Mme Pipchin et de ses aides. Alors elle songea à ce qui s’était passé sur l’escalier ; d’abord elle crut avoir été le jouet d’un rêve, puis elle se mit à pleurer, puis elle éprouva un sentiment de terreur indéfinissable, comme celui dont elle avait été saisie la nuit précédente.

Elle résolut de ne pas se coucher avant le retour d’Édith, et, si elle ne pouvait lui parler, elle voulait au moins être certaine qu’elle était en sûreté chez elle. Par suite de quelle terreur confuse Florence prit-elle cette résolution, c’est ce qu’elle ne savait pas, ce qu’elle ne voulait même pas approfondir. Ce qu’elle savait seulement, c’est que tant qu’Édith ne serait pas rentrée, sa pauvre tête n’aurait pas de repos, et son cœur alarmé pas de tranquillité.

La nuit vint, minuit sonna, pas d’Édith !

Florence ne pouvait ni lire ni rester en place. Elle se promena dans sa chambre, ouvrit la porte, sortit sur l’escalier, regarda par la fenêtre la nuit profonde, écouta le vent qui soufflait, la pluie qui tombait, s’assit, observa mille figures à la flamme du foyer, regarda la lune qui fuyait à travers un océan, de nuages comme un navire battu par la tempête. Tout le monde était couché, à l’exception de deux domestiques qui attendaient en bas le retour de leur maîtresse.

Une heure sonna. Parmi les voitures qu’on entendait rouler, les unes s’éloignaient, les autres s’arrêtaient en route, ou passaient rapidement. Le silence, rompu à de rares intervalles, devint de plus en plus profond. On n’entendait plus que le soupir du vent ou le bruit des gouttes de pluie. Deux heures ! pas d’Édith !

Florence, plus agitée, se promène encore dans sa chambre, elle sort sur l’escalier, regarde dans l’obscurité la pluie qui tombe sur le vitrage ; ses yeux se mouillent de larmes ; elle regarde le ciel, quel calme ! quel repos différent de celui d’ici-bas ! Trois heures ! Chaque étincelle qui pétille et s’éteint lui donne le frisson. Pas encore d’Édith !

De plus en plus agitée, Florence se promène dans sa chambre, dans sa galerie, regarde la lune, pâle fugitive qui se sauve et qui cache son visage coupable. Quatre heures sonnent ! cinq heures ! Pas encore d’Édith !

On commençait déjà à remuer, mais avec précaution dans la maison. Florence comprit que Mme Pipchin avait été réveillée par une des servantes restées en bas, et qu’elle s’était levée pour aller frapper à la porte de M. Dombey. Elle descendit tout doucement l’escalier, vit son père sortir en robe de chambre et tressaillir quand il apprit que sa femme n’était pas rentrée. Il envoya à l’écurie demander si le cocher était là, et, pendant l’intervalle, il s’habilla à la hâte. Le domestique revint aussitôt avec le cocher, qui lui dit qu’il était rentré et qu’il s’était couché à dix heures ; il avait, disait-il, conduit madame à son ancienne demeure de Brook-Street, où M. Carker était venu à sa rencontre.

Florence était debout à la place même où elle avait vu descendre Édith, et tremblait encore par souvenir : elle se sentit à peine la force d’entendre ce qui se disait.

« M. Carker, continua le domestique, m’a dit que madame n’aurait pas besoin de voiture pour revenir, et il m’a congédié. »

Florence vit son père pâlir et l’entendit demander d’une voix saccadée et tremblante :

« La femme de chambre de Mme Dombey. »

Toute la maison était sens dessus dessous, car la femme de chambre, qui arriva quelque temps après, était pâle aussi et ses paroles étaient incohérentes.

« J’ai habillé madame, dit-elle, de bonne heure, deux heures au moins avant son départ, et elle m’a dit, comme cela lui arrivait souvent, qu’elle n’aurait pas besoin de moi le soir. Je sors de la chambre de madame, mais…

— Mais quoi ? qu’y avez-vous trouvé ? »

Florence entendit son père faire cette question tout hors de lui.

« Mais le cabinet de toilette était fermé et la clef en était retirée. »

Son père saisit un flambeau qui brûlait par terre (quelqu’un l’avait placé là sans doute et l’y avait oublié) et monta les escaliers dans une telle rage que Florence éperdue n’eut que le temps de fuir devant lui. Pendant qu’elle se sauvait, les mains étendues avec désespoir, les cheveux flottants sur ses épaules et les yeux égarés, jusque dans sa chambre, elle l’entendit se ruer sur la porte du cabinet de toilette avec fureur.

Quand la porte eut cédé et qu’il se fut élancé dans l’intérieur, que vit-il ? Personne ne le sut. Toutes les parures, toutes les riches toilettes qu’elle avait portées, depuis qu’elle était sa femme, étaient jetées en désordre sur le parquet. C’était dans cette même chambre qu’il avait vu se refléter dans le miroir le visage orgueilleux qui le méprisait. C’était dans cette chambre qu’il s’était demandé avec insouciance ce que deviendraient tous ces objets la première fois qu’il les reverrait.

Il entassa tout à la hâte dans les tiroirs et les ferma à clef avec la rage du désespoir. Il aperçut quelques papiers sur la table, c’étaient leur contrat de mariage et une lettre. Il vit qu’il était déshonoré, il vit qu’elle s’était sauvée, le jour de l’anniversaire de son honteux mariage, avec l’homme même qu’il avait choisi pour l’humilier. Il s’élança hors de la chambre, hors de la maison, comme un insensé, avec l’espérance de la retrouver dans cette maison, où il l’avait prise pour sa femme, et de faire disparaître de son visage orgueilleux toute trace de sa beauté sous les coups de sa main vengeresse.

Florence, sans savoir ce qu’elle faisait, mit un châle et un chapeau : elle voulait courir dans les rues pour retrouver Édith, l’enlacer dans ses bras, la sauver et la ramener à la maison. Mais en se précipitant dans l’escalier, elle vit tous les domestiques effrayés aller et venir avec des lumières, chuchoter entre eux et se sauver quand son père passa. Elle sentit toute sa faiblesse et courut se cacher dans une des grandes chambres que l’on avait faites si belles pour en arriver là ; elle crut que son cœur allait se briser.

À travers tous les sentiments de tristesse qui s’agitaient dans son âme, elle se sentit d’abord émue de compassion pour son père ; sa nature constante se tourna vers lui dans son malheur avec autant de ferveur et de foi que si, dans son bonheur, il eût été pour elle ce qu’elle avait rêvé. Elle ne comprenait cependant que bien vaguement encore toute l’étendue du malheur qu’il avait à subir ; mais elle le voyait outragé et abandonné, et dans sa tendresse, elle voulait voler à ses côtés.

Il ne fut pas longtemps absent. Florence, qui pleurait encore dans la grande chambre, en proie à toutes ses réflexions, l’entendit revenir. Il ordonna aux domestiques de faire leur ouvrage comme à l’ordinaire, et entra dans son appartement. Elle entendait le bruit des pas de son père qui marchait de long en large dans sa chambre.

Tout d’un coup, obéissant à la voix de son cœur, Florence, toujours si timide, mais si hardie dans sa fidélité pour son père malheureux, sans se laisser rebuter par le souvenir de sa dureté, Florence descendit à la hâte, habillée comme elle l’était. Au moment où elle déposait son flambeau, il sortait de sa chambre. Elle s’élance vers lui les bras tendus et lui crie : « Ô ! cher papa ! » comme si elle voulait lui jeter ses bras autour du cou.

Elle l’aurait embrassé. Mais celui-ci, dans sa fureur, leva son bras et la frappa cruellement au visage. Le coup fut si terrible que la pauvre enfant faillit tomber sur la dalle. En la frappant, il lui apprit ce qu’était Édith, et lui dit de la suivre, puisqu’elles s’étaient toutes les deux liguées contre lui.

Florence ne tomba pas à ses pieds. Ses mains tremblantes ne cherchèrent pas à lui dérober la vue de ce père cruel ! Pas une larme, pas un mot de reproche. Mais elle le regarda, et un cri de désolation s’échappa de son cœur en le regardant. Elle le vit immoler l’idée favorite à laquelle elle s’était vouée malgré lui. Elle vit tout ce qu’il y avait de cruauté, de haine dans cet homme. Elle vit qu’elle n’avait plus de père sur la terre, et la pauvre orpheline s’enfuit de la maison de son tyran.

Elle s’enfuit de la maison. L’instant d’avant, on aurait pu la voir, la main sur le bouton de la porte, son cri de douleur sur les lèvres, devant la pâle figure de son père, plus pâle encore à la clarté douteuse des lumières blafardes et de l’aube naissante qui pénétrait par la porte. L’instant d’après, l’obscurité où était restée plongée la maison, dont les volets étaient restés fermés, bien qu’il fît jour depuis longtemps, fit place à la clarté inattendue du matin, et Florence, la tête penchée pour dérober aux yeux l’agonie de ses larmes, errait dans les rues.

Chapitre X. Fuite de Florence. §

Dans l’égarement de la tristesse, de la honte et de la peur, la pauvre jeune fille, tout éperdue errait d’un pas précipité. C’était par une belle matinée : le soleil brillait, mais non pour elle qui, dans son trouble, pouvait se croire aussi bien au milieu de l’obscurité d’une nuit d’hiver. Elle se tordait les mains de désespoir, répandait des larmes amères, insensible à tout, excepté à la profonde blessure qu’on venait de faire à son cœur. Anéantie, en songeant à la perte de tout ce qu’elle aimait, comme si elle eût été le seul débris d’un grand naufrage jeté sur la côte déserte, elle fuyait sans réflexion, sans espoir, sans but : elle voulait se sauver quelque part, n’importe où.

La longue rue qu’elle suivait avait beau présenter un aspect riant ; la lumière matinale avait beau dorer le faîte des maisons ; rien ne parlait à son cœur si cruellement navré ; ni la vue d’un beau ciel bleu et des blancs nuages qui fuyaient au loin, ni la fraîcheur vivifiante de l’aurore aux doigts de rose, encore toute glorieuse de sa victoire remportée sur la nuit. Ce qu’elle demandait, la pauvre enfant, c’était de fuir quelque part, n’importe où, pour cacher son visage ! Un refuge n’importe lequel, pourvu qu’elle n’eût plus sous les yeux l’endroit maudit qu’elle venait de quitter.

Déjà on allait et venait dans la rue ; les boutiques s’ouvraient ; les domestiques étaient sur la porte ; déjà commençaient à naître le bruit et le mouvement qui saluent la naissance du jour. Florence vit les figures qui passaient près d’elles exprimer une surprise mêlée de curiosité ; de longues ombres se dessinaient sur le pavé, des voix étranges pour son oreille lui demandaient où elle allait et ce qu’elle avait. Bien qu’au premier abord elle en fût fort effrayée et qu’elle se mît à courir plus fort qu’auparavant, ces rencontres lui rendirent le service de la rappeler à elle, en lui montrant la nécessité de se contenir.

Mais où aller ? Quelque part, n’importe où ! Et elle allait toujours ; mais où aller ? Elle songea à la seule fois où elle avait été perdue auparavant dans l’immense cité de Londres. Quelle différence ! Et elle suivit la même route qu’elle avait suivie alors avec son conducteur. Elle se dirigea vers la demeure de l’oncle de Walter.

Tout en étouffant ses sanglots et en essuyant ses yeux gonflés par les larmes, Florence essaya de calmer son agitation, afin d’éviter l’attention des passants. Elle cherchait aussi à suivre, autant que possible, les rues les plus désertes, et elle marchait un peu plus calme, quand une petite ombre, qui lui était connue, se dessina au milieu de la rue. Cette ombre s’arrêta court, tourna autour d’elle, s’approcha, recula, bondit vers elle, et Diogène, car c’était Diogène, tout haletant, et pourtant faisant retentir la rue de ses aboiements joyeux, se coucha à ses pieds.

« Ô Diogène, mon cher, mon fidèle, mon sincère Diogène ! comment es-tu venu jusqu’ici ? Comment ai-je pu te quitter, toi qui n’aurais jamais quitté ta maîtresse ? »

Florence se baissa et serra contre son cœur la tête de ce chien si laid, mais si bon, qui frottait de bonheur son vieux museau contre elle ; puis ils partirent ensemble. Diogène allait par sauts et par bonds, essayant, au milieu de ses gambades, d’embrasser sa maîtresse et faisant culbute sur culbute sans la moindre vergogne. Puis il s’élançait sur de gros chiens qui semblaient se moquer de sa taille, faisait fuir les jeunes bonnes qui balayaient le devant des boutiques, s’arrêtait au milieu de ses mille extravagances, pour regarder Florence, et jappait avec tant d’ivresse, qu’il amassait autour de lui tous les chiens du voisinage.

Accompagnée de ce fidèle serviteur, Florence marchait d’un pas rapide, toujours vers la Cité. La matinée s’avançait déjà, le soleil s’élevait dans le ciel. Les rues devenaient de plus en plus bruyantes, les passants étaient plus nombreux, les boutiques se remplissaient de monde, et elle se trouvait emportée par le flot tumultueux des gens affairés qui se dirigeaient de ce côté et qui passaient avec indifférence devant les entrepôts, les hôtels, les prisons, les églises, les marchés, devant la richesse, la pauvreté, le bien, le mal, semblables au large fleuve que tout ce bruit troublait au milieu de ses roseaux, de ses saules, de ses vertes prairies, et qui coulait bourbeux et sale devant les travaux et les soucis des hommes pour aller se jeter dans la mer profonde.

Enfin le quartier du petit Aspirant de marine commença à poindre : encore quelques pas et le petit Aspirant, en personne, apparut à son poste, toujours attentif à ses observations astronomiques ; encore quelques pas et la porte toute grande ouverte l’invitait à entrer. Florence, qui avait hâté sa marche à mesure qu’elle approchait du terme de son voyage, traversa, en courant, la rue, suivie de près par Diogène, que le bruit avait un peu ahuri, et s’élançant vers la boutique, elle tomba sur le seuil de la petite salle à manger, qu’elle n’avait pas oubliée.

Le capitaine, son chapeau de toile cirée sur la tête, était assis devant le feu et faisait chauffer son chocolat du matin. Sur la cheminée était posée sa montre, cet élégant bijou, tout près de lui, afin de pouvoir la consulter plus facilement pendant ses opérations culinaires. En entendant des pas et le frôlement d’une robe, le capitaine tourna la tête, se rappelant avec effroi la terrible Mme Mac-Stinger. Florence, à ce moment, agita vers lui sa main, chancela et tomba évanouie.

Le capitaine, aussi pâle que Florence, si pâle que ses bourgeons en blanchirent, l’enleva comme un enfant et l’étendit sur ce même vieux sofa où elle avait dormi il y avait longtemps.

« Quoi ! les délices du cœur, dit le capitaine en la regardant attentivement ; c’est donc cette douce créature, devenue maintenant une femme ! »

Le capitaine Cuttle avait un si profond respect pour elle, pour elle devenue femme, qu’il n’aurait pas voulu la soutenir dans ses bras pour tout l’or du monde, pendant qu’elle avait perdu connaissance.

« Ô délices du cœur ! dit le capitaine en s’éloignant un peu avec une expression de tendresse alarmée, s’il vous est possible de héler Ned Cuttle du bout du doigt seulement, faites-le. »

Florence ne bougea pas.

« Ô délices du cœur ! dit le capitaine tout tremblant, pour l’amour de Walter, noyé dans l’onde amère ! Faites un signal ! un seul signal, si vous le pouvez ! »

Voyant qu’elle restait insensible, même à cette adjuration si saisissante, le capitaine Cuttle enleva de dessus la table un vase plein d’eau froide et lui en jeta quelques gouttes sur la figure. Puis, cédant à la gravité des circonstances, le capitaine se servit avec une incroyable légèreté de ses gros doigts. Il lui ôta son chapeau, mouilla ses lèvres et son front, rejeta en arrière ses cheveux, couvrit ses pieds avec sa redingote, dont il se dépouilla dans cette intention et lui frappa dans la main.

Qu’elle était petite dans la sienne ! Il en recula d’étonnement, quand il la toucha. Mais Florence avait remué les paupières : ses lèvres commençaient à s’agiter ; il continua l’application de ses remèdes de meilleur cœur.

« Courage, dit le capitaine, courage ! Tenez bon, ma mignonne, tenez bon ! Vous voilà mieux maintenant ! Nous filons droit, c’est le mot. Amarrons. Buvez-moi une petite goutte de cela ! Ah ! vous revenez à vous ! Comment va, maintenant, ma mignonne, comment va ? »

À ce moment, le capitaine Cuttle se rappelant, par une singulière association d’idées, qu’il n’y avait pas de bon médecin sans montre, retira la sienne de la cheminée et la fixa à son croc ; puis, prenant la main de Florence dans la sienne, ses yeux allèrent de la montre à Florence, comme s’il eût espéré du cadran quelque bon office.

« Comment vous va, ma mignonne ? Comment vous va, maintenant ? dit le capitaine. C’est bien ça, ma vieille, dit le capitaine tout bas en jetant un regard de satisfaction sur sa montre, je crois que tu lui as fait du bien ! Pour peu qu’on te retarde d’une demi-heure, chaque matin, et qu’on t’avance d’un quart d’heure dans l’après-midi, tu es une montre qui n’a pas sa pareille. Comment va, ma charmante ?

— Cuttle, est-ce vous ? s’écria Florence en se soulevant un peu.

— Oui, oui, ma charmante ! dit le capitaine, en se décidant tout à coup pour cette forme de langage qui lui sembla la plus courtoise.

— L’oncle de Walter est-il ici ? demanda Florence.

— Ici, ma mignonne ? répondit le capitaine. Il n’a pas mis le pied ici depuis bien longtemps. On n’en a pas entendu parler depuis qu’il a filé après le pauvre Walter ; mais, dit le capitaine, par manière de citation, loin des yeux, mais près du cœur ! toujours cher à l’Angleterre, à son foyer et à la beauté.

— Demeurez-vous ici ? demanda Florence.

— Oui, ma charmante, répondit le capitaine.

— Ô capitaine Cuttle, s’écria Florence en joignant ses mains et parlant d’un air égaré, sauvez-moi, gardez-moi ici, que personne ne sache que je suis ici ! Je vous dirai ce qui m’est arrivé tout à l’heure, quand je le pourrai. Je n’ai personne au monde chez qui je puisse aller, ne me renvoyez pas !

— Vous renvoyer, ma charmante ! s’écria le capitaine, vous les délices du cœur. Attendez un brin ! nous allons faire petit tour ici et donner un tour de clef. »

En disant ces mots, le capitaine, se servant de sa main unique et de son croc avec la plus grande dextérité, va chercher le volet de la porte, le pose à sa place, l’assujettit solidement et ferme à clef.

Quand il revint à côté de Florence, elle lui prit la main et la baisa. Elle était donc bien abandonnée ! c’était un appel adressé à son cœur ! Quelle confiance en lui ! La tristesse inexprimable de son visage, la douleur qu’elle avait ressentie et qu’elle ressentait encore, ce qu’il se rappelait de son histoire passée, son abandon en ce moment, son état désespéré, tout cela toucha tellement le bon capitaine qu’il se sentit ému de tendresse et de pitié.

« Ma charmante, dit-il en se frottant le nez avec la manche de son habit, jusqu’à ce qu’il fût aussi luisant qu’une plaque de cuivre bien polie, ne dites plus un mot à Édouard Cuttle, avant de vous sentir tout à fait à votre aise, ce qui ne sera ni aujourd’hui ni demain. Pour ce qui est de vous renvoyer ou de dire où vous êtes, non, certainement, avec l’aide de Dieu ! je ne le ferai pas. En vérité, je vous le dis. Notez cela, c’est dans le catéchisme. »

Ceci fut prononcé par le capitaine d’une seule haleine et de l’air le plus solennel. Il ôta son chapeau au moment où il dit : « En vérité, je vous le dis, » et le remit sur sa tête quand il eut fini.

Florence ne pouvait que le remercier et lui témoigner toute la confiance qu’elle avait en lui. Elle le fit. Se serrant contre cette écorce grossière, le dernier asile de son cœur souffrant, elle appuya sa tête sur l’épaule de l’honnête homme, lui passa le bras autour du cou, et se serait agenouillée devant lui pour le remercier, si, devinant son dessein, il ne l’eût relevée en galant chevalier.

« Droit ! dit le capitaine, droit ! vous êtes encore trop faible pour vous tenir debout, vous voyez, ma mignonne, et vous pourriez chavirer encore ! Allons ! allons ! restons là. » Il fallait voir le capitaine la poser sur le sofa et la couvrir de son grand manteau ; c’est un spectacle qui en valait bien d’autres.

« Et maintenant, dit le capitaine, vous allez déjeuner, ma charmante, et le chien aura sa part aussi. Et puis après, vous monterez là-haut dans la chambre du vieux Solomon Gills, et vous y dormirez comme un petit ange ! »

Le capitaine Cuttle caressa Diogène quand il parla de lui, et Diogène accueillit d’un air à moitié gracieux les avances de son bienfaiteur. Pendant tout le temps que le capitaine avait cherché à la faire revenir à elle, l’animal était évidemment combattu par deux désirs contraires : le désir de s’élancer sur le capitaine ou de lui offrir son amitié ; il avait exprimé l’alternative dans laquelle il se trouvait, soit en agitant sa queue, soit en montrant les dents, soit en grognant de temps en temps.

Mais bientôt ses doutes se dissipèrent. Il était clair qu’il avait fini par considérer le capitaine comme l’homme le plus aimable, et par penser qu’un chien certainement ne pouvait que se trouver honoré d’avoir fait sa connaissance.

Pour mieux lui témoigner ses sentiments de confiance, Diogène suivait de l’œil tous les mouvements du capitaine, occupé à faire son thé et ses rôties, et lui montra le vif intérêt qu’il portait à un homme de ménage dans l’exercice de ses fonctions. Mais le brave capitaine travaillait en pure perte ; Florence, après avoir essayé de faire honneur au déjeuner du capitaine, ne se sentit le courage de rien manger ; elle ne pouvait que pleurer et pleurer encore.

« C’est bien ! c’est bien ! dit le capitaine d’un ton de douce sympathie, quand vous aurez fait un petit somme, délices du cœur, vous irez de l’avant. À ton tour, maintenant, mon garçon, dit-il en s’adressant à Diogène. J’espère que tu vas faire bonne garde là-haut auprès de ta maîtresse. »

Diogène, qui depuis longtemps se léchait les babines et lorgnait le déjeuner de ses yeux étincelants, ne se jeta pas dessus comme un vautour, mais tout à coup au contraire, redressant ses deux oreilles, il s’élance vers la porte de la boutique et se met à aboyer avec fureur ; puis, fouillant de la tête, il semble vouloir se frayer un chemin pour sortir à travers le plancher de la boutique.

« Y aurait-il là quelqu’un ? demanda Florence alarmée.

— Non, ma charmante ! reprit le capitaine. S’il y avait quelqu’un, on entendrait du bruit. Ne craignez rien, ma mignonne. C’est le monde qui passe dans la rue. »

Cependant Diogène aboyait, aboyait toujours ; il fouillait de la tête avec une opiniâtreté furibonde ; et, toutes les fois qu’il s’arrêtait court pour prêter l’oreille, il semblait puiser dans ces nouvelles informations une conviction de plus en plus sérieuse, car il recommença le même manége une douzaine de fois.

Même, quand il se fut décidé à revenir déjeuner, il s’arrêtait tout à coup d’un air irrésolu et retrottait du côté de la porte ; il lui reprit encore un accès de fureur avant d’avoir touché un morceau.

« Si quelqu’un par hasard écoutait et guettait ! murmura Florence. Quelqu’un qui m’aura vue venir par ici et qui m’aura suivie peut-être !

— Ne serait-ce pas la jeune femme, ma charmante ? dit le capitaine comme frappé d’une idée lumineuse.

— Suzanne ? demanda Florence en secouant la tête. Oh ! non ! Suzanne m’a quittée il y a longtemps.

— Elle n’a pas déserté, j’espère ? fit le capitaine. Oh ! ma mignonne, il n’est pas possible que cette jeune femme se soit enfuie, n’est-ce pas ?

— Oh ! non, non, non ! s’écria Florence, c’est bien le cœur le plus fidèle qui soit au monde. »

Cette réponse soulagea beaucoup le capitaine ; il exprima sa satisfaction en ôtant son chapeau de toile cirée et en s’essuyant la tête avec son mouchoir roulé en tampon.

« Ah ! je le savais bien ! ajouta-t-il avec une expression de joie indéfinissable qu’il portait peinte sur son front radieux. Eh bien, l’ami ! tu es rassuré maintenant, dit le capitaine à Diogène. Il n’y avait personne là, ma charmante, Dieu merci ! »

Diogène n’en était pas du tout certain. Il y avait toujours à la porte quelque chose qui l’attirait de temps en temps ; il rôdait alentour, reniflant et grondant en lui-même, comme s’il lui était impossible de renoncer à son idée première.

Cet incident et l’aspect de Florence faible et fatiguée déterminèrent le capitaine à préparer immédiatement la chambre de Sol Gills pour servir de retraite à la jeune fille. Il monta en toute hâte au haut de la maison et fit tous les arrangements que lui suggérèrent son imagination et ses ressources.

La chambre était déjà très-propre. Le capitaine, qui était un homme d’ordre et qui avait l’habitude de faire toutes les choses en règle, couvrit le lit d’une housse blanche pour simuler un lit de repos. Le même procédé inventif lui fit convertir la toilette en une espèce d’autel, sur lequel il mit ses deux petites cuillers en argent, un pot de fleur, un télescope, sa fameuse montre, un peigne de poche, un chansonnier ; c’était comme une petite collection de curiosités qui faisaient assez bel effet. Après avoir fermé les jalousies et jonché le parquet de carrés de tapis, le capitaine contempla son œuvre avec bonheur, et redescendit dans la petite salle à manger chercher Florence pour la conduire à son boudoir.

Le capitaine ne trouvait pas possible de laisser Florence monter seule l’escalier. Il aurait cru violer en cela les saintes lois de l’hospitalité. Florence était trop faible pour combattre cette conviction du capitaine ; il la porta donc à bras tendus dans sa chambre et la coucha sur le lit de repos où il la recouvrit d’une grande capote.

« Ma charmante ! dit le capitaine, vous êtes aussi en sûreté ici que si je vous avais portée au faite de la cathédrale de Saint-Paul et que j’eusse retiré l’échelle après. Dormez à votre aise, car c’est là surtout ce dont vous avez besoin, et puisse le baume réparateur du sommeil vous rendre vos forces ! c’est le vœu d’une humble créature profondément affligée ! Quand vous aurez besoin de quelque chose, délices du cœur, de tout ce que peut vous offrir cette humble demeure ou la ville tout entière, faites-le savoir à Édouard Cuttle, qui se tiendra à portée de la voix sur le seuil, et vous pouvez être sûre que le cœur de cet homme en vibrera de joie. »

Le capitaine termina en baisant, avec la galanterie d’un chevalier des temps jadis, la main que lui tendit Florence, et se retira sur la pointe du pied.

En descendant dans la petite salle à manger, le capitaine Cuttle, après un court conciliabule tenu avec lui-même, pensa qu’il ferait bien d’ouvrir la porte de la boutique pendant quelques minutes afin de s’assurer que personne ne flânait par là. Il l’ouvrit donc et se posta sur le seuil, l’œil au guet, et promenant sa lunette sur toute la rue.

« Comment vous portez-vous, capitaine Gills ? » dit une voix à ses côtés. »

Le capitaine ramena ses regards près de lui et s’aperçut que M. Toots l’avait abordé pendant qu’il interrogeait l’horizon.

« Comment allez-vous, mon garçon ? répondit le capitaine.

« Bien, je me porte assez bien, capitaine Gills, dit M. Toots. Vous savez, je ne puis jamais être tout à fait bien, maintenant. Je ne crois pas pouvoir jamais aller tout à fait bien, maintenant. »

M. Toots n’était jamais plus explicite que cela sur le chapitre sérieux qui troublait son existence, quand il causait avec le capitaine Cuttle, pour rester fidèle à leur pacte.

« Capitaine Gills, dit M. Toots, si je pouvais être assez heureux pour causer un moment avec vous, c’est… c’est assez important.

— Ah ! voyez-vous, mon garçon, répliqua le capitaine en l’introduisant dans la petite salle à manger, c’est que voyez-vous je ne suis pas comme qui dirait tout à fait libre ce matin, et si vous pouvez m’expédier ça un peu, ça me fera plaisir.

— Certainement, capitaine Gills, dit M. Toots qui comprenait rarement ce que voulait dire le capitaine. Je vais vous expédier ça, c’était justement ce que je voulais faire, naturellement.

— S’il en est ainsi, répondit le capitaine, à l’œuvre.

Le capitaine était fort troublé de la possession de son terrible secret. Avoir miss Dombey sous son toit, pendant que l’innocent Toots était là assis en face de lui sans se douter de rien ! Il en était si ému, que la sueur lui coulait du front et qu’il ne pouvait, tout en l’essuyant, son chapeau de toile cirée à la main, s’empêcher de regarder fixement M. Toots. M. Toots, de son côté, semblait avoir de bonnes raisons pour être aussi dans un état nerveux. Il fut si déconcerté par le regard fixe du capitaine, qu’après l’avoir contemplé quelque temps en silence d’un air hébété et en se dandinant sur sa chaise :

« Pardon, lui dit-il, capitaine Gills, mais vous ne trouvez rien d’extraordinaire dans ma personne, n’est-ce pas ?

— Non, mon garçon, répondit le capitaine, non.

— C’est que, dit M. Toots en ricanant, je vois bien que je dépéris. Vous aurez la complaisance de ne pas en parler : cela me fera plaisir. Burgess et Cie ont changé ma mesure. J’ai beaucoup maigri. C’est un bonheur pour moi. J’en… j’en suis content. Je serais encore plus content, si je pouvais m’en aller tout doucement. Je ne suis qu’une pauvre brute, vous savez, bonne tout au plus à paître sur cette terre, capitaine Gills. »

Plus M. Toots continuait sur ce terrain, plus le capitaine se sentait suffoqué par son secret et le regardait fixement. En proie à ce malaise, et préoccupé de l’idée de se débarrasser de M. Toots, sa contenance était des plus bizarres et des plus singulières. Vraiment, il se fût entretenu avec un revenant que sa figure n’eût pas été plus décomposée.

« Mais je voulais vous dire, capitaine Gills, dit M. Toots, que, me trouvant par hasard de ce côté ce matin, je venais… à vous dire vrai, pour déjeuner avec vous. Quant à dormir, voyez-vous, je ne dors plus maintenant. On pourrait me prendre pour un veilleur de nuit, avec la différence que je n’ai pas de paye, et que les veilleurs de nuit n’ont pas martel en tête comme moi.

— À la manœuvre ! mon garçon, dit le capitaine en le rappelant à son sujet.

— Certainement, capitaine Gills, dit M. Toots. Vous avez raison ! Donc, me trouvant ce matin de ce côté, il y a une heure ou deux et trouvant la porte fermée…

— Eh ! quoi, est-ce que vous avez attendu là, camarade ? demanda le capitaine.

— Non, capitaine Gills, répondit M. Toots, je n’ai pas attendu une minute. J’ai pensé que vous étiez sorti. Mais la personne m’a dit… par parenthèse, capitaine Gills, vous n’avez pas de chien, n’est-ce pas ? »

Le capitaine secoua la tête.

« C’est justement ce que j’ai affirmé, dit M. Toots. Il y a un chien qui joue son rôle dans… Mais pardon, capitaine Gills, ça sort de notre traité. »

Le capitaine regarda si fixement M. Toots, qu’on eût dit que ses yeux avaient doublé de grosseur ; la sueur lui coulait du front à la pensée qu’il pourrait bien prendre fantaisie à Diogène de venir dans la salle à manger rompre le tête-à-tête.

« La personne me dit donc qu’elle avait entendu un chien aboyer dans la boutique, continua M. Toots ; mais je savais bien que cela ne pouvait pas être, et je le lui ai dit. Cependant elle l’affirmait comme si elle avait vu le chien.

— Mais qui donc, mon garçon ? demanda le capitaine.

— Ah ! voilà ! capitaine Gills, dit M. Toots dont les nerfs semblaient de plus en plus agacés. Ce n’est pas à moi de dire ce qui a pu arriver, ou ce qui n’est pas arrivé. Vraiment, je n’en sais rien. Je me trouve mêlé à tant de choses que je ne comprends pas, qu’il me semble que ma tête en est un peu… détraquée, ma foi ! je le crois. »

Le capitaine secoua la sienne en signe d’assentiment.

« Mais la personne me dit, pendant que nous nous éloignions ensemble, continua M. Toots, que vous saviez ce qui, dans la vie, pouvait arriver… il a appuyé fortement sur le mot pouvait… et que si on vous priait de vous préparer à quelque chose, vous vous y prépareriez, bien sûr.

— Mais qui, cette personne ? mon garçon, répéta le capitaine.

— Je n’en sais rien, vraiment, capitaine Gills, répondit M. Toots. Je n’en ai pas la moindre idée. En arrivant à la porte, je l’ai trouvée là. Ce monsieur m’a demandé si je reviendrais, je lui ai répondu que oui ; il m’a demandé si je vous connaissais, je lui ai répondu que oui, que j’avais le plaisir de vous connaître… que vous m’aviez accordé le plaisir de faire votre connaissance après quelque réflexion. Il m’a recommandé, puisque c’était comme cela, de vous dire ce que je viens de vous dire, sur la nécessité de se tenir préparé à ce qui peut arriver dans la vie, et, de vous demander, aussitôt que je vous verrais, d’aller jusqu’au coin, ne fut-ce qu’une minute, pour une affaire des plus importantes chez M. Brogley, l’huissier-priseur. Maintenant que je vous dise, capitaine Gills… je suis convaincu ; quoi que ce soit, que c’est très-important ; et si vous voulez y aller, j’attendrai ici que vous soyez revenu. »

Le capitaine, partagé entre la crainte de faire quelque tort à Florence en n’y allant pas, et le sentiment d’effroi que lui faisait éprouver l’idée de laisser M. Toots maître absolu de la maison, avec la chance de découvrir le mystère, était en proie à une agitation qui ne put échapper même à M. Toots. Mais le jeune homme, attribuant l’inaction de son ami à l’effet anticipé du rendez-vous mystérieux, n’en demanda pas plus long, se félicitant lui-même de sa discrétion par de gros éclats de rire.

À la fin, le capitaine, persuadé que de deux maux il faut choisir le moindre, résolut de courir chez Brogley, l’huissier priseur. Il commença par fermer la porte qui communiquait à la partie supérieure de la maison, et, mettant la clef dans sa poche, il dit à M. Toots, avec un peu d’hésitation et d’embarras :

« Si c’est comme ça, vous m’excusez, n’est-ce pas l’ami ?

— Comment donc, capitaine Gills ! répondit M. Toots, faites donc, faites donc ; ne vous gênez pas. »

Le capitaine le remercia cordialement, et après lui avoir promis de revenir en moins de cinq minutes il sortit pour aller trouver la personne qui avait chargé M. Toots de ce message équivoque. L’infortuné Toots, livré à lui-même, s’étendit sur le sofa, ne se doutant guère de la personne qui s’y était reposée la dernière ; puis, regardant le plafond, il s’abandonna à ses rêves en l’honneur de Mlle Dombey, oubliant à la fois toute notion de l’espace et du temps. Et il fit bien, car quoique le capitaine ne fût pas resté longtemps dehors, il resta pourtant plus longtemps qu’il n’avait cru. Quand il revint, il était pâle, très-ému : on aurait dit qu’il avait pleuré. Il semblait avoir perdu l’usage de la parole jusqu’au moment où il alla au buffet chercher un verre de rhum ; puis, poussant un profond soupir, il s’assit dans une chaise, la main devant la figure.

« Capitaine. Gills, dit M. Toots avec bonté, j’espère qu’il n’est pas arrivé de malheur.

— Merci, mon garçon, dit le capitaine ; non, au contraire.

— Vous avez l’air abattu, capitaine Gills, fit observer M. Toots.

— C’est que… mon garçon, parut avouer le capitaine, je suis désorienté, j’ai perdu la boussole.

— Puis-je faire quelque chose pour vous, capitaine Gills ? Si je le puis, usez de moi, sans façon. »

Le capitaine retira sa main de sa figure, le regarda avec un mélange de pitié et de tendresse, lui prit la main et la secoua vigoureusement.

« Non, merci, dit le capitaine, vous ne pouvez rien, mon garçon. Tout ce que je vous demanderai, c’est de me laisser tranquille pour le moment. Je crois vraiment, camarade, dit-il en lui serrant encore la main, qu’après Walter, mais dans un autre genre, vous êtes le meilleur garçon du monde.

— Ma parole d’honneur, capitaine Gills, répondit M. Toots en frappant la main du capitaine comme pour se préparer à la secouer à son tour, c’est un grand bonheur pour moi d’avoir votre estime. Je vous remercie.

— Allons ! bellement et bon courage, dit le capitaine en lui frappant sur l’épaule. Bah ! il y a plus d’une jolie fille sur la terre.

— Pas pour moi, répondit Toots gravement, pas pour moi, je vous assure ; l’état de mon cœur à l’égard de miss Dombey est indéfinissable : mon cœur est une île déserte, qu’elle habite seule. Je me mine de jour en jour et j’en suis fier. Si vous voyiez mes mollets quand j’ôte mes bottes, vous auriez l’idée de ce que peut produire un amour sans espoir. On m’a ordonné le quinquina, mais je n’en prends pas, car je n’ai nullement l’envie de me fortifier. J’aime mieux aller plus mal, mais tout ce que je vous dis là est une infraction à notre traité. Adieu, capitaine Gills. »

Le capitaine Cuttle répondit à l’adieu chaleureux de M. Toots, ferma la porte sur lui, et secouant la tête avec la même expression singulière de pitié et de tendresse, empreinte tout à l’heure dans son regard, il monta à l’étage supérieur pour voir si Florence n’avait pas besoin de lui.

Il se fit un changement complet sur la physionomie du capitaine Cuttle pendant qu’il monta. Il essuya ses yeux avec son mouchoir, puis il frotta son nez avec sa manche, comme il l’avait fait déjà le matin, mais ce n’était plus du tout la même figure. Tantôt on pouvait le croire au comble du bonheur, tantôt au contraire il avait l’air des plus affligés, mais la gravité qui se montrait dans ses traits leur était si peu familière et leur communiquait un changement tellement à leur avantage, qu’une préparation chimique n’aurait pas opéré une plus belle métamorphose.

Il frappa tout doucement avec son croc deux ou trois fois à la porte de Florence ; mais ne recevant pas de réponse, il se hasarda d’abord à jeter un coup d’œil dans l’intérieur et ensuite à entrer. Ce qui l’enhardit sans doute dans cette détermination, ce furent les amitiés que lui fit Diogène. Couché tout de son long par terre auprès du lit, il remua la queue et cligna des yeux à la vue du capitaine, sans avoir la moindre envie de se relever sur ses pattes.

Elle dormait profondément et gémissait dans son sommeil. Le capitaine, avec le plus profond respect pour sa jeunesse, sa beauté et son chagrin, lui souleva la tête, étendit soigneusement sur elle la capote qui la couvrait, ferma davantage les persiennes pour qu’elle pût reposer plus tranquillement ; puis, s’étant glissé sans bruit dehors, il reprit son poste sur l’escalier. Tout cela fut fait d’une main si discrète et d’un pas si léger que Florence elle-même n’eût pas mieux fait.

Dans ce monde, où les avis sont si différents, on pourra se demander pendant longtemps quelle est la preuve la plus grande de la bonté du Tout-Puissant. Est-ce d’avoir formé des doigts délicats, bien faits pour éveiller des sentiments de tendresse et de sympathie dans les êtres qu’ils touchent et pour calmer les souffrances et les peines ? ou bien est-ce d’avoir façonné une main rude, comme celle du capitaine, mais que le cœur instruit, guide et adoucit en un instant ?

Florence dormait dans son lit, oubliant qu’elle n’avait plus d’asile ni de père, et le capitaine Cuttle veillait sur l’escalier. Un sanglot, un gémissement plus fort qu’à l’ordinaire le ramenait d’un bond à sa porte ; mais, peu à peu, elle dormit plus tranquillement, et le capitaine put continuer de monter la faction sans être dérangé.

Chapitre XI. Le petit Aspirant de marine fait une découverte. §

Florence dormit longtemps : le jour parut, le jour se passa, le soleil était sur son déclin que, fatiguée de corps et d’esprit, elle dormait encore ; elle dormait sans penser au lit étrange sur lequel elle reposait, sans s’inquiéter du bruit, du tapage de la rue, sans voir le jour qui pénétrait à travers les persiennes. Mais le lourd sommeil où elle était plongée ne pouvait cependant lui faire oublier tout ce qui s’était passé dans cette demeure qui n’était plus la sienne. Des souvenirs confus et tristes venaient troubler son repos. En proie à une inquiétude continuelle produite comme par une douleur mal assoupie, Florence ne pouvait goûter un sommeil paisible : sa joue pâle était plus souvent mouillée de larmes que ne l’aurait voulu le brave capitaine, qui de temps en temps passait la tête tout doucement, tout doucement par la porte entre-bâillée… pour la voir.

Le soleil baissait à l’horizon, au milieu d’un nuage rougeâtre ; ses rayons pénétraient à travers les arceaux et les figures architecturales des églises de la ville. On eût dit des flèches d’or qui les traversaient de part en part puis rasant le fleuve et le rivage uni, ils formaient comme un sentier de feu et au loin, sur la mer, ils enveloppaient les voiles des navires d’une brillante auréole ; vu du haut d’une colline et du milieu des cimetière paisibles, le soleil, dans sa gloire, plongeait les lointains paysages dans des flots de lumière qui semblaient confondre le ciel et la terre dans une éblouissante apothéose. Florence, en ouvrant ses yeux gonflés de sommeil, resta d’abord quelques instants à regarder avec insouciance et sans la reconnaître la chambre où elle se trouvait ; puis elle écouta d’un air tout aussi distrait le bruit de la rue ; mais bientôt elle se dressa sur son lit, promena ses regards étonnés tout autour d’elle et se rappela tout.

« Ma mignonne, dit le capitaine en frappant à la porte comment va ?

— Cher ami, s’écria Florence en courant à lui, est-ce vous ? »

Le capitaine fut si fier d’être ainsi appelé, si heureux du bonheur qui sembla se refléter sur le visage de Florence à sa vue, qu’il lui envoya un baiser par l’intermédiaire de son croc, muet interprète de ses sentiments pour elle.

« Comment va, mon joli bijou ? dit le capitaine.

— J’ai dormi sans doute bien longtemps ? répondit Florence. Quand suis-je arrivée ici ? hier ?

— Aujourd’hui même, ma charmante, en ce bienheureux jour, répondit le capitaine.

— N’ai-je pas passé une nuit ici ? Est-ce qu’il fait encore jour ? demanda Florence.

— Voilà la nuit qui vient, ma mignonne, voyez ! » dit le capitaine, et il écarta le rideau de la croisée.

Florence et le capitaine restèrent un moment sans dire un mot, éclairés tous deux par les derniers rayons du jour : Florence, triste et craintive, s’appuyait sur le bras du capitaine ; le capitaine, de son côté, avec ses traits rudes et sa figure hâlée, fier de sa protégée, se tenait auprès d’elle à la lueur rosée du ciel ; les formes de langage qu’il aurait pu employer pour peindre ce qu’il ressentait, eussent été peut-être assez étranges s’il avait eu à exprimer ses sentiments ; mais, son cœur lui disait aussi éloquemment que possible que, dans le calme du soir et dans la magnificence du soleil couchant, il y avait quelque chose qui devait faire déborder le cœur de Florence, et qu’il valait mieux la laisser pleurer à son aise. Il ne prononça donc pas une parole. Mais, quand il sentit le bras de la jeune fille se serrer contre le sien, qu’il sentit la tête de l’enfant abandonnée se rapprocher de lui et s’appuyer sur la grossière étoffe de son habit, il serra ce bras dans sa rude main ; il la comprit et elle le comprit aussi.

« Cela va mieux maintenant, ma mignonne dit le capitaine. Allons ! gaiement, gaiement. Je vais descendre préparer quelque chose pour le dîner. Descendrez-vous toute seule après mignonne ? ou faudra-t-il qu’Édouard Cuttle vienne vous chercher ? »

Florence l’assura qu’elle était tout à fait en état de descendre l’escalier, et le capitaine, se demandant avec inquiétude s’il observait bien en cela les lois de l’hospitalité, la laissa libre cependant, descendit aussitôt et se mit en devoir de faire rôtir un poulet devant le feu de la petite salle à manger. Pour être plus à même de mener à bien ses fonctions culinaires, il ôta son habit, retroussa ses manches, mit sur sa tête son chapeau de toile cirée sans lequel il était incapable de se tirer jamais avec succès d’une difficulté.

Après avoir calmé sa tête malade et rafraîchi sa figure brûlante dans l’eau que le capitaine avait eu soin de lui apporter pendant son sommeil, Florence se mit devant la glace pour rattacher ses cheveux flottants. Puis elle s’aperçut que sa poitrine portait la noire empreinte d’un coup porté par une main courroucée, mais elle en détourna les yeux immédiatement.

À cette vue, ses larmes coulèrent en abondance ; elle ressentit de la honte et de l’effroi, mais aucune colère contre lui. Quoique sans asile et sans père désormais, elle lui pardonnait tout. Il ne lui vint pas à l’idée qu’elle eût quelque chose à pardonner à son père et ne s’avouait pas qu’elle lui pardonnait ; mais elle fuyait son image et son souvenir, comme elle s’était enfuie loin de la réalité ; pour elle il était perdu sans retour ; pour elle, cet être qu’on appelle un père n’existait plus dans le monde.

Que faire ? où demeurer ? Florence, la pauvre jeune fille sans expérience ne le savait guère. Dans ses rêves vagues et confus, elle se figurait trouver bien loin, bien loin, plusieurs petites sœurs qu’elle instruirait, plusieurs petites sœurs qui seraient bonnes pour elle et auxquelles elle s’attacherait sous un nom supposé : elle se figurait déjà les voir grandir au milieu d’une heureuse famille, se marier, se montrer pleines de bonté pour leur vieille gouvernante, et lui confier plus tard l’éducation de leurs propres filles. Elle pensait ensuite au sort bizarre et triste, qui la condamnerait, vieille et fille, avec ses cheveux blancs, à emporter son secret dans la tombe, lorsque Florence Dombey serait déjà depuis longtemps oubliée. Mais elle ne voyait encore tout cela qu’à travers d’épais nuages. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’elle n’avait pas de père sur la terre ; et elle se le répétait souvent dans le secret de son cœur, cachée à tous les regards, excepté à ceux du Père qu’elle avait dans le ciel.

Sa petite fortune ne se montait guère qu’à quelques louis d’or. Il fallait avec une partie de cet argent acheter des vêtements, car elle n’avait que ceux qu’elle portait sur elle en ce moment. Elle était trop désolée pour songer que cet argent serait bientôt parti ; eût-elle eu moins de chagrin, elle était encore trop innocente dans les affaires du monde pour s’en inquiéter. Elle essaya de calmer sa pauvre tête et de sécher ses larmes : elle fit tous ses efforts pour apaiser la fièvre à laquelle elle était en proie, et pour se convaincre que tous ces événements venaient bien de se passer quelques heures auparavant seulement, quoique, pour elle, il semblât déjà y avoir des semaines et des mois. Enfin elle descendit retrouver son bon protecteur.

Le capitaine avait mis la nappe avec un grand soin : il était occupé à faire, dans la casserole, une sauce aux œufs : de temps en temps, il arrosait la pièce de volaille qui tournait et rôtissait au feu de la cheminée, au bout d’une ficelle. Il eut la précaution d’entourer Florence de coussins sur le sofa, déjà placé dans un petit coin bien chaud, pour qu’elle fût à son aise ; puis continuant sa besogne avec une habileté extraordinaire, il fit chauffer du jus de viande dans une autre petite casserole, mit bouillir une poignée de pommes de terre dans une troisième, sans oublier de donner un coup d’œil à la sauce aux œufs et de surveiller le poulet, arrosant l’un, tournant les autres avec une impartialité sans égale à l’aide de son unique et précieuse cuiller, et ne se reposant jamais.

Ce n’est pas tout : le capitaine avait encore à guetter une petite poêle dans laquelle des saucisses frémissaient d’une façon toute musicale ; jamais on ne vit de cuisinier plus radieux dans son coup de feu : on ne saurait dire qui était le plus luisant de son chapeau de toile cirée ou de sa joyeuse figure.

Le dîner étant enfin tout à fait prêt, le capitaine Cuttle dressa les mets sur les plats et les servit avec une dextérité aussi remarquable que celle qu’il avait mise à les faire cuire. Il s’habilla pour se mettre à table : sa toilette consista à ôter son chapeau de toile cirée et à passer son habit. Cela fait, il roula la table tout près de Florence assise sur le sofa, dit le benedicite, dévissa son croc, vissa à la place une fourchette et fit les honneurs du festin.

« Allons gaiement, ma charmante, dit le capitaine, essayez de manger un morceau. Tenez bon ! ma chère. Voici une aile bien tendre ! voilà de la sauce, une saucisse, une pomme de terre. » Et ce disant, le capitaine arrangea avec symétrie sur une assiette chacun des mets annoncés. Puis versant sur le tout du jus bien chaud avec la précieuse cuiller, il plaça l’assiette assortie devant sa jeune invitée.

« Tous mes volets sont mis, ma charmante, dit le capitaine d’un ton d’encouragement, et nous voilà à notre aise. Allons ! essayez de manger un peu, ma mignonne. Si Walter était ici…

— Ah ! si je l’avais pour frère maintenant s’écria Florence.

— Allons ! ne vous désolez pas, ma mignonne, dit le capitaine. Tenez bon ! pour me faire plaisir. C’était naturellement votre ami, n’est-ce pas, votre ami du cœur ? »

Florence ne trouvait pas de parole pour lui répondre ; elle ne put que s’écrier : « Oh ! cher, cher Paul ! Ô Walter ! »

— Le parquet même, murmura le capitaine contemplant la tête penchée de Florence, oui, le parquet même sur lequel elle avait posé le pied était aussi précieux pour Walter que le ruisseau pour le cerf, qui jamais ne s’en désaltère ! Je le vois encore le jour où son nom fut inscrit sur les registres de la maison Dombey. Je le vois encore parler d’elle en rougissant de modestie ; c’était comme un bouton de rose fraîchement éclos à table. Eh bien ! eh bien ! ma charmante, si notre pauvre Walter était ici ou qu’il pût y être… Mais il est noyé, n’est-ce pas ? »

Florence fit un signe de tête.

« Oui, oui, noyé, dit le capitaine avec douceur. Mais, comme je vous le disais, s’il pouvait être ici, il vous prierait, vous supplierait, ma toute belle, de manger un peu et de songer à votre chère petite santé. Ainsi donc, courage ! ma charmante. Ne vous laissez pas aller à la dérive, par amour pour Walter, et tournez votre gentille petite tête au vent. »

Florence s’efforça de manger une bouchée pour faire plaisir au capitaine. Celui-ci cependant, qui semblait avoir oublié son dîner, posa sur la table son couteau et sa fourchette et approcha sa chaise du sofa.

« Walter était un fameux gaillard, n’est-ce pas, ma toute belle ? dit le capitaine, après s’être frotté pendant quelque temps le menton en silence, les yeux fixés sur elle ; c’était un bon et brave garçon ? »

Florence ne put répondre que par ses larmes.

« Et il est noyé ? ma reine, n’est-ce pas ? » dit le capitaine d’une voix douce.

Florence dit encore oui, de la tête.

« Il était plus âgé que vous, ma charmante, poursuivit le capitaine, mais, c’est égal, vous étiez comme deux enfants ensemble, n’est-ce pas ? »

Florence répondit encore oui.

« Et, Walter est noyé, dit le capitaine, n’est-ce pas ? »

Cette question répétée sans cesse était un singulier moyen de consolation, mais il faut croire que c’en était un pour le capitaine Cuttle, car il y revenait sans cesse.

Florence, ne pouvant pas manger, repoussa son assiette et se coucha sur le sofa. Elle lui tendit la main, car elle voyait bien qu’elle lui faisait de la peine, et elle eût au contraire sincèrement souhaité de lui être agréable après tous les tourments qu’elle lui avait causés. Mais il garda dans sa main cette petite main qui le serrait, et, semblant avoir oublié lui-même son dîner et son appétit, il continua à murmurer de temps en temps avec un grognement sympathique : « Pauvre Walter hélas ! hélas ! il est noyé, n’est-ce pas ? » Et il attendait toujours sa réponse, à laquelle il semblait attacher la plus grande importance.

La volaille et les saucisses étaient froides, le jus et la sauce aux œufs étaient figés, quand le capitaine se rappela ces mets délicieux et tomba dessus, aidé de Diogène. À eux deux ils eurent bientôt fini. Quelles furent la joie et la surprise du capitaine Cuttle, en voyant Florence faire la petite ménagère, l’aider à desservir la table, à balayer la salle à manger, à nettoyer la cheminée ! Mais avec quelle vivacité, lui aussi, il refusa d’abord son aide ! À la fin, cependant, il était tellement saisi d’admiration qu’il lui fut impossible de rien faire et qu’il resta à la regarder, comme si elle eût été une fée, remplissant pour lui l’office de ménagère. La raie rouge de son front en brillait de bonheur.

Mais quand Florence, décrochant la pipe de la cheminée, la lui mit dans la main, en le priant de la fumer, le capitaine fut si troublé par cette attention délicate, qu’il tint cette pipe honorée comme s’il n’en avait jamais tenu de sa vie. Puis lorsque Florence, regardant dans le buffet, en tira un petit flacon et lui eut préparé un grog délicieux, sans qu’il l’eût demandé ; en voyant le verre à côté de lui, son nez rugueux pâlit de l’honneur qui lui était fait ! Quand il eut bourré sa pipe, en proie à une satisfaction rêveuse, Florence la lui alluma avant que le capitaine eût eu le temps de s’y opposer ou de la prévenir. La jeune fille reprit alors sa place sur le sofa et le regarda avec un sourire de tendresse et de reconnaissance ; un sourire qui lui montrait si bien que son cœur abandonné se tournait vers lui dans sa douleur aussi bien que son visage, que la fumée de la pipe lui entra dans la gorge en le faisant tousser, et pénétra dans ses yeux qu’elle aveugla en le faisant pleurer.

Il était vraiment curieux de le voir chercher à faire croire que la cause de sa toux et de ses larmes était cachée dans le fond de sa pipe. Il regarda dans le fourneau, et, n’y trouvant rien, il se mit à souffler dans le tuyau. Quand la pipe se remit à marcher, il tomba dans l’état de béatitude particulier aux bons fumeurs, mais il resta les yeux fixés sur Florence, avec un calme heureux impossible à décrire. De temps en temps, il s’arrêtait pour laisser échapper un nuage de fumée de ses lèvres par petites bouffées : on eût dit une devise enroulée sortant de sa bouche et portant écrits ces mots en légende : « Le pauvre Walter, hélas ! hélas ! il est noyé, n’est-ce pas ? » Après quoi, il se remettait à fumer avec un bonheur infini.

Les deux pendants ne se ressemblaient guère. Pouvait-il y avoir un contraste plus frappant que la beauté et la jeunesse de Florence à côté de la figure rugueuse du capitaine Cuttle, à la grosse voix, à la large carrure, et aux robustes épaules qui avaient résisté à plus d’une tempête ? Et cependant, malgré ces différences extérieures, ils se ressemblaient par leur naïve ignorance du monde, de ses troubles et de ses dangers. Pas un enfant ne pouvait égaler le capitaine Cuttle dans son inexpérience de toute autre chose que le vent et le temps : ni en naïveté, en confiance, en fidélité généreuse. La foi, l’espérance et la charité se partageaient son être tout entier. Avec elles pourtant, se glissait dans son cœur quelque chose de romanesque. L’imagination n’en faisait pas les frais ; c’était un sentiment romanesque étranger aux habitudes du monde réel, à toute considération de prudence ou d’application pratique, le romanesque enfin des cœurs simples et bons.

Ainsi, pendant que le capitaine fumait et regardait Florence, Dieu sait quels rêves impossibles, dont elle était le principal objet, se présentaient à son esprit. Bien que les pensées de la vie qui s’ouvrait devant elle fussent vagues et incertaines aussi, mais bien moins ambitieuses, ses larmes décomposaient le rayon de lumière qu’elle regardait et déjà à travers son chagrin elle voyait à l’horizon lointain briller l’arc-en-ciel. La princesse errante du conte de la Belle et la Bête, et son aimable monstre, assis au coin du feu, et faisant ensemble la conversation, comme le capitaine Cuttle et la pauvre Florence, n’auraient pas été trop mal représentés par ce touchant tête-à-tête.

Le capitaine n’était nullement troublé de l’idée qu’il pût y avoir la moindre difficulté pour lui à garder Florence : la responsabilité ne l’inquiétait pas. Une fois les volets posés et la porte fermée, il était dans une sécurité parfaite. Eût-il été son tuteur, devant la loi il n’aurait pas été plus tranquille. C’était bien l’homme du monde le moins capable de se mettre martel en tête pour des considérations de ce genre.

Il fuma donc sa pipe tout tranquillement et Florence et lui se mirent à rêver chacun de leur côté. Quand la pipe fut à bout, on prit le thé, puis Florence pria le capitaine de l’accompagner dans quelque boutique du voisinage où elle pût acheter certains objets de toilette indispensables. Comme il faisait presque nuit, le capitaine y consentit ; mais il commença d’abord par regarder soigneusement dans la rue comme il avait l’habitude de le faire, du temps où il se cachait de Mme Mac-Stinger. Il s’arma ensuite de son gros bâton, pour être sur la défensive, dans le cas où quelque circonstance imprévue le forcerait à prendre les armes.

Il fallait le voir se redresser en donnant le bras à Florence pour la conduire à deux ou trois cents pas de là. Il avait toujours l’œil au guet, et les mille précautions dont il entourait sa compagne ne servaient qu’à attirer les regards de tous les passants. Arrivé à la boutique, il pensa qu’il était de sa délicatesse de se retirer pendant que Florence ferait ses emplettes ; mais auparavant il déposa sur le comptoir sa petite boîte de fer-blanc en prévenant la caissière qu’elle contenait trois cent cinquante francs quinze centimes.

« Dans le cas, ajouta-t-il, où cette somme serait insuffisante pour les emplettes de ma jeune nièce (à ce mot nièce il lança à Florence un regard significatif, accompagné de gestes pleins de malice et de mystère), je vous prierai de me faire seulement pst, pst, et je payerai la différence de ma poche. » Sur quoi il tira de sa poche comme par hasard sa grosse montre, qui ne pouvait manquer de donner à la maison la plus haute idée de sa position de fortune, et, envoyant avec son croc un baiser à sa nièce, il sortit de la boutique et resta à la porte, où il était bon à voir, avec sa grosse figure, regardant de temps en temps au milieu des soieries et des rubans, d’un air d’inquiétude, si Florence n’aurait pas été enlevée par une porte de derrière.

« Mon cher capitaine Cuttle, dit-elle en sortant avec un paquet dont la dimension exiguë désappointa vivement le capitaine, car il avait espéré la voir sortir suivie d’un commissionnaire chargé de ballots, je n’ai nullement besoin de cet argent. Je n’en ai rien dépensé, j’en ai à moi.

— Ma charmante, répondit le capitaine tout décontenancé et regardant droit devant lui, voulez-vous bien le garder pour moi jusqu’à ce que je vous le demande ? cela me fera plaisir.

— Puis-je le remettre à sa place et l’y laisser ? » demanda Florence.

Le capitaine, peu satisfait de cette proposition, répondit cependant :

« Oui, oui, ma charmante, mettez-le où il vous plaira pourvu que vous sachiez où le retrouver. Je n’en ai pas besoin, moi, et je m’étonne de ne pas l’avoir encore jeté au tas d’ordures. »

Le pauvre capitaine était pour le moment fort découragé, mais aussitôt qu’il sentit le bras de Florence, il sembla renaître et ils revinrent tous deux à la maison, en prenant toujours les mêmes précautions. Il ouvrit la porte de l’asile du petit Aspirant de marine, et s’insinua dans la boutique avec une prestesse qu’une longue expérience seule avait pu lui donner. Le matin, pendant le sommeil de Florence, il avait arrêté la fille d’une dame âgée, marchande de volaille, qui stationnait ordinairement au marché de Leadenhall sous un parapluie bleu : cette jeune fille devait venir faire la chambre de Florence et se mettre à sa disposition pour tous les petits services dont elle pourrait avoir besoin ; dès la première visite de cette demoiselle d’honneur, Florence trouva tout aussi bien rangé, aussi en ordre, sinon aussi élégant que dans ce palais de ses tristes souvenirs, ou plutôt de ses songes terribles, qu’elle avait autrefois appelé son logis.

Lorsqu’ils se retrouvèrent seuls, le capitaine insista encore auprès d’elle pour lui faire accepter une rôtie avec un verre de vin chaud (il faisait le vin chaud dans la perfection) ; puis, l’encourageant par de bonnes paroles et par les citations les plus incohérentes qu’il pût imaginer ; il la conduisit en haut dans sa chambre à coucher. Mais lui aussi avait quelque chose sur le cœur ; on voyait bien dans ses manières qu’il n’était pas à son aise.

« Bonne, nuit, mon petit ange, » lui dit-il, quand il fut à la porte de la chambre.

Florence leva la tête pour l’embrasser.

En toute autre circonstance, le capitaine aurait été terrassé de surprise par un semblable témoignage d’affection et de reconnaissance ; mais, en ce moment, tout sensible qu’il était à l’attention de Florence, il la regarda d’un air encore plus embarrassé qu’il ne l’avait fait jusqu’à présent, et parut la quitter à regret.

« Pauvre Walter ! dit le capitaine.

— Pauvre Walter, pauvre garçon ! soupira Florence.

— Noyé ? n’est-ce pas ? » fit le capitaine.

Florence secoua la tête et soupira.

« Bonne nuit, ma charmante ! dit le capitaine Cuttle en lui tendant la main.

— Dieu soit avec vous, mon bon et bien cher ami ! »

Mais le capitaine ne s’en allait toujours pas.

« Y a-t-il quelque chose de nouveau, cher capitaine Cuttle ? dit Florence, facile à alarmer dans l’état d’esprit où elle se trouvait. Avez-vous quelque chose à me dire ?

— À vous dire, ma charmante ? répliqua le capitaine qui rougit en la regardant. Non, non, que voulez-vous que j’aie de nouveau à vous dire, ma chérie ? Vous n’espérez pas que je vous dise quelque chose de bon certainement ?

— Oh ! non, » dit Florence secouant la tête.

Le capitaine la regarda fixement et répéta « non… » Mais il ne s’en allait toujours pas, et il montrait toujours le même embarras.

« Pauvre Walter, dit le capitaine, mon Walter, comme je vous appelais toujours ! Ô neveu du vieux Sol Gills ! aussi agréable à voir pour tous ceux qui vous connaissaient que les jolies fleurs du mois de mai ! Qu’êtes-vous devenu, mon brave garçon ? Noyé, n’est-ce pas ? »

Lorsque le capitaine eut terminé sa prosopopée par ces mots : noyé, n’est-ce pas ? il lui souhaita le bonsoir et descendit, pendant que Florence l’éclairait du haut de l’escalier. Il avait déjà disparu dans l’obscurité, le bruit de ses pas qui s’éloignaient, semblait indiquer qu’il entrait dans la salle à manger, lorsque tout à coup sa tête et ses épaules reparurent dans l’escalier. Il n’avait d’autre motif que de répéter sans doute encore une fois : Noyé, n’est-ce pas, ma mignonne ? Car, lorsqu’il eut prononcé ces mots d’un ton de voix plaintif, il disparut pour tout de bon.

Florence était attristée de voir qu’en venant chercher un asile dans cette maison elle avait sans le savoir, mais bien naturellement, réveillé le souvenir cuisant de Walter dans le cœur de son protecteur. S’asseyant devant la petite table où le capitaine avait placé le télescope, le chansonnier et toutes les autres curiosités, elle se mit à penser à Walter, à tout ce qui pouvait lui rappeler sa mémoire, tristes souvenirs qui lui faisaient souhaiter aussi d’être à son tour étendue sur son lit de douleur pour y mourir. Mais en abandonnant ses pensées lugubres au regret des morts qu’elle avait aimés, jamais elle ne songea à ce logis paternel qu’elle avait quitté, bien moins encore à la possibilité d’y retourner un jour : cette maison n’existait plus pour elle : elle n’abritait plus pour elle un père… Un père ! comment en aurait-elle pu conserver encore la pensée ? N’était-ce pas là qu’elle avait vu consommer le meurtre ? N’était-ce pas là, que dans les derniers efforts de sa tendresse méconnue pour lui porter des consolations, il s’était lui-même, d’une main dénaturée, arraché du cœur de sa fille, qu’il s’était frappé d’un coup mortel ?

À cette pensée effrayante, elle se couvrit les yeux et recula d’horreur devant le souvenir de cette action barbare, et de la main cruelle qui l’avait accomplie. Si son cœur passionné avait pu conserver l’image du coupable, après une pareille scène, il se serait brisé de douleur ; mais, heureusement, il l’avait oublié. Le vide complet s’était fait dans son âme : un effroi salutaire lui faisait redouter et fuir les moindres circonstances qui pouvaient raviver sa peine. Effroi pieux et saint, qui prenait sa source dans les profondeurs d’un ardent amour si cruellement éprouvé !

Elle n’osait pas se regarder dans la glace : la marque noire qu’elle portait au sein lui faisait peur ; il lui semblait qu’elle portait là une marque maudite. Elle la recouvrit bien vite, d’une main tremblante, au milieu de l’obscurité, et pencha la tête pour pleurer.

Le capitaine ne se coucha pas de bonne heure : il se promena à droite et à gauche dans la boutique et dans la petite salle à manger, pendant une heure entière ; puis, comme s’il eût calmé ses esprits par cet exercice, il s’assit d’un air grave et pensif et lut, dans son livre de messe, les prières que l’on dit à bord. Cela n’allait pas tout seul, car le bon capitaine n’était pas un lecteur bien prompt et bien habile, et souvent avec sa grosse voix, il s’arrêtait tout court devant un mot difficile, et perdait du temps à s’adresser à lui-même des encouragements : « Allons, mon garçon, courage ! » disait-il, ou bien : « Droit, Édouard Cuttle ; droit ; » moyen infaillible pour le tirer d’embarras. De plus, ses lunettes gênaient autant sa vue qu’elles l’aidaient peut-être. Malgré tous ces inconvénients, le capitaine lut résolûment le service jusqu’à la dernière ligne avec une foi sincère. Quand il eut fini, il trouva qu’il y avait réellement du bon là dedans, et se retira sous le comptoir, le cœur léger et content, mais non sans avoir, au préalable, remonté l’escalier pour écouter à la porte de Florence.

Il se leva plusieurs fois pendant la nuit pour s’assurer que sa pupille reposait tranquillement. Une fois, au point du jour, il s’aperçut qu’elle était éveillée ; car, en entendant des pas près de sa porte, elle demanda si c’était lui qui était là.

« Oui, ma charmante, répondit le capitaine, dont la grosse voix fit tout ce qu’elle put pour parler bas. Allez-vous tout à fait bien, mon bijou ?

— Oui, » lui dit Florence, en le remerciant.

Le capitaine ne pouvait laisser échapper une occasion aussi favorable. Il appliqua sa bouche au trou de la serrure et se mit à souffler par là, comme un vent furieux : Pauvre Walter ! il est noyé, n’est-ce pas ? Sur quoi, il se retira, et, rentrant dans sa chambre, il dormit jusqu’à sept heures.

Il conserva, ce jour-là, le même air de gêne et d’embarras. Florence, cependant, occupée à des travaux d’aiguille dans la petite salle à manger, était plus calme et plus tranquille que la veille. Chaque fois qu’elle levait les yeux de dessus son ouvrage, elle remarquait que le capitaine la regardait attentivement, en se frottant le menton d’un air pensif. Il lui arriva même bien des fois d’amarrer son fauteuil tout près d’elle, comme s’il allait lui dire quelque chose de tout à fait confidentiel, et puis de chasser bien loin sur son ancre, comme s’il ne savait par où commencer ; de sorte que, pendant toute la journée, il ne fit que croiser dans les parages de la petite salle à manger, sur ce frêle esquif prêt à chavirer contre les lambris, ou contre la porte du cabinet, comme un navire en détresse.

Enfin, au coucher du soleil, le capitaine jeta l’ancre solidement à côté de Florence, et se mit à causer d’une manière suivie. Mais, quand la flamme du foyer se refléta sur les murs et sur le plafond de la petite salle à manger, sur le plateau à thé, les tasses et les soucoupes, rangées sur la table, quand elle se refléta sur le doux visage, tourné vers le feu qui brillait au milieu des larmes dont s’emplissaient ses yeux, le capitaine rompit ainsi le silence :

« Vous n’avez jamais voyagé sur mer, ma mignonne ?

— Non, répondit Florence.

— Ah ! dit le capitaine, d’un ton respectueux, c’est un élément bien imposant : il se passe des prodiges sur la mer, ma charmante ! Songez un peu aux vents qui y grondent, aux vagues qui mugissent. Songez un peu à ces nuits orageuses, si sombres, dit le capitaine en levant son croc d’un geste solennel, que l’on ne peut voir sa main droite devant soi, sinon à la lueur des éclairs ! Songez un peu aux tempêtes qui vous emportent, vous emportent à travers les trombes et les ténèbres, comme si vous étiez entraîné tête baissée jusqu’au bout du monde, sans repos… ainsi soit-il ! Retenez ça ; quand vous aurez trouvé celle-là, prenez-en note. C’est dans ces moments-là, ma belle, qu’un homme peut dire à son camarade (après avoir feuilleté la Bible auparavant) « un rude nord-ouest, Guillot, écoutez, ne l’entendez-vous pas gronder ? Dieu leur soit en aide ! que je plains tous les malheureux qui sont à la côte ! » Cette citation, applicable surtout aux terreurs éprouvées sur l’océan, le capitaine la prononça du ton le plus expressif et termina par un sonore : « Allons ! tenez bon : solide au poste.

— Est-ce que vous vous êtes jamais trouvé au milieu d’une de ces terribles tempêtes ? demanda Florence.

— Oh ! certes ! ma charmante, j’ai eu ma part des gros temps, dit le capitaine en essuyant son front avec agitation, et je sais un peu ce que c’est que d’être ballotté par les flots ; mais… mais ce n’est pas de moi que je veux parler. Notre cher Walter, mignonne, vous savez… et il se rapprocha d’elle, celui qui s’est noyé. »

La voix du capitaine était si tremblante, son visage si pâle, ses traits si bouleversés, que Florence, tout effrayée, lui saisit la main.

— Votre figure n’est plus la même, s’écria Florence. Vous avez pâli tout à coup. Qu’y a-t-il, cher capitaine Cuttle ? mon sang se glace en vous voyant dans cet état !

— Quoi donc, ma charmante ? reprit le capitaine en la soutenant de son bras. Allons ! ne chavirez pas. Non, non ! tout va bien, tout va très-bien, ma chérie. Comme j’étais en train de vous le dire, Walter… eh bien ! eh bien ! il est noyé, n’est-ce pas ? »

Florence le regarda attentivement ; elle changea de couleur ; elle posa la main sur son cœur.

« Il y a des risques et des périls sur la mer, ma belle enfant, dit le capitaine ; les vagues se sont bien souvent refermées sur plus d’un brave navire, sur plus d’un brave cœur, sans avoir jamais dit leur dernier mot ; mais on en réchappe pourtant aussi de la mer, et quelquefois on a pu voir un homme, mais un sur cent, ma mignonne, se sauver par la miséricorde de Dieu, et revenir dans sa famille, après avoir été compté parmi les morts, rapporter la nouvelle que tout le monde avait péri. Je sais une histoire, Délices du cœur, balbutia le capitaine, une histoire de ce genre qu’on m’a racontée une fois ; mais, puisque nous en sommes sur ce sujet, et que nous voilà assis là ensemble auprès du feu, peut-être vous plairait-il de me l’entendre raconter. Voulez-vous, mignonne ? »

Florence, dans une agitation qu’elle ne pouvait ni maîtriser ni comprendre, suivit machinalement le regard du capitaine, qui se dirigeait derrière elle dans la boutique où brûlait une lampe. Au moment où elle tourna la tête, le capitaine se leva vivement et mit sa main devant les yeux de la jeune fille.

« Il n’y a rien par là, ma belle, dit le capitaine ; on ne regarde pas de ce côté.

— Pourquoi pas ? » demanda Florence.

Le capitaine prétendit que ce côté-là était trop triste et que c’était plus gai de regarder le feu. Puis il poussa la porte qui était restée ouverte jusque-là, et reprit sa place. Florence le suivait des yeux et le regardait fixement.

« Dans mon histoire, il s’agissait d’un vaisseau, ma charmante, commença le capitaine, qui fit voile du port de Londres par un bon vent et un beau temps, il était frété pour… Allons ! ne vous laissez donc pas aller à la dérive ! il était frété pour l’étranger, là ! mignonne. »

L’expression du visage de Florence alarma le capitaine, qui lui-même avait le teint rouge et animé et trahissait une agitation qui valait bien celle de Florence.

« Continuerai-je, ma belle ? dit le capitaine.

— Oh ! oui, je vous en prie, » s’écria Florence.

Le capitaine fit effort comme pour expectorer quelque chose qui embarrassait son gosier et continua d’un ton saccadé :

« Il arriva que ce malheureux navire fut pris en mer d’un si gros temps qu’on n’en a jamais vu de pareil en vingt ans, ma chère. C’étaient des ouragans, sur les côtes, capables de déraciner des forêts et de renverser des villes, et c’étaient des tempêtes sur la mer, dans ces latitudes, que le vaisseau le mieux équipé n’aurait pu supporter. Pendant plusieurs jours, le malheureux navire lutta avec courage, m’a-t-on dit ; il fit son devoir en brave, ma mignonne. Mais d’un seul coup de vent les parois furent enfoncées, les mâts et le gouvernail emportés, les meilleurs matelots balayés par les flots, et le navire livré à la merci des vents qui soufflaient de plus en plus fort, tandis que les vagues passaient par-dessus, l’enfonçaient dans les eaux et, arrivant à tous moments sur lui en mugissant, le broyèrent comme une coquille. Chaque petite tache noire que l’on voyait sur ces montagnes d’eau en fureur était un débris du navire ou le corps d’un naufragé. Pauvre navire ! il fut mis en pièces, ma belle, et le gazon ne recouvrira jamais les tombes de ses passagers.

— Tous ne furent pas perdus, s’écria Florence. Il y en eut de sauvés. Il y en eut un au moins !

— À bord de ce malheureux vaisseau, dit le capitaine en se levant de son siége et en agitant son bras avec exaltation, était un garçon, un brave garçon, à ce que l’on m’a dit. Il avait aimé, quand il était enfant, à lire des actes de dévouement dans les naufrages, et il en parlait sans cesse. Je l’ai entendu. Je l’ai entendu… Et il s’en souvint, à l’heure du danger, car pendant que les cœurs les plus fermes et les mieux trempés étaient abattus, lui, il restait solide et gai. Ce n’était pas faute d’avoir en terre ferme des objets de tendre affection, dont le souvenir aurait pu faire défaillir ses forces ; mais non, il était brave de nature comme un lion. Je le connaissais. J’avais bien vu cela sur son visage, quand il n’était qu’un enfant. Oui, bien des fois et quand je ne pensais qu’à sa bonne mine. Dieu le garde !

— Et fut-il sauvé, s’écria Florence, fut-il sauvé ?

— Ce brave garçon, fit le capitaine, regardez-moi, mignonne, ne regardez pas autour de vous. »

Florence eut à peine la force de redire : Pourquoi pas ?

« Parce qu’il n’y a rien là ma chère, dit le capitaine ; ne vous laissez pas aller à la dérive, charmante enfant ! non, pour l’amour de Walter, qui nous était cher à tous ! Ce brave garçon, dit le capitaine, après avoir travaillé avec les plus courageux, avoir réconforté les faibles, sans se plaindre, sans avoir peur, ranimant le courage de tous côtés, au point qu’on le regardait comme un amiral… ce garçon, ce brave garçon, le second et un matelot avec lui furent les seules créatures vivantes qui échappèrent au naufrage, liés à un débris du navire et ballottés par la mer furieuse. Oui, seuls parmi tant d’hommes qui montaient le vaisseau ?

— Furent-ils sauvés ? s’écria Florence.

— Pendant bien des jours et bien des nuits, ils allèrent ainsi sur la mer sans fin, dit le capitaine, jusqu’à ce que… non, ne regardez pas de ce côté, mignonne ! jusqu’à ce qu’enfin un navire avança sur eux et les prit à bord, par la grâce de Dieu, deux vivant encore, l’autre mort !

— Qui était mort ? s’écria Florence.

— Ce n’était pas le brave garçon dont je parle, dit le capitaine.

— Oh ! merci merci !

— Ainsi soit-il répondit le capitaine vivement. Ne vous laissez pas aller à la dérive ! Encore un instant, ma charmante. Allons ! du courage ! À bord de ce navire, ils traversèrent toute la carte, ma chère, car il n’y avait pas moyen d’aborder nulle part, et, dans ce voyage, le matelot qu’on avait sauvé avec lui mourut ; mais lui fut épargné et… »

Le capitaine, sans savoir ce qu’il faisait, avait coupé une tartine de pain et l’avait mise à son croc qui lui servait habituellement de rôtissoire. Il la tenait en ce moment devant le feu, et, regardant derrière lui Florence avec une vive émotion, il laissa le pain brûler, et prendre feu comme une allumette.

« Il fut épargné, répéta Florence, et… ?

— Et il est revenu dans sa terre natale, porté sur ce débris de navire, dit le capitaine, regardant toujours dans la même direction et… ne craignez rien, ma petite… et il aborda. Un matin, il s’approcha tout doucement de la porte de sa demeure pour regarder dans l’intérieur, sachant que ses amis croyaient qu’il était noyé, quand il se sauva en entendant…

— En entendant l’aboiement inattendu d’un chien, s’écria vivement Florence.

— Oui ! vociféra le capitaine. Droit, ma chérie, courage ! Ne regardez pas encore derrière vous, regardez là sur la muraille. »

Sur la muraille tout près d’elle était l’ombre d’un homme. Elle tressaille, regarde, jette un cri perçant… Walter Gay était derrière elle.

Aussitôt, sans autre pensée que celle d’une sœur qui retrouve son frère, un frère sauvé de la tombe, un frère qui vient d’échapper au naufrage et qu’elle revoit à ses côtés, elle s’élança dans ses bras. Dans tout le monde entier Walter semblait être pour elle son unique espoir, sa consolation, son refuge, son protecteur naturel. Prenez, soin de Walter, car j’aimais Walter. Le tendre souvenir de la voix mourante, qui avait prononcé ces paroles, traversa son âme comme un son mélodieux qui se fait entendre pendant la nuit. « Oh ! soyez le bienvenu dans la maison, cher Walter ! Soyez le bienvenu pour ce cœur brisé. » Voilà ce que pensait Florence, sans pouvoir desserrer les lèvres et en le tenant innocemment enlacé dans ses bras.

Le capitaine Cuttle, dans un accès d’émotion, essaya de s’essuyer la tête avec la rôtie toute noire qu’il avait au bout de son croc ; mais la trouvant trop dure pour cet usage, il la mit dans son chapeau de toile cirée, dont il se coiffa avec quelque difficulté, entonna un vers de la chanson de l’aimable Suzon, s’arrêta court au premier mot, se retira dans la boutique, le teint rouge, la figure encore humide, son col de chemise tout chiffonné, et revint bientôt tout exprès pour dire :

« Walter, mon garçon, voici quelques objets dont je désire vous faire présent conjointement. »

Le capitaine tira promptement sa grosse montre, les cuillers à thé, les pinces à sucre et la boîte de fer-blanc. Puis de sa large main, il balaya le tout dans le chapeau de Walter. Mais au moment où il présenta à son ami ce singulier coffre-fort, il se sentit si attendri qu’il se vit forcé de se retirer encore une fois dans la boutique où il prolongea son absence plus longtemps qu’il ne l’avait fait tout à l’heure.

Walter revint le chercher pour le ramener ; alors le capitaine eut un autre souci ; il se mit à craindre que ce retour soudain ne fût un nouveau coup pour Florence. Sous l’empire de cette inquiétude, il voulut couper court au sentiment, et, faisant un appel à la raison, il interdit formellement de faire la moindre allusion aux aventures de Walter pendant quelques jours. Et, pour donner l’exemple, il commença par devenir assez maître de lui pour se souvenir de la tartine qu’il avait dans son chapeau et pour prendre un bol de thé. Mais, sentant d’un côté la main de Walter lui serrer l’épaule, et de l’autre voyant Florence verser des larmes d’attendrissement, le philosophe improvisé n’y pouvant plus tenir s’élança subitement dans la boutique et ne revint qu’au bout de dix bonnes minutes.

Jamais de sa vie sa figure n’avait été si brillante ni si radieuse, que, lorsque enfin, assis irrévocablement devant sa tasse de thé, il promena ses regards de Florence à Walter et de Walter à Florence. Il ne faut pas croire que cet éclat de son visage fût l’effet du frottement de sa manche qu’il avait passée tant de fois sur sa figure pendant la dernière demi-heure. C’était purement l’effet de ses émotions intérieures. C’était la gloire et le plaisir qui se répandaient sur tous ses traits et faisaient de sa figure une illumination bienheureuse.

Avec quel orgueil il regardait le visage hâlé et les yeux étincelants de son courageux ami ! Avec quel orgueil il retrouvait sur ses traits la généreuse ardeur de sa première jeunesse ! C’était toujours ce même air franc, dégagé, ces mêmes manières douces et affectueuses, ce même regard vif et animé ! C’était tout cela qui transformait le visage radieux du capitaine. Puis, s’il tournait les yeux vers Florence ! quelle admiration ! quelle sympathie pour la jeune fille, dont la beauté, la grâce et l’innocence ne pouvaient trouver de défenseur plus sincère et plus dévoué ; son apothéose était complète en les voyant tous deux réunis et c’était l’idée de cet heureux rapprochement qui faisait briller et danser autour de sa tête comme une auréole de bonheur.

Comme on parla du pauvre oncle Sol ! comme on répéta tous les plus petits détails de sa disparition ! Et combien l’absence du vieillard et les malheurs de Florence jetèrent un voile de tristesse sur leur félicité ! Diogène, que le prudent capitaine avait enfermé en haut, de peur qu’il n’aboyât encore, fut délivré de sa prison, pendant qu’en proie à un trouble et à une agitation continuels, le capitaine Cuttle continua de faire de temps en temps un nouveau plongeon dans la boutique pour donner un libre cours à son émotion. Si on lui avait dit que Walter, en ce moment près de Florence, se sentait, pour ainsi dire, plus loin d’elle que sur l’océan ; que le jeune homme, qui trouvait tant de plaisir à chercher et contempler cette gracieuse figure, détournait cependant ses regards de ceux de la jeune fille quand il rencontrait ses yeux où brillait l’affection d’une sœur, il n’y aurait pas cru. Autant eût-il valu lui dire que ce n’était pas Walter qui était là, assis à ses côtés, que c’était seulement son revenant.

Il les voyait là ensemble dans tout l’éclat de leur jeunesse et de leur beauté ; il se rappelait l’histoire de leur enfance, et, son grand habit bleu, quelque vaste qu’il pût être, n’avait de place que pour l’admiration que lui causait un tel couple, et le bonheur qu’il éprouvait de les voir réunis.

Ils restèrent ainsi à causer bien avant dans la nuit ; ils auraient pu y rester une semaine tout entière sans lasser l’heureux capitaine. Mais Walter finit par se lever pour leur dire adieu et leur souhaiter bonne nuit.

« Walter s’en va ! dit Florence. Et où va-t-il ?

— Il a suspendu son hamac pour le moment, dit le capitaine Cuttle, chez Brogley, à une longueur de porte-voix, délices du cœur.

— C’est à cause de moi que vous partez, Walter ! dit Florence. Vous cédez votre place à une sœur sans asile.

— Chère miss Dombey, dit Walter d’une voix tremblante, s’il n’est pas trop hardi de ma part d’oser vous appeler ainsi !…

— Walter ! s’écria-t-elle toute surprise.

— Si quelque chose au monde pouvait augmenter le bonheur que j’ai de vous voir et de vous parler, ce serait de croire que j’aie pu vous rendre le plus petit service ! Où n’irais-je pas, que ne ferais-je pas pour vous ! »

Elle sourit et l’appela son frère.

« Vous êtes si changée :… dit Walter.

— Moi, changée ! interrompit-elle.

— Si changée à mes yeux, dit Walter avec douceur et comme se parlant à lui-même. Je vous ai laissée enfant et je vous retrouve… oh ! si différente !…

— Mais toujours votre sœur, Walter. Vous n’avez pas oublié, n’est-ce pas, ce que nous nous sommes promis en nous quittant ?

— Oublié ! moi !… Il n’en put dire davantage.

— Si les souffrances et les dangers vous l’avaient fait oublier, ce qui n’est pas, vous vous le rappelleriez maintenant, Walter ; maintenant que vous me voyez pauvre et abandonnée, sans autre demeure que celle-ci, sans autres amis que vous deux !

— Oui, dit Walter, oui, Dieu m’en est témoin !

— Oh ! Walter ! s’écria Florence à travers ses larmes et ses sanglots, cher frère, guidez-moi dans le monde, indiquez-moi l’humble route que je pourrai suivre seule et délaissée, dites-moi ce que je dois faire ! que je puisse trouver en vous un protecteur, un soutien, tout ce qu’une sœur peut trouver dans son frère. Oh ! venez à mon aide, Walter, j’en ai tant besoin !

— Miss Dombey !… Florence ! je mourrais avec joie pour vous protéger ; mais vos parents sont riches et puissants. Votre père…

— Non ! Non ! Walter ! ne prononcez pas ce mot ! »

Elle recula et étendit ses mains devant elle avec une terreur qui cloua Walter à sa place.

Jamais, depuis ce jour, il n’oublia le sort de sa voix, l’expression de son regard, quand elle lui avait fermé la bouche à ce nom. Il aurait vécu cent ans qu’il n’aurait pu l’oublier.

Où aller ? n’importe où, pourvu que ce ne fût pas chez elle… jamais ! Tout était fini ; elle avait tout perdu et son cœur était brisé. Son cri et son regard lui avaient appris toute l’histoire de son abandon et de ses souffrances ; il sentit qu’il ne l’oublierait jamais, et jamais il ne l’oublia.

Elle appuya sa jolie figure sur l’épaule du capitaine et se mit à raconter comment et pourquoi elle s’était enfuie. En entendant ce récit, entrecoupé par ses sanglots, Walter pensa avec terreur, que, pour ce père qu’elle ne nommait pas, dont elle ne se plaignait pas dans ses larmes, chacune de ces larmes discrètes était la plus cruelle des malédictions, en le privant à tout jamais d’un amour si fécond et si puissant.

« Allons ! allons ! tenez bon, mon bijou, mon trésor ! dit le capitaine, quand elle eut cessé de parler. Il avait prêté à son récit la plus grande attention et l’avait écoutée, le chapeau tout de travers sur la tête et la bouche toute grande ouverte. Walter, cher enfant, prenez le large pour cette nuit, et laissez sous ma garde la charmante petite ! »

Walter prit dans ses deux mains la main de Florence, la porta à ses lèvres et y déposa un baiser. Il savait maintenant qu’elle était une pauvre fugitive sans asile ; mais plus précieuse ainsi à ses yeux qu’au faîte de la richesse et de la puissance, elle lui semblait plus loin de lui que jamais elle ne lui était apparue dans ses rêves d’enfant.

Le capitaine Cuttle, qui n’était pas troublé par les mêmes pensées, accompagna Florence à sa chambre et vint écouter de temps en temps à sa porte sur le seuil enchanté (oui, vraiment enchanté pour lui), jusqu’au moment où il fut assez rassuré sur l’état de Florence pour descendre à sa niche sous le comptoir. Et tout en ôtant sa montre pour commencer sa toilette de nuit, il ne put s’empêcher d’aller crier une fois encore avec entraînement par le trou de la serrure : Il est noyé, n’est-ce pas ? et, en descendant l’escalier il cherchait encore le fameux vers de la belle Suzon. Mais les mots lui restèrent dans la gorge et il n’en put tirer aucun son. Il alla donc se coucher et rêva que le vieux Solomon Gills avait épousé Mme Mac-Stinger, qui le gardait au secret dans une chambre où elle l’avait mis à la portion congrue.

Chapitre XII. Douleur de M. Toots. §

Il y avait en haut, chez le petit aspirant de marine, une chambre vide qui jadis avait été la chambre à coucher de Walter. Walter ayant éveillé le capitaine, le matin de bonne heure, lui proposa d’y transporter les meubles de la petite salle à manger les plus capables de l’embellir, afin que Florence pût, en se levant, en prendre possession. Le capitaine, qui ne demandait pas mieux que de s’échauffer et de s’essouffler pour une aussi belle circonstance, s’empressa de pincer le vent, suivant sa propre expression, et, en une couple d’heures le galetas fut métamorphosé en une jolie petite chambre, ressemblant à une cabine de capitaine : elle était garnie de tous les plus beaux meubles de la salle à manger, y compris la frégate le Tartare que le capitaine avait suspendue au-dessus de la cheminée. Il était si enchanté de son innovation, que plus d’une demi-heure après, il n’avait encore fait autre chose que de reculer à quelques pas devant sa frégate, abîmé dans une admiration contemplative.

Quant à Walter, il eut beau employer toutes les ressources oratoires, il ne put obtenir du capitaine qu’il rengaînât son ognon : il n’eut pas plus de succès pour la boîte de fer-blanc ; pour ce qui est de la pince à sucre et des cuillers, il ne put même pas les lui faire toucher de la main. Non, non, mon garçon, répondait-il invariablement aux instances du bon jeune homme, non, mon garçon. Je vous fais présent de tous ces objets conjointement, » répétait-il avec le plus grand sérieux, de son ton le plus solennel, comme des mots sacramentels auxquels il attribuait la validité d’un acte du parlement, sans que personne pût trouver le moindre cas de nullité à une donation si authentique.

Les nouvelles dispositions eurent un avantage : elles permirent à Florence de vivre plus retirée, et au petit aspirant de marine d’être réintégré dans son poste d’observation ; enfin, on pouvait maintenant ouvrir la boutique, ce qui n’était pas sans importance (quoique le capitaine ne s’en préoccupât pas beaucoup), car la veille le quartier avait été mis en émoi par la fermeture inaccoutumée du magasin. Jamais la maison de l’opticien n’avait eu le privilége d’attirer à ce point l’attention du public ; et, depuis le lever jusqu’au coucher du soleil, l’autre côté de la rue était encombré par une foule de badauds avides qui regardaient bouche béante. Il y avait là un tas de fainéants et de vagabonds qui s’intéressaient d’une façon toute particulière au malheureux sort du capitaine : les pieds continuellement dans la boue et l’œil braqué sur la grille du soupirail de la cave, les uns se repaissaient déjà de la douce espérance qu’ils allaient apercevoir un pan d’habit de l’infortuné capitaine, pendu dans quelque coin.

« Vous vous trompez, disaient les autres, qui avaient meilleure opinion de ses sentiments, vous ne savez ce que vous dites, il a été tout simplement assassiné dans l’escalier à coups de marteau. »

Aussi quel désappointement, lorsque le lendemain de bonne heure on vit la malheureuse victime à la porte de sa boutique, aussi bien portante, aussi robuste que si de rien n’était ! quel contre-temps même pour le commissaire de police du quartier, un homme qui aimait à faire parler de lui, et qui avait espéré assister à l’ouverture de la boutique, au nom de la loi, pour avoir ensuite l’honneur d’aller déposer en grand uniforme devant le coroner. Dans sa contrariété, il alla jusqu’à dire au voisin d’en face que le gaillard au chapeau de toile cirée aurait mieux fait de se tenir tranquille, sans s’expliquer davantage sur ses méfaits. « Mais, ajoutait-il, qu’il se tienne bien ; foi de commissaire de police, je vais avoir l’œil sur lui. »

« Capitaine Cuttle, dit Walter d’un air soucieux en regardant son ancienne rue, pendant qu’ils se reposaient sur le pas de la porte, des fatigues de l’emménagement, car il était encore de bon matin, pas de nouvelles de l’oncle Sol ?

— Pas de nouvelles, mon garçon, répondit le capitaine en secouant la tête.

— Il est allé à ma recherche, ce cher et bon vieillard, dit Walter, et il ne vous a jamais écrit ? Mais pourquoi ne pas avoir écrit ? Il dit, en effet, dans ce papier que vous m’avez donné (et il tira de sa poche le fameux écrit qui avait été ouvert en présence de l’inspiré Bunsby) : « Si vous n’entendez pas parler de moi, avant d’ouvrir ce testament, vous pourrez me considérer comme mort. » Le ciel nous en préserve ! Mais vous auriez entendu parler de lui, lors même qu’il serait mort. Quelqu’un vous aurait écrit, sûrement, suivant ses dernières volontés, si lui-même ne l’avait pu faire. Vous auriez reçu une lettre qui vous aurait dit : Tel jour, est décédé chez moi, ou bien sous ma garde, etc., M. Solomon Gills, de Londres, qui m’a laissé pour vous ce dernier souvenir et ces dernières volontés. »

Le capitaine, aux yeux duquel les choses n’avaient jamais jusqu’ici pris un caractère aussi frappant de probabilité, fut vivement impressionné par le raisonnement de Walter, qui lui élargissait singulièrement l’horizon : il lui répondit en remuant la tête et d’un air profondément réfléchi :

« Bravo, mon garçon, très-bien parlé ! »

Walter rougit et continua :

« J’ai pensé à cela, ou du moins j’ai pensé à cela et à autre chose, pendant une longue nuit sans sommeil, et je ne puis m’empêcher de croire, capitaine Cuttle, que mon oncle Sol (Dieu m’entende !) est encore en vie et qu’il reviendra. Je ne m’étonne pas trop de son départ, et en voici la raison : sans parler de l’amour du merveilleux qui a toujours fait le fond de son caractère, ni de sa vive affection pour moi, qui a été pour lui la première de toutes les considérations, personne ne le sait mieux que moi, qui ai trouvé en lui le meilleur des pères. (Ici la voix de Walter trembla d’émotion ; il détourna ses yeux qu’il dirigea du côté de la rue). Sans parler, dis-je, de toutes ces raisons qui expliqueraient suffisamment le parti qu’il a pu prendre, j’ai souvent lu et entendu raconter des histoires de gens, qui, ayant de proches parents en mer, et les supposant victimes de quelque naufrage, sont partis à leur recherche, décidés à vivre sur la partie du littoral où l’on pouvait espérer de trouver quelques nouvelles du navire perdu ; ne fût-ce qu’une heure ou deux plutôt qu’ailleurs, c’était toujours ça : ou bien encore ils suivaient le sillage du navire, se dirigeant vers l’endroit de sa destination, comme s’il suffisait de prendre la même route pour en avoir des nouvelles. Je crois que j’en aurais fait autant, moi, comme un autre, moi, plus que beaucoup d’autres peut-être. Mais pourquoi mon oncle ne vous a-t-il pas écrit ses intentions si manifestes ? ou comment peut-il être mort en pays étranger sans vous le faire savoir indirectement par une personne tierce ? voilà ce que je ne puis m’expliquer. »

Le capitaine lui fit observer, en secouant la tête, que Jacques Bunsby lui-même n’avait pu trouver de solution à ce problème, et Dieu sait si c’était un homme capable de donner un bon petit avis.

« Si mon oncle avait été un jeune étourneau à se laisser entraîner par de mauvais garnements dans quelque cabaret où on se serait débarrassé de lui pour le dévaliser, dit Walter, ou bien si ç’avait été un matelot sans cervelle qui fût descendu à terre avec deux ou trois mois de paye dans son gousset, j’aurais compris sa disparition, et je ne serais pas surpris qu’on ne pût retrouver ses traces. Mais, avec le caractère que je lui ai toujours connu et qu’il a conservé, j’espère, je ne puis pas croire ça.

— Walter, mon garçon, dit le capitaine en le regardant attentivement pendant qu’il était plongé dans ses réflexions, quelle est donc alors votre idée ?

— Capitaine Cuttle, répondit Walter, je ne sais vraiment que penser s’il est vrai qu’il n’ait jamais écrit. N’avez-vous aucun doute à ce sujet ?

— Mais, mon garçon, répondit le capitaine comme preuve irrécusable, si Sol Gills a écrit, où est son message ?

— Il peut l’avoir confié à un ami, dit Walter. Qui sait si celui-ci ne l’aura pas oublié, ou jeté dans quelque coin par négligence, ou même s’il ne l’aura pas perdu, ce qui me semble encore plus probable ? bref, je ne puis me faire à l’idée de la disparition de mon oncle, capitaine Cuttle ; non, je ne le puis pas et je ne le veux pas.

— Voilà ce que c’est que l’espérance, Walter, dit le capitaine d’un ton sentencieux ; oui, l’espérance, c’est elle qui vous donne du courage. L’espérance est une bouée ; ouvrez votre Warbler, chapitre du sentiment, et vous trouverez cela ; oui, pardieu ! mon cher garçon, l’espérance est semblable à une bouée et elle flotte comme elle, on ne peut la gouverner. Au bout de la poulaine de l’espérance, continua le capitaine, il y a une ancre, mais à quoi sert l’ancre quand on ne peut trouver le fond pour l’y fixer ? »

Le capitaine débita cette fois sa tirade, non pas de son ton naturel, mais avec la gravité d’un bon bourgeois, d’un homme établi, qui croit devoir en conscience donner à un jeune homme novice et sans expérience un petit échantillon de sa haute sagesse. Cependant, la lueur d’espérance que Walter faisait briller à ses yeux illuminait malgré lui son visage ; aussi termina-t-il sa morale à l’encontre de l’espérance, en lui frappant sur l’épaule et en s’écriant avec enthousiasme :

« Hourrah ! mon garçon ! Pour ma part individuelle, je suis de votre avis. »

Walter lui rendit son hourrah avec sa gaieté ordinaire et ajouta :

« Encore un seul mot maintenant sur mon oncle, capitaine Cuttle. Je crois qu’il est impossible qu’il ait écrit par la voie ordinaire ; j’entends par la malle-poste ou par les paquebots…

— Oui, oui, mon garçon, dit le capitaine en approuvant de la tête.

— Et, je ne sais comment, d’une manière ou de l’autre, vous aurez manqué sa lettre.

— Ah ! Walter, dit le capitaine en tournant les yeux de son côté d’un air de reproche, croyez-vous que je n’aie pas toujours été constamment en vigie pour découvrir quelque nouvelle de cet homme de science, le vieux Sol Gills, votre oncle, et cela jour et nuit depuis que je l’ai perdu ? Croyez-vous que mon cœur n’ait pas été toujours triste et inquiet et sur lui et sur vous ? Levé, couché, ne suis-je pas toujours resté à mon poste et n’aurais-je pas rougi de le quitter tant que je voyais là le petit aspirant de marine !

— Oui ! capitaine Cuttle, répondit Walter en lui saisissant la main avec force, je sais que vous avez fait tout cela, et je sais tout ce qu’il y a de vrai et de sincère dans vos paroles et vos sentiments. Je n’en doute pas. Croyez-moi, je suis aussi sûr de vous que je suis certain d’être de retour sur ce seuil chéri et de tenir dans ma main celle d’un ami fidèle. Le croyez-vous ?

— Oui, oui, Walter, répondit le capitaine dont le visage rayonnait de bonheur.

— Je n’irai pas plus loin dans mes conjectures, dit Walter en secouant avec tendresse la main du capitaine qui lui rendit la pareille. Je vous dirai seulement que je ne toucherai pas au bien de mon oncle, le ciel m’en préserve, capitaine Cuttle ! Tout ce qu’il a laissé restera confié aux soins du plus fidèle des intendants et du meilleur des hommes, et si cet homme-là ne se nomme pas Cuttle, ma foi ! il n’a pas de nom. Maintenant, ô le meilleur des amis, parlons… de miss Dombey. »

En prononçant ces mots, les manières de Walter changèrent tout à coup sa confiance et sa gaieté semblaient l’avoir abandonné.

« Avant que miss Dombey m’eut interrompu, au moment où je lui parlais de son père hier soir… vous vous en souvenez ? » dit Walter.

Le capitaine se le rappelait trop bien, et il secoua la tête.

« Avant donc que miss Dombey m’eût interrompu, je songeais, dit Walter, que nous avions à remplir un devoir pénible, mais nécessaire, et qu’il fallait la décider à revoir ses parents et à retourner chez son père. »

Le capitaine murmura faiblement un : Au large ! ou un : Tenez bon ! ou tout autre commandement maritime également approprié à la circonstance ; mais les sons qui sortirent de sa bouche étaient tellement affaiblis par son désappointement en entendant les paroles de Walter, qu’il était impossible de savoir ce qu’il avait dit.

« Mais, dit Walter, il n’y faut plus penser, je le crois. J’aimerais mieux retrouver mon débris de navire sur lequel j’ai flotté si souvent dans mes rêves depuis que j’ai été sauvé ; j’aimerais mieux y rester attaché, et, ballotté par la tempête, mourir au milieu des flots !

— Hourrah ! mon garçon, récria le capitaine avec un élan de bonheur impossible à décrire. Hourrah ! hourrah ! hourrah !

— Songer que si jeune, si belle et si bonne, dit Walter, songer que délicate, comme elle est, et élevée pour une position si différente, il va lui falloir lutter dans un monde grossier ! Mais nous savons le gouffre qui la sépare à jamais des siens ; et elle sait mieux que tout autre combien il est profond ; il n’y a pas de retour possible. »

Le capitaine Cuttle, sans comprendre complétement tout cela, donna pourtant sa complète approbation, et du ton d’un homme qui veut encore ajouter plus de force à une observation, il fit remarquer que le vent était arrière.

« Il n’est pas convenable qu’elle reste seule ici, n’est-ce pas, capitaine Cuttle ? dit Walter avec inquiétude.

— Mais, mon garçon, répliqua le capitaine lui lançant un petit regard malin, je ne sais pas. Vous pouvez être ici à lui tenir compagnie, vous savez ; vous pouvez être ici, tous les deux conjointement.

— Cher capitaine Cuttle, répondit Walter, comment ! je puis être ici ? Miss Dombey, dans l’innocence de son cœur naïf, me regarde comme son frère adoptif, mais moi, combien je serais coupable si je m’attribuais le moindre droit de profiter du caractère qu’elle me donne pour entrer dans sa familiarité, si j’allais oublier qu’en mon âme et conscience je ne dois pas le faire !

— Walter, mon garçon, insinua le capitaine comme pour se relever d’un échec qu’il venait d’essuyer, n’y a-t-il pas un autre caractère que celui de…

— Oh ! répliqua Walter, voudriez-vous me voir perdre son estime, l’estime de Florence ? J’irais mettre pour toujours un voile de honte entre moi et la figure de cet ange, en abusant de sa position dans cette maison, où elle est venue toute confiante et sans protection, pour avoir l’audace de me déclarer son amant. Que dis-je ? il n’y a personne au monde qui me blâmât plus que vous, capitaine, si je me rendais coupable d’une si vilaine action.

— Walter, mon garçon, dit le capitaine d’une voix de plus en plus languissante, pourvu qu’il n’y ait aucune cause et aucun empêchement légitime à l’union de deux personnes devant le Seigneur (ce que vous pourrez trouver dans la Bible et en prendre note si vous voulez), je crois pouvoir déclarer vos fiançailles comme si elles avaient été publiées à l’église. Ainsi, vous voyez que voilà toute la chose, et rien de plus, n’est-ce pas, mon garçon ? »

Walter fit de la main un signe négatif.

« Eh bien ! mon garçon, grogna tout bas le capitaine, je ne vous le dissimule pas, vous me voyez terrassé de ce coup-là, moi et mes projets. Mais quant à la charmante, Walter, souvenez-vous que votre respect et votre soumission sont des articles de mon Credo aussi bien que du vôtre, tout désappointé que je suis. Donc, nous naviguons dans les mêmes eaux, mon garçon ; je comprends sans aucun doute que vous agissez dans votre intérêt. Et voilà toute la chose : elle n’a pas d’autre caractère, dit le capitaine en rêvant sur les ruines de son château d’un air profondément affligé.

— Maintenant, capitaine Cuttle, dit Walter entamant un autre sujet d’un ton plus gai afin de lui donner un peu de courage…, mais c’était inutile, il était trop affligé, je crois que nous ferions bien de chercher une personne convenable pour servir miss Dombey pendant qu’elle restera ici, une personne en qui l’on puisse avoir confiance. On ne peut s’adresser à ses parents pour lui en procurer une, car naturellement miss Dombey, les sachant tous sous la dépendance de son père, ne saurait s’y confier. Qu’est devenue Suzanne ?

— La jeune femme ? répondit le capitaine. Je suis sûr qu’elle a été renvoyée contre le gré des Délices du cœur. J’en ai touché un mot à la charmante quand elle est arrivée ici. Elle en faisait très-grand cas et m’a dit qu’elle était partie depuis longtemps.

— Eh bien, dit Walter, voulez-vous demander à miss Dombey où elle est allée, et nous verrons à la trouver ? voilà la matinée qui avance, et miss Dombey va bientôt se lever ; allez voir si elle a besoin de vous là-haut, et laissez-moi prendre soin de tout le reste au rez-de-chaussée. »

Le capitaine, fort abattu, répondit par un soupir au soupir poussé par Walter et se retira. Florence était enchantée de sa nouvelle chambre, impatiente de voir Walter et charmée de l’idée de retrouver sa vieille amie Suzanne. Mais elle ne pouvait dire où était allée la mutine suivante, sinon que c’était dans le comté d’Essex. Personne ne pouvait en donner des nouvelles que M. Toots.

Le mélancolique capitaine retourna près de Walter avec ces renseignements et lui apprit que M. Toots était le jeune gentleman qu’il avait rencontré sur le seuil de la boutique. Il ajouta que c’était un de ses amis, qu’il avait une grande fortune, et qu’il adorait sans espoir miss Dombey. Le capitaine raconta aussi comment le récit de la mort supposée de Walter lui avait fait faire la connaissance de M. Toots, et comment il y avait eu un traité solennel passé entre eux, dans lequel il était convenu que M. Toots serait muet sur le sujet de son amour.

La question était de savoir si Florence pouvait se fier à M. Toots.

« Oh ! oui, dit Florence en souriant, et de tout mon cœur. »

La question importante maintenant, c’était de savoir où demeurait M. Toots. Florence ne le savait pas et le capitaine l’avait su, mais il l’avait oublié. Il était en train de dire à Walter, dans la petite salle à manger, que bien certainement M. Toots ne manquerait pas de venir bientôt, quand M. Toots parut en personne.

« Capitaine Gills, dit M. Toots s’élançant dans la salle à manger avec un certain sans-façon, je suis dans un état voisin de l’aliénation mentale. »

M. Toots avait lancé ces paroles comme une bombe avant de s’être aperçu de la présence de Walter. Toots reconnut Walter avec un ricanement de désespoir difficile à décrire.

« Vous m’excuserez, monsieur, dit M. Toots se tenant le front dans les mains, mais je suis dans un tel état que ma cervelle s’en va, si elle n’est pas déjà partie ; et si j’affectais dans ma position quelque chose qui ressemblât à de la politesse ce serait de ma part une infernale moquerie. Capitaine Gills, je vous demande la faveur d’un entretien particulier.

— Eh bien ! frère, reprit le capitaine en le prenant par la main, vous êtes précisément l’homme que nous cherchions.

— Oh ! capitaine Gills, dit M. Toots, de quoi s’agit-il ? Je n’ai pas eu le courage de me faire la barbe tant je suis bouleversé ; mes habits ne sont pas seulement brossés ; mes cheveux sont encore emmêlés. J’ai dit à Coq-Hardi que, s’il s’avisait de me nettoyer mes bottes, je l’étendrais mort à mes pieds. »

M. Toots portait en effet sur son visage farouche tous ces symptômes de bouleversement.

« Tenez, frère, dit le capitaine, voici Walter, le neveu du vieux Sol Gills, celui qu’on croyait avoir péri sur mer ! »

M. Toots retira ses mains de son front et regarda fixement Walter.

« Dieu me pardonne ! balbutia M. Toots. Quelle complication dans mon malheur ! Comment vous portez-vous ? Je… je… je crains que vous n’ayez dû être bien mouillé dans votre naufrage. Capitaine Gills, voulez-vous me permettre de vous dire un mot dans la boutique ? »

Il saisit le capitaine par l’habit, et, sortant avec lui, il lui dit tout bas :

« Est-ce de lui que vous parliez quand vous disiez que miss Dombey et lui étaient faits l’un pour l’autre ?

— Hélas ! oui, mon garçon, répondit le capitaine d’un air désolé ; il y a longtemps de cela.

— Et c’est encore de même aujourd’hui, s’écria M. Toots en reportant sa main à son front. Il ne me manquait plus que cela… un rival détesté… Mais non ! ce n’est pas un rival détesté, dit M. Toots s’arrêtant court, après un moment de réflexion ; puis retirant sa main de son front : Pourquoi le haïrais-je ? Si mon affection a été réellement désintéressée, capitaine Gills, c’est maintenant qu’il faut que je le prouve. »

M. Toots s’élança brusquement dans la salle à manger, et dit à Walter en le secouant par la main :

« Comment vous portez-vous ? J’espère que vous ne vous êtes pas enrhumé. Je serai bien aise d’avoir le plaisir de faire votre connaissance. Puissiez-vous revoir beaucoup de jours aussi heureux que celui-ci ! Ma parole d’honneur, dit M. Toots qui s’échauffait à mesure qu’il prenait connaissance de la figure et, de l’extérieur de Walter, je suis fort aise de vous voir !

— Je vous remercie de tout mon cœur, dit Walter. Je ne pouvais désirer un accueil plus cordial.

— Vraiment ? dit M. Toots qui lui secouait toujours la main. C’est bien aimable à vous. Je vous suis très-obligé. Comment vous portez-vous ? J’espère que vous avez laissé tout le monde en bonne santé sur le… je veux dire dans le… enfin je parle de l’endroit d’où vous venez, vous savez. »

Walter répondit en homme de cœur aux bons souhaits et aux intentions encore meilleures de M. Toots.

« Capitaine Gills, dit M. Toots, je tiens à rester fidèle à notre traité ; mais j’ai la conviction que maintenant vous m’accorderez de parler d’une certaine chose qui…

— Oui, oui ! mon garçon, reprit le capitaine. Parlez librement, librement.

— Eh bien ! capitaine Gills, dit M. Toots, et vous, lieutenant Walters, savez-vous qu’il est arrivé les plus abominables choses dans la maison de M. Dombey, et que miss Dombey elle-même a quitté son père, qui, à mon idée, ajouta-t-il en s’animant, n’est qu’une brute, car ce serait le flatter que de le comparer à une pierre ou à un oiseau de proie. Or, miss Dombey n’a pu être retrouvée ; depuis son départ, personne au monde ne sait où elle est allée.

— Puis-je vous demander comment vous avez appris cela ? dit Walter.

— Lieutenant Walters, dit M. Toots qui en était venu à lui donner ce nom par suite de raisonnements qui n’appartenaient qu’à lui : son nom de Walter mêlé à la profession de marin, la parenté qu’il supposait exister entre lui et le capitaine l’avaient amené à penser que si l’un était capitaine, l’autre devait être nécessairement lieutenant. Lieutenant Walters, continua donc M. Toots, je ne vois pas d’inconvénient à vous répondre catégoriquement. Je me sens un très-vif intérêt pour tout ce qui concerne miss Dombey, et ce n’est pas pour des raisons personnelles, veuillez bien le croire, lieutenant Walters, car je sais bien que la chose la plus agréable que je puisse faire pour chacun, c’est de mettre fin à mon existence, devenue gênante pour tout le monde. Comme je me sens donc un très-vif intérêt pour miss Dombey, j’ai pris l’habitude de donner quelque chose de temps en temps à un domestique, un jeune homme très-respectable du nom de Towlinson, qui sert dans la famille depuis longtemps ; c’est Towlinson qui m’a informé hier soir de l’état des choses. Depuis ce moment, capitaine Gills et lieutenant Walters, je suis devenu tout ce qu’il y a de plus frénétique, et je suis resté toute la nuit couché sur un sofa, dans l’état misérable où vous me voyez.

— Monsieur Toots, dit Walter, je suis heureux de pouvoir rendre le calme à votre âme. Tranquillisez-vous donc ; miss Dombey est en sûreté et se porte bien.

— Monsieur, s’écria Toots en bondissant de dessus sa chaise et lui secouant encore les mains, si vous saviez le bien que vous me faites, c’est incroyable ; c’est au point que si vous veniez me dire maintenant que miss Dombey est mariée, je crois que je pourrais sourire. Oui, capitaine Gills, dit M. Toots en se tournant vers le capitaine, sur mon corps et sur mon âme, je crois vraiment, dussé-je avoir après les plus sinistres pensées, que je serais capable de sourire, tant je suis soulagé !

— Ce sera un bien plus grand soulagement, un bien plus grand plaisir pour une âme généreuse comme la vôtre, dit Walter se hâtant de répondre à sa politesse, de voir que vous pouvez même rendre service à Mlle Dombey. Capitaine Cuttle, voulez-vous avoir la bonté de faire monter M. Toots ? »

Le capitaine fit signe à M. Toots, qui le suivit d’un air tout effaré, et, montant jusqu’au haut de la maison, il fut introduit, sans un mot d’avertissement de la part de son guide, dans la nouvelle retraite de Florence.

L’infortuné M. Toots, en présence de la jeune fille, se sentit pénétré d’un tel sentiment de surprise et de bonheur, qu’il se livra à mille extravagances. Il courut à elle, lui saisit la main, qu’il baisa, la quitta, la ressaisit, tomba à genoux, versa des larmes, ricana, sans se préoccuper du danger qu’il courait d’être harcelé par Diogène. Celui-ci, en effet, s’était mis dans l’idée que ces démonstrations de M. Toots cachaient quelque chose de menaçant pour sa maîtresse ; aussi rôdait-il autour de son ennemi, ne sachant pas encore trop par quel côté de sa personne il commencerait l’attaque ; mais, bien résolu, dans tous les cas, à lui faire un très-mauvais parti.

« Allons, vilain Diogène, ingrate bête ! dit miss Dombey Cher M. Toots, que je suis aise de vous voir !

— Merci, mademoiselle, répondit M. Toots. Je vais assez bien, je vous suis obligé. J’espère qu’il en est de même de toute la famille. »

M. Toots disait tout cela sans savoir le moins du monde ce qu’il disait ; puis, s’asseyant sur sa chaise, il regarda Florence avec une expression saisissante de désespoir et de bonheur tout ensemble, qui ne s’étaient peut-être jamais rencontrés ailleurs que sur son visage.

« Le capitaine Gills et le lieutenant Walters m’ont fait entendre, miss Dombey, soupira convulsivement M. Toots, que je puis vous rendre un service. Si seulement je pouvais effacer le souvenir de cette journée de Brighton, où je me suis conduit en vrai parricide plutôt qu’en gentleman jouissant d’une fortune indépendante, dit M. Toots se faisant sévèrement son propre accusateur, je descendrais radieux dans le silence de la tombe.

— Je vous en prie, M. Toots, répondit Florence, ne me demandez pas d’oublier quoi que ce soit de nos relations depuis que nous nous connaissons. Je ne le pourrai jamais, croyez-moi. Vous avez toujours été si bon, si complaisant pour moi !

— Mademoiselle, répondit M. Toots, la considération que vous avez pour mes sentiments est l’effet de votre angélique bonté. Je vous remercie mille fois. Ça ne fait rien.

— Ce que nous voulions vous demander, dit Florence, c’est si vous vous souvenez exactement du nom de l’endroit où l’on pourrait trouver Suzanne, que vous avez eu l’obligeance de conduire au bureau de la voiture, quand elle m’a quittée.

— Je ne me rappelle pas au juste, mademoiselle, dit M. Toots après quelques instants de réflexion, le nom qui se trouvait sur la voiture ; et je me souviens qu’elle m’a dit, d’ailleurs, qu’elle ne s’arrêtait pas là, parce qu’elle allait plus loin. Mais, mademoiselle, si vous tenez à la retrouver et à la faire venir ici, nous pourrons, Coq-Hardi et moi, vous l’amener avec toute la promptitude qu’on peut attendre de mon dévouement et d’une intelligence d’élite comme celle de Coq-Hardi. »

La joie de M. Toots, rappelé à la vie par la pensée de pouvoir être bon à quelque chose, était si visible, le désintéressement et la sincérité de son dévouement étaient si manifestes, qu’il eût été cruel de refuser ses offres de service. Florence, avec cette délicatesse instinctive qui la guidait si bien, loin de faire la moindre objection, accabla M. Toots de ses remercîments ; et M. Toots, tout fier de la commission, se chargea de la mettre immédiatement à exécution.

« Mademoiselle, dit M. Toots en touchant la main qu’elle lui tendait. Adieu ! »

Il y avait dans le langage de M. Toots quelque chose qui trahissait l’angoissé d’un amour malheureux ; l’expression du désespoir était peinte sur sa physionomie.

« Permettez-moi de prendre la liberté de vous dire, mademoiselle, continua-t-il, que votre infortune me rend le plus malheureux des hommes, et qu’après le capitaine Gills, il n’y a personne en qui vous deviez avoir plus de confiance que moi. Je connais parfaitement mes imperfections, ça ne fait rien, je vous remercie ; mais je vous assure, mademoiselle que vous pouvez entièrement compter sur moi. »

Là-dessus, M. Toots sortit de la chambre toujours accompagné du capitaine. Debout à une petite distance, son chapeau sous le bras, celui-ci, qui arrangeait avec son croc les mèches de cheveux éparpillées sur son front, avait prêté la plus grande attention à tout ce qui venait de se passer. La porte se referma derrière eux, et l’étoile de M. Toots avait de nouveau disparu à ses yeux.

« Capitaine Gills, dit le jeune homme en s’arrêtant presque au bas de l’escalier et se retournant vers lui, à vous parler franchement, je ne suis pas, pour le moment, dans une disposition d’esprit qui me permette de paraître devant le lieutenant Walters. Je ne pourrais lui témoigner toute l’amitié que je voudrais ressentir pour lui. Vous savez, capitaine Gills, nous ne pouvons pas toujours commander à nos sentiments, et je considérerais comme une marque de faveur de votre part si vouliez bien me permettre de sortir par la porte de l’allée.

— Frère, répondit le capitaine, vous ferez route comme il vous semblera. Mais ce que je peux dire avec assurance, c’est que la route que vous prendrez, quelle qu’elle soit, sera toujours droite et digne d’un vrai marin.

— Capitaine Gills, dit M. Toots, vous êtes extrêmement bon. La bonne opinion que vous avez de moi me console. Il y a une chose que j’espère que vous voudrez bien retenir, capitaine, dit M. Toots s’arrêtant dans l’allée derrière la porte entr’ouverte, et je désire que le lieutenant Walters en soit de même informé. Je viens d’entrer tout à fait en possession de ma fortune et je ne sais qu’en faire. Si cela pouvait servir à quelque chose ici, au point de vue pécuniaire, je descendrais avec une douce satisfaction dans le silence de la tombe. »

M. Toots n’en dit pas davantage ; il s’esquiva tout doucement et ferma la porte sur lui, pour couper court à toute réponse.

Florence pensa à cette bonne créature, longtemps après qu’il l’eut quittée, et elle y pensa avec un mélange de peine et de plaisir. Il était si honnête, il avait le cœur si bon, que le revoir et pouvoir compter sur lui dans son malheur, était pour Florence une joie et une consolation incomparables, mais en même temps aussi elle éprouvait un tel chagrin d’avoir été pour lui un sujet de peine et d’avoir troublé le calme de son existence, qu’elle pleurait sincèrement et le plaignait de tout son cœur. Le capitaine Cuttle pensait aussi beaucoup à M. Toots, mais d’une autre façon ; Walter, de son côté, y pensait aussi, et quand le soir arriva, et que tous trois furent réunis dans la chambre de Florence, Walter fit de lui un éloge sincère, et raconta à Florence ce qu’il avait dit en quittant la maison ; il le fit avec toute la générosité d’un cœur aimant et sympathique.

M. Toots ne revint ni le lendemain, ni le surlendemain, ni plusieurs jours après. Pendant ce temps-là, Florence, sans la moindre inquiétude, vivait au haut de la maison de l’opticien, tranquille comme oiseau en cage. Mais, plus le temps s’écoulait, plus Florence changeait et dépérissait. Souvent, appuyée sur sa fenêtre, elle levait vers le ciel son visage empreint de cette même expression mélancolique que l’on avait remarquée sur celui du petit Paul ; elle semblait chercher des yeux le petit ange, étendu dans son lit, sur le brillant rivage dont il avait parlé tant de fois.

Depuis bien des années, elle était faible et délicate, et sa santé se ressentait des tourments passés. Mais, en ce moment, elle n’éprouvait aucune souffrance physique. C’était le cœur qui chez elle était malade, et Walter en était la cause.

Bien que toujours occupé d’elle, attentif à ses moindres désirs, fier et heureux d’être à ses ordres, et mettant à tous les soins dont il l’entourait cette ardeur et cet élan chaleureux qui lui étaient naturels, Florence s’apercevait qu’il cherchait à l’éviter. Pendant la journée, il approchait rarement de sa chambre. Si elle le demandait, il venait à son appel et reprenait pour un instant cette vivacité et cette sérénité qu’elle se rappelait lui avoir vues lorsque, pauvre enfant, elle était perdue dans les rues, attirant les regards de tous les passants ; mais bientôt (et la vive affection de Florence était trop clairvoyante pour ne pas s’en apercevoir), il devenait embarrassé, gêné en sa présence, et disparaissait immédiatement. Dans la journée, il ne venait jamais de son propre mouvement. Le soir seulement il était toujours là, et c’était pour Florence le plus heureux moment ; car alors elle croyait encore un peu que le Walter de son enfance n’avait pas changé. Et cependant une parole, la parole la plus ordinaire, un regard, un rien lui montraient qu’il y avait entre elle et lui une barrière indéfinissable.

Elle ne pouvait s’empêcher de remarquer que, malgré ses efforts, il ne parvenait pas à dissimuler ce changement trop évident. Elle se figurait que l’estime qu’il avait pour elle, le désir ardent qu’il éprouvait de lui épargner, lui, son ami, la plus petite douleur, le faisaient recourir à mille petits artifices, à mille mensonges innocents. Plus elle l’observait, plus elle était affligée jusqu’aux larmes de cet éloignement apparent de celui qu’elle appelait son frère.

Elle s’apercevait aussi que le bon capitaine, cet ami zélé et infatigable dans ses démonstrations de tendresse, frappé, comme elle, de ce changement, en était douloureusement affecté. Il était moins gai, moins confiant qu’autrefois dans ses espérances, et le soir, quand ils étaient tous les trois ensemble, il regardait à la dérobée, d’un visage soucieux, Florence et Walter, Walter et Florence.

Florence prit enfin la résolution de parler à Walter. Elle croyait savoir maintenant la cause de ce changement, et elle se figura que ce serait à la fois un grand soulagement pour elle et pour lui de lui confier qu’elle avait découvert ce secret, qu’elle s’y résignait parfaitement et qu’elle ne lui en faisait pas un crime.

Ce fut dans l’après-midi d’un certain dimanche, que Florence prit cette détermination. Le fidèle capitaine, avec un col de chemise ébouriffant, était assis à côté d’elle ; il était en train de lire, les lunettes sur le nez, lorsque Florence lui demanda où était Walter.

« Je pense qu’il est en bas, ma charmante, reprit le capitaine.

— Je voudrais bien lui parler, dit Florence qui se leva soudain comme pour descendre.

— Je vais le faire monter à la minute, mon ange, » dit le capitaine.

Là-dessus le capitaine s’empressa de charger son livre sur l’épaule gauche : car il faut dire que le capitaine se faisait un devoir de ne lire le dimanche que dans de très-gros livres ; il trouvait cela plus dominical ; il avait donc fait l’emplette, depuis plusieurs années, d’un énorme in-folio chez un bouquiniste : quand il en avait lu cinq lignes, il avait la tête à l’envers ; aussi n’avait-il pas encore vérifié avec exactitude le sujet qui y était traité. Il se mit en marche, et bientôt Walter apparut.

« Le capitaine Cuttle me dit, miss Dombey… commença-t-il d’un ton empressé… Mais, en voyant sa physionomie, il s’arrêta court.

— Vous ne paraissez pas si bien aujourd’hui, dit-il. Vous êtes affligée. Vous avez pleuré. »

Le son de sa voix était si doux, il paraissait en proie à une si vive émotion, que les larmes jaillirent des yeux de Florence, rien que de l’entendre.

« Walter, dit-elle avec douceur, c’est vrai, je ne vais pas tout à fait bien, et j’ai pleuré : il faut que je vous parle. »

Il s’assit en face d’elle, les yeux fixés sur ce visage si beau et si pur ; il pâlit et ses lèvres tremblèrent.

« Vous m’avez dit, le soir où j’ai appris que vous viviez encore… quelle joie j’ai ressentie ce soir-là et combien j’espérais alors… ! »

Il appuya sa main tremblante sur la table, qui les séparait, et continua à la regarder.

« Vous m’avez dit que j’étais changée. Je fus surprise de cette remarque, mais je comprends maintenant que je suis réellement changée. Ne m’en voulez pas, Walter, j’étais trop joyeuse alors pour y penser. »

Il revoyait encore la même enfant d’autrefois : c’était bien la même ingénuité, la même confiance, le même cœur. Hélas ! pourquoi n’était-ce pas aussi la femme tendrement aimée, aux pieds de laquelle il eût voulu déposer toutes les richesses de la terre ?

« Vous vous souvenez, Walter, de la dernière fois que nous nous sommes vus avant votre départ ? »

Il mit sa main sur sa poitrine et tira une petite bourse.

« Je l’ai toujours portée autour de mon cou, dit-il, et si j’avais été englouti dans les flots, elle m’aurait suivi jusqu’au fond de la mer.

— Et vous la porterez encore, Walter, en souvenir de notre ancienne affection ?

— Oui, jusqu’à mon dernier jour. »

Elle posa sa main sur la sienne, dans sa confiance innocente, comme si elle venait de lui donner à l’instant ce petit souvenir.

— J’en suis heureuse ; et je le serai toujours de penser qu’elle ne vous quittera pas, Walter. Vous souvenez-vous qu’il nous est arrivé ce soir-là, en causant ensemble, de prévoir ce changement possible.

— Non, répondit-il d’un ton surpris.

— Si, Walter. J’avais été la cause de vos espérances déçues, de votre carrière manquée. Je le craignais déjà, mais je le sais maintenant. Si, dans votre générosité, il vous fut possible alors de me cacher que vous le saviez, vous ne le pouvez plus maintenant, bien que vous le tentiez avec la même générosité. Vous cherchez à me le cacher. Je vous en remercie, Walter, du fond du cœur et bien sincèrement. Mais vos efforts sont inutiles. Vous avez trop souffert dans votre personne et dans vos affections les plus chères, pour oublier la cause innocente de tous vos périls et de tous vos chagrins. Il n’est pas possible que vous ne voyiez point en moi l’auteur de vos tourments. Nous ne pouvons pas rester plus longtemps frère et sœur. Mais ne croyez pas, cher Walter, que je vous en fasse des reproches. J’aurais pu, j’aurais dû même m’en douter : mon bonheur me l’avait fait oublier. Tout ce que j’espère, c’est que vous penserez à moi avec moins d’amertume maintenant que vos sentiments ne sont plus un secret pour moi. Ce que je vous demande, Walter, au nom de la pauvre enfant qui, autrefois, était votre sœur, c’est de ne pas vous contraindre, de ne pas vous tourmenter pour moi, maintenant que je sais tout. »

Walter, en l’entendant parler, la regardait avec une expression de surprise qui ne laissait place à aucun autre sentiment. Il prit cette main qui touchait la sienne comme pour l’implorer, et il la serra.

« Oh ! miss Dombey, dit-il, se peut-il que moi qui ai tant souffert à lutter contre tout ce qui vous est dû, tout ce que vous avez droit d’attendre de moi, au mépris de mes sentiments pour vous, je sois cause du chagrin que vos paroles viennent de me révéler. Toujours vous avez été pour moi, j’en prends le ciel à témoin, l’ange pur, innocent et sacré de mon enfance et de ma jeunesse. Depuis le premier jour où je vous vis, jusqu’au jour de ma mort, la part que vous avez prise dans mon existence, je l’ai regardée et je la regarderai toujours comme sainte ; ce n’est pas un souvenir fugitif, il est pour moi sans prix, et jamais je ne l’oublierai jusqu’à l’heure de ma mort. De vous voir encore me regarder, de vous entendre encore me parler, comme le soir de notre séparation, c’est un si grand bonheur pour moi, que je ne trouve pas de mot pour l’exprimer ; de posséder, comme un frère, votre amour et votre confiance, c’est le plus riche présent que je puisse recevoir avec joie !

— Walter, dit Florence en le regardant d’un air sérieux, mais en changeant de visage, qu’est-ce qui m’est dû ? Quels sont ces devoirs que j’ai le droit d’attendre de vous ? Quels sont ces devoirs, qui vous imposent, dites-vous, le sacrifice de vos sentiments ?

— Le respect, dit Walter d’une voix étouffée, la vénération. »

Elle pâlit et retira timidement et d’un air rêveur sa main qu’il tenait dans la sienne. Mais elle continuait à le regarder d’un air sérieux.

« Je n’ai pas les droits d’un frère, dit Walter. J’ai laissé une enfant, je retrouve une femme. »

Cette fois, elle rougit ; son geste sembla le supplier de n’en pas dire davantage et elle cacha son visage dans ses mains.

Ils gardèrent tous deux le silence un moment ; elle pleurait.

« Oui, je dois à un cœur si confiant, si pur et si bon, dit Walter, de le fuir au risque même de briser le mien. Comment voulez-vous que je croie aimer en vous une sœur ? »

Elle pleurait toujours.

« Si vous aviez été heureuse, si je vous avais vue entourée d’adorateurs, d’admirateurs ; si je vous avais vue, au milieu de tout ce qui peut faire envier la position pour laquelle vous avez été élevée, dit Walter, si alors vous m’aviez appelé votre frère, en souvenir du passé, j’aurais pu répondre à ce nom du rang obscur que j’occupe, sans craindre de trahir votre innocente confiance. Mais ici, mais maintenant…

— Oh merci ! merci ! Walter ! Pardonnez-moi de vous avoir si mal jugé. Je n’ai personne pour me conseiller. Je suis seule.

— Florence ! dit Walter avec feu, je me suis hâté de vous dire ce que, tout à l’heure, rien au monde n’aurait pu faire sortir de mes lèvres. Si j’avais été heureux, si j’avais eu les moyens et l’espoir de vous rendre un jour une position à peu près égale à celle que vous aviez, je vous aurais dit : Il y a un nom que vous pouvez me donner, et avec lui le privilége de vous protéger, de vous chérir ; et j’aurais essayé de le mériter à force d’amour, de respect, de dévouement sans bornes pour vous. Je vous aurais dit que c’était le seul titre que vous pouviez me donner pour vous protéger et pour vous défendre, le seul que je pusse accepter et proclamer ; mais que si vous m’accordiez ce droit, je le regarderais comme un bien si précieux, si inestimable, que la fidélité et le dévouement de ma vie tout entière ne suffiraient pas à le payer. »

La tête de Florence était penchée, ses larmes coulaient, et les sanglots soulevaient sa poitrine.

« Chère Florence ! ô ma bien-aimée ! comme je vous appelais dans mes rêves avant d’avoir pu réfléchir à ma présomption et à ma folie ! Laissez-moi une dernière fois vous appeler de ce nom chéri, laissez-moi serrer encore une fois cette douce main ; ma sœur me prouvera ainsi qu’elle oublie tout ce que je viens de lui dire. »

Elle releva la tête, et, en s’adressant à lui ses yeux avaient une expression si douce et si grave à la fois ; elle le regardait à travers ses larmes avec un sourire si calme, si pur, si innocent ; il y avait dans sa voix et dans tout son être un tremblement si sympathique, qu’il sentit les fibres de son cœur tressaillir et que ses yeux se remplirent de larmes en l’écoutant.

« Non, Walter, je ne puis l’oublier ; je ne l’oublierais pas pour tout l’or du monde. Êtes-vous… réellement pauvre ?…

— J’erre sur les mers, je voyage pour vivre.

— Repartez-vous bientôt, Walter ?

— Oui, bientôt. »

Elle le regarda un moment, et plaça timidement sa main tremblante dans la sienne.

« Si vous voulez de moi pour votre femme, Walter, je vous aimerai tendrement. Si vous voulez me laisser partir avec vous, Walter, je vous suivrai sans crainte jusqu’au bout du monde. Je ne renonce à rien pour vous, Walter, car je n’ai rien et je ne laisse ici personne ; mais je vous donnerai mon amour et ma vie, et à mon dernier soupir, s’il me reste encore la mémoire et le sentiment, votre nom sera sur mes lèvres quand je paraîtrai devant Dieu. »

Il l’attira sur son cœur, et appuya sa joue contre la sienne : Florence n’était plus repoussée, Florence n’était plus seule et elle pleura sur le sein de son amant fidèle.

Ô cloches saintes du dimanche, que votre son est doux à leurs oreilles ravies ! Ô jour saint du dimanche, que ta paix et ta tranquillité sont bien en harmonie avec le calme de leur âme ! comme elles sanctifient l’air qu’ils respirent ! Frais crépuscule du soir, qui commences à combattre le jour, sois béni toi qui l’enveloppes de ton ombre douce et grave, pendant qu’elle s’endort penchée sur le cœur qu’elle a choisi, comme un enfant dans son berceau.

Oh ! que d’amour, que de confiance reposent avec elle sur le sein de Walter ! Oui, tu peux regarder avec un tendre orgueil ces yeux qui se ferment, car dans le monde, dans le monde entier, Walter, ils ne chercheront plus que toi, que toi seul !

Le capitaine resta dans la petite salle à manger jusqu’au coucher du soleil. Il prit la petite chaise sur laquelle s’était assis Walter et regarda le châssis vitré, jusqu’au moment où, peu à peu, le jour tomba et les étoiles brillèrent au ciel. Il alluma un flambeau, prit sa pipe, et se mit à la fumer en se demandant ce que diable on pouvait faire en haut, au lieu de l’appeler pour prendre le thé.

Florence s’approcha de lui juste au moment où sa surprise était à son comble.

« Ah ! ma charmante, s’écria le capitaine, il me semble que Walter et vous, vous avez eu le temps de faire une longue causette, ma belle ! »

Florence posa sa petite main sur un des gros boutons de sa redingote et lui dit en le regardant en face :

« Cher capitaine, j’aurais quelque chose à vous dire, si cela ne vous dérange pas. »

Le capitaine leva la tête vivement, pour mieux entendre ce dont il s’agissait et, pour mieux envisager en face son interlocutrice, il recula sa chaise et sa personne aussi loin qu’il le put.

« Eh ! quoi, délices du cœur, s’écria-t-il frappé soudainement d’un rayon de lumière, est-ce que ça y est ?

— Oui, dit Florence avec vivacité.

— Walter ! votre mari ! Ça y est ? mugit le capitaine en lançant son chapeau jusqu’au châssis vitré.

— Oui, » s’écria Florence riant et pleurant à la fois.

Le capitaine la serra dans ses bras ; puis, ramassant son chapeau et le mettant sur sa tête, il la prit par la main et la reconduisit en haut. Là, il crut que c’était le moment ou jamais de faire une bonne plaisanterie.

« Eh ! bien, Walter, mon garçon, dit le capitaine en passant par la porte sa tête assez semblable à une gracieuse bassinoire, eh ! bien, la chose n’a pas d’autre caractère, hein ! dites donc ? »

Il riait à étouffer de cette plaisanterie rétrospective qu’il répéta plus de vingt fois pendant le thé, et dans les intervalles il frottait sa figure rayonnante de bonheur avec la manche de son habit, et s’épongeait la tête tout partout avec son mouchoir. Mais il avait encore une source de jouissance plus sérieuse à sa disposition, et on l’entendit plus d’une fois répéter à demi-voix, en jetant un regard d’ineffable délice sur Walter et Florence :

« Édouard Cuttle, mon garçon, vous n’avez jamais eu de votre vie une plus heureuse idée que le jour où vous avez donné votre petit avoir conjointement. »

Chapitre XIII. M. Dombey et le monde. §

Que fait-il cet homme fier, pendant que les jours s’écoulent ? Pense-t-il à sa fille ? se demande-t-il où elle peut être allée ? Croit-il qu’elle soit revenue à la maison, pour reprendre dans la triste demeure son ancienne existence ? Il n’y a que lui qui puisse le dire. Il n’a jamais prononcé une seule fois son nom depuis. Les gens de la maison le craignent trop pour oser aborder un sujet sur lequel il semble avoir pris la ferme résolution de garder le silence : il fait taire immédiatement la seule personne qui ose le questionner.

« Mon cher Paul ! disait tout bas sa sœur, entrant dans la chambre le jour du départ de Florence ! Votre femme ! Cette parvenue ! Ce que j’ai vaguement entendu dire serait-il vrai ? est-ce ainsi qu’elle vous remercie de votre dévouement sans bornes pour elle ? vous qui, je ne le sais que trop, avez sacrifié vos propres parents à ses caprices et à sa fierté ! Pauvre frère ! »

Après cette allocution, empreinte d’un certain sentiment d’amertume, car elle n’a pas oublié qu’on ne l’a pas invitée à dîner le jour de la première soirée, Mme Chick use et abuse de son mouchoir de poche, et tombe sur le sein de M. Dombey. Mais M. Dombey la relève froidement et la conduit vers une chaise.

« Je vous remercie, Louisa, de cette marque d’affection ; mais je désire que notre conversation roule sur tout autre sujet. Lorsque je me plaindrai de mon sort, Louisa, ou que je témoignerai le désir de recevoir des consolations, alors si vous le voulez bien, vous pourrez me les offrir.

— Mon cher Paul, répliqua sa sœur tenant son mouchoir sur sa figure et agitant sa tête, je connais votre courage et votre énergie ; je ne vous entretiendrai plus d’un sujet aussi pénible et aussi révoltant : et Mme Chick d’appuyer, sur ses deux épithètes avec une indignation saisissante ; mais je vous en prie, laissez-moi vous demander, bien que je craigne d’apprendre quelque chose qui me répugne et m’afflige ; laissez-moi vous demander si la malheureuse Florence…

— Louisa, dit son frère, d’un ton sombre, silence, pas un mot de plus sur ce sujet ! »

Mme Chick ne peut que secouer la tête, recourir à son mouchoir de poche et gémir sur ces Dombey dégénérés qui n’ont plus rien des Dombey. Mais elle ne sait si Florence a favorisé la fuite d’Édith, si elle l’a suivie, si elle a fait trop ou trop peu, enfin elle n’a pas la moindre idée de ce qui s’est passé.

Il continue, fidèle à ses principes, à garder pour lui seul ses pensées et ses sentiments et à n’en faire part à qui que ce soit. Il ne s’inquiète pas de sa fille, il peut croire qu’elle est chez sa sœur ou qu’elle est encore dans la maison ; il peut songer à elle constamment ou n’y songer jamais ; rien chez lui ne laisse deviner ses pensées.

Ce qui est bien certain, c’est qu’il ne croit pas l’avoir perdue. Il n’a aucun soupçon de la vérité ; il a vécu trop longtemps dans son orgueil inexpugnable, habitué à la voir, douce et bonne, mener au-dessous de lui son humble existence avec résignation pour avoir aucune crainte à ce sujet. Il est ébranlé, c’est vrai, par la tempête, mais il n’est pas encore couché à terre. Les racines de son orgueil sont longues et profondes, et, avec les années, elles se sont étendues et nourries de tout ce qui les entourait. L’arbre a été frappé par la cognée, mais non pas abattu.

Quoiqu’il cache ses pensées intimes au monde extérieur qui, d’après lui, n’a d’autre but pour le moment que d’épier avec avidité ses moindres démarches, il ne peut cacher aux regards ses yeux renfoncés, ses joues creuses, son front soucieux, son air triste et rêveur. Tout impénétrable qu’il est, il est bien changé pourtant ! et tout fier qu’il est, il faut bien qu’il soit cruellement humilié car pourquoi serait-il ainsi changé ?

Le monde ! que pense de lui le monde ? De quel œil le voit-il ? que devine-t-il ? que dit-il ? tel est le démon cruel qui tourmente son âme. Le monde ! mais il est partout avec lui ; bien plus, il est partout où il n’est pas ; il sort avec lui au milieu de ses domestiques, et reste encore à chuchoter derrière lui. C’est le monde qui le montre au doigt dans la rue ; qui l’attend dans son bureau ; qui le regarde par-dessus l’épaule des riches négociants ; c’est lui qui le signale. C’est le monde qui parle de lui au milieu de la foule ; il le précède dans tous les lieux où il va, et quand il est parti, c’est alors surtout que le monde s’occupe de lui ; quand il est enfermé dans sa chambre, le soir, le monde est dans sa maison. Il est dehors aussi, le monde ; il l’entend marcher dans la rue ; il le voit sur les cartes déployées devant lui, aller et venir sur les chemins de fer et sur les navires partout, si le monde est si occupé, si affairé, ce n’est que de lui seul qu’il s’agit !

Ce n’est point là un fantôme de son imagination. D’autres gens pensent comme lui, témoin le cousin Feenix qui vient de Baden-Baden dans le but de lui parler ; témoin le major Bagstock qui accompagne le cousin Feenix dans cette visite amicale.

M. Dombey les reçoit avec sa dignité habituelle ; il se tient debout devant le feu dans son attitude favorite. Il s’imagine que le monde le regarde par leurs yeux, que le monde est là derrière les tableaux, avec M. Pitt pour représentant, au haut de la bibliothèque, et sur la carte pendue au mur, il croit voir briller des yeux qui le regardent.

« Le printemps est bien froid cette année, dit M. Dombey pour donner le change au monde.

— Sacrebleu ! monsieur ! dit le major, dans un élan d’ardente amitié, Joseph Bagstock n’est pas homme à dissimuler la vérité ! Si vous voulez, Dombey, tenir vos amis à distance, et leur battre froid, J. B. n’est pas l’homme qu’il vous faut. Joe est dur et solide, monsieur ; il est rude, monsieur, il est rude, Joe. Son Altesse Royale, le feu duc d’Yorck me fit l’honneur de me dire, à tort ou à raison, peu importe : S’il y a sous les armes un homme sur lequel je puisse compter pour aller droit au but, c’est Joe, Jo Bagstock. »

M. Dombey fait un signe d’approbation.

« Maintenant Dombey, dit le major, je suis un homme du monde. Notre ami Feenix, si j’ose me permettre de le nommer ainsi…

— C’est un honneur pour moi, dit le cousin Feenix.

— Notre ami Feenix, reprit le major en balançant la tête, est aussi un homme du monde. Vous, Dombey, vous êtes aussi un homme du monde. Eh bien ! quand trois hommes du monde sont réunis et qu’ils sont amis, comme je le pense… et il se tourna encore du côté du cousin Feenix.

— Certainement, dit le cousin Feenix, amis sincères, encore !

— Et qu’ils sont amis, reprit le major, le vieux Joe est d’avis… Joe se trompe peut-être… il est d’avis que l’on peut facilement connaître l’opinion du monde sur n’importe quel sujet.

— Sans aucun doute, dit le cousin Feenix. De fait, c’est une chose de la plus grande évidence. Je désire vivement, major, exprimer à mon ami Dombey toute ma surprise et tous mes regrets. Je ne puis concevoir comment ma charmante parente, si distinguée et si bien faite pour rendre un homme heureux, a pu oublier ce qu’elle devait à… de fait, ce qu’elle devait au monde, au point de se conduire d’une façon si singulière. Depuis ce malheureux événement, je suis dans un terrible abattement, et je disais hier soir à Long-Saxby, qui a six pieds de haut et que connaît sans doute mon ami Dombey, je disais que cet événement m’a mis sens dessus dessous et que j’en suis malade. Vraiment, en présence d’une catastrophe aussi singulière, continua le cousin Feenix, on ne peut s’empêcher de songer que la Providence joue un rôle dans les événements de la vie, car si ma pauvre tante eût vécu, ce qui vient de se passer eût été pour elle, pour une femme si comme il faut, un coup terrible,… de fait c’eût été le coup de la mort.

— Ainsi donc, Dombey… dit le major qui reprit son discours avec une nouvelle énergie.

— Mille pardons, interrompit le cousin Feenix, encore un mot, s’il vous plaît. Mon ami Dombey me permettra de dire que, si quelque chose pouvait ajouter à la cruelle douleur que j’éprouve à ce sujet, ce serait l’étonnement que cause au monde la conduite de ma charmante et distinguée parente, je vous demande la permission de la nommer encore ainsi ; oui, sa conduite, en se compromettant avec une personne… de fait avec une personne qui a des dents d’une blancheur éblouissante mais qui est d’un rang si inférieur à celui de son mari. Mais je dois aussi prier sérieusement mon ami Dombey, de ne pas condamner ma charmante et distinguée parente ayant d’avoir vérifié sa faute d’une manière positive, tout en lui donnant l’assurance que la famille dont je suis le représentant, et qui est presque éteinte maintenant (réflexion diablement triste pour un homme), que la famille dis-je ne fera aucune opposition, et sera heureuse même de s’entendre avec lui sur les mesures qu’il désire prendre pour l’avenir et qui ne peuvent être qu’honorables. J’espère que mon ami Dombey ne doutera pas de mes intentions dans cette malheureuse affaire et… et… de fait je pense que je n’ai plus d’autre observation à faire à mon ami Dombey. »

M. Dombey salue, sans lever les yeux, et garde le silence.

« Maintenant, Dombey, dit le major, maintenant que notre ami Feenix a établi tout ce qui a rapport à la dame avec une éloquence que le vieux Joe B. n’a jamais entendu surpasser… non, morbleu, monsieur, non, jamais ! s’écria le major qui devient violet et saisit sa canne par le milieu, j’oserai au nom de notre amitié, Dombey, vous présenter la chose sous un autre jour. Monsieur, dit le major en toussant comme un cheval, le monde a des opinions qu’il faut satisfaire.

— Je le sais, répond M. Dombey.

— Sans doute vous le savez, monsieur, dit le major, sacrebleu ! monsieur, je sais parfaitement que vous le savez. Un homme de votre calibre ne peut pas ignorer de telles choses.

— Je l’espère, répond M. Dombey.

— Dombey, dit le major, vous devinez le reste. Je me prononce, trop vite peut-être, mais voyez-vous les Bagstock se sont toujours ainsi prononcés. Ils n’ont jamais gagné grand’chose à cela, monsieur, mais c’est dans leur sang. Il faut brûler la cervelle à cet homme-là. Joe B. est votre témoin ; il réclame ses droits d’ami, sacrebleu !

— Major, dit M. Dombey, je vous remercie. Je vous préviendrai quand l’heure sera venue. Mais, comme l’heure n’est pas venue, je me suis abstenu de vous parler.

— Où est-il passé, Dombey ? dit le major après un moment en le regardant.

— Je l’ignore.

— Vous n’avez aucun indice ? demanda le major.

— Si.

— Dombey, je suis heureux de l’apprendre, dit le major. Je vous en félicite.

— Vous me pardonnerez, messieurs, vous me pardonnerez, n’est-ce pas, major, répond M. Dombey, si je n’entre pas en ce moment dans de plus grands détails. Les indices que j’ai sont d’une nature singulière, et je les ai obtenus d’une manière singulière aussi. Peut-être se trouveront-ils faux, peut-être se trouveront-ils vrais. Je ne saurais le dire en ce moment, et j’arrêterai là mes explications. »

Quoique cette réponse fût assez sèche auprès de l’enthousiasme chaleureux du major, celui-ci la reçut de fort bonne grâce, heureux de penser, disait-il, que le monde avait l’espérance d’une satisfaction pleine et entière. Le cousin Feenix est ensuite gratifié d’un gracieux salut par le mari de sa charmante et distinguée parente, et le cousin Feenix et le major Bagstock se retirent. Ils laissent le mari, toujours avec le monde, réfléchir à loisir sur ce qu’ils lui ont dit, sur ce que le monde pense de sa position, sur ce qu’il a droit d’attendre de lui.

Mais qui donc est assis dans la lingerie, versant des larmes abondantes, et parlant à voix basse à Mme Pipchin en levant les mains au ciel ? C’est une dame, la figure cachée sous un chapeau noir bien fermé qui semble n’avoir pas été fait pour elle. C’est miss Tox, qui a emprunté ce costume à sa servante, et qui est venue en cachette de la place de la Princesse, pour renouer connaissance avec Mme Pipchin, et se procurer ainsi les détails les plus exacts sur l’état de M. Dombey.

« Comment supporte-t-il ce coup affreux, ma chère bonne ? demanda miss Tox.

— Bien ! dit Mme Pipchin de sa voix aigre. Il va aussi bien que d’habitude.

— Oui ! pour l’extérieur, dit miss Tox ; mais, à l’intérieur, quel rude coup ! »

L’œil gris de Mme Pipchin se fixe sur miss Tox d’un air incertain pendant qu’elle répond, avec trois pauses bien marquées :

« Ah ! –. C’est possible ! – Je le suppose. À vous dire ma façon de penser, Lucrèce, continue Mme Pipchin qui appelle encore miss Tox de son petit nom, en souvenir des expériences orthopédiques qu’elle a faites sur elle, quand miss Tox n’était qu’une malheureuse et chétive petite fille de quelques années à peine, à vous dire ma façon de penser, Lucrèce, je crois que c’est un bon débarras. Je ne tiens pas, pour ma part, à toutes ces figures d’impudentes poupées.

— Oh ! oui, bien impudentes, en effet ! Vous avez bien raison de le dire : impudente est le mot, répond miss Tox. L’abandonner, lui ! un homme d’un caractère si noble ! »

Et miss Tox est toute tremblante d’émotion.

« Je ne sais s’il est noble, vraiment, dit Mme Pipchin en se frottant le nez avec impatience ; mais ce que je sais, c’est que nous devons supporter les épreuves que le ciel nous envoie. Bah ! j’en ai eu assez à supporter dans mon temps. Voilà bien du bruit pour pas grand’chose, mon Dieu ! Elle est partie, eh bien ! bon débarras. Personne ne tient à la voir revenir, j’imagine ! »

Dès les premiers mots d’allusion aux mines du Pérou, miss Tox se lève pour partir, et Mme Pipchin sonne Towlinson pour la conduire jusqu’à la porte. M. Towlinson, qui n’a pas vu miss Tox depuis des siècles, grimace un sourire et dit qu’il espère qu’elle se porte bien.

« Si je ne vous ai pas reconnue du premier coup, ajoute-t-il, pardon, mademoiselle, la faute en est à votre chapeau.

— Je sais bien, Towlinson ; je vous remercie, dit miss Tox. Je vous prie d’avoir la bonté, quand il vous arrivera de me voir ici, de n’y pas faire attention. Mes visites sont uniquement pour Mme Pipchin.

— Très-bien, mademoiselle, dit Towlinson.

— Il se passe de bien tristes choses, Towlinson, dit miss Tox.

— Oh ! bien tristes, vraiment, mademoiselle, répond Towlinson.

— J’espère, Towlinson, dit miss Tox, qui, depuis qu’elle donne des leçons à la famille Toodle, a pris un ton doctoral et l’habitude de profiter de toutes les occasions pour faire une classe, j’espère que ce qui vient de se passer sera un avertissement pour vous, Towlinson.

— Oh ! certainement, mademoiselle ; je vous remercie, dit Towlinson. »

Il semblait rêver aux circonstances dans lesquelles cet avertissement pourrait avoir une certaine application à sa personne, quand l’aigre Mme Pipchin le fait sauter en l’air en criant :

« Qu’est-ce que vous faites donc là ? Pourquoi ne conduisez-vous pas madame à la porte ? »

Et il se hâte de la conduire. En passant devant la chambre de M. Dombey, miss Tox rentre dans les profondeurs de son chapeau noir et marche sur la pointe du pied. Il n’y a personne, parmi les gens qui approchent M. Dombey, il n’y a personne dont les sentiments sympathiques égalent ceux que miss Tox cache sous son chapeau noir, et qu’elle essaye d’emporter chez elle en les dérobant à la clarté douteuse des réverbères.

Mais miss Tox ne fait pas partie du monde qui occupe M. Dombey. Elle revient chaque soir à la brune. Outre son chapeau, elle a des socques et un parapluie quand il pleut. Elle affronte les rires de Towlinson, la colère, les rebuffades de Mme Pipchin, et tout le reste, pour demander comment va ce cher homme et comment il supporte son malheur ; mais elle n’a rien à faire avec le monde de M. Dombey. Ce monde-là n’a pas besoin d’elle pour le fatiguer, le harceler sans cesse. Miss Tox est une étoile sans éclat, sans couleur, et elle tourne dans son petit orbite, bien loin, dans un autre système. Elle le sait ; elle vient, pleure, repart, et se trouve contente. Vraiment, miss Tox n’est pas si exigeante que le monde qui tourmente tant M. Dombey.

Au bureau, les employés discutent, sous toutes ses faces, le grand événement ; mais ils se demandent avant tout qui remplacera M. Carker. Tous s’accordent à croire que les émoluments seront rognés, et que la place ne sera plus aussi bonne, aussi agréable, par suite des restrictions et des conditions qu’on y mettra. Ceux qui n’ont pas le moindre espoir de l’obtenir disent qu’ils aiment autant ne pas l’avoir, et qu’ils ne l’envient pas à la personne qui en sera favorisée. Depuis la mort du petit Paul, on n’a jamais vu dans le bureau tant d’émoi ; mais, en général, l’agitation, dans ce quartier, prend un tour aimable, pour ne pas dire jovial, et ne fait qu’ajouter aux agacements de la camaraderie. On profite d’une aussi bonne occasion pour réconcilier ensemble le bel esprit du bureau et son rival surnuméraire, qui, depuis plusieurs mois, se faisaient une guerre à mort. Pour célébrer une réconciliation si heureuse, on propose un petit dîner, et l’on se réunit à une taverne voisine. Le bel esprit occupe le fauteuil ; le rival est vice-président. Quand la nappe est enlevée, commencent les discours. C’est le président qui ouvre la séance en disant :

« Messieurs, je ne puis me dissimuler que ce n’est pas le moment de se livrer à des guerres intestines. Des événements récents, auxquels il est inutile de faire autrement allusion, mais dont il a été dit quelques mots dans certains journaux du dimanche et dans un journal quotidien que je ne nommerai pas ici (tous les autres membres de la société le nomment à voix basse, au milieu d’un murmure général), ces événements, dis-je, m’ont fait réfléchir mûrement. Il me semble que, dans un tel moment, une querelle personnelle avec Robinson serait un attentat contre les sentiments généreux dont j’espère que tous les employés de la maison ont toujours été animés pour la cause générale. »

Robinson répond à ce discours en homme de cœur, en bon frère. Puis un employé qui, depuis trois ans, est resté dans le bureau, mais toujours à la veille d’être remercié pour ses fautes de calcul continuelles, se montre tout à coup sous un jour nouveau.

« Puisse notre chef vénéré, s’écrie-t-il dans un speech saisissant, ne plus jamais voir semblable malheur tomber sur son toit ! »

À quoi il ajoute bien d’autres souhaits commençant toujours par ces mots : Puisse-t-il ne plus jamais… et, à chaque fois c’est un tonnerre d’applaudissements. Bref, on passe une soirée charmante que vient troubler seulement une dispute entre deux employés subalternes, sur les bénéfices de M. Carker pendant les dernières années. Ils se lancent les carafes à la tête, et on les met à la porte dans un état de violente colère. Le lendemain matin, on fait, en général, au bureau, une grande consommation d’eau de seltz pour se rafraîchir, et plus d’un convive de la veille, au moment de payer la carte, la trouve par trop exagérée.

Quant à M. Perch, l’homme de peine, il va se ruiner pour toujours. Il se retrouve constamment dans les tavernes ; à force de régalades, il tombe ivre-mort sous la table. Il croit, partout et toujours, rencontrer des visages consternés par les derniers événements. « Monsieur ou madame, leur dit-il suivant le sexe, comme vous paraissez pâle. » À ces mots, l’on tremble de la tête aux pieds, et l’on se sauve en criant : « Oh ! Perch ! » Est-ce la conséquence de la triste nouvelle ? est-ce l’effet naturel produit par le liquide ? Toujours est-il que M. Perch est très-abattu à cette heure de la soirée où ordinairement il va chercher des consolations à Ball’s-Pond, dans la société de Mme Perch. La pauvre Mme Perch se tourmente beaucoup, car elle craint que la confiance de son mari dans la fidélité du sexe ne soit de plus en plus ébranlée et qu’il ne s’attende, en rentrant le soir, à la trouver partie avec un vicomte.

Les domestiques de M. Dombey sont aussi complétement détraqués et incapables de faire leur service. Tous les soirs au souper, ils en parlent devant leurs verres tout fumant de vin chaud. M. Towlinson est toujours en train vers les dix heures et demie : « Faites-moi donc le plaisir de me dire, répète-t-il souvent, si je ne vous ai pas prévenu qu’il ne pouvait jamais rien résulter de bon de demeurer à un coin de rue. » On parle tout bas de Florence : où est-elle ? on est d’accord que M. Dombey n’en sait rien, mais que Mme Dombey le sait, elle. On est amené naturellement à parler de Mme Dombey. Elle avait tout de même une belle prestance, dit la cuisinière, n’est-ce pas ? Mais elle était trop haute. Oui, elle était trop haute, répond l’assemblée d’un commun accord. L’ancienne passion de Towlinson, la bonne de la maison, qui continue à marcher dans le sentier de la vertu ajoute : « Qu’on vienne encore, après cela, me parler de ces gens qui lèvent la tête si haut, comme si la terre n’était pas digne de les porter. »

Tout ce qui se dit, tout ce qui se fait ce jour là se dit et se fait en compagnie. C’est un chorus général. Il n’y manque que M. Dombey. Mais M. Dombey est seul de son côté et le monde de l’autre.

Chapitre XIV. Renseignements mystérieux. §

La bonne Mme Brown et sa fille Alice étaient silencieuses dans leur chambre. C’était au commencement de la soirée dans les derniers jours du printemps. Il y avait déjà quelques jours que M. Dombey avait parlé au major Bagstock des singuliers renseignements qu’il avait obtenus d’une façon plus singulière encore, renseignements qui pouvaient être vrais ou sans fondement : le monde n’avait pas encore obtenu la satisfaction désirée.

La mère et la fille étaient assises depuis longtemps, sans avoir échangé un seul mot, sans avoir bougé de leur place. La laide figure de la vieille exprimait l’inquiétude et l’attente : celle de la fille exprimait l’attente aussi, mais plus patiente. De temps en temps même, elle s’assombrissait, témoignant le désappointement et le doute. La vieille, sans s’occuper des changements d’expression qui se succédaient sur le visage de sa fille, quoiqu’elle tournât souvent ses yeux vers elle, demeurait assise, toujours marmottant, toujours mâchonnant, et prêtant mystérieusement l’oreille.

Leur habitation, quoique pauvre et misérable, avait cependant gagné un peu de confort et ne ressemblait plus tout à fait à la demeure de la bonne Mme Brown, à l’époque où celle-ci était seule. On voyait qu’on avait voulu y mettre plus d’ordre, plus de propreté : et quoique ce fût toujours une habitation de bohémienne, on y sentait la présence de la jeune fille. Les ombres de la nuit descendaient, descendaient toujours ; et les deux femmes gardèrent le silence jusqu’au moment où la chambre se trouva dans une obscurité presque complète.

Alors Alice rompit ce long silence.

« Vous pouvez y renoncer, dit-elle, mère. Il ne viendra pas.

— Y renoncer ! la mort y renoncerait plutôt, répondit la vieille dans un mouvement d’impatience. Il viendra.

— Nous verrons, dit Alice.

— Vous le verrez, répliqua sa mère.

— Et le jour du jugement dernier aussi.

— Vous me croyez retombée en enfance, croassa la vieille. Voilà le respect que j’obtiens de ma propre fille ; mais je ne suis pas si bête que vous croyez. Il viendra. L’autre jour que je n’ai fait seulement que le toucher à l’habit, on aurait dit que j’étais un crapaud, à la manière dont il me regardait. Mais il fallait voir, grand Dieu ! l’œil qu’il m’a fait, quand je lui ai eu dit leurs noms et que je lui ai demandé si ça lui ferait plaisir qu’on découvrît où ils sont.

— Était-il en colère, demanda la fille, dont l’intérêt parut un instant éveillé.

— En colère ! dites plutôt rouge comme un coq. Ah ! ah ! en colère ! appeler ça en colère ! dit la vieille, qui se dirigea en boitant du côté du buffet, pour allumer une chandelle. » Quand elle revint prendre sa place à la table, sa bouche grimaçante, éclairée par la lumière, lui donnait encore un air plus hideux. C’est comme vous, quand vous parlez d’eux, je vous demande si vous êtes en colère, hein ! »

En effet il fallait la voir accroupie en silence comme une tigresse avec des yeux flamboyants.

« Écoutez, dit la vieille d’un air de triomphe. J’entends des pas. Ce n’est pas la marche de quelqu’un qui habite dans le voisinage, ni qui vienne souvent par ici. Nous ne marchons pas comme ça, non ! Nous serions fières d’avoir de pareils voisins ! L’entendez-vous ?

— Je crois que vous avez raison, mère ! reprit Alice à voix basse. Chut ! Ouvrez la porte. »

Alice s’enveloppa dans son châle, le serra autour d’elle, pendant que sa mère allait ouvrir la porte : elle regarda sur le carré, fit signe du doigt. M. Dombey entra. Il s’arrêta quand il eut posé le pied sur le seuil de la porte, et lança tout autour de lui un regard méfiant.

« C’est une bien humble demeure pour un aussi grand personnage que votre Seigneurie, dit la vieille en faisant une révérence et en marmottant entre ses dents. Je vous l’avais bien dit, mais cela ne fait rien.

— Qui est-ce qui est là ? demanda M. Dombey en lui montrant sa compagne.

— C’est ma jolie fille, dit la vieille. Votre Seigneurie n’a pas besoin de s’en inquiéter, elle est au courant de l’affaire. »

Une ombre s’étendit sur le visage du noble visiteur ; c’était comme s’il eût soupiré tout haut : « Qui donc l’ignore ! » Il la regarda d’un air hautain et elle, sans lui faire le moindre salut, le regarda aussi. L’ombre, qui s’était étendue sur son visage, s’épaissit : il détourna son regard de la jeune femme, mais il reporta bientôt ses yeux de son côté à la dérobée, comme si cet œil hardi le poursuivait d’un souvenir odieux en lui rappelant celui d’un autre.

« Femme ! dit M. Dombey à la vieille sorcière qui gloussait et frisait ses yeux à ses côtés, et qui, en se voyant interpellée, fit un signe furtif à sa fille, se frotta les mains et lui fit un autre signe encore ; femme ! c’est une grande faiblesse de ma part de déroger ainsi à mon rang en venant ici, mais vous savez pourquoi je viens et ce que vous m’avez offert quand vous m’avez arrêté l’autre jour dans la rue. Qu’avez-vous à me dire concernant l’affaire qui m’intéresse, et comment se fait-il que je puisse avoir dans un bouge comme celui-ci (et il jeta un regard de mépris autour de lui), que je puisse avoir ici des détails proposés de plein gré quand j’ai employé en vain tous les moyens, tout mon pouvoir pour en obtenir partout ailleurs ? Je n’imagine pas, dit-il après un moment de silence pendant lequel il l’avait observée sévèrement, je ne pense pas que vous ayez l’audace de plaisanter avec moi ou de m’en imposer. Mais si tel est votre dessein, vous feriez mieux de vous arrêter au début de votre ruse. Je ne suis pas d’humeur à rire, et vous pourriez avoir à vous repentir de votre hardiesse.

— Oh ! je sais bien que vous êtes un gentleman fier et dur ! gloussa la vieille en secouant la tête et en frottant ses mains ridées. Oui dur, dur, dur ! Mais Votre Seigneurie entendra de ses propres oreilles, et verra de ses propres yeux ; et si je la mets sur leurs traces, elle ne refusera pas de me donner quelque chose pour ma peine, n’est-ce pas mon digne gentleman ?

— L’argent, répondit M. Dombey, que cette question semblait avoir rassuré et mis à l’aise, peut faire des miracles, je le sais. Il peut expliquer même des moyens aussi inattendus et aussi peu croyables que ceux-ci. Oui, je payerai tout renseignement qui me paraîtra vraisemblable. Mais je veux les renseignements d’abord, pour juger moi-même de leur valeur.

— Vous ne connaissez donc rien de plus puissant que l’argent ? demanda la jeune femme sans se lever et sans changer d’attitude.

— Non, pas ici du moins, j’imagine, dit M. Dombey.

— D’après ce que j’entends dire, vous savez pourtant qu’il y a ailleurs quelque chose de plus puissant, reprit-elle. Ne savez-vous rien de la colère d’une femme ?

— Vous avez une langue bien hardie, coquine, dit M. Dombey.

— Non, pas habituellement, répondit-elle sans témoigner la moindre émotion. Si je vous parle en ce moment, c’est pour que vous nous compreniez mieux et que vous ayez plus de confiance en nous. La colère d’une femme est aussi puissante ici que dans votre magnifique demeure. Je suis en colère, moi, je le suis depuis bien des années. J’ai d’aussi bonnes raisons d’être en colère que vous-même, et l’objet de ma colère est le même homme. »

Il tressaillit malgré lui et la regarda avec surprise.

« Oui, dit-elle avec une sorte de ricanement, quelque grande que paraisse la distance qui nous sépare, c’est comme je vous le dis. Peu vous importe pourquoi ; c’est mon histoire et je garde mon histoire pour moi. Je voudrais vous faire rencontrer avec lui, parce que j’ai à me venger de lui. Ma mère que voici est avare et pauvre, et elle vendrait les renseignements qu’elle pourrait avoir, elle vendrait n’importe quoi, n’importe qui pour de l’argent. Il est assez juste peut-être que vous lui donniez quelque chose, si elle peut vous aider dans les recherches que vous faites. Pour moi, ce n’est pas là le motif qui me fait agir. Je vous ai dit le mien ; il est aussi puissant, aussi sûr que si vous discutiez et marchandiez avec elle quelques pièces de dix sous. J’ai fini. Ma langue hardie n’en dira pas davantage, quand même vous resteriez là jusqu’au lever du soleil demain matin. »

La vieille avait montré un grand malaise tout le temps de ce discours ; les paroles de sa fille pouvaient nuire à la récompense qu’elle espérait. Aussi tira-t-elle doucement M. Dombey par la manche, en lui disant tout bas de n’y pas faire attention. Il les regarda toutes deux tour à tour d’un air hagard et s’écria, d’une voix que l’émotion faisait trembler contre son habitude :

« Eh bien ! dites… que savez-vous ?

— Oh ! pas si vite, mon digne gentleman ! Il nous faut attendre quelqu’un, répondit la vieille. Il faut que nous lui tirions les vers du nez : c’est un secret qu’il va falloir lui arracher de gré ou de force.

— Que signifie cela ? demanda M. Dombey.

— Patience, croassa la vieille, en posant sur le bras de son hôte sa main, ou plutôt sa griffe. Patience ! je l’aurai son secret, j’en suis certaine. S’il voulait me le cacher, dit la bonne Mme Brown en montrant ses doigts crochus, je le lui arracherais plutôt du cœur. »

M. Dombey la suivit des yeux pendant qu’elle s’en allait regarder à la porte tout en boitillant ; puis son regard chercha la fille qui restait immobile, silencieuse et ne semblait plus s’occuper de lui.

« Ne m’avez-vous pas dit, femme, que vous attendiez une autre personne ? dit-il, quand Mme Brown rentra, courbée en deux, et branlant sa tête marmottante.

— Oui ! dit la vieille femme en le regardant en face et en hochant la tête.

— C’est de cette personne que vous obtiendrez les détails qui me sont nécessaires ?

— Oui ! dit la vieille avec un autre signe de tête.

— M’est-elle inconnue ?

— Chut ! dit la vieille avec un ricanement à faire trembler. Qu’importe ? Eh bien ! non. Ce n’est pas un étranger pour Votre Seigneurie. Mais il ne vous verra pas. Il aurait peur de vous et ne dirait rien. Vous resterez derrière cette porte et vous jugerez par vous-mêmes. Nous ne demandons pas qu’on nous croie sur parole. Eh ! quoi, Votre Seigneurie hésite : elle se méfie de la chambre du fond ? Oh ! c’est bien là votre esprit soupçonneux à vous autres grands seigneurs ! Eh bien ! regardez-y, alors. »

L’œil pénétrant de la vieille avait vu sur le visage de M. Dombey une expression involontaire de méfiance que pouvaient du reste justifier les circonstances. Pour le rassurer, elle prit la lumière et le conduisit à la porte de la chambre dont elle avait parlé. M. Dombey regarda dans l’intérieur, et s’assura que la pièce était vide et nue. Il lui fit signe de remettre la lumière à sa place.

« Combien faudra-t-il attendre après cette personne ? demanda-t-il.

— Peu de temps, répondit elle. Votre Seigneurie veut-elle bien s’asseoir seulement quelques pauvres petites minutes ? »

Il ne répondit pas ; mais il se mit à marcher dans la chambre d’un air irrésolu. Il semblait se demander s’il devait rester ou sortir ; on eût dit qu’il se reprochait d’être là. Mais bientôt son pas devint plus lent et plus pesant ; il parut plongé dans une rêverie plus profonde ; l’objet de sa démarche absorbait évidemment son esprit tout entier.

Pendant qu’il se promenait ainsi les yeux baissés, Mme Brown avait repris sa place sur la chaise qu’elle avait quittée pour le recevoir et elle écoutait de nouveau. Le retentissement monotone des pas de M. Dombey, ou son grand âge, lui rendait l’ouïe un peu moins sensible, et la vieille écoutait encore, que depuis quelques moments déjà un bruit de pas dans la rue avait été entendu de la fille, qui lança à sa mère un regard rapide pour la prévenir. Aussitôt elle se leva et s’écria tout bas : « Le voilà ! » Elle se hâta de conduire son hôte à son poste d’observation, mit sur la table une bouteille de vin et un verre, tout cela si vite, qu’elle fut prête à temps pour jeter ses bras autour du cou de Robin le Rémouleur, quand il parut à la porte.

« Ah le voilà donc enfin, ce cher enfant ! s’écria Mme Brown. À la bonne heure, c’est bien, ça, mon bon Robinet !

— Eh ! m’am Brown, dit le Rémouleur en se dégageant de son étreinte, assez ! assez ! Est-ce que vous ne pouvez aimer un gars sans l’étrangler et l’étouffer ! Prenez garde à la cage que je porte, hein, s’il vous plaît ?

— Il pense à des cages au lieu de penser à moi ! s’écria la vieille en levant les yeux au plafond : à moi qui l’aime plus que s’il était mon fils !

— Oui, m’am Brown, je vous en remercie bien, dit le malheureux garçon qui avait peine à reprendre sa respiration, mais vous êtes aussi trop caressante ! Moi, je vous aime bien aussi, comme de juste, mais je ne vous étouffe pas, moi, hein ? m’am Brown ? »

En parlant ainsi, il la regardait d’un air qui voulait dire, pourtant, qu’il ne serait pas très-éloigné de l’étrangler, dans l’occasion.

« Et parce que je parle de cages, dit le Rémouleur en pleurnichant, où est le mal ? Eh bien ! tenez, savez-vous à qui c’est, ça ?

— À ton maître, chéri, dit la vieille en grimaçant.

— Ah ! répondit Robin en mettant sur la table une cage bien enveloppée dans une housse, dont il défaisait les nœuds avec les dents et avec les mains. C’est notre perroquet, le voilà !

— Le perroquet de M. Carker, Robin ?

— Voulez-vous bien vous taire, m’am Brown, répliqua Robin impatienté. Qu’est-ce que vous avez besoin de dire les noms, comme ça ? Le diable m’emporte, ajouta Robin en s’arrachant, dans sa colère, les cheveux à deux mains, si elle ne finira pas par me rendre enragé !

— Eh bien ? est-ce que par hasard vous allez me faire des reproches, petit ingrat ? s’écria vivement la vieille.

— Oh ! bon Dieu, non, m’am Brown, dit le Rémouleur avec des larmes dans les yeux. Qu’est-ce qui a jamais parlé de ça ? Est-ce que je ne vous aime pas à la folie, m’am Brown ?

— Bien vrai, Robinet ? mon petit canard ? » Dans un transport de tendresse, Mme Brown l’étreignit une seconde fois dans ses bras : pour s’en dégager, le malheureux eut à faire des efforts inouïs avec ses jambes ; ses cheveux s’en dressèrent sur sa tête.

« Ah ! mon Dieu ! dit le Rémouleur, que c’est ennuyeux d’être aimé comme ça. Je voudrais la voir aux cinq cents… Comment vous êtes-vous portée, m’am Brown ?

— Ah ! dire qu’il n’était pas venu ici depuis bientôt huit jours ! dit la vieille en lui lançant un regard de reproche.

— Mon Dieu ! m’am Brown, reprit le Rémouleur, je vous ai dit, il y a de ça huit jours, que je reviendrais ce soir. Voyons, ne vous l’ai-je pas dit ? Eh bien ! me voici. Comme vous êtes drôle aussi ! il faudrait pourtant être un peu raisonnable, m’am Brown. Je suis là à m’égosiller, à me défendre, et j’ai la figure toute rouge de vos embrassades. » Puis, il se frotta la figure avec sa manche comme pour en effacer les marques d’amitié de la vieille.

« Allons Robinet, mon ami, une petite goutte pour vous remettre, dit la vieille en remplissant un verre qu’elle lui donna.

— Merci ! m’am Brown. À votre santé ! Puissiez-vous pendant longtemps !… et cætera. » À en juger par l’expression de sa physionomie, le toast contenu dans le et cætera n’appelait pas sur la vieille les bénédictions du ciel. « Et à sa santé aussi, » dit le Rémouleur en lançant un regard à Alice. Il croyait qu’Alice tenait ses yeux fixés sur la muraille derrière lui, tandis que réellement c’était sur la figure de M. Dombey caché par la porte. « À sa santé, répéta-t-il, et je lui souhaite le même chose, accompagnée de plusieurs autres. »

Là-dessus, il vida son verre et le déposa sur la table.

« Eh bien ! voyons ! m’am Brown, continua-t-il, commençons à parler raison. Vous vous connaissez en oiseaux, et vous savez ce qu’ils valent, je l’ai bien appris à mes dépens.

— À tes dépens ? répéta Mme Brown.

— À ma satisfaction, que je veux dire, répliqua le Rémouleur ! Comme vous tourmentez un pauvre gars, m’am Brown ! Là ! voilà que vous m’avez fait oublier ce que je voulais vous dire.

— Tu disais, Robinet, que je me connaissais en oiseaux, dit la vieille.

— Ah ! c’est cela, dit le Rémouleur, eh bien ! j’ai été chargé de prendre soin de ce perroquet. Il y a eu certaines choses de vendues, une certaine maison mise sens dessus dessous, et comme je ne tiens pas à ce qu’on le sache maintenant, je serais bien aise que vous vous chargiez pour une semaine ou deux de ce pensionnaire, et que vous lui donniez la table et le logement, hein, voulez-vous ? S’il faut que j’aille et que je vienne ici comme ça, dit le Rémouleur d’un air piteux, j’aime autant que ça soit pour quelque chose.

— Comment ! pour quelque chose ? s’écria la vieille.

— Ah je veux dire, sans vous compter, m’am Brown, répondit Robin tout effrayé. Car je viendrais bien pour vous seule, m’am Brown, vrai comme je vous le dis ! Ne vous remettez pas encore en colère, pour l’amour du bon Dieu !

— Ah ! il ne m’aime pas comme je l’aime, s’écria Mme Brown en levant ses mains décharnées. Mais ça n’empêche pas que je prendrai soin de son oiseau.

— Prenez-en bien soin, savez-vous, m’am Brown, dit Robin en secouant la tête, car s’il vous arrivait seulement de le caresser à rebrousse-poil, je crois qu’on s’en apercevrait.

— Ah ! il est si fin que ça, dit Mme Brown vivement.

— Fin ! m’am Brown, répéta Robin, lui ! mais motus ! il ne faut pas parler de ça ! »

Il s’arrêta court et remplit de nouveau son verre qu’il vida lentement, non sans avoir promené un regard d’effroi tout autour de la chambre. Puis, il secoua la tête et commença à passer ses doigts à travers les barreaux de la cage du perroquet pour faire diversion au dangereux sujet de conversation qu’on venait d’effleurer.

La vieille le regarda d’un air rusé, traîna sa chaise près de lui, contempla le perroquet qui descendait, à sa voix, de son dôme doré, et elle dit au Rémouleur :

« Te voilà sans place maintenant, Robinet ?

— Qu’est-ce que ça vous fait, m’am Brown ? répondit sèchement le Rémouleur.

— Après ça, on te paye peut-être ta nourriture ? Robin, dit Mme Brown.

— Viens ! mon petit coco ! » dit le Rémouleur.

La vieille lui lança un regard qui aurait pu le faire trembler pour ses oreilles ; mais comme il ne voulait paraître occupé que du perroquet, ses yeux ne virent pas l’expression menaçante de cette figure que son imagination lui représentait trop bien.

« Ça m’étonne, Robin, que ton maître ne t’ait pas emmené avec lui, » dit la vieille en le cajolant, avec un sourire de plus en plus rusé.

Robin était si absorbé par la contemplation du perroquet et si occupé à fourrer son doigt à travers les barreaux de la cage, qu’il ne répondit pas.

La vieille tenait sa griffe à portée des cheveux de Robin, qui se penchait sur la table ; mais elle se contint et dit d’une voix étouffée qu’elle s’efforçait de rendre calme :

« Robinet, mon chéri.

— Quoi ? m’am Brown, répondit le Rémouleur.

— Je te disais que j’étais surprise que ton maître ne t’ait pas emmené avec lui.

— Qu’est-ce que ça vous fait, m’am Brown ? » répondit le Rémouleur.

Mme Brown aussitôt allongea sa griffe droite sur la perruque de Robin et sa griffe gauche sur sa gorge, et elle serra l’objet de sa tendre affection avec une telle rage, que la figure de Robin devint noire en un instant.

« M’am Brown, s’écria le Rémouleur, lâchez-moi, hein ? Que faites-vous ? Au secours, là ! mademoiselle. M’am Brown, m’am Bro… »

Cependant la jeune femme ne se laissa toucher ni par l’appel direct qu’il lui faisait ni par ses cris étouffés. Elle resta immobile jusqu’au moment où Robin, après avoir lutté contre la vieille dans un coin de la chambre, se délivra de son étreinte et resta debout tout haletant, les coudes en avant pour être prêt à se défendre, car la vieille, toute haletante aussi, trépignait de rage et de fureur et semblait recueillir toutes ses forces pour lui livrer un nouvel assaut. Ce fut alors qu’Alice ouvrit la bouche, mais non pas en faveur du Rémouleur, pour dire à sa mère :

« Bien travaillé, mère ! Mettez-le en pièces !

— Ah ! m’amselle, sanglota Robin, vous êtes aussi contre moi, vous ! Qu’est-ce que j’ai donc fait ? J’voudrais bien savoir pourquoi qu’vous voulez me mettre en pièces ? Pourquoi qu’vous vous en prenez comme ça à un pauvre gars qui n’vous a jamais fait d’mal ni à l’une ni à l’autre ? Est-il possible que vous soyez des femmes ! s’écria le Rémouleur dans son désespoir et sa terreur, tout en portant la manche de sa veste à ses yeux. Ça m’étonne de vot’part ! Si c’est là la douceur des femmes, à ce qu’on dit, excusez !

— Mauvais chien ! ingrat ! impudent ! gredin ! s’écria la vieille d’un ton saccadé.

— Mais qu’est-ce que j’ai donc fait pour vous offenser, m’am Brown ? répliqua Robin suffoqué par les sanglots. Vous m’aimiez tant y n’y a qu’un instant !

— Oui, y m’répond à demi-mot et d’un air rechigné, dit la vieille. Parce que je n’serais pas fâchée d’cancaner un peu sur son maître et sur c’te dame, il fait le finaud avec moi ! Assez causé, man garçon ; suffit ! Tu peux filer !

— Mais m’am Brown, riposta le misérable Rémouleur, j’n’ai jamais dit que j’voulais m’en aller. S’il vous plaît, m’am Brown, ne parlez pas comme ça.

— Je n’te parlerai pas du tout, dit Mme Brown en allongeant vers lui ses doigts crochus, ce qui le fit rentrer tout ratatiné dans son coin. Non, je n’soufflerai pas un mot de plus. C’est un méchant ingrat. Je le renie. Qu’il file ! qu’il file ! Je lancerai à ses trousses des gens qui parleront p’t’être bien de trop ; il n’pourra pas s’en débarrasser d’ceux-là. Ils s’attacheront à lui comme des sangsues et le traqueront comme des renards. Ah ! il les connaît bien ! Il se rappelle ses jeux d’autrefois, les vies qu’il faisait ! S’il a oublié tout ça, ceux-là l’en f’ront souvenir. Qu’il file, qu’il file ! il verra comment il pourra mener les affaires de son maître et garder ses secrets avec ces gens-là sur ses talons. Ah ! ah ! ah ! ça sera bien autre chose qu’avec vous et moi, Alice, quand nous sommes-là en tête à tête comme des amis. Allons, file ! file, mon p’tit ! »

En disant ces mots, la vieille, au grand effroi du Rémouleur, tournait sur elle-même, dans un cercle de quatre pieds de diamètre, sa hideuse personne, en répétant toujours la même phrase, en tenant son poing levé sur la tête de son jeune ami, et en grinçant des dents.

« M’am Brown, dit Robin d’un ton suppliant, sortant un peu de son coin, voyons, n’est-ce pas, qu’en y réfléchissant de sang-froid, vous ne voudriez pas recommencer à tourmenter comme vous faites un pauvre gars comme moi ?

— Ne m’parle pas ! dit Mme Brown en continuant toujours avec rage son manége. File ! File !

— M’am Brown, répéta le Rémouleur accablé, je n’avais pas l’intention de… Oh ! quel malheur pour un pauvre gars d’être une fois sur c’te pente-là. J’avais peur de causer, m’am Brown ; voyez-vous, je suis toujours dans des transes, parce qu’il devine tout ; mais je savais bien qu’avec vous je ne pourrais pas me taire longtemps. Tenez, je suis tout à fait content de cancaner un petit brin, m’am Brown, dit-il d’un air désolé ; mais ne vous avancez pas comme ça, s’il vous plaît. Oh ! mon Dieu ! mademoiselle, ne viendrez-vous pas au secours d’un malheureux gars comme moi ? dit le Rémouleur en invoquant la fille d’un ton de désespoir…

— Allons, mère, vous entendez ce qu’il dit, fit-elle d’une voix sévère et en secouant la tête avec impatience. Essayez encore une fois, et, s’il recommence, mettez-le en morceaux si vous voulez, et que ça finisse. »

Mme Brown, touchée, comme on peut croire, par une exhortation si tendre, commença par hurler quelques lamentations, puis, peu à peu elle s’adoucit et prit dans ses bras le Rémouleur repentant. Il lui serra de son côté la taille avec une expression de douleur indicible, et, victime résignée, il alla reprendre sa place tout près de sa vénérable amie. Il consentit à passer son bras sous le sien et à l’y laisser ; mais l’air calme qu’il affectait était en contradiction évidente avec les sentiments violents que révélait son visage.

« Et comment va ton maître, cher bon ? dit Mme Brown, quand, après s’être assis amicalement à côté l’un de l’autre, ils eurent trinqué ensemble.

— Chut ! Si vous voulez bien ! m’am Brown, dit Robin d’un ton suppliant, parler un peu plus bas. Il se porte bien, je crois, merci !

— Tu n’es donc pas hors de place, Robin ? dit Mme Brown d’un ton câlin.

— Mais non, je ne suis précisément ni hors de place, ni en place, balbutia Robin. Je… je reçois encore mes gages, m’am Brown.

— Et tu n’as rien à faire, Robin ?

— Rien de particulier à ce moment, m’am Brown, sinon de… d’avoir les yeux au guet, dit le Rémouleur en les roulant d’un air désolé.

— Est-ce que ton maître est loin, Robin ?

— Oh ! pour l’amour du bon Dieu, m’am Brown, ne pourriez-vous cancaner avec un pauvre gars sur un autre sujet ? dit le Rémouleur avec un cri de désespoir.

L’impétueuse Mme Brown s’étant levée tout à coup, le malheureux Rémouleur la retint en bégayant :

« Ou… ou… i, m’am Brown, je… je crois qu’il est loin. Qu’est-ce donc qu’elle regarde comme ça, elle ? »

Cette observation était faite pour la fille, dont les yeux étaient fixés sur le personnage qui avançait la tête derrière Robin.

« N’y fais pas attention, mon garçon, dit la vieille en le serrant de plus près pour l’empêcher de se retourner. C’est son air comme ça. Dis-moi, Robin, as-tu vu jamais la dame, mon p’tit ?

— Ah ! m’am Brown, quelle dame ? s’écria le Rémouleur du ton le plus piteux.

— Quelle dame ? répliqua-t-elle. Eh ! tu sais bien, Mme Dombey.

— Oui, je crois que je l’ai vue une fois ; répondit Robin.

— Le soir où elle est partie, mon petit Robinet ? dit la vieille à son oreille et examinant soigneusement le moindre changement d’expression sur son visage. Ah ! Ah ! je sais bien que c’était ce soir-là.

— Eh ben ! si vous le savez, vous le savez ! c’est pas la peine de pincer un pauvre garçon, pour lui faire dire ça, alors.

— Où sont-ils allés ce soir-là, Robin ? Droit devant eux ? Comment sont-ils partis ? Où l’as-tu, vue, elle ? Riait-elle ? Pleurait-elle ? Dis-moi tout ce que tu sais, cria la vieille sorcière qui le serrait toujours de plus près, pendant que sa main droite, passée dans le bras de son prisonnier, frappait convulsivement la main gauche et que son œil chassieux cherchait à surprendre sur sa figure le moindre mouvement. Allons ! va ! décide-toi. Je d’mande que tu me renseignes. Voyons, mon p’tit Robinet, nous savons bien ce qu’c’est que de garder un secret à nous deux, nous l’avons déjà fait. Où sont-ils allés d’abord ? »

Le malheureux Robin ouvrit la bouche et s’arrêta.

« Es-tu muet, décidément ? dit la vieille en colère.

— Oh ! mon Dieu, non, m’am Brown. Mais ne voulez-vous pas qu’un pauvre gars comme moi prenne feu comme un éclair ? Ah ! si je pouvais en disposer, du fluide électrique, se dit tout bas l’épouvanté Rémouleur, j’sais bien sur qui j’tomberais, pour régler tout de suite nos comptes.

— Qu’est-ce ce que tu dis ? fit la vieille en grimaçant.

— À votre santé, m’am Brown, dit l’hypocrite Robin en cherchant un refuge dans son verre. Où sont-ils allés d’abord, c’est ça que vous me demandez ? lui et elle, bien entendu ?

— Certainement dit la vieille avec avidité ; je parle de tous les deux.

— Ils ne sont allés nulle part… du moins pas ensemble, j’veux dire » répondit Robin. »

La vieille le regarda comme si elle allait lui sauter à la figure et le saisir à la gorge, mais elle se retint, en voyant dans la physionomie de Robin qu’il allait entamer le mystère.

« C’était le bon de l’affaire, voyez-vous, dit le Rémouleur de mauvaise grâce. Ça fait que comme ça personne n’a vu où ils allaient et qu’on n’peut pas dire où ils sont partis. Ils ont pris des chemins différents ; voilà, m’am Brown.

— Bon ! bon ! fit la vieille, en riant à gorge déployée, après avoir examiné un moment en silence l’expression de ses traits ; ils s’étaient donné rendez-vous pour se retrouver quelque part.

— Dame ! s’ils n’avaient pas dû se retrouver quelque part, ils auraient aussi bien fait de rester chacun chez eux, j’imagine. N’est-ce pas, m’am Brown ? répondit le Rémouleur récalcitrant.

— Après ? Robin, après ? dit la vieille en serrant plus fortement son bras contre le sien, comme si, dans sa joie, elle eût craint de le voir s’échapper.

— Eh quoi ? n’avons-nous pas encore assez causé, m’am Brown ? répondit le Rémouleur qui, sous l’influence du mal qu’on lui faisait, du vin qu’il buvait, et de la question morale à laquelle il était soumis, était devenu si pleurnicheur, qu’à chaque mot qu’il prononçait, il portait le parement de son habit à son œil droit ou à son œil gauche en poussant un gémissement. Si elle a ri ce soir-là, n’est-ce pas ? vous m’avez demandé si elle avait ri, m’am Brown ?

— Ou pleuré ? dit la vieille faisant un signe d’assentiment.

— Elle n’a fait ni l’un ni l’autre, dit le Rémouleur. Elle était aussi froide, quand elle et moi… Oh ! je vois bien que vous voulez tout savoir, m’am Brown, mais jurez-moi votre parole d’honneur que vous ne le direz à personne. »

Mme Brown, naturellement jésuitique, prêta un serment qui ne lui coûtait guère ; car l’important pour elle, c’était que le personnage caché pût entendre lui-même.

« Elle était aussi ferme, quand elle et moi nous sommes arrivés à Southampton, qu’une vraie statue. Le lendemain, elle était tout de même, m’am Brown, et quand elle est montée dans le paquebot avant le jour toute seule, j’étais censé son domestique qui conduisait à bord, eh bien ! elle était toujours tout comme. Ah ! maintenant, vous v’là contente m’am Brown ?

— Non, Robin, pas encore, répondit Mme Brown d’un ton décisif.

— Oh ! quelle femme vous faites ! s’écria le malheureux Rémouleur en poussant un sourd gémissement pour se plaindre de son sort. Qu’est-ce que vous voulez donc encore savoir, m’am Brown ?

— Qu’est devenu ton maître ? Où est-il allé ? lui demanda-t-elle en le serrant toujours de près et le regardant dans le blanc des yeux.

— Ma parole ! je ne le sais pas, m’am Brown, répondit Robin. Ma parole ! je ne sais pas ce qu’il a fait ni où il est allé. Je ne sais rien de lui. Je me rappelle seulement qu’il m’a dit de me taire, quand nous nous sommes séparés. Et je vous préviens, m’am Brown, en ami, que plutôt que de jamais répéter un mot de ce que nous disons maintenant, vous feriez mieux de vous tuer du coup ou de vous enfermer dans cette maison, et d’y mettre le feu, car voyez-vous, il n’y a rien qu’il ne soit capable de faire pour se venger de vous. Vous ne le connaissez pas comme moi, m’am Brown. Il n’y a pas moyen de lui échapper, je vous dis !

— N’ai-je pas donné ma parole, répliqua la vieille, est-ce que je voudrais y manquer ?

— Eh bien ! m’am Brown, j’espère que vous tiendrez votre parole, répondit Robin de l’air de quelqu’un qui n’est pas très-convaincu et laissant porter sur sa physionomie comme une espèce de menace. Ce que je vous dis là, c’est dans votre intérêt aussi bien que dans le mien. »

En lui donnant cet avertissement amical, qu’il corrobora d’un vigoureux mouvement de tête, il la regarda attentivement : mais cette figure jaunâtre de la vieille grimacière, ces yeux de furet au regard froid et perçant le mettaient mal à l’aise : il baissa la tête et s’agita sur sa chaise, comme s’il s’apprêtait à déclarer, de son air le plus grognon, qu’il ne répondrait plus à aucune question. La vieille, toujours placée devant lui, profita de la circonstance pour lever en l’air l’index de sa main droite : c’était un signal mystérieux adressé au personnage caché derrière la porte, pour l’avertir de bien faire attention à ce qui allait se passer.

« Robin, lui dit-elle de son ton le plus câlin.

— Mon Dieu ! m’am Brown, qu’est-ce qu’il y a encore ? répondit le Rémouleur exaspéré.

— Robin ! où se sont-ils donné rendez-vous, ton maître et la dame ? »

Robin n’y tenait plus ; il s’agitait sur sa chaise, regardait en l’air, regardait en bas, se mordait le pouce, l’essuyait sûr son habit, enfin il répondit à son bourreau de questions :

« Comment voulez-vous que je le sache, m’am Brown ? »

La vieille leva encore son index comme tout à l’heure et répliqua :

« Allons ! mon garçon, aboutis. Ça ne serait pas la peine de m’avoir amenée jusque-là pour me laisser en route. Je veux savoir… » Elle attendit la réponse.

Robin, un moment décontenancé, répondit tout à coup :

« Est-ce que je puis prononcer ces noms-là, m’am Brown, des noms de pays étrangers ? Il faut être juste, aussi !

— Mais tu l’as entendu dire ce nom-là, Robinet, dit la vieille avec fermeté ; tu sais à peu près le son que ça peut avoir. Allons ! Voyons !

— Je ne l’ai jamais entendu dire, m’am Brown.

— Eh bien ! alors, répondit aussitôt la vieille, c’est que tu l’as vu écrit, tu peux nous dire les lettres. »

Robin commença par pousser une exclamation pétulante, moitié rire et moitié larmes, car ses tortures ne l’empêchaient pas d’admirer l’adresse de Mme Brown ; puis, après avoir fouillé en rechignant dans la poche de son habit, il en retira un petit morceau de craie. Il fallut voir comme les yeux de la vieille étincelèrent, lorsqu’elle vit ce morceau de craie entre le pouce et l’index de Robin : elle se dépêcha de faire de la place sur la table de bois blanc, afin qu’il pût écrire le mot, et leva encore sa main pour renouveler le signal.

« Maintenant, m’am Brown, dit Robin, je vous avertis qu’il ne faut plus rien me demander après, parce que, voyez-vous, je ne répondrai plus à rien. Combien ont-ils dû être de temps à se rencontrer ? avaient-ils l’intention de s’en aller seuls chacun de leur côté ? je n’en sais pas plus que vous là-dessus. Si je vous disais comment j’ai trouvé le nom de ce pays-là, vous ne voudriez pas me croire : faut-il vous le dire ?

— Oui, Robin.

— Eh bien ! alors, m’am Brown, voici… mais vous ne me demanderez plus rien après, entendez-vous ? ajouta-t-il en dirigeant sur elle des yeux lourds et stupides.

— Je ne te dirai plus un seul mot, répondit Mme Brown.

— Eh bien voici comme ça s’est fait. Lorsqu’une certaine personne eut laissé la dame avec moi, elle lui mit dans la main un morceau de papier, avec une adresse écrite dessus, lui disant que c’était dans le cas où elle l’oublierait. Il paraît qu’elle n’avait pas peur de l’oublier, car aussitôt que cette personne eut le dos tourné, elle déchira le morceau de papier : quand je relevai le marchepied de la voiture, j’en retirai quelques morceaux ; elle avait jeté le reste par la portière, car, plus tard, j’ai eu beau chercher les autres morceaux, je ne les ai pas trouvés. Sur ce papier, il y avait un mot ; le voici, puisque vous voulez le savoir et qu’il faut que je vous le dise. Mais rappelez-vous, m’am Brown, que vous m’avez juré…

— Certainement, certainement, répondit la vieille : je n’ai pas besoin que tu me le rappelles. »

Robin, n’ayant plus rien à dire, commença à tracer lentement et laborieusement une lettre sur la table.

« D, fit la vieille en lisant tout haut la lettre qu’il venait de former.

— Voulez-vous bien vous taire, m’am Brown ? s’écria Robin en mettant sa main sur la bouche de la vieille avec un mouvement d’impatience. Je ne veux pas que vous le lisiez tout haut ; voulez-vous rester tranquille, hein ?

— Eh bien ! Robin, écris plus gros, répondit-elle en répétant le mystérieux signal, car mes yeux ne sont plus bons, même pour lire de l’imprimé. »

Robin marmotta, se remit à l’œuvre de mauvaise humeur, et continua d’écrire le mot. Pendant qu’il avait la tête penchée, le personnage pour lequel il travaillait à son insu, s’avança de la porte tout doucement, et s’arrêtant à une petite distance de Robin, regarda avec avidité, par-dessus ses épaules, chaque lettre que sa main traînante formait sur la table. En même temps, Alice, assise en face de Robin, suivait de l’œil le moindre jambage qu’il traçait, et le mouvement de ses lèvres répétait chaque lettre, sans l’articuler tout haut. Lorsqu’une lettre était finie, ses yeux regardaient ceux de M. Dombey, comme s’ils cherchaient, par ce contrôle réciproque, à s’assurer qu’ils lisaient la même chose : c’est ainsi qu’à la fin ils arrivèrent tous deux à épeler le mot D.I.J.O.N.

« Voilà ! dit le Rémouleur, qui se dépêcha de cracher dans sa main pour effacer le mot ; et il ne se contenta pas de barbouiller les caractères qu’il avait tracés, il les frotta soigneusement avec la manche de son habit, jusqu’à ce qu’il eût fait disparaître tout le blanc de la craie. J’espère que vous êtes satisfaite maintenant, m’am Brown. »

La vieille, en témoignage de sa satisfaction, lui quitta le bras et lui donna une petite tape sur le dos. Le Rémouleur, exténué par l’humiliation, par l’interrogatoire et par la liqueur qu’il avait bue, se croisa les bras sur la table, tomba la tête en avant et s’endormit.

Il y avait quelque temps qu’il était plongé dans un lourd sommeil et qu’il ronflait bruyamment, lorsque la vieille se dirigea vers la porte derrière laquelle était caché M. Dombey, lui fit signe de traverser la chambre et de sortir. Pendant ce temps-là, elle se tenait au-dessus de Robin, toute prête à lui crever les yeux ou à lui gourmer la tête, s’il avait le malheur de se réveiller, pendant que ce pas mystérieux traversait la chambre. Mais, quoique son regard fût ardemment fixé sur le dormeur, il ne laissait pas échapper non plus celui qui ne dormait pas, et lorsque celui-ci lui glissa sa main dans la sienne et qu’en dépit de toutes ses précautions il fit sonner de l’or, l’œil de la vieille pétilla de convoitise comme celui d’un corbeau vorace.

Le sombre regard de la fille accompagna le personnage jusqu’à la porte : elle vit combien sa pâleur et sa démarche précipitée trahissaient toutes les angoisses que lui faisait subir le moindre délai, et comme il brûlait déjà d’être bien loin. Lorsqu’il eut fermé la porte, elle promena ses regards autour de la pièce et les arrêta sur sa mère. La vieille s’avança vers elle, ouvrit sa main pour lui montrer ce qu’il y avait dedans ; puis la refermant avec effort, dans un mouvement de cupidité ravie, elle dit tout bas :

« Que va-t-il faire, Alice ?

— Un malheur, dit la fille.

— Un meurtre ? demanda la vieille.

— Dans son orgueil blessé, il ne se connaît plus. Que fera-t-il ? nous n’en savons rien, ni lui non plus. »

Elle avait un regard encore plus étincelant que celui de sa mère ; et ses yeux brillèrent d’un feu dévorant : mais sa figure resta pâle, et ses lèvres livides.

Elles n’en dirent pas davantage : elles demeurèrent assises, chacune à leur place : la mère s’entretenant avec son argent, la fille avec ses pensées ; leurs regards éclataient au milieu de l’obscurité de la chambre ; Robin endormi ronflait encore. Seul, le perroquet, qu’on avait oublié, était toujours en mouvement. De son bec crochu il tordait et tirait à lui les barreaux de la cage ; puis il grimpait jusqu’au faîte, rampait à la renverse comme une mouche, la tête en bas, secouant, mordant, agitant les minces barreaux : il semblait avoir le pressentiment du danger que courait son maître, et faire des efforts désespérés pour se frayer un passage au dehors, afin d’aller l’avertir.

Chapitre XV. Nouveaux renseignements. §

Il y avait deux personnes qui touchaient au traître de très-près : son frère, qu’il avait renié, et sa sœur. Le poids du crime qui venait d’être commis les accablait peut-être plus que la victime de ce sanglant outrage. Le monde, dans sa cruelle curiosité, avait eu pourtant cela de bon pour M. Dombey, qu’il lui avait donné du ressort pour courir à la poursuite du coupable, à la vengeance. Le monde avait rallumé son courroux, aiguillonné son orgueil, donné à l’unique pensée de sa vie un nouvel intérêt et soulagé le poids de sa colère, l’unique objet aujourd’hui de ses facultés intellectuelles.

L’inflexibilité de sa nature implacable, son impénétrable roideur, son humour sombre et morose, le sentiment exagéré de son importance personnelle, son empressement jaloux à réparer la moindre atteinte faite à sa dignité officielle, étaient comme autant de petits ruisseaux aboutissant, en ce moment, à un fleuve immense, qui semblait l’emporter dans son courant rapide. La colère impétueuse, poussée jusqu’au délire, eût été moins à redouter que ne l’était en ce moment la sinistre taciturnité de M. Dombey, préoccupé de son projet. Une bête sauvage se serait plus facilement apprivoisée que ce grave gentleman, dont la roide cravate ne faisait pas un pli.

Ainsi donc, le plaisir qu’il éprouvait à méditer sa vengeance était déjà un changement, et l’incertitude du lieu de retraite où il devait atteindre son rival donnait à son chagrin un autre cours qui en diminuait la force. Mais le frère et la sœur de son perfide ami n’avaient rien de pareil pour distraire leur douleur ; tout dans l’histoire de leur vie, le passé, le présent, aggravait encore son crime à leurs yeux.

La sœur pouvait se dire avec tristesse qu’il aurait peut-être évité la faute qu’il avait commise, s’il avait gardé près de lui sa compagne et son amie. Si elle le pensait, c’était sans regret du moins pour ce qu’elle avait fait sans le moindre scrupule sur les devoirs qu’elle remplissait, sans chercher à donner plus de prix, plus de valeur à son sacrifice. Mais quand cette pensée traversait aussi le cœur de son frère repentant, les reproches qu’il s’adressait étaient bien vifs et bien cuisants. Il ne songeait pas à condamner le coupable. Il s’accusait lui-même, se lamentait sur ses propres torts et ne pensait qu’à la misère qu’il faisait partager à sa sœur, dont la présence était à la fois sa consolation et son remords.

Le jour même où se passait la scène décrite dans le chapitre précédent et où le monde de M. Dombey n’était plus occupé que de l’enlèvement de sa femme, voilà que de la fenêtre de la petite chambre, où déjeunaient le frère et la sœur, on put voir un homme s’avancer vers le petit portail : c’était Perch, l’homme de peine.

« Je suis parti de Ball’s-Pond de bonne heure, dit M. Perch regardant d’un air de mystère dans la chambre, et s’arrêtant à la porte à essuyer sur le paillasson ses souliers qui n’étaient pas crottés, pour exécuter les ordres que j’ai reçus hier au soir. J’étais chargé de vous remettre un billet ce matin avant votre départ, monsieur Carker ; il y a bien déjà une bonne heure et demie que je devrais être ici, dit M. Perch d’un ton humble, sans l’inquiétude que m’a donnée Mme Perch. Vous me croirez si vous voulez, mais j’ai cru la perdre cette nuit à cinq reprises différentes.

— Quoi ! votre femme est donc dangereusement malade ? dit Henriette.

— Dame ! voyez-vous, dit M. Perth qui se retourna d’abord pour fermer soigneusement la porte, elle prend si à cœur ce qui vient d’arriver à la maison, m’amselle ! Elle a les nerfs si délicats, si susceptibles ! Ce n’est pas que les nerfs les plus solides n’ont qu’à bien se tenir pour n’être pas ébranlés de ce coup-là. Vous n’êtes pas sans l’éprouver vous-même que j’pense. »

Henriette comprima un soupir et jeta un coup d’œil à son frère.

« Je m’en ressens bien, moi, dans ma petite sphère, dit M. Perch en secouant la tête, je m’en ressens comme jamais je ne l’aurais cru. Il me semble que j’suis entre deux vins. Tous les matins je m’réveille comme si j’avais bu un coup de trop la veille. »

L’air de M. Perch donnait assez de vraisemblance à ses appréhensions. Ses yeux étaient battus comme s’il avait pris bien des fois la goutte ; de fait, il avait dû en avaler plus d’une à en juger par les pauses nombreuses qu’il avait l’habitude de faire dans les tavernes où on le régalait sans cesse pour le questionner.

« Aussi, dit M. Perch en secouant de nouveau la tête, avec un son de voix flûté, je puis apprécier les sentiments de ceux qui se trouvent plus particulièrement engagés dans cette pénible affaire. »

Ici M. Perch attendit qu’on lui confiât quelque secret. Voyant qu’on ne lui confiait rien du tout, il se mit la main sur la bouche et toussa : mais il n’en obtint pas plus de succès. Alors il toussa derrière son chapeau ; le chapeau ne produisant pas plus de résultat, il le déposa à terre et fouilla dans la poche de son habit pour en retirer la lettre.

« Si je me rappelle bien, il n’y avait pas de réponse, dit M. Perch avec un aimable sourire ; cependant vous serez peut-être assez bon pour jeter les yeux dessus ? »

John Carker brisa le cachet, c’était celui de M. Dombey ; lut le contenu de la lettre qui était très-courte, et répondit :

« Non. Il n’y a pas de réponse.

— Alors, m’amselle, bien le bonjour, dit M. Perch faisant un pas vers la porte. J’espère que vous ne vous tourmenterez pas plus qu’il ne faut de ce triste événement. Les journaux, dit M. Perch en faisant de nouveau deux pas vers la porte et en s’adressant d’un air de plus en plus mystérieux au frère et à la sœur, les journaux sont plus avides que vous ne croyez de nouvelles sur l’événement. Pas plus tard qu’hier soir, un des rédacteurs du Journal du Dimanche, en habit bleu et en chapeau blanc, qui déjà m’avait offert de l’argent… (je vous laisse à penser si je l’ai accepté !) rôdait dans notre passage à huit heures vingt. Je le vois encore son œil braqué sur le trou de la serrure, vous savez, la serrure de sûreté. Il y en a un autre, dit M. Perch, en habit de mirlitaire, qui passe toute la journée du dimanche dans la salle à manger des Armes du roi. La semaine dernière, il m’est arrivé d’y laisser tomber un petit mot, et, le lendemain matin, qui était dimanche, j’ai vu mon petit mot bel et bien imprimé en lettres moulées, ma foi ! »

M. Perch remit la main dans la poche de son habit, comme pour en tirer le susdit article de journal ; mais, comme on ne paraissait pas curieux de le voir, il retira à la place ses gants de castor, prit son chapeau et sortit. La journée n’était pas encore bien avancée que déjà M. Perch avait raconté à plusieurs reprises, aux Armes du roi et ailleurs, comment Mlle Carker, éclatant en sanglots, lui avait pris les deux mains, en lui disant : « Oh ! mon cher Perch ! quelle consolation pour moi que de vous voir ! » et aussi comment M. John Carker lui avait dit d’un ton de voix terrible : « Perch, je le renie. Ne me parlez jamais de lui comme de mon frère. »

« Cher John, dit Henriette quand ils furent seuls et après quelques instants de profond silence, il y a de mauvaises nouvelles dans cette lettre ?

— Oui. Mais c’était prévu. J’ai vu hier celui qui l’a écrite.

— Celui qui l’a écrite ?

— M. Dombey. Il a traversé deux fois le bureau pendant que j’y étais. J’aurais pu éviter la chose, peut-être, mais pas longtemps. Je comprends combien il était naturel que ma présence l’offusquât ; je le sentais moi-même.

— Il ne vous en a pas parlé ?

— Non ! il ne m’a rien dit ; mais j’ai vu son regard s’arrêter sur moi un instant ; et ; depuis lors, je m’attendais à ce qui m’arriverait, à ce qui m’est arrivé. Il me remercie.

Henriette fit tout ce qu’elle put pour ne pas laisser paraître trop d’émotion, trop de désespoir ; cependant c’était une triste nouvelle pour bien des raisons.

« Je n’ai pas besoin de vous dire, »

dit John Carker, lisant tout haut la lettre,

« pourquoi maintenant votre nom, malgré la position subalterne que vous occupez chez moi, serait désagréable à mon oreille et combien je souffrirais d’avoir, tous les jours, sous les yeux une personne qui le porte. À dater de ce jour, vous ne ferez plus partie de la maison, et je vous invite à ne chercher en aucune façon à renouer des rapports avec moi ou avec mes employés. »

« À cette lettre est jointe une somme qui paye et au delà mes appointements. C’est mon congé définitif. Dieu sait, Henriette, que nous devons trouver ce congé bien doux et bien poli après tout ce qui s’est passé.

— Sans doute, s’il est doux et poli de vous punir, John, pour les méfaits d’un autre, répondit-elle avec bonté.

— Nous sommes pour lui une race maudite, dit John Carker ; il a raison de vouloir se débarrasser de l’importunité de notre nom et de croire que le sang qui coule dans nos veines est un sang vicieux et corrompu. Je le croirais aussi, moi, si vous n’étiez pas ma sœur, chère Henriette.

— Frère, ne parlez pas ainsi. Si comme vous le dites, et comme je crois que vous le pensez, vous avez de bonnes raisons pour m’aimer, quoique je ne m’y sente aucun autre droit que ma propre affection, que je ne vous entende plus prononcer de si cruelles paroles ! »

Il se couvrit le visage de ses deux mains ; mais quand elle s’approcha de lui, il la laissa en prendre une dans les siennes.

« Après tant d’années, c’est une triste séparation, je le sais, dit sa sœur, et la cause en est bien pénible pour tous deux. Mais il nous faut vivre, et nous devons songer au parti que nous avons à prendre. Oui, oui ; il le faut, sans nous laisser abattre. Nous devons être fiers et non pas humiliés, John, de lutter, de lutter chacun de notre côté. »

Le sourire était sur ses lèvres, pendant qu’elle l’embrassait et le suppliait d’avoir bon courage.

« Ô chère sœur, vous vous êtes tenue unie de votre plein gré à un homme ruiné, dont la réputation est souillée, qui n’a pas d’amis et qui vous prive d’amis vous-même.

— John, dit-elle ; en lui mettant vivement la main sur les lèvres, par amour pour moi, en souvenir de notre longue union… ! »

Il se tut.

« Maintenant, dites-moi, mon ami, reprit-elle en s’asseyant avec calme auprès de lui, je m’étais, comme vous, attendue à ce qui arrive. Quand j’y ai pensé, que j’ai redouté cet événement, je m’y suis préparée le mieux possible, et j’ai résolu de vous dire, quand le moment serait venu, que je vous ai caché quelque chose, et que nous avons un ami.

— Quel est le nom de notre ami, Henriette avec un triste sourire.

— Je ne le sais pas ; mais il m’a fait une fois les plus vives protestations d’amitié et m’a parlé avec chaleur de son désir de nous être utile. Depuis ce jour, je crois en lui.

— Henriette ! s’écria son frère tout surpris, où demeure cet ami ?

— Je ne le sais pas non plus, répondit-elle, mais il nous connaît tous deux. Il sait notre histoire, toute notre petite histoire, John. C’est pourquoi, d’après son avis même ; j’ai gardé le secret de sa visite, dans la crainte que vous ne fussiez contrarié qu’il fût venu ici.

— Il est venu ici, Henriette ?

— Ici même, dans cette chambre, une fois.

— Quel homme est-ce ?

— Il n’est pas jeune. Il a des cheveux gris, et sera bientôt tout blanc. Mais il est généreux, franc et bon, j’en suis sûre.

— Et vous ne l’avez vu qu’une fois, Henriette ?

— Dans cette chambre, une seule fois, dit sa sœur, dont la joue se couvrit légèrement d’une rougeur passagère. Mais pendant qu’il était là, il m’a priée de me montrer à lui une fois par semaine quand il passerait, pour lui prouver que nous nous portons bien, et que nous continuons à n’avoir pas besoin de ses offres de service. Car je lui ai dit, quand il m’a offert de venir à notre secours (c’était là l’objet de sa visite), je lui ai dit que nous ne manquions de rien.

— Et une fois la semaine…

— Une fois la semaine depuis cette entrevue, et toujours le même jour, et à la même heure, il a passé sous nos fenêtres, toujours à pied, toujours allant dans la même direction du côté de Londres. Jamais il ne s’est arrêté que le temps de me saluer et de me faire de la main un signe amical, comme un protecteur fidèle. Il m’avait fait cette promesse en me proposant ces singulières entrevues, et il l’a tenue si fidèlement, d’une manière si honnête, que, si j’eusse jamais éprouvé la moindre gêne à l’idée de ce rendez-vous, et cela ne pouvait pas être en présence de tant de générosité et de franchise, ce trouble n’aurait pas été de longue durée. J’étais heureuse, au contraire, chaque fois que le jour approchait. Lundi dernier, le premier depuis le terrible événement, je ne l’ai pas vu et je me suis demandé si son absence ne se rattachait pas à ce qui s’était passé.

— Comment cela ? demanda son frère.

— Je ne sais ; c’est une idée qui m’est venue, je n’ai pas cherché à éclaircir le fait. Je suis sûre qu’il reviendra. Ce jour-là, mon cher John, permettez-moi de lui dire que je vous ai parlé et laissez-moi vous mettre en présence l’un de l’autre. Certainement, il nous aidera à trouver de l’occupation. Il semblait désirer faire quelque chose pour rendre ma vie et la vôtre plus douce. Je lui ai promis que si jamais nous avions besoin d’un ami, je me souviendrais de lui : son nom alors ne sera plus pour nous un secret.

— Henriette, dit son frère, qui avait écouté avec la plus grande attention, dépeignez-moi cet étranger. Il est impossible que je ne connaisse pas un homme qui me connaît si bien. »

Sa sœur lui peignit d’une manière aussi frappante que possible les traits, la taille et les vêtements de l’inconnu. Mais John Carker, soit qu’il ne connut pas l’original, soit que le signalement donné ne fût pas exact, soit enfin qu’il fût trop absorbé par ses pensées, pendant qu’il se promenait à grands pas dans la chambre, ne put reconnaître le portrait qu’elle lui traça.

Cependant, il fut convenu entre eux qu’il verrait l’original, la première fois qu’il se présenterait. Ceci conclu, la sœur se remit à ses travaux domestiques le cœur plus léger, et le ci-devant subalterne de la maison Dombey, le subalterne aux cheveux gris profita du premier jour d’une liberté qu’il n’avait pas demandée, pour travailler au jardin.

La soirée était avancée, et le frère lisait tout haut pendant que la sœur faisait courir son aiguille, quand ils furent interrompus par un coup frappé à la porte. La vague inquiétude, l’effroi qu’ils éprouvaient de la fuite de leur frère, les fit frissonner à ce bruit inaccoutumé. Carker alla à la porte, pendant que la sœur, assise à sa place prêtait une oreille inquiète. Elle entendit quelqu’un lui parler ; il répondit et parut surpris. Après avoir échangé quelques mots, elle vit son frère rentrer dans la chambre avec une autre personne.

« Henriette, dit son frère en introduisant l’étranger, qui venait les visiter à une heure si avancée, et en parlant à voix basse, M. Morfin, le gentleman qui est resté si longtemps dans la maison de M. Dombey avec James. »

Sa sœur recula comme s’il fût entré un fantôme. Sur le seuil était l’ami inconnu avec ses cheveux gris, sa figure ouverte, son large front, ses yeux si doux, cet ami qu’elle avait tenu si longtemps caché à son frère.

« John, dit-elle d’une voix tremblante, c’est l’inconnu dont je vous ai parlé aujourd’hui.

— L’inconnu se trouve tiré d’un grand embarras, miss Henriette, dit le gentleman en entrant alors, car il s’était arrêté dans le corridor. En venant ici, j’ai cherché tout le long du chemin comment et de quelle façon je pourrais expliquer mes visites, et je ne savais comment faire. M. John, je ne suis pas tout à fait étranger ici. Vous avez été au comble de la surprise en me voyant tout à l’heure à votre porte ; vous êtes peut-être encore plus surpris maintenant. Mais quoi, il n’y a rien dans tout cela de bien extraordinaire. Si nous n’étions de vraies bêtes d’habitude, nous n’aurions pas lieu de nous étonner si souvent. »

En même temps il avait salué Henriette de ce même air franc et respectueux qu’elle se rappelait si bien, et s’étant assis auprès d’elle, il avait ôté ses gants et les avait jetés dans son chapeau sur la table.

« Il n’est pas étonnant, monsieur John, dit-il, que j’aie eu le désir de connaître votre sœur et que j’aie satisfait comme j’ai pu ma curiosité. Quant à la régularité de mes visites depuis, miss Henriette a dû vous en parler, il n’y a rien de bien surprenant. Je m’y suis habitué… Nous sommes des bêtes d’habitude,… vous savez !… »

Il mit ses mains dans ses poches, se renversa sur sa chaise et regarda le frère et la sœur comme s’il eût éprouvé un vif intérêt à les voir tous deux réunis. Puis il reprit avec une sorte de rêverie fiévreuse :

« C’est par suite de la même habitude que plusieurs d’entre nous, capables de meilleures choses, se complaisent dans un orgueil, dans un entêtement du diable ; que d’autres se complaisent et s’enfoncent dans l’infamie, que beaucoup restent indifférents. C’est par suite de l’habitude que nous nous endurcissons chaque jour davantage comme des statues, et que, suivant la nature de l’argile dont nous sommes formés, nous devenons susceptibles, comme des statues, de nouvelles impressions, de nouveaux sentiments. Jugez, John, de l’influence qu’a eue sur moi l’habitude. Depuis bien des années, depuis tant d’années que je ne m’en souviens plus, j’ai joué mon petit rôle, j’ai pris ma part bien marquée dans la maison Dombey. J’y ai vu votre frère, qui vient de prouver qu’il n’est qu’un misérable ; (votre sœur me pardonnera d’être obligé d’en parler ainsi,) j’ai vu votre frère étendre de plus en plus son influence, jusqu’au moment où les affaires et le maître de la maison sont devenus pour lui un jouet ; et vous, je vous ai vu travailler chaque jour dans l’ombre devant votre pupitre ; pour moi, je m’occupais tranquillement de ma besogne, heureux de n’être troublé par rien de ce qui m’entourait ; je laissais tout se faire autour de moi chaque jour, sans m’occuper de rien, comme une vraie machine… toujours par habitude ; je croyais que tout ce qui se faisait était bien fait. Mes mercredis soirs revenaient régulièrement ; nos quatuors se terminaient régulièrement ; mon violoncelle gardait bien l’accord et rien n’allait de travers dans mon monde : s’il se faisait autour de moi du bien, du mal, je ne m’en occupais pas…

— Je puis vous assurer, monsieur, dit John Carker, que pendant tout ce temps vous avez été dans la maison plus aimé et plus respecté que qui que ce soit.

— Bah ! répondit l’autre, si j’étais bon enfant et d’un caractère facile, c’était par habitude ! Cela plaisait au gérant, cela plaisait à l’homme qu’il gouvernait, et cela me convenait à moi par-dessus tout. Je faisais mon devoir sans les flatter ni l’un ni l’autre, et j’étais heureux d’occuper une place où je n’avais à flatter personne. J’aurais continué à vivre ainsi jusqu’à présent, si le cabinet que j’occupe n’avait eu une cloison très-mince. Vous pouvez dire à votre sœur que mon cabinet n’était séparé de celui du gérant que par une cloison.

— C’étaient deux pièces attenantes, qui n’en avaient formé qu’une peut-être dans l’origine, et qui se trouvaient séparées comme l’explique M. Morfin, dit John en le regardant pour avoir la fin de son explication.

— J’ai sifflé, chanté, joué à plein jeu la sonate tout entière de Beethoven en mi bémol, pour lui faire comprendre que je pouvais entendre, continua M. Morfin, mais il n’y a jamais fait attention. Je dois dire, il est vrai, que bien rarement il m’est arrivé d’entendre quelque chose de secret. Mais c’est parce que, quand j’entendais parler et que je ne pouvais pas éviter autrement d’entendre, je sortais. Je suis sorti un jour, John, pendant une conversation entre deux frères, à laquelle prenait part dans le commencement le jeune Walter Gay. J’entendis quelques mots de la conversation avant de quitter mon cabinet. Vous vous en souvenez assez sans doute pour dire à votre sœur de quoi il s’agissait.

— Je parlais du passé, Henriette, dit son frère à voix basse, et de nos positions respectives dans la maison.

— Ce sujet de conversation n’était pas nouveau pour moi, mais il se présentait sous un nouveau jour. Je me trouvai ébranlé dans mon habitude : c’est l’histoire de presque tout le monde. Je croyais que tout allait bien autour de moi, parce que je m’étais accoutumé à tout, dit M. Morfin. Je cherchai à me rappeler l’histoire des deux frères et je me mis à y réfléchir. Je crois vraiment que ce fut la première fois de ma vie que je fis de telles réflexions. Sous quel jour différent nous apparaissent les choses auxquelles nous sommes le plus accoutumés, et comme elles nous semblent naturelles, quand nous les voyons de ce point de vue nouveau auquel il faut bien nous placer un jour ou l’autre ! Depuis ce matin-là, je fus tout à la fois moins bon enfant, comme on dit, moins facile et moins complaisant. »

Il resta quelques instants à tambouriner d’une main sur la table, puis il reprit plus vite, comme s’il avait hâte de terminer sa confession.

« Avant de savoir ce que je devais faire, ou même si je devais faire quelque chose, j’entendis entre les deux frères une seconde conversation où il fut question de leur sœur. Je n’eus aucun scrupule de conscience à laisser arriver jusqu’à moi librement les lambeaux, les débris de cette conversation : je les considérais comme mon bien. Après cela, je vins ici pour voir moi-même la sœur. La première fois que je m’arrêtai à la porte du jardin, je pris pour prétexte de m’informer de la moralité d’un voisin pauvre, mais je m’écartai bientôt de mon sujet, et je crois que miss Henriette se méfia de moi. La seconde fois, je demandai la permission d’entrer ; je fus introduit et je dis ce que j’avais à dire. Votre sœur me donna des raisons que je n’osai pas discuter ; elle ne pouvait, disait-elle, recevoir alors aucun secours de moi. Mais j’établis entre nous les moyens de communication, qui subsistèrent jusqu’à ces derniers jours, époque où il me fut impossible de continuer mes petites visites, empêché par des affaires importantes dont je fus accablé dernièrement.

— Je me doutais bien peu de tout cela, dit John Carker, en vous voyant chaque jour. Si Henriette avait pu deviner votre nom…

— Eh bien ! à vous dire vrai, John, interrompit M. Morfin, je l’ai tenu secret pour deux raisons. Je ne sais si la première aurait été suffisante, mais on n’a aucun motif pour avoir confiance dans de bonnes intentions, et je me promis, à tout hasard, de ne me dévoiler qu’autant que je serais capable de vous rendre d’une façon ou d’une autre quelques services réels. Ma seconde raison, c’est que j’avais toujours l’espérance que votre frère pourrait s’adoucir à votre égard, et, dans ce cas, je pensais que si jamais un homme soupçonneux et méfiant, comme lui, pouvait découvrir mon amitié pour vous, ce pourrait être aussi une cause nouvelle et fatale de division entre vous. Je révolus donc, au risque de voir tourner sa colère contre moi-même, ce qui eût été de peu d’importance, je résolus de m’adresser au chef de la maison pour vous être utile, quand cela se pourrait ; mais les distractions causées par la mort de l’enfant, par la cour qu’il fit à Mme Dombey, son mariage, ses malheurs domestiques ont laissé pendant bien longtemps, longtemps, votre frère seul à notre tête. Et il eut mieux valu pour nous, dit M. Morfin en baissant la voix, avoir eu pour chef un soliveau. »

Ces deux mots lui avaient échappé malgré lui, et tendant une main au frère, une main à la sœur, il continua :

« J’ai dit maintenant, et au delà, tout ce que j’avais à dire. Ce que j’ai sous-entendu va de soi, et j’espère que vous m’avez compris et que vous me croyez. Le temps est venu, John, bien tristement, bien malheureusement sans doute, mais le temps est venu où je puis vous venir en aide, sans nuire à cette pénitence réparatrice qui dure depuis si longtemps, car vous en êtes délivré maintenant sans qu’il y ait de votre faute. Il se fait tard, et il est inutile que j’en dise davantage aujourd’hui. Je n’ai pas besoin non plus de vous rappeler que vous êtes chargé plus que jamais de veiller sur le trésor que vous avez là. »

En disant ces mots il se leva.

« Mais, reprit-il gaiement, passez devant avec la lumière, John, et ne dites pas ce que vous avez envie de dire (le cœur de John Carker débordait et il aurait voulu pouvoir se soulager en parlant). Laissez-moi dire un mot à votre sœur. Nous nous sommes déjà entretenus seuls dans cette même chambre, je voudrais le faire encore, bien qu’il semble plus naturel que vous soyez présent. »

Il le suivit des yeux pendant qu’il sortait, et se tournant avec bonté du côté d’Henriette, il lui dit tout bas et d’une voix altérée et grave :

« Vous voulez me demander quelque chose sur l’homme dont vous avez le malheur d’être la sœur ?

— Je tremble d’en parler, dit Henriette.

— Vous m’avez regardé tant de fois d’un air si inquiet, dit M. Morfin, que je crois avoir deviné ce que vous désirez savoir. A-t-il emporté de l’argent ? Est-ce cela ?

— Oui.

— Il n’en a pas emporté.

— Oh ! merci, mon Dieu ! s’écria Henriette ; merci, pour mon cher John.

— Vous dire qu’il a abusé de mille manières de la confiance qu’on avait en lui, dit M. Morfin ; qu’il a trop souvent trafiqué et spéculé pour ses propres intérêts, plutôt que pour la maison qu’il représentait ; qu’il a risqué bien gros souvent, et qu’il en est résulté des pertes considérables ; vous dire qu’il a toujours flatté servilement la vanité et l’ambition de son chef, quand il eût été de son devoir de modérer ces tendances funestes en lui montrant, autant que possible, où elles pouvaient le conduire ; tout cela, n’est-ce pas, ne vous surprendra pas. Pour grandir encore la réputation de la maison dont le crédit est immense, et pour l’élever bien au-dessus des autres maisons de commerce, on s’est lancé dans des entreprises fabuleuses qui, en y réfléchissant de sang-froid, peuvent avoir… et auront certainement, au moindre revers, les conséquences les plus désastreuses. Au milieu des affaires innombrables de la maison dans presque tous les pays du monde, immense labyrinthe dont il connaît seul les détours, il a eu la plus grande facilité, et il semble l’avoir mise à profit ; il a eu, dis-je, la plus grande facilité pour laisser dans l’ombre tous les résultats qu’il connaissait, et pour substituer aux faits des approximations, des comptes falsifiés. Mais dans ces derniers temps… vous me comprenez, n’est-ce pas, miss Henriette ?

— Parfaitement, parfaitement, dit-elle en le regardant fixement la terreur peinte sur son visage. Je vous en prie, dites-moi tout.

— Dans ces derniers temps, il semble avoir pris à tâche d’éclaircir si bien toutes les affaires, qu’en ouvrant les livres on les embrasse d’un seul coup d’œil, quelque nombreuses, quelque variées qu’elles soient. On dirait qu’il a voulu montrer à son chef jusqu’où a pu le conduire le culte de l’orgueil, sa passion dominante ! Il est certain qu’il s’est occupé constamment à encenser bassement cette passion et à la flatter honteusement. C’est en cela que consiste principalement son crime, parce que les affaires de la maison s’y trouvent engagées.

— Encore un mot avant votre départ, cher monsieur, dit Henriette. N’y a-t-il aucun danger dans tout cela ?

— Quel danger ? répondit-il en hésitant un peu.

— Pour le crédit de la maison ?

— Je ne puis m’empêcher de vous parler franchement et d’avoir en vous toute confiance, dit M. Morfin après l’avoir regardée un moment avec attention.

— Oh ! vous le pouvez ! vous le pouvez !

— Oui, je le sais, dit-il. Vous me demandiez donc s’il y avait quelque danger pour le crédit de la maison ? Non, il n’y en a aucun. Il pourra y avoir une crise plus ou moins forte, mais pas de danger réel. À moins que… le chef de la maison, ne pouvant se décider à réduire ses entreprises, et, refusant d’ouvrir les yeux à l’évidence, ne s’obstine à voir la position telle qu’il se l’est toujours représentée et qu’il n’aille plus loin qu’il ne peut. Le crédit de la maison serait alors ébranlé.

— Mais on ne craint rien de ce genre ? dit Henriette.

— Il n’y aura pas de demi-confidence entre nous, dit M. Morfin en lui serrant la main. M. Dombey est inabordable ; il est en ce moment sous l’influence de son orgueil, de sa colère ; il n’a plus sa raison, il est fou. Mais cet état de trouble et de folie, dont rien n’approche, ne pourra pas durer. Maintenant, miss Henriette, vous savez tout, le bien et le mal. Je n’ajouterai rien de plus ce soir, adieu ! »

Il lui baisa la main, et gagnant la porte où le frère l’attendait, il l’arrêta doucement quand il voulut parler. Il lui dit que puisqu’ils se verraient souvent maintenant, il pourrait lui dire cela une autre fois, s’il le voulait, mais qu’il n’avait pas le temps de l’écouter en ce moment, et il s’éloigna d’un bon pas pour ne pas entendre les remercîments qui pourraient l’accompagner.

Le frère et la sœur restèrent à causer au coin du feu, presque jusqu’au jour. Cette espérance d’une nouvelle vie qui s’ouvrait devant eux les tenait éveillés ; on eût dit deux pauvres naufragés, qui, perdus depuis longtemps sur un rivage solitaire, apercevraient enfin un navire sauveur, après s’être résignés à leur malheureux sort et avoir dit adieu pour toujours à leur patrie. Mais une autre cause de tristesse les tenait aussi éveillés. L’obscurité au milieu de laquelle cette lueur d’espérance s’était fait jour, les enveloppait encore, et l’ombre de leur frère coupable errait dans cette maison, où, pourtant, jamais il n’avait mis le pied.

Cette ombre ne s’effaça pas, ne disparut pas devant l’éclat du jour. Le matin elle était là, à midi elle y était encore ; quand la nuit vint, elle fut plus sombre et plus lugubre, comme on va le voir.

John Carker était parti pour aller à un rendez-vous que lui avait indiqué leur ami, et Henriette était seule à la maison. Elle était restée seule plusieurs heures. La soirée était triste, sombre et noire et peu faite pour la distraire de ses pensées. Ce frère, qu’elle ne voyait plus, qui lui était devenu depuis longtemps étranger, venait la troubler en se présentant à elle sous mille formes terribles. Elle le voyait, ou mort ou mourant, l’appeler, la regarder fixement d’un air de menace. Ces images importunes, qui venaient obséder son esprit, l’effrayaient, tant elles semblaient une réalité ! Aussi, lorsque les ténèbres de la nuit s’épaissirent, elle n’osa plus lever la tête, ni regarder dans les recoins de la chambre, dans la crainte que le fantôme de son frère courroucé, produit de son imagination surexcitée, ne fût là tout prêt à l’effrayer. Un moment, l’idée qu’il était caché dans la chambre à côté, lui traversa l’esprit ; elle savait bien que c’était folie de sa part, et, au fond, elle n’y croyait pas. Cependant elle ne put s’empêcher d’y aller pour s’assurer qu’il n’y était pas. Mais elle faisait de vains efforts ; la chambre, quand elle y rentrait, se peuplait de terreurs chimériques ; elle ne pouvait se débarrasser de ces êtres imaginaires. On aurait dit des géants de pierre enracinés dans le sol.

Il faisait déjà presque noir ; elle était assise près de la fenêtre, la tête sur la main, les yeux baissés, lorsque voyant les ténèbres envahir l’appartement, elle leva les yeux et poussa un cri involontaire. Contre les carreaux, au dehors, il y avait une figure, une figure pâle et effrayée qui regardait dans la chambre ; pendant un instant, cette figure semblait indécise, comme si elle cherchait quelque chose : enfin ses yeux se reposèrent sur la sœur de John et devinrent étincelants.

« Laissez-moi entrer ! laissez-moi entrer ! j’ai besoin de vous parler ! » et sa main frappait sur la vitre.

Elle reconnut aussitôt la femme aux longs cheveux noirs, à qui elle avait donné asile un soir qu’il pleuvait ; celle qu’elle avait réchauffée, à qui elle avait donné de la nourriture. Cette vue l’effraya quand elle se rappela la violence de son caractère, et se reculant à quelque distance de la fenêtre, elle resta debout irrésolue, inquiète.

« Laissez-moi entrer ! laissez-moi entrer ! Je suis reconnaissante, tranquille, humble, tout ce que vous voudrez. Mais laissez-moi vous parler ! »

Ce ton de supplication violente, l’ardente expression de sa physionomie, ces mains tremblantes qui se levaient pour l’implorer, cette voix qui semblait reproduire l’effroi et la terreur qu’elle-même éprouvait en ce moment, tout décida Henriette. Elle se hâta d’aller ouvrir la porte.

« Puis-je entrer, ou dois-je vous parler d’ici ? demanda la femme en lui prenant la main.

— Que voulez-vous ? Qu’avez-vous à me dire ?

— Un mot ; mais laissez-moi vous le dire, ou je ne vous le dirai jamais. Je me sens déjà tentée de m’en aller. Il me semble qu’il y a des mains qui me tirent pour m’arracher de votre porte. Laissez-moi entrer, si vous pouvez avoir confiance en moi seulement pour cette fois. »

Le courage d’Henriette l’emporta sur sa frayeur, et elles entrèrent dans la petite cuisine éclairée par le feu de la cheminée. C’était là qu’Alice s’était assise autrefois, qu’elle avait mangé et qu’elle avait séché ses habits.

« Asseyez-vous là, dit-elle en s’agenouillant devant elle, et regardez-moi. Vous souvenez-vous de moi ?

— Oui.

— Vous vous souvenez de ce que je vous ai raconté quand je vous ai dit qui j’étais, d’où je venais, avec mes vêtements déchirés, mes pieds meurtris, la figure fouettée par la pluie et le vent ?

— Oui.

— Vous savez que je suis revenue ce soir-là, que j’ai jeté votre argent dans la poussière et que je vous ai maudite, vous et votre race ? Maintenant, regardez-moi à vos pieds, suppliante comme je l’étais alors.

— Si ce que vous demandez, dit Henriette avec douceur, est le pardon…

— Mais ce n’est pas le pardon, répondit l’autre avec un regard plein d’une fierté farouche ; ce que je demande, c’est que vous me croyiez. Maintenant, vous jugerez si je suis digne de foi, en sachant ce que j’étais et ce que je suis. »

Et, toujours à genoux, les yeux fixés sur la flamme qui éclairait sa beauté flétrie et ses cheveux noirs en désordre, elle rejeta une de ses longues tresses sur ses épaulent, la roula autour de sa main, et la mordit en la tordant, sans penser à ce qu’elle faisait. Elle continua :

« Quand j’étais jeune et jolie, et que cette chevelure était l’objet de soins délicats (et elle montrait avec mépris les cheveux qu’elle tenait dans la main), quand cette chevelure faisait l’admiration de tout le monde, ma mère, qui ne s’était guère occupée de mon enfance, s’avisa que je valais quelque chose, m’aima et devint fière de moi. Elle était avare et pauvre : elle pouvait tirer parti de moi. Ce n’est pas de grande dame qui aurait jamais eu cette idée pour sa fille, ou qui se serait conduite comme le fit ma mère. Oh ! non, jamais cela n’arrive ; nous le savons tous, et cela prouve que c’est seulement chez de misérables créatures comme nous qu’on peut voir des mères élever mal leurs filles et les exposer aux tristes conséquences d’une pareille éducation. »

Elle regardait le feu, comme si elle oubliait un moment qu’elle eût quelqu’un auprès d’elle, et elle continua d’un air rêveur, en serrant plusieurs fois autour de sa main sa longue tresse de cheveux :

« Qu’en résulta-t-il ? il est inutile de le dire. Tout cela ne finit pas, parmi nous, par de mauvais mariages ; il n’en résulte pour nous que la honte et la misère, et la honte et la misère sont tombées sur moi. »

Elle leva tout à coup les yeux ; ils avaient perdu leur expression rêveuse. Elle regarda Henriette et dit :

« Mais je perds là mon temps, et je n’en ai pas à perdre. Et pourtant, si je n’avais pas pensé à tout cela, je ne serais pas ici. La honte et la misère sont tombées sur moi, disais-je ; on me fit servir à des plaisirs éphémères ; on fit de moi un jouet qu’on brisa cruellement après, et qu’on jeta de côté avec dédain. Et par qui pensez-vous que je fus ainsi rebutée ?

— Pourquoi me le demander ? dit Henriette.

— Pourquoi tremblez-vous ? répondit Alice dont l’œil étincelait. C’est lui ! c’est cet homme qui m’a damnée. Je suis tombée, par lui, dans l’abîme de la honte et de la misère. Je fus impliquée dans une affaire de vol… J’en étais complice sans en avoir eu les profits… On me découvrit… Je fus traduite devant le tribunal, sans un ami, sans un sou. Je n’étais encore qu’une enfant ; mais j’aurais mieux aimé mourir que de lui demander un mot, si un mot de lui avait pu me sauver. Oui, j’aurais voulu mourir ! j’aurais affronté tous les supplices. Mais ma mère, toujours avare, lui envoya quelqu’un en mon nom, qui lui raconta toute l’histoire et le pria humblement de me faire un dernier petit présent ; elle ne demandait pas même autant de louis que j’ai de doigts dans cette main. Le croiriez-vous ? Il m’a narguée dans ma misère, au moment où il me voyait abattue à ses pieds ; il ne m’a pas même laissé le dernier souvenir de lui qu’on demandait pour moi, trop heureux de me voir déporter au loin, de songer qu’il serait débarrassé de moi ; que je mourrais là-bas et que j’y laisserais mon cadavre. Savez-vous de qui je veux parler ?

— Pourquoi me le demander ? répéta Henriette.

— Et pourquoi tremblez-vous ? dit Alice en posant sa main sur son bras et en la regardant en face. La réponse est sur vos lèvres : c’était votre frère James.

Henriette tremblait de plus en plus ; mais elle ne détourna pas cependant ses regards de ceux qu’Alice attachait sur elle.

« Lorsque je sus que vous étiez sa sœur, et je l’appris le soir même, je revins, toute fatiguée et toute meurtrie, pour jeter à vos pieds ce que vous m’aviez donné. Ce soir-là, il me semblait que, fatiguée et harassée que j’étais, j’aurais pu cependant faire tout le tour de la terre pour aller lui enfoncer un poignard dans le cœur, si j’avais pu me trouver face à face et seule avec lui. Croyez-vous que je l’aurais fait ?

— Oui, je le crois. Grand Dieu ! pourquoi êtes-vous revenue ?

— Depuis, dit Alice en étreignant toujours le bras d’Henriette de sa main convulsive et la regardant toujours en face, depuis, je l’ai vu ; mes yeux l’ont suivi au grand jour. Si mon ressentiment sommeillait dans mon cœur en son absence, il se réveillait à sa vue avec une nouvelle ardeur. Vous savez qu’il a outragé un homme orgueilleux et fier, et qu’il s’en est fait un mortel ennemi ? Eh bien ! que diriez-vous si j’avais dévoilé à cet homme le lieu de sa retraite ?

— Dévoilé le lieu de sa retraite ! dit Henriette.

— Si j’avais trouvé quelqu’un qui fût dans le secret de votre frère ; qui sût où et comment il est parti avec sa complice. Si je lui avais fait révéler son secret, mot pour mot, devant cet ennemi caché par moi pour l’entendre ? Si moi, assise pendant ce temps-là, j’avais tenu mes regards fixés sur la figure de cet ennemi, pour voir se changer par degrés son visage, au point de n’avoir plus rien d’humain ? Si je l’avais vu s’élancer comme un fou à sa poursuite ? Si moi, qui suis ici, je savais qu’à cette heure il est sur ses traces comme un démon furieux, et que, dans tant d’heures, il l’aura atteint ?

— Retirez votre main ! dit Henriette en reculant. Sortez ! votre contact me fait frissonner.

— Eh bien, je l’ai fait ! répondit l’autre en la regardant avec son œil de feu et sans faire attention à l’interruption d’Henriette. Mon langage, mes yeux vous prouvent-ils assez que je l’ai fait ? Croyez-vous ce que je dis ?

— J’ai peur de le croire ! Quittez mon bras !

— Non, pas encore ! Vous pouvez juger si j’étais altérée de vengeance pour avoir pu garder si longtemps mon ressentiment jusqu’à ce jour.

— C’est affreux dit Henriette.

— Et quand vous me voyez maintenant, dit Alice, d’une voix sourde, quand vous me voyez ici agenouillée devant vous, vous touchant de ma main, vous regardant en face, vous pouvez croire que tout ce que je dis est bien vrai et qu’il s’est livré dans mon cœur une lutte terrible. J’ai honte de vous avouer ce que j’éprouve en ce moment, mais je ne le hais plus autant ; je me méprise moi-même, j’ai lutté avec moi tout le jour, toute la nuit : mais je me sens disposée à lui pardonner sans savoir pourquoi. Je voudrais réparer ce que j’ai fait, si c’est possible. Je ne voudrais pas les voir se rencontrer pendant que son ennemi est aveuglé par la colère. Si vous l’aviez vu comme moi, quand il est parti hier soir, vous comprendriez mieux le danger !

— Mais comment le prévenir ? que faire ? s’écria Henriette.

— Toute la nuit, poursuivit l’autre avec exaltation, j’ai rêvé de lui, je n’étais pas endormie pourtant ! Mais je le voyais noyé dans son sang ; et pendant le jour, je croyais l’avoir à mes côtés.

— Mais que faire ? disait Henriette toute tremblante.

— S’il y a quelqu’un qui puisse lui écrire, qui puisse le faire prévenir ou aller le trouver, il n’y a pas une minute à perdre. Il est à Dijon. Connaissez-vous cette ville ? Savez-vous où elle se trouve ?

— Oui.

— Avertissez-le que l’homme dont il s’est fait un ennemi est transporté de rage et qu’il ne faut pas qu’il affronte sa présence. Dites-lui qu’il est en chemin et qu’il se hâte, je le sais. Qu’il se sauve, s’il en est temps encore ! qu’il évite de se rencontrer avec lui en ce moment. Encore un mois ou deux seulement, et ce sera tout autre chose. Que je ne sois pas cause de leur rencontre ! Qu’ils se retrouvent partout, excepté là, peu importe quand, pourvu que ce ne soit pas maintenant. Que son ennemi le poursuive et le découvre de lui-même sans mon aide, à la bonne heure. Mais j’en ai déjà bien assez sur la conscience : qu’on m’épargne au moins le remords. »

Le feu avait cessé de se refléter sur ses cheveux de jais, sur sa tête qu’elle relevait fièrement, sur ses yeux ardents ; sa main avait quitté le bras d’Henriette, et la place où elle s’était agenouillée était vide.

Chapitre XVI. Les fugitifs. §

Il n’est pas encore minuit : nous sommes dans un appartement décoré à la française et composé d’une demi-douzaine de chambres. Une entrée ou un corridor sombre, une salle à manger, un salon, une chambre à coucher et au fond un salon ou boudoir, plus petit et plus retiré que tout le reste. Toutes ces pièces sont fermées par une grande porte à deux battants qui donne sur le grand escalier. Mais, dans chaque chambre, se trouvent deux ou trois portes de communication avec les autres pièces de l’appartement ou avec certains petits couloirs pratiqués dans le mur et conduisant, selon les habitudes françaises, à un escalier de service ; cet escalier aboutit en bas à un sombre passage. Le tout est situé au premier étage d’un hôtel, si vaste, que les appartements, malgré le grand nombre de pièces, ne prennent pas tout un côté de la cour dont l’hôtel fait le tour.

Un air de splendeur, assez passée déjà pour être triste, et pourtant assez brillante encore pour gêner et pour embarrasser, par un luxe d’inutilités incommodes, les détails de la vie intérieure, régnait ici partout. Les murs et les plafonds étaient peints et dorés ; les parquets étaient cirés et frottés ; des draperies rouges pendaient en festons sur les croisées, les portes et les glaces. Des girandoles, tortillées et enroulées comme des branches d’arbres ou comme les andouillers d’un cerf sortaient des panneaux du mur. Mais, pendant le jour, quand les persiennes, en ce moment fermées, étaient ouvertes et que la lumière pénétrait dans les chambres, on pouvait voir, dans toute cette friperie, des traces de dégradation et d’usure de poussière, de soleil, d’humidité, de fumée. Longtemps inoccupé par intervalles, le mobilier avait souffert de cette vacance prolongée, car ces jouets de la vanité, ces amusements de la vie sont délicats et sensibles comme la vie même : ils s’altèrent, abandonnés derrière les volets et les verrous, comme les vivants dans un cachot. La nuit même, propice à dissimuler ces traces, malgré l’éclat douteux des bougies, n’avait pu les effacer tout à fait ; l’éclairage insuffisant de l’appartement leur permettait seulement de se cacher dans l’ombre.

La lumière des brillants candélabres, réfléchie dans les glaces, dans les dorures de la boiserie, dans les tentures aux vives couleurs, n’éclairait ce soir-là que le petit boudoir dont nous venons de parler. Vu du vestibule où brûlait une faible lumière, ce boudoir, à travers la longue perspective des portes ouvertes, brillait dans le lointain, comme une pierre précieuse. Au milieu était assise une femme d’une rare beauté. C’était Édith.

Elle était seule, et c’était toujours la même femme, hautaine et dédaigneuse. Sa joue était un peu plus pâle : la prunelle de ses yeux plus dilatée et plus brillante en apparence. Mais c’était toujours la même nature altière. La honte ne se lisait pas sur son front, le repentir ne faisait pas courber son cou dédaigneux. Toujours impérieuse et fière, toujours insouciante d’elle-même et des autres, elle était assise, ses yeux noirs fixés sur le parquet. Elle attendait quelqu’un.

Elle n’avait ni livre, ni ouvrage pour tromper le temps ; elle n’avait d’autres distractions que ses propres pensées. Elle était préoccupée d’un projet assez important pour lui faire oublier les heures. Ses lèvres resserrées l’une contre l’autre tremblaient, sitôt qu’elle les abandonnait à elles-mêmes. Ses narines étaient gonflées, ses mains crispées ; son sein se soulevait sous la violence de ses sentiments. Elle attendait toujours.

Au bruit d’une clef qui remuait dans la porte d’entrée et au bruit d’un pas dans l’antichambre, elle tressaillit et s’écria : « Qui est là ? » On lui répondit en français, et deux hommes entrèrent, apportant le service pour le souper.

« Qui vous a commandé cela ? demanda-t-elle.

— Monsieur, quand il a loué l’appartement. Monsieur n’est resté qu’une heure ici, après quoi il a dit : En route, laissant une lettre pour madame. Madame l’a reçue sans doute ?

— Oui.

— Mille pardons ! Je craignais que cette lettre n’eût été oubliée, reprit l’homme, (un homme chauve avec une grande barbe, le patron d’un restaurant voisin.) Monsieur a demandé le souper pour sept heures, et il a ajouté qu’il avait prévenu madame dans cette lettre des ordres qu’il nous a donnés. Monsieur a fait à la Tête d’Or l’honneur de demander que le souper fût de premier choix et tout à fait délicat. Monsieur trouvera, j’espère, que sa confiance dans la Tête d’Or n’est pas mal placée. »

Édith n’ajouta rien, mais elle resta pensive pendant qu’ils mettaient le couvert pour deux personnes et disposaient les bouteilles.

Elle se leva, avant qu’ils eussent fini ; et, prenant une lampe, elle passa dans la chambre à coucher, puis dans le salon où elle examina en peu de temps, mais avec soin, toutes les portes. Elle remarqua surtout celle qui, dans la dernière chambre, donnait sur le couloir pratiqué dans le mur. Elle en retira la clef et la remit en dehors, puis elle vint reprendre sa place.

Les deux hommes (le second était brun, d’un teint bilieux, vêtu d’une veste, et bien rasé ; ses cheveux noirs étaient coupés en brosse) avaient terminé les préparatifs du souper, et s’étaient assurés que rien ne manquait. Celui qui avait parlé le premier demanda si madame pensait que Monsieur serait encore longtemps à venir.

« Je n’en sais rien, répondit-elle. Qu’importe ?

— Pardon, madame, mais voici le souper prêt. Il faut qu’il soit mangé à la minute. Monsieur qui parle français comme un ange ou comme un Français, ce qui est tout un, nous a prévenus qu’il était l’exactitude même. Les Anglais sont si exacts ! Mais quel bruit ! mon Dieu ! c’est Monsieur ! Écoutez. »

En effet c’était Monsieur, qui arrivait avec ses dents brillantes sur les pas du second serviteur ; on ne voyait qu’une bouche qui avançait à travers les chambres obscures. Quand il entra dans le sanctuaire resplendissant de lumière et de couleur, il apparut alors tout entier ; il embrassa madame, qu’il appela en français sa charmante femme.

« Mon Dieu ! madame se trouve mal ! la joie étouffe madame, » s’écria la tête chauve à la longue barbe.

Ce n’était rien : madame avait eu seulement un léger frisson. Le domestique en avait à peine fait la remarque qu’elle avait déjà posé la main sur le dossier d’un grand fauteuil en velours, se redressait de toute sa hauteur, et reprenait un visage impassible.

« François a couru à la Tête d’Or chercher le souper. Dans de semblables occasions, il ne court pas, il vole comme un ange ou comme un oiseau. La malle de Monsieur est dans sa chambre. Tout est prêt. Le souper va être servi dans un instant. » Tout cela fût dit par l’homme chauve avec force saluts, accompagnés de sourires : enfin arriva le souper.

Les plats étaient sur des réchauds ; les viandes froides étaient d’avance sur la table ; la vaisselle de rechange était préparée sur le buffet. Monsieur se montra content de cet arrangement. La table était petite, ce qui lui plut beaucoup. Il dit aux domestiques qu’ils pouvaient laisser là les réchauds et s’en aller. Il se chargerait lui-même de desservir les plats de sa propre main.

« Pardon, dit poliment l’homme chauve, c’est impossible, monsieur. »

Ce n’était pas l’opinion de Monsieur, qui fit entendre qu’il n’avait plus besoin de personne ce soir-là.

« Mais madame ? insinua l’homme chauve.

— Madame, répliqua monsieur, a sa femme de chambre, cela suffit.

— Je vous demande mille pardons, madame n’a pas de femme de chambre.

— Je suis venue seule ici, dit Édith, j’ai préféré venir seule, je suis assez habituée à voyager. Je n’ai pas besoin de domestique ; qu’on ne m’envoie personne. »

Monsieur donc qui persistait dans sa première intention suivit les deux domestiques jusqu’à la dernière porte qu’il ferma sur eux à double tour. L’homme chauve, qui, en sortant, s’était retourné pour saluer, remarqua que madame était toujours debout, la main sur le dos du fauteuil de velours et que sa figure ne regardait pas Monsieur, quoique ses yeux fussent dirigés devant elle.

Lorsque Carker ferma la porte, le bruit de la clef dans la serrure traversant toutes les pièces vint frapper l’oreille d’Édith : minuit sonnait alors à la cathédrale. Elle l’entendit s’arrêter comme s’il écoutait l’heure aussi de son côté. Enfin, il revint vers elle, marchant au milieu d’un profond silence et fermant toutes les portes des pièces qu’il traversait. Édith, un instant, quitta le dossier du fauteuil pour approcher à sa portée un couteau qui était sur la table. Puis elle reprit la même attitude.

« L’étrange idée, mon amour, d’être venue ici toute seule ! lui dit-il en entrant.

— Comment ? » répliqua-t-elle.

Il y avait dans ce mot tant de dureté, dans le mouvement de sa tête quelque chose de si farouche, dans son attitude quelque chose de si repoussant, dans son froncement de sourcil quelque chose de si sombre, qu’il s’arrêta devant elle, la lampe à la main et la regardant effaré, comme si elle l’avait cloué à sa place.

« Je dis, reprit-il enfin, en mettant la lampe sur la table et en souriant de son plus aimable sourire, je dis qu’il est étrange que vous soyez venue ici toute seule. C’était une précaution inutile et qui aurait pu devenir nuisible même. Vous auriez dû prendre quelqu’un au Havre ou à Rouen. Il ne manquait pas là de femmes de chambre et vous aviez le temps de choisir, quoique vous soyez bien la plus capricieuse et la plus difficile des femmes, comme vous en êtes aussi la plus belle. »

Les yeux d’Édith brillaient d’une manière étrange, mais elle restait toujours la main posée sur le fauteuil, sans dire un mot.

« Je ne vous ai jamais vue aussi belle que ce soir, reprit Carker. Le portrait même que j’emportai partout avec moi dans mon cœur pendant cette cruelle épreuve, en y rêvant nuit et jour, est dépassé par la réalité. »

Pas un mot, pas un regard, ses yeux sont entièrement cachés par ses longs cils ; mais elle relève toujours fièrement la tête.

« Les conditions étaient dures et cruelles, dit Carker avec un sourire, mais elles sont plus que remplies maintenant et ne feront que rendre le présent plus sûr et plus délicieux. La Sicile sera le lieu de notre retraite. Nous irons, mon amour, chercher sous ce beau ciel où l’existence est si douce, une compensation à notre vieil esclavage. »

Il s’avançait gaiement vers elle, lorsque tout à coup elle saisit le couteau placé sur la table et recula d’un pas.

« Tenez-vous tranquille, dit-elle, ou je vous frappe. »

Le changement subit qui s’était opéré dans toute sa personne, ce visage courroucé, ces yeux étincelants de haine, ce sourcil froncé, l’arrêtèrent à l’instant, comme frappé de la foudre.

« Restez tranquille, répéta-t-elle, n’approchez pas ! il y va de votre vie ! »

Tous deux étaient debout, l’un devant l’autre, se regardant. Le visage de Carker trahissait la colère et la surprise : mais il se contint et dit d’une voix douce :

« Allons ! allons ! chut ! nous sommes seuls : personne ne nous voit, personne ne nous entend. Croyez-vous m’effrayer, par tous ces petits stratagèmes de pudeur ?

— Et vous, croyez-vous m’effrayer, répondit-elle fièrement, me détourner de mon projet, de la résolution que j’ai prise, en me rappelant la solitude où nous nous trouvons, et l’impossibilité d’un secours ? M’effrayer ! moi, qui suis venue ici seule à dessein ! Si je vous avais craint, n’aurais-je pas pu vous éviter ? Si je vous avais craint, serais-je ici, à cette heure avancée de la nuit, et oserais-je vous jeter à la face ce que je vais vous dire ?

— Que signifie cela, ma belle grondeuse, dit-il, car vous êtes plus belle encore dans votre colère que les autres femmes dans leurs moments les plus aimables ?

— Je ne vous dirai rien, reprit-elle, jusqu’à ce que vous retourniez à votre chaise. Je vous répéterai seulement : Ne m’approchez pas ! Ne faites pas un pas de plus ! Si vous avancez, je vous le dis, aussi vrai que Dieu nous voit, je vous tuerai !

— Me prenez-vous pour votre mari ? » reprit-il en grimaçant un sourire.

Elle dédaigna de lui répondre, et lui montra du doigt le fauteuil. Il se pinça la lèvre, fronça le sourcil, se mit à rire et se décida à s’asseoir avec un mélange de honte, d’indécision et de colère qu’il ne pouvait cacher. Il se mordit les ongles avec rage et la regarda de côté d’un air décontenancé, tout en feignant de rire de ce caprice.

Elle mit le couteau sur la table, et posant sa main sur son sein, elle dit :

« J’ai là quelque chose qui n’est pas un colifichet d’amour, et plutôt que de vous laisser porter encore sur moi la main, je m’en servirais contre vous,… vous me croyez, n’est-ce pas ?… je m’en servirais sans plus de répugnance que pour tuer un reptile. »

Il affecta de rire gaiement et la pria de vouloir bien expédier au plus vite sa petite comédie ; « car le souper refroidit, » lui dit-il. Mais le regard furtif qu’il lui lança avait quelque chose de sombre et de menaçant, et il frappa une fois le plancher du pied en jurant tout bas avec colère.

« Combien de fois, dit Édith, en abaissant sur lui son œil noir, combien : de fois vôtre audacieuse fourberie ne m’a-t-elle pas abreuvée d’insultes et d’outrages ? Combien de fois ne m’avez-vous pas jeté au visage mon union, avec vos manières doucereuses, avec vos paroles malignes et vos regards moqueurs ? Combien de fois avez-vous mis à nu les plaies de mon amour pour cette douce et malheureuse jeune fille, afin de torturer mon cœur ? Combien de fois avez-vous attisé le feu qui me dévore depuis deux ans ? Combien de fois m’avez-vous poussée à me venger, quand j’étais à bout de souffrance ?

— Vous en avez fait probablement le calcul, madame, répliqua-t-il, et je ne doute pas que votre compte ne soit exact. Quant à votre mari, le pauvre homme, toutes ces jérémiades pouvaient produire de l’effet sur lui, mais…

— Eh bien ! voyez-vous dit-elle, en le mesurant de cet œil hautain et méprisant qui le faisait bien petit auprès d’elle quelque brave qu’il voulût paraître,… voyez-vous, lors même que toutes les raisons que j’avais pour le mépriser se seraient dissipées comme les plumes au souffle du vent, je l’aurais encore méprisé pour cela seul qu’il se servait d’un conseiller tel que vous.

— Est-ce pour cela que vous vous êtes sauvée avec moi ? lui demanda-t-il avec ironie.

— Oui, et pour nous voir face à face une dernière fois, misérable ! Nous nous sommes vus ce soir, nous nous quitterons ce soir ! Lorsque j’aurai fini, je ne resterai pas une minute de plus.

Il lui lança son plus affreux regard, serrant avec rage le bord de la table : ce fut sa réponse et sa menace ; mais il ne se leva même pas.

« Je suis une femme, continua-t-elle en le regardant d’un œil ferme ; je ne suis qu’une femme qui, depuis sa plus tendre enfance, a été habituée à n’avoir plus ni pudeur ni sensibilité. J’ai été offerte et rejetée, mise à l’enchère et débattue, au point que mon âme s’en est soulevée de dégoût. Si j’ai eu quelques qualités, quelques charmes, ils n’ont servi qu’à me faire adjuger à un prix plus élevé ; on m’a vendue à la criée ! Mes parents pauvres, ces fiers parents, l’ont vu et l’ont approuvé, ce marché : aussi tout lien avec eux a été rompu dans mon cœur. Il n’y en a pas un parmi eux dont je me soucie plus que d’un carlin. Je reste seule au monde et je me rappelle combien le monde a été trompeur pour moi et combien je l’ai trompé moi-même. Vous savez tout cela, et vous n’ignorez pas que je mérite la réputation que je m’y suis faite.

— Oui, je le crois, dit-il.

— Et vous avez compté là-dessus, répondit-elle, pour me poursuivre. Moi, je ne résistais que par mon indifférence aux soins qui s’appliquaient tous les jours à me faire ce que je suis devenue, et comme je savais que mon mariage me déroberait au moins à ce marchandage fatigant, je me suis laissé vendre aussi honteusement que la femme que l’on mène au marché la corde au cou. Vous savez tout cela ?

— Oui, dit-il en lui montrant toutes ses dents, je le sais.

— Et vous avez compté là-dessus, répéta-t-elle encore une fois, pour me poursuivre. Depuis le jour du mariage, je me suis trouvée exposée à une nouvelle honte. Je me suis vue en butte aux sollicitations insultantes d’un misérable. Je lisais dans ses yeux ses honteux désirs aussi clairement exprimés que s’ils y eussent été écrits en termes grossiers et qu’il me les eût glissés chaque fois dans la main. C’était le dernier degré d’humiliation qui m’était réservé. Cette honte, mon mari lui-même me l’infligeait ; il m’y enfonçait de gaieté de cœur, m’y plongeait de ses propres mains, et cela mille et mille fois. Aussi, chassée par vous deux de tous les asiles où je pouvais trouver le repos, forcée par vous deux de sacrifier ce qui restait encore en moi d’amour et de douceur, sous peine de causer la perte de l’objet de cette affection, ballottée de l’un à l’autre, observée par l’un quand j’avais échappé à l’autre, ma colère se changea en rage contre tous les deux. Je ne sais qui je haïssais le plus du maîtres ou du valet ! »

Elle était là, debout devant lui, triomphante et dans tout l’éclat de sa beauté révoltée. Il la regardait attentivement : il vit qu’elle était résolue, indomptable, sans plus le craindre que s’il était un ver de terre.

« À quoi bon vous parler d’honneur ou de pudeur ? continua-t-elle. Que signifient pour vous de tels mots ? Que signifient-ils dans ma bouche ? Mais si je vous disais que votre approche seule glace mon sang, que, depuis la première heure que je vous ai vu, je vous ai haï ; et à présent que ma répugnance instinctive s’est augmentée de tout ce que j’ai appris de vous, si je vous disais que vous êtes pour moi la créature la plus odieuse qui existe sur la terre, que répondriez-vous ?

— Ce que je répondrais, ma reine ! répondit-il avec un faible sourire.

— Le soir, où, enhardi par la scène à laquelle vous aviez assisté, vous avez osé venir me parler dans ma chambre, que s’est-il passé ? »

Il leva les épaules et rit encore.

« Que s’est-il passé ? répéta-t-elle.

— Votre mémoire est si fidèle, répondit-il, que je m’en rapporte à vous là-dessus.

— Oui, je me rappelle tout. Écoutez : vous m’avez proposé cette fuite, non pas telle qu’elle est, mais telle que vous l’aviez rêvée. Vous m’avez dit qu’il ne tenait qu’à vous de dévoiler notre entrevue et de faire voir que vous étiez auprès de moi. Vous m’avez dit qu’en consentant à vous recevoir seul tant de fois, en vous ménageant l’occasion de me voir, en vous avouant si ouvertement que je n’avais pour mon mari que de l’aversion, sans avoir le moindre respect pour moi-même… je m’étais perdue, que je vous avais donné le pouvoir de diffamer mon nom, et que ma réputation désormais dépendait de votre bon plaisir.

— Ruses d’amour que tout cela, interrompit-il en souriant, c’est toujours le vieux refrain…

— Ce soir-là, dit Édith, la lutte que j’avais soutenue en moi avec un je ne sais quoi qui n’était pas le respect de moi-même, mais qui sans doute était un dernier souffle de pudeur, cette lutte cessa. Ce soir-là, il n’y eut plus en moi que colère et désir de vengeance. Je frappai un coup qui a terrassé votre maître orgueilleux et qui vous a mis, vous, là où vous êtes maintenant, en face de moi, me regardant et sachant bien ce que je veux dire. »

Il se leva de sa chaise le blasphème à la bouche. Édith porta la main à son sein ; pas un de ses doigts ne tremblait, pas un de ses cheveux ne remuait. Ils étaient tous les deux debout, face à face, séparés par la table et le fauteuil.

« Non, jamais je n’oublierai que ce soir-là cet homme a approché ses lèvres des miennes, qu’il m’a serrée dans ses bras comme il l’a fait ce soir, dit Édith en le montrant du doigt, jamais je n’oublierai la tache que son baiser a laissée sur ma joue, la joue contre laquelle Florence allait reposer sa tête innocente ; jamais je n’oublierai ma rencontre avec elle au moment où ce baiser était encore brûlant sur ma joue, au moment où je songeai tout à coup en la voyant, que, si je la délivrais de la persécution causée par mon amour, je jetais en même temps sur son nom la honte et le déshonneur du mien, et que je serais toujours pour elle la première femme coupable qu’elle aurait fuie. Ah ! si je pouvais jamais oublier tout cela, ô mon époux ! vous dont je me suis volontairement séparée, il me serait aussi facile d’oublier le supplice de ces deux dernières années, de défaire ce que j’ai fait et de vous être restée fidèle. »

Ses yeux étincelants, qu’elle avait levés un moment, se re-portèrent sur Carker ; et elle lui tendit de la main gauche plusieurs lettres.

« Regardez, lui dit-elle avec mépris, vous m’avez adressé ces lettres sous le faux nom que vous avez pris en route ; l’une m’est parvenue ici, l’autre je ne sais plus où. Les cachets sont intacts. Reprenez vos lettres. »

Elle les froissa dans sa main et les jeta à ses pieds, et cette fois, en le regardant, elle sourit.

« Nous nous sommes rencontrés ce soir pour ne plus nous revoir, dit-elle. Vous avez rêvé trop tôt de la Sicile et de son doux repos. Vous auriez pu jouer votre rôle de courtisan, de flatteur et de traître un peu plus longtemps pour devenir plus riche. Vous payez cher votre voluptueuse fantaisie.

— Édith, répliqua-t-il en la menaçant de la main, asseyez-vous. Finissons-en. Quel démon vous possède ?

— Dites quelle légion de démons, répliqua-t-elle en se redressant de toute sa hauteur comme si elle eût voulu l’écraser. Vous et votre maître vous les avez évoqués dans une maison où ils se plaisent, et ils vous déchireront tous deux. Traître envers lui, traître envers son innocente enfant, traître toujours et partout, allez vous vanter de ma conquête, et grincez des dents une bonne fois pour vous apprendre à mentir. »

Il resta devant elle la menace à la bouche et comme cherchant autour de lui s’il ne trouverait pas un moyen de la soumettre. Mais elle lui résistait toujours avec la même force et sans trembler.

« Tout ce dont vous vous glorifiez, j’en triomphe, moi ! J’ai choisi entre tous l’hommes plus vil que je connaisse, parasite et l’instrument du plus fier tyran, pour que la blessure que je lui fais soit plus profonde et la torture plus cruelle. Allez vous vanter, pour me venger de lui ; vous savez pourquoi vous êtes venu ici ce soir, et vous savez en même temps le triste rôle que vous y jouez : vous vous voyez vous-même sous des couleurs aussi méprisables, sinon aussi odieuses que je vous vois d’ici. Allez vous vanter, maintenant, pour me venger de vous ! »

Il écumait ; la sueur coulait de son front ; si elle avait faibli un seul instant, il l’aurait garrottée. Mais elle était ferme comme un roc et son œil perçant ne le perdait pas de vue.

« Nous n’allons pas nous séparer ainsi, dit-il ; croyez-vous que je sois tombé en enfance pour vous laisser partir en colère ?

— Et croyez-vous, dit-elle, que vous pourrez me retenir ?

— Je le tenterai, ma chère, fit-il avec un geste menaçant.

— Que le ciel veille sur vous, répliqua-t-elle, si vous avez le malheur de m’approcher.

— Et que feriez-vous, dit-il, si je démentais au contraire votre conquête, au lieu de m’en vanter pour servir votre vengeance ? Que diriez-vous si je changeais de rôle ? Allons ! et ses dents se découvrirent dans un faible sourire, faisons un traité ensemble, ou vous me réduirez à prendre quelque parti auquel vous ne vous attendez pas. Asseyez-vous ; asseyez-vous !

— Il est trop tard, s’écria-t-elle avec un regard qui semblait lancer des éclairs. J’ai jeté au vent mon nom et ma réputation. Je suis décidée à subir la honte qui s’attachera à moi, je suis décidée à subir la honte sans avoir commis de faute, je veux que vous le sachiez et que lui l’ignore, sans jamais pouvoir apprendre la vérité. Je mourrai avec mon secret. C’est dans ce but que je suis venue ici vous trouver sous un faux nom, comme si j’étais votre femme. C’est dans ce but que je me suis fait voir à ces gens et que je suis restée seule avec vous. Rien maintenant ne peut vous sauver. »

Il aurait vendu son âme pour la voir clouée immobile à sa place, dans tout l’éclat de sa beauté, pour voir ses bras tomber pendants à ses côtés et pour pouvoir s’en rendre maître. Mais il ne pouvait la regarder sans trembler. Il voyait en elle une résistance invincible. Il voyait qu’elle était hors d’elle-même, et que rien ne pourrait arrêter sa haine implacable. Ses yeux suivaient la main qu’elle tenait dans son sein avec une intention qu’il ne devinait que trop, et il pensait que si Édith, en voulant le frapper, venait à manquer son coup, elle n’hésiterait pas à se frapper elle-même.

Il ne se hasarda donc pas à s’approcher d’elle ; mais il recula pour fermer à la clef la porte par laquelle il était entré.

« Une dernière fois, dit-elle avec un sourire, écoutez mon conseil : prenez garde à vous ! vous avez été trahi comme le sont tous les traîtres. On a appris que vous êtes ici, que vous devez y venir, ou que vous y êtes venu. Aussi vrai que je vis, j’ai vu ce soir mon mari passer dans cette rue en voiture !

— Misérable ! c’est faux » s’écria Carker.

À ce moment, un coup de sonnette retentit bruyamment à la porte. Il pâlit en la voyant étendre la main comme une enchanteresse qui aurait évoqué ce son.

« Chut ? Entendez-vous ? »

Il s’appuya le dos contre la porte d’entrée, car il la vit faire un mouvement, et s’imagina qu’elle allait lui échapper. Mais en un clin d’œil, elle ouvrit l’autre vis-à-vis (c’était celle de sa chambre à coucher) et la referma derrière elle.

Une fois délivré de la fascination de ce regard implacable, il crut qu’il pouvait lutter avec elle. Il pensa qu’une terreur soudaine, produite part ce bruit nocturne, s’était emparée d’elle. Ce n’était pas invraisemblable, si l’on songe à sa position équivoque. Ouvrant violemment toutes les portes, il la suivit presque aussitôt.

Mais la chambre était sombre, et comme Édith ne répondait pas à son appel, il fut forcé de retourner chercher la lampe. Il la souleva pour regarder tout autour de lui, chercha partout, s’attendant à la voir accroupie dans un coin. Mais la chambre était vide. Le salon, la salle à manger qu’il visita successivement, du pas incertain d’un homme qui ne connaît pas les êtres, étaient vides aussi. Ses yeux effrayés regardaient partout, fouillaient derrière les paravents et les sofas ; mais elle n’y était pas. Non, elle n’était pas non plus dans l’antichambre ; il lui suffit d’un coup d’œil pour s’en assurer.

Pendant tout ce temps, les coups de sonnette se répétaient et les gens du dehors frappaient à la porte. Il posa sa lampe par terre à une petite distance et s’approcha pour écouter. Plusieurs personnes causaient ensemble ; deux au moins parlaient anglais ; et, quoique la porte fût massive et qu’on fît grand bruit, il reconnut aussitôt l’une des deux voix.

Il reprit sa lampe, repassa par toutes les pièces, s’arrêtant chaque fois qu’il en quittait une, pour lever sa lampe au-dessus de sa tête et regarder s’il ne la verrait pas. Il était dans la chambre à coucher, quand la porte qui conduisait au petit couloir frappa sa vue. Il s’en approcha et vit qu’elle était fermée en dehors. Édith avait seulement laissé tomber un voile en passant par là et l’avait pris dans la porte.

Cependant on sonnait toujours à la porte de l’escalier et l’on frappait des pieds et des mains.

Il n’était pas poltron ; mais le bruit qu’il entendait, la scène qui venait de se passer, ces chambres qu’il ne connaissait pas et au milieu desquelles il s’était perdu en revenant de l’antichambre, ses plans déjoués (chose étrange à dire ! il aurait été plus brave si ses plans avaient réussi), cette heure avancée de la nuit, l’impossibilité de trouver refuge près d’un ami, et par-dessus tout cette idée soudaine qui faisait battre son cœur, que l’homme qu’il avait trompé si traîtreusement allait le reconnaître, lui arracher son masque, le braver, tout cela le glaça de terreur. Il chercha à ouvrir la porte dans laquelle était pris le voile, mais il ne put la forcer. Il ouvrit une des croisées et regarda dans la cour à travers les persiennes ; mais le saut était périlleux et les pavés impitoyables.

Le bruit de la sonnette et des coups frappés au dehors continuait toujours. De plus en plus terrifié, il revint à la porte dérobée, et, après quelques nouveaux efforts désespérés, elle céda. Il vit l’escalier de service tout près, sentit monter la fraîcheur de la nuit ; il revint, en se glissant, chercher son chapeau et son manteau, ferma la porte derrière lui aussi solidement qu’il le put ; puis, la lampe à la main, il descendit, en rampant, l’escalier jusque dans la rue, éteignit la lumière, et, l’ayant mise dans un coin, il sortit à la clarté des étoiles.

Chapitre XVII. Robin le Rémouleur perd sa place. §

Le portier n’était plus dans sa loge ; il l’avait quittée probablement pour aller se mêler au bruit lointain qui se faisait dans le grand escalier ; Carker lève tout doucement le loquet, se glisse, ferme la porte criarde, en faisant le moins de bruit possible, et se sauve.

Humilié, en proie à une impuissante colère, il était poursuivi par une véritable panique. Dans sa terreur, il aurait consenti à braver tous les dangers plutôt que la rencontre de l’homme dont il se souciait si peu quelques heures auparavant. Cette brutale visite à laquelle il ne se serait jamais attendu, le son de cette voix, l’idée qu’il allait se trouver face à face avec son rival, il aurait tout bravé, la première émotion passée, et se serait effrontément glorifié de son crime comme un scélérat endurci ; mais en voyant éclater sous ses pas la mine qu’il avait préparée contre un autre, son audace et sa confiance eu lui-même étaient anéanties. Il avait été écrasé comme une vipère, pris au piége, bafoué, foulé aux pieds par cette femme qu’il avait dégradée pour en faire le jouet de son caprice : attrapé dans ses propres filets et dépouillé de sa peau de renard, il se glissait le long des murs, honteux, dégradé, effrayé.

Pendant qu’il s’enfuyait dans les rues, un autre sentiment de terreur, qui n’était plus la crainte d’être poursuivi, s’empara de lui avec la rapidité de l’éclair. Il lui sembla, au milieu de son hallucination, que le sol tremblait sous ses pas et qu’il entendait dans l’air un grondement sourd, un souffle puissant : il crut sentir les ailes de la mort battre au-dessus de sa tête. Il se baissa comme pour laisser passer le fantôme. La mort n’avait pas passé, elle n’était pas venue là et cependant elle avait laissé derrière elle une horreur saisissante.

Il leva sa méchante figure toute troublée vers le ciel, où brillaient paisiblement les étoiles, comme au moment où il était sorti de l’hôtel, et s’arrêta pour se demander ce qu’il devait faire. La crainte d’être poursuivi dans un pays étranger où les lois ne pouvaient le protéger ; la solitude où il se trouvait au milieu des ruines de ses plans déçus, la crainte plus grande encore qu’il éprouvait s’il allait chercher un refuge en Italie ou en Sicile, où l’on pourrait payer des hommes pour l’assassiner au coin d’une rue ; les sombres pensées que lui suggéraient son crime et la peur, peut-être aussi la résolution subite de laisser là ses projets évanouis, tout contribua à le faire changer de route pour retourner en Angleterre.

« Je serai plus en sûreté là-bas de toute manière, se dit-il. Si je ne me décide pas à une rencontre avec ce fou, j’y serai maintenant plus à l’abri des recherches que dans les pays étrangers. Et si je dois me rencontrer avec lui, quand sa maudite colère sera passée, je ne serai pas seul du moins, sans une âme à qui parler, sans un ami pour me conseiller ou pour me soutenir. On ne viendra pas m’assommer là comme un rat. »

Il murmura le nom d’Édith en serrant le poing. Pendant qu’il se glissait le long des murailles, à l’ombre des hautes maisons, il grinçait des dents et l’accablait d’imprécations en cherchant de côté et d’autre s’il ne la verrait pas. Il arriva ainsi à la porte d’une auberge. Tout le monde était couché, mais au bruit qu’il fit en tirant la sonnette, un homme apparut une lanterne à la main. Il fut conduit sous une obscure remise, où il fit prix d’un vieux phaéton pour aller à Paris.

Le marché fut bientôt conclu ; on alla aussitôt chercher les chevaux. Il donna ordre qu’on le suivît quand ils seraient attelés, et se glissa dehors, traversa la ville, franchit les vieux remparts et se trouva sur la grand’route, qui semblait serpenter dans la plaine obscure comme un ruisseau.

Mais où coulait ce ruisseau ? où se terminait sa course ? Pendant qu’il s’arrêtait pour y songer, regardant les arbres élancés qui s’agitaient tristement le long du chemin, ce souffle puissant, ce grondement sourd, ce vol de la mort, il les entendait impétueux, irrésistibles, et la frayeur troublait son âme, sombre comme le lieu où il se trouvait et vague comme l’horizon qu’il avait devant lui.

L’air était calme ; aucune ombre ne passait près de lui dans l’obscurité de là nuit : pas de bruit. La ville était derrière lui ; quelques lumières brillaient çà et là et les étoiles étaient cachées par les édifices qui se dessinaient dans le ciel.

L’obscurité, et la solitude l’enveloppaient de toutes parts, et les horloges sonnaient au loin deux heures.

Il lui semblait qu’il avait marché longtemps, qu’il avait fait bien du chemin, et il s’arrêtait souvent pour écouter. À la fin, les grelots des chevaux se firent entendre à son oreille inquiète. Le bruit se rapprocha, tantôt faible, tantôt fort ; parfois il ne l’entendait plus, parfois c’était un tintement plus sourd, quand le chemin était mauvais, puis tout à coup il devenait de nouveau plus vif et plus gai ; enfin, dans la nuit noire, un postillon enveloppé jusqu’aux yeux, jurant, fouettant ses bêtes, arrêta à ses côtés ses quatre chevaux lancés au galop.

« Qui est là ? Est-ce vous, monsieur ?

— Oui.

— Monsieur a marché bien loin dans l’obscurité.

— Qu’importe ? Chacun son goût. Avait-on commandé d’autres chevaux à la poste ?

— Mille tonnerres de rosses !… Ah ! pardon, monsieur. Vous demandez si on a commandé d’autres chevaux à cette heure-ci, oh ! non !

— Écoute l’ami, je suis très-pressé. Combien de lieues à l’heure ? Je te préviens que plus tu iras vite, plus tu auras de pourboires. Allons ! en route et au galop.

— Et hop ! et hop ! clic ! clac ! »

Et voilà la voiture lancée au galop à travers la route sombre et faisant voler autour d’elle la boue et la poussière.

Le bruit et le mouvement rapide de la voiture répondaient aux sentiments désordonnés du fugitif, dont le cœur dévorait l’espace. Il faisait nuit au dehors, nuit au dedans. Les objets fuyaient, se succédaient, apparaissaient, disparaissaient sans qu’il pût les distinguer. Au delà des enclos, des habitations qui se trouvaient sur la route, se déroulait un horizon immense. Au delà des images rapides qui se dressaient devant son imagination pour s’évanouir aussitôt, se déroulait un vaste tableau de terreur, de rage et d’infamie confondus. De temps en temps, le souffle du vent de la montagne arrivait du Jura, qu’on apercevait au loin, pour venir expirer dans la plaine. Quelquefois, ce grondement sourd, furieux, horrible qu’il avait déjà entendu approchait, passait, et laissait dans ses veines le froid glacé de la mort.

La lumière blafarde que les lanternes de la voiture jetaient sur les têtes des chevaux, sur le cocher environné de ténèbres, sur son manteau qui s’agitait aux vents, formait mille figures indécises en harmonie avec le vague de ses pensées. Il voyait en esprit des gens qui lui étaient connus, penchés sur leurs pupitres et leurs livres dans des attitudes qu’il n’avait pas oubliées ; puis c’étaient de singulières apparitions de l’homme qu’il fuyait ou d’Édith. Il entendait, dans le tintement des grelots et dans le bruit des roues, des mots que l’on avait prononcés ; il confondait les temps et les lieux : il croyait que la nuit dernière avait déjà un mois de date. Tantôt il perdait toute espérance de revoir sa demeure, tantôt il croyait la toucher déjà : tout autour de lui ce n’était que bruit, trouble, précipitation, obscurité et confusion, comme dans son âme. Et hop ! et hop ! clic ! clac !… la voiture court au galop le long de la route sombre, faisant lever, voler autour d’elle la boue et la poussière. Les chevaux fument, soufflent et regimbent comme s’ils étaient montés par le diable, et, dans leur course haletante, ils brûlent le pavé, franchissant dans leur frénésie triomphante la route sombre. Où courent-ils ?

Le grondement sourd qu’il a déjà entendu s’approche encore, et, quand il est là, les grelots semblent dire à son oreille : « Où courent-ils ? » Les roues aussi répètent « Où courent-ils ? » Tous les bruits qu’il entend semblent faire la même question. Les lumières et les ombres dansent, comme des farfadets, sur les têtes des chevaux. Ils vont, ils vont toujours sans s’arrêter, sans ralentir leur course, et, dans leur farouche rapidité, ils l’entraînent sur la route sombre.

Il ne pouvait s’arrêter à aucune pensée précise. Tout se confondait dans sa tête ; impossible de suivre la même idée un seul instant. Le chagrin d’avoir vu se briser le projet qui devait le dédommager par la satisfaction de ses goûts voluptueux, la honte de voir dévoiler son infâme conduite à l’égard d’un homme qui avait été pour lui généreux et sincère, mais dont chaque parole orgueilleuse, chaque regard hautain étaient, depuis bien des années, restés placés dans son cœur à gros intérêts, car les fourbes et les artificieux n’ont jamais que du mépris et de la haine pour celui qu’ils flattent, et ils font payer cher les hommages qui ne leur ont rien coûté ; voilà tout ce qui occupait à présent sa pensée. Une rage secrète contre la femme qui l’avait fait tomber dans le piége et l’avait fait servir à sa propre vengeance lui rongeait le cœur. Il avait contre elle de vagues idées de prendre sa revanche, mais il n’y avait rien de distinct dans son esprit ; la précipitation, la contradiction troublaient toutes ses facultés, et, même dans cet état de fièvre ardente qui n’aboutissait à rien, la seule résolution à laquelle il pût rester fidèle, c’était d’ajourner toute réflexion.

Puis il en vint à se rappeler le temps qui avait précédé le second mariage : il pensa à sa jalousie contre le petit garçon, contre la jeune fille ; il se rappela, tous les artifices qu’il avait employés pour tenir à distance ceux qui le gênaient, pour enfermer sa victime dans un cercle qu’il ne permettait à personne de franchir. Il se demandait si c’était pour fuir maintenant, comme un voleur épouvanté, devant celui qu’il avait trompé, qu’il avait concerté tous ses plans. Il aurait pu se tuer pour se punir de sa lâcheté, mais sa lâcheté était une suite de sa défaite : il ne lui restait même plus le courage de se tuer. Le coup qui avait anéanti sa confiance dans le succès de son infâme complot, en lui montrant la faiblesse du misérable instrument dans lequel il avait placé sa force, l’avait comme paralysé. Dans sa rage impuissante, il maudissait Édith, il maudissait M. Dombey, il se maudissait lui-même ; et cependant il fuyait toujours c’était tout ce qu’il pouvait faire.

Il écouta s’il n’entendait pas un bruit de roues par derrière. Il croyait entendre quelque chose le bruit se rapprochait de plus en plus. À la fin, il en fut si persuadé qu’il cria : « Arrêtez ! » préférant perdre son avance plutôt que de rester dans son incertitude.

À sa voix, voiture, chevaux, conducteur s’arrêtèrent sur la mute.

« Mille tonnerres ! s’écria le postillon en tournant la tête. Qu’est-ce que vous avez ?

— Chut ! Écoutez !

— Quoi ?

— Ce bruit !

— Te tiendras-tu tranquille, satané brigand ? dit le postillon à un cheval qui secouait ses grelots. Quel bruit, monsieur ?

— Derrière nous, n’y a-t-il pas une voiture lancée au galop ? Écoutez ! Qu’est-ce que ce bruit ?

— Eh ! toi, là-bas ! rosse ! la paix donc ! dit le postillon s’adressant à un autre cheval qui mordait son voisin (les deux autres, effrayés, ruaient et se cabraient). Je n’entends rien, monsieur.

— Rien ?

— Non. Je ne vois que le jour qui va poindre.

— Je crois que vous avez raison. Je n’entends rien non plus maintenant. En route ! »

L’équipage embrouillé se démêle, à moitié caché par les nuages de vapeur qui s’élèvent au-dessus des chevaux. Il se remet en route, doucement d’abord, car le postillon, arrêté inutilement dans sa course, tire de mauvaise humeur son couteau de sa poche pour refaire une mèche à son fouet. Et puis hop ! hop ! clic ! Clac ! et les chevaux reprennent leur course furibonde.

Les étoiles pâlissaient au firmament, qui se colorait des premiers feux du jour. Il se lève dans la voiture, regarde derrière lui le chemin qu’il a suivi, et n’aperçoit aucun voyageur dans toute l’étendue de cette triste route. Bientôt il fit grand jour, et le soleil brillait déjà sur les moissons et sur les vignobles. Çà et là des cantonniers, sortant de leurs petites baraques, travaillaient à réparer la route ou mangeaient leur premier morceau de pain. Puis c’étaient des paysans qui se rendaient à leur ouvrage ou au marché, ou qui s’arrêtaient sur la porte de leurs pauvres chaumières pour le regarder passer. C’était la cour de la poste, noyée dans la boue, avec ses tas de fumier tout fumants et ses vastes servitudes en ruines. Au-dessus s’élève un antique manoir, exposé en plein aux rayons du soleil : les persiennes sont à demi fermées ; l’herbe pousse entre les pierres, depuis la terrasse jusqu’au faîte des tourelles.

Enfoncé tristement dans un coin de la voiture, il ne songeait qu’à fuir au plus vite. Seulement, de temps en temps, il se levait pour regarder par derrière chaque fois qu’il était en plaine ; puis il reprenait sa place et continuait d’ajourner ses réflexions, préoccupé toujours de mille pensées sans but.

La honte, le désappointement, la rage d’avoir été découvert lui torturaient le cœur. Toujours au moment d’être ou atteint ou rencontré (car il redoutait sans raison les voyageurs qui se croisaient avec lui), il n’avait pas un moment de repos. La même crainte, la même terreur qui s’était emparée de lui pendant la nuit ne se dissipa pas à la lueur du jour. Le tintement monotone des grelots et des sabots des chevaux sur le pavé, la monotonie de son inquiétude et de sa rage stérile ; le retour monotone de ses craintes, de ses regrets, de sa passion, qu’il tournait et retournait dans son âme, faisaient de son voyage une vision où il n’y avait de réel que ses tortures.

C’était une vision de longues routes fuyant vers un point qui reculait toujours sans qu’il pût jamais l’atteindre : Des villes mal pavées, bâties sur des collines et dans des vallées, où se montraient devant des portes sombres et derrière des fenêtres mal vitrées des figures curieuses ; puis c’étaient des troupeaux de vaches et de bœufs tout couverts de boue et rangés en vente dans de longues rues étroites : vaches et bœufs se battaient, beuglaient et recevaient sur leurs énormes têtes des coups de trique capables de les assommer. C’étaient des ponts, des croix, des églises, des relais où se trouvaient attelés, malgré leur résistance, des chevaux frais pour remplacer les autres, fumants, haletants, penchant tristement leurs têtes à la porte de l’écurie. C’étaient de petits cimetières avec des croix noires mal assurées sur les tombes, et des couronnes flétries qui retombaient par terre ; et puis toujours, toujours de longues routes qui s’étendaient devant lui sur les collines, dans les vallées, vers l’horizon menteur qui reculait sans cesse.

Il voyait passer, comme dans une fantasmagorie, le matin ; midi, le soir, la nuit et le lever matinal de la lune, les longues routes qu’il laissait derrière lui, les durs pavés sur lesquels il roulait, les sauts, les bonds qu’il faisait, les hauts clochers qui se détachaient à ses yeux du milieu des maisons. S’il descendait pour manger en toute hâte et pour boire quelques gouttes d’un vin qui ne lui rendait pas le courage ; s’il passait au milieu d’une foule de mendiants, d’aveugles aux paupières tremblantes, conduits par de vieilles femmes qui leur tenaient des chandelles devant les yeux, de filles idiotes, de boiteux, d’épileptiques, de paralytiques, à travers les clameurs de la foule ; s’il regardait de la voiture ces figures tournées vers lui, ces mains étendues, tremblant à tout moment de reconnaître quelque ennemi acharné à sa poursuite ; s’il se trouvait ensuite emporté au galop sur cette longue route, toujours enfoncé dans la voiture, triste et abattu, ou se soulevant pour voir la lune apparaître dans un coin de cet horizon sans fin, ou pour regarder derrière lui si on ne le suivait pas ; s’il ne dormait pas, reposant par fois seulement, les yeux à moitié fermés, se réveillant en sursaut et répondant tout haut à une voix imaginaire ; s’il se maudissait d’être là, d’avoir fui, de l’avoir laissée s’échapper, de ne pas avoir affronté la présence du mari, de ne pas avoir bravé sa colère ; s’il se voyait en guerre ouverte avec le monde entier, mais surtout avec lui-même ; s’il reflétait tout le long de la route, sur son passage, la tristesse qu’il avait au cœur, c’était toujours la même vision, vision obstinée, vision fiévreuse du passé, du présent, confondus ensemble dans son cerveau ! vision de sa vie et de son voyage, pêle-mêle et tout ensemble. Il se sentait poussé quelque part où il lui fallait aller. Les scènes d’autrefois lui apparaissaient au milieu des pays nouveaux qu’il parcourait. Il rappelait, il ruminait des faits depuis longtemps oubliés, et s’il s’occupait par hasard des objets qui passaient sous ses yeux, ce n’était que par un sentiment de crainte horrible qu’ils ne vinssent à le reconnaître, et ils étaient déjà bien loin qu’ils se groupaient encore tout chauds dans sa cervelle bouillante ; vision inexorable de tableaux changeants, au milieu du bruit monotone des grelots, des roues, des sabots des chevaux, sans trêve ni repos ! vision de villes, de campagne, de relais, de chevaux, de postillons, de collines, de vallées, de jour, de nuit, de route, de pavés, de hauteur, de précipices, de pluie, de soleil, toujours au milieu du même bruit monotone des grelots, des roues, des sabots des chevaux, toujours sans trêve ni repos. Il touchait enfin à son but, il courait à Paris ; la route s’animait déjà, il rasait en passant les vieilles cathédrales ; il traversait à la course les bourgs et les villages plus rares maintenant sur son chemin, toujours enfoncé dans son coin, son manteau sur le nez, quand les gens qui passaient le regardaient.

Il roulait à bride abattue, toujours ajournant ses réflexions, toujours torturé par ses pensées. Incapable de compter les heures depuis son départ, ou de se faire une idée du temps et de la distance pendant son voyage, le front brûlant, la tête en feu, l’esprit perdu, la rage au cœur. Mais c’est égal, il pressait sa marche, en dépit de tout, comme une pierre lancée dans l’abîme, et il arrivait à Paris, où, coulaient d’un pas lent et tranquille les eaux sales du fleuve entre deux courants tumultueux de vie et de mouvement.

Vision continue, irrésistible, de ponts, de quais, de rues sans fin, de cabarets, de porteurs d’eau, de rassemblements, de soldats, de cochers, de tambours, de longues arcades ! Le bruit monotone des grelots, des roues, des sabots des chevaux se perdait enfin dans le tourbillon universel de tous les bruits divers. Échappé bientôt de ce brouhaha de la grande ville, assis dans une nouvelle voiture, il sort par une autre barrière que celle par laquelle il était entré ; et, peu à peu, à mesure qu’il approche des côtes, revient le bruit monotone des grelots, des roues et des sabots des chevaux, toujours sans trêve ni repos.

Encore un lever de l’aurore, encore un coucher du soleil. Encore de longues routes, encore une pleine nuit avec les faibles lumières derrière les croisées le long du chemin. Et toujours le même bruit monotone des grelots, des roues, des sabots des chevaux, sans trêve ni repos. Et puis l’aube, le point du jour, le lever du soleil. Il se sent alors monter au pas jusqu’au haut de la montagne, où il respire l’air frais de la mer ; il voit les rayons du matin colorer au loin les vagues. Il entre dans le port, en pleine marée, il voit sur l’eau les bateaux de pêcheurs et les figures joyeuses des femmes et des enfants qui les attendent sur la jetée ; il voit les filets, les vêtements des matelots étendus au soleil sur le rivage ; les marins affairés, grimper en criant au haut des mâts et des cordages ; il voit l’élasticité transparente de l’eau, toute la nature illuminée, éblouissante.

Il quitte le rivage, et, du tillac, il tourne la tête pour le regarder, quand le brouillard naissant laisse çà et là un petit espace de terre brillante sur lequel se joue un rayon de lumière. Il sent le balancement des vagues qui murmurent autour de lui. Il voit une autre ligne grise sur l’Océan, dans la direction du navire, devenir de plus en plus brillante et s’élever peu à peu. Et puis ce sont des rochers, des habitations, un moulin à vent, une église qui se dessinent à l’horizon ; et puis il se sent naviguer sur l’eau douce et porter vers un endroit où une foule de gens s’empressent de venir saluer le retour de leurs amis. Il débarque, se glisse précipitamment au milieu d’eux, évitant tout le monde : enfin il a touché le sol de l’Angleterre !

Il avait songé, dans son rêve, à se retirer dans une campagne éloignée qu’il connaissait pour y rester tranquille en attendant les renseignements, avant de prendre un parti. Toujours en proie au même trouble, il se souvint d’une certaine station du chemin de fer où se trouvait l’embranchement qui devait le conduire à sa destination : il y avait là une auberge retirée ; il résolut de s’y arrêter pour prendre un peu de repos.

Il se jette donc au plus tôt dans un wagon et là, enveloppé dans son manteau comme s’il était endormi, il fut bientôt emporté loin de la mer dans les vertes campagnes. Arrivé à la station, il examina soigneusement les lieux. Il ne s’était pas trompé dans ses souvenirs. C’était un endroit retiré, sur la lisière d’un petit bois. Il n’y avait là qu’une maison, nouvellement bâtie ou du moins appropriée à son nouvel usage ; elle était entourée d’un petit jardin, propre et bien tenue ; la petite ville la plus proche en était éloignée de quelques milles. Ce fut là qu’il descendit et, allant droit à l’auberge sans être remarqué par personne, il se procura au premier étage deux chambres qui se communiquaient et qui n’étaient pas trop en vue.

Son but était de se reposer, de recouvrer son empire sur lui-même, de rétablir l’équilibre dans ses idées : car la honte de sa triste campagne, et sa rage furieuse qui lui faisait grincer les dents, en se promenant dans sa chambre, le possédaient encore tout entier. Ses pensées qu’il ne pouvait ni diriger ni arrêter, erraient à leur gré et l’emportaient où elles voulaient. Il était stupéfié, terrassé par un chagrin mortel.

Mais il semblait qu’il fût condamné à n’avoir point de repos, car ses sens engourdis n’avaient pas perdu toute conscience. Il n’en était pas plus maître sous ce rapport que s’ils eussent appartenu à un autre. Ce n’était pas que ses sens l’obligeassent à s’occuper des objets et des bruits environnants, mais ils ne le laissaient pas oublier ce vif panorama de son voyage. Il le voyait toujours devant lui. Il revoyait Édith avec son regard dédaigneux fixé sur lui ; et lui, il allait toujours à travers les villes, à travers les campagnes, à la lumière du soleil, dans les ténèbres de la nuit, par la pluie, par le beau temps, sur la terre, sur les cailloux, sur les hauteurs des montagnes, dans les profondeurs des vallées tantôt sur la crête des collines, tantôt sur le bord des précipices, fatigué et épouvanté à la fois par le tintement des grelots, le bruit des roues et le piétinement des chevaux : sans trêve ni repas.

« Quel jour sommes-nous donc aujourd’hui, demanda-t-il au garçon d’hôtel qui allait lui servir son dîner ?

— Quel jour nous sommes, monsieur ?

— N’est-ce pas mercredi ?

— Mercredi ? Oh non ! monsieur ! C’est aujourd’hui jeudi.

— J’avais oublié ? Comme le temps marche ! Ma montre n’est pas remontée.

— Il est cinq heures moins quelques minutes, monsieur. Monsieur a sans doute voyagé longtemps.

— Oui.

— Par le chemin de fer, monsieur ?

— Oui.

— Ça trouble beaucoup les idées, monsieur. Ce n’est pas que j’aie l’habitude de voyager beaucoup par le chemin de fer moi-même. Mais je l’entends dire généralement aux voyageurs.

— Est-ce qu’il vient beaucoup de monde ici ?

— Assez comme ça, monsieur, d’habitude. Il n’y a personne en ce moment. Ça va mal en ce moment. Tout va mal, monsieur.

Il ne répondit pas ; mais il s’était assis sur le sofa où il s’était étendu d’abord. Penché en avant, un bras sur chaque genou, il regardait par terre. Son attention ne pouvait se fixer une minute ; elle flottait de droite et de gauche, mais sans jamais, fût-ce pour un moment, s’oublier dans le sommeil.

Il eut beau boire beaucoup de vin après le dîner, tout fut inutile. Rien ne pouvait lui procurer le sommeil ; ses pensées plus incohérentes que jamais l’entraînaient à leur gré : on eût dit un criminel condamné pour ses forfaits à être traîné à la queue d’un cheval sauvage, sans trêve ni repos.

Il savait moins que personne combien de temps il était resté là à boire et à rêver, entraîné par son imagination tantôt dans une direction, tantôt dans une autre. Il s’aperçut seulement qu’il était resté longtemps assis à la lueur de la bougie, quand il se releva pour écouter, en proie à une terreur soudaine. Cette fois ce n’était plus l’effet de son imagination, le sol tremblait, la maison était ébranlée et le grondement sourd retentissait dans l’air. Il le sentit monter et passer près de lui comme un trait. Il s’élance vers la croisée, regarde, reconnaît la cause de son trouble et recule, comme s’il y avait du danger même à regarder.

Malédiction à ce démon infernal qui glisse à sa suite, portant le tonnerre avec lui, qui marque son passage à travers la vallée par un éclat de lumière, une sombre fumée, et disparaît ! Il lui semblait que, s’il ne s’était pas dérangé pour se garer de son passage, il aurait été broyé en mille morceaux. Il reculait et tremblait encore, que déjà le bruit avait cessé dans le lointain et que déjà les lignes de fer qu’il pouvait suivre à la clarté de la lune jusqu’à un certain point de l’horizon étaient aussi vides et aussi silencieuses qu’un désert.

Ne pouvant rester en repos, et attiré par une force irrésistible vers cette route, il sortit et se promena sur le bord de la voie ferrée, reconnaissant le chemin que le train avait suivi par les cendres encore fumantes qui marquaient sa route. Après une promenade d’une demi-heure, dans la direction qu’avait suivie le train, il retourna sur ses pas et marcha dans l’autre sens, mais en suivant toujours le bord de la voie ferrée. Il passa devant le petit jardin de l’auberge et continua à marcher longtemps, regardant avec curiosité les ponts, les signaux, les lanternes, et se demandant quand un autre démon viendrait à passer encore.

La terre tremble, un sourd mugissement vibre dans ses oreilles : il entend au loin un sifflement aigu, une sombre lumière s’approche, se change bientôt en deux yeux rouges. Il voit un feu ardent et des charbons enflammés qui tombent ; une machine d’une force invincible qui mugit et entraîne une masse énorme, un grand vent, un cri aigu et le nouveau convoi a passé, a disparu ; et lui, il s’accroche à la barrière comme pour échapper au danger.

Il en attendit un autre, et encore un autre. Il retourna à sa première place, revint à la seconde, et à travers les fatigantes hallucinations de son voyage, il regardait approcher ces monstres. Il se promena tout autour de la station attendant qu’un train s’y arrêtât. Quand il en vit un s’avancer pour prendre de l’eau, il s’approcha pour l’examiner ; il regarda les lourdes roues, la machine d’airain et songea à la cruelle puissance qu’elle avait. Ô horreur ! Voir ces grandes roues tourner lentement, vous renverser dessous et vous écraser !

Accablé par le vin et le besoin de repos, besoin que rien ne pouvait satisfaire, malgré sa fatigue, il restait absorbé dans ses tristes pensées. Quand il retourna dans sa chambre, ce qui n’arriva guère qu’à minuit, il était encore poursuivi par ces mêmes idées : il écouta l’arrivée d’un autre train.

Même agitation lorsqu’il fut dans son lit ! Il s’y était couché sans espoir de sommeil. Il écoutait toujours ; et, quand il sentait que le sol tremblait, qu’un sourd mugissement vibrait à ses oreilles, il se levait, courait à la fenêtre pour voir, autant qu’il le pouvait de son lit, la sombre lumière se changer en deux yeux rouges, le feu ardent, les charbons enflammés qui tombaient, le grondement sourd du monstre à son rapide passage et les traces de lumière et de fumée qu’il laissait dans la vallée ; puis il regardait dans la direction qu’il voulait prendre le lendemain au lever du soleil, car il n’y avait pas de repos pour lui dans cet endroit. Il se recouchait pour se livrer de nouveau aux hallucinations de son voyage, et ses oreilles entendaient encore le bruit monotone des grelots, des roues et des sabots des chevaux, jusqu’à ce qu’il fût réveillé par un autre train qui arrivait. Ce trouble dura toute la nuit. Loin de reprendre ses esprits, il tomba de plus en plus dans l’abattement, à mesure que la nuit s’écoulait. Lorsque l’aurore parut, il était toujours tourmenté par ses pensées ; toujours il ajournait ses réflexions jusqu’à ce qu’il se sentît mieux : les choses passées, présentes et futures se confondaient dans son imagination ; il n’avait plus la force de s’arrêter à aucune.

« À quelle heure passe le train qui doit m’emmener ? demanda-t-il au domestique de la veille qui entra une lumière à la main.

— À quatre heures un quart, monsieur. Le train express passe à quatre heures ; vous n’avez pas de temps à perdre. »

Il passa sa main sur son front brûlant et regarda à sa montre : trois heures et demie à peu près.

« Personne ne part avec vous probablement, monsieur, dit le garçon. Il y a ici deux messieurs, mais ils attendent le train pour Londres.

— Je croyais que vous m’aviez dit qu’il n’y avait personne ici ? dit Carker en lui adressant le sourire satanique qui l’accompagnait toujours dans ses moments de colère ou de défiance.

— En effet, monsieur, ils n’étaient pas encore arrivés. Ils sont venus dans la nuit par le train omnibus qui s’arrête ici. Monsieur veut-il de l’eau chaude ?

— Non. Emportez la chandelle, il fait assez jour pour moi. »

Comme il s’était jeté sur le lit à moitié habillé, il était déjà à la croisée quand le domestique sortit. La froide clarté du matin avait succédé à la nuit, et déjà, dans le ciel, des teintes rouges annonçaient le lever du soleil. Il se baigna la tête et le visage dans l’eau, sans pouvoir se rafraîchir, mit en toute hâte ses vêtements, paya ce qu’il devait et sortit.

L’air froid et humide le saisit. Il y avait une épaisse rosée ; en sortant il suait, il sentit un frisson. Après avoir jeté un coup d’œil à l’endroit où il s’était promené la nuit précédente, après avoir regardé les signaux de nuit, dont la lumière désormais inutile pâlissait devant la clarté du jour, il se tourna du côté où le soleil se levait et le vit dans sa gloire éclairer ce tableau de ses rayons brillants.

Il était si terrible, si admirable, si imposant dans sa beauté divine ! En le regardant de ses yeux fatigués se lever tranquille et pur, sans que le mal et le crime sur lesquels, depuis le commencement du monde, il avait laissé tomber ses rayons, puissent le détourner de sa route, qui peut dire s’il ne ressentit pas au dedans de lui-même un je ne sais quoi qui lui parla de la vertu sur la terre et de la récompense qui l’attend dans le ciel : qui peut dire s’il ne se rappela pas à ce moment son frère ou sa sœur, avec un sentiment de tendresse et de remords !

Il était temps : la mort le menaçait de près ; il était effacé du livre de ce monde, il avait déjà un pied dans la tombe.

Il paya le prix de sa place pour l’endroit où il voulait se rendre. Il se promena ensuite de long en large regardant les lignes de fer qui traversaient la vallée dans un sens, et de l’autre allaient gagner une voûte ténébreuse tout près de là. En revenant sur ses pas, après s’être arrêté au bout de l’embarcadère où il se promenait, il vit sortir d’une porte par laquelle il était entré lui-même, l’homme qu’il avait fui : leurs yeux se rencontrèrent.

Dans la terreur de sa surprise, il chancela et glissa sur la voie ferrée. Mais se relevant aussitôt, il recule d’un pas ou deux sur la route pour mettre entre eux un plus grand espace : il regarde l’homme qui le poursuit ; sa respiration est courte et oppressée.

Il entend un coup de sifflet, puis un second ; il voit la figure de son ennemi changer d’expression ; ce n’est plus la colère, c’est l’effroi, la terreur ; il sent la terre trembler ; il reconnaît le grondement sourd, qui tant de fois a retenti à ses oreilles, pousse un cri, regarde autour de lui : les deux yeux rouges, troubles et sombres à la clarté du jour, sont sur lui. Il est renversé, entraîné, roulé par la roue dentelée qui le déchire et le broie comme une meule, et, dans sa soif ardente, se désaltère de son sang, jetant aux vents ses membres mutilés.

Quand le voyageur, qu’il venait de reconnaître, fut remis de son évanouissement, il vit quatre hommes rapporter sur un brancard quelque chose qu’on avait recouvert d’une toile et qui ressemblait à un corps. Il en vit d’autres chasser des chiens qui venaient flairer sur la route, et cacher les traces du sang sous une traînée de cendres.

Chapitre XVIII. Grande joie de certaines gens ; dégoût de Coq-Hardi. §

Le Petit Aspirant de marine était tout frétillant. M. Toots et Suzanne étaient enfin arrivés. Suzanne s’était élancée en haut comme une folle, pendant que M. Toots et Coq-Hardi étaient restés dans la salle à manger.

« Ô ma belle chérie, ma bonne miss Florence, s’écria Suzanne en se précipitant dans la chambre, qui jamais aurait cru que ça se terminerait comme ça, et que je vous retrouverais ici, mon trésor, sans serviteur et sans gîte ? Mais c’est égal, jamais, jamais je ne vous quitterai, miss Florence, car si je n’amasse pas de mousse, ce n’est pas parce que je suis une pierre qui roule ; non, mon cœur n’est pas de pierre : il ne bondirait pas comme il le fait à présent, ô ma chère, ma chère maîtresse. »

Laissant déborder ce flux de paroles sans la plus petite suspension de points ni de virgules, miss Nipper, à genoux devant sa maîtresse, la serrait étroitement dans ses bras.

« Ô ma chérie, s’écria Suzanne, je sais tout ce qui s’est passé, je sais tout, et vous me voyez suffoquée de joie ; j’étouffe, j’étouffe !

— Suzanne, ma bonne Suzanne ! dit Florence.

— Merci, mon Dieu ! Moi qui étais sa petite bonne quand elle n’était qu’une enfant, et dire qu’elle va se marier ! s’écria Suzanne avec une expression de joie et de douleur, d’orgueil et de regret, et Dieu sait avec combien d’autres sentiments pêle-mêle.

— Qui vous a raconté cela ? dit. Florence.

— Bonté divine ! mais c’est cette innocente créature de M. Toots, dit Suzanne en se tenant les côtes. J’ai bien vu que c’était vrai ; à la façon dont il se lamentait. C’est bien le plus dévoué et le plus innocent enfant ! Eh quoi ! reprit Suzanne en la serrant encore dans ses bras avec un sanglot, est-il possible ? C’est donc bien vrai que ma petite chérie va se marier ! »

Miss Nipper revenait sur ce sujet toujours avec le même mélange de compassion, de plaisir, de tendresse, de protection et de regret. Chaque fois qu’elle y revenait elle relevait les yeux pour regarder sa jeune maîtresse et l’embrasser, reposait ensuite sa tête sur l’épaule de Florence, sanglotait en la caressant et offrait vraiment, dans son genre, le tableau le plus touchant du monde.

« Allons, allons ! ma chère Suzanne, dit Florence de sa douce voix, vous voilà remise, n’est-ce pas ? »

Miss Nipper s’assit par terre aux pieds de sa maîtresse, riant et pleurant à la fois ; elle s’essuyait les yeux d’une main avec son mouchoir, et de l’autre caressait Diogène qui lui léchait la figure. Enfin elle se déclara tout à fait remise, et, comme preuve, elle se mit à pleurer et à rire encore plus fort.

« Je… n’ai jamais vu une créature meilleure que ce Toots, dit Suzanne ; non, de ma vie, je n’en ai vu une pareille !

— Il est si bon ! dit Florence.

— Et si comique ! sanglota, Suzanne. Comme il était drôle en causant avec moi dans la voiture, pendant que cet inconvenant Coq-Hardi était sur le siége !

— En causant de quoi ! Suzanne ? demanda timidement Florence.

— Oh ! mais du lieutenant Walters, du capitaine Gills et de vous, ma chère miss Florence, et aussi du silence de la tombe, dit Suzanne.

— Du silence de la tombe ! répéta Florence.

— Il dit (et Suzanne s’abandonna à un fou rire) qu’il veut y descendre maintenant, tout de suite, et qu’il y sera très-bien. Mais n’ayez pas peur, miss Florence, il ne le fera pas. Il est trop content de voir d’autres gens heureux pour faire une pareille bêtise. Ce n’est peut-être pas un grand sire, poursuivit Suzanne avec sa volubilité accoutumée, et je ne vous le donne pas pour un Salomon, mais ce que je puis assurer, c’est que c’est bien l’être le moins égoïste de la terre. »

Et Suzanne éclatait toujours de rire de la façon la plus immodérée, en donnant énergiquement cette assurance ; enfin elle informa Florence qu’il l’attendait en bas pour la voir.

« Et je vous réponds que ce sera pour lui une fameuse récompense de la peine qu’il s’est donnée dans ce dernier voyage. »

Florence dit à Suzanne qu’elle lui serait bien obligée d’aller demander à M. Toots comme une faveur de se présenter devant elle, afin qu’elle pût avoir le plaisir de le remercier de sa bonté. Suzanne, en quelques minutes, introduisit le jeune gentleman, les cheveux encore tout en désordre et la voix tremblante.

« Miss Dombey, dit M. Toots, j’ai donc encore le bonheur de… de… contempler, non pas de contempler, mais… je ne sais pas vraiment ce que je voulais dire, mais ça ne fait rien.

— J’ai à vous remercier si souvent, dit Florence en lui tendant ses deux mains, et le visage rayonnant de la plus candide reconnaissance, que les expressions me manquent, et que je ne sais comment faire.

— Miss Dombey, dit M. Toots, d’un ton de voix respectueux, s’il vous était possible, avec votre nature angélique de me maudire, je vous jure que je serais moins atterré, pardonnez-moi le mot, que d’entendre de votre bouche toutes ces expressions obligeantes dont je suis indigne. L’effet qu’elles produisent sur moi… c’est… Mais, dit M. Toots avec précipitation, je m’écarte de mon sujet, mais ça ne fait rien du tout. »

Florence ne trouvant rien à répondre, le remercia de nouveau.

« Je désirerais, dit M. Toots, profiter de la circonstance pour vous donner, s’il m’est possible, un mot d’explication. J’aurais eu le plaisir de revenir plus tôt avec Suzanne, mais, primo, nous ne savions pas le nom du parent chez lequel elle était allée ; secundo, comme elle était partie de chez ce parent pour aller plus loin chez un autre, il n’a fallu rien moins que la sagacité de Coq-Hardi pour la retrouver en temps utile. »

Florence en était convaincue.

« Mais, continua M. Toots, ce n’est pas là le point important. Ce dont je puis vous assurer, miss Dombey, c’est que la société de Suzanne a été pour moi, dans l’état où j’étais, une grande consolation, un grand contentement : il est plus facile de l’imaginer que de le dire. Le voyage a porté avec lui sa récompense. Mais ce n’est pas encore le point important, miss Dombey. Comme je vous l’ai déjà fait observer, je sais que je ne suis pas ce qu’on peut appeler un esprit vif ; je le sais parfaitement bien. Je ne crois pas qu’un individu sache mieux que moi qu’il a la tête dure, si vous voulez me passer l’expression. Malgré cela, miss Dombey, je vois très-bien où en sont… les choses… avec le lieutenant Walters. Quelles que soient les souffrances que cet état de choses m’a fait endurer, mais ça ne fait rien, je suis obligé d’avouer que le lieutenant Walters est une personne qui paraît mériter le bonheur qui vient de lui tomber sur la… sur la tête. Puisse-t-il jouir longtemps de ce bonheur et l’apprécier autant que l’eût fait quelqu’un que je ne veux pas nommer, parce que ça ne fait rien, quelqu’un qui ne lui ressemble guère et qui le vaut encore moins. Mais ce n’est pas encore là le point important. Miss Dombey, le capitaine Gills est un de mes amis : je crois que désormais le capitaine aurait du plaisir à me voir de temps en temps aller et venir ici : j’aurais aussi du plaisir à venir ; mais je ne puis oublier que, par une malheureuse fatalité, je me suis compromis au coin de la place à Brighton. Si ma présence devait le moins du monde vous être désagréable, je vous prierais seulement de me le dire, et je vous assure que je saurai parfaitement vous comprendre. Loin de considérer cela comme une chose désobligeante de votre part, je ne m’en sentirai pas moins heureux d’être honoré de votre confiance.

— Monsieur Toots ! répliqua Florence, vous, mon vieil et fidèle ami, vous éloigner de cette maison maintenant ! mais ce serait me rendre très-malheureuse ! Non, monsieur Toots, je n’aurai jamais que du plaisir à vous voir.

— Miss Dombey, dit M. Toots en tirant son mouchoir de poche, si je répands une larme, c’est une larme de joie, soyez en bien sûre. Ça ne fait rien, et je vous suis très-obligé. Qu’il me soit permis de faire remarquer qu’après les paroles obligeantes que vous venez de prononcer, il n’est pas dans mes intentions de négliger plus longtemps ma toilette. »

Florence reçut cette déclaration d’un petit air embarrassé qui était charmant à voir.

« Je veux dire, continua M. Toots, que je considérerai comme de mon devoir, mon devoir social, jusqu’à ce que je sois réclamé par le silence de la tombe, de me tenir le mieux possible : d’avoir… d’avoir mes bottes aussi luisantes que… que les circonstances le permettront. C’est la dernière fois, miss Dombey, que je vous parle de moi personnellement. Vraiment, je vous remercie beaucoup. Si je ne conçois pas, en général, aussi vivement que mes amis le désireraient, et que je le désirerais peut-être moi-même, ma parole d’honneur, cela ne m’empêche pas de sentir, comme je le dois, un bon procédé. Il me semble même, dit M. Toots, d’un ton vraiment pathétique, que je serais capable, en ce moment, de vous exprimer mes sentiments dans un langage passionné, si… si… je pouvais seulement prendre mon élan. »

Comme il ne pouvait prendre son élan, après une minute ou deux, M. Toots se hâta de prendre congé et descendit en bas pour chercher le capitaine, qu’il trouva dans la boutique.

« Capitaine Gills, dit M. Toots, ce que j’ai à vous dire en ce moment, doit être gardé sous le sceau du secret. C’est la conséquence de ce qui s’est passé entre moi et miss Dombey là-haut.

— Haut et bas, hein, mon garçon ? murmura le capitaine.

— C’est tout à fait cela, capitaine Gills, dit M. Toots, qui se hâta avec d’autant plus de ferveur d’accueillir cette plaisanterie maritime, qu’il ne comprenait absolument rien aux paroles du capitaine. Miss Dombey est, je crois, capitaine Gills sur le point d’être unie au lieutenant Walters ?

— Mais oui, mon garçon. Nous sommes tous ici compagnons d’équipage… Walter et Délices du cœur seront unis dans la maison de servitude aussitôt que les bans seront publiés, murmura le capitaine Cuttle à son oreille.

— Les bans, capitaine Gills ! répéta M. Toots.

— Dans l’église, là-bas, dit le capitaine, et son pouce indiqua par-dessus son épaule la direction de l’église.

— Ah ! oui ! répondit M. Toots.

— Et puis, dit le capitaine, qui cherchait à parler bas de sa grosse voix, et qui, du revers de sa main, donna un coup sur le ventre de M. Toots, en reculant d’un pas avec un regard de bonheur indicible ; et puis, qu’arrive-t-il après ? C’est que cette douce créature, aussi délicate qu’un petit oiseau-mouche, part sur la mer mugissante avec Walter pour aller en Chine.

— Grand Dieu ! capitaine Gills ! s’écria M. Toots.

— Oui-da ! dit le capitaine en branlant la tête ; le vaisseau qui l’a pris à bord après son naufrage dans la tempête qui l’avait écarté tout à fait de son chemin, était un vaisseau marchand faisant le commerce avec la Chine. Walter a fait le voyage, s’est fait aimer à bord comme à terre, car c’est bien le garçon le plus drôle et le meilleur que l’on ait jamais vu dans la manœuvre, et le subrécargue étant mort à Canton, il est monté en grade (il n’était qu’aspirant d’abord, vous savez), si bien qu’à présent il est subrécargue sur un autre navire, appartenant aux mêmes négociants. Ainsi donc comme vous voyez, répéta le capitaine d’un ton plus soucieux, la douce créature part sur la mer mugissante avec Walter pour aller en Chine. »

M. Toots et le capitaine poussèrent en chœur un soupir.

« Eh bien ! après ? dit le capitaine. Elle l’aime sincèrement. Il l’aime sincèrement. Ceux qui auraient dû l’aimer et la protéger l’ont traitée comme une bête sauvage. Quand, chassée de chez elle, elle est venue à moi, qu’elle est tombée étendue sur ces planches, son cœur ulcéré était brisé. Je connais ça, moi, Édouard Cuttle ; je sais ce qui en est. Il n’y a maintenant qu’un amour sincère, affectueux et ferme qui puisse jamais le guérir. Si je n’étais pas sûr de cela, si je ne savais pas que Walter l’aime tendrement comme un frère, et elle de même, j’aimerais mieux me voir couper bras et jambes plutôt que de la laisser partir. Mais je le sais, eh bien ! quoi alors ? Je vous le demande, quoi alors ? le ciel est et sera avec eux ! Amen !

— Capitaine Gills, dit M. Toots, laissez-moi vous serrer la main. Vous avez une manière de dire les choses qui me réchauffe agréablement des pieds à la tête. Je dis avec vous : amen ! Vous n’ignorez pas, capitaine Gills, que moi aussi j’adorais miss Dombey.

— Allons, du courage ! dit le capitaine en posant sa main sur l’épaule de M. Toots. Tenez bon ! mon garçon !

— C’est mon intention, capitaine Gills, dit M. Toots avec entraînement, je veux prendre courage et me tenir ferme autant que possible. Quand je serai appelé dans le silence de la tombe, capitaine Gills, je serai prêt à y descendre ; mais pas avant. Mais comme je ne suis pas sûr, pour le moment, d’être maître de moi-même, ce que je désire vous dire, et ce que je vous prierai de vouloir bien faire savoir au lieutenant Walters, le voici :

— Le voici ! dit en écho le capitaine, droit !

— Comme miss Dombey est d’une bonté si grande, continua M. Toots les larmes aux yeux, qu’elle a bien voulu me dire que ma présence ici ne lui était pas désagréable, et que vous, et toutes les personnes qui sont ici, vous êtes aussi indulgents, aussi gracieux pour moi qui… qui certainement, dit M. Toots dans un moment d’abattement, ne puis être venu au monde que par erreur, je me permettrai d’aller et de venir ici le soir, pendant le peu de temps qu’il nous reste à passer ensemble. Mais voici ce que je voulais vous demander. Si, dans certains moments, je ne crois pas pouvoir supporter la vue du bonheur du lieutenant Walters, et que je m’élance dehors, j’espère, capitaine Gills, que vous et lui vous attribuerez ma conduite, à mon malheur et non à un manque de procédés, et que vous y verrez seulement l’effet d’une lutte intérieure. J’espère que vous serez convaincu que je n’en veux à personne, et moins au lieutenant Walters qu’à tout autre. Vous n’aurez qu’à vous figurer que je suis sorti tout bonnement pour faire un petit tour ou pour aller regarder l’heure à la Bourse. Capitaine Gills, si vous pouvez faire avec moi cette convention et l’accepter pour le lieutenant Walters, ce sera pour moi une consolation si grande, que je ne croirai pas la payer trop cher d’une portion de ma fortune.

— Mon garçon, répondit le capitaine, pas un mot de plus. Vous ne ferez pas un signal en mer que nous n’y répondions, Walters et moi, aussitôt après l’avoir aperçu.

— Capitaine Gills, dit M. Toots, mon cœur est bien soulagé. Je désire conserver ici la bonne opinion qu’on a de moi. J’ai… j’ai de bons sentiments, ma parole d’honneur, bien que je les exprime mal. Vous savez, dit M. Toots, c’est absolument comme si Burgess et Cie voulaient faire plaisir à une pratique en cherchant à lui procurer un pantalon d’une coupe admirable, sans pouvoir lui en tailler le patron à leur fantaisie. »

Avec cette comparaison dont M. Toots, par parenthèse, semblait assez satisfait, il salua le capitaine Cuttle et se retira.

L’honnête capitaine, avec Florence sous son toit et Suzanne pour la servir, était l’homme le plus heureux de la terre. À mesure que les jours s’écoulaient, il devenait plus rayonnant de bonheur. Il eut avec Suzanne plusieurs conférences ; car il avait pour la sagesse de la jeune fille un profond respect, et ne pouvait oublier son courage en face de Mme Mac-Stinger. D’après son avis, il proposa à Florence de licencier, par prudence et pour des considérations particulières, la fille de la vieille femme qui était ordinairement assise sous un parapluie bleu dans Leadenhall-Market, et de faire faire les travaux domestiques dont elle était chargée momentanément par une personne connue en qui on pût avoir confiance. Suzanne, en entendant cela, parla de Mme Richard, qu’elle avait auparavant proposée au capitaine. Florence en fut tout heureuse. Suzanne partit dans la même journée pour le domicile des Toodle, afin de sonder Mme Richard ; et le soir même elle revint en triomphe accompagnée de cette même Polly aux joues fraîches et rebondies, et dont les démonstrations de joie à la vue de Florence furent presque aussi expansives que celles de Suzanne elle-même.

Cette négociation politique terminée, à la grande satisfaction du capitaine, qui ne manquait pas d’en exprimer beaucoup pour tout ce qu’il voyait en général, Florence n’avait plus qu’à préparer Suzanne à leur prochaine séparation. La tâche était beaucoup plus difficile, car miss Nipper était solide dans ses résolutions et elle s’était mis dans la tête qu’elle était revenue pour ne plus jamais quitter son ancienne maîtresse.

« Quant aux gages, chère miss Florence, j’espère bien, dit-elle, qu’il n’en sera pas question, et que vous ne me ferez pas l’injure d’en parler, car j’ai mis de l’argent de côté et je ne vendrais pas mon amour et mes services dans un moment comme celui-ci, quand même la caisse d’épargne et moi nous n’aurions plus rien à démêler ensemble en dépit des faillites de toutes les banques réunies. Mais voyez-vous, ma jeune maîtresse, vous ne m’avez jamais quittée depuis la mort de votre pauvre et bonne mère, et bien que je ne vaille pas grand’chose, vous êtes habituée à moi, ô ma chère maîtresse ! depuis tant d’années, qu’il ne faut pas songer à partir sans moi : ça ne doit pas, ça ne peut pas être.

— Chère Suzanne, je pars pour un bien long voyage.

— Eh bien ! miss Florence, qu’est-ce que cela fait ? vous n’en aurez que plus besoin de moi. Les longs voyages ne sont pas un obstacle à mes yeux, Dieu merci ! dit l’impétueuse Nipper.

— Mais, Suzanne, je pars avec Walter, j’irai n’importe où, partout avec lui ! Walter est pauvre et je le suis aussi, et il faut que j’apprenne maintenant à me servir et à le servir moi-même.

— Chère miss Florence ! s’écria Suzanne en éclatant de nouveau et en secouant violemment la tête, ce n’est pas chose nouvelle pour vous de vous servir et de servir les autres avec une patience, un dévouement et un cœur !… Mais laissez-moi parler à M. Walter Gay et arranger cela avec lui, car je ne puis ni ne veux souffrir que vous alliez au bout du monde toute seule.

— Toute seule, Suzanne ? répondit Florence. Seule ? quand Walter m’emmène avec lui ! »

Quel sourire illumina son visage ! qu’il peignait bien la surprise et le ravissement ! J’aurais voulu que Walter la vît.

« Vous ne direz rien à Walter, n’est-ce pas ma chère Suzanne, si je vous en prie ? dit Florence d’un ton plein de tendresse. Je vous en prie, Suzanne, ne lui en parlez pas.

— Pourquoi pas ? miss Florence, dit Suzanne en sanglotant.

— Parce que, dit Florence, je vais devenir sa femme, pour lui donner mon cœur tout entier et pour vivre et mourir avec lui. Il pourrait croire, si vous lui disiez ce que vous m’avez dit, que je redoute l’avenir ou que vous avez quelque raison de craindre pour moi. Oh ! ma chère Suzanne, si vous saviez comme je l’aime ! »

Miss Nipper fut si touchée par la douce exaltation de ces deux mots, par la sincérité si simple, si tendre et si entraînante qu’ils révélaient et qui faisaient briller d’un éclat plus pur que jamais cette gracieuse figure, qu’elle ne put que la serrer encore dans ses bras, et redire en pleurant :

« C’est donc bien vrai, bien vrai que ma jeune maîtresse va se marier ! »

Et elle la plaignait, la caressait et la protégeait comme elle l’avait fait d’abord.

Mais Nipper, bien qu’elle eût quelque chose de la faiblesse de son sexe, était cependant aussi capable de se contraindre qu’elle l’avait été d’attaquer la redoutable Mme Mac-Stinger. À partir de ce moment, elle ne revint jamais sur ce sujet, mais elle fut toujours gaie, active, et pleine d’espérance. Elle informa M. Toots en particulier qu’elle prenait le dessus pour le moment, mais que, lorsque tout serait terminé et que miss Dombey serait partie, on pouvait bien s’attendre à la voir dans un état désespéré. M. Toots répondit qu’il était tout à fait dans le même cas, et qu’ils pourraient confondre leurs larmes ensemble : mais jamais Suzanne ne découvrait le fond de sa pensée ni devant Florence ni dans la juridiction du petit Aspirant de marine.

Quelque simple que fût la toilette de Florence (quel contraste avec celle qu’elle portait le jour du mariage d’Édith !) il y avait cependant fort à faire pour qu’elle fût prête à temps, et Suzanne Nipper travaillait avec acharnement tout le jour à côté d’elle avec le zèle réuni de cinquante couturières. Il serait trop long d’énumérer les singuliers articles que le capitaine Cuttle aurait ajoutés au trousseau, si on l’avait laissé faire, tels qu’ombrelles roses, bas de soie chinés, bottines bleues et mille autres choses indispensables à bord. On l’amena cependant, après plusieurs observations ingénieuses, à limiter ses cadeaux à une boîte à ouvrage et à un nécessaire de voyage. Mais il se dédommagea en choisissant le plus grand modèle de chacun de ces objets que l’on pût trouver. Pendant dix ou douze jours il resta assis, la plupart du temps, occupé à les regarder. Il était partagé entre une profonde admiration et des doutes désolants sur leur peu de valeur, et tout à coup il s’élançait dans la rue pour aller faire l’emplette de quelque article extraordinaire qu’il jugeait nécessaire d’ajouter à son présent. Mais son coup de maître fut d’emporter subitement un matin les deux boîtes et d’y faire graver les deux mots : Florence Gay sur un cœur de cuivre incrusté dans le couvercle de chacune d’elles. Après quoi, il se retira pour fumer successivement quatre pipes dans la petite salle à manger, et au bout de plusieurs heures, on le surprit riant encore aux éclats de son heureuse idée.

Walter était en course toute la journée, mais il venait chaque matin voir Florence et passait la soirée avec elle. Florence ne quittait jamais sa chambre du haut que pour se glisser en bas à sa rencontre, quand c’était l’heure de son arrivée ; ou bien appuyée sur le bras si fier de la soutenir, elle l’accompagnait jusqu’à la porte et quelquefois le suivait des yeux dans la rue ; le soir, ils étaient toujours ensemble. Ô heureux instants !… Ô calme plein de douceur pour ce cœur abandonné ! Source puissante, inépuisable de profond amour dans cette âme qui avait tant souffert !

La marque cruelle était encore sur son sein. Quand elle respirait, sa poitrine soulevait encore cette trace accusatrice contre son père, et quand son amant la serrait dans ses bras, la trace était entre elle et lui : mais elle n’y pensait plus lorsqu’elle sentait battre le cœur de Walter contre le sien, lorsque le sien battait contre celui de Walter ; il n’y avait plus de son discordant pour troubler cette musique céleste qui faisait taire le bruit et le souvenir des cœurs sans amour. Florence était frêle et délicate, mais elle avait une force de tendresse assez grande pour lui permettre de créer un monde où elle pût se réfugier, se reposer loin de l’image de son père.

Combien de fois ne revit-elle pas dans son esprit la grande maison, ces événements passés, le soir, appuyée sur ce bras si fier, si heureux de la soutenir ! Elle se serrait près de lui, comme pour chercher dans son sein un refuge contre ce triste souvenir. Que de fois, en se rappelant la nuit où elle était descendue dans cette chambre, où elle avait rencontré ce regard qu’elle ne pouvait oublier, elle leva les yeux vers ceux qui la regardaient avec tant d’amour ! que de fois elle pleura de bonheur ! Plus elle se rattachait à cette affection vive, plus elle pensait à l’enfant qui n’était plus. Elle ne revoyait plus son père qu’endormi, tel qu’il était, le jour où elle était allée l’embrasser ; sa mémoire s’arrêtait là, comme à leur dernière entrevue : son imagination se refusait à lui retracer le reste.

« Walter, cher ami, dit Florence, un soir, quand la nuit fut presque venue, savez-vous à quoi j’ai pensé aujourd’hui ?

— Vous avez pensé que le temps passe, et que bientôt nous serons en mer, ma douce Florence.

— Ce n’est pas ce que je veux dire, Walter, quoique j’y pense aussi ; mais j’ai pensé à la charge que vous avez prise en me prenant.

— Charge précieuse et sacrée, cher ange ! J’y pense aussi quelquefois, moi !

— Vous riez, Walter, vous ne voulez pas comprendre ce que je vous dis. Je veux dire à tout ce que je vous coûte.

— Ce que vous me coûtez, mon amie ?

— Oui, ce que je vous coûte d’argent. Tous les objets que Suzanne et moi nous sommes en train de faire… J’en ai bien peu acheté de ma bourse. Vous étiez déjà pauvre ; mais comme je vais encore vous appauvrir, Walter !

— Comme vous allez m’enrichir, Florence ! »

Florence rit et secoua la tête.

« Et puis, dit Walter, il y a bien longtemps… Avant mon départ, on m’a fait cadeau d’une petite bourse, mon amour, d’une petite bourse pleine d’argent.

— Ah ! répondit Florence en riant tristement, elle était bien petite, bien petite, Walter. Mais il ne faut pas croire (et en disant ces mots, elle posa sa petite main sur son épaule et le regarda en face), il ne faut pas croire que je regrette d’être pour vous une telle charge. Non, cher ami, j’en suis contente, j’en suis heureuse. Je ne voudrais par qu’il en fût autrement pour rien au monde.

— Ni moi, vraiment, ma chère Florence.

— Oui, mais, Walter, vous ne pouvez éprouver ce que j’éprouve. Je suis si fière de vous ! mon cœur se gonfle d’une telle joie en pensant que ceux qui parlent de vous disent que vous avez épousé une pauvre fille sans asile, qui avait trouvé ici un abri, qui n’avait pas d’autre demeure, d’autres amis ; qui n’avait rien, rien ! Ô Walter, si j’avais pu vous apporter en dot des millions, je n’aurais jamais été si heureuse pour vous que je le suis maintenant !

— Mais vous, chère Florence, n’êtes-vous rien ? répondit-il.

— Non, rien, Walter. Je ne suis rien que votre femme ! » Elle lui passa la main autour du cou et murmura tout bas à son oreille, tout bas. « Je ne suis rien qui ne soit vous ! Je n’ai aucun espoir sur la terre qu’en vous ; je n’aime plus rien que vous ! »

Oh ! que M. Toots eut de bonnes raisons ce soir-là pour fausser compagnie à la société, s’éclipser deux ou trois fois pour aller remettre sa montre à l’heure de la Bourse, courir à un rendez-vous qu’il se rappelait avoir donné à un banquier, et aller ensuite faire un petit tour à Aldgate-Pump. »

Mais avant qu’il se lançât dans ses expéditions, avant même qu’il arrivât et que les lumières fussent apportées, Walter dit à Florence :

« Mon amie, le chargement de notre navire est presque terminé et il est probable que le jour même de notre mariage, le vaisseau descendra le fleuve. Partirons-nous ce matin-là pour nous arrêter dans le comté de Kent, avant de nous embarquer à Gravesend une semaine après ?

— Volontiers, Walter. Je serai heureuse partout ; mais…

— Dites, mon amour !

— Vous savez, dit Florence, que nous ne faisons pas de noce et que notre mise ne nous fera pas remarquer. Comme nous partirons le même jour, voudrez-vous… voudrez-vous, Walter, me conduire ce matin-là quelque part… de bonne heure, avant d’aller à l’église ? »

Walter parut la comprendre, comme le devait un amant fidèle si fidèlement aimé, et il confirma sa promesse par un baiser, plus d’un peut-être, deux ou trois, cinq ou six, et Florence, dans cette soirée grave, calme et silencieuse, Florence fut vraiment heureuse.

Enfin Suzanne Nipper et les lumières arrivèrent dans la chambre troubler le tête-à-tête. Peu après entrèrent, avec le thé, le capitaine et l’infatigable M. Toots, qui se donna ce soir-là tant de mouvement au dehors, et prit tant d’exercice avant d’aller se coucher. Ce n’était pas cependant son habitude ; heureusement la soirée se passait ordinairement d’une manière plus satisfaisante pour lui. Il jouait au cribbage avec le capitaine, aidé par les conseils de miss Nipper. Il trouvait dans les calculs du jeu une distraction à ses peines qui lui faisait perdre complétement le fil de ses idées.

C’était la figure du capitaine qu’il fallait voir dans ces occasions ! Sa physionomie avait à chaque instant une expression nouvelle et variée. Sa délicatesse instinctive et sa galanterie chevaleresque à l’égard de Florence lui disaient que ce n’était pas là le moment de se livrer à une gaieté folle, ni de montrer une satisfaction trop bruyante. Puis de vagues réminiscences de la Belle-Suzon cherchaient sans cesse à se faire jour et poussaient le capitaine à se compromettre par quelques manifestations irréparables. Tantôt son admiration pour Florence et Walter, couple bien assorti vraiment, plein de grâce et d’intérêt par leur jeunesse, leur amour, leurs bonnes physionomies, pendant qu’ils étaient assis à l’écart, s’emparait tellement de lui, qu’il jetait là les cartes, pour les regarder, épongeant son front avec son mouchoir de poche, jusqu’au moment où, averti par la fuite soudaine de M. Toots, il se reprochait intérieurement d’avoir causé de la peine à ce pauvre garçon. Cette réflexion rendait le capitaine profondément mélancolique jusqu’au retour de M. Toots. Il reprenait alors ses cartes, en clignant de l’œil de côté et faisant de petits signes polis avec son croc à miss Nipper pour l’assurer qu’il ne recommencerait plus. Mais c’était bien autre chose. Pendant qu’il cherchait à faire disparaître toute expression de son visage, il regardait autour de la chambre avec un air qui les résumait toutes : ses sentiments et sa raison se livraient bataille sur son visage, jusqu’à ce que tout cela finît par une expression décidée de profonde admiration pour Florence et pour Walter : cette expression là dominait toutes les autres et ne disparaissait jamais, à moins que M. Toots ne s’élançât une seconde fois dehors, ce qui faisait prendre au capitaine l’air d’un coupable repentant jusqu’au retour de M. Toots. Quelquefois il s’interpellait à voix basse d’un ton de reproche. « Allons ! tiens bon ! » se disait-il ; ou bien : « Allons ! Édouard Cuttle, mon garçon ! attention ! pas de bêtises ! »

Cependant une des épreuves les plus pénibles de M. Toots fut celle qu’il s’imposa lui-même. À l’approche du dimanche, où, pour la dernière fois, on devait faire dans l’église les publications dont avait parlé le capitaine, M. Toots dévoila ainsi ses pensées à Suzanne Nipper :

« Suzanne, dit M. Toots, je suis invinciblement attiré vers l’édifice ! Les paroles qui me séparent à jamais de miss Dombey frapperont mon oreille comme le glas funèbre de la mort ; mais, ma parole d’honneur, il me semble qu’il faut que je les entende ! Ainsi donc, dit M. Toots, voudrez-vous m’accompagner demain au temple saint ? »

Miss Nipper lui dit qu’elle était prête à l’accompagner, si ce pouvait être une satisfaction pour lui, mais elle chercha pourtant à lui faire abandonner cette idée.

« Suzanne, répondit M. Toots, de l’air le plus solennel, mes favoris étaient encore invisibles pour tout autre que moi, que j’adorais déjà miss Dombey. Je gémissais encore, malheureuse victime, sous le joug des Blimber, que j’adorais déjà miss Dombey. Quand le temps fut venu où l’on ne pouvait plus légalement me garder ma fortune, et que… que j’entrai conséquemment en possession de mes biens… j’adorais miss Dombey. Les publications qui la livrent au lieutenant Walters et qui me livrent, moi, à… à la mélancolie, vous savez, dit M. Toots qui avait cherché une expression énergique, ces publications, dis-je, doivent être d’un effet terrible ; elles seront terribles pour moi, mais il me semble que j’ai besoin de les entendre. Il me semble que j’ai besoin de me convaincre qu’il y a désormais un gouffre entre elle et moi, que je n’ai plus une lueur d’espérance ou une… bref, ou une jambe pour me soutenir. »

Suzanne Nipper ne put que s’apitoyer sur l’état désespéré de M. Toots, et elle consentit à l’accompagner : ce qu’elle fit le lendemain matin.

L’église que Walter avait choisie pour son mariage était une vieille église humide, située au fond d’une cour. Elle était enveloppée d’un labyrinthe de petites rues et de passages autour de son petit cimetière ; elle se trouvait elle-même comme enterrée dans une espèce de voûte formée par les maisons voisines et pavée de pierres retentissantes. C’était un grand édifice sombre et en ruine, et chaque dimanche une vingtaine de personnes environ venaient se perdre au milieu de ses grands vieux bancs de chêne. La voix du prêtre retentissait tristement sous ses voûtes désertes, et quand l’orgue grondait et roulait là-dessous, on aurait cru que l’église avait la colique, faute de fidèles pour échauffer l’air et assainir l’humidité. Mais cette église de la Cité ne manquait pas d’églises pour lui tenir compagnie ; les clochers se groupaient autour d’elle comme les mâts des navires se groupent sur le fleuve. On se serait lassé à les compter du haut de sa flèche tant il y en avait. Dans chaque place, dans chaque espace un peu vide se trouvait une église. Quand Suzanne et M. Toots s’en approchèrent le dimanche matin, c’était un bruit de cloches assourdissant. Il y avait plus de vingt églises à côté l’une de l’autre qui appelaient à qui mieux mieux les fidèles à la prière.

Nos deux brebis égarées furent parquées par un bedeau dans un banc commode, et comme ils étaient arrivés trop tôt, ils s’occupèrent à compter les fidèles, à écouter la cloche qui tintait en vain dans le clocher, et à regarder un vieux petit bonhomme, qui, placé sous le porche derrière un paravent, sonnait le fameux instrument, dans l’attitude du taureau de Cock Robin7, un pied passé dans l’étrier. M. Toots après avoir regardé longuement et attentivement les grands livres placés sur le pupitre, dit tout bas à miss Nipper qu’il ne pouvait deviner où l’on plaçait les publications ; mais cette demoiselle, scandalisée, se contenta pour toute réponse de secouer la tête et de froncer le sourcil, repoussant pour le moment toute distraction mondaine.

M. Toots cependant, incapable de détourner ses pensées des publications, ne fit évidemment que les chercher des yeux pendant toute la première partie du service. Comme le moment du prône approchait, le pauvre gentleman manifesta une agitation, un trouble, que l’arrivée inattendue du capitaine Cuttle, qui alla se placer au premier rang d’une tribune, n’était pas de nature à pouvoir diminuer. Quand le clerc présenta au prêtre une liste, M. Toots, qui était alors assis, s’appuya sur le dossier du banc ; mais quand on lut tout haut les noms de Walter Gay et de Florence Dombey, en annonçant que c’était la troisième et dernière publication, il fut si peu maître de son émotion, qu’il s’élança sans chapeau hors de l’église, suivi par le bedeau, l’ouvreuse de bancs et deux médecins qui se trouvaient présents. Le bedeau revint bientôt dire tout bas à miss Nipper qu’elle n’avait pas à s’inquiéter pour le gentleman, qui avait assuré que son indisposition était sans conséquence et que ça ne faisait rien.

Miss Nipper, sentant que les regards de tous les fidèles qui, chaque semaine, venaient se perdre en petit nombre dans cette église, étaient braqués sur elle, ne fut pas peu confuse de l’événement, quoiqu’il n’eût pas eu de suite ; son trouble était d’autant plus grand que le capitaine, dans la tribune où il était, se démenait de manière à ne pas dissimuler à la congrégation la participation mystérieuse qui le rattachait à l’accident. Mais l’extrême agitation de M. Toots ne fit qu’augmenter ce qu’il y avait d’embarrassant dans sa position. M. Toots, incapable, vu son état, de rester seul dans le cimetière en proie à ses réflexions solitaires, et désirant d’ailleurs montrer tout son respect pour le service religieux qu’il avait en quelque sorte interrompu, revint tout à coup : seulement il ne rentra pas dans les bancs ; il alla s’asseoir dans les bas côtés entre deux vieilles qui avaient l’habitude de venir prendre toutes les semaines leur morceau de pain sur la planche placée à l’entrée. M. Toots était là, toujours un objet de distraction pour les fidèles qui ne pouvaient s’empêcher de le regarder, lorsqu’il retomba dans son accès de tristesse : n’y pouvant plus tenir, il quitta la place tout d’un coup et sans rien dire. Il n’osa plus prendre sur lui de rentrer dans l’église, quoique tourmenté par le plus vif désir de prendre sa part de ce qui s’y faisait : aussi on le voyait de temps en temps, avec son visage effaré regarder dans l’intérieur tantôt par une fenêtre, tantôt par une autre. Les fenêtres dont il pouvait s’approcher étant fort nombreuses, et son agitation fort grande, non-seulement il devenait difficile de deviner à quelle fenêtre il allait se montrer, mais les fidèles étaient, pour ainsi dire, forcés de se livrer à de profonds calculs de probabilités pendant le temps de réflexion que leur laissait le sermon. Les mouvements de M. Toots courant dans le cimetière, tantôt à une fenêtre, tantôt à une autre, étaient si extraordinaires, qu’il paraissait déconcerter toutes les conjectures ; c’était comme le magicien Rotomago, il ne faisait que paraître et disparaître, et toujours quand on s’y attendait le moins : ces apparitions mystérieuses étaient d’autant plus intéressantes, qu’il avait beaucoup, de mal à voir dans l’intérieur, tandis qu’il était très-facile au contraire aux assistants de voir dehors : voilà pourquoi il restait, à chaque fois, le visage collé contre les vitraux beaucoup plus longtemps que de raison, jusqu’à ce que tout à coup il s’aperçut que tous les regards étaient braqués sur lui, et disparut.

Ces allées et venues de M. Toots, et la façon énergique dont le capitaine faisait voir qu’il savait le fin des choses, rendaient la position de miss Nipper si difficile, qu’elle se sentit le cœur soulagé d’un grand poids lorsque le service fut terminé ; elle ne fut pas aussi aimable qu’à l’ordinaire avec M. Toots, lorsque celui-ci lui dit à elle et au capitaine, en revenant, que maintenant qu’il n’avait plus d’espoir, il se sentait plus tranquille. Plus tranquille, ajouta-t-il, n’était pas le mot, ce n’était pas tout à fait ça, il se sentait, voulait-il dire, plus tranquillement et plus complétement misérable.

Le temps passa rapidement, et l’on était déjà arrivé à la soirée qui précédait le jour fixé pour le mariage. Tout le monde était assemblé chez le petit Aspirant de marine dans la chambre d’en haut ; on ne craignait pas d’être dérangé, car personne ne logeait plus dans la maison ; le petit Aspirant de marine avait la maison à lui tout seul. Il y avait de la gravité et du calme, en prévision de la cérémonie du lendemain, mais il y avait aussi un peu d’entrain. Florence, assise tout près de Walter, terminait un petit cadeau qu’elle avait l’intention de faire au capitaine en le quittant. Le capitaine jouait au cribbage avec M. Toots. M. Toots demandait conseil à Suzanne Nipper. Miss Nipper le conseillait, mais avec prudence et discrétion. Diogène écoutait, puis tout d’un coup il faisait entendre un grognement, un demi-aboiement, et revenait tout honteux de ce qu’il avait fait là sans cause légitime.

« Droit ! droit ! dit le capitaine en s’adressant à Diogène, quelle mouche te pique, mon garçon ? Tu ne parais pas dans ton assiette ce soir. »

Diogène remua la queue ; mais, tout de suite après, il laissa échapper un autre demi-aboiement et vint en demander pardon au capitaine en remuant de nouveau la queue.

« Mon opinion, Diogène, dit le capitaine en regardant ses cartes avec attention et en se caressant le menton de son croc, mon opinion est que tu as des doutes sur Mme Richard ; mais, si je te connais bien, tu auras bientôt changé d’idée, car sa mine parle pour elle. Maintenant, frère, dit-il en parlant à M. Toots, si vous êtes prêt, allons de l’avant ! »

Le capitaine disait ces mots avec calme et tout entier à ses cartes, lorsque tout à coup ses cartes lui tombèrent des mains ; sa bouche, ses yeux s’ouvrirent comme des portes cochères, ses jambes se ramassèrent sur les barreaux de sa chaise, il jeta du côté de la porte des yeux tout ébahis. Il regarda chacun tour à tour et, s’apercevant que personne ne le remarquait et ne voyait la cause de son étonnement, le capitaine reprenant l’haleine qu’il semblait avoir perdue, donna un violent coup de poing sur la table et cria d’une voix de stentor :

« Ohé ! Sol Gills ! » et il tomba dans les bras d’une capote usée qui était entrée en même temps que Polly.

Quelques instants après, la même capote recevait dans ses bras Walter et Florence. Après quoi, le capitaine embrassa Mme Richard et Miss Nipper et donna une poignée de main soignée à M. Toots, en s’écriant, son croc en l’air :

« Hurrah ! mon garçon ! hurrah ! »

M. Toots incapable de répondre à ces démonstrations, dit avec la plus grande politesse :

« Certainement, capitaine Gills, tout ce qu’il vous plaira ! »

La capote usée, le capuchon et le cache-nez, dignes pendants de la capote, se détournèrent du capitaine et de Florence pour retourner à Walter ; et du fond de la capote, du capuchon et du cache-nez on entendait la voix d’un homme qui sanglotait, entourant étroitement Walter de ses manches à longs poils.

Pendant cette pause, il se fit un silence universel et le capitaine se mit à se frotter le nez avec la plus grande vigueur ; mais quand la capote, le capuchon et le cache-nez se relevèrent, Florence s’avança doucement vers eux. Aidée de Walter, elle enleva tous ces vêtements et découvrit dessous le vieil opticien un peu plus maigre et un peu plus ravagé qu’autrefois toujours avec sa vieille perruque, son vieil habit couleur café, garni comme autrefois de ses énormes boutons, avec l’infaillible chronomètre sortant de sa poche.

« Toujours le même puits de science, dit le rayonnant capitaine, Sol Gills ! Sol Gills ! qu’est-ce que vous êtes donc devenu tout ce temps-là, mon vieux garçon ?

— Je suis devenu à moitié aveugle, à moitié sourd et muet de joie, Cuttle, dit le vieillard.

— C’est toujours la même voix, dit le capitaine regardant tout autour de lui avec une exaltation que sa figure rayonnante ne rendait encore que d’une manière imparfaite. C’est toujours sa même voix, c’est toujours le même puits de science ! Sol Gills ! mon garçon, tu peux t’étendre maintenant sous ta vigne et sous tes figuiers, comme un bon vieux patriarche que tu es, pour nous raconter tes aventures, de cette voix que nous connaissons si bien ! C’est la voix, dit le capitaine s’apprêtant à faire sensation, et levant son croc pour annoncer qu’il allait faire une citation, c’est, dit-il, la voix du paresseux :

« Je l’ai entendu qui se plaignait et qui disait, seigneur, mon Dieu ! vous m’avez réveillé trop tôt, laissez-moi dormir encore. Dispersez ses ennemis et écrasez-les dans la poussière. »

Le capitaine s’assit de l’air d’un homme qui a trouvé moyen d’exprimer de la façon la plus heureuse l’opinion de toutes les personnes présentes ; mais il se releva aussitôt pour présenter M. Toots, que l’arrivée d’un étranger, répondant au nom de Gills, déconcertait beaucoup.

« Quoique, bégaya M. Toots, je n’aie pas eu l’avantage d’être connu de vous, monsieur, avant que vous fussiez…, que vous fussiez…

— Loin des yeux, mais près du cœur, suggéra le capitaine à voix basse.

— C’est tout à fait cela, capitaine Gills, dit M. Toots d’un ton d’assentiment, quoique je n’aie pas eu l’avantage d’être connu de vous, monsieur… monsieur Sol, dit M. Toots qui lui donna ce nom sous l’inspiration d’une heureuse idée, avant ce qui est arrivé, c’est pour moi un très-grand plaisir, je vous assure, de… de… de faire votre connaissance. J’espère, continua M. Toots, que vous vous portez aussi bien que possible. »

Après ces paroles pleines de courtoisie, M. Toots s’assit tout rouge et ricanant.

Le vieil opticien, assis dans un coin entre Florence et Walter, fit de la tête un petit signe d’amitié à Polly, qui les regardait avec un sourire de bonheur et répondit ainsi au capitaine :

« Édouard Cuttle, mon cher garçon, quoique j’aie appris quelque chose des événements survenus ici par cette bonne amie que voilà…, et qu’il est doux pour un pauvre voyageur de revoir pour sa bienvenue une bonne figure comme la sienne ! dit le vieillard en s’interrompant et en se frottant les mains de ce même air distrait qu’il avait autrefois.

— Écoutez-le, cria le capitaine d’un ton imposant,

« C’est une femme capable de séduire le genre humain. »

Vous n’avez qu’à relire votre chapitre d’Adam et Ève, frère, dit le capitaine en se tournant vers M. Toots, vous y trouverez cela.

— Je n’y manquerai pas, capitaine Gills, dit M. Toots.

— Quoique j’aie appris d’elle quelque chose des événements survenus ici, reprit l’opticien en tirant de sa poche ses lunettes qu’il plaça sur son front comme autrefois, tout cela est si grave, si extraordinaire, je suis si ému par la vue de mon cher garçon et de… Il regarda Florence qui baissait les yeux, et sans chercher à finir sa phrase il reprit : je suis si ému que… que je ne pourrai pas dire grand’chose ce soir. Mais, mon cher Cuttle, pourquoi ne m’avoir pas écrit ? »

Les traits du capitaine exprimèrent une telle surprise, que M. Toots en fut positivement effrayé. Il le regardait fixement sans pouvoir détourner les yeux de son visage.

« Écrit ! répéta le capitaine, écrit, Sol Gills !

— Mais oui, dit le vieillard, ne pouviez-vous pas m’écrire, soit à la Barbade, soit à la Jamaïque, soit à Démérary, puisque je vous en avais prié.

— Vous m’en aviez prié, Sol Gills ! répéta le capitaine.

— Mais oui, dit le vieillard ; ne le savez-vous pas, Édouard ? Vous ne pouvez l’avoir oublié ? Je n’y ai pas manqué chaque fois que je vous ai écrit. »

Le capitaine ôta son chapeau de toile cirée, le suspendit à son croc et avec sa main il ramena ses cheveux par devant et regarda les spectateurs : il offrait l’image frappante de la surprise la plus résignée.

« Vous avez l’air de ne pas me comprendre, Édouard dit le vieux Sol.

— Sol Gills ? fit le capitaine en le regardant fixement ainsi que tous les assistants,… et après quelques moments de silence il reprit enfin : Je suis à la dérive. Dites-nous un mot ou deux de ces aventures. Je ne puis m’expliquer ; comment tout cela s’est fait. Et le capitaine de ruminer en lui-même et de regarder tout autour de lui.

— Vous savez, Ned, dit Sol Gills, pourquoi je suis parti d’ici. Avez-vous ouvert mon paquet, Ned ?

— Que oui, que oui, je l’ai ouvert !

— Et lu ?

— Et lu, répondit le capitaine qui le regardait attentivement et qui s’apprêtait à citer quelque chose de mémoire ; certainement je l’ai lu, à preuve que vous y disiez : « Mon cher Ned Cuttle, quand j’ai quitté la maison pour aller dans les Indes chercher des nouvelles de mon cher… » que voilà, dit le capitaine comme se sentant soulagé de pouvoir produire un témoin aussi réel et aussi irrécusable.

— C’est bien, Ned. Maintenant un moment d’attention, dit le vieillard. La première fois que je vous ai écrit, c’était de la Barbade. Je vous disais que malgré la réception de cette lettre qui devait vous parvenir longtemps avant la fin de l’année, je serais bien aise que vous ouvrissiez le paquet, parce que vous verriez dans ma lettre la cause de mon départ. Très-bien. Quand je vous ai écrit, la seconde, la troisième et peut-être la quatrième fois, c’était de la Jamaïque, je vous disais que j’étais encore dans le même état, que je n’aurais de tranquillité, que je ne quitterais cette partie du monde que lorsque je saurais si mon enfant était mort ou vif. La dernière fois que je vous ai écrit… c’était, je crois, de Démérary… n’est-ce pas ?

— C’était, je crois, de Démérary ! fit le capitaine en promenant ses regards désespérés autour de la chambre.

— Je vous disais, continua le vieux Sol, que jusqu’à présent on n’avait aucun renseignement certain, que j’avais rencontré beaucoup de capitaines et d’autres personnes, dans cette partie du monde, qui m’avaient connu il y avait des années, qui m’aidaient à faire une traversée ici, une traversée là, et que de temps en temps je pouvais, en retour, leur rendre un petit service pour ce qui avait rapport à ma partie ; je vous disais que tout le monde était fâché de me voir dans cet état, que chacun semblait s’intéresser à mes pérégrinations, et que je pensais bien que je resterais là en croisière jusqu’à ma mort, attendant au passage des nouvelles de mon enfant.

— Qu’il pensait bien qu’il resterait là en croisière comme la Frégate Volante en tournée scientifique ! dit le capitaine toujours avec le même flegme.

— Mais quand je reçus la nouvelle, Ned (c’était à la Barbade, où j’étais revenu), quand je reçus la nouvelle qu’un vaisseau marchand venant de Chine était, à ce qu’on disait, chargé pour l’Angleterre, et portait à bord mon enfant ; alors, je ne fis ni une deux, je m’embarquai sur le premier bâtiment venu pour revenir à la maison, où j’arrive ce soir pour constater que c’était bien vrai. Dieu soit béni ! » le vieillard prononça ces derniers mots avec onction.

Le capitaine, après s’être courbé avec un grand respect, promena ses regards autour des assistants, en commençant par M. Toots pour finir par l’opticien ; puis, d’un ton grave, il s’exprima en ces termes :

« Sol Gills ! l’observation que je crois de mon devoir de faire ici est à seule fin de souffler ferme dans vos voiles, de les débarrasser des ralingues et de vous conduire à la côte d’un coup de gouvernail. Pas une de ces lettres n’a été remise à Édouard Cuttle. Pas une, répéta le capitaine pour donner plus de force et de solennité à sa déclaration, pas une n’a été remise à Édouard Cuttle de la marine marchande d’Angleterre, aussi vrai qu’il vit retiré tranquillement et cherchant, tous les jours que Dieu fait, à devenir meilleur.

— C’est moi-même qui les ai mises à la poste ; c’est moi-même qui ai mis l’adresse, numéro 9, Brig-Place, » s’écria le vieux Sol.

La figure du capitaine pâlit, et redevint tout à coup rouge écarlate.

« Comment dites-vous, Sol Gills, mon ami ? Numéro 9, Brig-Place ? demanda le capitaine.

— Comment je dis !… N’est-ce pas votre demeure ? répondit le vieillard. Madame… comment s’appelait-elle enfin ? J’oublierai bientôt mon propre nom ; mais je ne suis plus de ce siècle… vous vous en souvenez, cela m’arrivait toujours et je confonds tout. Madame… e… e…

— Sol Gills, dit le capitaine, qui ne pouvait pas s’imaginer qu’on fit allusion à son ancienne propriétaire, ce n’est pas le nom de Mac-Stinger que vous cherchez.

— Mais si, s’écria l’opticien, c’est cela même, Édouard, Mme Mac-Stinger. »

Le capitaine Cuttle, dont les yeux étaient ouverts dans leur plus grande dimension, et dont les verrues brillaient du plus vif éclat, laissa échapper un sifflement aigu, un son mélancolique, et resta la bouche béante, sans pouvoir articuler une parole. À la fin cependant :

« Répétez-moi ça, dit-il, encore une fois, Sol Gills, s’il vous plaît.

— Toutes ces lettres, répondit l’oncle Sol en frappant de l’index de sa main droite dans la paume de sa main gauche, avec une fermeté et, une exactitude qui eût fait honneur même à l’infaillible chronomètre qu’il avait dans sa poche, toutes ces lettres, je les ai mises à la poste moi-même. J’ai écrit moi-même l’adresse ainsi qu’il suit : Au capitaine Cuttle, chez madame Mac-Stinger, numéro 9, Brig-Place. »

Le capitaine ôta son chapeau de toile cirée de son croc, regarda au fond, le remit sur sa tête et s’assit.

« Eh bien ! mes amis, dit le capitaine Cuttle en regardant tout le monde de l’air le plus décontenancé, j’avais démarré et mis en mer.

— Vous n’aviez donc dit à personne où vous étiez allé ; capitaine Cuttle ? dit vivement Walter.

— Merci bien, Walter, dit le capitaine en secouant la tête. Est-ce qu’elle m’aurait permis de venir m’occuper de cette petite boutique ? Je n’avais qu’à démarrer et mettre en mer. Jour de Dieu ! Walter ! s’écria le capitaine,

« Vous ne l’avez vue que dans ses moments de calme, mais si vous la voyiez dans ses colères… »

Prenez-en note.

— Je lui en donnerais, moi, de la colère, dit tranquillement Suzanne.

— Vous l’oseriez, ma chère ? répondit le capitaine avec une admiration contenue. Eh bien ! ma chère, ça vous fait honneur. Mais il n’y a pas de bête féroce que je n’aimasse pas mieux rencontrer pour ma part. Quand j’ai emporté ma malle, je n’ai pu le faire que par l’intermédiaire d’un ami qui n’a pas son pareil. Ah bien ! il y faisait bon de lui adresser des lettres pour moi ! Elle n’en aurait pas reçu une seule, dans ces moments-là, dit le capitaine, n’y a pas de danger. Je vous réponds que je n’aurais pas voulu être à la place du facteur.

— Il est bien clair, alors, capitaine Cuttle, que tous, tant que nous sommes, et principalement l’oncle Sol et vous, dit Walter, nous sommes redevables à Mme Mac-Stinger d’une mortelle inquiétude.

Il était si évident que c’était à la terrible veuve de feu M. Mac-Stinger que l’on était redevable de ce qui s’était passé, que le capitaine ne discuta point ; mais il n’en n’était pas moins tout honteux de son rôle, quoique personne ne s’appesantît sur le sujet, et que Walter surtout, qui se rappelait la dernière conversation que le capitaine et lui avaient eue ensemble à ce propos, évitât de revenir là-dessus. Aussi la figure du pauvre capitaine se voila d’un épais nuage pendant près de cinq minutes. C’était bien long pour lui ; bientôt le soleil reparut et lança ses rayons brillants sur la société ; alors il ne put résister au désir de donner des poignées de main à tout le monde.

De bonne heure, chacun, excepté Walter, quitta la chambre de Florence et descendit dans la salle à manger. Ce ne fut toutefois qu’après que l’oncle Sol et Walter se furent adressé quelques questions sur leur traversée respective, et sur les dangers de leur voyage. Bientôt après Walter descendit dans la salle à manger rejoindre la compagnie :

« Florence, leur dit-il, est un peu triste ; elle a le cœur gros et elle s’est couchée. »

Et, pour ne pas la déranger, ils parlèrent tout bas, quoiqu’il fût impossible à Florence de les entendre de sa chambre. Chacun à sa manière témoignait les sentiments d’affection et de bienveillance qu’il éprouvait pour la jeune fiancée de Walter. Pour satisfaire l’oncle Sol on raconta tout au long son histoire, et M. Toots fut très-sensible aux procédés délicats de Walter qui fit connaître son nom et l’importance de ses services si précieux au jeune couple.

« Monsieur Toots, dit Walter en le quittant à la porte, nous nous reverrons demain matin.

— Lieutenant Walters, dit M. Toots en lui empoignant vigoureusement la main, vous pouvez compter sur moi.

— C’est la dernière soirée que nous passons ensemble d’ici à longtemps, la dernière soirée que nous passerons peut-être jamais ensemble, dit Walter. Un noble cœur comme le vôtre doit comprendre le mien. J’espère que vous croyez à ma reconnaissance, n’est-ce pas ?

— Walters, répliqua M. Toots vivement touché, je serais heureux de croire que j’aie des droits à votre reconnaissance.

— Florence, dit Walter, qui porte son nom ce soir pour la dernière fois, m’a fait promettre, au moment où vous nous quitteriez, de vous dire, de sa part, en vous assurant de son affection pour vous… »

M. Toots mit sa main sur la porte et sa tête sur sa main.

« En vous assurant de son affection pour vous, dit Walter, que jamais elle n’aura d’ami dont son cœur fasse plus de cas que vous ; que le souvenir qu’elle conserve de votre estime et de votre fidélité pour elle, ne sortira jamais de sa mémoire ; qu’elle pensera à vous dans ses prières le soir comme elle espère que vous penserez à elle quand elle sera bien loin. Voulez-vous que je lui réponde quelque chose de votre part ?

— Dites-lui, Walters, répondit M. Toots d’une voix troublée, que je penserai à elle tous les jours, et que tous les jours je me sentirai heureux de savoir qu’elle est mariée à un homme qui l’aime et qu’elle aime. Dites-lui, je vous prie, que je suis sûr que son mari est digne d’elle, oui même d’elle, enfin que je suis heureux du choix qu’elle a fait. »

La voix de M. Toots devint plus claire quand il en arriva à ces derniers mots et, levant la tête de dessus la porte, il les prononça avec fermeté. Il secoua de nouveau la main de Walter avec une cordialité que celui-ci sut lui rendre aussitôt, et s’élança dehors pour retourner chez lui.

M. Toots était accompagné de Coq-Hardi qu’il avait, depuis les derniers temps, amené chaque soir avec lui. Il le laissait dans la boutique, en se disant intérieurement qu’il pourrait survenir du dehors quelques circonstances inattendues dans lesquelles la bravoure de ce personnage remarquable pourrait rendre service au petit Aspirant de marine. Coq-Hardi ne semblait pas ce soir-là de fort bonne humeur. Peut-être les becs de gaz jetaient-ils une lumière trompeuse, ou peut-être releva-t-il son œil et retroussa-t-il son nez d’une façon plus hideuse encore qu’à l’ordinaire, quand M. Toots, traversant la rue, regarda par-dessus son épaule la chambre où reposait Florence. Pendant le trajet, il montrait à l’égard des piétons des intentions plus hostiles qu’il ne convenait à un professeur qui enseigne l’art paisible de se défendre et non pas d’attaquer. Arrivé à la maison, au lieu de laisser M. Toots dans ses appartements où il l’avait accompagné, il resta devant lui à tourner son chapeau qu’il tenait par le bord dans ses deux mains, et à remuer la tête et le nez tous deux souvent endommagés et assez mal raccommodés ; enfin il avait pris un air décidé et peu respectueux.

Son protecteur, trop absorbé dans ses pensées, fut quelque temps avant de remarquer cette attitude. Coq-Hardi, qui entendait qu’on prît garde à lui, fit claquer plusieurs fois sa langue entre ses dents pour attirer les regards de M. Toots.

« Maintenant, maître, dit Coq-Hardi d’un ton hargneux, quand, à la fin, M. Toots eut porté sur lui les yeux, je voudrais savoir si vous abandonnez la partie, ou si vous avez l’intention de faire une rentrée ?

— Coq-Hardi, répondit M. Toots, expliquez-vous.

— Ce que j’ai à dire sera bientôt dit, répondit Coq-Hardi. Je ne suis, pas un gaillard à gaspiller les paroles, moi. Voici ce que c’est. Y en a-t-il là-bas qu’il faille plier en deux d’un coup de poing dans l’estomac ? »

Coq-Hardi, en faisant cette question, laissa tomber son chapeau, allongea son poing gauche et feignit d’assommer du poing droit un ennemi supposé ; puis après avoir secoué la tête avec énergie, il reprit son calme.

« Allons, maître, dit Coq-Hardi, est-ce pour rire ou pour de bon ?

— Coq-Hardi, répondit M. Toots, vos expressions sont inconvenantes, et ce que vous voulez dire n’est pas clair.

— Eh bien ! maître, que je vous dise, fit Coq-Hardi. Voilà ce que c’est, c’est pas gentil.

— Qu’est-ce qui n’est pas gentil, Coq-Hardi ? demanda M. Toots.

— Ça, dit Coq-Hardi en fronçant à faire peur son nez cassé. Là, allons, maître, y êtes-vous ? Pourquoi ne l’avoir pas fait, quand vous pouviez d’un coup casser en deux M. le roidillon, (on pouvait supposer que cette expression insultante s’adressait à M. Dombey) ? et quand vous pouviez renverser le gagnant avec sa clique, tout roide à vos pieds, allez-vous leur laisser le terrain maintenant,… leur laisser le terrain ? dit Coq-Hardi en appuyant sur ces mots avec mépris. Eh bien ! vrai, là ! c’est pas gentil !

— Coq-Hardi, dit M. Toots d’un ton sévère, vous êtes un vrai vautour, vous avez d’atroces sentiments.

— Mes sentiments se résument dans ces mots : Boxe et courage, maître : voilà mon idée. Je ne peux pas supporter ce qui n’est pas gentil. Je suis un homme connu moi ! mon adresse est à la taverne du P’ti Héléphant : je ne veux pas que mes bourgeois fassent quelque chose qui n’est pas gentil. Eh bien ! je vous le dis, répéta Coq-Hardi dont l’énergie allait crescendo, je vous le dis, c’est pas gentil !

— Coq ! dit M. Toots, vous me dégoûtez.

— Maître, reprit Coq-Hardi en mettant son chapeau, c’est à charge de revanche. Allons ! Je vais vous faire une offre ! vous m’avez deux ou trois fois parlé d’un établissement public. Eh bien ! qu’il n’en soit plus question ! Donnez-moi demain un billet de mille francs, et laissez-moi partir.

— Coq, repartit M. Toots, après les odieux sentiments que vous avez exprimés, je me trouverai satisfait d’être débarrassé de vous à ce prix-là.

— Eh bien ! c’est dit, continua Coq-Hardi. C’est marché conclu. Votre manière d’agir, maître, ne convient pas à mes principes. Que voulez-vous que je vous dise ? C’est pas gentil, répéta Coq-Hardi qui ne paraissait capable d’en dire ni plus ni moins. Voilà ce que c’est. C’est pas gentil ! »

C’est ainsi que M. Toots et Coq-Hardi convinrent de se séparer, ne pouvant pas s’entendre sur les principes de la morale. M. Toots se coucha, et rêva avec bonheur à Florence, qui avait pensé à lui, comme à son ami, la dernière soirée de sa vie de jeune fille, et qui lui avait envoyé l’assurance de son affection.

Chapitre XIX. Un autre mariage. §

M. Sownds le bedeau et Mme Miff la loueuse de chaise sont de bonne heure à leur poste dans la belle église où M. Dombey s’est marié. Un vieux gentleman indien, au teint cuivré, va épouser une jeune femme ce matin-là, et l’on attend six voitures pleines de monde. Mme Miff a appris que le vieux gentleman au teint cuivré pouvait paver de diamants le chemin de l’église sans s’apercevoir qu’il en eût perdu. La bénédiction nuptiale doit être magnifique, car elle sera donnée par un révérend, un doyen. Quant à la mariée, elle sera peut-être remise officiellement, comme un présent inappréciable, par un personnage qui vient tout exprès de chez les Horse-Guards.

Mme Miff est moins endurante ce matin-là que jamais avec les pauvres gens, quoiqu’elle ait en tout temps des opinions arrêtées à leur égard, et qui ne sont pas favorables à leurs prétentions du droit aux chaises, gratis. Mme Miff n’est pas versée dans la science de l’économie politique qu’elle soupçonne de procéder des dissidents, anabaptistes, wesleyens, ou quelque chose comme ça. Mais elle ne comprend pas pourquoi les gens du peuple se marient.

« Le diable les enlève, dit Mme Miff, on leur fait la même cérémonie, les mêmes lectures et le reste qu’aux gens riches, et au lieu de pièces d’or, on ne reçoit que des pièces de dix sous ! »

M. Sownds le bedeau est plus généreux que Mme Miff ; mais il n’est pas loueur de chaises.

« Il faut que cela soit, madame. Nous devons les marier. Il faut bien que nous ayons des enfants dans nos écoles et des soldats dans nos armées. Il faut les marier, madame, dit M. Sownds, dans l’intérêt de la prospérité du pays. »

M. Sownds est assis sur les marches, et Mme Miff époussète dans l’église, quand paraît un jeune couple simplement vêtu. Le vieux chapeau de Mme Miff se tourne de leur côté en faisant la moue, car la bonne dame croit deviner dans cette visite matinale un couple fugitif :

« Nous ne venons pas pour nous marier, dit le jeune homme, nous venons seulement nous promener dans l’église. »

Et comme il glisse une gracieuse offrande dans la main de Mme Miff, sa mine rechignée se détend, et son vieux chapeau s’incline et craque avec sa maigre et sèche figure.

Mme Miff se remet à épousseter et à battre ses coussins, car on lui a dit que le gentleman au teint cuivré avait les genoux sensibles ; mais son œil brillant, son œil de loueuse de chaises reste fixé sur le jeune couple qui se promène dans l’église. « Hum !… tousse Mme Miff dont la toux est plus sèche que le foin de ses coussins, vous reviendrez nous voir un de ces quatre matins, mes petits poulets, ou je me trompe fort. »

Ils regardent une pierre scellée dans le mur et élevée à la mémoire d’une personne. Ils sont assez loin de Mme Miff, mais Mme Miff peut voir, du coin de l’œil, que la jeune fille s’appuie assez fort sur le bras du jeune homme, et que la tête de celui-ci se penche sur elle.

« Bien, bien, dit Mme Miff, vous pourriez faire pis, car vous êtes vraiment un joli petit couple ! »

La remarque de Mme Miff n’a rien de personnel. Elle parle tout bonnement au point de vue commercial. Elle n’est guère plus curieuse de couples que de cercueils. Elle est si roide, si sèche, si maigre, cette bonne vieille dame ! Vraiment elle est aussi sympathique que ses bancs, et sensible comme un copeau. M. Sownds, qui a pris de l’embonpoint, et qui a de l’écarlate dans son costume, a un tout autre caractère. Debout sur les marches avec Mme Miff, il dit, en voyant le jeune couple s’éloigner :

« Elle a vraiment une jolie tournure, n’est-ce pas ? Et aussi, je crois, une jolie figure, autant que j’en puis juger (car Florence en s’éloignant baissait la tête). Enfin, madame Miff, dit M. Sownds qui s’en lèche les barbes, c’est ce que l’on peut appeler un vrai bouton de rose. »

Mme Miff fait, de son vieux chapeau, un signe d’assentiment de complaisance, mais, au fond, elle trouve le propos si léger de la part de cet officier de la paroisse, qu’elle se dit que, pour tout l’or du monde, elle ne consentirait pas à devenir la femme de M. Sownds, tout bedeau qu’il est.

Et le jeune couple, qu’est-ce qu’il dit, en sortant de l’église ?

« Cher Walter, merci ! Maintenant je puis partir heureuse.

— Et quand nous serons de retour, Florence, nous viendrons revoir la tombe du pauvre enfant. »

Florence lève sur son bon visage ses yeux tout brillants de larmes, et rapproche sa main libre de son autre petite main passée au bras du jeune homme.

« Il est de bonne heure, Walter, et les rues sont encore presque désertes. Promenons-nous un peu.

— Mais vous allez vous fatiguer, mon amour.

— Oh ! non. C’était bon pour la première fois que nous nous sommes promenés, ensemble ; ce jour-là j’étais bien fatiguée, mais je ne le serai pas aujourd’hui. »

Et voilà Florence et Walter, qui, le matin même de leur mariage, se promènent comme si de rien n’était, bras dessus, bras dessous ; elle, aussi innocente et aussi aimante ; lui aussi franc, aussi plein d’espérance, seulement un peu plus fier d’elle encore qu’autrefois.

Le jour de cette promenade qu’ils avaient faite, enfants tous deux, ils n’étaient pas si loin du monde qui les environnait que ce jour-là. Les petits pieds de Florence n’avaient pas suivi ce jour-là une route aussi enchantée que celle qu’elle suivait alors. Quand on est enfant, on peut bien des fois donner sa confiance et son amour et en varier l’objet, mais le cœur de Florence, devenue femme, ne pouvait se donner qu’une fois tout entier, et, devant l’abandon ou le changement, ce cœur n’aurait plus eu désormais qu’à souffrir et à mourir.

Ils prirent les rues les plus paisibles et n’approchèrent pas de celle où se trouvait son ancienne demeure. C’était une matinée d’été, belle et chaude, et le soleil brillait sur eux pendant qu’ils avançaient au milieu de ce brouillard qui enveloppe la Cité. Les richesses s’étalent dans les boutiques ; les bijoux, l’or, l’argent brillent aux devantures resplendissantes des orfévres, et les hautes maisons jettent leur ombre majestueuse et protectrice sur le jeune couple qui passe ; mais ils s’en vont, à travers la lumière, à travers l’ombre, comme deux amoureux, sans rien voir autour d’eux. Ils n’ambitionnent pas d’autres trésors, ils ne souhaitent pas de plus riches palais que ceux qu’ils ont trouvés l’un dans l’autre.

Peu à peu ils avancent dans des rues plus sombres, plus étroites : là le soleil, tantôt jaune, tantôt rougeâtre, ne se laisse apercevoir au travers du brouillard qu’au coin des rues, dans les petites places où se trouve soit un arbre, soit une des nombreuses églises dont nous avons parlé ; dans de petits espaces pavés garnis d’escaliers, dans un petit coin de jardin, dans un cimetière au milieu duquel on ne voit plus que quelques tombes ou quelques pierres tumulaires toutes noires. Pleine de confiance et d’amour, à travers les étroits passages et les rues sombres, Florence marche toujours appuyée sur le bras de celui dont elle va devenir la femme.

Son cœur bat plus vite en ce moment, car Walter vient de lui dire que leur église est proche. Ils laissent derrière eux de grands magasins devant lesquels sont arrêtés des camions avec les charretiers affairés qui barrent le passage ; mais Florence ne les voit ni ne les entend : et bientôt tout devient calme, le jour est plus sombre, et elle tremble dans une église humide comme une cave.

Le vieux petit bonhomme râpé, le sonneur de la cloche désappointée qui n’attire pas les fidèles, est assis sous le porche : il a posé son chapeau sur les fonts baptismaux, car il est là comme chez lui : n’est-il pas en même temps suisse, sonneur et fossoyeur ?… Il les introduit dans une sacristie toute délabrée, garnie de panneaux bruns tout couverts de poussière : on dirait un buffet dont on a retiré les planches. Les registres, mangés aux vers, ont un goût de tabac éventé qui fait éternuer Nipper tout en larmes.

Mais comme elle paraît jeune, comme elle paraît belle, la mariée, dans ce lieu si délabré, si plein de poussière, sans autre parent que son époux ! Il y a un acolyte, vieux et poudreux, qui tient une échoppe de journaux ouverte à tous les vents, sous une porte cochère en face, derrière un rempart de poteaux où sont suspendues ses gazettes. Il y a une loueuse de chaises, vieille et poudreuse, qui n’a pas d’autre occupation que de s’occuper d’elle, et qui trouve que c’est déjà bien assez comme cela. Il y a un bedeau vieux et poudreux (ce sont ces deux derniers personnages qu’a vus M. Toots le dimanche précédent.). Le bedeau, par exemple, ne se borne pas à ce genre de commerce ; il est au service d’une société de charité qui tient séance dans une salle voisine, dont les croisées sont garnies de vitraux par où jamais l’œil d’un mortel ne s’est permis de regarder. L’autel est décoré de frises en bois et de corniches remplies de poussière ; les mêmes ornements se remarquent autour de la galerie et au-dessus de l’inscription qui relate ce qu’ont fait le président et les membres de ladite compagnie en l’an 1694. Puis on voit, au-dessus de la chaire et du pupitre des chantres, un vieil orgue poudreux qui a l’air de menacer de tomber sur la tête des officiants, dans le cas où ils ne se conduiraient pas comme il faut. Enfin, on peut faire autant de provision de poussière que l’on veut, excepté dans le cimetière, où il serait difficile de s’en procurer.

Le capitaine, l’oncle Sol et M. Toots sont venus ; le prêtre met son surplis dans la sacristie, et l’employé se promène autour de lui, occupé à souffler la poussière dont il est couvert. Le marié et la mariée sont devant l’autel. Il n’y a pas de demoiselle d’honneur, à moins que ce ne soit Suzanne Nipper, et point d’autre père que le capitaine Cuttle. Un homme à jambe de bois, avec une bague bleue au doigt et une pomme à la main, qu’il mord à belles dents, entre dans l’église pour voir ce qui s’y passe, mais s’apercevant que ce n’est pas amusant, il sort en boitillant et fait retentir sa jambe de bois sur les dalles.

Un doux rayon de soleil ne vient pas éclairer Florence pendant qu’elle incline timidement la tête devant l’autel. L’astre du matin est caché derrière les maisons et ne brille pas là. Des pierrots, perchés sur un petit arbre rabougri, en dehors de la porte, essayent un petit chant pulmonique ; un merle, exposé au soleil, à la lucarne d’un teinturier, siffle de toutes ses forces pendant le service, et de temps à autre on entend le bruit sourd de l’homme à la jambe de bois qui marche clopin-clopant sur les dalles. Les amen de l’acolyte malpropre semblent, comme ceux de Macbeth, rester en chemin dans son gosier ; mais le capitaine Cuttle vient à son aide, et il y met tant de bonne volonté, qu’il introduit mal à propos, de sa propre autorité, trois amen où ils n’ont que faire, tout étonnés de se trouver là.

Ils sont mariés ; ils ont signé leurs noms sur un des vieux registres qui sentent le tabac ; le surplis du prêtre est replacé mollement sur son lit de poussière, et le prêtre lui-même rentre chez lui. Dans un sombre coin de la sombre église, Florence a rejoint Suzanne Nipper et pleure dans ses bras. Les yeux de M. Toots sont tout rouges, le capitaine frotte son nez, l’oncle Sol a laissé retomber ses lunettes et s’en est allé à la porte.

« Ô Suzanne ! ma chère Suzanne ! si jamais il vous arrive d’être prise à témoin de l’amour que j’ai pour Walter et des raisons que j’ai pour l’aimer, faites-le par amour pour lui. Adieu ! Adieu ! »

Ils ont pensé qu’il valait mieux ne pas retourner chez le petit Aspirant de marine et se séparer à l’église. Une voiture les attend près de là.

Miss Nipper ne peut plus parler, elle sanglote, étouffe et serre dans ses bras sa maîtresse. M. Toots s’avance, l’engage à se calmer et se charge de la consoler. Florence tend la main à M. Toots, et, dans l’excès de son bonheur, présente son front à ses lèvres ; elle embrasse l’oncle Sol, le capitaine Cuttle, et est entraînée par son jeune époux.

Mais Suzanne ne peut supporter que Florence s’en aille en emportant d’elle un souvenir de tristesse. Elle s’était promis d’être si différente de ce qu’elle a été, qu’elle se le reproche amèrement. Dans l’intention de faire un dernier effort pour racheter sa faiblesse, elle quitte M. Toots et s’élance à la recherche de la voiture pour montrer à Florence une figure souriante. Le capitaine devinant son projet, la suit, car il croit aussi de son devoir de prendre un air gai, s’il est possible, pour leur dire adieu. L’oncle Sol et M. Toots restent en arrière tous les deux en dehors de l’église pour attendre les autres.

La voiture est partie, mais la rue est roide, étroite et encombrée. Suzanne aperçoit le fiacre (elle n’en peut douter) arrêté à quelque distance. Le capitaine Cuttle la suit dans sa fuite jusqu’en bas de la côte et agite son chapeau de toile cirée à tout hasard, sans savoir si ce signal un peu général arrivera à cette voiture-là ou à une autre.

Suzanne devance le capitaine et arrive au haut de la montée en même temps que la voiture. Elle regarde par la portière et voit Walter près de sa douce amie. Elle frappe des mains et s’écrie :

« Miss Florence ! ma chérie ! regardez-moi ! Nous sommes tous si contents maintenant, ma chérie ! Encore un dernier adieu, mon bijou, encore un ! »

Suzanne ne sait pas elle-même comment cela se fait, mais elle se trouve déjà à la portière, elle embrasse sa maîtresse et lui passe ses bras autour du cou.

— Nous voilà si heureux, maintenant, ma chère demoiselle Florence, dit Suzanne en poussant un soupir qui pouvait faire douter de son bonheur. Vous ne m’en voulez pas, maintenant, n’est-ce pas ?

— Vous en vouloir, Suzanne ?

— Oh non ! je suis sûre que vous ne m’en voudrez pas. Ma bonne petite chérie, n’est-ce pas que vous ne m’en voudrez pas ? s’écrie Suzanne ; voici le capitaine aussi, votre ami le capitaine, vous savez, qui vient vous dire encore un petit adieu !

« Hourra ! Délices du cœur ! crie la grosse voix du capitaine, qui paraît en proie à une vive émotion. Hourra ! Walter, mon garçon ! »

Le jeune époux était à une portière, la jeune mariée à l’autre ; le capitaine était suspendu à la première, Suzanne avait empoigné solidement la seconde ; la voiture marchait toujours, bon gré mal gré ; les charrettes et les autres voitures étaient entravées dans leur course par cette voiture qui ne savait si elle devait avancer ou non. Jamais on ne vit pareille confusion à quatre roues.

Mais Suzanne Nipper remplit vaillamment le devoir qu’elle s’est imposé. Elle conserve une mine souriante devant sa maîtresse, elle rit à travers ses larmes jusqu’à la fin. Même quand elle en est descendue, le capitaine continue à paraître et à disparaître à la portière en criant : « Hourra, mon garçon ! hourra ! Délices du cœur ! » Son col de chemise est en proie à une agitation violente, jusqu’au moment où il n’y a plus d’espoir de pouvoir soutenir la lutte avec la voiture. Enfin, quand elle a disparu, Suzanne Nipper, que le capitaine vient retrouver, tombe en syncope ; on la transporte dans la boutique d’un boulanger pour lui faire reprendre ses sens.

L’oncle Sol et M. Toots attendent patiemment dans le cimetière de l’église, assis près des grilles sur les marches, le retour du capitaine Cuttle et de Suzanne. Personne n’a envie de parler, personne n’a envie qu’on lui parle : on n’a jamais vu compagnie qui fût mieux d’accord. Ils retournent chez le petit Aspirant de marine, se mettent à table pour déjeuner, sans que personne puisse avaler une bouchée. Le capitaine Cuttle a l’air de vouloir dévorer son pain grillé, mais ce n’est qu’une frime. M. Toots, après le déjeuner, dit qu’il reviendra dans la soirée, et va se promener toute la journée par la ville, avec l’idée vague qu’il ne s’est pas couché depuis quinze jours.

Il y a comme un sort jeté sur la maison, sur la pièce dans laquelle ils avaient l’habitude de se réunir et qui vient de faire une si grande perte. Ce sort enchanté rend à la fois plus pénible et moins dure la douleur de la séparation. M. Toots dit à Suzanne Nipper, quand il revient le soir, qu’il n’a jamais été aussi malheureux qu’aujourd’hui, mais ça ne fait rien, il en est bien aise. Il s’épanche dans le sein de Suzanne Nipper, qui est seule avec lui, lui rappelle l’état de son cœur, le jour où elle lui a naïvement répondu qu’il n’était pas probable que Mlle Dombey l’aima jamais. Dans l’ardeur des confidences, que font naître des souvenirs communs et leurs larmes réciproques, M. Toots propose de sortir ensemble et d’acheter quelque chose pour le souper. Miss Nipper approuve ; ils achètent beaucoup de bonnes choses, et, aidés de Mme Richard, ils préparent un joli petit souper pour le retour du capitaine et du vieux Sol.

Le capitaine et l’oncle Sol sont allés à bord ; ils y ont installé Diogène ; ils ont vu embarquer les malles. Ils ont beaucoup de choses à dire sur la popularité dont Walter jouit parmi les passagers, sur les embellissements auxquels Walter a travaillé, du matin jusqu’au soir, pour faire de sa cabine ce que le capitaine appelle un bijou, dans l’intention de surprendre sa petite femme ; « la cabine d’un amiral, entendez-vous, dit le capitaine, n’est pas plus pimpante. » Mais un des plus grands plaisirs du capitaine, c’est de savoir que son oignon, ses pinces à sucre, et ses petites cuillers à thé sont à bord, et il se dit et se redit en lui-même : « Édouard Cuttle, mon garçon, vous n’avez jamais eu une meilleure idée que le jour où vous avez fait ce petit cadeau conjointement. Vous voyez comme cela a profité, Édouard, dit le capitaine, et cela vous fait honneur, mon garçon. »

Le vieil opticien a la tête un peu plus embrouillée qu’à l’ordinaire ; il est plus sombre : ce mariage et surtout cette séparation, lui tiennent au cœur. Mais il est grandement consolé par son vieil ami, Ned Cuttle, qui est à ses côtés : aussi quand il se met à table pour souper, sa figure est plus heureuse et plus gaie.

« Mon enfant a été sauvé, dit le vieux Sol Gills, en se frottant les mains, et il est en bon chemin. Quel droit aurais-je de me plaindre et de ne pas me montrer joyeux et content ? »

Le capitaine, qui ne s’est pas encore mis à table et qui n’a fait depuis quelque temps que virer d’un côté et de l’autre, se tient debout d’un air indécis à sa place, regarde du même air M. Gills et lui dit :

« Sol ! il y a encore en bas la dernière bouteille du vieux madère. Voulez-vous la monter ce soir, mon garçon, et la boire à la santé de Walter et de sa femme ? »

L’opticien regarde le capitaine avec attention, met sa main dans la poche de devant de son habit couleur café, prend son portefeuille et en retire une lettre :

« À M. Dombey, » dit le vieillard. « de la part de Walter. À remettre dans trois semaines.

« Je vais la lire.

« Monsieur, j’ai épousé votre fille. Elle part avec moi pour un voyage lointain. Si je lui suis dévoué, ce n’est pas une raison peut-être pour avoir des droits à son amitié ou à la vôtre, dans tous les cas Dieu sait que je lui suis sincèrement dévoué.

« Mais, direz-vous, puisque je l’aime plus qu’on ne peut aimer toutes les créatures de la terre, pourquoi l’ai-je associée, sans remords, à mon existence pleine d’incertitude et de dangers ? je ne vous le dirai pas : vous savez pourquoi et vous êtes son père.

« Ne lui faites pas de reproche, elle ne vous en a jamais fait.

« Je ne pense pas, je n’espère pas que vous me pardonniez jamais ; je ne compte pas du tout là-dessus. Mais s’il vient un moment où ce soit pour vous une consolation de savoir que Florence a près d’elle quelqu’un dont l’occupation tout entière sera de lui faire oublier le passé, je vous jure par tout ce qu’il y a de plus sacré au monde que vous pourrez être, à ce moment, sans la moindre inquiétude. »

Solomon remit tranquillement la lettre dans son portefeuille et son portefeuille dans sa poche.

« Nous ne boirons pas encore aujourd’hui la dernière bouteille de madère, Édouard, dit le vieillard d’un air pensif. Non, pas encore.

— Non, pas encore, non, non, pas encore, dit le capitaine avec un signe d’assentiment. »

Suzanne et M. Toots sont du même avis. Après un moment de silence, ils se mettent tous à table et boivent à la santé du jeune mari et de la jeune femme avec un autre vin, mais la dernière bouteille de madère reste tranquille sous sa poussière et ses toiles d’araignées.

Quelques jours se sont écoulés, et un grand navire, en pleine mer, ouvre ses voiles blanches au vent favorable.

Sur le pont est Florence. Pour les plus rudes marins elle est l’image de la grâce, de la beauté, de l’innocence ; c’est pour eux une joie, un bonheur de l’avoir avec eux ; c’est le bon ange qui écartera loin d’eux les tempêtes. Il fait nuit et Florence est assise seule avec Walter sur le pont, regardant sur la mer le reflet argenté entre la lune et eux.

À la fin sa vue se trouble, car ses yeux sont voilés par les larmes. Elle penche sa tête sur la poitrine de son jeune époux, passe ses bras autour de son cou et dit : « Oh ! Walter, mon bien-aimé, que je suis heureuse !

Walter la serre contre son cœur ; ils sont calmes tous deux, et le majestueux navire poursuit sa course sereine.

« Quand j’entends le murmure de la mer et que je regarde ses eaux, cela me rappelle tant de souvenirs ! je ne puis m’empêcher de penser à…

— Vous pensez à Paul, mon amour. Je le sais.

Elle pensait à Paul et à Walter. Et les vagues, dont le murmure jamais ne cesse, lui parlaient tout bas d’amour, d’un amour éternel, infini, qui ne s’arrête ni aux confins du monde, ni à la suite des siècles, mais qui vit toujours au delà des mers, au delà des cieux, bien loin, bien loin, dans une région invisible.

Chapitre XX. Quelque temps après. §

Pendant une année entière, la mer avait eu son flux et son reflux ; pendant une année entière, les vents et les nuages avaient passé et disparu ; le temps avait continué au milieu des orages ou des beaux jours sa marche que rien n’arrête. Pendant une année entière, les affaires humaines avaient eu aussi leur flux et leur reflux selon leur destinée. Pendant une année entière, la fameuse maison Dombey et fils avait soutenu une lutte acharnée contre des événements de toutes sortes qui menaçaient son existence : des rumeurs suspectes, de mauvaises chances, des contre-temps, tout conspirait contre elle, et surtout l’orgueil de son chef qui ne voulait ni réduire d’un zéro le chiffre de ses entreprises, ni comprendre que le vaisseau, qu’il roidissait contre la tempête, était trop faible pour pouvoir résister longtemps à cette épreuve.

Une année donc se passe, et la grande maison s’était écroulée.

C’était en été, dans l’après-midi. Une année, à quelques jours près, s’était à peine écoulée depuis le mariage célébré dans l’église de la Cité, qu’on se mit à chuchoter à la Bourse, à se parler tout bas d’une grande faillite. Un homme fier et froid, bien connu dans ces parages, n’y était pas et n’y était représenté par personne. Le lendemain le bruit circula que Dombey-et-fils avait suspendu ses payements ; le soir même, paraissait une liste de banqueroutes où ce nom-là était en tête. C’est alors que le monde ne perdit pas un coup de langue. Pauvre monde ! trop crédule et trop innocent, avait-il été assez victime de sa confiance ! un monde si honnête qu’il ne savait pas ce que c’était que de faire banqueroute ! Ce n’est pas comme ces gens qui trafiquent à droite, à gauche, de religion, de patriotisme, d’honneur et de vertu, pour soutenir par ces grands mots leurs banques pourries. Ce n’est pas comme ces gens qui ne vivent que de papier en circulation, de leurres et de fausses promesses. Dans le monde atteint par M. Dombey, il n’y avait pas de ces tripotages-là ; c’était un monde argent comptant : aussi était-il furieux, surtout ceux de ses membres qui partout ailleurs auraient pu passer eux-mêmes pour des gens à la veille de faire banqueroute : ceux-là étaient justement les plus acharnés dans leur honnête indignation.

C’était là la tragédie dans la représentation générale, mais il y avait aussi la petite pièce. C’est M. Perch, le messager, qui en était le héros unique. Il était évidemment dans les destinées de M. Perch de se réveiller tous les matins un personnage. Pas plus tard qu’hier, on aurait pu croire qu’il était enfin retombé dans la vie privée, du haut de la célébrité que lui avaient value l’enlèvement et tout ce qui s’ensuit. Mais, ne voilà-t-il pas un autre événement qui le remet sur son piédestal ; il semble que cette banqueroute était faite tout exprès. Il avait quitté sa sellette pour aller dans les bureaux d’entrée, où il siégeait maintenant. Là il s’amusait à examiner les étranges figures des syndics et des autres personnages qui venaient de prendre en très-peu de temps les places des anciens commis. Quant à M. Perch, il n’avait qu’à se montrer dans la cour ou tout au plus aux Armes du roi pour se voir adresser une foule de questions, qui finissaient presque toujours, à coup sûr, par celle-ci : « Qu’est-ce que vous allez prendre pour vous rafraîchir ? » Alors M. Perch ne tarissait pas sur les cruels quarts d’heure que Mme Perch et lui avaient passés à Ball’s-Pond, la première fois qu’ils avaient cru voir que les choses allaient mal. C’est alors que M. Perch, entouré de tous ces curieux avides, qui l’écoutaient la bouche béante leur parlait tout bas de l’événement, si bas qu’on eût dit que le corps de la maison défunte était là sur son lit funèbre dans la pièce à côté. Il racontait comment Mme Perch en était venue pour la première fois à deviner que les choses allaient mal ; c’était quand elle avait entendu M. Perch gémir pendant son sommeil et s’écrier « Cinquante pour cent, cinquante pour cent. » Il attribuait cet acte de somnambulisme à l’impression que le changement de la physionomie de M. Dombey avait produite sur lui. Puis il leur assurait qu’un jour il avait dit à M. Dombey : « Oserais-je, monsieur, vous demander si vous êtes dans une triste situation d’esprit ? » et que M. Dombey lui avait répondu : « Mon fidèle Perch… mais non, ce n’est pas possible ! » et que se frappant le front, il l’avait quitté en disant : « Perch, laissez-moi. » Bref, M. Perch, victime de sa position, se croyait obligé de débiter un tas de mensonges, se laissant toucher lui-même jusqu’aux larmes par ses contes larmoyants, et finissant par se persuader, en toute sincérité, que ses inventions de la veille étant répétées le lendemain acquéraient nécessairement par là un certain caractère d’authenticité.

M. Perch terminait toujours toutes ses confidences, en faisant observer avec douceur que, s’il avait eu des soupçons (en avait-il jamais eu, c’était une question), ce n’était pas à lui, Perch, de trahir la confiance de son maître, et il en appelait aux personnes présentes parmi lesquelles, à dire vrai, jamais il ne se trouvait de créanciers. Aussi, chacun le félicitait de ses généreux sentiments, en sorte, qu’en général, M. Perch emportait toujours de ces conférences une conscience tranquille, et laissait derrière lui une impression favorable, quand il retournait à sa sellette, toujours pour examiner les étranges figures des syndics et des autres personnages, si habiles à déchiffrer le grimoire des grands-livres. De temps en temps, il allait sur la pointe des pieds dans la chambre vide de M. Dombey pour tisonner ; tantôt il allait à la porte prendre l’air et causer tristement avec quelque flâneur de sa connaissance, ou bien il cherchait par mille petites prévenances à sa concilier le chef des syndics, M. Perch espérant beaucoup qu’il lui ferait obtenir une place d’homme de peine dans une compagnie d’assurance contre l’incendie, lorsque la liquidation de la maison serait terminée.

Quant au major Bagstock, la banqueroute fut pour lui une vraie calamité. Le major n’avait pas une sensibilité très-vive à l’endroit des malheurs d’autrui, il s’occupait trop pour cela de sa petite personne : il n’éprouvait de violentes émotions que lorsqu’il ouvrait la bouche pour respirer, quand il étouffait. Mais il avait tellement promené son M. Dombey au club, il l’avait tellement fait mousser devant les principaux personnages de cette réunion, il avait parlé tant de fois de sa fortune que le club, animé de sentiments charitables, se faisait un plaisir de tomber sur le major et de lui demander, avec les marques du plus vif intérêt, si ce coup terrible n’avait pas été prévu d’avance et comment M. Dombey l’avait supporté. En présence de pareilles questions, le major devenait pourpre et répondait qu’il fallait que le monde « fût bien méchant. »

« Parbleu, monsieur, je le sais bien ; j’ai été joué comme un enfant ; vous m’en auriez prévenu, monsieur, moi Bagstock, quand je partis en France avec Dombey à la poursuite du misérable, que Bagstock vous aurait ri au nez ; j’en aurais haussé les épaules. Ah ! oui, Bagstock a été trompé, pris au piége : oui, on lui a bandé les yeux ; mais à présent il les a tout grands ouverts, et il voit parfaitement clair. Le vieux Joe s’est laissé prendre. Ah ! si son père ressuscitait demain du tombeau, il n’en donnerait pas un sou, de la vieille lame, et il dirait sacrebleu, monsieur, qu’un vieux grognard comme moi n’aurait pas dû se laisser faire la queue. » Le major Bagstock ajoutait que Joe n’était plus qu’une vieille croûte, un pékin, et que si un rude et solide major, un vieux camarade qui avait eu l’honneur d’être personnellement connu et protégé par leurs défuntes Altesses, les ducs de Kent et d’York, ne se ravalait pas en se retirant dans un tonneau pour y passer le reste de sa vie ; « sacrebleu, monsieur, disait-il, j’en aurais un à Pall-Mall, pas plus tard que demain, pour montrer tout le mépris que je fais de l’espèce humaine. »

Le major continua si longtemps sur le même ton, roulant sa tête comme s’il allait être frappé d’apoplexie, et, poussant, dans son ressentiment, des grognements si violents, que les plus jeunes membres du club (il fallait qu’ils fussent bien jeunes) s’imaginèrent qu’il avait de l’argent placé dans la maison de son ami Dombey et qu’il l’avait perdu ; mais les anciens de la Société étaient de trop fins renards pour avoir de ces idées-là ; ils connaissaient trop bien leur homme pour donner dans le panneau. Le malheureux nègre ne disait rien ; mais il en voyait de dures ; sa sensibilité morale et sa sensibilité physique étaient mises à de pénibles épreuves. Le major tirait sur la première à chaque heure du jour et la criblait de part en part ; quant à la seconde, il la tenait toujours en haleine, grâce aux coups de poing et aux coups de pied qu’il lui administrait continuellement. Pendant les six semaines qui suivirent la banqueroute, cette malheureuse créature exotique vécut toute une saison sous une averse effroyable de brosses et de tire-bottes.

Mme Chick avait trois idées sur la cause de ce terrible revers : la première, c’est qu’elle n’y pouvait rien comprendre, la seconde, c’est que son frère n’avait pas fait un effort, et la troisième, c’est que l’événement ne serait jamais arrivé, si elle avait été invitée à dîner lors de la première soirée : elle l’avait bien dit ce jour-là.

Mais chacun pouvait en penser tout ce qu’il voulait, cela n’empêchait pas la banqueroute d’être trop réelle, et ne pouvait rien y changer. On apprit que la liquidation serait faite le mieux possible ; que M. Dombey abandonnait tout ce qu’il avait, sans demander la moindre concession ; que, loin de songer à rentrer dans les affaires, il ne voulait pas même en entendre parler, et qu’il avait résigné tous les postes de confiance et de distinction que lui avait valus sa position respectable dans le négoce ; il se mourait, selon les uns : il était devenu fou, selon les autres ; c’était un homme perdu, selon tout le monde.

Les employés se dispersèrent après un petit dîner de condoléance, où ils égayèrent le repas par des chansons comiques pour se séparer comme il faut. Quelques-uns trouvèrent des places à l’étranger, d’autres rentrèrent dans des maisons de commerce à Londres, quelques-uns s’adressèrent à des amis qu’ils avaient dans la province et pour lesquels ils s’étaient rappelé subitement qu’ils avaient une affection particulière. D’autres se firent annoncer dans les journaux pour demande d’emploi. Seul de toute l’ancienne maison, M. Perch resta : il continua à s’asseoir sur la sellette, occupé à regarder les syndics ou à se précipiter au-devant du chef des syndics, pour se concilier l’homme qui devait lui faire obtenir une place dans une compagnie d’assurance contre l’incendie. La maison de commerce devint bientôt sale et négligée. Le marchand de pantoufles et de colliers de chien, dont la boutique faisait le coin du passage, aurait hésité à porter la main au rebord de son chapeau, si M. Dombey avait apparu en personne, et le commissionnaire, les mains sous son tablier blanc, faisait un beau sermon sur l’ambition qui, à son avis, disait-il, ne rimait pas pour rien avec perdition.

M. Morfin, le vieux garçon aux yeux en amande, aux cheveux et aux favoris grisonnants, était peut-être la seule personne de la maison, à l’exception du chef, comme de juste, qui fût sincèrement et profondément affligée du désastre survenu. Il avait témoigné à M. Dombey, pendant bien des années, le respect et la déférence qui lui étaient dus, mais sans jamais déguiser son propre caractère, sans jamais ramper devant lui, sans flatter bassement la passion dominante de son patron, pour aider à son propre avancement ; aussi, n’avait-il pas à venger maintenant sa dignité sacrifiée ; il ne s’était jamais assez avancé pour avoir besoin d’une reculade. Il travaillait du matin au soir pour éclaircir tout ce qu’il y avait de compliqué ou de difficile dans les comptes de la maison ; il était toujours prêt à donner toutes les explications qu’on lui demandait, restait quelquefois fort tard le soir dans son ancien cabinet de travail, étudiant, grâce à sa facilité, certaines questions ardues, pour épargner à M. Dombey l’ennui d’être appelé lui-même. Puis, il rentrait à Islington et calmait son esprit, en tirant de son violoncelle les sons les plus tristes et les plus désespérés avant de se mettre au lit.

Il était en train de se consoler un soir, son instrument à la main, et, comme son travail de la journée l’avait découragé, il râclait ses notes les plus basses, quand sa propriétaire qui, heureusement pour elle était sourde et n’avait le sentiment des morceaux qui s’exécutaient que par un certain tremblement qu’elle éprouvait dans toute sa personne, annonça une dame.

« Elle est en deuil, » dit-elle.

Le violoncelle s’arrêta immédiatement ; l’artiste coucha l’instrument sur un sofa avec le plus grand soin et la plus vive sollicitude, et fit signe que la dame pouvait entrer. Il suivit la propriétaire et rencontra Henriette Carker sur l’escalier.

« Seule ! dit-il, et John est venu ici ce matin ! Y aurait-il quelque chose, ma chère demoiselle ? Mais non, ajouta-t-il, votre figure me dit le contraire.

— Je crains bien alors, répondit-elle, si elle est si indiscrète, qu’elle ne vous dise que ma visite est intéressée.

— Elle n’en est pas moins très-agréable, dit-il, et si c’est l’intérêt qui vous amène, vous, je serai vraiment curieux de vous entendre, mais je ne le crois pas. »

Il avait avancé une chaise pour elle, et s’était assis en face. Le violoncelle reposait doucement sur le canapé entre eux deux.

« Vous ne serez pas étonnée que je sois venue seule ou que je n’aie pas prévenu John de ma visite, dit Henriette, quand je vous dirai pourquoi je suis ici. Puis-je m’expliquer maintenant ?

— Certainement.

— Vous n’étiez pas occupé ? »

Il montra du doigt le violoncelle couché sur le sofa, en disant : « J’ai travaillé toute la journée, voici mon témoin. Je l’ai pris pour confident de toutes mes peines. Plût à Dieu que je n’eusse que les miennes à lui raconter.

— La maison est-elle décidément ruinée ?

— Oui ; tout à fait.

— Ne se relèvera-t-elle jamais ?

— Jamais. »

L’expression de bonheur qui illuminait son visage ne changea pas, pendant que ses lèvres répétaient tout bas le mot : « Jamais ! » M. Morfin le remarqua avec une surprise involontaire et redit encore :

« Non jamais ! Vous vous souvenez de ce que je vous ai dit. Il a été tout à fait impossible de le convaincre ; impossible de raisonner avec lui, impossible même quelquefois de l’approcher. Tout a été au plus mal. La maison s’est écroulée pour ne se relever jamais !

— Et M. Dombey, est-il ruiné personnellement ?

— Oui.

— Ne lui restera-t-il rien, absolument rien ? »

Son empressement en faisant cette question, son regard presque joyeux le surprenaient de plus en plus ; il était désappointé, et cette gaieté n’était pas en accord avec ses propres émotions. Il tambourina d’une main sur la table, en regardant Henriette d’un air pensif et, secouant la tête, lui dit, après un moment de silence :

« Je ne sais pas au juste l’étendue des ressources de M. Dombey : bien qu’elles soient très-grandes, je n’en doute pas, les obligations qu’il a contractées sont considérables. C’est un homme loyal et intègre. Un autre, à sa place, aurait pu se tirer d’embarras, et beaucoup l’auraient fait, en signant un concordat qui aurait accru d’une manière presque insignifiante les pertes des créanciers et lui aurait laissé, à lui, de quoi vivre. Mais il a résolu de donner jusqu’à son dernier sou. Il a dit positivement qu’on acquittera ou peu s’en faut les dettes de la maison, que les créanciers ne perdront presque rien. Ah ! miss Henriette ! on devrait bien se rappeler plus souvent que nous ne le faisons que les vices sont quelquefois des vertus poussées à l’excès. Son orgueil nous le prouve en cette circonstance. »

Elle l’écoutait toujours d’un air aussi riant, et en l’écoutant ou plutôt en ayant l’air de l’écouter, elle était toute distraite, comme si elle était à la poursuite d’une idée. Quand il eut fini de parler, elle lui demanda avec vivacité :

« Y a-t-il longtemps que vous ne l’avez vu ?

— Personne ne le voit. Quand ses malheureuses affaires le forcent à sortir de chez lui, il s’y décide avec peine, rentre ensuite à la maison, s’y enferme et ne veut voir personne. Il m’a écrit une lettre d’adieu, dans laquelle il place plus haut qu’ils ne le méritent les services que j’ai rendus à la maison. Il m’en coûte de le gêner de ma présence, n’ayant eu jamais avec lui beaucoup de rapports dans des temps meilleurs ; j’ai pourtant cherché à le voir, je lui ai écrit, je me suis présenté en personne, j’ai insisté : tout a été inutile. »

Il la regardait dans l’espérance qu’il lui verrait enfin montrer plus de sympathie qu’elle ne l’avait fait jusqu’alors, et parlait d’un ton grave et ému pour l’attendrir davantage ; mais non, l’expression de sa physionomie ne changeait pas.

« Allons ! allons ! miss Henriette, dit-il, d’un air contrarié ; il ne s’agit pas de cela. Ce n’est pas pour entendre tout cela que vous êtes venue ici, vous avez sans doute quelque sujet plus agréable. Faites-m’en part, et nous nous entendrons mieux. Voyons, j’écoute.

— Non, le sujet qui m’occupe est le même, répondit Henriette avec un mouvement de naïve surprise. Est-ce que cela ne doit pas être ? Est-ce qu’il n’est pas naturel que John et moi nous ayons pensé à tous ces grands changements et que nous en ayons longuement parlé ? M. Dombey, chez lequel mon frère a été employé tant d’années, vous savez comment, M. Dombey est réduit à la misère, comme vous le dites, et nous, nous sommes immensément riches ! »

Ce visage si plein de bonté, de franchise, ce visage que M. Morfin, le célibataire aux yeux en amande avait trouvé si charmant depuis qu’il l’avait vu, lui plaisait moins en ce moment qu’il le voyait radieux et triomphant.

« Je n’ai pas besoin de vous rappeler, dit Henriette en montrant des yeux ses vêtements de deuil, comment notre position a changé. Vous n’avez pas oublié que notre frère James, dans ce jour terrible, n’a laissé aucun testament, et que nous étions ses seuls parents. »

Ce visage lui plut davantage malgré sa pâleur et sa tristesse. Il respira plus librement.

« Vous savez, dit-elle, notre histoire, l’histoire de mes deux frères et les rapports qu’ils ont eus avec cet infortuné M. Dombey, dont vous avez parlé avec tant de vérité. Vous savez combien nos besoins à John et à moi sont restreints ; combien l’argent nous est inutile après la vie que nous avons menée ensemble depuis tant d’années, maintenant surtout que, par votre bonté, il a obtenu une place qui nous procure un revenu suffisant. Vous commencez à comprendre la faveur que je viens vous demander, n’est-ce pas ?

— Je ne sais. Il y a un instant, je croyais comprendre. Je crois maintenant que je n’y suis plus.

— Je ne dis rien de mon frère qui n’est plus. Si les morts lavent ce que nous faisons… mais vous me comprenez ; quant au frère qui me reste, j’aurais beaucoup à vous dire à son éloge ; mais qu’ai-je besoin de vous en dire davantage, sinon que le devoir pour lequel votre secours m’est indispensable, est sacré pour lui et qu’il n’aura de repos qu’après l’avoir accompli. »

Et l’expression de joie qui éclairait sa figure la fit trouver bien belle aux yeux qui l’observaient fixement.

« Cher monsieur, continua Henriette, il faut que cela soit fait sans bruit et en secret. Votre expérience et vos relations avec M. Dombey vous suggéreront les moyens qu’il sera bon d’employer. Par exemple, on pourrait laisser croire à M. Dombey que, par le plus grand des hasards, quelque chose a pu échapper au naufrage de sa fortune ; ou encore que c’est un hommage volontaire adressé à son caractère honorable et élevé par quelques-unes des personnes avec lesquelles il a fait de grandes affaires ; ou enfin que c’est le payement d’une vieille dette. Il doit y avoir plusieurs moyens. Je sais que vous choisirez le meilleur. La faveur que je suis venue vous demander c’est de vouloir bien nous aider à réussir, avec votre caractère si bon, si généreux, si judicieux. Je vous en prie, n’en parlez jamais à John, dont le plus grand bonheur dans cet acte de restitution, est de l’accomplir secrètement, sans qu’on le sache, sans qu’on l’en loue. Qu’on ne nous réserve qu’une très-petite partie de l’héritage qui passera tout entier en usufruit entre les mains de M. Dombey sa vie durant, et surtout gardez-nous fidèlement notre secret, j’y compte. À partir d’aujourd’hui, qu’il reste entre nous, et n’en parlons ensemble, par occasion, que le moins possible. Pour moi, si je veux y penser toujours, c’est parce que j’y trouverai une raison de plus de remercier le ciel, et de me sentir heureuse et fière de mon frère. »

La joie qui illumine le visage des anges en recevant dans le ciel le pécheur repentant, n’est pas plus pure que celle qui illuminait en ce moment le visage d’Henriette. Les larmes de bonheur qui remplissaient ses yeux ajoutaient un nouvel éclat à sa physionomie.

« Ma chère Henriette, dit M. Morfin après un moment de silence, je ne m’attendais pas à ce dénoûment ; vous ai-je bien compris ? vous voulez abandonner votre part d’héritage comme votre frère John abandonne la sienne pour l’accomplissement de votre généreux dessein ?

— Oh oui ! répondit-elle après avoir partagé tous les deux nos soucis, nos espérances, nos desseins, pourrais-je ne pas prendre ma part de cet acte de justice ? N’ai-je pas le droit de continuer jusqu’au bout notre communauté de cœur et d’intérêt ?

— Le ciel me garde de vous contester ce droit là !

— Nous pouvons compter sur votre amitié, n’est-ce pas ? Oh oui, j’y compte.

— Je ne vaudrais pas ce que… ce que j’espère valoir, si je ne vous donnais cette assurance de tout mon cœur. Vous pouvez y compter, sans que j’aie besoin de vous le jurer. Sur mon honneur, je garderai votre secret. Et s’il arrive que M. Dombey se trouve réduit, comme je le crains, à la dernière extrémité par la détermination irrévocable qu’il aura voulu prendre, je vous aiderai à accomplir le dessein pour lequel vous êtes d’accord avec John. »

Elle lui donna la main et le remercia avec un visage plein de franche amitié et de bonheur.

« Henriette, dit-il en gardant sa main dans la sienne, vous dire tout ce qu’il y a pour vous de mérite à faire un sacrifice, surtout un sacrifice d’argent, serait ridicule et présomptueux. Vous prier de réfléchir à ce que vous voulez faire ou vous engager à mettre des bornes à votre libéralité, ne le serait pas moins, j’imagine. Je n’ai pas le droit de venir gâter la noble conclusion d’une noble histoire par l’intervention de mes humbles conseils. Il ne me reste qu’à me prosterner devant votre généreuse résolution, inspirée par des sentiments plus nobles et plus purs que tout ce que le monde m’a appris jusqu’ici. Je vous dirai seulement que vous aurez en moi un intermédiaire fidèle. Après le vôtre, c’est le rôle le plus beau que je puisse envier. »

Elle le remercia du fond du cœur et lui dit adieu.

« Rentrez-vous chez vous ? lui dit-il. Permettez-moi de vous accompagner.

— Non, pas ce soir. Je ne rentre pas encore, j’ai une visite que je dois faire seule. Voulez-vous venir demain ?

— Oui, oui, dit-il, j’irai vous voir demain. D’ici-là, je réfléchirai à ce qu’il y aura de mieux à faire. Et peut-être y penserez-vous aussi, miss Henriette, et,… et… penserez-vous un peu à moi, par la même occasion ? »

Il l’accompagna jusqu’à la voiture qui l’attendait à là porte, et si sa propriétaire n’eût pas été sourde, elle aurait pu l’entendre quand il remonta l’escalier, après le départ de la voiture, marmotter entre ses dents :

« Nous ne sommes que des bêtes d’habitude, mais, ma foi, c’est une triste habitude que d’être vieux garçon. »

Le violoncelle était toujours étendu sur le canapé entre les deux chaises vides ; il le prit et joua longtemps, bien longtemps d’un air distrait, en secouant lentement la tête devant la chaise d’Henriette. Les sons qu’il tira de son instrument, quoique terriblement tendres et sympathiques, n’étaient rien auprès de l’expression qu’il donnait à son visage en regardant la chaise vide. L’émotion qu’il ressentait était si vraie que, plus d’une fois, il fut obligé d’avoir recours au remède du capitaine Cuttle et de passer sur sa joue la manche de son habit. Peu à peu cependant, le violoncelle, d’accord avec l’état de son âme, fit entendre l’air mélodieux du Forgeron harmonieux. Il le joua et le rejoua tant de fois, que son visage vermeil et serein avait pris l’éclat enflammé du métal sur l’enclume d’un vrai forgeron. Enfin, pour tout dire, le violoncelle et la chaise vide tinrent compagnie au célibataire jusqu’au milieu de la nuit. Quand il se mit à table pour souper, le violoncelle posé debout sur un coin du canapé, tout résonnant encore des mélodies d’un atelier complet de forgerons harmonieux, semblait lancer à la chaise vide des regards d’intelligence d’une expression indicible.

Quand Henriette quitta la maison, le cocher de son remise suivit une route qui, évidemment, ne lui était pas inconnue. Il prit une foule de ruelles pour gagner les faubourgs et arriva à un terrain découvert où se trouvaient quelques petites maisonnettes tranquilles et retirées au fond des jardins, dont elles étaient environnées. Il s’arrêta à la porte de l’une d’elles et Henriette descendit.

À son léger coup de sonnette apparut une femme à l’air triste, au teint pâle, les sourcils relevés, la tête penchée de côté. À la vue d’Henriette, elle fit une révérence et la conduisit à la maison, à travers le jardin.

« Comment va votre malade, ce soir ? dit Henriette.

— Mal, mademoiselle, j’en ai bien peur. Oh ! comme elle me rappelle, par moments, Betsey Jane, la fille de mon oncle ! répondit la femme au teint pâle avec une exclamation douloureuse.

— Sous quel rapport ?

— Sous tous les rapports, sinon qu’elle est plus grande, et que Betsey Jane, quand elle était aux portes du tombeau, n’était encore qu’une enfant.

— Mais vous m’aviez dit qu’elle commençait à se rétablir, dit Henriette d’un ton de douce pitié ; il y a donc tout lieu d’espérer, Mme Wickam ?

— Ah ! mademoiselle, l’espérance est une excellente chose pour qui peut l’avoir, dit Mme Wickam en secouant la tête. Mais moi, je n’ai pas cette force-là ; l’espoir n’est pas fait pour moi, je ne puis qu’envier ceux qui espèrent.

— Il faut tâcher de prendre le dessus et ne pas voir tout en noir, dit Henriette.

— Je vous remercie, mademoiselle, dit Mme Wickam d’un air chagrin. Quand je serais disposée à être de bonne humeur, la solitude dans laquelle je me trouve, excusez-moi de ma franchise, me la ferait passer en vingt-quatre heures. Mais je n’y suis nullement disposée, je ne le pourrais pas. Le peu de bonne humeur que j’aie jamais eue, je l’ai perdue à Brighton, il y a quelques années, et je ne m’en trouve que mieux. »

De fait c’était toujours la même Mme Wickam qui avait succédé à Mme Richard pour avoir soin du petit Paul, et qui faisait remonter la perte de sa bonne humeur à son séjour sous le toit de l’aimable Mme Pipchin. Il existe un vieux système d’éducation, d’une sollicitude bien prévoyante, qui semble autorisé par un long usage, et qui, pour l’ordinaire, va choisir dans l’espèce humaine les êtres les plus lugubres et les plus désagréables qu’on puisse imaginer pour en faire des maîtres de la jeunesse, des poteaux indicateurs de la route des vertus ; c’est le bois dont on fait les matrones, les surveillantes, les gardes-malades, etc., etc. C’est ce système qui avait mis à la mode Mme Wickam comme garde-malade, et qui avait particulièrement recommandé ses qualités sérieuses à l’admiration d’une nombreuse clientèle.

Mme Wickam, le sourcil relevé, la tête de côté, monta, une lumière à la main, l’escalier qui conduisait à une chambre gentille et propre donnant dans une autre pièce tristement éclairée, où se trouvait un lit. Dans la première chambre était assise une vieille, dont le regard machinalement dirigé vers la fenêtre, en ce moment ouverte, ne se fixait sur rien dans la rue sombre. Dans la seconde pièce, était étendu, sur un lit de douleur, le squelette d’une femme qui, par une soirée d’hiver, avait bravé le vent et la pluie : on aurait eu bien de la peine à la reconnaître maintenant, si ce n’est à sa longue chevelure noire qui contrastait avec la pâleur de son visage et la blancheur du linge qui l’enveloppait.

Quel regard ferme, mais aussi quel corps fragile ! Ses yeux étincelèrent quand, à l’arrivée d’Henriette, elle les dirigea du côté de la porte, mais sa tête, trop faible, ne put se relever ; elle n’eut que la force de se tourner lentement sur l’oreiller.

« Alice, dit la douce voix d’Henriette, suis-je en retard ce soir ?

— Vous venez toujours de bonne heure, mais pour moi toujours trop tard. »

Henriette s’était déjà assise au chevet, elle posa sa main sur la main décharnée de la malade.

« Vous êtes mieux ? »

Mme Wickam, debout au pied du lit comme un spectre de malheur, fit de la tête un signe énergique qui démentait résolûment cette supposition.

« Qu’importe, dit Alice avec un faible sourire, que je sois bien ou mal aujourd’hui ? c’est un jour de plus ou de moins, pas tant peut-être. »

Mme Wickam, la sévère Mme Wickam, fit entendre un grognement approbateur ; de son air glacial, elle donna quelques petits coups sur les draps, au bout du lit, comme peur tâter les pieds de la malade qu’elle s’attendait à trouver roides somme une pierre ; puis elle s’en alla en remuant l’une contre l’autre les fioles placées sur la table, d’un air qui semblait dire :

« Puisque nous sommes là, nous n’avons rien de mieux à faire que d’administrer encore la potion de tout à l’heure.

— Non, dit Alice en parlant tout bas à l’oreille d’Henriette, il n’y a plus d’espoir : les tristes voyages, les remords, les pénibles traversées, le besoin, les intempéries, les tempêtes qui m’ont assaillie au dedans comme au dehors ont usé mon existence. Elle ne durera plus bien longtemps maintenant. »

En parlant, elle prit la main d’Henriette et s’en couvrit le visage.

« Quelquefois je songe, sur ce lit, que je voudrais bien vivre assez encore pour vous prouver ma reconnaissance. C’est un moment de faiblesse qui passe bien vite. Tout est pour le mieux, pour vous comme pour moi. »

Elle saisit la main d’Henriette. Mais ce n’était plus comme le jour où elle la prit auprès du feu dans cette triste soirée d’hiver ! Ô mépris ! ô rage ! ô orgueil ! ô violence ! voilà donc comme tout finit !

Mme Wickam ayant suffisamment secoué les fioles, présenta la potion. Elle lançait un sombre regard à sa malade, pendant que celle-ci buvait ; elle plissait les lèvres et les sourcils, elle secouait la tête, semblant faire entendre qu’on la tuerait plutôt que de lui faire dire qu’il y avait de l’espoir. Là-dessus, Mme Wickam, la sévère Mme Wickam, se mit à semer çà et là dans la chambre du chlore en poudre, de l’air d’une fossoyeuse qui remuerait cendres et poussière ; puis elle se retira pour aller en bas, prendre sa part de quelque festin funèbre.

« Combien y a-t-il de temps, demanda Alice, que je suis allée chez vous vous dire ce que j’avais fait, et qu’on vous a répondu qu’il était trop tard pour le rejoindre ?

— Il y a plus d’un an, dit Henriette.

— Plus d’un an ! fit Alice en regardant attentivement Henriette. Des mois se sont écoulés depuis que vous m’avez transportée ici ?

— Oui, répondit Henriette.

— Depuis que vous m’avez transportée ici, malgré ma résistance à votre bonté inépuisable, dit Alice, qui se cachait sous la main d’Henriette, pour m’humaniser par vos regards et vos paroles de femme, et par votre douceur d’ange. »

Henriette se pencha sur elle et la calma tout doucement. Quelques instants après, Alice, toujours étendue, la main d’Henriette contre sa joue, demanda qu’on fît venir sa mère.

Henriette l’appela plusieurs fois ; mais la vieille était tellement occupée à regarder par la fenêtre dans la rue sombre, qu’elle n’entendit pas. Il fallut qu’Henriette allât près d’elle : la vieille alors se leva pour se rendre dans la chambre de la malade.

« Mère, dit Alice en reprenant la main d’Henriette et dirigeant vers elle son œil brillant d’un air affectueux, dites-lui ce que vous savez, et elle se contenta d’adresser un geste à la vieille.

— Ce soir, ma chérie.

— Oui, mère, répondit Alice d’une voix faible et solennelle, ce soir ! »

La vieille, qui paraissait en proie à la peur, au remords et à la douleur, vint en rampant se placer en face d’Henriette de l’autre côté du lit ; elle s’agenouilla pour approcher sa figure flétrie au niveau de l’oreiller de la malade, puis étendant sa main comme pour toucher le bras de sa fille :

« Ma belle fille, » dit-elle.

Ciel ! quel cri que celui qu’elle poussa en s’interrompant à la vue de ce pauvre squelette étendu sur le lit !

« Elle est bien changée depuis longtemps, mère flétrie depuis longtemps ! dit Alice sans la regarder. Ne vous en chagrinez plus maintenant.

— Ma fille, continua la vieille d’une voix tremblante, ma fille qui bientôt ira mieux et les éclipsera toutes par sa bonne mine. »

Alice adressa à Henriette un regard lugubre et lui serra plus tendrement la main, mais elle ne dit pas un mot.

« Oui, oui, répéta la vieille agitant en l’air son poing menaçant ; qui bientôt ira mieux et qui les éclipsera toutes par sa bonne mine, oui, elle ira mieux ; quand je vous dis qu’elle ira mieux. (Elle avait l’air de s’animer pour répondre à quelque contradicteur invisible qui se tenait au chevet de la malade). Ma fille a été chassée, rebutée, mais, si elle voulait, elle pourrait se vanter d’avoir aussi pour parentes de grandes dames ! Oh ! oui, de grandes dames. On n’a pas besoin de vos ministres ni de vos anneaux de mariage pour avoir des parents. Ils auront beau faire, on ne peut pas briser ces liens-là, et, je le répète, ma fille est bien apparentée. Montrez-moi Mme Dombey, et je vous montrerai, moi, la cousine germaine de mon Alice. »

Henriette porta son regard de la vieille, vers les yeux étincelants de la malade fixés sur elle ; elle y vit la preuve que la mère disait vrai.

« Eh bien ! dit la vieille, dont la tête branlante se redressa comme par un mouvement d’affreuse vanité, quoique je sois vieille et laide maintenant, et encore beaucoup plus vieille par mon genre de vie et mes habitudes que par les années, j’ai été autrefois aussi jeune que qui que ce soit. Oui, oui, et aussi jolie que beaucoup d’autres. Dans mon temps, dit-elle en étendant son bras par-dessus le lit vers Henriette, j’étais un beau brin de fille aussi, moi, et je n’étais pas seule à m’en apercevoir. Le père et l’oncle de Mme Dombey venaient de Londres dans mon village, c’étaient bien les plus charmants et les plus comme il faut gentlemen de la ville. Ils sont morts depuis longtemps ! Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! qu’il y a déjà longtemps de tout cela ! L’oncle, qui est devenu le père d’Alice, est mort le premier des deux. »

Elle leva un peu la tête pour regarder le visage de sa fille. Le souvenir de sa jeunesse, à elle, lui rappelait la jeunesse de son enfant. Puis tout à coup elle pencha sa figure sur le lit et cacha sa tête dans ses mains et sur ses bras.

« Ils se ressemblaient autant, dit la vieille sans relever la tête, que peuvent le faire deux frères si rapprochés par l’âge. Je crois me rappeler qu’il n’y avait pas plus d’un an de différence entre eux, et si vous aviez vu ma fille comme je l’ai vue à côté de la fille de l’autre, vous auriez reconnu, sauf la différence de leur costume et de leur existence, qu’elles se ressemblaient beaucoup aussi toutes deux. Hélas ! faut-il que la ressemblance se soit effacée, et que ce soit ma fille, ma fille seule qui ait changé comme cela !

— Nous changeons tous, ma mère, chacun à notre tour, dit Alice.

— À notre tour, s’écria la vieille. Mais pourquoi n’est-ce pas le sien aussi bien que celui de ma fille ? La mère a bien changé elle, elle semblait aussi vieille que moi et tout aussi ridée, malgré son rouge. Mais sa fille au moins était belle. Qu’ai-je fait, qu’ai-je fait, moi, de pire qu’elle, pour que ce soit seulement la mienne qui se flétrisse ainsi ? »

Et en poussant un autre cri sauvage, elle s’élança dans la première pièce ; mais bientôt elle revint, de son pas chancelant, et, se traînant jusqu’à Henriette :

« Voilà, lui dit-elle, ce qu’Alice m’a priée de vous dire. C’est là tout. J’ai découvert tout cela un jour d’été que j’ai voulu, dans le comté de Warwick, savoir qui elle était, avec les tenants et les aboutissants. Ces parentés-là ne me servaient de rien alors. On m’aurait désavouée, et on n’avait rien à me donner. Si ce n’eût été pour ma fille, je leur aurais peut-être demandé un peu d’argent, dans la suite ; mais Alice aurait été capable de me tuer, je crois, si je l’avais fait. Car, elle aussi, elle n’était pas moins fière que l’autre dans son genre, dit la vieille qui approcha sa main tremblante de la figure de sa fille et la retira aussitôt ; on ne le dirait pas, maintenant qu’elle est si calme, mais c’est égal, elle les éclipsera encore par sa bonne mine. Ha ! ha ! ma fille, ma belle fille, certainement qu’elle les éclipsera encore. »

En se retirant dans l’autre pièce, son rire était plus effrayant que son cri ; plus terrible que les paroles incohérentes de désespoir par lesquelles elle termina ; plus triste que l’air égaré qu’elle reprit en s’asseyant à la fenêtre pour regarder dans la rue sombre.

Les yeux d’Alice, pendant tout ce temps, étaient restés fixés sur Henriette, dont elle n’avait pas quitté la main. Elle lui dit alors :

« Étendue sur mon lit de douleur, il m’a semblé que je serais heureuse de vous dire tout cela. Je pensais que vous y trouveriez peut-être l’explication de mon insensibilité. Je m’étais tant de fois entendu reprocher, dans ma vie de déshonneur, d’avoir manqué à mon devoir, que je finis par croire aussi que l’on n’avait pas non plus rempli ses devoirs envers moi, et que l’on avait récolté ce que l’on avait semé. Je compris que, lorsque les jeunes personnes dans le monde ont une mauvaise éducation domestique, une mauvaise mère, elles tournaient mal, mais que leur malheur n’était pas à beaucoup près comparable au mien, et qu’elles devaient en remercier le bon Dieu. Tout cela est bien loin maintenant. C’est pour moi comme un rêve que je ne puis plus ni me rappeler complétement ni comprendre. C’est devenu, chaque jour, de plus en plus un rêve, depuis que vous êtes venue près de moi me faire la lecture. Je ne peux vous en dire que ce que je m’en rappelle. Voulez-vous me faire encore une petite lecture ? »

Henriette retirait sa main pour ouvrir le livre, mais Alice la retint un moment.

« Vous n’oublierez pas ma mère, n’est-ce pas ? Je lui pardonne, moi, tout ce que j’ai à lui reprocher. Je sais qu’elle me pardonne aussi, et qu’au fond du cœur elle souffre. Vous ne l’oublierez pas, n’est-ce pas ?

— Jamais, Alice !

— Encore un instant. Tournez ma tête, comme cela, mon amie, pour que je puisse lire les mots sur votre visage, à mesure que vous les lirez dans le livre. »

Henriette obéit et commença sa lecture. Elle lut ce livre éternel écrit pour les âmes fatiguées, accablées ; pour les malheureux et les pécheurs, les pauvres abandonnés sur cette terre. Elle lut l’histoire sainte, cette histoire dans laquelle l’aveugle, le boiteux, le paralytique, le criminel, la pécheresse, les réprouvés trouvent une consolation que l’orgueil, l’indifférence, les sophismes des hommes, pendant tout le temps que durera le monde, ne pourront leur enlever ou diminuer d’un atome. Elle lui lut la vie de Celui qui a eu pour tous les hommes, pour toutes leurs espérances comme pour toutes leurs douleurs, depuis le berceau jusqu’à la tombe, depuis l’enfance jusqu’à la vieillesse, une tendre compassion, un touchant intérêt pour toutes les phases, toutes les périodes de leur existence, pour toutes leurs souffrances, pour toutes leurs misères.

« Je reviendrai, dit Henriette en fermant le livre, demain matin de bonne heure. »

Les yeux ardents d’Alice, qui étaient restés fixés sur elle, se fermèrent un moment, puis se rouvrirent, et elle l’embrassa en la bénissant.

Les mêmes yeux la suivirent jusqu’à la porte, et quand la porte fut refermée, un doux sourire brillait encore dans leur regard brillant comme sur son calme visage.

Ils ne se détournèrent plus jamais. Elle mit sa main sur sa poitrine, murmura le nom sacré qu’Henriette avait prononcé, et la vie se retira de sa figure comme une lumière qui passe. Il ne restait plus là que les ruines de cette demeure mortelle qui avait été battue par la pluie et l’orage, rien que ces cheveux noirs qui avaient flotté pendant une nuit d’hiver au gré des vents.

Chapitre XXI. Justice. §

Elle avait encore subi des changements, la grande maison de la triste rue, théâtre de l’enfance abandonnée de Florence. C’est toujours une grande maison, à l’épreuve du vent et de l’orage ; le toit n’est pas défoncé, les fenêtres ne sont pas brisées, les murs ne sont pas délabrés, mais ce n’en est pas moins une ruine, et les rats la quittent.

M. Towlinson et tous les gens de la maison se refusent d’abord à croire les bruits étranges qu’ils entendent circuler.

« Dieu merci ! dit la cuisinière, le crédit de notre maison n’est pas si facile que ça à ébranler.

— Et moi, dit M. Towlinson, je ne désespère pas d’entendre dire demain que la Banque d’Angleterre a fait banqueroute ou que les joyaux de la couronne sont à vendre. »

Mais bientôt arrive la gazette et avec la gazette M. Perch ; et M. Perch amène Mme Perch pour passer une soirée agréable à parler de tout cela dans la cuisine.

Dès qu’il n’y a plus le moindre doute sur la vérité de la catastrophe, toute l’inquiétude de M. Towlinson c’est que la faillite ne soit considérable, pas moins de cent mille livres.

« Ah ! ben oui ! vous n’en approchez pas encore, » dit M. Perch.

Et les femmes répètent en chœur, Mme Perch et la cuisinière à leur tête : « Cent mil-le-li-vres ! » avec une expression d’effrayante satisfaction ; elles appuient sur ces mots-là, comme si elles tenaient l’argent rien que d’en parler. La bonne, qui lance une œillade à M. Towlinson, voudrait seulement en avoir la centième partie pour l’apporter en dot à un homme de son choix. M. Towlinson, qui a toujours conservé son ancienne rancune nationale, se demande ce qu’un étranger pourrait faire de tant d’argent, à moins de le dépenser pour entretenir, ses moustaches : cette amère plaisanterie a pour résultat de faire sortir la bonne qui pleure à chaudes larmes.

Mais son absence n’est pas de longue durée ; car la cuisinière, qui passe pour avoir très-bon cœur, s’adresse en ces termes à Towlinson :

« Quel qu’il arrive, soutenons-nous tous, Towlinson, car nous ne savons pas si nous serons longtemps ensemble ; nous avons vu, dans cette maison, un enterrement, un mariage, un enlèvement : qu’il ne soit pas dit que dans des circonstances aussi pénibles nous n’avons pas même su nous entendre. »

Mme Perch se trouve pénétrée par ces paroles touchantes, et n’hésite pas à déclarer que la cuisinière est un ange. M. Towlinson répond à la cuisinière qu’il n’entend pas rester en arrière d’aussi beaux sentiments qu’il voudrait voir partout ; il sort pour aller chercher la bonne et revient avec la jeune femme au bras : il dit à la cuisine que l’histoire des étrangers n’est de sa part qu’une pure plaisanterie, et qu’Anna et lui sont résolus à se prendre l’un l’autre, vaille que vaille, et de s’établir à Oxford-Market pour tenir une boutique de fruitière herboriste avec un dépôt de sangsues ; puis s’adressant à tous en général :

« Nous vous prions, ajouta-t-il, de nous donner la préférence. »

Cette nouvelle est reçue avec acclamation, et Mme Perch, qui se lance dans les prophéties, dit tout bas et d’un ton mystérieux à la cuisinière :

« Ils n’auront jamais que des filles. »

Pour les gens de la cuisine, un malheur dans la famille ne saurait aller sans régalade. Aussi la cuisinière fait sauter sur le feu un plat ou deux pour le souper, et M. Towlinson arrange une salade de homards sous l’inspiration des mêmes sentiments charitables. Jusqu’à Mme Pipchin qui, elle aussi, est bouleversée par la circonstance : elle sonne pour demander en bas qu’on lui monte, pour son souper, un petit restant de ris de veau réchauffé avec le quart d’un grand verre de vin chaud ; car elle ne se sent pas bien.

On parle un peu de M. Dombey, mais très-peu. On se demande surtout s’il y a bien longtemps qu’il a prévu le malheur. La cuisinière répond d’un air rusé :

« Oh ! il y a bien longtemps ; j’en mettrais ma main au feu. »

On consulte M. Perch qui corrobore l’avis de la cuisinière. On se demande ce qu’il fera, s’il reprendra un autre établissement. M. Towlinson pense que non ; il fait entendre qu’il se réfugiera dans un de ces hospices comme il faut.

« Ah ! oui, dit la cuisinière d’un ton de commisération, au moins il aura là son petit berceau pour faire monter des pois de senteur au printemps.

— Précisément, dit M. Towlinson, il entrera dans la compagnie des frères tels ou tels.

— Ne sommes-nous pas tous frères ? dit Mme Perch entre deux verres de vin.

— À l’exception des sœurs dit M. Perth.

— Voyez, dit la cuisinière, comme les puissants tombent !

— L’orgueil doit s’écrouler tôt ou tard, ça a toujours été et ça sera toujours comme ça, » ajoute la bonne.

C’est une chose véritablement édifiante que de voir les sentiments qui inspirent à l’assemblée toutes ces réflexions, et de considérer tout ce qu’il y a de charité chrétienne dans la résignation avec laquelle on supporte le malheur commun. Il n’y a qu’une exception. Une fille de cuisine, une servante tout à fait subalterne, en bas noirs, qui est restée fort longtemps assise, la bouche béante, laisse tout à coup échapper ces paroles :

« Mais si par hasard on allait ne pas nous payer nos gages ! »

L’assemblée, pendant quelques instants, demeure sans voix ; mais la cuisinière, revenant la première de sa stupeur, se tourne du côté de la jeune fille et lui demande comment elle ose insulter la famille dont elle mange le pain, par une supposition aussi inconvenante :

« Peut-on supposer, ajoute-t-elle, que, pour peu qu’on ait encore, dans l’âme quelque sentiment d’honneur, on aille priver de pauvres domestiques de leur pitance ? En vérité, dit la cuisinière avec chaleur, si ce sont là vos sentiments religieux, Marie Daws, je ne sais pas ce que vous voulez devenir ! »

M. Towlinson n’en sait rien non plus ; personne n’en sait rien ; et la jeune bonne, qui ne paraît pas non plus en savoir bien long là-dessus, est sifflée à l’unanimité et habillée de la belle façon.

Quelques jours après, des gens singuliers commencent à venir à la maison et à se donner rendez-vous dans la salle à manger, comme s’ils y avaient établi domicile. Il y a surtout un individu dont la figure diaprée offre l’aspect d’une vraie mosaïque : il porte une lourde chaîne de sûreté, siffle dans le salon, et, en attendant un autre monsieur, qui a toujours une plume et de l’encre dans sa poche, il demande à M. Towlinson en l’interpellant de ce nom familier : mon vieux, s’il se rappelle la figure que devaient faire ces tentures cramoisies brodées d’or, quand elles étaient neuves. Les visiteurs et les rendez-vous deviennent tous les jours de plus en plus fréquents ; chaque monsieur paraît avoir, à son usage, une plume et de l’encre dans sa poche. À la fin, on dit qu’il va y avoir une vente ; alors, il arrive encore plus de gens avec une plume et de l’encre dans leurs poches, à la tête d’un peloton d’hommes en casquettes de moquette, qui se mettent aussitôt à enlever les tapis, à bousculer les meubles et à laisser mille traces du passage de leurs souliers ferrés dans le vestibule et sur l’escalier.

En bas, à la cuisine, le conclave est en permanence, et, n’ayant rien de mieux à faire, il perfectionne, à son profit, les ressources de l’art culinaire. Enfin, un jour, les gens sont convoqués en corps dans la chambre de Mme Pipchin, et la belle Péruvienne leur adresse la parole en ces termes :

« Votre maître, leur dit-elle d’un ton sévère, se trouve dans une position difficile. Vous savez cela, je suppose ? »

M. Towlinson porte la parole et répond que c’est généralement connu.

« Et chacun de vous, j’en suis sûre, songe à ses petits intérêts, dit Mme Pipchin en branlant la tête.

— Pas plus que vous, toujours ! s’écrie une voix perçante à l’arrière-garde.

— Ah ! vous croyez ça ? madame l’impudente, dit la furieuse Mme Pipchin en lançant un regard flamboyant par-dessus toutes les têtes qui la séparent de l’insolente.

— Oui, madame Pipchin, oui, répliqua la cuisinière en s’avançant, je crois ça. Et puis après ?

— Vous pouvez vous en aller aussitôt qu’il vous plaira, dit Mme Pipchin. Le plus tôt sera le mieux et que je ne revoie plus votre figure. »

En même temps, la vaillante Mme Pipchin tire de sa poche un sac de toile. Elle prévient la cuisinière que ses gages vont lui être payés jusqu’à ce jour avec un mois en sus ; mais elle tient ferme l’argent dans sa main et ne s’en dessaisit qu’après avoir fait signer en toutes lettres un reçu dans les règles ; après quoi, elle donne, bien à regret, à la fille, ce qui lui revient. Mme Pipchin exige les mêmes formalités de chacun des domestiques avant de leur donner à tous leurs gages.

« Maintenant chacun peut s’en aller, s’il veut, vaquer à ses affaires ; ceux qui préféreront rester, dit Mme Pipchin, pour leur nourriture, peuvent attendre une semaine ou deux et se rendre utiles. À l’exception, dit l’inflammable Mme Pipchin, de cette coquine de cuisinière, qui va filer tout de suite.

— C’est ce qu’elle va faire, soyez tranquille, dit la cuisinière. Bonjour, madame Pipchin, je voudrais de tout mon cœur pouvoir vous complimenter de votre air aimable et gracieux.

— Voulez-vous filer ? » dit Mme Pipchin en frappant du pied.

La cuisinière s’éloigne d’un air de dignité bien fait pour exaspérer Mme Pipchin. Bientôt elle est rejointe en bas par le reste de la confédération.

M. Towlinson dit alors que, premièrement, il propose de faire une petite collation, et qu’ensuite il serait bien aise d’émettre un avis sur les mesures à prendre dans la position où ils se trouvent. Quand la petite donation a été apportée et que chacun en a pris sa part de bon cœur, M. Towlinson leur dit :

« Voilà déjà la cuisinière qui s’en va, et si nous ne nous soutenons pas fidèlement les uns les autres, soyez sûrs que personne ne nous soutiendra ; nous avons tous habité longtemps cette maison, nous avons fait tout notre possible pour y vivre dans la meilleure intelligence. »

À ces mots, la cuisinière dit avec émotion :

« Écoutez, écoutez ! »

Et Mme Perch qui est revenue là, qui a encore la bouche pleine, verse des larmes d’attendrissement.

M. Towlinson reprend qu’à son avis, dans les circonstances présentes, le sentiment de chacun doit être : si l’un s’en va, que tout le monde s’en aille.

La bonne est émue de ce sentiment généreux et l’approuve chaudement : la cuisinière dit qu’elle croit la chose juste : elle espère seulement que ce n’est pas pour lui être agréable, mais pour remplir un devoir que l’on se décide à ce parti. M. Towlinson répond que c’est un devoir, et que, puisqu’on l’engage à émettre son opinion, il dira franchement que ce ne serait pas se respecter que de rester pour sa nourriture, dans une maison où l’on va faire des ventes, etc., etc. La bonne est tout à fait de cet avis et raconte à l’appui qu’un drôle de corps, avec une casquette de moquette, a voulu le matin même l’embrasser sur l’escalier. Là-dessus M. Towlinson fait un bond sur sa chaise ; il veut poursuivre et écraser l’insolent ; mais les dames le retiennent, le supplient de se calmer et de songer qu’il est plus facile et plus sage de quitter une bonne fois le théâtre de pareilles indécences. Mme Perch présente la chose sous un nouveau jour : elle fait voir que, par délicatesse pour Dombey, enfermé dans sa chambre, il faut absolument opérer une prompte retraite.

« Car, dit la bonne âme, jugez de ce qu’il éprouverait s’il revoyait un des pauvres serviteurs qu’il a trompés en leur laissant croire qu’il était immensément riche ! »

La cuisinière est tellement frappée de cette considération morale, que Mme Perch la corrobore de plusieurs axiomes pieux d’un genre original et choisi. Il n’y a donc plus de doute à cet égard, il faut qu’ils partent tous. On emplit des malles, on va chercher des fiacres, et à la brune, le soir même, il ne reste plus un seul membre de la société…

La maison est toujours là, vaste et à l’épreuve de l’orage dans la longue et triste rue ; mais ce n’est plus qu’une ruine, et les rats la quittent.

Les hommes à casquettes de moquette mettent sens dessus dessous tous les meubles, et les individus armés de plumes et d’encre en font l’inventaire. Ils s’asseyent sur des meubles qui n’ont jamais dû servir de siéges ; ils mangent du pain et du fromage, apportés du restaurant, sur d’autres meubles qui n’ont pas été faits pour qu’on mange dessus ; enfin, ils semblent faire exprès de dénaturer la destination des meubles les plus précieux pour les employer aux usages les plus antipathiques. C’est un vrai chaos. Les matelas et la literie se voient dans la salle à manger ; les cristaux et les porcelaines dans la serre. Le grand service de table est étalé pêle-mêle sur le beau divan du grand salon. Les fils de fer du treillage de l’escalier, formés en faisceaux, décorent les cheminées de marbre. Enfin un tapis, recouvert d’une grande pancarte imprimée, est suspendu au balcon et le même ornement figure aux deux côtés de la porte.

Pendant, toute la journée, il y a dans la rue une queue interminable de vieux cabriolets et de tapissières ; et des troupeaux de vampires aux habits râpés, juifs et chrétiens, envahissent la maison, frappent du doigt les glaces pour en reconnaître la force, font sur le piano à queue des accords faux et dissonants promènent leurs doigts mouillés sur les tableaux, ternissent de leur haleine les lames des meilleurs couteaux de table, donnent de leurs mains sales, d’énormes coups de poing dans les fauteuils et dans les sofas moelleux, secouent les lits de plume, ouvrent et ferment tous les tiroirs, pèsent les cuillers et les fourchettes d’argent, examinent jusqu’à la trame des draps et du linge, et ne manquent pas de déprécier tout. Il n’y à pas dans la maison une seule place qui ne soit fouillée. Des fumeurs et des priseurs regardent curieusement dans les placards de la cuisine aussi bien que dans les recoins des mansardes. De grands escogriffes avec des chapeaux usés, plantés à la fenêtre de la chambre à coucher, échangent des quolibets avec les gens qui passent dans la rue. Des personnages calmes et absorbés dans leurs calculs se sont retirés dans les cabinets de toilette avec des catalogues sur lesquels ils tracent des notes marginales avec des bouts de crayon.

Deux marchands de bric-à-brac montent sur les échelles de sauvetage pour les incendies, et, du haut de la maison, ils jouissent du panorama de tout le voisinage. Le brouhaha et le bruit des gens qui montent et descendent durent plusieurs jours. On voit une grande affiche portant ces mots : À vendre un mobilier moderne, excellent, etc., etc., etc.

Dans le grand salon, on a formé une palissade de tables à perte de vue ; et sur ces tables modernes, élégantes, à pieds tournés, d’un acajou luisant et poli, s’élève le bureau du commissaire-priseur : alors ces troupeaux de vampires aux habits râpés juifs et chrétiens, les fumeurs et les priseurs, et les grands escogriffes aux chapeaux usés, s’assemblent autour du commissaire, s’asseyent sur tout ce qu’ils rencontrent, sans en excepter les dessus de cheminée : les enchères commencent. Pendant toute la journée, c’est une chaleur, c’est un bourdonnement, une poussière ! on ne s’y reconnaît plus ! tout est en action dans la personne du commissaire ; tout remue à la fois, épaules, voix et marteau. Les hommes aux casquettes de moquette s’échauffent et jurent comme tous les diables en se jetant sur les lots ; les lots passent, passent, et il en revient toujours d’autres. Parfois une plaisanterie excite un cri général. Ce tapage là dure quatre jours consécutifs. À vendre un mobilier moderne, excellent, etc., etc., etc.

Alors on voit apparaître les vieux cabriolets et les tapissières ; puis des voitures suspendues, des chariots, puis une armée de commissionnaires, portant chacun leur crochet. Toute la journée, les hommes à casquettes sont aux bois de lit vissant et dévissant ; on en voit une douzaine dans l’escalier, qui chancellent sous leurs pesants fardeaux et qui hissent dans les cabriolets, les tapissières, les voitures suspendues et les chariots, des meubles d’acajou, de bois de rose et des glaces. À la porte, il y a toutes sortes de véhicules, depuis le tombereau jusqu’à la brouette. Le petit lit du pauvre Paul est emporté dans une voiture que traînent deux baudets en tandem. En une semaine à peu près, le mobilier moderne est déménagé.

À la fin, voilà donc tout parti ! Il ne reste dans la maison que les feuilles des catalogues semées çà et là, des brins de paille et de foin sur le parquet et une collection de pots d’étain derrière la porte de l’allée. Les hommes à casquettes mettent leur tourne-vis dans un sac, le sac sur leur épaule et s’en vont. Un des messieurs armés de plume et d’encre passe encore dans les appartements pour jeter un dernier coup d’œil. Il fait afficher aux fenêtres : Jolie maison à louer, par bail de trois, six, neuf, et il ferme les volets. À la fin, il suit les hommes à casquettes. Il ne reste pas un seul des envahisseurs. La maison n’est plus qu’une ruine et les rats la quittent.

Les appartements de Mme Pipchin, avec les pièces fermées du rez-de-chaussée, dont les persiennes sont baissées, ont échappé à la dévastation générale. Mme Pipchin, pendant la vente est restée dans sa chambre, froide et dure comme une pierre ; de temps en temps, elle est allée jeter un coup d’ail à la vente, pour voir si les enchères montaient bien et pour offrir son prix d’une certaine bergère. L’enchère de Mme Pipchin, pour la bergère, n’a pas été couverte : elle est assise sur son lot, quand Mme Chick entre dans sa chambre.

« Comment va mon frère, madame Pipchin ? lui dit-elle en entrant.

— Je n’en sais fichtre rien, répondit Mme Pipchin. Il ne me fait jamais l’honneur de me parler. Il a à boire et à manger dans la chambre voisine de la sienne ; et il va prendre lui-même ce dont il a besoin, quand il n’y a personne. Il est donc inutile de m’interroger là-dessus, je n’en sais pas plus que le Grand Turc. »

Et l’acerbe Pipchin accompagne ses paroles d’un geste assez leste.

« Mais, mon Dieu s’écrie Mme Chick d’un ton de douce pitié, combien de temps cela va-t-il durer ! Si mon frère ne veut pas faire un effort, que va-t-il devenir ? J’aurais cependant cru qu’averti par tant de tristes circonstances, résultant de ce qu’il n’avait pas fait d’effort, il ne serait pas retombé dans cette fatale erreur.

— Bah ! bah ! dit Mme Pipchin en se frottant le nez, je trouve qu’on fait beaucoup trop de bruit pour peu de chose. Ce n’est déjà pas si étonnant ! Il n’est pas le premier qui ait eu le malheur de se voir obligé de se séparer de ses meubles. Moi aussi j’ai eu des malheurs !

— Mon frère, continue Mme Chick du ton le plus posé, est un homme si singulier, si étrange ! C’est l’homme le plus singulier que j’aie jamais vu. En voici la preuve : quand il a appris le mariage et le départ de cette enfant dénaturée… Enfin c’est une consolation pour moi de me rappeler que j’ai toujours dit qu’il y avait quelque chose d’extraordinaire dans cette enfant-là ; mais personne ne fait attention à ce que je dis… Quand il a appris le mariage et le départ de sa fille, croirait-on qu’il s’est retourné de mon côté en me disant que, d’après ma conduite, il avait supposé qu’elle était venue chez moi. Mon Dieu ! mon Dieu ! et savez-vous ce qu’il m’a répondu quand je lui ai dit tout simplement un jour : « Paul, je suis folle, je n’en fais aucun doute, mais je ne puis m’expliquer comment vos affaires en sont venues à ce point-là ? » il s’est emporté et m’a priée de ne venir le voir que lorsqu’il me demanderait. Mon Dieu ! mon Dieu !

— Ah ! dit Mme Pipchin, c’est bien dommage qu’il ne se soit pas trouvé dans mes passes. Ça lui aurait joliment trempé le caractère. »

Mme Chick, qui n’écoute pas les réflexions de Mme Pipchin, continue :

« Comment cela finira-t-il ? voilà ce que je voudrais savoir. Que veut faire mon frère ? Il faut qu’il fasse quelque chose. Ça ne sert à rien de rester enfermé dans sa chambre. L’ouvrage ne viendra pas le trouver : il faut que ce soit lui qui aille trouver l’ouvrage. Eh bien ! pourquoi n’y va-t-il pas ? Puisqu’il a été dans les affaires toute sa vie, il doit savoir se retourner. Alors pourquoi ne se retourne-t-il pas ? »

Mme Chick, qui vient de forger avec tant d’habileté cette chaîne non interrompue de raisonnements vigoureux, demeure silencieuse toute une minute à s’applaudir de ce beau chef d’œuvre.

« Et puis, continue la discrète dame toujours avec son ton d’argumentation logique, a-t-on jamais vu un entêtement pareil ? rester enfermé, quand il se passe chez vous des scènes aussi désagréables, aussi terribles ! Ce n’est pas comme s’il n’avait nulle part à aller. Ne pouvait-il pas venir à la maison ? Il sait bien qu’il y est comme chez lui, je suppose. M. Chick le lui a bien dit et moi je le lui ai répété : « Voyons, Paul, j’espère que vous n’allez pas croire, parce que vos affaires sont en mauvais état, que vous en êtes moins notre frère pour cela ? Vous ne vous figurez pas sans doute que nous sommes comme le monde, nous ! » Mais non ; il reste enfermé ; il s’entête à rester enfermé malgré tout. Mais, mon Dieu ! supposez que la maison vienne à être louée, que fera-t-il ? Il ne pourra pourtant pas rester ici ! s’il cherchait à y rester, il y aurait expulsion de par la loi et tout ce qui s’ensuit : il faut donc qu’il s’en aille. Eh bien ! pourquoi ne pas commencer par là ? Cela me ramène à ce que je disais tout à l’heure, et je me demande encore comment cela finira.

— Pour ce qui me regarde, répond Mme Pipchin, je sais bien comment cela finira ; et ça me suffit. Je m’en vais en diligence.

— En quoi, madame Pipchin ? demanda Mme Chick.

— En diligence ; je veux dire que je m’en vais tout de suite, dit d’un ton bourru Mme Pipchin.

— Ah ! ma foi, madame Pipchin, réplique Mme Chick avec franchise, je ne peux réellement pas vous en blâmer.

— Vous m’en blâmeriez que ce serait tout de même, réplique la mordante Pipchin. À tout prix, je veux m’en aller. Je ne resterai pas ici. Je mourrais au bout d’une semaine. Il m’a fallu faire cuire moi-même ma côtelette de porc hier ; je ne suis pas habituée à cela. Mon tempérament n’y tiendrait pas. En outre, j’avais de belles connaissances à Brighton, quand je suis venue ici… les Pankey à eux seuls me rapportaient toujours bien par an quatre-vingts livres sterling ; je n’ai pas le moyen de laisser échapper cette bonne aubaine. J’ai écrit à ma nièce ; elle m’attend à présent.

— Avez-vous parlé à mon frère ? demande Mme Chick.

— Lui parler ! lui parler ! avec ça que c’est facile. Hier, je lui ai crié du dehors que je n’étais plus utile ici, et qu’il vaudrait mieux que je lui envoyasse Mme Richard. Il s’est mis à grogner quelque chose comme un : oui ! et j’ai envoyé prévenir la Richard. Oui, il s’est mis à grogner, je vous demande un peu ! Si ç’eût été M. Pipchin, attends, attends, je vous l’aurais fait grogner, moi. C’est vrai : voilà de ces choses qui mettent votre patience à bout ! »

Alors ce modèle de femme, qui avait puisé tant de force et de courage dans les profondeurs des mines du Pérou, se lève de sa bergère et conduit Mme Chick à la porte. Mme Chick, déplorant jusqu’à la fin le caractère singulier de son frère, se retire sans bruit, très-satisfaite de sa pénétration et de la sûreté de son jugement.

Sur la brune, M. Toodle, qui a fini son ouvrage, arrive avec Polly et une malle, et les dépose à la porte, en faisant retentir un gros baiser sur la joue de Polly, dans le vestibule de la maison déserte. Cette demeure abandonnée produit beaucoup d’effet sur l’esprit de Toodle.

« Que je te dise, ma bonne Polly, dit Toodle, maintenant que je suis conducteur de machines et que j’me pousse dans le monde, je n’taurais pas laissé venir mourir d’ennui ici, si ce n’était à cause des bienfaits passés. Mais il ne faut jamais oublier les bienfaits, Polly. Et puis, vois-tu, ta bonne figure fait du bien à ceux qui sont dans le malheur. Allons ! ma chère, que je t’embrasse encore un brin. Je sais ce qui te plaît le plus, c’est de faire une bonne action ; m’est avis que c’est bien de faire ça. Bonsoir, Polly ! »

Mme Pipchin apparaît sombre dans ses vêtements d’alépine noire, sous son chapeau et sous son châle noirs ; ses effets sont emballés ; et sa bergère, l’ex-bergère favorite de M. Dombey, qu’elle a eue pour rien à la vente, est déjà à la porte de la rue : elle attend une patache qu’elle a retenue, qui part ce soir pour Brighton et qui doit venir la chercher pour la conduire chez elle.

La patache arrive. On transporte les vêtements de Mme Pipchin ; puis la bergère est soigneusement placée dans un coin, sur des bottes de foin ; l’aimable dame ayant l’intention d’occuper ce siége pendant la durée du voyage. Enfin on fait passer Mme Pipchin : elle prend place dans la voiture avec sa mine refrognée. Son œil dur étincelle comme celui d’une vipère ; on dirait qu’elle pense déjà à ses rôties beurrées, à ses côtelettes chaudes, à ses victimes de petits enfants, à la pauvre Berry et à tous les autres agréables passe-temps de son château d’ogresse. Mme Pipchin va presque jusqu’à rire au moment où la patache se met en route. Elle retrousse dans la voiture sa robe d’alépine noire, et s’enfonce au milieu des coussins de sa bergère.

La maison n’est plus qu’une ruine, les rats mêmes l’ont quittée jusqu’au dernier.

Polly seule est restée dans la maison abandonnée : toute seule, car il n’y a plus de société dans ces chambres fermées où se cache le maître. Mais elle n’est pas seule longtemps. Il fait nuit, elle est assise à travailler dans la chambre de la femme de charge, elle fait tout ce qu’elle peut pour oublier combien la maison est solitaire, pour oublier l’histoire qui s’y rattache. Tout à coup elle entend frapper à la porte de l’allée ; ce coup retentit aussi fort qu’il est possible dans une demeure entièrement vide. Elle ouvre ; et revient dans l’allée sonore accompagnée d’une femme qui porte un chapeau noir : c’est miss Tox et miss Tox a les yeux rouges.

« Oh ! Polly, dit miss Tox, quand je suis allée chez vous pour donner une petite leçon aux enfants, j’ai appris la nouvelle que vous aviez laissée pour moi : et aussitôt que j’ai pu recouvrer mes sens, je suis partie pour vous voir. Il n’y a que vous ici ?

— Pas une âme de plus, dit Polly.

— L’avez-vous vu ? dit tout bas miss Tox.

— Mon Dieu, non ; voilà plusieurs jours qu’on ne l’a pas vu. On me dit qu’il ne quitte jamais sa chambre.

— Dit-on qu’il soit malade ? demande miss Tox.

— Non, madame, non que je sache ; s’il est malade, c’est d’esprit. Ah ! le pauvre homme ! il doit avoir en effet l’esprit bien malade. »

Miss Tox est attendrie : elle ne peut dire un mot ; elle n’est plus de la première jeunesse ; mais l’âge et le célibat ne l’ont pas endurcie. Son cœur est toujours tendre ; sa sensibilité toujours délicate, ses démonstrations de respect toujours sincères. Sous son camée, à œil de poisson, miss Tox porte de meilleures qualités que beaucoup d’autres personnes qui ont un extérieur moins singulier. Elle a des qualités solides. Ces qualités-là survivront pendant bien des années aux plus beaux extérieurs, aux plus brillantes formes qui tombent avec le temps sous la faux du grand moissonneur.

Miss Tox reste longtemps avec Polly ; quand elle se retire, Polly l’accompagne avec sa lumière sur l’escalier : une fois sortie, elle regarde dans la rue pour se distraire : elle éprouve de la répugnance à rentrer dans la triste demeure, à refermer cette solitude avec les lourds verrous de la porte et à se retirer dans sa chambre à coucher. Elle finit par s’y résigner pourtant. Le matin, elle met dans une des chambres, dont on a laissé les persiennes fermées, tout ce qu’on lui a dit de préparer ; puis elle s’en va, et ne rentre dans cet appartement que le lendemain matin à la même heure. Il y a bien des sonnettes, mais elles ne sonnent plus : elle entend le bruit d’un pas qui, va, qui vient : mais personne ne sort.

Miss Tox revient de bonne heure dans la journée. Elle s’occupe à préparer de petites gâteries comme elle les appelle, pour qu’on les porte dans la chambre le lendemain matin. Elle trouve tant de charme à cette occupation, qu’à partir de ce moment elle n’en démord pas : Tous les jours elle apporte dans son panier une foule de conserves puisées dans le petit magasin de feu le vénérable propriétaire de la tête à queue et à perruque. Elle apporte aussi, dans des cornets de papier, des morceaux de viandes froides, des langues de mouton, des moitiés de volaille, pour son propre dîner. Elle partage son repas avec Polly et passe la plus grande partie de son temps dans cette maison en ruine, que les rats ont quittée. Au moindre bruit, elle se cache et frissonne : elle entre dans la maison et elle en sort comme si elle avait fait une mauvaise action : elle ne veut qu’une chose : se dévouer sincèrement à l’homme ruiné qu’elle admire ; se dévouer à lui, sans qu’il le sache, sans que le monde le sache, à l’exception d’une pauvre et simple femme.

Le major le sait, lui ; mais personne ne s’en doute que le major, qui n’en est pas fâché. Le major, dans un accès de curiosité, a chargé son nègre de guetter la maison pendant quelque temps et de voir ce que devient Dombey. Le nègre lui a raconté la fidélité de miss Tox et le major, à cette nouvelle, s’est tenu les côtes de rire, à s’en étouffer. Depuis ce moment-là, il souffle comme un cachalot, ses yeux de homard lui sortent de la tête.

« Sacrebleu, monsieur, cette femme est idiote de naissance ! »

Et l’homme ruiné, comment passe-t-il son temps ? Seul ?

« Il se le rappellera dans cette même chambre bien des années plus tard. »

Il s’en souvent maintenant. Et ce souvenir lui pèse sur te cœur plus que tout le reste.

« Il se le rappellera dans cette même chambre bien des années plus tard ; la pluie qui tombe sur le toit, le vent qui gémit au dehors lui en apportent peut-être le présage dans leurs sons mélancoliques : il se le rappellera dans cette même chambre bien des années plus tard.

Il se l’est rappelé. Il y a pensé au milieu des ténèbres d’une nuit affreuse, à la triste clarté du jour, à la sombre aurore comme au crépuscule du soir, à l’heure des fantômes : il se l’est rappelé. Oui, dans son agonie, dans son chagrin ; dans ses remords, dans son désespoir, il a entendu ces mots retentir à ses oreilles. Cher papa, parlez-moi, cher papa. Oui il a encore entendu ces paroles, il a revu cette figure ! Il l’a vue laisser retomber sa tête dans ses mains tremblantes, et pousser un long et profond sanglot qui retentit à l’étage supérieur.

Il était tombé pour ne plus se relever. Sa ruine était une nuit profonde qui ne devait plus avoir de lendemain radieux : la tache faite à l’honneur de sa maison était indélébile. Rien ne pouvait plus, Dieu merci, rendre la vie à l’enfant qui n’était plus. Mais, quand il pensait qu’il aurait pu être si différent dans le passé (ce qui aurait bien changé le passé, mais il était trop tard maintenant), quand il songeait que tout cela était son ouvrage, quand il pensait qu’il aurait pu si facilement changer en bonheur ces années de malédiction. Oh ! c’est alors que son cœur souffrait cruellement.

Oh ! oui ! il se l’est rappelé. La pluie qui tombait sur le toit, le vent qui gémissait tristement au dehors en avaient bien apporté le présage dans leurs sons mélancoliques. Il savait maintenant ce qu’il avait fait. Il savait maintenant que c’était lui qui avait appelé sur sa tête ce coup terrible, sous lequel il était courbé en ce moment, plus, que n’auraient pu le faire les terribles coups de la fortune. Il savait maintenant ce que c’était que d’être repoussé, abandonné ; maintenant que les fleurs d’amour qu’il avait flétries dans le cœur de sa fille retombaient sur lui comme une pluie de cendres stériles.

Il pensait à elle, telle qu’il l’avait vue le soir où il était revenu avec sa femme. Il pensait à elle telle qu’il l’avait vue à chaque événement survenu dans la maison abandonnée. Il pensait maintenant, que tout, autour de lui, avait changé, excepté elle. Son petit Paul était réduit en poussière ; sa femme hautaine était tombée dans l’abîme de la honte ; son ami, son flatteur plutôt, était mort comme un lâche ; ses richesses s’étaient évanouies ; les murs mêmes qui l’abritaient le regardaient sans le reconnaître : Florence seule avait toujours conservé fixés sur lui ses yeux doux et aimants. Oui, c’était elle qui, la dernière, était restée pour lui la même jusqu’au dernier moment. Elle n’avait pas changé pour lui ; pas plus, hélas ! qu’il n’avait changé pour elle ; et maintenant il l’avait perdue.

À mesure qu’il voyait dans son esprit tomber une à une toutes ces images, son enfant ; sa femme, son ami, sa fortune, oh ! comme le brouillard à travers lequel il l’avait vue s’éclaircissait pour lui montrer sa fille telle qu’elle était ! combien il regrettait maintenant de ne l’avoir pas aimée comme il avait aimé le petit Paul ! Mieux aurait valu pour lui la perdre comme il avait perdu son enfant chéri et les mettre ensemble, côte à côte, dans le même tombeau prématurée !

Dans son orgueil, car il en avait encore, il laissa le monde s’éloigner de lui en toute liberté. Quand le monde le quitta, il le quitta lui-même sans effort. Comme il n’en attendait plus que de l’indifférence ou de la pitié, il évita également sa pitié et son indifférence. Il ne voulait plus d’autre société dans son malheur que celle de la compagne qu’il avait repoussée. Que pouvait-il lui dire, quelle consolation lui demander enfin ! Il ne s’en rendait pas compte. Mais ce qu’il savait bien, c’est qu’elle lui aurait été fidèle s’il l’avait permis. Ce qu’il savait c’est qu’elle l’aurait aimé maintenant plus que jamais : il était convaincu qu’il était dans sa nature d’être fidèle comme il était convaincu qu’il avait le ciel au-dessus de lui : et c’était dans ces réflexions qu’il était plongé à chaque heure de son isolement : le jour, la nuit, il ne pensait pas à autre chose.

Il commença d’y penser (et depuis ce moment ne fit plus autre chose) le jour où il reçut la lettre du jeune époux de sa fille et où il eut la certitude qu’elle était partie. Et pourtant, au milieu de son infortune, il avait conservé tant d’orgueil, il la considérait tellement comme quelque chose qui aurait dû lui appartenir et qu’il avait perdu sans retour, que s’il avait entendu sa voix dans la chambre à côté, il ne se serait pas levé pour aller la trouver. S’il l’avait vue dans la rue et qu’elle lui eût lancé un de ces regards timides qu’il connaissait si bien, il aurait passé devant elle avec la même figure froide et implacable ; il ne l’aurait pas abordée, il n’aurait pas adouci l’expression de sa physionomie, dût son cœur en être brisé de douleur. Quelque violentes qu’eussent été ses réflexions, quelle qu’eût été sa colère contre son mariage ou son mari, tout était passé maintenant. Il ne pensait qu’à ce qui aurait pu être et ce qui n’était pas. Il n’y avait plus pour lui qu’une pensée c’est qu’il l’avait perdue, et que lui, il était accablé par le chagrin et le remords.

Il se rappelait qu’il lui était né deux enfants dans cette maison ; qu’entre lui et ces murailles nues et dévastées il y avait un lien lugubre, il est vrai, mais invincible parce qu’il se rattachait à ses deux enfants qu’il avait perdus. Il avait songé à quitter cette demeure, car sans trop savoir où il irait, il savait bien qu’il ne pouvait rester là ; il avait songé à la quitter le soir même où ces tristes sentiments avaient germé dans son cœur ; mais il résolut d’y passer encore une nuit et de parcourir une fois encore toutes les chambres désertes.

Au milieu de la nuit, il sortit de sa solitude et, une lumière à la main, il monta lentement les escaliers. De toutes les traces de pas qu’il voyait là, et qui donnaient à l’escalier l’apparence d’une voie publique, il n’y en avait pas un, se disait-il, qui ne lui eût produit l’effet d’un coup de marteau dans la tête, pendant qu’enfermé dans sa chambre, il prêtait l’oreille. Y en avait-il eu assez de ces pas ! Comme ils se succédaient avec précipitation ! quelle lutte de vitesse ! et les pas de ceux qui montaient et les pas de ceux qui descendaient, et les pas de ceux qui se rencontraient ! il songeait encore avec effroi, avec stupeur aux angoisses qu’il avait endurées pendant cette épreuve, et au changement qu’il avait dû subir dans sa personne ! et dire qu’il y avait quelque part dans le monde un petit pas léger qui aurait pu, en un moment, effacer de son esprit ces affreuses traces ! et alors il courbait la tête, et il pleurait en montant.

Il croyait le voir monter aussi devant lui. Il s’arrête, lève ses yeux vers le châssis vitré : c’était une enfant qui portait dans ses bras un autre enfant, et qui chantait en chemin ; puis, il revoyait encore cette même enfant, mais seule et sans fardeau ; s’arrêtant un instant pour reprendre haleine ; les boucles de sa belle chevelure venaient s’agiter le long de son visage inondé de larmes ; elle se retournait pour le regarder.

Il erra dans ces appartements naguère si riches, maintenant si nus, si tristes, si changés qu’il n’en reconnaissait plus même ni l’étendue ni la forme. Il retrouvait là des traces de pas aussi nombreuses que dans l’escalier ; le souvenir des souffrances qu’il avait endurées en les entendant lui inspirait encore de l’inquiétude et de l’effroi. Il commençait à craindre que toutes ces idées n’ébranlassent sa pauvre cervelle et qu’il ne se perdît dans le labyrinthe de ces pensées comme il se perdait dans les traces des pas qui se confondaient les uns dans les autres.

Il ne se rappelait seulement plus dans laquelle de ces chambres elle demeurait, quand elle était seule. Aussi, pour échapper à son trouble, fut-il bien aise de monter plus haut. Il y avait là mille souvenirs mêlés à celui de sa femme perfide : celui de son perfide ami, son perfide commis, celui de son propre orgueil qui avait été son plus perfide conseiller ; mais il laissa là tous ces souvenirs pour se rappeler seulement ses deux enfants, avec quel mélange de regret, de tristesse et d’amour !

Partout des traces de pas ! on n’avait point respecté les vieilles chambres du haut, ces chambres où avait été placé le petit lit, c’était à peine s’il pouvait trouver un coin qui n’eût pas été profané, ou par terre ou contre la muraille, un coin où il pût se jeter, pauvre cœur brisé, pour y laisser couler ses larmes abondantes. Il en avait tant versé à cet endroit ! il y avait longtemps qu’il rougissait moins de sa faiblesse là que partout ailleurs. Peut-être même ce sentiment lui servait-il d’excuse à lui-même pour être monté là. C’est là qu’il avait voulu venir, courbé et la tête penchée sur sa poitrine : c’est là qu’étendu sur le plancher au milieu de la nuit, il pleurait, seul, à son aise… car il conservait, même là ; sa fierté, et si, dans ce moment, une main charitable s’était étendue vers lui, s’il avait vu apparaître un visage ami pour compatir à ses peines, il se serait levé, il se serait enfui pour retourner se cacher dans sa cellule.

Quand le jour parut, il s’était déjà renfermé dans ses appartements. Il avait eu envie de partir ce jour-là, mais il demeurait attaché fortement à cette maison comme à la dernière et seule chose qui lui restât. Il voulait partir le lendemain ; le lendemain arrivait, et il ajournait encore au lendemain. Chaque nuit, sans que personne le sût, il recommençait ses promenades nocturnes dans la maison abandonnée, comme un revenant. Plus d’une fois le matin, au lever du soleil, le visage défait, le corps penché derrière les persiennes de sa croisée où le jour pénétrait à peine, il songeait à la perte de ses deux enfants. Ce n’était plus comme autrefois où ses pensées se concentraient sur un seul. Maintenant il les réunissait dans son souvenir, où ils restaient inséparables. Oh ! pourquoi n’avaient-ils pas été autrefois inséparables dans son amour et dans la tombe ! il n’en aurait pas perdu un aujourd’hui plus cruellement que par la mort !

Cet état d’agitation et de trouble n’était pas nouveau pour lui. Ce n’est jamais un état nouveau pour des natures sombres et opiniâtres ; car elles soutiennent une lutte acharnée avant d’en venir là. C’est un terrain qui se mine sourdement et qui s’écroule en un moment : l’orgueil de cet homme, miné de tant de manières, s’affaissait, peu à peu, à chaque instant davantage, à chaque mouvement de l’aiguille sur le cadran.

À la fin, il se mit à penser qu’il n’avait pas besoin de quitter la maison. Qui l’empêchait de faire encore l’abandon de ce que ses créanciers lui avaient laissé (s’ils ne lui avaient pas laissé davantage, c’est qu’il ne l’avait pas voulu) et de briser tout simplement le lien qui le rattachait à la maison ruinée en brisant l’autre lien…

C’est à ce moment qu’il avait fait un faux pas en se promenant de long en large, et que le bruit en avait retenti jusque dans la chambre de l’ancienne femme de charge, mais on n’en sut pas la véritable cause ; quelle terreur si on avait pu s’en douter !

Le monde ne lui laissait pas de repos. Cette pensée le troubla encore ; on chuchotait, on bavardait, on ne voulait pas se taire un seul instant. Cette idée et les pas qu’il avait vu se confondre les uns dans les autres, l’ennuyaient à mourir. Les objets commercèrent à prendre à ses yeux une teinte lugubre et sanglante. Dombey-et-fils n’était plus… ses enfants n’étaient plus. « J’y penserai demain, » dit-il.

Le lendemain, il y pensa. Assis dans son fauteuil, il revit plusieurs fois dans la glace le tableau que voici :

Un spectre, les yeux hagards, les joues creuses, de lui-même, était là, rêvant devant le foyer vide. Quelquefois il levait la tête pour regarder les rides et les creux de son visage, puis il la baissait encore pour réfléchir de nouveau ; d’autres fois il se levait, marchait, allait dans la pièce voisine et revenait, tenant caché dans sa poitrine quelque chose qu’il avait pris dans la toilette. Et puis, il regardait le bas de la porte et songeait.

Chut ! À quoi songeait ce spectre ?

Il songeait que, pour que le sang, en coulant par là, se répandit jusque dans le vestibule, il faudrait bien du temps. Il coulerait si lentement, si furtivement, s’arrêtant là pour couler encore et s’arrêter de nouveau, qu’il ne pourrait faire découvrir un homme blessé mortellement, que lorsqu’il serait mort ou mourant. Quand il eut pensé longtemps à cela, il se leva encore et se promena de long en large, la main dans la poitrine. Dombey regardait de temps en temps cette main et surveillait d’un œil curieux tous ses mouvements ; il trouvait à cette main fatale un air meurtrier ; et puis le spectre songeait encore. À quoi songeait-il ?

Si le sang coulait si loin, n’emporterait-on pas avec ses pieds les traces de ce sang dans la maison, au milieu de toutes ces empreintes de pas, ou même jusque dans la rue ?

Le spectre était assis, les yeux fixés, sur le foyer vide, et pendant qu’il était perdu dans ses pensées, une lueur brilla dans la chambre : c’était un rayon de soleil. Il n’y fit pas attention, et continua à rêver. Tout à coup il se lève, avec un visage sinistre ; sa main saisit convulsivement ce qu’il cache dans sa poitrine. Il est arrêté par un cri ; un cri sauvage, terrible, perçant, arraché par l’amour et la terreur ; il regarde il voit son image se refléter dans la glace, et à ses pieds, sa fille !

Oui, sa fille ! elle est là ! à genoux par terre, se serrant contre lui, et lui disant, les mains jointes :

« Papa ! cher papa ! pardonnez-moi, pardonnez-moi. Je suis revenue pour vous demander mon pardon à genoux. Sans ce pardon, il n’y a plus de bonheur pour moi. »

Elle est toujours la même, toujours la même, quand tout a changé. C’est toujours ce même visage qu’elle levait vers lui dans cette triste nuit ; elle est revenue pour lui demander pardon, à lui !

« Ô cher papa ! ne me regardez pas ainsi ! Je n’ai jamais eu l’intention de vous quitter. Je n’y ai jamais pensé, ni avant ni après. J’avais peur quand je me suis sauvée ; je ne pouvais réfléchir à ce que je faisais. Papa, cher papa, je suis changée ; je me repens ; je reconnais ma faute ; je sais mieux mes devoirs maintenant. Papa, ne me repoussez pas, ou j’en mourrai ! »

Il retomba sur sa chaise. Il sentit qu’elle lui prenait les bras pour se les mettre autour du cou ; il sentit qu’elle le serrait dans ses bras ; il sentit ses baisers sur son visage ; il sentit sa joue toute mouillée de larmes contre la sienne ; il sentit, oh ! Oui ! il sentit vivement… tout ce qu’il avait fait.

Elle lui prit la tête qu’il cachait dans ses mains maintenant, et la posa doucement sur ce sein qu’il avait meurtri, contre ce cœur qu’il avait presque brisé, et lui dit en sanglotant :

« Papa, mon cher papa, je suis mère. J’ai un enfant qui appellera bientôt Walter du nom que je vous donne. Quand il vint au monde et que je sentis tout ce que j’avais d’amour pour lui, je sentis en même temps tout ce que j’avais fait de mal en vous quittant. Pardonnez moi, cher papa ! Oh ! Je vous en prie, que j’entende de votre bouche, ces mots : « Ma fille, soyez bénie, vous et votre petit enfant ! »

Il les aurait prononcés ces mots, s’il l’avait pu. Il lui aurait tendu ses mains, demandé son pardon, lui ; mais elle lui prit les mains dans les siennes et les abaissa vivement.

« Mon petit enfant est né sur mer, papa ! J’ai prié Dieu ; et Walter a uni ses prières aux miennes pour lui demander sa grâce et me permettre de revenir à la maison. À peine sur le rivage, je suis revenue vers vous. Ne nous quittons plus, maintenant, cher papa ! Ne nous quittons plus ! »

Sa tête, grisonnante maintenant, s’appuyait sur l’épaule de sa fille, et il se disait, en poussant un soupir, que jamais elle ne s’était reposée là auparavant.

« Vous viendrez à la maison avec moi, papa, voir mon petit enfant. C’est un garçon, papa. Il s’appelle Paul. Je crois… j’espère… qu’il ressemble… »

Ses larmes l’interrompirent.

« Cher papa ! par amour pour mon enfant, pour le nom que nous lui avons donné, par amour pour moi, pardonnez à Walter. Il est si bon et si tendre pour moi ! Je suis si heureuse avec lui ! Ce n’est pas sa faute si nous nous sommes mariés, c’est la mienne, je l’aimais tant ! »

Elle se rapprocha de lui, toujours de plus en plus ardente dans ses caresses.

« C’est le bien-aimé de mon cœur, papa. Pour lui je donnerais ma vie. Il vous aimera, il vous honorera autant que je le voudrai. Nous apprendrons à notre petit enfant à vous aimer et à vous honorer aussi, et nous lui dirons, quand il pourra nous comprendre, que vous aviez un fils qui s’appelait comme lui ; qu’il est mort, et que sa perte vous a causé beaucoup de chagrin, mais qu’il est monté au ciel où nous espérons tous le revoir quand l’heure du repos viendra pour nous. Un baiser, papa, je vous en prie, pour me prouver que vous me promettez de vous réconcilier avec Walter, mon époux bien-aimé, le père du petit enfant, avec Walter qui m’a conseillé de revenir, papa : oui, qui m’a conseillé de revenir ! »

Elle se serra encore plus près contre lui en sanglotant : il déposa un baiser sur ses lèvres ; et, levant les yeux vers le ciel, il s’écria :

« Ô mon Dieu ! pardonnez-moi, car j’en ai grand besoin. »

Puis, laissant retomber sa tête, il pleura et la caressa : pendant longtemps on n’entendit pas le moindre bruit dans toute la maison ; ils restèrent tous les deux dans les bras l’un de l’autre, éclairés par le rayon de soleil qui s’était glissé dans la chambre avec Florence.

Docile et soumis à la prière de son enfant, il s’habilla pour sortir : son pas était mal assuré ; il se retourna et regarda en tremblant la chambre dans laquelle il avait été enfermé si longtemps et où il avait vu ce tableau dans la glace, et arriva avec elle dans le vestibule. Là, Florence ne détourna pas les yeux, elle craignait de réveiller dans son esprit le souvenir de leur dernière séparation ; car ils avaient les pieds sur les mêmes dalles où il l’avait frappée dans sa folie, et, se pressant contre lui, les yeux fixés sur son visage et le bras de son père autour d’elle, elle le conduisit à la voiture qui l’attendait à la porte et partit avec lui.

À ce moment, miss Tox et Polly sortirent de leur retraite et versèrent des larmes de joie ; puis elles placèrent dans une malle ses habits, ses livres et autres objets avec grand soin, pour les remettre à des personnes de confiance que Florence envoya dans la soirée les chercher. Enfin, elles prirent ensemble une dernière tasse de thé dans la maison solitaire.

« Eh bien, Polly, je l’avais bien dit, dans une triste circonstance, s’écria miss Tox assiégée par une foule de souvenirs, Dombey-et-fils est une fille après tout.

— Et une bonne, encore, s’écria Polly.

— Vous avez raison, dit miss Tox, et cela vous fait honneur, Polly, d’avoir toujours été son amie quand elle était toute petite. Vous avez été son amie longtemps avant moi, Polly, et vous êtes une bonne créature… Robin ! »

Ce dernier mot de miss Tox s’adressait à un jeune homme à tête ronde, en forme de boulet de canon, qui paraissait être dans une situation critique et fort abattu : il était assis assez loin dans un coin de la chambre. Lorsqu’il se leva, il révéla la taille et les traits du Rémouleur.

« Robin, dit miss Tox, je venais de dire à votre mère, comme vous avez pu l’entendre, que c’est une bonne créature.

— Oh oui ! qu’elle l’est, mademoiselle, répondit le Rémouleur d’un ton ému.

— À la bonne heure, Robin, dit miss Tox, je suis contente de vous entendre parler ainsi. Maintenant, Robin, que je vais vous mettre à l’épreuve comme mon domestique, d’après vos instantes prières, pour vous réhabiliter complétement, je saisirai cette occasion favorable pour vous dire que j’espère que vous vous rappellerez toujours avoir eu une bonne mère, et que vous chercherez à vous conduire de façon à être sa consolation.

— Eh bien ! vrai, mam’zelle, répondit le Rémouleur, je le ferai. Je me suis déjà amendé un brin, et mes intentions sont aussi droites, mam’zelle, que celles l’un gars…

— Je vous prierai, Robin, de ne plus vous servir d’une telle expression, dit miss Tox poliment.

— Eh bien, alors, que celles d’un gaillard…

— Non, Robin, non, reprit miss Tox ; je préfère le mot individu.

— Eh bien, que celles d’un individu quelconque, dit le Rémouleur.

— C’est beaucoup mieux, remarqua miss Tox d’un ton satisfait ; c’est infiniment plus expressif.

— Mes intentions sont plus droites que celles de tout individu quelconque. Si on ne m’avait pas fait rémouleur, voyez-vous ; mam’zelle, et vous, maman, ce qui est bien la plus malheureuse chose pour un jeune ga… non, pour un individu, que je veux dire.

— Parfait ! parfait ! dit miss Tox d’un ton approbateur.

— Et si je n’avais pas été entraîné par les oiseaux, si je n’étais pas tombé sur un mauvais maître, dit le Rémouleur, je crois qu’j’aurais pu mieux tourner. Mais c’n’est jamais trop tard pour un…

— Indivi… suggéra miss Tox.

— Du, termina le Rémouleur ; d’m’amender, et j’espère bien m’amender mam’zelle, avec votre aide ; sur quoi je vous prie, mère, de souhaiter ben le bonjour de ma part à mon père, à mes frères et sœurs, et d’leur dire la chose.

— Je suis bien aise de vous voir aussi raisonnable, dit miss Tox. Voulez-vous, avant de partir, Robin, prendre une tasse de thé avec une tartine de pain et de beurre ?

— Merci ben, mam’zelle, » répondit le Rémouleur… et il se mit aussitôt à tourner la meule de ses mandibules avec une telle ardeur, qu’on voyait bien qu’il était depuis longtemps à la demi-ration.

Pendant ce temps-là, miss Tox mit son chapeau, son châle, et Polly en fit autant. Robin embrassa sa mère et suivit sa nouvelle maîtresse. Polly était si heureuse, elle espérait tant pour l’avenir que ses yeux étincelaient à la lumière du gaz, pendant qu’elle le regardait s’éloigner. Polly éteignit sa bougie, ferma la porte de la maison, et en donna la clef à un commissionnaire tout près de là, puis elle se hâta de rentrer chez elle. Elle se réjouissait à l’avance du bonheur que son arrivée inattendue causerait à sa petite famille. La grande maison qui gardait le silence sur les tristes choses qui s’étaient passées sous son toit, sur les changements dont elle avait été témoin, était là debout, sombre, refrognée et muette, n’étaient les fameuses affiches qui annonçaient aux amateurs que cette jolie maison, résidence agréable pour une famille, était à louer présentement, par bail de trois, six neuf.

Chapitre XXII. Consacré surtout à des mariages. §

On était arrivé à l’époque où le docteur et Mme Blimber donnaient leur grande fête du milieu de l’année. Ils priaient, comme toujours, chaque jeune homme appartenant à cet établissement distingué, de vouloir bien leur faire l’honneur de venir passer la soirée chez eux. Cette soirée commençait de bonne heure, à sept heures et demie, et l’on dansait des quadrilles. Puis les jeunes gens, conservant toujours une gravité décente, se rendaient dans leurs familles, l’esprit repu de connaissances. Le jeune Skettles était parti à l’étranger, où son père, sir Barnet Skettles, grâce à sa popularité, avait obtenu un poste diplomatique : le jeune homme était là, comme un ornement à demeure de la maison dont M. Skettles et lady Skettles faisaient les honneurs à la satisfaction de leurs compatriotes des deux sexes : ce qui était considéré comme un prodige d’habileté. M. Tozer, actuellement un jeune homme de haute taille, portant des bottes à la Wellington, était farci d’antiquité, à tel point qu’il aurait pu tenir tête à un vrai Romain des temps jadis pour la connaissance de la langue anglaise ; c’était un glorieux résultat qui musait de bien tendres émotions à ses bons parents ; mais les lauriers du Tozer empêchaient de dormir le père et la mère de M. Briggs. La tête de ce pauvre garçon ressemblait à une malle d’effets mal rangée : tout y était si dru et si serré que, lorsqu’il désirait quelque chose, il ne pouvait jamais mettre la main dessus : aussi ses parents avaient l’oreille basse. Les fruits que le jeune Briggs avait si péniblement cueillis sur l’arbre de la science avaient été soumis à un tel pressurage, qu’ils n’avaient rien conservé de leur forme ou de leur saveur naturelle ; on pouvait les comparer moralement à des poires tapées. Quant au petit Bitherstone, il était en bien meilleur état ; le système de l’établissement avait eu sur lui un heureux résultat, qui, du reste, n’était pas rare ; du moment que la machine à science avait cessé de fonctionner ; elle n’avait plus laissé chez lui aucune impression. En ce moment, il était à bord d’un navire chargé pour le Bengale, et il était en train d’oublier si rapidement tout ce qu’il avait appris, qu’il n’était pas bien sûr de faire durer les déclinaisons des substantifs jusqu’au bout de la traversée.

Le docteur Blimber avait l’habitude, le matin du jour où il donnait sa soirée, de dire à ses élèves : « Messieurs, nous reprendrons nos études le 25 du mois prochain. » Cette fois il se départit de l’usage et leur dit : « Messieurs, lorsque notre ami Cincinnatus se retira dans ses terres, il ne présenta au sénat personne pour être son successeur. Eh bien ! Voici un Romain, et il mit sa main sur l’épaule de M. Feeder, bachelier ès lettres, voici un Romain dont on peut dire adolescens imprimis gravis et doctus que moi, Cincinnatus émérite, je désire présenter à mon petit sénat, comme devant être leur futur dictateur. Messieurs, nous reprendrons nos études le 25 du mois prochain, sous les auspices de M. Feeder, bachelier ès lettres. À cette nouvelle que le docteur Blimber était déjà allé personnellement et poliment annoncer à tous les parents, les jeunes gens applaudirent. M. Tozer, au nom des élèves de l’établissement, fit immédiatement cadeau au docteur d’un encrier en argent : il prononça un speech dans lequel la langue maternelle n’avait qu’une fort petite part : il y avait quinze citations latines et sept citations grecques ; les plus jeunes étaient furieux, et, de dépit, ils poussaient des oh ! et des ah ! « Que le vieux Tozer fasse ce qu’il veut, disaient-ils, mais nous n’avons pas donné notre argent pour qu’il aille faire son pédant avec ! Pourquoi donc ça serait-il au vieux Tozer plutôt qu’à un autre de donner cet encrier ? Ce n’est pas son encrier à lui, c’est à tout le monde, il n’a pas le droit de s’en donner les gants. Et leur mécontentement s’exhalait en murmures au milieu desquels ils paraissaient prendre plaisir à se venger de lui en l’appelant : « vieux Tozer ! » consolation bien innocente, mais bien sentie.

Pas un mot, pas la moindre allusion n’avait été faite devant ces jeunes gens au mariage projeté entre M. Feeder, bachelier ès lettres et la belle Cornélia Blimber. Le docteur Blimber surtout se donnait une peine infinie pour prendre l’air de quelqu’un qu’un événement pareil surprendrait au plus haut point : ce qui n’empêchait pas que la chose fût parfaitement connue de tous les jeunes gens : la preuve c’est que, quand ceux-ci partirent pour aller rejoindre leurs parents et amis, ils prirent congé de M. Feeder en le plaignant de tout leur cœur.

M. Feeder au contraire voyait se réaliser ses rêves les plus romanesques. Le docteur s’était décidé à faire badigeonner l’extérieur de la maison et à la remettre à neuf ; puis à céder son établissement avec Cornélia, l’un portant l’autre. Les peintres se mirent à l’ouvrage, le jour même du départ des jeunes gens ; et déjà était arrivé le jour du mariage. C’était le matin, on attendait Cornélia pour la conduire à l’autel avec une paire de lunettes neuves.

Le docteur et ses doctes mollets, Mme Blimber et M. Feeder, bachelier ès lettres, avec ses mains longues et osseuses et ses cheveux en brosse, et le frère de M. Feeder, le révérend Alfred Feeder, licencié ès lettres, qui devait donner la bénédiction nuptiale, étaient tous réunis dans le salon. Cornélia avec ses fleurs d’oranger et ses demoiselles d’honneur venait de descendre, et comme autrefois elle semblait un peu trop serrée, mais toujours charmante. Au même moment, la porte s’ouvre, et le jeune domestique myope annonce à haute voix :

« M. et Mme Toots ! »

Aussitôt entre M. Toots, qui est devenu un fort gaillard et qui donne le bras à une dame dont la mise est riche et distinguée, et dont les yeux noirs brillent du plus vif éclat.

« Madame Blimber, dit M. Toots, permettez-moi de vous présenter ma femme. »

Mme Blimber est enchantée de la voir. Elle garde un peu son quant-à-elle, mais elle se montre très-affable.

« Comme vous me connaissez depuis bien longtemps, vous savez, dit M. Toots, permettez-moi de vous dire que c’est une des femmes les plus remarquables du monde.

— Ah ! mon ami, dit Mme Toots, avec une petite moue grondeuse.

— Ma parole d’honneur ! dit M. Toots, je… je… je vous jure, Mme Blimber, que c’est une femme comme on n’en voit guère. »

Mme Toots rit de tout son cœur, et Mme Blimber la conduit à Cornélia. M. Toots présente ses hommages à la mariée et salue son ancien maître, qui lui dit par allusion à son mariage : « Eh bien, Toots, vous voilà donc enrôlé dans notre confrérie ? n’est-ce pas, Toots ? » Après quoi M. Toots se retire avec M. Feeder, bachelier ès lettres, dans l’embrasure d’une fenêtre.

M. Feeder, en veine de gaieté, donne malicieusement un coup du revers de sa main droite sur l’abdomen de M. Toots et lui dit en éclatant de rire :

« Eh bien, mon vieux ! dit M. Feeder, nous y voilà donc ! il n’y a plus à s’en dédire, nous sommes pris au même trébuchet. Eh ! eh ! eh !

— Feeder, reprit M. Toots, recevez mes félicitations. Si vous êtes aus… aus… aussi heureux en hyménée que je le suis moi-même, vous n’aurez rien à désirer.

— Je n’oublie pas les vieux amis, moi, comme vous voyez. Je les invite à mon mariage.

— Feeder, répondit Toots avec gravité, plusieurs circonstances m’ont empêché de vous faire part de mon mariage. Premièrement, je vous avais parlé comme un imbécile de mes projets sur miss Dombey ; je craignis, en vous invitant à mon mariage, de vous donner à croire que c’était elle que j’épousais. Il aurait fallu des explications qui, je vous le jure sur ma parole d’honneur, dans un moment critique comme celui là, m’auraient complétement bouleversé. Secondement, notre mariage a eu lieu tout à fait en famille. Il n’y avait là qu’un ami de ma femme et le mien, qui est capitaine dans… dans,… je ne sais pas au juste dans quoi, mais ça ne fait rien. J’espère, Feeder, qu’en vous envoyant, avant de faire mon voyage à l’étranger avec Mme Toots, une lettre qui vous annonçait mon mariage, j’ai rempli les devoirs de l’amitié.

— Toots, mon garçon, dit M. Feeder en lui donnant force poignées de main, ce que j’en disais, c’était pour plaisanter.

— Maintenant, Feeder, dit M. Toots, je serais bien aise de savoir ce que vous pensez de mon union.

— Superbe ! répondit Feeder.

— Vous trouvez que c’est superbe, n’est-ce pas, Feeder ? dit M. Toots d’un ton solennel ! Eh bien jugez comme ce mariage doit être superbe pour moi personnellement ! Car vous ne pouvez pas vous figurer combien cette femme est extraordinaire. »

M. Feeder ne dit pas non. Mais M. Toots, secouant énergiquement la tête, insista pour bien faire comprendre qu’il était impossible de se figurer la chose en réalité.

— Vous savez, dit M. Toots, ce que je voulais dans une femme, c’était, en un mot, du bon sens. De l’argent, Feeder, j’en avais. Mais du bon sens, ce n’était pas mon fort !

— Oh ! pardon ! pardon ! vous en aviez, Toots, dit tout doucement Feeder, » Mais Toots repartit :

« Non, Feeder, je n’en avais pas ! Pourquoi le cacherais-je ? je n’en avais pas. Je savais qu’il y en avait là à revendre, dit M. Toots en tendant la main du côté de sa femme. Je n’avais pas de parent à compromettre ou à blesser sous le rapport de la condition sociale, car je n’avais pas de parents du tout. Le fait est que je n’avais personne qui me touchât de près, je n’avais que mon tuteur, et je vous dirai, Feeder, que je l’ai toujours considéré comme un pirate, comme un corsaire. Il n’était donc pas vraisemblable, comme bien vous pensez, que j’irais lui demander son avis.

— Certainement non, dit M. Feeder.

— En conséquence, j’ai agi à ma guise. Ce fut un beau jour pour moi, Feeder, que celui où je pris ce parti ! Il n’y a que moi qui puisse savoir tout ce qu’il y a de capacité dans cette femme-là. Si jamais les droits des femmes et…, etc. etc., ont besoin d’un bon défenseur, on peut compter sur sa puissante intelligence, je vous le promets. Suzanne, ma chère, dit tout à coup M. Toots en passant la tête entre les deux rideaux de la fenêtre, je vous en prie ; ne vous animez pas.

— Non, mon ami, dit Mme Toots, je cause un peu seulement.

— Mais, mon ange, dit M. Toots, je vous en prie, ne vous animez pas. Vous savez qu’il faut vous ménager : ainsi ne vous animez pas, ma chère Suzanne. Elle s’échauffe facilement, si vous saviez, dit M. Toots en prenant Mme Blimber à part, et une fois lancée, elle oublie les prescriptions du médecin. »

Mme Blimber insistait auprès de Mme Toots sur la nécessité de prendre des précautions pour sa santé, lorsque M. Feeder, bachelier ès lettres, lui offrit le bras, et descendit avec elle rejoindre les voitures en bas pour aller à l’église. Le docteur Blimber donnait le bras à Mme Toots ; M. Toots conduisait la belle mariée ; autour des fines lunettes voltigeaient, comme deux papillons, deux petites demoiselles d’honneur vêtues de robes légères. Le frère de M. Feeder, M. Alfred Feeder, licencié ès lettres avait pris les devants pour être prêt à remplir ses fonctions.

La cérémonie se passa admirablement bien. Cornélia avec ses petits cheveux crépus, y alla de bon cœur, comme aurait pu dire Coq-Hardi ; et le docteur Blimber donna sa fille à cet homme, en père bien préparé à la séparation. Les deux petites demoiselles d’honneur, à robes de gaze, parurent très-émues : Mme Blimber fut attendrie, mais d’une manière décente ; elle dit au révérend M. Alfred Feeder, licencié ès lettres, en revenant à la maison, que si elle avait pu seulement voir Cicéron dans sa retraite de Tusculum, elle n’aurait plus rien à demander.

Il y eut ensuite un déjeuner qui se passa également en famille : l’entrain de M. Feeder fut si effrayant et gagna tellement Mme Toots, que, plusieurs fois, M. Toots lui dit à travers la table : « Ma chère Suzanne, ne vous animez pas ! » Ce qu’il y eut de mieux, c’est que Toots crut de son devoir de faire un speech et en dépit des signes télégraphiques de Mme Toots, qui voulait l’en dissuader, il se produisit en public pour la première fois de sa vie.

« Vraiment, dit M. Toots, dans une maison où tout ce que l’on a fait pour moi… de manière à… à… à… me troubler quelquefois les idées, j’en ai peur, mais ça ne fait rien et je n’en fais reproche à personne, dans une maison où j’ai toujours été traité comme un membre de la famille du docteur Blimber, où j’ai eu pendant un temps considérable un pupitre à part pour moi tout seul, je ne peux… je ne peux… laisser mon ami Feeder se… se…

— Se marier, souffla Mme Toots.

— Il ne sera pas hors de saison et sans intérêt, continua M. Toots avec une figure radieuse, de faire observer que ma femme, ici présente, est une femme tout à fait remarquable et s’en tirerait beaucoup mieux que moi… Je ne puis, disais-je, laisser mon ami Feeder se marier…, surtout à… à…

— À miss Blimber, souffla derechef Mme Toots.

— À madame Feeder, mon amour, dit tout bas M. Toots sur le ton d’une conversation particulière, eux que Dieu a unis, comme dit l’Évangile, qu’aucun homme… vous savez ce que je veux dire ; je ne puis donc laisser mon ami Feeder se marier surtout avec Mme Feeder sans proposer leurs… leurs santés ; et puisse, ajouta M. Toots en fixant ses yeux sur sa femme pour s’inspirer dans son poétique essor, puisse la torche de l’hyménée devenir un phare de bonheur, puissent les fleurs dont nous avons, en ce jour, jonché le sol sous leurs pas bann… bann… bannir pour toujours la tristesse ! »

Le docteur Blimber, qui adorait les métaphores, fut charmé de celle-ci.

« Bravo ! Toots, dit-il. Bravo ! c’est fort bien dit, vraiment ; » et il applaudit en même temps d’un signe de tête. M. Feeder répondit par un discours comique saupoudré de sentiment. M. Alfred Feeder, licencié ès lettres, félicita beaucoup le docteur et Mme Blimber. M. Feeder, bachelier ès lettres, ne fit pas moins de compliments aux petites demoiselles d’honneur en robes de gaze. Puis, le docteur Blimber prononça d’une voix sonore quelques pensées dans le genre pastoral. Il parla du toit de roseaux sous lequel Mme Blimber et lui avaient l’intention d’habiter, et, de l’abeille qui viendrait bourdonner autour de leur chaumière. Quelques moments après, comme les yeux du docteur commençaient à clignoter, et que son gendre, entre autres déclarations saugrenues, disait qu’ils n’étaient pas pressés et demandait à Mme Toots si elle ne chantait pas, la discrète Mme Blimber leva la séance et conduisit Cornélia aussi calme qu’à l’ordinaire dans la chaise de poste qui l’emporta avec l’homme de son cœur.

M. et Mme Toots se retirèrent à l’hôtel de Bedford, où Mme Toots avait habité autrefois sous le nom de Suzanne Nipper. Ils y trouvèrent une lettre qui prit à M. Toots un temps si considérable à lire, que Mme Toots en fut effrayée.

« Ma chère. Suzanne, dit M. Toots, la peur est encore plus dangereuse que l’animation. Je vous en supplie, soyez calme.

— De qui est cette lettre ? demanda Mme Toots.

— Elle est… elle du capitaine Gills, mon amour, dit M. Toots. Ne vous animez pas. Walter et miss Dombey sont attendus à Londres d’un moment à l’autre.

— Monsieur, dit Mme Toots, en se levant tout à coup de dessus le canapé et fort pâle, ne me trompez pas, c’est inutile… ils sont déjà arrivés, je le lis sur votre visage !

— Quelle femme étonnante ! s’écria M. Toots au comble de l’admiration. Oui vous avez raison, mon amour, ils sont arrivés. Miss Dombey a vu son père et ils sont réconciliés.

— Réconciliés ! s’écria Mme Toots en frappant des mains.

— Ma chère, dit M. Toots, je vous en prie, ne vous animez pas. Rappelez-vous l’ordonnance du médecin. Le capitaine Gills me dit… c’est-à-dire, il ne me le dit pas… mais d’après ce que je peux deviner, il me donne à entendre que miss Dombey a emmené son père de la vieille maison dans celle qu’elle habite avec Walter. M. Dombey est fort malade… on croit qu’il en mourra, et miss Dombey, ne le quitte ni jour ni nuit. »

Mme Toots se mit à sangloter.

« Ma chère Suzanne, dit M. Toots, je vous en prie, rappelez-vous les prescriptions du médecin, si vous le pouvez ! Si cela vous est impossible, ça ne fait rien… mais essayez toujours. »

Sa femme, reprenant tout à coup ses anciennes façons, se mit à le supplier avec tant d’instances de la conduire auprès de sa petite chérie, de sa bonne maîtresse, de son cher trésor, que M. Toots, dont la sympathie et l’admiration n’avaient pas de bornes, y consentit du plus profond de son cœur. Il fut convenu qu’ils partiraient immédiatement pour porter eux-mêmes la réponse au capitaine.

Ce jour-là, le capitaine, chez lequel se rendaient M. et Mme Toots, se trouvait, par un enchaînement mystérieux de circonstances fortuites, emporté dans le cortége fleuri de l’hyménée. Il n’y jouait pas pourtant le premier rôle, il n’était qu’au second plan, et voici comme :

Le capitaine, après être allé voir Florence et son petit enfant, et s’en être donné à cœur joie ; après avoir longuement causé avec Walter, sortit pour faire un tour. Il avait besoin de méditer seul sur les vicissitudes des choses humaines et de secouer violemment son chapeau de toile cirée à propos de la chute de M. Dombey pour lequel ses sentiments de générosité et de naïve simplicité se réveillaient dans son cœur. Le capitaine aurait été atterré par la nouvelle du désastre de l’infortuné M. Dombey, si le souvenir du petit enfant de Florence n’avait pas fait contre-poids à sa douleur : mais ce souvenir l’égayait si bien, que, dans la rue, il lui arriva, en pensant au petit bonhomme, d’éclater de rire tout seul et, dans les soudains transports de sa joie, de lancer son chapeau de toile cirée en l’air et de le rattraper, au grand étonnement des passants qui le regardaient ébahis. Les rapides alternatives de gaieté et de tristesse auxquelles le capitaine était exposé par ce double sujet de peine et de joie mettaient son esprit à la torture : il sentit qu’il avait besoin de faire une longue promenade pour reprendre son sang-froid ; et comme en pareil cas, le milieu dans lequel on se trouve a beaucoup d’influence sur le moral, il choisit pour le théâtre de sa promenade le voisinage de son ancienne demeure : il marcha longtemps parmi les mâts ; les avirons, les fabricants de poulies, les marchands de biscuits de mer, les déchargeurs de houille, les chaudières à goudron, les matelots, les canaux, les docks, les ponts-levis, et traversa une foule d’autres objets également propres à calmer les nerfs.

La vue de quartiers paisibles comme ceux-là et surtout comme la région de Lime-House-Nole et des environs contribua tellement à remettre le capitaine dans son assiette, qu’il recouvra toute sa tranquillité chemin faisant, et qu’il se régalait en lui-même de la ballade de la Belle Suzon, quand tout à coup au détour d’une rue il fut pétrifié de voir une procession s’avancer triomphalement de son côté : il en perdit momentanément la parole.

Cette singulière manifestation était conduite par la terrible Mme Mac-Stinger. Elle avait toujours le même air déterminé et portait soigneusement attachée à sa virile poitrine une montre énorme avec toutes les breloques, que le capitaine reconnut d’un seul coup d’œil comme la propriété de Bunsby. Elle donnait le bras ni plus ni moins qu’au perspicace commandant de la Prudente-Clara. Celui-ci avait l’air triste et morne d’un prisonnier, né natif d’un pays étranger, et soumis sans résistance à la volonté de son vainqueur : c’était elle qui était son vainqueur. Derrière eux suivait le joyeux groupe des jeunes Mac-Stinger ; puis deux dames d’un aspect fier et terrible, menant entre elles deux un petit monsieur avec un chapeau de haute forme, s’avançaient non moins triomphantes. À la queue, venait le mousse de Bunsby, qui portait les parapluies. Toute la procession marchait au pas, en bon ordre et, à défaut de la fière contenance des dames, la gaieté même de tout le reste de la procession aurait suffi pour faire voir qu’il s’agissait d’un sacrifice, dont Bunsby était la victime.

Le premier mouvement du capitaine fut de s’enfuir. Ce mouvement avait dû être aussi d’abord celui de Bunsby ; mais ses efforts étaient restés sans résultat, comme l’événement le prouva. Un cri de reconnaissance, qui partit du centre de la procession, arrêta le capitaine : c’était Alexandre Mac-Stinger qui courait à lui, les bras ouverts.

« Eh bien, capitaine Cuttle, dit Mme Mac-Stinger, voilà ce qui s’appelle une rencontre ! Je ne vous en veux plus maintenant, capitaine Cuttle. Vous n’avez plus à craindre de reproches de ma part. J’espère me présenter à l’autel avec des sentiments meilleurs. » Ici Mme Mac-Stinger s’interrompit, se redressa, poussa un gros soupir qui souleva sa poitrine et dit, en montrant la victime, « je vous présente mon mari, capitaine Cuttle. »

Le malheureux Bunsby ne regardait ni à droite ni à gauche, ni sa femme ni son ami ; il regardait tout droit devant lui, sans rien voir. Le capitaine avança sa main, Bunsby avança la sienne ; mais en réponse au salut du capitaine, il ne souffla pas mot.

« Capitaine Cuttle, dit Mme Mac-Stinger, si vous voulez oublier nos rancunes et voir votre ami, pendant qu’il est encore célibataire, vous n’avez pas de temps à perdre et nous serons flattés que vous vouliez bien nous accompagner à l’église. Voici une dame, dit Mme Mac-Stinger, en se retournant vers la plus intrépide des deux, qui est ma dame d’honneur et qui sera fière de se mettre sous votre protection.

Le petit monsieur à grand chapeau, qui semblait être le mari de l’autre dame et qui, évidemment, n’était pas fâché de voir simplifier son rôle, fit place au capitaine et lui passa la dame. La dame aussitôt s’en saisit et faisant remarquer qu’en effet il n’y avait pas de temps à perdre, elle donna à haute voix le commandement : « En avant, marche ! »

La terreur que le capitaine éprouvait pour son ami, se mêlant d’abord à la terreur qu’il ressentait pour lui-même, le fit suer à grosses gouttes. Il se demandait avec effroi si lui, Cuttle, n’allait pas se voir aussi marié de force ; mais peu à peu il se rappela les formalités d’usage, en pareille circonstance, et se souvint qu’il fallait répondre oui ; il s’estima dès lors personnellement en sûreté, bien résolu, dans le cas où on lui adresserait la moindre question, de répondre, à haute et intelligible voix : non. Cette préoccupation ne laissa pas cependant que de le rendre moins sensible aux mouvements de la procession dont il faisait partie, maintenant, et à la conversation de sa belle compagne. Quand il fut moins agité, cette dame lui apprit qu’elle était la veuve d’un M. Bokum, ancien employé à la douane ; elle était, ajouta-t-elle, l’amie intime de Mme Mac-Stinger, qu’elle considérait comme le modèle de son sexe ; elle avait souvent entendu parler du capitaine, et elle espérait qu’il se repentait maintenant de son ancienne conduite ; enfin, elle avait la confiance que M. Bunsby sentait toute l’étendue de son bonheur ; malheureusement, dit-elle, les hommes ne sentent bien ce bonheur-là que lorsqu’ils l’ont perdu, etc., etc., et elle discourut longuement là-dessus.

Pendant tout ce temps-là, le capitaine ne pouvait s’empêcher de remarquer que Mme Bokum avait constamment les yeux fixés sur le marié, et que toutes les fois qu’on approchait d’un passage ou du coin d’une rue étroite, de nature à favoriser une fugue, elle était sur le qui-vive dans le cas où il tenterait de s’échapper. L’autre dame aussi, comme son mari le petit monsieur au grand chapeau, semblait exécuter une consigne en faisant bonne garde ; le pauvre homme était bien surveillé et les yeux vigilants de Mme Mac-Stinger anéantissaient par avance toute velléité de se soustraire à son bonheur. La populace qui voyait bien ce manége ne ménageait pas ses cris et ses quolibets, mais la terrible Mac-Stinger était indifférente à tout cela. Quant au pauvre Bunsby il ne paraissait pas même avoir la force de s’en apercevoir.

Le capitaine essaya plusieurs fois d’accoster le philosophe et de correspondre avec lui par des monosyllabes ou par des signaux, mais il échoua toujours, d’abord parce qu’il y avait là quelqu’un qui avait l’œil au guet, et ensuite parce que les yeux de Bunsby, qui n’était pas fait comme un autre, ne permettaient pas que son attention fût réveillée par le moindre signe extérieur. C’est ainsi qu’on arriva à la chapelle ; c’était un édifice propre et fraîchement badigeonné, récemment ouvert sous les auspices du révérend Melchisédech Howler qui avait bien voulu, sur d’instantes prières, accorder au monde encore deux ans d’existence, mais après l’avoir bien et dûment informé qu’après ces deux années, il lui faudrait absolument partir.

Pendant les improvisations du révérend Melchisédech, le capitaine trouva une occasion favorable pour transmettre de sa grosse voix dans l’oreille du marié ces mots :

« Comment va ? mon garçon, comment va ? »

À quoi Bunsby, sans faire attention à la présence du révérend Melchisédech, oubli qu’une situation aussi critique pouvait seule justifier, répondit :

« Diablement mal !

— Jeannot Bunsby, dit tout bas le capitaine, ce que vous faites là ; le faites-vous en toute liberté ?

— Non, répondit Bunsby.

— Eh bien alors, pourquoi le faites-vous ? » demanda le capitaine comme de raison.

Bunsby, qui avait l’œil toujours fixé à l’autre bout du globe, ne répondit rien.

« Pourquoi ne pas prendre chasse ? fit le capitaine.

— Hein ? dit tout bas Bunsby avec une lueur d’espoir.

— Prenez chasse ! dit le capitaine.

— À quoi bon ? répondit le malheureux philosophe. Elle me capturerait encore.

— Essayez ! répliqua le capitaine. Courage. Allons ! c’est le moment ! Prenez chasse, Jeannot Bunsby ! »

Jeannot Bunsby, cependant, au lieu de profiter du conseil, dit tout bas d’un ton désolé :

« Ça a commencé le jour de votre malle. Ah ! pourquoi l’ai-je ramenée au port ce soir-là ?

— Mon garçon, dit le capitaine d’une voix émue, je croyais que c’était vous qui vous étiez rendu maître d’elle et non pas elle de vous, un homme de bon conseil comme vous ! »

M. Bunsby se contenta de pousser un soupir étouffé.

« Allons ! dit le capitaine en lui donnant un coup de coude, le moment est venu ! Prenez chasse ! je couvrirai votre retraite. Le temps fuit, Bunsby, c’est pour votre liberté. Voulez-vous ? une fois… »

Bunsby ne bougeait pas.

« Bunsby, répéta le capitaine, deux fois, voulez-vous ? »

Bunsby ne le voulut pas davantage.

« Bunsby, dit le capitaine d’un ton suppliant, c’est pour votre liberté, trois fois, voulez-vous ? C’est maintenant ou jamais ! »

Bunsby ne s’y décida ni alors, ni plus tard ; car peu d’instants après Mme Mac-Stinger l’avait épousé.

Une des circonstances les plus effrayantes de la cérémonie, aux yeux du capitaine, fut l’intérêt profond que Juliana Mac-Stinger parut y prendre et l’ardeur avec laquelle toutes les facultés de cette enfant, qui donnait les plus grandes espérances, tant elle ressemblait déjà à sa digne mère, étaient concentrées fatalement sur l’ensemble de la cérémonie. Le capitaine vit dans cette ardeur de son jeune âge une foule de piéges futurs qui se dressaient à n’en plus finir contre le sexe masculin ; une suite d’années d’oppression, de contrainte à laquelle la gent marinière était prédestinée. Juliana l’occupait plus que la roideur inflexible de Mme Bokum et de l’autre dame, que la joie du petit monsieur à grand chapeau et même que la terrible fermeté de Mme Mac-Stinger. Les petits Mac-Stinger comprenaient fort peu ce qui se passait et ne s’en souciaient guère. Tout le temps de la cérémonie, ils n’étaient occupés qu’à piétiner sur leurs brodequins respectifs ; mais le contraste que faisaient ces coquins d’enfants avec Juliana ne servait qu’à faire ressortir ses qualités précoces. Encore un an ou deux, pensait le capitaine, et habiter dans la même maison que cette jeune fille serait l’abomination de la désolation.

La cérémonie se termina par un assaut général de la jeune famille contre M. Bunsby : ils l’appelèrent du tendre nom de père et lui demandèrent chacun un sou. Ces élans de tendresse passés, la procession allait se remettre en marche, quand elle fut arrêtée quelque temps par un éclat inattendu causé par Alexandre Mac-Stinger. Ce cher enfant mêlant apparemment, dans son esprit, l’église avec les caveaux mortuaires, dans lesquels il voyait continuellement entrer du monde, ce qui n’avait aucun rapport avec la cérémonie, ce cher enfant ne pouvait s’empêcher de croire qu’on allait enterrer bel et bien sa mère et qu’elle était à jamais perdue pour lui. Tourmenté par cette idée, il poussa un cri étourdissant, sa figure en devint noire. Quelque touchants que fussent ces témoignages de piété filiale, il n’était pas dans le caractère de cette incomparable femme de s’en émouvoir jusqu’à laisser dégénérer sa sensibilité en faiblesse. Aussi, après avoir essayé en vain de le convaincre par des bourrades, des coups de poing, des cris et autres avertissements semblables, elle l’entraîna dehors et essaya d’une autre méthode. Cette méthode parut aux invités consister tout simplement en une bonne volée de coups retentissants qui faisaient l’effet des applaudissements sonores de la claque au théâtre. Après quoi, ils virent Alexandre Mac-Stinger le derrière sur les pavés de la cour, la figure pourpre et poussant des cris horribles.

La procession put alors se reformer et se rendre à Brig-Place où le festin était prêt. Ce ne fut pas toutefois sans que Bunsby eût reçu des curieux maintes félicitations joyeuses sur son bonheur présent. Le capitaine les accompagna jusqu’à la porte de la maison ; mais les petites manières gracieuses de Mme Bokum l’inquiétaient fort ; Mme Bokum déchargée de sa tâche de surveillance (car les dames se relâchèrent sensiblement de leur vigilance quand le mariage fut conclu), avait maintenant tout le temps de témoigner au capitaine plus d’intérêt pour sa personne ; il vous planta donc tout ça là avec le captif prétextant doucement un rendez-vous et promettant de revenir tout à l’heure. Ce qui causait surtout son malaise, c’étaient ses remords d’avoir été la première cause de la capture de Bunsby, quoiqu’il n’y eût pas de sa part mauvaise intention : et puis il avait une si grande confiance dans l’habileté de ce philosophe !

Retourner près du vieux Sol Gills, chez le petit Aspirant de marine, sans aller auparavant demander des nouvelles de M. Dombey, était une chose que le capitaine ne pouvait pas faire. La maison qu’il habitait était cependant hors de Londres et en plaine, mais il monta en route dans une charrette, quand il se sentit fatigué, et fit gaiement la traversée.

Les jalousies étaient baissées et la maison était si tranquille, que le capitaine eut presque peur de frapper. Il écouta à la porte et, ayant entendu parler à voix basse tout près de là, il frappa doucement et fut reçu par M. Toots. M. Toots et sa femme venaient d’arriver après avoir passé chez le petit Aspirant de marine pour voir le capitaine et demander l’adresse de M. Dombey.

Mme Toots avait eu déjà le temps de prendre le petit enfant dans ses bras, et, assise sur les marches, elle le dodinait et le caressait. Florence se penchait vers elle, et personne n’aurait pu dire qui Mme Toots caressait le plus ou de la mère ou de l’enfant, ou bien, qui était la plus affectionnée de Florence ou de Mme Toots l’une pour l’autre, ou pour l’enfant, tant il y avait de caresses et de baisers en l’air de part et d’autre.

« Est-ce que votre papa est bien malade, ma bonne et chère demoiselle Florence ? demanda Suzanne.

— Oui, il est bien malade, bien malade ! Mais, ma bonne Suzanne, il ne faut plus me parler comme autrefois, maintenant.

— Tiens ! qu’est-ce que cela veut dire ? dit Florence, en regardant avec surprise ses vêtements. Vous avez repris votre ancien costume, ma chère ? Le même bonnet, la même coiffure, et tout le reste ? »

Suzanne fondit en larmes, et couvrit de baisers la petite main qui l’avait touchée avec tant de surprise.

« Ma chère miss Dombey, dit M. Toots, en s’avançant, je vais vous expliquer cela. C’est la femme la plus extraordinaire, il n’y en a pas beaucoup comme elle. Elle avait toujours dit… elle me l’a dit avant que nous fussions mariés… elle l’a répété jusqu’à ce jour, qu’à votre retour, elle ne se présenterait devant vous qu’avec le costume qu’elle portait lorsqu’elle était à votre service. Elle avait peur, disait-elle, que vous ne la trouvassiez étrange autrement, et que vous n’allassiez l’aimer moins à cause de cela. Moi-même, je la trouve bien dans ce costume-là, continua M. Toots, je l’adore comme ça. Ma chère miss Dombey : elle sera encore votre bonne, votre femme de chambre, tout ce qu’elle était et plus encore : elle n’a pas changé. Mais Suzanne, mon amie, dit M. Toots, qui avait parlé avec sentiment et admiration, tout ce que je vous demanderai, c’est de vous rappeler les prescriptions du médecin et de ne pas trop vous animer. »

Chapitre XXIII. Attendrissement. §

Florence avait besoin d’aide. L’état de M. Dombey était des plus graves, et l’assistance de Suzanne ne lui suffisait pas. La mort était au chevet de son père. Il n’était plus déjà que l’ombre de lui-même, et l’âme brisée, le corps affaibli, depuis qu’il avait laissé tomber sa tête sur le lit que sa fille avait préparé pour lui, il ne l’avait plus relevée.

Elle ne le quittait pas. Ordinairement il la reconnaissait, bien que, dans le trouble de ses idées, il confondît le temps et les circonstances. Ainsi quelquefois il lui parlait comme s’il venait de perdre son petit Paul. Il lui disait que, s’il ne lui avait pas parlé des soins qu’elle donnait à l’enfant, il s’en était pourtant bien aperçu ;… il s’en était bien aperçu ; puis il se cachait le visage pour pleurer, et sortait du lit sa main défaillante. Quelquefois il demandait sa fille : « Où est Florence ? disait-il. – Je suis là, papa, je suis près de vous. – Je ne la reconnais pas ; s’écriait-il ; nous avons été si longtemps séparés que je ne la reconnais pas ! ». Alors une muette terreur s’emparait de lui, ses yeux secs gardaient un éclat fiévreux, jusqu’au moment où Florence parvenait à le calmer et à lui faire verser des larmes, que dans d’autres temps elle s’était en vain efforcée de tarir.

Il redisait quelquefois pendant des heures entières tous ses anciens rêves, et Florence, qui l’écoutait, ne le comprenait pas toujours. Il répétait cette question de l’enfant : « Qu’est-ce que l’argent ? » il y réfléchissait longuement, il cherchait en lui-même, avec plus ou moins de suite dans ses idées, une réponse raisonnable, comme s’il n’y avait jamais pensé depuis. Souvent il répétait le titre de sa maison de commerce d’un air pensif et rêveur, et chaque fois il retournait la tête sur son oreiller. Il comptait le nombre de ses enfants. Un… deux… s’arrêtait, recommençait, pour s’arrêter et recommencer toujours de la même manière.

Mais ce n’était que pendant les crises les plus violentes. Dans toutes les autres phases de sa maladie, dans son état habituel, il ne parlait que de Florence. Le plus souvent, il se rappelait cette nuit dont le souvenir lui était revenu récemment. Il s’imaginait que, dans un moment de remords, il courait après elle pour la chercher en haut. Puis, confondant cette nuit avec les jours où il avait vu tant de traces de pas, il s’étonnait du nombre des pas et les suivait à la trace, en les comptant un par un. Mais tout à coup, un pas ensanglanté se mêlait aux autres, et puis il voyait des portes ouvertes ; il apercevait, se réfléchissant dans les glaces, certaines figures terribles, des hommes aux yeux hagards qui cachaient quelque chose dans leur sein. Et puis au milieu de tous ces pas, de ces pas ensanglantés, il voyait celui de Florence. Florence passait devant, et cet esprit agité et inquiet la suivait en comptant toujours ; il allait, allait toujours plus haut, comme s’il montait au haut d’une tour si élevée, qu’il lui fallût des années pour en gravir les degrés.

Un jour il demanda si ce n’était pas Suzanne qui avait parlé il y avait déjà un peu de temps.

« Oui, cher papa, répondit Florence ; seriez-vous content de la voir ?

— Très-content, dit-il.

Et Suzanne s’approcha de lui, non sans trembler beaucoup. Il parut heureux, la pria de ne pas s’éloigner, l’assura qu’il lui pardonnait tout ce qu’elle lui avait dit, et ajouta qu’il fallait qu’elle restât. « Florence et moi, disait-il, ne sommes plus comme autrefois ; nous sommes bien heureux, maintenant. Regardez ! » Et il attirait la douce figure sur son oreiller et la gardait près de lui.

Il resta ainsi bien des jours et bien des semaines. À la fin, il ne fut plus que l’ombre d’un homme ; il restait étendu sur son lit sans remuer et il parlait si bas, qu’il fallait s’approcher de ses lèvres pour l’entendre. Mais il était devenu calme, et, du fond de sa couche où il gisait étendu, il aimait, quand la croisée était ouverte, à regarder le beau ciel bleu et la verdure des arbres ; il aimait, le soir, à admirer le coucher du soleil. Ses yeux s’attachaient surtout aux ombres des nuages et des feuilles : on eût dit qu’il avait de la sympathie pour les ombres. Ce n’est pas surprenant, pour lui la vie et le monde n’étaient rien de plus désormais.

Il commença à montrer aussi de la sollicitude pour les fatigues de Florence. Souvent il secouait sa torpeur pour lui dire tout bas : « Allez, ma chérie, allez prendre l’air ! Allez voir un peu votre bon mari ! » Une fois que Walter était dans sa chambre, il lui fit signe de s’approcher et de se pencher vers lui, puis, lui serrant la main, il lui dit qu’il savait qu’il pouvait être tranquille sur sa fille quand il ne serait plus.

Un soir que Florence et Walter, vers le moment du coucher du soleil, se trouvaient assis dans sa chambre comme il aimait à les voir, Florence, qui tenait son petit enfant dans ses bras, se mit à chanter à voix basse la vieille chanson qu’elle avait si souvent répétée au pauvre Paul. Il n’eut pas le courage, en cet instant, d’entendre cet air. Il lui fit signe de sa main tremblante de ne pas continuer. Mais le lendemain il la pria de la lui chanter, et plus d’une fois ensuite il la lui demandait le soir, et l’écoutait en détournant la tête.

Une autre fois, Florence était assise devant la fenêtre : son panier à ouvrage était entre elle et son ancienne femme de chambre, maintenant sa fidèle compagne. M. Dombey reposait. La soirée était belle, et il y avait encore deux heures de jour avant la nuit. Ce calme et ce repos du soir faisaient rêver Florence. Elle se rappelait le jour où son père, si changé maintenant, l’avait présentée à sa charmante mère, quand un léger coup, frappé par Walter sur le dos de sa chaise, la fit tressaillir.

« Ma chère, dit Walter, il y a en bas quelqu’un qui désire vous parler. »

Elle crut s’apercevoir que Walter était grave, et elle lui demanda s’il était arrivé quelque chose.

« Non, non, mon amour, dit-il ; j’ai vu moi-même la personne et je lui ai parlé. Il n’est rien arrivé. Voulez-vous venir ? »

Florence passa son bras sous le sien, et, confiant son père aux soins de la brune Mme Toots, qui s’occupait de son ouvrage avec toute l’ardeur et l’activité d’une brune aux yeux noirs, elle accompagna son mari en bas. Dans la jolie salle à manger qui ouvrait sur le jardin, était assis un monsieur qui se leva pour aller au-devant d’elle quand elle parut ; mais il fit un écart involontaire dont ses jambes chancelantes étaient cause, et fut heureux de trouver la table pour se retenir après.

Florence se rappela alors le cousin Feenix qu’elle n’avait pas d’abord reconnu dans l’ombre projetée par les arbres. Le cousin Feenix lui prit la main et la félicita de son mariage.

« J’aurais vraiment désiré, dit le cousin Feenix en s’asseyant, quand Florence eut pris un siége, me présenter ici plus tôt pour vous offrir mes félicitations. Mais, de fait, il est arrivé tant d’événements malheureux à la queue loup loup, comme on dit, que j’ai été dans un état diablement triste, et qu’il m’a été tout à fait impossible de voir personne. Je n’ai eu d’autre société que la mienne ; et, ce qui n’est pas très-flatteur pour un homme qui a de l’amour-propre, c’est que, de fait, je me suis ennuyé à la mort. »

Florence devina, d’après la contrainte et la gêne qu’elle remarquait dans les manières du cousin Feenix, qui, en dépit de ses petits ridicules, étaient toujours celles d’un vrai gentleman, et aussi dans la contenance de Walter, elle devina que ce n’était pas là tout ce qu’il avait à dire.

« Je disais à mon ami, M. Gay, si je puis avoir l’honneur de le nommer ainsi, dit le cousin Feenix, que je suis enchanté d’apprendre que mon ami Dombey est en voie parfaite de guérison. J’ai la confiance que mon ami Dombey ne se laissera pas abattre par une simple perte d’argent. Je ne puis pas dire que j’aie jamais éprouvé par moi-même de grande perte d’argent, n’ayant jamais eu, de fait, de somme considérable à perdre. Mais j’ai perdu tout ce que je pouvais perdre, et je ne vois pas que j’en aie éprouvé grand’peine. Je connais mon ami Dombey pour un homme diablement honorable, et ce doit être une grande consolation pour lui de savoir que c’est là l’opinion de tout le monde. Il n’y a pas jusqu’à Tommy Screwzer, tout bilieux qu’il est (mon ami Gay le connaît sans doute), qui ne souffle pas un mot là-contre. »

Florence pressentait de plus en plus qu’il allait en venir à quelque chose, et elle attendit avec anxiété ; avec tant d’anxiété même, que le cousin Feenix se hâta de répondre comme si elle lui en avait fait la question.

« De fait, mon ami Gay et moi nous avons discuté ensemble si je ne pourrais pas vous demander une faveur. J’ai obtenu de mon ami Gay, qui m’a reçu d’une façon on ne peut plus gracieuse et bienveillante, ce dont je lui suis très-reconnaissant, j’ai obtenu, dis-je, de solliciter auprès de vous cette faveur. Je pense qu’une personne aussi aimable que la fille charmante et accomplie de mon ami Dombey ne se fera pas beaucoup prier ; mais je suis heureux de savoir que j’ai déjà pour moi l’approbation et l’appui de mon ami Gay. C’est comme du temps que j’étais au parlement, quand un homme avait à faire, n’importe sur quoi, une motion (ce qui arrivait rarement à cette époque où nous étions tenus serrés, car les chefs des deux camps étaient de vrais caporaux qui ne plaisantaient pas avec la consigne, et c’était diablement utile pour faire emboîter le pas aux volontaires comme moi et les empêcher de tirer leur poudre aux moineaux, comme nous avions toujours la démangeaison de le faire), eh bien ! donc, du temps que j’étais au parlement, disais-je, quand un homme avait la permission d’aller en tirailleur, on regardait toujours comme un grand point pour lui de dire qu’il avait le bonheur de croire que ses sentiments n’étaient pas sans avoir un écho dans le cœur de M. Pitt ; de fait, c’était le pilote qui nous avait sauvés de la tempête ; sur quoi, un nombre diablement considérable d’individus applaudissaient aussitôt et le mettaient en veine. Le fait est que ces individus, ayant revu pour mot d’ordre d’applaudir de toutes leurs forces chaque fois qu’on prononcerait le nom de M. Pitt, devinrent si habiles à la manœuvre, que ce nom suffisait pour les réveiller. Mais, du reste, ils étaient tellement indifférents à toutes les circonstances accessoires, que Conversation Brown, un homme qui avalait ses quatre bouteilles à la buvette, et que le père de mon ami Gay doit avoir connu, (car mon ami Gay est trop jeune pour avoir pu le connaître lui-même) ; ce Conversation Brown disait, que si un orateur s’était levé pour annoncer à la chambre qu’il avait le regret de lui apprendre qu’en ce moment, dans le couloir, un honorable membre avait une attaque de nerfs, et que ce membre était M. Pitt, ce nom seul aurait été accueilli par un tonnerre d’applaudissements. »

Florence, qui ne voyait toujours rien venir, paraissait indécise ; ses regards allaient du cousin Feenix à Walter avec une expression de trouble croissant.

« Mon amour, dit Walter, ne vous tourmentez pas, il n’y a rien.

— Absolument rien, je vous le jure, dit le cousin Feenix, et je suis profondément affligé de vous causer un instant d’inquiétude. Je vous prie de croire qu’il n’y a rien. La faveur que j’ai à vous demander, est tout simplement… mais elle semble en réalité si singulière, que je serais on ne peut plus obligé à mon ami Gay d’avoir la bonté de rompre… de fait, de rompre la glace, » dit le cousin Feenix.

Walter, sur cette invitation, et plus encore sur l’invitation qu’il lisait dans les yeux de Florence impatiente de connaître cette énigme, finit par dire :

— Ma chère amie, il s’agit simplement de vous rendre à Londres avec ce gentleman que vous connaissez.

— Mon ami Gay nous accompagnera aussi, interrompit le cousin Feenix, mille pardons !

— Je vous accompagnerai, dit Walter… C’est pour une visite quelque part.

— À qui ? demanda Florence en les regardant tous deux tour à tour.

— S’il m’était permis de vous prier, dit le cousin Feenix, de ne pas nous forcer de répondre à cette question, je me hasarderais à prendre la liberté de vous présenter cette requête.

— Savez-vous à qui, Walter ? dit Florence.

— Oui.

— Et vous pensez que je fais bien d’y aller ?

— Oui, parce que je suis sûr que vous penseriez comme moi. Cependant, pour certaines raisons que je comprends parfaitement, il vaut mieux que vous n’en sachiez rien d’avance.

— Si papa dort encore, ou qu’il n’ait pas besoin de moi, je suis à vous dans un instant, » dit Florence.

Et, se levant tranquillement, elle leur jeta à tous deux un regard quelque peu étonné, mais plein de confiance, et elle quitta la chambre.

Quand elle reparut, toute prête à les accompagner, ils causaient tous deux gravement à la croisée. Florence se demanda avec surprise ce qui avait pu les rendre si intimes en si peu de temps. Elle ne s’étonna pas du regard plein d’orgueil et d’amour que son mari lui lança en interrompant la conversation quand elle rentra, car elle ne le voyait jamais sans rencontrer ce regard fixé sur elle.

« Je vous laisse une carte pour mon ami Dombey, dit le cousin Feenix, et j’ai la ferme confiance qu’il va recouvrer la santé et se rétablir d’heure en heure. J’espère que mon ami Dombey me fera l’honneur de me regarder comme un admirateur diablement chaud de son caractère, qui, de fait, est bien celui d’un bon négociant anglais et d’un gentleman vraiment distingué. Ma maison de campagne est dans le plus triste état de dégradation, mais si mon ami Dombey avait besoin de changer d’air et qu’il voulût prendre là ses quartiers, c’est un endroit on ne peut plus sain, ce qui n’est pas dommage, car il est diablement triste. Si mon ami Dombey se sent faible, et qu’il veuille bien me permettre de lui recommander une chose qui m’a fait le plus grand bien, à moi qui ai été un assez drôle de corps quelquefois, et qui ai vécu dans la plus grande liberté, du temps où l’on vivait libre, je lui conseillerai, de fait, de battre un jaune d’œuf avec du sucre et de la muscade dans un verre de xérès et de prendre le mélange le matin avec une rôtie. Jackson, qui tient la salle de boxe dans Bond-Street, homme de qualités supérieures et que mon ami Gay doit connaître de réputation, avait l’habitude de dire que pour donner du ton aux boxeurs, on substituait le rhum au xérès. Je recommanderai le xérès dans cette circonstance parce que mon ami Dombey est si faible, que cela permettrait au rhum de lui monter… de fait, de lui monter à la tête, et pourrait le mettre dans un diable d’état. »

Le cousin Feenix débita tout cela d’un air évidemment inquiet et agité. Puis il donna le bras à Florence en cherchant à retenir ses jambes qui s’entêtaient à aller dans le jardin. L’ayant conduite à la porte, il lui offrit la main pour l’aider à monter dans la voiture qui l’attendait.

Walter y monta après lui et ils partirent tous trois.

Ils firent environ six ou huit milles. Quand ils entrèrent dans une suite de rues tristes et sombres à l’ouest de Londres, il faisait presque nuit. Florence, pendant ce temps, avait mis sa main dans celle de Walter, et elle regardait avec un trouble, une agitation croissante, chaque nouvelle rue dans laquelle ils entraient.

Quand la voiture s’arrêta enfin devant la maison de Brook-Street, où s’était célébré le malheureux mariage de son père, « Walter, dit Florence, où sommes-nous ? Qui est-ce qui habite ici ? »

Comme Walter la rassurait sans répondre à ses questions, elle regarda la façade de la maison et vit que toutes les fenêtres en étaient fermées comme si elle n’était pas habitée. Pendant ce temps, le cousin Feenix était descendu et lui offrait sa main.

« Ne venez-vous pas, Walter ?

— Non, je reste ici. N’ayez pas peur, ma chère amie, il n’y a rien à craindre.

— J’en suis sûre, Walter, quand vous êtes si près de moi, mais… »

La porte s’ouvrit doucement, sans qu’on eût frappé, et le cousin Feenix la fit passer de l’air doux d’une soirée d’été dans la sombre et triste demeure. Elle était plus sombre et plus triste que jamais, et l’on eût dit que, fermée depuis le jour du mariage, elle avait fait provision de tristesse et d’obscurité.

Florence monta en tremblant l’escalier obscur et s’arrêta avec son introducteur à la porte du salon. Il l’ouvrit sans parler et la pria d’un signe d’avancer dans la chambre du fond pendant qu’il resterait là. Florence, après avoir hésité un instant, s’y décida.

À la croisée, devant une table, était assise une dame qui venait, selon toute apparence, d’écrire ou de dessiner. Sa tête était tournée vers la rue, et appuyée sur sa main. Florence s’avança en hésitant, et resta tout à coup immobile comme si elle eût perdu l’usage de ses jambes. La dame tourna la tête.

« Grand Dieu ! dit-elle, qui est là ?

— Non, non, maman ! » s’écria Florence, qui recula en la voyant se lever, et étendit ses mains pour l’arrêter.

Elles se regardèrent toutes deux. La passion et l’orgueil avaient flétri le visage d’Édith, mais c’était bien elle encore, toujours belle et superbe. La terreur, l’effroi étaient peints sur le visage de Florence, mais on y lisait la pitié, la douleur, et le souvenir d’une tendre reconnaissance. Leurs deux visages exprimaient d’une manière saisissante l’étonnement et la crainte. Toutes deux étaient froides et silencieuses et se regardaient comme séparées par le sombre gouffre de l’irrévocable passé.

Florence fut la première à s’attendrir. Son cœur déborda, elle fondit en larmes et s’écria :

« Ô maman, maman ! Pourquoi faut-il nous revoir ainsi ? Vous qui avez été si bonne pour moi quand personne ne m’aimait ! Devions-nous donc nous retrouver ainsi ? »

Édith restait devant elle, muette et sans mouvement, les yeux fixés sur elle.

« Je viens de quitter mon père sur son lit de douleur, dit Florence ; c’est à peine si j’ose y songer. Nous ne nous séparerons jamais maintenant. Si vous voulez que je lui demande votre pardon, je le ferai, maman. Je suis presque sûre qu’il me l’accordera maintenant, si je le lui demande. Puisse le ciel vous l’accorder aussi et vous consoler !

Elle ne répondit pas un mot.

« Walter est en bas, dit timidement Florence, car nous sommes mariés et nous avons un petit garçon. C’est lui qui m’a amenée ici. Je lui dirai que vous vous repentez ; que vous êtes changée, dit Florence en la regardant tristement, et il parlera avec moi à papa, j’en suis sûre. Y a-t-il autre chose que je puisse faire ? »

Édith rompit le silence sans faire le moindre mouvement, et dit lentement :

« Pourrez-vous oublier, Florence, la tache faite à votre nom, à celui de votre mari, à celui de votre enfant ?

— Si cela se peut, maman ? Mais c’est déjà fait ; Walter et moi nous avons tout pardonné. Si ce pardon est pour vous une consolation, vous pouvez me croire, tout est oublié. Vous ne parlez pas (et la voix de Florence tremblait), vous ne parlez pas de papa, mais je suis sûre que vous voudriez aussi avoir son pardon. Oui, n’est-ce pas ? »

Elle ne répondit rien.

« Je le lui demanderai, dit Florence, je vous le rapporterai si vous le voulez, et nous pourrons alors nous quitter d’une manière plus conforme à l’amitié que nous avions l’une pour l’autre. Si j’ai reculé tout à l’heure en vous voyant, maman, dit Florence avec douceur et en se rapprochant d’elle, ce n’est pas parce que je vous crains ou parce que j’ai eu peur d’être mal reçue par vous. Je ne veux que remplir mes devoirs envers mon père. Je lui suis chère, et il m’est bien cher aussi. Mais jamais je n’oublierai que vous avez été bien bonne pour moi. Oh ! que le ciel vous pardonne, maman, dit Florence en se jetant dans ses bras, que le ciel vous pardonne votre faute ; et qu’il me pardonne, si je fais mal, de ne pouvoir m’empêcher de vous serrer dans mes bras quand je me rappelle ce que vous avez été pour moi ! »

Édith, comme si le sentiment lui fût revenu en se sentant touchée par Florence, tomba à genoux et serra la jeune femme dans ses bras.

« Florence, s’écria-t-elle, mon bon ange ! avant que ma folie me revienne, avant que mon orgueil obstiné me rende encore muette, Florence, croyez-moi : je vous le jure, je suis innocente !

— Maman !

— Oh ! je suis bien coupable ! Oui, je suis coupable de ce qui a mis entre nous un gouffre infranchissable : coupable de ce qui me sépare, pour le reste de mes jours, de la pureté, de l’innocence, de vous et du reste du monde. Je suis coupable d’un ressentiment aveugle, furieux, dont je ne peux, ni ne veux, même maintenant, me repentir ; mais je ne suis pas coupable avec cet homme qui est mort, vous savez bien ; je vous le jure devant Dieu ! ».

Et à genoux par terre, elle leva ses deux mains vers le ciel et jura.

« Florence ! dit-elle, ô vous la plus pure et la meilleure des créatures, vous que j’aime, vous qui auriez pu me changer, et qui pendant un temps aviez réussi à le faire, telle que je suis, croyez-moi, je suis innocente de cela, et laissez-moi une dernière fois serrer sur mon pauvre cœur cette tête chérie ! »

Florence émue, pleurait. Si Édith avait été ainsi autrefois, elle aurait été plus heureuse maintenant.

« Il n’y a rien au monde, dit-elle, qui eût pu m’arracher ce secret. Ni amour, ni haine, ni promesse, ni menace. J’avais dit que je mourrais sans rien révéler ; je l’aurais fait, je me l’étais promis, si je ne vous avais jamais vue, Florence.

— J’ai la confiance, dit le cousin Feenix en trottinant vers la porte et parlant, moitié en dedans, moitié en dehors, j’ai la confiance que ma charmante et distinguée parente me pardonnera d’avoir employé un petit stratagème pour ménager cette rencontre. Je ne pourrais pas dire que j’aie d’abord douté positivement que ma charmante et distinguée parente se fût compromise, d’une façon tout à fait déplorable, avec ce monsieur décédé, qui avait des dents blanches, parce que, de fait, on voit dans ce monde…, monde bien curieux par ses arrangements diablement bizarres, et qui est décidément la chose la plus inintelligible pour un homme d’expérience ; on voit, dis-je, dans ce monde, les plus singuliers rapprochements de ce genre. Mais, comme je le disais à mon ami Dombey, je ne pouvais croire à la faute de ma charmante et distinguée parente avant d’avoir eu des preuves positives. Et, quand feu ce monsieur a été, de fait, broyé d’une si horrible manière, je pensais que la position de ma charmante et distinguée parente devait être fort pénible, et comme je pensais aussi que notre famille avait bien quelque reproche à se faire de ne pas s’être occupée d’elle davantage, et que nous étions des gens bien insouciants, et que ma tante, qui avait été une diablement belle personne, n’avait pas été peut-être la meilleure des mères, je pris la liberté d’aller chercher sa fille en France et de lui offrir la petite protection d’un homme assez mal accommodé. Dans cette circonstance, ma charmante et distinguée parente me fit l’honneur de me dire qu’elle pensait que j’étais à ma manière un diablement bon enfant, et de fait, elle consentit à se mettre sous ma protection. Ce que, de fait, je regardai comme fort bien de la part de ma charmante et distinguée parente, parce que je suis diablement cassé et que j’ai éprouvé un grand bien de ses soins. »

Édith, près de Florence, assise sur un sofa, fit un geste de la main comme pour le prier de n’en pas dire davantage.

« Ma charmante et distinguée parente, dit le cousin Feenix en se dandinant toujours à la porte, me pardonnera si, pour sa satisfaction et pour la mienne, aussi bien que pour celle de mon ami Dombey, dont la fille charmante et distinguée est l’objet de notre plus grande admiration, elle me pardonnera, dis-je, si je continue le fil de mes observations. Elle se rappellera, d’abord, que ni elle, ni moi, nous n’avons jamais fait la moindre allusion à sa fuite. Je m’étais toujours dit qu’il y avait là-dessous un mystère qu’elle pourrait expliquer si elle le voulait. Mais ma charmante et distinguée cousine étant une femme diablement décidée, je savais qu’il ne fallait pas, de fait, plaisanter avec elle, et je ne suis jamais entré dans aucune discussion. Cependant, ayant remarqué dernièrement que son point sensible paraissait être une violente tendresse pour la fille de mon ami Dombey, je pensai que si je pouvais amener une rencontre entre les deux personnes sans qu’elles y fussent préparées, il pourrait en résulter les meilleurs effets. Comme nous habitons Londres incognito, avant de nous rendre dans le sud de l’Italie où nous résiderons, de fait, jusqu’au moment où nous irons à notre dernière demeure, réflexion diablement triste pour un homme, je me mis en quête pour découvrir la demeure de mon ami Gay, jeune homme d’un naturel plein d’une rare franchise et qui sans aucun doute est connu de ma charmante et accomplie parente, et j’eus le bonheur d’amener son aimable femme dans cette demeure. Et maintenant, dit le cousin Feenix, avec une émotion vraie et naturelle qui perçait à travers la légèreté de ses manières et de ses paroles décousues, je conjure ma parente de ne pas s’arrêter à moitié chemin, d’expliquer, autant que possible jusqu’où elle a été coupable. Je l’en conjure, non pas pour l’honneur de notre nom, ni pour sa propre réputation, ni pour aucune de ces considérations que les circonstances malheureuses l’ont amenée à regarder comme trompeuses et, de fait, je dirais presque comme d’amères railleries, mais je l’en conjure, parce que ce n’était pas bien : c’était mal. »

Après cette péroraison, les jambes du cousin Feenix consentirent à l’emmener ; il laissa seules Édith et Florence et ferma la porte.

Édith resta quelques instants silencieuse, assise tout près de Florence. Puis elle tira de son sein une lettre cachetée.

« Je me suis longtemps demandé si je devais écrire cette lettre pour la garder sur moi, en cas de mort subite ou accidentelle. Depuis, j’ai hésité à la détruire. Prenez-la, Florence. Elle contient la vérité.

— Est-ce pour papa ? demanda Florence.

— Elle est pour qui vous voudrez, répondit-elle ; c’est à vous que je la donne ; c’est vous qui la recevez, il ne l’aurait jamais eue autrement.

Elles gardèrent encore le silence : l’obscurité croissait.

« Maman, dit Florence, il a perdu toute sa fortune ; il a manqué de mourir et il a beaucoup de peine à se remettre. Ne lui dirai-je pas quelque chose de votre part ?

— Ne m’avez-vous pas dit, demanda Édith, que vous lui étiez bien chère ?

— Oui, dit Florence d’une voix tremblante.

— Dites-lui que je regrette que lui et moi nous nous soyons rencontrés.

— Rien de plus ? dit Florence après avoir attendu un moment.

— Dites-lui, s’il vous le demande, que je ne me repens pas de ce que j’ai fait, non, pas encore, car si j’avais à recommencer demain, je le ferais de même. Mais s’il est changé maintenant… »

Elle s’arrêta. Florence lui serrait silencieusement la main et cette étreinte l’arrêta.

« Mais puisqu’il est changé, reprit-elle, il sait lui-même maintenant qu’il eût mieux valu que cela ne fût jamais arrivé.

— Pourrai-je lui dire que vous le plaignez de toutes les peines qu’il a endurées ? dit Florence.

— Non, répliqua-t-elle, si elles ont pu lui apprendre à aimer sa fille. Il ne s’en plaindra pas lui-même, un jour, si elles ont pu lui donner cette leçon, Florence.

— Vous lui souhaitez du bien, et vous voudriez qu’il fût heureux. Oh ! j’en suis sûre, dit Florence. Laissez-moi le lui dire, si l’occasion s’en présente quelque jour. »

Édith arrêta sur elle ses yeux noirs et ne répondit pas avant que Florence eût renouvelé sa prière. Alors elle lui prit la main, la passa sous son bras et lui dit en regardant toujours d’un air rêveur la nuit qui avançait :

« Dites-lui que si maintenant, il a quelque raison de me plaindre dans mon passé, je le prie de le faire. Dites-lui que si maintenant, il a quelque raison de penser à moi avec moins d’amertume, je le prie de le faire. Dites-lui que tout morts que nous sommes l’un pour l’autre et ne devant plus nous retrouver jamais que dans l’éternité, il sait qu’un même sentiment nous rapproche maintenant, un sentiment qui n’avait jamais existé auparavant entre nous. »

La froideur semblait céder, et des larmes roulaient dans ses yeux noirs.

« J’espère, dit-elle, qu’il aura pour moi plus d’indulgence, et moi pour lui. Plus il aimera sa Florence, moins il me haïra. Plus il sera fier et heureux près d’elle et de ses enfants, plus il se repentira de la part qu’il a eue dans la triste vision de notre mariage. À ce moment, je me repentirai aussi, vous pourrez le lui dire alors, et je dirai moi-même, qu’au lieu de penser exclusivement aux causes qui m’avaient faite ce que j’étais, j’aurais dû pour son excuse penser davantage aux causes qui l’avaient rendu ce qu’il était. Je tâcherai alors de lui pardonner sa part dans nos torts réciproques ; qu’il tâche aussi de me pardonner la mienne.

— Ô maman, s’écria Florence, comme mon cœur est soulagé ! Que je suis heureuse de vous entendre parler comme cela ! j’en trouverai moins amère cette rencontre et cette séparation.

— Mots étranges à mon oreille, dit Édith, et que mes lèvres ne sont pas habituées à prononcer ! Mais quand même j’eusse été la misérable créature que je lui ai donné lieu de supposer, je crois que j’aurais pu encore les dire en apprenant que vous vous aimez tous deux. Qu’il sache que c’est lorsqu’il vous aimera le plus, qu’il trouvera dans son cœur plus d’indulgence pour moi, et moi pour lui ! Voilà les dernières paroles que je lui envoie. Et maintenant, adieu, ma chère enfant ! »

Elle la serra dans ses bras et l’on eût dit que tout ce qu’elle avait dans le cœur d’amour et de tendresse débordait à la fois.

« Ce baiser pour votre enfant. Tous ceux-ci pour votre bonheur ! Ma chère Florence, ma fille chérie, adieu !

— Nous nous reverrons, s’écria Florence.

— Non, jamais, jamais ! quand vous m’aurez laissée dans cette sombre chambre, figurez-vous que vous m’avez laissée dans ma tombe. Souvenez-vous seulement que j’ai vécu et que je vous ai aimée. »

Florence la quitta les yeux voilés par les larmes, accompagnée jusqu’au dernier moment par ses baisers et ses caresses.

Le cousin Feenix vint au-devant d’elle à la porte et la conduisit auprès de Walter qui l’attendait dans l’obscure salle à manger. Florence appuya sa tête sur son épaule et pleura longtemps.

« Je suis diablement désolé, dit le cousin Feenix en portant à ses yeux sa manchette de la manière la plus naturelle, et sans cacher le moins du monde son émotion, que la fille charmante et distinguée de mon ami Dombey, l’aimable femme de mon ami Gay ait éprouvé dans sa nature si sensible une secousse aussi violente par suite de l’entrevue qui vient d’avoir lieu. Mais j’ai la ferme confiance que j’ai agi pour le mieux, et que mon ami Dombey pourra trouver une consolation dans les révélations que l’on vient de faire. Je déplore profondément que mon ami Dombey ait, de fait, contracté cette diable d’alliance, mais je suis entièrement persuadé que tout se serait fort bien passé sans les artifices de ce damné coquin de… Carker, avec ses dents blanches. Quant à ma parente qui m’a fait l’honneur de m’estimer assez pour se confier à moi, je serai de fait un père pour elle : je puis en donner l’assurance à l’aimable femme de mon ami Gay. Et quant aux changements de la vie humaine, de la conduite singulière que nous menons sans cesse, tout ce que je puis dire avec mon ami Shakspeare, dont le talent est de tous les siècles, et que mon ami Gay connaît sans aucun doute, c’est que la vie est comme l’ombre d’un rêve. »

Chapitre XXIV. Conclusion. §

Une bouteille, restée longtemps cachée à la lumière du jour et couverte de poussière et de toiles d’araignées, voit enfin les rayons du soleil, et le vin doré qu’elle contient étincelle sur la table.

C’est la dernière bouteille de vieux madère.

« Vous avez raison, M. Gills, dit M. Dombey. Voilà un vin rare et délicieux. »

Le capitaine, qui est de la partie, rayonne de joie. Son front resplendit d’une auréole de bonheur.

« Nous nous étions promis, monsieur, dit l’opticien ; je veux dire Édouard et moi… »

M. Dombey fait un petit salut de la tête au capitaine radieux et muet de bonheur.

« Nous nous étions tous deux promis, monsieur, reprend Sol Gills, que nous boirions un jour cette bouteille pour fêter le retour de Walter ; nous ne pensions pas alors le voir si heureux. Si vous n’y trouvez aucun inconvénient, monsieur, nous boirons avec votre permission, ce premier verre à la santé de Walter et de sa femme !

— À Walter et à sa femme ! dit M. Dombey. Florence, mon enfant… et il tourne la tête pour l’embrasser.

— À Walter et à sa femme ! dit M. Toots.

— À Walter et à sa femme, s’écrie le capitaine. Hurrah !… » Et comme le capitaine témoignait un violent désir de trinquer avec quelqu’un, M. Dombey aussitôt lui présente son verre. Les autres l’imitent, et tous en chœur, forment un cliquetis joyeux, qui ressemble à un petit carillon de cloches nuptiales.

D’autre vin vieillit dans la cave, comme autrefois le vieux madère ; la poussière et les toiles d’araignées en tapissent les bouteilles.

M. Dombey a des cheveux blancs. Sa figure porte des traces profondes de chagrins et de souffrances, mais ce ne sont plus que les traces d’un orage qui a passé, laissant derrière lui une belle soirée.

Les projets ambitieux ne le préoccupent plus. Sa fille et son mari sont maintenant tout son orgueil. Il est habituellement silencieux et rêveur, et ne quitte pas sa fille. Miss Tox est souvent des réunions de famille. Elle y est heureuse et bien venue. Son admiration pour son fier protecteur d’autrefois est devenue platonique, depuis la secousse qu’elle a éprouvée un matin dans sa chambre de la place de la Princesse ; mais son admiration n’a pas diminué le moins du monde.

Il ne reste rien à M. Dombey de sa fortune ; il touche seulement une certaine somme annuelle qui lui arrive il ne sait comment, avec instante prière de ne pas chercher à en savoir davantage. C’est, à ce qu’on lui assure, une dette, une restitution. Il a consulté à ce sujet son ancien employé, qui a été d’avis qu’il pouvait accepter cette rente sans scrupule. Elle provient sans doute de quelque créance oubliée du temps de la Maison.

Le célibataire aux yeux en amande, n’est plus célibataire ! il a épousé la sœur du subalterne aux cheveux gris. Il va voir quelquefois son ancien chef, mais rarement. John Carker a, dans son histoire et dans son nom, surtout, une raison pour rester à distance de M. Dombey, et comme il demeure avec sa sœur et son mari, ils vivent, comme lui, retirés. Walter va les visiter quelquefois, Florence aussi, et la jolie petite maison résonne des duos arrangés pour piano et violoncelle, et des coups de marteaux des forgerons harmonieux.

« Et comment va le petit Aspirant de marine dans ces nouveaux jours ?

— Mais il est toujours là, la jambe en avant, surveillant avec la même vigilance les fiacres qui passent, et l’œil plus perçant que jamais, car il a été repeint à neuf, depuis son chapeau à trois cornes jusqu’aux boucles de ses souliers ; et au-dessus de sa tête, brillent, en lettres d’or, les noms réunis de Gills et Cuttle. »

Le petit Aspirant de marine n’a pas beaucoup étendu son commerce, mais on dit, dans un espace d’environ un demi mille autour du parapluie bleu de Leadenhall-Market, que d’anciens placements de M. Gills lui ont rapporté de beaux bénéfices. Au lieu d’être en arrière du siècle à cet égard, comme il le pensait, il était plutôt en avant, disait-on, et n’avait qu’à attendre l’heure et l’instant favorables. On ajoute tout bas que son argent commence à rouler et à rouler gaillardement. Ce qu’il y a de certain, c’est que, debout à la porte de sa boutique, avec son habit café, son chronomètre dans sa poche et ses lunettes sur le front, il n’a pas l’air de se désoler si les chalands ne l’importunent pas. Au contraire, il a l’air le plus riant et le plus heureux, quoique toujours aussi vaporeux que par le passé.

Quant à son associé, le capitaine Cuttle, il se fait sur le commerce des illusions qui valent mieux que la réalité. Le capitaine est aussi heureux de l’importance du petit Aspirant de marine dans le commerce et la navigation de tout le pays, que s’il était impossible à un vaisseau de quitter le port de Londres sans le secours du petit Aspirant. Voir son nom sur la porte de la boutique est un bonheur dont il ne se lasse pas. Il traverse la rue vingt fois par jour pour le regarder d’en face, et ne manque jamais de dire chaque fois : « Édouard Cuttle, mon garçon, si ta mère avait pu savoir quel habile homme tu serais un jour, la pauvre bonne vieille en aurait reçu un coup de vent. »

Mais voici que M. Toots accourt vers le petit Aspirant de marine, de toute la rapidité de ses jambes, et la figure de M. Toots est toute rouge quand il se précipite dans la petite salle à manger.

« Capitaine Gills, dit M. Toots, et vous, M. Sol, je suis heureux de vous informer que Mme Toots vient d’augmenter sa petite famille.

— Cela lui fait honneur ! s’écrie le capitaine.

— Je vous félicite, monsieur Toots, dit le vieux Sol.

— Merci, dit M. Toots en ricanant, je vous suis bien obligé. Je savais que vous seriez bien aise de l’apprendre, et je suis venu moi-même pour cela. Le fait est que nous sommes positivement en progrès, vous savez. Nous avions déjà Florence et Suzanne, et puis maintenant voilà un autre petit étranger.

— Une petite étrangère ? demanda le capitaine.

— Oui, capitaine Gills, dit M. Toots, et j’en suis bien aise. Plus nous pourrons avoir d’exemplaires de cette femme extraordinaire, mieux cela vaudra, à mon avis !

— Tenez bon ! dit le capitaine qui se tourne vers une bouteille, une vieille dame-jeanne, » car le soir est venu et les petites provisions habituelles de pipes et de verres du petit Aspirant de marine sont sur la table. « À sa santé ! Et puisse-t-elle en avoir autant que je boirai de verres à sa santé.

— Merci, capitaine Gills, dit M. Toots au comble de la joie. Je réponds à votre toast. Si vous voulez bien me le permettre et que cela ne désoblige personne, vu les circonstances, je fumerais volontiers une pipe. »

M. Toots se met donc à fumer, et dans la joie de son cœur, il devient très-loquace.

« Parmi toutes les preuves étonnantes que cette femme charmante m’a données de son excellent jugement, capitaine Gills, et vous, M. Sol, dit M. Toots, il n’y en pas de plus surprenante que le tact parfait avec lequel elle a compris mon dévouement pour miss Dombey. »

Les deux auditeurs font un signe d’assentiment.

« Car, voyez-vous, dit M. Toots, mes sentiments pour miss Dombey ne sont pas changés. Ils sont toujours les mêmes qu’autrefois. Elle est toujours pour moi le même idéal de perfection qu’avant le jour où j’ai fait la connaissance de Walters. Quand Mme Toots et moi nous avons commencé à parler de…, bref, du sentiment tendre, vous savez, capitaine Gills…

— Oui, mon garçon, dit le capitaine ; le sentiment qui fait le pivot… de l’humanité… Vous n’avez qu’à ouvrir la Bible.

— Je n’y manquerai pas, capitaine Gills, dit M. Toots avec feu. Quand nous avons abordé ce sujet, je lui ai dit, vous savez que j’étais ce que l’on peut appeler une fleur flétrie. »

Le capitaine approuve chaudement cette comparaison, et murmure tout bas qu’il n’y a pas de fleur pareille à la rose.

« Mais grâce à Dieu, poursuit M. Toots, elle connaissait l’état de mon cœur aussi bien que moi-même. Je n’avais rien à lui apprendre. C’était bien la seule personne qui pût se placer entre moi et le silence de la tombe, et elle l’a fait d’une façon qui m’a causé une admiration éternelle. Elle sait qu’il n’y a personne au monde que je vénère comme miss Dombey. Elle sait qu’il n’y a rien au monde que je ne voulusse faire pour miss Dombey. Elle sait que je la regarde comme la plus belle, la plus aimable, la plus angélique créature de son sexe. Qu’a-t-elle répondu à cela ? Des choses du sens le plus exquis, « Mon cher, vous avez raison. Je pense absolument comme vous, » m’a-t-elle dit.

— Et moi aussi, dit le capitaine.

— Et moi aussi, dit Sol Gills. »

— Et puis, continua M. Toots après être resté en contemplation devant les tourbillons de fumée de sa pipe avec une expression de bonheur réfléchi, quelle femme de bon sens que ma femme ! Quel esprit ! quelle intelligence ! L’autre soir nous étions tous les deux côte à côte dans toute la joie du bonheur conjugal, et c’est, je vous le jure, une expression bien faible pour peindre ce que j’éprouve dans sa compagnie ; nous étions, dis-je, en tête à tête, quand elle me fit remarquer tout ce qu’il y avait de merveilleux dans la position présente de notre ami Walters. Le voilà délivré, me dit ma femme, de ses voyages sur mer, après cette longue traversée qu’il a faite avec sa jeune femme… vous savez monsieur Sol ?

— Oui, oui, c’est bien vrai, dit l’opticien en se frottant lest mains.

— Le voilà donc, dit ma femme, affranchi désormais de tous ces ennuis. Chargé par la même maison d’un poste de confiance des plus honorables : le voilà qui s’en rend digne ; qui monte d’échelon en échelon avec la plus grande rapidité, aimé de tout le monde, assisté par son oncle, qui ne s’est jamais vu dans une plus belle position. C’est encore vrai n’est-ce pas, monsieur Sol ? Ma femme ne se trompe jamais.

— Sans doute, sans doute, répond le vieux Sol en riant : quelques-uns de nos vaisseaux chargés d’or et qu’on croyait perdus, sont revenus au port. Ma cargaison n’est pas bien forte, monsieur Toots, mais elle peut rendre service à mon garçon !

— C’est bien cela ! dit M. Toots ; on ne peut jamais trouver ma femme en défaut. Le voilà donc, dit cette femme remarquable, dans cette belle position, et qu’en résulte-t-il ?… Qu’en résulte-t-il ? me disait Mme Toots. Remarquez, je vous prie, capitaine Gills, et vous, monsieur Sol, la profonde pénétration de ma femme. Il en résulte que, sous l’œil de M. Dombey, se fonde un… un édifice, c’est le mot qu’a employé Mme Toots, dit M. Toots d’un air satisfait, un édifice qui s’élève tout doucement pour égaler, surpasser peut-être celui dont il était autrefois le chef et dont il avait oublié les faibles commencements, faute bien commune en ce monde, mais qui n’en est pas moins déplorable, a dit Mme Toots. Ainsi, disait ma femme, c’est de sa propre fille, après tout, qu’un nouveau Dombey-et-fils va sortir…, non… va surgir, c’est le mot qu’a employé Mme Toots, va surgir triomphant ! »

M. Toots, avec l’aide de sa pipe, qu’il n’est pas fâché de laisser là pour donner carrière à sa faconde oratoire, vu que le tabac ne lui est pas autrement agréable, fait si bien valoir cette étonnante prophétie de sa femme, que le capitaine, jetant bien loin son chapeau dans un beau mouvement d’enthousiasme, s’écrie :

« Sol Gills, vous, homme de science et mon vieil associé, qu’ai-je dit à Walter de noter le premier soir où il est entré dans les affaires ? ne lui ai-je pas fait cette citation :

« Reviens donc, Whittington,

Lord-maire de London. »

Ne sont-ce pas là mes propres paroles, Sol Gills ?

— Certainement, certainement, Cuttle, répondit le vieil opticien. Je m’en souviens fort bien.

— Eh ! bien donc, dit le capitaine en se renversant sur sa chaise et préparant son gosier à pousser un cri formidable ; je vais vous chanter la Belle Suzon tout du long et tenez bon ! vous autres vous chanterez le refrain ! »

Un autre vin vieillit dans la cave comme autrefois le vieux madère ; la poussière et les toiles d’araignées en tapissent les bouteilles…

Les beaux jours de l’automne sont arrivés, et sur le bord de la mer, on rencontre souvent une jeune dame avec un gentleman aux cheveux blancs. Près d’eux sont deux enfants, une fille et un garçon ; un vieux chien ordinairement les accompagne.

Le vieux gentleman se promène avec le petit garçon, cause avec lui, joue avec s’occupe de lui et veille constamment sur lui comme si c’était l’unique but de son existence. Si l’enfant est rêveur, le vieux gentleman l’est aussi ; et quelquefois, lorsque l’enfant, assis près de lui, le regarde et l’interroge ; il prend dans la sienne sa petite main, et oublie de répondre.

L’enfant dit alors :

« Bon papa, est-ce que je ressemble encore comme cela à mon pauvre petit oncle ?

— Oui ; Paul. Mais il était faible, et vous êtes très-robuste.

— Oh ! oui, je suis très-robuste !

— Lui, il était couché dans un petit lit sur le bord de la mer, et vous, vous pouvez courir sur la plage. »

Et les voilà continuant leur promenade en jouant, car le vieux gentleman aime à voir l’enfant prendre gaiement ses ébats. Ils vont ensemble : l’histoire de leur tendresse inséparable les accompagne et les suit.

Mais Florence seule connaît le secret de la tendresse du vieux gentleman pour la petite fille. Pour cela on n’en dit rien, il n’y a qu’elle qui puisse le savoir. L’enfant elle-même soupçonne qu’il y a là un mystère. Le vieux gentleman porte l’enfant dans son cœur. Il ne peut la voir assise seule à l’écart. Il s’imagine qu’elle se croit délaissée, quand elle ne l’est pas. Il va, en tapinois, la regarder dormir. Il est heureux de la voir venir le matin le réveiller dans son lit. Il ne l’aime jamais plus et ne lui prodigue jamais plus de caresses, que lorsqu’il n’y a là personne qui le gêne. L’enfant lui dit alors quelquefois :

« Cher grand-papa, pourquoi pleurez-vous en m’embrassant ? »

Il ne peut que répondre :

« Petite Florence ! petite Florence ! » et il écarte doucement les boucles qui cachent les beaux yeux de l’enfant.

FIN.