Charles Dickens

1840

Le magasin d’antiquités

Ont participé à cette édition électronique : Stella Louis (Édition TEI).

Tome premier §

L’auteur anglais au public Français1. §

Il y a longtemps que je désirais voir publier en français une traduction complète et uniforme de mes œuvres.

Jusqu’ici, moins heureux en France qu’en Allemagne, je n’ai pu être connu des lecteurs français qui ne sont pas familiarisés avec la langue anglaise que par des traductions isolées et partielles, publiées sans mon autorisation et sans mon contrôle, et dont je n’ai tiré aucun avantage personnel.

La présente publication m’a été proposée par MM. Hachette et Cie et par M. Ch. Lahure, dans des termes qui font honneur à leur caractère élevé, libéral et généreux. Elle a été exécutée avec le plus grand soin, et les nombreuses difficultés qu’elle présentait ont été vaincues avec une habileté, une intelligence et une persévérance peu communes. Elle a surtout été dirigée par un homme distingué, qui possède parfaitement les deux langues, et qui a réussi de la manière la plus heureuse à reproduire en français, avec une fidélité parfaite, le texte original, tout en donnant à sa traduction une forme élégante et expressive.

Je suis fier d’être ainsi présenté au grand peuple français, que j’aime et que j’honore sincèrement ; à ce peuple dont le jugement et le suffrage doivent être un but d’ambition pour tous ceux qui cultivent Les Lettres ; à ce peuple qui a tant fait pour elles, et à qui elles ont valu un nom si glorieux dans le monde.

Cette traduction de mes œuvres est la seule qui ait ma sanction. Je la recommande en toute humilité respectueuse, mais aussi en toute confiance, à mes lecteurs français.

Charles Dickens.

Londres, 17 janvier 1851

Address of the english author to the french public. §

I have long been desirous that a complete French translation of the books I have written should be made, and should be published in an uniform series.

Hitherto, less fortunate in France than in Germany, I have only been known to French readers not thoroughly acquainted with the English language, through occasional, fragmentary and unauthorized translations over which I have had no control, and from which I have derived no advantage.

The present translation of my writings was proposed to me by Messrs. L. Hachette and Co. and Ch. Lahure in a manner equally spirited, liberal, and generous. It has been made with the greatest care, and its many difficulties have been combated with unusual skill, intelligence and perseverance.

It has been superintended, above ail, by an accomplished gentleman, perfectly acquainted with both languages, and able, with a rare felicity, to be perfectly faithful to the English text, while rendering it in elegant and expressive French.

I am proud to be so presented to the great French people, whom I sincerely love and honour, and to be known and approved by whom must be an aspiration of every labourer in the Arts, for which France has done so much, and in which she has made herself renowned through the world.

This is the only edition of my writings that has my sanction. I humbly and respectfully, but with full confidence, recommend it to my French readers.

Charles Dickens.

Tavistock-House, London, January 17th, 1857.

Chapitre Premier. §

Quoique je sois vieux, la nuit est généralement le temps où je me plais à me promener. Souvent, dans l’été, je quitte mon logis dès l’aube du matin, et j’erre tout le long du jour par les champs et les ruelles écartées, ou même je m’échappe durant plusieurs journées ou plusieurs semaines de suite ; mais, à moins que je ne sois à la campagne, je ne sors guère qu’après le soleil couché, bien que, grâce au ciel, j’aime autant que toute autre créature vivante ses rayons et la douce gaieté dont ils animent la terre.

Cette habitude, je l’ai insensiblement contractée ; d’abord, parce qu’elle est favorable à mon infirmité2, et ensuite parce qu’elle me fournit le meilleur moyen d’établir mes observations sur le caractère et les occupations des gens qui remplissent les rues. L’éblouissement de l’heure de midi, le va-et-vient confus qui règne alors, conviendraient mal à des investigations paresseuses comme les miennes : à la clarté d’un réverbère, ou par l’ouverture d’une boutique, je saisis un trait des figures qui passent devant moi, et cela sert mieux mon dessein que de les contempler en pleine lumière : pour dire vrai, la nuit est plus favorable à cet égard que le jour, qui, trop fréquemment, détruit, sans souci ni cérémonie, un château bâti en l’air, au moment où on va l’achever.

N’est-ce pas un miracle que les habitants des rues étroites puissent supporter ces allées et venues continuelles, ce mouvement qui n’a jamais de halte, cet incessant frottement de pieds sur les dures pierres du pavé qui finissent par en devenir polies et luisantes ! Songez à un pauvre malade, sur une place telle que Saint-Martin’s Court, écoutant le bruit des pas, et, au sein de sa peine et de sa souffrance, obligé, malgré lui, comme si c’était une tâche qu’il dût remplir, de distinguer le pas d’un enfant de celui d’un homme, le mendiant en savates de l’élégant, bien botté, le flâneur de l’affairé, la démarche pesante du pauvre paria qui erre à l’aventure, de l’allure rapide de l’homme qui court à la recherche du plaisir ; songez au bourdonnement, au tumulte dont les sens du malade sont constamment accablés ; songez à ce courant de vie sans aucun temps d’arrêt, et qui va, va, va, tombant à travers ses rêves troublés, comme s’il était condamné à se voir couché mort, mais ayant conscience de son état, dans un cimetière bruyant, sans pouvoir espérer de repos pour les siècles à venir !

Ainsi, quand la foule passe et repasse sans cesse sur les ponts, du moins sur ceux qui sont libres de tout droit de péage, dans les belles soirées, les uns s’arrêtent à regarder nonchalamment couler l’eau avec l’idée vague qu’elle coulera tout à l’heure entre de verts rivages qui s’élargiront de plus en plus, jusqu’à ce qu’ils se confondent avec la mer ; les autres se soulagent du poids de leurs lourds fardeaux et pensent, en regardant par-dessus le parapet, que vivre, c’est fumer et goûter un plein farniente, et que le comble du bonheur consiste à dormir au soleil sur un morceau de voile goudronnée, au fond d’une barque étroite et immobile, d’autres, enfin, et c’est une classe toute différente, déposent là des fardeaux bien autrement lourds, se rappelant avoir entendu dire, ou avoir quelque part lu dans le passé, que se noyer n’est pas une mort cruelle, mais, de tous les moyens de suicide, le plus facile et le meilleur.

Le matin aussi, soit au printemps, soit dans l’été, il faut voir Covent-Garden-Market, lorsque le doux parfum des fleurs embaume l’air, effaçant jusqu’aux vapeurs malsaines des désordres de la nuit précédente, et rendant à moitié folle de joie la grive au sombre plumage, dont la cage avait été suspendue, durant toute la nuit, à une fenêtre du grenier. Pauvre oiseau ! le seul être du voisinage, peut-être, qui s’intéresse par sa nature au sort des autres petits captifs étalés là déjà, le long du chemin ; les uns évitant les mains brûlantes des amateurs avinés qui les marchandent ; les autres s’étouffant en se serrant, en se blottissant contre leurs compagnons d’esclavage, attendant que quelque chaland plus sobre et plus humain réclame pour eux quelques gouttes d’eau fraîche qui puissent étancher leur soif et rafraîchir leur plumage3 ! Cependant quelque vieux clerc, qui passe par là pour aller à son bureau, se demande, en jetant les yeux sur les tourterelles, qu’est-ce donc qui lui fait rêver bois, prairies et campagnes.

Mais je n’ai pas ici pour objet de m’étendre au long sur mes promenades. L’histoire que je vais raconter tire son origine d’une de ces pérégrinations, dont j’ai été amené à parler d’abord en guise de préface.

Une nuit, je m’étais mis à rôder dans la Cité. Je marchais lentement, selon ma coutume, méditant sur une foule de sujets. Soudain, je fus arrêté par une question dont je ne saisis pas bien la portée, quoiqu’elle semblât cependant m’être adressée : la voix qui l’avait prononcée était pleine d’une douceur charmante qui me frappa le plus agréablement du monde. Je m’empressai de me retourner et aperçus, à la hauteur de mon coude, une jolie petite fille qui me priait de lui indiquer une certaine rue située à une distance considérable, et par conséquent dans une tout autre partie de la ville.

« D’ici là, lui dis-je, mon enfant, il y a une bien grande distance.

– Je le sais, monsieur, répliqua-t-elle timidement ; je le sais à mes dépens, car c’est de là que je suis venue jusqu’ici.

– Seule ? m’écriai-je avec quelque surprise.

– Oh ! oui, peu m’importe. Mais ce qui maintenant me fait un peu peur, c’est que je me suis égarée.

– Et d’où vient que vous vous adressez à moi ? Supposé que je voulusse vous tromper…

– Je suis sûre que vous n’en feriez rien, dit la petite créature ; car vous êtes un vieux gentleman, et vous marchez si lentement ! »

Je ne saurais dire quelle impression je reçus de cette réplique et de l’énergie qui la caractérisa. Une larme brilla dans les yeux vifs de la jeune fille ; et, tandis qu’elle me regardait en face, un tremblement se lisait sur sa figure délicate.

« Venez, lui dis-je ; je vais vous conduire où vous allez. »

Elle mit sa main dans la mienne avec autant de confiance que si elle m’avait connu depuis le berceau, et nous voilà partis de compagnie. La petite créature réglait son pas sur le mien, et elle semblait, en vérité, moins recevoir de moi une protection que me soutenir et me guider. Je remarquai que de temps en temps elle me lançait un regard à la dérobée, comme pour se bien assurer que je ne la trompais point ; je crus m’apercevoir aussi que chacun de ces regards rapides et perçants augmentait sa confiance envers moi.

Pour ma part, ma curiosité, mon intérêt n’étaient pas moindres à l’égard de cette enfant : je dis enfant, car certainement c’en était une, quoique je pensasse, d’après ce que j’en pouvais voir, que c’était sa constitution chétive et délicate qui lui donnait un caractère particulier d’extrême jeunesse. Bien que ses vêtements fussent très-simples, ils étaient d’une propreté parfaite et ne trahissaient ni la pauvreté ni la négligence.

« Qui donc, lui demandai-je, vous a envoyée si loin toute seule ?

– Quelqu’un qui est très-bon pour moi, monsieur.

– Et qu’êtes-vous allée faire ?

– Je ne dois pas le dire. »

Dans le ton et les termes de cette réplique, il y avait un je ne sais quoi qui me fit regarder la petite créature avec une involontaire expression de surprise. Quel pouvait être le message pour lequel elle était ainsi d’avance préparée à répondre de la sorte ? Ses yeux pénétrants semblaient lire à travers mes pensées. En rencontrant mon regard, elle ajouta qu’il n’y avait aucun mal dans ce qu’elle était allée faire, mais que c’était un grand secret, un secret qu’elle-même ne connaissait pas.

Ces paroles avaient été prononcées sans la moindre apparence d’artifice ou de tromperie, mais au contraire avec cet air de franchise non suspecte, indice certain de la vérité. L’enfant continuait de marcher comme précédemment ; plus nous avancions, plus elle devenait familière avec moi ; elle causait gaiement chemin faisant, mais ne parlait pas de sa maison autrement que pour remarquer que nous prenions une direction qui lui était inconnue et me demander si c’était là le plus court.

Tandis que nous allions ainsi, je roulais dans mon esprit cent explications différentes de l’énigme et les rejetais l’une après l’autre. J’eusse rougi de me prévaloir de l’ingénuité ou de la reconnaissance de cette enfant, au profit de ma curiosité. J’aime ces petits êtres, et ce n’est pas chose à dédaigner quand ceux-là aussi nous aiment, qui viennent de sortir tout frais des mains de Dieu. Comme sa confiance m’avait plu tout d’abord, je résolus d’en rester digne et de justifier le mouvement qui l’avait portée à s’abandonner à moi.

Cependant il n’y avait pas de raison pour que je m’abstinsse de voir la personne qui avait pu, avec une telle imprudence, l’envoyer si loin, de nuit, toute seule. Or, comme il était à présumer que l’enfant, dès qu’elle apercevrait son logis, me souhaiterait le bonsoir et contrarierait ainsi mon dessein, j’eus soin d’éviter les rues les plus fréquentées et de prendre les plus détournées. Ainsi elle ne sut pas où nous étions avant que nous fussions dans sa rue même. Ma nouvelle connaissance frappa joyeusement des mains, s’élança à quelques pas devant moi, s’arrêta à une porte, où elle se tint sur la marche jusqu’à mon arrivée, et, dès que je l’eus rejointe, elle fit retentir la sonnette.

Une partie de cette porte était vitrée, sans contrevent qui la protégeât : ce que je ne pus remarquer d’abord, car, à l’intérieur, tout était ombre et silence : d’ailleurs, je n’attendais pas avec moins d’anxiété que l’enfant une réponse à notre appel. Elle avait sonné deux ou trois fois déjà, quand nous entendîmes du dedans le bruit d’une personne qui se meut, et enfin une faible lumière apparut à travers le vitrage. Comme cette lumière approchait très-lentement, celui qui la portait ayant à se frayer un chemin parmi une grande quantité d’objets épars et confus, cette circonstance me permit de voir à la fois, quelle était la nature de la personne qui s’avançait et du lieu dans lequel elle cheminait.

C’était un petit vieillard aux longs cheveux gris. Tandis qu’il élevait la lumière au-dessus de sa tête et regardait en avant à mesure qu’il approchait, je pus distinguer parfaitement ses traits et sa physionomie. Malgré les ravages produits par l’âge, il me sembla reconnaître dans ses formes grêles et maigres quelque chose de la forme svelte et souple que j’avais remarquée chez l’enfant. Il y avait certainement de l’analogie dans leurs yeux bleus brillants ; mais le vieillard était tellement ridé par l’âge et les chagrins, que là s’arrêtait toute ressemblance.

La salle qu’il traversait à pas lents était un de ces réceptacles d’objets curieux et antiques qui semblent se cacher dans les coins les plus bizarres de notre ville, et, par jalousie et méfiance, dérober leurs trésors moisis aux regards du public. Il y avait là des assortiments de cottes de mailles, toutes droites et figurant des fantômes de chevaliers armés ; il y avait des bas-reliefs fantastiques empruntés aux cloîtres des moines d’autrefois ; il y avait diverses sortes d’armes rouillées ; il y avait des figures contournées en porcelaine, en bois et en fer ; il y avait des ouvrages d’ivoire ; il y avait des tapisseries et des meubles étranges, dont le dessin paraissait dû à la fièvre des rêves. La physionomie égarée du petit vieillard était merveilleusement en harmonie avec la localité. Cet homme devait être allé à tâtons parmi les vieilles églises, les tombes et les maisons abandonnées, pour en recueillir les dépouilles de ses propres mains. Dans toute sa collection, il n’y avait rien qui ne fût en parfaite analogie avec lui, rien qui fût plus que lui vieux et délabré.

Tout en tournant la clef dans la serrure, il me contemplait avec une surprise qui fut loin de diminuer lorsque son regard se porta de moi sur ma compagne de route. La porte s’ouvrit, et l’enfant, s’adressant à son grand-père, lui raconta la petite histoire de notre rencontre.

« Dieu te bénisse ! s’écria le vieillard en passant la main sur la tête de l’enfant ; comment se fait-il que tu aies pu t’égarer en chemin ? O Nell, si je t’avais perdue !

– Grand-père, répondit avec fermeté la petite fille, j’eusse retrouvé mon chemin pour revenir vers vous, n’ayez pas peur. »

Le vieillard l’embrassa ; puis il se tourna de mon côté et m’invita à entrer, ce que je fis. La porte fut fermée de nouveau à double tour. Mon hôte, me précédant avec son flambeau, me conduisit, à travers la salle que j’avais déjà contemplée du dehors, dans une petite pièce située derrière : là se trouvait une autre porte ouvrant sur une sorte de cabinet où je vis un lit en miniature qui eût bien convenu à une fée, tant il était exigu et gentiment arrangé. L’enfant prit une lumière et se retira dans la petite chambre, me laissant avec le vieillard.

« Vous devez être fatigué, monsieur, me dit-il en approchant pour moi une chaise du feu. Comment pourrais-je vous remercier ? »

Je répondis :

« En ayant une autre fois plus de soin de votre petite-fille, mon bon ami.

– Plus de soin !… répéta le vieillard d’une voix aigre ; plus de soin de Nelly !… Qui jamais a aimé une enfant comme j’aime ma Nell ? »

Il prononça ces paroles avec une surprise si manifeste, que je me trouvai fort embarrassé pour répondre, d’autant plus que, s’il y avait dans ses manières quelque chose de heurté et d’égaré, ses traits offraient les indices d’une pensée profonde et triste, d’où je conclus que, contrairement à ma première impression, ce n’était ni un radoteur ni un imbécile.

« Je ne crois pas, lui dis-je, que vous ayez assez souci de votre enfant.

– Moi ! je n’en ai pas souci !… s’écria le vieillard en m’interrompant. Ah ! que vous me jugez mal !… Ma petite Nelly ! ma petite Nelly ! »

Nul homme, quelques paroles qu’il employât, ne pourrait montrer plus de tendresse que n’en montra dans ce peu de mots le marchand de curiosités. J’attendis qu’il parlât de nouveau ; mais il appuya le menton sur sa main, et, secouant deux ou trois fois la tête, il tint ses yeux fixés sur le foyer.

Tandis que nous gardions ainsi le silence, la porte du cabinet s’ouvrit, et l’enfant reparut. Ses fins cheveux bruns tombaient épars sur son cou, et son visage était animé par l’empressement qu’elle avait mis à venir nous rejoindre. Sans perdre un instant, elle s’occupa des préparatifs du souper. Pendant qu’elle se livrait à ce soin, je remarquai que le vieillard profitait de l’occasion pour m’examiner plus à fond qu’il ne l’avait fait d’abord. Je vis avec surprise que l’enfant paraissait chargée de toute la besogne, et que, à l’exception de nous trois, il ne semblait y avoir âme qui vive dans la maison. Je saisis un moment où elle était sortie de la chambre pour glisser un mot à ce sujet ; à quoi le vieillard répliqua qu’il y avait peu de grandes personnes aussi dignes de confiance, aussi soigneuses que Nelly.

« Il m’est toujours pénible, dis-je, choqué de ce que je prenais chez lui pour de l’égoïsme, il m’est toujours pénible d’être témoin de cette espèce d’initiation à la vie réelle chez de jeunes êtres à peine hors de la limite étroite de l’enfance, c’est tarir en eux la confiance et la naïveté, deux des principales qualités que le ciel leur ait départies ; c’est leur demander de partager nos chagrins avant l’heure où ils sont capables de s’associer à nos plaisirs.

– N’ayez pas peur de détruire chez elle ces qualités précieuses ; non, répondit le vieillard me regardant fixement, les sources en sont trop profondes. D’ailleurs, les enfants du pauvre connaissent peu le plaisir. Il faut acheter et payer jusqu’aux moindres jouissances de l’enfance.

– Mais… excusez la liberté de mon langage… vous n’êtes sans doute pas si pauvre ?

– Nelly n’est pas ma fille ; c’est sa mère qui était ma fille, et sa mère était pauvre. Je ne mets rien de côté ; rien, pas un sou, bien que je vive comme vous voyez. Mais (il posa sa main sur mon bras et s’inclina pour ajouter à demi-voix) elle sera riche un de ces jours ; elle deviendra une grande dame. Ne pensez pas mal de moi parce que j’use de son service. Elle est heureuse de me donner ses soins, vous avez pu en juger ; son cœur se briserait à l’idée que je pusse demander à toute autre personne ce que ses petites mains ont le courage d’entreprendre. Moi ! n’avoir pas souci de mon enfant !… cria-t-il tout à coup d’un accent plaintif. Dieu sait que cette enfant est l’unique pensée de ma vie, et cependant il ne me favorise pas ! Oh ! non, il ne me favorise pas ! »

En ce moment, celle qui faisait le sujet de notre conversation rentra, et le vieillard, m’invitant à me mettre à table, rompit l’entretien et retomba dans le silence.

Nous avions à peine commencé le repas, quand un coup fut frappé à la porte extérieure. Nelly, laissant échapper un joyeux éclat de rire qui me fit plaisir à entendre, car il était enfantin et plein d’expansion, s’écria :

« Nul doute, c’est ce vieux cher Kit qui revient enfin !

– Petite folle ! dit le grand-père en caressant les cheveux de sa Nelly ; toujours elle se moque du pauvre Kit. »

Un nouvel éclat de rire plus bruyant que le premier retentit encore, et, par sympathie, je ne pus me défendre d’y associer un sourire. Le petit vieillard prit une chandelle et alla ouvrir la porte. Lorsqu’il revint, Kit était derrière lui.

Kit était bien le garçon le plus grotesque qu’on puisse imaginer : lourd, gauche, avec une bouche démesurément grande, les joues fort rouges, un nez retroussé, et certainement l’expression la plus comique que j’eusse jamais vue. Il s’arrêta court sur le seuil, à l’aspect d’un étranger, imprima un mouvement parfait de rotation à son vieux chapeau, qui n’offrait aucun vestige de bord, et s’appuyant tantôt sur une jambe, tantôt sur l’autre, position qu’il changeait sans cesse, il resta à l’entrée, fixant sur l’intérieur de la chambre le regard le plus extraordinaire. Dès ce moment, je conçus pour ce garçon un sentiment de reconnaissance, car je compris qu’il était la comédie dans la vie de la jeune fille.

« Il y avait une bonne trotte, n’est-ce pas, Kit ? dit le petit vieillard.

– Par ma foi, la course n’était pas mauvaise, maître, répliqua Kit.

– Avez-vous eu de la peine à trouver la maison ?

– Par ma foi, maître, ce n’était pas excessivement aisé.

– Et naturellement, vous revenez avec de l’appétit ?

– Par ma foi, maître, je le crois. »

Le jeune garçon avait une manière à part de se tenir de côté en parlant, et de jeter à chaque mot la tête obliquement par-dessus son épaule, comme s’il ne pouvait avoir de voix sans recourir à ce moyen. Je crois qu’il eût été divertissant pour tout le monde ; mais il y avait quelque chose d’irrésistible dans le plaisir si vif que son étrangeté d’allure causait à Nelly, et dans la pensée consolante qu’elle pouvait trouver un sujet de gaieté en un lieu qui semblait si peu fait pour lui en inspirer. Ce qu’il y a de meilleur, c’est que Kit lui-même était flatté de l’impression qu’il produisait ; après avoir fait quelques efforts pour conserver sa gravité, il partit aussi d’un grand éclat de rire et resta dans ce violent accès d’hilarité, la bouche ouverte et les yeux presque fermés.

Le vieillard était retombé dans sa précédente rêverie et semblait étranger à ce qui se passait. Mais lorsque Nelly eut cessé de rire, je remarquai que des larmes obscurcissaient les yeux de la jeune fille, et je les attribuai à la chaleur de l’accueil qu’elle faisait à son bizarre favori, peut-être aussi aux petites émotions de cette soirée. Quant à Kit lui-même, dont le rire était de ceux qui laissent douter si l’on rit ou si l’on pleure, il s’empara d’une épaisse sandwich4 et d’un pot de bière, alla se mettre dans un coin et se disposa à faire largement honneur à ces provisions.

« Ah ! me dit le vieillard se tournant vers moi et me regardant comme si je venais de lui parler, vous vous trompez bien en prétendant que je n’ai pas soin d’elle !

– Il ne faut pas, mon ami, lui répondis-je, attacher trop d’importance à une remarque fondée sur les premières apparences.

– Non, non, répliqua le vieillard d’un ton pensif ; Nell, viens ici. »

La jeune fille s’empressa de se lever, et elle enlaça de ses bras le cou de son grand-père.

« Est-ce que je ne t’aime pas, Nelly ? demanda-t-il. Dis, est-ce que je ne t’aime pas, Nelly, oui ou non ? »

L’enfant répondit seulement par des caresses et appuya sa tête sur la poitrine du vieillard.

« Pourquoi sanglotes-tu ? dit-il en la pressant contre lui et tournant son regard vers moi. Est-ce parce que tu sais que je t’aime et que tu m’en veux de paraître en douter ? C’est bon, c’est bon ; alors disons donc que je t’aime tendrement !

– Oui, oui, c’est la vérité, s’écria-t-elle avec force. Et Kit aussi le sait bien. »

Kit, qui, en absorbant son pain et son bœuf, plongeait à chaque bouchée, avec le sang-froid d’un jongleur, son couteau dans sa bouche, s’arrêta tout court au milieu de ses opérations gastronomiques, en entendant cet appel à son témoignage, et hurla : « Personne ne serait assez fou pour dire qu’il ne vous aime pas. » Après quoi, il se rendit incapable de continuer la conversation en ingurgitant une énorme sandwich d’un seul coup.

« Elle est pauvre actuellement, dit le vieillard en donnant une petite tape amicale sur la joue de l’enfant ; mais, je le répète, le temps approche où elle deviendra riche. Ce temps aura été long à venir, mais enfin il viendra. Il est bien venu pour tant d’autres qui ne font rien que se livrer à la dépense et aux excès. Oh ! quand viendra-t-il pour moi ?

– Je me trouve heureuse comme je suis, grand-père, dit l’enfant.

– Hum ! hum ! Tu ne sais pas maintenant… et comment pourrais-tu savoir ?… »

Et il murmura de nouveau à demi-voix :

« Ce temps viendra, je suis certain qu’il viendra. Il n’en paraîtra que meilleur pour s’être fait attendre. »

Et alors il soupira et retomba dans son état de rêverie ; il avait attiré l’enfant entre ses genoux, et paraissait insensible à tout le reste autour de lui. Cependant il s’en fallait de quelques minutes seulement que minuit sonnât. Je me levai pour partir : ce mouvement rappela le vieillard à la réalité.

« Un moment, monsieur, dit-il. Eh bien ! Kit, bientôt minuit, mon garçon, et vous êtes encore ici ! Retournez chez vous, retournez chez vous, et demain matin soyez exact, car il y a de l’ouvrage à faire. Bonne nuit ! Souhaite-lui le bonsoir, Nelly, et qu’il s’en aille.

– Bonsoir, Kit, dit l’enfant, les yeux brillants de gaieté et d’amitié.

– Bonsoir, miss Nell, répondit le jeune garçon.

– Et remerciez ce gentleman, reprit le vieillard ; sans ses bons soins, j’aurais pu perdre cette nuit ma petite-fille.

– Non, non, maître, s’écria Kit, pas possible, pas possible.

– Comment ?

– Je l’aurais retrouvée, maître, je l’aurais retrouvée. Je parie que je l’aurais retrouvée et aussi vite que qui que ce soit, pourvu qu’elle fût encore sur la terre. Ha ! ha ! ha ! »

Ouvrant de nouveau sa large bouche en même temps qu’il fermait les yeux et poussait un éclat de rire d’une voix de stentor, Kit gagna la porte à reculons en continuant de crier. Une fois hors de la chambre, il ne fut pas long à décamper.

Après son départ, et tandis que l’enfant était occupée à desservir, le vieillard dit :

« Monsieur, je n’ai pas paru suffisamment reconnaissant de ce que vous avez fait pour moi ce soir, mais je vous en remercie humblement et de tout cœur ; Nelly en fait autant, et ses remercîments valent mieux que les miens. Je serais au regret si, en partant, vous emportiez l’idée que je ne suis pas assez pénétré de votre bonté ou que je n’ai pas souci de mon enfant… car certainement, cela n’est pas !

– Je n’en puis douter, dis-je, après ce que j’ai vu. Mais permettez-moi de vous adresser une question.

– Volontiers, monsieur ; qu’est-ce ?

– Cette charmante enfant, avec tant de beauté et d’intelligence, n’a-t-elle que vous au monde pour prendre soin d’elle ? pas d’autre compagnie ? d’autre guide ?

– Non, non, dit-il, me regardant en face avec anxiété ; non, et elle n’a pas besoin d’en avoir d’autre.

– Ne craignez-vous pas de vous méprendre sur les nécessités de son éducation et de son âge ? Je suis certain de vos excellentes intentions ; mais vous-même, êtes-vous bien certain de pouvoir remplir une mission comme celle-là ? Je suis un vieillard ainsi que vous ; vieillard, je m’intéresse à ce qui est jeune et plein d’avenir. Avouez-le, dans tout ce que j’ai vu cette nuit de vous et de cette petite créature, n’y a-t-il pas quelque chose qui peut mêler de l’inquiétude à cet intérêt ? »

Mon hôte garda d’abord le silence, puis il répondit :

« Je n’ai pas le droit de m’offenser de vos paroles. Il est bien vrai qu’à certains égards nous sommes, moi l’enfant, et Nelly la grande personne, ainsi que vous avez pu le remarquer déjà. Mais que je sois éveillé ou endormi, la nuit comme le jour, malade ou en bonne santé, cette enfant est l’unique objet de ma sollicitude ; et si vous saviez de quelle sollicitude, vous me regarderiez d’un œil bien différent. Ah ! c’est une vie pénible pour un vieillard, une vie pénible, bien pénible ; mais j’ai devant moi un but élevé, et je ne le perds jamais de vue ! »

En le voyant dans ce paroxysme d’exaltation fébrile, je me mis en devoir de reprendre un pardessus que j’avais déposé en entrant dans la chambre, résolu à ne rien dire de plus. Je vis avec étonnement la petite fille qui se tenait patiemment debout, avec un manteau sur le bras, et à la main un chapeau et une canne.

« Ceci n’est pas à moi, ma chère, lui dis-je.

– Non, répondit-elle tranquillement, c’est à mon grand-père.

– Mais il ne sort pas à minuit…

– Pardon, il va sortir, dit-elle en souriant.

– Mais vous ? Qu’est-ce que vous devenez pendant ce temps-là, chère petite ?

– Moi ? Je reste ici naturellement. C’est comme cela tous les soirs. »

Je regardai le vieillard avec surprise : mais il était ou feignait d’être occupé du soin de s’arranger pour sortir. Mon regard se reporta de lui sur cette douce et frêle enfant. Toute seule ! dans ce lieu sombre ; seule, toute une longue et triste nuit !

Elle ne parut pas s’apercevoir de ma stupéfaction ; mais elle aida gaiement le vieillard à mettre son manteau : lorsqu’il fut prêt, elle prit un flambeau pour nous éclairer. Voyant que nous ne la suivions pas assez vite, elle se retourna le sourire aux lèvres et nous attendit. La cause de mon hésitation n’avait pas échappé au vieillard ; l’expression de sa physionomie le prouvait ; mais il se borna à m’inviter, en inclinant la tête, à passer devant lui, et il garda le silence. Il ne me restait qu’à obéir.

Lorsque nous eûmes franchi la porte, l’enfant posa son flambeau à terre, me souhaita le bonsoir et leva vers moi son visage pour m’embrasser. Puis elle s’élança vers le vieillard, qui la serra dans ses bras et appela sur elle les bénédictions de Dieu.

« Dors bien, Nell, dit-il doucement, et que les anges gardiens veillent sur toi dans ton lit ! N’oublie pas tes prières, ma mignonne.

– Non, certes, s’écria-t-elle avec ardeur ; je suis si heureuse de prier !

– Oui, je le sais, cela te fait du bien et cela doit être. Mille bénédictions ! Demain matin, de bonne heure, je serai ici.

– Vous n’aurez pas besoin de sonner deux fois. La sonnette m’éveille, même au beau milieu d’un rêve. »

Ce fut ainsi qu’ils se séparèrent. L’enfant ouvrit la porte, maintenant protégée par un volet que Kit y avait appliqué, en sortant, et avec un dernier adieu dont la douceur et la tendresse sont bien souvent revenues à ma mémoire, elle la tint entr’ouverte jusqu’à ce que nous fussions passés. Le vieillard s’arrêta un moment pour entendre la porte se refermer et les verrous se tirer à l’intérieur, ensuite, rassuré à cet égard, il se mit à marcher à pas lents. Au coin de la rue, il s’arrêta. Me regardant avec un certain embarras, il me dit que nous n’allions pas du tout par le même chemin et qu’il était obligé de me quitter. J’avais envie de répondre : mais, avec une vivacité que son extérieur ne m’eût pas permis de supposer, il s’éloigna précipitamment. Je remarquai qu’à plusieurs reprises il tourna la tête comme pour s’assurer si je ne l’épiais pas ou si je ne le suivais pas à quelque distance. À la faveur de l’obscurité de la nuit, il disparut bientôt à mes yeux.

J’étais demeuré immobile à la place même où il m’avait quitté, sans pouvoir m’en aller et pourtant sans savoir pourquoi je perdais mon temps à rester là. Je regardai tout pensif dans la rue d’où nous venions de sortir, et bientôt je m’acheminai de ce côté. Je passai et repassai devant la maison ; je m’arrêtais ; j’écoutais à la porte : tout était sombre et silencieux comme la tombe.

Cependant je rôdais autour de cette maison sans réussir à m’en arracher, pensant à tous les dangers qui pouvaient menacer l’enfant : incendie, vol, meurtre même, et me figurant qu’il allait arriver quelque malheur si je me retirais. Le bruit d’une porte ou d’une croisée qu’on fermait dans la rue me ramenait de nouveau devant le logis du marchand de curiosités. Je traversais le ruisseau pour regarder la maison et m’assurer que ce n’était pas de là que venait le bruit : mais non, la maison était restée noire, froide, sans vie.

Il passait peu de monde ; la rue était triste et morne ; il n’y avait presque que moi. Quelques traînards, sortis des théâtres, marchaient à la hâte, et, de temps en temps, je me jetais de côté pour éviter un ivrogne tapageur qui regagnait sa demeure en chancelant ; mais c’étaient des incidents rares et qui même cessèrent bientôt tout à fait. Une heure sonna à toutes les horloges. Je me remis à arpenter le terrain, me promettant sans cesse que ce serait la dernière fois, et chaque fois me manquant de parole, sous quelque nouveau prétexte, comme je l’avais fait déjà si souvent.

Plus je pensais aux discours, au regard, au maintien du vieillard, moins je parvenais à me rendre compte de ce que j’avais vu et entendu. Un pressentiment qui me dominait me disait que le but de cette absence nocturne ne pouvait être bon. Je n’avais eu connaissance du fait que par la naïveté indiscrète de l’enfant ; et bien que le vieillard fût là, bien qu’il eût été témoin de ma surprise non équivoque, il avait gardé un étrange mystère sur ce sujet sans me donner un seul mot d’explication. Ces réflexions ramenèrent plus vivement que jamais à ma mémoire sa physionomie égarée, ses manières distraites, ses regards inquiets et troublés. Sa tendresse pour sa petite-fille n’était pas incompatible avec les vices les plus odieux ; et dans cette tendresse même n’y avait-il pas une contradiction étrange ? Sinon, comment cet homme eût-il pu se résoudre à abandonner ainsi son enfant ? Cependant, malgré mes dispositions à prendre de lui une mauvaise opinion, je ne doutais pas un moment de la réalité de son affection ; et même je ne pouvais pas en admettre le doute, quand je me rappelais ce qui s’était passé entre nous et le son de voix avec lequel il avait appelé sa Nelly.

« Je reste ici naturellement… m’avait dit l’enfant, en réponse à ma question C’est comme cela tous les soirs. » Quel motif pouvait faire sortir le vieillard de chez lui, la nuit et toutes les nuits ? J’évoquai le souvenir de ce que j’avais autrefois entendu raconter de certains crimes sombres et secrets qui se commettent dans les grandes villes et échappent à la justice pendant de longues années. Cependant, parmi ces sinistres histoires, il n’en était pas une que je pusse expliquer par le présent mystère ; plus j’y songeais, moins je réussissais à percer ces ténèbres.

La tête remplie de ces idées et de bien d’autres encore, sur le même sujet, je continuai d’arpenter la rue durant deux grandes heures. Enfin une pluie violente se mit à tomber : accablé de fatigue, bien que ma curiosité fût toujours aussi éveillée qu’auparavant, je montai dans la première voiture de place qui vint à passer et me fis conduire chez moi. Un bon feu pétillait dans l’âtre ; ma lampe brillait : ma pendule me salua comme à l’ordinaire de son joyeux carillon. Mon logis m’offrait le calme, la chaleur, le bien-être, contraste heureux avec l’atmosphère sombre et triste d’où je sortais.

Je m’assis dans ma bergère, et, me renversant sur ses larges coussins, je me représentai l’enfant dans son lit : seule, sans gardien, sans protection, excepté celle des anges, et cependant dormant d’un sommeil paisible. Je ne pouvais détacher ma pensée de cette créature si jeune, tout esprit, toute délicate, une vraie petite fée, passant de longues et sinistres nuits dans un lieu si peu fait pour elle.

Nous avons tellement l’habitude de nous laisser émouvoir par les objets extérieurs et d’en recevoir des sensations que la réflexion devrait suffire à nous donner, mais qui nous échappent souvent sans ces aides visibles et palpables, que peut-être n’aurais-je pas été envahi tout entier comme je l’étais par cet unique sujet de mes pensées sans les monceaux de choses fantastiques que j’avais vues pêle-mêle dans le magasin du marchand de curiosités. Présentes à mon esprit, unies à l’enfant, l’entourant, pour ainsi dire, ne formant qu’un avec elle, elles me faisaient toucher au doigt sa position. Sans aucun effort d’imagination, je revoyais d’autant mieux son image, entourée comme elle l’était, de tous ces objets étrangers à sa nature, qu’ils étaient moins en harmonie avec les goûts de son sexe et de son âge. Si ces secours m’avaient manqué, si j’avais dû me représenter Nelly dans un appartement ordinaire où il n’y eût rien de bizarre, rien d’inaccoutumé, il est bien présumable que sa solitude étrange m’eût moins vivement impressionné. Dans ce cadre, elle formait pour moi une sorte d’allégorie, et avec tout ce qui l’entourait, elle excitait si puissamment mon intérêt que, malgré tous mes efforts, je ne pouvais la chasser de ma mémoire et de mes pensées.

« Ce serait, me dis-je après avoir fait avec vivacité quelques tours dans ma chambre, ce serait pour l’imagination un travail curieux que de suivre Nelly dans sa vie future, de la voir continuant sa route solitaire au milieu d’une foule de compagnons grotesques ; seule, pure, fraîche et jeune. Il serait curieux de…»

Ici je m’arrêtai ; car le thème m’eût mené loin, et déjà je voyais s’ouvrir devant moi une région dans laquelle je me sentais médiocrement disposé à pénétrer. Je reconnus que ce n’étaient que des rêvasseries, et je pris le parti d’aller me coucher pour trouver dans mon lit le repos et l’oubli.

Mais, toute la nuit, soit éveillé, soit endormi, les mêmes idées revinrent à mon esprit, les mêmes images restèrent en possession de mon cerveau. Toujours, toujours j’avais en face de moi la boutique aux sombres parois ; les armures et les cottes de mailles toutes vides avec leur tournure de spectres silencieux ; les figures de bois et de pierre, sournoises et grimaçantes ; la poussière, la rouille, le ver vivant dans le chêne qu’il ronge ; et, seule au milieu de ces antiquités, de ces ruines, de cette laideur du passé, la belle enfant dans son doux sommeil, souriant au sein de ses rêves légers et radieux.

Chapitre II. §

Durant près d’une semaine, je combattis le désir qui me poussait à revoir le lieu que j’avais quitté sous les impressions dont j’ai esquissé le tableau. Enfin je m’y décidai, et résolu à me présenter cette fois en plein jour, je m’acheminai, dès le commencement d’une après-midi, vers la demeure du vieillard.

Je dépassai la maison et fis plusieurs tours dans la rue avec cette espèce d’hésitation bien naturelle chez un homme qui sait que sa visite n’est pas attendue et qui n’est pas bien sûr qu’elle soit agréable. Cependant, comme la porte de la boutique était fermée, et comme rien n’indiquait que je dusse être reconnu des gens qui s’y trouvaient, si je me bornais purement et simplement à passer et repasser devant la porte, je ne tardai pas à surmonter mon irrésolution et je me trouvai chez le marchand de curiosités.

Le vieillard se tenait dans l’arrière-boutique, en compagnie d’une autre personne. Tous deux semblaient avoir échangé des paroles vives ; leur voix, qui était montée à un diapason très-élevé, cessa de retentir aussitôt qu’ils m’aperçurent. Le vieillard s’empressa de venir à moi, et, d’un accent plein d’émotion, me dit qu’il était charmé de me voir. Il ajouta :

« Vous tombez ici dans un moment de crise. »

Et, montrant l’homme que j’avais trouvé avec lui :

« Ce drôle m’assassinera un de ces jours. S’il l’eût osé, il l’aurait fait déjà depuis longtemps.

– Bah ! dit l’autre ; c’est vous plutôt qui, si vous le pouviez, livreriez ma tête par un faux serment ; nous savons bien cela. »

Avant de parler ainsi, le jeune homme s’était tourné vers moi et m’avait regardé fixement en fronçant les sourcils.

« Ma foi, dit le vieillard, je ne m’en défends pas. Si les serments, les prières ou les paroles pouvaient me débarrasser de vous, je le ferais, et votre mort serait pour moi un grand soulagement.

– Je le sais, c’est ce que je vous disais moi-même tout à l’heure, n’est-il pas vrai ? Mais, ni serments, ni prières, ni paroles ne suffisent pour me tuer. En conséquence, je vis et je veux vivre.

– Et sa mère n’est plus !… s’écria le vieillard, joignant ses mains avec désespoir et levant ses yeux au ciel ; voilà donc la justice de Dieu ! »

Le jeune homme était debout, frappant du pied contre une chaise et le regardant avec un ricanement de dédain. Il pouvait avoir environ vingt et un ans ; il était bien fait et avait certainement la taille élégante, mais l’expression de sa physionomie n’était pas de nature à lui gagner les cœurs : car elle offrait un. caractère de libertinage et d’insolence vraiment repoussant, en harmonie d’ailleurs avec ses manières et son costume.

« Justice ou non, dit-il, je suis ici et j’y resterai jusqu’à ce que je juge convenable de m’en aller, à moins que vous n’appeliez main-forte pour me faire mettre dehors : mais vous n’en viendrez pas là, je le sais. Je vous répète que je veux voir ma sœur.

Votre sœur !… dit le vieillard avec amertume.

– Sans doute. Vous ne pouvez détruire les liens de parenté. Si cela était en votre pouvoir, il y a longtemps que vous l’eussiez fait. Je veux voir ma sœur, que vous tenez claquemurée ici, empoisonnant son cœur avec vos recettes mystérieuses et faisant parade de votre affection pour elle, afin de la tuer de travail, et de grappiller quelques schellings de plus que vous ajoutez chaque semaine à votre riche magot. Je veux la voir, et je la verrai.

– Voilà, s’écria le vieillard en se tournant vers moi, voilà un beau moraliste pour parler d’empoisonner les cœurs ! Voilà un esprit généreux pour se moquer des schellings grappillés ! Un misérable, monsieur, qui a perdu tous ses droits, non-seulement sur ceux qui ont le malheur d’être liés à lui par le sang, mais encore sur la société, qui ne le connaît que par ses méfaits. Un menteur, en outre ! ajouta-t-il en baissant la voix et se rapprochant de moi ; car il sait combien Nelly m’est chère, et il veut me blesser dans mon honneur et mon affection parce qu’il voit ici un étranger. »

Le jeune homme releva ce dernier mot.

« Les étrangers ne sont rien pour moi, grand-père, et je me flatte de n’être rien pour eux. Le meilleur parti qu’ils aient à prendre, c’est de s’occuper de leurs affaires et de me laisser le soin des miennes. Il y a là dehors un de mes amis qui m’attend ; et comme, selon toute apparence, j’aurai à rester ici quelque temps, je vais, avec votre permission, le faire entrer. »

En parlant ainsi, il fit un pas vers la porte, et, regardant dans la rue, il adressa de la main plusieurs signes à une personne qu’on ne voyait pas ; celle-ci, à en juger par les marques d’impatience qui accompagnaient les appels, ne paraissait pas très-disposée à se déterminer à venir. Enfin arriva, de l’autre côté de la rue, sous le prétexte assez gauche de passer là par hasard, un individu, remarquable par son élégance malpropre ; après avoir fait de nombreuses difficultés et force mouvements de tête comme pour se défendre de l’invitation, il se décida à traverser la rue et entra dans la boutique.

« Là ! dit le jeune homme le poussant devant ; voici Dick Swiveller. Asseyez-vous, Swiveller.

– Mais je ne sais pas si cela fait plaisir au vieux, dit M. Swiveller à demi-voix.

– Asseyez-vous, » répéta son compagnon.

M. Swiveller obéit, et regardant autour de lui avec un sourira câlin, il fit observer que la semaine passée avait été bonne pour les canards, et que celle-ci était bonne pour la poussière : il ajouta que, tandis qu’il attendait auprès de la lanterne, au coin de la rue, il avait vu un cochon avec de la paille au groin sortir d’un débit de tabac ; d’où il avait auguré qu’on ne tarderait pas à avoir une autre semaine favorable aux canards, et que la pluie ne se ferait pas attendre ; il trouva ensuite occasion de s’excuser de la négligence qu’on pouvait remarquer dans sa toilette : « C’est que, voyez-vous, la nuit dernière, dit-il, j’ai attrapé un fameux coup de soleil. » Expression par laquelle il instruisait la compagnie le plus délicatement possible qu’il s’était enivré complètement.

« Mais qu’importe ! dit M. Swiveller avec un soupir ; qu’importe, pourvu que le feu de l’âme s’enflamme à la torche de la joyeuse fraternité des convives, pourvu qu’il ne tombe pas une plume de l’aile de l’amitié ! Qu’importe, pourvu que l’esprit s’épanche dans des flots de vin rosé, et que le moment présent soit pour le moins le plus heureux de notre existence !

– Vous n’avez pas besoin de faire ici le président de banquet, lui dit son ami en aparté.

– Fred ! s’écria M. Swiveller en se frappant légèrement le nez du bout du doigt ; un mot suffit au sage. Fred, on peut être bon et heureux sans être riche. Pas une syllabe de plus ! Je connais mon rôle : trop parler nuit. Seulement, Fred, un petit mot à l’oreille : le vieux est-il bien disposé ?

– Qu’est-ce que cela vous fait ? répliqua son ami.

– Tout cela est bel et bon, dit M. Swiveller ; mais prudence est mère de sûreté. »

En même temps il cligna de l’œil, comme s’il avait à garder quelque secret d’importance ; et, croisant ses bras en se renversant sur le dossier de sa chaise, il se mit à contempler le plafond avec une imperturbable gravité.

D’après tout ce qui venait de se passer, on pouvait raisonnablement soupçonner que M. Swiveller n’était point encore parfaitement remis du fameux coup de soleil auquel il avait fait allusion ; mais, quand ses paroles seules n’auraient pas suffi pour éveiller ce soupçon, ses cheveux, roides comme du fil d’archal, ses yeux hébétés, et la couleur livide de son visage ne témoignaient que trop des désordres de la nuit passée. Comme il l’avait fait remarquer lui-même, son costume n’était pas parfaitement soigné, ou plutôt il était d’un débraillé qui laissait supposer qu’il s’était couché tout habillé. Ce costume consistait en un habit brun, garni par devant d’une grande quantité de boutons de cuivre, mais n’en ayant qu’un seul par derrière ; d’une cravate à carreaux, de couleur voyante ; d’un gilet écossais ; d’un pantalon blanc sale, et d’un chapeau déformé, que M. Swiveller portait sens devant derrière pour cacher un trou dans le bord. Le devant de son habit était orné d’une poche extérieure d’où sortait le coin le plus propre d’un grand vilain mouchoir. Les poignets tout noircis de sa chemise étaient tirés le plus possible et prétentieusement relevés par-dessus le bord de ses manches ; il n’avait pas de gants et tenait une canne jaune ayant pour pomme une main en os qui semblait porter une bague au petit doigt et saisir à poignée une boule noire. C’était avec tous ces avantages personnels, auxquels il convient d’ajouter une forte odeur de fumée de tabac et un extérieur crasseux, que M. Swiveller s’était renversé sur son siège, les yeux fixés au plafond ; de temps à autre, mettant sa voix au ton, il régalait la compagnie de quelques mesures d’un air mélancolique, puis soudain, au milieu même d’une note, il retombait dans son premier silence.

Le vieillard s’était assis ; les mains croisées, il regardait tour à tour son petit-fils et son étrange compagnon, comme s’il n’avait plus aucune autorité et qu’il en fût réduit à leur laisser faire ce qu’ils voudraient. Le jeune homme se tenait penché contre une table, à peu de distance de son ami, indifférent en apparence à ce qui se passait ; et quant à moi, sentant combien il était délicat d’intervenir, bien que le vieillard eût semblé me demander assistance par ses paroles comme par ses regards, je feignis, de mon mieux, de paraître occupé à examiner quelques-uns des objets exposés pour la vente, sans avoir l’air de faire la moindre attention à la société.

Le silence ne fut point de longue durée : en effet, M. Swiveller qui avait pris la peine de nous donner, dans les chansons qu’il fredonnait, l’assurance mélodieuse que « son cœur était dans les montagnes, et qu’il ne lui manquait que son coursier arabe pour commencer à accomplir de grands actes de bravoure et d’honneur chevaleresque, » détacha ses yeux du plafond et descendit à la vile prose.

« Fred, dit-il, s’arrêtant tout à coup, comme si une idée soudaine lui avait traversé le cerveau, et reprenant sa voix de fausset, le vieux est-il en bonne disposition ?

– Qu’est-ce que cela vous fait ? répliqua l’ami d’un ton bourru.

– Rien ; mais je vous le demande.

– Oui, naturellement. D’ailleurs, que m’importe qu’il le soit ou non ? »

Encouragé sans doute, par cette réponse, à se jeter dans une conversation plus générale, M. Swiveller s’attacha à captiver notre attention.

Il commença par faire remarquer que le soda-water, quoique chose bonne en soi, était de nature à refroidir l’estomac si on ne le relevait par du gingembre ou une légère infusion d’eau-de-vie ; que ce dernier liquide est en tout cas préférable, sauf une petite considération, celle de la dépense. Personne ne s’aventurant à combattre ces propositions, il continua en disant que la chevelure humaine était un corps très-propre à concentrer la fumée de tabac, et que les jeunes étudiants de Westminster et d’Eton, après avoir mangé quantité de pommes pour dissimuler l’acre parfum du cigare à leurs professeurs vigilants, étaient d’ordinaire trahis par cette propriété que possède leur tête d’une façon remarquable : d’où il conclut, que si l’Académie des sciences voulait fixer son attention sur ce sujet, et essayer de trouver dans les ressources de nos connaissances acquises un moyen de prévenir ces révélations indiscrètes, elle rendrait un immense service à l’humanité tout entière. Ces idées ne furent pas plus combattues que les précédentes. Alors M. Swiveller nous apprit que le rhum de la Jamaïque, quoiqu’il soit sans contredit un spiritueux agréable, plein de richesse et d’arôme, a l’inconvénient de revenir au goût durant tout le reste de la journée. Et comme personne ne s’avisait de contester l’un ou l’autre de ces points, M. Swiveller sentit sa confiance augmenter, et devint encore plus familier et plus expansif.

« C’est le diable, messieurs, dit-il, lorsque des parents en viennent à se brouiller Si l’aile de l’amitié ne doit jamais perdre une plume, l’aile de la parenté ne doit jamais non plus être écourtée : au contraire, elle doit toujours se développer sous un ciel serein. Pourquoi verrait-on un petit-fils et un grand-père s’attaquer avec une égale violence, quand tout devrait être entre eux bénédiction et concorde ? Pourquoi ne pas unir vos mains et oublier le passé ?

– Contenez votre langue, dit Frédéric.

– Monsieur, répliqua M. Swiveller, n’interrompez pas l’orateur. Voyons, messieurs, de quoi s’agit-il présentement ? Voici un bon vieux grand-père. Je dis cela le plus respectueusement du monde, et voici un jeune petit-fils. Le bon vieux grand-père dit au jeune petit-fils dissipateur : « Je vous ai recueilli et élevé, Fred ; je vous ai mis à même de marcher dans la vie ; vous vous êtes un peu écarté du droit chemin, comme il n’arrive que trop souvent à la jeunesse ; ne vous attendez pas à retrouver jamais la même chance, ou vous compteriez sans votre hôte. » À quoi le jeune petit-fils dissipé répond ainsi : « Vous avez autant de fortune qu’on peut en avoir ; vous avez fait pour moi des dépenses considérables ; vous entassez des piles d’écus pour ma petite sœur, avec laquelle vous vivez secrètement, comme à la dérobée, comme un vrai grigou, sans lui donner aucun plaisir. Pourquoi ne pas mettre de côté une bagatelle en faveur du petit-fils adulte ? » Là-dessus, le brave grand-père réplique, « que non-seulement il refuse d’ouvrir sa bourse avec ce gracieux empressement qui a toujours tant de charmes chez un gentleman de son âge, mais qu’il éclatera en reproches, lui dira des mots durs, lui fera des observations toutes les fois qu’ils se trouveront ensemble. Voilà donc la question tout simplement. N’est-ce pas pitié qu’un pareil état de choses se prolonge ? et combien ne vaudrait-il pas mieux que le vieux gentleman donnât du métal en quantité raisonnable, pour rétablir la tranquillité et le bon accord ! »

Après avoir prononcé ce discours en taisant décrire à son bras une foule d’ondulations élégantes, M. Swiveller plongea vivement dans sa bouche la tête de sa canne, comme pour s’enlever lui-même le moyen de nuire à l’effet de sa harangue en ajoutant un mot de plus.

« Pourquoi me poursuivez-vous ? pourquoi me persécutez-vous ? au nom du ciel ! s’écria le vieillard se tournant vers son petit-fils. Pourquoi amenez-vous ici vos compagnons de débauche ? Combien de fois aurai-je à vous répéter que ma vie est toute de dévouement et d’abnégation, et que je suis pauvre ?

– Combien de fois aurai-je à vous répéter, dit l’autre en le regardant froidement, que je sais bien que ce n’est pas vrai ?

– C’est vous qui vous êtes mis où vous êtes, dit le vieillard, restez-y ; mais laissez-nous, Nelly et moi, travailler sans relâche.

– Nell sera bientôt une femme. Élevée à vous croire aveuglément, elle oubliera son frère s’il n’a soin de se montrer quelquefois à elle.

– Prenez garde, dit le vieillard, dont les yeux étincelèrent, qu’elle ne vous oublie quand vous souhaiteriez le plus de vivre dans sa mémoire. Prenez garde qu’un jour ne vienne où vous marcherez pieds nus dans les rues, tandis qu’elle vous éclaboussera dans son brillant équipage !

– C’est-à-dire quand elle aura votre argent. Voilà donc cet homme si pauvre !

– Et cependant, dit le vieillard laissant tomber sa voix et parlant en homme qui pense tout haut, combien nous sommes pauvres ! quelle vie que la nôtre ! Et quand on songe que c’est la cause d’une enfant, d’une enfant qui n’a jamais fait de tort ni de peine à personne, que nous soutenons… et que cependant nous ne réussissons à rien !… Espoir et patience ! c’est notre devise. Espoir et patience ! »

Ces paroles furent prononcées trop bas pour arriver aux oreilles des jeunes gens. M. Swiveller sembla penser que les mots inintelligibles marmottés par le vieillard étaient l’indice d’une lutte morale produite par la puissance de sa harangue ; car il toucha son ami du bout de sa canne en lui insinuant la conviction où il était, qu’il avait jeté « le grappin » sur le vieux, et qu’il comptait bien obtenir un droit de courtage sur les bénéfices. Peu de temps après, il s’aperçut de sa méprise ; il prit alors un air endormi et mécontent, et plus d’une fois il avait insisté sur ce qu’il était temps de partir promptement, lorsque la porte s’ouvrit et la petite fille parut en personne.

Chapitre III. §

Nelly était suivie de près par un homme âgé, dont les traits étaient remarquablement durs et repoussants. Cet homme était de si petite taille, qu’il eût pu passer pour un nain, bien que sa tête et sa figure n’eussent pas déparé le corps d’un géant. Ses yeux noirs, vifs et empreints d’une expression d’astuce, étaient sans cesse en mouvement, sa bouche et son menton hérissés du chaume d’une barbe dure et inculte. Il avait de ces teints qui ont toujours l’air malpropre ou malsain. Mais ce qui donnait à l’ensemble de sa physionomie quelque chose de plus grotesque encore, c’était un sourire sinistre qui semblait provenir d’une simple habitude sans avoir rapport à aucun sentiment de joie ou de plaisir, et mettait constamment en évidence le peu de dents jaunâtres éparpillées dans sa bouche, ce qui lui donnait l’aspect d’un dogue haletant. Son costume se composait d’un vaste chapeau rond à haute forme, de vêtements de drap noir usé, d’une paire de larges souliers, et d’une cravate d’un blanc sale chiffonnée comme une corde, de manière à laisser à découvert la plus grande partie de son cou roide et nerveux. Le peu de cheveux qu’il avait étaient d’un noir grisonnant, coupés ras, aplatis sur les tempes et retombant sur ses oreilles en frange dégoûtante. Ses mains, couvertes d’un véritable cuir à gros grains, étaient d’une odieuse malpropreté ; il avait les ongles crochus, longs et jaunes.

J’eus amplement le temps de noter ces traits caractéristiques ; car, outre qu’ils étaient de nature à frapper sans plus ample examen, il se passa quelques instants avant que le silence, fût rompu. L’enfant s’avança timidement vers son frère et mit sa main dans la sienne. Le nain, si l’on veut bien nous permettre de l’appeler ainsi, avait embrassé d’un coup d’œil pénétrant tous ceux qui étaient présents ; et le marchand de curiosités, qui sans doute ne comptait pas sur cet étrange visiteur, semblait éprouver un profond embarras.

« Ah ! ah ! dit le nain qui, la main posée au-dessus de ses yeux, avait regardé attentivement le jeune homme ; ce doit être là votre petit-fils, voisin ?

– Vous voulez dire qu’il ne devrait pas l’être, répondit le vieillard ; mais il l’est en effet.

– Et celui-ci ? demanda le nain, montrant Dick Swiveller.

– C’est un de ses amis, aussi bienvenu que l’autre dans ma maison.

– Et celui-là ? demanda encore le nain, tournant sur ses talons et me montrant du doigt.

– Un gentleman qui a eu la bonté de ramener Nell au logis l’autre soir qu’elle s’était égarée en revenant de chez vous. »

Le petit homme se tourna vers l’enfant pour la gronder ou lui exprimer son étonnement ; mais, comme elle était en train de causer avec le jeune homme, il se contint et pencha la tête afin d’entendre leur conversation.

« Eh bien, Nelly, disait à haute voix le jeune homme, est-ce qu’on ne vous enseigne pas à me haïr, hein ?

– Non, non. Quelle horreur ! Oh ! non.

– On vous enseigne à m’aimer, peut-être ? dit-il en ricanant.

– Ni l’un ni l’autre. Jamais on ne me parle de vous, jamais.

– J’en suis persuadé, dit-il en lançant à son grand-père un regard farouche ; j’en suis persuadé, Nell. Je vous crois.

– Moi, je vous aime sincèrement, Fred.

– Sans doute !

– Je vous aime et vous aimerai toujours, répéta-t-elle avec une vive émotion ; mais si vous vouliez cesser de le tourmenter, de le rendre malheureux, ah ! je vous aimerais encore davantage.

– Je comprends, dit le jeune homme qui s’inclina nonchalamment vers l’enfant et la repoussa après l’avoir embrassée. Là ! maintenant que vous avez bien débité votre leçon, vous pouvez vous retirer. Il est inutile de pleurnicher. Nous ne nous quittons pas mal ensemble, si c’est cela qu’il vous faut. »

Il demeura silencieux, la suivant du regard jusqu’à ce qu’elle eût regagné sa petite chambre et fermé la porte ; se tournant ensuite vers le nain, il lui dit brusquement :

« Écoutez-moi, monsieur…

– C’est à moi que vous parlez ? répliqua le nain. Mon nom est Quilp. Ce n’est pas long à retenir : Daniel Quilp.

– Alors, écoutez-moi, monsieur Quilp. Vous avez un peu d’influence sur mon grand-père…

– Un peu ! dit l’autre avec un ton d’importance.

– Vous êtes un peu dans la confidence de ses mystères, de ses secrets ?

– Un peu ! répliqua Quilp sèchement.

– Dites-lui donc de ma part, une fois pour toutes, qu’il doit s’attendre à me voir entrer ici et en sortir aussi souvent qu’il me conviendra, aussi longtemps qu’il gardera Nelly ici, et que, s’il veut se débarrasser de moi, il faut que d’abord il se soit débarrassé d’elle. Qu’ai-je donc fait pour être traité comme un loup-garou, pour qu’on me fuie et qu’on me redoute comme si j’apportais la peste ? Ce vieillard vous dira que je ne sais pas ce que c’est qu’une affection de famille, et que je ne me soucie pas plus du bonheur de Nelly que de lui-même ; laissez-le dire. En ce cas, ce dont je me soucie, c’est de venir ici à ma guise et de rappeler à ma sœur que j’existe. Je veux la voir quand il me plaira. J’y tiens. C’est un droit que je suis venu maintenir aujourd’hui. Je reviendrai cinquante fois dans le même but, et toujours avec le même succès. J’ai dit que je resterais ici jusqu’à ce que j’eusse eu satisfaction : je l’ai eue, voilà ma visite terminée. Allons, Dick.

– Arrêtez ! cria M. Swiveller au moment où son ami se dirigeait vers la porte. Monsieur…

– Monsieur, votre très-humble serviteur, dit M. Quilp, à qui s’adressait ce dernier mot.

– Avant de quitter ce lieu de joie et de plaisir, ce séjour où règne une clarté éblouissante, je désire, avec votre permission, hasarder une petite remarque. Je suis venu ici aujourd’hui, monsieur, avec la pensée que le bonhomme était bien disposé…

– Continuez, monsieur, dit Daniel Quilp en voyant l’orateur s’arrêter subitement.

– Inspiré par cette idée et par les sentiments qu’elle éveille, et jugeant, en ma qualité d’ami commun, que ce n’est pas par des criailleries, des disputes, des querelles, que les âmes arrivent à s’épancher et que l’harmonie sociale se rétablit entre les parties adverses, j’ai pris sur moi de suggérer un moyen, le seul qu’on puisse adopter en pareille occurrence. Voulez-vous me permettre de vous glisser un tout petit mot à ce sujet ? »

Sans attendre la permission qu’il avait sollicitée, M. Swiveller fit un pas vers le nain ; puis, s’appuyant sur son épaule et se penchant comme pour lui parler à l’oreille, il lui dit, de manière à être parfaitement entendu de tout le monde :

« Voilà le mot d’ordre pour le bonhomme : fouille.

– Quoi ? … demanda Quilp.

– Fouille, monsieur, fouille, répéta M. Swiveller en frappant sur son gousset pour montrer qu’il fallait fouiller à la poche. Vous comprenez, monsieur ? »

Le nain fit un signe de tête. M. Swiveller fit quelques pas pour se retirer, et il s’arrêta pour lui rendre le même signe de tête à chaque pas qu’il faisait en arrière. Ce fut ainsi qu’il arriva à la porte : là, il toussa fortement pour appeler l’attention du nain et saisir cette occasion de lui recommander par un jeu muet la discrétion la plus absolue et le secret le plus inviolable. Après cette grave pantomime, qui dura le temps nécessaire selon lui pour bien lui inculquer ses idées, il suivit les traces de son ami et disparut.

« Hum ! dit le nain avec un regard de travers et en haussant les épaules, il en coûte cher d’avoir de chers parents. Dieu merci, je ne m’en connais pas ! Et vous seriez comme moi si vous n’étiez pas aussi faible qu’un roseau et presque aussi dépourvu de raisonnement.

– Que voulez-vous que je fasse ? répliqua le vieillard avec une sorte de désespoir impuissant. Il est bien facile de parler et de ricaner. Que voulez-vous que je fasse ?

– Ce que je ferais, moi, si j’étais à votre place.

– Quelque acte violent, sans doute ?

– Fort bien, dit le petit homme très-flatté de ce qu’il prenait pour un compliment et grimaçant un rire diabolique en frottant ses mains sales l’une contre l’autre. Demandez à Mme Quilp, à la jolie, soumise, timide et tendre Mme Quilp. Mais son nom me rappelle que je l’ai laissée toute seule ; je me figure son inquiétude… Elle n’aura pas un moment de repos jusqu’à ce que je sois de retour. C’est toujours ainsi qu’elle est quand je suis dehors, bien qu’elle n’ose en dire un mot à moins que je ne l’y engage en l’avertissant qu’elle peut parler librement sans avoir peur de me fâcher. Oh ! Mme Quilp est bien dressée ! »

Cet être difforme me parut horrible avec sa tête monstrueuse sur son petit corps, tandis qu’il frottait lentement ses mains en les tournant l’une sur l’autre, toujours l’une sur l’autre, geste bien simple assurément, mais qui prenait chez lui quelque chose de fantastique. Il fallait le voir aussi abaisser ses épais sourcils et retrousser son menton en l’air, en lançant à la dérobée un regard de triomphe qu’un lutin aurait pu copier pour en faire son profit.

« Tenez, dit-il en mettant la main dans la poche de son habit et en s’approchant de côté vers le vieillard, je l’ai apporté moi-même de crainte d’accident ; la somme, quoique en or, eût été trop forte et trop lourde pour tenir dans le petit sac de Nelly. Il faut cependant, voisin, qu’elle s’habitue de bonne heure à de semblables fardeaux, car elle en aura à porter quand vous serez mort.

– Fasse le ciel que vous disiez vrai ! Je l’espère, du moins ! dit le vieillard avec une sorte de gémissement.

– Je l’espère ! » répéta le nain.

Et s’approchant plus près encore :

« Voisin, je voudrais bien savoir où vous mettez tout cet argent ; mais vous êtes un homme profond, et vous gardez bien votre secret.

– Mon secret !… dit l’autre avec un regard plein de trouble. Oui, vous avez raison, je… je garde bien mon secret, je le garde bien. »

Sans rien ajouter, il prit l’argent et s’en alla d’un pas lourd et incertain, portant la main à son visage comme un homme contrarié et abattu. Le nain le suivit de ses yeux pénétrants, tandis que le vieillard passait dans le petit salon et plaçait la somme dans un coffre-fort en fer, près de la cheminée. Après avoir rêvé quelques instants, il se disposa à prendre congé du bonhomme en disant que, s’il ne faisait diligence, il trouverait certainement à son retour Mme Quilp en pleine crise nerveuse.

« Ainsi, voisin, dit-il, je vais regagner mon logis en vous chargeant de mes amitiés pour Nelly ; j’espère qu’à l’avenir elle ne se perdra plus en route, quoique sa mésaventure m’ait valu un honneur sur lequel je ne comptais pas. »

En parlant ainsi, il s’inclina, me regardant du coin de l’œil ; puis, après avoir jeté un regard intelligent qui semblait embrasser tous les objets d’alentour, quelle que fût leur petitesse ou leur peu de valeur, il partit.

Plusieurs fois j’avais essayé de m’en aller moi-même, mais le vieillard s’y était toujours opposé en me conjurant de rester. Comme il renouvelait sa prière au moment où enfin nous étions seuls, et revenait, avec mille remercîments, sur la circonstance à laquelle nous devions de nous connaître, je cédai volontiers à ses instances et m’assis avec l’air d’examiner quelques miniatures curieuses et un petit nombre d’anciennes médailles qu’il plaça devant moi. Il ne fallait pas, d’ailleurs, insister beaucoup pour me déterminer à rester, car il est certain que si ma curiosité avait été éveillée lors de ma première visite, elle n’avait pas diminué dans la seconde.

Nell ne tarda pas à venir nous rejoindre, et, posant sur la table quelque travail de couture, elle s’assit à côté du vieillard. Rien de charmant à voir comme les fleurs fraîches qu’elle avait mises dans la chambre, comme l’oiseau favori dont la petite cage était ombragée par un vert rameau, comme le souffle de fraîcheur et de jeunesse qui semblait frémir à travers cette vieille et triste maison, et voltiger autour de l’enfant ! Il était curieux aussi, quoique moins agréable, de passer de la beauté et de la grâce de l’enfant, à la taille voûtée, au visage soucieux, à la physionomie fatiguée du vieillard. À mesure qu’il allait devenir, plus faible et plus abattu, qu’adviendrait-il de cette petite créature isolée ? Et s’il mourait, le pauvre protecteur, quel serait le sort de la protégée ?

Le vieillard, qui parut répondre exactement à mes pensées, posa sa main sur celle de Nelly et dit tout haut :

« Je ne veux plus être si triste, Nelly, il est impossible qu’il n’y ait pas quelque bonne fortune en réserve pour toi ; je dis pour toi, car pour moi je ne demande rien. Sinon, le malheur s’appesantirait si lourdement sur ta tête innocente !… Mais non, tous mes efforts ne seront pas perdus, c’est impossible. »

Elle le regarda gaiement, mais sans rien répondre.

« Quand je pense, reprit-il, à ces années nombreuses, oui, nombreuses dans ta courte existence, où tu as vécu seule auprès de moi ; à ces jours monotones, sans compagnes ni plaisirs de ton âge ; à cette solitude où tu as grandi, en quelque sorte, loin du genre humain tout entier, et en face d’un vieillard seulement, je crains quelquefois, Nelly, de n’avoir pas agi avec toi comme je le devais.

– Oh ! grand-père !… s’écria l’enfant avec une surprise pleine d’émotion.

– Oui, dit-il, sans le vouloir, sans le vouloir. J’ai toujours aspiré au moment où tu pourrais figurer parmi les dames les plus heureuses et les plus belles dans la position la plus brillante. Mais j’en suis encore à y aspirer, j’y aspire toujours, et, en attendant, s’il me fallait te quitter, t’aurais-je suffisamment préparée pour les luttes du monde ? Ce pauvre oiseau que voilà serait aussi bien en état d’en courir les risques si on lui donnait la volée. Attention ! j’entends Kit ; il est à la porte : va lui ouvrir, Nell. »

Elle se leva, fit vivement quelques pas, s’arrêta, se retourna et jeta ses bras au cou du vieillard, puis le quitta, et s’élança, plus vite cette fois afin de cacher les larmes qui coulaient de ses yeux.

« Un mot, monsieur, me dit le vieillard à voix basse et d’un ton précipité ; un mot à l’oreille. Vos paroles de l’autre soir m’ont rendu malheureux. Voici ma seule justification : j’ai tout fait pour le mieux, il est trop tard pour revenir sur mes pas quand bien même je le pourrais ; mais je ne le puis, et d’ailleurs j’espère encore triompher ! Tout pour elle. J’ai supporté moi-même la plus grande misère afin de lui épargner les souffrances qu’entraîne la pauvreté ; je veux lui épargner les peines qui ont mis au tombeau, hélas ! trop tôt ! sa mère, ma chère fille ! Je veux lui laisser non pas de ces ressources vulgaires qui pourraient aisément se perdre et se dissiper, mais une fortune qui la place pour toujours au-dessus du besoin. Remarquez bien cela, monsieur : ce n’est pas du pain que je veux lui assurer, c’est une fortune. Mais, chut ! la voici, je ne puis vous en dire davantage, ni maintenant, ni jamais, en sa présence. »

L’impétuosité avec laquelle il me fit cette confidence, le tremblement de sa main qui pressait mon bras, les yeux ouverts et brillants qu’il fixait sur moi, sa véhémence passionnée et son agitation, tout cela me remplit, d’étonnement. D’après ce que j’avais vu et entendu, d’après une grande partie de ce qu’il m’avait dit lui-même, je le supposais riche. Mais, quant à son caractère, je ne pouvais le définir, à moins que ce ne fût un de ces misérables qui, ayant fait de la fortune l’unique but, l’unique objet de leur vie, et ayant réussi à amasser de grands biens, sont continuellement torturé par la crainte de la pauvreté et obsédés par l’inquiétude de perdre de l’argent et de se ruiner. Il m’avait dit bien des choses que je n’avais pu comprendre, et qui ne pouvaient s’expliquer que par cette supposition. Je finis donc par conclure que sans nul doute il appartenait à cette catégorie malheureuse.

On ne dira toujours pas que cette opinion fut pour moi le résultat d’une réflexion rapide, car je n’eus pas le temps de réfléchir du tout, la jeune fille étant revenue tout de suite et se disposant à donner à Kit une leçon d’écriture. Il en recevait deux par semaine, dont une régulièrement ce soir-là, et j’ai lieu de croire que le professeur et l’élève y trouvaient un égal plaisir. Il me faudrait plus de temps et d’espace que n’en méritent de tels détails pour dire tous les efforts qu’il fallut faire avant qu’on pût décider le modeste Kit à s’asseoir devant un monsieur qu’il ne connaissait pas ; comment, étant assis enfin, il retroussa ses manches, posa carrément ses coudes, appliqua son nez sur son cahier et fixa ses yeux sur l’exemple en louchant horriblement : comment, dès qu’il eut la plume en main, il se vautra dans les pâtés et se barbouilla d’encre jusqu’à la racine des cheveux ; comment, si par hasard il lui arrivait de bien tracer une lettre, il l’effaçait aussitôt avec son bras en se disposant à en faire une autre ; comment chaque nouvelle bévue était pour l’enfant le sujet d’un franc éclat de rire, auquel répondait, avec plus de bruit encore et non moins de gaieté, le rire du pauvre Kit lui-même ; comment cependant, à travers tout cela, il y avait chez le professeur un désir sincère d’enseigner et chez l’élève un vif désir d’apprendre. Il me suffira de dire que la leçon fut donnée, que la soirée se passa, que la nuit vint, que le vieillard, en proie à son anxiété et à son impatience habituelles, quitta secrètement la maison à la même heure, c’est-à-dire à minuit, et qu’une fois de plus l’enfant resta seule dans cette sombre maison.

Et maintenant que j’ai conduit jusqu’ici cette histoire en y jouant un rôle ; maintenant que j’ai présenté au lecteur les figures avec lesquelles il a déjà fait connaissance, je crois qu’il convient que je disparaisse personnellement de la suite du récit, pour laisser parler et agir eux-mêmes les personnages qui prendront à l’action une part nécessaire et importante.

Chapitre IV. §

M. et Mme Quilp demeuraient à Tower-Hill ; et Mme Quilp était restée dans son pavillon de Tower-Hill, à gémir sur l’absence de son seigneur et maître, quand il l’avait quittée pour vaquer à l’affaire que nous l’avons vu traiter.

On eût eu peine à définir de quel commerce, de quelle profession s’acquittait M. Quilp en particulier, quoique ses occupations fussent nombreuses et variées. Il touchait les loyers de colonies entières, parquées dans des rues sales et des ruelles au bord de l’eau ; il faisait des avances d’argent aux matelots et officiers subalternes de vaisseaux marchands : il avait une part dans les pacotilles de divers contre-maîtres de bâtiments des Indes, fumait ses cigares de contrebande sous le nez même des douaniers, et presque tous les jours avait des rendez-vous à la Bourse avec des individus à chapeau de toile cirée et jaquette de matelot. Sur le rivage de la Tamise, comté de Surrey, il y avait un affreux chantier, infesté de rats, et nommé vulgairement « le quai de Quilp. » Là étaient un petit comptoir en bois, enfoncé tout de travers dans la poussière, comme s’il était entré dans le sol en tombant des nues, quelques débris d’ancres rouillées, plusieurs grands anneaux de fer, des piles de bois pourri, et deux ou trois monceaux de vieilles feuilles de cuivre, tortillées, fendues et avariées. Dans son quai Daniel Quilp était un déchireur de bateaux, quoiqu’à en juger par tout ce qu’on voyait on dût penser, ou qu’il déchirait les bateaux sur une fort petite échelle, ou qu’il les déchirait en morceaux si petits qu’on n’en voyait plus rien. Bien loin que ce lieu offrît une notable apparence de vie ou d’activité, la seule créature humaine qui l’occupât était un jeune garçon amphibie, vêtu de toile à voiles, dont l’unique travail consistait à rester assis au haut d’une des piles de bois pour jeter des pierres dans la boue à la marée basse, ou à se tenir les mains dans ses poches en regardant avec insouciance le mouvement et le choc des vagues à la marée haute.

À Tower-Hill, l’appartement du nain comprenait, outre ce qui était nécessaire pour lui et Mme Quilp, un petit cabinet avec un lit pour la mère de cette dame, qui vivait dans le ménage et soutenait contre Daniel une guerre incessante ; et pourtant la dame avait une terrible peur de son gendre. En effet, cet horrible personnage avait réussi de manière ou d’autre, soit par sa laideur, soit par sa férocité, soit enfin par sa malice naturelle, peu importe, à inspirer une crainte salutaire à la plupart de ceux qui se trouvaient chaque jour en rapport avec lui. Nul ne subissait plus complètement sa domination que Mme Quilp elle-même, une jolie petite femme au doux parler, aux yeux bleus, qui, s’étant unie au nain par les liens du mariage dans un de ces moments d’aberration dont les exemples sont loin d’être rares, faisait, tous les jours de la vie bonne et solide pénitence de sa folie d’un jour.

Nous avons dit que Mme Quilp se désolait dans son pavillon en l’absence de son mari. Elle était en effet dans son petit salon, mais elle n’y était pas seule ; car, indépendamment de la vieille Mme Jiniwin, sa mère, dont nous avons déjà parlé tout à l’heure, il y avait là une demi-douzaine au moins de dames du voisinage, qu’un étrange hasard (concerté entre elles, je suppose) avait amenées l’une après l’autre juste à l’heure de prendre le thé. Le moment était propice à la conversation ; la chambre était fraîche et bien ombragée, un véritable lieu de farniente : par la croisée ouverte, on voyait des plantes qui interceptaient la poussière et qui formaient un délicieux rideau entre la table à thé au dedans et la vieille tour de Londres au dehors. Il n’y a donc pas sujet de s’étonner si les dames se sentirent une inclination secrète à causer et à perdre le temps, surtout si nous mettons en ligne de compte les charmes additionnels du beurre frais, du pain tendre, des crevettes et du cresson de fontaine.

Ces dames se trouvant réunies sous de tels auspices, il était naturel que la conversation tombât sur le penchant des hommes à tyranniser le sexe faible, et sur le devoir qui incombe au sexe faible de résister à ce despotisme, et de défendre ses droits et sa dignité. C’était naturel pour quatre raisons : 1° Parce que Mme Quilp étant une jeune femme notoirement en puissance de mari, il convenait de l’exciter à la révolte ; 2° parce que la mère de Mme Quilp était honorablement connue pour être absolue dans ses idées et disposée à résister à l’autorité masculine, 3° parce que chacune des dames en visite n’était pas fâchée de montrer pour son propre compte combien elle l’emportait, à cet égard, sur la généralité de son sexe ; et 4° parce que la compagnie étant habituée à une médisance réciproque quand elles étaient deux à deux, était privée de son sujet de conversation ordinaire maintenant qu’elles étaient réunies toutes ensemble, en petit comité d’amitié, et que par conséquent il n’y avait rien de mieux à faire que de se liguer contre l’ennemi commun.

En vertu de ces considérations, une grosse dame ouvrit le feu en commençant par demander, d’un air d’intérêt sympathique, comment se portait M. Quilp ; à quoi la belle-mère répondit avec aigreur : « Oh ! très-bien. Vous pouvez être tranquille à son sujet : mauvaise herbe prospère toujours. »

Alors toutes les dames soupirèrent à l’unisson, secouèrent gravement la tête et regardèrent Mme Quilp comme on regarderait une martyre.

« Ah ! dit la première qui avait pris la parole, si vous pouviez lui communiquer un peu de votre expérience, mistress Jiniwin !… Personne, mieux que vous, ne sait ce que nous autres femmes nous nous devons à nous-mêmes.

– Ce que nous nous devons est bien dit, madame, répliqua mistress Jiniwin. Du vivant de mon pauvre mari, votre père, ma fille, s’il s’était jamais hasardé à prononcer vis-à-vis de moi un mot de travers, j’aurais… »

La brave vieille dame n’acheva point la phrase, mais elle tordit la tête d’une crevette avec un air de vengeance, qui semblait en quelque sorte la traduction de son silence. Ce geste éloquent fut parfaitement saisi et approuvé par la grosse dame, qui répliqua immédiatement :

« Vous entrez juste dans ma pensée, madame, et c’est exactement ce que je ferais moi-même.

– Mais rien ne vous y oblige, dit Mme Jiniwin. Heureusement pour vous, ma chère, vous n’en avez pas plus occasion que je ne l’avais autrefois.

– Nulle femme n’en aurait jamais besoin, dit la grosse dame, si elle se respectait.

– Vous entendez, Betzy ? dit Mme Jiniwin d’un ton sentencieux. Combien de fois ne vous ai-je pas adressé les mêmes avis, en me mettant presque à vos genoux pour vous prier de les suivre ! »

La pauvre mistress Quilp, qui promenait un regard de victime de visage en visage, pour y lire partout un sentiment de pitié, rougit, sourit et secoua la tête d’un air de doute. Ce fut le signal d’une clameur générale, commençant par un murmure confus, et bientôt s’agrandissant jusqu’à devenir une explosion violente où tout le monde parlait à la fois ; il n’y avait qu’une voix pour dire que mistress Quilp, étant trop jeune pour avoir le droit d’opposer son opinion à celle de personnes expérimentées qui savaient bien qu’elle se trompait, ce serait fort mal à elle de ne pas écouter les conseils de gens qui ne voulaient que son bien ; que se conduire ainsi, c’était presque se montrer ingrate ; que, si elle ne se respectait pas elle-même, du moins devait-elle respecter les autres femmes que son humilité compromettait toutes ensemble ; que, si elle manquait d’égards envers les autres femmes, un temps viendrait où les autres femmes en manqueraient pour elle, et qu’elle en aurait bien du regret, elle pouvait en être sûre. Après ce déluge d’avertissements, les dames livrèrent un assaut plus vif encore que jamais au thé, mélangé de pain tendre, de beurre frais, de crevettes et de cresson de fontaine, disant qu’elles souffraient tellement de la voir se conduire ainsi, qu’à peine pouvaient-elles avaler une bouchée.

« Tout cela est bel et bon, dit Mme Quilp avec beaucoup de simplicité ; mais cela n’empêche pas que, si je venais à mourir, aujourd’hui pour demain, Quilp pourrait épouser qui bon lui semblerait ; il le pourrait, j’en suis sûre. »

Il y eut à cette idée un cri général d’indignation. Épouser qui bon lui semblerait ! Elles voudraient bien voir qu’il eût l’audace de faire à aucune d’elles une proposition de ce genre ; elles voudraient bien voir qu’il en fît seulement semblant ! Une dame (c’était une veuve) s’écria qu’elle était femme à le poignarder dès la première allusion à cette prétention insolente.

« À merveille, reprit mistress Quilp, balançant sa tête ; tout cela est bel et bon, comme je le disais tout à l’heure ; mais je répète que je suis certaine de mon fait, oui, certaine. Quilp sait si bien s’arranger quand il veut, que la plus belle de vous ne le refuserait pas si j’étais morte, qu’elle fût libre, et qu’il se mit dans la tête de lui faire la cour, allez ! »

Chacune se redressa devant cette affirmation, comme pour dire : « C’est moi dont vous voulez parler !… Eh bien ! qu’il y vienne : on verra ! » Et cependant, quelque raison cachée les animait toutes contre la veuve ; pas une des dames qui ne murmurât à l’oreille de sa voisine, que cette veuve se figurait probablement être l’objet des allusions de Betzy… et que pourtant ce n’était pas le Pérou.

« Ma mère sait, ajouta mistress Quilp, que je ne me trompe pas. Elle-même m’a souvent tenu ce langage avant mon mariage. N’est-il pas vrai, maman ? »

Cette question directe embarrassa singulièrement mistress Jiniwin, dont la position devenait des plus délicates ; car la respectable dame avait certainement travaillé d’une manière active à marier sa fille à M. Quilp ; et d’ailleurs, son orgueil maternel n’eût pas volontiers laissé s’accréditer l’idée qu’elle avait donné sa fille à un homme dont personne n’eût voulu. D’autre part, exagérer les qualités séduisantes de son gendre, c’eût été affaiblir la cause de la révolte, cette cause qu’elle avait embrassée avec ardeur. Partagée entre ces considérations contraires, mistress Jiniwin voulut bien reconnaître chez Quilp un esprit insinuant, mais elle lui refusa le droit de gouverner ; et, avec un compliment bien placé à l’adresse de la grosse dame, elle ramena la discussion au point de départ.

« Oh ! mistress George a dit une chose fort juste, fort sensée Si les femmes savaient seulement se respecter elles-mêmes !… Mais Betzy ne s’en doute pas, et c’est bien dommage ; j’en suis honteuse pour elle.

– Plutôt que de permettre à un homme de me mener comme Quilp la mène, dit mistress George, plutôt que de trembler devant un homme comme elle tremble devant lui, je… je me tuerais, après avoir commencé par écrire une lettre où je déclarerais que c’est lui qui m’a tuée ! »

Cette idée fut accueillie par un concert unanime d’approbations bruyantes. Alors une autre dame, des Minories, prit à son tour la parole en ces termes :

« M. Quilp peut être un homme très-séduisant, je le suppose, je n’en doute même pas, puisque mistress Quilp et mistress Jiniwin le disent : or, si quelqu’un doit le savoir, c’est elles, assurément. Mais il n’est pourtant pas ce qu’on appelle un joli garçon, encore moins un jeune homme, ce qui pourrait au moins lui servir de circonstance atténuante ; tandis que sa femme est jeune, agréable, et qu’enfin c’est une femme ; et c’est tout dire ! »

Ces dernières paroles, prononcées du ton le plus pathétique, excitèrent l’enthousiasme dans l’auditoire. Encouragée par son triomphe, la dame ajouta :

« Si un tel mari pouvait être bourru et déraisonnable avec une telle femme, il faudrait…

– S’il l’est ! interrompit la mère retournant sa tasse vide dans la soucoupe et secouant les miettes qui étaient tombées dans son giron, comme pour se préparer à une déclaration solennelle ; s’il l’est !… C’est le plus grand tyran qui ait jamais existé ; elle n’ose pas penser par elle-même ; il la fait trembler d’un geste, d’un regard, il lui cause des frayeurs mortelles, sans qu’elle ait la force de lui répondre un mot, pas le plus petit mot ! »

Quoique ces griefs fussent bien notoires et bien établis chez toutes ces dames amateurs de thé, et qu’ils eussent depuis un an servi de texte et de commentaire dans toutes leurs réunions du voisinage, cette communication officielle n’eut pas été plutôt reçue, qu’elles se mirent toutes à parler à la fois, rivalisant entre elles de véhémence et de volubilité. Mistress George s’écria que tout le monde s’en entretenait ; que souvent elle en avait entendu causer auparavant ; que mistress Simmons, qui avait vu quelques-unes de ces scènes, le lui avait dit vingt fois à elle-même, et qu’elle lui avait toujours répondu : « Non, ma chère Henriette Simmons, je n’y croirai jamais, à moins que je ne le voie de mes propres yeux et que je ne l’entende de mes propres oreilles. » Mme Simmons corrobora ce témoignage en y ajoutant des détails qui étaient à sa connaissance personnelle. La dame des Minories donna la recette d’un traitement infaillible auquel elle avait soumis son mari, et grâce auquel ce monsieur, qui, trois semaines après son mariage, s’était mis à manifester des symptômes non équivoques d’un naturel de tigre, s’était apprivoisé et était devenu doux comme un agneau. Une autre dame raconta la lutte qu’elle avait eue à soutenir et son triomphe final, qu’elle n’avait pas obtenu cependant sans être forcée d’appeler à son aide sa mère et deux tantes, avec lesquelles elle avait pleuré nuit et jour, durant six semaines, sans discontinuer. Une troisième qui, dans la confusion générale, n’avait pu trouver une autre personne pour l’écouter, s’accrocha à une jeune fille qui se trouvait là, et elle la conjura, au nom de sa tranquillité et de son bonheur, de mettre à profit cette circonstance solennelle pour éviter l’exemple de faiblesse donné par mistress Quilp, et pour songer uniquement, dès ce jour, à maîtriser et à dompter le caractère rebelle de son futur mari. Le bruit était à son comble, la moitié des dames en étaient venues, non plus à parler, mais à crier à qui mieux mieux pour dominer la voix des autres, quand soudain on vit mistress Jiniwin changer de couleur, et faire à la dérobée un signe du doigt, comme pour engager la compagnie à se taire. Alors, mais alors seulement, on aperçut dans la chambre Daniel Quilp lui-même, la cause vivante de tout ce tapage, occupé à regarder et écouter tout avec la plus profonde attention.

« Continuez, mesdames, continuez, dit Daniel. Mistress Quilp, veuillez engager ces dames à rester pour souper ; vous leur donnerez une couple de homards avec quelque autre comestible léger et délicat.

– Je… je ne les avais pas invitées à prendre le thé, balbutia la jeune femme. C’est bien par hasard qu’elles se sont rencontrées.

– Tant mieux, mistress Quilp ; les parties de plaisir imprévues sont toujours les meilleures, dit le nain en frottant ses mains avec tant de force qu’il semblait fabriquer des boulettes pour servir de gargousses à des canonnières d’enfant. Mais quoi ! vous ne partez pas, mesdames ? Vous ne partez sûrement pas ? »

Ses belles ennemies agitèrent la tête d’un air mutin, tout en cherchant leurs chapeaux et leurs châles respectifs, mais elles laissèrent le soin de la résistance verbale à mistress Jiniwin, qui, se trouvant désignée par sa position pour soutenir la lutte, simula quelques efforts afin de sauver l’honneur de son rôle.

« Et pourquoi, dit-elle, ces dames ne resteraient-elles pas à souper, si ma fille le voulait ?

– Certainement, répondit Daniel ; pourquoi pas ?

– Il n’y a rien d’inconvenant ni de déshonnête dans un souper, j’espère, dit Mme Jiniwin.

– Comment donc ? répliqua le nain ; ni de malsain non plus, à moins qu’on n’y mange une salade de homards ou des crevettes, car je me suis laissé dire que ce n’était pas bon pour la digestion.

– Et vous ne voudriez pas que votre femme en souffrît, pas plus que de toute autre chose qui pourrait l’incommoder, n’est-ce pas ?

– Non, certainement, pour rien au monde ! répondit le nain avec un rire grimaçant. Pas même pour toutes les belles-mères réunies !… quelque bonheur qu’on eût à posséder une telle collection.

– Ma fille est votre femme, monsieur Quilp, » dit la vieille dame avec un rire qu’elle s’efforça de rendre badin et satirique ; et elle ajouta, comme s’il avait besoin qu’on lui rappelât cette circonstance : « Votre femme légitime.

– Certainement, certainement, dit le nain.

– Et elle a le droit, j’espère, d’agir comme il lui plaît, Quilp, dit mistress Jiniwin, tremblant, en partie de colère, en partie de la crainte secrète que lui inspirait son gendre diabolique.

– Vous espérez qu’elle en a le droit. Ne savez-vous pas qu’elle l’a ?

– Je sais qu’elle devrait l’avoir, si elle avait ma manière de voir.

– Ma chère, pourquoi n’avez-vous pas la manière de voir de votre mère ? dit le nain se retournant pour s’adresser à sa femme. Pourquoi, ma chère, n’imitez-vous pas en tout constamment votre mère ? Elle est l’ornement de son sexe ; votre père le disait chaque jour de sa vie, j’en suis sûr.

– Son père était un heureux caractère, et qui valait vingt mille fois mieux que certaines gens ; que dis-je ? vingt millions de milliards de fois.

– J’eusse aimé à le connaître, repartit le nain. Il se peut qu’il fût une heureuse créature déjà à cette époque ; mais ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il l’est maintenant. Doux repos pour un homme qui a, je crois, souffert longtemps. »

La vieille dame fit un effort pour parler, mais elle resta sans voix. Quilp reprit, avec la même malice de regard et la même affectation de politesse moqueuse :

« Vous ne paraissez pas à votre aise, mistress Jiniwin ; vous vous êtes trop surexcitée peut-être à parler, car c’est là votre faible. Allez vous coucher, allez vous coucher.

– J’irai me coucher quand il me plaira, Quilp, et pas avant.

– Si cela pouvait vous plaire en ce moment ! Allez donc vous coucher, s’il vous plaît. »

Mistress Jiniwin le regarda avec colère ; mais elle recula en le voyant s’avancer, et, lui tournant le dos pour s’en aller, elle l’entendit fermer la porte sur elle, l’envoyant ainsi rejoindre les invitées qui se pressaient sur l’escalier.

Resté seul avec sa femme qui s’était assise dans un coin, toute tremblante et les yeux fixés à terre, le petit homme vint se planter à quelque distance devant elle, les bras croisés, et la contempla fixement durant quelque temps sans parler.

« Ah ! bonne pièce ! dit-il en rompant le silence, faisant claquer ses lèvres, comme si ce n’était pas une simple figure de rhétorique, et qu’il vînt en effet de déguster un bon morceau. Ah ! mon cher petit cœur ! ah ! charmante enchanteresse ! »

Mme Quilp sanglota, et, comme elle connaissait le caractère de son aimable seigneur et maître, elle ne se montra guère moins alarmée de ces compliments que s’il s’était porté à des actes de la plus extrême violence.

« Quel bijou ! continua le nain avec une grimace de possédé ; quel diamant, quelle perle, quel rubis, quel écrin du plus pur métal, enchâssé des plus riches joyaux ! quel trésor ! aussi comme je l’aime ! »

La pauvre petite femme tremblait des pieds à la tête : elle jetait vers lui des yeux suppliants qu’elle baissait ensuite vers la terre avec de nouveaux sanglots.

« Mais ce qu’elle a de mieux, ajouta-t-il en s’avançant avec une espèce de bond que ses jambes crochues, sa face hideuse, son air moqueur rendaient tout à fait diabolique, ce qu’elle a de mieux, c’est sa douceur, sa soumission, qui ne lui permet pas d’avoir une volonté à elle, et surtout c’est l’avantage qu’elle a de posséder une mère si persuasive ! »

Il prononça ces dernières paroles d’un ton de malice mielleuse dont rien n’approche ; après quoi il planta ses deux mains sur ses genoux, et écartant ses jambes toutes grandes, il se baissa, baissa, baissa tout doucement jusqu’à ce qu’il n’eût plus besoin que de donner un tour de vis à sa tête d’un côté pour se trouver juste entre le parquet et les yeux de sa femme.

« Madame Quilp !

– Oui, Quilp.

– N’est-ce pas que je suis gentil ? N’est-ce pas que je serai, la plus jolie créature du monde, si j’avais seulement des moustaches ? mais bah ! ça ne m’empêche pas d’être un beau petit homme pour une femme, n’est-ce pas, madame Quilp ? »

Mme Quilp répliqua en femme bien apprise : « Oui, Quilp » et, fascinée par son regard, continua à fixer sur lui ses yeux timides, pendant qu’il la régalait d’une foule de grimaces dont il n’y avait que lui ou le cauchemar qui pussent posséder le secret. Et durant toute cette pantomime qui ne finit pas de sitôt, il garda un silence absolu ; excepté chaque fois qu’il faisait trembler et reculer sa femme en renouvelant un de ses bonds inattendus, car alors elle ne pouvait s’empêcher de pousser un cri d’effroi, ce qui le faisait rire aux éclats.

« Mistress Quilp ! dit-il enfin.

– Oui, Quilp, » répondit-elle avec soumission.

Au lieu de poursuivre son idée, Quilp se leva, croisa de nouveau ses bras et fixa sur sa femme des yeux encore plus sévères, tandis qu’elle détournait les siens et les tenait attachés sur le parquet.

« Mistress Quilp !

– Oui, Quilp.

– S’il vous arrive encore d’écouter ces sorcières, je vous pincerai. »

Après cette menace laconique, accompagnée d’un grognement qui la fit paraître très-sérieuse, M. Quilp ordonna à Betzy d’enlever le plateau et de lui apporter le rhum. Ayant devant lui la liqueur dans un grand coffre qui avait l’air de provenir de quelque armoire de vaisseau, il demanda de l’eau fraîche avec sa boîte à cigares ; quand il n’eut plus rien à demander, il s’établit dans un fauteuil, appuyant en arrière sa grosse tête, et ses petites jambes plantées sur la table.

« Maintenant, dit-il, mistress Quilp, me voilà en disposition de fumer. Je passerai sans doute ainsi toute la nuit. Restez où vous êtes, s’il vous plaît, dans le cas où j’aurais besoin de vous. »

La jeune femme ne trouva pas autre chose à répondre que ses mots habituels : « Oui, Quilp. » Son seigneur et maître prit son premier cigare et apprêta son premier verre de grog. Le soleil se coucha, les étoiles parurent ; la Tour passa de sa teinte ordinaire au gris, puis au noir ; la chambre devint tout à fait sombre, tandis que le bout du cigare était flamboyant. M. Quilp demeurait cependant dans la même position, fumant et buvant tour à tour, regardant d’un air d’insouciance par la fenêtre, avec un sourire de dogue sur les lèvres, excepté quand mistress Quilp ne pouvait réprimer un mouvement d’impatience ou de fatigue ; car alors ce sourire se métamorphosait en une grimace de plaisir.

Chapitre V. §

Soit que M. Quilp eût cligné de l’œil de temps en temps pour prendre par intervalles quelques moments de sommeil, soit que durant toute la nuit, il eût tenu ses yeux tout grands ouverts il est certain qu’il eut toujours son cigare allumé, et que le bout de celui qu’il venait de brûler servait chaque fois à allumer le nouveau qu’il prenait, sans avoir besoin de recourir à la chandelle. Le son des horloges, retentissant d’heure en heure, loin de lui apporter l’envie de dormir ou au moins le besoin d’aller se reposer, semblait, au contraire, augmenter son insomnie qu’il manifestait, à chaque signe indicateur des progrès de la nuit par un rire étouffé dans sa gorge et par le mouvement de ses épaules, comme un homme qui rit de bon cœur mais in petto, à la dérobée.

Enfin le jour parut ; la pauvre mistress Quilp, glacée par la fraîcheur du matin, toute grelottante et brisée par la fatigue et le manque de sommeil, était toujours là, assise patiemment sur sa chaise, invoquant, de temps en temps, par le muet appel du regard, la compassion et la clémence de son seigneur et maître ; lui rappelant doucement quelquefois, par une quinte de toux introduite à propos, qu’il ne lui avait pas encore accordé grâce et merci, et que le châtiment avait déjà duré bien longtemps. Mais le nain, son époux, continuait bravement de fumer son cigare et de boire son rhum, sans y faire seulement attention ; ce ne fut que lorsque le soleil fut tout à fait brillant, et que l’activité et le bruit qui caractérisent le jour dans la Cité se furent ranimés dans la rue, qu’il daigna, par un mot ou un geste, avoir l’air de s’apercevoir que sa femme était là. Peut-être encore n’eût-il pas eu cette générosité, si des coups redoublés appliqués à la porte avec impatience ne lui avaient annoncé qu’il y avait de l’autre côté de bonnes petites phalanges bien dures et bien sèches qui la travaillaient comme il faut.

« Hé ! ma chère, dit-il avec un sourire malicieux, voici le jour ! Ouvrez la porte, ma douce mistress Quilp !… »

L’obéissante Betzy tira les verrous ; sa mère entra.

Mistress Jiniwin s’élança impétueusement dans la chambre ; car, supposant que son gendre était encore au lit, elle voulait se soulager en admonestant vertement sa fille sur la conduite et le caractère de son mari. Mais quand elle le vit debout et habillé, et qu’elle s’aperçut que, depuis la veille au soir, la chambre semblait avoir été constamment occupée, elle s’arrêta tout court avec quelque embarras.

Rien n’échappait à l’œil de faucon du vilain petit homme ; il comprit parfaitement ce qui se passait dans l’esprit de sa belle-mère. Paraissant plus laid encore dans la plénitude de sa satisfaction, il lui souhaita le bonjour en lui lançant une œillade de triomphe.

« Eh quoi ! Betzy, dit la vieille dame, vous n’avez pas été vous… Ce n’est pas à dire, sans doute, que vous avez été…

– Debout toute la nuit ! dit Quilp achevant la phrase. Oui, elle est restée debout.

– Toute la nuit ! s’écria mistress Jiniwin.

– Oui, toute la nuit. Est-ce qu’elle est devenue sourde, la bonne femme ? demanda Quilp avec un sourire accompagné d’un froncement de sourcils. Qui oserait dire que l’homme et la femme s’ennuient dans leur compagnie réciproque ? Ah ! ah ! le temps a passé vite.

– Vous êtes une brute !

– Allons, allons, dit Quilp feignant de se méprendre, il ne faut pas adresser d’injures à votre fille. Elle est ma femme, vous le savez. Et parce qu’elle a fait si rapidement passer le temps que je n’ai point songé à m’aller mettre au lit, ce n’est pas une raison pour que votre tendresse envers moi vous anime contre elle. Dieu de Dieu, quelle maîtresse femme !… À votre santé !

– Je vous suis fort obligée, répliqua la vieille dame, témoignant par l’agitation de ses mains qu’elle éprouvait un vif désir de faire tomber sur le gendre son poing maternel. Oh ! je vous suis fort obligée.

– Âme reconnaissante !… Mistress Quilp !

– Oui, Quilp, murmura l’esclave soumise.

– Aidez votre mère à préparer le déjeuner, mistress Quilp Ce matin, je vais à mon quai. Le plus tôt sera le mieux ; ainsi hâtez-vous. »

Mistress Jiniwin fit mine de résistance en s’asseyant sur une chaise près de la porte et se croisant les bras comme si elle étais fermement résolue à ne rien faire du tout ; mais ces symptômes de rébellion disparurent devant quelques mots que Betzy dit tout bas à sa mère, et surtout devant l’amabilité de son gendre, qui lui demanda avec intérêt si elle se trouvait mal, lui rappelant qu’il y avait de l’eau froide en abondance dans la pièce voisine. La vieille femme se disposa donc, bien qu’à contrecœur, à s’occuper activement de ce qui lui avait été commandé.

Tandis que la mère et la fille vaquaient aux soins du déjeuner. M. Quilp passa dans l’autre chambre ; là, il rabattit le collet de son habit, procéda à sa toilette de propreté, et se mit à se débarbouiller avec une serviette mouillée qui était loin d’être blanche, car son visage n’en sortit que plus ténébreux. Mais, pendant cette occupation, sa méfiance et sa curiosité ne le quittèrent point pour cela ; au contraire, plus attentif et plus rusé que jamais, il s’interrompit dans sa courte opération pour aller écouter à la porte la conversation qui se tenait dans la chambre voisine, et dont il supposait devoir être le sujet.

« Ah ! ah ! se dit-il au bout de quelques moments, voilà donc pourquoi les oreilles me cornaient ; je savais bien que je ne me trompais pas. Je suis un petit vilain bossu, je suis un monstre, à ce qu’il paraît, mistress Jiniwin ! Ah ! »

La joie de cette découverte amena sur ses lèvres un rire qui s’y épanouit comme la grimace d’un dogue ; après quoi, ayant achevé sa toilette, il se secoua comme un caniche qui sort de l’eau et alla rejoindre ces dames.

M. Quilp s’était arrêté devant un miroir et il était en train de nouer sa cravate quand mistress Jiniwin, se trouvant par hasard derrière lui, ne put résister à l’envie qu’elle éprouva de montrer le poing à son tyran de gendre. Ce fut l’affaire d’un instant ; mais, au moment où elle joignait au geste un regard de menace, elle rencontra dans la glace l’œil de M. Quilp : elle était prise en flagrant délit. En même temps le miroir lui rendit par réflexion une longue langue sortant de l’horrible et grotesque figure du nain, et presque aussitôt celui-ci, se retournant vers elle avec une tranquillité et une douceur parfaites, lui demanda du ton le plus affectueux :

« Eh bien ! comment cela va-t-il, maintenant, ma vieille petite mignonne ? »

Si peu important que fût cet incident ridicule, il donna à M. Quilp un tel air de petit démon, de sorcier rusé et pénétrant, que la vieille dame eut trop peur de lui pour prononcer un seul mot, et se laissa conduire à table par son gendre, qui affectait une politesse extraordinaire. En déjeunant il n’atténua guère l’impression qu’il avait produite ; car il se mit à dévorer des œufs durs avec leur coquille, des crevettes monstrueuses avec la tête et la queue tout ensemble, mâchant à la fois avec la même avidité du tabac et du cresson, avalant sans sourciller du thé bouillant, mordillant sa fourchette et sa cuiller jusqu’à les tordre ; en un mot, il fit tant de tours de force effrayants et peu ordinaires, que les deux femmes faillirent se pâmer de terreur et commencèrent à douter que le nain fût vraiment une créature humaine. Enfin, après avoir commis tous ces actes révoltants, et beaucoup d’autres encore du même genre qui rentraient dans son système, M. Quilp laissa la mère et la fille parfaitement réduites à la soumission et se rendit au bord du fleuve, où il prit un bateau pour se faire transporter au débarcadère auquel il avait donné son nom.

C’était la marée montante quand Daniel Quilp se plaça dans le bateau pour passer de l’autre côté de la Tamise. Toute une flottille de barques voguait nonchalamment, les unes de biais, les autres proue en tête, d’autres la poupe en avant ; toutes emportées dans un mouvement violent et irrésistible contre de gros bâtiments où elles se heurtaient, passant sous les bossoirs des steam-boats, se fourrant dans toutes sortes d’endroits et de coins où elles n’avaient que faire, et craquant à tous les chocs comme autant de coquilles de noix. Chacune, avec sa paire de longs avirons, fendant la vague et faisant clapoter l’eau, avait l’air d’un poisson malade qui vient respirer à la surface de la vague. Sur quelques-uns des bâtiments à l’ancre, toutes les mains étaient activement occupées à rouer des cordages, à étendre des voiles pour les faire sécher, à recevoir ou à décharger les cargaisons ; sur d’autres, les seuls êtres vivants qu’on aperçût étaient deux ou trois enfants barbouillés de goudron, et peut-être un chien qui aboyait en courant çà et là sur le tillac ou qui cherchait à grimper sur les bastingages pour regarder par-dessus le pont et pour aboyer de plus belle. Un grand vaisseau à vapeur s’avançait lentement à travers la forêt des mâts, frappant l’eau dans une sorte de précipitation impatiente avec ses lourdes roues, comme s’il ne pouvait respirer dans ce petit espace, et cheminant avec sa masse énorme comme un monstre marin parmi les goujons de la Tamise. Sur l’une et l’autre rive étaient rangés en longues et noires files des bâtiments charbonniers entre lesquels se mouvaient avec lenteur des vaisseaux manœuvrant pour sortir du port et faisant briller leurs voiles au soleil ; les bruits et les craquements qui s’élevaient de leur bord étaient répercutés en échos dans cent endroits différents. L’eau et tout ce qu’elle portait se trouvait en mouvement ; tout dansait, flottait, bouillonnait, tandis que la vieille Tour grise et les maisons massives qui s’étendent le long du bord, surmontées de distance en distance par quelque flèche d’église, semblaient regarder avec un froid dédain leur voisine la Tamise, si ardente, si agitée.

Daniel Quilp, à qui il était parfaitement égal que la matinée fut belle, si ce n’est parce que cela lui épargnait la peine de porter un parapluie, se fit déposer tout près de son débarcadère, où le conduisit une étroite ruelle qui, participant de la nature amphibie de ceux qui y passaient, offrait dans la composition de son terrain autant d’eau que de boue, et le tout en abondance. En arrivant, ce qu’il vit d’abord ce fut une paire de pieds mal chaussés qui se dressaient en l’air montrant leurs semelles, attitude particulière du jeune gardien qui, doué d’une nature excentrique et ayant un goût naturel pour les culbutes, se tenait en ce moment renversé sur la tête, et, dans cette position peu ordinaire, contemplait l’aspect du fleuve. À la voix du maître, il se remit promptement sur ses pieds, et sa tête ne fut pas plutôt dans sa position naturelle, que, sauf meilleur terme, elle reçut un horion de la main de M. Quilp.

« Ah çà ! voulez-vous me laisser tranquille ! dit le jeune garçon parant tour à tour avec ses deux coudes les coups que lui assenait son maître ; vous attraperez quelque chose dont vous ne serez pas content, je vous le jure.

– Vous êtes un chien ! cria Quilp. Je vous frapperai avec une verge de fer ; je vous étrillerai avec une brosse de vieille ferraille ; je vous pocherai les yeux, si vous osez dire un mot. Soyez-en sûr ! »

Tout en proférant ces menaces, il ferma de nouveau le poing, qu’il glissa avec dextérité entre les coudes du jeune garçon, et l’attrapant par la tête tandis que celui-ci s’efforçait d’esquiver les coups, il le frappa rudement trois ou quatre fois. Satisfait dans sa colère et s’étant donné libre carrière, il laissa enfin aller sa victime.

« Ne recommencez pas, toujours ! dit le jeune garçon secouant la tête et battant en retraite avec ses coudes prêts à tout événement. Vous n’avez qu’à y venir !

– C’est bon, chien que vous êtes ! dit Quilp. En voilà assez, puisque j’ai fait ce qui me convenait. Allons, ici ! Prenez la clef.

– Pourquoi ne vous attaquez-vous pas à quelqu’un de votre taille ? demanda l’autre en s’approchant avec lenteur.

– Chien ! est-ce qu’il existe quelqu’un de ma taille ? Prenez la clef… sinon je vous en brise le crâne. »

Et de fait il lui appliqua vivement un coup avec le bout de la clef.

« Allons, ouvrez le comptoir, »

Le jeune garçon obéit en rechignant. Il murmurait d’abord, mais il se tut par prudence, en voyant Quilp le suivre de près et fixer sur lui un regard ferme. Il est bon de faire remarquer qu’entre ce garçon et le nain il y avait une étrange espèce de sympathie mutuelle. Comment cette sympathie était-elle née ? Comment continuait-elle d’exister, entre des menaces et de mauvais traitements d’un côté, et de l’autre des répliques aigres et des défis provoquants, c’est ce qui ne nous importe guère. Quilp assurément n’eût souffert de contradiction de la part d’aucune autre personne que ce jeune homme, et celui-ci ne se fût pas laissé battre par un autre que Quilp, lorsqu’il lui était si aisé de se sauver à son aise.

« Maintenant, dit Quilp entrant dans ce comptoir, veillez sur le débarcadère. Si vous vous avisez de marcher encore sur la tête, je vous couperai un pied. »

Le jeune homme ne répondit rien ; mais dès qu’il vit que son maître s’était enfermé, il se remit sur la tête devant la porte, et tantôt recula, tantôt avança en marchant sur les mains. Le comptoir offrait quatre faces ; mais notre garçon évita le côté de la fenêtre, pensant bien que Quilp le guetterait par là. C’était prudent, car le nain, connaissant le gaillard, s’était embusqué à peu de distance de cette fenêtre, avec un gros morceau de bois raboteux, ébréché et garni de clous, qui certainement ne lui eût pas fait de bien.

Le comptoir était une petite loge sale, où l’on ne voyait qu’un vieux pupitre, deux escabeaux, une patère à accrocher les chapeaux, un ancien almanach, une écritoire sans encre, un trognon de plume et une pendule hebdomadaire, qui depuis dix-huit ans au moins n’avait pas marché, et dont une aiguille avait été arrachée pour servir de cure-dent. Daniel Quilp enfonça son chapeau sur ses sourcils, grimpa sur le bureau qui offrait une surface plane, y étendit sa petite personne, et s’y établit pour dormir, en homme qui n’en était pas à son apprentissage, comptant bien réparer son insomnie de la veille par une sieste longue et solide.

Si le sommeil fut profond, il ne dura pas longtemps ; car au bout d’un quart d’heure à peine, le jeune homme ouvrit la porte et avança sa tête qui ressemblait à un paquet d’étoupe mal peignée. Quilp avait le sommeil léger ; il s’éveilla aussitôt.

« Il y a là quelqu’un pour vous, dit le jeune homme.

– Qui ?

– Je ne sais pas.

– Demandez le nom, chien que vous êtes ! » dit Quilp saisissant le léger morceau de bois dont nous avons parlé et le lançant avec une telle dextérité, que le jeune homme n’eut que le temps de disparaître pour l’éviter.

Peu soucieux d’affronter de nouveau de pareils projectiles, le garçon envoya prudemment à sa place la personne même qui avait été la cause du réveil de Quilp. À sa vue, celui-ci s’écria :

« Quoi ! c’est vous, Nelly !

– Oui, » dit la jeune fille, ne sachant si elle devait entrer ou se retirer ; car le nain venait de se soulever, et avec ses cheveux pendant en désordre et le mouchoir jaune dont sa tête était couverte, il faisait peur à voir. « Ce n’est que moi, monsieur.

– Venez, dit Quilp sans quitter son lit de camp. Venez ; mettez-vous là ; veuillez regarder au dehors ; n’y a-t-il pas là un garçon qui marche sur la tête ?

– Non, monsieur. Il est sur ses pieds.

– Vous en êtes bien certaine ? C’est bien. À présent, venez et fermez la porte. Vous avez une commission pour moi, Nelly ? »

L’enfant lui présenta une lettre dont M. Quilp se disposa à prendre connaissance sans changer de position, si ce n’est pour se mettre un peu sur le côté et appuyer son menton sur sa main.

Chapitre VI. §

La petite Nelly se tenait timidement à quelque distance du nain, étudiant du regard la physionomie de M. Quilp tandis qu’il lisait la lettre ; son regard témoignait de la crainte et du peu de confiance que lui inspirait le nain, mais en même temps d’une certaine envie de rire, en présence de cet extérieur bizarre et de ce grotesque maintien. Et cependant chez l’enfant il y avait une vive inquiétude : quelle réponse rapporterait-elle ? Il dépendait de cet homme de la rendre à son gré agréable ou désolant, cette considération étouffait toute envie de rire, et contribuait plus à la retenir que tous les efforts qu’eût pu faire Nelly par elle-même.

Le contenu de la lettre plongea M. Quilp dans une assez grande anxiété. À peine en avait-il lu deux ou trois lignes, qu’il commença à écarquiller les yeux et à froncer horriblement les sourcils ; aux deux ou trois lignes suivantes, il se mit à se gratter la tête d’une manière désordonnée, et, en arrivant à la fin, il poussa un sifflement long et aigu, en signe de surprise et de contrariété. Il plia la lettre, la déposa près de lui, mordit les ongles de ses dix doigts avec une sorte de voracité, reprit vivement la lettre et la relut. Cette seconde lecture ne fut pas selon toute apparence, plus satisfaisante que la première ; elle le jeta dans une rêverie nouvelle d’où il ne sortit que pour livrer encore un assaut à ses ongles et regarder l’enfant qui, les yeux baissés, attendait le bon plaisir de sa réponse.

« Hé ! cria-t-il soudain d’une voix qui la fit tressaillir, comme si un coup de feu avait été tiré à son oreille. Hé ! Nelly !

– Oui, monsieur.

– Nelly, connaissez-vous le contenu de cette lettre ?

– Non, monsieur.

– Est-ce certain, bien certain, sur votre âme ?

– Bien certain, monsieur.

– Bien sûr ? Mettriez-vous votre main au feu que vous n’en savez pas un seul mot ? demanda le nain.

– Je n’en sais pas un mot, répondit l’enfant.

– C’est bien, murmura Quilp, rassuré par le regard sincère de Nelly. Je vous crois. Tout est parti déjà ! parti en vingt-quatre heures ! Que diable en a-t-il donc fait ? C’est là le mystère ! »

Sur cette réflexion, il se mit de nouveau à gratter sa tête et à ronger ses ongles. Pendant cette opération, ses traits prirent insensiblement une expression qui pour lui était un sourire amical, mais qui chez tout autre eût été une grimace sinistre : l’enfant, en levant les yeux sur lui, s’aperçut qu’il la regardait avec un intérêt et une complaisance toute particulière.

– Vous êtes charmante aujourd’hui, Nelly, charmante. Vous sentez-vous fatiguée, Nelly ?

– Non, monsieur. J’ai hâte de m’en retourner ; car il sera inquiet jusqu’à mon retour.

– Rien ne presse, petite Nelly, rien ne presse. Nelly, vous plairait-il d’être mon numéro deux ?

– D’être quoi, monsieur ?

– Mon numéro deux, Nelly, ma « seconde mistress Quilp ?… » L’enfant frissonna, mais ne parut pas comprendre. Ce qu’observant, Quilp se hâta d’expliquer plus clairement sa pensée :

« D’être la seconde mistress Quilp quand la première mistress Quilp sera morte, ma douce Nell, dit Quilp dardant ses yeux sur elle et l’attirant à lui, et arrondissant son doigt pour lui faire signe de s’approcher ; oui, d’être ma femme, ma petite femme aux joues vermeilles, aux lèvres purpurines. Supposons que mistress Quilp vive cinq ans ou même quatre seulement, vous serez précisément d’âge à me convenir. Ha ! ha ! soyez bonne fille, Nelly, soyez bonne fille, et vous verrez si un de ces jours vous ne serez pas Mistress Quilp de Tower-Hill. »

Loin de se laisser séduire par cette délicieuse perspective, l’enfant recula à quelques pas loin du nain, toute agitée, toute tremblante. Pour lui, soit qu’il éprouvât par tempérament de la jouissance à causer de l’effroi à autrui, soit qu’il lui fût agréable de se figurer la mort de mistress Quilp numéro un et l’élévation de mistress Quilp numéro deux au même titre et au même poste, soit enfin qu’il pensât que la proposition de sa personne serait, au moment voulu, très-agréable et favorablement accueillie, il ne fit que rire de son alarme et feignit de n’y point prendre garde.

« Venez avec moi à Tower-Hill ; vous y verrez mistress Quilp Elle vous aime beaucoup, Nell, mais elle ne vous aime pas autant que moi. Venez à mon logis.

– Il faut que je m’en aille. Mon grand-père m’a dit de revenir aussitôt que j’aurais une réponse.

– Mais vous ne l’avez pas, Nelly, vous ne l’aurez pas, vous ne pouvez pas l’avoir avant que je sois de retour chez moi : ainsi, pour remplir tout à fait votre commission, il faut, comme vous voyez, que vous m’accompagniez. Donnez-moi mon chapeau que voilà, et nous partirons ensemble. »

En parlant ainsi, M. Quilp se laissa rouler du haut du bureau jusqu’à ce que ses petites jambes atteignissent le sol ; alors il se trouva debout et sortit pour aller au débarcadère. La première chose qu’il aperçut, ce fut le jeune homme qui se plaisait tant à marcher la tête en bas, et un autre garçon du même âge et de la même taille, se roulant tous deux dans la boue, enlacés étroitement et se battant avec une égale ardeur.

« C’est Kit !… s’écria Nelly joignant les mains ; le pauvre Kit qui est venu avec moi ! Oh ! je vous en prie, monsieur Quilp, séparez-les !

– Je vais les séparer ! dit vivement Quilp, rentrant dans son comptoir d’où il revint presque aussitôt armé d’un gros bâton. Je vais les séparer. À présent, battons-nous, mes enfants ; je vais me battre tout seul contre vous, contre vous deux, contre vous deux à la fois ! »

En même temps qu’il leur lança ce défi, le nain se mit à brandir son bâton ; et dansant autour des combattants, marchant et sautant sur eux, avec une sorte de frénésie, il frappa tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, comme un enragé, visant toujours à la tête et assenant des coups tels qu’un sauvage seul en pouvait porter. Cet assaut terrible, sur lequel ils n’avaient pas compté, refroidit sensiblement l’ardeur des deux parties, qui se remirent sur pied et demandèrent quartier.

« Chiens que vous êtes ! je vous mettrai en bouillie ! dit Quilp, s’efforçant encore, mais en vain, d’approcher l’un ou l’autre, pour leur administrer le coup d’adieu. Je vous meurtrirai jusqu’à ce que votre peau soit couleur de cuivre ! je vous casserai la face jusqu’à ce que vous n’ayez plus qu’un profil à vous deux ! Vous verrez ça !

« Ah çà ! laissez votre bâton, ou bien malheur à vous ! Laissez votre bâton ! » dit le commis, qui s’était jeté de côté et cherchait l’occasion de s’élancer sur le nain.

« Approchez-vous un peu, que je le laisse… tomber sur votre crâne ! Un peu plus près, un peu plus près !… »

Le nain avait les yeux étincelants. Le jeune homme déclina l’invitation ; mais, quand il crut voir que son maître était moins sur ses gardes, il s’élança, et, saisissant l’arme, il tâcha de l’arracher des mains de Quilp. Celui-ci, qui était fort comme un lion, tint bon tandis que l’autre tirait de toutes ses forces ; alors Quilp lâcha tout à coup le bâton, et son adversaire, privé de ce point d’appui, alla en vacillant tomber en arrière sur la tête. Le succès de cette manœuvre flatta M. Quilp au delà de toute expression : il se mit à rire et à trépigner des pieds avec une gaieté folle.

« C’est égal, dit le jeune garçon, secouant et frottant à la fois sa tête ; allez voir si jamais je me battrai contre ceux qui diront que vous êtes le nain le plus laid qu’on puisse montrer pour un penny !

– Comment ! chien, voulez-vous dire que je ne le suis pas ?

– Non !

– Alors pourquoi vous battiez-vous sur mon domaine, drôle que vous êtes ?

– Parce qu’il s’est permis de dire cela, mais ce n’est pas parce que ça n’est pas vrai.

– Pourquoi a-t-il prétendu, s’écria Kit, que miss Nelly est laide et qu’elle et mon maître sont obligés de faire tout ce qu’il vous plaît ?

– Il l’a dit parce qu’il est fou, et vous avez parlé en garçon sage et spirituel, trop spirituel pour vivre longtemps, à moins que vous n’ayez soin de votre santé, Kit. »

Quilp, en faisant cette réponse, avait pris un air doucereux, mais il y avait surtout un fond de malice qui couvait dans ses yeux et sur ses lèvres. Il ajouta :

« Kit, voici six pence pour vous. Dites toujours la vérité. En toute circonstance soyez sincère, Kit. Et vous, chien, fermez le comptoir et donnez-moi la clef. »

Le commis obéit à cet ordre ; le zèle qu’il avait déployé pour défendre son maître fut récompensé par un violent coup que celui-ci lui appliqua sur le nez avec la clef, et qui lui fit venir des larmes aux yeux. Ensuite M. Quilp s’en retourna chez lui dans son bateau avec Nelly et Kit ; tandis que, pour se venger, le commis du nain se mit à marcher sur les mains, la tête en bas, le long des limites du débarcadère, tout le temps que son maître mit à passer l’eau.

Mistress Quilp était seule au logis et, ne s’attendant pas au retour si prochain de son seigneur et maître, elle avait cherché du repos dans un sommeil bienfaisant, quand le bruit des pas du nain la réveilla en sursaut. À peine avait-elle eu le temps de paraître occupée à quelque travail d’aiguille, lorsqu’il entra, accompagné de la jeune fille. Il avait laissé Kit au bas de l’escalier.

« Voici Nelly Trent, ma chère mistress Quilp, dit le mari. Vite un verre de vin et un biscuit ; car elle a fait une longue course. Elle vous tiendra compagnie ma chère, pendant que je vais écrire une lettre. »

Betzy regarda le maître en tremblant, se demandant ce qu’il pouvait y avoir sous cette affabilité inaccoutumée. Sur l’ordre qu’il lui en donna par signe, elle le suivit dans la chambre voisine.

« Écoutez-moi attentivement, lui dit Quilp à voix basse. Il faut que vous tâchiez de tirer d’elle quelque confidence sur le compte de son grand-père, sur ce qu’ils font, comment ils vivent, sur ce qu’il lui dit. J’ai mes raisons pour savoir tout cela, s’il est possible. Vous autres femmes, vous êtes plus libres entre vous que vous ne le seriez avec nous. Vous particulièrement, ma chère, vous avez de petites manières douces qui réussiront auprès d’elle. Vous m’entendez ?

– Oui, Quilp.

– Allez. Eh bien, qu’est-ce ?

– Cher Quilp, balbutia la jeune femme, j’aime cette enfant ; je voudrais bien, s’il se pouvait, n’avoir pas à la tromper… »

Le nain, marmottant un juron terrible, regarda autour de lui comme s’il cherchait un bâton pour infliger un juste châtiment à l’insoumission de sa femme ; mais celle-ci, avec sa docilité habituelle, s’empressa de conjurer sa colère, et lui promit d’exécuter son ordre.

« Vous m’entendez ! reprit-il lui pinçant et lui serrant le bras. Insinuez-vous dans ses secrets ; vous le pouvez, je le sais. Et souvenez-vous bien que j’écoute. Si vous n’êtes pas assez pressante, je ferai craquer cette porte, et malheur à vous si j’ai besoin de la faire craquer trop souvent !… Allez ! »

Mistress Quilp sortit pour remplir la commission, et son aimable époux, se cachant derrière la porte à demi fermée et y appliquant son oreille, se mit à écouter avec une attention perfide.

Cependant la pauvre Betzy se demandait comment elle entrerait en matière et quelle sorte de questions elle pourrait faire : elle ne se décida à parler qu’au moment où la porte, en craquant avec force, l’avertit d’agir sans plus de retard.

« Depuis quelque temps vous avez fait bien des allées et venues ici, chère, pour voir M. Quilp.

– C’est ce que j’ai dit cent fois à mon grand-père, répliqua naïvement Nelly.

– Et qu’est-ce qu’il répond à cela ?

– Il se borne à soupirer, il baisse la tête et paraît si triste, si accablé, que si vous pouviez le voir en cet état, sûrement il vous ferait pitié ; mais je sais que vous n’y pourriez pas plus remédier que moi… Comme cette porte craque !

– C’est son habitude, dit mistress Quilp en dirigeant de ce côté un regard inquiet. Mais votre grand-père n’a pas toujours été sans doute aussi triste ?

– Oh ! non, dit vivement l’enfant. Quelle différence autrefois ! Nous étions si heureux, si gais, si contents ! Vous ne pouvez vous imaginer quel pénible changement nous avons subi depuis quelque temps.

– Que je regrette de vous entendre parler ainsi, ma chère ! » s’écria mistress Quilp.

Et elle disait vrai.

« Je vous remercie, dit l’enfant l’embrassant sur les joues. Vous avez toujours été bonne pour moi, et c’est un plaisir de causer avec vous. Je ne puis parler de lui à personne, si ce n’est au pauvre Kit. Pour moi, je suis encore heureuse ; je devrais peut-être me trouver plus heureuse que je ne le fais, mais vous ne pouvez concevoir combien cela m’afflige quelquefois de voir mon grand-père changer comme il fait.

– Peut-être, Nelly, changera-t-il encore, mais pour redevenir ce qu’il était autrefois.

– Oh ! si Dieu voulait seulement qu’il en fût ainsi !… dit l’enfant en versant un ruisseau de larmes. Mais il y a longtemps déjà qu’il a commencé… Il me semble que j’ai vu cette porte remuer.

– C’est le vent, dit mistress Quilp d’une voix faible. Vous disiez donc qu’il a commencé… ?

– Oui, à être si pensif, si abattu, à oublier la manière dont nous passions les longues soirées autrefois. J’avais l’habitude de lui faire la lecture au coin du feu ; il était assis et m’écoutait. Quand je m’arrêtais et que nous nous mettions à causer, il m’entretenait de ma mère et me disait que je parlais tout à fait comme elle, que j’avais la même figure qu’elle, lorsqu’elle était une enfant de mon âge. Ensuite il me prenait sur ses genoux, et il s’efforçait de me faire comprendre que ma mère n’était pas dans un tombeau, mais qu’elle était partie pour un beau pays au delà des nuages, un beau pays où la vieillesse et la mort sont inconnues… Oh ! nous étions bien heureux alors !

– Nelly ! Nelly ! s’écria la pauvre femme, je ne puis supporter de vous voir triste comme vous l’êtes à votre âge. De grâce, ne pleurez pas !…

– Cela m’arrive si rarement, dit Nelly ; mais j’ai retenu longtemps mes larmes, et je ne suis pas encore soulagée, car je sens ces larmes revenir dans mes yeux sans pouvoir les retenir encore. Je ne crains pas de vous confier ma peine ; je sais que vous n’en direz rien à personne. »

Mistress Quilp tourna la tête sans proférer un seul mot.

« Autrefois, reprit l’enfant, nous nous promenions souvent dans les champs et parmi les arbres verts ; et lorsque, le soir, nous rentrions au logis, la fatigue nous faisait mieux aimer encore notre maison et trouver qu’on y était bien. Elle était triste et sombre ; mais qu’importe ? disions-nous : cela ne nous rendait que plus agréable le souvenir de notre dernière promenade et le projet de notre promenade prochaine. Maintenant ces promenades sont finies ; et quoique notre maison soit la même, elle est plus triste et plus sombre qu’elle ne l’a jamais été. »

Nelly s’arrêta ; mais bien que la porte eût craqué plus fort que précédemment, mistress Quilp ne dit rien. Ce fut l’enfant qui ajouta avec chaleur :

« Ne supposez pas que mon grand-père m’aime moins qu’autrefois. Chaque jour il m’aime davantage et me témoigne plus de tendresse et de sollicitude que la veille. Vous ne pouvez vous imaginer combien il m’aime.

– Je suis bien sûre qu’il vous aime tendrement, dit mistress Quilp.

– Oui, s’écria Nelly, oh oui ! aussi tendrement que je l’aime : Mais je ne vous ai pas encore confié son plus grand changement, et ayez soin de n’en jamais rien dire à personne. Il ne dort plus, si ce n’est le peu de sommeil qu’il prend le jour dans son fauteuil ; car chaque nuit il sort et reste dehors presque toute la nuit.

– Nelly !…

– Chut ! fit l’enfant, posant un doigt sur sa bouche et regardant autour d’elle. Quand il revient le matin, et c’est habituellement au point du jour, c’est moi qui lui ouvre. La nuit dernière, l’heure était très-avancée ; on voyait déjà clair. Mon grand-père était affreusement pâle ; ses yeux étaient rouges ; ses jambes tremblaient sous lui. Quand je retournai me mettre au lit, je l’entendis gémir. Je me levai et courus à lui ; avant qu’il sût que j’étais là, je l’entendis encore s’écrier qu’il ne pouvait plus supporter cette vie, et que, si ce n’était pour son enfant, il voudrait mourir. Que faire, mon Dieu ! que faire ? »

Les sources de son cœur étaient ouvertes ; la jeune fille, succombant au poids de ses peines et de ses tourments, et puissamment émue par la première confidence qu’elle eût jamais faite encore, ainsi que par la sympathie qui avait accueilli son petit récit, cacha son visage dans le sein de sa douce amie et fondit en larmes.

Au bout de quelques moments, M. Quilp reparut ; il exprima la plus grande surprise de trouver Nelly dans cet état. Il mit dans cette fausse surprise un naturel parfait, une habileté consommée ; la dissimulation était en effet chez lui un art qu’il avait acquis par une longue pratique, et dans lequel il excellait.

« Elle est fatiguée, comme vous voyez, mistress Quilp, dit le nain, louchant horriblement pour faire comprendre à sa femme qu’elle devrait dire comme lui. Il y a loin de chez elle au débarcadère ; elle a été effrayée de voir deux drôles qui se battaient, et, en outre, elle a eu peur de l’eau. C’était à la fois trop d’émotions pour elle. Pauvre Nelly ! »

Sans le vouloir, M. Quilp employa le meilleur moyen possible pour rendre sa jeune visiteuse à elle-même en lui posant doucement la main sur la tête. De la part de tout autre, ce contact n’eût produit sur Nelly aucun effet particulier ; mais, en se sentant touchée par le nain, l’enfant éprouva instinctivement une telle répugnance et un si vif désir d’échapper à cette caresse, qu’elle se leva aussitôt et déclara qu’elle était prête à partir.

« Attendez, dit le nain, vous dînerez avec mistress Quilp et moi.

– Mon absence n’a été déjà que trop longue, monsieur, répondit Nelly en essayant ses yeux.

– Eh bien ! si vous voulez partir, vous êtes libre. Nelly. Voici ma lettre. C’est seulement pour dire que je le verrai demain ou après-demain, et que je ne puis faire aujourd’hui pour lui cette petite affaire. Adieu, Nelly. Et vous, monsieur, veillez bien sur elle ; vous m’entendez ? »

Kit, qui avait apparu pour obéir à cet ordre, ne daigna pas répondre à une recommandation aussi inutile ; et, après avoir lancé à Quilp un regard menaçant, comme s’il attribuait au nain les pleurs que Nelly avait versés et se sentait disposé à les lui faire payer cher, il tourna le dos et suivit sa jeune maîtresse, qui avait pris congé de Betzy et était partie.

Dès que les deux époux furent seuls, le nain s’écria :

« Vous êtes habile à poser des questions, mistress Quilp !

Que pouvais-je faire de plus ? demanda-t-elle avec douceur.

– Ce que vous pouviez faire de plus ? dit Quilp en ricanant. C’est à moi à vous demander ce que vous pouviez faire de moins ! Ne pouviez-vous faire ce que je vous avais prescrit sans prendre vos airs favoris de pleurnicheuse, coquine !…

– Vraiment, je suis fort affligée pour cette enfant, Quilp. J’en ai fait bien assez. Je l’ai amenée à me confier son secret lorsqu’elle nous supposait seules… Et vous, vous étiez là !… Que Dieu me pardonne !

– Vous l’avez amenée là !… Le beau malheur ! Ah ! j’avais eu raison de vous dire que je ferais craquer la porte. Il est fort heureux pour vous que, grâce au peu de mots qu’elle a laissés échapper, j’aie saisi le fil dont j’avais besoin ; car, autrement, c’est à vous que je m’en serais pris, soyez-en sûre ! »

Mistress Quilp, qui était loin d’en douter, ne répliqua rien. Son mari ajouta avec une certaine chaleur :

« Mais rendez grâces à votre bonne étoile, cette même étoile qui a fait de vous la compagne de Quilp, rendez-lui grâces de ce que je suis enfin sur la trace du vieillard, de ce que j’ai attrapé un rayon de lumière. Plus un mot sur ce sujet, soit maintenant, soit à l’avenir. Vous n’avez pas besoin de faire un dîner trop confortable, car je n’y serai pas ce soir. »

En parlant ainsi, M. Quilp prit son chapeau et s’en alla. Betzy, désolée du rôle qu’elle avait été obligée de jouer, se retira dans sa chambre, où elle se jeta sur son lit ; et là, se cachant la tête dans ses draps, elle pleura sa faute avec plus d’amertume que de bien plus grandes pécheresses au cœur moins tendre ne le font pour des fautes plus graves ; car souvent la conscience n’est que trop élastique ; souvent sa flexibilité lui permet de s’élargir sans fin et de se prêter complaisamment à toutes les circonstances. Il y a des gens qui, dans leur prudence habile, la quittent petit à petit comme on se débarrasse d’un gilet de flanelle dans les chaleurs de l’été, et qui réussissent même, à la longue, à s’en passer tout à fait ; mais il en est d’autres qui savent franchement prendre ou quitter cet habit à volonté ! Comme cette façon d’agir est la plus large et la plus facile, c’est aussi la plus à la mode.

Chapitre VII. §

« Fred, disait M. Swiveller, rappelez-vous la vieille ballade populaire : Loin de moi soucis fâcheux. Éventons, pour la rendre plus vive, la flamme de l’hilarité du bout de l’aile de l’amitié, et faisons circuler le vin rosé. »

Le logis de Richard Swiveller était situé dans le voisinage de Drury-Lane et, outre ce que cette position offrait d’agréable, il avait l’avantage de se trouver au-dessus d’un débit de tabac ; si bien que Richard pouvait en tout temps se procurer les douceurs rafraîchissantes de l’éternuement, rien qu’en allant sur son escalier, et jouir ainsi d’une tabatière permanente qui ne lui coûtait ni soins ni dépense. C’était dans ce logis que Swiveller avait cité de mémoire, pour consoler son ami et le relever de son abattement, un de ses souvenirs lyriques. Or, il n’est pas sans intérêt ni sans utilité de faire remarquer que ces quelques paroles tenaient doublement du langage figuré et du caractère poétique de Swiveller. Ainsi, le vin rosé n’était qu’un emblème, la réalité était un verre contenant du grog froid au gin, et qu’on remplissait, au fur et à mesure, avec une bouteille et une cruche posées sur la table. Faute d’autre verre, les deux amis se passaient tour à tour celui-là ce qu’on peut avouer sans honte, Swiveller étant logé en garçon. Par une fiction également plaisante, il mettait toujours au pluriel, dans la conversation, sa chambre unique. Lorsque cette chambre était vacante, le marchand de tabac l’avait annoncée sur son volet sous le titre pompeux « d’appartements pour une seule personne ; » et Swiveller, fidèle à cette idée, n’avait jamais manqué de dire : « Mes chambres, mes appartements, mes salons, » ouvrant un espace illimité à l’imagination de ses auditeurs et la faisant s’égarer à son gré dans une longue suite de vastes salons, pour peu que cela lui fît plaisir.

Dans ce débordement de son esprit inventif, Swiveller s’appuyait sur un meuble équivoque. C’était en apparence un corps de bibliothèque, en réalité une couchette qui occupait dans la chambre une place en évidence et semblait pouvoir défier tout soupçon et tromper tout examen. Bien certainement, pendant le jour, Swiveller aurait juré que c’était une bibliothèque et pas autre chose ; il oubliait volontiers qu’il y eût un lit là-dessous, niait catégoriquement l’existence des couvertures et chassait dédaigneusement les traversins de sa pensée. Pas un mot, même avec ses amis les plus intimes, sur l’usage réel de ce meuble, pas le moindre aveu sur son service de nuit, pas une allusion à ses propriétés particulières. Une foi implicite dans cette déception, tel était le premier article de son symbole. Pour être l’ami de Swiveller, il fallait rejeter toute preuve évidente, toute raison, toute observation, et croire aveuglément à son corps de bibliothèque. C’était son faible, sa manie, et il y tenait.

« Fred, reprit Swiveller, s’apercevant que sa citation poétique n’avait produit aucun effet ; passez-moi le vin rosé. »

Le jeune Trent poussa de son côté le verre avec un mouvement d’impatience, et retomba dans l’attitude chagrine d’où on l’avait tiré contre son gré.

« Mon cher Fred, dit son ami, tout en remuant le mélange liquide, je veux vous donner un petit avis approprié à la circonstance. Voici le mois de mai qui…

– Au diable ! interrompit l’autre, vous m’excédez, vous me tuez avec votre babil. Comment pouvez-vous être gai dans l’état où nous sommes ?

– Eh ! quoi, monsieur Trent ! répliqua Dick, il y a un proverbe qui dit que gaieté n’empêche pas sagesse. Il existe des gens qui peuvent être gais sans pouvoir être sages, d’autres qui peuvent être sages (ou pensent pouvoir l’être) et qui ne sauraient être gais. J’appartiens à la première classe. Si le proverbe est bon, je pense qu’il vaut mieux en prendre la moitié que de n’en prendre rien ; et, en tout cas, j’aime mieux être gai sans être sage, que de n’être, comme vous, ni l’un ni l’autre.

– Bah !… murmura Trent d’un air contrarié.

– À la bonne heure !… Chez les gens bien élevés je ne crois pas qu’un mot de cette sorte soit jamais adressé à un gentleman dans ses propres appartements ; mais cela m’est égal, faites comme chez vous, ne vous gênez pas. »

Il ajouta, entre ses dents, par manière d’observation, que son ami paraissait un peu de mauvaise humeur, termina le verre de vin rosé et se mit en devoir d’en apprêter un autre ; après l’avoir préalablement dégusté avec délices, il proposa un toast à une compagnie imaginaire, et dit d’un ton d’emphase :

« Messieurs, permettez-moi de souhaiter mille succès à l’ancienne famille des Swiveller, et bonne chance en particulier à M. Richard ; M. Richard, messieurs, continua Dick d’un ton pathétique, qui dépense tout son argent pour ses amis et qui en est récompensé par un bah ! pour la peine… (Applaudissements sur les bancs.)

– Dick, dit Trent, qui revint s’asseoir après avoir fait deux ou trois tours dans la chambre, voulez-vous consentir à causer sérieusement pendant quelques minutes, si je vous offre un moyen de vous enrichir sans peine ?

– Vous m’en avez offert souvent, et qu’en est-il advenu ? Mes poches sont toujours vides.

– Avant peu, reprit Trent en étendant son bras sur la table, je veux que vous me teniez un autre langage. Écoutez bien le nouveau plan. Vous avez vu ma sœur Nell ?

– Eh bien ?

– Elle est jolie, n’est-ce pas ?

– Oui certes, et je dois même dire qu’il n’y a pas un grand air de famille entre elle et vous.

– Est-elle jolie ? répéta Frédéric impatienté.

– Oui, jolie et très-jolie. Mais enfin ?…

– Je vais vous le dire. Il y a un fait certain : c’est que le vieux et moi nous sommes à couteaux tirés et resterons ainsi jusqu’à la fin de notre vie ; je n’ai rien à attendre de lui. Vous voyez bien cela, je suppose ?

– Une chauve-souris le verrait en plein midi, dit Swiveller.

– Il est un autre fait également certain : c’est que ma sœur seule aura l’argent que, d’après les premières promesses de ce vieux grippe-sou, que Dieu confonde ! je m’attendais à partager avec elle. N’est-il pas vrai ?

– C’est vrai, à moins que la manière dont je lui ai exposé les choses n’ait produit une impression profonde sur son esprit ; ce qui serait possible. J’y ai mis de l’éloquence : « Ici, disais-je, il y a un bon grand-père, » C’était fort, je crois, c’était tout à fait amical et naturel. En avez-vous été frappé ?

– Il n’en a toujours pas été frappé, lui ; par conséquent, inutile de discuter là-dessus. Voyons, continuons : Nelly a près de quatorze ans…

– Elle est charmante pour son âge, quoique petite, ajouta Swiveller entre parenthèse.

– Si vous voulez que je continue de parler, prêtez-moi une minute d’attention, dit Frédéric Trent, dépité du faible intérêt que son ami paraissait prendre à la conversation. J’arrive au fait.

– Arrivez.

– Cette enfant est capable d’éprouver des affections vives, et, élevée comme elle l’a été, elle peut facilement, à son âge, subir des influences. Si une fois je l’ai dans ma main, je parviendrai, avec quelque peu de séduction et de menaces, à la plier à ma volonté. Pour ne pas battre le buisson, autrement dit pour ne pas perdre le temps en paroles inutiles (et les avantages du plan que j’ai formé demanderaient pour être exposés toute une semaine), qui vous empêche d’épouser Nelly ? »

Tandis que son ami entamait ce discours avec autant d’énergie que d’ardeur, Richard Swiveller était resté tranquille, les yeux fixés sur le bord de son verre ; mais il n’eut pas plutôt entendu les derniers mots, qu’il témoigna une profonde consternation et ne put pousser que ce monosyllabe :

« Quoi ?

– Je dis : Qui vous empêche de l’épouser ? répéta l’autre avec une fermeté d’accent dont il avait depuis longtemps fait l’épreuve sur son compagnon.

– Mais vous m’avez dit aussi en même temps qu’elle n’a pas encore quatorze ans !

– Assurément je ne songe pas à la marier en ce moment, répliqua le frère d’un ton contrarié. Dans deux, trois ou quatre ans, à la bonne heure. Le vieux vous semble-t-il devoir vivre plus longtemps que cela ?

– Il ne me fait pas cet effet, répondit Richard en secouant la tête ; mais ces vieilles gens, il ne faut pas s’y fier, Fred. J’ai dans le Dorsetshire une vieille tante qui était, disait-elle, au moment de mourir quand je n’avais que huit ans, et elle n’a pas encore tenu parole. Ces vieux sont si endurcis, si immoraux, si malins ! Tenez, Fred, à moins qu’il n’y ait dans les familles des apoplexies héréditaires, et même, dans ce cas, les chances sont égales pour ou contre, je vous dis qu’il ne faut pas s’y fier.

– Mettons les choses au pis, reprit Trent avec la même fermeté et en fixant les yeux sur son ami ; je suppose que mon grand-père continue de vivre…

– Sans doute ; et voilà le hic !

– Je suppose qu’il continue de vivre. Eh bien ! je déterminerai, ou, si ce mot est plus explicite, je forcerai Nell à contracter un mariage secret avec vous. Que vous semble de ce moyen ?

– Il me semble que je vois là une famille et pas de revenu pour la nourrir, dit Richard après un moment de réflexion.

– Je vous dis, reprit Frédéric avec une chaleur croissante qui, soit réelle soit jouée, n’en agissait pas moins sur l’esprit de son ami ; je vous dis que le vieux ne vit que pour Nelly ; je vous dis que toute son énergie, toutes ses pensées sont pour elle ; qu’il ne la déshériterait pas plus si elle venait à lui désobéir qu’il ne me ferait son héritier si je m’abaissais à lui donner toutes les marques de soumission et de vertu. Pour voir cela, il suffit d’avoir des yeux, et de ne pas les fermer à l’évidence.

– Je ne suis pas éloigné de vous croire.

– Vous feriez mieux de dire que vous en êtes sûr comme moi. Mais écoutez. Afin de mieux amener le vieux à vous pardonner, il faudrait feindre une rupture complète entre nous, une haine à mort ; établissons ce faux semblant, et je gage que le vieux s’y laissera facilement prendre. Quant à Nelly, vous savez ce qu’on dit de la goutte d’eau qui, en tombant toujours à la même place, finit par user la pierre. Vous pouvez vous fier à moi en ce qui la concerne. Ainsi, que le vieux vive ou meure, qu’adviendra-t-il en tout cas ? Que vous serez l’unique héritier de toute la fortune de cet opulent Harpagon, d’une fortune que nous dépenserons ensemble, et que vous, vous y gagnerez par-dessus le marché une jeune et jolie femme.

– Mais est-il bien sûr qu’il soit riche ?

– Certainement. N’avez-vous pas recueilli les paroles qu’il a laissées tomber l’autre jour en notre présence ? Certainement ! Gardez-vous d’en douter. »

Il serait superflu et fatigant de suivre cette conversation dans tous ses détours pleins d’artifice, et de montrer comment peu à peu le cœur de Richard Swiveller fut gagné aux projets de Frédéric. Qu’il nous suffise de dire que la vanité, l’intérêt, la pauvreté et toutes les considérations qui agissent sur un prodigue se réunirent pour séduire Richard et l’entraîner vers la proposition faite en sa faveur ; quand bien même il n’y eût pas eu beaucoup de raisons pour cela, la faiblesse habituelle de son caractère eût été un motif déterminant pour emporter la balance. Depuis longtemps son ami avait pris sur lui un ascendant qui s’était exercé cruellement d’abord aux dépens de la bourse et de l’avenir du malheureux Dick, et qui avait continué de rester aussi complet, aussi absolu, quoique Dick eût à souffrir de l’influence des vices de son compagnon, et que neuf fois sur dix, il parût jouer le rôle d’un dangereux tentateur lorsqu’en réalité il n’était que son instrument, un esprit léger, une tête vide, un véritable étourdi.

Les motifs qui, dans cette occasion, dirigeaient Frédéric étaient un peu trop profonds pour que Richard Swiveller pût les deviner ou les comprendre ; mais nous les laisserons se développer eux-mêmes. Ce n’est pas le moment de les faire paraître au jour. La négociation se termina d’un accord parfait. Swiveller était en train de déclarer, avec son langage fleuri, qu’il n’avait pas d’objection insurmontable pour épouser une personne abondamment pourvue d’argent et de biens meubles, qui voudrait bien de lui, quand il fut interrompu par un coup frappé à la porte. Il dut s’écrier, selon l’usage :

« Entrez ! »

La porte s’ouvrit, mais ne laissa entrer qu’un bras couvert de mousse de savon, avec une forte odeur de tabac. L’odeur de tabac monta du débit par l’escalier ; et quant au bras savonneux, il appartenait à une servante qui, occupée en ce moment à laver l’escalier, venait de le tirer d’un seau d’eau chaude pour prendre une lettre qu’elle présenta de sa propre main, criant bien haut avec cette aptitude particulière qu’ont les gens de sa classe à métamorphoser les noms, que c’était pour « monsieur Swivelling. »

Dick pâlit et parut embarrassé à la vue de l’adresse, mais plus encore quand il eut lu le contenu.

« Voilà, dit-il, l’inconvénient de plaire aux femmes. Il est facile de parler comme nous l’avons fait tout à l’heure ; mais je ne songeais plus à elle.

Elle ? qui ça ? demanda Trent.

– Sophie Wackles.

– Quelle Sophie ?

– C’est le rêve de mon imagination, répondit Swiveller, humant une large gorgée du « vin rosé » et regardant gravement son ami : une personne ravissante, divine. Vous la connaissez.

– En effet, je me la rappelle, dit Frédéric avec insouciance. Que vous veut-elle ?

– Eh bien, monsieur, entre miss Sophie Wackles et l’humble individu qui a l’honneur d’être avec vous, il s’est établi un sentiment aussi ardent que tendre, sentiment de la nature la plus honorable et la plus poétique. La déesse Diane, monsieur, qui appelle ses nymphes à la chasse, n’est pas, j’ose le dire, plus scrupuleuse dans sa conduite que Sophie Wackles.

– Voulez-vous me faire croire qu’il y ait rien de réel dans vos paroles ? demanda son ami. Vous ne voulez sans doute pas dire que vous lui avez fait la cour ?

– La cour, si ; des promesses, non. Ce qui me rassure, c’est qu’on ne pourrait intenter contre moi aucune poursuite pour rétractation de promesse. Je ne me suis jamais compromis jusqu’à lui écrire.

– Que vous demande-t-elle dans cette lettre ?

– C’est pour me rappeler, Fred, une petite soirée qui a lieu aujourd’hui même ; une réunion de vingt personnes, c’est-à-dire de deux cents jolis orteils en tout qui vont se démener gentiment dans la danse, en supposant que les messieurs et les dames invités apportent leur contingent naturel. Il faut que j’y aille, ne fût-ce que pour entamer la rupture. Je m’y engage, n’ayez pas peur. Je ne serais pas fâché de savoir si c’est Sophie elle-même qui a remis cette lettre. Si c’est elle, elle-même, qui ne se doutait guère de cet obstacle à son bonheur, c’est une chose vraiment touchante. »

Pour résoudre la question, Swiveller appela la servante. Il apprit que miss Sophie Wackles avait en effet remis la lettre à cette fille de sa propre main, qu’elle était venue accompagnée, pour le décorum sans doute, de sa plus jeune sœur ; qu’on lui avait dit que M. Swiveller était chez lui, et qu’on l’avait engagée à monter ; mais que, choquée on ne peut plus par cette proposition inconvenante, elle avait déclaré qu’elle aimerait mieux mourir. Ce récit remplit Swiveller d’une admiration peu compatible avec les projets qu’il venait d’arrêter. Mais Frédéric n’attacha qu’une importance médiocre à l’attitude de son ami dans cette occasion, sachant bien que, grâce à l’influence qu’il exerçait sur Richard Swiveller, il pourrait mettre son projet à exécution, quand il jugerait le moment opportun.

Chapitre VIII. §

L’affaire étant ainsi arrangée, Swiveller sentit, à des avertissements intérieurs, que l’heure de son dîner approchait, et, de peur de compromettre sa santé par une trop longue abstinence, il envoya au plus proche restaurant demander immédiatement un renfort de bœuf bouilli et de choux verts pour deux. Le restaurateur, édifié par expérience sur sa pratique, refusa net, en répondant, comme un grossier qu’il était, que si M. Swiveller voulait du bœuf, il eût la complaisance de venir à la maison le manger sur place, en ayant soin d’apporter, pour le remettre avant le bénédicité, le montant de certain petit compte que depuis longtemps il avait négligé de solder. Sans se laisser décourager par cette rebuffade, mais au contraire se sentant plus que jamais en verve d’appétit, Swiveller envoya de nouveau chez un autre restaurateur qui demeurait plus loin. Il eut soin de faire dire par son messager que, s’il s’adressait à un établissement aussi éloigné, c’était non-seulement à cause de la haute réputation, de la popularité que la qualité de son bœuf avait acquise à cette maison, mais encore parce que le précédent fournisseur du gentleman, le traiteur inflexible, donnait de la viande tellement dure qu’elle était indigne de servir de nourriture à des gens comme il faut, et même à toute créature humaine. L’excellent effet de cette démarche politique fut démontré par l’arrivée presque immédiate d’une petite pyramide culinaire en étain, dont l’architecture curieuse était composée de plats recouverts : le bœuf bouilli en formait la base, et un pot de bière écumante en était le couronnement. Lorsque l’on eut décomposé cet édifice, ses différentes parties constitutives présentaient tous les éléments désirés d’un repas appétissant, auquel Swiveller et son ami se mirent joyeusement en devoir de faire largement honneur.

« Puissions-nous, s’écria Richard en piquant sa fourchette dans les flancs d’une grosse pomme de terre rissolée, puissions-nous ne jamais connaître de pire moment que celui-ci ! J’aime cette manière d’envoyer les pommes de terre avec leur peau ; il y a quelque chose d’agréable à tirer ce tubercule de son élément natif, si je puis employer cette expression, et c’est un plaisir que ne connaissent pas les riches et les puissants de ce monde. Ah ! l’homme ici-bas a besoin de bien peu de chose, et il n’en a pas longtemps besoin ! Comme c’est vrai cela… après dîner !

– J’espère que le restaurateur a besoin de peu de chose, dit Frédéric ; et j’espère aussi pour lui que ce peu de chose, il n’en aura pas besoin longtemps. Je ne vous crois pas en état de payer la dépense.

– Je vais passer chez ce restaurateur et je réglerai avec lui, répondit Swiveller en clignant de l’œil d’une manière significative. Le garçon n’a aucun recours contre nous : voilà les provisions consommées, Fred ; tout est absorbé. »

De fait, le garçon parut s’accommoder de cette vérité ; car, lorsqu’il revint chercher les plats et les assiettes vides, et que Swiveller lui dit d’un ton d’insouciante dignité qu’il passerait bientôt chez son maître pour régler, le garçon montra d’abord quelque trouble et marmotta entre ses dents quelques mots, comme : « Payement au comptant, pas de crédit, » et autres balivernes ; mais, après tout, il se résigna facilement et demanda seulement à quelle heure il plairait à monsieur de venir payer, disant que, comme il était personnellement responsable pour le bœuf, les légumes, etc., il fallait qu’il se trouvât là. Swiveller, après s’être donné l’air de calculer mentalement ses nombreux engagements d’un bout à l’autre, répondit qu’il serait au restaurant entre six heures moins deux minutes et six heures sept. Le garçon dut sortir avec cette garantie peu rassurante ; alors Swiveller tira de sa poche un carnet tout graisseux et y traça une marque.

« C’est sans doute pour vous rappeler le traiteur, dit Trent en ricanant, dans le cas où vous pourriez l’oublier par mégarde ?

– Non, Fred, répondit gravement Richard en continuant d’écrire comme un homme très-affairé ; ce n’est pas tout à fait cela. Je note dans ce petit livre les noms des rues où il m’est interdit de passer, tant que les boutiques en sont ouvertes. Notre dîner d’aujourd’hui me ferme Long-Acre. La semaine dernière, j’ai acheté une paire de bottes dans Great-Queen-Street, et je ne puis plus aller par là. Maintenant, si je veux me rendre au Strand, il n’y a plus pour moi qu’un chemin, et encore faudra-t-il que je me le ferme en y achetant ce soir une paire de gants. Toutes les issues sont si bien bouchées que si, d’ici à un mois, ma tante ne m’envoie de l’argent, je serai forcé d’aller m’établir à trois ou quatre milles de Londres pour pouvoir circuler avec sécurité.

– Mais ne craignez-vous pas qu’à la longue elle ne se fatigue ?

– J’espère que non ; cependant le nombre de lettres que j’ai à lui écrire d’ordinaire pour l’attendrir est de six, et cette fois nous ne lui en avons pas envoyé moins de huit sans obtenir aucun effet. Demain matin, je lui écrirai de nouveau. Je compte faire beaucoup de pâtés et arroser ma lettre de larmes que je verserai du flacon à l’essence de poivre pour leur donner un air plus sombre et plus pénitent. « Ma chère tante, je suis dans un état d’esprit tel, que je sais à peine ce que j’écris. – Un pâté. – Si vous pouviez me voir en ce moment versant des pleurs amers sur les fautes de mon passé !… – Poivrière. – Quand j’y pense, ma main tremble… » – Encore un pâté. – Ma foi, si cela ne produit rien, tout est fini. »

En parlant ainsi, Swiveller avait achevé de tracer sa note ; il replaça le crayon dans son petit étui et ferma le carnet d’un air parfaitement calme et sérieux. Frédéric songea alors qu’il avait un engagement qui l’appelait dehors, et laissa Richard en compagnie du vin rosé et de ses méditations sur miss Sophie Wackles.

« C’est un peu subit, se dit Richard, secouant la tête avec un regard profond et jetant en désordre des lambeaux de poésies à travers ses réflexions, comme de la vile prose, habitude qu’on lui connaît : si le cœur de l’homme est accablé de crainte, ce brouillard se dissipe quand miss Wackles apparaît : miss Wackles, cette délicieuse créature !… C’est la rose vermeille qui éclôt sous les rayons de juin. On ne peut nier qu’elle ne soit aussi, comme une douce mélodie jouée sur un instrument harmonieux. C’est réellement un peu subit. Assurément, il n’est pas urgent de rompre immédiatement avec elle, à cause de la petite sœur de Fred ; mais il vaut mieux ne pas aller trop loin. Si je dois lui battre froid, il sera bon de le faire tout de suite. Il y aurait lieu à une action judiciaire pour rupture de promesse, premier point. Sophie pourra trouver un autre mari, second point. Il est probable que… Non, cela n’est pas probable ; mais, en tout cas, il vaut mieux se tenir sur ses gardes. »

Cette chance, qu’il n’avait pas développée et sur laquelle il s’était arrêté tout court, c’était la possibilité, qu’il ne cherchait pas à se dissimuler à lui-même, qu’il ne fût pas encore parfaitement à l’épreuve des charmes de miss Wackles et la crainte que, s’il venait à lier son sort à celui de cette jeune fille dans un moment d’abandon, il ne s’enlevât à lui-même le moyen de poursuivre le beau plan d’avenir qu’il avait accueilli avec tant de chaleur de la bouche de son ami. Toutes ces raisons réunies le décidèrent à chercher querelle à miss Wackles sans perdre de temps et à la planter là sous un prétexte en l’air de jalousie mal fondée. Fixé sur ce point important, il fit passer plusieurs fois le verre de sa droite à sa gauche, et de sa gauche à sa droite, avec une assez notable dextérité, pour se mettre en état de remplir son rôle en homme prudent ; puis, après avoir donné quelques soins à sa toilette, il sortit et se dirigea vers le lien poétisé par le charmant objet de ses méditations.

C’était à Chelsea. Miss Sophie Wackles y demeurait avec sa mère, qui était veuve, et deux sœurs ; elles tenaient ensemble un modeste externat pour les petites filles : ce qu’indiquait aux passants un cadre ovale placé au-dessus d’une fenêtre du premier étage et où on lisait au milieu de magnifiques parafes : Pensionnat de jeunes demoiselles. Le fait prenait chaque matin plus de certitude encore lorsque, de neuf heures et demie à dix, on voyait arriver quelque enfant d’âge encore tendre, élève isolée et solitaire qui, se posant sur le décrottoir et se levant sur la pointe de ses pieds, faisait de pénibles efforts pour atteindre le marteau avec son abécédaire. Voici comment étaient réparties dans cet établissement les diverses fonctions des institutrices : grammaire anglaise, composition, géographie, exercice gymnastique des haltères, par miss Mélissa Wackles ; écriture, arithmétique, danse, musique, arts d’agrément en général, par miss Sophie Wackles ; travaux d’aiguille, modèles sur le canevas pour apprendre à marquer, par miss Jane Wackles ; punitions corporelles, pain sec et autres châtiments et tortures composant le département de la terreur, par mistress Wackles. Miss Mélissa était la fille aînée ; miss Sophie, la cadette, et miss Jane la dernière. Miss Mélissa avait vu trente-cinq printemps, ou à peu près, et elle s’acheminait vers l’automne ; miss Sophie était une jeune fille de vingt ans, fraîche, avenante et gaie ; quant à miss Jane, à peine comptait-elle seize années. Mistress Wackles était une personne de soixante ans, excellente peut-être, mais d’humeur acariâtre.

C’est vers ce « pensionnat de jeunes demoiselles » que Richard Swiveller se dirigeait en toute hâte avec des projets hostiles au repos de la belle Sophie. Celle-ci, vêtue de blanc comme une vierge, et n’ayant pour tout ornement qu’une rose rouge, reçut le jeune homme à son arrivée, au milieu de dispositions fort élégantes, pour ne pas dire brillantes. Ainsi, le salon avait été décoré de ces petits pots de fleurs qui d’ordinaire étaient placés sur le bord extérieur de la croisée, à moins qu’on ne les mît dans la cour du sous-sol, quand il faisait trop de vent. Ainsi on avait invité à embellir la fête de leur présence quelques-unes des élèves de l’externat. Ainsi encore miss Jane Wackles, pour disposer en boucles ses cheveux qui n’y étaient point accoutumés, avait gardé sa tête, toute la journée précédente, étroitement serrée dans une grande affiche de théâtre, dont elle avait composé ses papillotes jaunes : joignez à tant de frais la politesse solennelle et le port majestueux de la vieille dame et de sa fille aînée. Swiveller s’aperçut bien qu’il y avait dans tout cela de l’extraordinaire, mais il ne fut pas impressionné.

Le fait est, et, comme on ne saurait disputer des goûts (un goût aussi étrange que celui-ci peut être cité sans qu’on nous accuse d’invention méchamment préméditée), le fait est que ni mistress Wackles, ni sa fille aînée, n’avaient jamais vu d’un œil favorable les assiduités de M. Swiveller ; elles avaient coutume de le traiter sans conséquence « comme un jeune homme léger, » et elles soupiraient et secouaient la tête en signe de fâcheux augure toutes les fois que son nom venait à être prononcé devant elles. Miss Sophie elle-même, qui jugeait que la conduite de M. Swiveller, vis-à-vis d’elle, avait ce caractère vague et dilatoire qui n’annonce point des intentions matrimoniales bien déterminées, avait fini par désirer fortement une conclusion dans un sens ou dans l’autre. Elle avait donc consenti enfin à opposer à Richard un jardinier pépiniériste qui se déclarerait sur le moindre encouragement ; et, comme cette occasion avait été choisie dans ce but, on concevra aisément que Sophie appelât de tous ses vœux la présence de Swiveller à la réunion, et que même elle lui eût écrit pour cela et porté la lettre dont nous avons parlé. « S’il a, disait mistress Wackles à sa fille aînée, quelques espérances ou quelque moyen d’entretenir convenablement une femme, il nous les fera connaître maintenant ou jamais. – S’il m’aime réellement, pensait de son côté Sophie, il faudra bien qu’il me le dise ce soir. »

Mais comme Swiveller ne savait absolument rien de ce qui se faisait, se disait, se pensait à la maison, il n’en était pas le moins du monde troublé. Il cherchait dans son esprit quelle était la meilleure manière de devenir jaloux ; et il aurait souhaité intérieurement que Sophie fût, pour cette occasion seulement, bien moins jolie que d’habitude, ou même qu’elle fût sa propre sœur, ce qui eût aussi bien servi ses projets. Les invités entrèrent en ce moment, et parmi eux se trouvait M. Cheggs, le jardinier. M. Cheggs avait eu soin de ne pas se présenter seul et sans appui ; mais, en homme prudent, il avait amené sa sœur miss Cheggs, qui prit chaleureusement les mains de Sophie, l’embrassa sur les deux joues et lui dit : « J’espère que nous n’arrivons pas trop tôt.

– Assurément non, répondit Sophie.

– Oh ! ma chère, ajouta miss Cheggs du même ton, j’ai été si tourmentée, si ennuyée ! C’est un miracle si nous n’avons pas été ici à quatre heures de l’après-midi. Alick était horriblement impatient de vous voir. Croiriez-vous qu’il était tout habillé avant le dîner, et que depuis il n’a cessé d’aller regarder à chaque instant la pendule pour m’ennuyer de ses instances !… Aussi tout cela c’est votre faute, méchante ! »

Cette confidence publique fit rougir miss Sophie. M. Cheggs, qui, de sa nature, était fort timide devant les dames, rougit également ; et la mère et les sœurs de miss Sophie, pour épargner à M. Cheggs l’embarras de rougir davantage, lui prodiguèrent les politesses et les attentions. Richard Swiveller se trouva abandonné à lui-même. C’était tout ce qu’il souhaitait, un bon motif pour paraître fondé en droit et en raison dans sa future colère ; mais, précisément au moment où il tenait ce motif fondé en droit et en raison, qu’il était venu chercher tout exprès, sans avoir l’espérance d’y réussir, Richard se sentit très-sérieusement en colère et s’étonna de l’impudence de ce diable de Cheggs.

Cependant M. Swiveller avait engagé miss Sophie pour le premier quadrille : notez qu’on avait proscrit rigoureusement les contredanses, comme n’étant pas d’assez bon genre. Ici c’était un premier avantage sur son rival qui, assis tristement dans un coin, contemplait la forme ravissante de la jeune fille passant avec grâce à travers les méandres de la danse. Mais ce ne fut pas là le seul triomphe que Swiveller remporta sur le jardinier ; car, pour montrer à la famille quel homme on avait négligé d’abord, et sans doute aussi sous l’influence de ses précédentes libations, il se livra à des hauts faits d’agilité si brillants, et accomplit tant de pirouettes et d’entrechats, qu’il remplit de surprise la société tout entière, et, qu’en particulier, un grand monsieur, qui dansait avec une toute petite écolière, resta comme pétrifié d’étonnement et d’admiration. Mistress Wackles elle-même oublia un moment de gourmander trois enfants qui se permettaient de s’amuser, et elle ne put s’empêcher de penser que ce serait un honneur pour la famille de posséder un semblable danseur.

Dans cet instant critique, miss Cheggs se montra pour son frère une alliée énergique et utile. Sans se borner à témoigner par des sourires méprisants le dédain qu’elle éprouvait pour les prouesses de M. Swiveller, elle trouva moyen de glisser à l’oreille de miss Sophie quelques mots de sympathique condoléance de lui voir un cavalier si ridicule ; déclarant qu’elle tremblait qu’il ne prît envie à Alick de tomber sur ce personnage et de passer sur lui sa colère : miss Sophie n’avait qu’à voir combien l’amour et la fureur brillaient dans les yeux dudit Alick ; et en effet ces passions, nous devons le dire, débordaient de ses yeux jusque sur son nez auquel elles donnaient un éclat rubicond.

« Il faut que vous dansiez maintenant avec miss Cheggs, » dit Sophie à Dick Swiveller après avoir dansé elle-même deux fois avec M. Cheggs, en ayant l’air d’encourager fortement ses galanteries. Elle ajouta : « C’est une aimable personne, et son frère est un homme charmant.

– Charmant ! murmura Dick. Vous pourriez dire aussi charmé, à en juger par la manière dont il regarde de ce côté. »

Ici miss Jane, à qui l’on avait fait sa leçon, intervint avec ses longues boucles de cheveux et glissa quelques mots à l’oreille de sa sœur pour lui faire remarquer l’air de jalousie de M. Cheggs.

« Lui, jaloux !… s’écria Swiveller. J’admire son impudence.

– Son impudence ?… répéta miss Jane en secouant la tête. Prenez garde qu’il ne vous entende ; car vous pourriez en avoir du regret.

– Oh ! Jane, je vous en prie…, dit miss Sophie.

– Allons donc ! reprit la sœur ; pourquoi M. Cheggs ne serait-il pas jaloux, si cela lui plaît ? J’aime bien cela vraiment ! M. Cheggs a autant le droit d’être jaloux que qui que ce soit ici, et peut-être bientôt en aura-t-il plus le droit encore qu’il ne l’a en ce moment. Vous, Sophie, vous en savez quelque chose ! »

Quoique ce plan, concerté entre Sophie et sa sœur, s’appuyât sur les meilleures intentions et eût pour objet de décider enfin M. Swiveller à se déclarer, il échoua complètement. Car miss Jane étant une de ces jeunes filles qui sont prématurément aigres et acariâtres, donna à son intervention une importance si déplacée que Richard se retira de mauvaise humeur, abandonnant sa maîtresse à M. Cheggs, et lançant à celui-ci un regard de défi auquel le jardinier répondit avec indignation.

« Est-ce que vous avez à me parler, monsieur ? lui demanda M. Cheggs le suivant dans un coin. Ayez la complaisance de sourire, monsieur, afin qu’on ne soupçonne rien… Est-ce que vous voulez me parler, monsieur ? »

Swiveller regarda avec un sourire dédaigneux les pieds de M. Cheggs ; puis ses chevilles, puis son tibia, puis son genou, et ainsi graduellement le long de la jambe droite, jusqu’à ce qu’il arrivât au gilet ; là il alla de bouton en bouton jusqu’à ce qu’il atteignît le menton ; puis, passant juste au milieu du nez, il s’arrêta aux yeux, et alors il dit brusquement :

« Non, monsieur.

– Hum ! fit M. Cheggs jetant un coup d’œil par-dessus son épaule ; ayez la bonté de sourire encore un peu, monsieur… Peut-être désirez-vous me parler, monsieur ?

– Non, monsieur ; du tout.

– Peut-être, monsieur, n’avez-vous rien à me dire en ce moment, » ajouta M. Cheggs en appuyant sur ces derniers mots.

Ici Richard Swiveller détacha ses yeux du visage de M. Cheggs et fit descendre son regard du nez, du gilet et de la jambe droite de son rival jusqu’à ses pieds, qu’il parut considérer avec soin ; après quoi il releva ses yeux, suivit en remontant la ligne de la jambe gauche, celle du gilet, et, revenu en plein visage de Cheggs, il répondit :

« Non, monsieur ; rien du tout.

– Vraiment, monsieur ? Je suis charmé d’apprendre cela. Je suppose, monsieur, que vous savez où me trouver dans le cas où vous auriez quelque chose à me dire ?

– Il ne me sera pas difficile de le demander quand j’aurai besoin de le savoir.

– C’est bien ; nous n’avons rien de plus à nous dire, je pense, monsieur.

– Rien de plus, monsieur. »

Ainsi se termina ce terrible dialogue d’où les deux interlocuteurs se retirèrent fronçant également le sourcil. M. Cheggs s’empressa d’offrir la main à miss Sophie, tandis que M. Swiveller s’asseyait tout morose dans un coin.

Tout près de là étaient assises mistress Wackles et miss Mélissa occupées à regarder la danse. Miss Cheggs s’avança vers elles pendant que son cavalier était engagé dans un pas, et jeta quelques remarques qui furent du fiel et de l’absinthe pour le cœur de Richard Swiveller. Sur une couple de mauvais tabourets se tenaient tant bien que mal deux des élèves de l’externat, cherchant un encouragement à leur gaieté dans les yeux de mistress et miss Wackles ; or, en voyant mistress Wackles sourire et miss Wackles sourire aussi, les deux fillettes crurent devoir, pour se mettre dans leurs bonnes grâces, sourire également : pour reconnaître cette attention, la vieille dame prit un air sévère et leur dit que, si elles osaient se permettre encore pareille impertinence, elles seraient immédiatement reconduites chez elles. L’une des deux élèves, qui était d’une nature timide et d’un tempérament nerveux, ne put réprimer ses larmes devant cette menace rigoureuse ; et pour cette offense toutes deux furent aussitôt renvoyées, ce qui porta la terreur dans l’âme de toutes les élèves.

Cependant miss Cheggs dit en s’approchant davantage : « J’ai de bonnes nouvelles à vous apprendre. Vous savez ce qu’Alick a dit à Sophie ? Sur ma parole, la chose est sérieuse, c’est clair.

– Qu’est-ce qu’il a donc dit, ma chère ? demanda mistress Wackles.

– Toute sorte de choses ; vous ne sauriez vous imaginer comme il a parlé franchement. »

Richard jugea qu’il n’était pas nécessaire pour lui d’en entendre plus long. Il profita d’un temps d’arrêt dans la danse, et du moment où M. Cheggs était venu faire sa cour à la vieille dame, et se dirigea la tête haute vers la porte, en affectant soigneusement la plus extrême insouciance lorsqu’il passa près de miss Jane Wackles, qui, dans toute la gloire de ses boucles de cheveux, faisait des frais de coquetterie, utile manière d’employer le temps faute de mieux, avec un vieux gentleman galant, locataire du parloir du rez-de-chaussée. Miss Sophie était assise près de la porte, encore émue et toute confuse des attentions marquées de M. Cheggs ; Richard Swiveller s’arrêta un instant pour échanger quelques mots avec elle avant son départ.

« Mon navire est sur la côte et ma chaloupe est à la mer… Mais avant de franchir cette porte, il faut que je t’adresse mes adieux. »

Il accompagna ces paroles d’un regard mélancolique.

« Est-ce que vous partez ? demanda miss Sophie se sentant troublée jusqu’au fond du cœur par le succès de sa ruse, mais affectant les dehors de l’indifférence.

– Si je pars !… répéta Richard avec amertume. Oui, je pars. Eh bien ! après ?…

– Rien, sinon qu’il n’est pas tard. Mais vous êtes maître après tout de faire ce que vous voulez.

– Plût à Dieu que j’eusse été aussi ma maîtresse et que je n’eusse jamais pensé à vous ! Miss Wackles, je vous ai crue sincère, et j’étais heureux dans ma crédulité ; mais maintenant je gémis d’avoir connu une jeune fille si belle, il est vrai, mais si trompeuse !… »

Miss Sophie se mordit les lèvres et affecta de regarder avec un vif intérêt M. Cheggs qui, à quelque distance, absorbait à longs traits un verre de limonade.

« Je suis venu ici, dit Richard, oubliant un peu le dessein qui l’avait réellement amené, je suis venu avec le cœur épanoui, dilaté, avec des sentiments conformes à cette disposition. Je sors avec des pensées qui peuvent se concevoir, mais qui ne sauraient s’exprimer ; j’emporte la conviction désolante que mes plus chères affections ont reçu ce soir le coup de grâce.

– Assurément, je ne vous comprends pas, monsieur Swiveller, dit miss Sophie, les yeux baissés ; je regrette que…

– Des regrets, madame ! dit Richard ; des regrets, quand vous restez en possession d’un M. Cheggs ! Mais je vous souhaite une bonne nuit. En me retirant, je me bornerai à vous faire une petite confidence : il existe une toute jeune fille, qu’on élève à la brochette en ce moment pour moi ; elle possède non-seulement de grands charmes, mais encore une grande fortune ; elle a prié son plus proche parent de solliciter mon alliance ; et, par considération pour plusieurs membres de sa famille, j’y ai consenti. Je suis certain que vous apprendrez avec plaisir ce fait consolant, qu’une jeune et aimable personne n’attend que le moment d’être femme pour s’unir à moi, et se dépêche de grandir chaque jour pour hâter cet heureux moment. J’ai cru devoir vous en dire quelque chose. Il ne me reste plus qu’à m’excuser d’avoir abusé si longtemps de votre attention. Bonsoir. »

« Tout ceci aura d’excellentes conséquences, se dit Richard Swiveller quand il fut rentré chez lui, tout en posant l’éteignoir sur sa chandelle ; ainsi, je me lance de cœur et d’âme, tête baissée, avec Fred, dans son projet à l’endroit de la petite Nelly ; il sera charmé de me trouver si ardent à le seconder. Demain il saura tout ; en attendant, comme il est un peu tard, je vais tâcher de demander au sommeil le baume de mes peines. »

Le baume de ses peines ne se fit pas attendre. Au bout de quelques minutes, Swiveller était endormi, et il rêvait qu’il avait épousé Nelly Trent, qu’il était maître de sa fortune, et que, pour premier acte d’autorité, il avait dévasté et converti en un four à chaux la pépinière de M. Cheggs.

Chapitre IX. §

Dans son entretien confidentiel avec mistress Quilp, Nelly avait à peine laissé entrevoir la profonde tristesse de ses pensées ; à peine avait-elle montré l’ombre pesante du nuage qui enveloppait sa maison, et couvrait d’obscurité le foyer domestique. Outre qu’il lui était bien difficile de donner à une personne qui n’était pas complètement instruite de la vie qu’elle menait, une idée exacte de la mélancolie et de la solitude de cette existence, sa crainte de compromettre ou de blesser en quoique ce fût le vieillard auquel elle était si tendrement attachée, l’avait arrêtée même au milieu de l’épanchement de son cœur ; aussi Nelly n’avait-elle fait qu’une allusion timide à la cause principale de son trouble et de ses tourments.

Ce qui avait provoqué les larmes de l’enfant, ce n’était pas la monotonie de ses journées privées de variété, et que n’égayait jamais aucune agréable compagnie ; ce n’était pas non plus la sombre horreur de ses soirées lugubres et de ses longues nuits solitaires ; ce n’était pas l’absence de ces plaisirs faciles et charmants qui font battre les jeunes cœurs ; ce n’était pas enfin parce qu’elle ne connaissait de son âge que sa faiblesse et sa sensibilité vive. Mais voir le vieillard accablé sous la pression d’un chagrin secret ; observer son état d’inquiétude et d’agitation continuelle ; avoir souvent à craindre que sa raison ne fût égarée ; lire dans ses paroles et ses regards le commencement d’une folie désespérante ; veiller, attendre, écouter jour par jour avec l’idée que ces symptômes devaient se réaliser ; se dire que son grand-père et elle ne pouvaient espérer ni un secours ni un conseil de personne, qu’ils étaient seuls sur la terre : telles étaient les causes d’accablement qui eussent certainement enlevé toute force et toute joie même à un être plus avancé en âge ; et combien devaient-elles peser plus lourdement sur le cœur d’une enfant qui les avait constamment autour d’elle, et qui était sans cesse entourée des objets d’où renaissaient à tout moment ces pensées !

Aux yeux du vieillard, cependant, Nell était toujours la même. Si, pour un moment, il débarrassait son esprit du fantôme qui l’obsédait sans relâche, il retrouvait aussitôt sa jeune compagne avec le même sourire pour lui, avec les mêmes paroles pleines d’empressement, la même vivacité folâtre, le même amour et la même sollicitude qui, pénétrant profondément dans son esprit, semblaient l’avoir illuminé durant toute sa vie. Le cœur de Nelly était pour le vieillard le livre unique dont il se plaisait à relire la première page, sans songer à la triste histoire qu’il eût trouvée plus loin, s’il avait seulement tourné le feuillet ; et, dans cet aveuglement volontaire, il aimait à croire qu’au moins l’enfant était heureuse.

Heureuse !… elle l’avait été autrefois. Elle avait couru en chantant à travers ces chambres obscures ; elle avait, d’un pas gai et léger, côtoyé leurs trésors couverts de poussière, les faisant paraître plus vieux par sa jeunesse, plus noirs et plus sinistres par sa figure brillante et ouverte. Mais maintenant les chambres étaient redevenues plus que jamais froides et ténébreuses ; et quand Nelly quittait son petit réduit, pour aller passer de longues et mortelles heures, assise dans l’une de ces tristes pièces, elle devenait elle-même silencieuse et immobile comme les objets inanimés qui l’entouraient, et elle n’avait plus le courage de réveiller avec sa voix les échos enroués par un long silence.

Dans l’une de ces chambres se trouvait une croisée donnant sur la rue. C’est là que l’enfant se tenait assise, seule et pensive, durant bien des soirées, souvent même assez avant dans la nuit. L’impatience n’est jamais plus grande que lorsqu’on veille pour attendre ; il n’est donc pas étonnant que, dans ces moments, les idées lugubres vinssent en foule assiéger l’esprit de Nelly.

Elle aimait à se placer en cet endroit à l’heure où tombe le crépuscule du soir, à suivre le mouvement de la foule passant et repassant dans la rue, à observer les gens qui se montraient aux fenêtres des maisons en face d’elle, se demandant si les êtres qu’elle voyait là se sentaient moins seuls à la regarder sur sa chaise, comme c’était pour elle une espèce de compagnie de les voir avancer et relever la tête par leurs croisées. Sur l’un des toits il y avait un amas confus de cheminées : souvent, en les considérant, il lui avait semblé que c’étaient autant de laides figures qui la menaçaient et qui essayaient de darder dans sa chambre leurs yeux curieux ; aussi se trouvait-elle satisfaite quand l’obscurité du soir les enveloppait, bien que, d’autre part, elle éprouvât de la tristesse lorsque l’homme du gaz venait allumer les réverbères dans la rue ; car alors il était bien tard, et il faisait bien noir. En ce moment, Nelly tournait la tête et parcourait des yeux la pièce où elle se trouvait pour voir si tout y était à la même place, si rien n’avait bougé ; puis ramenant son regard sur la rue, parfois elle apercevait un homme passant avec un cercueil sur son dos, et deux ou trois autres le suivant en silence jusqu’à une maison où il y avait quelqu’un de mort. Nelly frissonnait… car ce triste spectacle présentait de nouveau à son souvenir, avec une foule de pensées lugubres et de craintes, l’image des traits altérés et des manières étranges du vieillard. S’il allait mourir !… si un mal soudain était venu le frapper !… et qu’il ne dût pas revenir chez lui vivant !… si, une nuit, il rentrait, l’embrassait et la bénissait comme à l’ordinaire ; si, après qu’elle se serait mise au lit, qu’elle se serait endormie, et tandis qu’elle goûterait un sommeil bienfaisant et sourirait peut-être au sein de ses rêves, il se tuait ! et si le sang du grand-père coulait… coulait… jusqu’au seuil de la chambre à coucher de sa petite-fille !…

Ces pensées étaient trop terribles pour que Nelly s’y arrêtât. Afin de s’en distraire, elle avait de nouveau recours à la rue, maintenant animée par moins de pas, et de plus en plus sombre et silencieuse. Les boutiques se fermaient, les lumières commençaient à briller aux fenêtres des étages supérieurs, annonçant que les voisins allaient se coucher. Par degrés ces lumières diminuaient ou disparaissaient, remplacées par la veilleuse nocturne. À peu de distance, il y avait encore un magasin attardé qui jetait sur le trottoir une clarté resplendissante, brillante et gaie à voir ; mais, lorsqu’à son tour il était fermé et que le gaz y était éteint, l’ombre et le silence régnaient partout, excepté quand retentissait sur le pavé quelque pas égaré, ou bien quand un voisin, en retard sur son heure habituelle, frappait vigoureusement à la porte de sa maison pour éveiller sa famille endormie.

C’est à cette heure de la nuit, et rarement avant, que l’enfant fermait la fenêtre et descendait doucement l’escalier, se figurant la peur dont elle serait frappée si quelqu’une des visions infernales qui souvent passaient à travers ses rêves, prenait un corps lumineux et diaphane pour lui apparaître sur son chemin. Mais toutes ses craintes s’évanouissaient devant une bonne lampe éclairant de sa lumière rassurante l’aspect calme de sa petite chambre à coucher. Après une prière fervente et mêlée de larmes pour le vieillard, pour le retour du repos, de la paix et du bonheur dont ils avaient joui autrefois ensemble, elle posait sa tête sur l’oreiller et se berçait de ses sanglots ; souvent, cependant, elle se réveillait en sursaut, bien avant que le jour revînt, pour écouter le bruit de la sonnette, et répondre à l’appel imaginaire qui l’avait tirée de son sommeil.

Une nuit… c’était la troisième depuis la conversation de Nelly avec mistress Quilp, le vieillard, qui, durant toute la journée avait été souffrant et abattu, annonça qu’il ne sortirait pas. À cette nouvelle, les yeux de l’enfant étincelèrent ; mais la joie qui les animait s’effaça quand Nelly reporta son regard sur le visage triste et fatigué de son grand-père.

« Deux jours, murmura-t-il, deux jours tout entiers se sont écoulés, et pas de réponse ! Nell, que t’a-t-il donc dit ?

– Exactement ce que je vous ai rapporté, mon cher grand-papa.

– C’est vrai, dit faiblement le vieillard. Oui… Mais n’importe, répète-le-moi, Nell. Ma tête s’affaiblit. Que t’avait-il donc dit ? Qu’il viendrait me voir le lendemain ou le jour suivant… Rien de plus, n’est-ce pas ? C’était dans sa lettre.

– Rien de plus. Si vous le vouliez, ne pourrais-je pas y retourner demain matin, grand-père, de très-grand matin ? J’irais et serais de retour ici avant le déjeuner. »

Le vieillard secoua la tête, soupira tristement, et, attirant vers lui sa petite-fille :

« Cela serait inutile, ma chérie, complètement inutile. Mais s’il m’abandonne en ce moment… s’il m’abandonne aujourd’hui, quand je pourrais encore, avec son aide, réparer tout le temps et l’argent que j’ai perdus, oublier toute l’agonie d’esprit que j’ai supportée, et qui m’a réduit à l’état où tu me vois… s’il en est ainsi, je suis ruiné, et bien pis que cela !… je t’aurai ruinée, toi pour qui j’avais tenté cette œuvre !… Ah ! si nous étions réduits à la mendicité !…

– Si nous y étions réduits ?… dit l’enfant hardiment ; soyons mendiants, s’il le faut, pourvu que nous soyons heureux.

– Mendiants… et heureux ! dit le vieillard. Pauvre petite !

– Mon cher grand-papa, s’écria Nelly avec une énergie qui brilla sur son visage empourpré, dans sa voix émue et son attitude pleine d’ardeur, non, ce que je dis là n’est pas un enfantillage ; mais dussé-je vous paraître plus enfant encore, laissez-moi vous prier d’aller avec moi mendier, ou travailler sur les grandes routes, ou gagner dans la campagne notre chétive existence à la sueur de notre front, plutôt que de continuer la vie que nous menons.

– Nelly !…

– Oui, oui, plutôt que de continuer la vie que nous menons ! répéta l’enfant avec un redoublement d’énergie. Si vous avez des chagrins, laissez-moi les connaître et les partager. Si vous dépérissez à vue d’œil, si chaque jour vous devenez plus pâle et plus faible, laissez-moi vous soigner et vous servir de garde-malade. Si vous êtes pauvre, soyons pauvres ensemble, mais que je reste avec vous ! Que je n’aie pas à voir en vous un tel changement sans en pouvoir deviner la cause ; sinon, mon cœur se brisera et je mourrai. Mon cher grand-papa, quittons ce lieu si triste, et allons demander notre pain de porte en porte, le long de notre route ! »

Le vieillard couvrit son visage de ses mains, et le cacha contre le coussin du fauteuil où il était couché.

« Soyons mendiants, dit la jeune fille en passant un de ses bras autour du cou du vieillard ; je n’ai pas peur que nous manquions du nécessaire, je suis sûre qu’il ne nous manquera pas. Allons de campagne en campagne ; nous dormirons dans les champs, sous les arbres ; ne songeons plus à l’argent ni à rien qui puisse nous attrister, mais reposons la nuit ; le jour, ayons au visage le soleil et le grand air, et remercions Dieu ensemble. Ne mettons plus le pied dans des chambres sombres, n’habitons plus une maison mélancolique, errons plutôt çà et là partout où il nous plaira. Quand vous serez fatigué, vous vous arrêterez pour vous délasser dans le lieu le plus agréable que nous pourrons trouver, et moi, pendant ce temps, j’irai demander l’aumône pour nous deux. »

La voix de l’enfant s’éteignit dans les sanglots, en même temps que Nelly laissa tomber sa tête sur le cou du vieillard. Elle ne pleurait pas seule.

Ces paroles ne devaient pas être entendues par d’autres oreilles, cette scène n’était pas faite pour d’autres yeux. Et cependant il y avait là des yeux et des oreilles qui prenaient un intérêt avide à tout ce qui se passait : ce n’était rien moins que les oreilles et les yeux de M. Daniel Quilp, qui, étant entré sans être aperçu, au moment où l’enfant s’était mise à côté du vieillard, se donna bien de garde, sans doute par des motifs de la plus pure délicatesse, d’interrompre la conversation, et se tint immobile avec son regard fixe et son ricanement habituel. Cependant, comme il est assez fatigant de rester debout pour un gentleman qui a beaucoup marché, le nain, d’ailleurs, étant de ces gens qui se mettent à l’aise partout comme chez eux, il ne tarda pas à jeter les yeux sur un fauteuil où il grimpa avec une rare agilité, se perchant sur le dossier et les pieds posés sur le coussin. Dans cette attitude il se trouvait parfaitement à l’aise pour voir et entendre, et, en même temps, il avait le plaisir de satisfaire cette espèce d’instinct animal qu’il possédait en toute occasion, et qui lui faisait exécuter des exercices fantasques, de véritables tours de singe. Il s’assit donc de la sorte, une jambe retroussée négligemment par-dessus l’autre, son menton appuyé sur la paume de sa main, la tête tournée légèrement, et sa laide figure empreinte d’une grimace de plaisir. Voilà comment il était quand le vieillard, ayant par hasard regardé de ce côté, l’aperçut, à son grand étonnement.

À l’aspect de cette agréable figure, l’enfant ne put retenir un cri inarticulé. Elle et le vieillard, ne sachant que dire et doutant à demi de la réalité de cette apparition, la contemplaient avec embarras. Sans être le moins du monde déconcerté par cette réception, Daniel Quilp garda la même attitude, se bornant à faire avec la tête deux ou trois signes de condescendance. Enfin le vieillard prononça le nom de Quilp, à qui il demanda par où il était venu.

« Par la porte, répondit le nain élevant son pouce au-dessus le son épaule ; je ne suis pas encore tout à fait assez petit pour passer à travers le trou de la serrure. Ma foi, je voudrais l’être. Voisin, j’ai besoin de causer avec vous, en particulier, tous deux seuls et sans témoins. Au revoir, petite Nelly. »

Nelly consulta du regard son grand-père, qui lui fit signe de se retirer, et l’embrassa sur la joue.

« Ah ! dit le nain faisant claquer ses lèvres, quel bon baiser… juste sur la pommette vermeille de la joue ! Quel baiser excellent ! »

La jeune fille, en entendant une pareille remarque, n’en fut que plus empressée de sortir. Quilp la suivit d’un regard d’admiration ; et dès qu’elle eut fermé la porte, il complimenta le vieillard sur les charmes de Nelly.

« Quel petit bouton de rose, frais, fleuri et modeste !… hein, voisin ? s’écria Quilp caressant une de ses courtes jambes et clignant des yeux ; que votre petite Nelly est avenante, rosée et faite pour plaire !… »

Le vieillard ne répondit que par un sourire contraint ; intérieurement il ressentait le plus vif, le plus insupportable déplaisir. Cette disposition n’échappa point à Quilp, qui trouvait sa jouissance à torturer soit le vieillard, soit toute autre victime.

« Oui, elle est charmante, reprit-il, parlant d’une voix lente comme s’il était absorbé par son sujet, si petite, si rondelette, si bien modelée, si jolie, avec des veines si bleues et une peau si transparente, des pieds si mignons et des manières si engageantes !… Mais, Dieu me pardonne ! vous avez mal aux nerfs ? Qu’y a-t-il donc, voisin ? Je vous jure, continua le nain en descendant du dossier et s’asseyant sur le fauteuil avec une gravité de mouvements bien différente de la rapidité qu’il avait mise à escalader ce meuble, je vous jure que je ne me doutais pas qu’un vieux sang pût être si prompt et si inflammable. Je le croyais inerte dans son cours et froid ; certainement c’est là la règle, mais il faut que le vôtre, voisin, soit en révolution.

– Je le pense, » dit le vieillard en gémissant.

Il pressa sa tête de ses deux mains et ajouta :

« Je sens là une fièvre brûlante… Je sens de temps à autre quelque chose que je crains de nommer. »

Le nain ne prononça pas une parole, mais il suivait de l’œil son interlocuteur qui parcourait la chambre dans tous les sens, et finit par aller se rasseoir. Là le vieillard resta d’abord la tête baissée sur sa poitrine ; puis, se levant tout à coup, il dit :

« Une bonne fois, une fois pour toutes, m’avez-vous apporté de l’argent ?

– Non ! répondit Quilp.

– Eh bien ! dit le vieillard crispant ses mains avec désespoir et levant les yeux au ciel, l’enfant et moi nous sommes perdus !

– Voisin, lui dit Quilp le regardant froidement et frappant à plusieurs reprises sur la table pour fixer son attention vagabonde, je serai sincère avec vous ; je jouerai plus franchement que vous n’avez joué quand vous teniez les cartes et ne m’en montriez que le revers. Vous n’avez plus de secret pour moi. »

Le vieillard le considéra tout tremblant.

« Vous êtes surpris !… dit le nain, cela peut se concevoir. Non, vous n’avez plus de secret pour moi. Je sais maintenant que tous les prêts, toutes les avances et ces suppléments de fonds que vous m’avez tirés passaient à… Dirai-je le mot ?

– Dites-le, s’il vous convient.

– À la table de jeu où vous alliez chaque nuit ! Voilà le moyen précieux imaginé par vous pour faire fortune ; le voilà ! Voilà cette source secrète, mais certaine, de richesse, où tout mon argent se fût engouffré, si j’avais été aussi fou que vous le pensiez ; voilà votre inépuisable mine d’or, votre Eldorado ! hein ?

– Oui, s’écria le vieillard avec des yeux étincelants, c’était et c’est la vérité ; je le soutiendrai jusqu’à la mort.

– Se peut-il que j’aie été la dupe d’un stupide coureur de brelans ! dit Quilp en abaissant sur lui un regard de mépris.

– Je ne suis pas un coureur de brelans !… cria le vieillard avec énergie. Je prends le ciel à témoin que jamais je n’ai joué pour gagner dans mon propre intérêt ; que jamais je n’ai joué par passion pour le jeu. À chaque coup que je risquais, je me répétais tout bas le nom de l’orpheline et j’invoquais la bénédiction de Dieu sur le coup de dé qui allait décider de notre sort… Mais Dieu ne m’a jamais béni ! Qui donc fait-il prospérer ? Les gens contre lesquels je jouais : des hommes adonnés à la dissipation, au plaisir, à la débauche, prodiguant l’or à mal faire, encourageant le vice et les excès. Voilà les hommes qu’auraient dépouillés nos gains, ces gains que, jusqu’au dernier liard, je destinais à une jeune fille innocente dont ils auraient adouci l’existence et assuré le bonheur. Et eux, au contraire, que cherchaient-ils ? Des moyens de corruption et de désordre misérable. Dites-moi qui, dans une cause telle que la mienne, n’eût pas espéré. Qui n’eût pas espéré comme moi ?

– Quand avez-vous commencé cette carrière de folie ? demanda Quilp, dont l’humeur railleuse fut dominée un moment par le chagrin farouche du vieillard.

– Quand j’ai commencé ?… répondit ce dernier passant sa main le long de ses sourcils. Quand j’ai commencé ?… Cela ne fut, cela ne pouvait être qu’au jour où je m’aperçus combien peu j’avais amassé, combien il fallait de temps pour amasser quelque chose, et, comme à mon âge, le cercle de mes derniers jours était circonscrit ; au jour où je songeai qu’il me faudrait abandonner l’enfant à la dure pitié du monde avec des ressources à peine suffisantes pour lui épargner les angoisses extrêmes de la pauvreté. Ah ! c’est alors que j’ai commencé !

– Est-ce après que vous m’eûtes chargé de faire passer la mer à votre délicieux petit-fils ?

– Ce fut peu de temps après. J’y avais pensé longtemps ; durant des mois entiers mon sommeil fut tout plein de cette idée. Alors je commençai. Je ne trouvais pas de plaisir à jouer, je n’en attendais aucun. Qu’est-ce que j’y ai gagné, sinon des jours d’anxiété, des nuits d’insomnie, sinon la perte de la santé et de la tranquillité d’âme ? Qu’y ai-je gagné ? la langueur et le chagrin.

– Oui, d’abord vous avez perdu vos ressources, puis vous êtes venu à moi. Tandis que je vous croyais en train de faire fortune, comme vous vous en vantiez, vous travailliez à vous transformer en un vil mendiant !… Et c’est comme cela que je me trouve avoir dans mon portefeuille toutes les reconnaissances successives que vous m’avez griffonnées, avec un droit d’expropriation de votre fortune et de vos biens, dit Quilp debout, regardant tout autour de lui comme pour s’assurer qu’on n’avait distrait aucune valeur.

« Mais, ajouta-t-il, est-ce que vous n’avez jamais gagné ?

– Jamais. Non, jamais je n’ai couvert mes pertes.

– Je croyais, dit le nain d’un air moqueur, que si un homme jouait assez longtemps, il était sûr de finir par gagner ; ou, en mettant les choses au pis, de sortir du jeu sans perte.

– Et c’est la vérité, s’écria le vieillard échappant tout à coup à son état d’accablement pour passer au plus violent paroxysme ; c’est la vérité ; je l’ai éprouvé dès le premier jour ; je l’ai constamment reconnu ; j’ai vu cela ; je ne l’ai jamais mieux ressenti qu’en ce moment. Quilp, ces trois dernières nuits j’ai rêvé que je gagnais une somme considérable… Ce rêve, je n’avais jamais pu le faire, malgré tout mon désir et tous mes efforts. Ne m’abandonnez pas au moment où cette chance s’offre à moi. Je n’ai de ressource qu’en vous ; accordez-moi quelque assistance ; que par vous je puisse tenter ce dernier moyen d’espérance. »

Le nain haussa les épaules et secoua la tête.

« Voyez, Quilp, mon bon et généreux Quilp, dit encore le vieillard tirant d’une main tremblante quelques morceaux de papier de sa poche et pressant le bras du nain, voyez seulement. Regardez, je vous prie, ces chiffres… C’est le fruit de longs calculs et d’une pénible expérience. Je dois absolument gagner ; il ne me faut plus qu’un petit secours… quelques livres, quarante livres, mon cher Quilp !…

– Le dernier prêt a été de soixante-dix, et il est parti en une nuit.

– Je le reconnais, répondit le vieillard ; mais la chance m’était tout à fait contraire et mon heure n’était pas encore venue. Voyez, Quilp, voyez !… s’écria-t-il, tremblant tellement que les papiers dans sa main étaient agités comme par le vent. Ayez pitié de cette orpheline. Si j’étais seul, je pourrais mourir satisfait. Peut-être même eussé-je prévenu les coups du sort qui est si injuste, favorisant dans leur splendeur les orgueilleux et les heureux de ce monde, et abandonnant les pauvres et les affligés qui l’invoquent dans leur désespoir. Mais tout ce que j’ai fait je l’ai fait pour elle. C’est de vous seul que j’attends notre salut… Assistez-moi… Je vous implore pour elle et non pour moi !

– Je regrette qu’un rendez-vous d’affaires m’appelle dans la Cité, dit Quilp interrogeant sa montre avec un sang-froid parfait ; sinon, j’eusse aimé à vous consacrer une demi-heure pour vous voir tout à fait remis.

– Non, Quilp, bon Quilp, dit le vieillard d’un ton convulsif en le saisissant par ses habits ; que de fois vous et moi nous avons parlé de sa pauvre mère ! C’est cela peut-être qui m’a tant inspiré la crainte de voir ma Nelly livrée à la misère. Ne soyez pas insensible pour moi, prenez tout ceci en considération. Vous gagnerez beaucoup avec moi. Oh ! de grâce, accordez-moi l’argent dont j’ai besoin pour réaliser cette dernière espérance !

– En vérité je ne le puis, répondit Quilp d’un accent de politesse inaccoutumée chez lui. Je vous dirai, et ce fait est remarquable, car il prouve que les plus fins peuvent être parfois attrapés, que vous avez tellement abusé de ma confiance par le genre de vie parcimonieuse que vous meniez seul avec Nelly…

– Oui, je gardais tout pour tenter la fortune, pour assurer un avenir plus éclatant à mon enfant.

– Fort bien, fort bien, je comprends, mais, je le répète, vous m’avez tellement abusé par vos dehors sordides, par la réputation de richesse dont vous jouissiez, par vos assurances réitérées, que vous me donneriez pour mes avances un intérêt triple, quadruple même, que j’eusse continué, même aujourd’hui, à faire des sacrifices en me contentant de votre simple billet, si je n’avais eu tout à coup une révélation inattendue sur le mystère de votre vie secrète.

– Qui vous a instruit ? s’écria le vieillard désespéré. Qui, malgré mes précautions, a pu me trahir ? Le nom ! le nom de cette personne ! »

Le rusé nain, pensant à part lui que s’il nommait l’enfant ce serait mettre le vieillard sur la trace de l’artifice dont il s’était servi, et qu’il valait mieux n’en rien dire puisqu’il n’avait rien à y gagner, réfléchit un moment, puis demanda :

« Qui soupçonnez-vous ?

– C’est Kit, sans doute ; ce ne peut être que Kit !… il m’aura espionné, et vous, vous l’aurez gagné !

– Comment avez-vous pu vous en douter ? dit le nain en affectant la commisération. Eh bien ! oui, c’est Kit. Pauvre Kit ! »

En disant ces mots, il inclina la tête d’une manière tout amicale et prit congé du vieillard. Quand il fut dehors, à quelques pas de la boutique, il s’arrêta, et ricanant avec un plaisir indicible :

« Pauvre Kit ! murmura-t-il. J’y songe, c’est lui qui a dit que j’étais le nain le plus laid qu’on pût montrer pour un penny Ha ! ha ! ha ! pauvre Kit ! »

Et, en parlant ainsi, il s’en alla comme il était venu, le visage épanoui de joie.

Chapitre X. §

Si Daniel Quilp s’était glissé comme une ombre dans la maison du vieillard, s’il en était sorti de même, il n’avait pourtant pas échappé à tous les yeux. En face, sous une voûte ténébreuse menant à l’un des passages qui partaient de la rue, se tenait en observation un individu aposté en ce lieu depuis le commencement de la soirée et qui y était resté sans perdre patience, le dos appuyé contre le mur, comme un homme qui a longtemps à attendre, et qui en a l’habitude. Résigné à ce rôle patient, il se bornait à changer de pose d’heure en heure.

Ce flâneur intrépide ne prenait pas garde le moins du monde aux gens qui passaient et n’attirait pas davantage leur attention. Constamment ses yeux étaient fixés sur un seul et même objet (la fenêtre auprès de laquelle l’enfant venait ordinairement s’asseoir). Si un moment il détournait son regard, c’était pour consulter le cadran d’une boutique voisine, et ensuite il le ramenait avec plus de fixité encore sur la vieille maison du marchand d’antiquités.

Nous devons faire remarquer que ce mystérieux personnage ne paraissait ressentir aucune fatigue et n’en montra nullement tant qu’il resta à attendre comme une sentinelle vigilante. Mais à mesure que l’heure s’avançait, il donna des signes de surprise et d’inquiétude, interrogeant tour à tour plus fréquemment le cadran et avec moins d’espoir la fenêtre. Enfin d’envieux volets vinrent lui cacher le cadran, quand on ferma la boutique ; mais en même temps onze heures du soir sonnèrent à l’horloge d’une église, et puis le quart. Alors il parut convaincu qu’il était inutile de demeurer davantage en ce lieu. Cependant, cette certitude paraissait lui être pénible, et il ne pouvait se décider à s’éloigner, il semblait hésiter à partir. Et non-seulement il s’en allait lentement, mais encore il se retournait souvent pour regarder la fenêtre, s’arrêtant tout à coup avec un mouvement brusque, lorsqu’un bruit imaginaire, ou une lueur changeante dans la lumière de la chambre pouvait lui faire supposer que le châssis s’était soulevé. Enfin, il dut abandonner toute espérance pour cette nuit, et, pour être plus sûr d’y renoncer, il prit rapidement sa course, ne se hasardant plus à jeter les yeux en arrière, de peur d’être ramené irrésistiblement vers l’objet de ses désirs.

Sans ralentir le pas, sans prendre le temps de respirer, notre mystérieux personnage se lança à travers un grand nombre de ruelles et de rues étroites, jusqu’à ce qu’enfin il parvînt à un petit square : là il marcha plus lentement et, arrivé à une modeste maison où l’on voyait de la lumière à une fenêtre, il souleva le loquet de la porte et entra.

« Bonté du ciel ! qui est là ?… s’écria une femme qui se retourna vivement. Ah ! c’est vous, Kit ?

– Oui, mère, c’est moi.

– Mon Dieu ! comme vous semblez fatigué !

– Mon vieux maître n’est pas sorti cette nuit, et alors elle ne s’est pas mise à sa fenêtre. »

Après cette courte réponse, il s’assit près du feu, l’air triste et contrarié.

La chambre où cette scène avait lieu offrait le tableau d’un intérieur extrêmement modeste, pauvre même, mais dont la pauvreté était rachetée par ce confort que la propreté et l’ordre peuvent entretenir dans le logis le plus misérable. Bien qu’il fût tard, comme l’indiquait le coucou qui marquait les heures, la pauvre femme était encore activement occupée à repasser du linge. Non loin du foyer, un jeune enfant dormait dans son berceau ; un autre gros enfant, âgé à peine de deux ou trois ans, très-éveillé, ayant un étroit serre-tête, une robe de nuit trop courte pour son corps, était assis dans un panier à linge, et, se tenant droit comme un I, il promenait par-dessus le bord ses yeux tout grands ouverts, ayant bien l’air de s’être promis de ne plus jamais dormir : et, comme il avait déjà refusé de se coucher et qu’il avait fallu le transporter de son lit naturel dans ce panier, son humeur volontaire ne laissait pas que de promettre de l’agrément à ses parents et à ses amis. C’était une drôle de petite famille, Kit, la mère et les enfants, tous taillés sur le même patron.

Kit se sentait disposé à la mauvaise humeur, ainsi qu’il peut arriver au meilleur d’entre nous. Mais il contempla tour à tour le jeune enfant qui dormait profondément, puis l’autre petit frère dans son panier à linge, et enfin la mère qui, depuis le matin, avait été à la besogne sans se plaindre ; il se dit alors qu’il serait bien mieux, bien plus filial, de se montrer doux et pacifique. Ainsi il se mit à balancer le berceau avec son pied et adressa une grimace au petit rebelle dans son panier à linge. Il eut bientôt repris toute sa bonne humeur, et se sentit redevenir causeur et communicatif.

« Ah ! ma mère, dit-il en ouvrant son couteau et se jetant sur un gros morceau de pain et de viande qu’elle lui avait apprêté il y avait longtemps ; que vous êtes bonne ! Il n’y en a pas beaucoup comme vous, allez !

– J’espère, Kit, qu’il y en a beaucoup d’autres meilleures que moi, répondit mistress Nubbles ; et que s’il n’y en a pas, il doit y en avoir, comme dit notre pasteur, à la chapelle.

– Avec ça qu’il s’y connaît ! s’écria dédaigneusement Kit. Attendez donc qu’il soit veuf, qu’il travaille comme vous, qu’il gagne aussi peu à la sueur de son front, et soit cependant aussi résigné, et alors j’irai lui demander quelle heure il est, à une demi-seconde près.

– Allons, dit mistress Nubiles glissant sur ce sujet, votre bière est là, par terre, près du garde-feu.

– Je la vois, dit le fils, prenant le pot de porter ; merci, ma mère chérie. À la santé du pasteur, si cela vous plaît. Je ne lui veux pas de mal, à ce cher homme !

– Ne me disiez-vous pas que votre maître n’était point sorti cette nuit ? demanda mistress Nubbles.

– Oui, malheureusement.

– Heureusement plutôt, puisque miss Nelly ne sera pas restée seule.

– Ah ! oui, je l’avais oublié. Je disais « malheureusement, » parce que j’ai attendu depuis huit heures sans apercevoir miss Nelly.

– Que dirait-elle, s’écria la mère interrompant son travail et promenant son regard autour d’elle, si elle savait que chaque nuit, lorsque, la pauvrette, elle se tient seule, assise à cette fenêtre, vous êtes là, veillant au milieu de la rue, de peur que rien de fâcheux ne lui arrive, et que jamais vous ne quittez votre poste et ne revenez vous coucher, quelle que soit votre fatigue, avant le moment où vous pensez qu’elle peut reposer tranquillement ?

– Que m’importe ce qu’elle dirait ? répliqua le jeune homme, dont le visage se couvrit de rougeur ; jamais elle n’en saura rien : par conséquent, jamais elle n’en pourra rien dire. »

Mistress Nubbles se remit à repasser durant quelques minutes, puis, en allant prendre au feu un autre fer, elle regarda son fils à la dérobée, tandis qu’elle frottait ce fer sur une planchette et l’essuyait avec un torchon ; mais elle se tut jusqu’à ce qu’elle fût revenue à sa table. Là, levant le fer et l’approchant plus près de sa joue que je n’aurais voulu m’y hasarder, pour en éprouver la chaleur, elle adressa à son fils ces paroles accompagnées d’un sourire :

« Je sais bien, moi, ce que les autres en pourraient dire, Kit !

– Des absurdités !… interrompit celui-ci, pressentant ce qui allait suivre.

– Pas tout à fait. On pourrait dire que vous êtes devenu amoureux d’elle. Ma foi ! on ne s’en gênerait pas. »

Kit ne put que répondre assez gauchement en haussant les épaules et en formant avec ses bras et ses jambes diverses figures étranges auxquelles s’associèrent les contractions nerveuses de son visage. Ne trouvant pas, cependant, dans cette pantomime le secours qu’il en attendait, il mordit dans le pain et la viande une énorme bouchée, but un grand coup de porter, s’étouffant volontairement par ce moyen artificiel et tâchant de faire ainsi une diversion.

Au bout de quelques instants de silence, la mère revint en ces termes à la question :

« Parlons sérieusement, Kit. J’avais d’abord voulu plaisanter. Oui, je crois comme vous que ce que vous faites est bon et utile, et je crois aussi que personne ne doit en rien savoir, quoiqu’un jour, je l’espère, Nelly doive l’apprendre, et je suis sûre qu’elle vous en serait bien reconnaissante. C’est une chose cruelle d’enfermer ainsi cette enfant. Je ne m’étonne pas si votre vieux maître se cache de vous pour agir de la sorte.

– Oh ! par exemple ! il ne croit pas agir cruellement… sinon, il ne le ferait pas pour tout l’or et l’argent du monde. Non, non !… Je le connais bien !

– Alors, pourquoi le fait-il, et d’où vient qu’il se cache de vous ?

– Je l’ignore. Mais s’il ne s’était pas tant efforcé de me dérober sa conduite, je ne m’en serais pas douté ; car si la curiosité m’a pris de savoir ce qu’il y avait là-dessous, c’est qu’il me faisait partir dès la nuit venue et me renvoyait beaucoup plus tôt qu’autrefois. Écoutez !… écoutez !… qu’est-ce que c’est ?

– Un passant.

– Non, c’est quelqu’un qui vient ici… dit le jeune homme prêtant l’oreille ; on marche à pas précipités. S’il était sorti depuis que je me suis éloigné !… et que le feu eût pris à la maison !… »

Kit voulut s’élancer ; mais les idées sinistres qu’il avait conçues l’avaient comme paralysé. Le bruit des pas se rapprocha ; la porte fut vivement ouverte : l’enfant elle-même, pâle, essoufflée, couverte à peine de quelques vêtements en désordre, se précipita dans la chambre.

« Miss Nelly !… Qu’y a-t-il ? s’écrièrent à la fois la mère et le fils.

– Je ne puis rester ici qu’un seul moment, dit-elle ; mon grand-père est très-malade… Je l’ai trouvé évanoui sur le carreau.

– Je cours chercher un médecin !… s’écria Kit saisissant son chapeau sans bords ; j’y vais ! j’y vais !

– Non, non ! c’est inutile… Il y a déjà un médecin auprès de lui. D’ailleurs, on ne veut plus de vous. Ne venez plus jamais à la maison !…

– Comment ?… cria Kit.

– Jamais, jamais !… Ne m’interrogez pas là-dessus, car je ne sais rien. Je vous en prie, ne me demandez pas pourquoi ; je vous en prie, ne soyez pas fâché contre moi, je n’y suis pour rien. Soyez-en sûr. »

Kit la contempla avec de grands yeux ; il ouvrit et ferma la bouche bien des fois, mais sans réussir à articuler une seule parole.

« Il est dans le délire… À tout instant il se plaint de vous. J’ignore ce que vous lui avez fait, mais j’espère que ce n’est pas quelque chose de mal.

– Ce que je lui ai fait !… moi !

– Il répète sans cesse que vous êtes la cause de tout son malheur, continua l’enfant les larmes aux yeux ; il prononce votre nom avec des imprécations. Le médecin a dit que si vous veniez, votre vue le ferait mourir. Ne revenez donc plus à la maison. Je me suis hâtée de vous en donner avis. J’ai pensé qu’il valait mieux que vous apprissiez cela par moi que par un étranger. Ah ! Kit, qu’avez-vous donc fait ? vous en qui j’avais tant de confiance, vous qui étiez presque mon seul ami ! »

Le malheureux Kit attachait sur sa jeune maîtresse un regard de plus en plus hébété ; ses yeux s’étaient démesurément ouverts ; mais ses lèvres ne pouvaient former aucun son…

– J’ai apporté ce qui vous est dû pour votre semaine, reprit l’enfant en posant quelque argent sur la table ; et… et quelque chose de plus… »

S’adressant alors à la mère :

« Kit a toujours été bien bon pour moi, bien obligeant. J’espère qu’il regrettera ce qui s’est passé, qu’il se conduira ailleurs comme il faut et qu’il n’aura pas trop de chagrin. C’est pour moi quelque chose de bien pénible de me séparer ainsi de lui, mais il n’y a pas de remède. Il faut que cela soit. Adieu ! »

Les yeux baignés de larmes, le visage tout bouleversé par suite de la triste scène qu’elle avait laissée chez elle, du coup terrible qu’elle avait reçu, de la commission qu’elle avait dû accomplir, enfin de mille peines, de mille sentiments affectueux qui se croisaient dans son cœur, l’enfant se précipita vers la porte, et disparut aussi rapidement qu’elle était venue.

La pauvre femme, qui n’avait aucun motif pour douter de son fils, et qui n’avait au contraire que des raisons de croire à son honneur et à sa sincérité, était cependant restée interdite en voyant qu’il n’avait pas trouvé un mot pour se défendre. Des idées de folie amoureuse, d’inconduite, d’indélicatesse, traversèrent son esprit et lui enlevèrent le courage d’interroger son fils ; elle se rappela ces absences nocturnes qu’il avait expliquées si étrangement et leur attribua quelque motif illicite. Épouvantée, elle se jeta sur un siège en joignant convulsivement les mains et pleurant avec amertume. Kit ne fit pourtant aucun effort pour la consoler, et il resta comme égaré. En ce moment, le petit enfant qui était dans le berceau s’éveilla et se mit à crier ; celui qui était dans le panier à linge tomba sur le dos avec le panier par-dessus lui et disparut ; la mère n’en pleura encore que plus fort et n’en berça que plus vite le petit réveillé, tandis que Kit, insensible à tout ce tumulte, à tout ce mouvement, restait plongé dans son état de complète stupéfaction.

Chapitre XI. §

Le calme et la solitude ne devaient plus régner sous le toit qui abritait l’enfant. Dès le lendemain matin, le vieillard était en proie à une fièvre furieuse, accompagnée de délire ; sous le coup de ce désordre de ses facultés, il resta plusieurs semaines entre la vie et la mort. Il y avait bonne garde autour de lui ; mais les gardiens étaient des étrangers, de ces gens pour qui les soins de ce genre sont un commerce, qui en font le but de leur avidité, et qui, dans les moments d’intervalle que leur laissait la surveillance du vieillard, se réjouissant de compagnie, comme une horrible troupe de spectres, mangeaient, buvaient, faisaient bombance : car la maladie et la mort sont leurs dieux domestiques.

Au milieu de ce bruit, de cette affluence produite par un malheur, Nelly était plus seule qu’elle ne l’avait jamais été ; seule avec sa pensée, seule dans son dévouement envers celui qui se consumait sur son lit de douleur, seule avec son chagrin sincère, avec sa tendresse sans calcul. Jour et nuit, elle se tenait au chevet de ce malade qui ne connaissait pas son état ; elle allait au-devant de tous ses besoins, elle l’entendait l’appeler sans cesse par son nom, et sans cesse exprimer l’anxiété qu’elle lui inspirait et qui dominait les divagations de la fièvre.

La maison ne devait pas leur appartenir plus longtemps. Il semblait dépendre du bon plaisir de M. Quilp que le malade restât ou non dans sa chambre même. À peine le vieillard s’était-il alité, que le nain prit possession en règle du local et de tout ce qui s’y trouvait, en vertu de pouvoirs légaux que l’on n’avait pas prévus, mais que personne ne songea à mettre en doute. Ayant assuré ce point important, avec l’aide d’un homme de loi qu’il avait amené à cet effet, M. Quilp procéda à son installation dans la maison, où il garda près de lui son affidé, pour défendre ses droits contre tout venant. Il prit donc en ce lieu ses quartiers à son aise, aussi largement qu’il lui plut.

Ainsi il s’établit dans l’arrière-magasin, après avoir eu soin d’abord de couper court à toute affaire de négoce en fermant la boutique. Parmi les vieux meubles, il choisit pour son usage particulier le fauteuil le plus beau et le plus confortable, et pour son ami un autre fauteuil aussi affreux qu’incommode ; il les fit porter dans la pièce qu’il s’était réservée, et se plaça fièrement dans son siège de parade. Cette partie de la maison était fort éloignée de la chambre du vieillard : cependant M. Quilp jugea qu’il serait prudent, comme précaution hygiénique contre la contagion de la fièvre et comme moyen salutaire de fumigation, non-seulement de fumer lui-même sans relâche, mais de forcer son ami légal à en faire autant. En outre, il envoya par exprès, au débarcadère, chercher le jeune homme aux culbutes : celui-ci, qui accourut en toute hâte, reçut l’ordre de s’asseoir sur un troisième siège auprès de la porte, de fumer continuellement dans une grosse pipe que le nain avait préparée à son intention, et défense expresse lui fut faite de la retirer de ses lèvres, fût-ce une seule minute, sous quelque prétexte que ce fût. Ces dispositions terminées, M. Quilp promena autour de lui en riant un regard d’ironique satisfaction, s’applaudissant d’avoir introduit ce qu’il appelait du confort dans la maison.

Le coadjuteur, qui portait l’harmonieux nom de Brass, avait deux raisons puissantes pour ne pas juger aussi favorablement ces dispositions : la première, c’est qu’il ne pouvait réussir à se poser convenablement dans son fauteuil à la fois dur, anguleux, glissant et renversé ; la seconde, c’est que la fumée de tabac lui avait toujours causé des étourdissements et des nausées. Mais, comme il était dans la dépendance de M. Quilp, et qu’il lui importait énormément de conserver la protection du nain, il s’efforçait de sourire, pour témoigner de sa docilité, avec la meilleure grâce possible.

Ce Brass était un procureur de Bevis-Marks, à Londres. Sa réputation était assez équivoque. Grand et maigre, il avait le nez fait en forme de loupe, le front bombé, les yeux enfoncés et les cheveux d’un roux fortement accusé. Il portait un long surtout noir, tombant presque jusqu’à ses chevilles, une culotte courte noire, des souliers très-hauts et des bas de coton d’un gris bleu. Ses manières étaient rampantes, mais sa voix rude ; et ses plus gracieux sourires étaient si rebutants, qu’on eût souhaité plutôt de le voir grondeur et refrogné pour qu’il fût moins désagréable.

De temps en temps, Quilp examinait son compagnon, et remarquant avec quelle répugnance ce dernier regardait sa pipe, qu’il tressaillait quand, par hasard, il avalait de la fumée, et qu’il avait soin de chasser le nuage avec dégoût, notre nain ne se sentait pas de joie, et se frottait les mains en signe d’allégresse.

Puis, se tournant vers le jeune commis :

« Chien que vous êtes ! fumez donc ; bourrez votre pipe et fumez vite, jusqu’à la dernière bouffée ; sinon, je mettrai au feu le bout du tuyau et je vous en appliquerai la cire fondue toute rouge sur la langue ! »

Heureusement pour lui, le jeune garçon était rompu à cet exercice, et il eût fumé au besoin un four à chaux si on lui en avait fait la politesse. Aussi se borna-t-il à marmotter quelque défi entre les dents contre son maître, mais il n’en fit pas moins ce que celui-ci lui avait ordonné.

« N’est-ce pas, Brass, dit Quilp, n’est-ce pas que c’est bon, que c’est doux, que c’est embaumé, et que vous êtes heureux comme le Grand Turc ? »

M. Brass pensa qu’à cet égard le bonheur du Grand Turc n’était guère digne d’envie ; mais il eut soin de répondre que c’était une chose excellente, et que, pour sa part, il pensait comme ce potentat.

« C’est le bon moyen de chasser la fièvre, dit Quilp ; c’est le moyen de conjurer tous les maux de la vie : ne cessons donc pas de fumer tout le temps que nous resterons ici. Vous, chien que vous êtes ! fumez vite, ou je vous ferai avaler votre pipe !

– Est-ce que nous resterons longtemps ici, monsieur Quilp ? demanda le procureur après que le nain eut donné à son commis cette gracieuse admonestation.

– Nous y resterons, je suppose, jusqu’à ce que le vieux malade qui est là-haut soit mort.

– Hé ! hé ! hé ! fit M. Brass. Oh ! très-bien ! très-bien !

– Fumez donc ! cria Quilp. Pas de repos ! Vous pouvez bien parler en fumant. Il ne faut pas perdre de temps.

– Hé ! hé ! hé ! fit de nouveau M. Brass, mais mollement, en portant de nouveau à ses lèvres l’odieuse pipe. Mais s’il arrivait que le malade allât mieux, monsieur Quilp ?

– Nous attendrons jusque-là, pas davantage.

– Quelle bonté à vous, monsieur, d’attendre jusque-là !… Il y a des gens, monsieur, qui auraient tout vendu, tout déménagé, oui ! au jour même où la loi le leur permettait. Il y a des gens qui eussent eu la dureté du caillou et l’insensibilité du marbre. Il y a des gens qui…

– Il y a des gens qui s’épargneraient la peine de jaboter comme un perroquet, ainsi que vous le faites.

– Hé ! hé ! hé ! dit Brass. Toujours fin et spirituel !… »

La sentinelle, qui fumait à la porte, intervint en ce moment, et hurla, sans déposer la pipe :

« V’là la fille qui vient !

– Qui ça, chien ? dit Quilp.

– La fille donc !… Êtes-vous sourd ?

– Oh ! dit Quilp respirant avec délices comme s’il humait son potage, nous avons, vous et moi, un compte à régler ensemble ; j’ai pour vous, mon jeune ami, bonne provision de horions et d’égratignures. Eh bien ! Nelly, ma poulette, mon diamant, comment va-t-il ?

– Très-mal, répondit l’enfant en pleurant.

– La gentille petite Nell !… s’écria Quilp.

– Charmante, monsieur, charmante, dit Brass, tout à fait charmante !

– Vient-elle se mettre sur les genoux de Quilp ? dit le nain d’un ton qu’il croyait rendre agréable, ou bien va-t-elle se coucher dans sa petite chambre ? Qu’est-ce qu’elle préfère, cette pauvre Nelly ?

– Comme il sait prendre les enfants !… murmura Brass échangeant une sorte de confidence avec le plafond. Ma parole d’honneur, c’est plaisir que de l’entendre !

– Je ne viens pas du tout ici pour y rester, répondit timidement Nelly. J’ai besoin seulement d’emporter quelques objets de cette chambre ; et puis… et puis je n’y reviendrai plus.

– C’est pourtant une jolie petite chambre !… dit le nain en y jetant les yeux au moment où Nelly y pénétrait. Un vrai bosquet !… Est-il bien sûr que vous ne vous en servirez plus ? Est-il bien sûr que vous n’y reviendrez plus, Nelly ?

– Non, répliqua l’enfant s’enfuyant avec les menus objets de toilette qu’elle était venue chercher ; jamais ! jamais !

– C’est une vraie sensitive, dit Quilp la suivant du regard. Cela fait peine… tiens ! Voilà un lit qui va à ma taille. Je crois bien que je m’accommoderai de la petite chambre. »

Encouragé dans son idée par M. Brass, qui ne pouvait manquer d’applaudir à tout ce que disait le nain, maître Quilp se mit en devoir d’exécuter son dessein en s’étendant de son long sur le lit avec sa pipe à la bouche, agitant ses jambes en tout sens et fumant avec énergie. Comme M. Brass admirait ce tableau, et que le lit était doux et confortable, M. Quilp se détermina à s’en servir la nuit pour y reposer, le jour pour s’en faire un divan, et, sans perdre de temps, il y resta en fumant sa pipe. Quant au procureur, qui se sentait tout étourdi et troublé dans ses idées, – c’était l’effet du tabac sur son système nerveux, – il saisit ce moment pour aller prendre, au dehors, une provision d’air qui lui permît de revenir en meilleur état. Pressé par le nain malicieux de fumer derechef, il tomba engourdi sur le canapé, où il dormit jusqu’au lendemain matin.

Tels furent les premiers actes de M. Quilp en prenant possession de sa nouvelle propriété. Durant quelques jours, le soin de ses affaires ne lui permit pas de se livrer à ses méchancetés favorites, car tout son temps se trouva rempli par le minutieux inventaire qu’il fit, de concert avec M. Brass, de ce que la maison contenait, et par la nécessité d’aller vaquer au dehors à ses autres occupations, ce qui heureusement lui demandait plusieurs heures par jour. Mais comme sa cupidité et sa méfiance étaient en jeu, notre nain ne passait jamais une nuit hors de la maison ; et comme, à mesure que le temps s’écoulait, Quilp éprouvait une plus vive impatience de voir la maladie du vieillard arriver à un résultat, soit bon, soit mauvais, il commença à faire entendre des murmures et des exclamations assez vives.

Nell ne cherchait qu’à se soustraire aux avances que lui faisait Quilp pour entrer en conversation avec elle ; le son de sa voix suffisait pour la mettre en fuite, et elle ne redoutait pas moins les sourires du procureur que les grimaces de Quilp. Elle vivait dans une continuelle appréhension de rencontrer sur l’escalier l’un ou l’autre, si elle avait à sortir de la chambre de son grand-père : aussi ne la quittait-elle guère avant la nuit, quand le silence l’encourageait à s’aventurer au dehors pour aller respirer un peu d’air plus pur dans quelque chambre vide.

Une nuit, elle s’était glissée jusqu’à sa fenêtre favorite et s’y était assise, pleine de chagrin, car la journée avait été mauvaise pour le vieillard. Elle crut entendre une voix dans la rue prononcer son nom ; et, s’avançant pour regarder, elle reconnut Kit, dont les efforts, pour fixer son attention, avaient réussi à la tirer de ses réflexions pénibles.

« Miss Nell !… dit le jeune homme à voix basse.

– Eh bien ! répondit l’enfant, se demandant si elle devait avoir désormais rien de commun avec le coupable supposé, mais entraînée pourtant vers son ancien favori ; que désirez-vous ?

– Voilà longtemps que je veux vous dire un mot ; mais les gens qui sont en bas m’ont repoussé sans me permettre de vous voir. Vous ne croyez pas, je l’espère, miss, que j’aie mérité d’être chassé comme je l’ai été ?…

– Je dois le croire, au contraire ; autrement, pourquoi mon grand-père serait-il si fort en colère contre vous ?

– J’ignore pourquoi. Je suis certain de n’avoir jamais rien fait pour vous mécontenter ni l’un ni l’autre. Je puis le dire hardiment, la tête haute et le cœur tranquille. Et penser qu’on me ferme la porte au nez quand je viens seulement demander comment va mon vieux maître !…

– On ne m’avait pas dit cela !… s’écria l’enfant. En vérité, je ne le savais pas. Je suis bien fâchée qu’on vous ait traité de la sorte.

– Je vous remercie, miss. Ça me fait du bien d’entendre ce que vous me dites. Je le disais bien que ce n’était pas vous qui commandiez ça.

– Oh ! oui, vous aviez raison, dit vivement l’enfant.

– Miss Nell, continua le jeune homme se rapprochant de la fenêtre et baissant la voix, il y a de nouveaux maîtres en bas. C’est un changement pour vous.

– C’est bien vrai !

– Et pour lui aussi… quand il se portera mieux ! ajouta Kit en dirigeant son regard vers la chambre du malade.

– S’il guérit !… murmura Nelly, qui ne put retenir ses larmes.

– Oh ! il guérira, il guérira ! Je suis sûr qu’il guérira ! Il ne faut pas vous laisser abattre, miss Nell. Je vous en prie, ne vous laissez pas abattre. »

Ces quelques mots d’encouragement et de consolation étaient jetés naïvement et n’avaient pas grande autorité, mais ils n’en émurent pas moins profondément Nelly, dont les larmes redoublèrent.

« Sûrement il guérira, dit le jeune homme, qui ajouta d’un ton triste : Si vous ne vous abattez pas, si vous ne tombez pas malade à votre tour, ce qui l’accablerait et le tuerait au moment où il serait pour se rétablir. S’il guérit, dites-lui une bonne parole, une parole d’amitié pour moi, miss Nell.

– On m’a recommandé de ne pas même prononcer votre nom devant lui, d’ici à longtemps ; je n’ose le faire. Et quand je le pourrais, à quoi vous servirait une bonne parole, Kit ?… À peine aurons-nous du pain à manger.

– Je n’espère pas rentrer chez vous, je ne demande pas de faveur. Ce n’est pas pour un intérêt de salaire et de nourriture que j’ai tant épié l’occasion de vous voir. Ne me faites pas l’injure de croire que je viendrais dans un moment si triste vous parler de ces choses-là. »

L’enfant le regarda d’un air de reconnaissance et d’amitié, mais elle attendit qu’il s’expliquât.

« Non, ce n’est pas cela, dit Kit avec hésitation, c’est quelque chose de bien différent. Je n’ai pas inventé la poudre, je le sais ; mais si je pouvais lui faire voir que j’ai été un fidèle serviteur, faisant de mon mieux et ne songeant à rien de mal, peut-être… »

Ici Kit fit une telle pause, que l’enfant dut l’engager à parler et à se hâter, car l’heure était très-avancée, et il était temps de fermer la fenêtre. Il continua donc ainsi :

« Peut-être ne trouverait-il pas trop téméraire de ma part de dire… Eh bien ! oui, de dire, ajouta-t-il, s’armant soudain d’audace : Cette maison a cessé de vous appartenir à vous et à lui ; ma mère et moi, nous en avons une bien pauvre, mais elle vaut mieux pour vous que celle où vous êtes avec de méchantes gens… Pourquoi n’y viendriez-vous pas jusqu’à ce que vous puissiez chercher et trouver mieux ? »

L’enfant se taisait. Kit, soulagé du poids de sa proposition, maintenant qu’il avait la langue déliée, donna libre cours à son éloquence :

« Peut-être me direz-vous que notre maison est petite et incommode ; c’est vrai, mais elle est très-propre. Peut-être me direz-vous qu’elle est bruyante ; mais il n’y a pas, dans tout Londres, une cour plus tranquille que la nôtre. Que les enfants ne vous effrayent pas ; le plus petit ne crie presque jamais, et l’autre est très-paisible ; d’ailleurs, je réponds d’eux. Ils ne vous ennuieront pas beaucoup, j’en suis sûr. Essayez, miss Nell, essayez. La petite chambre qui fait face à l’escalier est très-agréable. De là, vous pourrez voir en partie l’horloge de l’église à travers les cheminées, et savoir presque l’heure qu’il est ; ma mère dit que cette chambre vous conviendrait bien. Voilà. Vous auriez ma mère pour vous soigner, et moi pour faire vos commissions. Nous ne vous demandons pas d’argent, par exemple ! j’espère que vous n’en avez pas l’idée : miss Nell, vous y déciderez votre grand-père, n’est-ce pas ? Dites-moi seulement que vous essayerez. Essayez de nous amener mon vieux maître… Et d’abord, demandez-lui donc ce que j’ai pu lui faire… Voulez-vous me le promettre, miss Nell ? »

Avant que l’enfant eût pu répondre à cette offre pressante, la porte extérieure s’ouvrit. M. Brass, avançant sa tête coiffée d’un bonnet de nuit, cria d’un ton de mauvaise humeur : « Qui est là ? » Aussitôt Kit s’échappa furtivement, et Nell, ayant fermé doucement la fenêtre, rentra dans l’intérieur de la chambre…

Tandis que M. Brass répétait à plusieurs reprises sa question, M. Quilp, également paré d’un bonnet de nuit, sortit à son tour et regarda soigneusement la rue du haut en bas, puis examina les croisées de la maison située en face. N’apercevant personne, il dut rentrer avec son acolyte, jurant, et l’enfant l’entendit du haut de l’escalier, qu’il y avait un complot formé contre lui, qu’il courait le danger d’être volé et dépouillé par une bande de malfaiteurs qui rôdaient en tout temps autour de sa maison, qu’il n’attendrait pas davantage, mais prendrait immédiatement ses mesures pour vendre l’immeuble et regagner ensuite son toit paisible. Ayant proféré à son aise ces menaces et mille autres imprécations, il se jeta de nouveau sur le petit lit de l’enfant, tandis que Nelly remontait l’escalier d’un pas léger.

Naturellement, la conversation courte et interrompue qu’elle avait eue avec Kit devait produire une profonde impression sur son esprit, remplir ses rêves de la nuit et lui laisser de durables souvenirs. Entourée comme elle l’était par des créanciers insensibles, par les gens mercenaires qui gardaient le malade, parvenue au comble de l’anxiété et du chagrin sans rencontrer d’égards ou de sympathie, même chez les femmes qui l’approchaient, il n’y a pas lieu de s’étonner que ce cœur plein de tendresse eût été vivement touché par les sentiments d’un autre cœur bon et généreux, quelque grossier que fût le temple qu’il habitait. Grâce à Dieu, les temples où habitent ces nobles cœurs ne sont pas l’œuvre de la main des hommes, et souvent ils sont plus dignement parés de leurs pauvres haillons que s’ils étaient décorés de pourpre et de dentelles.

Chapitre XII. §

Enfin tout danger avait cessé dans l’état du malade ; il entra en convalescence. L’intelligence lui revint lentement, par degrés presque insensibles ; mais son esprit demeurait faible et s’acquittait péniblement de ses fonctions. Le vieillard paraissait avoir recouvré le calme, la paix intérieure ; souvent il restait longtemps assis, dans l’attitude d’une méditation qui n’avait plus rien de sombre, de désespéré. Un rien suffisait pour l’amuser ; par exemple, un rayon de soleil se jouant sur le mur ou le plancher. Il ne se plaignait plus, ni de la longueur des jours, ni de l’ennui pesant des nuits : il semblait plutôt avoir perdu le sentiment de la durée du temps et être devenu étranger à tout souci, à toute inquiétude. Il passait des heures entières assis et tenant dans sa main la petite main de Nell, jouant avec les doigts de l’enfant ; puis, il s’interrompait pour caresser les cheveux et embrasser le front de sa jeune compagne ; et, quand parfois il voyait briller des larmes dans les yeux de sa Nelly, tout étonné, il regardait autour de lui pour découvrir la cause de ce chagrin, puis oubliait son propre étonnement au moment même où il cherchait à se l’expliquer.

L’enfant et le vieillard firent quelques sorties en voiture : le vieillard, appuyé sur des oreillers, et l’enfant à côté de lui, tous deux se tenant par la main, comme d’habitude. D’abord, le bruit et le mouvement des rues causèrent un peu de fatigue au convalescent ; mais il n’y avait en lui ni surprise ni curiosité, ni plaisir ni impatience. Et comme Nelly lui demandait s’il se rappelait ceci ou cela : « Oh oui ! disait-il ; très-bien ! Comment donc ! » Parfois il tournait la tête, regardait vivement avec surprise et tendait le cou en désignant une personne dans la foule jusqu’à ce que ce passant eût disparu. Interrogé ensuite sur le motif de ce mouvement, il ne trouvait pas un mot à répondre.

Un jour, il était assis dans son fauteuil, ayant Nell auprès de lui sur un tabouret, lorsqu’à travers la porte quelqu’un demanda : « Puis-je entrer ?

– Oui, » répondit le vieillard sans la moindre émotion. C’était Quilp ; le vieillard avait reconnu sa voix.

Quilp était devenu le maître de céans. Il avait le droit d’entrer, il entra.

« Je suis satisfait de vous voir enfin guéri, voisin, dit le nain allant s’asseoir en face du vieillard. Vous voilà fort, maintenant.

– Oui, répondit le vieillard d’une voix faible, oui.

– Je ne veux pas vous presser, voisin… Vous savez ? dit le nain élevant la voix, car les sens chez le vieillard étaient plus émoussés qu’autrefois. Mais le plus tôt que vous pourrez faire vos petites dispositions de départ sera le mieux.

– Sans doute…, dit le vieillard ; ce sera le mieux pour tout le monde.

– Vous voyez, poursuivit Quilp après un moment de silence, les meubles une fois enlevés, la maison sera incommode, et, de fait, inhabitable.

– C’est vrai. Et la pauvre Nelly, donc, qu’est-ce qu’elle deviendrait ?

– Justement ! cria le nain en secouant la tête ; on ne pouvait mieux dire. Alors, voisin, vous y réfléchirez, n’est-ce pas ?

– Certainement oui. Nous ne pouvons pas rester ici.

– C’est ce que je supposais, répliqua le nain. J’ai vendu les meubles. Ils n’ont pas tout à fait rendu autant qu’il l’eût fallu, mais enfin, pas mal, pas mal. C’est aujourd’hui mardi. Quand ferons-nous enlever ces meubles ?

– Rien ne presse…

– Voulez-vous que ce soit cette après-midi ?

– Vendredi matin, plutôt.

– Très-bien, dit le nain ; c’est convenu ; mais qu’il soit entendu, voisin, que je ne puis, sous aucun prétexte, dépasser cette limite.

– Bien, répondit le vieillard. Je m’en souviendrai. »

M. Quilp parut abasourdi de la résignation étrange avec laquelle le vieillard avait parlé ; mais comme celui-ci inclinait la tête en répétant : « Vendredi matin. Je m’en souviendrai, » le nain, comprenant qu’il n’avait plus aucun prétexte plausible pour prolonger l’entretien, prit amicalement congé avec force protestations de bon vouloir, et force compliments à son vieil ami sur son retour merveilleux à la santé. Puis il descendit conter à M. Brass comment il avait su arranger l’affaire.

Toute cette journée et tout le lendemain, le vieillard demeura dans le même état moral. Il parcourait de haut en bas la maison, visitant tour à tour les diverses chambres, comme s’il éprouvait un vague désir de leur dire adieu ; mais il ne fit aucune allusion directe ou indirecte à la visite qu’il avait reçue le matin, ainsi qu’à la nécessité où il était de chercher un autre logis. Il avait bien une idée confuse que son enfant était affligée et menacée d’être réduite au dénûment : car plusieurs fois il la pressa contre son sein et l’invita à se rassurer, en lui disant qu’ils ne seraient point séparés l’un de l’autre. Mais il semblait incapable de juger clairement de leur position réelle : c’était toujours cette créature insouciante, presque insensible, chez qui la souffrance du corps et de l’âme n’avait plus laissé de ressort On appelle cet état l’état d’enfance. Mais il est à l’enfance ce que la mort est au sommeil, une contrefaçon grossière, une abominable moquerie. Trouvez-vous dans les yeux ternes de l’homme qui radote ce vif éclat et cette vie de l’enfance, cette gaieté qui n’a pas subi de frein, cette franchise que rien n’a refroidie, cette espérance que la réalité n’a point flétrie, ces joies qui passent en fleurissant ? De même aussi, dans les lignes rigides de la mort, aux yeux caves et ternes, trouvez-vous la beauté calme du sommeil, qui exprime le repos pour les heures écoulées, et la douce et tendre espérance pour celles qui vont suivre ? Placez la mort et le sommeil l’un à côté de l’autre, et voyez si vous pourrez leur trouver quelque affinité. Mettez ensemble l’enfant et l’homme tombé en enfance, et vous rougirez de la sotte folie qui diffame notre premier état de bonheur en osant donner son nom à une image si laide et si difforme.

Le mercredi arriva. Pas de changement chez le vieillard. Cependant le soir même, tandis qu’il était assis en silence auprès de son enfant, il se passa en lui quelque chose de nouveau.

Dans une petite cour sombre, au-dessous de la fenêtre, il y avait un arbre, assez vert et assez touffu pour le lieu où il avait grandi. L’air passait à travers ses feuilles qui jetaient une ombre mouvante sur la blanche muraille. Le vieillard resta à contempler l’ombre qui se jouait ainsi sur ce point lumineux ; il demeura à la même place jusqu’au coucher du soleil, et même après que la nuit fut venue et que la lune eut commencé à se lever doucement.

Pour un homme qui avait été si longtemps cloué sur un lit de souffrances, ces quelques feuilles vertes et cette lumière paisible, bien que gâtées par le voisinage des cheminées et des toits, étaient encore agréables à contempler, elles pouvaient faire rêver à des campagnes lointaines, asile du repos et de la paix. L’enfant vit bien plus d’une fois, sans rien dire, que son grand-père était ému. Mais à la fin, le vieillard se mit à verser des larmes, et la vue de ces larmes soulagea le cœur malade de Nelly ; puis, il parut vouloir se jeter aux pieds de sa petite-fille et la supplia de lui pardonner.

« Vous pardonner quoi ?… dit Nelly qui le retint vivement Oh ! grand-papa, qu’ai-je à vous pardonner, moi ?

– Tout ce qui a eu lieu, tout ce qui t’est arrivé à toi, Nell tout ce qui s’est accompli pendant ce malheureux rêve !

– Ne dites pas cela, je vous en prie. Parlons d’autre chose.

– Oui, oui, dit-il, parlons d’autre chose… Parlons de ce dont nous parlions il y a longtemps, il y a des mois… Étaient-ce des mois, des semaines ou des jours, dis-moi, Nell ?

– Je ne vous comprends pas.

– Cela m’est revenu aujourd’hui… Cela m’est revenu depuis que nous sommes assis à cette place Je te remercie, ma Nell !…

– De quoi, mon cher grand-papa ?

– De ce que tu as dit d’abord que nous deviendrions mendiants. Parlons bas. Attention ! car si les gens d’en bas connaissaient notre projet, ils crieraient que je suis fou et ils te sépareraient de moi. Ne restons pas ici un jour de plus. Allons loin d’ici, loin d’ici !

– Oui, allons ! dit l’enfant avec chaleur. Quittons cette maison, pour n’y plus revenir et pour n’y plus penser. Errons nu-pieds à travers le monde plutôt que de demeurer ici.

– Mon enfant, dit le vieillard, nous irons à pied à travers champs et bois, le long des rivières, nous confiant à la garde de Dieu dans les lieux où il règne. Il vaut mieux, la nuit, coucher sur la terre, en face du ciel ouvert, que là où nous sommes, et contempler l’immensité radieuse de l’horizon, que de vivre dans des chambres étroites, toujours pleines de soucis et de tristes rêves. O ma Nell ! nous serons unis et heureux encore, et nous apprendrons à oublier le passé comme s’il n’avait jamais existé.

– Nous serons heureux ! s’écria l’enfant. Nous ne serons plus ici !

– Non, nous n’y serons plus jamais, jamais ; c’est la vérité. Partons furtivement demain matin, de bonne heure, et bien doucement, afin de n’être ni vus ni entendus ; qu’aucun indice ne puisse les mettre sur notre trace. Pauvre Nell ! ta joue est pâle, tes yeux sont humides de larmes et gros de sommeil, car tu veilles et tu pleures pour moi, je le sais, pour moi. Mais tu seras heureuse encore, joyeuse encore, quand nous serons loin d’ici. Demain matin, ma chérie nous nous détournerons de ce lieu de chagrins, et nous serons heureux et libres comme l’oiseau ! »

Le vieillard alors appuya ses mains sur la tête de l’enfant, et en quelques mots saccadés, il dit qu’à partir de ce jour ils erreraient tous deux, çà et là, et ne se quitteraient jamais, jusqu’à ce que la mort, en prenant l’un ou l’autre, eût rompu leur alliance.

Le cœur de l’enfant battait fortement d’espoir et de confiance. Elle ne songeait ni à la faim ni à la soif, ni au froid ni à aucune autre souffrance. Dans ce qui lui arrivait, elle ne voyait qu’un moyen de revenir aux plaisirs simples dont ils avaient joui autrefois, d’échapper aux méchantes gens qui l’avaient entourée dans les derniers temps d’épreuve ; enfin, que le retour du vieillard à la santé, à la paix, à une vie paisible et heureuse. Le soleil, les flots, les prés et les belles journées d’été brillaient à ses yeux, et il n’y avait pas une ombre dans ce tableau éclatant.

Tandis que le vieillard goûtait dans son lit un bon sommeil de quelques heures, Nelly s’occupait activement des préparatifs de leur fuite. Elle n’avait à emporter pour elle et pour son grand-père qu’un petit nombre d’objets d’habillement délabrés, comme l’était leur fortune ; et de plus, elle mit de côté un bâton sur lequel le vieillard devait appuyer ses faibles pas. Mais sa tâche n’était pas finie ; il lui restait à visiter les pauvres chambres pour la dernière fois.

Qu’il y avait loin de cette séparation à ce qu’elle avait pu prévoir, à tout ce qu’elle avait pu jamais se figurer ! Aurait-elle pensé qu’elle dirait une sorte d’adieu triomphant à cette maison, quand le souvenir de tant d’heures qu’elle y avait passées s’élevait dans son cœur ému et lui représentait son désir comme une espèce d’impiété, quelque solitaires et tristes qu’eussent été pour elle la plupart de ces heures !

Elle s’assit près de la fenêtre où elle était venue si souvent à la fin du jour, par des soirées bien autrement sombres que celle-ci. Là, toutes les pensées d’espérance et d’amour, qui, en ce lieu même, l’avaient occupée, se représentèrent avec force à son esprit, et effacèrent en un moment ses idées pénibles et lugubres.

Sa petite chambre, où si souvent elle s’était agenouillée et avait prié la nuit, prié pour obtenir le jour dont maintenant elle entrevoyait l’aurore, sa petite chambre où elle avait reposé si paisiblement et fait de si doux rêves, il lui était bien dur de ne pouvoir la contempler une dernière fois, d’être forcée de la quitter sans lui donner un regard de tendresse, une larme de reconnaissance. Il s’y trouvait quelques bagatelles sans prix qu’elle eût aimé à emporter ; mais c’était impossible.

Elle fut amenée ainsi à penser à son oiseau, pauvre oiseau ! dont la cage était accrochée dans cette chambre. Elle pleura amèrement la perte de cette petite créature. Mais tout à coup elle songea, sans savoir comment et d’où lui vint cette idée, qu’il pourrait bien se faire que l’oiseau tombât dans les mains de Kit, qui en prendrait soin pour l’amour d’elle, croyant peut-être qu’elle l’avait laissé avec l’espérance qu’il s’en occuperait et comme pour lui demander un dernier service. Cette inspiration la calma ; et Nelly alla se mettre au lit avec le cœur soulagé.

Ses rêves, pendant son sommeil, promenèrent son esprit au sein d’espaces lumineux, à la poursuite d’un but vague et insaisissable qui reparaissait toujours. Quand Nelly s’éveilla, elle trouva la nuit déjà avancée ; les étoiles brillaient sur la voûte du ciel. Enfin, le jour commença à luire, et les étoiles pâlirent peu à peu. Aussitôt l’enfant se leva et s’apprêta pour le départ.

Le vieillard dormait encore : ne voulant pas le troubler, Nelly le laissa sommeiller jusqu’au moment où le soleil parut. Comme il désirait vivement quitter la maison sans perdre une minute, il eut bientôt fait de s’habiller.

Alors, l’enfant le prit par la main, et ils se mirent à descendre l’escalier d’un pied léger et prudent, tremblant quand une marche craquait, et s’arrêtant souvent pour prêter l’oreille. Le vieillard avait oublié une sorte de havre-sac contenant le petit bagage qu’il avait à emporter ; et le peu de temps qu’il fallut pour revenir sur ses pas et gravir quelques marches leur sembla un siècle.

Enfin, ils atteignirent le rez-de-chaussée, où le ronflement de M. Quilp et du procureur retentit à leurs oreilles d’une manière plus terrible que le rugissement des lions. Les verrous de la porte étaient rouillés, et il était difficile de les tirer sans bruit. Les verrous une fois tirés, il se trouva que la serrure était fermée à double tour, et, pour comble de malheur, que la clef n’y était pas. L’enfant alors se souvint d’avoir entendu dire par une des garde-malades que Quilp avait l’habitude de fermer, la nuit, les portes de la maison et de mettre les clefs dans sa chambre à coucher.

Ce ne fut pas sans un grand effroi que la petite Nell, ayant ôté ses souliers et s’étant glissée à travers le magasin d’antiquités, où M. Brass, le plus vilain magot de toute la boutique, donnait sur un matelas, arriva jusqu’à sa chambrette d’autrefois.

Elle s’arrêta quelques instants sur le seuil, comme pétrifiée de terreur à la vue de M. Quilp, qui pendait tellement hors du lit, qu’il avait l’air de se tenir sur la tête, et qui, soit à raison de cette position incommode, soit par l’effet d’une de ses jolies habitudes, respirait à longs traits et grondait, la bouche toute grande ouverte ; le blanc des yeux, ou plutôt le jaune (car il avait le blanc des yeux d’un jaune sale), distinctement visible. Ce n’était certes pas le moment de lui demander s’il était indisposé. Aussi, Nelly s’étant emparée de la clef, jeta sur sa chambre un regard rapide ; puis, après avoir passé de nouveau à côté de M. Brass, toujours étendu et endormi, elle rejoignit, saine et sauve, le vieillard. Ils ouvrirent sans bruit la porte, mirent doucement le pied dans la rue et s’arrêtèrent.

« Quel chemin suivrons-nous ? » dit l’enfant.

Le vieillard promena son regard faible et irrésolu, d’abord sur Nelly, puis à droite et à gauche, puis encore sur l’enfant, et il secoua la tête. Il était évident que Nelly serait désormais son guide. L’enfant comprit son rôle ; elle l’accepta sans hésitation et sans crainte ; et mettant sa main dans celle de son grand-père, elle l’entraîna vivement.

Un beau jour de juin venait de commencer ; l’azur du ciel n’était obscurci par aucun nuage, et la lumière en jaillissait de toute part. Les rues étaient encore presque désertes, les maisons et les magasins fermés ; et l’air bienfaisant du matin tombait sur la ville endormie comme le souffle des anges.

Remplis d’espérance et de joie, le vieillard et l’enfant traversèrent ce silence paisible, le cœur plein d’espérance et de plaisir. Ils se retrouvaient seuls ensemble ; tout leur semblait brillant et neuf ; rien ne leur rappelait, autrement que par un contraste agréable, la monotonie et la contrainte qu’ils laissaient derrière eux. Les tours et les clochers des églises, naguère sombres et noirs, brillaient maintenant et reflétaient les rayons du soleil ; il n’était pas un angle, pas un coin qui ne fit fête à sa lumière, et l’azur, dans sa profondeur sans limites, versait sa clarté souriante sur tous les objets répandus à la surface de la terre.

Ce fut ainsi que nos deux pauvres coureurs d’aventures sortirent de la ville endormie, marchant au hasard, sans savoir où ils allaient.

Chapitre XIII. §

Daniel Quilp, de Tower-Hill, et Sampson Brass, de Bewis-Marks, à Londres, gentleman, l’un des procureurs de Sa Majesté en la cour du King’s Bench et en celle des Common Pleas à Westminster, et en outre solliciteur près la haute cour de Chancellerie, dormaient tranquillement, sans craindre le moindre désagrément, lorsqu’on heurta à la porte de la rue. Ce ne fut d’abord qu’un modeste coup, qui bientôt se reproduisit fréquemment et arriva graduellement au tapage d’une batterie de canon tirant à courts intervalles ses décharges retentissantes. À ce bruit, ledit Quilp se remit à grand’peine dans la position horizontale et leva avec indifférence au plafond un regard assoupi, témoignant qu’il entendait ce fracas avec quelque étonnement, mais sans vouloir seulement se donner la peine d’en chercher l’explication.

Cependant le bruit du marteau, au lieu de se régler sur l’état somnolent de Quilp, devenait de plus en plus fort et de plus en plus importun, comme si l’on eût voulu reprocher vivement au nain la peine qu’il avait à s’éveiller tout à fait, après avoir ouvert déjà les yeux. Alors Daniel Quilp commença à comprendre qu’il pouvait bien y avoir quelqu’un à la porte, et il en vint ainsi à se rappeler que c’était le vendredi matin, et qu’il avait ordonné à mistress Quilp, de venir le trouver de bonne heure.

M. Brass, après bien des contorsions pour prendre successivement diverses attitudes étranges, après avoir plusieurs fois tortillé sa bouche et ses yeux avec l’expression qu’on peut avoir quant on vient de manger dans leur primeur des groseilles à maquereau encore vertes ; M. Brass, disons-nous, fut éveillé aussi en ce moment. Voyant M. Quilp en train de s’habiller, il se hâta d’en faire autant, mettant ses souliers avant ses bas, fourrant ses jambes dans les manches de son habit, commettant, en un mot, une foule de petites erreurs dans sa toilette, comme cela arrive tous les jours aux gens qui s’habillent en toute hâte et sont encore sous l’empire du sommeil auquel ils ont été arrachés en sursaut.

Tandis que le procureur se donnait toute cette peine, le nain cherchait à tâtons sur la table, proférant entre ses dents des imprécations furieuses contre lui-même, contre le genre humain, et par-dessus le marché contre les objets inanimés ; ce qui amena M. Brass à lui demander :

« Qu’y a-t-il ?

– La clef ! dit le nain le regardant de travers, la clef de la porte du magasin !… Voilà ce qu’il y a !… Savez-vous où elle est ?

– Comment pourrais-je le savoir, monsieur ?

– Comment vous pourriez le savoir !… répéta Quilp en ricanant. Le bel homme de loi !… Fi, l’idiot ! »

Sans se permettre de représenter au nain, vu sa mauvaise humeur, que si une autre personne avait égaré la clef, son savoir légal, à lui Brass, n’avait rien à voir là dedans ; ce dernier représenta humblement que l’on avait sans doute oublié la veille de retirer la clef, et qu’elle se trouvait probablement encore dans la serrure. M. Quilp, bien qu’il fût persuadé du contraire, car il se rappelait l’avoir soigneusement emportée, voulut bien admettre que le fait fût possible, et, en conséquence, il se dirigea en grommelant vers la porte où il pensait retrouver la clef.

Précisément, à l’instant même où M. Quilp étendait la main sur la serrure et remarquait avec stupéfaction que les verrous avaient été tirés, le marteau retentit plus bruyamment que jamais, et le rayon lumineux qui brillait à travers le trou de la serrure fut intercepté du dehors par un œil humain. Le nain, exaspéré au plus haut degré et désireux de décharger sur quelqu’un sa mauvaise humeur, se détermina à s’élancer tout à coup dans la rue et à se ruer sur Mme Quilp pour reconnaître à sa manière l’empressement qu’elle avait mis à venir.

Dans ce dessein, il tourna doucement la clef, et, ouvrant en même temps la porte, il fondit comme un oiseau de proie sur la personne qui attendait et venait justement de lever le marteau pour frapper de nouveau. Quilp se jeta sur cette personne, la tête en avant, jouant à la fois des poings et des pieds, et grinçant des dents avec rage.

Mais, bien loin de s’attaquer à une victime inoffensive qui implorât sa pitié, le nain ne fut pas plutôt à portée de l’individu qu’il avait pris pour sa femme, qu’il fut salué de deux solides coups de poing sur la tête, de deux autres d’égale qualité dans la poitrine, et que, dans la lutte corps à corps, il reçut une telle pluie de horions, qu’il dut reconnaître que, cette fois, il avait affaire à un adversaire habile et expérimenté. Sans se laisser intimider par cette réception, il se cramponna étroitement à son ennemi, et se mit à mordre et à frapper avec tant d’ardeur et d’opiniâtreté, qu’il se passa au moins deux minutes avant que l’autre pût se dégager. Alors, mais seulement alors, Daniel Quilp se trouva, tout rouge et les cheveux en désordre, au beau milieu de la rue, tandis que M. Richard Swiveller exécutait autour de lui une sorte de danse, tout en lui demandant s’il en voulait encore un peu.

« Il y en a encore au magasin, dit M. Swiveller prenant tour à tour les diverses attitudes menaçantes du boxeur ; j’ai toujours soin d’en tenir un assortiment complet à la disposition des pratiques ; j’exécute la commission avec soin et promptitude. En voulez-vous encore un peu, monsieur ? Ne vous gênez pas si vous n’êtes pas content.

– Je croyais que c’était une autre personne, dit Quilp en frottant ses épaules. Pourquoi ne m’avertissiez-vous pas que c’était vous ?

– Et vous, pourquoi ne disiez-vous pas que c’était vous, au lieu de vous ruer hors de la maison comme un échappé de Bedlam ?

– C’était donc vous qui frappiez ? demanda le nain se remettant sur ses jambes avec un grognement. C’était vous, hein ?

– Moi-même en personne. La dame que voici avait commencé quand je suis arrivé, mais elle frappait trop doucement ; je lui suis venu en aide. »

En parlant ainsi, il indiqua Mme Quilp, qui se tenait toute tremblante à quelque distance.

« Hum ! grommela le nain, jetant sur sa femme un regard de colère, je savais bien que c’était votre faute. Quant à vous, monsieur, est-ce que vous ne saviez pas qu’il y avait là dedans un malade, pour frapper ainsi à enfoncer la porte ?

– Dieu me damne ! répondit Richard ; c’est justement pour ça. Je croyais que tout le monde était mort dans la maison.

– Je suppose que vous venez pour quelque chose ? Qu’est-ce qui vous amène ?

– Je viens savoir comment va le vieux brave homme et l’apprendre de Nelly elle-même, avec qui je désire avoir un petit moment d’entretien. Je suis un ami de la famille, monsieur, du moins, je suis ami de quelqu’un de la famille, ce qui revient au même.

– En ce cas, entrez, dit le nain. Passez, monsieur, passez. Maintenant, à Mme Quilp. Après vous, m’dame. »

Mistress Quilp hésitait, mais M. Quilp insista. Ce n’était pas là un assaut de politesses ou une simple affaire de forme ; car Betzy savait trop bien que son cher mari ne désirait entrer le dernier dans la maison que pour saisir le moment de lui pincer les bras, qui étaient rarement sans porter les marques noires ou bleues des doigts du nain. M. Swiveller, qui n’était pas dans la confidence, fut quelque peu surpris d’entendre un cri étouffé, et, s’étant retourné, de voir Mme Quilp qui faisait un bond douloureux derrière lui ; mais il ne fit pas de remarque à ce sujet, et bientôt il n’y pensa plus.

« Allons, madame Quilp, dit le nain lorsqu’ils eurent pénétré dans la boutique, montez, s’il vous plaît, à la chambre de Nelly, et prévenez la petite qu’on la demande.

– Vous avez l’air de faire comme chez vous, dit Richard qui ignorait les prérogatives de Quilp.

– Je suis chez moi, jeune homme, » répondit Quilp.

Dick en était à chercher le sens de ces paroles, et bien plus encore, celui de la présence de M. Brass, quand Mme Quilp descendit l’escalier quatre à quatre en annonçant que les chambres étaient vides.

« Vides !… Sotte que vous êtes ! dit le nain.

– Je vous assure, mon cher Quilp, répliqua sa femme en tremblant, que je suis entrée dans chaque chambre et n’y ai trouvé âme qui vive.

– Ceci, dit M. Brass avec vivacité et en frappant des mains, ceci m’explique le mystère de la clef. »

Quilp regarda successivement d’un air refrogné le procureur, Betzy et Richard Swiveller ; mais ne recevant d’aucun d’eux les éclaircissements qu’il lui fallait, il monta l’escalier en toute hâte, et bientôt le redescendit non moins précipitamment, en confirmant lui-même le rapport qu’il venait d’entendre.

« Singulière manière de partir, dit-il en regardant Swiveller ; partir sans m’en prévenir, moi un ami si discret, si intime !… Ah ! sans doute il a mieux aimé m’écrire, ou me faire écrire par Nelly… Oui, oui, c’est cela, Nelly a tant d’amitié pour moi… cette gentille Nelly ! »

M. Swiveller paraissait, et il était réellement confondu de surprise. Après avoir jeté sur lui un coup d’œil à la dérobée, Quilp se tourna vers M. Brass et lui dit, avec un ton d’autorité et d’insouciance, qu’il ne fallait pas que cette circonstance les empêchât de procéder à l’enlèvement des meubles, et il ajouta :

« Nous savions bien que le vieux et la petite devaient partir aujourd’hui, mais non qu’ils partiraient de si bonne heure ni si tranquillement. Enfin, ils avaient leurs raisons, ils avaient leurs raisons.

– Où diable sont-ils allés ?… » dit Richard toujours stupéfait.

Quilp branla la tête et se pinça les lèvres de façon à faire croire qu’il savait très-bien le fond des choses, mais qu’il n’était pas libre de le dire.

« Et, demanda Dick, remarquant le désordre qui régnait autour de lui, qu’entendez-vous par cet enlèvement des meubles ?

– Cela signifie que je les ai achetés, mon cher monsieur. Eh bien, après ?

– Est-ce que par hasard ce vieux sournois-là aurait fait fortune, et serait allé vivre dans une villa paisible, en quelque site pittoresque, à peu de distance de la mer agitée ?… » dit Richard de plus en plus confondu d’étonnement.

À quoi le nain répliqua en frottant ses mains avec force :

« Peut-être bien, et il aura eu soin de cacher le lieu de sa retraite pour ne pas recevoir trop souvent la visite de son cher petit-fils et de ses amis dévoués !… Je l’ignore, moi, mais vous, qu’en dites-vous ? »

Richard Swiveller était atterré par ce revirement inattendu qui menaçait d’une ruine complète le plan auquel il s’était si fortement associé, et semblait détruire dans leur germe même ses projets de fortune. N’ayant appris de Frédéric Trent que le soir précédent la maladie du vieillard, il s’était hâté de faire, auprès de Nelly, sa visite de condoléance et de curiosité, en apportant un premier à-compte de cette éloquence fascinante sur laquelle il comptait pour enflammer un jour le cœur de la jeune fille. Et lorsqu’il avait examiné en lui-même toutes les manières d’être gracieux et persuasif ; lorsqu’il avait médité sur la terrible revanche qu’il comptait prendre de la coquetterie de Sophie Wackles ; voilà que Nell, le vieillard et l’argent, tout était parti, fondu, décampé Dieu sait où, comme si son plan avait été deviné et que l’on eût voulu le renverser dès le début, sans plus attendre.

Au fond du cœur, Daniel Quilp se sentit à la fois surpris et troublé par cette fuite. Il n’échappait pas à son esprit pénétrant que les fugitifs devaient avoir emporté quelques vêtements indispensables ; et, connaissant l’état de faiblesse où était tombée l’intelligence du vieillard, il s’étonnait que celui-ci eût pu avec le concours de l’enfant aller si vite en besogne. On ne saurait supposer, sans faire injure à M. Quilp, qu’il fût tourmenté par l’intérêt charitable que lui inspiraient le vieillard et Nelly. Ce qui le troublait, c’était la crainte que son débiteur n’eût eu quelque magot caché ; or, la seule idée que lui, Quilp, n’eût pas flairé cet argent et l’eût laissé échapper de ses griffes, cette idée le remplissait de honte et de remords.

Dans son état d’anxiété, c’était cependant une consolation pour lui que Richard Swiveller fût, pour des motifs différents, non moins irrité, non moins désappointé que lui dans cette affaire. Bien certainement, pensait le nain, il était venu ici dans l’intérêt de son ami, afin d’arracher au vieillard, soit par la flatterie, soit par la crainte, quelque parcelle du bien dont ils le croyaient abondamment pourvu. Quilp trouva donc du plaisir à vexer Swiveller, en lui traçant le tableau des richesses que le vieillard avait dû entasser, et à s’étendre longuement sur l’art avec lequel celui-ci avait su se mettre à l’abri des importuns.

« C’est bien, dit Richard d’un air découragé ; il n’est pas nécessaire, je suppose, que je reste ici.

– Pas le moins du monde, répondit le nain.

– Vous leur direz que je suis venu… n’est-ce pas ?

– Certainement… la première fois que je les verrai.

– Et dites-leur bien, monsieur, que j’ai été porté ici sur les ailes de la concorde, que j’étais venu pour écarter, avec le râteau de l’amitié, les semences de la violence mutuelle et de l’aigreur, et pour semer, à leur place, les germes de l’harmonie sociale. Voulez-vous avoir la bonté de vous charger de cette commission, monsieur ?

– Très-volontiers, répondit Quilp.

– Voulez-vous, monsieur, être assez bon pour ajouter, dit encore M. Swiveller en exhibant une toute petite carte chiffonnée, que voilà mon adresse, et qu’on me trouve chez moi tous les matins. Deux coups bien distincts suffiront en tout temps pour faire paraître la gouvernante. Mes amis particuliers, monsieur, ont coutume d’éternuer quand la porte est ouverte, afin d’avertir cette fille qu’ils sont mes amis et qu’il n’ont point de motifs intéressés pour s’informer si j’y suis. Ah ! pardon… Voulez-vous me permettre de jeter encore un regard sur cette carte ?

– Comme il vous plaira, dit Quilp.

– Par une petite erreur qui n’a rien que de très-naturel, dit Richard, substituant une autre carte à la première, je vous avais remis mon laisser-passer du cercle choisi que j’appelle les glorieux Apollinistes, cercle dînatoire, dont j’ai l’honneur d’être président perpétuel. Voici le document officiel que j’ai à vous laisser, monsieur. Bonjour. »

Quilp lui souhaita le bonjour ; le grand maître perpétuel des glorieux Apollinistes leva son chapeau en l’honneur de Mme Quilp, le replaça négligemment sur le côté de sa tête, pirouetta et disparut.

Sur ces entrefaites, des charrettes étaient arrivées pour emporter les meubles ; de solides gaillards, coiffés de morceaux de tapis, balançaient sur leur tête des caisses à déménagement et autres bagatelles du même genre, et accomplissaient des exploits musculaires qui rehaussaient singulièrement l’éclat de leur teint. Pour ne pas rester en arrière dans le mouvement, M. Quilp se mit à l’œuvre avec une vigueur extraordinaire, poussant et gourmandant tout le monde comme un vrai démon ; imposant à Mme Quilp une quantité de travaux rudes et impraticables portant lui-même du haut en bas, sans effort apparent, les plus lourds fardeaux ; lançant des coups de pied à son commis du débarcadère toutes les fois qu’il pouvait l’attraper ; et, faisant exprès d’administrer avec sa charge des bosses à la tête ou des renfoncements dans la poitrine de M. Brass, qui se tenait debout dans l’escalier sur son passage pour satisfaire la curiosité des voisins, selon les devoirs de son rôle. Sa présence et son exemple inspirèrent tant d’ardeur aux gens employés par lui, qu’au bout d’un petit nombre d’heures, la maison fut complètement débarrassée et qu’il n’y resta rien que des débris de paillassons, des pots à bière vides et des brins de paille éparpillée.

Assis dans le parloir sur un de ces morceaux de nattes, comme un chef africain, le nain se régalait de pain, de fromage et de bière, quand il remarqua, sans en avoir l’air, qu’il y avait un jeune homme qui du dehors jetait un regard curieux dans l’intérieur de la maison. Certain que c’était Kit, bien qu’il eût vu tout au plus le bout de son nez, M. Quilp l’appela par son nom. Kit entra aussitôt et demanda ce qu’on lui voulait.

« Venez ici, monsieur, dit le nain. Eh bien, voilà donc, votre vieux maître et votre jeune maîtresse partis !

– Comment ? s’écria Kit, regardant tout autour de lui.

– Prétendez-vous n’en rien savoir ? dit aigrement Quilp. Où sont-ils allés ?

– Je l’ignore.

– C’est bon, c’est bon. Osez-vous bien affirmer que vous ignoriez qu’ils fussent partis secrètement ce matin au point du jour ?

– Je n’en savais rien, dit le jeune homme plein de surprise.

– Vous n’en saviez rien !… Je sais bien, moi, que la nuit dernière vous avez rôdé autour de la maison comme un voleur !… Ne vous a-t-on pas alors conté la chose en confidence ?

– Non.

– Non ?… Alors, qu’est-ce qu’on vous a dit ? de quoi parliez-vous ? »

Kit ne voyant pas de raison pour garder le secret sur sa conduite, exposa le motif qui l’avait amené et la proposition qu’il avait faite.

« Oh ! dit le nain après un moment de réflexion, nul doute qu’ils ne viennent chez vous.

– Vous pensez qu’ils y viendront !… s’écria vivement Kit.

– Je le pense. Maintenant, quand vous les verrez, faites-le moi savoir ; vous m’entendez ? Faites-le-moi savoir, et je vous donnerai quelque chose. Je désire leur rendre service, et je ne puis leur rendre service, à moins de connaître où ils sont allés. Vous m’entendez ? »

Le jeune homme se sentait disposé à répondre au nain d’une manière qui eût enflammé la bile de cet irritable questionneur, quand le commis du débarcadère, qui avait visité successivement les chambres pour voir si l’on n’y avait rien oublié, reparut en criant : « V’là un oiseau. Qu’est-ce qu’il faut en faire ?

– Tordez-lui le cou, répondit Quilp.

– Non, non !… dit Kit en s’avançant. Donnez-le-moi.

– Oh ! oui, dit l’autre garçon ! Venez-y donc ! Voulez-vous laisser la cage tranquille… Voulez-vous me laisser tordre le cou à l’oiseau ? Le maître m’a dit de le faire. Voulez-vous laisser la cage tranquille ?

– Donnez-la-moi, donnez, chiens que vous êtes !… hurla Quilp. Battez-vous à qui l’aura, chiens que vous êtes ! ou bien c’est moi-même qui tordrai le cou à l’oiseau. »

Sans qu’il fût nécessaire de les y pousser davantage, les deux jeunes garçons tombèrent l’un sur l’autre, s’escrimant des dents et des ongles, tandis que Quilp, tenant la cage d’une main et, de l’autre, labourant avec ardeur le sol de son couteau, excitait les combattants à redoubler leurs coups par ses cris féroces et les sarcasmes qu’il leur lançait. Tous deux étaient d’égale taille ; ils se roulaient en échangeant des horions qui n’étaient pas une plaisanterie. Kit, enfin, assena un coup de poing bien dirigé dans la poitrine de son adversaire, se dégagea et se releva prestement ; puis, arrachant la cage des mains de Quilp, il s’enfuit avec son butin.

Il ne s’arrêta dans sa course qu’en arrivant chez lui. La vue de sa figure ensanglantée causa une profonde épouvante à la mère, et fit jeter des cris d’effroi au plus âgé des deux enfants.

« Bonté du ciel ! Kit, dit vivement mistress Nubbles, qu’y a-t-il donc ? que venez~vous de faire ?

– Ce n’est rien, mère, répondit-il en s’essuyant le visage avec la serviette accrochée derrière la porte. Je n’ai point de mal, n’ayez pas peur. Je me suis battu pour un oiseau, et je l’ai gagné, voilà tout. Taisez-vous, petit Jacob. Je n’ai jamais vu un enfant aussi méchant.

– Comment ! vous vous êtes battu pour un oiseau ! s’écria la mère.

– Oui, je me suis battu pour un oiseau… et le voici ! C’est l’oiseau de miss Nelly, ma mère ; on allait lui tordre le cou. Je l’ai empêché ; moi !… Ah ! ah ! ah !… Ils voulaient lui tordre le cou, et devant moi encore !… plus souvent, ma mère ! Ah ! ah ! ah ! »

Kit, en riant de tout son cœur, avec sa face enflée et meurtrie, qui sortait de la serviette, communiqua sa gaieté au petit Jacob ; la mère se mit à rire à son tour ; le poupon, à chanter et à gigoter avec joie ; et tous rirent de compagnie, un peu en l’honneur du triomphe de Kit, mais surtout parce qu’ils s’aimaient beaucoup les uns les autres. Après cet accès d’hilarité, Kit montra l’oiseau aux deux enfants comme une grande et précieuse rareté (ce n’était qu’une pauvre linotte) ; puis, cherchant à la muraille un vieux clou, il se fit avec une table et une chaise un échafaudage sur lequel il grimpa lestement pour arracher le clou avec ardeur.

« Voyons, dit-il ; il faut que j’accroche la cage près de la fenêtre… Ce sera plus agréable pour l’oiseau… De là, il apercevra le ciel tout à son aise, si ça lui plaît. Il chante bien, allez, je puis vous le garantir. »

Kit recommença de ce côté son échafaudage, et armé du tisonnier en guise de marteau, il enfonça son clou et y suspendit la cage, à la grande satisfaction de toute la famille. Tout étant bien arrangé et consolidé, il se retira près de la cheminée pour admirer de là son œuvre à laquelle on déclara tout d’une voix qu’il ne manquait plus rien.

« Et maintenant, mère, dit-il, je veux, sans perdre un moment, sortir pour aller voir si je trouverai un cheval à tenir ; et alors, avec mon gain, je pourrai acheter du millet pour l’oiseau et pour vous un morceau de quelque chose de bon par-dessus le marché. »

Chapitre XIV. §

Comme Kit pouvait aisément s’imaginer que la maison du vieillard se trouvait sur son chemin, vu que son chemin était partout et nulle part, il se sentit entraîné à la contempler une fois encore en passant, et il se fit une nécessité rigoureuse et comme un devoir pénible de ce qui n’était qu’un désir qu’il ne pouvait s’empêcher de satisfaire. Il n’est pas rare de voir des hommes, bien au-dessus de Christophe Nubbles par la naissance et l’éducation, transformer leurs goûts en obligations rigoureuses, dans des questions moins innocentes, et se faire un grand mérite de l’abnégation avec laquelle ils se sont satisfaits. Cette fois, Kit n’avait aucune précaution à prendre ; il n’avait, pas non plus à craindre d’être arrêté par un nouveau combat contre le commis de Daniel Quilp. La maison était complètement déserte, la poussière et l’ombre semblaient l’avoir envahie comme si elle était restée inhabitée depuis plusieurs mois. Un gros cadenas fermait la porte ; des lambeaux d’étoffes fanées et de rideaux pendaient tristement aux fenêtres supérieures à demi fermées, et les ouvertures pratiquées dans les volets des fenêtres d’en bas ne laissaient voir que les ténèbres qui régnaient à l’intérieur. Quelques-uns des carreaux de la croisée, près de laquelle Kit avait si souvent fait le guet, avaient été brisés dans le déménagement précipité de la matinée, et cette chambre où Nelly venait rêver autrefois paraissait plus qu’aucune autre abandonnée et mélancolique. Une troupe de polissons avait pris possession des marches de la porte : les uns jouaient avec le marteau et écoutaient avec un plaisir mêlé d’effroi le bruit sourd qu’il produisait dans la maison dévastée ; les autres, groupés autour du trou de la serrure, guettaient, moitié en riant et moitié sérieusement le revenant que déjà l’imagination évoquait du sein de cette obscurité récente, grâce au mystère qui avait couvert les derniers habitants de la maison. Cette maison, la seule qui fût fermée et sans vie au milieu de l’agitation et du bruit de la rue, offrait un tableau de désolation ; et Kit, se rappelant l’excellent feu qui, jadis, y brillait en hiver, et le rire franc qui alors faisait retentir la petite chambre, s’éloigna à la hâte, rempli de chagrin.

Rendons au pauvre Kit la justice de déclarer que son esprit n’avait nullement le tour sentimental, et qu’il n’avait peut-être pas de toute sa vie entendu prononcer cet adjectif. C’était seulement un bon garçon reconnaissant, qui n’avait ni grâces ni belles manières ; par conséquent, au lieu de retourner chez lui dans son chagrin pour battre les enfants et dire des injures à sa mère, comme le feraient nos gens bien éduqués qui, lorsqu’ils sont mécontents, voudraient voir aussi tout le monde malheureux, Kit se contenta de penser à donner le plus possible de bien-être à sa famille.

Bon Dieu ! qu’il y avait donc de beaux messieurs chevauchant de tous côtés, mais qu’il y en avait peu qui eussent besoin de donner leurs chevaux à garder ! Un brave spéculateur de la Cité, ou bien un membre de quelque commission de statistique du parlement aurait pu calculer, à une fraction près, d’après tous les cavaliers qui galopaient, quelle somme produiraient en un an, dans la ville de Londres, les chevaux qu’on donnerait à garder. Et, sans nul doute, cette somme n’eût pas été méprisable, si la vingtième partie seulement des gentlemen qui n’avaient pas de grooms eût voulu mettre pied à terre ; mais ils n’en faisaient rien ; et souvent il ne faut qu’une misérable bagatelle comme celle-là pour détruire dans leur base les calculs les plus ingénieux.

Kit marchait droit devant lui, tantôt vite, tantôt tout doucement, ralentissant son pas s’il voyait un cavalier modérer l’allure de son cheval et tourner la tête ; ou bien embrassant toute la rue de son regard pénétrant, comme s’il saisissait au loin l’apparition lumineuse d’un cavalier cheminant bien tranquillement à l’ombre, de l’air d’un homme qui à chaque porte promettait de s’arrêter. Mais ils passaient tous l’un après l’autre, sans laisser un penny à gagner après eux. « Je voudrais bien savoir, pensait le jeune homme, si un de ces messieurs, venant à apprendre que nous n’avons rien dans le buffet, ne ferait pas halte tout exprès, et s’il ne feindrait pas d’avoir besoin d’entrer dans une maison, afin de me faire gagner quelque chose. »

Fatigué d’avoir arpenté tant de rues, sans parler de ses désappointements multipliés, il s’était assis sur une marche de porte afin de se reposer un peu, lorsqu’il vit arriver de son côté une petite chaise à quatre roues, aux ressorts grinçants et criards, tirée par un petit poney d’un poil bourru et d’un caractère évidemment indocile, et conduite par un petit vieillard gros et gras, de mine pacifique. Auprès du petit vieillard était assise une petite vieille dame grosse et grasse et pacifique comme lui ; le poney allait à sa fantaisie, ne faisant que ce qui lui passait par la tête. Si le vieux monsieur le gourmandait en secouant les rênes, le poney répliquait en secouant sa tête. Il était aisé de comprendre que tout ce qu’on pourrait obtenir du poney, ce serait qu’il voulût bien suivre une rue que son maître avait des raisons particulières de vouloir enfiler ; mais il paraissait bien entendu entre eux qu’on laisserait le poney s’y prendre pour cela comme il voudrait, ou qu’on n’en obtiendrait rien.

Comme la voiture passait près de l’endroit où il était assis, Kit regarda si attentivement ce petit équipage, que le vieux monsieur remarqua notre jeune garçon ; et Kit s’étant levé avec empressement, chapeau bas, le vieux monsieur ordonna au poney de s’arrêter, ordre auquel le poney se conforma gracieusement, cette partie des devoirs de sa charge lui étant rarement désagréable.

« Je vous demande pardon, monsieur, dit Kit. Je suis fâché que vous vous arrêtiez pour moi. Je voulais seulement vous demander si votre intention était de faire garder votre cheval.

– Je vais dans la rue voisine. Si vous voulez nous y suivre, vous aurez le pourboire. »

Kit le remercia et le suivit tout joyeux. Le poney prit son élan en décrivant un angle aigu pour examiner de près un lampadaire de l’autre côté de la rue, puis il revint par la tangente, de l’autre côté, vers un autre lampadaire qu’il voulait sans doute comparer avec le premier. Ayant satisfait sa curiosité et observé que les deux réverbères étaient de même modèle et de même matière, il fit un temps d’arrêt, sans doute pour se livrer à la méditation qui l’absorbait.

« Voulez-vous bien marcher, monsieur, dit le petit vieillard, ou votre intention est-elle de nous faire rester ici pour manquer notre rendez-vous ? »

Le poney resta immobile.

« Oh ! méchant Whisker ! dit la vieille dame. Fi ! fi donc !… Je suis honteuse de votre conduite !…»

Le poney parut touché de cet appel fait à ses sentiments : car il se remit à trotter, bien qu’avec une certaine humeur boudeuse, et ne s’arrêta plus qu’en arrivant à une porte où se trouvait une plaque de cuivre avec ces mots : WITHERDEN, NOTAIRE. Le vieux monsieur descendit, aida la vieille dame à descendre et tira du coffre, sous le siège, un immense bouquet ressemblant, pour la forme et la dimension, à une large bassinoire, moins le manche. La dame entra dans la maison, d’un air grave et majestueux, suivie de près par le vieux gentleman qui était pied bot.

Ils furent introduits, à ce qu’on put croire au son assourdi de leur voix, dans un parloir donnant sur le devant et qui paraissait être une espèce de bureau. Comme il faisait très-chaud et que la rue était fort tranquille, on avait laissé les fenêtres toutes grandes ouvertes, et il était très-facile d’entendre, à travers les stores vénitiens, ce qui se passait à l’intérieur.

D’abord ce furent de grandes poignées de main, un grand bruit de pieds que suivit apparemment l’offre du bouquet ; car une voix, probablement celle de M. Witherden, le notaire, s’écria à plusieurs reprises : « Délicieux !… Il embaume !… » et un nez, qui devait appartenir au dit personnage, respira l’odeur du bouquet avec un reniflement qui témoignait de son plaisir infini.

« Je l’ai apporté en l’honneur de cette occasion, monsieur, dit la vieille dame.

– Une occasion, certes, madame ; une occasion qui m’honore, madame, oui, qui m’honore, répondit M. Witherden. J’ai eu chez moi plus d’un jeune homme, madame, plus d’un jeune homme. Il en est plusieurs qui sont arrivés à la fortune et ont oublié leurs anciens compagnons et amis, madame ; il en est d’autres qui, en ce jour, ont l’habitude de venir me voir et me dire : « Monsieur Witherden, les plus heureuses heures que j’ai connues dans ma vie sont celles que j’ai passées dans votre étude, assis sur ce tabouret ! » Mais parmi mes clercs, madame, quel qu’ait été mon attachement pour eux, il n’en est aucun dont j’aie jamais auguré aussi bien que de votre fils.

– Oh ! cher monsieur, s’écria la vieille dame, vous ne savez pas toute la joie que vous nous faites en nous parlant de la sorte.

– Je dis, madame, ce que je pense d’un honnête homme. Et l’honnête homme est, comme dit le poète, le plus noble ouvrage sorti des mains de Dieu. Je suis complètement de l’avis du poète, madame. Mettez d’un côté les chaînes des Alpes, de l’autre un colibri, il n’est rien, comme chef-d’œuvre de la création, à comparer à l’honnête homme, ou à l’honnête femme, bien entendu qui dit l’homme dit la femme.

– Tout ce que M. Witherden veut bien dire de moi, reprit alors une petite voix douce, je puis le dire bien mieux encore de lui, assurément.

– C’est une circonstance heureuse, très-heureuse, reprit le notaire, que ce soit aujourd’hui le vingt-huitième anniversaire du jour de sa naissance, et j’espère savoir l’apprécier. J’ai la confiance, mon cher monsieur Garland, que nous aurons lieu de nous féliciter ensemble de cette heureuse rencontre. »

Le vieux monsieur répondit que c’était son plus cher désir. En conséquence, les poignées de main recommencèrent de plus belle ; puis le vieillard ajouta :

« Quoi qu’on en puisse dire, j’affirme que jamais fils n’a donné plus de satisfaction à ses parents que notre Abel Garland. Sa mère et moi, nous nous sommes mariés tard, ayant attendu un assez grand nombre d’années, jusqu’à ce que nous fussions dans une bonne position. Quand je pense que le ciel nous a fait la grâce de bénir notre union tardive en nous donnant un fils qui s’est montré toujours soumis et affectueux, c’est pour nous deux, monsieur, une source de bonheur inappréciable.

– Oh ! vous avez raison, je n’en doute pas, répliqua le notaire d’un accent sympathique. À la vue d’une telle félicité, je déplore encore plus d’être resté célibataire. Il y avait autrefois une jeune personne, monsieur, la fille d’un armateur des plus honorables… Mais c’est une faiblesse de parler de cela. Chukster, apportez ici le contrat d’apprentissage de M. Abel.

– Vous voyez, monsieur Witherden, dit la vieille dame, qu’Abel n’a pas été élevé comme la plupart des jeunes gens. Il a toujours trouvé son plaisir dans notre société, toujours il a été avec nous. Jamais Abel ne nous a quittés, même pour une seule journée. N’est-il pas vrai, mon ami ?

– Jamais, ma chère, excepté quand il alla à Margate, un samedi, avec M. Tomkinley, qui avait été professeur dans cet établissement. Il en revint le lundi ; mais, vous vous en souvenez, il fut ensuite très-malade ; c’était vraiment un excès de dissipation dont nous avons été punis.

– Il n’en avait pas l’habitude, vous le savez, dit la vieille dame, et il n’était pas de force à le supporter, c’est certain. En outre, il ne trouvait pas de plaisir à se trouver sans nous, et il n’avait personne pour causer avec lui et le distraire.

– C’est la vérité, dit la même petite voix tranquille qu’on avait entendue déjà. J’étais loin de maman, j’étais désolé en songeant que j’avais laissé la mer entre nous !… Oh ! jamais je n’oublierai mon impression quand je pensai que la mer était entre nous !

– C’était bien légitime en pareille circonstance, dit le notaire. Les sentiments de M. Abel faisaient honneur à son caractère, ils font honneur à votre caractère, madame, au caractère de son père, et à la nature humaine. Il ne s’est pas démenti chez moi ; c’est le même sentiment qui inspire toujours sa conduite honnête et régulière. Je vais signer le contrat d’apprentissage au bas des articles que M. Chukster certifiera conformes ; et, plaçant mon doigt sur ce cachet bleu en losange, je dois faire remarquer à intelligible voix – ne vous effrayez pas, madame, c’est une pure formalité légale, – que je délivre ceci comme mon acte et sous-seing. M. Abel va écrire son nom vis-à-vis de l’autre cachet, en répétant les mêmes paroles cabalistiques, et l’affaire sera faite et parfaite. Ah ! ah ! ah ! Vous voyez ! ce n’est pas plus difficile que ça. »

Il y eut quelques moments de silence, sans doute pendant que M. Abel accomplissait les formalités voulues ; puis on recommença à se presser les mains et à piétiner ; après cela, le bruit des verres se fit entendre, et tout le monde se mit à parler à la fois. Au bout d’un quart d’heure environ, M. Chukster, une plume, sur l’oreille et la face illuminée par le vin, parut au seuil de la porte, et daignant condescendre à appeler Kit, en forme de plaisanterie, « petit coquin, » il lui annonça que les visiteurs allaient sortir.

La compagnie sortit aussitôt. M. Witherden, homme de petite taille, joufflu, rubicond, preste dans son allure et pompeux dans son langage, parut, conduisant la vieille dame avec beaucoup de cérémonie ; le père et le fils venaient ensuite, se donnant le bras. M. Abel, qui avait un petit air vieillot, semblait être du même âge que son père ; il y avait entre eux une similitude extraordinaire de traits et de physionomie, bien qu’à la vérité M. Abel ne possédât pas encore l’aplomb et la rondeur joviale de M. Garland et qu’il eût au contraire une certaine réserve timide. Mais pour tout le reste, pour le costume tiré à quatre épingles, et même pour le pied bot, le jeune homme et son père étaient taillés sur le même patron.

Lorsqu’il vit sa mère bien installée à sa place et qu’il l’eut aidée à reprendre et mettre en ordre son mantelet et un petit panier qui formait un accessoire indispensable de son équipage, M. Abel s’établit dans un petit siège placé à l’arrière-train et qu’on lui avait évidemment destiné. Là il se mit à sourire tour à tour à tous les assistants, en commençant par mistress Garland et finissant par le poney. Ce ne fut pas chose aisée de faire comprendre au poney qu’il fallait lui repasser les guides par-dessus la tête ; enfin l’on y parvint ; et le vieux gentleman, s’étant juché sur son siège et ayant pris les rênes en main, chercha dans sa poche une pièce de douze sous pour Kit.

Mais personne ne possédait de pièce de douze sous, ni M. Garland, ni sa femme, ni M. Abel, ni le notaire, ni M. Chukster. Un schelling5, c’était beaucoup trop ; mais il n’y avait pas dans cette rue de boutique où l’on pût changer, et M. Garland donna le schelling au jeune homme.

« Tenez, dit-il en plaisantant ; je dois revenir ici, à la même heure, lundi prochain ; trouvez-vous-y, mon garçon, pour achever de gagner cette pièce.

– Je vous remercie, monsieur, dit Kit ; soyez sûr que je n’y manquerai pas. »

Il parlait sérieusement ; mais en l’entendant, tout le monde partit d’un éclat de rire, et particulièrement M. Chukster qui, par un véritable hurlement, témoigna du plaisir extraordinaire que lui causait cette plaisanterie. Or, comme le poney, par un pressentiment qu’il retournait au logis ou par détermination particulière de ne pas aller ailleurs – ce qui revenait au même, – était parti d’un pas très-vif, Kit n’eut point le temps de s’expliquer ; il dut donc s’en aller de son côté. Après avoir dépensé son petit trésor en achats qu’il jugea utiles à sa famille, sans oublier le millet pour l’oiseau chéri, il précipita sa marche, d’autant plus joyeux de son succès, de sa bonne fortune, qu’il espérait bien que Nell et le vieillard l’auraient devancé à la maison.

Chapitre XV. §

Souvent, tandis que l’orpheline et son grand-père suivaient les rues silencieuses, dans la matinée de leur départ, l’enfant éprouvait un mélange d’espérance et de crainte, lorsque, dans une figure éloignée et que la distance rendait à peine visible, son imagination lui retraçait quelque ressemblance avec le brave Kit. Assurément, elle se fût empressée de lui donner la main et l’eût remercié de ce qu’il lui avait dit dans leur dernière rencontre : et cependant, c’était pour elle une satisfaction de trouver, quand la personne entrevue était plus proche, que ce n’était point lui, mais un étranger. Car, lors même qu’elle n’eût pas eu à redouter l’effet qu’eût produit sur le vieillard l’apparition de Kit, elle sentait qu’un adieu adressé à quelqu’un, et surtout à l’être qui avait été pour elle si bon et si dévoué, était plus qu’elle n’en pouvait supporter. C’était bien assez de laisser derrière elle tant d’objets muets, également insensibles à son affection et à son chagrin ! Mais si, dès le début de ce triste voyage, il lui eût fallu prendre congé de son unique ami, son cœur se fût brisé.

D’où vient que nous supportons mieux les douleurs morales d’une séparation que l’émotion physique d’un adieu ? D’où vient que nous ne nous sentons pas le courage de prononcer le mot, quand nous avons la force de vivre à distance de ceux que nous aimons ? À la veille de longs voyages ou d’une absence de plusieurs années, des amis tendrement unis se sépareront en échangeant le regard accoutumé, la poignée de main habituelle, en convenant d’une dernière entrevue pour le lendemain, tandis que chacun sait bien que ce n’est là qu’un subterfuge, un moyen factice de s’épargner mutuellement la peine de prononcer le mot d’adieu, et que l’entrevue n’aura pas lieu. La possibilité serait-elle donc plus pénible à supporter que la certitude ? Car enfin, nous n’évitons pas nos amis mourants ; et si nous n’avions pas dit formellement adieu à quelqu’un d’entre eux, de toutes les forces de notre plus tendre affection, ce serait souvent pour nous un sujet d’amertume aussi durable que la vie.

La lumière du matin répandait l’animation sur la ville. Là, où durant la nuit il n’y avait eu qu’ombre sinistre, il y avait maintenant comme un sourire. Les rayons du soleil étincelaient en se jouant sur les croisées de chaque chambre ; pénétrant à travers les rideaux et les draperies jusqu’aux yeux des dormeurs, ils éclairaient même les rêves, et donnaient la chasse aux ténèbres de la nuit. Dans leurs volières échauffées, mais encore fermées, encore sombres en partie, les oiseaux sentaient l’aube venir ; et, au sein de leurs petites cellules, ils s’agitaient et battaient des ailes. Les souris aux yeux brillants regagnaient leurs étroites retraites, où elles se blottissaient timidement. La chatte du logis, au beau poil lustré, oubliant de poursuivre sa proie, suivait de son œil clignotant les rayons qui passaient par le trou de la serrure et les fentes de la porte, près de laquelle elle se tenait assise, attendant impatiemment l’instant où elle pourrait se glisser à la dérobée et aller se mettre en espalier au soleil. De plus nobles animaux, confinés dans leurs loges, se tenaient immobiles contre les barreaux, et regardaient, d’un œil où brillait le souvenir des vieilles forêts, les branches qui s’agitaient et le rayon solaire qui pénétrait par quelque petite croisée ; puis ils reprenaient, dans leur course monotone, le chemin dont leur pied captif avait déjà marqué la trace sur le plancher de leur cage, usé par leurs pas impatients ; puis, ils s’arrêtaient encore et se mettaient à regarder de nouveau à travers leur grille. Les prisonniers, dans leurs cachots, étendaient leurs membres resserrés par le froid, et maudissaient la pierre humide que le soleil ne venait jamais échauffer. Les fleurs, après leur sommeil de la nuit, ouvraient leurs belles corolles et les tournaient vers le jour. La lumière, âme de la création, était répandue partout, et tout reconnaissait sa loi.

Les deux pèlerins, se pressant souvent la main ou échangeant, soit un sourire, soit un regard amical, poursuivaient leur chemin en silence. Par cette matinée, si éclatante et si belle, il y avait quelque chose de solennel à voir les rues, longues et désertes, véritables corps sans âmes, n’offrant plus que l’image d’un néant uniforme qui les rendait toutes semblables les unes aux autres. À cette heure matinale, tout était si calme et si tranquille, que le peu de pauvres gens qui se croisaient dans les rues semblaient perdus dans ce cadre brillant comme les lampes mourantes qu’on avait laissées brûler, çà et là, noyaient leur lueur impuissante dans les rayons glorieux du soleil.

Nelly et le vieillard n’avaient pas pénétré bien avant dans le labyrinthe de rues qui s’étendaient entre eux et les faubourgs, quand la scène commença à se transformer et le bruit à revenir avec le mouvement. Quelques charrettes isolées, quelques fiacres rompirent le charme ; d’autres suivirent ; il en vint un plus grand nombre, et enfin ce fut à l’infini. D’abord, c’était une nouveauté de voir s’ouvrir la montre d’un marchand : bientôt, ce fut une rareté d’en voir une seule fermée. La fumée commença à monter doucement du faîte des cheminées ; les châssis des croisées furent levés et assujettis ; les portes s’ouvrirent ; les servantes, ne regardant que leur balai, firent voler d’épais nuages de poussière dans les yeux des passants sans crier gare, ou bien elles écoutaient d’un air mélancolique les laitières qui leur parlaient des foires de campagne, des charrettes remisées sur les places, avec des toiles et des rideaux, tous les attributs de la fête enfin ; et, par-dessus le marché, de galants bergers, qu’elles allaient trouver en chemin pour la danse.

Ayant traversé ce quartier, l’enfant et le vieillard entrèrent dans les rues de commerce et de grand trafic, fréquentées par une foule considérable, et où déjà régnait beaucoup d’activité. Le vieillard regarda autour de lui avec un tressaillement plein d’effroi, car c’était précisément l’endroit qu’il avait à cœur de fuir. Il posa un doigt sur sa bouche et entraîna Nelly par des cours étroites et des ruelles tortueuses ; il ne parut recouvrer sa tranquillité que lorsqu’ils eurent laissé bien loin ce quartier : souvent il se retournait pour regarder en arrière, disant à demi-voix :

« Le meurtre et le suicide sont blottis dans chacune de ces rues… Ils nous suivront s’ils nous sentent… Nous ne saurions fuir trop vite ! »

De ce quartier ils arrivèrent, dans le voisinage, à des habitations éparses, misérables maisons qui, divisées en chambres étroites et ayant leurs croisées rapiécées avec des chiffons et du papier, indiquaient assez qu’elles servaient d’abri à la pauvreté populeuse. Dans les boutiques, on vendait des objets tels que la misère seule pouvait en acheter : les vendeurs et les acheteurs ne valaient pas mieux les uns que les autres. Il y avait d’humbles rues, où l’élégance ruinée essayait, sur un petit théâtre et avec des débris, de faire encore un reste de figure, mais le percepteur des contributions et le créancier savaient bien les déterrer là comme partout ailleurs ; et la pauvreté, qui faisait encore un semblant de résistance, était à peine moins hideuse et moins manifeste que celle qui, depuis longtemps résignée, avait abandonné la partie.

Venait ensuite une vaste, vaste étendue, offrant le même caractère, car les humbles goujats qui suivent le camp de l’opulence, viennent planter leurs tentes autour d’elle, de bien loin à la ronde. Une vaste étendue, qui ne faisait guère meilleure mine ; des maisons pourries d’humidité, la plupart à louer, beaucoup en construction, beaucoup à moitié déjà en ruine avant d’être construites ; des logements de nature à faire hésiter la pitié entre ceux qui les louaient et ceux qui s’y établissaient comme locataires ; des enfants mal nourris et à peine vêtus, pullulant dans chaque rue et se vautrant dans la poussière ; des mères criardes, traînant avec bruit sur le pavé leurs savates ; des pères en haillons, courant avec l’air découragé vers le travail, qui leur donnera peut-être « le pain de la journée, » et peu de chose avec ; des tourneuses de cylindre à lessive, des blanchisseuses, des savetiers, des tailleurs, des fabricants de chandelles, exerçant leur industrie dans les parloirs, les cuisines, les arrière-boutiques, jusque dans les galetas, et quelquefois se trouvant tous entassés sous le même toit ; des briqueteries bordant des jardins palissades avec des douves de vieilles barriques ou avec des charpentes qu’on a enlevées de maisons incendiées, et qui ont gardé l’empreinte noire et les cicatrices du feu ; des monceaux d’herbes marécageuses arrachées des bassins ; de l’ortie, du chiendent, des écailles d’huîtres, tout cela entassé en désordre ; enfin, de petites chapelles dissidentes, où l’on prêche avec assez d’à-propos sur les misères de la terre, sans avoir besoin d’aller chercher bien loin des exemples, et quantité d’églises neuves du culte épiscopal, érigées avec un peu plus de somptuosité, pour montrer aux gens qui habitent cet enfer le chemin du paradis.

Ces rues finirent par devenir plus disséminées, jusqu’au moment où elles aboutirent à de petits carrés de jardins bordant la route avec mainte habitation d’été, vierge de toute peinture et construite, soit avec de vieilles poutres, soit avec des débris de bateau aussi verts que les grosses tiges de chou qui croissaient en ce lieu ; les jointures de ces maisons servaient de couches à des champignons sauvages et elles étaient entaillées de clous. Venaient ensuite, deux par deux, des cottages coquets, ayant par devant un terrain, de côté des bordures serrées de buis, avec d’étroites allées, où jamais un pied ne se hasardait à fouler le sable. Puis, ce fut le cabaret fraîchement peint de vert et blanc, avec les jardins où l’on prend le thé, et un boulingrin, fier de son auge devant laquelle s’arrêtaient les charrettes, puis ce furent des champs ; puis quelques maisons isolées, bien situées, avec des pelouses, plusieurs même ayant une loge gardée par un portier et sa femme. À ce panorama succéda une barrière de péage ; les champs s’étendirent de nouveau avec leurs arbres et leurs meules de foin ; une colline s’éleva, du haut de laquelle le voyageur pouvait, en se retournant, contempler, à travers la fumée, le mirage du vieux Saint-Paul, et voir la croix se découper sur les nuages, si par hasard le jour était pur, et briller au soleil ; c’était là que le voyageur, fixant ses yeux sur cette Babel d’où s’élevait le dôme majestueux, jusqu’à ce que son regard eût embrassé l’extrémité de cet amas de briques et de pierres, maintenant à ses pieds, sentait enfin qu’il était délivré de Londres.

Ce fut en un lieu de ce genre, dans une agréable prairie, que s’arrêtèrent le vieillard et son jeune guide, si l’on peut donner le nom de guide à celle qui ignorait où ils allaient. Nelly avait pris la précaution de garnir son panier de quelques tranches de pain et de viande, et ils firent en cet endroit leur frugal déjeuner.

La fraîcheur du matin, le gazouillement des oiseaux, la beauté de l’herbe ondoyante, l’épaisseur des ombrages, les couleurs des fleurs sauvages et les mille parfums, les mille bruits harmonieux qui remplissaient l’air, produisirent sur nos pèlerins une impression profonde et les rendirent heureux. Ah ! ce sont de grandes joies pour la plupart d’entre nous, mais surtout pour ceux dont l’existence s’use au sein de la foule ou bien qui passent leur vie isolés, au fond des capitales, comme un seau dans un puits humain. Déjà, avant le départ, l’enfant avait dit ses naïves prières avec plus de ferveur que jamais ; mais en présence de cet ensemble vivifiant, ses prières s’échappèrent une seconde fois de ses lèvres. Le vieillard ôta son chapeau les paroles consacrées étaient sorties de sa mémoire, mais il dit Amen, et tous deux se sentirent contents.

Chez eux, il y avait autrefois une planche, un vieil exemplaire de la Marche des pèlerins avec de bizarres dessins. Souvent Nelly était restée des soirées entières à y tenir ses regards attachés, se demandant si tout cela était bien exact, et où pouvaient se trouver ces contrées lointaines avec leurs noms curieux. En se tournant vers le chemin qu’elle venait de suivre, une partie de ce souvenir revint frapper son esprit.

« Mon cher grand-papa, dit-elle, sauf que le lieu où nous sommes est plus agréable et bien autrement bon que celui du livre, s’il présente quelque analogie avec notre voyage je trouve que nous sommes comme les deux chrétiens ; nous avons laissé sur ce gazon, pour ne plus les reprendre jamais, les soucis et les peines que nous avions apportés avec nous.

– Non, jamais, jamais nous ne retournerons là-bas, jamais dit le vieillard étendant sa main vers la ville. Toi et moi, ma Nelly, nous en sommes affranchis… Ah ! ils ne nous y reprendront plus !

– Êtes-vous fatigué ? demanda l’enfant. Êtes-vous sûr que cette longue marche ne vous rendra point malade ?

– Je ne suis plus malade, maintenant que nous sommes loin de Londres. Nell, remettons-nous en route. Il faut aller plus loin encore, loin, bien loin. Nous sommes trop près pour nous arrêter et nous reposer. Marchons ! »

Il y avait dans le pré une flaque d’eau limpide où Nelly se lava le visage et les mains, et se rafraîchit les pieds avant de poursuivre le voyage. Elle voulut que le vieillard en fît autant ; docile à son invitation, il s’assit sur l’herbe : l’enfant le lava avec ses petites mains et procéda à la toilette de son grand-père.

« Ma chérie, disait celui-ci, je ne puis plus me servir moi-même : j’ignore comment je le pouvais autrefois, mais c’est fini. Ne me quitte pas, Nell ; dis que tu ne me quitteras pas. Je t’ai toujours aimée. Si je te perdais aussi, mon enfant, je n’aurais plus qu’à mourir. »

Il appuya en gémissant sa tête sur l’épaule de Nelly. Autrefois, et même peu de jours auparavant, Nelly eût été impuissante à retenir ses larmes et elle eût pleuré avec son grand-père : mais en ce moment elle le calma par ses douces et tendres paroles, elle sourit en l’entendant supposer qu’ils pussent jamais se séparer, et tourna cette idée en plaisanterie. Le vieillard rassuré s’endormit en murmurant une chanson comme un petit enfant.

À son réveil, il se trouva bien reposé. Les voyageurs se remirent en marche. Le chemin était enchanteur ; il traversait de belles prairies et des champs de blé au-dessus desquels l’alouette, se balançant dans l’espace azuré du ciel, jetait avec gaieté son heureuse chanson. L’air était chargé des senteurs qu’il avait recueillies sur son passage, et les abeilles, portées par le souffle embaumé du zéphyr, exprimaient leur satisfaction par un bourdonnement monotone.

Le vieillard et Nelly se trouvaient en pleine campagne ; les maisons qu’ils apercevaient étaient peu nombreuses, et semées à de larges distances, souvent à un mille l’une de l’autre. De temps en temps ils trouvaient un groupe de pauvres chaumières ayant, pour la plupart, un siège ou une balancelle devant la porte ouverte, pour empêcher les enfants d’aller sur la route ; les autres étaient hermétiquement fermées, tandis que la famille entière travaillait aux champs. C’était souvent le commencement d’un petit village. Puis venait le hangar d’un charron ou la forge d’un maréchal ; ensuite une ferme opulente avec ses vaches couchées nonchalamment sur l’herbe, avec ses chevaux regardant par-dessus le mur à hauteur d’appui, et décampant lestement, comme pour faire parade de leur liberté, lorsque d’autres chevaux attelés passaient sur la route. On y voyait encore d’épais pourceaux fouillant le sol pour trouver quelque mets friand, et poussant leur grognement monotone, tandis qu’ils rôdaient seuls ou se croisaient dans leurs poursuites ; des pigeons dodus effleurant le toit dans leur vol circulaire, ou s’y posant avec grâce ; des canards et des oies, qui se croyaient sans doute bien autrement gracieux, se dandinant lourdement le long des bords de la mare, ou glissant à la surface de l’eau. Après la ferme, se présentait une modeste auberge ; puis le cabaret plus modeste encore ; puis la maison du marchand forain, puis celle du procureur et celle du curé, deux noms qui font trembler le cabaretier ; puis l’église, qui s’élevait modestement derrière un bouquet d’arbres, puis quelques autres chaumières ; puis la fourrière6, et çà et là, au bord du chemin, un vieux puits couvert de poussière. Enfin, après avoir passé entre des champs bordés de haies, ils revirent la grande route.

Ils marchèrent toute la journée, et s’arrêtèrent la nuit dans une chaumière où on louait des lits aux voyageurs. Le lendemain matin ils recommencèrent leur course pédestre, et, bien qu’exténués de fatigue, ils ne tardèrent pas à se remettre et à s’avancer d’un pas vif et soutenu.

Souvent ils faisaient halte pour se reposer, mais ce n’était que durant quelques minutes, puis ils repartaient, n’ayant pris, depuis le matin, qu’une légère collation. Il était près de cinq heures de l’après-midi quand, arrivée à un nouveau hameau, l’enfant se mit à regarder attentivement dans chacune des chaumières, avant de se décider à solliciter quelque part la permission de prendre un peu de repos et d’acheter une mesure de lait.

Le choix ne lui était pas facile ; car Nelly était timide et craignait un refus. Ici il y avait un enfant qui criait, là une femme qui grondait avec colère ; ici les habitants semblaient trop pauvres, là ils étaient trop nombreux. Enfin Nelly s’arrêta devant une maison où la famille entourait la table. Ce qui la détermina, ce fut d’y voir un vieillard assis à côté du foyer, dans un fauteuil garni de coussins ; elle pensa que c’était aussi un grand-papa, et qu’alors il s’intéresserait au sien.

Il y avait, outre ce vieillard, le maître de la chaumière, sa femme, et trois jeunes enfants solides, bruns comme des baies d’automne. La demande de Nelly fut aussitôt agréée que présentée. L’aîné des enfants courut dehors pour aller chercher du lait, le second traîna deux escabeaux vers la porte, et, quant au dernier, il s’accrocha à la jupe de sa mère, et regarda les étrangers par-dessous sa main brûlée par le soleil.

« Dieu vous assiste, monsieur ! dit le vieux paysan d’une voix bien distincte ; allez-vous loin ?

– Oui, monsieur, fort loin, répondit l’enfant que son grand-père avait invitée à parler.

– Vous venez de Londres ? »

Nelly répondit affirmativement.

« Ah ! reprit le vieux paysan, j’ai été à Londres plus d’une fois. J’y ai été souvent avec ma charrette. Voilà près de trente-deux ans que j’y ai été pour la dernière fois, et j’ai entendu dire qu’il y avait de grands changements. Ce n’est pas étonnant ; je suis bien changé moi-même depuis ce temps. Trente-deux ans, c’est beaucoup ; et quatre-vingt-quatre ans, c’est un grand âge, quoique j’en aie connu un qui a bien vécu près de cent ans, et qui n’était pas aussi fort que moi… Oh ! non ! loin de là… Asseyez-vous dans le fauteuil, ajouta le vieux paysan en frappant son bâton sur le pavé de briques le plus vigoureusement qu’il put. Prenez-moi une pincée de ce tabac ; j’en use peu, car il est cher, mais je trouve que ça me réveille de temps en temps. Vous, vous n’êtes qu’un enfant auprès de moi : mais j’avais un fils qui serait maintenant environ de votre âge s’il eût vécu. Il s’enrôla comme soldat. Il revint cependant à la maison, mais il n’avait plus qu’une jambe. Il disait toujours qu’il voulait être enterré près du cadran solaire sur lequel il avait l’habitude de grimper quand il était tout petit… C’est ce qu’on a fait, mon pauvre fils ! ses désirs ont été remplis. Vous pouvez voir d’ici la place où il repose… Nous y avons toujours depuis entretenu du gazon frais. »

Il secoua la tête, et, regardant sa fille avec des yeux humides.

« N’ayez pas peur, lui dit-il, je ne parlerai plus de cela. » Car il ne voulait affliger personne ; et si ses paroles avaient fait de la peine à quelqu’un, il en demandait pardon, après tout.

Le lait arriva, et Nelly, ouvrant son petit panier, y choisit les meilleurs morceaux de pain pour son grand-père. Ils firent ainsi un bon repas. Les meubles qui garnissaient la chambre étaient naturellement très-simples : quelques chaises grossières et une table ; un buffet placé dans un coin, avec sa garniture de faïence et de terre jaune ; un plateau à thé de couleurs éclatantes, représentant une dame en robe rouge, avec une ombrelle bleue ; sur les murs, et au-dessus de la cheminée, un petit nombre de cadres offrant des sujets coloriés, tirés de l’écriture sainte ; une étroite armoire à habits, une horloge marchant huit jours, quelques casseroles bien luisantes, et un chaudron, voilà tout le mobilier. Mais tout y était propre et en bon état ; et Nelly, en regardant autour d’elle, trouvait un air de tranquillité, d’aisance et de satisfaction, auquel depuis longtemps elle n’était plus accoutumée.

« Combien y a-t-il d’ici à la ville ou au village le plus prochain ? demanda-t-elle au mari de la paysanne.

– Il y a bien cinq bons milles de distance. Mais je pense que vous ne voulez pas y arriver ce soir ?

– Si, si, Nell !… dit vivement le vieillard en faisant des signes à l’enfant. Plus loin, plus loin ! Quand nous devrions marcher jusqu’à minuit !…

– Il y a tout près d’ici, mon brave homme, reprit le paysan une bonne grange… ou bien encore il y a, j’en suis sûr, de quoi vous loger à l’auberge de la Charrue et de la Herse. Excusez-moi, nais vous me semblez un peu fatigués, et à moins que vous n’ayez besoin de partir…

– Oui, oui, dit brusquement le vieillard, nous sommes pressés. Plus loin, ma chère Nell, je t’en prie, allons plus loin.

– C’est cela, partons ! dit l’enfant, se soumettant à ce vœu impatient… Nous vous remercions bien, mais nous ne saurions nous arrêter sitôt. Grand-papa, je suis prête. »

La paysanne avait remarqué, à la démarche de Nelly, qu’un des petits pieds de la jeune fille était endolori par des ampoules. Femme et mère, elle ne voulut pas que la pauvre souffrante s’éloignât avant de lui avoir bassiné la place malade et d’y avoir appliqué quelque remède simple, ce qu’elle fit avec toute la bonne grâce possible et d’une main attentive et légère, quelque rude que fût la peau de cette main charitable. Nelly avait le cœur trop pénétré, trop plein, pour pouvoir dire autre chose que son fervent « Dieu vous bénisse ! » Et ce ne fut qu’au bout de quelque temps, après sa sortie de la chaumière, qu’elle eut la force de se retourner et d’ouvrir les lèvres. En ce moment elle vit la famille tout entière, y compris même le vieux grand-père, debout sur le chemin, suivant du regard ses hôtes qui s’éloignaient ; de part et d’autre, on s’envoya un adieu en échangeant de la main et de la tête des signes mutuels d’amitié, et, du côté de Nelly assurément, cet adieu ne fut pas sans quelques larmes.

Ils reprirent leur voyage, mais plus lentement, plus péniblement qu’ils n’avaient fait jusqu’alors. Ayant parcouru un mille environ, ils entendirent derrière eux un bruit de roues, et, s’étant retournés, ils virent une charrette vide qui arrivait d’un assez bon train. En les rejoignant, le conducteur arrêta son cheval, et dit avec empressement à Nelly :

« N’est-ce pas vous qui vous êtes reposés à la maison là-bas ?

– Oui, monsieur, répondit-elle.

– Bien. Ils m’ont prié d’avoir l’œil sur vous. Mon chemin est le vôtre. Allons, la main ; montez, mon maître. »

Cette invitation fut un grand soulagement pour Nelly et le vieillard ; car, fatigués comme ils l’étaient, ils eussent eu peine à se traîner bien loin. La charrette, avec ses rudes cahots, fut pour eux un luxueux équipage, le plus délicieux moyen de transport qu’il y eût au monde. À peine Nelly s’était-elle assise dans un coin sur un petit tas de paille, qu’elle s’y endormit : c’était son premier somme depuis le matin.

La charrette s’étant arrêtée, au moment où elle allait tourner pour s’engager dans un chemin de traverse, cette halte réveilla Nelly. Le conducteur s’empressa de mettre pied à terre pour l’aider à descendre ; et, montrant aux voyageurs quelques arbres à peu de distance, il leur dit que le bourg était de ce côté, et que ce qu’ils avaient de mieux à faire, c’était de suivre un sentier qui les y conduisait en traversant le cimetière. Ce fut donc de ce côté qu’ils dirigèrent leurs pas fatigués.

Chapitre XVI. §

Le soleil se couchait lorsque les voyageurs atteignirent l’échalier où commençait le sentier ; et, tel que la pluie qui tombe également sur les bons et les méchants, l’astre resplendissant répandait ses teintes chaudes du soir, même sur le champ de repos des morts, et, au moment de disparaître, leur laissait l’espérance de revoir son lever à l’aurore du lendemain. L’église était vieille et d’un ton grisâtre ; le lierre avait escaladé ses murs et couvert son porche. Ce n’était pas sur les mausolées qu’il croissait, mais sur les tertres sans nom où dormaient les pauvres gens, et il formait les premières guirlandes qu’on eût jamais tressées pour eux, guirlandes et couronnes bien moins exposées à se flétrir, et bien autrement durables dans leur genre, que beaucoup d’autres qui étaient profondément gravées dans la pierre et le marbre, et qui parlaient en termes pompeux de vertus modestement cachées durant de longues années, mais subitement révélées, après la mort, aux exécuteurs testamentaires et aux légataires du défunt.

Le cheval du desservant, trébuchant dans ses entraves parmi les tombes, d’un pied lourd et incertain, broutait l’herbe ; il faisait doublement œuvre pie. Car d’abord il tirait ainsi des paroissiens morts une consolation orthodoxe, et puis il donnait une autorité de plus au texte du dernier dimanche, où il était dit que toute chair aboutissait à devenir de l’herbe. À quelques pas de là, un âne maigre, qui n’aurait pas demandé mieux que d’interpréter le texte de la même manière, sans avoir qualité ni titre pour cela, puisqu’il n’était pas dans les ordres, dressait ses oreilles dans un carré desséché, regardant, avec des yeux affamés, son voisin ecclésiastique.

L’enfant et le vieillard quittèrent le sentier sablé et se mirent à errer le long des tombeaux, où le sol était doux et commode pour leurs pieds fatigués. Comme ils passaient derrière l’église, ils entendirent des voix à peu de distance, et se dirigèrent vers ceux qui parlaient.

C’étaient deux hommes installés commodément sur l’herbe, et tellement occupés qu’ils n’aperçurent pas d’abord les nouveaux venus. Il n’était pas difficile de deviner qu’ils appartenaient à la classe de ces industriels ambulants qui montrent au public les fredaines de Polichinelle. En effet, à cheval sur une pierre sépulcrale, se trouvait derrière eux le héros lui-même, avec son nez et son menton aussi crochus et sa face aussi enluminée que d’ordinaire. Jamais peut-être il n’avait mieux témoigné de son aplomb imperturbable ; car il conservait son sourire uniforme, rien que son corps fût renversé dans la position la plus incommode, tout disloqué, tout chiffonné, sans grâce et sans forme, tandis que son long chapeau pointu, se balançant en avant sur ses jambes grêles, menaçait à tout instant, faute d’équilibre, de faire faire une culbute à maître Polichinelle.

Les autres personnages du drame étaient dispersés en partie sur l’herbe, aux pieds des deux hommes, et en partie entassés pêle-mêle dans une longue boite posée à terre. Tous y étaient au grand complet, la femme du héros principal, son enfant, le cheval de bois, le docteur, le gentleman étranger qui, faute de connaître suffisamment la langue, ne peut exprimer ses idées autrement qu’en répétant par trois fois : « Shallabalah, » le voisin entêté qui ne veut pas admettre qu’une cloche de fer-blanc soit une voix, l’exécuteur des hautes œuvres et le diable. Les propriétaires des marionnettes étaient évidemment venus en cet endroit pour y faire quelques réparations indispensables à leur personnel et à leur matériel ; car l’un était occupé à ajuster avec du fil une petite potence, et l’autre à fixer, à l’aide d’un marteau et de quelques pointes, une perruque noire sur la tête du voisin ridicule devenu chauve à force de recevoir des coups de bâton sur la nuque.

Ils levèrent les yeux avec curiosité, s’interrompant dans leur besogne, au moment où le vieillard et sa jeune compagne arrivèrent près d’eux. Celui qui probablement était chargé de faire mouvoir et parler les acteurs était un petit homme à la face joviale, à l’œil brillant et au nez rouge ; il paraissait s’être pénétré, sans s’en douter, de l’esprit et du caractère de son principal personnage. L’autre qui, sans doute, était chargé de percevoir la recette, avait un regard méfiant et dissimulé, qui peut-être aussi était une conséquence de son emploi.

Le joyeux compère fut le premier à saluer les étrangers d’une inclination de tête, et, suivant la direction que prirent les yeux du vieillard, il fit la remarque que celui-ci n’avait peut-être jamais vu Polichinelle que sur la scène. Polichinelle, en ce moment, nous sommes fâché de le dire, semblait montrer avec la pointe de son chapeau une des plus pompeuses épitaphes et en rire de tout son cœur.

« Pourquoi venez-vous ici pour une pareille besogne ? demanda le vieillard s’asseyant auprès d’eux et contemplant les marionnettes avec un sensible plaisir.

– Mais, répondit le petit homme, c’est que nous donnons ce soir une représentation à l’auberge qui est là-bas, et il ne faudrait pas qu’on nous vit réparer nos personnages.

– Non ? s’écria le vieillard faisant signe à Nelly d’écouter ; et pourquoi pas ! hein ? pourquoi pas ?

– Parce que cela détruirait toute illusion et enlèverait tout intérêt. Je parie que vous ne donneriez pas un sou pour voir le lord chancelier, si on vous le montrait en robe de chambre et sans sa perruque ? Non, certainement non.

– Très-bien !… dit le vieillard se hasardant à toucher une des marionnettes ; puis retirant sa main avec un éclat de rire, il ajouta : « C’est donc ce soir que vous devez les montrer ?

– Oui, telle est notre intention, mon maître, et je me trompe fort, ou Tommy Codlin est en train de calculer ce que vous nous avez fait perdre en venant nous surprendre dans nos opérations. Rassurez-vous, Tommy, ça ne peut pas être grand’chose. »

Le petit homme accompagna ces derniers mots d’un clignement d’yeux qui voulait dire qu’il n’avait pas grande idée de l’état des finances des deux voyageurs.

M. Codlin, qui avait les manières brusques et moroses, répliqua en enlevant Polichinelle du sommet de la tombe et le rejetant dans la boîte :

« Je m’inquiète peu que nous ayons perdu un liard. Mais vous êtes trop inconsidéré. Si vous étiez devant le rideau, et si comme moi vous voyiez le public en face, vous connaîtriez mieux la nature humaine.

– Ah ! Tommy, c’est bien ce qui vous a perdu, de vous attacher à cette branche d’industrie. Lorsque vous représentiez les revenants des drames réguliers dans les foires, vous croyiez à tout excepté aux revenants. Mais maintenant vous êtes un incrédule fini : vous ne croyez plus à rien. Jamais je n’ai vu d’homme changé aussi radicalement.

– N’importe ! dit M. Codlin de l’air d’un philosophe mécontent. Je ne suis plus si bête : après cela, c’est peut-être un mal.

Tournant alors les figurines dans la botte, en homme qui les connaissait assez pour les mépriser, M. Codlin en retira une, et la soumettant à son associé :

« Voyez ça ! Voilà la robe de Judy qui tombe encore en loques. Je parie que vous n’avez apporté ni fil ni aiguille ? »

Le petit homme secoua et gratta tristement sa tête en présence de l’état déplorable où il voyait un de ses premiers rôles. Comprenant leur embarras, Nelly dit avec timidité :

« Monsieur, j’ai dans mon panier une aiguille et du fil. Voulez-vous que je vous raccommode cela ? Je crois que j’y réussirai mieux que vous. »

M. Codlin lui-même n’avait rien à objecter contre une proposition si opportune. Nelly, s’agenouillant devant la boîte, se mit activement à l’œuvre, et s’en acquitta merveilleusement.

Pendant ce temps, le joyeux petit homme regardait Nelly avec un intérêt qui ne fit que s’accroître en jetant un coup d’œil sur le pauvre vieillard. Il la remercia quand elle eut fini, et s’informa où ils se rendaient ainsi.

« Je ne crois pas que nous allions plus loin ce soir, répondit l’enfant en tournant les yeux vers son grand-père.

– Si vous avez besoin de vous arrêter quelque part, dit l’homme, je vous conseille de vous loger à la même auberge que nous. C’est une longue et basse maison blanche que vous apercevez là-bas. Elle n’est pas chère. »

Malgré sa fatigue, le vieillard fût volontiers resté toute la nuit dans le cimetière, si sa nouvelle connaissance eût dû lui tenir compagnie. Mais comme cela ne se pouvait pas, il accueillit immédiatement avec un vif plaisir la proposition d’aller coucher à l’auberge, et, tout le monde étant d’accord pour partir, ils se levèrent et s’éloignèrent ensemble. Le vieillard se tenait tout près de la boîte de marionnettes, qui absorbait son attention, et que le petit homme jovial portait sous le bras, suspendue à une courroie. Nelly avait pris la main de son grand-père ; derrière eux marchait lentement M. Codlin, promenant sur l’église et les arbres voisins ce regard investigateur qu’il était habitué à diriger sur les fenêtres des salons et des chambres d’enfants, lorsqu’il cherchait un lieu favorable, sur la place publique, pour y planter son théâtre ambulant.

L’auberge était tenue par un gros homme âgé et sa femme ; loin de faire des difficultés pour recevoir leurs nouveaux hôtes, ils furent frappés de la beauté de Nelly, et déposés d’avance en sa faveur. Il n’y avait dans la cuisine d’autre personne que les deux entrepreneurs de marionnettes, et Nelly fut très-satisfaite d’être tombée avec son grand-père en si bon lieu. L’hôtelière apprit avec un véritable étonnement qu’ils arrivaient de Londres à pied, et elle parut passablement curieuse de savoir quel était le but de leur voyage. Nelly éluda de son mieux les questions, ce qui ne lui fut pas difficile, car l’hôtesse, comprenant qu’elle embarrassait Nelly, eut le bon esprit de cesser de l’interroger.

« Ces deux messieurs, dit-elle en emmenant l’enfant derrière le comptoir, ont commandé leur souper, qui aura lieu dans une heure. Vous n’aurez rien de mieux à faire que de souper avec eux. En attendant, je veux vous faire goûter quelque chose de cordial ; car vous devez avoir besoin de réparer vos forces après avoir ainsi marché toute la journée. Ne vous inquiétez pas pour votre grand-père : quand vous aurez pris ça, il en aura à son tour. »

Mais comme rien n’eût pu déterminer Nelly à laisser seul le vieillard, ou à prendre la moindre chose dont il n’eût la première et la meilleure part, il fallut que l’hôtesse le servît d’abord. Après s’être ainsi rafraîchis, ils virent tous les gens de la maison courir vers une grange vide, où les tréteaux avaient été dressés ; c’était là que la représentation allait avoir lieu, à la lueur brillante de quelques chandelles attachées autour d’un cerceau qui pendait du plafond par un bout de ficelle.

En ce moment, le misanthrope Thomas Codlin, ayant soufflé à perdre haleine dans la flûte de Pan, prit place à l’un des côtés du rideau encore fermé, qui cachait son associé M. Short, chargé, comme on sait, de faire mouvoir les figures ; et alors M. Codlin, mettant ses mains dans ses poches, se disposa à répondre à toutes les questions et observations de Polichinelle, à se donner traîtreusement l’air d’être le meilleur ami du héros à double bosse, de croire en lui sans la moindre réserve, d’être persuadé qu’il menait jour et nuit une joyeuse et glorieuse existence, et qu’en tout temps, en toute circonstance, il était le même personnage jovial et spirituel qu’admiraient en ce moment les spectateurs. Tout cela, M. Codlin le dit du ton d’un homme qui s’était cuirassé contre le mauvais sort, et résigné à tout ; pendant les vives répliques de Polichinelle, ses yeux en étudiaient l’effet sur le public, et en particulier sur l’hôte et l’hôtesse, ce qui n’était pas du tout indifférent pour la qualité du souper.

À cet égard, toutefois, il n’eut pas lieu d’être inquiet, car la représentation tout entière fut saluée d’applaudissements enthousiastes, et les dons volontaires témoignèrent par leur abondance du plaisir qu’on avait éprouvé. Nul n’avait ri plus haut ni plus souvent que le vieillard. Mais, par exemple, on n’entendit pas Nelly. La pauvre enfant ! laissant tomber sa tête sur son épaule, elle s’était endormie, et d’un sommeil si profond que le grand-père ne put parvenir à éveiller sa petite-fille pour l’associer à la joie qu’il ressentait.

Le souper fut excellent. Miss Nelly était trop fatiguée pour manger ; et cependant elle ne voulut point laisser le vieillard avant qu’il se fût mis au lit et qu’elle l’eût embrassé en lui souhaitant une bonne nuit. Celui-ci, parfaitement insensible à ses soins et à ses peines, siégeait à table, écoutant avec un sourire hébété d’admiration stupide tout ce que disaient ses nouveaux amis ; et ce ne fut que lorsqu’ils se retirèrent en bâillant dans leur chambre, qu’il consentit à suivre Nelly.

Cette chambre n’était qu’un grenier divisé en deux compartiments ; mais nos voyageurs s’accommodèrent très-volontiers de leur logement, car ils n’avaient pas espéré un si bon gîte. Le vieillard parut inquiet quand il fut couché et il pria Nelly de s’asseoir à son chevet, comme elle l’avait fait durant tant de nuits. Elle s’empressa d’obéir et resta assise jusqu’au moment où il s’endormit.

Il y avait dans la chambre de Nelly une petite croisée de la largeur d’une crevasse ; en quittant son grand-père, l’enfant ouvrit cette croisée et s’y plaça, écoutant en quelque sorte le silence. La vue de la vieille église et des tombeaux au clair de lune, les arbres brunis par l’ombre et agités par la brise rendirent Nelly plus pensive que jamais. Elle referma la fenêtre, et, s’asseyant sur le lit, elle se mit à songer à l’avenir qu’ils avaient devant eux.

Elle avait quelque argent, mais bien peu ; et quand cet argent serait dépensé, il faudrait mendier… Dans cette petite réserve se trouvait une pièce d’or ; il pouvait venir une circonstance qui en augmenterait cent fois la valeur. Il convenait donc de cacher cette pièce et de ne l’employer qu’en cas de nécessité absolue, quand il ne resterait plus aucune autre ressource.

Cette résolution prise, Nelly cousit la pièce d’or dans un pli de sa robe ; puis, s’étant mise au lit avec le cœur soulagé, elle tomba dans un profond sommeil.

Chapitre XVII. §

Le soleil matinal brillait à travers l’humble réduit, et la lumière du jour, pure comme l’âme de l’enfant, éveilla ses regards sympathiques.

La vue de ce grenier et des objets inaccoutumés qui s’y trouvaient lui causa une sorte de tressaillement et d’alarme ; elle se demanda d’abord où elle était et comment elle avait pu sortir de sa petite chambre où il lui semblait s’être endormie. Mais un regard qu’elle jeta de nouveau autour d’elle lui remit en mémoire tout ce qui s’était passé dernièrement ; et elle se leva, pleine d’espoir et de confiance.

Il était encore de bonne heure ; le vieillard ne s’était pas éveillé. L’enfant sortit et se rendit au cimetière, foulant la rosée qui scintillait sur le gazon, et souvent se détournant des endroits où l’herbe croissait plus haute et plus épaisse, de peur de marcher sur les tombeaux. Elle éprouvait une sorte de plaisir à errer parmi ces demeures de la mort et à lire les inscriptions funèbres consacrées aux braves gens (il y avait un grand nombre de braves gens enterrés dans ce cimetière de village), et elle passait d’une tombe à l’autre avec un intérêt qui croissait sans cesse.

C’était un lieu rempli de calme et où pouvaient croasser à l’aise les corbeaux qui avaient fait leur nid dans les branches de quelques vieux arbres gigantesques et s’appelaient l’un l’autre du haut des airs. Un premier oiseau, planant au-dessus de sa retraite sauvage et se laissant balancer par le vent, jeta son cri rauque comme au hasard, puis baissa le ton de sa voix comme s’il ne s’adressait qu’à lui-même. Un autre lui répondit, il appela de nouveau, mais plus haut encore. Alors d’autres cria s’élevèrent successivement ; et chaque fois le premier oiseau, animé par ces réponses, déployait plus de force dans ses appels. D’autres voix, silencieuses jusque-là, sortirent des branches en bas, en haut, au milieu, à droite, à gauche, et du sommet des arbres ; d’autres oiseaux, accourant des tours sombres de l’église et des ouvertures du beffroi, joignirent à ce concert leurs clameurs qui tantôt montaient, tantôt tombaient, tantôt fortes, tantôt faibles, mais toujours infatigables. Ils faisaient tout ce bruit en butinant çà et là, en sautant légèrement sur les branches, en changeant fréquemment de place : c’était la satire vivante des agitations sans but qui avaient troublé autrefois les âmes qui reposaient maintenant dans leur tombe, sous la mousse et le gazon, et des combats inutiles dans lesquels s’était consumée leur vie.

Souvent Nelly levait les yeux vers les arbres d’où descendaient toutes ces rumeurs, et elle se disait que ce bruit donnait peut-être au cimetière plus de calme que ne lui en eût donné un silence complet. Elle errait de tombe en tombe : tantôt elle s’arrêtait pour relever et remettre en place la ronce qui s’était échappée d’un tertre vert qu’elle était destinée à soutenir ; tantôt, à travers le treillage des fenêtres basses, elle contemplait l’église avec ses livres vermoulus placés sur les pupitres, avec la serge verte, moisie par l’humidité, sur les bancs réservés dont elle laissait voir le bois. Après cela venaient les bancs des pauvres, sièges usés et jaunes comme ceux qui les occupent ; là se trouvaient les humbles fonts baptismaux où les enfants recevaient leurs noms chrétiens, le modeste autel où ils s’agenouillaient pendant leur vie, le tréteau peint en noir sur lequel ils étaient déposés quand ils visitaient pour la dernière fois la vieille église froide et obscure. Tout parlait d’une longue durée et d’un lent dépérissement, jusqu’à la corde de la cloche retombant au milieu du porche, tout amincie et blanchie par la vétusté.

Nelly s’était arrêtée devant une tombe dont l’inscription rappelait le souvenir d’un jeune homme mort à l’âge de vingt-trois ans, il y avait de cela cinquante-cinq années. Elle entendit l’approche d’un pas chancelant, et, regardant autour d’elle, elle aperçut une vieille femme courbée sous le poids des années qui, se penchant au pied de ce même tombeau, pria l’enfant de lui lire l’inscription gravée sur la pierre. Nelly s’empressa de le faire. La vieille femme la remercia et lui dit que depuis longues, longues années, elle savait par cœur ces paroles, mais qu’elle ne pouvait plus les voir.

« Étiez-vous sa mère ? demanda Nelly.

– J’étais sa femme, mon cher enfant. »

Elle, la femme d’un jeune homme de vingt-trois ans !… Il est vrai qu’il y avait cinquante-cinq ans de cela.

« Vous êtes étonnée de ce que je vous dis là, continua la vieille femme en branlant la tête. Ah ! vous n’êtes pas la première. Des gens plus âgés en ont été surpris aussi avant vous. Oui, j’étais sa femme. La mort ne nous change pas plus que ne le fait la vie.

– Venez-vous souvent ici ?

– Je viens très-souvent m’y asseoir pendant l’été. J’y venais autrefois gémir et pleurer, mais il y a bien longtemps, Dieu merci. »

Après un instant de silence, la vieille femme reprit ainsi la parole :

« Je cueille ici les pâquerettes à mesure qu’elles poussent et je les rapporte à mon logis. Je n’aime rien tant que ces fleurs, et depuis cinquante-cinq ans je n’en ai pas eu d’autres. C’est un long temps, et voilà que je me fais bien vieille !… »

S’étendant alors avec complaisance, quoique son auditoire ne se composât que d’une enfant, sur son thème favori qui était nouveau pour celle qui l’écoutait, elle lui raconta combien elle avait pleuré et gémi ; combien elle avait invoqué la mort quand ce malheur l’avait frappée ; et comment, lorsqu’elle était venue pour la première fois en ce lieu, toute jeune encore, toute remplie d’amour et de douleur, elle avait espéré que son cœur allait se briser. Mais le temps avait marché ; et bien que la veuve continuât d’être affligée lorsqu’elle visitait le cimetière, elle trouvait cependant la force de s’y rendre ; et enfin il était arrivé que ces visites, au lieu d’être une peine pour elle, étaient devenues un plaisir sérieux, un devoir qu’elle avait fini par aimer. Et maintenant que cinquante-cinq années s’étaient écoulées, elle parlait de son mari décédé comme s’il avait été son fils ou son petit-fils, avec une sorte de pitié pour sa jeunesse qu’elle comparait à sa propre vieillesse, avec de l’admiration pour sa force et sa beauté mâle qu’elle comparait à sa propre faiblesse, à sa propre décrépitude : et cependant elle parlait ; toujours de lui comme s’il était toujours son mari, et se croyait toujours pour lui telle qu’elle avait été autrefois et non telle qu’elle était à présent ; elle s’entretenait de leur réunion dans un autre monde comme s’il était mort de la veille ; et s’oubliant aujourd’hui pour ne plus se revoir que dans le passé, elle songeait au bonheur de la gracieuse jeune femme qu’elle croyait ensevelie avec le jeune époux.

L’enfant la laissa cueillir les fleurs qui croissaient sur le tombeau, et elle s’en alla pensive.

Le vieillard, pendant ce temps, s’était levé et habillé. M. Codlin, toujours condamné à contempler en face les dures réalités de la vie, était en train de serrer dans sa toile les bouts de chandelle qui avaient survécu au spectacle de la veille, tandis que son compagnon recevait dans la cour de l’auberge les compliments de tous les badauds, incapables de le séparer du Polichinelle dans leur pensée, et qui, à ce titre, ne lui accordaient guère moins d’importance qu’au joyeux bandit en personne et ne l’aimaient guère moins. Quand M. Short eut joui de sa popularité, il s’en alla déjeuner, et toute la petite société se trouva réunie à table.

« De quel côté comptez-vous vous diriger aujourd’hui ? demanda le petit homme à Nelly.

– Je ne sais guère… répondit l’enfant ; nous ne sommes pas encore décidés.

– Nous allons aux courses. Si c’est votre chemin et si notre compagnie vous convient, nous pouvons faire route ensemble. Si vous préférez marcher seuls, vous n’avez qu’un mot à dire, et vous verrez que nous ne vous gênerons pas.

– Nous irons avec vous, s’écria le vieillard. Nell, avec eux, avec eux ! »

L’enfant réfléchit un moment, et, songeant qu’avant peu il lui faudrait mendier, et qu’elle ne pourrait pour cela trouver un lieu plus convenable que celui où se réunissaient de riches dames et des gentlemen attirés par l’attrait du plaisir et les agréments d’une fête, elle se détermina à s’y rendre dans leur compagnie. Elle remercia donc M. Short de son offre et dit, en regardant timidement M. Codlin :

« S’il n’y a pas d’objection à ce que nous vous accompagnions jusqu’à la ville où se feront les courses ?…

– Une objection ! répéta M. Short. Allons, Tommy, montrez-vous gracieux une fois en votre vie, et dites que vous désirez qu’ils viennent avec nous. Je sais que vous le désirez. Soyez gracieux, Tommy.

– Trotters, répondit M. Codlin, qui parlait lentement, mais qui mangeait goulûment, ce qui n’est pas rare chez les philosophes et les misanthropes, vous êtes trop inconsidéré.

– Plaît-il ? quel mal y a-t-il à cela ? répliqua l’autre.

– Il n’y en a pas du tout dans le cas actuel, dit M. Codlin ; mais le principe est dangereux, et, je vous le répète, vous êtes trop inconsidéré.

– Eh bien ! viendront-ils avec nous, ou ne viendront-ils pas ?

– Oui, ils viendront, dit brusquement M. Codlin ; mais vous auriez pu leur faire envisager cela comme une faveur, peut-être. »

Le nom réel du petit homme était Harris ; mais, peu à peu, ce nom était devenu, par un changement peu euphonique, celui de Trotters, qui, avec l’épithète préliminaire de Short7, lui avait été conféré en raison de l’excessive exiguïté de ses jambes. Short Trotters, cependant, étant un nom composé hors d’usage dans le dialogue familier, le gentleman auquel on l’avait attribué était connu, parmi ses intimes, sous le nom de Shorto ou sous celui de Trotters ; rarement l’appelait-on Short-Trotters, excepté dans les conversations en règle et les jours de grande cérémonie.

Short donc, ou Trotters, comme le lecteur voudra, répondit à la remontrance de son ami M. Thomas Codlin par quelque plaisanterie destinée à calmer son mécontentement ; et, se jetant avec ardeur sur le bouilli froid, le thé, le pain et le beurre, il démontra, de la façon la plus éloquente, à ses compagnons, qu’ils n’avaient rien de mieux à faire que de l’imiter. M. Codlin n’avait pas besoin, il est vrai, de cet avis, car il avait mangé à gogo, et, maintenant, il humectait l’argile desséchée de son gosier en buvant de forte ale à larges et fréquentes reprises avec un plaisir silencieux et sans en offrir à personne, donnant encore par là une nouvelle preuve de sa tournure d’esprit misanthropique.

Enfin, le déjeuner étant terminé, M. Codlin demanda la carte à payer ; et, ayant mis l’ale au compte de toute la compagnie, procédé qui sentait aussi la misanthropie, il divisa le total en deux parties exactement égales : la moitié pour lui et son ami, l’autre pour Nelly et son grand-père. Tout étant bien et dûment réglé, et les préparatifs du départ terminés, ils prirent congé de l’hôte et de l’hôtesse et se remirent en route.

C’est ici qu’apparut au grand jour la fausse position de M. Codlin dans la société, et l’effet qu’elle devait produire sur son esprit ulcéré ; car, tandis que, la veille au soir, il avait été salué par Polichinelle du nom de « mon maître, » titre bourgeois qui pouvait faire croire à l’assemblée qu’il entretenait ce personnage à son compte pour sa satisfaction personnelle, maintenant il lui fallait marcher péniblement sous le poids du théâtre de ce même personnage, et le porter corporellement sur ses épaules par une chaleur étouffante, le long d’une route couverte de poussière. Ce brillant Polichinelle, au lieu d’amuser son patron par un feu roulant d’esprit ou par un déluge de coups de bâton assenés sur la tête de ses parents et connaissances, était maintenant éreinté, plié en deux, flasque et mou, étendu dans une boîte fermée, ses jambes relevées autour de son cou en forme de cravate, entièrement dénué de ces qualités sociales qui font le charme de son caractère.

M. Codlin s’avançait péniblement, échangeant de temps à autre un mot ou deux avec Short, et s’arrêtant pour se reposer et murmurer par occasion. Short ouvrait la marche avec la boîte plate, son bagage particulier arrangé en paquet (le paquet n’était pas très-gros), et une trompette de cuivre pendue sur son dos. Nell et son grand-père venaient après lui se donnant la main, et Thomas Codlin fermait la marche.

Lorsqu’ils arrivaient à un bourg ou à quelque village, ou même près d’une maison isolée de bonne apparence, Short soufflait dans sa trompette et jouait un fragment de fanfare sur ce ton grotesque tout particulier à Polichinelle et compagnie. Si l’on se montrait aux fenêtres, M. Codlin dressait le théâtre : il dépliait à la hâte les draperies, en couvrait Short, préludait avec chaleur sur la flûte de Pan, et jouait un air. Alors le spectacle commençait le plus tôt possible. À M. Codlin il appartenait de décider de la durée de la représentation, et d’allonger ou de rapprocher le moment où le héros devait finalement triompher de l’ennemi de l’humanité, selon qu’il jugeait que la récolte des gros sous serait abondante ou chétive. Quand tout était ramassé jusqu’au dernier liard, notre homme reprenait son fardeau, et l’on se remettait en chemin.

Parfois il leur arrivait de jouer pour acquitter le péage, soit sur un pont, soit sur un bac. Une fois, entre autres, ils firent leur exhibition devant un tourniquet pour obéir au désir particulier du collecteur, qui, s’étant enivré dans sa solitude, n’offrit rien moins qu’un schelling afin d’avoir une représentation à lui tout seul. Il y eut un petit endroit d’assez flatteuse apparence où leurs espérances éprouvèrent un triste échec, parce qu’un petit bonhomme de bois, représentant un de leurs personnages favoris avec des galons dorés sur son habit, fut considéré comme une critique injurieuse dirigée contre le bedeau, et, pour ce motif, les autorités locales forcèrent acteurs et directeurs, l’un portant l’autre, à faire prompte retraite. Heureusement, ce n’était pas l’ordinaire ; en général, ils étaient bien reçus, et rarement quittaient-ils une ville sans entraîner sur leurs talons une troupe de gamins déguenillés qui couraient après eux avec des cris d’admiration.

Ils avaient fait une bonne course malgré ces haltes, et se trouvaient encore sur la route au moment où la lune commença à briller dans le ciel. Short trompait le temps avec des chansons et des plaisanteries, et voyait tout par le meilleur côté. Quant à M. Codlin, il maudissait son sort et toutes les misères de ce monde, mais Polichinelle avant tout, et s’en allait en boitant, le théâtre sur le dos, en proie au plus amer chagrin.

Ils s’étaient arrêtés pour prendre quelque repos dans un carrefour où aboutissaient quatre routes. M. Codlin, plus que jamais en humeur misanthropique, avait laissé tomber le rideau et s’était assis au fond du théâtre, invisible aux yeux des mortels et dédaignant la société de ses compagnons, lorsque deux ombres prodigieuses leur apparurent, venant vers eux par un tournant qui débouchait sur la route qu’ils avaient suivie. L’enfant fut d’abord presque terrifiée à l’aspect de ces géants démesurés ; car il fallait bien que ce fussent des géants, à voir leurs grandes enjambées sous l’ombre projetée par les arbres. Mais Short, disant à Nelly qu’il n’y avait rien à craindre, tira de sa trompette quelques sons auxquels répondirent des cris d’allégresse.

« C’est la troupe de Grinder, n’est-ce pas ? dit M. Short prenant le ton le plus élevé.

– Oui, répondirent deux voix aiguës.

– Par ici, par ici, qu’on vous voie. Je savais bien que c’était vous. »

Sur cette invitation, « la troupe de Grinder » approcha au pas accéléré et ne tarda pas à joindre la petite compagnie. Ce qu’on appelait familièrement la troupe de M. Grinder se composait d’un jeune homme et d’une jeune fille montés tous deux sur des échasses, et de M. Grinder lui-même, qui, pour ses excursions pédestres, ne se servait que de ses jambes naturelles, portant sur son dos un tambour. Le costume que ces jeunes gens avaient en public était celui des highlanders d’Écosse ; mais, comme la nuit était humide et froide, le jeune homme avait endossé par-dessus son kilt une jaquette de marin qui lui tombait jusqu’aux chevilles, et il s’était coiffé d’un chapeau de toile cirée. La jeune fille était emmitouflée dans une vieille pelisse de drap, avec un mouchoir en marmotte sur la tête. M. Grinder avait coiffé son instrument de leurs bonnets écossais ornés de plumes d’un noir de jais.

« Vous allez aux courses, à ce que je vois, dit M. Grinder tout hors d’haleine. Nous aussi. Comment cela va-t-il, Short ? »

Ils se donnèrent une chaude poignée de main. Les deux jeunes gens se trouvant placés un peu trop haut pour pouvoir saluer Short à la manière ordinaire, s’y prirent d’une façon à eux particulière. Le jeune homme leva son échasse de droite et la passa par-dessus l’épaule de Short, et la jeune fille fit retentir son tambourin.

« Est-ce qu’ils s’exercent ? demanda Short, montrant les échasses.

– Non, répondit Grinder ; mais comme il faut qu’ils marchent avec leurs échasses ou qu’ils les portent sur l’épaule, ils aiment mieux marcher comme ça. C’est très-commode pour jouir du paysage. Quel chemin prenez-vous ? Nous, nous prenons le plus court.

– De fait, dit Short, nous suivions le chemin le plus long pour coucher cette nuit à un mille et demi d’ici. Mais trois ou quatre milles de plus ce soir, c’est autant de gagné pour demain ; si vous continuez votre marche, je crois que nous n’avons rien de mieux à faire que de vous accompagner.

– Où est votre associé ? demanda Grinder.

– Le voici, l’associé, » cria Thomas Codlin sortant la tête du proscénium de son théâtre, et présentant une physionomie morose bien différente du caractère enjoué des personnages qui paraissent habituellement en scène ; et puis il ajouta : « On verra l’associé se faire bouillir tout vivant plutôt que de continuer à marcher ce soir !… Voilà la réponse de l’associé.

– Bien, bien, dit Short, ne parlez pas ainsi dans le temple de Momus. Respect à l’association, Tommy, même si vous voulez la rompre brusquement.

– Brusquement ou non, répliqua M. Codlin frappant avec sa main sur la petite galerie où Polichinelle, quand il apparaît tout à coup avec ses jambes en équilibre et ses bas de soie, est accoutumé à exciter l’admiration générale, brusquement ou non, je ne veux pas faire plus d’un mille et demi ce soir. Je couche aux Jolly-Sandboys, et pas ailleurs. Si vous voulez y venir, venez-y. Si vous voulez aller de votre côté, allez de votre côté, et passez-vous de moi si vous pouvez. »

Cela dit, M. Codlin sortit de scène et se montra aussitôt hors du théâtre qu’il chargea vivement sur ses épaules, l’emportant avec une remarquable agilité.

Il n’y avait plus à discuter ; Short fut contraint de quitter M. Grinder et ses élèves pour accompagner son associé qui n’était pas en belle humeur. Après s’être arrêté quelques minutes au carrefour, à voir les échasses gambader au clair de lune, et le porteur de tambour les suivre de son mieux, mais non sans peine, Short sonna une dernière fanfare en signe d’adieu, puis il se hâta de rejoindre M. Codlin. Il donna à Nell celle de ses mains qui était libre ; et exhortant l’enfant à avoir bon courage, puisqu’on touchait au terme du voyage pour ce soir, soutenant aussi le vieillard par la même assurance, il les entraîna d’un pas rapide vers le but auquel il aspirait d’autant plus pour sa part, que la lune s’était cachée et que les nuages annonçaient une pluie prochaine.

Chapitre XVIII. §

Les Jolly-Sandboys étaient une petite auberge fort ancienne, située au bord de la route, avec une enseigne toute vermoulue, qui se balançait et craquait au vent sur son support, en face de l’établissement, représentant trois tireurs de sable qui font assaut de gaieté avec autant de pots de bière et de sacs d’or à leurs côtés. Nos voyageurs avaient dans la journée reconnu, à plusieurs indices, qu’ils approchaient de la ville où les courses devaient avoir lieu : c’étaient des campements de bohémiens, des chariots chargés des baraques modèles destinées aux jeux de hasard avec leurs dépendances ; c’étaient des saltimbanques de toute espèce ; des mendiants, des vagabonds, tous en marche dans la même direction. M. Codlin craignait de trouver l’auberge encombrée ; comme sa crainte augmentait à mesure que diminuait la distance entre lui et l’hôtellerie, il hâta le pas ; et, malgré le poids du fardeau qu’il avait à porter, il maintint son trot redoublé jusqu’à ce qu’il eût atteint le seuil de la maison. Là, il eut le plaisir de voir que ses craintes étaient sans fondement : car le maître de l’auberge se tenait appuyé contre sa porte, regardant nonchalamment la pluie qui commençait à tomber avec force. On n’entendait ni le tintement de la sonnette fêlée, ni les cris des buveurs, ni les bruyants chorus qui n’eussent pas manqué d’indiquer qu’il y avait du monde à l’intérieur.

« Tout seul ?… dit M. Codlin déposant à terre son fardeau et s’essuyant le front.

– Tout seul encore, répondit l’aubergiste en regardant les nuages dans le ciel ; mais j’attends, pour cette nuit, nombreuse compagnie. Ici !… cria-t-il à l’un de ses garçons ; portez ce théâtre à la grange. Entrez vite, mon cher Tom, et mettez-vous à l’abri. Aussitôt que j’ai vu qu’il commençait à pleuvoir, je leur ai dit d’allumer du feu, et ça flambe bien dans la cuisine, je vous en réponds. »

M. Codlin le suivit très-volontiers, et ne tarda pas à reconnaître que l’aubergiste avait eu raison de lui vanter le bon effet des instructions données à la cuisine. Un feu clair brillait dans le foyer et remplissait la large cheminée d’un ronflement agréable à entendre, auquel se joignait le bouillonnement, non moins doux aux oreilles, d’une large chaudière de fonte. Une vive et rouge lueur était répandue dans la cuisine ; et, quand l’aubergiste remua le feu pour faire jaillir la flamme, quand il souleva le couvercle de la chaudière d’où s’échappa un fumet odorant, tandis que le bouillonnement du liquide devenait plus vif et qu’une onctueuse vapeur, un nuage délicieux flottait au-dessus de leurs têtes, M. Codlin sentit son cœur profondément touché. Il s’assit au coin de la cheminée et sourit.

M. Codlin continuait de sourire dans son coin de cheminée, en voyant l’aubergiste tenir le couvercle avec un air d’importance : car notre homme, sous prétexte de découvrir la marmite pour donner ses soins au souper, n’était pas fâché d’envoyer la délicieuse vapeur chatouiller agréablement les narines de son hôte. L’ardeur du feu se reflétait sur la tête chauve de l’aubergiste, dans ses yeux brillants, sur sa bouche humide, sur sa face bourgeonnée, grasse et ronde. M. Codlin passa sa manche sur ses lèvres, et demanda :

« Qu’est-ce que c’est ?

– C’est un ragoût de tripes, répondit l’aubergiste en faisant claquer ses lèvres, avec un talon de vache (il fait encore claquer ses lèvres), du lard (il recommence le même exercice), du bifteck (il continue), des pois, des choux-fleurs, des pommes de terre nouvelles et des asperges ; tout cela cuit ensemble dans un excellent jus de viande. »

Arrivé au bout de son rouleau, il fit claquer de nouveau ses lèvres ; puis, aspirant avec délices l’odeur qui s’était répandue, il remit le couvercle de l’air d’un homme qui n’a plus qu’à se reposer après avoir accompli une œuvre si parfaite.

« À quelle heure le ragoût sera-t-il prêt ? demanda doucement M. Codlin.

– Dans une heure, répondit l’aubergiste en consultant du regard l’horloge qui, avec son vernis éclatant sur son large cadran blanc, était bien digne de figurer aux Jolly-Sandboys ; le souper sera prêt à onze heures vingt-deux minutes.

– Eh bien, dit M. Codlin, apportez-moi une pinte d’ale chaude, et qu’on ne me serve plus rien, pas même un biscuit, avant qu’il soit l’heure de dire deux mots au souper. »

Témoignant par un signe de tête qu’il approuvait cette résolution formelle et cligne d’un homme de cœur, qui sait manger, l’aubergiste alla tirer la bière ; en revenant, il se mit à la faire chauffer dans un petit pot de fer-blanc, ayant la forme d’un entonnoir, qu’il approcha le plus avant possible du feu, à la meilleure place. La bière n’ayant pas tardé à être chaude, il la servit à M. Codlin avec cette mousse crémeuse qui plaît si fort aux amateurs de boissons fermentées.

Parfaitement réconforté par ce doux breuvage, M. Codlin se souvint alors de ses compagnons de voyage et annonça à notre hôtelier des Sandboys qu’ils allaient arriver. La pluie battait contre les fenêtres et tombait par torrents ; et, ma foi ! M. Codlin était devenu si aimable, qu’il exprima plusieurs fois l’espérance que ses amis ne seraient pas assez stupides pour se laisser mouiller.

Enfin ceux-ci arrivèrent, trempés par la pluie et dans un état pitoyable, bien que Short eût de son mieux abrité l’enfant sous les basques de son habit, et qu’ils fussent tous presque hors d’haleine, tant ils avaient marché vite. Mais on ne les entendit pas plutôt sur la route, que l’aubergiste, qui était allé les guetter au seuil de sa porte, rentra vivement dans la cuisine et enleva le couvercle. L’effet fut électrique. Les voyageurs parurent, le visage souriant, bien que l’eau tombât de leurs habits sur le carreau. La première remarque de Short fut : « Quelle délicieuse odeur ! »

On oublie aisément la pluie et la boue auprès d’un bon feu, dans une salle bien éclairée. Les voyageurs trouvèrent, soit dans l’auberge soit dans leur bagage particulier, des pantoufles et des vêtements secs, et, se blottissant au coin de la cheminée, selon l’exemple que leur en avait donné M. Codlin, ils se remirent bientôt de leurs fatigues, ou ne se les rappelèrent que pour mieux apprécier les jouissances du moment. Sous l’influence de la chaleur et du bien-être, comme de la lassitude qu’ils avaient éprouvée, Nelly et le vieillard s’étaient à peine assis qu’ils s’endormirent.

« Qu’est-ce que c’est que ces gens-là ? » demanda à demi-voix l’aubergiste.

Short secoua la tête et répondit qu’il en était encore lui-même à le savoir.

« Et vous, le savez-vous ? demanda l’aubergiste en se tournant vers M. Codlin.

– Ni moi non plus, dit ce dernier. Ce n’est rien qui vaille, je suppose.

– Ils ne sont pas méchants, dit Short. Je vais vous dire : ce qu’il y a de certain, c’est que le vieux a perdu l’esprit…

– Si vous n’avez rien de plus neuf à nous apprendre, grommela Codlin, regardant l’horloge, vous ferez mieux de nous laisser nous occuper du souper au lieu de nous déranger.

– M’écouterez-vous ?… Il est clair pour moi qu’ils n’ont pas toujours mené ce genre de vie. Vous ne me ferez pas croire que cette charmante jeune fille ait été habituée à rôder ainsi qu’elle l’a fait ces deux ou trois derniers jours. Je m’y connais !

– Eh bien ! qui est-ce qui vous dit le contraire ? grommela M. Codlin, promenant tour à tour son regard de l’horloge à la chaudière ; ne pourriez-vous pas songer à quelque chose qui convienne mieux au moment présent, qu’à des propos inutiles que vous venez nous débiter pour vous donner le plaisir de les contredire ensuite ?

– Je voudrais bien qu’on vous servît votre souper, répliqua Short ; car, jusqu’à ce que vous l’ayez expédié, je n’aurai pas la paix avec vous. Avez-vous remarqué comme le vieux est pressé de continuer sa route, comme il répète toujours : « Plus loin !… Plus loin encore ! » Avez-vous remarqué ça ?

– Eh bien ! après ?

– Après ? Le voilà ! Il a sûrement faussé compagnie à ses amis. Écoutez-moi bien : il a faussé compagnie à ses amis et profité de la tendresse de cette douce et jeune créature pour l’engager à être son guide et sa compagne de voyage… Où vont-ils ? C’est ce qu’il ne sait pas plus que l’homme ne connaît le chemin de la lune. Mais je ne le souffrirai pas.

– Vous ne le souffrirez pas, vous !… s’écria Codlin, jetant un nouveau regard sur l’horloge et se tirant les cheveux avec une sorte de rage, causée, je pense, à la fois par les observations de son compagnon et par la marche du temps, trop lente, au gré de son appétit. A-t-on jamais vu ? ajouta-t-il.

– Non, répéta Short avec énergie et lentement, je ne le souffrirai pas. Je ne souffrirai pas que cette jeune et charmante enfant tombe en de mauvaises mains, qu’elle se trouve au milieu de gens pour lesquels elle n’est pas plus faite qu’ils ne sont faits eux-mêmes pour vivre parmi les anges et pour en faire leurs camarades. En conséquence lorsqu’ils paraîtront vouloir nous quitter, je prendrai mes mesures pour les retenir et les rendre à leurs amis qui, j’en suis certain, ont déjà fait afficher leur chagrin sur tous les murs de Londres.

– Short ! dit M. Codlin, qui, la tête appuyée sur les mains et les coudes posés sur les genoux, n’avait cessé de se balancer avec impatience de côté et d’autre, en frappant de temps en temps le plancher, mais qui en ce moment fixa sur son associé des yeux étincelants ; il est très-possible que vos suppositions aient du bon. S’il en est ainsi et s’il y a une récompense, Short, souvenez-vous que nous sommes associés pour tous les profits ! »

Le compagnon n’eut que le temps de faire un signe d’assentiment, car l’enfant venait de s’éveiller. M. Codlin et M. Short s’étaient rapprochés précédemment pour s’entretenir à voix basse ; mais au moment où Nelly sortit de son assoupissement, ils s’éloignèrent vivement l’un de l’autre, et ils s’étaient mis assez maladroitement à échanger sur leur ton de voix habituel quelques idées banales, lorsqu’on entendit du dehors un étrange bruit de pas. C’était une société nouvelle qui faisait son entrée.

Ce n’était rien moins que quatre chiens fort laids, qui venaient l’un après l’autre, conduits par un vieux chien poussif dont la physionomie était particulièrement lugubre : celui-ci, s’arrêtant lorsque le dernier de la bande eut atteint la porte, se leva sur ses pattes de derrière et regarda attentivement ses compagnons qui aussitôt se dressèrent comme lui sur leurs pattes, formant une file grave et mélancolique. Ils offraient encore cette circonstance remarquable, que chacun d’eux portait une sorte de petit vêtement de couleurs voyantes parsemé de paillettes ternies ; l’un d’eux avait sur la tête une toque attachée soigneusement sous le menton, qui lui était tombée sur le nez et lui cachait complètement un œil ; joignez à cela que les vêtements bariolés étaient trempés et tachés par la pluie, comme ceux qui les portaient étaient éclaboussés et sales, et vous pourrez vous faire une idée de la tournure bizarre des nouveaux hôtes de l’auberge des Jolly-Sandboys.

Ni Short cependant, ni le maître de la maison, ni Thomas Codlin ne parurent éprouver la moindre surprise ; ils se bornèrent à dire que c’étaient les chiens de Jerry, et que Jerry ne pouvait être loin. Tandis que les chiens gardaient patiemment leur posture, les yeux clignotants la gueule ouverte, et le regard fixé sur la chaudière bouillante, Jerry parut en personne, et alors tous les chiens se laissèrent à la fois retomber sur leurs pattes et se mirent à marcher dans la chambre comme des chiens naturels. Cette posture, il faut l’avouer, ne rehaussa pas beaucoup leur tournure, car la queue véritable de ces quadrupèdes et la queue artificielle de leurs habits, fort agréables d’ailleurs chacune dans leur genre, s’accordaient médiocrement.

Jerry, le directeur des chiens dansants, était un homme de haute taille, avec des favoris noirs et un costume de velours. Il paraissait bien connu de l’aubergiste et de ses hôtes, et il les aborda avec une grande cordialité. Il se débarrassa d’un orgue de Barbarie qu’il posa sur un siège, et, gardant à la main une petite cravache destinée à imposer respect à sa troupe de comédiens, il s’approcha du feu pour se sécher et se mêla à la conversation.

« Est-ce que vos acteurs ont l’habitude de voyager tout costumés ? demanda Short en montrant les habits des chiens. Vous n’en seriez pas quitte à bon marché.

– Non, répondit Jerry ; ce n’est pas notre habitude. Mais aujourd’hui nous avons joué un peu en route ; et comme nous nous rendons aux courses avec une garde-robe toute neuve en réserve, je n’ai pas cru nécessaire de m’arrêter pour les déshabiller. À bas, Pedro ! »

Cette injonction s’adressait au chien coiffé d’une toque. Celui-ci, en sa qualité de recrue nouvellement admise dans la troupe et peu au courant de ses devoirs, attachait avec anxiété sur son maître celui de ses yeux qui n’était pas couvert, et sans cesse il se dressait sur ses pattes de derrière, quand cela n’était nullement nécessaire, pour retomber presque aussitôt en avant.

« J’ai là un petit animal, dit Jerry en plongeant la main dans la vaste profondeur de sa poche et y cherchant dans un coin comme s’il voulait en retirer une orange ou une pomme, un petit animal qui, je crois, ne vous est pas inconnu, mon cher Short.

– Ah ! s’écria Short, voyons ça !

– Le voici, dit Jerry tirant de sa poche un petit basset, c’était jadis, je crois, le Toby de votre Polichinelle ; n’est-il pas vrai ? »

Dans certaines versions du grand drame de Polichinelle, il y a, par une innovation moderne, un petit chien qu’on suppose appartenir à ce personnage, et dont le nom est toujours Toby. Ce Toby a été dérobé dans sa jeunesse à un autre gentleman et vendu en fraude à notre héros, trop candide pour soupçonner chez autrui une supercherie dont il se sent incapable lui-même. Mais Toby, conservant un attachement inébranlable à son ancien maître et repoussant les avances de tout nouveau patron, non seulement refuse de fumer une pipe sur l’ordre que lui en donne Polichinelle, mais, pour mieux prouver sa fidélité, il saisit Polichinelle par le nez qu’il étreint avec violence, tandis que les spectateurs admirent cette marque d’affection canine. Le petit basset en question avait eu à remplir ce rôle, et si l’on avait pu en douter, sa conduite en eût bientôt fourni la preuve : car, à la vue de Short, il témoigna de la manière la plus énergique qu’il le reconnaissait ; et, de plus, apercevant la boîte plate, il aboya si furieusement contre le nez de carton qu’il ne doutait pas qu’on y eût renfermé, que son maître fut obligé de le ressaisir et de le replonger dans sa poche, au grand soulagement de la compagnie tout entière.

L’aubergiste cependant s’occupait de mettre la nappe. M. Codlin l’aida obligeamment en posant sa fourchette et son couteau à la meilleure place, où il s’installa aussitôt. Quand tout fut prêt, le maître de la maison leva le couvercle pour la dernière fois, et il s’échappa de la chaudière un si bon présage pour le souper, que, si l’aubergiste s’était avisé de recouvrir la marmite ou de différer le repas, on eût été capable de l’immoler lui-même auprès de son foyer, au pied de ses lares domestiques.

Mais il ne fit rien de semblable. Avec l’aide d’une grosse servante il versa dans une vaste terrine le contenu de la chaudière ; opération que les chiens suivaient avec la plus profonde attention, sans se préoccuper des éclaboussures brûlantes qui leur tombaient sur le nez. Enfin le plat fut posé sur la table, où l’on mit aussi de distance en distance les pots d’ale. Nell dit la prière, et le souper commença.

En ce moment intéressant les pauvres chiens s’étaient dressés sur leurs pattes de derrière, d’une manière vraiment surprenante. Nell, ayant pitié d’eux, allait prendre sur son assiette quelques morceaux de viande pour les leur donner, avant d’y avoir touché elle-même, quoiqu’elle eût bien faim, quand Jerry s’y opposa.

« Non pas, ma chère ; ils ne doivent rien recevoir d’une autre main que la mienne, s’il vous plaît. Ce chien, ajouta-t-il en montrant le vieux conducteur de la troupe et parlant d’un ton menaçant, ce chien m’a perdu un sou aujourd’hui. Il ira se coucher sans souper. »

Le malheureux animal se laissa tomber sur ses pattes de devant, remua sa queue, et par son regard implora la compassion du maître.

« Une autre fois, monsieur, vous serez plus soigneux, dit Jerry allant froidement vers la chaise où il avait placé son orgue, et remontant le mécanisme : venez ici. Maintenant, monsieur, jouez, s’il vous plaît, pendant que nous souperons, et bougez de là, si vous l’osez ! »

Le chien se mit immédiatement en devoir de faire grincer la musique la plus lugubre. Son maître vint reprendre sa place, après avoir eu soin de lui montrer le bout de la houssine, et il appela ses autres acteurs qui, dociles à sa voix, s’alignèrent comme des soldats.

« À vous, messieurs, dit Jerry les regardant fixement. Le chien que je nommerai mangera. Les chiens que je n’aurai pas nommés devront se tenir tranquilles. Carlo ! »

L’heureux animal dont le nom venait d’être prononcé happa le morceau jeté devant lui, mais aucun des autres ne bougea. Leur maître leur donna ainsi à manger à sa manière. Pendant ce temps, le chien mis en pénitence tournait la manivelle de l’orgue, tantôt vite, tantôt lentement, mais sans s’arrêter un seul instant. Lorsque le bruit des couteaux et des fourchettes redoublait, ou bien qu’un des camarades attrapait un bon morceau de gras, le pauvre chien accompagnait sa musique d’un hurlement plaintif ; mais il se taisait aussitôt en rencontrant le regard de son maître et se remettait avec plus d’ardeur que jamais à jouer l’air du sire de Framboisy.

Chapitre XIX. §

Le souper n’était pas achevé, lorsqu’arrivèrent aux Jolly-Sandboys deux nouveaux voyageurs amenés en ce lieu par le même motif que les autres : durant plusieurs heures, ils avaient été battus par la pluie, et ils étaient tout ruisselants d’eau. L’un d’eux était propriétaire d’un géant et d’une petite femme sans bras ni jambes, qui étaient partis en avant dans une lourde charrette ; l’autre était un gentleman silencieux qui gagnait son pain en faisant des tours de cartes, et qui s’était exercé à se défigurer en s’introduisant dans les yeux de petites losanges de plomb qu’il faisait descendre dans sa bouche, l’un des agréments de la profession qui lui servait de gagne-pain. Le premier de ces nouveaux venus se nommait Vuffin ; le second, sans doute, par une plaisante satire contre sa laideur, avait nom le beau William8. L’aubergiste se donna beaucoup de mouvement pour leur fournir tout ce dont ils pouvaient avoir besoin, et bientôt, en effet, les deux voyageurs furent parfaitement à l’aise.

« Comment va le géant ? demanda Short, lorsqu’ils furent tous assis autour du feu en fumant.

– Un peu faible des jambes, répondit M. Vuffin ; je commence à craindre qu’il ne devienne cagneux.

– Ce serait bien désagréable, dit Short.

– Je crois bien, répéta M. Vuffin, l’œil fixé sur le feu. Si un géant vient à manquer par les jambes, le public n’en fait pas plus de cas que d’un trognon de chou.

– Que deviennent les géants hors de service ? demanda Short, se tournant vers lui après un moment de réflexion.

– On les repasse aux caravanes9 pour servir les nains.

– Eh ! mais, ils doivent être d’un gros entretien quand ils ne sont plus bons à être montrés.

– Ça vaux mieux que de les laisser manger le pain de la paroisse ou courir les rues pour mendier ; et puis, qu’on s’habitue à rencontrer partout des géants, et personne ne payera plus pour en voir. Tenez, par exemple, les jambes de bois : s’il n’y avait qu’un homme qui eût une jambe de bois, quel trésor ce serait !

– C’est vrai ! c’est bien vrai ! s’écrièrent à la fois Short et l’aubergiste.

– Au lieu de cela, poursuivit M. Vuffin, vous n’avez qu’à annoncer une pièce de Shakespeare jouée uniquement par des jambes de bois, je parie que vous ne faites pas quinze sous.

– Ah ! certainement non, » dit Short. Et l’aubergiste fut du même avis.

M. Vuffin reprit, en agitant sa pipe de l’air d’un homme qui argumente :

« Ceci prouve qu’il est d’une bonne politique de laisser dans les caravanes les géants usés : ils y sont logés et nourris pour rien le reste de leur vie, et ils se trouvent fort heureux d’y être gardés. Il y avait un géant, un brun, qui laissa la caravane il y a un an et se mit à promener dans Londres des affiches de voitures, se louant à vil prix comme les balayeurs du coin des rues. Il est mort. Je ne fais d’insinuation contre qui que ce soit, ajouta solennellement M. Vuffin, mais il ruinait le commerce… et il est mort. »

L’aubergiste poussa un soupir en regardant le maître des chiens, qui secoua la tête en disant d’un air bourru qu’il se le rappelait bien.

« Je le sais, Jerry, dit M. Vuffin avec un ton pénétré, je sais que vous vous le rappelez, et l’opinion générale a été que le géant avait bien mérité son sort. Tenez ! je me rappelle le temps où le vieux Maunders avait quelque chose comme vingt-trois caravanes ; je me rappelle le temps où le vieux Maunders avait dans son cottage de Spa-Fields, pendant l’hiver et quand la saison des exhibitions était passée, huit nains mâles et femelles assis à table tous les jours et servis par huit vieux géants en habits verts, jupons à carreaux rouges, bas de coton bleus et souliers à recouvrement. Il y avait un nain plus âgé que les autres et très-méchant ; quand son géant n’allait pas assez vite à son gré, il lui enfonçait des épingles dans les mollets, ne pouvant pas atteindre plus haut. C’est un fait certain, le vieux Maunders me l’a conté lui-même.

– Et les nains, que deviennent-ils lorsqu’ils sont vieux ? demanda l’aubergiste.

– Plus un nain est vieux, plus il a de prix. Un nain aux cheveux gris et bien ridé ne peut plus être soupçonné de n’être qu’un enfant. Mais un géant faible sur ses jambes et qui ne se tient plus droit, gardez-le dans la caravane, mais ne le montrez plus, à aucun prix ! »

Tandis que M. Vuffin et ses deux amis fumaient leur pipe et trompaient le temps par cette conversation, le personnage silencieux assis à l’un des coins de la cheminée avalait ou semblait avaler une douzaine de petits sous, pour s’entretenir la main ; il tenait en équilibre une plume sur son nez, et se livrait à divers autres traits de dextérité sans accorder la moindre attention à la compagnie qui, de son côté, ne s’occupait pas davantage de lui. À la fin, Nelly, fatiguée, décida son grand-père à se retirer. Ils sortirent, laissant la compagnie assise autour du feu et les chiens endormis à quelque distance.

Après avoir souhaité le bonsoir au vieillard, Nelly venait de passer dans son misérable galetas ; mais à peine en avait-elle fermé la porte, qu’elle y entendit frapper à petits coups. Elle ouvrit et fut quelque peu surprise à la vue de M. Thomas Codlin qu’elle avait laissé en bas profondément endormi, au moins en apparence.

– Qu’y a-t-il ? demanda l’enfant.

– Rien, ma chère, répondit le visiteur. Je suis votre ami. Peut-être n’y aviez-vous pas songé ; mais c’est moi qui suis votre ami, et non pas lui.

– Qui, lui ?

– Short, ma chère. Je vous le dis, bien qu’il ait des façons câlines qui pourraient vous faire illusion ; c’est moi qui suis l’homme franc et loyal de l’association. J’ai le cœur sur la main. On ne le dirait pas, mais cela n’empêche pas que c’est la vérité. »

Nelly commençait à. se sentir effrayée, en pensant que l’ale avait produit trop d’effet sur M. Codlin, et que les louanges qu’il s’accordait devaient être une conséquence de ses libations.

« Short, reprit le misanthrope, est sans doute très-bien et paraît affectueux, mais il exagère la chose ; moi, c’est bien différent. »

Certes, si M. Codlin avait un défaut, en fait de tendresse de cœur, c’était plutôt d’en manquer que d’en avoir à revendre, à en juger par ses manières. Mais Nelly était trop préoccupée pour dire ce qu’elle pensait à cet égard.

« Suivez mes conseils, reprit Codlin ; ne me demandez pas le pourquoi, mais croyez-moi : tant que vous voyagerez avec nous, tenez-vous le plus près possible de moi. Ne proposez point de nous quitter (pour quelque raison que ce soit), mais attachez-vous toujours à moi, et dites que je suis votre ami. Voulez-vous, ma chère, vous bien mettre cela dans l’esprit, et me promettre de dire toujours que c’était moi qui étais votre ami ?

– Le dire à qui et quand ? demanda naïvement l’enfant.

– Oh ! à personne en particulier, répondit Codlin, un peu déconcerté par cette question. Je désire seulement que, dans l’occasion, vous puissiez dire que je suis votre ami, et me rendre ce témoignage. Vous ne sauriez vous imaginer quel intérêt je vous porte. Pourquoi ne me conteriez-vous pas votre petite histoire, ce qui vous est arrivé à vous et au pauvre vieillard ? Je suis le meilleur conseiller que vous puissiez prendre, et vous m’inspirez tant d’intérêt !… certainement bien plus qu’à Short. Il me semble qu’on monte l’escalier. Il n’est pas nécessaire que vous parliez à Short du petit entretien que nous avons eu ensemble. Bonsoir. Rappelez-vous votre véritable ami. C’est Codlin qui est votre ami, ce n’est pas Short. Short est bon enfant dans ce qu’il est ; mais votre véritable ami, c’est Codlin, et non pas Short. »

Appuyant cette protestation d’un grand nombre de regards affables et encourageants, et de gestes pleins d’ardeur amicale, Thomas Codlin se retira sur la pointe du pied, laissant l’enfant dans une profonde surprise. Nelly réfléchissait encore à cet étrange incident, quand les dalles de l’escalier vermoulu crièrent sous les pieds des autres voyageurs qui gagnaient leurs chambres. Lorsqu’ils furent tous passés et que le bruit qu’ils avaient fait se fut amorti, l’un d’eux revint sur ses pas, et, après quelque hésitation, après avoir tâtonné contre le mur comme s’il ignorait à quelle porte il devait frapper, il heurta à celle de Nelly.

« Qui est là ? dit l’enfant sans ouvrir.

– Moi, Short, répondit celui-ci en se penchant vers le trou de la serrure. Je voulais seulement vous prévenir, ma chère que nous devons partir demain matin de très-bonne heure, parce que si nous ne prévenons les chiens et le faiseur de tours, les villages où nous passerons ne nous rapporteront pas un sou. Croyez-vous être debout assez tôt pour vous mettre en route avec nous ? Si vous voulez, je vous avertirai. »

L’enfant lui promit d’être prête, et lui ayant rendu son bonsoir, elle l’entendit s’éloigner. L’intérêt de ces deux hommes lui causait un certain déplaisir, surtout quand elle se rappelait leurs chuchotements dans la cuisine et le trouble qu’ils avaient éprouvé en la voyant s’éveiller ; elle n’était donc pas sans songer avec méfiance qu’elle aurait pu rencontrer de meilleurs compagnons. Cependant, la fatigue finit par dominer la crainte, et elle ne tarda pas à s’endormir.

Dès le lendemain, au point du jour, Short remplit sa promesse ; il frappa doucement à la porte de Kelly, qu’il pria instamment de se lever tout de suite, attendu que le propriétaire des chiens ronflait encore, et qu’il n’y avait pas un moment à perdre pour prendre une bonne avance à la fois sur lui et sur le sorcier, qui parlait tout haut en dormant, et qui, d’après ce qu’on avait pu lui entendre dire, semblait, dans ses rêves, tenir un âne en équilibre sur son nez. Nelly sortit immédiatement de son lit et éveilla son grand-père avec tant de diligence, qu’ils furent tous deux aussitôt prêts que Short lui-même, qui en témoigna toute sa satisfaction.

Après un déjeuner sans cérémonie, expédié à la hâte, et dont les principaux éléments furent du lard, du pain et de la bière, ils prirent congé de l’aubergiste et franchirent la porte des Jolly-Sandboys. La matinée était belle et chaude, le sol frais pour les pieds après la pluie de la veille, les haies plus gaies et plus vertes, l’air pur ; tout, en un mot, respirait la fraîcheur et la santé. Sous cette douce influence, les voyageurs marchaient d’un bon pas.

Ils n’étaient pas bien loin encore, lorsque l’enfant fut frappée de nouveau du changement de manières de M. Thomas Codlin, qui, au lieu de se traîner tout seul en grommelant, ainsi qu’il l’avait fait jusqu’alors, se tenait tout près d’elle, et, lorsqu’il saisissait l’occasion de la regarder à l’insu de son associé, l’avertissait, par certains signes à la dérobée, par certains mouvements de tête, de se défier de Short et de ne mettre sa confiance qu’en Codlin. Il ne se bornait pas aux regards et aux gestes ; car, lorsque Nelly et son grand-père marchaient auprès dudit Short, et que le petit homme parlait avec sa chaleur habituelle d’une quantité de sujets indifférents, Thomas Codlin témoignait sa jalousie et son déplaisir en suivant de près Nelly, à qui il administrait de temps en temps sur les chevilles, en manière d’avertissement, des coups fort peu agréables avec les pieds de son théâtre.

Toutes ces façons d’agir rendirent naturellement l’enfant plus prudente encore et plus réservée Bientôt elle remarqua que, toutes les fois qu’on s’arrêtait devant une taverne de village ou tout autre lieu pour y donner le spectacle, M. Codlin, tout en s’occupant de ses fonctions, tenait son regard soigneusement attaché sur elle et sur le vieillard ; ou bien, avec des démonstrations d’amitié et de respect, invitait ce dernier à s’appuyer sur son bras, et le surveillait ainsi de près jusqu’à ce que la représentation fût terminée et qu’on fût reparti. Short lui-même semblait changé à cet égard. Lui aussi, il avait l’air de mêler à son caractère ouvert le désir bien arrêté d’établir sur eux un système de surveillance. Toutes ces circonstances redoublèrent les soupçons de l’enfant et lui inspirèrent encore plus de défiance et d’anxiété.

Cependant ils approchaient de la ville où les courses devaient commencer le lendemain : ils n’en pouvaient douter ; car en passant à travers des troupes nombreuses de bohémiens et de vagabonds qui suivaient la même route dans la direction de la ville et sortaient de tous les chemins de traverse, de toutes les ruelles de la campagne, ils tombèrent au milieu d’une foule de gens, les uns voyageant dans des charrettes couvertes, les autres à cheval, ceux-ci sur des ânes, ceux-là chargés de lourds fardeaux, et tous tendant vers le même but. Les cabarets situés sur le bord de la route avaient cessé d’être vides et silencieux comme ceux qui se trouvaient plus éloignés ; maintenant il s’en échappait des cris tumultueux et des nuages de fumée ; à travers les fenêtres noires, on voyait des groupes de grosses faces rubicondes regarder sur la route. Sur chaque emplacement de terrain inculte ou communal, quelque jeu de hasard étalait son industrie bruyante et invitait les passants désœuvrés à s’arrêter pour tenter la chance ; la foule devenait de plus en plus compacte ; le pain d’épice doré exposait ses splendeurs à la poussière dans des baraques en toile ; et parfois une voiture à quatre chevaux, lancée au galop, passait rapidement en soulevant un nuage qui couvrait tout et laissait les gens ahuris et aveuglés par derrière.

Il était tard quand nos voyageurs arrivèrent à la ville même ; les derniers milles qu’ils avaient eus à faire avaient été longs et pénibles. Dans cette ville, tout était tumulte et confusion ; les rues étaient pleines de monde : on y pouvait distinguer bien des étrangers, aux regards curieux qu’ils jetaient autour d’eux, les cloches des églises faisaient retentir leur bruyant carillon ; les pavillons flottaient aux fenêtres et au sommet des toits. Dans les grandes cours d’auberge, les garçons couraient de tous côtés, se heurtant l’un l’autre ; les chevaux frappaient du pied sur les dalles raboteuses ; on entendait résonner les roues des voitures qu’on remisait ; et les fumets désagréables de nombreuses tables couvertes de dîneurs, apportaient à l’odorat leur lourde et tiède émanation. Dans de plus humbles auberges, les violons criards grinçaient, hors du ton et de la mesure, pour soutenir le pas vacillant des danseurs ; des hommes ivres, oubliant le refrain de leurs chansons, unissaient leurs voix dans un hurlement frénétique qui couvrait jusqu’au son des cloches, véritables sauvages qui ne demandaient qu’à boire ; devant les portes, stationnaient des groupes de flâneurs, pour voir danser quelque traîneuse et joindre le vacarme de leurs clameurs au flageolet aigu et au tambour assourdissant.

À travers cette scène de vertige, l’enfant, effrayée et dégoûtée de tout ce qu’elle voyait, entraînait son grand-père charmé ; elle serrait de près son guide ; elle tremblait d’être séparée du vieillard par la foule et d’avoir à retrouver son chemin toute seule. Grâce à leurs efforts pour se dégager du bruit et du mouvement, ils finirent par traverser les rues et arriver au champ de courses, lande ouverte, située sur une hauteur, à un bon mille des dernières limites de la ville.

Bien qu’il s’y trouvât quantité de gens encore, et pas des plus cossus ni des plus élégants, occupés à dresser des tentes en toute hâte, à enfoncer des pieux en terre, à courir de çà et de là, les pieds pleins de poussière, en poussant d’affreux jurons bien qu’il y eût là des enfants fatigués qu’on avait couchés sur des tas de paille entre les roues des charrettes, et qui pleuraient pour s’endormir ; sans compter de pauvres chevaux maigres et des ânes en liberté, paissant parmi les hommes et les femmes, parmi les pots et les chaudrons, parmi les feux à demi allumés et les bouts de chandelles qui brillaient et coulaient çà et là ; malgré tout cela, Nelly avait plaisir à sentir qu’elle n’était plus dans la ville, et respirait plus à l’aise. Après un souper chétif, dont les frais mirent si bas ses ressources, qu’il lui resta à peine quelques sous pour le déjeuner du lendemain, elle alla avec son grand-père chercher un peu de repos au coin d’une tente, où ils s’endormirent, malgré les bruyants préparatifs qu’on fit autour d’eux durant toute la nuit.

Et maintenant, le temps approchait où ils allaient être forcés de mendier leur pain. Dès le lever du soleil, Nelly sortit de la tente et se rendit dans les champs voisins, où elle cueillit des roses sauvages et d’autres petites fleurs, se proposant d’en faire des bouquets qu’elle offrirait aux dames en voiture, quand le beau monde arriverait. Sa pensée n’était pas non plus inactive pendant que sa main travaillait ainsi. Lorsqu’elle fut de retour et se fut assise près du vieillard dans le coin de la tente, à arranger ses fleurs en bouquet, elle profita de ce que les deux hommes dormaient encore à l’extrémité opposée, tira son grand-père par la manche, le regarda doucement, et lui dit à voix basse :

« Grand-papa, ne tournez pas les yeux vers les gens dont je vais vous parler, et n’ayez l’air de vous occuper que de ce que je fais en ce moment. Que me disiez-vous avant notre départ de la vieille maison ? Que si l’on savait ce que nous allions faire, on dirait que vous étiez fou, et que l’on nous séparerait ? »

Le vieillard se tourna vers elle avec une expression de terreur hagarde ; mais elle le contint par un regard, et le priant de tenir les fleurs pendant qu’elle les attacherait, elle ajouta en approchant ses lèvres de l’oreille de son grand-père :

« C’était là ce que vous me disiez, je le sais. Vous n’avez pas besoin de parler. Je m’en souviens bien, et je ne pouvais pas l’oublier. Mon grand-papa, ces hommes soupçonnent que nous avons secrètement quitté notre famille, ils projettent de nous livrer secrètement à quelque magistrat, pour nous faire renvoyer d’où nous venons. Si votre main tremble ainsi, nous ne pourrons jamais leur échapper ; mais si vous voulez seulement vous tenir tranquille, nous y réussirons aisément.

– Comment cela ? murmura le vieillard. Chère Nell, comment cela ? Ils m’enfermeront dans un cachot de pierre, noir et froid ; ils m’enchaîneront à la muraille, ô ma Nell ! ils me fouetteront jusqu’au sang, et ne me laisseront plus jamais te voir !

– Voilà que vous tremblez encore ! dit l’enfant. Tenez-vous auprès de moi toute la journée. Ne faites pas attention à eux ; ne les regardez pas, ne regardez que moi. Je trouverai un moment favorable pour nous échapper. Quand je le ferai, imitez-moi ; ne dites pas un mot, ne vous arrêtez pas un instant… Chut !… c’est assez !

– Ho ! hé ! qu’est-ce que vous faites donc, ma chère ? » dit M Codlin soulevant sa tête et bâillant.

Puis, remarquant que son associé était encore endormi, il ajouta vivement et à voix basse :

« C’est Codlin qui est votre ami, et non pas Short, souvenez-vous-en.

– Je fais quelques bouquets, répondit l’enfant ; j’essayerai de les vendre pendant les trois jours de courses. En voulez-vous un ? Bien entendu que c’est un petit cadeau que je vous offre. »

M. Codlin se disposait à se lever pour recevoir le bouquet, mais Nelly s’élança vers lui et le lui mit dans la main. Il le plaça à sa boutonnière avec un air de satisfaction remarquable pour un misanthrope, et, lançant un coup d’œil de défi et de triomphe à Short qui ne s’en doutait guère, il dit en s’étendant de nouveau :

« C’est Tom Codlin qui est votre ami, goddam ! »

Dès que la matinée fut un peu avancée, les tentes prirent un aspect plus gai et plus brillant ; de longues files d’équipages roulèrent doucement sur le gazon. Des hommes qui avaient passé toute la nuit en blouse, avec des guêtres de cuir, se montrèrent en vestes de soie avec des chapeaux à plumes, dans leur rôle de jongleurs ou de saltimbanques ; ou en livrée superbe, comme les domestiques doucereux attachés aux maisons de jeu ; ou enfin, avec d’honnêtes costumes de bons fermiers, pour amorcer le public et l’entraîner aux jeux illicites. De jeunes bohémiennes aux yeux noirs, coiffées de mouchoirs aux couleurs écarlate, se répandaient partout pour dire la bonne aventure, et de pauvres femmes maigres et pâles erraient sur les pas des ventriloques et des sorciers leurs compères, comptant d’un regard avide les pièces de dix sous avant même qu’elles fussent gagnées. Il y avait entre les ânes, les chariots et les chevaux, autant d’enfants entassés que l’étroit espace pouvait en contenir, et ils étaient tous sales et pauvres ; quant à ceux qu’on n’avait pu y laisser, ils couraient à droite et à gauche dans les endroits où il y avait le plus de monde, se faufilaient entre les jambes des promeneurs, entre les roues des voitures, et jusque sous les pieds des chevaux, sans qu’il leur arrivât le moindre accident. Les chiens dansants, les faiseurs de tours montés sur des échelles, la naine et le géant, et toutes les autres merveilles flanquées d’orgues et d’orchestres sans nombre, sortaient des trous et des recoins où ils avaient passé la nuit, et florissaient en plein soleil.

Au milieu de ce brouhaha, Short prit énergiquement son parti. Il sonna de sa trompette de cuivre, et fit retentir bruyamment l’appel de Polichinelle. Derrière lui venait Thomas Codlin portant le théâtre comme de coutume, les yeux fixés sur Nelly et son grand-père, qui marchaient à l’arrière-garde.

L’enfant tenait à la main son panier plein de fleurs, et temps en temps elle s’arrêtait, d’un air timide et modeste, pour offrir ses bouquets aux personnes qui se trouvaient dans les belles voitures. Mais, hélas ! il y avait là bien des mendiants plus hardis qu’elle, des bohémiennes qui prédisaient des maris, et une foule d’autres vagabonds experts dans cette industrie ; et, bien que plusieurs dames eussent souri gracieusement en refusant les bouquets par un mouvement de tête, bien que d’autres eussent dit aux messieurs assis devant elles : « Voyez quelle jolie figure ! » elles laissaient passer la jolie figure, et ne s’inquiétaient pas de savoir si Nelly se mourait de faim et de fatigue.

Il n’y eut qu’une dame qui sembla comprendre Nelly. Elle était assise seule dans un riche équipage, tandis que deux jeunes gens en brillant costume, qui venaient de descendre de la voiture, parlaient et riaient très-haut à peu de distance, et ne songeaient certes pas à l’enfant. Près de là se trouvaient bien d’autres belles dames ; mais elles tournaient le dos à Nelly, ou portaient ailleurs leurs regards, assez probablement sur les deux jeunes élégants, et nulle ne faisait attention à la jeune fille. Mais la dame dont nous avons parlé repoussa une bohémienne qui offrait de lui dire sa bonne aventure, en répondant qu’on la lui avait dite déjà, et qu’elle en avait pour plusieurs années ; puis appelant Nelly et lui prenant un bouquet, elle lui mit quelque argent dans sa main qui tremblait, et lui recommanda de retourner chez elle et d’y rester, dans l’intérêt de son salut et de son honneur.

Plus d’une fois, Codlin, Short et leurs compagnons passèrent entre les longues, longues files de la multitude, voyant tout, excepté la seule chose qu’il y eût à voir, la course des chevaux Lorsque la cloche sonna pour donner le signal d’évacuer le champ de courses, ils revinrent se reposer parmi les charrettes et les ânes, attendant que la grande chaleur fût passée, pour se montrer de nouveau. Polichinelle avait, à maintes reprises, déployé tout l’éclat de sa belle humeur ; mais durant chacune des représentations, l’œil de Thomas Codlin était resté fixé sur Nelly et le vieillard, et tenter de fuir sans être aperçus, eût été chose impraticable.

Enfin, au moment où le jour tombait, M. Codlin dressa le théâtre dans un bon endroit, et les spectateurs furent bientôt sous le charme. L’enfant, assise à coté du vieillard, trouvait en elle-même bien étrange que les chevaux, ces honnêtes créatures, semblassent faire autant de vagabonds de tous les gens qu’ils attiraient, lorsqu’un rire éclatant, produit sans doute par quelque saillie improvisée de M. Short, quelque allusion ingénieuse à la fête du jour, tira Nelly de ses réflexions, et lui fit jeter un regard autour d’elle.

S’il y avait possibilité de fuir sans être vus, c’était bien le moment. Short était en train de manier vigoureusement le bâton pour faire le moulinet et d’en cogner les figures de bois, dans la chaleur du combat, contre les parois du théâtre ; les spectateurs suivaient en riant ces évolutions, et M. Codlin lui-même se laissait aller à un sourire aussi laid que lui, tandis que son regard scrutateur épiait le mouvement des mains qui se plongeaient dans les poches des gilets et y cherchaient discrètement les pièces de dix sous. S’il y avait possibilité de fuir sans être vus, c’était bien le moment. Nelly et son grand-père saisirent l’occasion et s’enfuirent.

Ils se faufilèrent à travers les baraques, les voitures et la multitude, sans s’arrêter un instant pour retourner la tête. La cloche tintait, et le champ de courses était libre lorsqu’ils atteignirent la corde ; ils la franchirent sans prendre garde aux cris et aux réclamations qui s’élevaient de toutes parts contre la liberté qu’ils prenaient de violer la sainteté de cette barrière, et, gagnant d’un pas rapide le sommet de la colline, ils se trouvèrent en rase campagne.

Chapitre XX. §

Chaque jour, en revenant au logis, après avoir fait quelque nouvel effort pour trouver du travail, Kit levait ses yeux vers la fenêtre de la petite chambre où si souvent il avait salué Nelly, et il espérait y apercevoir quelque indice de sa présence. Ce vœu ardent, fortifié de l’assurance que lui avait donnée Quilp, lui persuadait que Nelly viendrait enfin réclamer l’asile qu’il lui avait offert : son espérance, éteinte chaque soir, renaissait chaque matin.

« Mère, disait-il avec un soupir en posant son chapeau d’un air découragé, je pense qu’ils arriveront certainement demain. Voilà bien une semaine qu’ils sont partis… Sûrement ils ne pourront rester loin de nous plus d’une semaine ; ne le pensez-vous pas ? »

La mère secoua la tête et lui rappela combien déjà il avait éprouvé de mécomptes à cet égard.

« Pour cela, dit Kit, vous avez bien raison, comme toujours, ma mère. Cependant, il me semble qu’une semaine employée à errer partout, c’est bien assez long. Est-ce que vous ne le croyez pas ?

– C’est assez long, Kit, plus long même qu’il ne le faudrait. Pourtant ils ne sont pas revenus. »

Kit éprouva presque de l’humeur de cette contradiction ; il ne pouvait pourtant pas se dissimuler que cette réflexion était parfaitement juste et qu’il l’avait faite déjà lui-même. Mais ce mouvement de contrariété n’eut que la durée d’un moment ; et avant que le jeune homme eût fait le tour de la chambre, son regard fâché redevint doux et bon comme à l’ordinaire.

« Alors, demanda-t-il, ma mère, que peut-il leur être arrivé ? Croyez-vous qu’ils se soient embarqués, par hasard ?

– Pas pour se faire mousses, toujours, répondit la mère avec un sourire. Cependant je ne puis m’empêcher d’imaginer qu’ils sont partis à l’étranger.

– Mère, s’écria Kit d’un ton lamentable, ne me dites pas cela, je vous en prie.

– Je crains pourtant qu’ils ne l’aient fait, voilà la vérité. Tous les voisins le disent comme moi ; il y en a même qui affirment qu’on les a vus à bord d’un bâtiment et qui vont jusqu’à dire vers quel lieu ils se dirigent. Quant à moi, c’est plus que je n’en pourrais dire : le nom même qu’ils donnent à ce pays est trop difficile à prononcer pour moi.

– Je ne crois pas cela. Je n’en crois pas un mot !… Un tas de chipies, de commères ! Qu’est-ce qu’elles en peuvent savoir ?…

– Elles se trompent peut-être ; je ne puis pas dire non, quoiqu’il me semble qu’elles peuvent aussi n’avoir pas tout à fait tort ; car le bruit court que le vieillard a emporté une somme dont personne n’avait connaissance, pas même ce vilain petit homme dont vous m’avez parlé. Comment donc s’appelle-t-il ?… Quilp… On dit que miss Nell et son grand-père sont allés demeurer loin pour qu’on ne leur enlevât point cet argent et qu’on les laissât tranquilles. Tout cela n’est pas si invraisemblable, qu’en dites-vous ? »

Kit se gratta tristement la tête, obligé malgré lui de reconnaître qu’il y avait bien là quelque apparence de vérité. Il grimpa ensuite jusqu’au vieux clou auquel était accrochée la cage, la prit, la nettoya et donna à manger à l’oiseau. Sa pensée le ramena en ce moment au souvenir du petit vieillard qui lui avait donné un schelling ; il se rappela tout à coup que c’était le jour même, l’heure même à laquelle le gentleman avait dit qu’il se trouverait de nouveau devant la maison du notaire. Cette idée ne lui fut pas plutôt venue, qu’il se hâta de remettre la cage à son clou, et qu’expliquant rapidement à sa mère la raison de son départ précipité, il courut de toute la vitesse de ses jambes à son rendez-vous.

C’était à une distance considérable de chez lui : il n’y arriva que deux minutes après l’heure fixée ; mais, par un bonheur inespéré, le vieux petit monsieur ne s’y trouvait pas encore ; du moins, aucune chaise attelée d’un poney n’était visible à l’œil nu et il n’y avait pas à présumer que la voiture fût partie sitôt. Heureux de penser qu’il n’était pas arrivé trop tard, Kit s’appuya pour reprendre haleine contre un lampadaire et attendit l’arrivée du poney et de sa société.

Justement, au bout de peu de temps, le poney apparut tournant le coin de la rue, avec l’air aussi entêté que peut l’avoir un poney, posant ses pieds avec précaution comme s’il cherchait les places les plus propres afin d’éviter la poussière, et qu’il ne voulût pas se presser d’une manière inconvenante. Derrière le poney, était assis le vieux petit gentleman, auprès duquel se trouvait la vieille petite dame, portant un aussi gros bouquet que la fois précédente.

Le vieux monsieur, la vieille dame, le poney et la chaise descendirent la rue avec un ensemble parfait jusqu’au moment où ils arrivèrent à une demi-douzaine de portes avant la maison du notaire. Là, le poney, trompé par une plaque de cuivre qui se trouvait au-dessous du marteau d’un tailleur, fit halte, et soutint par son silence obstiné que c’était bien là la maison où l’on devait aller.

« Voyons, monsieur, dit le vieux gentleman, voulez-vous avoir la bonté de continuer ? Ce n’est pas ici ! »

Le poney regarda très-attentivement le tampon d’un conduit des eaux pour les pompes à incendie qui se trouvait à ses pieds, et il eut l’air d’être absorbé tout entier dans cette contemplation.

« Ah ! mon Dieu ! le méchant Whisker ! cria la vieille dame. Après avoir été d’abord si gentil et avoir été si loin et d’un si bon pas ! Je suis vraiment honteuse pour lui. Je ne sais ce que nous en pourrons faire, en vérité, je n’en sais rien. »

Le poney s’étant complètement édifié sur la nature et les propriétés du tampon, regarda en l’air ses ennemies naturelles, les mouches, et, comme il arriva qu’il y en eut une précisément qui lui piqua l’oreille en ce moment, il secoua la tête et battit ses flancs avec sa queue ; après quoi, il parut avoir repris tout son bien-être et toute sa tranquillité. Cependant le vieux gentleman, ayant épuisé les moyens de persuasion, avait mis pied à terre pour le conduire à la main, quand le poney, soit qu’il vît dans cette détermination de son maître une concession suffisante, soit parce qu’il avait aperçu l’autre plaque de cuivre, soit enfin qu’il éprouvât un accès de dépit, partit comme un trait avec la vieille dame et s’arrêta juste devant la maison, laissant le vieux monsieur le suivre tout essoufflé.

En ce moment, Kit se présenta à la tête du poney et souleva son chapeau en souriant.

« Eh ! Dieu me bénisse ! s’écria le vieux monsieur, c’est bien le garçon de l’autre jour !… Voyez-vous, ma chère ?

– Je vous avais promis d’être ici, monsieur, dit Kit en caressant le cou de Whisker. J’espère que vous avez fait un bon voyage, monsieur. Vous avez là un joli petit poney.

– Ma chère, reprit le vieux monsieur, voilà un garçon comme on n’en voit pas !… Ce doit être un brave garçon, j’en suis sûr.

– Oh ! oui, dit la vieille dame, un brave garçon et sans doute aussi un bon fils. »

Kit les remercia de ces expressions bienveillantes en soulevant à plusieurs reprises son chapeau et en rougissant jusqu’aux oreilles.

Le vieux monsieur offrit alors la main à la vieille dame pour l’aider à descendre. Après avoir tous deux regardé Kit avec un sourire aimable, ils entrèrent dans la maison, sans doute en s’entretenant de lui, du moins ne put-il s’empêcher de le penser. M. Witherden vint, en respirant le gros bouquet, se pencher à la fenêtre et regarder Kit ; puis ce fut M. Abel qui vint et le regarda ; puis ce furent le vieux monsieur et la vieille dame qui vinrent et le regardèrent de nouveau ; puis ce fut tout le monde qui vint le regarder à la fois.

Kit, assez embarrassé de sa contenance, feignit de ne pas s’en apercevoir. Aussi se mit-il à redoubler de caresses envers le poney, familiarité qui sembla ne pas trop déplaire à ce caractère indépendant.

Les visages venaient à peine de disparaître de la croisée, quand M. Chukster, dans sa tenue officielle, et avec son chapeau perché sur le côté de la tête et penché comme s’il allait tomber de sa patère, descendit jusqu’au trottoir et annonça au jeune homme qu’on le demandait.

« Entrez, dit-il ; pendant ce temps je garderai la chaise. »

Tout en lui donnant cet ordre, M. Chukster fit la remarque qu’il faudrait être bien malin pour savoir si Kit, avec ses airs innocents, était un novice ou un roué, mais son mouvement de tête plein de méfiance indiquait assez qu’il le rangeait plutôt dans la dernière catégorie.

Kit entra tout tremblant dans l’office ; car le pauvre garçon n’avait pas l’habitude de se trouver en société de dames et de messieurs inconnus ; et, de plus, les boîtes de fer-blanc et les liasses de papiers poudreux avaient à ses yeux quelque chose de si terrible et de si vénérable ! M. Witherden était, d’ailleurs, un personnage bruyant qui parlait haut et vite, et puis tous les regards étaient fixés sur le pauvre garçon qui pensait à ses habits râpés.

« Eh bien ! mon garçon, dit M. Witherden, vous êtes venu pour achever de gagner votre schelling de l’autre jour, mais non pas pour en gagner un autre, n’est-ce pas ?

– Non certes, monsieur, répondit Kit, trouvant le courage de lever les yeux. Je n’en ai seulement pas eu l’idée.

– Votre père est-il vivant ? demanda le notaire.

– Il est mort, monsieur.

– Vous avez votre mère ?

– Oui, monsieur.

– Remariée, hein ? »

Kit répondit, non sans indignation, que sa mère était restée veuve avec trois enfants ; et que, si le gentleman la connaissait, il ne ferait pas une pareille question. À cette réplique, M. Witherden replongea son nez dans les fleurs, et, par derrière le bouquet, il insinua à voix basse au vieux monsieur que ce garçon lui avait l’air d’un honnête garçon.

« Voyons, dit M. Garland, après qu’on eut adressé à Kit diverses questions, je ne vais rien vous donner aujourd’hui.

– Merci, monsieur, dit Kit d’un ton sérieux et se sentant soulagé du soupçon que les premières paroles du notaire avaient semblé exprimer.

– Mais, reprit le vieux monsieur, peut-être aurais-je besoin d’autres renseignements sur votre compte. Ainsi, indiquez-moi votre adresse ; je vais l’écrire sur mon agenda. »

Kit donna l’adresse que M. Garland écrivit au crayon. À peine était-ce fait qu’une grande rumeur s’éleva dans la rue ; la vieille dame ayant couru à la fenêtre, s’écria que Whisker venait de se sauver. Aussitôt Kit s’élança dehors pour le rattraper, et tous les autres s’élancèrent après Kit.

Il paraît que M. Chukster s’était tenu près du poney, les mains dans ses poches, exerçant mal sa surveillance, et même insultant ce caractère ombrageux par des injonctions de ce genre : « Restez immobile ! Soyez tranquille ! Woa-a-a ! » et autres malhonnêtetés qu’un poney qui se respecte ne saurait supporter. En conséquence le poney, sans être retenu par aucune considération de devoir ou d’obéissance, ni par aucune crainte de l’œil impertinent qu’il voyait ouvert sur lui, avait pris sa course, et faisait en ce moment retentir le pavé de la rue. M. Chukster, la tête nue, une plume en travers sur l’oreille, s’accrochait à l’arrière-train de la chaise et faisait d’inutiles efforts pour la retenir, aux grands éclats de rire de tous les passants. Whisker, cependant, fantasque jusque dans son escapade, ne fut pas plutôt à quelque distance qu’il s’arrêta tout à coup, et, sans qu’il fût besoin d’aide pour le ramener, il revint d’un pas aussi vif à la place qu’il avait quittée. Ce qui fit que M. Chukster revint à la remorque derrière le train de la voiture jusqu’à son bureau, d’une façon peu glorieuse pour lui, et rentra épuisé et déconfit.

Alors la vieille dame s’installa sur son coussin, et M. Abel, qu’on était venu chercher, s’assit sur sa banquette. Le vieux monsieur, après avoir adressé au poney quelques représentations sur l’extrême inconvenance de sa conduite et avoir fait de son mieux des excuses à M. Chukster, prit également sa place dans la voiture. Ils partirent en souhaitant le bonjour au notaire et à son clerc, et en faisant de la main un signe amical à Kit qui était resté dans la rue à les suivre du regard.

Chapitre XXI. §

Kit s’en retourna vers son logis, et bientôt il eut oublié le poney, et la chaise, et la vieille petite dame, et le vieux petit monsieur, et le jeune petit monsieur par-dessus le marché, en songeant à ce que pouvaient être devenus son maître et la gentille Nelly, sa première et son unique pensée. Il s’efforçait de donner quelque motif plausible à leur absence prolongée, et de se persuader à lui-même qu’ils ne tarderaient pas à revenir. Fortifié par cette espérance, il s’achemina vers sa demeure, voulant d’abord terminer la besogne que lui avait fait brusquement interrompre le souvenir de sa commission, puis sortir de nouveau pour chercher à gagner le pain du jour.

Quand il arriva à l’angle du square où il habitait, voilà qu’il aperçut le poney en cet endroit ! c’était bien lui, plus entêté que jamais. M. Abel était assis tout seul dans la chaise, et il exerçait une surveillance vigilante sur tous les mouvements de l’animal Ayant levé les yeux par hasard et aperçu Kit qui passait, il lui adressa le premier un petit salut.

Kit s’étonnait de revoir si près de son logis le poney et la chaise, sans pouvoir s’expliquer pourquoi le poney se trouvait de ce côté, ni où étaient allés la vieille dame et le vieux monsieur. Mais ayant soulevé le loquet de la porte et étant entré, il trouva dans la chambre M. Garland et mistress Garland en conversation réglée avec sa mère. À cet aspect inattendu, il ôta précipitamment son chapeau et fit, tout honteux, son plus beau salut.

« Nous voici encore, Christophe, vous voyez, dit M. Garland avec un sourire.

– Oui, monsieur, » dit Kit.

Et en parlant ainsi il regarda sa mère, pour savoir la raison de cette visite.

« Monsieur a eu la bonté, dit la mère, faisant droit à cette question muette, de me demander si vous avez une bonne place, ou même si vous en avez une. Je lui ai répondu que non, que vous n’en avez pas. Alors il a eu la bonté de me dire que…

– Que nous avons besoin chez nous d’un brave garçon, dirent à la fois le vieux monsieur et la vieille dame, et que nous pourrions nous arranger ici, dans le cas où nous trouverions tout à notre satisfaction. »

À l’idée qu’il s’agissait de lui, que c’était lui qu’on voulait engager, Kit partagea l’anxiété de sa mère et devint tout troublé ; car le bon vieux couple était si méthodique, si prudent, et multipliait tellement les questions, que le jeune homme commença à craindre de n’avoir aucune chance de succès.

« Vous comprenez, ma bonne dame, dit mistress Garland à la mère de Kit, qu’il est nécessaire d’apporter beaucoup de précaution en semblable matière ; car nous ne sommes que trois dans la famille, tous trois gens très-réguliers dans nos habitudes, et il serait très-pénible pour nous de nous voir déçus dans notre attente, et obligés de renoncer à nos espérances. »

À quoi la mère de Kit répliqua que c’était très-juste, très-raisonnable, très-convenable assurément ; à Dieu ne plut qu’elle voulut empêcher, ou qu’elle eût intérêt à empêcher aucune enquête sur sa moralité ou celle de son fils ; un si bon fils, elle osait le dire quoique sa mère ; et même elle ne craignait pas d’ajouter qu’il ressemblait à son père, qui n’avait pas été seulement un bon fils pour sa mère à lui, mais le meilleur des maris et le meilleur des pères ; Kit suivrait cet exemple, elle le savait à n’en pouvoir douter ; et non seulement Kit, mais le petit Jacob et le poupon aussi, quand ils seraient plus grands ; mais malheureusement les autres ne l’étaient pas assez encore, et ils ignoraient même quelle perte ils avaient faite, et peut-être valait-il mieux pour eux qu’ils fussent trop jeunes pour la connaître. Tout cela, la mère de Kit l’accompagna d’une longue histoire en essuyant ses yeux avec son tablier et frappant doucement la petite tête de Jacob qui s’agitait dans le berceau et considérait avec de grands yeux ce monsieur et cette dame inconnus.

Quand la mère de Kit eut achevé son discours, la vieille dame reprit ainsi la parole :

« Je suis certaine que vous êtes une personne très-honnête et très-respectable. »

On le voyait rien qu’à sa manière de s’exprimer, la mine des enfants, la propreté de la maison, étaient faites pour inspirer la plus grande confiance.

Là-dessus la mère de Kit fit une révérence et parut soulagée. Alors la bonne femme entra dans de longs et minutieux détails sur la vie et l’histoire de Kit, depuis les moments les plus reculés jusqu’à ce dernier jour ; sans omettre de mentionner sa merveilleuse chute d’une fenêtre de l’arrière-boutique lorsqu’il était en bas âge, ni tout ce qu’il avait souffert dans sa rougeole, et, à ce sujet, la mère, pour embellir le récit, imita exactement la façon plaintive dont Kit malade demandait nuit et jour, soit une rôtie, soit de l’eau, et la manière dont il disait : « Mère, ne vous affligez pas ; bientôt je serai mieux. » Pour preuve de tout cela, elle invoquait le témoignage de Mme Green, locataire chez le marchand de fromage du coin, celui de plusieurs autres dames et messieurs de diverses parties de l’Angleterre et du pays de Galles ; entre autres, d’un M. Brown, qui devait servir actuellement en qualité de caporal dans les Indes orientales, et auquel elle renvoyait pour les renseignements. Tout cela, disait-elle, est à la parfaite connaissance de ces personnes.

Après la narration, M. Garland adressa à Kit quelques questions sur ce qu’il savait faire, tandis que Mme Garland s’occupait des enfants, et, apprenant de la bouche de mistress Nubbles certaines circonstances remarquables qui avaient accompagné la naissance de chacun d’eux, remémora de son côté d’autres circonstances, non moins remarquables, qui avaient signalé la naissance de son propre fils, M. Abel ; d’où il suivit que la mère de Kit et la mère de M. Abel avaient couru bien plus de périls, et enduré bien plus de maux que les autres femmes de toute condition d’âge et de sexe. Enfin on passa à l’inventaire de la garde-robe de Kit ; une petite avance fut faite pour la mettre en état, et Kit fut formellement retenu par M. et mistress Garland, d’Abel-Cottage, à Finchley, aux gages de cent cinquante francs par an, avec la nourriture et le logement.

Il serait difficile de dire à laquelle des deux parties fut le plus agréable cet arrangement, que des regards d’amitié et des sourires empressés scellèrent des deux parts. On convint que Kit serait rendu le surlendemain matin à sa nouvelle demeure ; et finalement le vieux petit couple prit congé, après avoir donné un bel écu à Jacob et un autre au poupon. Leur nouveau domestique escorta M. et mistress Garland jusqu’à la rue ; il tint par la bride l’obstiné poney, tandis que ses maîtres reprenaient leur place dans la voiture, et il les regarda partir avec la joie au cœur.

« Eh bien ! mère, dit Kit rentrant vivement dans la maison ; voilà, je pense, ma fortune faite.

– Je le crois aussi, dit la mère. Cinquante écus par an ! Est-ce bien possible ?

– Ah ! s’écria-t-il, s’efforçant de conserver une gravité en rapport avec un semblable chiffre, mais ne pouvant malgré lui s’empêcher de laisser éclater son bonheur, nous voilà riches ! »

Il poussa un long soupir de satisfaction, et plongeant ses mains bien avant dans ses poches, comme si chacune d’elles contenait au moins les gages d’une année, il regarda sa mère, comme s’il la voyait déjà nageant dans l’opulence et toute cousue d’or.

« Grâce à Dieu, j’espère que nous ferons de vous une belle dame le dimanche, ma mère ! et de Jacob un savant, et du poupard un enfant soigné, et comme nous allons vous décorer une belle chambre au premier étage !… Cinquante écus par an !

– Hum !… croassa une voix étrange ; qu’est-ce que c’est, cinquante écus par an ? Qui est-ce qui a cinquante écus par an ? »

Et en même temps que la voix lançait cette question, Daniel Quilp paraissait, ayant sur ses talons Richard Swiveller.

« Qui est-ce qui disait qu’il allait avoir cinquante écus par an ? demanda Quilp, promenant autour de lui son regard scrutateur. Est-ce le vieux qui a dit cela ? ou bien est-ce Nelly ? Comment cela, où cela ? hein… »

La bonne femme fut tellement alarmée par l’apparition soudaine de ce modèle achevé de laideur, qu’elle se hâta d’enlever le petit enfant de son berceau et de se réfugier avec lui à l’extrémité de la chambre. Pendant ce temps, le petit Jacob, assis sur son escabeau, les mains sur ses genoux, considérait Quilp comme une espèce de fantôme fascinateur et poussait des cris terribles. M. Richard Swiveller passait tranquillement en revue la famille par-dessus la tête de M. Quilp ; et Quilp lui-même, les mains dans ses poches, souriait du plaisir d’avoir causé toute cette peur.

« Ne soyez pas effrayée, madame, dit Quilp après quelques moments de silence ; votre fils me connaît ; je ne mange pas les petits enfants, je ne les aime pas assez pour cela. Vous feriez mieux de faire taire ce petit qui crie comme si j’étais tenté de le dévorer. Holà, monsieur ! Voulez-vous bien rester tranquille ?… »

Le petit Jacob arrêta le cours de deux larmes qui coulaient de ses yeux, et aussitôt il garda le silence de la terreur.

« Ne vous avisez pas de crier encore, méchant que vous êtes ! dit Quilp le regardant avec sévérité, ou bien je vous ferai des grimaces et vous donnerai des attaques de nerfs. Maintenant, monsieur, dit-il à Kit, pourquoi n’êtes-vous pas venu chez moi comme vous me l’aviez promis ?

– Pourquoi y serais-je allé ? répliqua le jeune homme. Je n’avais pas affaire à vous, pas plus que vous n’aviez affaire à moi.

– Voyons, madame, dit Quilp, se retournant vivement et quittant Kit pour sa mère ; quand est-ce que son vieux maître est venu ici ou a envoyé chez vous pour la dernière fois ? Est-il ici en ce moment ? S’il n’y est pas, où est-il allé ?

– Il n’est pas venu du tout ici, répondit mistress Nubbles Je voudrais bien savoir où ils sont allés… Cela donnerait à mon fils et à moi aussi bien plus de tranquillité !… Si vous êtes le gentleman qui se nomme M. Quilp, je croyais que vous auriez su où ils étaient, et c’est ce que je disais aujourd’hui même à mon fils.

– Hum ! murmura Quilp, évidemment contrarié par l’air de vérité de ces paroles ; est-ce là tout ce que vous avez à dire aussi à ce gentleman ?

– Si le gentleman m’adresse la même question, je ne saurais lui répondre autrement. Et je voudrais bien pouvoir lui faire une autre réponse pour notre propre satisfaction. »

Quilp dirigea un regard sur Richard Swiveller et raconta que, l’ayant rencontré sur le seuil, il avait reçu de lui la déclaration qu’il venait aussi chercher quelques renseignements sur les fugitifs.

« J’ai supposé que c’était la vérité !

– Oui, dit Richard, oui, tel était le but de mon expédition. Je m’imaginais que c’était possible : il ne nous reste plus qu’à sonner le glas funèbre de l’imagination. Je donnerai l’exemple.

– Vous semblez désappointé ? dit Quilp.

– Un échec, monsieur, un échec, voilà tout, répondit Dick. Je me suis mêlé d’une affaire qui n’a abouti qu’à un échec ; et un chef-d’œuvre d’éclat et de beauté sera offert en sacrifice sur l’autel de Cheggs. Voilà tout, monsieur. »

Le nain lança à Richard un sourire moqueur ; mais Richard, qui avait pris avec un ami un lunch un peu trop fort, ne s’aperçut de rien et continua à déplorer son sort avec des regards sombres et désespérés. Quilp n’eut pas de peine à comprendre que la visite de Swiveller et son violent déplaisir avaient un motif secret, et dans l’espérance de pouvoir y trouver une occasion de jouer un mauvais tour, il se promit de pénétrer au fond du mystère. Il n’eut pas plutôt pris cette résolution, qu’il donna à sa physionomie l’expression de la candeur la plus ingénue et sympathisa ouvertement avec Swiveller.

« Moi-même, dit Quilp, j’éprouve un grand désappointement au simple point de vue de l’amitié que je leur avais vouée ; mais quant à vous, mon cher monsieur, vous avez des raisons sérieuses, des raisons personnelles qui, sans doute, vous rendent ce désappointement encore plus pénible.

– Je crois bien, dit Richard d’un ton bourru.

– Sur ma parole, j’en suis fâché, très-fâché. Moi-même, ils m’ont planté là. Puisque nous sommes compagnons d’infortune, pourquoi ne chercherions-nous pas aussi à nous consoler de compagnie ? Si quelque affaire privée ne vous appelait pas en ce moment d’un autre côté, ajouta Quilp le tirant par la manche et le regardant du coin de l’œil en plein visage, il y a au bord de l’eau une maison où l’on débite le meilleur schiedam qu’il y ait au monde ; il passe pour provenir de contrebande, mais c’est entre nous. Le maître du lieu me connaît bien. On y trouve un petit kiosque sur la Tamise, où nous pourrons prendre un verre de cette délicieuse liqueur avec une pipe d’excellent tabac comme on n’en trouve que là ; j’en sais quelque chose : un tabac première qualité. On y est tout à fait à son aise et commodément au possible. À moins que vous n’ayez quelque engagement particulier qui vous oblige absolument de vous rendre ailleurs ; qu’en dites-vous, monsieur Swiveller ? »

Tandis que le nain parlait, un sourire de plaisir épanouissait le visage de Dick et ses sourcils s’étaient doucement détendus. Au moment où Quilp achevait sa proposition, Dick lui rendait son regard sournois : c’était marché fait ; il ne leur restait plus qu’à sortir et s’acheminer vers la maison en question. C’est ce qu’ils firent aussitôt. Ils n’avaient pas plutôt tourné le dos, que le petit Jacob cessa d’être pétrifié et le dégel commença par son cri interrompu, qu’il reprit au point même où la vue de Quilp l’avait glacé dans son gosier.

Le kiosque dont M. Quilp avait parlé était une espèce d’échoppe en bois toute délabrée et d’une hideuse nudité qui dominait la vase de la rivière et semblait menacer sans cesse d’y tomber. La taverne à laquelle appartenait ce pavillon était un bâtiment détraqué, sapé et miné par les rats, soutenu seulement par de grandes pièces de charpente qui étaient dressées contre ses murailles et lui servaient d’appui depuis si longtemps qu’elles avaient vieilli et fléchi avec leur fardeau, et, par une nuit de vent, on entendait des craquements comme si tout l’établissement allait crouler. La maison était assise, si l’on peut parler ainsi d’une vieille masure plus près d’être renversée que d’être assise, sur une sorte de terrain vague, noirci par la fumée insalubre des cheminées de fabriques et répercutant à la fois le bruit combiné des roues de fer et de l’eau clapotante. Au dedans, ses agréments répondaient parfaitement aux promesses du dehors. Les chambres étaient basses et humides ; les murailles toutes visqueuses percées de crevasses et de trous ; les marches d’escalier pourries et ravalées ; les solives mêmes, sorties de leur assiette, avaient un aspect menaçant qui tenait à distance le passant intimidé.

Ce fut en ce lieu de délices que M. Quilp conduisit Richard Swiveller, sans oublier de lui en faire remarquer les beautés tout d’abord. Bientôt, sur la table décorée de dessins, de potences ou de lettres initiales faits au couteau, figura un petit baril de bois rempli de la liqueur tant vantée. M. Quilp en versa dans les verres avec l’habileté d’un consommateur distingué, y mêla environ un tiers d’eau, offrit sa part à Richard Swiveller, et, allumant sa pipe à un bout de chandelle dans une lanterne toute bossuée, il se jeta sur son siège et se mit à fumer.

« N’est-ce pas que c’est bon ? demanda Quilp, tandis que Richard Swiveller faisait claquer ses lèvres. N’est-ce pas que c’est fort et roide ? Comme ça vous fait cligner de l’œil ; comme ça vous suffoque ! Comme ça fait venir les larmes aux yeux ! Comme ça vous rend haletant, hein ?

– Je le crois parbleu bien ! s’écria Dick, jetant une partie du contenu de son verre et le remplissant d’eau ; dites donc, l’ami ! vous n’allez pas me faire croire que vous avalez cette lave toute bouillante ?

– Comment ! dit Quilp, vous ne buvez pas cela !… Regardez-moi. Regardez… tenez ! encore. Ne pas boire cela ! »

Tout en parlant, Daniel Quilp leva et absorba trois petits verres pleins de la liqueur infernale ; puis, avec une horrible grimace, il tira plusieurs bouffées de sa pipe, avala la fumée et la rendit par le nez en nuages épais. Après avoir accompli cet exploit, il reprit sa première position et s’abandonna à un bruyant éclat de rire.

« Portons un toast ! cria-t-il en tambourinant alternativement de son poing et de son coude sur la table, comme s’il jouait un air sur le tambour de basque. « À la femme ! à la beauté ! Portons un toast à la beauté et vidons nos verres jusqu’à la dernière goutte. Le nom de votre belle… voyons ?

– Si vous voulez un nom, dit Richard, en voici un : Sophie Wackles.

– Sophie Wackles ! cria le nain. Eh bien ! va ! à miss Sophie Wackles, c’est-à-dire à Mme Richard Swiveller bientôt ! ah ! ah ! ah !

– Ah ! il y a quelques semaines, à la bonne heure ; mais maintenant impossible, mon gaillard. Elle s’est immolée sur l’autel de Cheggs.

– Empoisonnez Cheggs, coupez les oreilles à Cheggs. Qu’on ne me parle pas de Cheggs. Le vrai nom de cette beauté, c’est Swiveller, et pas un autre. Je bois de nouveau à sa santé, à la santé de son père, de sa mère, de tous ses frères et sœurs, – à la glorieuse famille des Wackles ! – Tous les Wackles du même verre ! – Buvons aux Wackles jusqu’à la lie !

– Ma foi ! dit Richard, qui s’arrêta au moment de porter son verre à ses lèvres et fixa sur le nain un regard de stupeur en le voyant agiter tout à la fois ses bras et ses jambes ; vous êtes un joyeux compère ; mais de tous les joyeux compères que j’aie jamais vus ou connus, vous êtes bien celui qui a les manières les plus bizarres, les plus extraordinaires, ma parole d’honneur. »

Cette naïve déclaration, loin de diminuer les excentricités de M. Quilp, ne servit qu’à les accroître. Richard Swiveller, étonné de le voir dans une telle veine d’humeur bruyante, et buvant assez bien pour son compte afin de lui tenir compagnie, commença à se livrer, à devenir plus expansif, et peu à peu, grâce à l’habile tactique de M. Quilp, il épancha complètement son cœur. L’ayant amené où il voulait, et sachant bien maintenant la note qu’il lui faudrait attaquer au besoin, Daniel Quilp trouva sa tâche très-simplifiée, et bientôt il fut instruit de tous les détails du plan ourdi entre le brave Dick et son meilleur ami.

« Arrêtez ! dit Quilp. L’affaire est bonne, l’affaire est bonne. Elle peut réussir, elle réussira ; j’y mettrai la main ; dès à présent je suis tout à vous.

– Comment ! vous croyez qu’il reste encore une chance ! demanda Dick, surpris de l’encouragement qu’il recevait.

– Une chance ! répéta le nain ; certainement !… Sophie Wackles peut devenir une Cheggs ou tout ce qu’il lui plaira, mais non une Swiveller. Faut-il que vous soyez né coiffé ! Le vieux est plus riche qu’aucun juif vivant ; votre fortune est faite. Je ne vois plus en vous que l’époux de Nelly, roulant sur l’or et sur l’argent. Je vous aiderai. Cela se fera. Rappelez-vous bien ce que je vous dis. Cela se fera.

– Mais comment ? dit Richard.

– Nous avons du temps devant nous ; cela se fera. Nous nous réunirons encore pour parler de ce sujet tout à notre aise. Remplissez donc votre verre tandis que je m’en vais. Je reviens tout de suite, tout de suite. »

En achevant ces paroles jetées à la hâte, Daniel Quilp se glissa dans un ancien jeu de quilles abandonné qui se trouvait derrière le cabaret. Là il se jeta sur le sol et se mit à se rouler en hurlant de joie.

« Voilà, criait-il, un divertissement fait pour moi, tout prêt, tout arrangé pour que je n’aie plus qu’à en jouir à mon aise. C’est ce garçon sans cervelle qui m’a rompu les os l’autre jour, n’est-ce pas ? C’est son ami et complice M. Trent qui autrefois faisait les yeux doux à mistress Quilp et la poursuivait de ses œillades, n’est-ce pas ? Eh bien ! ils vont poursuivre deux ou trois ans leur précieux projet pour aboutir à quoi ? à devenir un mendiant, voilà pour l’un ; à se mettre la corde au cou par un lien indissoluble, voilà pour l’autre. Ah ! ah ! ah ! Il épousera Nell. Il la possédera ; et moi je serai le premier, dès que le nœud sera bien serré autour de son cou, à leur dire tout ce qu’ils y auront gagné et la part que j’y aurai prise. Alors nous réglerons nos vieux comptes ; alors le moment viendra de leur rappeler que je suis un ami excellent, et combien ils me doivent de reconnaissance de les avoir aidés à obtenir cette héritière. Ah ! ah ! ah ! »

Au milieu de son paroxysme, M. Quilp faillit avoir une aventure désagréable, car en se roulant contre une niche à moitié ruinée, il vit s’en élancer un gros chien féroce qui, si sa chaîne n’eût été trop courte, n’eût pas marqué de le saluer d’une façon assez brutale. Quoi qu’il en soit, le nain resta couché sur son dos, en parfaite sûreté, narguant le chien avec sa face hideuse et triomphant de ce que l’animal ne pouvait avancer d’un pouce de plus, bien qu’il n’y eût pas plus de deux pieds d’intervalle entre eux.

« Tiens donc, viens donc me mordre, lâche que tu es ! dit Quilp sifflant et agaçant l’animal au point de le rendre enragé. Tu n’oses pas, gros poltron, tu vois bien que tu n’oses pas, xi… xi… »

Le chien tira sa chaîne et s’y pendit avec des yeux étincelants et un aboiement furieux ; mais le nain resta couché, faisant claquer ses doigts avec des gestes de défi et de dédain. Quand il eut suffisamment savouré son plaisir, il se leva, et posant le poing sur la hanche, il exécuta une danse de démon autour de la niche jusqu’aux limites extrêmes de la chaîne, laissant le chien presque enragé. Ayant ainsi donné à son humeur une disposition des plus agréables, il retourna auprès de son compagnon qui ne s’était douté de rien, et le retrouva contemplant la marée d’un air extrêmement grave et réfléchissant à ces monceaux d’or et d’argent dont M. Quilp avait parlé.

Chapitre XXII. §

Le reste de la journée et tout le lendemain furent très-remplis pour la famille Nubbles ; les préparatifs de l’équipement et du départ du Kit n’étaient pas un moins grand sujet de préoccupation que si le jeune homme s’était mis en route pour pénétrer au cœur de l’Afrique ou pour entreprendre le tour du monde. Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu de boîte qui se soit aussi souvent ouverte et fermée en l’espace de vingt-quatre heures, que la petite caisse qui contenait sa garde-robe et ses effets ; ce qu’il y a de sûr, c’est que jamais deux petits yeux n’eurent à contempler un ensemble d’habillements semblable à ce que cette caisse merveilleuse offrit aux regards stupéfaits de Jacob, avec ses trois chemises et un nombre proportionné de paires de bas et de mouchoirs de poche. Enfin on se décida à porter la boîte au voiturier chez lequel Kit devait la retrouver, à Finchley. Cette besogne accomplie, il restait deux questions graves : d’abord, le voiturier ne pourrait-il pas perdre ou feindre d’avoir perdu la boîte ; et ensuite, la mère de Kit saurait-elle bien se soigner en l’absence de son fils ?

Quant au premier point, Mme Nubbles dit avec appréhension :

« Je ne pense pas qu’il y ait réellement lieu de craindre que la boîte ne se perde ; quoique les voituriers soient toujours bien tentés d’affirmer qu’ils ont perdu les choses.

– Assurément, dit Kit d’un air sérieux ; sur ma parole, chère mère, je crois que nous avons eu tort de la lui confier. Il aurait fallu que quelqu’un l’accompagnât ; plus j’y pense, et moins je suis rassuré.

– Nous n’y pouvons plus remédier maintenant, mais nous avons fait là une grande imprudence ; nous avons eu tort. Il ne faut pas tenter les gens. »

Kit résolut intérieurement de ne plus jamais induire en tentation un voiturier, sauf à risquer pourtant une malle vide ; et ayant bien arrêté dans son esprit cette résolution chrétienne il passa au second point :

« Vous savez, ma mère, qu’il faut prendre du courage et ne pas rester solitaire à la maison parce que je n’y serai plus. Je, pourrai souvent donner un coup de pied jusqu’ici, quand je viendrai en ville ; de temps en temps je vous écrirai une lettre ; à chaque trimestre, j’espère obtenir un jour de congé, et alors nous verrons si nous n’emmènerons pas notre petit Jacob à la comédie et si nous ne lui ferons pas savoir ce que c’est que des huîtres.

– Vos comédies, je l’espère, ne seront pas œuvres de péché ; mais je ne suis pas bien rassurée là-dessus.

– Je sais, répliqua Kit d’un ton chagrin, qui vous a mis toutes ces idées en tête. C’est encore la congrégation du Petit Béthel. Je vous en prie, ma mère, n’allez pas trop souvent par là. Si je devais voir votre visage dont la bonne humeur a toujours fait la joie de la maison, devenir chagrin ; si je voyais le petit élevé dans la même tristesse ; si je l’entendais s’appeler lui-même un petit pécheur (est-il possible ?) et enfant du diable, ce qui est une insulte au pauvre père défunt, s’il me fallait voir tout cela, et voir aussi notre Jacob avoir un air triste de petit Béthel, comme tout le monde, je prendrais tellement la chose à cœur que j’irais sûrement m’enrôler comme soldat et me faire casser la tête par le premier boulet de canon que je rencontrerais sur mon chemin !

– O Kit, ne parlez pas ainsi !…

– Je le ferais, ma mère ; et tenez, si vous ne voulez pas me rendre malheureux, vous laisserez sur votre chapeau ce nœud que vous vouliez absolument en retirer la semaine dernière. Pouvez-vous supposer qu’il y ait aucun mal à paraître et à être aussi joyeux que le permet notre humble position ? Y a-t-il rien dans la tournure de mon caractère qui doive faire de moi un pleurnicheur, un tartufe avec de grands airs, pleurant tout bas, humblement, se glissant modestement, sans se laisser voir, comme si je ne pouvais pas marcher sans ramper, ni m’exprimer sans parler du nez. Au contraire, est-ce qu’il n’y a pas toutes les raisons du monde pour que je ne sois pas comme cela ? Ma foi ! tenez ! j’aime mieux rire tout franchement ! Ah ! ah ! ah ! N’est-ce pas aussi naturel que de marcher et aussi salutaire pour la santé ? Ah ! ah ! ah ! N’est-ce pas aussi naturel qu’au mouton de bêler, ou au cochon de grogner, ou au cheval de hennir, ou à l’oiseau de chanter ? Ah ! ah ! ah ! n’est-il pas vrai, mère ? »

Il y avait quelque chose de contagieux dans le rire de Kit ; car sa mère, qui avait paru d’abord sérieuse, commença par sourire, et enfin éclata de si bon cœur, que Kit redoubla de gaieté en répétant que c’était bien naturel. Kit et sa mère, en riant à l’unisson et à voix haute, éveillèrent le petit enfant ; celui-ci remarquant qu’il y avait dans l’air quelque chose de comique et d’animé, ne fut pas plutôt entre les bras de sa mère, qu’il se mit à rire et à gigoter de toutes ses forces. Cette nouvelle victoire, remportée par son argumentation, chatouilla si vivement Kit, qu’il tomba en arrière sur son siège dans un véritable état de fou rire, montrant l’enfant et se tenant les côtes tout en se balançant sur sa chaise. Après deux ou trois autres accès d’hilarité, il s’essuya les yeux et dit le bénédicité. Leur modeste souper fut un repas bien joyeux.

Le lendemain matin de bonne heure, le jeune homme quitta la maison et prit la direction de Finchley, avec plus de baisers, d’étreintes, de larmes échangés dans l’adieu que ne voudraient le croire, s’ils s’abaissaient à de si minces sujets, bien des jeunes gentlemen, qui partent tranquillement pour de longs voyages et laissent derrière eux des maisons bien approvisionnées. Kit était si fier de sa tournure, que son orgueil eût suffi pour attirer sur lui les foudres d’excommunication du Petit Béthel, s’il avait jamais été membre de cette congrégation bigote et lugubre.

Si quelqu’un était curieux de savoir de quelle façon Kit était habillé, nous ferons remarquer sommairement qu’il ne portait pas de livrée, mais qu’il avait un habit poivre et sel mélangés, avec un gilet jaune serin, un pantalon gris de fer ; à ce brillant ajustement se joignaient une paire de bottes neuves, un chapeau roide et lustré, qui résonnait sous les doigts comme un tambour. Ce fut dans cette parure qu’il prit la direction d’Abel-Cottage, s’étonnant seulement de fixer si peu l’attention, mais n’attribuant le fait qu’à la froide insensibilité des gens qu’il rencontrait, sans doute encore engourdis par le sommeil, pour s’être levés si matin.

Sans autre incident de voyage que la rencontre d’un jeune garçon qui portait un chapeau sans bords, exacte antithèse du sien, et à qui il donna la moitié des cinquante centimes qu’il possédait, Kit arriva avec le temps à la maison du voiturier, et là, il faut le dire à l’honneur de l’humanité, il trouva sa malle saine et sauve. La femme de cet intègre voiturier indiqua à Kit la maison de M. Garland, et notre jeune homme, sa malle sur l’épaule, prit aussitôt cette direction.

À coup sûr, c’était un joli petit cottage, avec un toit de chaume et de petites girouettes aux pignons, et à quelques-unes des fenêtres des morceaux de verre colorié, larges comme un porte-monnaie. Sur un côté de la maison se trouvait une écurie juste assez grande pour le poney, avec une chambre au-dessus, juste assez grande pour Kit. On voyait flotter des rideaux blancs ; des oiseaux chantaient aux fenêtres dans leur cage, aussi brillante que si elle était en or ; des plantes étaient disposées le long du sentier qui conduisait à la porte, autour de laquelle on les avait réunies et enlacées en berceau ; le jardin resplendissait de fleurs dans tout leur éclat, qui répandaient une douce senteur et charmaient la vue par leurs couleurs variées et leurs formes élégantes. Soit dans la maison, soit dehors, tout était parfait de soin et de propreté. Dans le jardin, pas une mauvaise herbe ; et, à en juger par de bons outils de jardinage, un panier à bras et une paire de gants qui se trouvaient à terre, dans une des allées, le vieux M. Garland avait, dû s’occuper à jardiner le matin même.

Kit regardait, admirait, regardait encore, et ne pouvait s’arracher à ce spectacle, ni détourner la tête pour sonner la cloche. Il eut encore le temps après de regarder la maison et le jardin, car il sonna deux ou trois fois sans que personne vînt, et finit par prendre le parti de s’asseoir sur sa malle et d’attendre.

Bien des fois encore il tira le cordon de la sonnette ; personne ne venait. Mais à la fin, tandis que, assis sur sa malle, il évoquait dans sa mémoire les châteaux de Géants, les princesses attachées par les cheveux à un clou à crochet, les dragons s’élançant de derrière les portes, et autres incidents de même nature qui, dans les livres de contes, arrivent à tous les jeunes gens d’humble condition, lorsqu’ils se présentent pour la première fois devant des maisons inconnues, la porte s’ouvrit vivement, et une petite servante, très-propre, très-modeste, ce qui ne l’empêchait pas d’être très-jolie, parut sur le seuil.

« Je suppose, monsieur, dit-elle, que vous êtes Christophe ? »

Kit se leva de dessus sa malle et répondit affirmativement.

« J’ai peur que vous n’ayez sonné bien des fois ; mais nous ne pouvions entendre, parce que nous étions en train de rattraper le poney. »

Kit en était à se demander ce que cela signifiait ; mais, comme il ne pouvait rester là à faire des questions, il remit sa malle sur son épaule et suivit la jeune fille dans la cour d’entrée où, par une porte de derrière, il aperçut M. Garland ramenant triomphalement du jardin le poney volontaire qui, durant une heure trois quarts (à ce qu’on lui dit plus tard) s’était amusé à faire courir après lui toute la famille dans un petit enclos situé à l’extrémité de la propriété.

Le vieux monsieur le reçut très-cordialement ; il en fut de même de la vieille dame : la bonne opinion qu’elle avait déjà conçue de lui se fortifia encore lorsqu’elle vit avec quel soin il frottait ses bottes sur le paillasson pour bien ratisser les semelles. On l’introduisit dans le parloir où il passa l’inspection dans son nouveau costume ; après avoir subi à plusieurs reprises cet examen d’une manière que sa bonne tenue rendit tout à fait satisfaisante, il fut conduit à l’écurie, où le poney lui fit un accueil des plus gracieux ; de là, dans la petite chambre très-propre et très-commode qu’il avait déjà remarquée ; de là, dans le jardin, où le vieux gentleman lui dit qu’il aurait de la besogne, énumérant en outre tous les avantages qu’il retirerait de sa position si l’on trouvait qu’il s’en montrât digne. À toutes ces marques de bienveillance, Kit répondit par mille protestations de reconnaissance, et il souleva si souvent son chapeau, que le bord en souffrit considérablement. Quand le vieux gentleman eut épuisé le chapitre des recommandations et des promesses, et Kit celui des remercîments et des protestations, notre garçon fut conduit de nouveau vers Mme Garland qui, appelant sa petite servante nommée Barbe, lui recommanda de mener Kit à la cuisine et de lui donner à manger et à boire pour le reposer de sa course.

Cette cuisine, jamais Kit n’en avait vu de semblable, si ce n’est dans quelque image : tout y était aussi propre, aussi luisant, aussi bien rangé que Barbe elle-même. Kit s’y assit à une table aussi blanche qu’une nappe ; Barbe lui servit de la viande froide et de la petite bière ; mais Kit était bien embarrassé. Il fallait voir avec quelle maladresse il maniait sa fourchette et son couteau, en pensant qu’il y avait là une demoiselle Barbe, une inconnue, qui le regardait et l’observait.

Il n’y a pas lieu cependant de croire que Barbe fût bien terrible ; car cette enfant, qui avait jusque-là mené la vie la plus tranquille, était toute rouge, tout embarrassée, et paraissait ne savoir que dire ou faire, absolument comme Kit. Après être resté assis, un bout de temps, attentif au tic tac de l’horloge de bois, il hasarda un regard curieux sur le buffet. Là, parmi les assiettes et les plats, se trouvaient la petite boîte à ouvrage de Barbe, avec un couvercle à coulisses pour y serrer des pelotes de coton, le livre de prières de Barbe, le livre de psaumes de Barbe, la bible de Barbe. Près de la fenêtre était suspendu au jour le petit miroir de Barbe, et le chapeau de Barbe était accroché à un clou derrière la porte. Ces signes muets, ces témoignages de la présence de Barbe, amenèrent naturellement Kit à regarder Barbe elle-même qui était là sur sa chaise, aussi muette que sa bible, son miroir et son chapeau. Elle écossait des pois dans un plat : et juste au moment où il contemplait ses cils et se demandait, dans la simplicité de son cœur, de quelle couleur étaient les yeux de la jeune fille, il arriva par malheur que Barbe leva un peu la tête pour le regarder. Aussitôt les deux paires d’yeux se baissèrent bien vite, ceux de Kit sur son assiette, ceux de Barbe sur ses cosses de pois, chacun d’eux extrêmement confus d’avoir été surpris par l’autre.

Chapitre XXIII. §

En quittant le Désert pour retourner à son logis, – le Désert était le nom très-convenable, du reste, donné à la retraite favorite de Quilp, – M. Richard Swiveller décrivait en zigzag la sinueuse spirale d’un tire-bouchon ; il s’arrêtait tout à coup et regardait devant lui ; puis tout à coup il s’élançait, faisait quelques pas, et ensuite s’arrêtait de nouveau et branlait la tête. Tout cela, par saccade involontaire, et sans se rendre compte de ses mouvements. Or, tandis qu’il retournait chez lui, au milieu de toutes ces évolutions que les mauvaises langues considèrent comme un symbole d’enivrement et non comme cet état de profonde sagesse et de réflexion où le personnage est censé se connaître et se posséder, M. Richard Swiveller commença à penser qu’il avait pu mal placer sa confiance, et que le nain n’était pas précisément la personne à qui il convint de communiquer un secret si délicat et si important. Plongé par ces idées pénibles dans une situation que les mauvaises langues appelleraient l’état stupide ou l’hébétement de l’ivresse, il lança son chapeau à terre et se mit à gémir, criant très-haut qu’il était un malheureux orphelin, et que s’il n’eût pas été un malheureux orphelin, les choses n’eussent point tourné ainsi.

« Privé de mes parents dès mon bas âge, disait Richard se lamentant sur sa disgrâce, rebuté dans le monde durant mes plus tendres années, et livré à la merci d’un nain trompeur, qui pourrait s’étonner de ma faiblesse ?… Vous avez devant les yeux un malheureux orphelin. Oui, continua M. Swiveller, élevant sa voix sur un ton criard, et promenant autour de lui un regard somnolent, vous voyez ici un malheureux orphelin !…

– Alors, dit quelqu’un derrière lui, permettez-moi de vous servir de père. »

M. Swiveller oscilla à droite et à gauche, et s’efforçant de conserver son équilibre et de voir à travers une sorte de vapeur ténébreuse qui semblait l’envelopper, il aperçut enfin deux yeux dont l’éclat perçait l’obscurité du nuage, et bientôt il reconnut que ces yeux étaient voisins d’un nez et d’une bouche. Portant son regard vers l’endroit où, eu égard à une face humaine, on est habitué à trouver des jambes, il remarqua qu’un corps était attaché à cette face ; et enfin un examen plus approfondi lui fit découvrir que l’individu était M. Quilp, qui sans doute ne l’avait pas quitté depuis leur sortie du cabaret, quoiqu’il eût une idée vague de l’avoir laissé derrière lui, à une distance d’un ou deux milles.

« Monsieur, dit solennellement Dick, vous avez trompé un orphelin.

– Moi !… répliqua Quilp. Je suis un second père pour vous.

– Vous mon père !… Je n’ai besoin de personne, monsieur, je désire être seul, je ne demande qu’une chose, c’est qu’on me laisse seul, à l’instant même.

– Quel drôle de garçon vous êtes ! s’écria Quilp.

– Allez, monsieur, dit Richard, s’appuyant contre un poteau et agitant sa main. Allez, enjôleur, allez ; quelque jour, peut-être, monsieur, serez-vous tiré de vos rêves de plaisirs pour connaître aussi les peines des orphelins abandonnés. Voulez-vous vous en aller, monsieur ? »

Comme le nain ne tenait aucun compte de cette adjuration, M. Swiveller s’avança contre lui avec l’intention de lui infliger un châtiment proportionné au méfait. Mais oubliant tout à coup son dessein ou changeant d’idée avant d’arriver jusqu’à Quilp, il lui prit la main et lui jura une éternelle amitié, déclarant avec une agréable franchise qu’à partir de ce jour ils étaient frères, sauf la ressemblance. Alors il confia au nain son secret tout entier, en trouvant moyen d’être pathétique au sujet de miss Wackles. Cette jeune personne, donna-t-il à entendre à M. Quilp, cause le léger embarras que mon langage trahit en ce moment ; ce trouble ne doit être attribué qu’à la force de l’affection et non au vin rosé, ou à toute autre liqueur fermentée.

Quilp et Richard s’en allèrent, bras dessus, bras dessous, comme une véritable paire d’amis.

« Je suis, dit Quilp en le quittant, aussi pénétrant qu’un furet et aussi fin qu’une belette. Amenez-moi Trent ; assurez-le que je suis son ami, quoique j’aie lieu de craindre qu’il ne se méfie un peu de moi, – j’ignore pourquoi ; je sais seulement que je n’ai rien fait pour cela, – et votre fortune à tous deux est faite… en perspective.

– Voilà le diable, répliqua Dick. Ces fortunes en perspective ont toujours l’air d’être si loin !

– Oui, mais aussi elles paraissent de loin plus petites qu’elles ne le sont réellement, répliqua Quilp en pressant le bras de son compagnon. Vous ne sauriez vous faire une idée de la valeur de votre prise avant de l’avoir entre les mains, voyez-vous.

– Vous croyez cela ?

– Si je le crois ! dites que j’en suis certain. Amenez-moi Trent. Dites-lui que je suis son ami, le vôtre ; comment ne le serais-je pas ?

– Il n’y a pas de raison, certainement, pour que vous ne le soyez pas, répondit Richard, et peut-être, au contraire, y en a-t-il beaucoup pour que vous le soyez. Du moins, il n’y aurait rien d’étrange dans votre désir d’être mon ami si vous étiez un esprit distingué, mais vous savez bien vous-même que vous n’êtes point un esprit distingué.

– Je ne suis pas un esprit distingué ! s’écria le nain.

– Du diable si vous l’êtes ! répliqua Richard. Un homme de votre tournure ne peut pas l’être. En fait d’esprit, mon cher monsieur, vous ne pouvez être qu’un esprit malin. Les esprits distingués, ajouta-t-il en se frappant la poitrine, ont un tout autre air, croyez-moi, j’en sais quelque chose. »

Quilp lança à son trop franc ami un regard mêlé de finesse et de mécontentement, et lui serrant la main avec force, il lui dit :

« Vous êtes un drôle de corps, mais c’est égal, comptez sur mon estime. »

Après cela ils se séparèrent, M. Swiveller pour retourner chez lui le mieux possible et se remettre de son excès par le sommeil, et Quilp pour réfléchir à la découverte qu’il avait faite, et se réjouir de la magnifique perspective de satisfaction et de représailles qu’elle lui ouvrait.

Ce ne fut pas sans de grandes répugnances et des soupçons fâcheux que, le lendemain matin, M. Swiveller, la tête encore lourde des fumées du fameux schiedam, se rendit chez son ami Trent – sous le toit d’une vieille maison garnie qui avait l’air d’un repaire de revenants – et lui raconta, avec ménagements toutefois, ce qui s’était passé la veille entre Quilp et lui. Ce ne fut pas non plus sans une vive surprise, sans se demander quels motifs avaient pu dicter la conduite de Quilp, ni sans amèrement blâmer la folie de Dick Swiveller que son ami entendit ce récit.

« Je ne chercherai pas à m’excuser, dit Richard d’un ton contrit, mais ce drôle a des façons si originales, c’est un chien si adroit, qu’il m’a amené d’abord à me demander quel mal cela pouvait faire de lui parler à cœur ouvert, et j’en étais encore à y songer que déjà il m’avait arraché mon secret. Si vous l’aviez vu boire et fumer, comme je l’ai vu, vous auriez fait comme moi, vous lui auriez tout dit. C’est une salamandre, vous le savez, pas autre chose. »

Sans examiner si les salamandres sont de leur nature de très-bons confidents à prendre dans les affaires délicates, ou si un homme à l’épreuve du feu comme l’amateur de schiedam était par là digne de toute confiance, Frédéric Trent se jeta sur un siège et, plongeant sa tête entre ses mains, il s’efforça de sonder les motifs qui avaient pu conduire Quilp à s’insinuer dans les secrets de Richard Swiveller : car c’était lui qui avait cherché à tirer les vers du nez de Dick, et non pas l’autre qui avait été entraîné à lui révéler tout par une confiance spontanée : d’ailleurs, Frédéric en pouvait douter moins que jamais, en voyant que le nain tâchait de l’amorcer lui-même, et recherchait sa société. Le nain l’avait rencontré deux fois, à la poursuite de renseignements sur les fugitifs, et, comme il n’avait pas montré jusque-là qu’il prît un grand intérêt à leur sort, cet empressement subit avait suffi pour éveiller des soupçons dans le cœur d’une créature naturellement ombrageuse et défiante, sans parler de sa curiosité instinctive si heureusement secondée par les manières ingénues de M. Dick. Mais comment se faisait-il que Quilp, informé du plan qu’ils avaient tramé, se fût offert pour le seconder ? C’était là une question plus difficile à résoudre : cependant, comme généralement les frisons s’abusent eux-mêmes en imputant à d’autres leurs propres desseins, Frédéric pensa aussitôt que certaine mésintelligence avait pu s’élever entre Quilp et le vieillard, par suite de leurs relations secrètes, et peut-être même n’être pas étrangère à la disparition soudaine du marchand de curiosités, et que ce motif avait inspiré au nain le désir de se venger en arrachant au vieillard l’unique objet de son amour et de son anxiété, pour le faire passer entre les mains d’un homme, l’objet de sa terreur et de sa haine. Comme Frédéric Trent lui-même, sans seulement songer aux intérêts de sa sœur, avait à cœur de voir réussir ce projet, qui satisfaisait également sa haine et sa cupidité, il n’en fut que mieux disposé à croire que c’était là aussi le principe de la conduite de Quilp. Une fois que le nain, selon lui, avait son avantage personnel à les aider dans leur projet, il devenait aisé de croire à sa sincérité et à la chaleur de son zèle dans une cause qui leur était commune ; et comme il ne pouvait douter que ce ne fût un utile et puissant auxiliaire, Trent se détermina à accepter l’invitation qu’il lui avait faite et à se rendre chez lui le soir même ; et là, s’il était confirmé dans ses idées parce que dirait ou ferait le nain, il l’admettrait à partager les peines de l’exécution, mais non pas le profit.

Tout cela bien médité et bien arrêté dans son esprit, il communiqua à M. Swiveller – qui se fût contenté de moins encore – une petite partie de ses idées, et, lui laissant toute la journée pour se remettre des étreintes bachiques de la salamandre, il l’accompagna le soir chez M. Quilp.

M. Quilp fut enchanté de les voir, ou fit semblant de l’être, et il se montra même terriblement poli envers Mme Quilp et Mme Jiniwin. Pourtant il ne manqua point de lancer un regard scrutateur sur sa femme pour observer l’effet que produirait en elle la visite du jeune Trent.

Mme Quilp n’éprouva pas plus d’émotion que n’en ressentît sa mère, en reconnaissant Frédéric Trent ; mais comme le regard de son mari la remplissait d’embarras et de confusion, et qu’elle ne savait ni ce qu’il fallait faire ni ce que M. Quilp exigeait d’elle, le nain ne manqua point d’assigner à son embarras la cause qu’il avait dans l’esprit ; et tout en riant sous cape pour s’applaudir de sa pénétration, il était secrètement exaspéré par la jalousie.

Cependant il n’en laissa rien percer. Au contraire, il fut tout sucre et tout miel, et présida avec l’empressement le plus cordial à la distribution du rhum.

« Voyons, dit Quilp, savez-vous qu’il doit bien y avoir près de deux ans que nous nous connaissons ?

– Près de trois, je pense, dit Trent.

– Près de trois ! s’écria Quilp. Comme le temps passe ! Est-ce qu’il vous semble qu’il y ait si longtemps que cela, madame Quilp ?

– Oui, Quilp, répondit la jeune femme avec une exactitude de mémoire malheureuse, je crois qu’il y a trois ans accomplis.

– En vérité, madame !… pensa Quilp, on voit que le temps vous a paru long : vous avez bien compté ! très-bien, madame ! »

Et il ajouta, s’adressant à Frédéric :

« Il me semble que c’est hier que vous êtes parti pour Demerari sur le Mary-Anne… pas plus tard qu’hier, je vous jure. Eh bien ! moi, j’aime cela, qu’un jeune homme s’amuse un peu Moi-même j’ai fait mes farces comme un autre. »

M. Quilp accompagna cette déclaration de si terribles clignements d’yeux attestant ses anciens déportements, que mistress Jiniwin se sentit pénétrée d’indignation et ne put s’empêcher de remarquer à voix basse qu’il pourrait bien au moins remettre le chapitre de ses confessions au moment où sa femme serait absente. M. Quilp répondit à cet acte de hardiesse et d’insubordination par un regard qui fit perdre contenance à Mme Jiniwin, puis il but cérémonieusement à la santé de sa belle-mère.

« J’avais bien pensé, dit-il en posant son verre, que vous reviendriez tout de suite, mon cher Fred. Je l’avais toujours dit. Et quand le Mary-Anne vous ramena à son bord, au lieu d’apporter une lettre qui annonçât votre repentir et le bonheur que vous goûtiez dans la position qu’on vous avait procurée, cela me divertit, – mais me divertit plus que vous ne sauriez croire. Ah ! ah ! ah ! »

Le jeune homme sourit, mais non pas tout à fait comme si le thème était le plus agréable qu’on pût choisir pour l’amuser ; aussi Quilp, qui s’en aperçut, jugea-t-il à propos de continuer en ces termes :

« Je dirai toujours que si un riche parent, ayant deux jeunes rejetons – sœur ou frère, ou frère et sœur – dépendants de lui, s’attache exclusivement à l’un d’eux et chasse l’autre, il a tort. »

Frédéric fit un mouvement d’impatience ; mais Quilp poursuivit avec autant de calme que s’il discutait quelque question abstraite dans laquelle aucun assistant n’eût eu le moindre intérêt personnel.

« Il est très-vrai, dit-il, que votre grand-père vous accusa maintes fois d’oubli, d’ingratitude, de légèreté, d’extravagance, etc. ; mais comme je le lui ai souvent répété, « ce sont là des peccadilles ordinaires. – Mais c’est un drôle ! disait-il. – Je vous l’accorde, lui répondais-je (pour faire triompher mon raisonnement, bien entendu), que de jeunes nobles, que de jeunes gentlemen sont aussi des drôles ! » Mais il ne voulait pas se rendre à l’évidence.

– Cela m’étonne, monsieur, dit le jeune homme d’un air railleur.

– Oui, voilà ce que je lui disais dans le temps, reprit Quilp ; mais le vieux était obstiné. Sans doute c’était un de mes amis, mais cela ne l’empêchait pas d’être obstiné et mauvaise tête La petite Nelly est une bonne, une charmante jeune fille ; mais vous êtes son frère, Frédéric. Vous êtes son frère après tout, comme vous le dîtes au vieux la dernière fois que vous vîntes chez lui. Il ne peut pas empêcher cela.

– Il le ferait s’il le pouvait, dit le jeune homme avec impatience. C’est à ajouter au chapitre de sa tendresse à mon égard Mais il n’y a rien de neuf à apprendre sur ce sujet ; finissons en, au nom du diable !

– D’accord, répliqua Quilp ; je ne demande pas mieux. Pourquoi y faisais-je allusion ? Précisément pour vous montrer, mon cher Frédéric, que j’ai toujours été votre ami. Vous ne saviez pas mettre de différence entre votre ami et votre ennemi ; en mettez-vous maintenant ? Vous vous étiez imaginé que j’étais contre vous, et partant, il y avait entre nous de la froideur ; mais ce n’était que de votre côté, entièrement de votre côté. Une poignée de main, Frédéric. »

Avec sa tête enfoncée entre ses épaules et un hideux sourire sur la lèvre, le nain se dressa et étendit à travers la table son bras exigu. Après un moment d’hésitation, le jeune homme présenta sa main : Quilp lui serra les doigts d’une telle force, que le cours du sang y fut arrêté un moment ; puis portant à sa bouche son autre main d’un air discret, et lançant un regard de travers à Swiveller qui ne s’en doutait guère, il lâcha les doigts meurtris de Frédéric et se rassit.

Ce mouvement ne fut pas perdu pour Trent qui, sachant bien que Richard était un simple instrument entre ses mains et qu’il ne connaissait de ses projets que ce qu’il daignait lui en communiquer, comprit que le nain était parfaitement au courant de leur position respective et du caractère de son ami. C’est déjà quelque chose que de se sentir apprécié à sa valeur, même en fait de coquinerie. L’hommage silencieux rendu par le nain à sa supériorité, et l’opinion qu’il s’était faite, avec son esprit vif et pénétrant, de l’ascendant exercé par Frédéric sur son ami, décidèrent Trent à s’appuyer sur ce hideux auxiliaire et à profiter de son aide.

M. Quilp, jugeant à propos de couper court au sujet de la conversation, de peur que Richard Swiveller ne révélât dans son étourderie quelque chose que les femmes ne dussent point connaître, proposa une partie de piquet à quatre ; les cartes décidèrent le sort : Mme Quilp échut comme partenaire à Frédéric Trent, et Dick à M. Quilp. Mme Jiniwin, qui aimait beaucoup le jeu, en fut par conséquent soigneusement exclue par son gendre qui lui confia le soin de remplir de temps en temps les verres avec les liqueurs contenues dans les flacons. M. Quilp ne la perdait pas de vue, afin qu’elle ne s’avisât pas de prendre un avant-goût de ces breuvages exquis ; et comme les liqueurs ne plaisaient pas moins que les cartes à la vieille dame, M. Quilp trouva ce moyen ingénieux d’infliger à la fois à Mme Jiniwin un double supplice de Tantale.

Mais ce n’était pas à Mme Jiniwin que se bornait l’attention de M. Quilp, et d’autres objets encore exerçaient sa constante vigilance. Parmi ses habitudes excentriques, le nain avait celle de tricher aux cartes : il fallait que non seulement il observât avec soin la marche du jeu et fît en même temps des tours d’escamoteur en comptant les points et en les marquant, mais encore qu’il donnât sans cesse des avertissements à Richard Swiveller par des regards, des froncements de sourcil et des coups de pied par-dessous la table ; car Richard, tout ahuri par la rapidité avec laquelle les cartes étaient appelées et les fiches voyageaient sur le tapis, ne pouvait s’empêcher d’exprimer de temps en temps sa surprise et ses doutes. Mme Quilp, nous l’avons dit, était la partenaire du jeune Trent ; aussi, à chaque regard qu’ils échangeaient, à chaque parole qu’ils prononçaient, à chaque carte qu’ils jetaient, le nain ouvrait les yeux et les oreilles ; ce n’était pas seulement ce qui se passait sur la table qui l’occupait, mais encore les signes d’intelligence qui pouvaient être échangés en dessous, et il employait toutes sortes de ruses pour les surprendre ; par exemple, il appuyait souvent son pied sur celui de sa femme pour voir si elle jetterait un cri ou si elle se tiendrait coite malgré la douleur, parce que, dans ce dernier cas, il lui eût été démontré que Trent lui avait déjà marché sur le pied. Cependant, au plus fort de ses préoccupations, il n’en continuait pas moins de tenir un de ses yeux fixés sur la vieille dame ; et, si à la dérobée elle approchait une cuiller à thé d’un verre voisin, – ce qu’elle faisait fréquemment, – pour attraper une petite goutte du nectar qu’il contenait, la main de Quilp dérangeait ses plans au moment même du triomphe de Mme Jiniwin, et, d’une voix moqueuse, Quilp la suppliait de ménager sa précieuse santé. Et ces soins si multipliés n’empêchaient pas Quilp d’y satisfaire sans relâche et sans faute, depuis le premier jusqu’au dernier.

Enfin, quand ils eurent joué bon nombre de parties liées et largement festoyé les liqueurs, M. Quilp ordonna à sa femme d’aller se coucher ; la douce Betzy obéit et se retira, suivie de sa mère indignée. Swiveller s’était endormi. Le nain, appelant du doigt Frédéric à l’autre extrémité de la chambre, y tint à voix basse avec lui une courte conférence.

« Nous ferons aussi bien de ne dire, devant votre digne ami, que ce que nous ne pouvons pas taire, dit Quilp en se tournant avec une grimace vers Dick endormi. C’est marché conclu entre nous, Fred. Voyons, lui ferons-nous épouser cette petite rose de Nelly ?

– Vous y avez aussi votre intérêt, je suppose, répliqua l’autre.

– Oui, j’en ai un naturellement, dit Quilp riant de l’idée que Frédéric ne soupçonnait pas son but réel ; peut-être des représailles à exercer, peut-être une fantaisie. J’ai des moyens, Fred, de seconder ce projet ou de m’y opposer. Quel parti prendrai-je ? Voici une paire de balances, je la ferai pencher du côté que je voudrai.

– Faites-la pencher de mon côté, dit Trent.

– Voilà qui est fait, mon cher Fred, répondit Quilp tendant sa main fermée, puis l’ouvrant comme s’il en laissait tomber quelque objet pesant ; le poids est dans le plateau et il l’entraîne. Faites attention.

– Oui, mais où sont-ils partis, les plateaux ? » demanda Trent.

Quilp secoua la tête et dit que le point restait à découvrir, mais que ce ne serait peut-être pas bien difficile. Une fois la chose faite, ils auraient à concerter leurs démarches préliminaires. Il se chargeait de voir le vieillard, ou bien Richard Swiveller pourrait l’aller voir, lui montrer de la chaleur pour ses intérêts, le presser de se loger dans une maison convenable et, par la reconnaissance qu’il inspirerait à la jeune fille, ferait du progrès dans son estime. Grâce à cette impression, il serait facile de la gagner d’ici à un ou deux ans : car elle supposait que le vieillard était pauvre, celui-ci affectant, par une politique qui n’était pas rare chez les avares, d’étaler les dehors de l’indigence aux yeux de ceux qui l’entouraient.

« Il a bien assez souvent caché son jeu avec moi, dit Trent, et tout dernièrement encore.

– Et avec moi aussi, dit le nain. Ce qui est d’autant plus extraordinaire, que je sais parfaitement combien en réalité il est riche.

– Vous devez le savoir.

– Je crois que je dois le savoir… » dit le nain ; et en cela du moins, avec sa parole à double entente, il ne mentait pas.

Après avoir échangé encore quelques mots à voix basse, ils se remirent à table. Le jeune homme éveilla Richard Swiveller et lui apprit qu’il était temps de partir. Richard, à cette bonne nouvelle, se leva vivement. Le nain et Frédéric se dirent encore deux mots du succès assuré de leur plan, puis on souhaita le bonsoir à Quilp qui grimaça un adieu.

Il grimpa à la fenêtre au moment où les deux amis passaient dans la rue au-dessous de lui et il écouta. Trent faisait à haute voix l’éloge de sa femme, et tous deux se demandaient par quelle fascination elle avait été amenée à épouser ce misérable avorton. Le nain, après avoir vu s’éloigner ces deux ombres en les accompagnant de la plus formidable grimace qu’il eût jamais faite, alla tout doucement gagner son lit.

En formant leur plan, ni Trent ni Quilp n’avaient songé au bonheur ou au malheur de la pauvre innocente Nelly. Il n’eût pas été moins étrange que l’insouciant dissipateur dont ils faisaient leur instrument eût été lui-même occupé d’y penser pour eux ; car la haute opinion qu’il avait de sa personne et de son mérite justifiait, à ses yeux, le projet concerté ; et, quand il eût reçu, par extraordinaire, la visite d’un hôte aussi rarement accueilli à sa porte que la réflexion, adonné comme il l’était à la pleine satisfaction de ses appétits, il eût pleinement rassuré sa conscience avec l’idée qu’il ne songeait ni à maltraiter ni à tuer sa femme, et que, par conséquent, après tout, il serait dans la bonne moyenne des maris très-supportables.

Chapitre XXIV. §

Ce ne fut que lorsqu’ils se sentirent épuisés de fatigue et hors d’état de continuer à marcher comme ils l’avaient fait depuis le champ de courses, que le vieillard et l’enfant se hasardèrent à s’arrêter et à s’asseoir sur la limite d’un petit bois. Là, bien que l’arène fût cachée à leur vue, ils pouvaient percevoir encore le bruit affaibli des cris éloignés, le brouhaha des voix et le roulement des tambours. Gravissant l’éminence qui les séparait de ces lieux, l’enfant put reconnaître les drapeaux flottants et les blancs pavillons des baraques ; mais personne ne venait de leur côté, et l’endroit où ils se reposaient était solitaire et paisible.

Il se passa quelque temps avant que Nelly pût rassurer son compagnon craintif et lui rendre le calme nécessaire. L’imagination désordonnée du vieillard lui représentait une foule de gens se glissant jusqu’à lui et sa petite-fille dans l’ombre des buissons, s’embusquant dans chaque fossé et les épiant derrière chaque branche des arbres agités. Il était obsédé de la crainte d’être jeté dans quelque cabanon obscur où on l’enchaînerait et le fouetterait ; pis que cela, où Nelly ne serait jamais admise à le voir, sinon à travers des barreaux de fer et des grilles scellées à la muraille. Ses terreurs gagnaient l’enfant. Être séparée de son grand-père, c’était le plus cruel supplice qu’elle put redouter ; et pensant que dans l’avenir, partout où ils iraient, ils étaient exposés à être ainsi traqués et poursuivis sans pouvoir espérer de salut qu’à la condition de rester cachés, elle sentit son cœur se briser et son courage faiblir.

Cet accablement d’esprit n’avait rien de surprenant chez un être si jeune et si peu habitué aux scènes parmi lesquelles il lui avait fallu vivre depuis quelque temps. Mais souvent la nature place de nobles et généreux cœurs dans de faibles poitrines, – très-souvent, Dieu merci ! dans des poitrines de femme ; – et quand l’enfant, attachant sur le vieillard ses yeux mouillés de larmes, se rappela combien il était débile, et combien il serait abandonné et sans ressources si elle venait à lui manquer, son cœur se ranima et se trouva rempli d’une force et d’une constance nouvelles.

« Nous voici à l’abri de tout danger et nous n’avons plus rien à craindre, mon cher grand-papa, dit-elle.

– Rien à craindre !… répéta le vieillard. Rien à craindre, et s’ils m’arrachaient d’auprès de toi ! Rien à craindre, et s’ils nous séparaient ! Je ne crois plus personne : pas même Nell !

– Oh ! ne parlez pas ainsi ! répliqua l’enfant. Car si jamais quelqu’un vous fut fidèle et dévoué, c’est moi. Et je sais bien que vous n’en doutez pas.

– Comment alors, dit le vieillard, regardant d’un air craintif autour de lui, pouvez-vous avoir le cœur de me dire que nous sommes en sûreté lorsqu’on me cherche de tous côtés, lorsqu’on peut venir ici, se glisser vers nous, au moment même où nous parlons !

– Parce que je suis bien sûre que nous n’avons pas été suivis. Jugez-en par vous-même, cher grand-papa ; regardez autour de vous, et voyez combien tout est calme. Nous sommes seuls ensemble, et libres d’aller où il nous plaira Vous dites que vous n’êtes pas en sûreté ! Pourrais-je donc être si tranquille, et le serais-je si vous aviez à craindre quelque danger ?

– Oh ! oui ! oh ! oui ! dit-il en lui pressant la main, mais sans cesser de regarder au loin avec anxiété. – Quel est ce bruit ?

– Un oiseau, dit l’enfant ; un oiseau qui voltige à travers le bois et nous indique le chemin que nous avons à suivre. Vous vous rappelez quand nous disions que nous irions par les bois et les champs et le long du bord des rivières, et que nous serions bien heureux… Vous vous le rappelez ?… Mais ici, tandis que le soleil brille au-dessus de nos têtes, et que tout est lumière et bonheur, nous restons tristement assis, à perdre notre temps ! – Voyez, quel joli sentier ! l’oiseau nous y mène, – le même oiseau ; – le voilà qui se pose sur un autre arbre et qui s’arrête pour chanter. Venez ! »

Lorsqu’ils se levèrent et prirent l’allée ombreuse qui devait les conduire à travers les bois, Nelly s’élança en avant ; imprimant ses petits pieds sur la mousse qui se relevait après, souple et élastique sous ces pieds légers, gardant pourtant l’empreinte de ses pieds mignons comme une glace fidèle. Puis alors elle appela le vieillard de ce côté, tant du regard que de son geste gai et pressant. Elle lui montrait d’un signe furtif quelque oiseau solitaire se balançant et gazouillant sur une branche qui s’égarait au-dessus de l’allée ; ou bien, elle s’arrêtait pour écouter les chants qui rompaient l’heureux silence ; ou bien elle contemplait le rayon de soleil qui tremblait parmi les feuilles, et, se glissant le long des troncs énormes des vieux chênes couverts de lierre, projetait au loin des traits lumineux. Comme ils cheminaient en avant, écartant les buissons qui bordaient l’allée, la sérénité que Nelly avait feint d’éprouver d’abord pénétra véritablement dans son cœur ; le vieillard cessa de jeter derrière lui des regards d’effroi, il montra même plus d’assurance et de gaieté : car plus ils s’enfonçaient dans le sein de l’ombre verte, plus ils sentaient que l’esprit de Dieu était là et répandait la paix sur eux.

Enfin le sentier devint plus clair ; la marche, plus libre ; ils atteignirent la limite du bois et se trouvèrent sur une grande route. Ils la suivirent quelque temps et entrèrent bientôt dans une ruelle ombragée par deux rangées d’arbres si serrés et si touffus que leurs cimes se rejoignaient en berceau et formaient une arcade au-dessus de l’étroit sentier. Un poteau mutilé indiquait que cette ruelle menait à un village situé à trois milles, et ce fut là que les voyageurs résolurent de diriger leurs pas.

Le trajet leur parut si long qu’ils crurent parfois s’être égarés. Mais enfin, à leur grande joie, le chemin aboutit à une descente rapide avec une double chaussée sur laquelle étaient pratiqués des trottoirs ; et les maisons du village leur apparurent groupées et étagées du fond de leur ceinture boisée.

C’était un lieu modeste. Les hommes et les enfants s’amusaient à jouer au cricket10 sur le gazon. Les regards s’attachèrent sur Nelly et le vieillard qui erraient en se demandant où ils chercheraient un humble asile. Dans un petit jardin, devant sa chaumière, se trouvait tout seul un homme âgé. Les voyageurs éprouvaient un certain embarras à l’aborder, car c’était le maître d’école, et au-dessus de sa fenêtre le mot École était tracé en lettres noires sur un écriteau blanc. C’était un homme pâle, d’un extérieur simple ; il portait un habit usé et étriqué, et se tenait assis parmi ses fleurs et ses ruches, fumant sa pipe, sous le petit portique devant sa porte.

« Parle-lui, ma chère, dit tout bas le vieillard.

– J’ai peur de le déranger, dit timidement l’enfant : il n’a pas l’air de nous apercevoir. Peut-être, si nous attendons un peu, regardera-t-il de notre côté. »

Ils attendirent, mais le maître d’école ne regardait pas de leur côté et restait sous son petit portique, pensif et silencieux. Il paraissait bon. Son habillement, tout noir, faisait ressortir encore son teint pâle et sa maigreur. Ils trouvèrent aussi à sa personne, à sa maison, un air de solitude et d’isolement qui venait peut-être de ce que les autres étaient réunis sur la pelouse à se donner du plaisir. Il n’y avait que lui qui fût resté seul dans tout le village.

Cependant le vieillard et sa compagne étaient bien las. Nelly se serait peut-être senti le courage de s’adresser même à un maître d’école ; mais elle hésitait, parce que la physionomie de cet homme révélait la tristesse ou le malheur.

Tandis qu’ils étaient là, incertains, à peu de distance, ils le virent de temps en temps demeurer plongé chaque fois dans une sombre méditation, puis poser sa pipe de côté et faire deux ou trois tours dans son jardin ; s’approcher ensuite de la porte et regarder du côté de la pelouse, puis reprendre sa pipe en soupirant et s’asseoir de nouveau dans la même attitude pensive.

Comme aucune autre personne ne paraissait et que la nuit commençait à tomber, Nelly s’arma enfin de résolution ; et lorsque le maître d’école eut repris sa pipe et son siège, elle s’aventura à s’approcher en tenant son grand-père par la main. Le bruit qu’ils firent en levant le loquet de la porte, attira l’attention du maître d’école. Il les considéra avec bienveillance, mais cependant comme un homme désappointé, et agita doucement la tête.

Nelly fit une révérence et lui dit qu’ils étaient de pauvres voyageurs qui cherchaient pour la nuit un abri qu’ils payeraient volontiers, selon leurs faibles moyens. Le maître d’école la regarda avec attention pendant qu’elle parlait ; il mit sa pipe de côté et se leva aussitôt.

« Si vous pouviez nous indiquer un endroit, dit l’enfant, nous vous en serions bien reconnaissants.

– Vous venez de faire un long chemin ? dit le maître d’école.

– Très-long, répéta Nelly.

– Vous commencez de bonne heure à voyager, mon enfant, dit-il en posant amicalement la main sur la tête de Nelly. C’est votre petite-fille, mon brave homme ?

– Oui, monsieur, s’écria le vieillard ; c’est l’appui et la consolation de ma vie.

– Entrez ici, » dit le maître d’école.

Sans autres préliminaires, il les mena dans une petite classe qui servait indifféremment de salle à manger et de cuisine, en leur disant qu’ils étaient les bienvenus et pourraient rester chez lui jusqu’au lendemain matin. Avant même qu’ils l’eussent remercié, il étendit sur la table une grosse nappe bien blanche, y posa des couteaux et des assiettes ; et mettant sur la table du pain, de la viande froide et un pot de bière, il les invita à manger et à boire.

L’enfant jeta un regard autour d’elle tout en s’asseyant. Il y avait deux bancs entaillés et tout tachés d’encre ; une petite chaire perchée sur ses quatre pieds, où sans doute le maître était assis pendant la classe ; quelques livres rangés sur une tablette haute, avec des coins au haut des pages ; en outre, une collection bigarrée de toupies, de balles, de cerfs-volants, de lignes à pêcher, de billes, de trognons de pommes et autres objets confisqués aux paresseux de l’école. Accrochés à la muraille, on voyait se carrer dans toute leur majesté terrifique, sur deux supports, la canne et le martinet ; et près de là, sur une petite planchette ad hoc le bonnet d’âne, fait de vieux journaux et décoré d’une quantité de pains à cacheter des plus larges et des plus apparents. Mais le principal ornement des murs consistait en des sentences morales parfaitement transcrites en belle écriture ronde, en un certain nombre d’additions et de multiplications fort bien chiffrées : tout cela venait évidemment de la même main, et ces tableaux se trouvaient disposés tout autour de la salle dans le double but, très-évident, d’offrir un témoignage de l’excellent enseignement de l’école et d’exciter l’émulation dans le cœur des écoliers.

« Eh bien ! dit le vieux maître d’école, remarquant que l’attention de Nelly était absorbée par ces spécimens, voilà une belle écriture ! n’est-ce pas, ma chère petite ?

– Très-belle, monsieur, répondit-elle modestement. Est-ce la vôtre ?

– La mienne ! s’écria-t-il, tirant ses lunettes et les mettant sur son nez pour jouir mieux d’un triomphe toujours cher à son cœur. Oh ! non, je ne pourrais pas écrire aujourd’hui comme cela. Non ! tous ces tableaux sont de la même main, une petite main, plus jeune que la vôtre, mais pourtant très-habile. »

En parlant ainsi, le maître d’école s’aperçut qu’une légère tache d’encre avait été jetée sur un des tableaux. Il tira de sa poche un canif, et, s’approchant du mur, il gratta soigneusement la tache. Cette besogne achevée, il alla lentement à reculons contempler l’exemple d’écriture avec admiration, comme on pourrait contempler la plus belle peinture. Mais, dans sa voix, dans son geste, il y avait quelque chose de triste qui émut profondément Nelly, bien qu’elle en ignorât la cause.

« Oh ! oui, une petite main !… dit le pauvre maître d’école. Un enfant bien supérieur à tous ses camarades, à l’étude comme au jeu. Comment se fait-il qu’il se soit tant attaché à moi ? Que je l’aime, il n’y a rien d’étonnant à cela ; mais qu’il m’aime ainsi, lui !…»

Ici, le maître d’école s’arrêta ; il retira ses lunettes pour les essuyer, car les verres s’en étaient obscurcis.

« J’espère que vous n’avez aucun motif d’être inquiet pour lui, monsieur, dit Nelly avec anxiété.

– Non, pas précisément, ma chère. Je comptais le voir ce soir sur la pelouse. Il était toujours le premier à prendre sa part du cricket. Mais il y sera sans doute demain.

– Est-ce qu’il a été malade ? demanda l’enfant avec la sympathie de son âge.

– Malade ! oui, un peu indisposé. On dit qu’il a eu du délire hier, ce cher enfant, et aussi la veille ; mais c’est inévitable avec ce genre de maladie : ce n’est pas un mauvais symptôme ; il n’y a pas là de mauvais symptôme. »

L’enfant se tut. Le maître d’école alla à la porte et regarda attentivement dehors. Les ombres de la nuit s’épaississaient, et tout était tranquille.

« S’il pouvait trouver quelqu’un pour lui donner le bras, il viendrait ici, bien sûr, dit-il en rentrant dans la chambre. Il ne manque jamais de venir au jardin me souhaiter le bonsoir. Mais peut-être sa maladie ne fait-elle que de prendre meilleure tournure, et il est sans doute trop tard pour qu’il vienne ; car il y a beaucoup d’humidité, et la rosée est très-abondante. Il vaut mieux qu’il ne vienne pas ce soir. »

Le maître d’école alluma une chandelle, assujettit le contrevent de la croisée et ferma la porte. Mais, après avoir pris ces soins et s’être assis en silence, au bout de quelques instants il décrocha son chapeau et dit à Nelly qu’il avait besoin de sortir pour aller aux nouvelles, qu’elle l’obligerait si elle voulait bien rester là jusqu’à ce qu’il fût de retour. L’enfant le lui promit, et le brave homme sortit.

Nelly resta assise et immobile durant une demi-heure et même davantage, toute seule, toute seule ; car elle avait déterminé son grand-père à aller se coucher, et elle n’entendait que le tic tac d’une vieille horloge et le sifflement du vent à travers les arbres.

Lorsque le maître d’école revint, il reprit sa place au coin de la cheminée, mais demeura silencieux pendant longtemps. Enfin il se tourna vers Nelly, et, d’une voix douce, il l’invita à vouloir bien, cette nuit, faire une prière pour un enfant malade.

« Mon élève favori ! dit le pauvre maître d’école, fumant sa pipe qu’il avait oublié d’allumer, et, regardant tristement les exemples collés sur les murs oui c’est sa petite main qui a fait tout cela… et tout amaigrie par la maladie ! Pauvre petite, petite main !… »

Chapitre XXV. §

Après une bonne nuit passée dans cette chaumière, où le sacristain avait habité pendant plusieurs années, mais qu’il avait dernièrement quittée pour se marier et prendre son ménage, Nelly se leva dès l’aurore et descendit à la chambre où elle avait soupé la veille. Déjà le maître d’école était sorti. Elle s’empressa de bien nettoyer la pièce, et elle venait de finir ses rangements, quand l’excellent homme rentra.

Il la remercia à plusieurs reprises, et lui dit que la vieille femme qui était chargée ordinairement de ces soins veillait en ce moment comme garde-malade auprès de l’enfant dont il avait parlé la veille.

« Comment va-t-il ? demanda Kelly. J’espère qu’il va mieux ?

– Non, répondit le maître d’école secouant la tête avec mélancolie ; il ne va pas mieux. On dit même qu’il va plus mal.

– Cela me fait bien de la peine, monsieur. »

Le pauvre maître d’école parut reconnaissant de cette marque de sympathie, mais il n’en fut pas moins triste, car il se hâta d’ajouter, pour s’étourdir, qu’il y a souvent des gens qui s’inquiètent mal à propos et font le mal plus grand qu’il n’est.

« Pour ma part, dit-il avec son ton doux et patient, j’espère qu’il n’en est rien. Je ne crois pas que l’enfant soit plus mal. »

Nelly lui offrit de préparer le déjeuner, qu’ils prirent tous trois ensemble quand le vieillard fut descendu. En ce moment, le maître d’école remarqua que son hôte paraissait extrêmement fatigué et devait avoir besoin de repos.

« Si le voyage que vous avez à faire est long, dit-il, et si vous n’êtes pas trop pressé, vous pourrez tout à votre aise passer ici une autre nuit ; cela me ferait plaisir, mon ami. »

Il vit que le vieillard consultait Nelly du regard, ignorant s’il devait accepter ou refuser l’offre.

« Je serais bien aise, ajouta-t-il, d’avoir auprès de moi un jour encore votre petite compagne. Si vous pouvez faire cette charité à un homme qui est seul et en même temps prendre vous-même un peu de repos, faites-la. S’il vous faut absolument continuer votre route, je vous souhaite un bon voyage, et je vous accompagnerai un bout de chemin avant l’ouverture de la classe.

– Que faut-il faire, Nell ? demanda le vieillard d’un ton d’irrésolution ; dis, qu’est-ce qu’il faut faire, ma chère Nell ? »

Il n’était pas besoin de beaucoup d’instances pour déterminer Nelly à répondre qu’il valait mieux accepter l’invitation et rester. Elle était heureuse, d’ailleurs, de prouver sa gratitude au bon maître d’école en s’acquittant avec zèle de tous les soins domestiques nécessaires au modeste cottage. Cette tâche étant achevée, Nelly tira de son panier un ouvrage d’aiguille, et s’assit sur un tabouret, près du treillage, où le chèvrefeuille de jardin et le chèvrefeuille sauvage croisaient leurs rameaux flexibles et se glissaient ensemble jusque dans la salle pour y répandre leur parfum exquis. Son grand-père se chauffait en dehors aux rayons du soleil, respirant la senteur des fleurs, et suivant d’un regard nonchalant la marche des nuages, que poussait le léger souffle du vent.

En voyant le maître d’école mettre en place les deux bancs, poser sa chaise dans la chaire et faire quelques autres dispositions pour la classe, Nelly craignit de le gêner et offrit de se retirer dans sa petite chambre à coucher. Mais il ne voulut pas y consentir ; et, comme il semblait content de l’avoir auprès de lui, elle resta, activement occupée de son ouvrage.

« Avez-vous beaucoup d’élèves, monsieur ? » demanda-t-elle.

Le pauvre maître d’école secoua la tête et répondit :

« À peine de quoi remplir ces deux bancs.

– Les autres sont-ils bien savants, monsieur ? demanda-t-elle encore, regardant les trophées attachés à la muraille.

– De bons petits enfants, dit-il, de bons petits enfants, ma chère ; mais aucun ne sera jamais capable d’en faire autant. »

Un petit garçon à la tête blonde et au visage hâlé par le soleil se montra à la porte tandis que le maître parlait, et, après s’y être arrêté pour saluer et lui tirer son pied par derrière, en manière de révérence, entra et prit sa place sur un des deux bancs. Le petit garçon à la tête blonde posa alors sur ses genoux un livre ouvert dont les pages étaient terriblement cornées, et fourrant les mains dans ses poches, commença à compter les billes dont elles étaient pleines, prouvant par l’expression de sa physionomie la disposition remarquable qu’il avait pour ne pas penser le moins du monde à l’abécédaire sur lequel ses yeux étaient axés. Bientôt après, un autre petit blond entra d’un pas traînant, puis un autre à cheveux roux, puis deux autres blondins, puis un autre avec une petite tête de caniche, jusqu’à ce qu’enfin les bancs fussent occupés par une douzaine environ de jeunes garçons avec des têtes de toutes couleurs (pas de têtes grises cependant), rangées selon l’âge, de quatre ans à quatorze et plus, car les jambes du plus jeune, lorsqu’il fut assis, se trouvèrent à une grande distance du plancher, tandis que le plus âgé, un gros lourdaud bien fort mais bien nigaud, avait au moins la moitié de la tête de plus que le maître d’école.

À l’extrémité du premier banc, le poste d’honneur dans l’école, était vide la place du petit élève malade ; et en tête des patères, où les enfants qui venaient avec des chapeaux ou des casquettes avaient l’habitude de les accrocher, il y avait aussi une place vide. Aucun enfant n’eût osé violer la sainteté du siège ou de la patère ; mais plus d’un portait son regard des endroits vides au maître d’école, et glissait derrière sa main ses réflexions à son voisin paresseux.

Alors commença le bourdonnement des leçons récitées, apprises par cœur, le chuchotement, les jeux dissimulés, tout le bruit, tout le tapage d’une école ; et, au milieu du vacarme, le pauvre maître, la douceur et la simplicité en personne, s’efforçait vainement de fixer son esprit sur les devoirs du jour et d’oublier son petit ami. L’ennui de son état ne lui rendait que plus présent encore le souvenir de l’écolier studieux, et sa pensée n’était pas avec ses élèves, on le voyait bien.

Cette disposition d’esprit n’échappa point aux plus paresseux ; s’enhardissant par l’impunité, ils devinrent plus bruyants et plus effrontés, jouant à pair ou non sous les yeux du maître, mangeant des pommes sans peur et sans reproche, se pinçant les uns les autres pour s’amuser ou par méchanceté, sans se cacher le moins du monde, et gravant leurs autographes au bas même de la chaire. L’idiot, qui était venu réciter sa leçon, ne s’amusa pas à regarder plus longtemps au plafond pour y chercher les mots oubliés ; il se rapprocha tout bonnement du siège du maître et plongea effrontément ses yeux sur la page ; le lustig de la petite troupe se mit à loucher, et à faire des grimaces, naturellement au plus jeune, sans se cacher derrière un livre, et l’assemblée émerveillée ne connut plus de bornes à sa gaieté. S’il arrivait au maître de se lever et s’il paraissait prêter quelque attention à ce qui se passait, le bruit cessait un moment et tous les regards redevenaient studieux et soumis. Mais aussitôt que la vigilance du maître se relâchait, le bruit éclatait de nouveau dix fois plus fort qu’auparavant.

Ah ! parmi ces petits paresseux, combien souhaitaient d’être dehors ! Ils contemplaient la porte ouverte et la fenêtre comme s’ils avaient dessein de sortir de force, de courir dans les bois pour y mener une vie d’enfants sauvages. Que de pensées de révolte faisaient naître la fraîche rivière et les bons endroits bien ombragés où il est si agréable de se baigner sous les saules dont les branches descendent jusque dans l’eau ! surtout chez ce gaillard, que je vois d’ici, avec son col de chemise déboutonné et rabattu sur son dos, éventant sa face rubiconde avec un abécédaire, et souhaitant d’être baleine ou cachalot, chauve-souris ou moucheron, tout ce qu’on voudra, plutôt que de rester à l’école par une chaleur torride. Ouf ! Demandez à cet autre garçon qui, assis le plus près de la porte, a pu mettre à profit cette circonstance pour se glisser dans le jardin et entraîner ses camarades par le mauvais exemple en plongeant son visage dans le seau du puits et se roulant ensuite sur le gazon ; demandez-lui s’il y eut jamais un jour comme celui-là, même quand les abeilles s’enfonçaient dans la corolle des fleurs et s’y tenaient immobiles comme si elles avaient résolu de se retirer des affaires et de fermer leur fabrique de miel. C’était un jour de sainte paresse, un jour fait pour s’étendre sur le dos au beau milieu de l’herbe, à regarder le ciel jusqu’à ce que son éclat forçât les yeux de se fermer, et demandez-moi un peu si ce temps-là était bien choisi pour forcer de braves garçons à se pâmer sur des livres moisis dans une chambre sombre où le soleil lui-même ne daignait pas pénétrer ! C’est une abomination.

Nelly était assise auprès de la fenêtre, occupée de son ouvrage, mais prêtant attention à ce qui se passait, bien qu’intimidée quelquefois par ces petits volcans. Quand les leçons furent récitées, on commença l’exercice d’écriture. Comme il n’y avait qu’un pupitre, celui du maître, chaque enfant vint s’y asseoir à son tour et y griffonner une page toute tordue, tandis que le maître se promenait de long en large. La classe était moins bruyante. Le maître s’approchait pour regarder par-dessus l’épaule de celui qui écrivait, en lui disant avec douceur de remarquer comme les lettres étaient formées sur les modèles placardés le long du mur. Il lui en faisait admirer les pleins et les déliés, en lui recommandant de chercher à les imiter. Il interrompait ensuite la leçon pour leur répéter ce que l’enfant malade avait dit la nuit précédente et combien il regrettait de n’être pas encore avec eux. Il y avait dans le ton et les paroles du pauvre maître d’école tant de bonté et de tendresse, que les jeunes garçons parurent éprouver du remords de l’avoir ainsi tourmenté, et rentrèrent dans l’ordre le plus absolu ; durant deux minutes au moins, on ne mangea plus de pommes, on n’écrivit plus son nom au couteau, on ne se pinça plus, on ne fit plus de grimaces.

« Je pense, mes amis, dit le maître d’école quand l’horloge sonna midi, que je vous donnerai aujourd’hui, par extraordinaire, demi-congé. »

À cette nouvelle, les écoliers, le grand garçon en tête, poussèrent des clameurs d’enthousiasme au milieu desquelles on vit le maître remuer les lèvres, mais sans parvenir à se faire entendre. Cependant, comme il agitait la main pour réclamer le silence, les élèves eurent assez de docilité pour se taire, aussitôt que les poumons les plus vigoureux de la troupe n’en purent plus à force de crier.

« Promettez-moi d’abord, dit le maître, de n’être pas trop bruyants, ou bien, si vous voulez faire du bruit, de vous en aller bien loin, hors du village s’entend. Je suis sûr que vous ne voudriez pas casser la tête à votre ancien et fidèle camarade. »

Ici s’éleva un murmure général, sans doute très-sincère, car ce n’étaient encore que des enfants, pour protester contre toute idée de troubler le repos du camarade. Le grand garçon, probablement avec autant de sincérité naïve que tous les autres, prit ses voisins à témoin que, s’il avait crié, il avait crié tout bas.

« N’oubliez donc pas mes recommandations, dit le maître ; mes chers amis, c’est une faveur que je vous demande personnellement. Amusez-vous autant que vous pourrez, mais souvenez-vous que tout le monde n’a pas le bonheur d’être aussi bien portant que vous. Allons ! adieu.

– Merci, monsieur, – adieu, monsieur, » ces mots furent prononcés une foule de fois sur tous les tons, et les enfants sortirent lentement et sans bruit. Mais le soleil brillait, et les oiseaux chantaient, comme le soleil ne brille et comme les oiseaux ne chantent qu’aux jours de congé ou de demi-congé ; et puis les arbres penchaient leurs branches comme pour inviter les écoliers échappés à grimper et à se nicher dans leurs branches feuillues ; le foin les suppliait de venir s’ébattre et se coucher sur son tapis au grand air ; le blé vert, par ses ondulations agaçantes, les appelait vers le bois et la rivière ; le pré, rendu plus doux encore par un mélange de lumière et d’ombre, les conviait à sauter, à gambader, à se promener Dieu sait où. C’était plus de joie qu’il n’en faut à un enfant pour le rendre heureux, et ce fut avec de vives acclamations que toute la troupe prit ses jambes à son cou et s’éparpilla en criant et riant sur son passage.

« C’est bien naturel, mon Dieu ! dit le pauvre maître d’école, les suivant de l’œil. Je suis bien content qu’ils ne fassent pas attention à ma peine. »

Il est difficile cependant de satisfaire tout le monde ; c’est ce que nous savons presque tous par expérience, sans parler de la fable d’où je tire cette maxime. Dans l’après-midi plusieurs mères et tantes d’élèves crurent devoir exprimer leur mécontentement de la conduite du maître d’école. Quelques-unes se bornèrent à des allusions, par exemple en demandant avec politesse si c’est que c’était un jour marqué en lettres rouges sur le calendrier, ou le nom du saint dont on chômait la fête ; d’autres, les fortes têtes politiques du village, déclarèrent que c’était traiter un peu lestement les droits de la souveraine et faire un affront à l’Église et à l’État ; elles crurent subodorer dans ce coup d’État des principes révolutionnaires. Accorder un demi-congé pour une circonstance moins importante que l’anniversaire de la reine ! c’était être bien hardi : mais la majorité n’alla pas par quatre chemins pour exprimer son déplaisir personnel en termes énergiques : selon elle, mettre les élèves à la demi-ration de la science dont on leur devait part entière, ce n’était rien moins qu’un acte manifeste de fraude et de vol effronté. Une vieille femme même, voyant qu’elle ne pouvait réussir à enflammer ou à irriter le paisible maître d’école en lui disant des impertinences, fit grand tapage hors de sa maison, et trouva moyen de lui adresser une mercuriale indirecte durant une demi-heure, en se tenant près de la fenêtre de l’école à dire à une autre vieille dame que le maître devrait nécessairement déduire ce demi-congé du payement de la semaine, ou qu’il pouvait bien s’attendre à recevoir une opposition par huissier ; on n’avait déjà pas tant besoin de paresseux dans le pays. Ici la vieille dame éleva la voix. Les individus trop paresseux même pour être maîtres d’école, pourraient bien, avant peu, voir d’autres individus leur passer sur le casaquin ; pour sa part, elle ne manquerait pas de donner aux postulants de bons avis, pour qu’ils se tinssent prêts au besoin. Mais tous ces reproches, toutes ces scènes de violence n’aboutirent pas à tirer une parole du bon maître d’école qui restait assis, ayant Nelly à ses côtés : seulement il en était un peu plus abattu peut-être, mais toujours silencieux et n’ouvrant pas la bouche, pas même pour se plaindre.

Vers la nuit, une vieille femme traversa le jardin en se traînant de son mieux : et ayant rencontré à sa porte le maître d’école, elle l’avertit de se rendre immédiatement chez la dame West, et de partir devant elle au plus vite. Le maître et Nelly étaient au moment d’aller faire un tour ensemble ; et, sans quitter la main de l’enfant, il se précipita dehors, laissant la messagère le suivre comme elle pourrait.

Ils s’arrêtèrent à la porte d’une chaumière : le maître frappa doucement avec la main. La porte fut ouverte aussitôt. Ils entrèrent dans une chambre où un petit groupe de femmes en entourait une plus âgée que les autres, qui pleurait amèrement ; se tordait les mains et s’abandonnait à des mouvements convulsifs.

« Chère dame, dit le maître d’école prenant une chaise auprès d’elle, eh quoi ! est-il donc si mal ?

– Il s’en va grand train, s’écria la vieille femme ; mon petit-fils se meurt ! Et tout cela par votre faute. Je ne vous laisserais certainement pas en ce moment approcher de lui, n’était le vif désir qu’il a de vous voir. Voilà où vous l’avez réduit avec votre belle instruction. O mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! que faire ?…

– Ne dites pas qu’il y ait de ma faute, répondit le bon maître d’école. Je ne vous en veux pas, ma chère dame. Non, non ! vous êtes accablée, et vous ne pensez pas ce que vous dites. Je suis sûr que vous ne le pensez pas.

– Que si, répliqua la vieille femme, je le pense tout à fait. S’il ne s’était pas consumé sur ses livres, parce qu’il avait peur de vous, il serait maintenant gai et bien portant ! Je le sais bien, allez ! »

Le maître d’école regarda les autres femmes comme pour obtenir qu’une d’entre elles prononçât en sa faveur une parole bienveillante ; mais elles secouèrent la tête, et se dirent mutuellement à l’oreille qu’elles n’avaient jamais pensé que l’instruction fût bonne à grand’chose, et que cet exemple le prouvait bien. Sans répliquer par un seul mot, par un seul regard de reproche, le maître suivit la vieille garde-malade qui était venue le chercher et qui arrivait à l’instant, dans une autre chambre où l’enfant chéri du maître se trouvait à demi habillé et étendu sur un lit.

C’était un très-jeune garçon, presque un petit enfant. Ses cheveux encore bouclés ombrageaient son front, et ses yeux étaient extrêmement brillants ; mais leur éclat tenait plus du ciel que de la terre. Le maître d’école s’assit près de lui, et, se penchant vers l’oreiller, lui murmura son nom. L’enfant tressaillit, lui caressa le visage avec sa main, lui enlaça le cou de ses bras amaigris, en s’écriant que c’était son cher bon ami.

« Oui, je le suis, je l’ai toujours été, Dieu le sait ! dit le pauvre maître d’école.

– Quelle est cette jeune fille ? demanda l’enfant, à la vue de Nelly. Je n’ose l’embrasser, de peur de lui donner mon mal. Priez-la de me serrer la main. »

Nelly s’approcha en sanglotant et prit dans ses mains la petite main languissante que l’enfant malade retira au bout de quelques moments, en se laissant retomber doucement.

« Vous souvenez-vous du jardin, Harry, dit à demi-voix le maître d’école pour le tenir éveillé, car il semblait s’appesantir ; vous souvenez-vous comme vous le trouviez agréable le soir ? Il faut vous dépêcher de revenir le visiter encore, car je crois que toutes les fleurs vous regrettent. Je les trouve moins brillantes qu’auparavant. Vous y viendrez bientôt, mon cher petit, le plus tôt possible, n’est-ce pas ? »

L’enfant sourit doucement, tout doucement, et posa sa main sur la tête grise de son ami. Il remua aussi les lèvres, mais sans voix ; il n’en sortit pas un son, pas un seul.

Au milieu du silence qui suivit ces paroles, le bruit de voix éloignées, porté par la brise du soir, arriva à travers la fenêtre ouverte.

« Qu’est-ce que cela ? dit l’enfant ouvrant ses yeux.

– Vos camarades qui jouent sur la pelouse. »

L’enfant prit un mouchoir sous son oreiller et essaya de l’agiter au-dessus de sa tête. Mais son bras retomba sans force.

« Voulez-vous que je le fasse pour vous ? dit le maître d’école.

– Oui, s’il vous plaît, agitez-le à la fenêtre. Attachez-le au treillage. Quelques-uns de mes camarades le verront sans doute ; peut-être penseront-ils à moi et regarderont-ils de mon côté. »

Il souleva sa tête, et son regard alla du signal flottant à l’inutile raquette qui était posée sur une table dans la chambre, à côté de l’ardoise, d’un livre et autres objets autrefois à son usage. Une fois encore il se laissa retomber doucement et demanda si la jeune fille était là, parce qu’il voulait la voir.

Elle s’avança et pressa sa main inerte qui pendait sur le couvre-pied. Les deux vieux amis, les deux camarades, car ils l’étaient, bien que l’un fût un homme et l’autre un enfant, s’unirent dans un long embrassement ; puis le petit écolier se retourna du côté de la muraille et s’endormit.

Le pauvre maître d’école resta assis à la même place, tenant dans ses mains la froide main pour la réchauffer ; mais ce n’était plus que la main d’un enfant mort. Il le sentait, et cependant il continuait de la réchauffer encore sans pouvoir se résoudre à la quitter.

Chapitre XXVI. §

Nelly, le cœur brisé, s’éloigna avec le maître d’école du chevet de l’enfant et retourna à la chaumière. Elle eut soin de cacher au vieillard la cause réelle de son chagrin et de ses larmes ; car l’enfant mort orphelin n’avait qu’une grand’mère comme elle n’avait qu’un grand-père, et il ne laissait qu’une parente âgée pour pleurer sa perte prématurée.

Elle se mit au lit aussi vite qu’elle le put, et, lorsqu’elle se trouva seule, elle donna un libre cours à la tristesse qui accablait son âme. Mais la scène affligeante dont elle avait été témoin contenait pourtant une leçon de satisfaction et de reconnaissance : de satisfaction, puisque Nelly se sentait bien portante et libre ; de reconnaissance, puisqu’elle avait été conservée au seul parent, au seul ami qu’elle chérît, pour vivre et respirer dans un monde magnifique à ses yeux, tandis que tant de jeunes créatures, aussi jeunes qu’elle et aussi pleines d’espérance, étaient frappées et couchées dans leurs tombes. Combien de tertres funèbres dans ce vieux cimetière où elle avait erré dernièrement, s’étaient couverts de verdure sur des tombes d’enfants ! Bien qu’elle ne pensât elle-même que comme une enfant et ne réfléchît peut-être pas suffisamment à quelle brillante et heureuse existence sont appelés ceux qui meurent jeunes, et que la mort leur épargne la douleur de voir s’éteindre les autres autour d’eux, de voir descendre dans la tombe les plus fortes affections de leur cœur, ce qui fait mourir bien des fois le vieillard dans le cours d’une longue existence : cependant Nelly avait assez de raison pour comprendre facilement la moralité du spectacle auquel elle avait assisté cette nuit et pour en graver profondément le souvenir dans son cœur.

Elle ne rêva qu’au petit écolier ; elle le revoyait non pas couché dans son cercueil, non pas couvert de terre, mais au milieu des anges et souriant avec joie.

Le soleil, qui dardait dans la chambre ses rayons bienfaisants, l’éveilla. Il ne restait plus qu’à prendre congé du pauvre maître d’école et à recommencer le pèlerinage.

Tandis qu’ils faisaient leurs apprêts de départ, la classe était commencée. Dans la salle obscure le bruit de la veille retentissait encore, un peu plus tempéré, peut-être, mais si peu que rien. Le maître d’école quitta sa chaire et accompagna ses hôtes jusqu’à la porte.

Nelly lui présenta d’une main tremblante et avec hésitation l’argent que la dame lui avait donné aux courses pour payer ses fleurs ; toute confuse dans ses remercîments, en pensant à la modicité de son offrande, et rougissant de lui donner si peu. Mais il la força à garder son argent, et, s’étant baissé pour l’embrasser sur la joue, il rentra dans sa maison.

Les voyageurs n’avaient pas fait une douzaine de pas, que le maître d’école était revenu sur le seuil de sa porte. Le vieillard retourna vers lui pour lui presser les mains ; Nelly en fit autant.

« Bonne chance et bon voyage ! dit le pauvre maître d’école. Me voilà seul encore. Si un jour vous repassez par ici, n’oubliez pas la petite école de village.

– Nous ne l’oublierons jamais, monsieur, répondit Nelly ; jamais nous ne perdrons la mémoire de vos bontés pour nous.

– J’ai souvent entendu de semblables paroles tomber des lèvres des enfants, dit le maître d’école secouant la tête et souriant d’un air pensif ; mais elles ont été bientôt oubliées. J’avais un jeune ami, bien jeune il est vrai, mais il n’en valait que mieux. À présent tout est fini !… Que Dieu vous conduise ! »

Ils lui renouvelèrent plusieurs fois leurs adieux et partirent enfin, marchant d’un pas lent et se retournant souvent jusqu’à ce qu’ils ne pussent plus l’apercevoir. Ils avaient fini par laisser loin derrière eux le village et n’en voir même plus la fumée à travers les arbres. Alors ils pressèrent le pas ; leur dessein était de gagner la grande route et de la suivre à la grâce de Dieu.

Mais les grandes routes mènent bien loin. À l’exception de deux ou trois petits groupes de chaumières qu’ils dépassèrent sans s’arrêter et d’un cabaret isolé situé au bord du chemin où ils se procurèrent du pain et du fromage, cette grande route ne les avait encore menés à rien… L’après-midi s’avançait, et toujours s’allongeait cette même route triste, ennuyeuse et tortueuse qu’ils avaient suivie durant toute la journée. Cependant, comme ils n’avaient pas d’autre ressource que d’aller en avant, ils continuèrent à marcher, bien que plus lentement à cause de leur fatigue excessive.

L’après-midi était devenue une belle soirée lorsqu’ils arrivèrent à un endroit où la route formait un grand détour à travers une lande. Sur les limites de cette lande et près d’une haie qui la séparait des champs cultivés, était une caravane au repos ; nos voyageurs, qui n’avaient pu la voir à raison de la position qu’elle occupait, l’abordèrent si soudainement qu’ils n’eussent pu l’éviter quand ils auraient voulu le faire.

Ce n’était pas un de ces chariots délabrés, sales, poudreux, comme on en voit tant de ce genre, mais une petite maison posée sur des roues avec des rideaux blancs en basin décorant les croisées et des jalousies peintes en vert encadrées dans des panneaux d’un rouge vif, heureux contraste de couleurs qui donnait à l’ensemble un aspect éclatant. Ce n’était pas non plus une pauvre caravane traînée par un âne seulement ou par une rosse étriquée, car deux chevaux en bon état avaient été dételés et paissaient l’herbe fraîche. Ce n’était pas non plus une caravane de bohémiens, car devant la porte ouverte, ornée d’un marteau de cuivre bien luisant, était assise une grosse dame de bonne mine, coiffée d’un grand chapeau à larges nœuds de rubans. Il était facile de reconnaître que la caravane n’était pas non plus dépourvue du confortable, d’après les occupations de la dame qui se donnait la jouissance de prendre son thé. Tout l’attirail nécessaire pour ce petit repas, y compris une bouteille d’un caractère suspect et une tranche de jambon froid, était posé sur un tambour couvert d’une serviette blanche : c’est là qu’était assise, comme à la meilleure table du monde, la dame errante, à prendre son thé et à regarder le paysage.

Il arriva en ce moment que la maîtresse de la caravane ayant porté sa tasse à ses lèvres, laquelle tasse était de taille à servir pour le déjeuner, comme si tout devait être copieux et solide à l’avenant ; les yeux fixés sur le ciel, tout en savourant l’arôme de son thé, relevé peut-être d’un doigt de la liqueur contenue dans la bouteille suspecte (mais ceci est une simple supposition et n’a pas trait à notre histoire) ; il arriva que, tout entière à cette agréable occupation, elle n’aperçut pas d’abord les voyageurs qui s’approchaient d’elle. Ce ne fut donc qu’après avoir posé sa tasse et englouti à grand’peine sa ration abondante, qu’elle vit un vieillard et une jeune fille s’avancer lentement et la contempler d’un air d’admiration modeste mais affamée.

« Hé ! cria la maîtresse de la caravane, secouant les miettes tombées sur ses genoux et les avalant avant d’essuyer sa bouche ; oui, c’est bien elle ! Mon enfant, qui est-ce qui a gagné le prix de la course générale ?

– Gagné quoi, madame ? demanda Nelly.

– Le prix de la course générale, mon enfant ; le prix qui devait être disputé le second jour.

– Le second jour, madame ?

– Oui, le second jour, le second jour ! répéta la dame d’un air d’impatience. Vous pouvez bien me dire qui a gagné le prix quand je vous adresse poliment cette question.

– Je l’ignore, madame.

– Vous l’ignorez ! Comment, vous qui y étiez ! Je vous ai vue de mes propres yeux. »

Nelly ne fut pas médiocrement effrayée d’entendre ces paroles, car elle supposa que la dame pouvait être liée avec la maison de commerce Short et Codlin ; mais ce qui suivit fut de nature à la rassurer.

« Et j’ai regretté beaucoup, ajouta la maîtresse de la caravane, de vous voir en compagnie d’un polichinelle ; un misérable, un bas histrion que l’on devrait même rougir de regarder.

– Je n’y étais pas par goût, madame. Nous ignorions notre chemin ; ces deux hommes ont bien voulu nous accueillir et nous emmener avec eux. Est-ce que… est-ce que vous les connaissez, madame ? »

La maîtresse de la caravane jeta une sorte de cri.

« Moi les connaître ! moi connaître ça !… Mais vous êtes jeune et sans expérience, et par conséquent je vous pardonne de me faire une pareille question. Est-ce que j’ai l’air de les connaître ? Est-ce que la caravane a l’air de connaître ça ?…

– Non, madame, non… dit l’enfant, craignant d’avoir commis quelque faute grave. Je vous demande pardon. »

Ce pardon fut immédiatement accordé, quoique la dame parût encore toute hors d’elle-même devant cette supposition offensante. L’enfant lui expliqua alors qu’ils avaient quitté les courses dès le premier jour et qu’ils se rendaient par cette route à la ville la plus proche, avec l’intention d’y passer la nuit. Comme la physionomie de la dame commençait à s’éclaircir, Nelly se hasarda à demander s’il y avait loin. La dame, après lui avoir bien expliqué d’abord qu’elle avait été aux courses le premier jour en cabriolet, par partie de plaisir, mais sans y avoir affaire et sans intérêt, finit par lui répondre que la ville était encore à huit milles de là.

Ce renseignement peu encourageant déconcerta Nelly, qui ne put retenir une larme en mesurant du regard la route de plus en plus ténébreuse. Le grand-père ne fit pas entendre de plainte, mais il soupira profondément, appuyé sur son bâton et cherchant vainement à mesurer des yeux l’étendue du chemin poudreux.

La maîtresse de la caravane s’occupait de ranger sa tasse et sa théière, pour desservir la table ; mais remarquant l’air d’anxiété de l’enfant, elle hésita et suspendit l’opération. Nelly la salua, la remercia de son obligeance, prit la main du vieillard et s’éloigna. Déjà elle avait fait une cinquantaine de pas, quand la maîtresse de la caravane lui cria de revenir.

« Plus près, plus près encore ! dit-elle, l’invitant à gravir les degrés de la plate-forme. Avez-vous faim, mon enfant ?

– Pas beaucoup… Mais nous sommes fatigués ; et puis c’est… c’est encore bien loin.

– C’est égal. Que vous ayez faim ou non, vous ne serez pas fâchée de prendre un peu de thé. Je suppose que cela ne vous déplaira pas, mon vieux monsieur ? »

Le grand-père ôta humblement son chapeau et la remercia. La dame l’engagea à monter aussi sur la plate-forme. Mais comme le tambour n’eût pas été une table commode pour deux couverts, ils redescendirent et s’assirent sur l’herbe. Là, elle leur présenta le plateau à thé, du pain et du beurre, le morceau de jambon, en un mot elle les servît comme elle-même, à l’exception de la bouteille qu’elle avait déjà glissée furtivement dans sa poche.

« Posez tout cela près des roues de derrière, mon enfant, c’est la meilleure place, dit leur nouvelle amie, surveillant d’en haut leurs préparatifs. Maintenant apportez-moi la théière pour que j’y mette un peu plus d’eau chaude avec une pincée de thé frais. C’est bien. À présent, mangez et buvez tous deux autant qu’il vous plaira et sans vous gêner ; c’est tout ce que je vous demande. »

Nelly et son grand-père eussent peut-être rempli les intentions de la dame, quand même elle ne leur aurait pas donné cet encouragement de si bon cœur. Mais comme tout scrupule, tout embarras devait tomber devant ce langage cordial, ils ne se gênèrent point pour faire un bon repas. Pendant ce temps, la dame mit pied à terre, et, les mains jointes par derrière, elle se promena de long en large, d’un pas mesuré et d’un air majestueux, imprimant à son vaste chapeau une ondulation extraordinaire. Par intervalles, elle considérait la caravane avec une satisfaction muette, surtout les panneaux rouges et le marteau de cuivre, qui avaient l’air de flatter infiniment son amour-propre : quand elle fut rassasiée de cet exercice, elle s’assit sur les degrés et appela :

« Georges ! »

Là-dessus un homme en blouse de charretier, qui avait tout vu derrière une haie sans être aperçu lui-même, écarta les branches qui le cachaient, et répondit à l’appel. Il était assis et tenait sur ses jambes un plat de ragoût et une bouteille en grès qui pouvait contenir quatre litres, à sa main droite un couteau, à sa gauche une fourchette.

« Plaît-il, madame ?

– Comment trouvez-vous la tourte froide, Georges ?

– Pas mauvaise, mistress.

– Et la bière, demanda la dame, avec l’air de prendre un plus vif intérêt à cette question ; est-elle passable, Georges ?

– Elle a plus de mine que de goût ; mais, après tout, elle n’est pas si mauvaise. »

Pour rassurer sa maîtresse à cet égard, il prit un petit coup, environ une pinte, de la bouteille de grès, puis fit claquer ses lèvres, cligna des yeux et secoua la tête d’un air satisfait. Et sans doute d’après les mêmes principes de politesse, il reprit son couteau et sa fourchette, comme pour prouver d’une manière pratique que la bière n’avait pas gâté son appétit.

La dame le regarda quelque temps d’un air encourageant, puis elle ajouta :

« Aurez-vous bientôt fini ?

– À l’instant, mistress. »

Et, en réalité, après avoir ratisse le plat tout autour avec son couteau et porté à sa bouche le reste du gratin, après avoir imprimé à la bouteille de grès une direction si savante que, par des degrés presque imperceptibles, il se trouva la tête renversée en arrière, étendu presque de tout son long, M. Georges se déclara disponible et sortit de sa retraite.

« Je ne vous ai pas trop fait dépêcher, Georges ? demanda la bourgeoise, qui paraissait éprouver une grande sympathie pour les derniers glouglous qu’il avait donnés à la bouteille.

– Si je me suis un peu dépêché cette fois-ci, répondit Georges faisant une sage réserve pour la première occasion favorable je me rattraperai une autre fois, voilà tout.

– Nous ne sommes pas trop chargés, Georges, n’est-ce pas ?

– Voilà toujours comme parlent les dames, répondit l’homme en tournant la tête de dépit, comme s’il appelait la nature elle-même en témoignage contre une proposition aussi monstrueuse. Si vous voyez une femme conduire, soyez sûr qu’elle ne laissera jamais son fouet tranquille ; jamais les chevaux n’iront assez vite pour elle. Si les chevaux ont bien leur charge, vous ne persuaderez jamais à une femme qu’ils ne peuvent pas encore porter quelque chose de plus. Pourquoi donc me demandez-vous cela ?

– Si nous prenions avec nous ces deux voyageurs, cela ferait-il une grande surcharge pour les chevaux ? dit la maîtresse sans répondre à la tirade philosophique de Georges et en montrant Nelly et le vieillard, qui se disposaient tristement à reprendre leur marche.

– Dame, ce serait toujours une surcharge tout de même, dit Georges mal satisfait.

– Cela ferait-il une grande surcharge ? répéta la maîtresse Ils ne doivent pas être bien lourds.

– Leur poids à tous deux, madame, dit Georges, les mesurant du regard comme un homme qui calcule en lui-même, à une demi-once près, leur poids vaudrait à peu de chose près celui d’Olivier Cromwell. »

Nelly fut très-surprise de ce que cet homme pouvait si exactement calculer le poids d’un personnage qui, d’après ce qu’elle avait lu dans les livres, avait vécu à une époque si éloignée ; mais elle ne tarda pas à oublier ce sujet, toute joyeuse d’apprendre que son grand-père cheminerait avec elle dans la caravane ; elle en remercia la dame de tout son cœur. Elle l’aida vivement à ranger les tasses et tout ce qui avait servi à leur repas ; car tout cela était encore sur l’herbe. Pendant ce temps, on avait attelé les chevaux. Nelly et son grand-père, ravis de cette bonne aubaine, montèrent dans la voiture. Leur protectrice ferma la porte et s’assit près de son tambour à une fenêtre ouverte ; Georges releva le marchepied et s’installa sur son siège. La caravane partit avec un grand bruit de ressorts, de grincements de roues et d’essieux ; et le brillant marteau de cuivre, que personne n’avait peut-être jamais soulevé pour frapper à la porte, se dédommageait à chaque cahot en se donnant le plaisir de se frapper lui-même tout le long de la route.

Chapitre XXVII. §

Quand on eut fait assez lentement un peu de chemin, Nelly se hasarda à jeter un regard sur l’intérieur de la caravane et à l’examiner plus attentivement. Le premier compartiment, celui où la propriétaire s’était installée, était garni d’un tapis et divisé en cloisons de façon à offrir pour le sommeil une place disposée comme une case dans un vaisseau. Cette espèce de chambre à coucher était protégée, de même que les petites croisées, par de beaux rideaux blancs et paraissait assez confortable, bien que, pour s’y installer, la dame fût obligée sans doute de se livrer à un exercice gymnastique qui était un impénétrable mystère. L’autre compartiment servait de cuisine, et il était garni d’un fourneau dont le tuyau passait à travers le toit. Il contenait aussi un cabinet ou office, plusieurs caisses, une grande cruche d’eau, quelques ustensiles de cuisine et de la vaisselle de faïence. La plupart de ces objets étaient suspendus aux parois qui, dans la partie de la voiture consacrée à la maîtresse, avaient reçu des ornements plus gais et plus splendides, tels qu’un triangle et deux tambourins bien frottés par les pouces.

La dame était assise à sa fenêtre, dans tout l’orgueil et la poésie des instruments de musique ; la petite Nell et son grand-père se tenaient, au contraire, de l’autre côté, dans l’humble sphère du chaudron et des casseroles, tandis que le véhicule allait cahin-caha et perçait lentement l’obscurité de la route. D’abord les deux voyageurs parlèrent peu et se bornèrent à chuchoter ; mais, se familiarisant avec le lieu où ils se trouvaient, ils s’enhardirent à causer plus librement, et s’entretinrent du pays qu’ils traversaient et des divers objets qui s’offraient à leur vue. Le vieillard finit par s’endormir. La dame s’en aperçut ; elle invita alors Nelly à venir s’asseoir auprès d’elle.

« Eh bien ! mon enfant, dit-elle, comment trouvez-vous cette manière de voyager ?

– Fort agréable, madame, répondit Nelly.

– Oui, reprit la dame, pour des gens qui ont toutes leurs forces. Quant à moi, j’éprouve parfois des faiblesses qui exigent un stimulant perpétuel. »

Le stimulant dont elle parlait, le trouvait-elle dans la bouteille suspecte que nous avons signalée, ou bien ailleurs ? C’est ce qu’elle ne dit pas.

« Vous êtes bien heureux, vous autres jeunesses, reprit-elle ! Vous ne savez pas ce que c’est que des faiblesses. Vous jouissez toujours d’un bon appétit, et c’est bien agréable. »

Nelly pensa que, pour sa part, elle ferait aussi bien de se passer parfois d’avoir trop bon appétit ; et, d’un autre côté, rien dans l’extérieur de la dame, ou dans sa manière de prendre le thé, ne portait à croire qu’elle n’éprouvât plus de plaisir à boire et à manger. Elle se borna à s’incliner silencieusement, en manière d’adhésion polie, et attendit que la dame reprit la parole.

Cependant, au lieu de parler, celle-ci considéra longtemps l’enfant en silence. Se levant ensuite, elle alla prendre dans un coin un grand rouleau de toile, large d’une aune environ, et l’étendit sur le parquet en le déroulant avec son pied jusqu’à ce qu’il touchât d’une extrémité à l’autre de la caravane.

« Lisez-moi cela, dit-elle, mon enfant. »

Nelly se promena tout le long du rouleau, lisant à haute voix l’inscription suivante tracée en énormes lettres noires :

« FIGURES DE CIRE DE JARLEY.

– Relisez-le, dit la dame qui paraissait y prendre goût.

Figures de cire de Jarley, répéta Nelly.

– C’est moi, dit la dame. Je suis mistress Jarley. »

Elle donna à l’enfant un regard d’encouragement, et chercha à la rassurer et à lui faire comprendre que, bien qu’elle fût en face de mistress Jarley en personne, elle ne devait pas se laisser éblouir et terrasser par sa glorieuse présence. La dame déroula ensuite un autre tableau portant cette inscription :

« Cent figures de grandeur naturelle. »

Un troisième tableau, avec cette inscription :

« La plus merveilleuse collection de figures vivantes en cire qu’il y ait dans le monde entier. »

Puis plusieurs tableaux plus petits, avec des inscriptions telles que celles-ci :

« Ouverture de l’Exposition – La véritable et unique Jarley. – Collection sans rivale de Jarley – Jarley fait les déliées de la grande et de la petite noblesse. – Jarley est sous le patronage de la Famille Royale. »

Quand elle eut bien montré à l’enfant stupéfaite ces léviathans de l’annonce, elle lui fit voir des prospectus qui n’étaient plus auprès que du fretin sous forme de billets, quelques-uns tournés en parodies sur des airs populaires, comme :

Crois-moi, les figures de cire

De Jarley, que chacun admire…

Ou bien :

J’ai vu ton précieux ouvrage

Exposé dans la fleur de l’âge.

Ou bien encore :

Gué, passons l’eau,

Allons chez Jarley, ma chère ;

Gué, passons l’eau,

On n’peut rien voir de plus beau.

Car, pour satisfaire tous les goûts, il y en avait qui étaient composés dans un esprit léger et facétieux. C’était, par exemple, la parodie sur l’air populaire : « Si j’avais un âne. » Elle commençait ainsi :

Si j’avais un âne assez bête

Pour se mettre dans la tête

De ne point aller chez Jarley,

Je rentrais mon baudet.

Et vite, et vite, s’il vous plaît.

Accourez tous chez Jarley.

En outre, il y avait diverses compositions en prose, entre autres un dialogue entre l’empereur de la Chine et une huître, ou l’archevêque de Cantorbéry et un dissident au sujet des droits d’église. Tous ces écrits se terminaient par la même morale, à savoir que le lecteur devait se hâter d’aller voir l’exposition de Jarley, et que les enfants et les domestiques y étaient admis à moitié prix. Après avoir suffisamment exhibé, pour éblouir l’enfant, tous ces témoignages de sa haute position dans la société, mistress Jarley les roula, les remit soigneusement en place, s’assit de nouveau et regarda Nelly d’un air triomphant.

« Et j’espère, dit-elle, que vous n’irez plus en compagnie d’un sale Polichinelle, dorénavant !

– Jamais, madame, je n’ai vu de figures de cire. Est-ce que c’est plus drôle que Polichinelle ?

– Plus drôle !… répéta mistress Jarley d’une voix perçante. Ce n’est pas drôle du tout.

– Oh !… murmura Nelly avec une parfaite humilité.

– Ce n’est pas du tout drôle ; c’est un spectacle calme, un spectacle… quoi donc encore ?… critique ?… non… classique, voilà le mot. Un spectacle calme et classique. On n’y voit pas des batteries et des querelles crapuleuses, des coups de bâton, des farces, des hurlements comme dans vos fameuses parades de Polichinelle ; mais toujours la même chose, toujours des figures remarquables par leur immobilité froide et distinguée ; enfin une image si frappante de la vie, que, si les figures de cire parlaient et marchaient, vous n’y verriez pas de différence. Je n’irai pas jusqu’à vous dire que j’ai vu des figures de cire exactement semblables à des personnes en vie, mais j’ai certainement vu des personnes en vie exactement semblables à des figures de cire.

– Sont-elles ici, madame ? demanda Nelly dont cette description avait éveillé la curiosité.

– Quoi ici, mon enfant ?

– Les figures de cire, madame.

– Juste ciel ! mon enfant, y pensez-vous ? comment pouvez vous vous imaginer qu’une telle collection tiendrait ici où vous voyez tout ce qu’il y a, excepté l’intérieur d’un petit buffet et de quelques coffres ! Ma collection est partie dans d’autres caravanes pour les salles d’exposition, et elle y sera livrée au public après-demain. Puisque vous allez dans la même ville, vous verrez, j’espère, ma collection ; c’est bien naturel, vous ne pouvez pas vous en dispenser, et je ne doute pas que vous n’en ayez envie, comme tout le monde. Je suppose que vous ne quitteriez pas la ville sans vous être donné ce plaisir.

– Je ne resterai pas, je pense, dans la ville, madame.

– Vous n’y resterez pas !… s’écria mistress Jarley. Alors où donc allez-vous ?

– Je… je ne le sais pas bien. Je ne suis pas fixée.

– Voulez-vous dire par là que vous voyagez à travers le pays sans savoir où vous allez ?… En vérité, vous êtes de singulières gens ! Quelle est donc votre profession ? Quand je vous ai vue aux courses, mon enfant, vous m’aviez l’air de n’être pas dans votre élément, et d’être tombée là par pur accident.

– Nous y étions en effet par accident, répondit Nelly intimidée par ces questions à brûle-pourpoint. Nous sommes pauvres, madame, et nous errons au hasard. Nous n’avons rien à faire ; je voudrais bien que nous fussions occupés !

– Vous m’étonnez de plus en plus, dit encore Mme Jarley après être restée quelque temps aussi muette que ses figures de cire. Eh bien, alors, quel titre prenez-vous donc ? Vous ne seriez pas des mendiants, par hasard ?

– En vérité, madame, je ne crois pas que nous soyons autre chose.

– Bonté du ciel ! je n’ai jamais entendu rien de semblable. Qui jamais aurait cru cela ?… »

Après cette exclamation, la dame garda si longtemps le silence que Nelly se demanda avec crainte si elle ne jugeait pas que sa dignité fût compromise à jamais pour avoir accordé sa protection à une créature si misérable, et s’être oubliée jusqu’à converser avec elle. Cette idée ne se trouva que trop confirmée par l’accent avec lequel la dame rompit le silence et dit :

« Et cependant vous savez lire, et peut-être même écrire ?

– Oui, madame, dit timidement Nelly, craignant de l’offenser de nouveau par cet aveu.

– Eh bien ! moi, je ne sais ni l’un ni l’autre.

– Vraiment ?… » dit Nelly d’un ton qui semblait indiquer ou qu’elle était justement surprise de voir dépourvue de connaissances si vulgaires la véritable et unique Jarley, les délices de la grande et de la petite noblesse, la favorite particulière de la famille royale, ou qu’elle présumait qu’une si grande dame pouvait bien se passer de notions de ce genre.

De quelque manière que Mme Jarley eût pris la réponse, elle n’en fit pas un texte de nouvelles questions ; mais elle retomba dans un silence méditatif. Ce silence dura assez pour que Nelly jugeât à propos de regagner l’autre fenêtre et de reprendre sa place à côté de son grand-père, qui venait de s’éveiller.

Enfin la maîtresse de la caravane sortit de son accès de méditation ; et, ayant invité Georges à venir sous la fenêtre près de laquelle elle était assise, elle eut avec lui un long entretien à voix basse, comme si elle lui demandait son avis sur un point important, et qu’elle eût à discuter le pour et le contre dans une grave affaire. Cette conférence étant terminée, la dame retourna la tête et fit signe à Nelly de s’approcher.

« Et le vieux monsieur aussi, dit mistress Jarley, car j’ai besoin de m’entendre avec lui. Maître, voudriez-vous d’une bonne position pour votre petite-fille ? Si cela vous est agréable, je puis la mettre à même d’en trouver une. Qu’est-ce que vous dites de çà ?

– Je ne puis la quitter, répondit le vieillard. Nous ne pouvons nous séparer. Que deviendrais-je, sans elle ?

– J’aurais cru que vous étiez en âge de prendre soin de vous-même, maintenant ou jamais, dit aigrement la dame.

– Il ne le peut plus, dit tout bas l’enfant ; je crains qu’il ne le puisse plus jamais… Je vous en prie, ne lui parlez pas durement. »

Puis elle ajouta à haute voix :

« Nous vous sommes très-reconnaissants ; mais nous ne nous séparerions pas l’un de l’autre, quand on nous donnerait à nous partager toutes les richesses du monde. »

L’accueil fait à sa proposition déconcerta un peu Mme Jarley. Le vieillard avait pris tendrement la main de Nelly et la tenait dans les siennes. Mme Jarley le regarda d’un air qui signifiait qu’elle se fût parfaitement passée de sa compagnie et qu’elle se souciait même très-peu de son existence. Après une pause pénible pour tous, elle mit encore une fois sa tête à la fenêtre et eut avec Georges une conférence sur un point pour lequel ils parurent moins facilement s’entendre que pour le premier ; mais ils finirent par tomber d’accord, et Mme Jarley s’adressa de nouveau en ces termes au vieillard :

« Si vous êtes réellement disposé à travailler, on trouverait aisément à vous employer à épousseter les figures, à recevoir les contre-marques, et ainsi de suite. Ce que je demande à votre petite-fille, c’est de montrer les figures au public ; elle ne tardera pas à les connaître. Elle a des manières qui ne seront pas désagréables, bien qu’elle ait le désavantage de venir après moi ; car j’ai toujours conduit moi-même les visiteurs, et je continuerais de le faire si mes faiblesses d’estomac ne m’obligeaient à prendre un peu de repos qui m’est absolument nécessaire. Ce n’est pas là une proposition ordinaire, soyez-en persuadé, ajouta la dame, prenant le ton élevé et le geste dont elle se servait habituellement vis-à-vis du public ; il s’agit des figures de cire de Jarley, n’oubliez pas cela. La besogne est d’ailleurs très-facile et même agréable ; la compagnie choisie ; l’exposition a lieu dans des salons de réunion, dans les hôtels de ville, de grandes salles d’auberge ou des galeries d’enchère. Chez Mme Jarley, rien qui ressemble à votre vie de vagabondage, songez-y ; chez Mme Jarley, pas de tente goudronnée, pas de sciure de bois sous les pieds dans la baraque, rappelez-vous ça. Toutes les promesses faites dans mes programmes sont tenues fidèlement, et mon exposition a dans son ensemble un éclat imposant, qui jusqu’à présent n’a pas eu de rival dans ce royaume. Rappelez-vous que le prix d’entrée n’est pas au-dessous de cinquante centimes, et que je vous offre une occasion que vous ne retrouverez peut-être jamais. »

Descendant du sublime où elle était montée aux détails de la vie ordinaire, Mme Jarley dit que, pour le salaire, elle ne s’engageait pas à rien déterminer jusqu’à ce qu’elle eût pu suffisamment juger du savoir-faire de Nelly et se faire une juste idée de la manière dont la jeune fille s’acquitterait de ses fonctions. Mais elle promit de leur fournir à tous deux la nourriture et le logement, et, en outre, donna sa parole que la nourriture serait aussi bonne de qualité qu’abondante pour la quantité.

Nelly et son grand-père se consultèrent ; pendant ce temps, Mme Jarley, les mains croisées par derrière, arpentait la caravane, du même pas qu’elle avait marché sur la route après avoir pris son thé ; son attitude indiquait une dignité rare et une haute estime d’elle-même. Ce mince détail n’est pas si indigne qu’on pourrait le croire d’être mis sous les yeux du lecteur, s’il veut bien se rappeler que, pendant tout ce temps-là, la caravane avait repris son mouvement rude et heurté, et qu’il n’y avait qu’une personne pleine de majesté naturelle et de grâces accomplies qui pût se hasarder à supporter cette oscillation sans trébucher.

« Eh bien ! mon enfant ? s’écria Mme Jarley, qui s’arrêta en voyant Nelly se tourner vers elle.

– Nous vous sommes très-obligés, madame, dit Nelly, et nous acceptons votre offre de grand cœur.

– Et vous n’en aurez pas de regret, repartit mistress Jarley ; j’en suis bien sûre. Maintenant que tout est arrangé, nous allons manger un morceau, voilà l’heure du souper. »

Cependant la caravane avait continué d’avancer en vacillant, comme si elle avait fait de même que ses habitants et qu’elle eût bu de forte bière qui l’eût assoupie. Enfin elle arriva aux portes d’une ville dont les rues étaient paisibles et solitaires ; car minuit allait sonner, et tout le monde était au lit. Comme il était trop tard pour se rendre à la salle d’exposition, les voyageurs détournèrent vers un grand terrain nu, qui était contigu à la vieille porte de la ville, et ils se disposèrent à y passer la nuit près d’une autre caravane, qui portait bien sur son panneau officiel le grand nom de Jarley, car elle était employée à mener de place en place les figures de cire qui faisaient l’orgueil du pays, mais elle portait aussi au bas de l’estampille : « Wagon des théâtres forains » sous le n° 7100, tout comme si sa précieuse cargaison n’était composée que de sacs de charbon ou de farine.

Cette voiture, traitée avec si peu d’égards par la police, étant vide (car elle avait déposé son chargement au lieu de l’exposition et elle stationnait là jusqu’à ce que ses services fussent requis de nouveau), elle fut assignée au vieillard pour lui servir de chambre à coucher cette nuit : et c’est dans ses murs de bois que Nelly fit à son grand-père le meilleur lit possible avec tout ce qu’elle trouva sous sa main. Quant à elle, Mme Jarley lui offrit sa propre voiture de voyage, comme une marque signalée de la faveur et de la confiance de sa bourgeoise.

Nelly avait pris congé de son grand-père et revenait à l’autre caravane lorsqu’elle se sentit tentée par la fraîcheur de la nuit de se promener quelques instants en plein air. La lune brillait au-dessus de la vieille porte de la ville, laissant dans l’ombre l’arche basse et cintrée. Ce fut avec un mélange de curiosité et de crainte que Nelly s’approcha de la porte et resta à la contempler, s’étonnant de la voir si noire, si vieille et si triste.

Il y avait au-dessus du porche une niche vide maintenant, autrefois ornée de quelque statue que l’on avait renversée ou enlevée depuis des centaines d’années. L’enfant réfléchissait à l’air étrange que cette figure-là devait avoir lorsqu’elle était debout, elle songeait aux combats qui s’étaient livrés en ce lieu, aux meurtres qui avaient été commis sans doute en cet endroit maintenant silencieux. Soudain un homme sortit de l’immense obscurité du porche. Il ne lui eut pas plutôt apparu, que Nelly le reconnut. Il n’était pas facile de méconnaître dans ce monstre l’abominable Quilp.

La rue qui s’étendait au delà était si étroite, et l’ombre des maisons qui bordaient un des côtés du chemin tellement épaisse, que Quilp avait l’air d’être sorti de terre ; mais enfin c’était bien lui. L’enfant se retira dans un angle sombre, et elle vit le nain passer tout près d’elle. Il avait un bâton à la main, et lorsqu’il eut traversé l’obscurité de la vieille porte, il s’appuya sur ce bâton, regarda en arrière juste du côté où se trouvait Nelly, et fit un signe.

Un signe à Nelly ? Oh. ! non, grâce à Dieu, pas à Nelly ; car tandis qu’elle restait clouée par la peur, ne sachant si elle devait appeler à son secours ou bien quitter la place où elle s’était cachée et s’enfuir avant que Quilp s’approchât davantage, une autre figure sortit lentement de la porte. C’était un jeune garçon qui avait une malle sur le dos.

« Plus vite, coquin ! dit Quilp, les regards tournés vers la vieille porte, et se montrant au clair de la lune comme quelque figure de marmouset qui serait descendue de sa niche et qui se retournerait pour revoir son ancienne demeure ; plus vite !

– C’est que la malle est horriblement lourde, monsieur, répondit le jeune garçon pour s’excuser ; je suis venu bien vite tout de même.

– Vous êtes venu vite tout de même ? répondit Quilp. Vous vous traînez, au contraire, vous rampez, chien que vous êtes ! vous ne faites pas plus de chemin qu’une misérable chenille. Entendez-vous sonner minuit et demi ? »

Il s’arrêta pour écouter, puis se tournant vers le jeune garçon avec une brusquerie et un air féroce qui le firent tressaillir, il lui demanda quand la diligence de Londres passait au détour de la route.

« À une heure, répondit le jeune garçon.

– En ce cas, venez donc alors, dit Quilp, ou bien j’arriverai trop tard. Plus vite ! M’entendez-vous ? Plus vite ! »

Le jeune garçon marcha du mieux qu’il lui fut possible. Quilp le précédait, se retournant sans cesse pour le menacer et lui faire presser le pas.

Nelly n’osa remuer jusqu’à ce qu’elle les eût perdus de vue et que le bruit de leurs voix n’arrivât plus jusqu’à elle. Alors elle se hâta d’aller rejoindre son grand-père, tout inquiète pour lui, comme si le voisinage du nain avait dû remplir, en passant, le vieillard de terreur. Mais celui-ci dormait d’un sommeil paisible, et Nelly se retira doucement.

En allant se mettre au lit, elle résolut de ne rien dire de son aventure. Quant au motif qui avait pu attirer le nain de ce côté, Nelly craignait que ce ne fût pour les poursuivre, et comme il était évident, d’après la question de Quilp relativement à la diligence de Londres, que cet homme retournait chez lui, et comme il n’avait fait que traverser la place, il était raisonnable de penser qu’en restant dans la ville, on y serait plus que partout ailleurs à l’abri de ses recherches. Cependant ces réflexions ne dissipaient pas les alarmes de Nelly ; car elle avait été trop profondément effrayée pour pouvoir se remettre si aisément. Il lui semblait qu’elle était environnée d’une légion de Quilps et que l’air lui-même en était rempli.

Les délices de la grande et de la petite noblesse, la favorite de la famille royale, Mme Jarley, en un mot, s’était, par un procédé de raccourci connu d’elle seule, couchée dans son lit de voyage et elle y ronflait paisiblement, tandis que son vaste chapeau, soigneusement posé sur le tambour, étalait sa magnificence, à la clarté douteuse d’une lampe qui veillait dans le compartiment. Le lit de l’enfant était déjà tout prêt sur le plancher de la voiture. Ce fut pour Nelly une grande satisfaction d’entendre relever le marchepied aussitôt qu’elle fut entrée dans la caravane, et de penser que par là toute communication avait cessé entre les gens du dehors et le marteau de cuivre. Certains sons gutturaux et certain bruissement de paille, qui de temps en temps montaient à travers le plancher de la voiture, apprirent à Nelly que le conducteur était couché dans le sous-sol, et redoublèrent sa sécurité.

Cependant, malgré la protection qu’elle trouvait autour d’elle, elle ne put goûter, pendant toute la nuit, qu’un sommeil intermittent, rempli d’agitation et de fièvre. Dans ses rêves pénibles, Quilp se confondait avec les figures de cire, ou plutôt il était lui-même une figure de cire ; tantôt c’était Mme Jarley qu’il représentait en figure de cire, tantôt il reparaissait sous sa propre forme et Mme Jarley devenait figure de cire à son tour, jusqu’à ce qu’ils se confondirent ensemble en un orgue de barbarie. Enfin, vers le point du jour, elle tomba dans ce profond sommeil qui succède à l’accablement et à l’insomnie, et dans lequel on ne sent plus rien que le bienfait d’un repos complet, d’un calme réparateur.

Chapitre XXVIII. §

Le sommeil pesa si longtemps sur les paupières de Nelly, qu’à l’heure où l’enfant s’éveilla mistress Jarley était debout, déjà décorée de son grand chapeau et activement occupée de préparer le déjeuner. Elle accueillit de fort bonne grâce les excuses de Nelly pour s’être levée si tard, et lui dit qu’elle ne l’eût pas réveillée quand bien même elle eût dormi jusqu’à midi.

« Il vous était nécessaire, ajouta-t-elle, après votre fatigue, de dormir tout votre compte et de vous reposer complètement. C’est encore un grand privilège de votre âge, de pouvoir jouir d’un sommeil aussi profond.

– Est-ce que vous avez passé une mauvaise nuit, madame ? demanda Nelly.

– J’en ai rarement d’autres, mon enfant, répondit mistress Jarley, de l’air d’une martyre ; je ne sais pas comment je peux supporter ça. »

Se rappelant les ronflements qu’elle avait entendus sortir de l’espèce de cabinet où la propriétaire des figures de cire avait passé la nuit, Nelly pensa que mistress Jarley avait rêvé qu’elle était éveillée. Cependant, elle lui exprima son regret d’apprendre que l’état de sa santé fût si fâcheux ; peu après, elle se mit à déjeuner avec son grand-père et Mme Jarley. Le repas achevé, Nelly aida la dame à laver les tasses et les plats et les remit en place. Ces soins domestiques une fois terminés, mistress Jarley drapa sur ses épaules un châle de couleur extrêmement éclatante, pour aller faire une tournée par les rues de la ville.

« La caravane va porter les caisses à ma salle, dit-elle, et vous pouvez en profiter, mon enfant, pour vous y rendre. Je suis obligée, bien contre mon gré, d’aller à pied dans la ville ; mais le public attend cela de moi, et les personnes qui ont un caractère public ne sont pas maîtresses de leurs volontés quand il s’agit de ces choses-là. Comment me trouvez-vous, mon enfant ? »

Nelly répondit de manière à la contenter, et Mme Jarley, après avoir enfoncé une grande quantité d’épingles dans les diverses parties de sa toilette, après avoir fait bien des efforts inouïs, mais infructueux, pour se voir par derrière, finit par se montrer satisfaite de sa tournure et s’éloigna d’un pas majestueux.

La caravane la suivit à une assez courte distance. Tandis que la voiture était cahotée par le pavé, Nelly regardait à travers la fenêtre pour voir les endroits où l’on passait, craignant, à chaque coin de rue, que le visage redouté de Quilp ne vînt à lui apparaître.

La ville était belle et spacieuse ; il y avait un square ouvert que la caravane traversa lentement ; au milieu, se trouvait l’hôtel de ville, avec un beffroi surmonté d’une girouette. Il y avait des maisons de pierre, des maisons de brique rouge, des maisons de brique jaune, des maisons de lattes et de plâtre, et des maisons de bois, la plupart très-vieilles, avec des figures frustes taillées au bout des solives, qui regardaient d’en haut ce qui se passait dans la rue. Ces dernières maisons avaient de très-petites fenêtres presque sans lumière et des portes cintrées, et, dans les rues les plus étroites, elles surplombaient entièrement le trottoir. Les rues étaient très-propres, très-claires, très-désertes et très-tristes. Quelques flâneurs stationnaient auprès des deux auberges de la place vide du marché et des boutiques ; au seuil d’une maison de charité, des vieillards sommeillaient dans leur fauteuil ; mais c’est à peine s’il y avait quelques personnes qu’on vît aller de côté et d’autre avec l’air d’avoir un but ; et si par hasard il en passait une, le bruit de ses pas se prolongeait encore quelques minutes après sur le bitume bouillant du trottoir. Il semblait qu’il n’y eût dans la ville que les horloges qui allassent : et encore elles avaient des cadrans si endormis, de lourdes aiguilles si paresseuses, des timbres si fêlés, qu’elles devaient évidemment être en retard. Les chiens eux-mêmes étaient tout assoupis, et les mouches, ivres de sucre fondu dans les boutiques des épiciers, oubliaient leurs ailes et leur vivacité pour aller se calciner au soleil, dans le coin de la vitre poudreuse des croisées.

Après un long trajet, accompagné d’un bruit inaccoutumé, la caravane arriva enfin et s’arrêta au lieu de l’exposition. Nelly descendit devant un groupe d’enfants ébahis qui la prenaient aussi pour un des nombreux items du musée de curiosités, et on aurait eu bien de la peine à leur faire entendre que son grand-père ne fût pas comme elle un chef-d’œuvre de mécanique en cire. Les caisses furent déchargées sans encombre et emportées avec grand soin pour être ouvertes par Mme Jarley, qui les déballa, assistée de Georges et d’un autre homme en culotte de velours avec un chapeau de feutre gris orné de billets d’entrée. C’étaient des festons rouges, franges et baldaquins destinés à la décoration de la salle.

Tous se mirent à l’œuvre sans perdre de temps, et avec une activité prodigieuse. Comme l’admirable collection était cachée encore par des toiles, de peur que la poussière ennemie ne gâtât le teint de ses personnages, Nelly s’empressa de contribuer aussi de son mieux à la décoration de la salle, et son grand-père lui-même ne resta pas inactif. Les deux hommes, qui avaient l’habitude de ce genre de travail, firent promptement beaucoup de besogne. Mme Jarley, qui portait toujours sur elle à cet effet une poche de toile semblable à celle des percepteurs de taxe au péage des routes, en tirait des pointes qu’elle distribuait à ses aides, en même temps qu’elle encourageait leur ardeur.

Pendant l’opération, on vit paraître un gentleman fluet, au nez crochu, aux cheveux noirs. Il portait un surtout militaire écourté, étroit des manches, qui avait été autrefois couvert de passementerie et de brandebourgs, mais qui aujourd’hui était tristement dépouillé de ses ornements et usé jusqu’à la corde ; il avait aussi un vieux pantalon gris collant, et une paire d’escarpins arrivés bientôt au terme de leur existence. Il se montra sur le seuil de la porte et sourit d’un air affable. En ce moment, Mme Jarley lui tournait le dos ; le gentleman à la tournure militaire fit de l’index signe aux satellites de Mme Jarley de ne pas informer la dame de sa présence, et, s’étant glissé doucement derrière elle, il lui donna une petite tape sur le cou et continua la plaisanterie en criant :

« Boh !

– Eh ! quoi, monsieur Slum !… dit vivement la propriétaire des figures de cire. Bon Dieu ! qui se serait attendu à vous voir ici ?

– Sur mon âme et mon honneur, dit M. Slum, la réflexion est juste. Sur mon âme et mon honneur, la réflexion est judicieuse. Qui se serait attendu à cela !… Georges, mon brave ami, comment va la santé ? »

Georges accueillit cette démonstration amicale avec une indifférence marquée, et tout en répondant qu’il allait assez bien comme ça, il continua de jouer du marteau tout le temps et d’enfoncer ses pointes à tour de bras.

« Je suis venu ici, dit le gentleman à la hussarde en se tournant vers Mme Jarley… Sur mon âme et mon honneur, je serais bien embarrassé de vous dire pourquoi j’y suis venu, car je ne le sais pas moi-même. Je sentais le besoin d’une petite inspiration, d’un petit rafraîchissement d’esprit, d’un petit changement d’idées, et… Sur mon âme et mon honneur ! s’écria le gentleman à la hussarde en s’interrompant et regardant autour de lui, voilà qui est diablement classique ! Ma foi, Minerve n’aurait pas mieux fait.

– Je pense, en effet, dit Mme Jarley, que cela ne fera pas mal quand ce sera achevé.

– Pas mal ! s’écria M. Slum. Eh bien ! vous me croirez si vous voulez, c’est le bonheur de ma vie de penser que je me suis frotté à la poésie, pour m’exercer sur cet admirable thème !… À propos… vous n’avez pas d’ordres à me donner ? Il n’y a pas quelque petite chose à faire pour vous ?

– Ça revient si cher, monsieur, répondit Mme Jarley, et réellement, je ne vois pas que cela soit bien profitable.

– Chut ! chut !… dit M. Slum levant sa main. Pas de plaisanterie, je ne pourrais supporter cela. Ne dites pas que cela n’est pas profitable. Ne dites pas cela. Je sais le contraire.

– Eh bien ! non, je ne crois pas que cela soit bien profitable, répéta Mme Jarley.

– Ah ! ah ! s’écria M. Slum ; vous n’y êtes plus, vous battez la breloque. Allez donc demander aux parfumeurs, allez demander aux fabricants de cirage, allez demander aux chapeliers, allez demander aux directeurs des bureaux de loterie ; allez leur demander à tous et à chacun ce que ma poésie leur a valu, et, retenez bien mes paroles, il n’y en aura pas un qui ne bénisse le nom de Slum. Pour peu qu’il soit honnête homme, il lèvera les yeux au ciel et bénira le nom de Slum, retenez bien ça. Vous connaissez l’abbaye de Westminster, madame Jarley ?

– Sans doute.

– Eh bien, sur mon âme et mon honneur, vous y trouverez, dans un angle de ce sombre pilier qu’on appelle le Coin des Poëtes, des noms bien moins célèbres que celui de Slum. »

En disant cela, le gentleman se frappa la tête d’une manière expressive pour indiquer qu’elle contenait une certaine quantité de cervelle. Il ajouta, en ôtant son chapeau qui était rempli de morceaux de papier :

« J’ai là une petite bluette, oui, une petite bluette écrite dans un moment d’inspiration ; j’ose dire que c’est ce qu’il vous faut pour mettre la ville en feu. C’est un acrostiche. Pour le moment le nom du destinataire est Warren, mais l’idée est transmissible, ou plutôt elle est faite tout exprès pour Jarley. Prenez-moi cet acrostiche.

– C’est peut-être très-cher, dit la dame.

– Cent sous, dit M. Slum tout en se servant de son crayon en guise de cure-dent. Moins cher que de la prose.

– Je ne pourrais pas en donner plus de trois francs.

– Et dix sous, répliqua-t-il. Allons, trois cinquante. »

Mme Jarley ne put résister aux façons persuasives du poëte, et M. Slum enregistra sur un petit carnet la somme de trois francs cinquante. Puis M. Slum se retira pour aller modifier son acrostiche, en prenant congé de la dame dans les termes les plus affectueux, et promettant de revenir le plus tôt possible avec une belle copie pour l’imprimeur.

Comme sa présence n’avait ni dérangé ni interrompu les préparatifs, ils étaient déjà très-avancés et furent achevés bientôt après son départ. Quand les festons et guirlandes eurent été disposés avec toute l’élégance désirable, la prodigieuse collection fut découverte. Alors, sur une plate-forme élevée de deux pieds au-dessus du sol, tout autour de la salle, avec une corde cramoisie à hauteur d’appui pour les séparer du public indiscret, apparurent diverses figures brillantes de personnages illustres, les unes isolées, les autres en groupes ; elles étaient revêtues de costumes éclatants de tous les pays et de tous les siècles ; elles se tenaient plus ou moins d’aplomb sur leurs pieds ; leurs yeux étaient tout grands ouverts, leurs narines très-gonflées, les muscles de leurs jambes et de leurs bras très-prononcés ; leur physionomie générale exprimait une vive surprise. Tous les messieurs avaient la poitrine bombée et la barbe extrêmement bleue ; toutes les dames avaient des tailles merveilleuses. Ces messieurs et ces dames avaient tous les yeux fixés sur… rien, et semblaient contempler avec une attention profonde… le vide.

Lorsque Nelly eut épuisé les formules de l’enthousiasme qu’elle avait éprouvé à la première vue de ce spectacle, Mme Jarley ordonna qu’on la laissât seule avec l’enfant. Alors elle s’assit au centre, dans un fauteuil, s’arma d’une baguette d’osier dont elle se servait depuis longtemps pour montrer les figures, et se mit en devoir d’instruire Nelly de son rôle.

L’enfant ayant touché d’abord la première figure de la plateforme :

« Ceci, dit Mme Jarley du ton solennel qu’elle employait pour ses démonstrations publiques, ceci vous représente une infortunée fille d’honneur de la reine Elisabeth, qui mourut des suites d’une piqûre au doigt pour avoir travaillé un dimanche. Remarquez le sang qui coule de son doigt ; remarquez aussi le trou doré des aiguilles, de ce temps-là… »

Nelly répéta deux ou trois fois cette leçon, apprenant à toucher quand il le fallait le doigt et l’aiguille ; puis elle passa à la figure suivante.

« Ceci, mesdames et messieurs, dit Mme Jarley, vous représente Jasper Packlemerton, d’atroce mémoire, qui courtisa et épousa quatorze femmes et les fit périr toutes en leur chatouillant la plante des pieds tandis qu’elles dormaient dans la sécurité et dans l’innocence de la vertu. Quand il fut conduit à l’échafaud, on lui demanda s’il regrettait ce qu’il avait fait ; il répondit que oui, qu’il était bien fâché d’avoir tué ses femmes d’une mort si douce, et qu’il espérait que tous les époux chrétiens voudraient bien le lui pardonner. Puisse cet exemple servir d’avertissement à toutes les jeunes filles pour qu’elles prennent bien garde au caractère du mari qu’elles choisiront ! Remarquez que les doigts sont courbés comme pour chatouiller, et que Jasper est représenté clignant de l’œil, selon l’habitude qu’il en avait contractée chaque fois qu’il commettait ses meurtres barbares. »

Lorsque Nell fut assez au courant de l’histoire de M. Packlemerton pour pouvoir la dire sans se tromper, Mme Jarley passa au gros homme, puis à l’homme maigre, puis au géant, puis au nain, puis à la vieille dame qui mourut pour avoir dansé à cent trente-deux ans, puis à l’enfant sauvage qui vivait dans les bois, puis à la femme qui empoisonna quatorze familles avec des noix confites, et bien d’autres personnages historiques ou qui auraient dû l’être, si on leur avait rendu justice ; Nelly mit à profit ses instructions, et elle sut si bien les retenir, que pour être restée seulement enfermée une couple d’heures avec le dame, elle se trouva parfaitement familiarisée avec tout l’historique de l’établissement, digne enfin de servir de cornac à toutes les figures de cire ou de cicérone aux visiteurs.

Mme Jarley témoigna vivement la satisfaction que lui causait cet heureux résultat, et elle mena sa jeune amie, son élève chérie, voir les dispositions prises aux portes. Là on avait converti le passage en un bosquet de drap de billard où figuraient les inscriptions dont nous avons parlé précédemment, dues au génie de M. Slum, ainsi qu’une table richement ornée qu’on avait placée à la partie supérieure pour Mme Jarley elle-même. C’était de ce trône que Mme Jarley devait présider à tout et recevoir l’argent de la recette, en compagnie de Sa Majesté le roi Georges III, de M. Grimaldi le clown, de Marie Stuart la reine d’Écosse, d’un gentleman anonyme de la secte des Quakers, et de M. Pitt, tenant à la main un modèle exact du bill pour l’impôt des portes et fenêtres. À l’extérieur, même soin : on voyait dans le petit portique de l’entrée une nonne d’une grande beauté récitant son chapelet, tandis qu’un brigand, avec une chevelure des plus noires et un teint des plus pâles, faisait en ce moment une tournée dans la ville en tilbury, un portrait de femme à la main.

Il ne restait plus qu’à distribuer judicieusement les compositions de Slum, qu’à en communiquer l’effusion pathétique à toutes les maisons particulières et aux gens de commerce, à répandre dans les tavernes et faire circuler parmi les clercs de procureur et autres beaux esprits de l’endroit la parodie commençant ainsi : « Si j’avais un âne assez bête… » Quand tout cela fut fait, quand Mme Jarley eut visité en personne les pensionnats avec un prospectus, composé expressément à leur intention, et dans lequel on prouvait d’une manière péremptoire que les figures de cire ornaient l’esprit, perfectionnaient le goût et élargissaient la sphère de l’intelligence humaine, cette infatigable dame se mit à table pour dîner et but un petit coup de sa bouteille suspecte en l’honneur de la belle campagne qui allait s’ouvrir.

Chapitre XXIX. §

Mme Jarley avait sans contredit un génie inventif. Parmi les moyens variés qu’elle employait pour attirer des visiteurs à son exposition, la petite Nelly ne fut pas oubliée. Le léger tilbury dans lequel le brigand faisait habituellement ses excursions fut brillamment orné de drapeaux et de bannières ; le bandit y conserva sa place, toujours en contemplation du portrait de sa bien-aimée, mais Nelly fut installée sur un coussin à côté de lui ; on avait eu soin d’entourer l’enfant de fleurs artificielles, et dans cet équipage elle fut promenée lentement par la ville, distribuant des prospectus au son du tambour et de la trompette. La beauté de Nelly, jointe à sa grâce et à sa timidité, produisait une sensation profonde dans la petite ville de province. Le brigand, qui jusqu’alors avait été dans les rues l’objet de l’attention exclusive, descendit au numéro deux, et ne devint plus que l’accessoire d’un spectacle dont l’enfant était maintenant le principal personnage. De grands garçons commencèrent à s’intéresser aux beaux yeux de Nelly ; une vingtaine au moins de petits garçons en tombèrent passionnément amoureux, et vinrent parsemer le seuil de la porte de coquilles de noix et de trognons de pommes.

Cette heureuse impression n’échappa pas à Mme Jarley. De peur que Nelly ne diminuât de valeur, la dame ne tarda pas à envoyer le brigand faire de nouveau tout seul ses excursions, et elle garda l’enfant dans la salle de l’exposition pour y décrire les figures toutes les demi-heures, à la vive satisfaction de l’auditoire ébahi. Ces séances étaient d’un intérêt supérieur, par suite du grand nombre d’élèves de pensionnats qui s’y pressaient, Mme Jarley n’ayant rien négligé pour se concilier leur faveur en modifiant, par exemple, la physionomie et le costume de M. Grimaldi le clown, pour lui faire représenter M. Lindley Murray occupé à composer sa grammaire anglaise ; et en faisant d’une coquine célèbre par quelque assassinat, l’innocente Mme Hanna More. La ressemblance parfaite de ces deux personnages fut attestée par miss Monflathers, qui était à la tête du principal pensionnat et externat de la ville. Elle daigna, avec huit demoiselles choisies, prendre une vue particulière de l’exposition, et fut frappée de l’extrême exactitude des figures. M. Pitt, avec un bonnet de nuit et une robe de chambre, mais sans bottes, représentait le poëte Cowper à s’y méprendre ; et la reine d’Écosse Marie, avec une perruque noire, un col de chemise blanc et un costume masculin, donnait tellement l’idée de lord Byron, dont on lui avait prêté le nom, que les jeunes personnes en jetèrent un cri d’admiration lorsqu’elles l’aperçurent. Miss Monflathers, cependant, réprima cet enthousiasme, et reprocha à mistress Jarley de n’avoir pas fait un meilleur choix, disant que Sa Seigneurie avait professé, de son vivant, certaines opinions libres tout à fait incompatibles avec l’honneur de se voir mouler en cire après sa mort ; elle parla même du curé de sa paroisse et du respect dû au clergé, mais Mme Jarley ne comprit pas ce qu’elle voulait dire.

Bien que ses fonctions fussent passablement laborieuses, Nelly trouvait dans la maîtresse de la caravane une personne bienveillante et pleine d’attention, qui non-seulement avait un soin particulier pour tout ce qui concernait son propre confort, mais qui voulait aussi qu’autour d’elle chacun eût sa part de bien-être. Ce dernier goût est, nous devons l’avouer, beaucoup plus rare que le premier, même chez les personnes qui vivent dans une atmosphère supérieure aux caravanes, et l’un n’entraîne pas l’autre, ainsi qu’on pourrait le croire. Comme sa popularité lui valait diverses petites libéralités du public sur lesquelles sa maîtresse ne prélevait aucun tribut, et comme son grand-père, qui savait se rendre utile, était également bien traité, Kelly n’avait aucun sujet d’inquiétude auprès de Mme Jarley, sauf le souvenir de Quilp et la crainte qu’ils n’en fissent quelque jour la rencontre subite.

Quilp, en effet, était comme un perpétuel cauchemar pour l’enfant, tourmentée sans cesse par la vision de cette face hideuse, de ce corps rabougri. Pour plus de sûreté, elle couchait dans la salle d’exposition, et jamais elle n’y entrait pour se mettre au lit sans se tourmenter l’esprit (elle ne pouvait pas s’en empêcher) à trouver une ressemblance imaginaire entre ces figures de cire, froides et immobiles comme la mort, avec le nain redouté. Cette idée prenait sur elle parfois tant d’empire, que Nelly en venait à se persuader que Quilp avait enlevé tel personnage de cire pour se mettre à sa place et prendre ses vêtements. Ces figures avaient de grands yeux de verre ; placées l’une derrière l’autre tout autour du lit de l’enfant, elles ressemblaient tant à des personnes naturelles, et en même temps elles différaient tellement de la vie par leur sinistre immobilité et leur silence, que Nelly en avait souvent une sorte de frayeur, et qu’il lui arrivait fréquemment, étant couchée, de ne pouvoir détacher ses yeux de ces fantômes sombres, au point d’être obligée de se lever et d’allumer une chandelle, ou d’aller s’asseoir à la fenêtre ouverte et chercher la compagnie des étoiles pour n’être pas seule. Dans ces moments-là elle évoquait le souvenir de la vieille maison et de la fenêtre à laquelle autrefois elle avait l’habitude d’être assise dans sa solitude ; et alors elle songeait au pauvre Kit et à son dévouement, et des larmes mouillaient ses yeux, et elle pleurait et souriait tout à la fois.

À cette heure de silence, souvent aussi et avec non moins d’anxiété, sa pensée se reportait sur son grand-père ; et tout en admirant comme il se rappelait leur vie précédente, elle se demandait si réellement il avait conscience du changement de leur condition et du dénûment cruel par lequel ils avaient récemment passé. Lorsqu’ils suivaient leur course errante, elle avait rarement eu cette idée ; mais maintenant, elle ne pouvait s’empêcher de se dire : « Qu’est-ce qui arriverait s’il allait tomber malade, ou si les forces venaient à me manquer ? » Il était plein de zèle et de bonne volonté, heureux de faire quelque petite chose et satisfait de pouvoir se rendre utile ; mais il avait conservé sa même insouciance. Pas la moindre espérance d’amélioration. Un véritable enfant, une pauvre créature sans idée, sans ressort, un bon vieillard sans fiel, ayant une tendresse pleine d’égards, pour sa petite-fille, pouvant éprouver des impressions, soit agréables, soit pénibles, mais mort à tout le reste. Nelly s’affligeait de son état ; elle s’affligeait de le voir quelquefois s’asseoir près d’elle à rien faire, occupé seulement de lui sourire avec un signe de tête lorsqu’elle tournait vers lui son regard ; ou bien caresser quelque petit enfant, le promener des heures entières, embarrassé de ses questions enfantines, mais toujours patient par le sentiment instinctif de sa propre décadence, humilié même devant l’esprit d’un nouveau-né. Tout cela affligeait tant Nelly, qu’elle fondait en larmes et se retirait dans quelque endroit écarté pour y tomber à genoux en suppliant Dieu de guérir son grand-père.

Mais ce n’était pas à le voir dans cet état, puisque du moins il était content et calme, ce n’était pas non plus à méditer dans la solitude sur l’altération des facultés du vieillard, que Nelly devait souffrir le plus, quoique ce fussent déjà de rudes épreuves pour un jeune cœur. Un motif de chagrin bien autrement grave et profond ne devait pas tarder à l’attrister encore.

Un dimanche soir, un jour de fête, de repos, Nelly et son grand-père sortirent pour faire un tour ensemble. Depuis quelque temps ils avaient été étroitement renfermés ; la beauté et la chaleur de l’atmosphère les y encourageant, ils poussèrent leur promenade assez loin. En s’éloignant de la ville, ils avaient pris une chaussée qui menait dans de belles prairies. Ils pensaient que cette chaussée aboutirait à la route qu’ils venaient de quitter, et les ramènerait sur leurs pas.

Mais le détour fut plus long qu’ils ne l’avaient supposé, et ils se virent entraînés en avant jusqu’au coucher du soleil ; ce fut alors qu’ayant retrouvé la trace qu’ils cherchaient, ils s’arrêtèrent pour se reposer.

L’ombre était descendue par degrés : le ciel était sombre et triste maintenant, excepté sur le point de l’horizon où le soleil, en se couchant dans toute sa gloire, amoncelait l’or et le feu dont les reflets de cendre ardente rayonnaient çà et là à travers le voile obscur de la nuit, et projetaient sur la terre une teinte empourprée. Le vent commença à mugir en sourds murmures, à mesure que le soleil se retira, emmenant le jour avec lui ; des nuages noirs s’amoncelèrent, apportant dans leur sein le tonnerre et les éclairs. De grosses gouttes de pluie ne tardèrent pas à tomber. Lorsque les nuages orageux étaient emportés au loin, d’autres aussitôt remplissaient le vide qu’ils avaient laissé, et s’étendaient sur l’horizon. Tantôt on entendait le sourd grondement d’un tonnerre éloigné, tantôt c’était l’éclair qui fendait la nue, et tantôt des ténèbres profondes qui fondaient en un instant sur la terre.

Craignant de s’abriter sous un arbre ou contre une haie, le vieillard et l’enfant hâtèrent le pas sur la grande route. Ils espéraient trouver quelque maison qui leur offrît un refuge contre l’orage maintenant tout à fait déclaré et de plus en plus violent. Trempés par la pluie qui tombait avec force, étourdis par les éclats de la foudre, éblouis par le feu des éclairs répétés, ils eussent passé devant une maison isolée sans se douter qu’elle fût si près, si un homme qui se tenait sur le seuil de la porte ne les eût invités gaiement à venir se mettre à l’abri.

« Il faut, dit-il en se retirant de sa porte et couvrant ses yeux de sa main devant le zigzag d’un éclair, il faut que vous ayez de meilleures oreilles que celles de bien des gens si vous n’avez pas plus peur que cela d’être aveuglés par le tonnerre. Qu’est-ce que vous aviez donc à passer si vite, hein ? ajouta-t-il en fermant la porte et les menant par un couloir à une chambre de derrière.

– Nous n’avions pas aperçu cette maison, monsieur, répondit Nelly, jusqu’au moment où vous nous avez parlé.

– Ce n’est pas étonnant, dit l’homme, avec de pareils éclairs qui vous donnent dans les yeux. Tenez, vous ferez mieux d’entrer ici vous asseoir près du feu pour vous sécher un peu. Si vous n’avez besoin de rien, vous n’êtes point obligés de rien prendre, n’ayez pas peur. C’est ici une auberge, voilà tout. Le Vaillant Soldat est bien connu, Dieu merci.

– Cette maison porte le nom du Vaillant Soldat, monsieur ? demanda Nelly.

– Je croyais que tout le monde le savait. D’où donc venez-vous pour ne point connaître le Vaillant Soldat aussi bien que le catéchisme de la paroisse ? C’est ici le Vaillant Soldat, tenu par James Groves, Jem Groves, le brave Jem Groves, un homme d’une moralité sans tache, et qui a par-dessus le marché un bon jeu de quilles à l’abri de la pluie. Si quelqu’un a quelque chose à dire contre Jem Groves, il n’a qu’à venir le dire à Jem Groves, et Jem Groves est bon pour arranger une pratique de toute façon, à cent francs par tête et au-dessus. »

En prononçant ces mots, l’orateur se frappa sur le gilet pour donner à entendre que c’était lui qui était ce Jem Groves si vanté, vrai pendant naturel d’un Jem Groves en peinture, qui, du haut de la cheminée, semblait lancer un défi à toute la société en général, et portait à ses lèvres un verre à demi rempli de grog à l’eau-de-vie en buvant à la santé de Jem Groves.

Comme la nuit était fort chaude, on avait tiré un grand paravent au milieu de la salle pour servir d’abri contre l’ardeur du feu. Il sembla que de l’autre côté du paravent quelqu’un avait élevé des doutes sur l’honorabilité de M. Groves et donné lieu en conséquence à cette apologie personnelle : car M. Groves témoigna son mécontentement en appliquant un bon coup sur le paravent avec le revers de ses doigts, puis il attendit qu’on lui fît une réponse. Mais la réponse ne vint pas. Alors il reprit :

« Est-ce qu’il y a quelqu’un qui se permettrait de critiquer Jem Groves chez lui ?… Il n’y a qu’un seul homme, oui, un seul assez hardi pour cela, et cet homme-là n’est pas à cent lieues d’ici. Mais cet homme en vaut bien une douzaine ; et celui-là je lui permets de dire de moi tout ce qu’il voudra. Il le sait bien. »

Pour reconnaître ce gracieux compliment, une voix haute et rude ordonna à M. Groves de cesser son tapage et d’allumer une chandelle. Et la même voix ajouta que le même gentleman n’avait pas besoin de faire le crâne, que tout le monde savait bien ce qu’il fallait en croire.

« Nell, ils jouent aux cartes ! dit tout bas le vieillard, ému tout à coup. Ne les entendez-vous pas ?

– Mouchez cette chandelle, dit la voix ; c’est à peine si je puis distinguer les figures dans mon jeu ; et puis fermez vivement ce volet de fenêtre, voulez-vous. Par le tonnerre qu’il fait, votre bière ne sera pas fameuse. Partie gagnée ; sept schellings six pence pour moi, vieil Isaac. Première manche.

– Les entendez-vous, Nell, les entendez-vous ? murmura de nouveau le vieillard, dont l’ardeur s’accrut au tintement de l’argent sur la table.

– Je n’ai jamais vu d’orage comme celui-ci, dit une voix aigre et fêlée, de la plus désagréable nature, après un coup de tonnerre qui avait ébranlé toute la maison ; ma foi, non, je n’ai jamais vu rien de semblable, depuis la nuit où le vieux Luc Withers gagna treize fois de suite par la rouge. Je me rappelle que nous disions tous qu’il fallait qu’il eût le diable pour associé ; c’était bien, en effet, une nuit du diable ; et je suppose qu’il regardait le jeu de Withers par-dessus son épaule, pour le conseiller, sans que personne pût le voir.

– Ah ! répliqua la grosse voix, pour ce qui est des gains du vieux Luc, en gros et en détail, quelques années avant, je me souviens d’un temps où il était bien le moins chanceux et le plus malheureux des hommes. Jamais il ne secouait un cornet de dés, jamais il ne jetait une carte sans être dépouillé, étrillé, plumé comme un pigeon.

– Entendez-vous ce qu’il dit ? murmura le vieillard. L’entendez-vous, Nell ? »

L’enfant vit avec surprise, ou plutôt avec effroi que le maintien de son grand-père avait subi un changement complet. Son visage était tout enflammé ; son teint animé, ses yeux brillants, ses dents serrées, sa respiration courte et haletante ; et sa main, qu’il avait appuyée sur le bras de sa petite-fille, tremblait si violemment, que Nelly en tremblait elle-même comme la feuille.

« Vous êtes témoin, murmura-t-il en portant son regard en avant, que c’est toujours là ce que j’ai dit ; que je le savais bien, que j’en rêvais, que j’en étais trop sûr, et que cela devait être !… Combien d’argent avons-nous, Nell ? voyons ! je vous ai vu de l’argent hier. Combien avons-nous ? Donnez-le-moi !

– Non, non, mon grand-père, laissez-moi le garder, dit l’enfant effrayée. Éloignons-nous d’ici. Ne faites pas attention à la pluie, je vous en prie, éloignons-nous.

– Donnez-le-moi, je vous dis, répliqua brusquement le vieillard… Chut ! chut ! ne pleure pas, Nell. Si je t’ai parlé avec rudesse, ma chère, c’est sans le vouloir. C’était pour ton bien. Je t’ai fait du tort, Nell, mais je réparerai cela, je le réparerai… Où est l’argent ?

– Ne le prenez pas, dit l’enfant, je vous en prie, ne le prenez pas. Pour notre salut à tous deux laissez-moi le garder ou le jeter. Il vaut mieux le jeter que de vous le donner. Partons, partons !

– Donne-moi l’argent ; il faut que je l’aie. Là, là, ma chère Nell. C’est cela, va, je t’enrichirai un jour, mon enfant, je t’enrichirai ; ne crains rien. »

Elle tira de sa poche une petite bourse. Il la prit avec la même impatience fébrile qui respirait dans ses paroles, et sans perdre un instant il se dirigea vers l’autre côté du paravent. Il eût été impossible de l’arrêter ; l’enfant dut se résigner et le suivre de près.

L’aubergiste avait posé une lumière sur la table et était occupé à tirer le rideau de la fenêtre. Les individus que Nelly et le vieillard avaient entendus étaient deux hommes, qui avaient devant eux un jeu de cartes et quelques pièces d’argent. Ils marquaient à la craie leurs parties sur le paravent même. L’homme à la voix rauque était un gros compère d’âge moyen, avec d’épais favoris noirs, les joues pleines, une bouche mal faite, un cou de taureau qui se déployait à l’aise sous un mouchoir rouge à peine attaché. Il avait sur la tête son chapeau d’un blanc sale, et auprès de lui figurait un gros gourdin noueux. L’autre homme, que son compagnon avait appelé Isaac, offrait une apparence plus chétive ; il était voûté, la tête dans les épaules, très-laid, et son regard sournois avait quelque chose de bas et de sinistre.

« Eh bien ! mon vieux monsieur, dit Isaac en promenant ses yeux louches, est-ce que vous nous connaissez ? Ce côté du paravent n’est pas public, monsieur.

– J’espère qu’il n’y a pas d’indiscrétion… répliqua le vieillard.

– Si fait, goddam ! si fait, monsieur, il y a de l’indiscrétion, dit l’autre, interrompant brusquement le vieillard ; il y a de l’indiscrétion à venir déranger deux gentlemen en tête-à-tête.

– Je n’avais pas l’intention de vous offenser, dit le vieillard, les yeux ardemment fixés sur les cartes ; je pensais que…

– Vous n’aviez pas le droit de penser, monsieur, dit Isaac. Que diable, un homme de votre âge devrait être plus réservé.

– Voyons, mauvais garçon, dit le gros homme, levant pour la première fois ses yeux de dessus les cartes, ne pouvez-vous pas le laisser parler ? »

L’aubergiste, qui probablement était décidé à garder la neutralité jusqu’à ce qu’il sût au juste quel parti le gros homme embrasserait, fit chorus avec lui, en disant :

« C’est vrai aussi, ne pouvez-vous pas le laisser parler, Isaac List ?

– Ne pouvez-vous pas le laisser parler ?… dit Isaac d’un ton ricaneur, contrefaisant de son mieux avec sa voix aigre le ton de l’aubergiste. Certainement si, je puis le laisser parler, Jemmy Groves.

– Alors ne l’en empêchez pas, » dit l’aubergiste.

Le regard louche de M. List prit un caractère menaçant, et l’on avait tout lieu de craindre que la querelle ne se terminât pas là, quand son compagnon, qui avait soigneusement examiné le vieillard, coupa court à toute controverse.

« Qui sait, dit-il avec un clignement d’yeux, qui sait si le gentleman ne songeait pas à demander poliment s’il ne pourrait pas avoir l’honneur de faire une partie avec nous ?

« C’est justement cela ! s’écria le vieillard. C’était bien ma pensée. Je ne demande pas autre chose.

– J’en étais sûr, dit l’autre. Qui sait même si le gentleman, allant au-devant de notre refus de jouer seulement pour la gloire, ne voulait pas nous demander poliment à jouer pour de l’argent ? »

Le vieillard répondit en secouant sa petite bourse dans sa maie contractée ; il la posa sur la table, et il s’empara des cartes avec l’avidité d’un avare qui saisit de l’or.

« Oh ! très-bien, dit Isaac ; si c’était là ce que désirait monsieur, je prie monsieur de m’excuser. Cette petite bourse appartient à monsieur ? Une très-jolie petite bourse. Elle est un peu légère, ajouta-t-il en la jetant en l’air et la rattrapant avec dextérité, mais il y a encore de quoi s’amuser une demi-heure.

– Nous pourrons jouer à quatre et nous associer, Groves dit le gros homme. Tenez, Jemmy, voilà un siège. »

L’aubergiste, qui n’en était pas à son coup d’essai, s’approcha de la table et prit un siège. L’enfant, désespérée, tira son grand-père à part et le supplia encore une fois de partir.

« Venez, grand-père… Nous pouvons être si heureux !

– Oui, nous serons heureux, répliqua vivement le vieillard. Laisse-moi faire, Nell. C’est dans les cartes et les dés que sont nos moyens de bonheur. Les petits ruisseaux font les grandes rivières. Ici il n’y a pas grand’chose à gagner ; mais avec le temps nous gagnerons davantage. Je ne veux que doubler mon argent ; et je te donnerai tout, ma mignonne.

– Que Dieu nous assiste ! s’écria l’enfant. Oh ! quel malheur que nous soyons venus ici !

– Chut ! fit le vieillard, posant sa main sur la bouche de Nelly. La fortune n’aime pas le bruit. Ne lui adressons pas de reproche, ou bien elle nous tournera le dos. J’en ai souvent fait l’expérience.

– Eh bien ! monsieur, dit le gros homme ; si vous ne venez pas, donnez-nous les cartes, s’il vous plaît.

– Je viens, dit vivement le vieillard. Assieds-toi, Nell, assieds-toi et regarde. Sois tranquille, tout sera pour toi, – tout, – jusqu’au dernier sou. Je ne veux pas le leur dire, non, non, car ils ne voudraient pas jouer, ils craindraient la chance qu’une si bonne cause met nécessairement de mon côté. Regarde-les. Vois ce qu’ils sont et ce que tu es. Comment veux-tu que nous ne gagnions pas ?

– Monsieur a changé d’avis et il ne veut plus venir, dit Isaac, feignant de se lever de table. Je suis fâché que monsieur ait pris peur. Qui ne risque rien n’a rien ; mais monsieur sait ce qu’il a à faire.

– Moi ! je suis prêt. Qui est-ce donc qui recule ? ce n’est pas moi. N’ayez pas peur, ce n’est pas moi qui bouderai. »

En parlant ainsi, le vieillard approcha une chaise de la table, et les trois autres partenaires s’y étant placés au même instant, le jeu s’ouvrit.

Assise à peu de distance, l’enfant suivait avec inquiétude la marche de la partie. Indifférente au gain, et pensant seulement à la passion aveugle qui s’était de nouveau emparée de son grand-père, gain ou perte étaient même chose à ses yeux. S’applaudissant d’un succès momentané, ou abattu par un échec, le vieillard était égaré ou hors de lui, rempli d’une anxiété si fébrile et si dévorante, d’une agitation si terrible pour ces misérables enjeux, que la pauvre Nelly aurait peut-être préféré le voir mort. Et cependant c’était elle qui était la cause innocente de toutes les tortures du vieillard ; et lui, qui jouait avec une soif de gain aussi sauvage qu’en éprouva jamais le joueur le plus insatiable, il n’avait pas une seule pensée qui ne fût pour elle.

Au contraire, les trois autres, des misérables, des brelandiers de profession, tout en veillant à leurs intérêts, étaient aussi froids, aussi tranquilles que si la conscience de la plus pure vertu habitait dans leur cœur. Parfois l’un d’eux lançait à l’autre un sourire, ou mouchait la chandelle vacillante, ou regardait l’éclair qui brillait à travers la fenêtre ouverte et le rideau flottant, ou écoutait quelque coup de tonnerre plus fort que les précédents, en témoignant de l’impatience, comme si ce bruit le dérangeait. Mais ils restaient assis, calmes et indifférents à toute autre chose que leurs cartes, philosophes parfaits, au moins en apparence, car ils ne montraient pas plus de passion ou d’ardeur que s’ils avaient été de pierre.

Durant trois heures l’orage avait déployé sa fureur ; les éclairs étaient devenus enfin plus faibles et moins fréquents ; le tonnerre qui avait paru rouler et éclater sur la tête même des joueurs, semblait s’être éloigné et ne plus rendre qu’un son étouffé ; et pourtant le jeu continuait, sans que personne songeât à la triste Nelly.

Chapitre XXX. §

Enfin le jeu se termina. Isaac List gagna seul. Mat et l’aubergiste supportèrent leur perte avec la force d’âme d’un joueur de profession. Isaac empocha son gain de l’air d’un homme qui s’était attendu à ce résultat, et qui n’en éprouvait ni plaisir ni surprise.

La petite bourse de Nelly était épuisée, et cependant le vieillard, en voyant sa bourse vide et les autres joueurs levés de table, tenait encore les yeux attachés sur les cartes ; il les taillait comme on les avait taillées précédemment, et il les retournait en les jetant pour voir le jeu qu’auraient eu ses adversaires si la partie avait continué. Cette occupation l’absorbait tout entier, quand l’enfant s’approcha de lui et posa sa main sur l’épaule de son grand-père, en lui disant qu’il était près de minuit.

« Vois la fatalité qui s’attache aux malheureux, ma Nell, dit-il en montrant les paquets de cartes qu’il avait étalés sur la table. Si j’avais pu tenir un peu plus longtemps, la chance eût tourné de mon côté. Oui, c’est aussi sûr qu’il y a des figures sur ces cartes. Vois, vois, vois encore !

– Jetez ces cartes, dit vivement l’enfant. Tâchez de ne plus y penser jamais.

– N’y plus penser ! s’écria-t-il en tournant vers elle son visage hagard et la considérant d’un air d’incrédulité. N’y plus penser ! Comment réussirions-nous jamais à devenir riches si je n’y pensais plus ?

L’enfant ne put que secouer la tête.

« Non, non, ma Nell, reprit-il en lui caressant la joue ; il ne faut pas me dire de ne plus penser aux cartes. Nous corrigerons la fortune la première fois. Patience, patience, je te donnerai réparation, je te le promets. On perd aujourd’hui, on gagne demain. On ne peut rien gagner sans peine. Viens, je suis prêt.

– Savez-vous quelle heure il est ? dit M. Groves, qui était en train de fumer avec ses amis ; minuit passé.

– Et il pleut toujours, ajouta le gros homme.

– Le Vaillant Soldat, tenu par James Groves, dit l’aubergiste, citant son enseigne. Bons lits, bon logis à pied, à cheval, et pas cher. Minuit et demi.

– Il est bien tard, dit tristement Nelly ; je voudrais bien que nous fussions partis plus tôt. Que va-t-on penser de nous ? Il sera deux heures au moins quand nous arriverons. Qu’est-ce qu’il nous en coûterait, monsieur, si nous nous arrêtions ici ?

– Deux bons lits, pour trente-six sous ; pour le souper et la bière, vingt-cinq sous ; total, trois francs cinq. »

Nelly avait encore la pièce d’or cousue dans sa robe. Elle pensa à l’heure avancée et aux habitudes régulières de Mme Jarley pour se mettre au lit ; elle se représenta l’effroi de la bonne dame, lorsque, au milieu de la nuit, elle entendrait retentir son marteau ; d’autre part, elle réfléchit que, s’ils restaient dans l’auberge où ils étaient et se levaient le lendemain de grand matin, ils pourraient être de retour avant que Mme Jarley fût éveillée et donner pour raison plausible de leur absence l’orage qui les avait surpris. En conséquence, après une assez longue hésitation, elle se décida à rester. Elle prit donc à part son grand-père et lui proposa de coucher à l’auberge, en lui disant qu’elle avait gardé assez d’argent pour payer leur dépense.

« Si je l’avais eu, cet argent !… murmura le vieillard ; si je l’avais seulement su il y a quelques minutes !…

– Nous resterons ici si cela vous convient, dit Nelly, se tournant vivement vers l’aubergiste.

– Je crois que c’est prudent, dit M. Groves. On va vous servir à souper sur-le-champ. »

En effet, quand M. Groves eut fumé sa pipe, qu’il en eut secoué la cendre, et qu’il l’eut posée soigneusement, la tête en bas, dans un coin du foyer, il apporta du pain, du fromage et de la bière avec force éloges sur leur excellente qualité, et invita ses hôtes à se mettre à table et à faire comme chez eux. Nelly et son grand-père mangèrent peu, absorbés qu’ils étaient tous deux par leurs réflexions. Isaac et Mat, qui trouvaient la bière un liquide trop faible et trop doux pour leur constitution, se consolèrent avec des liqueurs et du tabac.

Comme Nelly et son grand-père devaient quitter la maison le lendemain de très-bonne heure, l’enfant était pressée de payer leur dépense avant qu’ils allassent se coucher. Mais sentant la nécessité de soustraire son petit trésor à la connaissance de son grand-père, et ne pouvant payer sans changer la pièce d’or, elle la tira secrètement de l’endroit où elle l’avait cachée, et la présenta à l’aubergiste derrière son comptoir, lorsqu’elle eut saisi une occasion opportune pour le suivre hors de la salle.

« Voulez-vous, s’il vous plaît, dit-elle, me changer cette pièce ? »

M. James Groves éprouva une assez vive surprise. Il considéra la guinée, la fit sonner, regarda l’enfant, puis contempla de nouveau la pièce d’or, comme s’il voulait demander d’où elle tenait cela. Cependant, la pièce étant bonne et changée chez lui, il pensa en aubergiste prudent que les informations n’étaient pas son affaire. Il changea donc la guinée, et, prélevant l’écot, donna le surplus à Nelly. Celle-ci revenait vers la chambre où elle avait passé la soirée, lorsqu’elle crut voir une ombre s’y glisser du côté de la porte. Il n’y avait rien qu’un long couloir noir entre cette porte et l’endroit où elle avait changé : bien certaine que personne n’avait pu pénétrer en ce lieu tandis qu’elle y était, elle fut frappée de l’idée qu’elle avait été épiée.

Mais par qui ?

Lorsque Nelly rentra dans la salle, elle en retrouva tous les habitants exactement dans la position où elle les avait quittés. Le gros homme était étendu sur deux chaises, la tête appuyée sur sa main ; l’homme aux yeux louches était dans une attitude semblable, au côté opposé de la table. Entre eux était assis le grand-père, les regards attachés sur l’heureux gagnant avec une sorte d’admiration avide et suspendu à sa parole comme si c’était un être supérieur. Nelly resta d’abord confondue de surprise et chercha autour d’elle pour voir s’il y avait là une autre personne. Non, rien n’était changé. Alors elle demanda tout bas à son grand-père si quelqu’un était, en son absence, sorti de la salle.

« Non, répondit-il, personne. »

Il fallait donc qu’elle l’eût rêvé ; et cependant il était étrange que, sans aucune raison, elle se fût imaginé apercevoir si distinctement une figure. Elle y pensait encore et n’était pas sortie de son étonnement quand une servante vint avec une lumière la conduire à sa chambre.

Le vieillard prit congé de la compagnie, et tous deux montèrent l’escalier.

La maison était vaste, distribuée d’une manière irrégulière, avec des corridors sombres et de larges escaliers, que la faible clarté des chandelles semblait rendre encore plus obscurs. Nelly laissa son grand-père dans la chambre qui lui avait été assignée et suivit son guide jusqu’à l’autre, qui se trouvait à l’extrémité d’un corridor. On y montait par une demi-douzaine de marches délabrées. Cette chambre avait été préparée pour l’enfant. La servante s’établit quelques instants à causer et à conter ses peines. Sa place n’était pas bonne, dit-elle ; ses gages étaient minces et il y avait beaucoup de besogne ; elle devait s’en aller d’ici à quinze jours : la demoiselle ne pourrait-elle pas la recommander ailleurs ? Elle avait peur d’avoir bien du mal à trouver une autre place, au sortir d’une maison mal famée, hantée seulement par des joueurs de profession. Elle serait fort surprise que les habitués du lieu fussent la crème des honnêtes gens ; mais pour rien au monde elle ne voudrait que ses paroles fussent répétées. Puis elle fit par-ci par-là quelque allusion en passant à un amoureux qu’elle avait rebuté et qui avait menacé de s’engager comme soldat ; elle promit ensuite de frapper à la porte le lendemain au point du jour, et enfin… Bonne nuit !

Une fois seule, Nelly ne se trouva pas fort à l’aise. Elle ne pouvait s’empêcher de penser à la figure qui s’était glissée le long du couloir ; et ce que la servante avait dit n’était pas de nature à la rassurer. Ces hommes avaient un air particulier. Peut-être gagnaient-ils leur vie à voler et assassiner les voyageurs. Qui sait ?…

Malgré ses efforts pour dompter ses craintes ou les oublier du moins un moment, l’anxiété que lui avaient inspirée les aventures de la nuit lui revenait toujours. La passion d’autrefois s’était réveillée dans le cœur du vieillard, et Dieu seul savait où elle pourrait l’entraîner encore. Quelle inquiétude leur absence n’avait-elle pas dû causer déjà chez Mme Jarley ! peut-être s’était-on mis à leur recherche. Le lendemain matin, leur pardonnerait-on, ou bien les mettrait-on à la porte, livrés de nouveau à l’abandon ? Oh ! pourquoi s’étaient-ils arrêtés dans cette fâcheuse maison ! combien il eût mieux valu, à tout risque, continuer leur route !

Enfin le sommeil appesantit par degrés ses paupières ; un sommeil brisé, agité, où, dans ses rêves, il lui semblait qu’elle tombait du haut de quelque tour et dont elle s’éveillait en sursaut avec de grandes terreurs. Un sommeil plus profond succéda au premier, et alors, qu’est-ce ?… Quelqu’un dans la chambre !…

Oui, il y avait quelqu’un.

Nelly avait entr’ouvert la persienne pour apercevoir le jour aussitôt que l’aube naîtrait. Entre le pied du mur et la croisée encore obscure, rampait et se glissait une sorte de fantôme, cheminant sans bruit sur les mains et décrivant un cercle autour du lit. L’enfant n’avait la force ni de crier pour appeler à son secours, ni de faire un mouvement : elle restait immobile et attendait…

Le fantôme s’approcha silencieusement et furtivement du chevet du lit. Il était tellement près de l’oreiller, que Nelly se renfonça, de peur que ces mains errantes ne rencontrassent son visage en tâtonnant. Il fit un mouvement du côté de la fenêtre, puis il tourna la tête vers Nelly.

Cette masse noirâtre n’était qu’une tache sur le fond moins obscur de la chambre ; mais Nelly vit bien la tête se tourner, elle vit bien, à ne pouvoir s’y méprendre, que les yeux de l’homme regardaient et que ses oreilles écoutaient. Alors il s’arrêta, immobile comme Nelly. Enfin, le visage toujours fixé sur elle, il farfouilla dans quelque chose avec ses mains, et l’enfant entendit tinter de l’argent.

Ensuite le fantôme revint sur ses pas, toujours silencieux : il replaça les vêtements qu’il avait pris à côté du lit, et se remit à quatre pattes pour se glisser jusqu’à la porte. Quelque furtifs que fussent ses mouvements, Nelly entendit le parquet craquer sous lui, car elle pouvait l’entendre si elle ne le voyait pas. Il finit par gagner la porte, et là il se remit sur ses pieds. Les marches de l’escalier retentirent sous son pas furtif… Le fantôme avait disparu.

La première pensée de l’enfant fut de se soustraire à la terreur qu’elle éprouvait de se trouver isolée dans cette chambre, d’aller chercher compagnie, de ne pas rester toute seule, et de recouvrer ainsi l’usage de la parole que la peur lui avait fait perdre. Sans savoir même qu’elle eût quitté son lit, elle courut à la porte.

Mais là encore elle aperçut le fantôme sur la dernière marche de son escalier.

Elle ne pouvait passer ; elle y eût réussi peut-être dans les ténèbres sans être saisie au passage, mais son sang se figeait rien que d’y penser. Le fantôme se tenait tranquille et elle aussi, non par courage, mais par nécessité ; car il n’était guère moins dangereux pour elle de rentrer dans sa chambre que de descendre.

Au dehors, la pluie battait les murs avec, rage et tombait à flots du toit de chaume. Des moucherons et des cousins, faute de pouvoir s’aventurer en plein air, volaient çà et là dans l’obscurité, se heurtant contre la muraille et le plafond, et remplissaient de leurs bourdonnements ce lieu silencieux. Le fantôme remua de nouveau. Involontairement, l’enfant fit de même. Une fois dans la chambre de son grand-père, elle serait en sûreté.

L’homme suivit le corridor jusqu’à ce qu’il eût gagné la porte même que Nelly souhaitait si ardemment d’atteindre. L’enfant, en se sentant si près de son refuge, allait s’élancer pour se jeter dans la chambre et s’y renfermer, quand le fantôme s’arrêta encore.

Une affreuse idée la saisit : si cet homme entrait là, s’il voulait attenter à la vie du vieillard !…

Nelly se sentit défaillir.

Cependant le fantôme entra dans la chambre.

À l’intérieur, il y avait une faible lumière ; et Nelly, encore muette d’effroi, complètement muette, et presque inanimée, se hasarda à regarder.

La porte était restée en partie ouverte. Ignorant ce qu’elle faisait, mais ne songeant qu’à sauver son grand-père ou à périr avec lui, Nelly s’inclina…

Ah ! quel tableau frappa ses yeux !

Le lit n’avait pas été occupé ; il n’était pas même défait. Devant une table était assis le vieillard, seul dans la chambre. Son pâle visage était tout illuminé par l’ardeur cupide qui brillait dans son regard, en comptant l’argent qu’il venait de voler à sa petite-fille de ses propres mains.

Chapitre XXXI. §

L’enfant s’éloigna de la porte et regagna sa chambre d’un pas plus faible, plus incertain encore que lorsqu’elle s’était approchée de celle de son grand’père. La terreur qu’elle avait ressentie tout à l’heure n’était rien, en comparaison de celle qui l’accablait maintenant. Un voleur étranger, un aubergiste infidèle, complice du vol fait à ses hôtes, ou même se glissant jusqu’à leurs lits pour les tuer au sein de leur sommeil, un brigand nocturne, quelque terrible, quelque cruel qu’il pût être n’eût pas éveillé dans son cœur la moitié de la crainte qu’elle éprouva en reconnaissant son visiteur mystérieux. Ce vieillard à la tête blanche, rampant comme un fantôme dans sa chambre, pour y commettre un vol, profitant pour cela du sommeil supposé de sa petite-fille, puis emportant son butin et le couvant des yeux avec la joie sauvage dont Nelly venait d’être témoin, c’était plus affreux, bien plus affreux, bien plus triste à songer, que tout ce que son imagination aurait pu rêver de plus effrayant. S’il allait revenir !… car il n’y avait ni serrure ni verrou à la porte… Si, craignant d’avoir laissé quelque argent derrière lui, il revenait faire de nouvelles recherches !… Une terreur vague, un sentiment d’horreur accompagnaient l’idée qu’il pourrait se glisser encore furtivement dans la chambre et tourner son visage vers le lit inoccupé, pendant qu’elle se blottirait encore au pied pour éviter son contact. Oh ! cette idée n’était pas supportable.

Nelly s’assit et prêta l’oreille.

Chut !… un pas résonne sur l’escalier, la porte s’ouvre doucement…

Non, ce n’était que pure imagination ; mais l’imagination avait chez Nelly toutes les terreurs de la réalité. C’était pis, car la réalité eût eu sa fin comme son commencement, tandis que dans son imagination c’était une vision qui revenait toujours, et ne s’en allait jamais.

Le sentiment qui obsédait Nelly était une sorte d’horreur vague et indéfinie. À coup sûr, elle n’avait pas peur du bon vieux grand-père qui n’avait été frappé de cette maladie de l’esprit que par amour pour elle ; mais l’homme qu’elle avait vu cette nuit emporté par la fièvre d’un jeu de hasard, s’embusquant dans sa chambre, puis comptant l’argent dérobé à la faible lueur d’une chandelle, cet homme ne lui semblait plus le même ; ce n’était plus lui, ce n’était que sa monstrueuse parodie. N’y avait-il pas de quoi reculer de frayeur en songeant que cette caricature du vieillard s’était approchée tout près d’elle ! Elle ne pouvait pas associer dans sa pensée son compagnon chéri, son grand-père bien-aimé, à cette autre image menteuse qui lui ressemblait tant et lui ressemblait si peu. Elle avait pleuré de le voir faible et presque en enfance… Mais, c’est maintenant qu’elle allait avoir bien plus de motifs de pleurer.

Nelly se tenait assise, roulant toutes ces pensées dans sa tête, jusqu’à ce que le fantôme qui habitait son imagination y grandit dans des proportions si terribles, si effrayantes, que la pauvre enfant eût trouvé quelque douceur à entendre la voix de son grand-père, ou, s’il dormait, seulement à le voir, pour éloigner ainsi un peu les craintes qui se groupaient autour de son image. Elle s’élança vers l’escalier et le corridor. La porte était encore entre-bâillée, comme elle l’avait laissée, la chandelle brûlait toujours.

Nelly avait elle-même sa chandelle à la main. Elle était préparée d’avance à dire, si le vieillard était éveillé, qu’elle se sentait indisposée, qu’elle ne pouvait dormir et qu’elle était venue voir s’il n’avait pas oublié d’éteindre sa chandelle. En jetant un regard dans la chambre, elle reconnut que son grand-père reposait tranquillement dans son lit, ce qui l’enhardit à entrer.

Il s’était endormi promptement. Sur son visage nulle trace de passion ; ni avidité, ni anxiété, ni désir bouillant, mais la douceur, la tranquillité, la paix. Ce n’était plus le joueur, ce n’était plus l’ombre sinistre qui lui était apparue dans sa chambre ; ce n’était pas même l’homme aux traits fatigués et flétris dont elle avait si souvent aperçu avec affliction le visage aux premières lueurs du matin : c’était son cher vieil ami, son innocent compagnon de voyage ; c’était son bon, son bien-aimé grand-père.

Elle n’éprouva donc aucune crainte en considérant ses traits calmes dans le sommeil, mais elle avait au cœur un profond et pénible chagrin qui se soulagea par des larmes.

« Que Dieu le bénisse ! dit-elle en se penchant avec précaution pour baiser la joue du vieillard. Je vois bien maintenant qu’on nous séparerait si l’on nous retrouvait, et qu’on l’enfermerait loin de la lumière du soleil et du ciel. Il n’a plus que moi au monde pour le soutenir. Que Dieu nous assiste tous deux ! »

Elle ralluma sa chandelle qu’elle avait soufflée, se retira en silence, comme elle était venue, et, regagnant une fois encore sa chambre, elle s’y tint assise durant le reste de cette longue, longue et malheureuse nuit.

Enfin le jour fit pâlir sa chandelle presque consumée, et Nelly s’endormit. Mais elle fut bientôt avertie par la servante qui la veille l’avait menée à sa chambre. Sitôt qu’elle fut prête, elle se disposa à aller rejoindre son grand-père. Auparavant, elle fouilla dans sa poche et reconnut que tout son argent en avait été enlevé. Il n’y restait pas même une pièce de dix sous.

Déjà le vieillard était prêt : au bout de quelques minutes l’un et l’autre étaient en route. L’enfant pensa qu’il évitait de rencontrer son regard et semblait attendre qu’elle lui parlât de sa perte. Elle comprit qu’elle devait le faire pour qu’il ne soupçonnât point la vérité.

« Grand-père, dit-elle d’une voix tremblante, quand ils eurent fait silencieusement un mille, croyez-vous que les gens de là-bas soient honnêtes ?

– Comment ? répondit-il très-ému, si je les crois honnêtes… Oui, ils ont joué loyalement.

– Je vais vous dire pourquoi je vous demande cela. J’ai perdu de l’argent cette nuit ; on me l’a pris dans ma chambre, j’en suis certaine ; à moins que ce ne soit pour badiner, seulement pour badiner, grand-papa ; en ce cas, j’en rirais la première, si j’en étais bien sûre…

– Prendre de l’argent pour badiner ! interrompit le vieillard d’une voix saccadée. Ceux qui prennent de l’argent le prennent pour le garder. Il n’y a pas de quoi badiner.

– Eh bien ! il m’a été dérobé dans ma chambre, dit l’enfant dont la dernière espérance s’évanouit devant le ton de cette réponse.

– Mais ne t’en reste-t-il plus, Nell ? dit le vieillard ; n’as-tu rien encore ? Tout a-t-il été pris… jusqu’au moindre liard ?… Ne t’a-t-on rien laissé ?

– Rien !

– Ne t’inquiète pas, nous en gagnerons bien davantage, dit le vieillard. Gagnons, amassons, faisons rafle de manière ou d’autre. Ne pense pas à cette perte. Il n’en faut parler à personne, et peut-être le regagnerons-nous, cet argent. Ne me demande pas comment nous pouvons le regagner et bien plus encore ; mais n’en parle à personne, cela pourrait nous porter malheur. Ainsi, ils ont emporté ton argent de ta chambre tandis que tu dormais ! ajouta-t-il d’un ton de compassion, bien différent de l’air hypocrite et mystérieux qu’il avait pris jusque-là. Pauvre Nell ! pauvre petite Nell !… »

L’enfant pencha la tête et pleura. Le ton de sympathie que le vieillard avait mis dans ses paroles était tout à fait sincère ; Kelly en était bien sûre. Et ce n’était pas la moindre partie de son chagrin, de savoir que tout ce qu’il faisait là, il croyait le faire pour elle.

« Pas un mot sur ce sujet à personne autre qu’à moi, dit le Vieillard ; pas un mot, même à moi, ajouta-t-il vivement, car cela ne peut servir à rien. Toutes les pertes que nous avons faites ne valent pas une larme de tes yeux, ma chérie. Nous n’y penserons plus quand nous aurons tout regagné.

– Oh ! la perte n’est rien, dit l’enfant en levant les yeux au ciel ; non, la perte n’est rien : j’y suis bien résignée ; elle ne me coûterait pas une larme, quand chaque sou de ma bourse aurait été un billet de mille francs.

– Bien, bien, se dit le vieillard réprimant une réponse impétueuse qui lui était venue sur le bord des lèvres : c’est qu’elle ne sait rien. Tant mieux ! tant mieux !

– Mais écoutez-moi, dit vivement l’enfant ; voulez-vous m’écouter ?

– Oui, oui, j’écoute, répondit le vieillard sans la regarder encore, une jolie petite voix, je t’assure, et que j’aime toujours à entendre. C’est comme si j’entendais sa mère ; pauvre enfant !

– Eh bien ! laissez-moi vous persuader ; oh ! laissez-moi vous persuader, dit Nelly, de ne plus songer désormais ni aux gains ni aux pertes, et de ne pas poursuivre d’autre fortune que celle que nous pouvons acquérir ensemble.

– C’est ce que je fais aussi ; oui, nous la poursuivons ensemble, répliqua le grand-père regardant encore de côté et semblant concentré en lui-même : la sainteté du but peut justifier l’amour du jeu.

– Avons-nous été plus malheureux, reprit l’enfant, depuis que vous avez renoncé à ces habitudes et que nous voyageons ensemble ? N’avons-nous pas été plus à notre aise et plus heureux depuis que nous n’avons plus notre maison pour abri ? Qu’avons-nous à regretter dans cette triste maison, où votre esprit était en proie à tant de tourments ?

– Elle dit vrai, murmura le vieillard du même ton qu’auparavant. Il ne faut pas que cela change mes idées ; mais c’est la vérité, nul doute, c’est la vérité.

– Rappelez-vous seulement comment nous avons vécu depuis la belle matinée où nous avons quitté cette maison jusqu’à ce jour. Rappelez-vous seulement comment nous avons vécu depuis que nous nous sommes affranchis de toutes ces misères ; que de jours calmes, que de nuits paisibles nous avons goûtés ; que de douces heures nous avons connues ; de quel bonheur enfin nous avons joui. Étions-nous fatigués ? avions-nous faim ? bientôt nous étions reposés, et notre sommeil n’en était que plus profond. Songez à toutes les belles choses que nous avons vues et combien nous y avons trouvé de plaisir. Et d’où venait cet heureux changement ?… »

Il l’arrêta d’un signe de main et l’invita à ne plus continuer la conversation parce qu’il avait affaire. Au bout de quelque temps il l’embrassa sur la joue, en la priant encore de se taire, et continua de marcher, regardant au loin devant lui, et parfois s’arrêtant pour fixer sur le sol ses yeux assombris, comme s’il cherchait péniblement à réunir ses pensées en désordre. Une fois Nelly vit des larmes mouiller ses paupières. Après quelques moments de marche silencieuse, le vieillard prit la main de Nelly, comme il était habitué à le faire, sans que rien dans son air trahît la violence et l’exaltation dont il était récemment animé ; et puis petit à petit, par degrés insensibles, il retomba dans son état de docilité, se laissant conduire par Nelly où elle voulait.

Lorsqu’ils furent de retour au sein de la merveilleuse collection, ils trouvèrent, comme Nelly s’y était attendue, que Mme Jarley n’était pas encore levée, et, que tout en ayant éprouvé la veille quelque inquiétude à leur égard, ayant même veillé pour les attendre jusqu’à onze heures passées, elle s’était mise au lit avec la persuasion que, retenus par l’orage à quelque distance du logis, ils avaient cherché l’abri le plus proche et qu’ils ne pourraient revenir avant le lendemain matin. Aussitôt Nelly se mit avec la plus grande activité à décorer et disposer la salle, et elle eut la satisfaction d’avoir achevé sa tâche et même fait sa petite toilette avant que la favorite de la famille royale passât à table pour déjeuner.

« Nous n’avons eu encore, dit Mme Jarley lorsque le repas fut servi, que huit des jeunes élèves de miss Monflathers depuis que nous sommes ici, et elles sont au nombre de vingt-six, comme me l’a appris la cuisinière à qui j’ai adressé une question ou deux, en la laissant entrer gratis. Il faut les aller trouver avec un paquet de nouveaux prospectus ; vous allez vous en charger, et vous verrez, ma chère, quel effet cela pourra produire sur elles. »

Comme l’expédition projetée était de première importance, Mme Jarley ajusta de ses mains le chapeau de Nelly ; et, ayant déclaré qu’elle avait l’air très-bien comme ça et ne pouvait que faire honneur à l’établissement, elle la laissa partir avec force recommandations, et munie d’instructions prudentes sur les coins de rue qu’elle devait tourner à droite et ceux qu’elle ne devait pas tourner à gauche. Munie de ces instructions, Nelly trouva sans peine le pensionnat et externat de miss Monflathers. C’était une grande maison avec un mur élevé et une grande porte de jardin avec une grande plaque de cuivre, et un petit grillage à travers lequel la gardienne du parloir de miss Monflathers examinait tous les visiteurs avant de leur permettre d’entrer. Pas l’ombre d’homme, pas même un laitier, n’était admis, à moins d’une autorisation spéciale, à franchir le seuil de cette porte. Le collecteur des taxes lui-même, un gros homme qui avait des lunettes et un chapeau à larges bords, ne pouvait passer ses papiers qu’à travers le grillage. Plus dure que le diamant ou l’airain, cette porte de miss Monflathers restait sévèrement fermée devant tout le sexe masculin. Le boucher lui-même respectait ce lieu de mystère, et cessait de siffler quand il mettait la main sur la sonnette.

La terrible porte, au moment où Nelly s’en approchait, tourna lentement sur ses gonds avec un grincement bruyant, et, du fond d’une silencieuse allée couverte, on vit arriver, deux par deux, toute une longue file de jeunes personnes, tenant chacune un livre ouvert et quelques-unes aussi une ombrelle. À l’extrémité de cette procession solennelle venait miss Monflathers, tenant également une ombrelle de soie lilas, et escortée de deux sous-maîtresses souriantes qui se détestaient mortellement l’une l’autre, mais qui rivalisaient de dévouement prétendu pour miss, Monflathers.

Intimidée par les regards et les chuchotements des élèves, Nelly s’arrêta, les yeux baissés, et laissa défiler ce cortège jusqu’à ce que miss Monflathers qui venait à l’arrière-garde, fût près d’elle. Alors elle la salua et lui présenta son petit paquet. Miss Monflathers le lui prit des mains et fit faire halte.

« N’êtes-vous pas, dit-elle, l’enfant qui montre les figures de cire ?

– Oui, madame, répondit Nelly, qui rougit beaucoup ; car les élèves l’avaient entourée, et elle était devenue le centre sur lequel tous les yeux étaient fixés.

– Et ne sentez-vous pas que vous n’êtes qu’une mauvaise petite fille avec vos figures de cire ? dit miss Monflathers qui n’était pas d’un caractère très-agréable et qui ne laissait échapper aucune occasion de graver des vérités morales dans l’esprit tendre et délicat de ses jeunes élèves. »

Jamais la pauvre Nelly n’avait envisagé sa position sous ce point de vue. Ne sachant que répondre, elle se tut, mais elle rougit encore davantage.

« Ne sentez-vous pas, dit miss Monflathers, que c’est un métier misérable et anti-féminin ; que c’est déroger aux qualités qui nous ont été accordées par la sagesse et la bonté divine, avec une puissance expansive destinée à les faire sortir de leur état somnolent par l’intermédiaire de la culture de l’esprit ? »

Les deux sous-maîtresses témoignèrent respectueusement leur approbation de cette attaque directe, puis regardèrent Nelly comme pour lui faire comprendre toute la force du coup que miss Monflathers venait de lui porter. Ensuite elles sourirent en regardant miss Monflathers ; mais elles fixèrent leurs yeux l’une sur l’autre de manière à faire entendre que chacune d’elles se considérait comme la seule qui eût le droit de sourire aux propos de miss Monflathers, et que l’autre n’avait pas qualité pour cela et commettait en souriant un acte de présomptueuse impertinence.

« Ne sentez-vous pas, reprit miss Monflathers, combien vous êtes coupable d’exercer ce métier de montreuse de figures de cire, lorsque vous pourriez vous faire honneur d’aider, dans la mesure de vos forces, à la prospérité des manufactures de votre pays ; élever votre esprit par la contemplation constante des machines à vapeur, et gagner noblement par semaine un salaire confortable de trois francs quarante à trois francs soixante-quinze ? Ne sentez-vous pas que plus on travaille, plus on est heureux ?

– Telle la petite abeille…, » murmura l’une des sous-maîtresses, citant le docteur Watts.

– Eh ! dit miss Monflathers qui se retourna vivement, qui a parlé ? »

Naturellement la sous-maîtresse qui n’avait rien dit indiqua l’autre, que miss Monflathers invita sèchement à la laisser tranquille, à la grande satisfaction de celle des sous-maîtresses qui venait de dénoncer sa compagne.

« La petite abeille laborieuse, dit miss Monflathers en se redressant, ne peut se comparer qu’aux enfants de bonne maison, celles dont l’éducation se compose de « la lecture, l’aiguille et le jeu salutaire »; leur travail, à celles-là, consiste à peindre sur velours, à broder au crochet, à faire de la tapisserie. Mais pour les petites filles de cette classe, ajouta-t-elle en montrant Nelly du bout de son ombrelle, pour les enfants pauvres du peuple, voici leur affaire :

« À l’ouvrage, enfants, à l’ouvrage,

À l’ouvrage encore et toujours ;

Jusqu’à la fin, dès mon jeune âge

Que le travail use mes jours. »

Un murmure d’enthousiasme universel suivit ces paroles ; et cette fois les deux sous-maîtresses ne furent pas seules à applaudir, mais toutes les élèves se montrèrent également étonnées d’entendre miss Monflathers improviser en aussi beau style : car, si depuis longtemps miss Monflathers était connue pour sa capacité politique, jamais elle ne s’était révélée jusque-là comme poëte original. En ce moment l’une d’elles fit remarquer que Nelly pleurait, et tous les yeux se tournèrent de nouveau vers l’enfant.

Ses yeux, en effet, étaient pleins de larmes. En tirant son mouchoir pour les essuyer, elle le laissa tomber. Avant qu’elle pût se baisser pour le ramasser, une jeune fille d’environ quinze ou seize ans, qui s’était tenue à part des autres comme si elle ne se sentait pas à sa place parmi elles, releva vivement le mouchoir et le mit dans la main de Nelly. Elle se retirait ensuite timidement à l’écart lorsqu’elle fut arrêtée par la maîtresse de pension.

« C’est miss Edwards qui a fait cela ! dit miss Monflathers d’un ton d’oracle ; je suis sûre que c’est miss Edwards. »

C’était bien miss Edwards ; ce fut à qui dirait : « C’est miss Edwards ! » Et miss Edwards en convint elle-même.

« N’est-il pas étrange, miss Edwards, dit miss Monflathers abaissant son ombrelle pour regarder en plein la coupable, que vous portiez aux gens des classes inférieures un sentiment d’affection qui vous fait toujours prendre leur parti ? ou plutôt, n’est-il pas bien extraordinaire que j’aie beau dire et beau faire, et que je ne puisse vous corriger des penchants qui vous viennent malheureusement de votre position fausse dans la vie ? En vérité, il faut que vous soyez la petite fille la plus commune et la plus vulgaire !

– Mais, madame, je ne croyais pas faire mal, répondit une voix douce. Je n’ai fait que céder à l’impulsion du moment.

– Une impulsion ! répéta dédaigneusement miss Monflathers. J’admire que vous osiez me parler d’impulsion, à moi ! »

Les deux sous-maîtresses approuvèrent d’un signe de tête.

« J’en suis fort étonnée !… »

Les deux sous-maîtresses montrèrent le même étonnement.

« C’est une impulsion, je suppose, qui vous fait embrasser la cause de tout être vil et rampant que vous rencontrez sur votre chemin ? »

Les deux sous-maîtresses avaient déjà fait in petto la même supposition.

« Mais il est bon que vous sachiez, miss Edwards, reprit la maîtresse de pension avec une sévérité croissante, qu’il ne saurait vous être permis, ne fût-ce qu’au point de vue du bon exemple et du décorum de mon établissement ; qu’il ne saurait vous être permis, qu’il ne vous sera point permis de manquer à vos supérieurs d’une manière aussi grossière. Si vous n’avez pas de raison pour éprouver une juste fierté avec des enfants qui montrent les figures de cire, voici des jeunes personnes qui en ont ; ou vous témoignerez de la déférence à ces jeunes personnes, ou vous quitterez ma maison, miss Edwards !… »

Cette jeune fille, orpheline et pauvre, avait été élevée dans la pension, instruite pour rien et enseignant aux autres pour rien ce qu’elle avait appris ; nourrie pour rien, logée pour rien, elle était regardée comme infiniment moins que rien par tous les habitants de la maison. Les servantes sentaient son infériorité, car elles étaient bien mieux traitées qu’elle ; au moins elles avaient la liberté d’aller et de venir, et chacune dans leur service obtenait bien plus d’égards. Les sous-maîtresses avaient sur miss Edwards une évidente supériorité, car dans leur temps elles avaient payé peut-être en pension, et maintenant elles étaient payées à leur tour. Les élèves ne faisaient nul cas d’une compagne qui n’avait pas de grandes histoires à raconter sur les splendeurs de sa famille, pas d’amis qui vinssent la voir avec des chevaux de poste et auxquels la maîtresse de pension offrît, avec ses humbles respects, du vin et des gâteaux ; ni une femme de chambre pour venir respectueusement la prendre et la conduire chez ses parents, aux jours de congé ; rien enfin de distingué ni d’élégant, dont elle pût se faire honneur dans la conversation ou autrement.

Or, pourquoi miss Monflathers était-elle toujours et en tout temps irritée contre la pauvre élève ? Le voici. Le plus beau fleuron de la couronne de miss Monflathers, la plus brillante illustration de l’établissement de miss Monflathers, c’était la fille d’un baronnet, la fille réelle et vivante d’un baronnet réel et vivant. Eh bien ! pendant que cette jeune personne, par un renversement extraordinaire des lois de la nature, était non-seulement commune de visage, mais encore commune d’esprit, la pauvre miss Edwards avait à la fois l’esprit développé et des traits charmants. N’est-ce pas incroyable ? Comment ! cette petite miss Edwards qui avait seulement apporté en entrant une petite somme depuis longtemps dépensée, se permettait de dépasser et de primer de beaucoup dans ses études la fille du baronnet qui pourtant prenait des leçons de tous les arts d’agrément (ce n’était pas une raison pour en être plus savante), et dont la note semestrielle dépassait du double ce que payaient toutes les autres élèves ! Il fallait donc que miss Edwards ne tînt aucun compte de l’honneur et de la réputation de la maison ! Aussi miss Monflathers, qui la sentait dans sa dépendance, lui montrait-elle, sans se gêner, tout son dégoût, son mépris, son impatience, et quand elle la vit témoigner quelque compassion à la petite Nelly, elle profita de cette occasion pour s’indigner contre elle et la maltraiter comme nous venons de voir :

« Miss Edwards, vous ne prendrez pas l’air aujourd’hui. Ayez la bonté de vous retirer aux arrêts dans votre chambre et de n’en pas sortir sans ma permission. »

La pauvre jeune fille se hâtait d’obéir, quand elle fut tout à coup « ramenée » en style de marine par un cri étouffé de miss Monflathers.

« Elle a passé sans me saluer ! dit avec indignation la maîtresse, en levant ses yeux au ciel. Elle a passé sans avoir l’air de prendre garde le moins du monde à ma présence ! »

La jeune fille se retourna et salua. Nelly put voir que miss Edwards leva fièrement ses yeux noirs sur sa maîtresse, et que dans l’expression de son visage, comme dans toute son attitude, il y avait une muette mais touchante protestation contre ce traitement injuste. Miss Monflathers se borna à répondre par une inclination de tête, et la grande porte se ferma sur cette victime d’un mouvement généreux.

« Quant à vous, petite malheureuse, cria miss Monflathers en s’adressant à Nelly, dites à votre maîtresse que si, à l’avenir, elle prend la liberté de m’envoyer de nouveaux messages, j’écrirai aux autorités pour lui faire donner les étrivières, ou j’exigerai qu’elle vienne me faire amende honorable en chemise ; et vous, vous pouvez être certaine que vous ferez connaissance avec le moulin de discipline si vous osez revenir ici. Maintenant, mesdemoiselles, allons ! »

La procession s’ébranla, deux par deux, avec les livres et les ombrelles, et miss Monflathers, invitant la fille du baronnet à marcher auprès d’elle pour calmer ses sens surexcités, éloigna les deux sous-maîtresses qui pendant ce temps avaient échangé leurs sourires contre des regards sympathiques, et les laissa veiller à l’arrière-garde, se haïssant l’une l’autre un peu plus cordialement, à raison de ce qu’elles étaient obligées de cheminer côte à côte.

Chapitre XXXII. §

En apprenant qu’elle avait été menacée des étrivières et de la pénitence publique, Mme Jarley éprouva une fureur indescriptible. La véritable, l’unique Jarley, être exposée au mépris de la foule, être huée par les enfants et insultée par les policemen ! Elle, qui faisait les délices de la grande et de la petite noblesse, être dépouillée d’un chapeau que la femme d’un lord-maire se fût honorée de porter et exposée en chemise comme un exemple de mortification humiliante ! Et c’était une miss Monflathers qui avait l’audace de la menacer de cette peine dégradante, qui ferait honte à l’imagination la plus perverse !»

« En vérité, s’écria mistress Jarley dans l’explosion de sa colère et ne se dissimulant pas l’insuffisance de ses moyens de vengeance, quand je pense à cela, il y a de quoi se faire athée !… »

Mais au lieu d’adopter cette vengeance extrême, Mme Jarley, après réflexion, tira la bouteille suspecte ; elle fit poser des verres sur son tambour favori, s’assit sur une chaise derrière le tambour, appela ses gens autour d’elle, et leur raconta plusieurs fois mot à mot l’affront qu’elle avait reçu. Après quoi, elle leur ordonna, d’une sorte d’accent désespéré, de boire ; tantôt elle riait, tantôt elle pleurait, tantôt elle prenait elle-même une petite goutte, puis elle riait et pleurait à la fois, et reprenait deux gouttes : par degrés la digne femme en arriva à rire davantage et à pleurer moins, jusqu’à ce qu’enfin elle ne put assez rire aux dépens de miss Monflathers qui, d’odieuse qu’elle était, ne lui parut plus tout bonnement qu’un modèle achevé d’absurdité et de ridicule.

« Car enfin qu’est-ce qui a le dernier de nous deux, après tout ? demanda Mme Jarley. Tout cela c’est du bavardage ; elle dit qu’elle me fera donner les étrivières : qu’est-ce qui m’empêche de la menacer aussi des étrivières ? ce serait encore bien plus drôle. Allons, il n’y a pas de quoi fouetter un chat. »

Étant arrivée à cette heureuse disposition d’esprit, grâce surtout à certaines interjections jetées çà et là par M. Georges en guise de consolation, Mme Jarley n’épargna pas à Nelly des paroles de réconfort, et lui demanda comme une faveur personnelle de ne plus penser à miss Monflathers que pour en rire toute sa vie vivante.

C’est ainsi que se termina, chez Mme Jarley, cet accès de colère qui s’apaisa longtemps avant le coucher du soleil. Cependant les tourments de Nelly étaient d’une nature plus grave, et les assauts qu’ils livraient à sa tranquillité ne pouvaient pas être aussi facilement réprimés.

Le soir même, comme elle le redoutait, son grand-père se glissa dehors ; il ne revint qu’au milieu de la nuit. Accablée par ces pensées, fatiguée de corps et d’esprit, elle était seule, assise dans un coin, et veillait en comptant les minutes jusqu’au moment où il arriva sans un sou, harassé, attristé, mais toujours sous l’empire de sa passion dominante.

« Donne-moi de l’argent, dit-il d’un ton farouche, comme ils allaient se coucher. J’ai besoin d’argent, Nell. Un jour, je te le rendrai avec un riche intérêt ; mais tout l’argent qui tombe dans tes mains doit m’appartenir : ce n’est pas pour moi que je le réclame, mais je veux m’en servir pour toi. Rappelle-toi cela, Nell, je veux m’en servir pour toi !… »

Que pouvait faire l’enfant, sachant ce qu’elle savait, sinon de lui remettre chaque sou de son petit gain, de peur qu’il ne fût tenté de voler leur bienfaitrice ? Si elle s’avisait de révéler la vérité, elle avait peur qu’on ne le traitât en aliéné ; si elle ne lui procurait pas d’argent, il s’en procurerait lui-même. D’un autre côté, en lui en fournissant, elle nourrissait le feu qui le dévorait, et l’empêchait peut-être de se guérir de sa manie. Partagée entre ces réflexions, épuisée par le poids d’un chagrin qu’elle n’osait avouer, torturée par d’innombrables craintes durant les absences du vieillard, redoutant également son éloignement et son retour, elle vit les couleurs de la santé s’effacer de ses joues, ses yeux perdre leur éclat, son cœur se briser tous les jours. Ses peines d’autrefois étaient revenues, avec un surcroît de nouvelles agitations et de nouveaux doutes : le jour, elles assiégeaient son esprit ; la nuit, elles voltigeaient sur son chevet, elles la persécutaient dans ses rêves.

Au milieu de son affliction, il était naturel que l’enfant aimât à se rappeler souvent l’image de la jeune fille dont elle n’avait eu que le temps d’entrevoir la bienveillance généreuse, mais dont la sympathie, exprimée dans une action rapide, était restée dans sa mémoire avec la douceur d’une amitié d’enfance. Elle se disait fréquemment que son cœur serait bien allégé, si elle avait une telle amie à qui elle pût confier ses chagrins ; que, si même elle pouvait seulement entendre cette voix, elle se sentirait plus heureuse. Alors elle souhaitait d’être quelque chose de plus convenable, d’être moins pauvre, d’être dans une condition moins humble, d’avoir le courage d’adresser la parole à miss Edwards, sans avoir à craindre d’être repoussée : mais, en y songeant, elle sentait quelle immense distance les séparait, et elle n’avait plus d’espérance que la jeune demoiselle pensât encore à elle.

L’époque des vacances était arrivée pour les maisons d’éducation. Les élèves étaient rentrées dans leurs familles. On disait que miss Monflathers faisait les charmes de Londres et ravageait les cœurs des gentlemen entre deux âges : mais on ne disait rien de miss Edwards. Était-elle retournée chez elle, avait-elle seulement un chez elle ? Était-elle restée à la pension ? Personne n’en disait rien. Mais un soir, comme Nelly revenait d’une promenade solitaire, elle passa justement devant l’auberge où s’arrêtaient les diligences, au moment où il en arrivait une : or, Nelly aperçut la belle demoiselle dont elle se souvenait si bien, et qui s’était élancée pour embrasser une jeune fille qu’on aidait à descendre de l’impériale.

C’était la sœur de miss Edwards, sa petite sœur, beaucoup plus jeune que Nelly, une sœur qu’elle n’avait pas vue depuis cinq ans. Pour la faire venir quelques jours seulement, miss Edwards avait dû pendant longtemps économiser ses modestes ressources. Nelly sentit en quelque sorte son cœur se briser, quand elle fut témoin de leurs embrassements. Elles s’écartèrent un peu de la foule qui se pressait autour de la voiture ; là, elles s’embrassèrent de nouveau, entremêlant leurs caresses joyeuses de larmes et de sanglots. Leur costume simple et distingué, le long trajet que la plus jeune sœur avait accompli toute seule, leur agitation, leur bonheur, les larmes qu’elles versaient ; il y avait là dedans toute une histoire pleine d’intérêt.

Elles se remirent au bout de quelques instants et s’éloignèrent, en se tenant par la main, ou plutôt en se serrant l’une contre l’autre.

« Bien sûr, vous êtes heureuse, ma sœur ? dit la plus jeune, au moment où elles passaient devant l’endroit où Nelly s’était arrêtée.

– Tout à fait heureuse, répondit miss Edwards.

– Mais, l’êtes-vous toujours ?… Ah ! ma sœur, pourquoi détournez-vous votre visage ? »

Nelly ne put s’empêcher de les suivre à une courte distance. Elles se rendirent à la maison d’une vieille bonne, chez qui miss Edwards avait loué pour sa sœur une chambre.

« Je viendrai vous voir chaque matin de bonne heure, dit miss Edwards, et nous passerons ensemble toute la journée.

– Pourquoi pas aussi le soir ? Chère sœur, est-ce qu’on vous en voudrait pour cela ?… »

D’où vient que, cette nuit-là, les yeux de la petite Nelly se mouillèrent de larmes comme ceux des deux sœurs ? D’où vient qu’elle sentit de la joie en son cœur pour les avoir rencontrées, et qu’elle éprouva de la tristesse à la pensée qu’elles seraient bientôt forcées de se séparer ? Gardons-nous de croire que cette sympathie eût été éveillée par aucune idée personnelle et que Nelly, à son insu, se fût reportée au souvenir de ses propres peines : mais, bien plutôt remercions Dieu de ce que les innocentes joies d’autrui peuvent nous émouvoir fortement, et de ce que même dans notre nature déchue il y a une source d’émotion pure qui doit être estimée dans le ciel !

À la brillante clarté du matin, mais plus souvent à la douce lueur du soir, Nelly, respectant les courtes et heureuses entrevues des deux sœurs, trop courtes pour lui permettre de s’approcher et de risquer un mot de remerciaient, bien qu’elle en brûlât d’envie, Nelly les suivait à quelque distance dans leurs promenades au hasard, s’arrêtant lorsqu’elles s’arrêtaient, s’asseyant sur le gazon quand elles s’asseyaient, se levant quand elles se levaient, et trouvant une compagnie et un véritable charme à se sentir si près d’elles.

Leur promenade du soir avait lieu habituellement au bord d’une rivière. Là aussi, chaque soir, venait Nelly, sans que les deux sœurs pensassent à elle, sans qu’elles l’aperçussent. Mais il lui semblait que c’étaient ses amies, ses confidentes, et qu’avec elles son fardeau était devenu plus léger, plus facile à porter ; qu’elle pouvait unir ses chagrins aux leurs, et que toutes trois se donnaient une consolation mutuelle. Sans doute, c’était une faiblesse d’imagination, la pensée enfantine d’une jeune fille solitaire ; mais les soirs succédaient aux soirs, et les deux sœurs venaient toujours au même lieu, et Nelly les y suivait toujours avec un cœur attendri et soulagé.

Un soir, au retour, elle fut effrayée d’apprendre que Mme Jarley avait donné l’ordre d’annoncer que la magnifique collection n’avait plus à rester qu’un seul jour dans la ville. En conséquence de cette menace, car toutes les annonces relatives aux plaisirs du public sont connues pour être d’une exactitude irrévocable, l’exhibition devait être close le lendemain.

« Nous allons donc partir immédiatement, madame ? demanda Nelly.

– Regardez ceci, mon enfant, répondit Mme Jarley. Voilà la réponse à votre question. »

En parlant ainsi, Mme Jarley lui montra un autre tableau sur lequel il était dit que, par suite du grand nombre de visiteurs et de la quantité considérable de personnes contrariées de n’avoir pu entrer pour voir les figures de cire, l’exhibition serait prolongée jusqu’à la fin de la semaine, et que la réouverture aurait lieu le lendemain.

« À présent, dit Mme Jarley, que les institutions sont en vacances et que la curiosité des principaux amateurs est épuisée, nous avons affaire au public général, et celui-là a besoin d’être stimulé. »

Le lendemain, à midi, Mme Jarley en personne s’établit derrière une table richement ornée, entourée des figures remarquables dont nous avons fait mention plus haut, et elle ordonna que les portes fussent ouvertes toutes grandes au public éclairé et intelligent. Mais les recettes du premier jour ne furent pas brillantes, d’autant plus que la masse du public, tout en montrant un vif intérêt pour Mme Jarley personnellement et les satellites de cire qu’il lui était permis de contempler pour rien, ne se laissait aller par aucune amorce à payer cinquante centimes par tête. Ainsi, bien qu’une grande quantité de monde continuât de regarder, à l’entrée, les figures qui y étaient groupées ; bien que les curieux stationnassent en ce lieu avec une remarquable persévérance, une heure au moins, pour entendre jouer l’orgue de Barbarie et pour lire les affiches ; et bien que ces amateurs fussent assez bons pour recommander à leurs amis de patronner l’exhibition de la même manière, de sorte que l’entrée était régulièrement bloquée par la moitié de la population de la ville qui ne quittait ce poste que pour être relevée par l’autre moitié, il se trouva que la caisse n’en fut pas plus riche, ni la perspective plus encourageante pour l’établissement.

Dans cet état de déchéance de l’art classique sur la place, Mme Jarley recourut à des efforts extraordinaires afin de stimuler le goût du public et d’aiguiser sa curiosité. Certain mécanisme placé dans le corps de la religieuse qui se trouvait exposée en avant, tout près de la porte, fut nettoyé, monté et mis en mouvement, de sorte que ce personnage remuait la tête tout le long du jour, comme un paralytique, à la grande admiration d’un barbier du coin, ivrogne, mais bon protestant, qui considérais ces mouvements paralytiques comme l’emblème de la dégradation produite sur l’esprit humain par les rites de l’Église romaine, et développait ce thème avec autant d’éloquence que de moralité. Les deux charretiers passaient constamment de la salle d’exhibition au dehors, sous des costumes différents, criant très-haut qu’ils n’avaient rien vu dans leur vie qui fût plus admirable que ce spectacle, et pressant les auditeurs, avec les larmes aux yeux, de ne pas se refuser un si beau plaisir. Mme Jarley, assise au bureau, fit sonner des pièces d’argent depuis midi jusqu’au soir ; elle criait d’une voix solennelle à la foule de remarquer que le prix d’admission n’était que de cinquante centimes, et que le départ de la collection entière, destinée à faire une tournée parmi les têtes couronnées de l’Europe, était positivement fixé à la semaine suivante, jour pour jour.

« Ainsi, dépêchez-vous, il est temps, voilà le moment, disait Mme Jarley en terminant chacun de ces appels. Rappelez-vous que c’est l’extraordinaire collection de Jarley, composée de plus de cent figures, et que cette collection est unique dans le monde, toutes les autres ne sont qu’attrape et déception. Dépêchez-vous, il est temps, voilà le moment !… »

Chapitre XXXIII. §

Comme l’enchaînement de ce récit veut que nous ayons à nous occuper de temps en temps de quelques-uns des faits qui se rapportent à la vie domestique de M. Sampson Brass, et comme nous ne saurions, pour cet objet, trouver une place plus commode que celle-ci, le narrateur va prendre le lecteur par la main et le mener dans l’espace, pour lui faire franchir un plus grand intervalle que ne firent don Cléophas-Leandro-Perez Zambullo et son démon familier à travers cette agréable région, et pour s’abattre sans façon avec lui sur le trottoir de Bewis Marks.

C’est une petite et sombre maison, que celle de M. Sampson Brass, devant laquelle vont s’arrêter les intrépides aéronautes.

À la fenêtre du parloir de cette petite maison, fenêtre placée si bas près du trottoir, que le passant qui longe le mur risque de frotter avec sa manche les vitres obscures et de leur rendre service à ses dépens, car elles sont fort sales ; à ladite fenêtre pendait de travers un rideau de laine verte fanée, tout noir, tout décoloré par le soleil, et tellement usé par ses longs services, qu’il semblait moins destiné à cacher la vue de cette chambre sombre qu’à servir de transparent pour en laisser étudier à l’aise les détails. Il est vrai qu’il n’y avait pas grand’chose à y contempler. Une table rachitique où s’étalaient avec ostentation de misérables liasses de papiers jaunis et usés à force d’avoir été portés dans la poche ; deux tabourets placés face à face aux côtés opposés de ce meuble détraqué ; au coin du foyer, un traître de vieux fauteuil boiteux qui, entre ses bras vermoulus, avait retenu plus d’un client pour aider à le dépouiller bel et bien ; en outre, une boîte à perruque, d’occasion, servant de réceptacle à des blancs seings, à des assignations ou autres pièces de procédure, depuis longtemps l’unique contenu de la tête qui appartenait à la perruque à qui appartenait la boîte elle-même ; deux ou trois livres de pratique usuelle ; une bouteille à l’encre, une poudrière, un vieux balai à cheminée, un tapis en lambeaux, mais tenant encore par les bords aux pointes fidèles avec une ténacité désespérée : telles étaient, avec les lambris jaunes des murailles, le plafond noirci par la fumée et couvert de poussière et de toiles d’araignée, les principales décorations du cabinet de M. Sampson Brass.

Mais cette peinture ne se rapporte qu’à la nature morte ; elle n’a pas plus d’importance que la plaque fixée sur la porte avec ces mots : Brass, procureur, ni que l’écriteau attaché au marteau : Premier étage à louer pour un monsieur seul. Le cabinet offrait habituellement deux spécimens de nature vivante beaucoup plus étroitement liés à notre récit, et qui auront pour nos lecteurs un intérêt bien plus vif, bien plus intime.

L’un était M. Brass lui-même, qu’on a vu déjà figurer dans ce livre ; l’autre était son clerc, son assesseur, son secrétaire, son confident, son conseiller, son démon d’intrigue, son auxiliaire habile à faire monter le chiffre des frais, miss Brass, en un mot, espèce d’amazone ès lois, à qui il convient de consacrer une courte description.

Miss Sally Brass était une personne de trente-cinq ans environ. Sa figure était maigre et osseuse. Elle avait un air résolu, qui non-seulement comprimait les douces émotions de l’amour et tenait à distance les admirateurs, mais qui était fait plutôt pour imprimer un sentiment voisin de la terreur dans le cœur de tous les étrangers mâles assez heureux pour l’approcher. Ses traits étaient exactement ceux de son frère Sampson : ressemblance si complète, que, si sa pudeur virginale et le décorum de son sexe avaient permis à miss Brass de mettre par badinage les habits de son frère, et d’aller, vêtue de la sorte, s’asseoir à côté de lui, il eût été difficile, même au plus vieil ami de la famille, de décider lequel des deux était Sampson ou Sally ; d’autant plus que la demoiselle portait au-dessus de la lèvre supérieure certaines rousseurs qui, jointes à l’illusion produite par le costume masculin, auraient pu être prises pour une moustache couleur carotte. Selon toute probabilité, ce n’était pas autre chose que les cils qui s’étaient trompés de place, les yeux de miss Brass étant complètement dépourvus de pareilles futilités. Sous le rapport du teint, miss Brass était blême, d’un blanc sale ; mais cette blancheur était agréablement relevée par l’éclat florissant qui couvrait l’extrême bout de son nez moqueur. Sa voix était d’un timbre sonore et d’un riche volume ; quiconque l’avait entendue une fois ne pouvait plus l’oublier. Son costume habituel consistait en une robe verte, d’une nuance à peu près semblable à celle du rideau de l’étude, serrée à la taille et se terminant au cou, derrière lequel elle était attachée par un bouton large et massif. Trouvant sans doute que la simplicité et le naturel sont l’âme de l’élégance, miss Brass ne portait ni collerette ni fichu, excepté sur sa tête, invariablement ornée d’une écharpe de gaze brune, semblable à l’aile du vampire fabuleux, et qui, prenant toutes les formes qu’il lui plaisait, formait une coiffure commode et gracieuse.

Telle était miss Brass sous le rapport du physique. Au moral, elle avait un tour d’esprit solide et vigoureux. Depuis sa plus tendre jeunesse, elle s’était consacrée avec une ardeur peu commune à l’étude des lois ; n’étendant pas ses spéculations sur leur vol d’aigle, assez rare du reste, mais les suivant d’un œil attentif à travers le dédale d’astuce et les zigzags d’anguille qu’elles affectionnent d’ordinaire. Elle ne s’était pas bornée, comme bien des personnes d’une grande intelligence, à la simple théorie, pour s’arrêter juste où l’utilité pratique commence : bien au contraire, elle savait grossoyer, faire de belles copies, remplir avec soin les vides des pièces imprimées, s’acquitter enfin de toutes les fonctions d’une étude, y compris l’art de gratter une feuille de parchemin et de tailler une plume. Il est difficile de comprendre comment, avec tant de qualités réunies, elle était restée miss Brass : mais soit qu’elle eût bronzé son cœur contre tous les hommes en général, soit que ceux qui eussent pu la rechercher et obtenir sa main fussent effrayés à l’idée que, grâce à sa connaissance des lois, elle possédait sur le bout du doigt les articles qui établissent ce qu’on appelle familièrement une action en rupture de mariage, toujours est-il certain qu’elle était encore demoiselle, et continuait d’occuper chaque jour son vieux tabouret célibataire en face de celui de son frère Sampson. Il est également certain qu’entre ces deux tabourets bien des gens étaient restés sur le carreau.

Un matin, M. Sampson Brass, assis sur son tabouret, copiait une pièce de procédure, plongeant avec ardeur sa plume dans le cœur du papier, comme si c’eût été le cœur même de la partie adverse ; de son côté, miss Sally Brass, assise sur son tabouret également, taillait une plume pour transcrire un petit exploit, ce qui était son occupation favorite. Depuis longtemps ils gardaient le silence. Ce fut miss Brass oui le rompit en ces termes :

« Aurez-vous bientôt fini, Sammy ? »

Car, sur ses lèvres douces et féminines, le nom de Sampson s’était transformé en Sammy ; c’est ainsi qu’elle donnait de la grâce à toute chose.

« Non, répondit le frère ; j’aurais fini si vous m’aviez aidé en temps utile.

– C’est cela ! s’écria miss Sally, vous avez besoin de moi, n’est-ce pas ? quand vous allez prendre un clerc !

– Est-ce pour mon plaisir, ou par ma propre volonté, que je vais prendre un clerc, coquine, querelleuse que vous êtes ! dit M. Brass en mettant sa plume dans sa bouche et faisant la grimace à sa sœur. Pourquoi me reprochez-vous de prendre un clerc ? »

Ici nous ferons observer, de peur qu’on ne s’étonne d’entendre M. Brass appeler coquine une dame comme il faut, qu’il était tellement habitué à la voir remplir auprès de lui des fonctions viriles, qu’il s’était peu à peu accoutumé à lui parler comme à un homme. Sentiment et usage réciproques, du reste ; car non-seulement il arrivait souvent à M. Brass d’appeler miss Brass une coquine, et même de placer une autre épithète devant celle de coquine ; mais miss Brass trouvait cela tout naturel, et n’en était pas plus émue que ne l’est une autre femme quand on l’appelle mon ange.

« Pourquoi me tourmentez-vous encore au sujet de ce clerc, après m’en avoir déjà parlé trois heures hier au soir ? répéta M. Brass grimaçant de nouveau, avec sa plume entre les dents, comme un chien qui ronge un os en grognant. Est-ce ma faute, à moi ?

– Tout ce que je sais, dit miss Sally avec un sourire sec (elle n’avait pas de plus grand plaisir que de mettre son frère, en colère), ce que je sais, c’est que si chaque client qui vous arrive nous force à prendre un clerc, que cela nous soit utile ou non, vous feriez mieux d’abandonner les affaires, de vous faire rayer du rôle, et de liquider le plus tôt possible.

– Est-ce que nous possédons un autre client tel que lui ? dit Brass. Avons-nous un autre client tel que lui, voyons ? Répondez à cela !

– Comment l’entendez-vous ? Est-ce pour la figure ?

– Pour la figure ! répéta Sampson Brass avec un ricanement amer, en se levant pour prendre le livre des assignations et frottant vivement ses manches. Voyez ceci : Daniel Quilp, esquire… Daniel Quilp, esquire… Daniel Quilp, esquire, … tout du long. Faut-il que je renonce à une pratique comme celle-là, ou bien que je prenne le clerc qu’il me recommande en me disant : « C’est l’homme qu’il vous faut. » Hein ? »

Miss Sally ne daigna point répliquer ; elle sourit de nouveau et continua sa besogne.

« Mais je sais ce qu’il en est, reprit M. Brass après quelques moments de silence. Vous craignez de ne plus avoir autant que par le passé la main aux affaires. Croyez-vous que je ne m’en aperçoive pas ?

– Vos affaires n’iraient pas loin sans moi, je pense, répondit la sœur d’un ton d’importance. Tenez, au lieu de me provoquer sottement comme cela, vous feriez mieux de songer à continuer votre besogne. »

Sampson Brass, qui au fond du cœur redoutait sa sœur, se remit à écrire en boudant, ce qui ne le dispensa pas de l’entendre.

« Si j’avais décidé, ajouta-t-elle, que le clerc ne viendrait pas, vous savez bien qu’il ne pourrait pas venir ; par conséquent, ne dites point de sottises. »

M. Brass accueillit cette observation avec une douceur exemplaire ; seulement, il fit remarquer à voix basse qu’il n’aimait pas ce genre de plaisanterie, et qu’il saurait un gré infini à miss Sally de vouloir bien s’abstenir de le tourmenter. À quoi miss Sally répliqua qu’elle avait du goût pour cet amusement, et qu’elle n’avait nullement l’intention de se refuser ce petit plaisir.

Comme M. Brass ne paraissait pas se soucier d’envenimer les choses en continuant sur ce sujet, tous deux remirent pacifiquement leur plume en mouvement, et la discussion en resta là.

Tandis qu’ils fonctionnaient à qui mieux mieux, la fenêtre fut tout à coup interceptée, comme si quelqu’un venait de s’y coller. M. Brass et miss Sally levaient les yeux pour reconnaître la cause de cette obscurité soudaine, lorsque le châssis fut lestement soulevé du dehors, et Quilp y passa sa tête.

« Holà ! dit-il en se tenant sur la pointe du pied au bord de la fenêtre et plongeant ses regards dans la chambre, y a-t-il quelqu’un à la boutique ? Y a-t-il ici quelque gibier du diable ? Y a-t-il un Brass à vendre ? hein !

– Ah ! ah ! ah ! fit l’homme de loi avec une hilarité forcée Oh ! parfait ! parfait ! parfait ! Quel homme excentrique ! D’honneur, quelle humeur charmante !

– N’est-ce pas là ma chère Sally ? croassa le nain en lançant une œillade à la belle miss Brass. N’est-ce pas là la Justice, moins son bandeau sur les yeux, son épée et ses balances ? N’est-ce pas là le bras redoutable de la Loi ? N’est-ce pas là la vierge de Bevis ?

– Quelle étonnante verve d’esprit ! s’écria Brass. Sur ma parole, c’est extraordinaire !

– Ouvrez la porte, dit Quilp. Je vous ai amené mon homme C’est le clerc qu’il vous faut, un phénix, l’as d’atout, quoi ! Dépêchez-vous d’ouvrir la porte, ou bien s’il y a près d’ici un autre homme de loi, et si par hasard il est à sa fenêtre, il va vous le voler. »

Il est probable que la perte du phénix des clercs, même en faveur du confrère, d’un rival, n’eût que très-médiocrement affligé le cœur de M. Brass ; toutefois, simulant un grand empressement, il se leva de son siège, alla à la porte, l’ouvrit, et introduisit son client qui tenait par la main M. Richard Swiveller en personne.

« La voici ! s’écria Quilp, s’arrêtant court au seuil de la porte et levant les sourcils, tandis qu’il regardait miss Sally, – la voici, cette femme que j’eusse dû épouser, – voici la belle Sarah, voici la femme qui possède tous les charmes de son sexe sans avoir une seule de ses faiblesses. O Sally ! Sally ! »

À cette amoureuse déclaration, miss Brass répondit brièvement :

« Vous m’ennuyez.

– Oh ! dit Quilp, son cœur est aussi dur que le métal dont elle porte le nom11. Elle devrait bien le changer en monnaie de billon, fondre l’airain en pièces de deux sous, et prendre un autre nom !

– Finissez vos bêtises, monsieur Quilp, finissez, repartit miss Sally avec un sourire maussade. N’êtes-vous pas honteux de faire toutes vos parades devant un jeune homme qui ne nous connaît pas ?

– Ce jeune étranger, dit Quilp, faisant passer Dick Swiveller sur le premier plan, est trop délicat lui-même pour ne pas me comprendre. C’est M. Swiveller, mon ami intime, un gentleman de bonne famille et d’un grand avenir, mais qui, ayant eu le malheur de commettre des folies de jeunesse, s’estime heureux de remplir quelque temps les fonctions de clerc, fonctions humbles ailleurs, mais ici très-dignes d’envie. Quelle délicieuse atmosphère il va respirer ! »

Si M. Quilp parlait au figuré et voulait donner à entendre que l’air respiré par miss Sally Brass était rendu plus pur et plus serein par cette douce créature, il avait sans doute de bonnes raisons pour tenir ce langage. Mais s’il parlait dans un sens littéral de la délicieuse atmosphère de l’étude de M. Brass, il est certain qu’en effet ce lieu avait un fumet particulier, un goût de renfermé et d’humidité. Ce n’était pas seulement la forte odeur des vieux habits apportés là souvent pour être exposés en vente à Duke’s Place et à Houndsditch, il y avait encore une odeur décidée de rats, de souris et de moisissure. Peut-être cependant quelques doutes s’étaient-ils élevés dans l’esprit de M. Swiveller sur la réalité de cette pure et délicieuse atmosphère ; car il renâcla deux ou trois fois, et regarda d’un air d’incrédulité le nain qui ricanait.

« M. Swiveller, dit Quilp, étant habitué dans sa pratique de l’agriculture à semer de la folle avoine, juge prudemment, miss Sally, qu’après tout il vaut mieux avoir la moitié d’une croûte à ronger que de n’avoir pas de pain du tout. Il juge prudemment que c’est quelque chose aussi que de sortir d’embarras ; en conséquence ; il accepte les offres de votre frère Brass, M. Swiveller est donc à vous dès ce moment.

– Je suis enchanté, monsieur, dit M. Brass, vraiment enchanté. M. Swiveller, monsieur, est heureux d’avoir votre amitié. Vous devez être fier, monsieur, d’avoir l’amitié de M. Quilp. »

Dick murmura quelques mots comme pour dire qu’il n’avait jamais manqué d’amis ni d’une bouteille à leur offrir, et il risqua son allusion favorite à « l’aile de l’amitié qui jamais ne mue comme les plumes d’un oiseau. » Mais toutes ses facultés parurent absorbées par la contemplation de miss Sally Brass, il ne pouvait détacher d’elle son regard morne et stupéfait. Jugez si le nain était aux anges ! Quant à la divine miss Sally elle-même, elle frotta ses mains comme un homme, et fit quelques tours dans l’étude, sa plume derrière l’oreille.

« Je suppose, dit le nain se tournant vivement vers son ami légal, que M. Swiveller va entrer immédiatement en fonctions. C’est aujourd’hui lundi matin.

– Immédiatement, si cela vous convient, monsieur, répondit Brass.

– Miss Sally lui enseignera le droit, la délicieuse étude du droit ; elle sera son guide, son amie, sa compagne, son code, son Blackstone, son Coke, son Littleton, en un mot son manuel du jeune étudiant en droit.

– Quelle éloquence ! dit Brass, comme un homme absorbé, en contemplant les toits des maisons vis-à-vis, et en plongeant les mains dans ses poches ; quelle extraordinaire abondance de langage ! C’est vraiment magnifique !

– Avec miss Sally, continua Quilp, et avec les riantes fictions de la loi, ses jours s’écouleront comme des minutes. Ces charmantes inspirations des poëtes tels que Cujas et Barthole, aussitôt qu’elles vont faire lever pour lui leur première aurore, lui ouvriront un monde nouveau pour élargir son esprit et élever son cœur.

– Oh ! admirable, admirable ! s’écria Brass. Ad-mi-ra-ble en vérité ! C’est une jouissance que de l’entendre !

– Où M. Swiveller siégera-t-il ? demanda Quilp en tournant, les yeux de tous côtés.

– Nous achèterons pour lui un autre tabouret, monsieur, répondit Brass. Nous ne prévoyions pas que nous dussions avoir un gentleman avec nous, jusqu’au jour où vous avez eu la bonté de nous y engager ; et notre mobilier n’est pas considérable. Nous verrons à nous procurer un nouveau siège, monsieur. En attendant, si M. Swiveller veut prendre le mien et s’exercer la main à faire une belle copie de cette signification, comme je dois sortir et rester dehors toute la matinée…

– Venez avec moi, dit Quilp. J’ai à vous entretenir de quelques affaires. Avez-vous un peu de temps à perdre ?

– Est-ce que c’est perdre du temps que de l’employer à sortir avec vous, monsieur ? Vous plaisantez, monsieur, vous plaisantez ! s’écria l’homme de loi en prenant son chapeau. Je suis prêt, monsieur, tout à fait prêt. Il faudrait que je fusse bien occupé pour n’avoir pas le temps de sortir avec vous. Il n’est pas donné à tout le monde, monsieur, de pouvoir jouir et profiter de la conversation de M. Quilp. »

Le nain lança un regard sarcastique à son ami au cœur d’airain, et, avec une petite toux sèche, il tourna sur ses talons pour dire adieu à miss Sally. Après cet adieu, galant du côté de Quilp, très-froid et cérémonieux du côté de miss Sally, il fit un signe de tête à Dick Swiveller, et se retira avec le procureur.

Dick était resté penché sur son pupitre dans un véritable état de stupéfaction, contemplant fixement la belle Sally, comme si c’était un animal curieux, unique en son espèce. Le nain, quand il fut dans la rue, monta de nouveau sur le rebord de la croisée, et jeta dans l’intérieur de l’étude un coup d’œil accompagné d’une grimace, comme un homme qui regarde des oiseaux dans une cage. Dick tourna les yeux vers lui, mais sans avoir l’air de le reconnaître ; et longtemps après qu’il eut disparu, le jeune homme contemplait encore miss Sally Brass ; cloué à sa place, il ne voyait pas autre chose, il ne pensait pas à autre chose.

Pendant ce temps, miss Brass, plongée dans son état de frais et déboursés, etc., ne s’occupait nullement de Dick, mais elle griffonnait en faisant craquer sa plume, traçant les caractères avec un plaisir évident, et travaillant à toute vapeur. Dick avait poursuivi le cours de sa contemplation qui tantôt se portait sur la robe verte, tantôt sur la coiffure brune, tantôt sur le visage, et tantôt sur la plume à la course rapide. Il était devenu stupide de perplexité ; se demandant comment il pouvait se trouver dans la compagnie d’un monstre si étrange, et si ce n’était pas un rêve dont il aurait bien voulu s’éveiller. Enfin il poussa un profond soupir, et commença lentement à retirer son habit.

M. Swiveller ayant ôté son habit, le plia avec le plus grand soin, sans quitter un instant des yeux miss Sally : alors il revêtit une jaquette bleue à double rang de boutons dorés qui, dans l’origine, lui avait servi pour des parties de plaisir aquatiques, mais que ce matin-là il avait apportée pour son travail de bureau ; et toujours contemplant miss Sally, il se laissa tomber en silence sur le siège de M. Brass. Mais là il éprouva une rechute de découragement et de faiblesse, et, appuyant son menton sur sa main, il ouvrit des yeux si grands, si grands, qu’il ne semblait pas possible qu’ils se refermassent jamais.

Quand il eut regardé si longtemps qu’il ne pouvait plus rien voir, Dick détacha ses yeux du bel objet de sa surprise, les porta sur les feuillets du brouillon qu’il avait à copier, plongea sa plume dans l’écritoire et se mit à écrire lentement. Mais il n’avait pas tracé une demi-douzaine de mots, qu’il se pencha sur l’encrier pour y tremper de nouveau sa plume, et leva les yeux… Devant lui se trouvait l’insupportable voile brun, la robe verte, en un mot miss Sally Brass, parée de tous ses charmes, plus effroyable enfin que jamais.

Agacé jusqu’à la folie, M Swiveller commença à ressentir d’étranges sensations, d’horribles désirs d’anéantir cette Sally Brass, de mystérieuses tentations de lui arracher sa coiffure et de voir quel air elle aurait sans cet ornement. Sur la table se trouvait une grande règle, noire et luisante. M. Swiveller la prit et se mit à s’en frotter le nez.

De s’en frotter le nez à l’agiter avec sa main et lui faire faire les évolutions d’un tomahawk, la transition était toute simple et toute naturelle. Dans le cours de ces évolutions il frôla l’écharpe dont les bouts déguenillés flottaient au gré du vent ; la règle avance d’un pouce plus prés, et voilà la grande écharpe brune par terre. Pendant ce temps, la belle innocente, bien éloignée de se douter du manège, continuait de travailler, sans lever les yeux.

Dick fut enchanté de ce succès. Eh bien ! au moins il pourrait maintenant écrire avec ardeur et persévérance jusqu’à ce qu’il fût épuisé, et alors saisir la règle, l’agiter au-dessus de l’écharpe brune avec l’assurance de la faire tomber à volonté ; il pourrait retirer la règle et s’en frotter le nez, quand il croirait que miss Sally aurait la fantaisie de le regarder pour s’en donner à cœur joie et redoubler ses évolutions quand elle serait de nouveau absorbée par sa besogne. Grâce à ces amusements, M. Swiveller calma l’agitation de ses sentiments, et finit par manier moins souvent la règle ; il put même bientôt écrire de suite une demi-douzaine de lignes, sans revenir à ces interruptions : c’était une grande victoire.

Chapitre XXXIV. §

Au bout d’un certain temps, c’est-à-dire après deux heures environ d’un travail assidu, miss Brass arriva au terme de sa tâche : ce qu’elle constata en essuyant sa plume sur sa robe verte et en prenant une pincée de tabac dans une petite boite ronde en étain qu’elle portait dans sa poche. Munie de ce rafraîchissement modéré, qui ne blessait en rien les règles de la Société de tempérance, elle se leva, lia ses papiers en dossier avec un ruban de coton rouge, et, plaçant le tout sous son bras, elle sortit de l’étude.

À peine M. Swiveller avait-il quitté son tabouret et s’était-il mis à danser en hurlant comme un sauvage, heureux de se sentir seul, qu’il fut troublé dans ce joyeux exercice. La porte s’était rouverte ; la tête de miss Sally venait de reparaître.

« Je sors, dit miss Brass.

– Très-bien, madame, répondit Richard. Et que ce ne soit pas moi qui vous fasse rentrer plus tôt, madame, ajouta-t-il intérieurement.

– Si quelqu’un vient à l’étude, prenez-en note et dites que le monsieur qu’on demande est absent pour le moment.

– Je n’y manquerai pas, madame.

– Je ne serai pas longtemps, ajouta-t-elle en se retirant.

– Et je le regrette, madame, dit M. Swiveller quand elle eut refermé la porte J’espère bien que vous serez retenue pour quelque cause imprévue. Si vous pouviez vous faire écraser en route, madame, pas bien fort, seulement un petit peu, ce serait tant mieux. »

Prononçant avec un grand sérieux ces paroles bienveillantes, M. Swiveller s’assit dans le fauteuil des clients et s’y abandonna à ses réflexions. Puis il fit quelques tours en long et en large et revint au fauteuil.

« Je suis donc le clerc de Brass ! dit-il. Le clerc de Brass, moi. Et aussi le clerc de la sœur de Brass, clerc d’un dragon femelle ! Parfait, parfait ! Qu’est-ce que je serai après ? Serai-je un forçat avec un chapeau de feutre et un vêtement gris, courant le long d’un dock avec mon numéro bien brodé sur mon uniforme, et l’ordre de la Jarretière à ma jambe, avec un foulard attaché sur la cheville du pied pour la garantir contre les écorchures ? Est-ce là ce que je serai ? À moins que ce ne soit un sort trop distingué. Mais c’est égal, il faut toujours commencer par faire ce qui vous passe par la tête. »

Comme il était parfaitement seul, nous devons présumer que M. Swiveller adressait ces réflexions soit à lui-même, soit à son sort ou à sa destinée ; le sort et la destinée que les demi-dieux d’Homère ont l’habitude d’accuser, comme vous savez, avec aigreur et de poursuivre de leurs sarcasmes lorsqu’ils se trouvent dans des situations désagréables. Il est même probable que M. Swiveller avait en cela l’intention d’imiter les demi-dieux de l’Iliade, car il adressait comme eux sa tirade au plafond, image du ciel que le sort et la destinée, ces personnages immatériels, sont censés habiter, excepté pourtant au théâtre, où ils se tiennent dans la région du lustre.

Après un silence pensif, M. Swiveller reprit ainsi, en énumérant l’une après l’autre, sur ses doigts, les diverses circonstances :

« Quilp m’offre cette place et me dit qu’il peut me l’assurer. J’aurais gagé tout ce qu’on aurait voulu que Fred n’entendrait pas de cette oreille-là ; et c’est lui qui, à mon profond étonnement, pousse Quilp et me presse d’accepter… Fatalité numéro un. Ma tante de province me coupe les vivres, elle m’écrit une lettre affectueuse pour m’annoncer qu’elle a fait un testament nouveau, et qu’elle m’y déshérite… Fatalité numéro deux. Plus d’argent, pas de crédit, rien à attendre de Fred qui semble avoir tourné tout d’un coup ; ordre de quitter mon ancien appartement… Troisième, quatrième, cinquième, sixième fatalités ! Sous le poids de tant de fatalités, quel homme peut être considéré comme disposant de son libre arbitre ? Ce n’est pas à un homme à se mettre lui-même le pied sur la gorge. Si sa destinée le jette à bas, à la bonne heure, il faut bien qu’il se résigne, en attendant que sa destinée le relève ! Je suis content que la mienne ait pris sur elle toute la responsabilité ; je n’ai rien à y voir, je me défends de toute complicité avec elle ; j’ai le droit de me mettre au-dessus de cela. Ainsi, mon gaillard, ajouta M. Swiveller, prenant congé du plafond avec un geste significatif, allons, et voyons lequel de nous deux, de moi ou du sort, se lassera le premier ! »

Laissant là le sujet de sa décadence avec ces réflexions qui ne manquaient certainement pas de profondeur et qu’il n’est pas rare de rencontrer dans certains traités de philosophie morale, M. Swiveller mit de côté le désespoir pour prendre l’humeur sans souci d’un clerc irresponsable.

Comme pour se donner un maintien dégagé, ce qu’on appelle de l’aplomb, il se mit à examiner l’étude plus en détail qu’il n’avait encore eu le temps de le faire ; il sonda la boîte à perruque, feuilleta les livres, scruta la bouteille à l’encre ; il farfouilla dans les papiers, grava quelques emblèmes sur la table avec la lame acérée du canif de M. Brass, et écrivit son nom à l’intérieur du seau à charbon qui était en bois. Ayant, par ces formalités, pris possession en règle de ses fonctions de clerc, il ouvrit la fenêtre et s’y appuya nonchalamment jusqu’à ce qu’un marchand de bière ambulant vînt à passer. Il lui commanda de poser sur le rebord son plateau et de lui servir une pinte de porter doux qu’il but sur place et paya aussitôt, avec la pensée de jeter les bases d’un crédit futur et de préparer les choses à cet effet sans perdre une minute. M. Swiveller reçut coup sur coup trois ou quatre petits saute-ruisseaux, porteurs de commissions d’affaires de la part de trois ou quatre procureurs, confrères de M. Brass : il les reçut et les renvoya d’un air qui sentait la connaissance approfondie du métier, à peu près de l’air qu’aurait pris un clown de pantomime pour jouer ce rôle sur la scène. Après quoi, il retourna à son siège et s’exerça la main à faire à la plume des caricatures de miss Brass, en sifflant gaiement tout ce temps-là.

Tandis qu’il se livrait à cette distraction, une voiture s’arrêta près de la porte, et bientôt un double coup de marteau retentit. Comme ce n’était pas l’affaire de M. Swiveller, puisqu’on ne tirait pas la sonnette de l’étude, il continua de se livrer à sa distraction avec un calme parfait, bien qu’il eût lieu de penser que, excepté lui, il n’y avait pas une âme pour répondre dans la maison.

En ceci cependant il se trompait : car les coups de marteau s’étant réitérés avec une impatience de plus en plus grande, la porte s’ouvrit, quelqu’un monta lourdement l’escalier et entra dans la chambre du premier. M. Swiveller s’émerveillait en se demandant si ce n’était pas une autre miss Brass, une sœur jumelle du dragon, quand on frappa à la porte de l’étude.

« Entrez ! dit Richard. Pas de cérémonies. La place ne sera bientôt plus tenable, si j’ai encore plus de chalands. Entrez !

– Voulez-vous venir, s’il vous plaît, dit une voix faible et dolente qu’on entendit dans le couloir, pour montrer l’appartement. »

Dick se pencha par-dessus la table et aperçut une petite jeune fille, vraie traîneuse de savates, avec un sale et grossier tablier et une bavette qui ne laissaient voir de sa personne que son visage et ses pieds. Elle avait l’air d’être serrée dans une boîte à violon.

« Qui êtes-vous ? » demanda Dick.

À quoi elle répondit simplement :

« Oh ! voulez-vous venir, s’il vous plaît, pour montrer l’appartement ? »

Jamais peut-être on n’avait vu une enfant qui dans son air et ses manières ressemblât plus à une vieille. Elle devait, selon toute vraisemblance, avoir travaillé depuis le berceau. Elle avait l’air d’avoir aussi peur de Dick qu’elle lui causait elle-même d’étonnement.

« Je n’ai rien de commun avec l’appartement, dit M. Swiveller. Dites-leur de repasser.

– Oh ! voulez-vous venir, s’il vous plaît, pour montrer l’appartement, répliqua la jeune fille. C’est dix-huit schellings par semaine ; nous fournissons le linge et la vaisselle ; le nettoyage des bottes et des habits est en sus ; en hiver, le feu est de quinze sous par jour.

– Pourquoi ne montrez-vous pas l’appartement vous-même ? vous paraissez bien au courant.

– Miss Sally a dit qu’il ne faut pas que je le montre, parce que si l’on voyait combien je suis petite, on craindrait de n’être pas bien servi.

– Est-ce qu’ils ne finiront pas par voir que vous êtes petite ?

– Oui, mais on aura toujours loué pour une quinzaine, répondit la jeune fille avec un regard malin ; et les gens n’aiment pas à se déranger une fois qu’ils sont établis quelque part.

– Le raisonnement est curieux, dit Richard en se levant. Ah çà ! qu’est-ce que vous êtes ici ? la cuisinière ?

– Oui, je fais la cuisine. Je suis aussi femme de chambre. Je fais tout l’ouvrage de la maison.

– Je suppose cependant, pensa M. Swiveller, que Brass, le dragon et moi, nous faisons la plus sale partie de la besogne. »

Et il eût sans doute donné un plus libre cours à ses pensées, dans la disposition de doute et d’hésitation où il se trouvait, si la jeune fille n’avait continué à le presser, et si certains coups mystérieux appliqués avec force sur le mur du couloir et sur les marches de l’escalier n’avaient témoigné de l’impatience qu’éprouvait le visiteur. En conséquence, Richard Swiveller, fichant une plume derrière chaque oreille, et en mettant une autre dans sa bouche comme une marque de sa haute importance et de son zèle à remplir ses fonctions, s’élança au dehors pour voir le gentleman qui attendait, et pour entrer en arrangement avec lui.

Il fut quelque peu surpris de découvrir que les coups violents qu’il avait entendus étaient produits par la malle du gentleman, laquelle était en train de gravir l’escalier sous les efforts réunis de son propriétaire et du cocher : or, la tâche n’était pas facile ; car, d’une part, l’escalier était roide, et de l’autre, la malle, très-pesamment chargée, était bien large deux fois comme l’escalier. Les deux hommes, se heurtant l’un l’autre, appuyant de toutes leurs forces, poussaient la malle le plus ferme et le plus vite possible dans toutes sortes d’angles impraticables d’où il n’y avait pas moyen de se tirer ; pour ce motif suffisant, M. Swiveller les suivit lentement par derrière en protestant à chaque étage contre cette manière de prendre d’assaut la maison de M. Sampson Brass.

À ces remontrances le gentleman ne répondait pas un mot mais lorsque enfin sa malle fut parvenue dans la chambre à coucher, il s’assit dessus et essuya avec son mouchoir son front chauve et son visage. Il avait très-chaud, et certes il y avait bien de quoi ; car sans compter l’exercice violent qu’il avait pris en faisant gravir l’escalier à sa malle, il était tout emmitouflé dans des vêtements d’hiver, bien que durant toute la journée le thermomètre eût marqué dix-neuf degrés à l’ombre.

« Je pense, monsieur, dit Richard Swiveller retirant sa plume de sa bouche, que vous désirez voir cet appartement. Un très-bel appartement, monsieur. On y jouit sans interruption de la vue de… de la rue et au delà, et il est situé à une minute de… du coin de la rue. Dans le voisinage immédiat, monsieur, on trouve d’excellent porter, et d’autres agréments accessoires à l’avenant.

– Quel prix ? dit le gentleman.

– Vingt-cinq francs par semaine, répondit Richard, enchérissant sur les conditions de loyer que lui avait indiquées la servante.

– Je le prends.

– Les bottes et les habits sont à part ; et l’hiver, le feu coûte…

– Je consens à tout.

– On ne le loue pas à moins de deux semaines, dit Richard ; c’est…

– Deux semaines ! s’écria brusquement le gentleman en regardant Swiveller de la tête aux pieds. Deux années. J’y resterai deux années ; oui, deux années ici. Tenez, voici deux cent cinquante francs. Le marché est conclu.

– Pardon, dit Richard. Je ne me nomme pas Brass, et…

– Qui vous parle de cela ? « Je ne me nomme pas Brass. » Qu’est-ce que ça me fait ?

– C’est le nom du maître de la maison.

– J’en suis charmé, répliqua le gentleman. C’est un nom excellent pour un homme de loi. Cocher, vous pouvez partir. Vous aussi, monsieur. »

M. Swiveller était tellement confondu en voyant le gentleman agir d’un air aussi délibéré, qu’il restait là à le contempler avec autant de surprise que lui en avait causé la vue de miss Sally. Quant au gentleman, il ne témoignait pas la moindre émotion : bien plus, il se mit avec un calme parfait à dérouler le châle qui était noué autour de son cou et à tirer ses bottes. Dégagé de cet attirail, il défit successivement les autres parties de son habillement, les plia les unes après les autres et les rangea en ordre sur sa malle. Alors il abaissa les jalousies, ferma les rideaux, monta sa montre, toujours avec la même lenteur méthodique.

« Emportez le billet de deux cent cinquante francs, dit-il en avançant la tête hors des rideaux, et que personne ne vienne me déranger avant que j’aie sonné. »

Les rideaux se refermèrent, et au bout d’un instant on entendit ronfler le gentleman.

« Voilà bien sans contredit une maison étrange, surnaturelle, se dit M. Swiveller en retournant dans l’étude avec le billet à la main. Des dragons femelles à la besogne, agissant comme des légistes de profession ; des cuisinières de trois pieds de haut sortant mystérieusement de dessous terre ; des étrangers qui entrent sans gêne et vont sans permission se coucher dans votre lit, à midi. Si par hasard c’était un de ces hommes merveilleux dont on parte de temps à autre, et s’il s’était mis au lit pour deux ans, je serais dans une drôle de position ! C’est ma destinée cependant, et j’espère que Brass sera content. Ma foi ! s’il ne l’est pas, j’en suis bien fâché. Ce n’est point mon affaire ; je m’en lave les mains. »

Chapitre XXXV. §

En rentrant chez lui, M. Brass reçut le rapport de son clerc avec beaucoup de satisfaction, et se mit à examiner soigneusement le billet de deux cent cinquante francs. Il résulta de cet examen que le billet était bien en effet du gouverneur de la Compagnie de la banque d’Angleterre, en bonne et due forme, ce qui accrut considérablement la joie de M. Brass. Cela le mit dans un tel débordement de libéralité et de condescendance, que, dans la plénitude de son cœur, il invita M. Swiveller à partager avec lui un bol de punch, vers cette époque reculée et indéfinie qu’on appelle vulgairement « un de ces jours, » et qu’il lui fit de beaux compliments sur l’aptitude rare pour les affaires qu’il avait montrée dès son premier jour d’exercice.

C’était, chez M. Brass, une maxime favorite, que l’habitude de faire des compliments tient la langue d’un homme souple et moelleuse comme un ressort bien huilé, sans coûter un sou de dépense. Et, comme ce membre utile ne doit jamais se rouiller ou craquer en tournant sur ses gonds lorsqu’il appartient à un homme de loi, chez qui, au contraire, il doit être toujours dispos et délié, M. Brass ne négligeait aucune occasion de s’entretenir la langue par des discours flatteurs et des expressions élogieuses. Il en avait même tellement contracté l’habitude, que, si l’on ne pouvait exactement dire qu’il avait la langue au bout des doigts, on pouvait du moins certainement dire qu’il l’avait partout, excepté pourtant au visage ; car son visage ayant, comme nous l’avons déjà fait connaître, un aspect refrogné et repoussant, ne pouvait pas s’adoucir avec la même facilité, et restait désagréable en dépit des discours les plus gracieux : c’était un phare donné par la nature pour éclairer ceux qui naviguent à travers les bancs et les récifs du monde, ou plutôt à travers le périlleux détroit de la loi, et pour les avertir d’aborder à des ports moins perfides et de chercher fortune ailleurs.

Tandis que tour à tour M. Brass accablait son clerc de compliments et examinait le billet de deux cent cinquante francs, miss Sally, qui venait de rentrer, montrait une certaine émotion qui n’était pas d’un caractère fort agréable ; car, habituée par la pratique constante de la chicane à fixer sa pensée sur les petits gains et la rapine, et à aiguiser sans cesse sa finesse naturelle, elle ne fut pas médiocrement contrariée d’apprendre que le gentleman eût si facilement obtenu le logement.

« En voyant, dit-elle, qu’il s’était mis dans la tête de l’avoir, on eût dû pour le moins doubler ou tripler le prix habituel ; et, plus il pressait, plus M. Swiveller eût dû renchérir les conditions. »

Mais ni la satisfaction de M. Brass ni le mécontentement de miss Sally n’eurent le pouvoir d’exercer la moindre impression sur le jeune homme, qui, rejetant sur sa malheureuse destinée la responsabilité de l’événement comme de tout ce qui pourrait advenir plus tard, était entièrement calme et résigné, préparé pleinement à accepter le mal, et indifférent au bien, en vrai philosophe qu’il était.

Le lendemain, c’est-à-dire le deuxième jour d’exercice pour M. Swiveller, M. Brass l’accueillit amicalement et lui dit :

« Bonjour, monsieur Richard ; Sally vous a trouvé un tabouret d’occasion, monsieur, hier au soir, dans White Chapel. C’est une femme rare pour les marchés, je puis vous l’assurer, monsieur Richard. Vous verrez que ce tabouret est de première qualité, monsieur, vous pouvez m’en croire.

– Il a l’air un peu détraqué, dit Richard ; il suffît de le voir pour en juger.

– Vous trouverez que c’est un siège fort agréable, répliqua M. Brass ; vous pouvez en être certain. Il a été acheté dans la rue qui fait face à l’hôpital. Comme il s’y trouvait depuis un mois ou deux, il est resté à la poussière et a été hâlé par le soleil ; mais voilà tout.

– J’espère qu’il n’aura pas recueilli de miasmes de fièvre, dit Richard en s’asseyant d’un air mécontent entre M. Brass et la chaste Sally. Tiens, il a un pied plus long que les autres.

– Nous y mettrons une cale, dit M. Brass en riant. Ah ! ah ! ah ! nous y mettrons une cale, monsieur ; ce sera pour ma sœur une occasion nouvelle d’aller pour nous au marché. Miss Brass, M. Richard est le…

– Voulez-vous bien vous taire ! » interrompit celle qui était l’agréable objet de ces observations.

Et, regardant par-dessus ses papiers, elle continua : « Comment voulez-vous que je travaille, si vous ne cessez de jacasser ?

– Quel drôle de corps vous faites ! répondit le procureur. Parfois vous ne voulez que causer ; dans un autre moment, vous ne voulez que travailler : on ne sait jamais de quelle humeur on vous trouvera.

– Je suis en humeur de travailler aujourd’hui, dit miss Sally ; ainsi, ne me dérangez pas, s’il vous plaît. Et ne le dérangez pas non plus de sa besogne, ajouta-t-elle en montrant Richard du bout de sa plume. Il n’en fera pas plus qu’il ne faut, n’ayez pas peur. »

M. Brass avait évidemment bonne envie de lancer à sa sœur une verte réplique ; mais il en fut détourné par des considérations de timidité ou de prudence, et se borna à murmurer des mots isolés comme « aggravation : vagabond, » sans désigner personne par ces mots, mais en les jetant d’inspiration, comme s’ils se rattachaient à quelque idée abstraite qui lui fût venue à l’esprit.

Tous trois après cela se mirent à écrire longtemps en silence, un silence si profond, que M. Swiveller, qui avait besoin d’une certaine excitation pour travailler, s’endormit à plusieurs reprises, et écrivit, les yeux fermés, des mots étranges en caractères inconnus. Tout à coup, miss Sally rompit la monotonie qui régnait dans l’étude en ouvrant sa petite boîte de métal, où elle prit une pincée de tabac qu’elle aspira bruyamment, et en disant que c’était la faute de M. Richard Swiveller.

« Qu’est-ce qui est de ma faute ? demanda Richard.

– Vous savez bien, dit miss Brass, que le locataire n’est pas levé encore ; qu’on ne l’a ni vu ni entendu depuis qu’il s’est mis au lit hier dans l’après-midi.

– Eh bien, madame, je suppose qu’il est libre de dormir tranquillement tout son soûl, ou plutôt tout son comptant pour ses deux cent cinquante francs.

– Ah ! je commence à croire qu’il ne se réveillera jamais.

– C’est une circonstance remarquable, dit Brass mettant de côté sa plume ; oui, une circonstance remarquable. Monsieur Richard, si l’on venait à trouver ce gentleman pendu à la colonne du lit, ou si quelque autre accident désagréable de ce genre se produisait, vous voudrez bien vous rappeler, monsieur Richard, que ce billet de deux cent cinquante francs vous avait été remis comme à-compte sur le payement d’un loyer de deux ans ? Gravez cela dans votre esprit, monsieur Richard ; vous ferez bien d’en prendre note, monsieur, dans le cas où vous seriez appelé comme témoin. »

M. Swiveller prit une grande feuille de papier ministre, et, avec un air de profonde gravité, il commença à écrire une petite note dans un coin.

« On ne saurait jamais prendre trop de précautions, dit M. Brass. Il y a tant de méchanceté dans le monde, tant de méchanceté ! Le gentleman vous a-t-il dit, monsieur… Mais, pour le moment, laissons cela, monsieur ; achevez d’abord votre note. »

Dick obéit et tendit le papier à M. Brass, qui avait quitté son siège et marchait de long en large dans l’étude.

« Ah ! ah ! voilà la note ? dit M. Brass jetant les yeux sur le papier. Très-bien. Maintenant, monsieur Richard, le gentleman vous a-t-il dit autre chose ?

– Non.

– Êtes-vous sûr, monsieur Richard, dit le procureur d’un ton solennel, que le gentleman n’ait rien dit ?

– Pas un mot, que je sache, monsieur.

– Pensez-y encore, monsieur. Dans la position que j’occupe, et comme membre honorable du corps légal, c’est-à-dire du premier corps de ce pays, monsieur, ou de tout autre pays, ou de toutes les planètes qui brillent au-dessus de nous la nuit et sont censées être habitées, il est de mon devoir, monsieur, comme membre honorable de ce corps, de n’omettre vis-à-vis de vous aucune question majeure dans une affaire de cette délicatesse et de cette importance. Monsieur, le gentleman qui vous a loué hier, dans l’après-midi, notre premier étage, et qui a apporté une malle pesante…, une malle pesante, ne vous a-t-il rien dit de plus que ce qui est consigné dans cette note ?

– Allons, voyons, pas de bêtise, » dit miss Sally.

Dick la regarda, puis il regarda Brass, puis il regarda de nouveau miss Sally, et il répéta enfin : « Non.

– Pouh ! pouh ! Le diable m’emporte ! monsieur Richard, vous êtes bien simple ! s’écria Brass avec un sourire. Le gentleman n’a-t-il rien dit au sujet de sa malle ?

– C’est cela… c’est bien cela…dit miss Sally, faisant un signe de tête à son frère pour lui donner son approbation.

– A-t-il dit, par exemple, ajouta Brass avec une sorte d’aisance et de bonhomie (je n’affirme pas qu’il ait rien dit de semblable, songez-y bien ; je veux seulement vous en rafraîchir la mémoire), a-t il dit, par exemple, qu’il était étranger à Londres ; qu’il n’était ni en humeur ni en état de fournir aucun renseignement ; qu’il jugeait que nous avions le droit d’en exiger, et que, dans le cas où quelque chose lui arriverait, à un moment quelconque, il désirait que ses effets fussent par provision considérés comme m’appartenant, pour me dédommager un peu de l’embarras et de l’ennui que j’aurais à éprouver ; en un mot, ajouta Brass d’un ton encore plus doucereux, en l’acceptant comme locataire en mon nom, pendant mon absence, n’avez-vous pas entendu traiter à ces conditions ?

– Certainement non, répondit Richard.

– Eh bien ! alors, s’écria Brass en lui lançant du haut de ses sourcils froncés un regard de reproche, je suis d’avis que vous vous êtes mépris sur votre vocation, et que vous ne serez jamais un homme de loi.

– Vous ne le serez jamais, quand bien même vous vivriez mille ans. » ajouta miss Sally.

Sur quoi le frère et la sœur prirent chacun une pincée de tabac dans la petite boite de métal et l’aspirèrent bruyamment, puis ils retombèrent dans leurs méditations soucieuses.

Il ne se passa rien de mémorable jusqu’au dîner de M. Swiveller. C’était à trois heures ; mais il semblait au pauvre clerc qu’il y avait au moins trois semaines qu’il l’attendait. Au premier son de l’horloge, Richard s’éclipsa. Au dernier coup de cinq heures il reparut, et l’étude se parfuma, comme par enchantement, d’une odeur de genièvre et d’écorce de citron.

– Monsieur Richard, dit Brass, cet homme n’est pas levé encore. Rien ne peut l’éveiller. Que faut-il faire, monsieur ?

– Moi, je le laisserais dormir tout du long, répondit Richard.

– Dormir tout du long ! s’écria Brass, quand il dort depuis vingt-six heures ! Nous avons remué par-dessus sa tête, à l’étage supérieur, toutes sortes de coffres et de meubles ; nous avons frappé à double carillon à la porte de la rue ; nous avons plusieurs fois fait dégringoler l’escalier à la servante (elle n’est pas bien lourde, et cet exercice ne lui est pas mauvais), mais rien n’a réussi à éveiller cet homme. »

Dick suggéra une idée.

« Peut-être, en prenant une échelle et l’appliquant à la fenêtre du premier étage…

– Oui, mais il y a un contrevent, dit Brass ; d’ailleurs, tout le voisinage serait en rumeur. »

Dick suggéra une nouvelle idée.

« Si l’on montait sur le toit de la maison par la trappe, et qu’on descendît par la cheminée ?

– Ce serait un plan excellent, dit Brass, si quelqu’un… et il regarda fixement M. Swiveller, si quelqu’un était assez bon, assez dévoué, assez généreux pour tenter l’entreprise. Je suis même sûr que la chose ne serait pas aussi désagréable qu’on pourrait le supposer. »

En faisant cette proposition, Dick avait pensé que l’exécution pourrait en incomber à miss Sally. Comme il se taisait et paraissait sourd à l’insinuation, M. Brass émit l’avis qu’il fallait tous ensemble monter l’escalier et faire un dernier effort pour éveiller le dormeur par quelque moyen moins violent : si la tentative ne réussissait pas, on aurait recours à des mesures plus énergiques. M. Swiveller y consentit ; il s’arma de son tabouret et de la grande règle, et se transporta avec son patron sur le théâtre de l’action, où miss Brass était déjà occupée à agiter de toutes ses forces une sonnette, sans cependant que son carillon produisît le moindre effet sur le mystérieux locataire.

« Voici ses bottes, monsieur Richard, dit Brass.

– Triste échantillon du caractère tenace et endurci de leur maître, » répondit Swiveller.

C’était bien, en effet, la paire de bottes la plus maussade et la plus massive qu’il fût possible de voir ; plantées droites sur le sol, comme si les jambes et les pieds de leur propriétaire s’étaient logés, elles semblaient, avec leurs larges semelles et leur forme rustique, décidées à prendre de vive force possession de la place qu’elles occupaient.

« Je ne puis apercevoir que le rideau du lit, murmura Brass, l’œil appliqué au trou de la serrure. Est-ce que c’est un homme robuste, monsieur Richard ?

– Très-robuste.

– Ce serait une circonstance extrêmement fâcheuse, s’il s’élançait tout à coup sur nous. Laissez l’escalier libre. Je n’ai pas peur de lui : il trouverait à qui parler ; mais je suis le maître de la maison, et comme c’est à moi à faire respecter les lois de l’hospitalité… Holà ! hé ! holà ! holà ! »

Tandis qua M. Brass, l’œil plongé avec curiosité dans le trou de la serrure, poussait ces cris pour attirer l’attention de son locataire, et tandis que, de son côté, miss Brass ne laissait pas de repos à la sonnette, M. Swiveller plaça son tabouret contre le mur près de la porte, y monta en se tenant bien effacé, de façon que l’étranger, s’il se ruait au dehors, le dépassât dans sa fureur sans l’apercevoir, et il commença à exécuter un bruyant roulement avec la règle sur le panneau supérieur de la porte. Entraîné par le charme de son propre talent, et confiant d’ailleurs dans la sûreté de sa position, qu’il avait prise d’après la méthode de ces vigoureux gaillards qui, aux soirs où la foule encombre les théâtres, ouvrent à la circulation les portes du parterre et des galeries, M. Swiveller fit pleuvoir une telle douche de coups, que le son de la sonnette s’en trouva étouffé, et que la petite servante, qui se tenait au bas de l’escalier, prête à s’enfuir au premier signal, fut obligée de se boucher les oreilles, de peur de devenir sourde pour toute sa vie.

Soudain la porte fut débarrassée au dedans et ouverte avec violence. La petite servante alla se cacher dans la cave au charbon ; miss Sally ne fit qu’un saut à sa propre chambre à coucher ; M. Brass, qui ne brillait pas par le courage, courut jusqu’à la rue voisine, et là, s’apercevant que personne ne le poursuivait avec un tisonnier ou toute autre arme offensive, il enfonça ses mains dans ses poches, et se mit à marcher tranquillement, en sifflant, comme si de rien n’était.

Pendant ce temps, M. Swiveller, debout sur son tabouret, s’aplatissait de son mieux contre la muraille, et suivait du regard, non sans quelque inquiétude, les mouvements du gentleman qui s’était montré au seuil de la porte en grondant et jurant d’une manière terrible et qui, tenant ses bottes à la main, semblait avoir l’intention de les lancer à tout hasard à travers l’escalier. Cependant notre homme abandonna cette idée, et il retournait vers sa chambre en grondant encore avec colère, quand ses yeux rencontrèrent ceux de Richard qui se tenait sur ses gardes.

« Est-ce vous qui faisiez cet horrible tapage ? dit le gentleman.

– Je jouais ma partie dans le concert, répondit Richard, l’œil fixé sur le locataire et faisant voltiger gentiment sa règle dans sa main droite, comme pour indiquer à l’étranger ce qu’il avait à attendre de lui s’il voulait se livrer à quelque acte de violence.

– Comment avez-vous eu cette impudence, hein ? » dit le gentleman.

Dick n’eut pas de meilleure réponse à faire que de lui demander s’il trouvait qu’il fût convenable à un gentleman de dormir d’un trait vingt-six heures, et si le repos d’une aimable et vertueuse famille ne pouvait pas peser de quelque poids dans la balance.

« Et moi, mon repos n’est-il donc rien ! s’écria l’étranger.

– Et le leur, n’est-il donc rien non plus, monsieur ? répliqua Richard. Je ne veux pas vous faire de menaces, monsieur ; la loi ne permet pas les menaces, car menacer est un délit prévu par la loi ; mais si vous agissez encore de la sorte, prenez garde que le coroner une autre fois ne commence par vous enterrer dans le cimetière le plus voisin, avant que vous vous soyez seulement éveillé. Nous avons eu peur que vous ne fussiez mort, monsieur, ajouta Richard en sautant légèrement à terre ; au bout du compte, nous ne pouvons permettre à un gentleman de s’établir dans cette maison pour y dormir comme deux locataires sans payer pour cela un extra.

– En vérité ! s’écria le locataire.

– Oui, monsieur, en vérité, répliqua Richard s’abandonnant à sa destinée et disant tout ce qui lui passait par la tête ; on ne saurait prendre une telle quantité de sommeil dans un seul lit, sur un seul bois de lit ; et si vous voulez dormir ainsi, vous devez payer sur le pied d’une chambre à deux lits. »

Au lieu d’être jeté par ces observations dans un plus grand accès de colère, le locataire partit d’un violent éclat de rire et regarda M. Swiveller avec des yeux étincelants. C’était un homme au visage brun, hâlé par le soleil, et dont la face paraissait plus brune encore et plus hâlée par le voisinage d’un bonnet de coton blanc qui la surmontait. Comme on voyait bien que c’était un personnage colère, M. Swiveller se sentit fort soulagé en le trouvant de si bonne humeur, et pour l’encourager à persister dans cette disposition d’esprit, il sourit à son tour.

Le locataire, dans l’irritation qu’il avait éprouvée en se voyant réveillé si brusquement, avait poussé un peu trop son bonnet de nuit sur le côté de sa tête chauve. Cela lui donnait un certain air tapageur et excentrique que M. Swiveller pouvait maintenant observer à son aise et qui le charma fort. Il exprima donc, par manière de raccommodement, l’espérance que le gentleman allait se lever, et qu’à l’avenir il ne le ferait plus.

« Venez, impudent drôle ! »

Telle fut la réponse du locataire, qui rentra dans sa chambre.

M. Swiveller l’y suivit, laissant le tabouret dehors, mais conservant la règle en cas de surprise. Il ne tarda pas à s’applaudir de sa prudence, quand le gentleman, sans donner aucune explication, ferma la porte à double tour.

« Voulez-vous boire quelque chose ? » demanda l’étranger.

M. Swiveller répondit qu’il avait tout récemment apaisé les angoisses de la soif, mais qu’il était prêt encore à prendre un « modeste rafraîchissement, » si les matériaux se trouvaient sous la main. Sans qu’un mot de plus fût prononcé de part ni d’autre, le locataire tira de sa grande malle une sorte de temple en argent, brillant et poli, qu’il plaça soigneusement sur la table. M. Swiveller suivait avec un vif intérêt tous ses mouvements.

L’étranger mit un œuf dans un petit compartiment de ce temple, dans un autre du café, dans un troisième un bon morceau de bifteck cru, qu’il prit dans une boîte d’étain bien propre enfin il versa de l’eau dans une quatrième case. Ensuite, à l’aide d’un briquet phosphorique et d’allumettes, il mit le feu à une lampe d’esprit de vin qui était placée sous le temple. Il baissa les couvercles des petits compartiments, puis il les releva, et alors il se trouva que, par une opération merveilleuse et invisible, le bifteck fut rôti, l’œuf cuit, le café bien fait, en un mot, le déjeuner prêt.

« Voici de l’eau chaude, dit le locataire, en la passant à M. Swiveller avec autant d’aplomb que s’il avait eu devant lui un fourneau de cuisine ; voici d’excellent rhum, du sucre et un verre de voyage. Faites le mélange et hâtez-vous. »

Dick obéit, portant tour à tour son regard du temple qui était sur la table, et où tout semblait se faire, à la grande malle qui semblait tout contenir. Le locataire déjeuna en homme trop habitué à ces sortes de miracles pour seulement y penser.

« Le maître de la maison est un homme de loi, n’est-il pas vrai ? » dit-il.

Dick fit un signe de tête. Le rhum lui paraissait exquis.

« La maîtresse de la maison, – qui est-elle ?

– Un dragon, » répondit Richard.

Le gentleman, peut-être pour avoir fait rencontre de ces sortes d’animaux dans le cours de ses voyages, ou peut-être par innocence, s’il était célibataire, ne témoigna aucune surprise, mais il demanda simplement :

« Sa femme, ou sa sœur ?

– Sa sœur.

– Tant mieux ; il pourra s’en débarrasser quand il lui plaira. »

Après un moment de silence, l’étranger ajouta :

« Quant à moi, j’aime à agir à ma guise, à me coucher lorsque cela me convient, à me lever quand il m’en prend la fantaisie, à rentrer, à sortir selon mon idée, à ne pas subir de questions, à n’être point entouré d’espions. À cet égard, les domestiques sont le diable. Il n’y a qu’une servante, ici ?

– Oui, et une toute petite, dit Richard.

– Une toute petite ! Très-bien ; la maison me conviendra ; n’est-ce pas ?

– Oui.

– Ce sont des requins, je suppose ? »

Dick fit un signe d’assentiment et acheva de vider son verre.

« Instruisez-les de mon caractère, dit l’étranger en se levant. S’ils m’ennuient, ils perdront un bon locataire Qu’ils me connaissent sons ce rapport, ils en sauront assez. S’ils veulent en savoir davantage, ce sera me donner congé. Il vaut mieux s’être bien entendus d’abord sur ce sujet. Bonjour.

– Je vous demande pardon, dit Richard s’arrêtant au moment où le locataire se disposait à ouvrir la porte. « Quand celui qui t’adore n’a laissé que son nom… »

– Que diable voulez-vous ?

– « N’a laissé que son nom… que son nom… Votre nom, quoi ! » dans le cas où il vous viendrait soit des lettres, soit des paquets…

– Je n’ai rien à recevoir.

– Ou bien si quelqu’un vous demandait.

– Personne ne me demandera.

– Si, faute de savoir votre nom, il nous arrivait de commettre quelque erreur, ne dites pas, monsieur, qu’il y ait de ma faute. « Oh ! n’accuse pas le barde… »

– Je n’accuserai personne, dit le locataire, avec une telle violence, qu’en une minute Richard se trouva sur l’escalier et entendit la porte se fermer entre lui et son interlocuteur. »

M. Brass et miss Sally étaient aux aguets, et il avait fallu que M. Swiveller sortît aussi brusquement pour qu’ils s’arrachassent à leur observation du trou de la serrure. Comme malgré tous leurs efforts ils n’avaient pu attraper un seul mot de la conversation, d’autant plus qu’ils avaient passé tout le temps à se disputer l’observatoire, sans pouvoir, il est vrai, faire autre chose que se pousser, se pincer, se livrer à cette muette pantomime, ils entraînèrent Richard à l’étude afin d’y entendre son rapport.

Ce rapport, M. Swiveller le leur fit exact en ce qui concernait les volontés et le caractère du gentleman, mais poétique au sujet de la grande malle, dont il fit une description plus remarquable par l’éclat de l’imagination que par la stricte peinture de la vérité. Il déclara avec nombre d’affirmations solennelles, qu’elle contenait un échantillon de toute espèce de mets délicieux et des meilleurs vins connus de nos jours ; en outre, qu’elle avait la faculté d’agir au commandement, sans doute par un mouvement de pendule. Il leur donna aussi à entendre que l’appareil culinaire pouvait en deux minutes un quart rôtir une belle pièce d’aloyau de bœuf pesant environ six livres bon poids, comme il l’avait vu de ses propres yeux et reconnu au flair ; il avait vu aussi, de quelque façon que l’effet se produisît, l’eau frémir et bouillonner le temps que le gentleman mettait à cligner de l’œil. Toutes ces circonstances réunies l’amenaient à conclure que la locataire était ou un grand magicien ou un grand chimiste, tous les deux peut-être, et que son séjour dans la maison ne pourrait manquer de jeter un jour beaucoup d’éclat sur le nom de Brass et d’ajouter un nouvel intérêt à l’histoire de Bevis Marks.

Il y eut un point cependant sur lequel M. Swiveller ne jugea pas nécessaire de s’étendre, à savoir le « modeste rafraîchissement » qui, en raison de sa force intrinsèque et de ce qu’il était arrivé mal à propos sur les talons mêmes du breuvage modéré que M. Swiveller avait analysé à son dîner, éveilla chez lui un léger accès de fièvre et rendit nécessaire l’application de deux ou trois autres « modestes rafraîchissements » que M. Swiveller dut prendre à un cabaret voisin, dans le cours de la soirée.

Chapitre XXXVI. §

Depuis quelques semaines, le gentleman occupait son appartement, refusant toujours d’avoir aucun rapport avec M. Brass ou sa sœur Sally, mais choisissant invariablement Swiveller comme intermédiaire. Or, comme à tous égards il se montrait un excellent locataire, payant d’avance tout ce dont il avait besoin, ne causant aucun embarras, ne faisant aucun bruit et ayant des habitudes très-régulières, son fondé de pouvoirs était naturellement devenu dans la famille Brass un personnage d’une haute importance par suite de l’influence qu’il exerçait sur cet hôte mystérieux, avec qui il pouvait négocier bien ou mal, tandis que personne autre n’osait l’approcher.

À dire vrai, les rapports de M. Swiveller avec le gentleman n’avaient lieu qu’à distance et n’étaient pas d’une nature très-encourageante. Mais comme il ne revenait jamais d’une de ces conférences monosyllabiques sans répéter quelques-unes des phrases qu’il prétendait lui avoir été adressées, par exemple : « Swiveller, je sais que je puis compter sur vous » ou bien « Swiveller, je n’hésite pas à dire que j’ai de l’estime pour vous, » ou encore : « Swiveller, vous êtes mon ami, et je compte sur vous », et autres petits mots de même nature familière et expansive, formant, selon lui, l’objet principal de leurs entretiens ordinaires, ni M. Brass ni miss Sally ne mettaient en doute l’étendue de son influence ; ils y ajoutèrent au contraire la foi la plus complète, la plus aveugle.

Cependant, à part même cette source de popularité, M. Swiveller en avait dans la maison une autre non moins agréable et qui pouvait lui faire espérer un grand adoucissement dans sa position.

Il avait trouvé grâce aux yeux de miss Sally Brass.

Que les hommes légers qui dédaignent la fascination féminine n’aillent pas ouvrir leurs oreilles pour entendre ici une nouvelle histoire d’amour et en faire un nouvel objet de plaisanterie : non, miss Brass, bien que taillée pour plaire, comme on a pu le voir, n’était pas d’un caractère à aimer. Cette chaste vierge, s’étant dès sa plus tendre enfance accrochée aux jupes de la Loi, et ayant sous leur égide essayé ses premiers pas, n’ayant cessé depuis ce temps de s’y rattacher d’une main ferme, avait passé sa vie dans une sorte de stage légal. Toute petite encore, elle s’était fait remarquer par sa rare habileté à contrefaire la démarche et les manières d’un huissier ; dans ce rôle, elle avait appris à frapper sur l’épaule de ses jeunes compagnes de jeu et à les conduire dans des maisons d’arrêt, avec une exactitude d’imitation qui surprenait et charmait tous les témoins de cette comédie et n’avait d’égale que la manière ravissante dont miss Sally opérait une saisie dans la maison de la poupée et y dressait l’inventaire exact des chaises et des tables. Ces passe-temps naïfs avaient naturellement consolé et charmé les derniers jours de veuvage du respectable père de Sally, homme exemplaire, auquel ses amis avaient, pour sa sagacité, donné le surnom de « vieux renardeau12. » Le vieillard approuvait ces jeux qu’il encourageait de tout son pouvoir, et son principal regret, en sentant qu’il s’acheminait vers le cimetière de Houndsditch, était de penser que sa fille ne pourrait prendre place sur le rôle en qualité de procureur. Rempli de cette tendre et touchante préoccupation, il avait solennellement confié Sally à son fils Sampson comme un auxiliaire inappréciable ; et depuis l’époque de la mort du vieux gentleman jusqu’à celle où nous sommes arrivés, miss Sally Brass avait été le plus solide appui de maître Sampson, l’âme de ses affaires.

Il est évident que miss Brass, s’étant dès son enfance appliquée à un soin et une étude unique, n’avait pu guère connaître le monde que dans ses rapports avec la loi, et que, pour une femme douée de goûts si élevés, les arts plus gracieux et plus doux dans lesquels excelle son sexe méritaient à peine un regard. Les charmes de miss Sally étaient complètement de nature masculine et légale. Ils commençaient et finissaient à la pratique du métier de procureur. Elle vivait, pour ainsi dire, dans un état d’innocence judiciaire. La loi lui avait servi de nourrice ; et de même qu’on voit les jambes tortues et autres difformités provenir chez les enfants du fait des nourrices, de même, si l’on pouvait trouver quelque défaut moral, quelque chose de travers dans un esprit aussi beau, le blâme n’en devait tomber que sur la nourrice de miss Sally Brass.

Telle était la femme qui dans la fraîcheur de son âme fut atteinte par M. Swiveller. Il lui était apparu comme un être tout à fait nouveau, inconnu à ses rêves. Il égayait l’étude par ses fragments de chansons et ses joyeuses plaisanteries ; il faisait des tours d’escamotage avec les encriers et les boîtes de pains à cacheter ; il lançait et ressaisissait trois oranges avec une seule main ; il balançait les tabourets sur son menton et les canifs sur son nez, et se livrait à cent autres exercices aussi spirituels. C’était par ces délassements que Richard, en l’absence de M. Brass, échappait à l’ennui de sa captivité. Ces qualités aimables, dont miss Sally dut la découverte au hasard, produisirent peu à peu sur elle une telle impression, qu’elle engagea M. Swiveller à se reposer comme si elle n’était pas là ; et M. Swiveller, qui n’y avait pas de répugnance, ne demanda pas mieux. Une amitié fraternelle s’établit ainsi entre eux. M. Swiveller s’habitua à traiter miss Sally comme l’eût traitée son frère Sampson, ou comme lui-même il eût traité un autre clerc. Il lui confiait son secret quand il voulait aller chez le vieux marchand du coin ou même jusqu’à Newmarket acheter des fruits, du ginger-beer, des pommes de terre cuites et jusqu’à un modeste rafraîchissement que miss Brass partageait sans scrupule. Souvent il l’amenait à se charger en sus de sa propre besogne, de celle qu’il eût dû faire, et pour la récompenser, il lui appliquait une bonne tape sur le dos en s’écriant qu’elle était un bon diable, un charmant petit chat, et autres aménités pareilles : compliments que miss Sally prenait très-bien et recevait avec une satisfaction indicible.

Une circonstance, toutefois, troublait à un haut degré l’esprit de M. Swiveller. C’est que la petite servante restait toujours confinée dans les entrailles de la terre, sous Bevis Marks, et n’apparaissait jamais à la surface, à moins que le locataire ne sonnât ; alors elle répondait à l’appel, puis disparaissait de nouveau. Jamais elle ne sortait ni ne venait à l’étude ; jamais elle n’avait la figure débarbouillée ; jamais elle ne quittait son grossier tablier, ni ne se mettait à une fenêtre, ni ne se tenait à la porte de la rue pour respirer une brise d’air ; enfin, elle ne se donnait ni repos ni distraction. Personne ne venait la voir, personne ne parlait d’elle, personne ne songeait à elle. M. Brass avait dit une fois qu’il pensait que c’était « un enfant de l’amour. »

Dans tous les cas, elle ne ressemblait pas à Cupidon, son père. C’était le seul renseignement que Swiveller eût jamais pu attraper sur la jeune captive du sous-sol.

« Il est inutile d’interroger le dragon, pensait un jour Dick, comme il était assis à contempler la physionomie de miss Sally Brass. Je crois bien que si je lui adressais une question à ce sujet, cela romprait notre bonne entente. Je me demande parfois si cette femme est un dragon ou si ce n’est pas plutôt quelque chose comme une sirène. D’abord, elle en a déjà la peau d’écailles. D’un autre côté, les sirènes aiment à se regarder dans le miroir, ce que Sally ne fait jamais ; elles ont l’habitude de se peigner les cheveux, et jamais Sally ne touche à un peigne. Non, décidément, c’est un dragon.

– Où allez-vous, mon vieux camarade ? dit tout haut Richard, au moment où miss Sally, suivant son usage, essuyait sa plume à sa robe verte et quittait son siège.

– Je vais dîner, répondit le dragon.

– Dîner !… pensa M. Swiveller ; ceci est une autre affaire. Je serais curieux de savoir si la petite servante a jamais rien à manger.

– Sammy n’est pas près de rentrer, dit miss Brass. Restez ici jusqu’à ce que je sois de retour ; je ne serai pas longtemps. »

Dick fit un signe de tête ; il suivit des yeux miss Brass jusqu’à un petit parloir situé sur le derrière, où Sampson et sa sœur prenaient toujours leurs repas.

« Ma foi, se dit-il, marchant de long en large, les mains dans les poches, je donnerais bien quelque chose, si je l’avais, pour savoir comment ils traitent cette enfant et où ils la tiennent. Ma mère a dû être une fille d’Ève pour la curiosité ; je gagerais que je suis marqué quelque part d’un point d’interrogation. « J’étouffe ma pensée… mais c’est toi seule qui causes mon angoisse, » ajouta-t-il, fidèle à ses citations poétiques, en se laissant tomber d’un air méditatif dans le fauteuil des clients. Parole d’honneur ! je voudrais bien savoir comment ils la traitent !… »

Après s’être ainsi contenu d’abord, M. Swiveller alla ouvrir tout doucement la porte de l’étude avec l’intention de se glisser jusqu’à la rue pour acheter un verre de porter. En ce moment il saisit un reflet fugitif de l’écharpe brune de miss Sally flottant le long de l’escalier de la cuisine.

« Par Jupiter ! pensa-t-il, la voilà qui va donner sa nourriture à la servante. Maintenant ou jamais ! »

Il jeta d’abord un regard par-dessus la rampe et laissa la coiffure de gaze disparaître au-dessous dans l’ombre ; puis il descendit à tâtons et arriva à la porte d’une cuisine basse, un moment après miss Brass, qui venait d’y entrer en tenant à la main un gigot de mouton froid. Cette cuisine était sombre, malpropre, humide ; les murs en étaient tout crevassés et tout couverts de taches. L’eau filtrait à travers les fissures d’un vieux tonneau, et un chat affreusement maigre avalait les gouttes à mesure qu’elles tombaient du récipient, avec la fiévreuse ardeur de la faim. La grille du foyer était disloquée et le foyer resserré ne pouvait contenir un feu plus épais qu’un sandwich. Tout était fermé à clef et cadenassé : la cave au charbon, la boîte aux chandelles, la boîte au sel, le garde-manger. Un cricri n’eût pas trouvé de quoi déjeuner en ce désert. L’aspect misérable de cette cuisine eût tué un caméléon ; cet animal eût reconnu dès la première aspiration qu’on ne pouvait pas vivre de cet air, et de désespoir il eût rendu l’âme.

La petite servante était humblement debout devant miss Sally et tenait la tête baissée.

« Êtes-vous là ? dit miss Sally.

– Oui, madame, répondit une voix faible.

– Éloignez-vous de ce gigot de mouton ; car je vous connais, vous tomberiez bientôt dessus. »

La jeune fille se retira dans un coin, tandis que miss Brass prenait une clef dans sa poche, ouvrait le garde-manger, en exhibait une affreuse pâtée de pommes de terre froides qui devaient être aussi tendres sous la dent qu’un caillou de granit. Elle mit le plat devant la petite servante, lui ordonna de s’asseoir en face ; puis s’arma d’un grand couteau à découper et lui donna un coup pour l’aiguiser sur la grande fourchette.

« Voyez-vous ceci ? » dit miss Brass, découpant une émincée de gigot de deux pouces de long après tous ces préparatifs, et élevant le morceau sur la pointe de la fourchette.

La petite servante fixa assez vivement son regard affamé sur ce lambeau pour l’envisager tout entier dans son exiguïté, et elle répondit : « Oui.

– Eh bien ! alors n’allez plus dire qu’on ne vous nourrit pas ici. Tenez, mangez. »

L’opération fut bientôt achevée.

« Maintenant, vous en faut-il davantage ? » demanda miss Sally.

La créature affamée répondit faiblement : « Non. »

Évidemment la réponse lui était dictée d’avance.

« On vous a offert d’en prendre une seconde fois, dit miss Brass, résumant les faits ; vous en avez eu autant que vous en pouviez prendre ; je vous demande s’il vous faut quelque chose de plus, et vous répondez : – « Non ! » N’allez donc plus dire qu’on vous fait votre part ; songez-y bien. »

En achevant ces mots, miss Sally poussa le plat, ferma à double tour le garde-manger, et se rapprochant de la petite servante, elle la surveilla tandis que celle-ci achevait les pommes de terre.

Il était évident qu’une tempête extraordinaire couvait dans l’aimable cœur de miss Brass, et ce fut sans doute ce qui la poussa, sans aucune raison plausible, à frapper la jeune fille avec le plat du couteau tantôt sur la tête, tantôt sur le dos, comme s’il lui paraissait impossible de se trouver si près d’elle sans lui administrer quelques légers horions. Mais M. Swiveller ne fut pas peu surpris de voir sa camarade clerc, après s’être dirigée lentement à reculons vers la porte, comme si elle voulait se retirer sans pouvoir s’y résoudre, s’élancer tout à coup en avant, et, tombant sur la petite servante, lui assener de rudes soufflets à poing fermé. La victime criait, mais à demi-voix, comme si elle avait peur de s’entendre elle-même, et miss Sally, se réconfortant avec une prise de tabac, remonta l’escalier juste au moment où Richard rentrait fort à propos dans l’étude.

Chapitre XXXVII. §

Entre autres singularités, et il en avait un fonds si riche qu’il en donnait chaque jour un nouvel échantillon, le gentleman s’était pris d’une passion extraordinaire pour le spectacle de Polichinelle. Si le bruit de la voix de Polichinelle, même à distance éloignée, arrivait jusqu’à Bevis Marks, le gentleman, fût-il au lit et endormi, se levait en sursaut, et, se rhabillant à la hâte, courait à l’endroit où se trouvait son héros favori, et revenait à la tête d’une longue procession de badauds, au milieu desquels se trouvait le théâtre ambulant et ses propriétaires. Immédiatement le tréteau se dressait en face de la maison de M. Brass ; le gentleman s’établissait à la fenêtre du premier étage, et la représentation commençait avec son joyeux tapage de fifre, de tambour et d’acclamations, à la consternation profonde de la population laborieuse qui habitait ce quartier silencieux. Au moins pouvait-on espérer que la pièce une fois achevée, comédiens et auditoire se disperseraient : mais l’épilogue était aussi fâcheux que la pièce elle-même ; car le Diable n’était pas plutôt mort, que le gentleman appelait le directeur des marionnettes et son aide dans sa chambre, où il les régalait de liqueurs fortes qu’il avait en son particulier, et entrait avec eux en une longue conversation dont le sujet échappait à toute créature humaine. Le secret de ces entretiens n’importait guère. Mais le pis de la chose c’est que, tandis qu’ils avaient lieu, l’attroupement continuait de stationner devant la maison, que les petits garçons frappaient à coups de poing sur le tambour et imitaient Polichinelle avec leurs voix grêles, que la fenêtre de l’étude était obscurcie par les nez qui s’y aplatissaient, et qu’au trou de la serrure de la porte de la rue brillaient des yeux investigateurs ; que, si l’on apercevait à la fenêtre d’en haut le gentleman ou l’un de ses interlocuteurs, ou si même le bout d’un de leurs nez se rendait visible, la foule impatiente, qui hurlait en bas, jetait un cri de fureur, et repoussait toute consolation, jusqu’à ce que les propriétaires des marionnettes lui fussent rendus, et qu’elle pût les escorter ailleurs : en un mot, le mal était que Bevis Marks était révolutionné par ces mouvements populaires, et que la paix et le calme avaient fui des limites de son territoire.

Personne plus que M. Sampson Brass n’était indigné de ce qui se passait. Mais comme il ne se souciait nullement de perdre un bon locataire, il jugeait à propos d’empocher les ennuis que lui causait le gentleman comme il empochait son argent, quitte à troubler l’auditoire qui se pressait autour de sa porte par les moyens bornés de petites vengeances qu’il avait à sa disposition. C’était, par exemple, de verser sur la tête des assistants de l’eau sale avec un pot inaperçu, ou de les mitrailler, du haut du toit de la maison, avec des débris de tuiles et des plâtres, ou enfin d’engager les cochers de cabriolets de louage à tourner tout à coup le coin de la rue et à lancer vivement leurs voitures au milieu de l’auditoire. À première vue, il pourra paraître étrange à quiconque n’y réfléchirait pas mûrement, que M. Brass, appartenant à la chicane, n’eût pas assigné légalement la partie ou les parties qui, à ses yeux, contribuaient le plus activement au dommage : mais qu’on veuille bien se rappeler que, si les médecins usent rarement de leur propre ordonnance, que, si les ecclésiastiques ne pratiquent pas toujours ce qu’ils prêchent, de même les gens de justice n’aiment pas à mêler la loi dans leurs affaires particulières, sachant parfaitement que la loi est un instrument à double tranchant, d’un usage dangereux, et que Thémis est comme les dentistes, qui arrachent quelquefois par erreur la bonne dent au lieu de la mauvaise.

« Allons, dit M. Brass une après-midi, voilà deux jours passés sans Polichinelle. J’espère que notre homme a épuisé son caprice.

– Vous espérez ?… répliqua miss Sally. Quel mal ça vous fait-il ?

– Quel singulier garçon !… s’écria Brass laissant tomber sa plume avec désespoir. Cet animal se plaît à m’exaspérer !

– Eh bien, dit Sally, quel mal ça vous fait-il ?

– Quel mal !… N’est-ce pas un mal qu’on vienne crier, hurler sous votre nez, vous déranger de votre besogne et vous faire grincer les dents de colère ? N’est-ce pas un mal d’être aveuglé, suffoqué ? N’est-ce pas un mal que le pavé du roi soit intercepté par un tas de braillards dont les gosiers semblent faits de…

– Brass… murmura M. Swiveller.

– Ah ! oui, d’airain, dit le procureur, regardant son clerc pour s’assurer si le mot qu’il avait prononcé l’avait été sans malice, ou s’il n’avait pas un double sens moins innocent. N’est-ce pas un mal ? »

Le procureur s’arrêta court dans sa déclamation ; il écouta un instant, et, reconnaissant une voix qui lui était familière, il appuya sa tête sur sa main, leva les yeux au plafond et laissa tomber ces mots d’une voix gémissante :

« En voici encore un ! »

En ce moment le gentleman venait d’ouvrir la fenêtre.

« Encore un ! répéta Brass. Ah ! si je pouvais lancer un break13 à quatre chevaux pur sang au milieu de Bevis Marks, quand la foule sera le plus épaisse, je donnerais bien trente sous, et de bon cœur encore. »

On entendit de nouveau Polichinelle dans le lointain.

Le gentleman ouvrit sa porte. Il descendit vivement l’escalier, entra dans la rue, dépassa la fenêtre de l’étude et courut tête nue vers l’endroit d’où le bruit partait. Il n’y avait plus de doute, il courait engager la troupe ambulante.

« Si je pouvais seulement savoir quels sont ses parents, murmura Sampson en remplissant sa poche de papiers ! Ils n’auraient qu’à former une jolie petite commission de lunatico à Grays’s Inn Coffea House pour le faire interdire et me charger de l’affaire ; je me moquerais bien que mon logement fût vacant quelque temps. »

En achevant ces paroles, il enfonça son chapeau sur ses yeux comme pour se soustraire complètement à la vue de l’odieuse visite qu’il ne pouvait épargner à sa maison, puis s’élança de chez lui pour se sauver au loin.

Comme M. Swiveller était un partisan déclaré de ce spectacle, par la raison qu’il valait toujours mieux regarder Polichinelle ou quoi que ce fût par la fenêtre que de rester à travailler, et, comme pour ce motif il avait pris la peine d’éveiller chez son collègue de l’étude le sentiment des beautés de Polichinelle et de ses nombreux mérites, miss Sally et lui se levèrent et allèrent d’un commun accord se mettre à la croisée, au-dessous de laquelle s’étaient installés du mieux possible un certain nombre de demoiselles et de jeunes messieurs, chargés de soigner des marmots et qui se faisaient un devoir de ne pas manquer avec leurs jeunes nourrissons les représentations de ce genre.

Comme les vitres étaient sales, M. Swiveller, fidèle à une habitude amicale qui s’était formée entre lui et miss Brass, détacha l’écharpe brune de la tête de Sally, et s’en servit pour enlever soigneusement la poussière. Puis il la lui rendit, et la belle personne la remit sur sa tête avec un calme admirable et une indifférence parfaite. Pendant ce temps, le locataire était revenu ayant sur ses talons le théâtre, les artistes, et un bon surcroît de spectateurs. Celui qui montrait les marionnettes disparut à la hâte sous la toile, tandis que son compagnon, debout à l’un des côtés du théâtre, examinait l’auditoire avec une expression remarquable de tristesse. Cette tristesse parut plus remarquable encore lorsqu’il joua un air de bourrée écossaise sur ce doux instrument musical qu’on appelle vulgairement flûte de Pan, toujours avec la même mélancolie dans les yeux et sur le front, au milieu des contorsions nécessairement très-animées qui mettaient en mouvement ses lèvres, son menton et ses mâchoires.

Le drame tirait à sa fin et tenait enchaînée, comme à l’ordinaire, l’attention des spectateurs. La sensation qui détend les grandes assemblées lorsqu’elles respirent enfin d’un spectacle émouvant, saisissant, pour reprendre l’usage de la parole et le mouvement, permettait à peine à l’auditoire de se reconnaître quand le locataire invita, selon son usage, les directeurs des marionnettes à monter chez lui.

« Tous les deux ! cria-t-il de sa croisée en voyant qu’un seul, celui qui faisait mouvoir les figures, un gros petit homme, se disposait à obéir à cet appel. J’ai besoin de vous parler. Montez tous deux.

– Venez, Tommy, dit le petit homme.

– Je ne suis pas causeur, répondit l’autre. Dites-lui ça. Je n’ai pas besoin de vous accompagner pour aller causer avec lui.

– Ne voyez-vous pas, répliqua le petit homme, que le gentleman tient à la main une bouteille et un verre ?

– Que ne le disiez-vous d’abord ? dit l’autre avec une vivacité soudaine. Eh bien ! qu’est-ce qui vous arrête ? Voulez-vous que le gentleman nous attende toute la journée ? Ce serait bien poli, ma foi ! »

Tout en le chapitrant, le mélancolique personnage, qui n’était autre que M. Thomas Codlin, poussa son ami et cher confrère, M. Harris, autrement dit Short ou Trotters, pour passer le premier, et arriva avant lui à l’appartement du gentleman.

« Eh bien ! mes braves gens, dit celui-ci, vous avez fort bien joué. Qu’est-ce que vous voulez prendre ?… Dites donc à ce petit homme qui se tient derrière vous de fermer la porte.

– Fermez la porte, s’il vous plaît ! dit M. Codlin en se tournant d’un air refrogné vers son ami. Vous auriez bien pu penser, sans qu’on eût besoin de vous en avertir que le gentleman désirait que sa porte fût fermée. »

M. Short obéit, tout en disant à voix basse :

« L’ami me semble bien aigre ce soir : j’espère qu’il n’y a pas de laiterie dans le voisinage, car son humeur serait capable de faire tourner le lait. »

Le gentleman montra du doigt une couple de chaises, et, par un geste majestueux, il invita MM. Codlin et Short à s’asseoir. Ceux-ci, après s’être mutuellement consultés du regard avec beaucoup de doute et d’indécision, s’assirent enfin, chacun sur l’extrême bord de la chaise qui lui était offerte et tenant son chapeau collé contre sa poitrine, tandis que le gentleman remplissait deux verres avec le contenu d’une bouteille posée sur une table vis-à-vis de lui et les leur présentait en bonne et due, forme.

« Vous êtes bien hâlés par le soleil, dit-il. Est-ce que vous venez de voyage ? »

Un signe de tête et un sourire affirmatif furent la réponse de M. Short ; réponse que M. Codlin corrobora par un autre signe de tête et un petit gémissement, comme s’il sentait encore le poids du théâtre sur ses épaules.

« Vous fréquentez les foires, les marchés, les courses, je suppose ?

– Oui, monsieur, répondit Short ; nous avons visité à peu près tout l’ouest de l’Angleterre.

– J’ai parlé à des hommes de votre profession qui venaient du nord, de l’est et du sud, dit le gentleman avec une sorte d’admiration, mais jusqu’à présent je n’en avais pas rencontré qui vinssent de l’ouest.

– Chaque été, monsieur, dit Short, nous faisons notre tournée dans l’ouest. V’là ce qui en est : au printemps et en hiver, nous prenons l’est de Londres ; et l’été, l’ouest de l’Angleterre. On a bien de la misère, allez, à passer des jours et des mois par la pluie et la boue, et souvent sans gagner un sou dans sa journée.

– Permettez-moi de remplir encore votre verre.

– Si c’est un effet de votre bonté, monsieur, il n’y a pas de refus, dit M. Codlin se hâtant de pousser son verre en avant et écartant celui de Short. C’est moi qui suis le souffre-douleur, monsieur, dans tous nos voyages, comme dans toutes nos haltes. En ville ou, dans la campagne, qu’il pleuve ou qu’il fasse sec, que le temps soit chaud ou froid, c’est Tom Codlin qui est toujours là pour pâtir, et encore Tom Codlin ne doit pas se plaindre. Oh ! non. Short a droit de se plaindre ; mais si Codlin murmure un tant soit peu, oh ! Dieu ! à bas Codlin ! on crie aussitôt : à bas Codlin ! Il n’a pas la permission de murmurer, il n’est pas là pour ça.

– Codlin n’est pas sans utilité, dit à son tour Short avec un regard malin. Mais il ne sait pas toujours tenir ses yeux tout grands ouverts. Quelquefois il s’endort, c’est connu. Souvenez-vous des dernières courses, Tommy.

– Ne cesserez-vous jamais de taquiner les pauvres gens ? dit Codlin. Est-ce que par hasard je dormais quand je vous ai, d’un coup de filet, ramassé sept francs vingt-cinq ? J’étais bien à mon poste, au contraire, mais on ne peut pas avoir les yeux de vingt côtés à la fois, comme un paon qui fait la roue ; je voudrais bien vous y voir. Si je me suis laissé attraper par ce vieillard avec son enfant, vous avez fait de même ; ainsi ne me jetez pas ça au nez. Quand on crache en l’air…

– Vous ferez aussi bien de briser là, Tom, dit Short. Ce n’est pas un sujet bien intéressant pour lui, n’est-ce pas ?

– Alors, il ne fallait pas le mettre sur le tapis, répliqua M. Codlin, je demande pardon pour vous au gentleman ; vous n’êtes qu’un étourneau qui aime à écouter son propre ramage, sans savoir seulement ce qu’il dit. »

Au début de cette dispute, leur interlocuteur s’était tranquillement assis, les regardant tour à tour, comme s’il attendait le moment convenable pour leur adresser de nouvelles questions, ou pour revenir à celle d’où l’on s’était écarté. Mais à partir du moment où M. Codlin eut à se défendre d’être trop sujet à s’endormir, le gentleman prit un intérêt de plus en plus vif à la discussion, qui en était arrivée à une extrême vivacité.

« Vous êtes, s’écria-t-il, les deux hommes dont j’ai besoin, les deux hommes que j’ai cherchés, que j’ai cherchés partout. Où sont-ils ce vieillard et cette enfant dont vous parlez ?

– Monsieur !… dit Short avec hésitation et en tournant les yeux vers son ami.

– Le vieillard et sa petite-fille qui ont voyagé avec vous ; où sont-ils ? Parlez, vous ne vous en repentirez pas, cela vous rapportera peut-être plus que vous ne croyez. Ils vous ont quittés, dites-vous, à ces courses, si j’ai bien compris. On a retrouvé leur trace jusque-là, mais c’est là qu’on l’a perdue. N’avez-vous pas quelque renseignement à me donner, quelque idée de ce qu’ils peuvent être devenus, pour m’aider à les retrouver ?

– Je vous l’avais toujours dit, Thomas, s’écria Short se tournant vers son ami avec un regard d’abattement, qu’on ne manquerait pas de chercher après ces deux voyageurs !

– Vous l’aviez dit !… répliqua M. Codlin. Et moi, n’ai-je pas toujours dit que cette innocente enfant était la plus intéressante créature que j’aie jamais vue ? Ne disais-je pas toujours que je l’aimais, que j’en raffolais ? La jolie créature ! il me semble l’entendre encore : « C’est Codlin qui est mon ami, disait-elle, ce n’est pas Short. Short est un brave homme, disait-elle, je n’ai pas à me plaindre de Short ; il cherche à me faire plaisir, je l’avoue ; mais Codlin, disait-elle, m’aime comme la prunelle de ses yeux, sans que ça paraisse. »

En répétant ces paroles avec une grande émotion, M. Codlin se frottait le bout du nez avec le bout de sa manche, et, secouant tristement la tête de côté et d’autre, il donna à entendre au gentleman que, depuis le moment où il avait perdu les traces de son cher petit dépôt, il avait perdu du même coup tout repos et tout bonheur.

« Bon Dieu ! dit le gentleman parcourant la chambre, ai-je donc enfin trouvé ces hommes pour découvrir seulement qu’ils ne peuvent me fournir de renseignements utiles ! Il eût mieux valu vivre au jour le jour avec l’espérance, sans jamais les rencontrer, que de voir ainsi tromper mon attente.

– Une minute, dit Short. Un homme nommé Jerry… Vous connaissez Jerry, Thomas ?

– Oh ! ne me parlez pas de Jerry, répliqua M. Codlin. Je me moque de Jerry comme d’une prise de tabac, quand je songe à cette charmante enfant. « C’est Codlin qui est mon ami, disait-elle ; cher, bon, tendre Codlin, qui invente toujours quelque chose pour me faire plaisir ! Je n’ai rien à dire contre Short, disait-elle, mais je corde avec Codlin. »

Il parut réfléchir et ajouta :

« Une fois elle m’appela « Papa Codlin. » J’ai cru que j’allais en pleurer de joie.

– Monsieur, dit Short passant de son égoïste associé à leur nouvelle connaissance, un homme nommé Jerry, qui conduit une troupe de chiens, m’a appris par hasard en route qu’il avait vu le vieillard en compagnie d’une collection de figures de cire qui voyage et qu’il ne connaît pas. Comme le vieillard et l’enfant nous avaient quittés furtivement, qu’on n’avait plus entendu parler d’eux, et qu’on les avait vus ailleurs que dans le pays où nous étions, je ne m’inquiétai pas davantage à ce sujet et je ne fis pas d’autres questions à Jerry. Mais il y aurait moyen, si vous voulez.

– Cet homme est-il à Londres ? dit impatiemment le gentleman. Parlez donc vite.

– Non, il n’y est pas, mais il y arrivera demain, répondit vivement Short. Il loge dans la même maison que nous.

– Eh bien ! amenez-le-moi. Voici un louis pour chacun de vous. Si par votre secours je réussis à retrouver ceux que je cherche, je vous en donnerai vingt fois plus. Revenez me voir demain, et réfléchissez entre vous sur ce sujet. Il est à peu près inutile que je vous le recommande, car vous agirez dans votre propre intérêt. Maintenant, donnez-moi votre adresse, et laissez-moi. »

L’adresse fut donnée, les deux hommes partirent, le rassemblement les suivit, et le gentleman, rempli d’une agitation extraordinaire, arpenta sa chambre, durant deux mortelles heures, au-dessus de la tête étonnée de M Swiveller et de miss Sally Brass.

Tome second §

Chapitre premier. §

Au moment où nous sommes arrivés, non-seulement nous pouvons prendre le temps de respirer pour suivre les aventures de Kit, mais encore les détails qu’elles présentent s’accordent si bien avec notre propre goût, que c’est pour nous un désir comme un devoir d’en retracer le récit.

Kit, pendant les événements qui ont rempli les quinze derniers chapitres, s’était, comme on pense, familiarisé de plus en plus avec M. et mistress Garland, M. Abel, le poney, Barbe, et peu à peu il en était venu à les considérer tous, tant les uns que les autres, comme ses amis particuliers, et Abel-Cottage comme sa propre maison.

Halte ! Puisque ces lignes sont écrites, je ne les effacerai pas mais si elles donnaient à croire que Kit, dans sa nouvelle demeure où il avait trouvé bonne table et bon logis, commença à penser avec dédain à la mauvaise chère et au pauvre mobilier de son ancienne maison, elles répondraient mal à notre pensée, tranchons le mot, elles seraient injustes. Qui, mieux que Kit, se fût souvenu de ceux qu’il avait laissés dans cette maison, bien que ce ne fussent qu’une mère et deux jeunes enfants ? Quel père vantard eût, dans la plénitude de son cœur, raconté plus de hauts faits de son enfant prodige, que Kit ne manquait d’en raconter chaque soir à Barbe, au sujet du petit Jacob ? Et même, s’il eût été possible d’en croire les récits qu’il faisait avec tant d’emphase, y eut-il jamais une mère comme la mère de Kit, du moins au témoignage de son fils, ou bien y eut-il jamais autant d’aisance au sein même de la pauvreté, que dans la pauvreté de la famille de Kit ?

Arrêtons-nous ici un instant pour faire remarquer que, si le dévouement et l’affection domestique sont toujours une chose charmante, nulle part ils n’offrent plus de charme que chez les pauvres gens, les liens terrestres qui attachent à leur famille les riches et les orgueilleux sont trop souvent de mauvais aloi ; mais ceux qui attachent le pauvre à son humble foyer sont de bon métal, et portent l’estampille du ciel. L’homme qui descend de noble race aime les murailles et les terres de son héritage comme une partie de lui-même, comme des insignes de sa naissance et de son autorité ; son union avec elles est l’union triomphale de l’orgueil et de la richesse. L’attachement du pauvre à la terre qu’il tient à ferme, que des étrangers ont occupée avant lui, et que d’autres occuperont peut-être demain, a des racines plus profondes et qui descendent plus avant dans un sol plus pur. Ses biens de famille sont de chair et de sang ; aucun alliage d’argent ou d’or ne s’y mêle ; il n’y entre pas de pierres précieuses ; le pauvre n’a pas d’autre propriété que les affections de son cœur ; et lorsque, mal vêtu, mal nourri, accablé de travail, il est forcé de se tenir sur un sol froid, entre des murailles nues, cet homme reçoit directement de Dieu lui-même l’amour qu’il éprouve pour sa maison, et ce lieu de souffrance devient pour lui un asile sacré.

Oh ! si les hommes qui règlent le sort des nations songeaient seulement à cela ; s’ils se disaient combien il a dû en coûter aux pauvres gens pour engendrer dans leur cœur cet amour du foyer, source de toutes les vertus domestiques, lorsqu’il leur faut vivre en une agglomération serrée et misérable, où toute convenance sociale disparaît, si même elle a jamais existé ; s’ils détournaient leurs regards des vastes rues et des grandes maisons pour les porter sur les habitations délabrées, dans les ruelles écartées où la pauvreté seule peut passer ; bien des toits humbles diraient mieux la vérité au ciel que ne peut le faire le plus haut clocher qui, les raillant par le contraste, s’élève du sein de la turpitude, du crime et de l’angoisse. Cette vérité, des voix sourdes et étouffées la prêchent chaque jour, et l’ont proclamée depuis bien des années, aux workhouses, à l’hôpital, dans les prisons. Ce n’est pas un sujet de médiocre importance, ce n’est pas simplement la clameur des classes laborieuses, ce n’est pas pour le peuple une pure question de santé et de bien-être qui puisse être livrée aux sifflets dans les soirées parlementaires. L’amour du pays naît de l’amour du foyer ; et quels sont, dans les temps de crise, les plus vrais patriotes, de ceux qui vénèrent le sol natal, eux-mêmes propriétaires de ses bois, de ses eaux, de ses terres, de tout ce qu’il produit, ou de ceux qui chérissent leur pays sans pouvoir se vanter de posséder un pouce de terrain sur toute sa vaste étendue ?

Kit ne s’occupait guère de ces questions : il ne voyait qu’une chose, c’est que son ancienne maison était pauvre, et la nouvelle bien différente ; et cependant, il reportait constamment ses regards en arrière avec une reconnaissance pénétrée, avec l’inquiétude de l’affection, et souvent il dictait de grandes lettres pour sa mère et y plaçait un schelling, ou dix-huit pence, ou d’autres petites douceurs qu’il devait à la libéralité de M. Abel. Parfois, lorsqu’il venait dans le voisinage, il avait la faculté d’entrer vite chez sa mère. Quelle joie, quel orgueil ressentait mistress Nubbles ! avec quel tapage le petit Jacob et le poupon exprimaient leur satisfaction ! Jusqu’aux habitants du square, qui venaient féliciter cordialement la famille de Kit, écoutant avec admiration les récits du jeune homme sur Abel-Cottage, dont ils ne se lassaient pas d’entendre vanter les merveilles et la magnificence.

Bien que Kit jouît d’une haute faveur auprès de la vieille dame, de M. Garland, d’Abel et de Barbe, il est certain qu’aucun membre de la famille ne lui témoignait plus de sympathie que l’opiniâtre poney ; celui-ci, le plus obstiné, le plus volontaire peut-être de tous les poneys du monde, était entre les mains de Kit le plus doux et le plus facile de tous les animaux. Il est vrai qu’à proportion qu’il devenait plus docile vis-à-vis de Kit, il devenait de plus en plus difficile à gouverner pour toute autre personne, comme s’il avait résolu de maintenir Kit dans la famille à tous risques et hasards. Il est vrai que, même sous la direction de son favori, il se livrait parfois à une grande variété de boutades et de cabrioles, à l’extrême déplaisir des nerfs de la vieille dame ; mais comme Kit représentait toujours que c’était chez le poney une simple marque d’enjouement, ou une manière de montrer son zèle envers ses maîtres, mistress Garland finit par adopter cette opinion ; bien plus, par s’y attacher tellement, que si, dans un de ses accès d’humeur folle, le poney avait renversé la voiture, elle eût juré qu’il ne l’avait fait que dans les meilleures intentions du monde.

En peu de temps, Kit avait donc acquis une habileté parfaite dans la direction de l’écurie ; mais il ne tarda pas non plus à devenir un jardinier passable, un valet de chambre soigneux dans la maison, et un serviteur indispensable pour M. Abel qui, chaque jour, lui donnait de nouvelles preuves de confiance et d’estime. M. Witherden, le notaire, le voyait d’un bon œil ; M. Chukster lui-même daignait quelquefois condescendre à lui accorder un léger signe de tête, ou à l’honorer de cette marque particulière d’attention qu’on appelle « lancer un clin d’œil, » ou à le favoriser de quelqu’un de ces saluts qui prétendent à l’air affable, sans perdre l’air protecteur.

Un matin, Kit conduisit M. Abel à l’étude du notaire, comme cela lui arrivait souvent ; et, l’ayant laissé devant la maison, il allait se rendre à une remise de location située près de là, quand M. Chukster sortit de l’étude et cria : « Whoa-a-a-a-a-a ! » appuyant longtemps sur cette finale, afin de jeter la terreur dans le cœur du poney, et de mieux établir la supériorité de l’homme sur les animaux, ses très-humbles serviteurs.

« Montez, Snob, dit très-haut M. Chukster s’adressant à Kit. Vous êtes attendu là dedans.

– M. Abel aurait-il oublié quelque chose ? dit Kit, qui s’empressa de mettre pied à terre.

– Pas de question, jeune Snob ; mais entrez et voyez. Whoa-a-a ! voulez-vous bien rester tranquille !… Si ce poney était à moi, comme je vous le corrigerais !

– Soyez très-doux pour lui, s’il vous plaît, dit Kit, ou bien il vous jouera quelque tour. Vous feriez mieux de ne pas continuer à lui tirer les oreilles. Je sais qu’il n’aime pas ça. »

M. Chukster ne daigna répondre à ce conseil qu’en lançant à Kit avec un air superbe et méprisant les mots de « jeune drôle, » et en lui enjoignant de détaler et de revenir le plus tôt possible. Le « jeune drôle » obéit. M. Chukster mit les mains dans ses poches, et affecta de n’avoir pas l’air de prendre garde au poney, et de se trouver là seulement par hasard.

Kit frotta ses souliers avec beaucoup de soin, car il n’avait pas perdu encore son respect primitif pour les liasses de papiers et les cartons, et il frappa à la porte de l’étude que le notaire en personne s’empressa d’ouvrir.

« Ah ! très-bien !… Entrez, Christophe, dit M. Witherden.

– C’est là ce jeune homme ? demanda un gentleman figé mais encore robuste et solide, qui était dans la chambre.

– Lui-même, dit M. Witherden. C’est à ma porte qu’il a rencontré mon client, M. Garland. J’ai lieu de croire que c’est un brave garçon, et que vous pourrez ajouter foi à ses paroles. Permettez-moi de faire entrer M. Abel Garland, monsieur, son jeune maître, mon élève en vertu du contrat d’apprentissage, et, de plus, mon meilleur ami. Mon meilleur ami, monsieur, répéta le notaire tirant son mouchoir de soie et l’étalant dans tout son luxe devant son visage.

– Votre serviteur, monsieur, dit l’étranger.

– Je suis bien le vôtre, monsieur, dit M. Abel d’une voix flûtée. Vous désirez parler à Christophe, monsieur ?

– En effet, je le désire. Le permettez-vous ?

– Parfaitement.

– L’affaire qui m’amène n’est pas un secret, ou plutôt, je veux dire qu’elle ne doit pas être un secret ici, ajouta l’étranger en remarquant que M. Abel et le notaire se disposaient à s’éloigner. Elle concerne un marchand d’antiquités chez qui travaillait ce garçon, et à qui je porte un profond intérêt. Durant bien des années, messieurs, j’ai vécu hors de ce pays, et, si je manque aux formes et aux usages, j’espère que vous voudrez bien me le pardonner.

– Vous n’avez pas besoin d’excuses, monsieur, dit le notaire.

– Vous n’en avez nullement besoin, répéta M. Abel.

– J’ai fait des recherches dans le voisinage de la maison qu’habitait son ancien maître, et j’ai appris que le marchand avait eu ce garçon à son service. Je me suis rendu chez sa mère, qui m’a adressé ici comme au lieu le plus proche où je pourrais le trouver. Tel est le motif de la visite que je vous fais ce matin.

– Je me félicite, dit le notaire, du motif, quel qu’il soit, qui me vaut l’honneur de votre visite.

– Monsieur, répliqua l’étranger, vous parlez en homme du monde ; mais je vous estime mieux que cela. C’est pourquoi je vous prie de ne point abaisser votre caractère par des compliments de pure forme.

– Hum ! grommela le notaire ; vous parlez avec bien de la franchise, monsieur.

– Et j’agis de même, monsieur. Ma longue absence et mon inexpérience m’amènent à cette conclusion : que, si la franchise en paroles est rare dans cette partie du monde, la franchise en action y est plus rare encore. Si mon langage vous choque, monsieur, j’espère que ma conduite, quand vous me connaîtrez, me fera trouver grâce à vos yeux. »

M. Witherden parut un peu déconcerté par la tournure que le vieux gentleman donnait à la conversation. Quant à Kit, il regardait l’étranger avec ébahissement et la bouche ouverte, se demandant quelle sorte de discours il allait lui adresser à lui, lorsqu’il parlait si librement, si franchement à un notaire. Ce fut cependant sans dureté, mais avec une sorte de vivacité et d’irritabilité nerveuse que l’étranger, s’étant tourné vers Kit, lui dit :

« Si vous pensez, mon garçon, que je poursuis ces recherches dans un autre but que de trouver et de servir ceux que je désire rencontrer, vous me faites injure, et vous vous faites illusion. Ne vous y trompez donc pas, mais fiez-vous à moi. Le fait est, messieurs, ajouta l’étranger, se tournant vers le notaire et son clerc, que je me trouve dans une position pénible et inattendue. Je me vois tout à coup arrêté, paralysé dans l’exécution de mes projets par un mystère que je ne puis pénétrer. Tous les efforts que j’ai faits à cet égard n’ont servi qu’à le rendre plus obscur et plus sombre ; j’ose à peine travailler ouvertement à en poursuivre l’explication, de peur que ceux que je recherche avec anxiété ne fuient encore plus loin de moi. Je puis vous assurer que, si vous me prêtez assistance, vous n’aurez pas lieu de le regretter, surtout si vous saviez combien j’ai besoin de votre concours, et de quel poids il me délivrerait. »

Dans cette confidence, il y avait un ton de simplicité qui provoqua une prompte réponse du brave notaire. Il s’empressa de dire, avec non moins de franchise, que l’étranger ne s’était pas trompé dans ses espérances, et que, pour sa part, s’il pouvait lui être utile, il était tout à son service.

Kit subit alors un interrogatoire, et fut longuement questionné par l’inconnu sur son ancien maître et sa petite-fille, sur leur genre de vie solitaire, leurs habitudes de retraite et de stricte réclusion. Toutes ces questions et toutes les réponses portèrent sur les sorties nocturnes du vieillard, sur l’existence isolée de l’enfant pendant ces heures d’absence, sur la maladie du grand-père et sa guérison, sur la prise de possession de la maison par Quilp, et sur la disparition soudaine du vieillard et de Nelly. Finalement, Kit apprit au gentleman que la maison était à louer, et que l’écriteau placé au-dessus de la porte renvoyait pour tous renseignements à M. Samson Brass, procureur, à Bevis Marks, lequel donnerait peut-être de plus amples détails.

– J’ai peur d’en être pour mes frais, dit le gentleman, qui secoua la tête. Je demeure dans sa maison.

– Vous demeurez chez l’attorney Brass !… s’écria M. Witherden un peu surpris, car sa profession le mettait en rapport avec le procureur : il connaissait l’homme.

– Oui, répondit l’étranger, depuis quelques jours la lecture de l’écriteau m’a déterminé par hasard à prendre un appartement chez lui. Peu m’importe le lieu où je demeure ; mais j’espérais trouver là quelques indications que je ne pourrais trouver ailleurs. Oui, je demeure chez Brass, à ma honte, n’est-ce pas ?

– Mon Dieu ! dit le notaire en levant les épaules, c’est une question délicate : tout ce que je sais, c’est que Brass passe pour un homme d’un caractère douteux.

– Douteux ? répéta l’étranger. Je suis charmé d’apprendre qu’il y ait quelque doute à cet égard. Je supposais que l’opinion était fixée depuis longtemps sur ce personnage. Mais me permettriez-vous de vous dire deux ou trois mots en particulier ? »

M. Witherden y consentit. Ils entrèrent dans le cabinet du notaire, où ils causèrent un quart d’heure environ ; après quoi, ils revinrent à l’étude. L’étranger avait laissé son chapeau dans le cabinet de M. Witherden, et semblait s’être posé sur un pied d’amitié pendant ce court intervalle.

« Je ne veux pas vous retenir davantage, dit-il à Kit en lui mettant un écu dans la main et dirigeant un regard vers le notaire. Vous entendrez parler de moi. Mais pas un mot de tout ceci, sinon à votre maître et à votre maîtresse.

– Ma mère serait bien contente de savoir… dit Kit en hésitant.

– Contente de savoir quoi ?

– Quelque chose… d’agréable pour miss Nelly.

– En vérité ?… Eh bien, vous pouvez l’en instruire si elle est capable de garder un secret. Mais du reste songez-y, pas un mot de ceci à aucune autre personne. N’oubliez point mes recommandations. Soyez discret.

– Comptez sur moi, monsieur, dit Kit. Je vous remercie, monsieur, et vous souhaite le bonjour. »

Le gentleman, dans son désir de bien faire comprendre à Kit qu’il ne devait parler à personne de ce qui avait eu lieu entre eux, le suivit jusqu’en dehors de la maison pour lui répéter ses recommandations. Or, il arriva qu’en ce moment M. Richard Swiveller, qui passait par là, tourna les yeux de ce côté et aperçut à la fois Kit et son mystérieux ami.

C’était un simple hasard dont voici la cause. M. Chukster, étant un gentleman d’un goût cultivé et d’un esprit raffiné, appartenait à la Loge des Glorieux Apollinistes, dont M. Swiveller était président perpétuel. M. Swiveller, conduit dans cette rue en vertu d’une commission que lui avait donnée M. Brass et apercevant un membre de sa Glorieuse Société qui veillait sur un poney, traversa la rue pour donner à M. Chukster cette fraternelle accolade qu’il est du devoir des présidents perpétuels d’octroyer à leurs co-sociétaires. À peine lui avait-il serré les mains en accompagnant cette démonstration de remarques générales sur le temps qu’il faisait, que, levant les yeux, il aperçut le gentleman de Bevis Marks en conversation suivie avec Christophe Nubbles.

« Oh ! oh ! dit Richard, qui est là ?

– C’est un monsieur qui est venu voir mon patron ce matin, répondit M. Chukster ; je n’en sais pas davantage, je ne le connais ni d’Ève ni d’Adam.

– Au moins, savez-vous son nom ? »

À quoi M. Chukster répondit, avec l’élévation de langage particulière à un membre de la Société des Glorieux Apollinistes, qu’il voulait être « éternellement sanctifié » s’il s’en doutait seulement.

« Tout ce que je sais, mon cher, ajouta-t-il en passant les doigts dans ses cheveux, c’est que ce monsieur est cause que je suis debout ici depuis vingt minutes, et que pour cette raison je le hais d’une haine mortelle et impérissable, et que, si j’en avais le temps, je le poursuivrais jusqu’aux confins de l’éternité. »

Tandis qu’ils discouraient ainsi, celui qui faisait le sujet de leur entretien et qui, par parenthèse, n’avait pas paru reconnaîtra M. Richard Swiveller, rentra dans la maison. Kit rejoignit les deux causeurs ; M. Swiveller lui adressa sans plus de succès des questions sur l’étranger.

« C’est un excellent homme, monsieur, dit Kit ; c’est tout ce que j’en sais. »

Cette réponse redoubla la mauvaise humeur de M. Chukster qui, sans faire d’allusion directe, dit en thèse générale qu’on ferait bien de casser la tête à tous les Snobs et de leur tortiller le nez. M. Swiveller n’appuya pas cet amendement ; mais au bout de quelques moments de réflexion, il demanda à Kit quel chemin il suivait, et il se trouva que c’était précisément la direction qu’il avait à suivre lui-même ; en conséquence, il le pria de le prendre un peu dans sa voiture. Kit eût bien volontiers décliné cet honneur ; mais déjà M. Swiveller s’était installé sur le siège à côté de lui : il n’y avait donc pas moyen de le refuser, à moins de le jeter par terre. Kit partit rapidement, si rapidement qu’il coupa en deux les adieux du président perpétuel et de M. Chukster qui éprouva l’inconvénient de sentir ses cors écrasés par l’impatient poney.

Comme Whisker était las de se reposer, et comme M. Swiveller avait l’attention, de l’exciter encore par des sifflements aigus et les cris variés du sport, ils allèrent d’un pas trop vif pour pouvoir causer d’une manière suivie ; d’autant plus que le poney, stimulé par les semonces de M. Swiveller, se prit d’un goût particulier pour les lampadaires et les roues de charrette, et montra un violent désir de courir sur les trottoirs pour aller se frotter contre les murs de briques. Ils ne réussirent à parler qu’en arrivant à l’écurie, et quand la chaise eut été tirée à grand’peine d’une étroite entrée de porte où le poney s’était introduit avec l’idée qu’il pouvait prendre par là pour arriver à sa stalle habituelle.

« Rude besogne ! dit M. Swiveller. Que pensez-vous d’un verre de bière ? »

Kit refusa d’abord, puis il consentit, et ils se rendirent ensemble au cabaret le plus proche.

« Buvons, dit Richard en soulevant le pot couvert d’une mousse brillante, buvons à la santé de notre ami… n’importe son nom… qui causait avec vous tout à l’heure, vous savez… je le connais. Un brave homme, mais excentrique, très-excentrique… à la santé de M.… je ne sais pas son nom !… »

Kit fit raison au toast.

« Il demeure dans ma maison, reprit Dick, du moins dans la maison où se trouve la raison sociale dont je suis solidaire. C’est un original peu commode et qu’il n’est pas facile de faire parler ; mais c’est égal, nous l’aimons tous, oui, vraiment, je vous assure.

– Il faut que je parte, monsieur, s’il vous plaît, dit Kit qui fit un mouvement pour s’éloigner.

– Pas si vite, Christophe ; buvons à votre mère.

– Je vous remercie, monsieur.

– C’est une excellente femme que votre mère, Christophe. Oh, les mères ! Qui est-ce qui courait pour me relever quand je tombais et baisait la place pour me guérir ? Ma mère. Une femme charmante aussi !… Cet homme paraît généreux. Nous l’engagerons à faire quelque chose pour votre mère. La connaît-il, Christophe ? »

Kit secoua la tête, et ayant vivement remercié du regard le questionneur, il s’échappa avant que celui-ci pût proférer un mot de plus.

« Hum ! dit M. Swiveller après réflexion, ceci est étrange. Rien que des mystères dans la maison de Brass. Cependant je prendrai conseil de ma raison. Jusqu’à présent tout et chacun a été admis à mes confidences, mais maintenant je pense que je ferai bien de n’agir que par moi-même. C’est étrange, fort étrange. »

Après de nouvelles réflexions faites d’un air de profonde sagesse, M. Swiveller avala quelques autres verres de bière ; puis appelant un petit garçon qui l’avait servi, il versa devant lui sur le sable, en guise de libation, le peu de gouttes qui restaient, et lui ordonna d’emporter au comptoir, avec tous ses compliments, les verres vides, et par-dessus toutes choses de mener une vie sobre et modérée en s’abstenant des liqueurs excitantes et enivrantes. Lui ayant donné pour sa peine ce morceau de moralité, ce qui, selon sa remarque sage, valait bien mieux qu’une pièce de deux sous, le président perpétuel des Glorieux Apollinistes mit les mains dans ses poches et s’en alla comme il était venu, toujours songeant.

Chapitre II. §

Toute cette journée, quoiqu’il dût attendre M. Abel jusqu’au soir, Kit s’abstint d’aller voir sa mère, bien décidé à ne pas anticiper le moins du monde sur les plaisirs du lendemain, mais à laisser venir ce flot de délices. Car le lendemain devait être le grand jour, le jour si attendu qui ferait époque dans sa vie ; le lendemain était le terme de son premier quartier, c’était le jour où il recevrait pour la première fois la quatrième partie de ses gages annuels de six livres, représentée par la forte somme de trente schillings ; le lendemain serait un jour de congé consacré à un tourbillon d’amusements, et où le petit Jacob apprendrait quel goût ont les huîtres et ce que c’est que le spectacle.

Une quantité de circonstances heureuses favorisaient ses projets : non-seulement M. et mistress Garland lui avaient annoncé d’avance qu’ils ne déduiraient rien de cette forte somme pour ses frais d’équipement, mais qu’ils lui remettraient ladite somme intégralement et dans sa vaste étendue ; non-seulement le gentleman inconnu avait augmenté son fonds d’une somme de cinq schellings, qui étaient une bonne aubaine et un véritable coup de fortune ; non-seulement il était survenu une foule de choses heureuses sur lesquelles personne n’eût pu compter dans ses calculs ordinaires ou même les plus ambitieux, mais encore c’était aussi le quartier de Barbe : oui, ce même jour le quartier de Barbe ! et Barbe avait un congé aussi bien que Kit, et la mère de Barbe devait être de la partie, elle devait prendre le thé avec la mère de Kit pour faire connaissance avec elle !

Ce qu’il y a de certain, c’est que Kit regarda fréquemment à sa fenêtre dès le point du jour pour voir quel chemin suivaient les nuages ; ce qu’il y a de certain, c’est que Barbe se fut mise également à la sienne si elle n’eût veillé très-tard à empeser et repasser de petits morceaux de mousseline, à les plisser et à les coudre sur d’autres morceaux, le tout destiné à former un magnifique ensemble de toilette pour le lendemain. Mais tous deux furent prêts de bonne heure avec un très-médiocre appétit pour le déjeuner et moins encore pour le dîner, et ils étaient dans une vive impatience quand la mère de Barbe arriva en s’extasiant sur la beauté du temps (ce qui ne l’avait pas empêchée de se munir d’un grand parapluie, car c’est un meuble sans lequel les gens de cette catégorie sortent rarement aux jours de fête), et quand on sonna pour les avertir de monter l’escalier pour aller recevoir leur trimestre en or et en argent.

Et puis M. Garland ne fut-il pas bien bon quand il dit :

« Christophe, voici vos gages, vous les avez bien gagnés ? »

Et mistress Garland ne fut-elle pas excellente quand elle dit : « Barbe, voici ce qui vous revient ; je suis très-contente de vous ! » Et Kit, comme il signa son reçu d’une main ferme ! Et Barbe, comme elle tremblait en signant le sien ! Et comme il fut intéressant de voir mistress Garland verser à la mère de Barbe un verre de vin, et d’entendre la mère de Barbe s’écrier : « Dieu vous bénisse, madame, vous qui êtes une si bonne dame ; et vous aussi, mon bon monsieur. À votre santé, Barbe, mon cher amour. À votre santé, monsieur Christophe. » Elle resta aussi longtemps à boire que si son verre avait été un vidrecome ; et, ses gants aux mains, elle regardait la compagnie et causait gaiement ; mais c’est quand ils furent tous sur l’impériale de la diligence, qu’il fallait les voir rire à cœur joie en repassant tous ces bonheurs et s’apitoyer sur les gens qui n’ont pas de jour de congé !

Quant à la mère de Kit, n’aurait-on pas dit qu’elle était de bonne famille et qu’elle avait été toute sa vie une grande dame ? Elle était sous les armes pour les recevoir avec tout un attirail de théière et de tasses qui eût brillé dans une boutique de porcelaines. Le petit Jacob et le poupon étaient si parfaitement arrangés, que leurs habits paraissaient comme tout neufs, et Dieu sait cependant s’ils étaient vieux. On n’était pas assis depuis cinq minutes, que la mère de Kit disait que la mère de Barbe était exactement la personne qu’elle s’était figurée ; la mère de Barbe disait la même chose de la mère de Kit ; la mère de Kit complimentait la mère de Barbe sur sa fille, et la mère de Barbe complimentait la mère de Kit sur son fils ; Barbe elle-même était au mieux avec le petit Jacob ; mais aussi, jamais enfant ne sut mieux que celui-ci accourir quand on l’appelait, ni se faire comme lui des amis.

« Et dire que nous sommes veuves toutes les deux, dit la mère de Barbe. Vrai ! nous étions nées pour nous connaître.

– Je n’en doute nullement, répondit mistress Nubbles. Et combien je regrette que nous ne nous soyons pas connues plus tôt !

– Mais, dit la mère de Barbe, il est si doux que la connaissance se fasse par un fils et une fille ! Cela fait plaisir complet ; n’est-il pas vrai ? »

La mère de Kit donna un plein assentiment à ces paroles. Toutes deux, remontant des effets aux causes, revinrent à leurs maris défunts, dont elles passèrent en revue la vie, la mort, l’enterrement ; elles comparèrent leurs souvenirs, et découvrirent diverses circonstances qui concordaient avec une exactitude surprenante ; par exemple, que le père de Barbe n’avait vécu que quatre ans dix mois de plus que le père de Kit ; que l’un était mort un mercredi et l’autre un jeudi ; que tous deux étaient de bonne façon et de bonne mine, sans compter d’autres coïncidences extraordinaires. Ces souvenirs étant de nature à jeter un voile de tristesse sur la gaieté d’un jour de fête, Kit ramena la conversation à des sujets généraux, comme la beauté merveilleuse de Nell, dont il avait parlé à Barbe plus de mille fois déjà. Mais cette circonstance fut loin d’exciter chez les assistants l’intérêt que Kit avait supposé. Sa mère dit même, en regardant Barbe en même temps, par hasard sans doute, que miss Nell était assurément fort jolie, mais que ce n’était qu’une enfant, après tout, et qu’il y avait bien des jeunes femmes aussi jolies qu’elle ; Barbe, de son côté, fit observer doucement qu’elle pensait de même et qu’elle ne pouvait s’empêcher de croire que M. Christophe fût dans l’erreur ; assertion contre laquelle Kit se récria, ne concevant pas quelle raison elle avait de douter de ce qu’il disait. La mère de Barbe dit aussi qu’on voyait souvent une jeunesse changer vers quatorze ou quinze ans, et après avoir été d’abord très-belle, devenir tout à coup très-ordinaire ; vérité qu’elle appuya d’exemples mémorables. Elle cita entre autres un maçon de grande espérance, qui même avait eu pour Barbe des attentions suivies, mais Barbe n’y avait pas répondu, et vraiment, quoiqu’elle ne voulût pas la contrarier là-dessus, elle ne pouvait pas s’empêcher de dire que c’était dommage. Kit fut de l’avis de la mère, et il le disait sincèrement, s’étonnant de voir Barbe devenir toute sérieuse depuis ce temps-là, et le regarder comme pour lui dire qu’il aurait aussi bien fait de se taire.

Cependant l’heure était arrivée de songer au spectacle, pour lequel on avait fait de grands préparatifs en châles et chapeaux, sans compter un mouchoir plein d’oranges et un autre rempli de pommes qu’ils eurent quelque peine à nouer, car ces fruits rebelles avaient une tendance à s’échapper par les coins. Enfin, tout étant prêt, ils partirent d’un bon pas. La mère de Kit tenait à la main le plus petit des enfants qui était terriblement éveillé ; Kit conduisait le petit Jacob et donnait le bras à Barbe ; ce qui faisait dire aux deux mères qui venaient par derrière qu’ils semblaient tous ne faire qu’une seule et même famille. Barbe rougit et s’écria : « Finissez donc, maman. » Mais Kit lui dit qu’elle ne devait pas se mêler de ce que disaient ces dames ; et en vérité elle eût aussi bien fait de ne pas y prendre garde, si elle eût su combien il était loin de songer à lui faire la cour. Pauvre Barbe !

Enfin, ils arrivèrent au théâtre ; c’était le cirque d’Astley. À peine se trouvaient-ils depuis deux minutes devant la porte fermée encore, que le petit Jacob fut rudement pressé, que le poupon reçut plusieurs meurtrissures, que le parapluie de la mère de Barbe fut emporté à vingt pas et lui revint par-dessus les épaules de la foule, que Kit frappa un individu sur la tête avec le mouchoir rempli de pommes, pour avoir poussé violemment sa mère, et qu’il s’éleva à ce sujet une vive rumeur. Mais lorsqu’ils eurent passé le contrôle et se furent frayé un chemin, au péril de leur vie, avec leurs contre-marques à la main ; lorsqu’ils furent bel et bien dans la salle, assis à des places aussi bonnes que s’ils les eussent retenues d’avance, toutes les fatigues précédentes furent considérées comme un jeu, peut-être même comme une partie essentielle des plaisirs du spectacle.

Mon Dieu ! mon Dieu ! qu’il leur parut beau, ce théâtre d’Astley ! avec ses peintures, ses dorures, ses glaces, avec la vague odeur de chevaux qui faisait pressentir les merveilles dont on allait jouir ; avec le rideau qui cachait de si prodigieux mystères, la sciure de bois blanc fraîchement semée dans le cirque, la foule entrant et prenant ses places, les musiciens qui regardaient les spectateurs avec indifférence tout en accordant leurs instruments, comme s’ils n’avaient pas besoin de voir le spectacle pour commencer et comme s’ils savaient la pièce par cœur ! Quel éclat se répandit partout autour d’eux lorsque la longue et lumineuse rangée des quinquets de la rampe monta lentement ! et quel transport fébrile quand la petite sonnette retentit et que l’orchestre attaqua vivement l’ouverture avec roulement de tambours et accompagnement harmonieux de triangle ! La mère de Barbe dit avec raison à la mère de Kit que la galerie était le meilleur endroit pour bien voir, et s’étonna de ce que les places n’y coûtaient pas beaucoup plus cher que celles des loges. Dans l’excès de son plaisir, Barbe ne savait si elle devait rire ou pleurer.

Et le spectacle donc, ce fut bien autre chose ! Les chevaux, que le petit Jacob reconnut tout de suite pour être en vie ; et les dames et les messieurs, à la réalité desquels rien ne put jamais le faire croire, parce qu’il n’avait rien vu ni entendu de sa vie qui leur ressemblât ; les pièces d’artifice qui firent fermer les yeux à Barbe ; la Dame abandonnée, qui la fit pleurer ; le Tyran, qui la fit trembler ; l’homme qui chanta une chanson avec la suivante de la Dame et dansa au refrain, ce qui fit rire Barbe ; le poney qui se dressa sur ses jambes de derrière, à l’aspect du meurtrier, et ne voulut pas marcher sur ses quatre pieds avant que le coupable eût été arrêté ; le Clown qui se permit des familiarités avec le militaire en bottes à l’écuyère ; la Dame qui s’élança par-dessus vingt-neuf rubans et tomba saine et sauve sur un cheval ; tout était délicieux, splendide, surprenant. Le petit Jacob applaudissait à s’en écorcher les mains ; il criait : « Encore ! » à la fin de chaque scène, même quand les trois actes de la pièce furent terminés ; et la mère de Barbe, dans son enthousiasme, frappa de son parapluie sur le plancher, au point d’user le bout jusqu’au coton.

Malgré cela, au milieu de ces tableaux magiques, les pensées de Barbe semblaient la ramener encore à ce que Kit avait dit au moment où on prenait le thé. En effet, tandis qu’ils revenaient du théâtre, elle demanda au jeune homme, avec un sourire tendre, si miss Nell était aussi jolie que la dame qui avait sauté par-dessus les rubans.

« Aussi jolie que celle-là ! dit Kit. Deux fois plus jolie.

– Oh ! Christophe, dit Barbe, je suis sûre que cette dame est la plus belle créature qu’il y ait au monde.

– Quelle bêtise ! répliqua-t-il. Elle n’est pas mal, je ne le nie pas ; mais songez comme elle était peinte et bien habillée, et quelle différence cela fait. Tenez, vous, Barbe, vous êtes beaucoup mieux qu’elle.

– Oh ! Christophe !… murmura Barbe en baissant les yeux.

– Oui, vous êtes mieux que ça tous les jours, votre mère aussi. »

Pauvre Barbe !

Mais qu’est-ce que tout cela, oui, tout cela, en comparaison de la prodigalité folle de Kit, lorsqu’il entra dans une boutique d’huîtres avec autant d’aplomb que s’il y eût eu son domicile et, sans daigner regarder le comptoir ni l’homme qui y était assis, conduisit sa société dans un cabinet, un cabinet particulier, garni de rideaux rouges, d’une nappe et d’un porte-huilier complet, et qu’il ordonna à un gentleman qui avait des favoris et qui, en qualité de garçon, l’avait appelé lui Christophe Nubbles « Monsieur », d’apporter trois douzaines de ses plus grandes huîtres et de se dépêcher ! Oui, Kit dit à ce gentleman de se dépêcher ; et non-seulement le gentleman répondit qu’il allait se dépêcher, mais il le fit et revint en courant apporter les pains les plus tendres, le beurre le plus frais et les plus grandes huîtres qu’on eût jamais vues. Alors Kit dit à ce gentleman :

« Un pot de bière ! » juste sur le même ton ; et le gentleman, au lieu de répondre :

« Monsieur, est-ce à moi que vous parlez ? » se borna à dire :

« Pot de bière, monsieur ? oui, monsieur. » et étant revenu l’apporter, il le plaça dans une sébile semblable à celle que les chiens d’aveugles tiennent à leur gueule par les rues pour y recevoir un sou ; aussi, quand il sortit, la mère de Kit et la mère de Barbe déclarèrent d’une voix commune qu’elles n’avaient jamais vu un jeune homme plus avenant et plus gracieux.

On se mit alors à souper de bon appétit ; et voilà que Barbe, cette petite folle de Barbe, dit qu’elle ne pourrait pas manger plus de deux huîtres ; tout ce qu’on obtint d’elle avec des efforts incroyables, ce fut qu’elle en mangeât quatre. En revanche, sa mère et celle de Kit s’en acquittèrent à merveille : elles mangèrent, rirent et s’amusèrent si bien que Kit, rien qu’à les voir, se mit à rire et manger de même façon par la force de la sympathie. Mais ce qu’il y eut de plus prodigieux dans cette nuit de fête, ce fut le petit Jacob qui absorbait les huîtres comme s’il était né et venu au monde pour cela ; il y versait le poivre et le vinaigre avec une dextérité au-dessus de son âge, et finit par bâtir une grotte sur la table avec les écailles. Il n’y eut pas jusqu’au poupon qui, de toute la soirée, ne ferma pas l’œil, restant là paisiblement assis, s’efforçant de fourrer dans sa bouche une grosse orange et regardant avec satisfaction la lumière du gaz. Vraiment, à le voir sur les genoux de sa mère, très-occupé de contempler le gaz qui ne le faisait point sourciller, et à égratigner son gentil visage avec une écaille d’huître, un cœur de fer n’eût pu s’empêcher d’être attendri et de l’aimer. En résumé, jamais il n’y eut plus charmant souper, et lorsque Kit eut demandé, pour finir, un verre de quelque chose de chaud et proposé qu’on bût à la ronde à la santé de M. et mistress Garland, nous pouvons dire qu’il n’y avait pas dans le monde entier six personnes plus heureuses.

Mais tout bonheur a son terme, ce qui en rend d’autant plus agréable le prochain retour ; et comme il commençait à se faire tard, on reconnut qu’il était temps de retourner au logis. Ainsi, après s’être un peu écartés de leur chemin pour conduire Barbe et sa mère jusqu’à la maison d’un ami chez qui elles devaient passer la nuit, Kit et mistress Nubbles les laissèrent à leur porte en se promettant de retourner ensemble à Finchley le lendemain matin de bonne heure et en échangeant bien des projets pour les plaisirs de la future sortie. Alors Kit prit sur son dos le petit Jacob, donna son bras à sa mère, un baiser au poupon, et tous quatre se mirent à trotter gaiement pour regagner leur domicile.

Chapitre III. §

Plein de cette espèce d’ennui vague qui s’éveille d’ordinaire le lendemain des jours de fête, Kit se leva dès l’aurore et, un peu dégrisé des plaisirs de la soirée précédente par l’importune fraîcheur de la matinée et la nécessité de reprendre son service et ses travaux journaliers, il songea à aller chercher au rendez-vous convenu avec Barbe et sa mère. Mais il eut soin de ne point éveiller sa petite famille qui dormait encore, se reposant de ses fatigues inaccoutumées : aussi posa-t-il son argent sur la cheminée en traçant à la craie un avis pour appeler sur ce sujet l’attention de mistress Nubbles et lui apprendre que cet argent provenait de son fils dévoué ; puis il sortit, le cœur un peu plus lourd que les poches, mais malgré cela sans trop d’accablement.

Oh ! les jours de fête ! pourquoi nous laissent-ils un regret ? Pourquoi ne nous est-il pas permis de les refouler dans notre mémoire, ne fût-ce qu’une semaine ou deux, pour pouvoir en quelque sorte les mettre à la distance convenable où nous ne les verrions plus qu’avec une indifférence calme ou bien avec un doux souvenir ? Pourquoi nous laissent-ils un arrière-goût, comme le vin de la veille nous laisse le mal de tête et la fatigue, avec une foule de bonnes résolutions pour l’avenir qui devraient être éternelles, mais qui ne durent guère que jusqu’au lendemain exclusivement.

Nul n’aura lieu de s’étonner si nous disons que Barbe avait mal à la tête, ou que la mère de Barbe ressentit de la lassitude ; qu’elle n’était plus tout à fait aussi enthousiaste du théâtre d’Astley et trouvait que le clown devait être décidément plus vieux qu’il ne leur avait paru la veille. Kit ne fut pas du tout surpris de ces critiques ; lui-même, il se disait tout bas que les acteurs de ce spectacle éblouissant n’étaient que des baladins qui avaient déjà rempli le même rôle l’avant-veille, et qu’ils le rempliraient encore ce soir et demain, et bien des semaines et des mois devant d’autres spectateurs. Voilà la différence du jour au lendemain. Nous allons tous à la comédie ou nous en revenons.

Cependant on sait que le soleil n’a que de faibles rayons lorsqu’il se lève et qu’il acquiert de la force et de l’énergie à mesure que le jour se développe. Ainsi par degrés les trois compagnons de route commencèrent à se rappeler diverses circonstances des plus agréables jusqu’à ce que, moitié causant, moitié marchant et riant, ils arrivèrent à Finchley en si bonnes dispositions que la mère de Barbe déclara ne s’être jamais trouvée moins fatiguée ni en meilleur état d’esprit, et que Kit en fit autant. Barbe, qui s’était tue durant toute la route, fit la même déclaration. Pauvre petite Barbe ! Elle était si douce et si gentille !

Il était de si bonne heure quand ils rentrèrent à la maison, que Kit avait étrillé le poney et l’avait rendu aussi brillant qu’un cheval de course avant que M. Garland fût descendu pour déjeuner. La vieille dame, le vieux monsieur et M. Abel lui firent hautement compliment de son exactitude et de son activité. À son heure accoutumée, ou plutôt à la minute, à la seconde, car il était la ponctualité en personne, M. Abel partit pour prendre la diligence de Londres, et Kit et le vieux gentleman allèrent travailler au jardin.

Ce n’était pas la moins agréable des fonctions de Kit ; car lorsqu’il faisait beau, ils étaient absolument en famille : la vieille dame s’installait auprès d’eux avec son panier à travail posé sur une petite table ; le vieux gentleman bêchait, émondait, taillait avec une grande paire de ciseaux, ou aidait Kit avec beaucoup d’activité à diverses besognes ; et Whisker, du fond du parc où il paissait, les regardait tous paisiblement. Ce jour-là, ils avaient à tailler la vigne en cordons : Kit monta jusqu’à la moitié d’une échelle courte et se mit à couper les bourgeons et à attacher les branches, à coups de marteau, tandis que le vieux gentleman, suivant avec attention tous ses mouvements, lui tendait les clous et les chiffons au fur et à mesure qu’il en avait besoin. La vieille dame et Whisker les regardaient comme à l’ordinaire.

« Eh bien, Christophe, dit M. Garland, vous avez donc acquis un nouvel ami ?

– Pardon, monsieur, je n’ai pas entendu, répondit Kit en abaissant les yeux vers le pied de l’échelle.

– Vous avez acquis un nouvel ami dans l’étude, à ce que m’a appris M. Abel.

– Oh ! oui, monsieur, oui. Il a agi très-généreusement avec moi, monsieur.

– J’en suis ravi, répliqua le vieux gentleman avec un sourire. Il est disposé à agir encore bien plus généreusement, Christophe.

– Vraiment, monsieur ! C’est trop de bonté de sa part, mais je n’en ai pas besoin, pour sûr, dit Kit frappant fortement un clou rebelle.

– Il désire beaucoup vous avoir à son service… Prenez donc garde à ce que vous faites ; sinon, vous allez tomber et vous blesser.

– M’avoir à son service, monsieur ! s’écria Kit qui s’était arrêté tout court dans sa besogne pour se retourner sur l’échelle avec l’agilité d’un faiseur de tours. Mais, monsieur, je pense bien qu’il n’a pas dit cela sérieusement.

– Au contraire, il l’a dit très-sérieusement, d’après sa conversation avec M. Abel.

– On n’a jamais vu ça, murmura Kit, regardant tristement son maître et sa maîtresse. Cela m’étonne bien de la part de ce monsieur ; je ne le comprends pas.

– Vous voyez, Christophe, dit M. Garland, c’est une affaire d’importance pour vous, et vous ferez bien d’y réfléchir. Ce gentleman peut vous donner de meilleurs gages que moi ; je ne dis pas vous traiter avec plus de douceur et de confiance : j’espère que vous n’avez pas à vous plaindre de vos maîtres : mais certainement il peut vous faire gagner plus d’argent.

– Après, monsieur ?… dit Kit.

– Attendez un moment, interrompit M. Garland ; ce n’est pas tout. Vous avez été un fidèle serviteur pour vos anciens maîtres, je le sais, et si le gentleman les retrouvait, comme il s’est proposé de le faire par tous les moyens possibles, je ne doute pas qu’étant à son service vous n’en fussiez bien récompensé. En outre, ajouta M. Garland avec plus de force, vous aurez le plaisir de vous trouver de nouveau en rapport avec des personnes auxquelles vous semblez porter un attachement si grand et si désintéressé. Songez à tout cela, Christophe, et ne vous pressez pas trop inconsidérément dans votre choix. »

Kit ressentit un coup violent à l’intérieur, au moment où ce dernier argument caressait doucement sa pensée et semblait réaliser toutes ses espérances, tous ses rêves d’autrefois. Mais cela ne dura qu’une minute, et son parti fut bien pris. Il répondit d’un ton ferme que le gentleman ferait bien de chercher ailleurs, et qu’il aurait aussi bien fait de commencer par là.

« Comment a-t-il pu s’imaginer, monsieur, que j’irais vous quitter pour m’en aller avec lui, dit Kit se retournant après avoir donné quelques coups de marteau. Il me prend donc pour un imbécile ?

– C’est ce qui pourra bien arriver, Christophe, si vous repoussez son offre, dit gravement M. Garland.

– Eh bien ! comme il voudra, monsieur. Que m’importe ce qu’il pensera ? Pourquoi m’en embarasserais-je, monsieur, quand je sais que je serais un imbécile, et bien pis encore que ça, si je laissais là le meilleur maître, la meilleure maîtresse qu’il y ait jamais eu, qu’il puisse jamais y avoir ; qui m’ont recueilli dans la rue quand j’étais pauvre, quand j’avais faim, quand peut-être j’étais plus pauvre et plus dénué que vous ne le croyez vous-même, monsieur. Et pourquoi ? pour m’en aller avec ce gentleman ou tout autre ? Si jamais miss Nell revenait, madame, ajouta Kit en se tournant tout à coup vers sa maîtresse, ah ! ce serait autre chose. Et si par hasard elle avait besoin de moi, je vous prierais de temps en temps de me laisser travailler pour elle quand toute ma besogne serait finie à la maison. Mais si elle revient, je sais bien qu’elle sera riche, comme le répétait toujours mon vieux maître ; et, une fois riche, elle n’aurait pas besoin de moi ! Non, non, dit encore Kit secouant la tête d’un air chagrin, j’espère qu’elle n’aura jamais besoin de moi… et cependant je serais bien heureux de la revoir ! »

Ici Kit enfonça un clou dans la muraille ; il l’enfonça très-fort, et même beaucoup plus avant qu’il n’était nécessaire : cela fait, il se retourna de nouveau.

« Et le poney, donc ! et Whisker, madame, qui me reconnaît si bien quand je lui parle, qu’il commence à hennir dès qu’il m’entend ; laisserait-il personne l’approcher comme je l’approche ? Et le jardin, donc, monsieur ; et M. Abel, madame. Est-ce que M. Abel consentirait à se séparer de moi, monsieur ? Trouveriez-vous quelqu’un qui fût plus curieux du jardin que moi, madame ? Cela briserait le cœur de ma mère, monsieur ; et jusqu’au petit Jacob, qui comprendrait assez la chose pour pleurer toutes les larmes de ses yeux, madame, s’il pensait que M. Abel voulût sitôt se séparer de moi, quand il me disait encore l’autre jour qu’il espérait que nous resterions bien des années ensemble !… »

Nous n’essayerons pas de dire combien de temps Kit fût demeuré sur l’échelle, s’adressant tour à tour à son maître et à sa maîtresse, et généralement se tournant vers celui des deux auquel il ne parlait pas, si en ce moment Barbe n’était accourue annoncer qu’on était venu de l’étude apporter une lettre qu’elle remit entre les mains de son maître, tout en laissant paraître quelque étonnement à la vue de la pose d’orateur que Kit avait prise.

« Oh ! dit le vieux gentleman après avoir lu la lettre ; faites entrer le messager. »

Tandis que Barbe s’empressait d’exécuter cet ordre, M. Garland se tourna vers Kit pour lui dire que l’entretien en resterait là ; et que si Kit éprouvait de la répugnance à se séparer d’eux, ils n’en éprouvaient pas moins à se séparer de lui. La vieille dame s’associa chaudement à ces paroles de son mari.

« Si pour le moment, Christophe, ajouta M. Garland en jetant un regard sur la lettre qu’il avait à la main, le gentleman désirait vous emprunter pour une heure ou deux, ou même pour un ou plusieurs jours, quelque temps enfin, nous devrions consentir, nous à vous prêter, vous à ce qu’on vous prêtât. Ah ! ah ! voici le jeune gentleman. Comment vous portez-vous, monsieur ? »

Ce salut s’adressait à M. Chukster, qui, avec son chapeau tout à fait penché sur le côté et ses longs cheveux qui en débordaient, s’avançait d’un air fanfaron.

« J’espère que votre santé est bonne, monsieur, répondit celui-ci. J’espère que la vôtre est également bonne, madame. Une charmante petite bonbonnière, monsieur. Un délicieux pays, en vérité !

– Vous venez sans doute prendre Kit ? demanda M. Garland.

– J’ai pour cela un cabriolet qui m’attend à votre porte, répondit le maître clerc. Il est attelé d’un vigoureux gris-pommelé ; vous n’avez qu’à voir, si vous êtes connaisseur en chevaux, monsieur… »

Tout en s’excusant d’aller examiner le vigoureux gris-pommelé et fondant son refus sur son peu de connaissances en semblable matière, M. Garland invita M. Chukster à prendre un morceau en manière de collation. Le gentleman y consentit très-volontiers ; et quelques viandes froides, flanquées d’ale et de vin, furent bientôt disposées à son intention.

Pendant ce repas, M. Chukster déploya toutes ses ressources d’esprit pour charmer ses hôtes et les convaincre de la supériorité intellectuelle des citadins comme lui. En conséquence, il plaça la conversation sur le terrain des petits scandales du jour, matière dans laquelle ses amis lui reconnaissaient un merveilleux talent. Il était, par exemple, en position de fournir les détails exacts de la querelle qui avait éclaté entre le marquis de Mizzler et lord Bobby à propos d’une bouteille de vin de Champagne, et non d’un pâté aux pigeons, comme les journaux l’avaient rapporté par erreur. Lord Bobby n’avait nullement dit au marquis de Mizzler : « Mizzler, un de nous deux a menti, et ce n’est pas moi, » comme les mêmes journaux l’avaient prétendu à tort ; mais bien : « Mizzler, vous savez où l’on peut me trouver, et, Dieu me damne ! monsieur, vous me trouverez si vous avez à me parler ; » ce qui naturellement changeait entièrement l’aspect de cette intéressante question et la plaçait sous un jour tout différent. M. Chukster fit connaître aussi à M. et mistress Garland le chiffre exact de la rente assurée par le duc de Thigsberry à Violetta Stetta, de l’Opéra italien, rente payable par quartier, et non par semestre, comme on l’avait donné à entendre au public, non compris, ainsi qu’on avait eu l’impudence monstrueuse de le dire, des bijoux, des parfums, de la poudre à perruque pour cinq valets de pied, et deux paires de gants de chevreau par jour pour un page. Après avoir engagé ses auditeurs à être parfaitement convaincus de l’exactitude de ses assertions sur ces points importants, qu’il possédait à merveille, M. Chukster les entretint des bruits de coulisses et des nouvelles de la cour. Ce fut ainsi qu’il termina cette brillante et délicieuse conversation qu’il avait soutenue à lui seul, sans la moindre assistance, durant plus de trois quarts d’heure.

« Et maintenant que le cheval a repris haleine, dit M. Chukster se levant avec grâce, j’ai peur d’être forcé de filer. »

Ni M. Garland ni sa femme ne s’opposèrent le moins du monde à ce qu’il se retirât, jugeant sans doute qu’il serait fâcheux qu’un homme si bien informé fût arraché longtemps à sa sphère d’activité. En conséquence, au bout de quelques instants M. Chukster et Kit roulaient sur le chemin de Londres, Kit perché sur le siège, à côté du cocher, et M. Chukster assis dans un coin à l’intérieur de la voiture, les deux pieds perchés à chacune des portières.

En arrivant à la maison du notaire, Kit se rendit dans l’étude, où M. Abel l’invita à s’asseoir et à attendre, car le gentleman qui l’avait fait demander était sorti et ne rentrerait peut-être pas de sitôt. Ce n’était que trop vrai. Kit, en effet, avait eu le temps de dîner, de prendre son thé et de lire les plus brillantes pages de l’almanach des vingt-cinq mille adresses ; plus d’une fois même il avait failli s’endormir avant que le gentleman fût de retour. Enfin ce dernier arriva en toute hâte.

Il commença par s’enfermer avec M. Witherden, et M. Abel fut invité à assister à la conférence, en attendant que Kit, fort en peine de savoir ce qu’on voulait de lui, fût appelé à son tour dans le cabinet du notaire.

« Christophe, dit le gentleman s’adressant à lui au moment où il entrait, j’ai retrouvé votre vieux maître et votre jeune maîtresse.

– Impossible, monsieur !… Comment ! vous les auriez retrouvés ?… répondit Kit dont les yeux s’allumèrent de joie. Où sont-ils, monsieur ? Dans quel état sont-ils, monsieur ? Sont-ils… sont-ils près d’ici ?

– Loin d’ici, répliqua le gentleman secouant la tête. Mais je dois partir cette nuit pour les ramener, et j’ai besoin que vous m’accompagniez.

– Moi, monsieur ? » s’écria Kit plein de satisfaction et de surprise.

Le gentleman dit en se tournant vers le notaire d’un air pénétré :

« Le lieu indiqué par l’homme aux chiens est… à combien d’ici ? vingt lieues, je crois ?

– De vingt à vingt-trois lieues.

– Hum ! si nous allons un bon train de poste toute la nuit, nous pourrons y arriver dès demain matin. Maintenant, voici la question : comme ils ne me connaissent pas, et comme l’enfant, que Dieu la bénisse ! pourrait penser qu’un étranger qui court à sa recherche a des projets contre la liberté de son grand-père, puis-je faire rien de mieux que d’emmener ce garçon qu’ils connaissent assez bien tous deux pour le reconnaître tout de suite, afin de leur donner par là l’assurance de mes intentions amicales ?

– Vous ne pouvez rien faire de mieux, répondit le notaire. Il faut absolument que vous preniez Christophe avec vous.

– Je vous demande pardon, dit Kit, qui avait prêté attentivement l’oreille à ces paroles ; mais si c’est là votre raison, j’ai peur de vous être plus nuisible qu’utile. Pour miss Nelly, monsieur, elle me connaît bien, elle, et elle aurait confiance en moi, bien certainement ; mais le vieux maître, je ne sais pourquoi, messieurs, ni moi ni personne, n’a plus voulu me voir depuis qu’il a été malade, et miss Nelly elle-même m’a dit que je ne devais plus approcher son grand-père, ni me montrer à lui désormais. Je craindrais donc de gâter tout ce que vous feriez. Je donnerais tout au monde pour vous suivre, mais vous ferez mieux de ne point me prendre avec vous, monsieur.

– Là ! encore une difficulté ! s’écria l’impétueux gentleman : y eut-il jamais un homme aussi embarrassé que moi ? N’y a-t-il donc personne qui les ait connus, personne en qui ils aient confiance ? La vie retirée qu’ils ont menée m’empêchera-t-elle donc de trouver quelqu’un pour servir mon dessein ?

– N’y a-t-il personne, Christophe ? demanda le notaire.

– Personne, monsieur, répondit Kit. Ah ! mais si, pardon, il y a ma mère.

– Est-ce qu’ils la connaissent ? dit le gentleman.

– S’ils la connaissent, monsieur ! Elle allait et venait sans cesse chez eux. Ils étaient aussi bons pour elle que pour moi. Et tenez, monsieur, elle espérait toujours qu’ils reviendraient chez elle.

– Eh bien, alors, où diable est cette femme ? dit avec impatience le gentleman en prenant son chapeau. Pourquoi n’est-elle pas ici ? Pourquoi ne se trouve-t-elle jamais là où l’on a besoin d’elle ? »

En un mot, le gentleman allait s’élancer hors de l’étude, déterminé à s’emparer de force de la mère de Kit, à la jeter dans une chaise de poste et à l’enlever, quand M. Abel et le notaire réussirent par leurs efforts réunis à conjurer ce nouveau mode d’enlèvement : ils l’arrêtèrent par la puissance de leurs raisonnements et lui démontrèrent qu’il était plus convenable de sonder Kit pour savoir de lui si sa mère consentirait volontiers à entreprendre si précipitamment ce voyage.

À ce sujet, Kit exprima quelques doutes, le gentleman s’abandonna à de violentes démonstrations, et le notaire ainsi que M. Abel prononcèrent à l’envi des discours pour l’apaiser. Le résultat de la conférence fut que Kit, après avoir pesé dans son esprit et examiné soigneusement la question, promit, au nom de sa mère, qu’à deux heures de là elle serait prête pour l’expédition projetée et s’engagea à l’amener chez le notaire tout équipée pour le voyage, avant même que le terme indiqué fut expiré.

Ayant pris cet engagement assez téméraire, car il n’était pas sûr de pouvoir le tenir, Kit ne perdit pas de temps pour sortir et aviser aux mesures d’où dépendait l’accomplissement immédiat de sa parole.

Chapitre IV. §

Kit se fraya un chemin à travers la foule qui encombrait les rues, divisant ce courant de flots humains, s’engageant d’un pas rapide le long des trottoirs, passant au travers des allées et des ruelles, et ne s’arrêtant ni ne se détournant de sa route jusqu’à ce qu’il fût arrivé près de la boutique d’antiquités : là il fit une pause, moitié par habitude, moitié pour reprendre haleine.

C’était par une sombre soirée d’automne, et jamais ce lieu ne lui avait paru plus triste que dans l’ombre lugubre du crépuscule. Les fenêtres brisées, les châssis détraqués craquant dans leurs cadres, cette maison déserte qui formait une sorte d’interruption sinistre dans la lumière et le mouvement de la rue qu’elle coupait en deux longues lignes séparées, au milieu desquelles elle s’élevait froide, ténébreuse et vide, tout cela présentait un tableau de désolation qui traversait péniblement les rêves brillants que le jeune homme avait conçus pour les derniers habitants de cette maison ; il ne voyait partout que désenchantement et malheur. Ah ! qu’il eût aimé à voir un bon feu ronfler dans les cheminées glacées, des flambeaux illuminer les croisées, des figures aller et venir derrière les vitres, à entendre le bruit d’une conversation animée, quelque chose enfin qui fût à l’unisson des espérances nouvelles qu’il avait senties s’agiter dans son cœur ! Il ne s’était pas attendu à trouver à la maison un aspect différent, car il savait bien que c’était impossible ; mais ce spectacle de deuil tombant au milieu de ses pensées ardentes et de ses souhaits impatients, en arrêtait brusquement le cours pour y jeter une ombre pleine de deuil et de tristesse.

Cependant, bien heureusement pour lui, il n’avait ni assez de savoir, ni assez de poésie contemplative dans l’esprit pour en concevoir de fâcheux présages d’avenir, et grâce à ce qu’il lui manquait ces lunettes mentales pour éclaircir sa vision, il ne vit rien autre chose qu’une maison en ruine qui formait un fâcheux désaccord avec ses pensées précédentes. Ainsi, tout en regrettant d’être obligé de passer outre sans se rendre compte de son impression, il reprit sa course et redoubla de célérité pour regagner les quelques moments qu’il avait perdus.

« Et maintenant, se dit-il, à mesure qu’il approchait du pauvre logis de sa mère, si elle était sortie, si je ne pouvais pas la trouver, cet impatient gentleman me recevrait joliment ! Ce qu’il y a de sûr, c’est que je ne vois pas de lumière et que la porte est fermée. Dieu me pardonne, s’il y a là dedans du Petit-Béthel, je voudrais que le Petit-Béthel fût au… fût bien loin d’ici ! » dit Kit, corrigeant à temps sa malédiction contre le Petit-Béthel, et frappant à la porte.

Il frappa une seconde fois sans obtenir de réponse ; mais une voisine sortit de chez elle, au bruit qu’il faisait :

« Qui est-ce qui demande mistress Nubbles ? dit-elle.

– C’est moi, dit Kit. Elle est au… au Petit-Béthel, je suppose ? »

Il prononça avec quelque répugnance le nom de ce conventicule qui lui déplaisait, et appuya sur les mots avec une emphase dédaigneuse.

La voisine fit un signe de tête affirmatif.

« Eh bien, je vous prie, dites-moi où c’est, car je suis venu pour affaire pressée, et il faut que j’emmène ma mère sur-le-champ quand bien même elle serait dans la chaire. »

Ce n’était pas chose aisée que d’obtenir des renseignements sur le bercail en question ; en effet, aucun des voisins n’appartenait au troupeau qui le fréquentait ; et la plupart d’entre eux ne le connaissaient que de nom. Enfin, une commère qui avait accompagné mistress Nubbles à la chapelle une ou deux fois, aux jours solennels, les jours où une bonne tasse de thé devait précéder les exercices de dévotion, fournit à Kit les informations nécessaires. Il ne les eut pas plutôt obtenues, qu’il partit comme un trait.

Si le Petit-Béthel avait été plus près, si l’on avait pu s’y rendre par un chemin plus direct, le révérend gentleman qui présidait la congrégation eût perdu son allusion favorite aux rues tortueuses qui y conduisaient, et qui lui permettaient de le comparer au paradis même, en opposition aux églises de paroisse et aux larges rues qui y mènent. Enfin, et non sans peine, Kit réussit à le découvrir ; il s’arrêta un moment à la porte pour respirer et se présenter décemment, puis il entra dans la chapelle.

À certain égard, ce lieu n’était pas mal nommé, car c’était vraiment un petit Béthel, un Béthel de dimensions exiguës, avec un petit nombre de petits bancs et une petite chaire dans laquelle un petit gentleman cordonnier par état et prophète par vocation, était en train de débiter d’une toute petite voix un tout petit sermon approprié à l’état moral de l’auditoire qui, s’il était petit par le nombre, était moindre encore par l’attention, la majorité étant parfaitement endormie.

Au nombre des derniers, se trouvait la mère de Kit. La pauvre femme, après les fatigues de la nuit précédente, avait bien de la peine à tenir les yeux ouverts ; et comme les arguments du prédicant ne secondaient que trop leur inclination, mistress Nubbles avait fini par céder à la puissance de l’assoupissement et tomber en plein sommeil ; son sommeil n’était pas cependant si profond qu’il l’empêchât d’émettre de temps en temps un léger et presque inintelligible murmure comme un assentiment donné aux doctrines de l’orateur. Le poupon qu’elle tenait dans ses bras s’était endormi aussi vite qu’elle ; quant au petit Jacob, à qui sa jeunesse ne permettait pas de trouver dans cette copieuse nourriture spirituelle la moitié du plaisir que lui avaient causé les huîtres, tour à tour on le voyait dormir tout à fait ou s’éveiller en sursaut, selon qu’il était vaincu par le doux attrait du sommeil ou dominé par la crainte d’une allusion personnelle dans le sermon.

« M’y voici donc ! pensa Kit, se glissant vers le banc vide le plus rapproché en face de celui de sa mère, de l’autre côté de la petite nef ; mais comment faire pour arriver jusqu’à elle ou pour la déterminer à sortir ? Autant vaudrait être à vingt milles d’ici. Jamais elle ne s’éveillera que tout ne soit fini, et l’heure marche pendant ce temps ! Si cet homme pouvait seulement s’arrêter une minute, ou bien s’ils se mettaient tous à chanter ! »

Malheureusement, il n’y avait guère lieu d’espérer l’une ou l’autre chose avant deux heures. Le prédicant venait d’annoncer à ses auditeurs qu’il se proposait de ne pas finir avant de les avoir convaincus, et il était clair que s’il tenait à réaliser seulement la moitié de sa promesse, deux heures ne seraient pas de trop pour une telle entreprise.

Dans son agitation et son désespoir, Kit promenait ses regards tout autour de la chapelle ; les ayant laissés tomber sur un petit siège placé devant la chaire, il eut peine à en croire le témoignage de ses yeux qui lui faisaient voir… Quilp !

Il eut beau se les frotter deux ou trois fois, toujours ils s’obstinaient à lui persuader que Quilp était là. Oui, c’était bien lui assis, les mains appuyées sur ses genoux et son chapeau posé entre ses jambes, sur un petit escabeau ; c’était lui, avec cette grimace habituelle imprimée sur sa laide figure ; son regard était attaché au plafond. Assurément, il n’avait pris garde ni à Kit ni à sa mère, et il ne paraissait pas le moins du monde se douter de leur présence ; cependant, Kit ne put s’empêcher de penser que l’attention du méchant nain était fixée sur eux, et sur eux seulement.

Sous le coup de la stupéfaction qu’il avait éprouvée à cette vue et de la crainte que ce ne fût le signe avant-coureur de quelque échec, de quelque chagrin, il comprit toutefois la nécessité de ne pas bayer aux corneilles et de prendre des mesures énergiques pour emmener sa mère ; car l’ombre du soir descendait et la situation devenait grave. En conséquence, dès que le petit Jacob s’éveilla, Kit s’arrangea de manière à attirer son attention mobile, et cela ne fut pas difficile, un éternuement suffit ; Kit alors lui fit signe d’éveiller leur mère.

Le malheur voulut que précisément en ce moment même le prédicant, dans le développement impétueux d’un des points de son sermon, s’avança tellement par-dessus le bord de sa chaire, que ses jambes seules restèrent au dedans ; tandis qu’appuyé sur sa main gauche il faisait de la droite des gestes véhéments, il regarda fixement ou du moins parut regarder le petit Jacob dans les yeux, le menaçant de l’œil et du geste (l’enfant du moins le crut) de tomber sur lui, littéralement et non au figuré, s’il osait remuer seulement un muscle de sa face. Au milieu de cet effrayant état de choses, distrait par l’apparition soudaine de Kit, et fasciné par les yeux flamboyants du prédicant, le malheureux Jacob était doublement tenu en arrêt, entièrement hors d’état de remuer, fort disposé à pleurer, s’il l’avait osé, et répondant au regard de son pasteur par un regard si flamboyant, que ses yeux écarquillés semblaient près de sortir de leurs orbites.

« Ma foi ! s’il faut agir ouvertement, pensa Kit, eh bien ! en avant ! »

Il sortit donc tout doucement de son banc et se glissa jusqu’à celui de sa mère ; et comme M. Swiveller n’eût pas manqué de le dire, s’il eût été là, il « prit au collet » le poupon sans prononcer une seule parole.

– Chut ! ma mère ! murmura-t-il ensuite. Sortez avec moi ; j’ai quelque chose à vous communiquer.

– Où suis-je ? dit mistress Nubbles.

– Dans ce bienheureux Petit-Béthel, répondit son fils avec une certaine amertume.

– Bienheureux, en effet, s’écria mistress Nubbles saisissant le mot. Oh ! Christophe, combien j’ai été édifiée ce soir !

– Oui, oui, je le sais, dit vivement Kit ; mais venez, ma mère, tout le monde nous regarde. Ne faites pas de bruit, emmenez Jacob, c’est bien.

– Arrête, satan, arrête ! cria de nouveau le prédicant. Ne tente point la femme qui te prête l’oreille, mais écoute la voix de celui qui te parle. Il emporte un agneau du troupeau, ajouta-t-il, en élevant de plus en plus sa voix perçante, et désignant le poupon, il emporte un agneau, un précieux agneau ! Il rôde ici comme un loup aux heures de la nuit pour enlever les tendres agneaux ! »

Kit était bien le garçon le plus modéré qu’il y eût au monde ; mais ce langage violent, ainsi que les circonstances critiques où il se trouvait, le mirent hors de lui ; il fit face à la chaire avec le poupon dans les bras et répondit à haute voix :

« Pas du tout : c’est mon frère.

– C’est le mien, c’est mon frère à moi ! cria le prédicant.

– Ce n’est pas vrai ! répliqua Kit avec indignation. Pouvez-vous bien dire chose pareille ?… Et surtout pas de sottises, s’il vous plaît. Quel mal ai-je fait ? Je ne serais certainement pas venu ici pour les emmener si je n’y avais été forcé, vous pouvez en être sûr ; je voulais le faire sans bruit, mais vous, vous en voulez. Maintenant ayez la bonté de garder vos injures pour Satan et compagnie si cela vous convient, monsieur, mais laissez-moi tranquille, s’il vous plaît. »

En même temps, Kit sortit de la chapelle, suivi de sa mère et du petit Jacob, et se trouva en plein air avec un vague souvenir d’avoir vu l’auditoire s’éveiller et le regarder tout surpris ; il se rappelait également que Quilp, durant cette scène d’interruption, avait gardé la même attitude sans détacher ses yeux du plafond ni paraître prendre le moindre intérêt à ce qui se passait.

« Ô Kit ! dit la mère en portant son mouchoir à ses yeux, qu’avez-vous fait ! Jamais je ne pourrai plus revenir ici, jamais !

– J’en suis enchanté, ma mère. Vous aviez donc bien du repentir de la petite part de plaisir que vous avez prise la nuit dernière, que vous avez cru devoir en faire pénitence ce soir ? Voilà pourtant comme vous faites toujours ! s’il vous arrive d’avoir un moment de bonheur ou de gaieté, vous venez ici, devant cet homme-là, dire que vous en êtes bien fâchée. Vraiment, ma mère, si vous n’étiez pas ma mère, je vous en ferais honte.

– Silence ! mon cher enfant, s’écria mistress Nubbles, je sais bien que vous ne pensez pas ce que vous dites ; mais c’est égal, vous parlez là comme un pécheur.

– Je ne pense pas ce que je dis ! repartit Kit. Certainement que je le pense ! Je ne puis croire, ma mère, que l’innocente gaieté et que la bonne humeur soient considérées dans le ciel comme de plus grands péchés que des cols de chemise, et ces gens-là ne montrent ni raison ni bon sens en voulant supprimer les derniers, ou en interdisant le reste ; certainement si, je le pense. Mais, je n’ajouterai pas un mot de plus sur ce sujet, si vous me promettez de ne plus pleurer ; ce sera tout. Prenez le poupon, qui est plus léger, et donnez-moi le petit Jacob. Tout en marchant, et tâchons que ce soit le plus vite possible, je vous communiquerai les nouvelles que j’apporte et qui vous surprendront un peu, je vous en avertis. Là, c’est bien. Maintenant, vous voilà comme si vous n’aviez vu de toute votre vie le Petit-Béthel, et j’espère bien que vous ne le reverrez plus. Voilà aussi le poupon, très-bien. Petit Jacob, montez sur mon dos à califourchon et tenez mon cou bien serré ; et si par hasard le ministre du Petit-Béthel vous appelle un précieux agneau, vous ou votre frère, vous pourrez bien dire que c’est la plus grande vérité qui lui soit sortie de la bouche depuis un an, et que s’il voulait bien ne pas assaisonner son agneau à la sauce au poivre, il n’en vaudrait que mieux, pour être moins piquant et moins aigre. Jacob, vous pouvez lui dire ça de ma part. »

C’est ainsi que moitié gaiement, moitié sérieusement, déterminé à se montrer de bonne humeur, pour en donner aussi à sa mère et aux enfants, Kit les mena d’un bon pas. Chemin faisant, il raconta ce qui s’était passé chez le notaire, et exposa le but pour lequel il était venu se jeter au travers des solennités du Petit-Béthel.

La mère ne fut pas médiocrement effrayée en apprenant le service qu’on attendait d’elle : elle tomba tout d’abord dans un chaos d’idées, où ce qu’elle voyait de plus clair, c’est que de voyager en chaise de poste, ce serait sans doute pour elle un grand honneur, une grande distinction, mais qu’il était moralement impossible de laisser là ses enfants. Et combien d’autres objections à faire encore ! Par exemple, certains articles de toilette étaient au blanchissage, d’autres n’existaient point dans sa garde-robe. Mais Kit, à ces objections diverses, opposait victorieusement une réponse unique, irrésistible, le plaisir de retrouver Nell, la joie de la ramener en triomphe.

« Nous n’avons plus que dix minutes à nous, mère, dit Kit lorsqu’ils eurent atteint le logis. Voici un carton, jetez-y tout ce dont vous aurez besoin, et dépêchez-vous de partir. »

Dire comment Kit entassa dans la boîte toutes sortes de choses qui lui semblaient de l’usage le plus immédiat, et laissa de côté tout ce qu’il jugea le moins utile ; comment une voisine consentit à venir surveiller les enfants ; comment ceux-ci pleurèrent d’abord tristement, puis rirent de bon cœur à la promesse d’une foule de jouets impossibles, imaginaires ; comment la mère de Kit ne pouvait se lasser de les embrasser, ni Kit se résoudre à la gronder de perdre ainsi son temps, tout cela ne nous avancerait guère, ni vous ni moi. Laissant donc de côté ces détails, bornons-nous à dire que, peu de minutes après l’expiration des deux heures fixées, Kit et sa mère arrivaient devant la porte du notaire où une chaise de poste attendait déjà.

« Une voiture à quatre chevaux, ce me semble ! dit Kit stupéfait de ces préparatifs. Vous arrivez juste à temps, ma mère… La voici, monsieur. Voici ma mère. Elle est toute prête, monsieur.

– Fort bien, répondit le gentleman. N’ayez aucune crainte, madame ; on aura grand soin de vous. Où est la boîte avec les vêtements neufs et les nécessaires de voyage ?

– La voici, dit le notaire. Christophe, mettez-la dans la voiture.

– C’est fini, monsieur, dit Kit, tout est prêt, monsieur.

– Alors partons, » dit le gentleman.

Là-dessus, il donna le bras à la mère de Kit, la fit monter dans la voiture aussi poliment que si c’était une grande dame, et prit place à côté d’elle.

Le marchepied est relevé, la portière se ferme avec bruit, les roues commencent à tourner, tandis que la mère de Kit, penchée et comme suspendue hors d’une des vitres, agitait un mouchoir de poche humide de ses larmes et jetait de loin mille recommandations pour le petit Jacob et le poupon, sans que personne pût en entendre un mot.

Kit était resté immobile au milieu de la rue ; il les suivit du regard. Lui aussi il avait les larmes aux yeux, mais ces larmes n’étaient point causées par le départ dont il venait d’être témoin, elles coulaient à l’idée du retour qu’il prévoyait déjà.

« Ils se sont éloignés à pied, pensait-il, et personne n’était là pour leur parler, pour leur adresser un adieu amical : ils reviendront traînés par quatre chevaux, avec ce riche gentleman pour compagnon et pour ami, laissant derrière eux tous leurs soucis ! Elle oubliera peut-être que c’est elle qui m’a appris à écrire…»

Je ne sais pas tout ce que Kit s’avisa de penser là-dessus, mais ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il y mit le temps : en effet, notre garçon resta à contempler les lignes brillantes des réverbères, bien après que la chaise de poste eut disparu ; et quand il rentra enfin dans la maison, le notaire et M. Abel, qui étaient eux-mêmes restés sur le seuil de la porte jusqu’à ce que le bruit des roues se fut complètement éteint dans l’éloignement, s’étaient déjà demandé plusieurs fois avec étonnement quel motif pouvait le retenir encore.

Chapitre V. §

Il convient maintenant que nous laissions pendant quelque temps Kit pensif, et plein d’impatience, pour suivre les aventures de la petite Nelly ; nous allons reprendre le fil de notre récit là où nous l’avons quitté à plusieurs chapitres d’intervalle.

Dans une de ses promenades du soir, tandis que Nelly, suivant les deux sœurs à distance respectueuse, trouvait dans sa sympathie pour elles, et dans la contemplation de leurs peines qui offraient une ressemblance fraternelle avec son propre isolement, une sorte de soulagement et de calme remplis d’un bonheur momentané, mais profond, bien que ce doux plaisir qu’elle avait à les voir fût de ceux qui naissent et s’éteignent dans les larmes ; dans une de ses promenades, disons-nous, à l’heure paisible du crépuscule, lorsque le ciel, la terre, l’air, l’eau courante, le son des cloches éloignées, tout était en harmonie avec les émotions de l’enfant solitaire, et faisait naître en elle des pensées consolantes, mais qui n’appartenaient pas au monde où vivent les enfants, ni à ses joies faciles ; dans une de ces excursions qui étaient devenues son unique satisfaction, sa seule consolation, la lumière du jour s’était éteinte sous l’ombre du soir qui s’avançait de plus en plus vers la nuit, et cependant la jeune créature continuait d’errer dans les ténèbres : elle trouvait une compagnie dans cette nature si sereine, si paisible, tandis qu’au contraire le bruit des paroles et l’éclat des lumières éblouissantes eussent été pour elle la solitude.

Les deux sœurs étaient retournées à leur logis, et Nelly était seule. Elle leva ses yeux vers les brillantes étoiles qui projètent une si douce clarté du haut des vastes espaces du ciel ; à mesure qu’elle les contemplait, de nouvelles étoiles lui apparaissaient, puis d’autres au delà, puis d’autres encore, jusqu’à ce que toute l’étendue fût diamantée d’astres rayonnants de plus en plus élevés dans l’incommensurable infini, éternels dans leur multiplicité comme dans leur ordre immuable et indestructible. Nelly se pencha vers la rivière calme et limpide, et là elle vit les étoiles reluire dans leur même ordre, telles qu’au temps du déluge la colombe les vit se refléter dans les eaux débordées et profondes d’un million de lieues, bien au-dessus du sommet des montagnes, au-dessus du genre humain qui avait péri presque tout entier.

L’enfant s’assit en silence sous un arbre : la beauté de la nuit et toutes les merveilles qu’elle étale la frappaient d’une admiration muette. L’heure, le lieu éveillèrent ses réflexions : avec une espérance douce, moins d’espérance peut-être que de résignation, elle évoqua le passé, le présent et ce que l’avenir lui gardait en réserve. Entre elle et le vieillard il s’était opéré par degrés une séparation plus pénible à supporter qu’aucun des chagrins d’autrefois. Chaque soir, souvent même dans le jour, il s’absentait, il s’en allait seul ; et bien que Nelly sût où il allait et pourquoi il s’absentait, car les yeux hagards de son grand-père et les appels constants qu’il faisait à sa pauvre bourse épuisée étaient de trop sûrs indices, cependant le vieillard évitait toute question, se renfermait dans une réserve entière et fuyait même la présence de sa petite-fille.

Nelly, assise à l’écart, méditait donc sur ce changement avec une tristesse empreinte de la teinte mélancolique que la nuit répandait autour d’elle, lorsqu’au loin l’horloge d’une église sonna neuf heures. Nelly se leva, se remit à marcher et se dirigea pensive vers la ville.

Elle avait atteint un petit pont de bois jeté au-dessus du courant, quand elle aperçût tout à coup, sur la prairie qu’elle devait prendre, une lumière rouge, et, regardant avec plus d’attention, reconnut qu’elle partait, selon toute apparence, d’un camp de bohémiens qui avaient allumé un feu à une petite distance du chemin, et s’étaient assis ou couchés tout autour. Trop pauvre pour avoir rien à craindre d’eux, Nelly continua son chemin. Il lui eût fallu d’ailleurs, pour en prendre un autre, allonger considérablement sa route ; seulement elle ralentit son pas.

Quand elle fut proche du feu du bivouac, un mouvement de curiosité timide la poussa à y jeter un regard. Entre elle et le foyer il y avait une figure dont le contour se dessinait en courbe marquée vers le feu. À cette vue, Nelly s’arrêta brusquement ; mais après avoir réfléchi et s’être dit, ou même s’être assurée, à ce qu’elle croyait, que ce n’était ni ne pouvait être la personne qu’elle avait supposée, elle passa outre.

Cependant l’entretien qui avait été entamé devant le feu des bohémiens reprit son cours ; et Nelly, bien qu’elle ne pût distinguer les paroles, fut alors frappée du son de voix de celui qui parlait, une voix qui lui était aussi familière que la sienne même.

Elle se retourna et regarda derrière elle. La personne que cherchaient ses yeux venait de se lever, et, debout, le corps un peu incliné, elle s’appuyait sur un bâton qu’elle tenait à deux mains. Cette attitude n’était pas moins connue de Nelly que le son de la voix.

C’était son grand-père.

Le premier mouvement de l’enfant fut d’appeler le vieillard ; le second, de se demander quels pouvaient être ses compagnons et dans quelle intention ils se trouvaient là réunis, une crainte vague d’abord, puis le désir violent d’éclaircir ses doutes, rapprocha Nelly du groupe présent à ses yeux : toutefois elle eut soin de dissimuler ses pas, et de se glisser le long d’une haie.

Elle put de là arriver jusqu’à quelques pieds seulement du bivouac, et, cachée entre de jeunes arbres, voir et entendre à la fois sans craindre d’être aperçue.

Là il n’y avait ni femmes ni enfants, comme elle en avait remarqué dans d’autres camps de bohémiens devant lesquels elle avait passé avec son grand-père durant leur vie errante : ce qu’elle vit seulement, ce fut un gipsy d’une taille athlétique, qui se tenait à peu de distance les bras croisés, appuyé contre un arbre, et tantôt regardait le feu, tantôt fixait ses noires prunelles sur trois autres hommes qui entouraient le foyer et dont il suivait la conversation avec un intérêt constant mais déguisé. Parmi ces trois hommes était son grand-père : dans les deux autres, Kelly reconnut les joueurs de cartes qu’elle avait vus dans l’auberge pendant la trop mémorable nuit d’orage, celui qu’on appelait Isaac List, et son sinistre compagnon. Une de ces tentes basses et cintrées en usage chez les bohémiens était fixée non loin de là, mais elle était, ou du moins elle paraissait vide.

« Eh bien, partez-vous ? dit le gros homme, levant son regard de la place où il était étendu à l’aise, pour le fixer sur le visage du vieillard. Il n’y a qu’une minute, vous étiez si pressé ! Partez, si cela vous plaît. Vous en êtes bien maître, il me semble.

– Ne le tourmentez pas, répliqua Isaac List, qui était accroupi comme une grenouille de l’autre côté du feu, avec un regard louche et faux. Cet homme ne voulait pas vous insulter.

– Vous me ruinez, vous me dépouillez, et après cela vous vous faites un jeu de me railler, dit le vieillard s’adressant tour à tour à l’un et à l’autre. Vous voulez donc me rendre fou ? »

Le contraste qu’il y avait entre la prostration complète et la faiblesse d’esprit de cet enfant à tête grise, et les regards astucieux et pervers des hommes aux mains desquels il était tombé, frappa le cœur de la jeune créature qui était là aux écoutes. Mais elle se contint pour veiller à tout ce qui se passait sans perdre un regard, une parole.

« Que le diable vous emporte ! Qu’est-ce que vous entendez par là ? dit le gros homme, se soulevant un peu et s’appuyant sur un de ses coudes. On vous ruine ! vous nous ruineriez si vous le pouviez, n’est-il pas vrai ? Voilà ce que c’est que d’avoir affaire à de méchants petits joueurs qui ne savent que pleurnicher. Si vous perdez, vous êtes des martyrs ; mais quand vous gagnez, c’est différent. On vous dépouille !… ajouta-t-il en haussant la voix. Dieu me damne ! Qu’est-ce que vous entendez par ce mot de « dépouiller, » si peu convenable entre gentlemen, hein ? »

L’orateur se laissa tomber tout de son long par terre et appliqua vivement et violemment un ou deux coups de talon comme pour achever de témoigner de son honnête indignation. Il était évident qu’ils agissaient, lui en matamore, et son ami en conciliateur, dans quelque dessein particulier : il n’y avait que le faible vieillard qui pût s’y méprendre ; car ils échangeaient presque ouvertement des clins d’œil tantôt de l’un à l’autre, tantôt avec le camarade accroupi, qui, en découvrant ses dents blanches, faisait une grimace d’approbation.

Le vieillard resta quelque temps tout abattu au milieu d’eux, puis il dit en se tournant vers celui qui l’avait maltraité :

« Vous-même, vous parliez de jeux où l’on dépouille les gens, vous le savez bien. Ne soyez donc pas si violent avec moi. N’avez-vous pas dit cela ?

– Je n’ai pas dit que ce fût dans cette compagnie ! C’est l’honneur… l’honneur qui fait tout entre gentlemen, monsieur ! répliqua le gros homme qui sembla se retenir pour ne pas donner à sa phrase une conclusion plus rude.

– Jowl, ne le traitez pas trop durement, dit Isaac List. Il regrette, j’en suis sûr, de nous avoir offensés. Allons, brave homme, continuez ce que vous disiez, continuez.

– Il faut que je sois bête et doux comme un agneau, s’écria M. Jowl, de perdre le temps, à mon âge, à donner des conseils quand je sais qu’ils seront mal reçus, et que je n’en retirerai que des injures pour la peine. Mais je n’en fais pas d’autres depuis que je suis au monde. L’expérience aurait pourtant bien dû refroidir ces élans de mon bon cœur.

– Je vous répète, dit Isaac List, qu’il regrette ce qui s’est passé et qu’il désire que vous continuiez.

– Est-ce bien vrai ? demanda l’autre.

– Oui, grommela le vieillard en s’asseyant et se balançant à droite et à gauche, continuez, continuez ! à quoi servirait-il de vous contrarier là-dessus ? Continuez.

– Je reprends donc, dit Jowl, où j’en étais quand vous vous êtes levé si brusquement. Si vous êtes persuadé que le temps est venu où la chance doit tourner, et ce n’est que trop sûr ; et si vous trouvez que vous ne possédez pas les moyens suffisants pour la tenter, au moins pour un coup, car vous savez bien que vous n’aurez jamais les fonds nécessaires pour tenir toute une soirée, que n’acceptez-vous l’occasion qui semble tout exprès s’offrir à vous ? Empruntez, je vous dis, et vous rendrez quand vous le pourrez.

– Certainement, ajouta Isaac List avec une intention marquée ; si cette bonne dame qui montre les figures de cire a de l’argent et qu’elle le mette dans une boite d’étain quand elle va se coucher, sans fermer sa porte à clef, de peur du feu, il me semble que la chose serait facile. Je dirais presque que c’est un coup de la Providence si je n’avais pas été élevé dans des principes religieux.

– Vous comprenez, Isaac, dit son ami d’un ton plus animé et en se rapprochant du vieillard, tandis qu’il faisait signe au bohémien de ne point intervenir ; vous comprenez, Isaac ; à toute heure il y a des étrangers qui vont et viennent par là ; eh bien ! un de ces étrangers aura pu se glisser sous le lit de la bonne dame ou se fourrer dans l’armoire, rien de plus vraisemblable ; les soupçons auront le champ large, et il n’y a pas de danger qu’on se doute de la vérité… Moi, je lui donnerais sa revanche jusqu’au dernier farthing qu’il apporterait, quel que fût le montant de la somme.

– Mais le pourriez-vous ? demanda Isaac List. Votre banque est-elle assez forte pour cela ?

– Assez forte ! répondit l’autre avec un dédain simulé. Monsieur, voulez-vous bien me tirer cette boite de la paille ? »

Cette invitation s’adressait au bohémien, qui se glissa à quatre pattes dans sa tente basse et étroite, et après quelques recherches, quelques fouilles en apparence laborieuses, revint avec une cassette que Jowl ouvrit au moyen d’une clef qu’il portait sur lui.

« Voyez-vous ceci ? dit-il ramassant l’argent dans sa main et le laissant retomber en pluie à travers ses doigts. Entendez-vous ceci ? Connaissez-vous le son de l’or ? Tenez, emportez cette cassette. Et vous, Isaac, ne parlez plus des banques que lorsque vous en aurez gagné une. »

Isaac List, avec une grande apparence d’humilité, affirma qu’il n’avait jamais mis en doute la parole d’un gentleman aussi honorablement connu pour sa loyauté que M. Jowl, et que s’il avait laissé exhiber la cassette, ce n’était pas pour éclaircir ses doutes, car il n’en avait aucun, mais pour se régaler de la vue de tant de richesses, ce qui pouvait paraître à d’autres une jouissance vaine et purement imaginaire, mais n’en était pas moins pour lui une source de plaisir infini, le plus grand de tous les plaisirs, après celui d’avoir à soi cet argent dans sa propre poche.

Bien que M. List et M. Jowl eussent l’air de s’adresser mutuellement l’un à l’autre, il était à remarquer qu’ils épiaient le vieillard qui, les yeux fixés sur le feu, se tenait assis dans l’attitude de la méditation. On pouvait juger de l’intérêt qu’il prenait à leur conversation par un certain mouvement de tête involontaire, ou par une contraction de ses traits à chaque mot qui sortait de leur bouche.

« Le conseil que je lui donne là, dit Jowl en se recouchant à plat ventre, est bien simple… un vrai conseil d’ami. Pourquoi donc procurerais-je à un individu le moyen de me gagner peut-être tout ce que je possède, si ce n’est parce que je le considère comme mon ami ? C’est une folie de se donner tant de mal pour les autres, bien sûr, mais c’est mon caractère, et je ne puis pas m’en empêcher ; ainsi il ne faut pas m’en vouloir, mon cher Isaac List.

– Moi, vous en vouloir ! répliqua Isaac ; je ne vous en veux pas le moins du monde, monsieur Jowl. Je voudrais bien être à même de me montrer aussi généreux que vous ! et, d’ailleurs, comme vous dites, il rendra, s’il gagne ; mais s’il perd…

– Ça, c’est la moindre des choses, dit Jowl. Car, enfin, supposez qu’il perde, et rien n’est moins vraisemblable d’après ce que je connais des chances du sort, eh bien ! il vaut toujours mieux, il me semble, perdre l’argent des autres que le sien.

– Ah ! s’écria vivement Isaac List, quel plaisir de gagner ! Quel plaisir de ramasser de l’argent, de brillants, de beaux petits jaunets, et de les plonger dans sa poche ! Quel délice de triompher à la fin, de penser qu’on n’a pas été obligé de s’arrêter tout court et de tourner le dos à la fortune ! qu’on a fait, au contraire, bravement la moitié du chemin pour la rencontrer ! Mais vous ne partez pas, mon vieux monsieur ?

– Pardon, il faut que je parte, dit le vieillard qui s’était levé et qui avait fait déjà deux ou trois pas à la hâte, lorsqu’il revint non moins précipitamment : « J’aurai l’argent, tout, jusqu’au dernier sou.

– À la bonne heure, c’est bien, ça ! s’écria Isaac en sautant et le frappant sur l’épaule ; j’estime en vous ce reste de jeune sang. Ah ! ah ! ah ! Joe Jowl regrette presque de vous avoir donné des conseils. Comme nous allons rire à ses dépens ! Ah ! ah ! ah !

– Il m’a promis ma revanche, vous savez, dit le vieillard montrant Jowl avec un mouvement violent de sa main ridée ; vous savez, il m’a promis écu pour écu, jusqu’au fond de la bourse, qu’il y ait beaucoup ou qu’il y ait peu. Rappelez-vous ça.

– Je suis votre témoin, répondit Isaac, et j’aurai soin que tout s’exécute loyalement.

– J’ai engagé ma parole, dit Jowl avec une feinte répugnance, et je la tiendrai. Quand aura lieu cette joute ? Je souhaite que ce soit le plus tôt possible. Sera-ce cette nuit ?

– Il faut d’abord que j’aie l’argent, dit le vieillard ; je l’aurai demain…

– Pourquoi pas cette nuit ? dit Jowl en insistant.

– Il est tard ; je serais obligé de trop me presser. Il faut agir avec prudence. Non, non, ce sera pour demain soir.

– Demain, soit ! dit Jowl. Buvons une goutte de réconfort. Bonne chance au plus vaillant ! Remplissez les verres. »

Le bohémien apporta trois gobelets d’étain qu’il remplit d’eau-de-vie jusqu’au bord. Le vieillard se détourna en se disant à lui-même quelques mots avant de boire. Celle qui l’écoutait entendit prononcer son propre nom, joint à des souhaits si fervents, qu’ils semblaient adressés au ciel comme une prière pleine d’angoisses.

« Que Dieu ait pitié de nous ! s’écria en elle-même la pauvre enfant. Que Dieu nous assiste à cette heure d’épreuve !… Oh ! que faire pour le sauver ?… »

Le reste de la conversation s’acheva assez brièvement sur un ton plus bas ; c’étaient de bons avis sur l’exécution du projet et sur les précautions à prendre pour écarter les soupçons. Alors le vieillard échangea une poignée de main avec ses tentateurs, puis il se retira.

Ils le suivirent des yeux tandis qu’il marchait lentement, incliné et le dos voûté ; et chaque fois que le vieillard tournait la tête pour regarder en arrière, ce qui lui arrivait souvent, ils agitaient la main ou lui jetaient de loin un cri d’encouragement. Ce ne fut qu’après l’avoir vu graduellement diminuer et se perdre comme un point dans le lointain, qu’ils se retournèrent l’un vers l’autre et se hasardèrent à pousser de grands éclats de rire.

« Ainsi, dit Jowl chauffant ses mains au feu, voilà qui est fait, enfin. Il a fallu, pour le convaincre, plus d’efforts que je ne l’aurais cru. Savez-vous qu’il n’y a pas moins de trois semaines que nous avons commencé à chauffer ça. Qu’est-ce qu’il apportera, à votre idée ?

– Quoi qu’il apporte, part à deux, » répondit Isaac List.

L’autre secoua la tête et dit :

« Il faudra aller vite en besogne et lui brûler la politesse ; autrement, nous serions soupçonnés, et ce n’est pas une plaisanterie. »

List et le bohémien donnèrent leur assentiment à ces paroles. Après s’être divertis quelque temps aux dépens de la crédulité de leur victime, les trois hommes laissèrent là ce sujet comme épuisé, et se mirent à causer dans un argot que l’enfant ne pouvait comprendre. Cependant, comme ils paraissaient s’entretenir de choses qui les intéressaient vivement, Nelly jugea que le moment était opportun pour s’enfuir sans être aperçue ; elle se glissa d’un pas lent et discret, suivant l’ombre des haies et franchissant les fossés jusqu’à ce qu’elle eût gagné la route et fût assez loin d’eux pour se croire en sûreté. Alors elle courut de toutes ses forces vers le logis, déchirée et ensanglantée par les ronces et les épines, mais le cœur bien autrement meurtri ; enfin elle se jeta tout accablée sur son lit.

La première idée qui se présenta à son esprit, ce fut la fuite, une fuite immédiate ; ce fut d’entraîner le vieillard et de mourir plutôt de faim au bord de la route que de laisser son grand-père en butte à de si terribles tentations. Nelly se souvint alors que le crime ne devait pas être commis avant la nuit suivante : elle avait donc le temps nécessaire pour réfléchir et pour aviser à ce qu’il fallait faire. Mais une horrible crainte s’empara d’elle : si en cet instant même le crime allait être commis !… Elle tremblait d’entendre des cris inarticulés et des gémissements rompre le silence de la nuit ; elle songeait en frémissant à ce que son grand-père pourrait être conduit à faire, s’il venait à être surpris au milieu du vol, n’ayant à lutter que contre une femme. Supporter une pareille torture, c’était impossible. Nelly se glissa jusqu’à la chambre où se trouvait l’argent ; elle ouvrit la porte et regarda. Dieu soit loué ! le vieillard n’était pas là… et mistress Jarley dormait paisiblement ! L’enfant revint à sa propre chambre pour se mettre au lit.

Mais le sommeil était-il possible ? le sommeil ! mais le repos même était-il possible au sein de pareilles terreurs toujours croissantes ? À demi habillée, les cheveux en désordre, elle courut au lit du vieillard, qu’elle saisit par le poignet en l’arrachant au sommeil.

« Qu’est-ce qu’il y a ? s’écria-t-il, tressaillant dans son lit et fixant ses yeux sur cette figure de fantôme.

– J’ai fait un rêve effrayant, dit l’enfant avec une énergie qui ne pouvait naître que de l’excès de sa terreur. Un rêve effrayant, horrible ! Ce n’est pas la première fois. Dans ce rêve il y a des hommes aux cheveux gris comme vous ; ces hommes sont au milieu d’une chambre obscurcie par la nuit, et ils volent l’or de ceux qui dorment. Debout ! debout !… »

Le vieillard trembla de tous ses membres et joignit les mains dans l’attitude de la prière.

« Si ce n’est pour moi, dit l’enfant, si ce n’est pour moi, au nom du ciel ! debout, pour nous soustraire à de telles extrémités. Ce rêve n’est que trop réel. Je ne puis dormir, je ne puis demeurer ici, je ne puis vous laisser seul dans une maison où il se fait de ces rêves-là. Debout ! il faut fuir ! »

Il la contemplait comme un spectre, et elle en avait toute l’apparence ; elle avait l’air d’une déterrée, et le vieillard éprouvait un tremblement redoublé.

« Il n’y a pas de temps à perdre, dit l’enfant, pas une minute. Debout ! venez avec moi !

– Quoi ! cette nuit ? murmura le vieillard.

– Oui, cette nuit. Demain soir il serait trop tard. Le rêve reviendrait. La fuite seule peut nous sauver. Debout ! »

Le vieillard sortit de son lit, le front humide, couvert d’une froide sueur, la sueur de l’épouvante, et, se courbant devant l’enfant, comme si c’était un ange envoyé en mission pour le conduire à sa volonté, il fut bientôt prêt à la suivre. Elle le prit par la main et l’emmena. Au moment où ils passaient devant la porte de la chambre où le vieillard s’était proposé de commettre le vol, Nelly frissonna et regarda son grand-père en face. Qu’il était pâle ! et quel regard il rencontra dans les yeux de l’enfant !

Elle le conduisit à sa propre chambre, et le tenant toujours par la main, comme si elle craignait de le perdre un instant de vue, elle rassembla son modeste bagage et suspendit son panier à son bras. Le vieillard reçut d’elle son bissac qu’il jeta sur son dos, son bâton qu’elle avait apporté, puis Nelly le fit sortir.

Ils traversèrent des rues resserrées, des ruelles étroites ; leur pas était à la fois timide et rapide. Ils gravirent aussi, toujours courant, la colline escarpée, couronnée par le vieux château noir, sans s’être seulement retournés pour jeter un regard derrière eux.

Mais comme ils approchaient des murs en ruine, la lune se leva dans tout son éclat ; et alors, du pied de ce monument garni de lierre, de mousse et d’herbes grimpantes, l’enfant contempla la ville endormie, couchée dans l’ombre de la vallée ; puis plus loin la rivière avec ses sillages mouvants de lumière, puis encore les collines lointaines ; et pendant ce temps elle pressait moins fortement la main du vieillard, quand tout à coup, fondant en larmes, elle se jeta au cou de son grand-père.

Chapitre VI. §

Cette faiblesse momentanée une fois passée, l’enfant évoqua de nouveau la résolution qui l’avait soutenue jusqu’alors ; et ne perdant pas de vue cette idée salutaire, que c’était le crime des hommes qui précipitait sa fuite, que de sa seule fermeté dépendait le salut de son grand-père, sans qu’elle eût pour s’aider l’appui d’un bon conseil ou d’une main secourable, elle pressa le pas de son compagnon et s’interdit de regarder désormais en arrière.

Tandis que le vieillard, soumis et abattu, semblait se courber devant elle, se faire humble et petit comme s’il était en présence de quelque être supérieur, l’enfant éprouvait en elle-même un sentiment nouveau qui élevait sa nature et lui inspirait une énergie et une confiance qu’elle ne s’était jamais connues. Maintenant la responsabilité ne se divisait plus : le poids tout entier de leurs deux existences retombait sur Nelly, et désormais c’était elle qui devait penser et agir pour deux.

« C’est moi qui l’ai sauvé, pensait-elle. Dans tous les dangers, dans toutes les épreuves, je saurai m’en souvenir. »

En tout autre temps, l’idée d’avoir abandonné sans un mot d’explication l’amie qui leur avait montré une bienveillance si franche, l’idée qu’elle et son grand-père seraient coupables, au moins en apparence, de trahison et d’ingratitude ; joint à cela, le regret d’avoir dû s’éloigner des deux sœurs, l’eussent remplie de chagrin. Mais maintenant toute autre considération s’effaçait devant les incertitudes, les anxiétés de leur vie sauvage et errante ; et dans le désespoir même de leur situation Nelly puisait plus d’élévation et de force.

Aux pâles lueurs du clair de lune qui ajoutaient à la blancheur mate de son teint, ce visage délicat sur lequel la pensée soucieuse s’unissait à la grâce charmante et à la douceur de la jeunesse, ces yeux brillants, cette tête tout intellectuelle, ces lèvres qui se pressaient avec tant de résolution et de courage, ces contours fins, ce mélange de tant d’énergie et de tant de faiblesse, tout cela disait dans un silence éloquent l’histoire de Nelly et de son grand-père : mais cette histoire, elle n’était recueillie que par le vent qui l’emportait pour jeter peut-être au chevet de quelque mère le rêve pénible d’une enfant se fanant dans sa fleur et s’endormant de ce sommeil qui ne connaît point de réveil.

La nuit commença à disparaître, la lune à s’effacer, les étoiles à pâlir et à s’obscurcir : le matin, froid comme ces astres sans lumière, se montra lentement. Alors de derrière une colline le soleil se leva majestueux, poussant devant lui les brouillards comme de noirs fantômes, et purgeant la terre de ces ombres sépulcrales jusqu’à ce que les ténèbres fussent dissipées. Quand il eut monté plus haut sur l’horizon, et que ses rayons bienfaisants eurent repris leur chaleur, l’enfant et le vieillard se couchèrent pour dormir sur une berge, tout près d’un cours d’eau.

Cependant Nelly laissa sa main posée sur le bras du vieillard ; et longtemps après qu’il se fut endormi profondément, elle le contemplait encore d’un œil fixe. Enfin, la lassitude s’empara d’elle ; sa main se détendit, se roidit de nouveau, se détendit encore, et les deux compagnons sommeillèrent l’un auprès du l’autre.

Un bruit confus de voix, mêlé à ses rêves, éveilla Nelly. Vers elle et le vieillard, était penché un homme à l’extérieur rude et grossier ; deux de ses compagnons regardaient également, du haut d’un grand bateau pesamment chargé qui avait été amarré à la berge, tandis que nos voyageurs dormaient. Le bateau n’avait ni rames, ni voiles ; mais il était tiré par une couple de chevaux qui, en ce moment, stationnaient sur le chemin de halage, pendant que la corde qui les retenait était détendue et traînait dans l’eau.

« Holà ! dit brusquement l’homme ; qu’est-ce que c’est, hein ?…

– Nous étions simplement endormis, monsieur, répondit Nelly. Nous avons marché toute la nuit…

– Voilà deux étranges voyageurs pour marcher toute la nuit, fit observer l’homme qui les avait accostés d’abord. L’un de vous est un bonhomme trop vieux pour cette sorte de besogne, et l’autre est une petite créature trop jeune. Où allez-vous ? »

Nell hésita, et à tout hasard elle montra l’ouest. Là-dessus, l’homme lui demanda si elle voulait désigner certaine ville qu’il nomma. Pour éviter de nouvelles questions, Nell répondit :

« Oui, c’est cela.

– D’où venez-vous ? » demanda-t-il ensuite ; et comme il était plus facile de répondre à cette question qu’à la précédente, Nell prononça le nom du village qu’habitait leur ami le maître d’école, pensant bien que ces hommes ne le connaîtraient pas et renonceraient à pousser plus loin leurs questions.

« Je croyais d’abord qu’on pouvait vous avoir volée ou maltraitée, reprit l’homme. C’est tout. Bonjour. »

Lui ayant rendu son salut et grandement soulagée en le voyant s’éloigner, Nell le suivit de l’œil tandis qu’il montait sur un des chevaux et que le bateau s’éloignait. L’équipage n’avait pas fait encore grand chemin, quand il s’arrêta de nouveau ; l’enfant vit l’homme lui adresser des signes.

« Est-ce que vous m’appelez ? dit Nell se dirigeant vers les bateliers.

– Vous pouvez venir avec nous si cela vous convient, répliqua l’un d’eux. Nous allons au même endroit que vous. »

L’enfant hésita un moment. Mais elle pensa, comme elle l’avait fait déjà plus d’une fois avec terreur, que les misérables qu’elle avait surpris avec son grand-père pourraient, dans leur ardeur pour le gain, suivre les traces des fugitifs, ressaisir leur influence sur le vieillard et mettre la sienne à néant ; elle se dit qu’au contraire s’en aller avec ces bateliers c’était supprimer tout indice de leur itinéraire. En conséquence, elle se décida à accepter l’offre. Le bateau se rapprocha de la rive ; et, avant que Nelly eût eu le temps de se livrer à un examen plus approfondi de la question, son grand-père et elle étaient à bord et glissaient doucement sur le canal.

Le soleil dardait ses feux brillants sur le miroir de l’eau qu’ombrageaient de temps en temps des arbres, ou qui parfois se développait sur la large étendue d’une campagne coupée de ruisseaux d’eau vive, et où l’on pouvait admirer un riche ensemble de collines boisées, de terres cultivées et de fermes bien encadrées de verdure. Çà et là, un village, avec la modeste flèche de son église, avec ses toits de chaume et ses pignons, sortait du sein des arbres ; plus d’une fois apparaissait une ville éloignée, avec le mirage des grandes tours de ses églises se détachant dans une atmosphère de fumée, avec ses hautes fabriques qui sortaient du pêle-mêle des maisons confuses. Ils avaient le temps de les considérer d’avance, car ils marchaient lentement. Le plus souvent ils côtoyaient des prairies basses et des plaines tout ouvertes : et à part ces paysages placés à une certaine distance, à part quelques hommes qui travaillaient aux champs ou s’arrêtaient sur les ponts au-dessous desquels passait le bateau, afin de le suivre du regard dans sa marche, rien ne venait rompre la monotonie et l’isolement de ce voyage.

À une heure assez avancée de l’après-midi on s’arrêta à une espèce de débarcadère. Nell apprit avec découragement, par un des bateliers, que ceux-ci ne comptaient pas atteindre le but de leur course avant le lendemain, et que, si elle n’avait pas de provisions, elle ferait bien de s’en procurer en cet endroit. Elle ne possédait que quelques sous, sur lesquels elle avait dû déjà acheter du pain : il lui fallait ménager précieusement ce petit pécule, au moment où elle se dirigeait avec son grand-père vers une ville entièrement inconnue pour eux, et qui ne leur offrirait aucune ressource. Un peu de pain, un morceau de fromage, ce furent là toutes ses emplettes. Munie de ces provisions modestes, elle remonta dans le bateau. Au bout d’une demi-heure de halte employée par les mariniers à boire au cabaret, on se mit en marche.

Ces hommes avaient emporté à bord de la bière et de l’eau-de-vie ; et grâce aux larges libations qu’ils avaient faites précédemment ou qu’ils firent ensuite, ils furent bientôt en bon train de devenir ivres et querelleurs. Nell, évitant de se tenir dans la petite cabine qui était aussi obscure que malpropre, et résistant aux offres réitérées et pressantes que les hommes leur faisaient à ce sujet, alla s’asseoir à l’air libre avec le vieillard à côté d’elle. Elle entendait, le cœur palpitant, les discussions violentes de ces êtres grossiers. Ah ! combien elle eût préféré pouvoir mettre pied à terre, lui fallût-il marcher toute la nuit !

Les bateliers étaient bien, en effet, des hommes rudes, bruyants, et qui se traitaient l’un l’autre avec une extrême brutalité, bien qu’ils fussent assez polis à l’égard de leurs deux passagers. Une querelle s’éleva dans la cabine entre le marinier chargé de tenir la barre du gouvernail et son camarade, sur la question de savoir lequel des deux avait le premier émis l’avis d’offrir de la bière à Nell ; cette querelle dégénéra en un combat à coups de poing qui fut ardemment engagé et soutenu des deux côtés à l’inexprimable terreur de l’enfant : cependant, ni l’un ni l’autre des combattants n’eut l’idée de faire retomber sa colère sur elle, mais chacun d’eux se contenta de la décharger sur son adversaire auquel, outre les coups, il prodigua une variété de compliments qui, par bonheur, étaient débités en une langue entièrement inintelligible pour Nell. À la fin la lutte se termina, quand l’homme qui s’était élancé hors de la cabine y eut jeté l’autre la tête la première ; après quoi, il s’empara de la barre sans laisser voir la moindre trace d’émotion, pas plus qu’il n’y en avait sur le visage du camarade qui, doué d’une constitution robuste et parfaitement endurci à ces petites bagatelles, se mit aussitôt à dormir dans la position même où il était tombé, les pieds en l’air, la tête en bas, et au bout de deux minutes ronflait tout à l’aise.

Cependant, la nuit était venue tout à fait. Bien que l’enfant ressentit l’impression du froid, pauvrement vêtue comme elle l’était, elle détournait cependant ses pénibles pensées de sa propre souffrance, de ses propres privations, et les portait tout entières sur les moyens à trouver pour assurer leur existence. Le même esprit qui l’avait soutenue durant la nuit précédente la soutenait encore en ce moment. Elle voyait son grand-père endormi tranquillement auprès d’elle et pur du crime auquel il avait été poussé par la folie. C’était une grande consolation pour Nelly.

Comme toutes les aventures de sa vie, si courte encore et pourtant déjà si pleine, traversaient son esprit tandis qu’elle poursuivait son voyage ! Des incidents sans importance en apparence, auxquels elle n’avait pas songé, et que jusqu’alors elle ne se rappelait pas ; des figures entrevues et oubliées depuis ; des paroles qu’elle avait alors entendues, sans y faire aucune attention ; des épisodes d’un an de date et d’autres de la veille, se mêlant, s’enchaînant les uns aux autres ; des endroits connus paraissant dans l’ombre se détacher à mesure que les voyageurs avançaient, des choses même qui y étaient le plus opposées, le plus étrangères ; parfois une confusion bizarre qui s’établissait dans l’esprit de Nelly, quand elle se demandait comment elle était là, où elle allait, avec quels gens elle se trouvait. Son imagination lui suggérait des remarques et des questions si présentes à ses oreilles, que Nelly tressaillait et se retournait, comme tentée de répondre : en un mot, toutes les fantaisies, toutes les contradictions si communes dans l’état de veille, d’excitation et de continuel changement de place, assiégeaient l’enfant.

Pendant qu’elle s’abandonnait ainsi à ses pensées, il arriva qu’elle rencontrât le regard de l’homme qui était sur le pont. Chez celui-ci, la phase sentimentale de l’ivresse avait succédé à la phase de violence ; aussi notre homme, ôtant de sa bouche une courte pipe soigneusement recouverte de ficelle pour la garantir de tout accident, pria-t-il Nelly de vouloir bien le gratifier d’une chanson.

« Vous possédez, dit ce gentleman, une très-jolie voix, un œil très-doux et une excellente mémoire. Quant à la voix et à l’œil, c’est évident ; pour la mémoire, c’est une idée que j’ai. Je ne me trompe jamais. Permettez-moi de vous entendre à l’instant même.

– Je ne crois pas savoir une seule chanson, monsieur, répondit Nell.

– Vous en savez quarante-sept, dit l’homme avec un aplomb qui ne permettait pas de réplique. Oui, quarante-sept ni plus ni moins. Faites-m’en entendre une, la meilleure. Allons, une chanson à l’instant. »

Craignant les conséquences d’un refus, qui irriterait son ami, et tremblante à cette idée, la pauvre Nell lui dit une chansonnette qu’elle avait apprise dans un temps plus heureux. L’homme en fut tellement charmé, qu’à la fin de la chansonnette il demanda de la même façon péremptoire la faveur d’en entendre une autre, qu’il voulut bien accompagner en chœur d’un hurlement sans paroles et sans mesure, mais dans lequel et mesure et paroles étaient largement compensées par une prodigieuse énergie. Le bruit de cet intermède musical éveilla l’autre homme qui, venant sur le pont et secouant la main de son adversaire, jura que le chant était sa passion, sa joie, sa plus grande jouissance, et qu’il n’aimait rien tant que ce délassement. Un nouvel appel, plus impérieux encore que les deux autres, obligea Nelly d’obéir, et en même temps le chœur fut exécuté, non-seulement par les deux mariniers, mais aussi par le troisième compagnon, monté sur son cheval de halage. Ce dernier, à qui sa position ne permettait guère de participer directement aux plaisirs de la nuit, hurlait à l’unisson de ses compagnons et estropiait l’air. C’est ainsi, presque sans relâche et en répétant successivement les mêmes chansons, que l’enfant, épuisée et hors d’haleine, réussit à les tenir de bonne humeur toute la nuit ; et plus d’un habitant de la campagne, tiré de son plus profond sommeil par le chœur discordant que lui apportait le vent, s’enfonça la tête sous ses couvertures, tout tremblant d’un tel tintamarre.

Enfin, le matin parut. Il ne fit pas plutôt clair, qu’une forte pluie commença à tomber. Comme Nelly ne pouvait supporter l’odeur malsaine de la cabine, les mariniers, pour la récompenser de ses chants, la couvrirent avec quelques morceaux de toile à voile et des bouts de prélart, ce qui suffit pour la tenir à peu près à sec et abriter même le grand-père. À mesure que le jour avançait, la pluie redoublait de violence. Vers midi, elle prit un caractère d’intensité qui ne permettait pas d’espérer qu’elle pût cesser ou diminuer de toute la journée.

Peu à peu le bateau approchait du lieu de sa destination. L’eau devenait plus profonde et plus trouble ; d’autres bateaux venant de la ville se rencontraient souvent avec nos voyageurs. Les chemins couverts de cendre de charbon et les baraques de brique éclatante indiquaient le voisinage d’une grande ville manufacturière ; il était facile de voir qu’on était déjà dans les faubourgs, à en juger par les rues et les maisons semées çà et là, et par la fumée qui s’échappait des fourneaux lointains. Puis les toits amoncelés, les masses de bâtiments tremblant sous l’effort laborieux des machines, dont les craquements retentissaient à l’intérieur avec un grand bruit ; les hautes cheminées vomissant une noire vapeur qui se condensait en un épais nuage suspendu au-dessus des maisons et remplissant l’air d’obscurité ; le cliquetis des marteaux tombant sur le fer ; le tumulte des rues et le bruit de mille gens affairés augmentant par degrés jusqu’au moment où tous les sons, tous les bruits, toutes les clameurs se confondirent sans qu’il fût possible de distinguer rien de particulier dans cet ensemble, tels étaient les signes certains qui annonçaient la fin du voyage.

Le bateau fut amarré dans la partie du port à laquelle il était destiné. Les mariniers étaient fort occupés. L’enfant et son grand-père, après avoir inutilement attendu pour les remercier ou pour leur demander quelques renseignements sur le chemin à prendre, allèrent par une ruelle sombre jusqu’à une rue pleine de monde ; là ils restèrent au milieu du bruit et de l’agitation sous des flots de pluie, aussi étranges dans leur attitude, aussi étourdis, aussi embarrassés que s’ils eussent vécu cent ans auparavant et que, tirés du sein des morts, ils eussent été amenés là par un miracle de résurrection.

Chapitre VII. §

La multitude se précipitait en deux courants opposés et continus, sans repos et sans fin. Tous les passants étaient absorbés par le souci de leurs affaires ; rien ne les détournait de leurs préoccupations intéressées, ni le bruit des cabriolets et des charrettes chargées de ballots qui s’entre-choquaient, ni le piétinement des chevaux sur le pavé humide et gras, ni le clapotement de la pluie qui fouettait les vitres et les parapluies, ni les coups de coude des piétons les plus impatients ; en résumé, c’était le fracas et le tumulte d’une rue populeuse au moment du flux des affaires. Pendant ce temps, les deux pauvres étrangers, étourdis, éblouis par ce mouvement qu’ils apercevaient, sans y prendre part, le contemplaient avec tristesse. Ils trouvaient au milieu de la foule, une solitude d’une tristesse incomparable, semblables au marin naufragé qui, ballotté çà et là sur les vagues de l’immense océan, se sent les yeux rougis et aveuglés par la vue de l’eau qui l’environne de tous côtés, sans avoir une seule goutte pour rafraîchir sa langue brûlante.

Ils se retirèrent sous une porte basse et cintrée afin de s’y abriter contre la pluie, et, de là, se mirent à examiner la physionomie des passants, pour voir s’ils ne trouveraient pas sur quelque visage un rayon d’encouragement ou d’espérance. Les uns étaient refrognés, les autres souriants ; d’autres se parlaient à eux-mêmes ; d’autres faisaient des gestes saccadés comme s’ils devançaient la conversation qu’ils allaient bientôt engager ; d’autres avaient le regard brillant de l’avidité du gain et de la fièvre des projets ; d’autres paraissaient pleins d’anxiété et d’ardeur ; d’autres allaient lentement et tristement ; dans le maintien de ceux-là était écrit le mot : « Gain ; » dans le maintien de ceux-ci le mot : « Perte. » Il suffisait, pour pénétrer le secret de tous ces hommes affairés, de se tenir debout et de s’arrêter à examiner leur visage à mesure qu’ils passaient. Dans les endroits dévolus aux affaires, là où chaque homme a son but, et sait que tous les autres ont aussi le leur, son caractère et ses projets sont écrits ouvertement sur sa figure. Dans les promenades publiques d’une ville, dans les centres d’élégante flânerie, on va pour voir et être vu ; et là, sauf très-peu d’exceptions, une expression uniforme se répète sur tous les visages : mais celui des gens qui sont livrés à un travail quotidien est bien plus transparent et laisse bien mieux lire la vérité sur leurs traits.

Plongée dans cette espèce de rêverie, qu’une pareille solitude est bien propre à éveiller, l’enfant continua de tenir sur la foule qui passait ses yeux fixés avec un intérêt extraordinaire, qui lui faisait oublier un moment sa propre position. Mais en proie au froid, à la faim, trempée par la pluie, épuisée de fatigue, n’ayant pas une place pour y poser sa tête malade, bientôt elle reporta ses pensées vers le but dont elle s’était écartée, mais sans rencontrer personne qui semblât remarquer les deux infortunés ou à qui elle osât faire un appel. Au bout de quelque temps, ils quittèrent leur lieu de refuge et se mêlèrent à la foule.

Le soir arriva. L’enfant et le vieillard continuèrent d’errer çà et là, moins pressés par les passants, qui étaient devenus plus rares, mais avec le sentiment intérieur de leur solitude extrême, mais au milieu d’une égale indifférence de la part de ceux qui les entouraient. Les lumières des rues et des boutiques vinrent ajouter à leur désespoir ; car il leur semblait que ces feux, en s’allumant sur une longue ligne, précipitaient encore la venue de la nuit et des ténèbres. Vaincue par le froid et l’humidité, malade de corps, malade de cœur jusqu’à la mort, l’enfant avait besoin de sa suprême fermeté, de sa suprême résolution même pour avancer de quelques pas.

Ah ! pourquoi étaient-ils venus dans cette ville bruyante, lorsqu’il y avait tant de paisibles campagnes où la faim et la soif eussent été accompagnées pour eux de moins de souffrance que dans cette odieuse cité ! Ils n’étaient là qu’un atome dans un immense amas de misère dont la vue venait encore abattre leur espoir et accroître leur terreur.

Non-seulement l’enfant avait à supporter les peines accumulées d’une position désolante, mais encore il lui fallait essuyer les reproches de son grand-père qui commençait à murmurer, à se plaindre qu’on lui eût fait quitter leur dernier séjour et à demander d’y retourner. Ne possédant pas un penny, sans secours, sans perspective même d’être assistés, ils se mirent à marcher de nouveau à travers les rues désertes et à retourner dans la direction du port, espérant retrouver le bateau qui les avait amenés, pour obtenir la permission de dormir à bord cette nuit. Mais là encore ils subirent un désappointement : car la porte du débarcadère était fermée ; et quelques chiens féroces, aboyant à leur approche, les contraignirent à se retirer.

« Nous dormirons cette nuit en plein air, mon cher grand-papa, dit l’enfant d’une voix faible, au moment où ils s’éloignaient de ce dernier lieu de refuge ; et demain nous nous ferons indiquer un endroit tranquille dans la campagne, où nous puissions essayer de gagner notre pain par un humble travail.

– Pourquoi m’avez-vous amené ici ? répliqua le vieillard avec amertume ; je ne puis plus supporter ces éternelles rues sans issue. Nous étions bien où nous étions ; pourquoi m’avez-vous contraint de partir ?

– Parce que j’y faisais ce rêve dont je vous ai parlé, voilà tout, dit l’enfant avec une fermeté passagère, qui bientôt finit par des larmes ; parce que nous devons vivre parmi de pauvres gens, sinon, mon rêve me reviendra. Cher grand-papa, vous êtes âgé, vous êtes faible, je le sais ; mais regardez-moi. Jamais je ne me plaindrai si vous ne vous plaignez pas, et cependant j’ai bien souffert aussi pour ma part.

– Ah ! pauvre enfant errante, sans asile, sans mère ! s’écria le vieillard joignant les mains et contemplant comme pour la première fois le visage de Nelly, contracté par la souffrance, ses vêtements de voyage tout tachés, ses pieds meurtris et gonflés, voilà donc où l’a conduite l’excès de ma tendresse ! Moi qui étais si heureux autrefois ! C’est donc pour en arriver là que j’ai perdu mon bonheur et tout ce que je possédais !

– Si nous étions maintenant dans la campagne, dit l’enfant, reprenant de la force tandis qu’ils marchaient et cherchaient des yeux un abri, nous trouverions quelque bon vieil arbre étendant ses bras ouverts comme un ami, agitant son vert feuillage et frémissant comme pour nous inviter à venir goûter le sommeil sous son toit protecteur d’où il veillerait sur nous. Plût à Dieu que nous y fussions bientôt, demain ou après-demain au plus tard, et en même temps croyons bien, ô cher père, que c’est une bonne chose que nous soyons venus ici : car nous sommes confondus au milieu du mouvement et du bruit de cette ville ; et si des méchants nous poursuivaient, sûrement ils auraient perdu nos traces. C’est au moins une consolation. Tenez ! voici une vieille porte renfoncée, très-sombre, mais sèche et chaude sans doute, car le vent n’arrive pas jusque-là. Ah ! mon Dieu ! …

Poussant un cri étouffé, elle recula devant une figure noire qui sortit tout à coup de l’endroit obscur dans lequel ils étaient prêts à chercher un refuge, et resta là à les regarder.

« Parlez encore, dit cette ombre ; il me semble que je connais votre voix ?

– Non, répondit timidement l’enfant ; nous sommes des étrangers, et n’ayant pas de quoi payer notre logement pour la nuit, nous nous disposions à nous arrêter ici. »

Il y avait à quelque distance un quinquet peu lumineux, le seul qui éclairât l’espèce de cour carrée où ils étaient, mais il suffisait pour en montrer la nudité et l’état misérable. Le fantôme noir indiqua du geste cette lumière, et en même temps il s’en approcha, comme pour témoigner qu’il n’avait pas l’intention de se cacher ni de tendre un piège aux étrangers.

Ce fantôme était un homme misérablement vêtu, barbouillé de fumée, ce qui le faisait paraître plus pâle qu’il ne l’était peut-être par le contraste qu’elle offrait avec la couleur naturelle de son teint. Sa pâleur habituelle, son extérieur chétif, ressortaient suffisamment de ses joues creuses, de ses traits allongés, de ses yeux caves, non moins que d’un certain air de souffrance patiemment supportée. Sa voix était rude mais sans brutalité ; et bien que son visage fut en partie couvert par une quantité de longs cheveux noirs, l’expression n’en était ni féroce ni cruelle.

« Comment en êtes-vous réduits à venir chercher ici un abri ? demanda-t-il. Ou plutôt, ajouta cet homme en examinant plus attentivement l’enfant, comment se fait-il que vous cherchiez un abri à cette heure de nuit ?

– Nos malheurs en sont la cause, répondit le grand-père.

– Vous ne savez donc pas, reprit l’homme dont le regard, en lui répondant, s’attachait de plus en plus sur Nelly, vous ne savez donc pas comme elle est mouillée ! Vous ne savez donc pas que des rues humides ne sont pas un lieu convenable pour elle !

– Je le sais bien, par Dieu ! répliqua le vieillard. Mais que puis-je y faire ? »

L’homme regarda de nouveau Nelly et toucha doucement ses vêtements d’où la pluie coulait en petits ruisseaux.

« Tout ce que je puis faire pour vous, c’est de vous réchauffer, dit-il après une pause, mais rien de plus. Mon logis est dans cette maison ; et il montra le passage voûté d’où il était sorti d’abord ; cette enfant y sera bien mieux qu’ici. L’endroit où se trouve le feu n’est pas beau, mais vous pouvez y passer la nuit à votre aise, si du reste vous avez confiance en moi. Voyez-vous là-haut cette lumière rouge ? »

Ils levèrent les yeux et aperçurent une lueur terne se détachant sur le fond obscur du ciel ; c’était la pâle réverbération d’un feu éloigné.

« C’est près d’ici, dit l’homme. Voulez-vous que je vous y conduise ? Vous alliez dormir sur des briques froides ; je puis vous fournir un lit de cendres chaudes ; rien de mieux. »

Sans attendre une réponse qu’il lisait d’ailleurs dans leurs regards, il prit Nell dans ses bras, et invita le vieillard à le suivre.

La portant avec autant de précaution et de facilité que si elle avait été un tout petit enfant, et montrant lui-même non moins de légèreté que de solidité dans son pas, il les conduisit à travers des bâtiments qui semblaient la partie la plus misérable et la plus délabrée de la ville, sans se détourner pour éviter les trous pleins d’eau ou les dégorgeoirs inondés, précipitant sa course, malgré ces obstacles parmi lesquels il s’avançait tout droit. Ils marchèrent ainsi en silence durant un quart d’heure ; et ils avaient perdu de vue la lueur que l’homme avait indiquée, dans les sombres et étroites ruelles qu’ils avaient dû suivre, quand cette lueur leur apparut de nouveau, s’échappant de la haute cheminée d’un bâtiment qui s’élevait devant eux.

« Nous voilà arrivés, dit l’homme s’arrêtant devant une porte pour mettre Nelly à terre et lui prendre la main. N’ayez pas peur ; il n’y a ici personne qui puisse vous faire du mal. »

Il fallait que l’enfant et son grand-père ajoutassent une grande confiance à cette assurance pour se déterminer à entrer, et ce qu’ils virent à l’intérieur n’était certes pas de nature à diminuer leurs appréhensions et leurs alarmes.

C’était un vaste et haut bâtiment soutenu par des piliers de fer, avec de grandes ouvertures noires au haut des murs par lesquelles pénétrait l’air extérieur. Jusqu’au toit retentissait l’écho du battement des marteaux et du mugissement des machines, mêlé au sifflement du fer rouge qu’on plongeait dans l’eau et à mille bruits étranges qu’on ne pouvait entendre que là. En ce lieu ténébreux, une quantité d’hommes, s’agitant comme des démons au sein de la flamme et de la fumée, à travers un voile obscur et nébuleux, avec la coloration ardente et sauvage que leur donnaient les feux embrasés, portaient d’énormes morceaux de métal dont un seul coup mal dirigé eût suffi pour briser le crâne d’un ouvrier ; on aurait dit des géants au travail. D’autres, se reposant sur des tas de charbon ou de cendres, avec leur visage tourné vers la noire voûte, dormaient ou se délassaient de leur tâche. D’autres, ouvrant les portes des fournaises chauffées à blanc, jetaient du combustible sur les flammes qui s’élançaient en sifflant pour le recevoir et qui le lapaient comme de l’huile. D’autres enfin retiraient, avec un bruit retentissant sur le sol, de grandes barres d’acier bouillant qui rendaient une chaleur insupportable et projetaient une sorte de réverbération à la fois sombre et vive, comme celle qui s’échappe de la prunelle des bêtes fauves.

À travers ces objets extraordinaires et ces rumeurs assourdissantes, leur guide conduisit Nell et le vieillard jusqu’à un endroit plus reculé où une fournaise brûlait nuit et jour, ce qu’ils comprirent du moins au mouvement de ses lèvres, car ils ne pouvaient que le voir parler, sans l’entendre. L’homme qui avait veillé sur le feu et dont la besogne était terminée pour le moment, se retira d’un air satisfait et laissa les voyageurs avec leur ami. Celui-ci étendit le petit manteau de Nell sur un tas de cendres, et indiquant à l’enfant où elle pourrait pendre ses vêtements extérieurs pour les faire sécher, il l’invita, ainsi que le vieillard, à se coucher pour dormir. Quant à lui, il prit place sur une natte usée devant la porte de la fournaise, et, le menton appuyé sur ses mains, il se mit à veiller sur la flamme qui brillait à travers les crevasses du fer et sur les cendres blanches qui tombaient au-dessous dans leur tombeau ardent.

La chaleur de son lit, tout dur et tout grossier qu’il était, jointe à la grande fatigue que Nelly avait éprouvée, fit bientôt que, pour les oreilles de l’enfant, le tapage de l’usine dégénéra en un bruit plus doux, et que la pauvre petite ne fut pas longtemps avant de ressentir un appel au sommeil. Près d’elle était étendu le vieillard, et elle s’endormit ayant sa main appuyée sur le cou de son grand-père.

Cependant, lorsqu’elle s’éveilla, il était nuit encore, et elle ne put savoir si son sommeil avait été de longue ou courte durée. Mais elle trouva qu’elle était garantie, par quelques vêtements appartenant à des ouvriers, à la fois contre l’air froid qui eût pu s’introduire dans le bâtiment et contre la chaleur excessive. Regardant leur ami, elle remarqua qu’il était assis exactement dans la même attitude qu’auparavant, les yeux fixés sur le feu avec la même attention invariable, et conservant une telle immobilité, qu’il ne semblait pas respirer. Nelly resta dans cet état d’incertitude entre le sommeil et la veille, continuant si longtemps à contempler la figure inerte de cet homme, qu’enfin elle éprouva au plus haut degré la crainte qu’il ne fût mort à cette place même. Elle se leva donc, s’approcha doucement de lui et s’aventura à lui murmurer quelques mots à l’oreille.

Il fit un mouvement, promena son regard de Nelly à la place qu’elle avait occupée précédemment, comme pour s’assurer que c’était bien réellement l’enfant qu’il retrouvait si près de lui, et interrogea l’expression des traits de Nelly.

« Je craignais que vous ne fussiez malade, dit-elle. Les autres hommes ici sont tous en action, et vous seul vous êtes si tranquille !…

– Ils me laissent à moi-même, répondit-il. Ils connaissent mon caractère. Parfois ils me plaisantent, mais ils ne me tourmentent pas à cet égard. Voyez-vous là-haut, voilà mon ami à moi.

– Le feu ? dit l’enfant.

– Il a vécu autant que moi. Nous parlons, nous pensons ensemble durant toute la nuit. »

L’enfant le regarda vivement avec surprise ; mais l’homme avait tourné les yeux dans leur direction première, et repris sa méditation.

« C’est mon livre, le seul livre où j’aie jamais lu ; il me raconte plus d’une vieille histoire. C’est ma musique, car je reconnaîtrais sa voix entre mille, quoiqu’il y ait bien des voix diverses dans son rugissement. Il a aussi ses tableaux variés. Vous ne pouvez savoir combien de dessins étranges, combien de scènes différentes je me retrace dans les charbons tout rouges. Ce feu, c’est ma mémoire, j’y trouve toute ma vie. »

Penchée en avant pour le mieux écouter, Nelly ne put s’empêcher de remarquer combien, tandis qu’il parlait et méditait, ses yeux avaient d’animation.

« Oui, reprit-il avec un sourire plein de douceur, ce feu était le même quand je n’étais encore qu’un tout petit enfant, et je rampais vers lui jusqu’au moment où je m’endormais. Alors c’était mon père qui le surveillait.

– N’aviez-vous pas de mère ?

– Non, elle était morte. Les femmes travaillent dur dans notre condition. Elle est morte à la peine, à ce qu’on m’a dit, et le feu m’en parle toujours. Je crois bien que c’est vrai. Je n’en ai jamais douté.

– Vous avez donc été élevé ici ?

– Été comme hiver. Secrètement d’abord ; mais quand on le sut, on permit à mon père de m’y garder. Ainsi c’est le feu qui a bercé mon enfance, le même feu. Il n’a jamais cessé.

– Et vous l’aimiez ?

– Naturellement. Mon père est mort devant. Je le vis tomber, juste à cet endroit où ces cendres se consument maintenant, et je me demandais avec étonnement, oh ! je m’en souviens bien, comment le feu n’était pas venu au secours de son vieil ami.

– Depuis ce temps, êtes-vous toujours resté ici ?

– Depuis, je suis toujours venu veiller sur le feu ; mais il y avait loin, et il faisait un rude froid en chemin. Ça ne l’empêchait pas de brûler tout de même et de sauter et de gambader, à mon retour, comme moi, dans mes jours de fête. Vous pouvez deviner, en me regardant, quelle sorte d’enfant j’étais alors ; et lorsque cette nuit je vous ai vue dans la rue, vous m’avez remis dans l’esprit ce que j’étais après la mort du père : c’est là ce qui m’a donné l’idée de vous conduire devant le vieux feu. J’ai pensé encore à tout cet ancien temps en vous voyant dormir ici. Vous pouvez dormir encore. Recouchez-vous, pauvre enfant, recouchez-vous. »

En achevant ces paroles, il mena Nelly jusqu’à son lit grossier, et l’ayant couverte avec les vêtements dont elle s’était, à son réveil, trouvée enveloppée, il retourna à sa place d’où il ne bougea point, si ce n’est pour alimenter le brasier, restant d’ailleurs immobile comme une statue. L’enfant continua de le contempler pendant quelque temps ; mais bientôt elle céda à l’assoupissement qui pesait sur elle, et dans ce lieu étrange, sur un monceau de cendres, elle dormit aussi paisiblement que si cette chambre avait été un palais et ce lit un lit de duvet.

Lorsqu’elle s’éveilla de nouveau, le grand jour brillait à travers les ouvertures du haut des murailles, et glissant en rayons obliques jusqu’à la moitié seulement de l’édifice, il semblait le rendre plus sombre encore que la nuit. Le bruit et le tumulte continuaient de retentir, et les feux impitoyables brûlaient avec autant d’ardeur qu’auparavant : car il n’y avait pas de danger qu’il y eût là, jour ou nuit, un peu de cesse ou de repos.

Leur ami partagea son déjeuner, une petite ration de café et du pain grossier, avec l’enfant et son grand-père ; puis il leur demanda où ils se proposaient d’aller. Nell répondit qu’ils avaient envie de gagner quelque campagne éloignée, tout à fait à l’écart des villes et même des villages, et d’une voix hésitante elle s’informa de la meilleure direction qu’ils auraient à prendre.

« Je connais peu la campagne, dit-il en secouant la tête ; car passant toute notre vie devant les bouches de nos fournaises, je vais rarement respirer dehors. Mais il paraît qu’il y a là-bas des endroits comme ça.

– Et est-ce loin d’ici ? dit Nelly.

– Oh ! sûrement oui. Comment pourraient-ils être près de nous, et rester verts et frais ? La route s’étend, à travers des milles et des milles, tout éclairée par des feux semblables aux nôtres, une singulière route, allez, toute noire, et qui vous ferait bien peur la nuit.

– Nous perdons notre temps ici, il faut partir, dit l’enfant avec force, car elle avait remarqué que le vieillard écoutait ces détails avec anxiété.

– De dures gens, des sentiers qui n’ont jamais été faits pour de petits pieds comme les vôtres, triste chemin sans lumière. N’allez pas par là, mon enfant !

– N’importe, s’écria Nell en insistant. Si vous pouvez nous renseigner, faites. Sinon, je vous prie de ne pas essayer de nous détourner de notre dessein. En vérité vous ne savez pas quel danger nous fuyons, et combien nous avons de raisons pour le fuir : autrement, vous ne chercheriez pas, j’en suis sûre, vous ne chercheriez pas à nous arrêter.

– Dieu m’en garde, s’il en est ainsi ! dit l’étrange protecteur en promenant son regard de l’enfant émue à son grand-père qui tenait la tête penchée et les yeux fixés sur la terre. Je vous enseignerai le mieux possible votre chemin, à partir de la porte. Je voudrais pouvoir faire davantage. »

Il leur indiqua alors la direction qu’ils auraient à prendre pour sortir de la ville, puis par où ils devraient aller quand ils seraient arrivés là. Il s’étendit tellement sur ces instructions, que l’enfant, tout en le remerciant avec chaleur, se mit en devoir de s’éloigner et partit afin de n’en pas entendre davantage.

Mais avant que nos voyageurs eussent atteint le coin de la ruelle, l’homme arriva courant après eux ; il serra la main de Nell et y laissa quelque chose, deux vieux sous usés et incrustés de noir de fumée. Qui sait si ces deux sous ne brillèrent pas autant aux yeux des anges que les dons fastueux qu’on a soin d’inscrire sur les tombes ?

Ce fut ainsi qu’ils se séparèrent : l’enfant pour conduire son dépôt sacré plus loin encore du crime et de la honte ; le chauffeur pour retrouver un intérêt de plus à la place où avaient dormi ses hôtes et lire de nouvelles histoires dans le feu de la fournaise.

Chapitre VIII. §

Dans tout le cours de leur voyage, Nelly et le vieillard n’avaient jamais plus que maintenant désiré ardemment, appelé de leurs vœux, de leurs soupirs l’air libre et pur de la pleine campagne. Non, pas même dans cette mémorable matinée où, quittant leur vieille maison, ils s’abandonnèrent à la merci d’un monde inconnu et laissèrent derrière eux les objets muets et inanimés qu’ils avaient connus et aimés ; pas même alors ils ne s’étaient sentis, comme maintenant, émus et entraînés vers les fraîches solitudes des bois, vers les pentes des collines, les champs enfin, à présent que le bruit, la saleté, la vapeur, ces exhalaisons de la grande cité manufacturière, en se joignant à la dernière misère, à la faiblesse et à l’inanition, les entouraient de tous côtés et semblaient leur interdire toute espérance, leur fermer et leur murer l’avenir.

« Deux jours et deux nuits ! pensait l’enfant. Il a dit que nous aurions à passer deux jours et deux nuits au milieu de tableaux semblables à ceux-ci. Oh ! si nous vivions assez pour gagner une fois encore la campagne, si nous pouvions échapper à cet affreux endroit, ne fût-ce que pour nous coucher et mourir, avec quel cœur reconnaissant je remercierais Dieu pour un si grand bienfait ! »

C’est avec des pensées semblables, avec un vague projet d’aller à une grande distance par delà les fleuves et les montagnes, là où vivaient seulement des gens pauvres et simples de cœur, là où elle pourrait subsister avec le vieillard en portant leur humble part de travail dans les fermes et où ils seraient affranchis des terreurs qu’ils avaient fuies ; c’est ainsi, disons-nous, que l’enfant, sans autre ressource que le don d’un pauvre homme, sans autre appui que celui qu’elle tirait de son cœur et du sentiment d’avoir agi selon son droit et son devoir, s’encourageait elle-même à ce dernier voyage et poursuivait courageusement sa tâche.

– Nous irons bien lentement, cher père, dit-elle, tandis qu’ils s’acheminaient péniblement à travers les rues ; mes pieds sont écorchés, et la pluie d’hier m’a laissé des douleurs dans tous les membres. J’ai bien vu qu’il nous examinait et qu’il pensait à tout cela quand il a dit que nous serions si longtemps en route.

– Une route affreuse, a-t-il dit, répliqua tristement le grand-père. N’y en a-t-il pas d’autre ? Ne voulez-vous pas que nous en prenions une autre ?

– Il y a, dit l’enfant avec fermeté, des endroits où nous pourrons vivre en paix sans être tentés de rien faire de mal. Nous prendrons le chemin qui promet d’aboutir à ce but, et nous ne devons pas nous en détourner, fût-il pire cent fois que notre imagination ne nous le fait craindre. Nous ne devons pas, cher père, nous ne devons pas nous en détourner, n’est-il pas vrai ?

– Non, répondit le vieillard changeant de voix comme d’attitude, non. Allons de ce côté. Je suis prêt. Je suis tout à fait prêt, Nelly. »

L’enfant marchait plus difficilement qu’elle ne l’avait donné à croire à son compagnon ; car les douleurs qu’elle souffrait dans toutes ses articulations étaient des plus vives, et chaque mouvement venait les accroître. Mais elles ne lui arrachaient pas une plainte, rien qui annonçât la souffrance ; et bien que les deux voyageurs marchassent très-lentement, ils avançaient ; et, ayant avec le temps traversé la ville, ils commencèrent à s’apercevoir qu’ils étaient bien sur le chemin.

Après avoir suivi un long faubourg de maisons en brique rouge, dont quelques-unes avaient de petits jardins où la poussière du charbon et la fumée des fabriques avaient noirci les feuilles étiolées et les fleurs en désordre, où la végétation luttait et malgré ses efforts succombait sous l’ardente haleine du four et de la fournaise ; un faubourg qui leur sembla plus sombre encore et plus malsain que la ville elle-même ; un faubourg long, plat, tortueux, ils arrivèrent peu à peu à un lieu triste où l’on ne voyait pas poindre un seul brin d’herbe, où pas un bouton ne promettait une fleur pour le printemps, où pas une apparence de verdure ne pouvait exister à la surface des mares stagnantes qui çà et là s’étendaient à l’aise, à demi desséchées, sur le bord noirci de la route.

À mesure qu’ils pénétraient dans l’ombre de cet endroit lugubre, son influence pénible et accablante pesait davantage sur leur esprit qu’elle remplissait d’une cruelle mélancolie. De tous côtés, aussi loin que l’œil pouvait mesurer l’interminable étendue, de bautes cheminées, superposées les unes sur les autres et offrant la répétition invariable de la même forme triste et laide qui est le fond horrible des mauvais rêves, vomissaient leur fumée pestilentielle, obscurcissaient la lumière et salissaient l’air assombri. Au bord de la route, sur des remblais de cendres maintenus seulement par quelques mauvaises planches ou des débris de toits de poulaillers, d’étranges machines s’agitaient et se tordaient comme des malheureux à la torture, faisant retentir leurs chaînes de fer, criant de temps à autre dans leur rapide évolution comme dans un supplice insupportable, et faisant trembler le sol du bruit de cette espèce d’agonie. Des maisons délabrées apparaissaient çà et là, penchant vers la terre, étayées par les ruines de celles qui étaient déjà tombées, sans toit, sans fenêtres, noires, dévastées et cependant habitées encore. Des hommes, des femmes, des enfants, pâles et déguenillés, conduisaient les machines, entretenaient les feux, ou mendiaient sur la route, ou se précipitaient à demi nus hors de leurs maisons sans porte. Alors affluèrent de plus en plus des monstres menaçants, ou du moins on pouvait le croire à leur air farouche et sauvage, criant, tournant dans un cercle sans fin ; et partout, devant, derrière, à droite, à gauche, la même perspective interminable de tours en briques, n’interrompant jamais leurs noires exhalaisons, détruisant tout être vivant, toute chose inanimée, absorbant la clarté du jour et étendant sur toutes ces horreurs un sombre et épais nuage.

Mais la nuit dans ce lieu épouvantable ! la nuit, quand la fumée se changea en feu ; quand toutes les cheminées vomirent leurs flammes ; quand les bâtiments, dont la voûte avait été noire durant le jour, s’éclairèrent d’une lueur rouge avec des figures que, par les ouvertures flamboyantes, on voyait s’agiter çà et là, et qu’on entendait s’appeler mutuellement et échanger des cris sauvages ; la nuit, quand le bruit de toutes les bizarres machines fut aggravé par l’obscurité ; quand les gens qui les desservaient parurent plus farouches et plus sauvages encore ; quand des troupes d’ouvriers sans ouvrage se répandirent sur les routes ou se groupèrent, à la lueur des torches, autour de leurs chefs qui, dans un langage rude, leur parlaient de leurs maux et les poussaient à jeter des cris violents, à proférer des menaces ; quand des forcenés, armés de sabres et de tisons ardents, insensibles aux pleurs et aux supplications de leurs femmes qui s’efforçaient de les retenir, s’élançaient en messagers de terreur et de destruction pour porter partout une destruction qui les consolât de leur propre ruine ; la nuit, quand les corbillards roulaient avec un bruit sourd, tout remplis de misérables bières (car une contagion mortelle avait fait ample moisson de vivants) ; quand les orphelins se lamentaient, et que les femmes éperdues de douleur jetaient des cris perçants et faisaient la veille des morts ; la nuit, quand les uns demandaient du pain et les autres de quoi boire pour noyer leurs peines ; quand les uns avec des larmes, les autres en marchant d’un pas chancelant, d’autres enfin avec les yeux rouges allaient pensant à leur famille ; la nuit qui, bien différente de celle que Dieu envoie sur la terre, n’amenait avec elle ni paix, ni repos, ni doux sommeil ; oh ! qui dira les terreurs dont cette nuit devait accabler la jeune enfant errante !…

Et cependant elle se coucha sans qu’il y eût d’abri entre elle et le ciel ; et ne craignant rien pour elle-même, car elle était maintenant au-dessus de la peur, elle éleva une prière pour le pauvre vieillard. Toute faible, tout épuisée qu’elle était, elle se sentait si calme et si résignée, qu’elle ne songeait à rien souhaiter pour elle-même ; seulement elle suppliait Dieu de susciter pour lui un ami. Elle s’efforça de se rappeler le chemin qu’ils avaient fait et de découvrir la direction où brûlait le feu auprès duquel ils avaient dormi la nuit précédente. Elle avait oublié de demander son nom au pauvre homme qui s’était fait leur ami ; et, quand elle mêlait l’humble chauffeur à ses prières, il lui semblait qu’il y aurait de l’ingratitude à ne pas tourner un regard vers le lieu où il veillait.

Un pain d’un sou, c’était tout ce qu’ils avaient mangé dans la journée. C’était bien peu de chose assurément, mais la faim elle-même avait disparu pour Nelly au milieu de la tranquillité extraordinaire qui avait saisi tous ses sens. Elle se coucha donc doucement, et, avec un paisible sourire sur les traits, elle s’assoupit. Ce n’était pas tout à fait le sommeil ; ce dut être le sommeil cependant : sinon, pourquoi toute la nuit une suite de rêves agréables lui offrit-elle l’image du petit écolier ?…

Le matin arriva. L’enfant se trouva beaucoup plus faible, beaucoup moins en état de voir et d’entendre, et pourtant elle ne se plaignit pas ; peut-être n’eût-elle articulé aucune plainte, quand bien même elle n’aurait pas eu, marchant à ses côtés, un motif pour garder le silence. Elle désespérait de se voir jamais délivrée avec son grand-père de ce pays misérable ; elle éprouvait la cruelle conviction qu’elle était très-malade, mourante peut-être ; mais avec tout cela ni crainte ni anxiété.

Ils dépensèrent leur dernier sou dans l’achat d’un second pain. Une aversion insurmontable pour toute nourriture qui s’était emparée de Nelly, à son insu, l’empêcha de partager ce pauvre repas. Le grand-père mangea de bon appétit le pain tout entier, et Nelly s’en réjouit.

Leur marche les conduisit à travers les mêmes tableaux que la veille : il n’y eut ni changement ni progrès. Toujours le même air épais, lourd à respirer ; toujours le même terrain noir, la même perspective à perte de vue et d’espérance, la même misère, la même détresse. Les objets paraissaient plus sombres, le bruit plus sourd, le pavé plus raboteux, plus inégal ; parfois Nelly chancelait et avait besoin de toute sa force morale pour ne point tomber. Pauvre enfant ! c’étaient ses pieds épuisés de fatigue qui refusaient de la servir.

Vers l’après-midi, son grand-père se plaignit amèrement de la faim. Elle s’approcha d’une des baraques ruinées qui se trouvaient le long de la route et frappa à la porte avec sa main.

« Que demandez-vous ici ? dit un homme décharné en ouvrant la porte.

– La charité. Un morceau de pain.

– Tenez ! regardez ça ?… répliqua l’homme d’une voix rauque en montrant une sorte de paquet déposé sur le sol. Ça, c’est un enfant mort. Depuis trois mois déjà, moi et cinq cents autres, nous sommes sans ouvrage. C’est mon troisième enfant qui est mort, et c’était le dernier. Pensez-vous que j’aie à faire la charité, que j’aie un morceau de pain à partager ? »

Nelly se retira de la porte, qui se referma sur elle. Sous l’empire de l’inflexible nécessité, elle frappa, non loin de là, à une autre porte qui, cédant à la moindre pression de sa main, s’ouvrit toute grande.

Il semblait qu’une couple de familles pauvres vécût dans cette hutte ; car deux femmes, entourées chacune de ses propres enfants, occupaient des parties distinctes dans la chambre. Au centre se trouvait un grave gentleman vêtu de noir, qui avait l’air d’être entré depuis quelques instants et qui tenait par le bras un jeune garçon.

« Femme, dit-il, voici votre sourd-et-muet de fils. Vous me devez des remercîments pour vous l’avoir rendu. Il a été conduit devant moi ce matin, chargé d’objets volés, et je vous assure que pour tout autre enfant l’affaire eût été rude. Mais comme j’avais compassion de son infirmité et que j’ai pu croire qu’il avait péché par ignorance, je me suis arrangé pour vous le ramener. À l’avenir, veillez mieux sur lui.

– Et moi, ne me rendrez-vous pas mon fils ? dit l’autre femme se levant et s’avançant vers le gentleman. Monsieur, ne me rendrez-vous pas mon fils qui a été transporté pour le même délit ?

Celui-là était-il sourd-et-muet ? demanda rudement le gentleman.

– Est-ce qu’il ne l’était pas, monsieur ?

– Vous savez bien qu’il ne l’était pas.

– Il l’était !… s’écria la femme. Il était bel et bien sourd, muet et aveugle depuis le berceau. Son enfant à elle a péché par ignorance ! et le mien, comment pouvait-il en savoir davantage ? Où l’aurait-il appris ? Qui était là pour le mieux élever, et quel moyen de lui apprendre à mieux faire ?

– Silence, femme ! dit le gentleman. Votre fils possédait tous ses sens.

– Oui, il les possédait, s’écria la mère, et parce qu’il les possédait il n’en était que plus facile à égarer. Si vous faites grâce à cet enfant parce qu’il ne sait pas distinguer le bien du mal, pourquoi n’avez-vous pas épargné le mien à qui personne n’en avait jamais montré la différence ? Vous, messieurs, vous aviez aussi bien le droit de punir son enfant que Dieu a tenu dans l’ignorance des sons et des mots, que vous l’avez eu de punir le mien tenu par vous-mêmes dans l’ignorance de toutes choses. Combien de jeunes filles et de jeunes garçons, ah ! d’hommes et de femmes aussi, sont amenés devant vous sans que vous en ayez pitié, qui sont sourds-et-muets par l’esprit, et qui dans cet état font le mal, et qui dans cet état sont punis, corps et âme, tandis que vous autres messieurs vous êtes à discuter entre vous si on doit apprendre ceci ou cela ! Soyez juste, monsieur, et rendez-moi mon fils.

– Votre désespoir vous égare, dit le gentleman puisant dans sa tabatière, j’en suis fâché pour vous.

– Mon désespoir ! répliqua la femme, mais c’est vous qui en êtes l’auteur. Rendez-moi mon fils, afin qu’il puisse travailler pour ses enfants sans protecteur. Soyez équitable, monsieur, et, pour l’amour du ciel, de même que vous avez eu pitié de cet enfant, rendez-moi mon fils ! »

Nelly en avait assez vu et entendu pour comprendre que ce n’était pas là qu’il fallait demander l’aumône. Elle tira doucement le vieillard hors de la porte, et ils continuèrent leur voyage.

Perdant de plus en plus l’espérance ou la force, à mesure qu’ils marchaient, mais gardant tout entière sa ferme résolution de ne témoigner par aucune parole, par aucun regard son état de souffrance aussi longtemps qu’elle conserverait assez d’énergie pour se mouvoir, Nelly, à travers le reste de ce jour cruel, se contraignit à marcher. Elle ne s’arrêtait même plus pour se reposer aussi fréquemment qu’auparavant, car elle voulait compenser jusqu’à un certain point la lenteur obligée de son pas.

Le soir s’avançait, mais la nuit n’était point encore descendue quand, passant toujours au milieu des mêmes objets repoussants, ils arrivèrent à une ville populeuse.

Faibles, abattus comme ils l’étaient, les rues de cette ville leur parurent insupportables. Après avoir humblement imploré du secours à un petit nombre de portes et s’être vus repoussés, ils se décidèrent à sortir de ce lieu le plus tôt possible, et à essayer si les habitants de quelque maison isolée auraient plus de compassion pour leur état d’épuisement.

Ils se traînaient le long de la dernière rue, et l’enfant sentait que le temps approchait où ses ressorts affaiblis ne pourraient plus la soutenir. En ce moment, apparut devant eux un voyageur à pied suivant la même direction. Il portait sur son dos sa valise attachée avec une courroie, s’appuyait sur un gros bâton et lisait dans un livre qu’il tenait de l’autre main.

Ce n’était pas chose aisée que de le rejoindre et de lui demander assistance, car il marchait rapidement, et il était à quelque distance en avant. Enfin, il s’arrêta pour lire avec plus d’attention un passage de son livre.

Animée d’un rayon d’espérance, l’enfant se mit à courir avec son grand-père, et étant arrivée près de l’étranger sans avoir éveillé son attention par le bruit de ses pas, elle commença à solliciter son assistance par quelques mots prononcés faiblement.

Il tourna la tête ; l’enfant joignit les mains, poussa un cri perçant et tomba sans connaissance aux pieds de l’étranger.

Chapitre IX. §

C’était le pauvre maître d’école ; oui, le pauvre maître d’école en personne. À peine moins ému et moins surpris par la vue de l’enfant que celle-ci n’avait éprouvé de surprise et d’émotion en le reconnaissant, il garda un moment le silence, confondu par cette apparition inattendue, sans trouver même la présence d’esprit nécessaire pour relever Nelly étendue à terre.

Mais revenant bientôt à lui-même, il jeta livre et bâton ; et s’agenouillant auprès de l’enfant, il essaya avec les simples moyens qu’il pouvait avoir en son pouvoir de lui rendre l’usage de ses sens, tandis que le grand-père, debout devant lui et incapable d’agir, se tordait les mains et suppliait sa petite-fille avec toutes les expressions de la plus vive tendresse de lui parler, ne fût-ce que pour lui dire un mot.

« Elle est presque épuisée de fatigue, dit le maître d’école, en examinant le visage de Nelly. Vous avez trop présumé de ses forces, mon ami.

– Elle se meurt de besoin ! répondit le vieillard. Jusqu’à ce moment je ne me doutais pas qu’elle fût si faible et si malade. »

Le maître d’école, jetant sur lui un regard moitié de reproche, moitié de compassion, prit l’enfant dans ses bras ; puis invitant le vieillard à ramasser le petit panier et à le suivre, il emporta Nelly de son pas le plus rapide.

Il y avait en vue une modeste auberge, vers laquelle, selon toute apparence, l’instituteur se dirigeait quand il avait été surpris d’une manière si inattendue. Ce fut de ce côté qu’il courut avec son fardeau inerte ; il entra à la hâte dans la cuisine, et invoquant pour l’amour de Dieu l’assistance des gens qui se trouvaient là, il déposa Nelly sur une chaise devant le feu.

La compagnie, qui s’était levée en désordre à l’approche du maître d’école, fit ce qu’on a l’habitude de faire en pareille circonstance. Chacun ou chacune indiquait son remède, que personne n’apportait ; chacun criait qu’il fallait donner plus d’air, et en même temps on avait soin de raréfier l’air qu’il y avait dans la salle en formant un cercle pressé autour de l’objet de cette sympathie, et tous s’étonnaient que personne n’eût fait ce que nul d’entre eux n’avait l’idée de faire.

Cependant l’hôtesse, plus alerte, plus active qu’aucun des assistants, et qui avait compris aussi plus vite les causes de l’accident, ne tarda pas à revenir avec un peu d’eau chaude mêlée d’eau-de-vie. Elle était suivie de sa servante qui portait du vinaigre, de la corne de cerf, des sels odorants et autres ingrédients propres à restaurer les forces. Ces secours, administrés à propos, mirent l’enfant en état de remercier d’une voix faible et de tendre sa main au pauvre maître d’école, qui se tenait tout près d’elle, l’anxiété peinte dans tous ses traits. Sans laisser Nelly prononcer un mot de plus ou remuer seulement un doigt, les femmes aussitôt la portèrent au lit ; puis après l’avoir chaudement couverte, après lui avoir bassiné les pieds qu’elles enveloppèrent de flanelle, elles dépêchèrent un exprès chez le docteur.

Le docteur, gentleman au nez rubicond, porteur d’un gros paquet de breloques qui dansaient au-dessous de son gilet de satin noir à côtes, arriva en toute hâte, s’assit près du lit où était la pauvre Nelly, tira sa montre et tâta le pouls de la malade. Puis il regarda sa langue, tâta de nouveau son pouls, et après toutes ces formalités il jeta un coup d’œil comme au hasard sur le verre à moitié vidé.

« Je lui donnerais de temps en temps, dit-il enfin, une cuillerée d’eau-de-vie chaude mêlée avec de l’eau.

– Eh bien, c’est justement ce que nous avons fait, monsieur ! dit l’hôtesse enchantée.

– Je voudrais aussi, dit d’un ton d’oracle le docteur, qui en montant l’escalier avait frôlé la bassinoire, je voudrais aussi qu’on lui fit prendre un bain de pieds, qu’ensuite on les lui enveloppât de flanelle. Je lui donnerais encore, ajouta-t-il avec une solennité croissante, quelque chose de léger pour son souper, une aile de poulet rôti, par exemple.

– Eh bien ! monsieur, s’écria l’hôtesse, voilà qui se trouve à merveille ; justement il y a un poulet qui rôtit en ce moment au feu de la cuisine. »

Et c’était vrai ; c’était un poulet commandé par le maître d’école ; et il était présumable que le docteur, avant d’ordonner le poulet, en avait d’abord flairé l’odeur.

« Vous pourrez enfin, dit le docteur se levant avec gravité, lui donner un verre de vin de Porto chaud et épicé, si elle aime le vin.

– Et avec cela une rôtie ? insinua l’hôtesse.

– Hum ! dit le docteur, du ton d’un homme qui fait une grande concession… Et une rôtie de pain. Mais ayez bien soin, madame, qu’elle soit de pain, s’il vous plaît. »

Le docteur partit sur cette dernière recommandation prononcée lentement et d’un accent très-solennel, laissant tous les gens de la maison dans l’admiration de cette science profonde qui s’accordait si bien avec leur première inspiration. Chacun disait que c’était un docteur habile, qui savait très-bien connaître le tempérament des malades ; et, dans ce cas du moins, il faut admettre qu’il ne s’était peut-être pas trompé.

Tandis que son souper se préparait, l’enfant tomba dans un sommeil réparateur d’où l’on fut obligé de la tirer quand le repas fut prêt. Comme elle témoignait une grande anxiété en apprenant que son grand-père était en bas, et qu’elle était extrêmement troublée, à l’idée qu’il resterait séparé d’elle, le vieillard vint souper avec sa petite-fille. On fit encore, à sa demande, un lit au vieillard dans une chambre intérieure où il s’installa. Heureusement, cette chambre se trouvait communiquer avec celle de Nelly : l’enfant eut soin d’enfermer à clef son compagnon dès que l’hôtesse se fut retirée, et elle se mit au lit le cœur soulagé.

Le maître d’école resta longtemps à fumer sa pipe devant le feu de la cuisine. Chacun s’était retiré. Libre de méditer, il pensait, l’esprit rempli de satisfaction, à cette heureuse chance qui l’avait amené si à propos pour secourir l’enfant. Autant que possible, c’est-à-dire autant que le lui permettait sa simplicité naïve, il cherchait à échapper aux questions réitérées et subtiles de l’hôtesse, dont la curiosité n’était pas médiocrement éveillée à l’endroit de Nelly et de son histoire. Le pauvre maître d’école avait tellement le cœur sur la main, il était si peu au courant des subtilités et des feintes les plus vulgaires, que son interlocutrice n’eût pas manqué de réussir avec lui au bout de cinq minutes : mais il ignorait complètement ce que la bonne dame désirait connaître, et ne put par conséquent en dire davantage. Loin d’être satisfaite de cette réponse, qu’elle considérait comme un moyen ingénieux d’échapper à la question, l’hôtesse répliqua qu’il avait apparemment ses raisons pour se taire.

« Dieu me garde, dit-elle, de scruter les affaires de mes pratiques ; ce ne sont pas mes affaires d’ailleurs, et j’en ai bien assez comme ça. C’est une simple question polie que je voulais faire, et certainement la question méritait une réponse polie. Ce n’est pas que je sois contrariée, oh ! point du tout, mais j’eusse mieux aimé que vous m’eussiez dit tout de suite qu’il ne vous convenait pas d’être plus communicatif ; au moins c’eût été clair et net. Cependant, je n’ai nullement sujet d’être blessée de votre réserve. Vous savez ce que vous avez à faire, et vous avez bien le droit de dire ce qu’il vous plaît, personne ne peut vous le contester, personne. Oh ! mon Dieu, non.

– Je vous affirme, ma bonne dame, répondit le brave maître d’école, que je vous ai dit l’exacte vérité. Comme j’espère être sauvé dans l’autre monde, je vous ai dit la vérité.

– Eh bien alors, je crois que vous parlez sérieusement, dit l’hôtesse reprenant sa bonne humeur, et je regrette de vous avoir tourmenté. Mais, vous savez, la curiosité est le défaut de notre sexe. Voilà l’affaire. »

L’hôtelier se gratta la tête, comme s’il pensait que l’autre sexe n’était pas non plus à l’abri de ce défaut ; mais il n’eut pas le temps de donner carrière à la sienne, le maître d’école ayant repris ainsi la parole :

« Vous m’interrogeriez durant six heures de suite, que je ne vous en voudrais pas pour cela, et je vous répondrais aussi patiemment que le mérite la bonté que vous avez montrée ce soir. En attendant, veuillez avoir bien soin d’elle demain matin, et faites-moi savoir de bonne heure comment elle va ; il est entendu que je payerai pour nous trois. »

On se sépara donc en d’excellents termes, surtout d’après l’effet de ces dernières paroles ; le maître d’école alla se mettre au lit, tandis que l’aubergiste et sa femme en faisaient autant.

Le rapport du matin fut que l’enfant allait mieux, mais qu’elle était extrêmement faible, qu’il lui faudrait au moins un jour de repos et une alimentation prudente avant qu’elle pût continuer son voyage. Le maître d’école reçut cette communication avec une parfaite tranquillité, disant qu’il avait bien un jour, deux jours même à consacrer à Nelly, et qu’il attendrait. Comme la malade devait se lever le soir, il se promit de lui faire visite dans sa chambre à une heure fixée, et, sortant avec son livre, il ne revint qu’à l’heure dite.

Nelly ne put s’empêcher de pleurer quand ils furent seuls ensemble. De son côté, à la vue de ce visage pâle, de ces traits bouleversés, le pauvre maître d’école versa lui-même quelques larmes tout en prouvant, par d’excellentes raisons tirées de la philosophie, que c’était un véritable enfantillage, et que rien n’était plus facile que de s’en empêcher, quand on voulait.

« Ce qui me rend malheureuse, même au milieu de vos bontés, dit l’enfant, c’est de penser que nous pouvons être une charge pour vous. Comment vous remercier ? Si je ne vous avais pas rencontré si loin de votre maison, je serais morte ; et lui, il serait resté seul.

– Ne parlons pas de mort, dit le maître d’école ; et quant à une charge, sachez que j’ai fait fortune depuis la nuit que vous avez passée dans mon cottage.

– Vraiment ? s’écria l’enfant avec joie.

– Oh ! oui, répondit son ami. J’ai été nommé clerc et maître d’école d’un village loin d’ici, et bien plus loin encore de mon ancien séjour, comme vous pouvez le supposer ; j’aurai huit cent soixante-quinze francs par an !… Huit cent soixante-quinze francs !

– Oh, que j’en suis contente ! dit l’enfant ; que j’en suis contente !

– Je me rends actuellement à ma nouvelle résidence, reprit le maître d’école. On m’a alloué des frais de diligence… des frais de diligence sur l’impériale pour toute ma route. Dieu merci, l’on ne me refuse rien. Mais, comme l’époque où je suis attendu dans mon nouveau domicile me laisse un ample loisir, je me suis déterminé à faire le voyage à pied. Quel bonheur que j’aie eu cette idée !

– Et nous donc, quel bonheur pour nous !

– Oui, oui, dit le maître d’école qui ne tenait pas sur sa chaise, c’est la vérité. Mais vous, où alliez-vous ainsi ? D’où venez-vous ? Qu’avez-vous fait depuis que vous m’avez quitté ? Qu’aviez-vous fait auparavant ? Racontez-le-moi, voyons, racontez-le-moi. Je connais peu le monde ; et peut-être seriez-vous plus en état de m’en apprendre là-dessus que moi de vous en rien dire ; mais je suis la sincérité même, et j’ai des raisons, vous ne l’avez pas oublié, pour vous aimer. Depuis ce temps, il m’a semblé que mon amour pour celui qui est mort s’était transporté sur vous qui vous êtes tenue près de son lit. Si, ajouta-t-il en élevant son regard vers le ciel, c’est cette belle âme que j’ai tant pleurée, qui renaît en vous de ses cendres mortelles, puisse sa paix descendre sur moi en retour de ma tendresse et de ma compassion pour le pauvre enfant ! »

La franche et loyale amitié de l’honnête maître d’école, l’affectueuse chaleur de ses paroles et de ses gestes, l’accent de vérité qui animait son langage et son regard, inspirèrent à Nelly une confiance en lui que n’eussent jamais pu faire naître chez elle les plus subtils artifices de tromperie et de dissimulation. Elle lui confessa tout : qu’ils n’avaient ni ami ni parent ; qu’elle avait fui avec le vieillard pour le soustraire à la maison des fous et à toutes les tortures qu’il redoutait ; que maintenant elle fuyait de nouveau pour le sauver de lui-même ; et qu’elle cherchait un asile dans quelque pays écarté, aux mœurs primitives, où jamais ne se produisît la tentation devant laquelle il avait succombé, où les derniers chagrins, les amertumes qu’elle avait ressentis, ne pussent pas revenir l’éprouver encore.

Le maître d’école l’avait écoutée avec une profonde surprise. « Une enfant !… pensait-il. Une enfant ! et avoir héroïquement persévéré à travers les épreuves et les périls, en butte à la misère et à la souffrance, soutenue qu’elle était seulement par une forte affection et par la conscience du devoir !… Et cependant le monde est plein de ces traits d’héroïsme : ai-je besoin d’apprendre que les plus rudes comme les plus nobles épreuves sont celles que n’enregistre aucun souvenir humain, et qui sont supportées jour par jour avec une patience infatigable ? Ah ! je ne devrais pas être surpris d’entendre l’histoire de cette enfant ! »

Mais ne nous occupons pas de ce qu’il put penser ou dire. Il fut convenu que Nell et son grand-père accompagneraient le maître d’école jusqu’au village où il était attendu, et que ce dernier tâcherait de leur trouver quelque humble occupation qui pût les faire subsister. « Nous sommes sûrs de réussir, dit gaiement le maître d’école. La cause est trop bonne pour n’être pas gagnée. »

Ils se disposèrent à continuer leur voyage le lendemain soir. Une diligence, qui suivait justement le même chemin, devait s’arrêter à l’auberge pour changer de chevaux ; le cocher, moyennant une petite rétribution, donnerait à Nelly une place dans l’intérieur. Le marché fut promptement conclu à l’arrivée de la diligence ; puis la voiture repartit avec l’enfant confortablement installée parmi les paquets les moins durs, le grand-père et le maître d’école se mirent à côté du conducteur, tandis que l’hôtesse et tous les braves gens de l’auberge jetaient au vent leurs adieux et leurs souhaits affectueux.

Quelle douce, fastueuse et commode façon de voyager, que d’être couché à l’intérieur de cette montagne mollement agitée ; que d’ouïr le tintement des grelots des chevaux, le claquement du fouet que le cocher fait retentir de temps en temps, le grondement sourd des hautes et larges roues, le frôlement des harnais, l’affectueuse : bonne nuit ! des piétons qui dépassent les chevaux, lorsque l’attelage va au petit pas ! Le vague, même des idées n’est pas sans charme sous l’épaisse toiture qui semble faite pour protéger la rêverie indolente du voyageur jusqu’au moment où il s’endort ! Le sommeil aussi a ses charmes ; la tête balancée sur le coussin, le voyageur garde l’idée confuse qu’il avance, qu’il est transporté sans trouble ni fatigue, et perçoit tous ces bruits divers comme la musique d’un rêve qui amuse ses sens. Vient-il à s’éveiller doucement ? il se surprend à regarder à travers le rideau à moitié tiré et agité par le vent : son œil se lève vers le ciel brillant et froid où étincellent des étoiles innombrables, puis s’abaisse sur la lanterne du cocher, faible luminaire qui sautille et se balance, comme le feu follet des marais ; sur les côtés de la route, il passe en revue les arbres noirs et sévères ; en avant, c’est la route elle-même qui, longue et nue, s’étend, s’étend, s’étend, jusqu’à ce qu’elle soit arrêtée brusquement par une montée rapide et escarpée, comme si au delà il n’y avait plus de route, mais seulement l’horizon. Et la halte à l’auberge où l’on va se restaurer ! Être bien accueilli, passer dans une bonne chambre où l’on trouve du feu et des lumières, bien clore ses yeux, et se rappeler, souvenir agréable, que la nuit était froide, se la figurer plus froide encore pour ajouter au bien-être qu’on éprouve à présent ! Quel délicieux voyage qu’un voyage en diligence !

On repart : d’abord on est frais et alerte, puis on tombe d’assoupissement. On est tiré de son profond sommeil, lorsque la malle-poste vient à passer bruyamment, telle qu’une comète dans l’espace, avec ses lanternes brillantes, avec le galop sonore de ses chevaux, avec l’apparition du conducteur qui derrière se tient debout pour garder ses pieds chauds, et du gentleman au bonnet fourré qui ouvre ses yeux et jette autour de lui des regards d’étonnement. On s’arrête au tourniquet : précisément le gardien de la barrière s’est mis au lit. On frappe à la porte jusqu’à ce que l’homme ait répondu par un grognement sourd, du fond de ses couvertures dans sa petite chambre d’en haut où brûle une faible lumière, et qu’il descende, avec son bonnet de nuit et grelottant, ouvrir la barrière toute grande, en maudissant toutes les voitures qui se présentent autrement que pendant le jour. D’autres tableaux vont se succéder : c’est l’espace de temps rapide et froid qui sépare la nuit du matin ; c’est la bande lointaine de lumière qui s’élargit et s’étend sans cesse en tournant du gris au blanc, du blanc au jaune, et du jaune au rouge pourpre ; c’est la renaissance du jour avec sa gaieté, avec la vie qu’il répand ; ce sont les hommes et les chevaux à la charrue, les oiseaux dans les arbres et sur les baies, et, dans les champs déserts, les jeunes garçons effrayant les oiseaux avec leurs crécelles pour protéger les grains.

On arrive à une ville : là, c’est la foule affairée qui se presse au marché ; ce sont les petites charrettes et les voitures légères rangées tout autour d’une cour d’auberge ; des marchands debout sur le seuil de leur porte ; des maquignons qui font courir leurs chevaux d’un bout de la rue à l’autre pour tenter les chalands ; des porcs qui se vautrent en grognant dans le ruisseau, ou qui cheminent avec de longues cordes attachées à leurs pieds, se ruant contre les brillantes boutiques des apothicaires d’où ils sont chassés à coups de balai par les garçons ; la diligence, qui a roulé toute la nuit, changeant de chevaux au relais ; les voyageurs ennuyés, refroidis, laids, de mauvaise humeur, avec des cheveux qui semblent avoir pris en une nuit une crue de trois mois ; le conducteur au contraire, frais comme s’il sortait d’une boite, et magnifique par comparaison… Que d’agitation ! que de choses en mouvement ! quelle variété d’incidents dans un voyage aussi délicieux qu’un voyage en diligence !

De temps en temps, Nelly marchait l’espace d’un mille ou deux, après avoir fait monter son grand-père dans l’intérieur de la voiture ; parfois même elle obtenait du maître d’école qu’il prit sa place et se reposât. Elle continua de voyager ainsi heureusement, jusqu’à une grande ville où la diligence s’arrêta et où ils passèrent la nuit. Ils laissèrent de côté une vaste église. Les rues offraient grand nombre de maisons bâties en une espèce de terre ou de plâtre avec quantité de poutres noires qui se croisaient en tous sens : ces maisons donnaient à la ville un air d’antiquité remarquable. Les portes étaient basses et cintrées ; quelques-unes même étaient des porches en chêne, garnis de bancs d’étrange forme, où jadis les habitants étaient venus se reposer par un soir d’été. Les croisées à losanges présentaient de tout petits carreaux de vitre taillés en diamant qui semblaient cligner de l’œil en regardant les passants, comme s’ils avaient la vue affaiblie. Depuis longtemps, ils étaient à l’abri de la fumée et de la vapeur des manufactures : à peine, en effet, y avait-il une ou deux fabriques dans des endroits écartés, dans les champs, par exemple, où une usine desséchait tout l’espace situé autour d’elle, comme une montagne de feu. Au sortir de cette ville, les voyageurs entrèrent de nouveau dans la campagne, et commencèrent à approcher du terme de leur course.

Le but n’était pas cependant si près, que Nelly et ses deux compagnons n’eussent à passer encore une nuit en route : ce n’était pas, il est vrai, rigoureusement indispensable ; mais à quelques milles de son village, le maître d’école, tourmenté par le sentiment de la dignité de ses nouvelles fonctions de clerc, ne voulut pas faire son entrée avec des souliers poudreux et une toilette qui se ressentait du désordre d’un voyage.

Ce fut par une belle et lumineuse matinée d’automne qu’ils arrivèrent au lieu où le maître d’école était attendu. Ils s’arrêtèrent pour en contempler les beautés.

« Voyez ! s’écria-t-il d’une voix émue et rempli de joie, voici l’église ; et ce vieux bâtiment tout près de l’église est la maison d’école, je le parierais. Huit cent soixante-quinze francs par an dans ce charmant endroit ! »

Ils admiraient le vieux porche à la teinte grise, les meneaux des fenêtres, les vénérables pierres sépulcrales qui se dessinaient sur la verdure du cimetière, l’ancienne tour, le coq qui la dominait ; les toits de chaume bruni du cottage, de la grange et du château, sortant du sein des arbres ; le cours d’eau qu’un moulin faisait bouillonner à quelque distance, et au loin les cimes bleuâtres des monts du pays de Galles. Quel but ravissant pour toutes les peines dans lesquelles l’enfant s’était consumée à traverser les fétides et noirs repaires du travail ! Sur son lit de cendres et parmi tant d’horreurs infectes, c’était le mirage de ces campagnes, si beau qu’il fût dans son esprit, à peine égal à la douce réalité, qu’elle avait toujours eu présent à l’imagination. Ces visions avaient semblé se perdre ensuite dans une lointaine et sombre atmosphère, à mesure que l’espérance de les atteindre reculait aussi : mais plus elles semblaient reculer, plus Nelly était obstinée à les poursuivre de toute l’ardeur de ses désirs.

« Il faut que je vous laisse quelques minutes, dit le maître d’école rompant enfin le silence d’extase où les tenait leur joie. J’ai une lettre à présenter, des renseignements à demander, vous comprenez. Où vous retrouverai-je ? À cette petite auberge que je vois là-bas ?

– Permettez-nous d’attendre ici, dit Nell. La porte est ouverte. Nous nous asseyerons sous le porche de l’église jusqu’à ce que vous soyez de retour.

– C’est un excellent endroit, » dit le maître d’école en les y conduisant.

Il se débarrassa de sa valise, la plaça sur le banc de pierre et ajouta :

« Soyez sûrs que je reviendrai avec de bonnes nouvelles et que je ne serai pas longtemps absent. »

Là-dessus, l’heureux maître d’école tira une paire de gants tout battant neufs qu’il avait, durant le voyage, portés dans sa poche en un petit paquet, et il s’éloigna rapidement, plein d’ardeur et de vivacité.

Du porche où elle était restée, l’enfant le suivit des yeux jusqu’au moment où le feuillage l’eut dérobé à sa vue ; et alors elle pénétra doucement dans le vieux cimetière, qui était si paisible et si grave, que le simple frôlement de la robe de Nelly sur les feuilles tombées qui jonchaient les allées et amortissaient le bruit des pas semblait une violation de son silence respectable. C’était un lieu antique et fait pour des histoires de revenants. Il y avait bien des siècles que l’église avait été construite ; jadis elle dépendait d’un monastère y attenant ; car des arcades en ruine, des restes de fenêtres ogivales et des fragments de murs noircis étaient encore debout, tandis que d’autres parties du vieux bâtiment qui avaient croulé, étaient maintenant confondues avec la terre du cimetière et recouvertes d’herbe comme si elles aussi réclamaient un tombeau et cherchaient à mêler leurs cendres à la poussière des hommes. Près de ces pierres tumulaires des années défuntes, au milieu de ces ruines, qu’on avait dans les derniers temps cherché à rendre habitables, on voyait deux petits corps de logis avec des croisées disjointes et des portes de chêne ; ils étaient dans le plus mauvais état, vides et désolés.

C’est sur ces misérables débris que l’attention de l’enfant se fixa exclusivement. Elle ne savait pas elle-même pourquoi. L’église, les ruines, les tombes antiques avaient bien un droit au moins égal aux méditations d’une étrangère : mais du moment où ses yeux eurent d’abord aperçu ces maisons, Nelly ne vit plus autre chose. Même lorsqu’elle eut fait le tour de l’enceinte et que, revenue au porche, elle s’y assit pensive en attendant leur ami, même alors elle choisit une place d’où elle pût regarder encore les deux maisons, attirée en quelque sorte vers cet endroit par une fascination invincible.

Chapitre X. §

Il faut maintenant nous élancer rapidement sur les traces de la mère de Kit et du gentleman, de peur qu’on n’adresse à cette histoire le reproche de manquer de suite et de laisser les personnages dans des situations douteuses et incertaines. La mère de Kit et le gentleman allaient grand train dans la chaise de poste à quatre chevaux, dont nous avons raconté le départ lorsqu’elle s’éloigna de la maison du notaire, ne tardant pas à laisser la ville derrière elle et à faire jaillir les étincelles du pavé de la grande route.

La bonne femme n’était pas médiocrement embarrassée de la nouveauté de sa situation. En outre, elle éprouvait certaines appréhensions maternelles à l’endroit du petit Jacob, ou du poupon, ou de tous deux peut-être. Elle craignait, par exemple, qu’ils ne tombassent dans le feu ou ne dégringolassent du haut de l’escalier, ou ne fussent pris entre les portes, ou qu’ils ne s’échauffassent la gorge en essayant de calmer leur soif au goulot des théières : ces préoccupations lui faisaient garder un silence pénible. Quand elle promenait ses regards à travers la glace sur les gardiens de barrière, les conducteurs d’omnibus et autres, elle éprouvait le sentiment de la dignité de sa nouvelle position, à peu près comme on voit dans les obsèques solennelles ces pleureurs qui, sans être autrement affligés de la perte du défunt, tout en saluant par la portière les gens de leur connaissance, se sentent en conscience obligés de conserver une gravité décente et un air d’indifférence pour tout ce qu’ils aperçoivent.

Au reste, pour demeurer calme en la compagnie du gentleman, il eût fallu être doué de nerfs d’acier. Avec cet homme toujours en mouvement, jamais la voiture n’était fermée, jamais les chevaux ne marchaient assez vite. Il ne pouvait rester dans la même position plus de deux minutes, il remuait continuellement ses bras et ses jambes, levant les châssis puis les laissant retomber avec violence, mettant la tête à la portière pour l’en retirer et l’y remettre un instant après. Il avait aussi dans sa poche une boîte à allumettes, de forme mystérieuse et inconnue ; et pour s’assurer si la mère de Kit tenait les yeux fermés, cric, crac, cric, voilà que le gentleman consultait sa montre à la clarté d’une allumette, laissant les étincelles tomber sur la paille comme s’il n’eût pas songé au danger de brûler tout vif avec la bonne dame, avant que les postillons pussent arrêter les chevaux. Si l’on faisait halte pour le relais, aussitôt il s’élançait hors de la voiture sans qu’on eût le temps de baisser le marchepied, se ruait dans la cour de l’auberge comme un pétard enflammé, tirant sa montre sous le réverbère, oubliant de la consulter et la tirant de nouveau ; en un mot, faisant tant d’extravagances, que la mère de Kit finissait presque par avoir peur de lui. Quand les chevaux étaient attelés, il se jetait dans la voiture avec l’agilité d’un arlequin, et avant que la chaise de poste eût parcouru un mille, sa montre et sa boîte à allumettes recommençaient leur train, si bien que la mère de Kit était éveillée encore une fois sans espoir de pouvoir fermer l’œil de tout ce relais.

« Comment vous trouvez-vous ? demandait le gentleman se tournant brusquement vers elle, après chacun de ces manèges répétés.

– Parfaitement bien, monsieur, je vous remercie.

– Ne vous manque-t-il rien ? Avez-vous froid ?

– Je suis un peu frileuse, monsieur, répondit la mère de Kit.

– Je le savais ! s’écria le gentleman baissant une des glaces de devant. Elle aurait besoin d’un petit grog ! C’est bien naturel. Comment ai-je pu oublier cela ? Hé ! postillon, vous arrêterez à la plus prochaine auberge, et vous demanderez qu’on apporte un verre d’eau chaude et d’eau-de-vie. »

Vainement la mère de Kit s’épuisait à protester qu’elle n’avait aucun besoin de ce genre. Le gentleman était inexorable ; et toutes les fois qu’il ne savait plus quel autre cours donner à sa pétulance, il finissait invariablement par se rappeler et par conclure que la mère de Kit avait besoin d’un petit grog.

Ce fut de cette manière qu’ils voyagèrent jusqu’à près de minuit. Ils s’arrêtèrent alors pour souper. À ce repas, le gentleman demanda tout ce qu’il y avait dans la maison ; et parce que la mère de Kit ne pouvait manger de tout à la fois ni tout manger, il se mit en tête qu’elle devait être malade.

« Vous êtes triste, dit le gentleman qui ne faisait lui-même que se promener autour de la chambre. Je vois bien ce qui vous préoccupe, madame. Vous êtes triste.

– Vous êtes trop bon, monsieur ; je ne suis pas triste.

– Je sais que vous l’êtes. J’en suis sûr. J’arrache brusquement cette pauvre femme du sein de sa famille, et je m’étonne de la voir devenir de plus en plus triste ! Je suis gentil ! Combien d’enfants avez-vous, madame ?

– Deux, monsieur, sans compter Kit.

– Des garçons, madame ?

– Oui, monsieur.

– Sont-ils baptisés ?

– Jusqu’à présent ils n’ont été qu’ondoyés, monsieur.

– Je serai le parrain de l’un d’eux. Souvenez-vous-en, s’il vous plaît, madame. Vous auriez peut-être besoin de vin chaud, madame ?

– Je n’en pourrais boire une goutte, monsieur.

– Vous en avez besoin, dit le gentleman. Je vois que vous en avez besoin. J’aurais dû y songer d’abord. »

Aussitôt courant à la sonnette et demandant du vin chaud avec autant de précipitation que si l’on eût appelé, à l’instant même, au secours d’une personne asphyxiée ou noyée, le gentleman fit avaler à la mère de Kit une rasade de ce breuvage à une si haute température, que mistress Nubbles en eut les larmes aux yeux ; puis il l’entraîna de nouveau vers la chaise de poste, où, sans doute par l’effet de cet agréable sédatif, elle ne tarda pas à devenir insensible à l’agitation perpétuelle de son compagnon de voyage et s’endormit presque tout de suite. Les heureux effets du remède ne furent point de nature passagère ; car, bien que la distance fût plus considérable, le voyage plus long que le gentleman ne l’avait prévu, la mère de Kit ne s’éveilla pas avant qu’il fît grand jour et que les roues de la voiture retentissent sur le pavé d’une ville.

« Nous voici arrivés !… cria le gentleman baissant toutes les glaces. Droit aux figures de cire, postillon. »

Le postillon qui était sur le cheval de brancard toucha le bord de son chapeau et fit jouer ses éperons de manière à imprimer à l’attelage une allure brillante. Les quatre chevaux partirent au grand galop, et parcoururent les rues avec un fracas qui attira aux portes et aux fenêtres les bonnes gens stupéfaits, et domina même le timbre des horloges publiques comme elles sonnaient huit heures et demie. La voiture s’arrêta devant une porte autour de laquelle une certaine quantité de personnes étaient réunies en groupe.

« Qu’est-ce que c’est ?… dit le gentleman mettant sa tête hors de la portière. Qu’est-ce qu’il y a ici ?

– Une noce, monsieur, une noce ! crièrent plusieurs voix, hourra ! »

Le gentleman, tout hors de lui en se voyant au centre de ce rassemblement bruyant, descendit avec l’aide d’un des postillons, et présenta la main à la mère de Kit. À l’aspect de mistress Nubbles, la populace s’écria :

« Encore un mariage ! » et se mit à hurler et à sauter de joie.

« Le monde est devenu fou, je pense, » dit le gentleman traversant le flot populaire avec celle qu’on lui prêtait pour fiancée. Il ajouta :

« Restez derrière, s’il vous plaît, et laissez-moi frapper. »

Tout ce qui fait du bruit a le don de plaire à la foule. Une vingtaine de mains sales se tendirent à l’envi et frappèrent pour le gentleman, rarement fut-il donné à un simple marteau de porte de produire un bruit aussi discordant que celui-ci. Après avoir rendu ces services volontaires, la foule se retira modestement un peu en arrière, préférant laisser au gentleman seul la responsabilité du tapage.

Un homme qui avait un gros bouquet blanc à sa boutonnière, ouvrit la porte et regarda d’un air impassible le gentleman en lui disant :

« Eh bien ! monsieur, qu’est-ce que vous voulez ?

– Qui est-ce qui se marie ici, mon ami ? demanda le gentleman.

– C’est moi.

– Vous !… et qui diable épousez-vous ?

– De quel droit me faites-vous cette question ? répliqua le fiancé en le regardant de la tête aux pieds.

– De quel droit !… s’écria le gentleman pressant avec plus de force contre son bras celui de mistress Nubbles, car la bonne femme semblait ne songer qu’à s’échapper. D’un droit que vous ne soupçonnez guère. Songez-y bien, braves gens, si ce particulier a épousé une mineure…

– Fi ! fi ! cela ne peut avoir lieu.

– Où est l’enfant que vous avez ici, mon brave ami ? Elle s’appelle Nelly ; où est-elle ? »

Comme il émettait cette question, à laquelle se joignit la mère de Kit, on entendit partir d’une chambre voisine une sorte de cri perçant, et aussitôt une grosse dame tout habillée de blanc accourut vers la porte et vint s’appuyer sur le bras de son fiancé.

« Où est-elle ? dit la dame, m’apportez-vous de ses nouvelles ? Qu’est-elle devenue ? »

Le gentleman se retourna et considéra d’un air de sinistre appréhension, de désappointement et d’incrédulité les traits de l’ex-mistress Jarley, mariée de ce matin même au philosophe Georges. Jugez de l’éternelle rage et de l’irrémédiable désespoir de M. Slum, le poëte ! Enfin le gentleman balbutia :

« C’est à vous qu’il faut demander où elle est ? Qu’est-ce que vous voulez dire ?

– Oh ! monsieur, s’écria la fiancée, si vous venez ici avec l’intention de lui faire du bien, que n’êtes-vous venu il y a une semaine !

– Elle n’est pas… morte ? dit le gentleman qui était devenu très-pâle.

– Non, monsieur, oh ! non, ce n’est pas ça.

– Dieu soit loué !… dit-il d’une voix étouffée. Permettez-moi d’entrer. »

Mistress Jarley et Georges s’écartèrent pour le recevoir chez eux. Quand le gentleman et la mère de Kit furent entrés, la porte se referma immédiatement.

« Vous voyez en moi, braves gens, dit le gentleman en se tournant vers le nouveau couple, un homme qui tient aux deux personnes qu’il cherche plus qu’à sa propre vie. Elles ne me reconnaîtraient pas. Mes traits leur sont étrangers ; mais si elles sont ici, ou si l’une d’elles s’y trouve, prenez avec vous cette brave femme, et qu’elles puissent la voir d’abord, car elles la connaissent toutes deux. Si vous refusez de me les montrer par suite d’une fausse tendresse ou d’une crainte inutile, vous pourrez juger de mes intentions lorsqu’elle reconnaîtra cette femme pour une vieille amie, dévouée à leurs intérêts.

– Je l’avais toujours dit ! s’écria la fiancée. Je savais bien que ce n’était pas une enfant ordinaire !… Hélas ! monsieur, nous ne possédons aucun moyen de vous assister ; car tout ce que nous pouvions faire nous l’avons vainement essayé déjà. »

En même temps Georges et mistress Jarley racontèrent au gentleman, dans les plus grands détails et sans la moindre réserve, tout ce qui était à leur connaissance au sujet de Nelly et de son grand-père, depuis leur première rencontre jusqu’au jour où ils avaient disparu subitement Ils ajoutèrent, et c’était l’exacte vérité :

« Nous avons fait tous les efforts possibles pour retrouver leurs traces, mais nous n’y avons pas réussi. D’abord, nous fûmes très-alarmés pour leur sûreté, de même que nous redoutions les soupçons auxquels pouvait les exposer leur brusque départ. Nous arrêtâmes notre pensée sur la faiblesse d’esprit du vieillard, sur l’inquiétude que l’enfant avait toujours témoignée quand son grand-père était absent, sur la société qu’on supposait qu’il recherchait, et sur la consomption qui peu à peu s’était emparée d’elle et qui la minait au physique comme au moral. Que dans la nuit elle ait perdu la trace du vieillard et que, sachant ou bien se doutant de quel côté il s’était dirigé, elle ait couru à sa poursuite, ou qu’ils aient quitté la maison ensemble, voilà ce qu’il nous est impossible de savoir au juste. Mais nous croyons pouvoir affirmer qu’il n’y a que peu d’espoir d’entendre jamais parler d’eux, et qu’il ne faut pas compter sur leur retour, que leur fuite soit venue du fait du vieillard ou de celui de l’enfant. »

Le gentleman avait écouté tous ces détails de l’air d’un homme accablé par le chagrin et trompé dans son attente. Des larmes lui vinrent aux yeux quand on parla du grand-père, et il parut éprouver une affliction profonde.

Pour ne pas trop étendre cette partie de notre récit, et afin d’abréger cette longue histoire, disons en peu de mots qu’avant la fin même de l’entrevue le gentleman parut comprendre qu’il en avait assez entendu pour être convaincu de la sincérité de ces renseignements, et qu’il s’efforça de faire agréer aux deux mariés une marque de sa reconnaissance pour la bienveillance qu’ils avaient témoignée à l’enfant sans ressources ; mais l’un et l’autre refusèrent d’accepter ce présent. À la fin, l’heureux couple partit avec force cahots dans la caravane pour aller passer sa lune de miel en excursions champêtres, tandis que le gentleman et la mère de Kit se tenaient tristement devant la portière de leur voiture.

« Où allons-nous, monsieur ? demanda le postillon.

– Menez-moi, dit le gentleman, au D… »

Il ne voulait certainement pas dire : « à l’auberge ; » mais il substitua ce mot par respect pour la mère de Kit, et ils se rendirent à l’auberge.

Déjà le bruit s’était répandu au dehors que la petite jeune fille qui montrait les figures de cire était l’enfant d’une grande famille, à laquelle on l’avait soustraite dès son bas âge, et qui venait seulement de retrouver ses traces. L’opinion publique se divisait sur la question de savoir si c’était la fille d’un prince, ou d’un duc, ou d’un comte, ou d’un vicomte, ou d’un baron ; mais on était unanimement d’accord sur le fait principal, et l’on s’accordait à reconnaître le gentleman pour son père. Chacun s’avança pour jeter sur lui un regard, bien qu’on ne pût voir que le bout de son noble nez, pendant qu’il s’éloignait dans sa chaise de poste à quatre chevaux, accablé sous le poids de sa douleur.

Que n’eût-il pas donné pour savoir (et que de chagrin cela ne lui eût-il pas épargné,) qu’en ce moment même l’enfant et son grand-père étaient assis sous le porche d’une vieille église, attendant patiemment le retour du maître d’école !

Chapitre XI. §

Les rumeurs populaires au sujet du gentleman et de sa mission, en passant de bouche en bouche, et en prenant de plus en plus le caractère du merveilleux à mesure qu’elles circulaient de bouche en bouche, car les rumeurs populaires, à l’opposé de la pierre roulante du proverbe, amassent plus de mousse à proportion qu’on les colporte çà et là, attirèrent, comme à un spectacle agréable, attrayant, digne de la plus vive admiration, une foule considérable à la porte de l’auberge où descendit l’étranger. On vit se presser aussitôt en cet endroit quantité de flâneurs qui, trouvant, il est vrai, leur curiosité à bout d’emploi, par suite de la fermeture de l’exhibition des figures de cire et de l’achèvement des cérémonies nuptiales, considéraient l’arrivée du gentleman tout au moins comme un bienfait de la Providence, et la saluaient avec les démonstrations de la plus vive allégresse.

Bien loin de s’associer à la joie générale, le gentleman, au contraire, avec l’air triste et affaissé d’un homme qui ne veut que méditer en silence et à l’écart sur l’objet de son chagrin, mit pied à terre, et présenta la main à la mère de Kit avec une politesse sombre, qui fit une profonde impression sur les assistants. Puis il donna le bras à mistress Nubbles, et la conduisit dans la maison, tandis que plusieurs garçons s’empressaient de courir devant eux en éclaireurs, pour leur frayer le chemin et leur montrer la salle toute prête à les recevoir.

« Une chambre ! dit le gentleman. Près d’ici, s’il se peut.

– C’est tout près d’ici, monsieur ; venez de ce coté, s’il vous plaît.

– Celle-ci convient-elle au gentleman ? dit une voix en même temps qu’une petite porte latérale contiguë à l’escalier du puits s’ouvrait vivement, et qu’une tête en sortait pour en faire les honneurs. Vous y serez très-bien. Vous y serez le bienvenu, comme les fleurs en mai, et, en hiver, la bûche de Noël. Voulez-vous accepter cette chambre, monsieur ? Faites-moi l’honneur d’y entrer. Accordez-moi cette faveur, je vous prie.

– C’est trop de bonté !… s’écria la mère de Kit toute confondue de surprise. Qui se serait attendu à cela ? »

N’avait-elle pas, en effet, de justes motifs pour être étonnée, en voyant que la personne qui faisait cette gracieuse invitation n’était autre que Daniel Quilp ? La petite porte par laquelle il avait passé sa tête attenait au garde-manger de l’auberge. Il était là à faire des courbettes avec une politesse grotesque, aussi à son aise que s’il eût fait les honneurs de sa propre maison ; il empestait de sa présence les gigots de mouton et les poulets rôtis ; on aurait dit le mauvais génie des caves sorti de dessous terre pour se livrer à quelque œuvre malfaisante.

« Voulez-vous me faire cet honneur ? répéta Quilp.

– J’aime mieux être seul, répondit le gentleman.

– Oh ! » dit Quilp.

Et, en même temps, il se rejeta dans la chambre d’un seul bond en refermant sur lui la porte comme les petits bonshommes des horloges flamandes, au moment où l’heure sonne.

« Comment se fait-il, monsieur, murmura la mère de Kit, que pas plus tard qu’hier au soir, je l’aie laissé au Petit-Béthel ?…

– Vraiment !… dit le gentleman. Garçon, quand ce voyageur est-il arrivé ici ?

– Ce matin, monsieur, par la voiture de nuit.

– Hum !… Et où va-t-il ?

– Je ne pourrais pas vous le dire, monsieur. Quand la femme de chambre lui a demandé s’il désirait un lit, il a commencé par lui faire des grimaces, puis il a voulu l’embrasser.

– Dites-lui de venir ici. Avertissez-le que je serais bien aise d’échanger quelques mots avec lui. Priez-le de venir tout de suite, vous entendez ? »

Le garçon ouvrit de grands yeux en recevant cet ordre ; car, non-seulement le gentleman n’avait pas témoigné moins d’étonnement que la mère de Kit à la vue du nain ; mais, comme il ne le craignait nullement, il ne s’était pas occupé le moins du monde de dissimuler le dégoût et la répugnance qu’il lui inspirait. Le garçon alla exécuter la commission, et reparut presque aussitôt, amenant le nain demandé.

« Votre serviteur, monsieur, dit Quilp. J’ai rencontré à mi-chemin votre messager. Je pensais bien que vous me permettriez de venir vous faire mes compliments. J’espère que vous allez bien. J’espère que vous allez très-bien. »

Ici il y eut une petite pause. Les yeux à demi fermés et le visage incliné, le nain attendait une réponse. Faute d’en recevoir une, il se tourna vers mistress Nubbles, qui était pour lui une plus ancienne et plus intime connaissance.

« La mère de Christophe ! s’écria-t-il. Cette chère dame ! cette digne femme, si heureusement bénie du ciel dans son honnête fils ! Comment va la mère de Christophe ? Le changement d’air et de lieu l’a-t-il fatiguée ? Et la petite famille ? et Christophe ? sont-ils en bon état ? sont-ils florissants ? Deviennent-ils de bons citoyens, eh ? »

Faisant gravir à sa voix une sorte d’échelle musicale à mesure qu’il posait ces questions, M. Quilp termina la gamme par un cri aigu, et reprit cet air essoufflé qui lui était habituel, et qui, feint ou naturel, avait également pour effet de bannir toute expression de son visage, et de le rendre parfaitement impassible, autant que cela pouvait lui être utile pour dissimuler sa pensée.

« Monsieur Quilp, » dit le gentleman.

Le nain porta la main à sa grande oreille pendante, pour témoigner, en apparence, la plus grande attention.

« Nous nous sommes déjà rencontrés tous deux ?

– Certainement, s’écria Quilp en agitant la tête. Oh ! certainement oui, monsieur. Un tel honneur !… Oui, deux fois, maman Christophe, deux fois. Un tel plaisir ne saurait s’oublier si vite, assurément !…

– Vous pouvez vous souvenir que le jour où, en arrivant à Londres, je trouvai vide et déserte la maison où je me rendais, je vous fus adressé par quelques voisins, et courus à votre recherche sans prendre le temps de me reposer ou de me rafraîchir.

– Oui, quelle précipitation, et cependant quelle allure ferme et vigoureuse ! dit Quilp se parlant à lui-même, à l’instar de son ami M. Sampson Brass.

– Je vous trouvai, reprit le gentleman, je vous trouvai en pleine possession, de la manière la plus étrange, de tout ce qui avait appartenu si récemment encore à un autre ; et cet autre, qui, jusqu’au moment où vous mîtes le pied chez lui, passait pour riche, avait été réduit tout à coup à la misère et expulsé de sa maison.

– Nous avons des témoins pour répondre de nos actes, mon cher monsieur, dit Quilp. Nous avons nos témoins. Ne dites pas non plus qu’il a été expulsé. Il est parti de sa propre volonté, il a disparu dans la nuit, monsieur.

– Qu’importe ! s’écria le gentleman avec emportement. Il était parti.

– Oui, il était parti, dit Quilp toujours avec son calme révoltant. Nul doute qu’il ne fût parti. La seule question, c’était de savoir pour quel endroit. Et c’est encore une question.

– Maintenant, dit le gentleman en le regardant d’un air sévère, que dois-je penser de vous qui, n’ayant voulu me donner aucun renseignement, bien plus, ayant su vous retourner si bien et vous abriter sous toutes sortes de ruses, de tromperies et de paroles évasives, venez aujourd’hui épier nos pas ?

– Moi, vous épier ! cria Quilp.

– Ne le faites-vous pas ? répliqua le gentleman arrivé au plus haut point d’exaspération. N’étiez-vous pas, il y a quelques heures, à soixante milles d’ici, dans la chapelle où cette bonne femme a l’habitude de dire ses prières ?

– Elle y était aussi, je pense, dit Quilp qui avait repris son sang-froid accoutumé. Je pourrais dire, moi, si je me laissais emporter aussi, que c’est vous qui épiez mes pas. Oui, j’étais dans la chapelle. Eh bien, après ? J’ai lu dans les livres qu’il est d’usage pour les pèlerins d’aller à une chapelle avant de se mettre en voyage pour solliciter du ciel un heureux retour. Et cela fait honneur à leur sagesse ! Les voyages sont trop périlleux, principalement sur l’impériale. Les roues se détachent, les chevaux prennent le mors aux dents, les conducteurs mènent trop vite, les diligences versent. Je vais toujours à la chapelle avant de me mettre en route. En pareille occasion, c’est toujours par là que je finis mes préparatifs ; voilà la vérité. »

Il ne fallait pas une grande pénétration pour deviner que Quilp mentait de gaieté de cœur, quoique l’expression qu’il donnait à son visage, à sa voix et à ses gestes, eût pu faire croire à quelque innocent qu’il était prêt à défendre la vérité au péril de sa vie avec la fermeté calme d’un martyr.

« En vérité, il y a de quoi faire tourner la tête, dit le malheureux gentleman ; voyons, dites-moi, n’avez-vous pas, pour un motif particulier, cherché à deviner mes projets ? Ne savez-vous pas quel but m’attirait ici, et, si vous le savez, ne pouvez-vous pas me fournir quelque lumière ?

– Vous me croyez donc sorcier, monsieur, dit Quilp en haussant les épaules ; mais si je l’étais, je me dirais à moi-même ma bonne aventure pour faire fortune.

– Allons ! c’est bon ! nous nous sommes dit, je le vois, tout ce que nous avions à nous dire, répliqua le gentleman qui se jeta avec impatience sur un sofa. Je vous prie de nous laisser.

– Volontiers, répondit Quilp, très-volontiers. Maman Christophe, ma chère âme, portez-vous bien. Bon voyage, monsieur… pour votre retour… Hem ! »

En achevant ces paroles d’adieu avec une grimace indescriptible et qui semblait composée de tout ce que l’homme et le singe peuvent imaginer de contorsions les plus hideuses, le nain battit lentement en retraite et ferma la porte derrière lui.

« Oh ! oh ! se dit-il quand il eut regagné sa chambre et qu’il se fut assis dans un fauteuil, les poings appuyés sur la hanche. Oh ! oh ! c’est donc comme cela, mon cher ami ? En vé–ri–té ? »

Poussant dans sa joie immodérée des éclats de rire étouffés et compensant la gêne qu’il avait dû s’imposer récemment par le déploiement de toutes les variétés possibles de laideur sur sa face, M. Quilp se tordit dans son fauteuil tout en frottant sa jambe gauche et tomba dans certaine méditation dont il est nécessaire de présenter ici la substance.

D’abord il passa en revue les circonstances qui l’avaient amené à se rendre en ce lieu. Peu de mots suffiront pour les exposer.

S’étant présenté la veille au soir à l’étude de M. Sampson Brass, en l’absence de ce gentleman et de sa docte sœur, il était tombé sur M. Swiveller qui, en ce moment, était occupé à arroser d’un verre de grog au gin l’aride poussière du droit qui lui desséchait le gosier et à détremper, comme on dit, son argile mortelle à longs traits. Mais comme en thèse générale l’argile, quand elle est trop mouillée, perd toute consistance et s’amollit tellement qu’elle n’est plus propre à recevoir aucune empreinte, et perd en même temps la force et la solidité de son caractère, ainsi l’argile de M. Swiveller, ayant absorbé une quantité considérable de liquide, était aussi arrivée à cet état de mollesse et d’inconsistance où les diverses idées qui venaient s’y imprimer ne tardaient pas à perdre leur contour distinct et à s’amalgamer les unes avec les autres ; et, chose singulière quoique trop certaine, il n’est pas rare que dans cette situation l’argile humaine se prévale par-dessus tout de sa rare prudence et de sa sagacité. M. Swiveller, dans cette situation, se plaisait plus que personne à se reconnaître ces qualités. Il partit de là pour dire qu’il avait fait d’étranges découvertes sur le gentleman qui logeait au-dessus, découvertes qu’il avait résolu d’enfouir dans le plus profond de son cœur ; ni tortures, ni caresses ne pourraient jamais le déterminer à les révéler.

M. Quilp approuva hautement cette résolution ; en même temps, il s’était assis pour pousser M. Swiveller et lui soutirer d’autres renseignements. Il apprit bientôt de lui qu’on avait vu le gentleman en conférence avec Kit. Tel était le secret que jamais il ne devait divulguer.

Muni de ces renseignements, M. Quilp fut amené à supposer tout d’abord que ledit locataire devait être la même personne qui était venue le trouver déjà ; et, s’étant assuré par d’autres questions que ce soupçon était fondé, il en conclut qu’en se mettant en rapport avec Kit, le gentleman avait pour but de retrouver les traces du vieillard et de l’enfant. Brûlant du désir curieux de savoir ce que tout cela voulait dire, il résolut de serrer de près la mère de Kit, qui lui semblait la personne la moins capable de résister à ses artifices et par conséquent la plus propre à se laisser dérober les révélations qu’il convoitait. Prenant donc brusquement congé de M. Swiveller, il courut chez mistress Nubbles. La bonne femme était absente. Il s’informa auprès d’un voisin, comme fit Kit lui-même peu de temps après ; on lui enseigna la chapelle, où il se rendit aussitôt pour happer la mère de Kit à la fin du service.

Il n’y avait pas un quart d’heure qu’il était assis dans la chapelle où, les regards pieusement attachés au plafond, il jouissait intérieurement, comme d’une bonne plaisanterie, de sa présence en ce lieu, lorsque Kit lui-même apparut. Avec ses yeux de lynx, un instant suffit au nain pour reconnaître qu’il y avait anguille sous roche. Absorbé en apparence, comme nous l’avons dit, et feignant d’être plongé dans une méditation profonde, Quilp étudiait les moindres mouvements de Kit ; et quand celui-ci se fut retiré avec sa famille, le nain sortit vivement après lui. Enfin, il suivit Kit et mistress Nubbles jusqu’à la maison du notaire, où il apprit d’un des postillons dans quelle ville devait se rendre la chaise de poste. Sachant qu’une diligence qui faisait rapidement le service de nuit partait pour cette même ville à l’heure même, et que le bureau n’était qu’à deux pas, il y courut sans autre cérémonie et s’installa sur l’impériale. Plusieurs fois, pendant la nuit, la diligence dépassa la chaise de poste, plusieurs fois aussi la chaise de poste dépassa la diligence, selon que leurs haltes étaient plus ou moins longues et leur vitesse moins régulière ; finalement, les deux voitures entrèrent en ville au même moment. Quilp, sans perdre de vue la chaise de poste, se mêla à la foule : il apprit l’objet du voyage du gentleman et ses mécomptes ; une fois nanti de ces renseignements, il s’éloigna à la hâte et gagna l’auberge avant le gentleman ; c’est là, qu’après avoir eu avec lui l’entretien que nous avons rapporté plus haut, il s’était enfermé dans sa petite chambre où il passait rapidement en revue toutes ces circonstances étranges.

« Ah ! c’est comme ça ? mon ami, se dit-il en mordant avidement ses ongles. On me suspecte, on me met de côté ; et c’est Kit, n’est-ce pas ? qui est l’agent confidentiel. En ce cas, je crains bien d’avoir à lui régler son compte. »

Il réfléchit un moment, puis ajouta :

« Si ce matin nous avions trouvé le vieux et l’enfant, j’étais prêt à faire valoir d’assez jolis titres. Quelle bonne aubaine c’eût été pour moi ! Sans ces cafards, ces hypocrites, ce garçon et sa mère, j’eusse aussi facilement enveloppé dans mon filet ce farouche gentleman que mon vieil ami, notre ami commun, ah ! ah ! ah ! et la potelée, la fraîche Nelly. Au pis aller, c’est encore une affaire d’or et qu’il ne faut pas perdre. Retrouvons d’abord les fugitifs, puis nous aviserons… au moyen de vous débarrasser d’un peu du superflu de votre numéraire, mon cher monsieur, tant qu’il y aura des barreaux de prison, des verrous et des serrures pour tenir en sûreté votre ami, ou parent, n’importe. Je hais décidément tous ces gens vertueux ! s’écria le nain en avalant une gorgée d’eau-de-vie et faisant claquer ses lèvres. Oui ! je les hais tous en général et chacun en particulier !… »

Et ce n’étaient pas là des fanfaronnades creuses et vaines ; c’était bien l’aveu réfléchi de ses sentiments réels. Car M. Quilp, qui n’aimait personne, en était venu peu à peu à détester tous ceux qui de près ou de loin tenaient à son client ruiné : le vieillard lui-même le premier, parce qu’il avait su le tromper et déjouer sa vigilance ; l’enfant, parce qu’elle était l’objet de la commisération et des timides reproches de mistress Quilp ; le gentleman, à cause de l’aversion qu’il lui témoignait ouvertement ; Kit et sa mère, mortellement, pour les motifs déjà connus. Joignez-y ce sentiment général d’opposition, qui s’unissait étroitement à son désir dévorant de s’enrichir au milieu de ces circonstances équivoques, et voilà pourquoi Daniel Quilp les détestait tous en général et chacun en particulier.

Dans cette aimable disposition d’esprit, il soulagea son estomac et sa haine en bavant une assez notable quantité d’eau-de-vie ; puis, changeant de quartier, il se retira dans un cabaret infime, d’où il établit dans l’ombre tous les moyens d’enquête possibles, afin d’arriver à la découverte du vieillard et de sa petite-fille. Mais tout effort resta inutile. Pas la moindre trace, pas le moindre indice qui pût le mettre sur la voie. Les fugitifs avaient quitté la ville pendant la nuit ; personne ne les avait vus s’éloigner ; nul ne les avait rencontrés sur leur chemin ; pas un conducteur de diligence, de charrette ou de fourgon n’avait aperçu de voyageurs répondant à leur signalement ; pas une âme en un mot qui eût passé près d’eux ni entendu parler d’eux. Convaincu que pour le moment toute tentative de ce genre était infructueuse, il confia le soin de son affaire à deux ou trois drôles auxquels il promit une forte récompense dans le cas où ils lui feraient parvenir quelque renseignement, et il s’en retourna à Londres par la diligence du lendemain.

En montant sur l’impériale, M. Quilp eut la satisfaction de voir que la mère de Kit était seule dans l’intérieur de la voiture. Durant tout le voyage, il mit à profit cette circonstance pour s’amuser et s’égayer, la situation d’isolement où se trouvait la pauvre femme permettant au malicieux nain de lui causer toutes sortes d’ennuis et d’épouvantes. Ainsi il se tenait penché, suspendu sur un des bords de la voiture au risque de se rompre le cou, et dardait à l’intérieur ses gros yeux à fleur de tête qui semblaient d’autant plus horribles à mistress Nubbles que Quilp avait la tête renversée. Si elle changeait de portière, il se transportait du même côté. Quand on s’arrêtait pour relayer, il sautait lestement à terre et présentait son visage à la glace en louchant affreusement. Cet ingénieux système de tortures produisit sur la victime un tel effet, que mistress Nubbles ne put s’empêcher de croire que M. Quilp, vrai représentant du diable, s’était incarné ce pouvoir de l’enfer si souvent et si vigoureusement attaqué dans les prêches du Petit-Béthel, et que c’était pour la punir du péché qu’elle avait commis le jour du théâtre d’Astley et des huîtres, qu’il s’amusait à la lutiner et à la tourmenter.

Instruit d’avance par une lettre du retour prochain de mistress Nubbles, Kit attendait sa mère au bureau de la diligence, grande fut sa surprise quand il aperçut la figure bien connue de Quilp qui regardait par-dessus l’épaule du conducteur comme un démon familier, invisible à tout autre œil qu’au sien.

« Comment vous portez-vous, Christophe ? croassa le nain du haut de son impériale. Tout va bien, Christophe. Votre mère est là dedans.

– Par quel hasard est-il là, ma mère ? dit Kit à demi-voix.

– J’ignore pourquoi ni comment, mon cher enfant, répondit mistress Nubbles en descendant de voiture à l’aide du bras de son fils ; mais toute la sainte journée il n’a cessé de me terrifier à m’en faire perdre les sens.

– En vérité ?… s’écria Kit.

– C’est au point que vous ne voudriez pas le croire, répliqua sa mère. Mais ne lui dites pas un mot ; car réellement je ne sais pas si c’est un homme. Chut ! ne vous tournez pas comme si je vous parlais de lui… Justement, il vient de se mettre sous le plein rayon de la lanterne de la diligence pour me faire ses yeux louches et effrayants !… »

Nonobstant la prière maternelle, Kit se tourna vivement pour regarder.

Mais M. Quilp tenait déjà tranquillement ses yeux levés vers les étoiles, et paraissait absorbé par la contemplation des corps célestes.

« Oh ! l’artificieuse créature !… s’écria mistress Nubbles. Mais venez. Pour tout au monde ne lui parlez pas.

– Si, ma mère, si, je veux lui parler. Quelle faiblesse !… Dites donc, monsieur… »

M. Quilp affecta de tressaillir et de regarder autour de lui en souriant.

« Voulez-vous bien laisser ma mère tranquille, s’il vous plaît ? dit Kit. Comment osez-vous tourmenter une pauvre femme seule comme elle, et la rendre triste et malheureuse, quand elle a déjà bien assez de motifs pour l’être sans vous !… N’êtes-vous pas honteux de votre conduite, petit monstre ?…

– Monstre !… répéta Quilp avec un sourire et d’une voix de ventriloque. (Le nain le plus affreux qu’on ait jamais montré pour un sou à la foire.) Monstre !… ah !

– Si à l’avenir vous agissez envers elle avec cette impudence, reprit Kit en plaçant sur son dos le carton de sa mère, je vous le dis et vous le répète, monsieur Quilp, je ne le souffrirai pas. Vous n’avez pas le droit d’agir ainsi ; vous savez bien que nous ne vous avons jamais fait de mal. Ce n’est pas la première fois ; et si jamais vous la tourmentez ou l’effrayez encore, vous m’obligerez… et j’en aurais regret à cause de votre taille… vous m’obligerez à vous corriger. »

Quilp ne répliqua rien ; mais, s’approchant de Kit assez près pour lui darder un regard à deux ou trois pouces du visage, il le contempla fixement, recula à courte distance sans détourner les yeux, s’approcha de nouveau, recula encore, et renouvela ce manège une demi-douzaine de fois, comme les têtes qui apparaissent et disparaissent dans les expériences de fantasmagorie. Kit se tenait ferme, s’attendant à une prochaine attaque ; mais, voyant que toutes ces démonstrations n’aboutissaient à rien de sérieux, il fit claquer ses doigts et se retira, entraîné le plus vite possible par sa mère qui, même en écoutant les chères nouvelles du petit Jacob et du poupon, ne pouvait s’empêcher de tourner la tête avec anxiété pour voir si Quilp ne les suivait pas.

Chapitre XII. §

La mère de Kit eût pu s’épargner la peine de regarder si souvent derrière elle ; car rien n’était plus loin de la pensée de M. Quilp que de songer à les poursuivre, elle et son fils, ou de renouveler la querelle sur laquelle ils s’étaient séparés.

Il s’en alla droit son chemin, sifflant de temps à autre quelque bribe de chansonnette ; et, avec un visage parfaitement tranquille et composé, il se dirigea allègrement vers son logis. En route il évoquait l’idée des inquiétudes, des terreurs de mistress Quilp qui, n’ayant pas reçu la moindre nouvelle de lui depuis trois grands jours et deux nuits, et n’ayant pas eu préalablement avis de son départ, était sans doute en ce moment dans une mortelle anxiété, en proie au plus vif chagrin.

Cette gracieuse perspective était si bien d’accord avec les goûts du nain, et si agréable pour lui, que, tout en marchant, il en riait à cœur joie jusqu’à en avoir les larmes aux yeux. De plus en plus joyeux, quand il atteignit la rue voisine de sa demeure, il exprima son plaisir par un cri rauque qui n’effraya pas médiocrement un passant paisible qui marchait devant lui sans s’attendre à cette surprise. Nouvelle jouissance pour Quilp, et qui augmenta d’autant sa satisfaction.

Telle était l’heureuse disposition d’esprit de M. Quilp lorsqu’il atteignit Tower-Hill. Là, s’étant arrêté à regarder la croisée de son logis, il la trouva plus splendidement éclairée qu’il n’est d’usage dans une maison en deuil. Il s’approcha plus près encore, écouta attentivement et put entendre plusieurs voix se livrant à une conversation animée, et dans le nombre il reconnut, outre celles de sa femme et de sa belle-mère, des organes masculins.

« Ah ! s’écria le nain jaloux, qu’est-ce que c’est que ça ?… Est-ce qu’elles reçoivent des visites en mon absence ? »

Une toux étouffée qui venait de l’intérieur fut la réponse qu’il reçut.

M. Quilp chercha dans ses poches son passe-partout ; mais il l’avait oublié. Il n’avait d’autre ressource que de frapper à la porte.

« Il y a de la lumière dans le couloir, se dit-il en mettant son œil au trou de la serrure. Frappons un léger coup ; et avec votre permission, madame, je vais vous prendre à l’improviste. Holà !… »

Il appliqua à la porte un tout petit coup avec précaution : pas de réponse. Mais, ayant de nouveau fait jouer le marteau sans plus de bruit, il vit s’ouvrir tout doucement la porte et aperçut le jeune gardien de son débarcadère. D’une main, il le saisit au collet ; de l’autre, il le traîna jusqu’au milieu de la rue.

« Vous m’étranglez, maître, murmura le jeune garçon, lâchez-moi, s’il vous plaît.

– Qui est-ce qui est là-haut, chien que vous êtes ? dit Quilp sur le même ton. Parlez, et parlez bas, ou je vous étranglerai pour tout de bon. »

Le jeune garçon ne put qu’indiquer la fenêtre, et répondre par un rire étouffé, mais qui exprimait si bien une gaieté folle, que M. Quilp furieux prit de nouveau le malheureux à la gorge, et il allait mettre sa menace à exécution ou peu s’en faut, si le jeune garçon ne s’était adroitement débarrassé de l’étreinte du nain pour se jeter derrière le réverbère voisin : là M. Quilp, après de vains efforts pour l’attraper par les cheveux, fut obligé de parlementer.

« Voulez-vous bien me répondre ? dit-il. Qu’est-ce qu’on fait là haut ?

– Vous ne me laissez pas parler ! dit l’autre. Ils… ah ! ah ! ah ! pensent que vous… êtes mort. Ah ! ah ! ah !

– Mort ! s’écria Quilp avec un rire féroce. Oh ! que non. Le pensent-ils en effet ? Le pensent-ils réellement, chien que vous êtes !

– Ils pensent que vous êtes noyé, répondit le jeune garçon, dont la nature malicieuse avait une grande affinité avec celle de son maître. La dernière fois qu’on vous a vu, c’est au bord du débarcadère, et l’on pensait que vous étiez tombé à l’eau. Ah ! ah ! ah !

Le plaisir d’espionner son monde dans ce délicieux concours de circonstances et de causer un désappointement général en reparaissant vivant et très-vivant, procura à Quilp une sensation plus douce que n’eût pu le faire le meilleur coup de fortune. Il n’était pas moins réjoui maintenant que son joyeux compagnon : tous deux restèrent quelques instants à grimacer, à souffler comme des cachalots, à secouer la tête l’un en face de l’autre, de chaque côté du poteau, comme une incomparable paire de magots de la Chine.

« Pas un mot, dit Quilp s’avançant vers la porte sur la pointe du pied. Pas un son ! même d’une planche qui crie ou d’un faux pas dans une toile d’araignée. Noyé !… eh ! eh ! mistress Quilp !… noyé ! »

En parlant ainsi, il souffla la chandelle, défit ses souliers, et se mit en devoir de gravir l’escalier, laissant son jeune ami enchanté, tout entier au délice de faire ses culbutes dans la rue.

La chambre à coucher donnant sur l’escalier n’était pas fermée ; M. Quilp se glissa dans cette pièce et s’établit derrière la porte qui la faisait communiquer au salon. Or, comme elle était entre-bâillée afin de laisser l’air circuler et qu’elle avait en outre une fente assez commode dont le nain s’était maintes fois servi utilement pour espionner et qu’il avait même élargie avec son couteau à cet effet, non-seulement il put tout entendre, mais il put voir distinctement tout ce qui se passait.

L’œil appliqué à cette fente propice, il vit M. Brass assis à une table où se trouvaient, outre plumes, encre et papier, la cave à liqueurs, sa propre cave avec son propre rhum de la Jamaïque réservé jusqu’ici pour lui seul ! puis de l’eau chaude, d’odorants citrons, des morceaux de sucre, tout ce qu’il fallait enfin pour composer un grog délicieux. Avec tous ces matériaux de choix, maître Sampson, qui était loin de méconnaître leurs justes droits à son attention, avait composé un grand verre de punch aux vapeurs brûlantes ; en ce moment même il était en train de délayer le breuvage avec une cuiller à thé et y attachait un regard dans lequel une faible expression de regret était dominée par un rayon de douce et agréable jouissance. À la même table et appuyée sur ses deux coudes se trouvait mistress Jiniwin : elle n’avait plus besoin de prélever en cachette quelques cuillerées sur le punch d’autrui ; elle buvait à larges gorgées dans son verre à elle ; tandis qua sa fille, qui n’avait pas positivement de cendres sur la tête ni un sac de toile sur les épaules, mais bien une tenue décente et un certain air de chagrin, était à demi couchée dans un fauteuil et adoucissait sa peine en acceptant de temps à autre un peu de ce breuvage bienfaisant. Il y avait là encore deux bateliers-côtiers qui tenaient des dragues et autres instruments de leur métier : le plaisir qu’ils avaient à boire, leur nez naturellement rouge, leur face enluminée, leur air joyeux, leur présence en un mot, augmentaient, bien loin de le diminuer, l’air de gaieté et de confort qui faisait le vrai caractère de la réunion.

« Si je pouvais empoisonner le punch de cette chère vieille dame, se dit Quilp, je mourrais heureux !

– Ah ! dit M. Brass rompant le silence et levant ses yeux au plafond avec un soupir, qui sait s’il ne nous regarde pas d’en haut ! Qui sait s’il ne nous contemple pas de… du lieu quelconque où il peut être, et s’il n’a pas les yeux fixés sur nous ! Ô mon Dieu ! »

Ici M. Brass fit une pause pour boire la moitié de son verre de punch ; puis il reprit ainsi en secouant la tête avec un sourire triste, mais sans perdre de vue l’autre moitié de son verre :

« Il me semble en vérité que j’aperçois ses yeux qui étincellent dans le miroir de cette liqueur. Ah ! quand pourrons-nous le revoir ainsi ? Jamais, jamais ! Ce que c’est que de nous ! une minute avant, nous sommes ici, ajouta-t-il en élevant son grand verre à la hauteur de son visage ; et la minute d’après, nous sommes là… » Il goûta le contenu, puis, se frappant avec un geste emphatique un peu au-dessous de la poitrine, il s’écria : « Oui, nous sommes dans la tombe silencieuse. Et penser que me voilà ici à boire son rhum !… Tout cela me semble un rêve ! »

Pour s’assurer sans doute de la réalité de sa position, M. Brass tendit, tout en parlant, son verre à mistress Jiniwin afin qu’elle l’emplit ; et se tournant vers les deux bateliers :

« Alors les recherches ont été tout à fait infructueuses ?

– Tout à fait, mon maître. Mais je crois bien que si son corps est porté quelque part, ça sera pour sûr du côté de Grinidge14, à la marée basse… Est-ce pas, camarade ? »

L’autre gentleman fit un signe d’assentiment et ajouta que le corps était attendu à l’hôpital où quelques pensionnaires ne seraient point fâchés de le voir arriver.

« Alors il ne nous reste plus qu’à nous résigner, dit M. Brass, qu’à nous résigner. Ce serait une consolation que d’avoir son corps, une triste consolation.

– Oh ! certainement oui, dit vivement mistress Jiniwin ; si nous l’avions, au moins n’aurions-nous plus de doutes. »

Sampson Brass reprit sa plume.

« Occupons-nous, dit-il, de l’avis et du signalement à publier. Il y a pour nous un plaisir mélancolique à rappeler ses traits. Nous en étions restés aux jambes…

– Jambes torses, dit mistress Jiniwin.

– Pensez-vous qu’elles fussent torses ? dit Brass d’un air confidentiel. Il me semble les voir encore marchant très-écartées dans la rue en pantalon de nankin un peu court sans sous-pieds. Ah ! dans quelle vallée de larmes nous vivons ! Décidément mettrons-nous torses ?

– Je pense qu’elles l’étaient un peu, dit mistress Quilp avec un sanglot.

Jambes torses, dit Brass écrivant et parlant à la fois, la tête grosse, le buste court, les jambes torses.

– Très-torses ! dit mistress Jiniwin.

– Non, madame, non, ne mettons pas « très-torses, » dit Brass avec l’expression d’un pieux respect. N’insistons pas sur les imperfections physiques du défunt. Il est en un lieu, madame, où il ne sera plus question de ses jambes. Contentons-nous de mettre torses, madame.

– Je m’imaginais que vous demandiez l’exacte vérité, dit la belle-mère. Voilà tout.

– Dieu vous bénisse comme je vous aime ! murmura Quilp. Allons, voilà qu’elle y retourne… Toujours du punch !

– Le soin qui nous occupe, dit l’homme de loi posant sa plume et vidant son verre, me remet involontairement sous les yeux le fantôme du père d’Hamlet. Oui, je me figure voir le défunt avec le costume qu’il portait tous les jours, son habit, son gilet, ses souliers, ses bas, son pantalon, son chapeau, son esprit et sa verve, son éloquence et son parapluie ; tout cela se présente à moi comme autant d’images de ma jeunesse, son linge !… dit encore M. Brass avec un doux sourire qu’il adressa à la muraille, son linge qui toujours était d’une couleur particulière, car c’était un de ses caprices, une singulière fantaisie ; ah ! comme il me semble le voir encore !

– Continuez donc le signalement, monsieur, dit mistress Jiniwin avec impatience ; cela vaudrait bien mieux.

– C’est vrai, madame, c’est vrai, s’écria M. Brass. Le chagrin ne doit pas engourdir nos facultés, madame. Voulez-vous m’en verser encore une goutte, s’il vous plaît ? Nous en étions à son nez…

– Nez plat, dit mistress Jiniwin.

– Aquilin !… cria Quilp passant sa tête à travers la porte et touchant de sa main le bout de son nez. Aquilin, sorcière que vous êtes ! Le voyez-vous ? appelez-vous ça un nez plat ? Osez-vous l’appeler ainsi, hein ?

– Oh ! magnifique ! magnifique ! acclama le procureur par la simple force de l’habitude. Parfait !… Comme il est spirituel !… Quel homme remarquable ! quel homme extraordinaire ! et quel art il possède pour surprendre les gens ! »

Quilp ne prit point garde à ces compliments, ni à l’air décontenancé et terrifié que Brass montrait de plus en plus, ni aux cris que poussaient sa belle-mère qui se sauva hors de la chambre, et sa femme qui tomba évanouie. L’œil fixé sur Sampson Brass, il alla droit vers la table ; commençant par le verre du procureur, il en avala le contenu, puis il fit régulièrement le tour de la table jusqu’à ce qu’il eût bu les deux autres verres ; ensuite il mit sous son bras sa cave à liqueurs sans cesser de dévisager Brass avec son regard étrange.

– Je ne suis pas encore mort, Sampson, dit-il. Non, pas encore !

– Oh ! c’est charmant ! s’écria Brass reprenant un peu d’aplomb. Ah ! ah ! ah ! C’est charmant ! Il n’y a pas un homme au monde qui se fût ainsi tiré d’affaire. C’était une position difficile. Mais il a un tel flux de bonne humeur, un flux si prodigieux !…

– Bonsoir, dit le nain avec un geste expressif.

– Bonsoir, monsieur, bonsoir, s’écria le procureur en se retirant à reculons. Quelle heureuse, oh ! oui, quelle bienheureuse surprise ! Ah ! ah ! ah ! Délicieux ! vraiment délicieux ! »

Le nain attendit que le bruit des exclamations de M. Brass se perdît dans l’éloignement, car M. Brass n’avait pas cessé de les continuer à haute voix tout en descendant l’escalier. Il s’avança alors vers les deux bateliers qui étaient restés immobiles dans une sorte d’étonnement stupide.

« N’avez-vous pas, messieurs, dit-il en tenant avec une grande politesse la porte ouverte, sondé la rivière toute la journée ?

– Oui monsieur, et hier aussi.

– Pardieu ! vous vous êtes donné là bien de la peine. Je vous prie de considérer comme à vous tout ce que vous trouverez sur… sur le corps du noyé. Bonsoir. »

Les deux hommes s’entre-regardèrent ; mais sans s’amuser à discuter sur le point en litige, ils se glissèrent hors de la chambre. Après avoir fait si vite maison nette, Quilp ferma les portes ; et tenant toujours précieusement sa cave à liqueurs, en levant les épaules et se croisant les bras, il resta à considérer sa femme évanouie, semblable à un cauchemar qui vient de peser sur la poitrine du patient endormi.

Chapitre XIII. §

D’ordinaire, les discussions conjugales ont lieu entre les parties intéressées sous la forme d’un dialogue auquel la dame prend part au moins pour la moitié. Chez M. et mistress Quilp cependant il y avait, sous ce rapport, exception à la règle générale. Les observations réciproques se réduisaient à un long monologue du mari ; peut-être la femme trouvait-elle à y introduire quelques courtes supplications, mais qui ne s’étendaient pas au delà d’une syllabe jetée à intervalles éloignés, d’une voix basse et soumise. Sans la circonstance présente, mistress Quilp dut attendre longtemps avant de risquer même cette humble défense ; revenue de son évanouissement, elle s’assit en silence, et tout en pleurant écouta avec docilité les reproches de son seigneur et maître.

Ces reproches, M. Quilp les proférait avec tant de volubilité et de violence et en tordant tellement ses membres et sa figure, que sa femme, tout accoutumée qu’elle était à l’attitude de son mari dans ces scènes d’intérieur, se sentit épouvantée et presque hors d’elle. Mais le rhum de la Jamaïque et la satisfaction d’avoir causé un tel mécompte refroidirent par degrés l’emportement de M. Quilp ; et du paroxysme ardent et sauvage auquel elle s’était élevée, sa fureur descendit lentement à un état goguenard de raillerie joviale où elle ne s’épargna pas.

« Ainsi, dit Quilp, vous pensiez que j’étais mort et parti pour toujours ? Vous croyiez être veuve, hein ?… Ah ! ah ! ah ! coquine que vous êtes !

– Vraiment, Quilp, répondit-elle, je suis très-fâchée…

– Qui en doute ? s’écria le nain. Vous très-fâchée ! Assurément vous l’êtes. Qui doute que vous soyez très-fâchée ?

– Je ne suis pas fâchée que vous soyez revenu à la maison, vivant et bien portant ; mais je suis fâchée d’avoir été amenée à concevoir l’idée de votre mort. Je me réjouis de vous voir, Quilp ; vrai, je m’en réjouis. »

En réalité, mistress Quilp semblait beaucoup plus contente de revoir son mari qu’on n’eût pu s’y attendre, et elle lui témoigna pour son heureux retour un intérêt sur lequel, tout bien considéré, il n’eût pas dû compter. Cependant Quilp ne s’en montra pas autrement ému, si ce n’est qu’il venait lui faire claquer ses doigts tout près des yeux avec des grimaces de triomphe et de dérision.

« Comment avez-vous pu aller si loin sans me dire un mot ou me donner de vos nouvelles ? demanda la pauvre petite femme en sanglotant. Comment avez-vous pu être si cruel, Quilp ?

– Comment j’ai pu être si cruel, si cruel ? s’écria le nain. Parce que c’était mon idée. C’est encore mon idée. Je serai cruel si cela me plaît. Je vais repartir.

– Oh ! non.

– Si fait. Je vais repartir. Je sors d’ici à l’instant. Mon projet est de m’en aller vivre là où la fantaisie m’en prendra, à mon débarcadère, à mon comptoir, et de faire le garçon. Vous étiez veuve par anticipation… Goddam ! eh bien ! moi, je vais, à partir d’aujourd’hui, me faire célibataire.

– Vous ne parlez pas sérieusement, Quilp !… dit la jeune femme en pleurant.

– Je vous dis, ajouta le nain s’exaltant à l’idée de son projet, que je vivrai en garçon, en vrai sans-souci ; j’aurai à mon comptoir mon logement de garçon, et approchez-en si vous l’osez. Ne vous imaginez pas que je ne pourrai point fondre sur vous à des heures inattendues ; car je vous épierai, j’irai et viendrai comme une taupe ou une belette. Tom Scott !… Où est-il, ce Tom Scott ?

– Je suis ici, monsieur, cria le jeune garçon au moment où Quilp ouvrait la croisée.

– Attendez, chien que vous êtes !… Vous allez avoir à porter la valise d’un célibataire. Faites-moi ma malle, mistress Quilp. Frappez chez la chère vieille dame pour qu’elle vienne vous aider, frappez ferme. Holà ! holà ! »

En jetant ces exclamations, M. Quilp s’empara du tisonnier, et, courant vers la porte du cabinet où couchait la bonne dame, il y heurta violemment jusqu’à ce qu’elle s’éveillât dans une terreur inexprimable. Elle pensait pour le moins que son aimable gendre avait l’intention de la tuer, afin de lui faire expier la critique de ses jambes. Sous cette idée qui la dominait, elle ne fut pas plutôt éveillée, qu’elle se mit à jeter des cris perçants, et elle se fût précipitée par la fenêtre si sa fille ne s’était hâtée de la détromper en invoquant son assistance. Un peu rassurée en apprenant quel genre de service on attendait d’elle, mistress Jiniwin parut en camisole de flanelle. La mère et la fille, toutes deux tremblantes de peur et de froid, car la nuit était très-avancée, exécutèrent les ordres de M. Quilp en gardant un silence respectueux. L’excentrique gentleman eut soin de prolonger le plus possible ses préparatifs pour le plus grand bien des pauvres femmes ; il surveillait l’arrangement de sa garde-robe ; après y avoir ajouté, de ses propres mains, une assiette, un couteau, une fourchette, une cuiller, une tasse à thé avec la soucoupe et divers autres petits ustensiles de cette nature, il boucla les courroies de sa valise qu’il mit sur son épaule et sortit sans prononcer un mot, avec sa cave à liqueurs, qu’il n’avait pas déposée un seul instant, étroitement serrée sous son bras. En arrivant dans la rue, il remit le fardeau le plus lourd aux soins de Tom Scott, but une goutte à même la bouteille pour se donner du montant, et en ayant assené un bon coup sur la tête du jeune garçon comme pour lui donner un arrière-goût de la liqueur, le nain se rendit d’un pas rapide à son débarcadère, où il arriva entre trois et quatre heures du matin.

« Voilà un bon petit coin ! dit Quilp lorsqu’il eut gagné à tâtons sa baraque de bois et ouvert la porte avec une clef qu’il avait sur lui ; un bon petit coin !… Vous m’éveillerez à huit heures, chien que vous êtes ! »

Sans autre adieu, sans autre explication, il saisit sa valise, ferma la porte sur son serviteur, grimpa sur son comptoir, et s’étant roulé comme un hérisson dans une vieille couverture de bateau, il ne tarda pas à s’endormir.

Le matin, à l’heure convenue, Tom Scott l’éveilla. Ce ne fut pas sans peine, après toutes les fatigues que le nain avait eues à supporter. Quilp lui ordonna de faire du feu sur la plage avec quelques débris de charpente vermoulue, et de lui préparer du café pour son déjeuner. En outre, afin de rendre son repas plus confortable, il remit au jeune garçon quelque menue monnaie pour servir à l’achat de petits pains chauds, de beurre, de sucre, de harengs de Yarmouth et autres articles de ménage ; si bien qu’au bout de peu d’instants s’élevait la fumée d’un déjeuner savoureux. Grâce à ces mots appétissants, le nain se régala à cœur joie ; et enchanté de cette façon de vivre libre et bohémienne, à laquelle il avait songé souvent et qui lui offrait, partout où il voudrait la mener, une douce indépendance de tous devoirs conjugaux et un bon moyen pour tenir mistress Quilp et sa mère dans un état continuel d’agitation et d’alarme, il s’occupa d’arranger sa retraite et de se la rendre commode et agréable.

Dans cette pensée, il se rendit à un marché voisin où l’on vendait des équipements maritimes ; il acheta un hamac d’occasion qu’il accrocha, comme l’eût fait un marin, au plafond du comptoir. Il fit placer aussi dans cette cabine moisie un vieux poêle de navire, avec un tuyau rouillé qui était destiné à conduire la fumée hors du toit ; et lorsqu’enfin toutes ces dispositions furent terminées, il contempla cet aménagement avec un ineffable plaisir.

« Je me suis fait une habitation rustique, comme Robinson Crusoé, dit-il en lorgnant son œuvre ; j’ai choisi un lieu solitaire, retiré, espèce d’île déserte où je pourrai être en quelque sorte seul quand j’en aurai besoin, et à l’abri des yeux et des oreilles de tout espion. Personne près de moi, si ce n’est des rats, et les rats sont de bons compagnons, bien discrets. Je vais être au milieu de ce monde-là aussi heureux que le poisson dans l’eau. Pourtant je vais voir si je ne trouve pas un rat qui ressemble à Christophe, celui-là je l’empoisonnerai. Ah ! ah ! ah ! Mais songeons à nos affaires… les affaires !… Il ne faut pas que le plaisir fasse oublier les affaires, et voilà déjà la matinée avancée !… »

Il ordonna ensuite à Tom Scott d’attendre son retour et de ne point s’amuser à se tenir sur la tête, ou à faire des culbutes, ou à marcher sur les mains, sous peine de recevoir une ample correction ; puis il se jeta dans un bateau et traversa le fleuve. Arrivé à l’autre bord, il gagna à pied la maison de Bewis Marks, où M. Swiveller faisait son agréable résidence. Ce gentleman était justement seul à dîner dans son étude poudreuse.

« Dick, dit le nain en montrant sa tête à la porte, mon agneau, mon élève, la prunelle de mes yeux, holà ! hé !

– Tiens, c’est vous ? répondit M. Swiveller. Comment allez-vous ?

– Et comment va Richard ? comment va cette crème des clercs ?

– Une crème bien sure, monsieur, et qui commence à tourner à l’aigre.

– Qu’est-ce que c’est ? dit le nain en s’avançant. Sally aurait-elle été méchante ? De toutes les jeunes égrillardes de sa force, je n’en connais pas une comme elle, hé, Dick !

– Certainement non, répliqua M. Swiveller, continuant son repas avec une grande gravité ; elle n’a pas sa pareille. Sally est le sphinx de la vie domestique.

– Vous paraissez découragé ? dit Quilp en s’asseyant. Voyons, qu’y a-t-il ?

– Le droit ne me convient pas, répondit Richard. C’est trop aride ; et puis on est trop tenu. J’ai pensé plus d’une fois à me sauver.

– Bah ! dit le nain. Où iriez-vous, Dick ?

– Je l’ignore. Du côté de Highgate, je suppose. Peut-être les cloches sonneraient-elles : « Viens, Swiveller, lord maire de Londres. » Le prénom de Wittington était Dick, comme le mien, vous savez ? Seulement, je voudrais qu’on ne le donnât pas aussi à tous les chats. »

Quilp regarda son interlocuteur avec des yeux dilatés par une expression comique de curiosité, et il attendit patiemment que l’autre s’expliquât. Mais M. Swiveller ne paraissait nullement pressé de fournir des explications. Il dîna longuement en gardant un profond silence ; puis enfin il repoussa son assiette, se rejeta en arrière sur le dossier de sa chaise, se croisa les bras et se mit à contempler tristement le feu, où quelques bouts de cigares fumaient tout seuls pour leur propre compte, répandant une forte odeur de tabac.

« Peut-être accepteriez-vous un morceau de gâteau ? dit Richard se tournant enfin vers le nain. Il doit être de votre goût, puisque c’est votre œuvre.

– Que voulez-vous dire ? » demanda Quilp.

M. Swiveller répondit en tirant de sa poche un petit paquet graisseux qu’il ouvrit avec précaution, et il exhiba du papier d’enveloppe un morceau de plum-pudding très-indigeste, à en juger par l’apparence, et bordé d’une croûte de sucre épaisse au moins d’un pouce et demi.

« Qu’est-ce que vous dites de cela ? demanda M. Swiveller.

– On dirait un gâteau de fiancée, répondit le nain en grimaçant.

– Et de qui croyez-vous que vienne ce gâteau ? demanda M. Swiveller qui s’en frottait le nez avec un calme effrayant. De qui ?

– Ne serait-ce pas…

– Oui, elle-même. Vous n’avez pas besoin de rappeler son nom. Ce nom, d’ailleurs, n’est plus le sien. Maintenant, son nom c’est Cheggs, Sophie Cheggs ! … Cependant je l’aimais.

Comme on peut aimer quand on n’a pas une jambe de bois, et mon cœur,

Mon cœur est brisé d’amour pour

Sophie Cheggs !… »

En adaptant ainsi selon sa fantaisie et pour les besoins de sa triste cause le refrain de la ballade populaire, il enveloppa de nouveau le morceau de gâteau, qu’il aplatit entre les paumes de ses mains, le remit dans sa poitrine, boutonna son habit pardessus, et croisa ses bras sur le tout.

« Maintenant, dit-il, j’espère que vous êtes content, monsieur ; j’espère que Fred aussi doit être content. Vous avez joué votre jeu dans mon malheur, et j’espère que vous serez satisfaits. C’est donc là le triomphe que je devais obtenir ? C’est comme dans la vieille contredanse, où il y a deux messieurs pour une dame seule. Vous savez, la dame choisit l’un et laisse l’autre, qui doit aller à cloche-pied faire tout seul la figure par derrière. Mais ce sont là les coups de la destinée, et la mienne ne fait que m’écraser sous ses pieds. »

Déguisant la joie secrète que lui causait la défaite de M. Swiveller, Daniel Quilp adopta le meilleur moyen de le calmer en tirant le cordon de la sonnette pour commander un extra de vin rosé (c’est-à-dire de ce qui représente ordinairement ce liquide). Il le versa gaiement et porta divers toasts dérisoires à Cheggs, et d’autres plus sérieux au bonheur des célibataires, en invitant M. Swiveller à lui faire raison. L’effet de ces toasts sur Richard, joint à la réflexion que nul homme ne peut lutter contre sa destinée, fut tel, qu’en très-peu de temps M. Swiveller sentit renaître son énergie et se trouva en état de donner au nain des détails sur la réception du gâteau qui, selon toute apparence, avait été apporté à Bewis Marks par les deux miss Wackles en personne, et remis à la porte de l’étude avec une foule de rires dont il ne partageait pas la joie.

« Ah ! dit Quilp, ce sera bientôt notre tour de rire. À propos, vous me parliez du jeune Trent… Où est-il ? »

M. Swiveller lui apprit que son honorable ami avait dernièrement accepté une position d’agent responsable dans une banque de jeu ambulante, et qu’en ce moment il était en train de faire une tournée pour les besoins de sa profession parmi les esprits aventureux de la Grande-Bretagne.

« C’est fâcheux, dit le nain, car j’étais venu tout exprès pour m’informer de lui près de vous. J’avais une idée, Dick. Votre ami d’en haut…

– Quel ami ?

– Celui du premier étage…

– Oui, eh bien ?…

– Votre ami du premier étage, Dick, doit connaître Trent ?

– Non, il ne le connaît pas, dit M. Swiveller en secouant la tête.

– Oui et non. Il est vrai qu’il ne l’a jamais vu, répliqua Daniel Quilp ; mais si nous les mettions en rapport, qui sait, Dick, si Fred, étant convenablement présenté, ne servirait pas les desseins du locataire tout aussi bien pour le moins que la petite Nelly et son grand-père ? Qui sait si la fortune de ce jeune homme, et par suite la vôtre, ne serait pas faite ?

– Eh bien, dit M. Swiveller, la vérité est qu’ils ont été mis en présence l’un de l’autre.

– Ils l’ont été !… s’écria le nain attachant sur son interlocuteur un regard soupçonneux. Qui a fait cela ?

– Moi, dit Richard avec un peu de confusion. Ne vous ai-je pas conté cela la dernière fois que vous m’avez appelé de la rue en passant ?

– Vous savez bien que vous ne me l’avez pas conté.

– Je crois que vous avez raison, dit Richard. Non, je ne vous l’ai pas conté, je m’en souviens. Oh ! oui, je les ai mis un jour en présence. Ce fut sur la demande de Fred.

– Et qu’arriva-t-il ?

– Il arriva que mon ami, au lieu de fondre en larmes quand il apprit qui était Fred ; au lieu de l’embrasser tendrement et de lui dire : « Je suis ton grand-père ! » ou « ta grand’mère déguisée ! » comme nous nous y attendions pleinement, tomba dans un accès de fureur terrible, lui lança toutes sortes d’injures, et finit par lui dire que, si la petite Nell et le vieux gentleman avaient été réduits à la misère, c’était par sa faute. Il ne nous a pas seulement offert de nous rafraîchir, et… et, en un mot, il nous a mis à la porte de sa chambre plus vite que ça.

– C’est étrange, dit le nain réfléchissant.

– Oui, c’est ce que nous nous disions mutuellement, dit froidement M. Swiveller ; mais c’est parfaitement exact. »

Quilp fut complètement ébranlé par cette confidence, sur laquelle il réfléchit quelque temps dans un silence mystérieux. Souvent il levait les yeux sur le visage de Richard, et, d’un regard pénétrant, il en étudiait l’expression. Cependant, comme il n’y lut rien qui lui promît de plus amples détails ou qui pût lui donner des soupçons sur sa véracité ; et comme, d’autre part, M. Swiveller, livré à ses propres méditations, poussait de gros soupirs et s’enfonçait plus avant que jamais dans le triste chapitre du mariage de mistress Cheggs, le nain se hâta de rompre l’entretien et de s’éloigner, laissant à ses mélancoliques pensées le pauvre amant éconduit.

« Ils se sont vus ! se dit le nain tandis qu’il marchait seul le long des rues. Mon ami Swiveller a voulu négocier cette affaire par-dessus ma tête. Peu importe au fond, puisqu’il en a été pour ses frais ; mais c’est égal, l’intention y était. Je suis charmé qu’il ait perdu sa maîtresse. Ah ! ah ! ah ! l’imbécile ne se soustraira plus à ma direction. Je suis sûr de lui dans la maison où je l’ai placé ; je le trouverai toutes les fois que j’aurai besoin de lui pour mes desseins ; et, d’ailleurs, il est, sans le savoir, le meilleur espion de Brass, et quand il a bu, il dit tout ce qu’il sait. Vous m’êtes utile, Dick, et vous ne me coûtez rien que quelques rafraîchissements par-ci par-là. Il serait bien possible, monsieur Richard, qu’il convint à mes fins, pour me mettre en crédit auprès de l’étranger, de lui révéler avant peu vos projets sur l’enfant ; mais pour le moment et avec votre permission, nous resterons les meilleurs amis du monde. »

Tout en poursuivant le cours de ces pensées et se livrant le long de sa route au rêve ardent de ses intérêts particuliers, M. Quilp traversa de nouveau la Tamise et s’enferma dans son palais de garçon. Le poêle, récemment posé en ce lieu et d’où la fumée, au lieu de sortir par le toit, s’était répandue dans la chambre, rendait ce séjour un peu moins agréable peut-être que ne l’eussent désiré des gens plus délicats. Mais un pareil inconvénient, loin de dégoûter le nain de sa nouvelle demeure, ne lui en plaisait que davantage. Ainsi, après un dîner splendide qu’il avait fait venir du restaurant, il alluma sa pipe et fuma près de son poêle jusqu’au moment où il disparut dans un brouillard qui ne laissait voir que sa paire d’yeux rouges et enflammés et tout au plus, par moments, sa vague et sombre face, quand dans un violent accès de toux il déchirait le nuage de fumée et écartait les tourbillons qui obscurcissaient ses traits. Au milieu de cette atmosphère qui eût infailliblement suffoqué tout autre homme, le nain passa une soirée délicieuse : il se partagea tout le temps entre les douceurs de la pipe et celles de la cave à liqueurs. Parfois il se donnait le plaisir de pousser, en manière de chant, un hurlement mélodieux, qui n’offrait pas, du reste, la moindre ressemblance avec aucun morceau de musique, soit vocale soit instrumentale, que jamais compositeur humain ait été tenté d’inventer. Ce fut ainsi qu’il se récréa jusqu’à près de minuit, où il se mit dans son hamac avec la plus complète satisfaction.

Le premier son qui, le matin, vint frapper ses oreilles, tandis qu’il avait encore les yeux à demi fermés et que, se trouvant d’une façon si inaccoutumée tout près du plafond, il éprouvait la vague idée qu’il pouvait bien avoir été métamorphosé en mouche à viande dans le cours de la nuit, le premier son qu’il entendit fut le bruit d’une personne qui se lamentait et sanglotait dans la chambre. Il se pencha avec curiosité vers le bord de son hamac et aperçut mistress Quilp. D’abord il la contempla quelques instants en silence, puis la fit tressaillir violemment par ce cri soudain :

« Holà !

– Ah ! Quilp, dit vivement la pauvre petite femme en levant ses yeux, quelle peur vous m’avez faite !

– Tant mieux, coquine que vous êtes ! répliqua le nain. Qu’est-ce que vous venez chercher ici ? Vous venez voir si je ne suis pas mort, n’est-il pas vrai ?

– Oh ! je vous en prie, revenez à la maison, revenez à la maison, dit mistress Quilp avec des sanglots ; nous ne le ferons plus jamais, Quilp ; et après tout, ce n’était qu’une méprise qui provenait de notre anxiété.

– De votre anxiété ! dit le nain en grimaçant. Oui, oui, je connais ça, vous voulez dire de votre impatience de me voir mort. Je reviendrai à la maison quand il me plaira, je vous le déclare. Je reviendrai à la maison et m’en irai quand il me plaira. Je serai comme un feu follet, tantôt ici, tantôt là, voltigeant toujours autour de vous, les yeux fixés sur vous au moment où vous m’attendrez le moins, et vous tenant dans un état continuel d’inquiétude et d’irritation. Voulez-vous bien sortir ?…»

Mistress Quilp n’osa que faire un geste de supplication.

« Je vous dis que non, reprit le nain. Non ! si vous vous permettez de venir ici de nouveau, à moins que ce ne soit sur mon invitation, je lâcherai dans mon terrain des chiens de garde qui hurleront après vous et vous mordront. Je dresserai des chausse-trappes adroitement dissimulées, des pièges à femmes. Je sèmerai des pièces d’artifice qui feront explosion quand vous poserez le pied sur les mèches et qui vous feront sauter en mille petits morceaux. Voulez-vous bien sortir ?…

– Pardonnez-moi. Revenez à la maison, dit la jeune femme d’un accent pénétré.

– Non-on-on-on-on ! hurla Quilp. Non, pas avant que ce soit mon bon plaisir ; et alors je reviendrai aussi souvent que cela me conviendra, et je ne rendrai compte à personne de mes allées et venues. Vous voyez la porte ?… Voulez-vous bien sortir ! »

Ce dernier ordre, M. Quilp le prononça d’une voix si énergique et, en outre, il l’accompagna d’un geste si violent qui marquait son intention de s’élancer hors de son hamac, et, tout coiffé de nuit qu’il était, de reconduire sa femme chez elle à travers les rues, qu’elle s’enfuit rapide comme une flèche. Son digne seigneur et maître tendit le cou et les yeux jusqu’à ce qu’elle eût franchi le terrain du débarcadère ; et alors, charmé d’avoir eu cette occasion d’établir son droit et de poser en fait l’inviolabilité de son manoir, il partit d’un immense éclat de rire, puis s’abandonna derechef au sommeil.

Chapitre XIV. §

L’aimable et joyeux propriétaire du palais de garçon dormit au milieu de sa société favorite, à savoir : la pluie, la boue, la saleté, l’humidité, le brouillard et les rats, jusqu’à une heure assez avancée du jour. Appelant alors son valet de chambre, M. Tom Scott, et lui ayant ordonné de l’aider à se lever et de lui préparer son déjeuner, il quitta sa couche et fit sa toilette. Ce devoir accompli et le repas terminé, Quilp se rendit de nouveau dans Bewis Marks.

Cette visite n’était pas destinée à M. Swiveller, mais à l’ami et patron d’icelui, M. Sampson Brass. Ces deux gentlemen étaient absents l’un et l’autre ; jusqu’à miss Sally, la vie et le flambeau de la loi, qui n’était pas à son poste. Leur absence à tous était signalée aux visiteurs par un bout de papier écrit de la main de M. Swiveller et attaché au cordon de la sonnette ; sans faire connaître au lecteur à quel moment de la journée il avait été placé là, ce papier donnait seulement ce vague et trop discret avis : « On sera de retour dans une heure. »

« Il y a bien au moins une servante, je suppose, dit le nain en frappant à la porte de la maison. Voyons ça. »

Après un assez long intervalle de temps, la porte s’ouvrit et une voix grêle fit entendre ces mots :

« Voulez-vous me laisser votre carte ou une lettre ?

– Hein ? » murmura le nain en abaissant son regard (chose tout à fait contraire à ses habitudes) sur la petite servante.

Et la servante répondit, comme lors de sa première entrevue avec M. Swiveller :

« Voulez-vous me laisser votre carte ou une lettre ?

– Je vais écrire un billet, dit le nain passant devant elle et entrant dans l’étude. Songez bien à le remettre à votre maître dès qu’il sera de retour. »

M. Quilp grimpa sur le haut d’un tabouret pour écrire, tandis que la petite servante, prémunie contre de pareils événements par les instructions qu’on lui avait données, attachait sur le nain de grands yeux, toute prête d’avance, s’il dérobait seulement un pain à cacheter, à se précipiter dans la rue pour appeler la garde.

Le billet fut promptement écrit ; il était très-court. Tout en le pliant, M. Quilp rencontra le regard de la petite servante. Il examina longtemps et curieusement cette jeune fille.

« Comment vous trouvez-vous ici ? » dit le nain en mâchant un pain à cacheter avec d’horribles grimaces.

La petite servante, effrayée peut-être par cet examen, ne put articuler une réponse intelligible ; mais le mouvement de ses lèvres permettait de comprendre qu’elle répétait intérieurement sa même phrase au sujet d’une carte ou d’une lettre.

« Est-ce qu’on ne vous traite pas mal, ici ? Votre maîtresse n’est-elle pas un vrai cosaque ? » dit Quilp d’un ton caressant.

À cette dernière question, la petite servante, avec un regard très-fin mêlé de crainte, serra fortement sa bouche arrondie, et secoua vivement la tête.

Soit qu’il y eût dans cette vivacité de mouvement quelque chose qui plût à M. Quilp, ou que l’expression qu’avaient prise les traits de la petite servante fixât son attention pour un autre motif ; soit tout simplement qu’il voulût s’amuser à lui faire perdre contenance, toujours est-il qu’il posa carrément ses coudes sur le pupitre, et, pressant ses joues entre ses mains, se mit à la dévisager.

« D’où venez-vous ? dit-il après une longue pose en se caressant doucement le menton.

– Je ne sais pas.

– Quel est votre nom ?

– Je n’en ai pas.

– Quelle bêtise !… Comment votre maîtresse vous appelle-t-elle quand elle a besoin de vous ?

– Petit démon. »

Elle ajouta tout aussitôt, comme si elle craignait d’autres questions :

« Voulez-vous me laisser une carte ou une lettre ? »

Ces réponses étranges étaient de nature à provoquer des questions nouvelles. Quilp, cependant, sans prononcer un mot de plus, détourna son regard de la petite servante, se frotta le menton d’un air plus préoccupé que jamais ; mais se courbant sur le billet comme pour en écrire l’adresse avec plus de soin et d’exactitude scrupuleuse, il examina encore la servante du haut de ses épais sourcils, moins hardiment peut-être, mais fort attentivement. Le résultat de cette investigation secrète fut que notre nain, voilant son visage de ses mains, s’amusa de la jeune fille avec malice et sans bruit, jusqu’au moment où les veines de sa face furent près de se rompre dans un éclat de rire. Enfonçant alors son chapeau sur son front pour dissimuler cette gaieté, il lui jeta le billet et sortit à la hâte.

Une fois dans la rue, il ne put résister à un secret mouvement d’hilarité, et se mit à rire en se tenant les côtes, mais à rire de toutes ses forces, essayant de regarder à travers le grillage de la salle poudreuse, comme pour apercevoir encore la jeune fille ; il prolongea ce manège jusqu’à ce qu’il en fût fatigué. Enfin il se rendit au Désert, qui était situé à une portée de fusil de son palais de garçon ; là, il commanda, pour le soir, un thé pour trois personnes dans le berceau du bosquet. En effet, sa course et son billet avaient eu pour but d’engager miss Sally Brass et son frère à venir goûter les jouissances qu’on savourait en ce lieu.

Ce n’était pas précisément la saison où l’on a l’habitude de prendre le thé dans les tavernes d’été, moins encore dans les tavernes d’été délabrées, qui dominent les bords vaseux d’un grand fleuve à la marée basse. Néanmoins, ce fut dans ce lieu choisi que M. Quilp ordonna qu’on servît une collation froide ; et, à l’heure convenue, il recevait, sous le toit crevassé du berceau ruisselant d’humidité, M. Sampson avec sa sœur Sally.

« Vous aimez les beautés de la nature, dit Quilp avec une grimace. N’est-ce pas, Brass, que c’est charmant ? N’est-ce pas que c’est nouveau, pur et primitif ?

– C’est délicieux, en effet, monsieur, répondit le procureur.

– Un peu frais ? dit Quilp.

– Non… non, pas tout à fait, ce me semble, monsieur, répondit Brass, dont les dents claquaient de froid.

– Peut-être un peu humide et fiévreux ? dit Quilp.

– Juste assez humide pour être agréable, répondit Brass ; mais rien de plus, monsieur, rien de plus.

– Et Sally ? ajouta le nain ravi de plaisir ; aime-t-elle cet endroit ?

– Elle l’aimera mieux, répondit la virago, quand elle y prendra le thé : faites-nous-le servir, et ne m’ennuyez pas davantage.

– Douce Sally ! s’écria Quilp faisant un geste comme pour l’embrasser ; gentille, charmante, ravissante Sally !

– C’est un homme vraiment remarquable ! dit M. Brass dans un de ces apartés dont il avait l’habitude ; c’est vraiment un troubadour ! vous savez, un troubadour ! »

Brass semblait laisser tomber ces compliments comme sans y songer, à son propre insu ; mais le malheureux procureur, outre le froid terrible qu’il ressentait à la tête, avait été mouillé en chemin, et il eût volontiers consenti même à un sacrifice pécuniaire, pour échanger le lieu humide où il se trouvait contre une bonne chambre bien chaude, où il pût se sécher devant un bon feu. De son côté, Quilp, qui, indépendamment de sa malice démoniaque, n’était pas fâché de faire expier à Sampson la part qu’il avait prise dans la scène de deuil dont il avait été l’invisible témoin, du temps qu’il était noyé, observait ces signes de malaise avec un bonheur inexprimable ; il n’aurait pas éprouvé plus de joie à s’asseoir au banquet le plus splendide.

Il convient aussi de faire remarquer, comme un petit trait du caractère de miss Sally Brass, que certainement, pour son propre compte, elle eût supporté de fort mauvaise grâce les désagréments du Désert, et qu’elle n’eût sans doute pas manqué de s’en aller avant l’apparition du thé ; mais que, sitôt après avoir remarqué l’état pénible, la souffrance secrète de son frère, elle témoigna une satisfaction farouche, et se mit à s’amuser à sa manière. Quoique la pluie filtrât à travers les fentes du toit et mouillât leurs têtes, miss Brass ne faisait entendre aucune plainte, et présidait à la distribution du thé avec un calme imperturbable. Tandis que M. Quilp, dans sa bruyante hospitalité, installé sur une barrique vide, vantait ce lieu de plaisance comme le plus beau et le plus confortable des trois royaumes, et levait son verre pour boire à leur prochaine réunion de plaisir dans cet agréable endroit ; tandis que M. Brass, avec la pluie qui inondait sa tasse, faisait de pénibles efforts pour se donner une contenance et paraître à l’aise ; tandis que Tom Scott, qui attendait à la porte sous un vieux parapluie, se roidissait contre son mal, et s’efforçait de rire à gorge déployée, miss Sally Brass, sans songer à la pluie qui tombait sur ses charmes féminins et sur sa riche toilette, se tenait tranquillement assise devant le plateau, contemplant avec une jouissance intérieure la disgrâce de son frère, et satisfaite, dans son généreux oubli d’elle-même, de rester dans la taverne toute la nuit, en face des tourments qu’il éprouvait, et que son caractère avare et sordide ne lui permettait point de vouloir éviter. Et notez bien, car autrement le portrait ne serait pas complet, quoique ce ne soit qu’un trait, notez bien que miss Sally sympathisait au plus haut degré avec M. Brass, et qu’elle eût été hors d’elle si le procureur se fût permis de contrarier son client en quoi que ce fût.

Au plus fort de cette bruyante partie de plaisir, M. Quilp, ayant, sous un prétexte en l’air, renvoyé son serviteur aérien, reprit tout à coup ses manières habituelles, descendit de sa barrique, et posa une main sur la manche du procureur.

« Un mot, dit le nain, avant d’aller plus loin. Sally, voulez-vous écouter une minute ? »

Miss Sally se rapprocha, accoutumée qu’elle était à avoir avec leur hôte des conférences qui n’en valaient que mieux, pour être dissimulées sous un air d’indifférence.

« C’est une affaire, dit le nain promenant son regard du frère à la sœur, une affaire très-délicate. Réfléchissez-y bien de concert quand vous serez seuls.

– Certainement, monsieur, répondit Brass tirant de sa poche son agenda et son crayon. Je vais prendre note des points principaux, s’il vous plaît, monsieur. Des documents remarquables, ajouta le procureur en levant les yeux au plafond, des documents parfaits !… Il présente tout avec tant de lucidité, que c’est un plaisir de recueillir ses paroles ! Je ne connais pas un acte du Parlement qui le vaille pour être clair.

– Si c’est un plaisir, je suis bien fâché d’être obligé de vous en priver, dit sèchement Quilp. Serrez votre livre. Nous n’avons pas besoin de notes. Voilà : il y a un garçon nommé Kit… »

Miss Sally fit un signe de tête pour témoigner qu’elle connaissait ce garçon.

« Kit ? dit M. Sampson. Kit ?… ah ! oui, j’ai entendu ce nom-là ; mais je ne me rappelle pas bien… Je ne me rappelle pas bien…

– Vous êtes aussi lent qu’une tortue, et vous avez le crâne aussi épais qu’un rhinocéros ! répliqua son gracieux client avec un geste d’impatience.

– Il est admirablement facétieux !… s’écria l’obséquieux Sampson. Ses connaissances en histoire naturelle sont prodigieuses. C’est un vrai Bouffon. »

Nul doute que M. Brass ne voulût faire un compliment à son hôte ; et il est vraisemblable de penser qu’il avait eu l’intention de dire Buffon, mais qu’il avait laissé se glisser dans le mot une voyelle de trop. Quoi qu’il en soit, Quilp ne lui laissa pas le temps de se reprendre, mais il s’acquitta lui-même de ce soin en lui assenant sur la tête un coup du manche de son parapluie.

« Pas de querelle entre nous, dit miss Sally retenant la main de Quilp. Je vous ai dit que je connais ce garçon, et cela suffit.

– Elle est toujours dans la question ! dit le nain en lui donnant une tape sur le dos et regardant Sampson avec dédain. Sally, je n’aime point ce Kit.

– Ni moi, répondit miss Brass.

– Ni moi, dit Sampson.

– Alors, ça va bien, s’écria Quilp. La moitié de notre besogne est déjà faite. C’est un de ces honnêtes gens, un de ces beaux caractères, un animal qui rôde pour surprendre les secrets, un hypocrite, un double masque, un lâche, un espion furtif, un chien couchant devant ceux qui le nourrissent et l’amadouent, mais pour tous les autres, c’est un dogue qui vient vous aboyer dans les jambes.

– Quelle terrible éloquence ! s’écria Brass en éternuant. C’est effrayant !

– Venons-en à l’affaire, dit miss Sally ; pas tant de discours !

– C’est juste, s’écria Quilp en laissant tomber un nouveau regard de dédain sur Sampson ; toujours elle est dans la question ! Je dis, Sally, que ce Kit est un dogue aboyeur et insolent pour tout le monde, mais surtout pour moi. En un mot, je lui garde rancune.

– Cela suffit, monsieur, dit Sampson.

– Non, cela ne suffit pas, monsieur, dit Quilp en ricanant ; voulez-vous bien m’écouter jusqu’à la fin ? Outre que je lui garde rancune sur ce qu’il me contrecarre en ce moment et s’est placé comme une barrière entre moi et un résultat qui sans cela pourrait être une mine d’or pour nous tous ; outre ce motif, je répète qu’il me déplaît, que je le hais. Maintenant, vous connaissez ce garçon, c’est à vous à deviser le reste. Trouvez entre vous quelque moyen de me débarrasser de lui, et mettez-le à exécution. Puis-je y compter ?

– Vous pouvez y compter, monsieur, dit Sampson.

– Alors donnez-moi la main, répliqua Quilp. Sally, ma belle enfant, donnez-moi la vôtre : je compte sur vous tout autant et même plus que sur lui. Voici justement Tom Scott qui revient. Holà ! de la lumière, des pipes, du grog encore ! du grog toujours !… et vive cette charmante soirée ! »

Pas un mot de plus ne fut prononcé, pas un regard de plus échangé qui eût le moindre rapport au sujet réel de cette réunion. Ce trio avait l’habitude d’agir de concert ; les liens d’un intérêt mutuel les attachaient les uns aux autres ; il n’était donc pas besoin de plus amples explications entre eux. Quilp, reprenant ses façons bruyantes aussi aisément qu’il les avait quittées, se montra au bout d’un instant le même tapageur, le même petit sans souci, le même viveur que quelques minutes auparavant. Il était dix heures précises quand l’aimable Sally sortit du Désert, soutenant son tendre et bien-aimé frère qui avait le plus grand besoin de l’appui fraternel que pouvait lui procurer ce corps délicat, son pas étant, pour une cause inconnue, fort loin d’être solide, et ses jambes ayant des dispositions à faire sans cesse des écarts et à se poser tout de travers.

Accablé, malgré les sommes prolongés qu’il avait faits, par les fatigues de ces jours derniers, le nain, ne perdit pas de temps pour se rendre à sa riante demeure, où bientôt il rêva dans son hamac.

Abandonnons-le à ses rêves, auxquels ne sont peut-être pas étrangères les douces figures que nous avons laissées sous le porche de la vieille église, et allons rejoindre nos voyageurs qui sont assis à regarder devant eux.

Chapitre XV. §

Après un assez long temps, le maître d’école reparut à la petite porte du cimetière. Il accourait vers ses amis tenant à la main un trousseau de clefs rouillées que le mouvement de sa marche faisait tinter les unes contre les autres. La précipitation et le plaisir qu’il éprouvait l’avaient mis presque hors d’haleine lorsqu’il atteignit le porche : il ne put d’abord que montrer du doigt le vieux bâtiment que l’enfant avait contemplé avec tant d’attention.

« Vous voyez ces deux vieilles maisons ? dit-il enfin.

– Oui, certainement, répondit Nell. Je n’ai guère regardé qu’elles pendant toute votre absence.

– Et sans doute vous les eussiez regardées plus curieusement encore si vous aviez deviné ce que j’ai à vous dire. L’une de ces maisons sera la mienne. »

Sans s’expliquer davantage ni laisser à l’enfant le loisir de répliquer, le maître d’école prit la main de Nelly, qu’il mena, le visage tout rayonnant de joie, jusqu’à l’endroit dont il lui avait parlé.

Ils s’arrêtèrent devant une porte basse et cintrée. Après avoir inutilement essayé plusieurs clefs, le maître d’école finit par en trouver une à laquelle céda l’épaisse serrure. La porte s’ouvrit, en criant sur ses gonds, et permit aux visiteurs d’entrer dans la maison.

La pièce dans laquelle ils pénétrèrent était une chambre voûtée, qui jadis avait été soigneusement décorée par d’habiles architectes, et qui conservait encore dans son beau plafond aux vives arêtes, aux riches broderies de pierre, des vestiges brillants de son ancienne splendeur. Le feuillage sculpté sur les murs et qui défiait l’œuvre même de la nature, était demeuré à sa place comme pour dire combien de fois les feuilles des arbres avaient repoussé et s’étaient flétries, tandis que celles-là avaient bravé le temps sans éprouver de changement. Les figures à demi brisées qui supportaient l’entablement de la cheminée, bien que mutilées, laissaient voir encore ce qu’elles avaient été autrefois avant d’être cachées sous la couche de poussière qui les recouvrait, et s’élevaient tristement aux deux côtés du foyer vide, comme des créatures qui auraient survécu à leur génération et s’affligeraient de ne pouvoir mourir comme elle.

À une époque éloignée, car le changement même était antique dans ce lieu plein de vétusté, une cloison de bois avait été construite dans une partie de la pièce pour former un cabinet qui pût servir de chambre à coucher : vers ce temps, la lumière y pénétrait par une croisée ou plutôt une lucarne grossièrement percée dans l’épaisse muraille. Les matériaux dont elle était formée, ainsi que deux sièges déposés dans la vaste cheminée, avaient, à une date oubliée, fait partie de l’église du couvent ; car le chêne, approprié précipitamment à sa destination actuelle, avait été altéré dans sa forme première, mais n’en présentait pas moins une quantité de fragments de riches moulures empruntées aux stalles des religieux.

Une porte tout ouverte menait à une petite chambre ou cellule, où la lumière pénétrait à peine à travers un rideau de lierre, et qui complétait l’intérieur de cette partie des ruines. La maison n’était pas tout à fait dégarnie de meubles. Quelques sièges de forme antique, dont les bras et les pieds semblaient s’être affaissés avec l’âge ; une table, ou plutôt un fantôme de table ; un grand vieux coffre qui avait jadis contenu les registres de l’église ; enfin, divers objets utiles servant aux usages domestiques, et une certaine quantité de bois à brûler pour la provision d’hiver ; tout cela était rangé dans la chambre et fournissait autant de preuves certaines que la maison avait été habitée à une époque récente.

L’enfant tournait autour d’elle des regards empreints de ce sentiment de pieuse vénération avec lequel nous contemplons l’œuvre des siècles qui sont devenus comme autant de gouttes d’eau dans l’immense océan de l’éternité. Le vieillard les avait suivis. Tous trois restèrent quelque temps silencieux ; ils retenaient leur souffle, comme s’ils avaient craint de troubler, même par le moindre bruit, le silence de ce lieu vénérable.

« Oh ! la belle maison !… dit enfin l’enfant à voix basse.

– J’avais peur qu’elle ne vous parût différente, répondit le maître d’école. Vous avez frissonné quand nous y sommes entrés, comme si vous l’aviez trouvée froide ou sombre.

– Ce n’était pas cela, répondit Nelly regardant autour d’elle avec un léger frémissement. En vérité, je ne saurais vous dire ce que c’était ; mais j’ai éprouvé le même effet lorsque du porche de l’église j’ai contemplé l’extérieur de cette maison. Peut-être est-ce parce qu’elle est si vieille et si grise.

– C’est un endroit où il doit faire bon vivre, ne trouvez-vous pas ? dit son ami.

– Oh ! répondit l’enfant en joignant les mains avec ardeur ; un endroit tranquille et heureux, un bon endroit pour vivre et pour apprendre à mourir ! »

Elle en eût dit davantage ; mais dominée par l’énergie de ses pensées, sa voix se troubla, et les sons ne vinrent plus à ses lèvres qu’en soupirs confus.

– Un bon endroit pour vivre, et pour apprendre à vivre, pour acquérir la santé de l’esprit et du corps ! dit le maître d’école. Car cette vieille maison sera la vôtre.

– La nôtre !… s’écria l’enfant.

– Oui, répondit gaiement le maître d’école, et pour bien des années heureuses, j’espère. Je serai votre proche voisin, porte à porte. Voilà votre maison. »

Débarrassé maintenant du poids de la grande surprise qui leur était préparée, le maître d’école s’assit et fit placer Nell près de lui. Il lui raconta alors comment il avait appris que cet ancien bâtiment avait été occupé depuis fort longtemps par une vieille femme âgée de près de cent ans, qui gardait les clefs de l’église, l’ouvrait et la fermait pour les services et la montrait aux étrangers ; comme quoi cette vieille femme était morte quelques semaines auparavant sans qu’on eût trouvé depuis quelqu’un à qui confier cet emploi ; comme quoi, ayant appris ces circonstances dans une conversation avec le fossoyeur, qui était retenu au lit par un rhumatisme, il avait été amené à parler de sa compagne de voyage : ce qui avait été si favorablement accueilli par cette haute autorité, que, sur son conseil, il s’était déterminé à soumettre ce sujet au desservant. En un mot, le résultat de ses démarches était que Nell et son grand-père devaient être présentés, le lendemain, au ministre : il ne restait donc plus qu’une pure formalité. Mais ils étaient par le fait déjà nommés au poste vacant.

« Il y a, dit-il, aussi un petit traitement. Sans doute ce n’est pas grand’chose, mais c’est assez pour vivre dans cette retraite. En réunissant nos ressources nous serons à l’aise, n’ayez pas peur.

– Que Dieu vous bénisse et vous protège ! dit l’enfant avec des larmes d’attendrissement.

Amen, ma chère, répondit son ami d’un ton de douce gaieté ; puisse le ciel me bénir toujours comme il l’a déjà fait en nous conduisant à travers les soucis et les fatigues jusqu’à cette vie tranquille. Mais à présent il s’agit de voir ma maison… Allons, venez ! »

Ils se rendirent à l’autre bâtiment. Il fallut chercher dans le trousseau des clefs rouillées ; enfin, ils trouvèrent celle qu’il fallait et ouvrirent la porte vermoulue. Elle donnait sur une chambre voûtée et antique, semblable à celle qu’ils venaient de quitter, mais moins spacieuse et n’ayant pour dépendance qu’une autre petite pièce. Il n’était pas difficile de comprendre que la première maison était celle du maître d’école, et que l’excellent homme avait choisi la moins commode, dans son affection pleine d’égards pour ses amis. Ainsi que l’autre maison, celle-ci était garnie des meubles les plus nécessaires, et elle avait également sa provision de bois.

Maintenant ils avaient à s’occuper (occupation bien agréable), de rendre ces habitations aussi confortables que possible. Bientôt chacune des maisons eut son feu brûlant et pétillant dans l’âtre, et colorant les murs vieux et blêmes d’une clarté vive et gaie. Nelly exerça activement son aiguille ; elle répara les rideaux de croisée en lambeaux, rajusta les déchirures que le temps avait faites dans les morceaux usés de tapis qu’elle réunit pour leur donner un air décent. Le maître d’école nettoya et aplanit le terrain devant la porte, coupa l’herbe haute, arracha le lierre et les plantes rampantes qui laissaient pendre en désordre leurs tiges languissantes ; il donna à l’extérieur des murs un air de propreté et presque de parure. Le vieillard, tantôt seul, tantôt avec l’enfant, les aidait tous deux, rendait patiemment quelques petits services, et se trouvait heureux. Les voisins aussi, au sortir du travail, vinrent les assister, ou bien leur envoyèrent par leurs enfants de petits présents et des objets de nécessité première pour des étrangers. La journée avait été bien remplie : quand la nuit arriva, elle les trouva tout étonnés qu’il y eût encore tant à faire et que l’ombre descendit sitôt.

Ils soupèrent ensemble dans la maison que nous appellerons désormais « la maison de l’enfant », et, le repas terminé, ils s’assirent en cercle devant l’âtre. Là, à demi-voix, car leur cœur était trop plein et trop satisfait pour leur permettre de parler à voix haute, ils s’entretinrent de leurs plans d’avenir. Avant qu’ils se séparassent, le maître d’école fit lecture de quelques prières ; puis, remplis de bonheur et de reconnaissance envers Dieu, ils se quittèrent pour le reste de la nuit.

À cette heure silencieuse, tandis que le grand-père dormait paisiblement dans son lit et que tout se taisait, l’enfant demeura devant les cendres mourantes à évoquer le souvenir de ses aventures passées, comme si ce n’était qu’un rêve dont elle aimait à ranimer l’image confuse. La clarté du feu qui s’affaissait, réfléchie par les panneaux de chêne dont les saillies sculptées se découpaient en lignes sinistres sur l’obscurité du plafond ; les murailles antiques, où d’étranges ombres allaient et venaient, suivant les vacillations de la flamme ; l’aspect solennel du dépérissement qui finit par ronger aussi les objets inanimés et invisibles ; partout enfin, autour d’elle, l’image de la mort ; cet ensemble portait dans l’âme de Nelly de graves pensées, mais aucun sentiment de terreur ni d’alarme. Peu à peu une métamorphose s’était opérée en elle dans les jours de solitude et de chagrin : sa force avait diminué, mais son courage s’était fortifié ; son esprit avait grandi, son âme s’était épurée ; dans son sein avaient germé ces saintes pensées et ces graves espérances qui n’appartiennent guère qu’aux faibles et aux languissants. Personne ne vit cette créature fragile lorsqu’elle s’éloigna doucement du feu et qu’elle alla s’appuyer pensive au bord de la petite fenêtre ouverte ; nul, si ce n’est les étoiles, n’était là pour apercevoir son visage levé vers le ciel et y lire son histoire. La vieille cloche de l’église sonnait l’heure avec un timbre mélancolique, comme si elle ressentait quelque tristesse d’avoir de si longs entretiens avec les morts, et d’adresser tant d’avertissements inutiles aux vivants ; les feuilles mortes bruissaient, l’herbe frémissait sur les tombes ; hors cela, tout était tranquille, tout dormait.

Quelques-uns de ces dormeurs sans rêves étaient couchés dans l’ombre de l’église, près des murs ; comme s’ils s’y attachaient pour y trouver protection et bien-être. D’autres avaient choisi leur asile sous l’ombrage mouvant des arbres ; d’autres sur le chemin où l’on pouvait passer près d’eux ; d’autres parmi les tombes des petits enfants. Il y en avait qui avaient préféré s’étendre sur le sol même qu’ils avaient foulé dans leurs pérégrinations du jour ; d’autres, là où le soleil couchant échaufferait leur petit lit ; d’autres, là où ses premiers rayons les éclaireraient dès l’aube. Peut-être n’y avait-il aucune de ces âmes, emprisonnées maintenant dans la tombe, qui eût jamais de son vivant songé à se séparer de l’église, sa vieille compagne ; ou si cette pensée avait jamais traversé son esprit, il avait conservé encore pour elle cet amour que l’on a vu des prisonniers garder à la cellule où ils avaient été longtemps confinés, et dont l’étroite enceinte, au moment du départ, les retenait encore par de chers et douloureux regrets.

Il s’écoula de longues heures avant que l’enfant refermât la fenêtre et gagnât son lit. Elle éprouvait encore quelque chose de semblable aux sensations d’autrefois, un frisson involontaire, une sorte de frayeur momentanée, mais qui s’évanouit aussitôt sans laisser d’alarme après soi. Ses rêves lui montrèrent aussi de nouveau le petit écolier ; le toit s’ouvrit, et toute une colonne de visages brillants montaient dans les hauteurs du ciel, comme elle en avait vu dans les vieilles gravures des saintes écritures. Chers anges ! ils abaissaient leurs regards sur le lit ou elle reposait. Quel doux et heureux songe ! Au dehors, la tranquillité de la nature était restée la même, si ce n’est que l’air retentissait des accords d’une musique et du battement des ailes des séraphins. Au bout de quelque temps, miss Edwards et sa sœur lui apparurent, se tenant par la main, et se promenant parmi les tombes. Et alors le rêve devint confus et s’évanouit.

Avec l’éclat et la gaieté du matin, revint aussi la continuation des travaux de la veille, le retour de ses pensées agréables, un redoublement d’énergie, de tendresse et d’espérance. Ils travaillèrent activement tous trois, jusqu’à midi à mettre en ordre et arranger leurs maisons ; puis ils allèrent faire visite au desservant.

C’était un vieux gentleman au cœur simple, à l’esprit humble, modeste, ami de la retraite. Il connaissait peu le monde, qu’il avait quitté depuis bien des années pour venir s’établir en ce lieu. Sa femme était morte dans la maison même qu’il occupait encore, et il y avait longtemps qu’il s’était détaché des joies et des espérances de la terre.

Il reçut avec bonté les visiteurs et montra tout de suite de l’intérêt à Nelly. Il s’informa de son nom, de son âge, du lieu de sa naissance, des événements qui l’avaient conduite dans ce pays, et ainsi de suite. Déjà le maître d’école avait raconté l’histoire de l’enfant.

« Ils n’ont laissé, lui avait-il dit, aucun ami derrière eux : ils sont sans feu ni lieu. Ils sont venus ici partager mon sort. J’aime cette enfant comme si elle était à moi.

– Bien, bien, dit le desservant. Qu’il soit fait comme vous le désirez. Elle est bien jeune.

– Elle est plus vieille que son âge, mûrie trop tôt par l’épreuve de l’adversité, monsieur, répondit le maître d’école.

– Que Dieu l’assiste ! Qu’elle se repose et qu’elle oublie tous ses malheurs ! dit le vieux desservant. Mais une église antique est un lieu triste et sombre pour un être aussi jeune que vous, mon enfant.

– Oh ! non, monsieur, répliqua Nelly. Je suis bien loin de penser ainsi, assurément.

– J’aimerais mieux la voir danser le soir sur le gazon, dit le desservant, en posant sa main sur la tête de Nelly et souriant avec mélancolie, que de la voir assise à l’ombre de nos arceaux poudreux. Songez à cela, et jugez si nos ruines solennelles ne pèseront pas sur son cœur. Votre demande vous est accordée, mon cher ami. »

Après quelques autres paroles d’un accueil cordial, les visiteurs se retirèrent et se rendirent à la maison de l’enfant. Ils y avaient entamé une conversation sur leur heureuse fortune, quand un autre ami parut.

C’était un petit vieillard qui vivait au presbytère où il s’était établi, comme le maître d’école et ses protégés ne tardèrent pas à l’apprendre, depuis la mort de la femme du desservant, qui remontait à une quinzaine d’années environ. Dès le collège, il avait été le meilleur ami du ministre, et depuis, en tout temps, son compagnon assidu. Dans les premiers moments de douleur il était accouru pour le consoler et le soutenir, et, à partir de cette époque, jamais ils ne s’étaient séparés. Le petit vieillard était l’âme du village, le conciliateur de tous les différends ; c’était l’ordonnateur de toutes les fêtes, le dispensateur des libéralités de son ami, auxquelles il ajoutait beaucoup du sien ; le médiateur universel, le consolateur de tous les affligés. Pas un des braves villageois n’avait songé à s’informer de son nom, ou, s’ils l’avaient appris, ils l’avaient oublié pour lui donner un autre titre. Peut-être d’après une vague rumeur des succès qu’il avait obtenus au collège et donc le bruit s’était répandu lors de son arrivée, peut-être aussi parce qu’il ne s’était pas marié et ne menait pas de famille à sa suite, on l’avait appelé « le vieux bachelier. » Ce nom lui plaisait, ou du moins lui convenait autant qu’un autre, et depuis ce temps il était resté pour tout le monde le vieux bachelier. Or, c’était le vieux bachelier, nous devons le dire, qui avait eu soin de faire apporter la provision de combustible trouvée par les voyageurs dans leur nouveau domicile.

Il souleva le loquet, montra un moment au seuil de la porte sa bonne petite face ronde, et entra dans la chambre en homme qui n’était pas étranger aux localités.

« Vous êtes monsieur Marton, le nouveau maître d’école ? dit-il en saluant l’ami de Nell.

– Oui, monsieur.

– Vous arrivez ici avec d’excellentes recommandations et je suis charmé de vous voir. Je serais venu vous visiter dès hier, car j’attendais votre arrivée, mais j’ai été obligé d’aller dans le pays porter une lettre d’une mère malade à sa fille qui est en service à quelques milles d’ici ; je ne fais que de revenir. N’est-ce pas là la jeune gardienne de notre église ? Vous n’en êtes que davantage le bienvenu pour nous l’avoir amenée ainsi que ce vieillard. Et c’est de bon augure pour un maître que d’avoir commencé par apprendre lui-même à pratiquer l’humanité.

– Depuis quelque temps elle a bien souffert, dit le maître d’école, répondant ainsi au regard que le visiteur avait laissé tomber sur Nelly en l’embrassant sur la joue.

– Oui, oui, je vois bien qu’elle a souffert, dit le vieux bachelier. Ils ont cruellement souffert, et leur cœur aussi.

– En effet, monsieur, ce n’est que trop vrai. »

Tour à tour, le vieux bachelier promena son regard du grand-père à l’enfant, dont il prît tendrement la main. Il se leva.

« Vous serez plus heureux avec nous, dit-il ; ou du moins nous ferons tout pour cela. Vous avez déjà fait bien des améliorations ici. Est-ce votre ouvrage, mon enfant ?

– Oui, monsieur.

– Nous en ferons d’autres encore, qui ne vaudront certainement pas mieux, mais au moins avec plus de ressources. À présent, voyons, voyons un peu. »

Nell l’accompagna dans les autres petites chambres ainsi que dans le reste des deux maisons. Il fit la remarque qu’il manquait çà et là divers objets nécessaires et s’engagea à y pourvoir, grâce à une collection d’articles divers qu’il possédait chez lui, et ce devait être un magasin des plus variés et des plus hétérogènes. Tout cela arriva presque aussitôt : car une dizaine de minutes ne s’étaient pas écoulées, quand le petit gentleman qui venait de les quitter reparut chargé de vieilles planches, de morceaux de tapis, de couvertures et autres objets d’usage domestique ; il était suivi d’un jeune homme qui portait un fardeau de même nature. On jeta le tout en un monceau sur le parquet ; puis il fallut déployer une grande activité pour débrouiller, arranger, mettre en place les dons du vieux bachelier qui présidait au travail avec un plaisir extrême et y mettait la main lui-même avec une vivacité sans égale. Lorsqu’il ne resta plus rien à faire, il ordonna au jeune homme d’aller rassembler les enfants de l’école et de les amener devant leur nouveau maître, qui les passerait solennellement en revue.

« Une jolie collection d’élèves, mon cher Marton ; vous serez content de les voir, dit-il, se tournant vers le maître d’école quand le jeune homme se fut éloigné. Mais je ne leur dis pas ce que je pense d’eux ; cela gâterait tout. »

Le messager reparut bientôt à la tête d’une longue file de bambins, grands et petits, qui, reçus par le vieux bachelier à la porte de la maison, tombèrent dans une foule de convulsions de politesse, pour montrer leur civilité ; tenant d’une main serrée leurs chapeaux et leurs bonnets réduits à leur plus simple expression et se livrant à toute sorte de saluts et de révérences : le vieux gentleman contemplait d’un œil ravi ces démonstrations de respect auxquelles il donnait son approbation par de fréquents signes de tête et des sourires réitérés. La vérité est que le plaisir qu’il avait à les voir n’était pas aussi scrupuleusement dissimulé qu’il avait bien voulu le faire croire au maître d’école ; il ne pouvait s’empêcher de le manifester par des remarques confidentielles et des chuchotements prononcés assez haut pour que chacun des élèves l’entendît parfaitement.

« Ce premier enfant, mon cher maître d’école, dit le vieux bachelier, c’est John Owen ; un garçon plein de moyens, monsieur, une nature franche et honnête ; mais c’est trop irréfléchi, trop joueur, trop léger. Cet enfant, mon cher monsieur, se romprait le cou pour s’amuser et priverait ainsi ses parents de leur principale consolation ; et entre nous, regardez-le bien quand il fera le lévrier en jouant à la chasse au lièvre, vous verrez comme il franchit haies et fossés et comme il glisse adroitement tout du long jusqu’au bas de la petite carrière. Vous verrez, vous verrez ! Vraiment c’est magnifique. »

John Owen, après cette admonition terrible dont il n’avait rien perdu, fit place à un autre enfant également présenté par le vieux bachelier.

« Maintenant, monsieur, dit-il, regardez celui-ci. Vous le voyez ? Il se nomme Richard Evans. Il a une facilité surprenante pour apprendre ; il est doué d’une bonne mémoire et d’une intelligence ouverte ; en outre, il possède une belle voix et une oreille juste pour chanter les psaumes, et sous ce rapport, personne ne le vaut ici. Cependant, monsieur, cet enfant finira mal ; il mourra sur l’échafaud, j’en ai peur ; croiriez-vous qu’à l’église monsieur s’endort toujours pendant le sermon ? et tenez ! pour vous avouer toute la vérité, monsieur Marton, je faisais de même à son âge, et je suis bien certain que cela tenait à ma constitution et que je ne pouvais m’en empêcher. »

L’élève plein d’avenir étant bien et dûment édifié par ce reproche effrayant, notre vieux garçon passa à un autre.

« Mais à propos d’exemples à éviter, dit-il, j’ai là des petits garçons qui semblent faits tout exprès pour servir d’avertissement et de fanal à tous leurs camarades. En voici un que vous n’épargnerez pas, j’espère. Ce gaillard que vous voyez là, avec des yeux bleus et des cheveux blond clair ; c’est un nageur, monsieur, un plongeur, Dieu nous bénisse ! c’est un garnement, monsieur, qui a eu la fantaisie de se jeter dans dix-huit pieds d’eau tout habillé pour repêcher un chien d’aveugle qui se noyait sous le poids de sa chaîne et de son collier, tandis que le maître de l’animal se tordait les mains sur le rivage, se lamentant sur la perte de son guide, de son meilleur ami. J’ai envoyé sous le voile de l’anonyme deux guinées à ce brave enfant pour la peine, aussitôt que j’ai su ce beau trait, ajouta le vieux bachelier avec ce ton de demi-voix qui lui était particulier ; mais n’en soufflez mot, car il ne se doute pas le moins du monde que cet argent lui soit venu de moi. »

Après ce grand coupable, le vieux garçon passa à un autre, puis à un troisième, et ainsi de suite tout le long de la rangée, et pour mieux les retenir dans les bornes de la discipline, il ne manquait pas d’insister avec le même zèle sur celles de leurs qualités qui lui plaisaient le plus et se rapportaient le plus sans doute à ses préceptes et à son propre exemple. À la fin, craignant de les avoir affligés par son excessive sévérité, il les renvoya tous avec un petit présent, en les invitant à retourner paisiblement chez eux sans sauter, ni se battre, ni se détourner de leur chemin ; ajoutant, toujours à demi-voix, mais de manière à être entendu de tous, que lorsqu’il était enfant il n’aurait jamais pu s’empêcher de désobéir à un ordre semblable, dût sa vie en dépendre.

À partir de ce moment, le maître d’école conçut bonne espérance pour lui-même de ces dispositions cordiales et bienveillantes du vieux bachelier. Il le quitta, le cœur léger, l’esprit joyeux, et s’estima l’homme le plus heureux de la terre. Cette nuit-là encore, les fenêtres des deux antiques maisons s’éclairèrent du reflet des bons feux qu’on entretenait à l’intérieur ; et le vieux garçon, avec son ami le desservant, s’arrêtant pour contempler ces fenêtres au moment où ils revenaient de leur promenade du soir, s’entretinrent à voix basse de la charmante enfant, mais ils se retournèrent vers le cimetière avec un soupir.

Chapitre XVI. §

Dès le matin, Nelly fut levée de bonne heure : après s’être acquittée d’abord des soins du ménage, après avoir tout apprêté pour le maître d’école, bien assurément contre le désir de cet excellent homme, car il eût voulu lui épargner cette peine, elle détacha d’un clou enfoncé près de la cheminée un petit trousseau de clefs que le vieux bachelier lui avait solennellement remis la veille, et elle sortit seule pour aller visiter l’église.

Le ciel était serein et brillant, l’air transparent, parfumé de la fraîche senteur des feuilles récemment tombées, et vivifiant pour les sens. Le cours d’eau voisin étincelait et coulait avec un murmure mélodieux ; la rosée scintillait sur les tertres verts, comme des larmes versées sur les morts par les esprits bienfaisants.

Quelques jeunes enfants, aux figures épanouies, jouaient à cache-cache parmi les tombes. Ils avaient avec eux un petit poupon qu’ils avaient posé tout endormi sur la sépulture d’un enfant dans un lit de feuilles sèches. Cette sépulture était toute récente ; peut-être en ce lieu gisait une petite créature qui, douce et patiente dans sa maladie, s’était souvent mise là sur son séant pour regarder ces heureux joueurs, avant de se reposer tout à fait à la même place.

Nelly s’arrêta près de la troupe mutine et demanda à l’un des enfants :

« De qui est-ce là le tombeau ?

– Ce n’est pas un tombeau, répondit celui-ci ; c’est un jardin… le jardin de mon frère. Il est plus vert que les autres jardins, et les oiseaux l’aiment bien, parce que mon frère avait l’habitude de donner à manger aux oiseaux. »

Tout en parlant, l’enfant considérait Nelly avec un sourire. Il s’agenouilla, s’étendit un moment en appuyant sa joue contre le gazon, puis se releva et s’enfuit gaiement en quelques bonds rapides.

Nelly dépassa l’église, dont elle contempla la tour gothique, franchit la porte guichetée du cimetière, et pénétra dans le village. Le vieux fossoyeur, appuyé sur une béquille, prenait l’air devant la porte de sa chaumière et il souhaita le bonjour à Nelly.

« Allez-vous mieux ? dit Nelly s’arrêtant pour causer avec lui.

– Oui, certainement, répondit le vieillard. Je vous remercie beaucoup ; infiniment mieux.

– Avant peu, vous serez tout à fait bien.

– Avec la permission de Dieu et un peu de patience. Mais entrez, entrez. »

Le vieux fossoyeur la précéda en boitant.

« Prenez garde ; il y a, dit-il, un pas à descendre. »

Ayant lui-même descendu ce pas, non sans une grande difficulté, il introduisit Nelly dans sa modeste habitation.

« Vous voyez, dit-il, il n’y a qu’une chambre. Il y en a bien une autre là-haut, mais depuis quelques années elle ne me sert pas, parce que l’escalier est devenu trop rude à monter. Toutefois, je pense bien que je la reprendrai l’été prochain. »

Nelly s’étonna qu’une tête grise comme cet homme, surtout exerçant une pareille profession, pût parler aussi à l’aise du temps à venir. Il s’aperçut que son regard se promenait sur les outils accrochés le long de la muraille, et il sourit.

« Je parie, dit-il, savoir ce que vous pensez.

– Eh bien ?

– Vous pensez que je me sers de tous ces outils pour creuser les tombes.

– En effet, je m’étonnais de ce que vous aviez besoin d’en employer tant.

– Et vous aviez bien raison. C’est que, voyez-vous, je suis jardinier. Je bêche le terrain pour y planter des choses destinées à vivre et à croître. Il ne faut pas croire que mes œuvres doivent toutes moisir et pourrir en terre. Voyez-vous au milieu cette bêche ?

– Qui est si vieille, si ébréchée, si usée ?… Oui.

– C’est la bêche du fossoyeur, et vous voyez qu’elle a du service. On se porte bien dans ce pays-ci, et cependant elle a fait joliment du travail. Si elle pouvait parler, cette bêche, elle vous parlerait de plus d’une besogne inattendue qu’elle et moi nous avons accomplie ensemble ; mais j’oublie tout à présent, je n’ai plus qu’une pauvre mémoire. Ce n’est pas bien nouveau ce que je vous dis là, ajouta-t-il avec empressement ; cela a toujours été et sera toujours.

– Voilà des fleurs et des arbustes pour témoigner de votre autre besogne, dit l’enfant.

– Oh ! oui, et aussi de grands arbres… Et ceux-ci ne sont pas étrangers aux travaux du fossoyeur, comme vous pourriez le croire.

– Non !…

– Non, c’est-à-dire dans mon esprit, dans mon souvenir. Souvent ils ont aidé ma mémoire ; car ils me disent que j’ai planté tel arbre pour la naissance de tel homme. L’arbre reste pour me rappeler que l’homme est mort. Quand je contemple son ombre large, et me souviens de ce qu’était cet arbre au temps de cet homme, cela me remet juste à la pensée l’âge de mon autre besogne, et alors je puis vous préciser l’époque où je creusai sa tombe.

– Mais il y en a qui peuvent vous faire souvenir aussi de quelqu’un de vivant ?

– De vingt morts pour un vivant, tant femmes que maris, pères et mères, frères, sœurs, enfants, amis, oh ! oui, une vingtaine pour le moins. Voilà ce qui fait que la bêche du fossoyeur est devenue tout usée, tout ébréchée. Il m’en faudra une neuve l’été prochain. »

L’enfant le regarda vivement ; elle s’imaginait que ce vieillard voulait plaisanter avec son âge et ses infirmités ; mais le fossoyeur qui ne se doutait nullement de sa surprise parlait très-sérieusement.

« Ah ! dit-il après un court silence, les hommes n’apprennent rien… Non, ils n’apprennent rien. Il n’y a que nous, nous qui retournons cette terre où rien ne pousse et où tout meurt, qui pensions à ces choses ; je dis, comme il faut y penser… Vous avez été à l’église ?

– J’y vais en ce moment, répondit Nell.

– Il y a là, dit le fossoyeur, un vieux puits, juste sous le beffroi, un puits profond, noir et sonore. Durant quarante ans, vous n’avez qu’à laisser glisser le seau jusqu’à ce que le premier nœud de la corde soit dégagé du treuil, et alors vous l’entendez clapoter dans l’eau froide et sombre. Peu à peu l’eau se retire ; de sorte qu’au bout de dix ans il faut plonger jusqu’au second nœud, dérouler beaucoup plus de corde, sinon le seau se balance tendu et vide. Dix ans après, l’eau s’est retirée encore ; cela va jusqu’au troisième nœud. Dix ans de plus, et le puits s’est desséché ; et alors si vous descendez le seau jusqu’à ce que vos bras soient épuisés de fatigue et que vous ayez employé à peu près toute la corde, vous entendrez sur le sol au-dessous un cliquetis et un bruissement soudain, un son qui vous paraîtra si prolongé et si lointain, qu’il vous fera manquer le cœur, et que vous serez entraînée en avant comme si vous alliez tomber dans le puits.

– Quel endroit terrible pour y aller la nuit !… s’écria l’enfant qui avait suivi si attentivement les regards et les paroles au fossoyeur, qu’elle se croyait au bord de l’abîme.

– Qu’est-ce que ce puits ? Un tombeau !… reprit-il. Quoi de plus ? Tous nos vieillards le savent, et cependant lequel d’entre eux y songe, quand leur printemps s’est évanoui, quand la force leur manque, quand leur vie va déclinant ? pas un seul !

– N’êtes-vous pas très-âgé vous-même ? demanda involontairement l’enfant.

– J’aurai soixante-dix-neuf ans l’été prochain.

– Vous travaillez encore, quand vous êtes mieux portant ?

– Travailler ! certainement. Vous verrez près d’ici mes jardins. C’est moi qui ai arrangé, disposé en entier de mes mains tout le terrain. L’année prochaine, ce sera à peine si je pourrai apercevoir le ciel, tant mon feuillage sera devenu épais. Et puis j’ai ma besogne d’hiver aussi, le soir. »

En parlant ainsi, il ouvrit un buffet près duquel il était assis et il en tira quelques petites boîtes de vieux bois grossièrement sculptées.

« Des gentilshommes qui sont épris des temps anciens et de ce qui s’y rattache, dit-il, achètent volontiers ces échantillons de notre église et de nos ruines. Parfois je confectionne ces boîtes avec des débris de chêne que je trouve çà et là, parfois avec des restes de cercueils que les voûtes ont préservés longtemps de la destruction. Voyez ceci ; c’est un petit coffret de cette dernière matière, il est garni aux arêtes de fragments de plaques de cuivre sur lesquelles ont été gravées autrefois des inscriptions funèbres qu’on lirait bien difficilement aujourd’hui. À cette époque de l’année, je n’ai pas pour le moment beaucoup de ce bois, mais j’en aurai abondamment l’été prochain. »

L’enfant lui fit compliment de ces jolis ouvrages ; puis bientôt après elle s’éloigna. Tout en marchant, elle pensait combien il était étrange que ce vieillard qui tirait une triste morale de ses travaux et de tous les objets dont il était entouré, ne s’en fut jamais fait l’application à lui-même ; et que, tout en s’appesantissant sur l’incertitude de la vie humaine, il semblât, dans ses paroles comme dans ses actions, se croire immortel. Mais ses réflexions ne s’arrêtèrent pas sur ce sujet ; car elle avait assez de raison pour comprendre que dans les desseins de bonté et de charité de la Providence la nature humaine doit être ainsi, et que le vieux fossoyeur, avec ses plans pour l’été suivant, n’était que le type de l’humanité tout entière.

Ce fut au sein de ces méditations qu’elle atteignit l’église. Il lui fut facile de trouver la clef qui ouvrait la porte extérieure, car à chacune des clefs était attachée une étiquette de parchemin jauni. Le cliquetis de la serrure éveilla un bruit sourd ; et quand Nelly entra dans l’église d’un pas chancelant, l’écho qui y retentit la fit tressaillir.

Tout ce qui se produit dans notre vie, soit en bien, soit en mal, nous frappe par le contraste. Si le calme d’un simple village avait ému l’enfant d’autant plus vivement qu’elle avait été obligée, pour y arriver, de traverser, sous le poids de la fatigue et du chagrin, des chemins noirs et rudes, quelle ne fut pas son impression lorsqu’elle se trouva seule au milieu de ce monument solennel ! La lumière même, en passant par les fenêtres surbaissées, semblait vieille et grise ; l’air, pénétré de miasmes de terre et de moisissure, était comme chargé d’un principe de mort dont le temps avait dégagé les parties les plus impures, et il soupirait à travers les arcades, les nefs et les faisceaux de piliers, comme le souffle des siècles écoulés ! Le pavé était tout brisé, tout usé par les pieds des fidèles, comme si le Temps, venant à la suite des pèlerins, avait effacé leurs traces pour ne laisser que des dalles qui s’en allaient en miettes. Les poutres étaient rompues, les arcades affaissées ; les murailles sapées tombaient en poussière ; la terre avait perdu son niveau ; sur les tombes fastueuses, pas une épitaphe n’était restée : tout enfin, marbre, pierre, fer, bois et poussière, n’était plus qu’un monument de ruine commune. Les œuvres les plus belles comme les plus vulgaires, les plus simples comme les plus riches, les plus magnifiques comme les moins imposantes, les œuvres du ciel aussi bien que celles de l’homme, avaient toutes subi le même sort et présentaient le même aspect.

Une partie de l’édifice avait servi de chapelle baronniale ; on y voyait les images des guerriers couchés sur leurs lits de pierre, les mains jointes, les jambes croisées. Ces chevaliers qui avaient combattu en Palestine, étaient encore ceints de leur épée et couverts de leur armure comme de leur vivant. Les armes de quelques-uns, leur casque, leur cotte de mailles étaient suspendus près d’eux, à la muraille, à des crochets rouillés. Tout brisés et mutilés qu’étaient ces débris, ils conservaient encore leur ancienne forme et une partie de leur antique splendeur.

Ainsi les traces de la violence survivent à l’homme sur la terre, et les vestiges de la guerre et du carnage se mêlent aux emblèmes funéraires, longtemps après que ceux qui répandirent la désolation sont devenus des atomes de poussière.

L’enfant s’assit dans ce lieu vénérable et silencieux, parmi les figures roides et immobiles des tombes qui, pour Kelly, donnaient à ce côté de l’église encore plus de tranquillité et de majesté ; promenant autour d’elle des regards pleins d’un respect craintif mélangé d’un plaisir calme, elle se trouva heureuse : elle sentit qu’elle jouissait du repos. Elle prit une Bible sur un banc et se mit à lire ; puis, posant le livre, elle s’abandonna à la pensée des jours d’été, du brillant printemps qui reviendrait ; des rayons de soleil qui tomberaient obliquement sur la nature endormie ; des feuilles qui trembleraient à la fenêtre et projetteraient sur le pavé leur ombre lumineuse ; des chants d’oiseaux ; des boutons et des fleurs s’épanouissant autour des portes ; de la douce brise qui se jouerait dans l’espace et ferait flotter les bannières déchirées. Peu importait que ce lieu éveillât des idées de mort ! Quand on mourrait, il resterait toujours le même ; ces objets, ces sons se présenteraient avec le même charme ; il n’y avait rien de pénible à penser qu’on dormirait au milieu d’eux.

Nelly quitta la chapelle, lentement et se retournant souvent pour regarder en arrière. Elle arriva à une porte basse qui donnait sur la tour, l’ouvrit, gravit dans l’ombre l’escalier tournant ; parfois seulement elle apercevait, par le demi-jour d’étroites meurtrières, les degrés qu’elle venait de quitter, ou entrevoyait le reflet métallique des cloches chargées de poussière. Enfin, elle termina son ascension et atteignit le sommet de la tour.

Oh ! quelle explosion éclatante et soudaine de lumière ! La fraîcheur des plaines et des bois qui s’étendaient au loin de tous côtés, jusqu’à la limite azurée de l’horizon ; les troupeaux qui paissaient dans les pâturages ; la fumée qui, s’élevant par-dessus les arbres, semblait sortir de la terre ; les enfants qui près de l’église se livraient à leurs joyeux ébats ; tout était beau, tout était heureux ! C’était comme une transition de la mort à la vie, comme un vol vers le ciel.

Les écoliers passèrent au moment où Nelly arrivait au porche et refermait la porte de l’église. En longeant l’école, elle put entendre un bourdonnement de voix. Ce jour-là seulement, son ami avait commencé ses classes. Le bruit augmenta ; Kelly se retourna et vit les enfants sortir en troupe et se disperser avec des cris joyeux et des gambades. « Je suis bien contente, pensa-t-elle, qu’ils passent devant l’église. » Et elle eut la fantaisie de s’arrêter pour voir quel effet produisait ce bruit, et comme l’écho en serait agréable en venant expirer dans ses oreilles.

Ce même jour, par deux fois encore, Nelly visita la vieille chapelle, lut à la même place le même livre, et se laissa aller au même cours de pensées tranquilles. Lorsque le crépuscule du soir fut tombé, quand les ombres de la nuit qui descendait rendirent l’édifice plus grave et plus sévère encore, Nelly resta comme rivée au sol, sans rien craindre ni sans songer à s’éloigner.

Ses amis, qui la cherchaient, la trouvèrent enfin en ce lieu et la ramenèrent à la maison. Elle était pâle, mais paraissait heureuse jusqu’au moment où, avant de se séparer, on échangea le bonsoir. Alors, comme le pauvre maître d’école se penchait pour baiser la joue de Nelly, il crut sentir une larme tomber sur son visage.

Chapitre XVII. §

Parmi ses occupations diverses, le vieux bachelier trouvait dans l’antique église une source inépuisable d’intérêt et d’agrément. Il en était devenu fier, comme la plupart des hommes le sont des merveilles du petit monde où ils se meuvent ; il en avait fait une étude particulière ; il en avait appris l’histoire ; plus d’un jour d’été le trouva dans l’intérieur de l’église, plus d’une soirée d’hiver le vit au coin du feu du desservant, méditant sur ce sujet favori et ajoutant quelque richesse nouvelle à son petit trésor de traditions et de légendes.

Comme il n’était pas de ces esprits farouches qui voudraient mettre à nu la Vérité, en la dépouillant du peu de voiles et de vêtements que le temps et la féconde imagination des poëtes aiment à lui prêter, des agréments qui la décorent et servent, comme les eaux de son puits, à donner des grâces de plus aux charmes qu’ils cachent et montrent à moitié, à éveiller l’intérêt et la curiosité plutôt qu’à faire naître la langueur et l’indifférence ; comme, loin de ressembler à ces censeurs moroses et endurcis, le vieux bachelier aimait à voir la déesse couronnée de ces guirlandes de fleurs sauvages que la tradition a tressées pour lui en faire une brillante parure, et qui souvent ont d’autant plus de fraîcheur qu’elles ont plus de simplicité ; il marchait d’un pas léger et posait une main légère sur la poussière des siècles. Il aurait été bien fâché de soulever aucune des nobles pierres qu’on y avait élevées sur les tombes, pour voir s’il était vrai qu’il y eût là-dessous quelque cœur honnête et loyal. Ainsi, par exemple, il y avait un vieux cénotaphe de pierre grossière qui, depuis longues générations, passait pour contenir les ossements d’un certain baron, lequel, après avoir porté le ravage, le pillage et le meurtre en pays étranger, était revenu plein de repentir et de douleur faire pénitence et mourir dans sa patrie. Or, de doctes antiquaires avaient récemment découvert que cette tradition n’était nullement fondée, et que le baron en question était mort, à les en croire, les armes à la main sur un champ de bataille, en grinçant des dents et proférant des malédictions jusqu’à son dernier soupir. Le vieux bachelier soutint haut et ferme que la tradition seule était véridique ; que le baron, repentant de ses crimes, avait fait de grandes charités et rendu doucement son âme à Dieu ; et que, si jamais baron monta au ciel, celui-ci y était assurément bien tranquille. Autre exemple : lorsque les mêmes archéologues prétendirent prouver qu’un certain caveau secret ne contenait nullement la tombe d’une vieille dame qui avait été pendue, traînée sur la claie et écartelée par les ordres de la glorieuse reine Élisabeth, pour avoir secouru un malheureux prêtre qui se mourait de faim et de soif à sa porte, le vieux garçon soutint solennellement, envers et contre tous, que l’église était sanctifiée par la présence des cendres de la pauvre dame ; il démontra que les restes de la victime avaient été recueillis pendant la nuit aux quatre coins de la ville, apportés en secret dans l’église, et déposés dans le caveau. Il y a plus : le vieux bachelier, dans l’excès de son patriotisme local, alla jusqu’à nier la gloire de la reine Élisabeth et à dire tout haut qu’il mettait bien au-dessus d’une pareille gloire celle de la plus humble femme du royaume qui avait au cœur de la tendresse et de la piété. Quant à la tradition d’après laquelle la pierre plate posée près de la porte n’était point le tombeau du misérable qui avait déshérité son fils unique et légué à l’église une somme d’argent pour établir un carillon, le vieux bachelier s’empressa de l’admettre ; il disait qu’il était impossible que le pays eût jamais produit un tel monstre. En un mot, il voulait bien que toute pierre ou toute plaque de cuivre fût le monument des actions seules dont la mémoire était digne de survivre, mais pour les autres, elles ne méritaient que l’oubli. Qu’ils eussent été ensevelis dans la terre consacrée, à la bonne heure, mais il les y laissait enfouis profondément, pour ne jamais revoir le jour.

Ce fut par les soins d’un si bon maître que l’enfant apprit facilement sa tâche. Déjà fortement émue par le monument silencieux et la paisible beauté du site au sein duquel il élevait sa majestueuse vieillesse entourée dune jeunesse perpétuelle, il semblait à Nelly, lorsqu’elle entendait ces récits, que cette église était le sanctuaire de toute bonté, de toute vertu. C’était comme un autre monde, où jamais le péché ni le chagrin n’étaient apparus, un lieu de repos inaltérable, où le mal n’osait mettre le pied.

Après lui avoir raconté, au sujet de presque toutes les tombes et les pierres sépulcrales, l’histoire qui s’y rattachait, il la conduisit dans la vieille crypte, maintenant un simple caveau noir, et lui montra comment elle était éclairée au temps des moines ; comment, parmi les lampes qui pendaient du plafond, et les encensoirs qui, en se balançant, exhalaient les parfums de la myrrhe, et les chapes brillantes d’or et d’argent, et les peintures, et les étoffes précieuses, et les joyaux tout rayonnants, tout étincelants sur les arcades profondes, le chant des voix de vieillards avait retenti plus d’une fois à minuit dans les siècles reculés, tandis que des ombres dont le visage se cachait sous un capuchon étaient agenouillées tout autour à prier en défilant les grains de leur rosaire. De là, il la ramena dans l’église et lui fit remarquer, au haut des vieilles murailles, de petites galeries le long desquelles les nonnes avaient coutume de passer, à peine visibles de si loin dans leur costume sombre, s’y arrêtant parfois comme de tristes fantômes pour écouter les cantiques. Il lui apprenait aussi comment les guerriers, dont les images étaient couchées sur les tombes, avaient autrefois porté ces armes maintenant brisées ; comme quoi ceci avait été un heaume, ceci un bouclier, ceci un gantelet ; comme quoi ils avaient tenu l’épée à deux mains et assené sur l’ennemi les coups terribles de leur masse de fer. Tout ce qu’il disait, l’enfant le recueillait précieusement dans son esprit. Que de fois, la nuit, elle s’éveilla d’un rêve du temps passé et sortit de son lit pour aller regarder au dehors la vieille église, souhaitant avec ardeur de voir les croisées s’éclairer et d’entendre le son de l’orgue et les chants apportés sur l’aile du vent !

Le vieux fossoyeur ne tarda pas à aller mieux. Quand il fut sur pied, il apprit à l’enfant bien d’autres choses, quoique de nature différente. Il n’était pas encore en état de travailler ; mais un jour qu’il y avait une fosse à creuser, il alla surveiller l’homme chargé de ce soin. Il était justement ce jour-là d’une humeur communicative ; et l’enfant, d’abord debout à côté de lui, puis assise à ses pieds sur l’herbe, tournant vers lui son visage pensif, commença à causer avec le vieillard.

L’homme qui servait d’aide au fossoyeur était un peu plus âgé que lui, quoique beaucoup plus actif. Mais il était sourd, et lorsque le fossoyeur, qui par parenthèse eût fait à grand’peine un mille de chemin en une demi-journée, échangeait une observation avec lui au sujet de son ouvrage, l’enfant ne pouvait s’empêcher de remarquer qu’il y mettait une sorte de pitié impatiente pour l’infirmité de cet homme, comme s’il eût été lui-même la plus forte et la plus alerte des créatures vivantes.

« Je suis fâchée de vous voir faire cette besogne, dit l’enfant en s’approchant. Je n’avais pas entendu dire qu’il y eût quelqu’un de mort.

– Elle habitait un autre hameau, ma chère, répondit le fossoyeur, à trois milles d’ici.

– Était-elle jeune ?

– Oui… oui ; pas plus de soixante-quatre ans, je pense. David, avait-elle plus de soixante-quatre ans ?

David, qui bêchait ferme, n’entendit pas un mot de cette question. Le fossoyeur, qui ne pouvait réussir à l’atteindre avec sa béquille et qui était aussi trop infirme pour se lever sans assistance, appela son attention en lui jetant sur son bonnet de coton rouge une motte de terre.

« Qu’est-ce qu’il y a ? dit David en le regardant.

– Quel âge avait Becky Morgan ? demanda le fossoyeur.

– Becky Morgan ? répéta David.

– Oui, répliqua le fossoyeur ; ajoutant d’un ton à moitié compatissant et à moitié grondeur, mais sans être entendu de son vieux compagnon : Vous devenez bien sourd, Davy, terriblement sourd. »

Ce dernier, interrompant sa besogne, se mit à nettoyer sa bêche avec un morceau d’ardoise qu’il avait sous la main à cet effet, et grattant dans son opération l’essence d’autant de Becky Morgans que le ciel seul peut en connaître, il se mit à réfléchir sur cette matière.

« Laissez-moi y penser, dit-il ensuite. J’ai vu, la nuit dernière, qu’on avait écrit sur le cercueil… N’était-ce pas soixante-dix-neuf ans ?

– Non, non !

– Ah ! oui, c’était cela, reprit le vieillard avec un soupir. Car je me souviens d’avoir pensé qu’elle était à peu près du même âge que nous. Oui, c’était soixante-dix-neuf ans.

– Êtes-vous sûr de n’avoir pas mal lu, Davy ? demanda le fossoyeur, laissant voir sur ses traits une certaine émotion.

– Hein ?… dit l’autre ; répétez-moi cela.

– Il est très-sourd ! Il est tout à fait sourd ! s’écria vivement le fossoyeur. Êtes-vous sûr d’avoir bien lu ?

– Oh ! oui. Pourquoi pas ?

– Il est tout à fait sourd, murmura le fossoyeur ; et puis je crois qu’il tombe en enfance. »

Nelly se demandait avec quelque étonnement quelle raison le fossoyeur pouvait avoir de parler ainsi, quand, à dire vrai, son assistant n’avait pas moins d’intelligence que lui et était infiniment plus robuste. Mais le fossoyeur n’ayant rien ajouté de plus, Nelly ne donna pas suite à cette réflexion.

« Vous m’avez parlé, dit-elle, de vos travaux de jardinage. Est-ce que vous plantez quelque chose ici ?

– Dans le cimetière ?… Non, je n’y mets rien.

– J’y ai vu des fleurs et des arbustes. Tenez, en voici là-bas. Je m’imaginais qu’ils avaient poussé par vos soins, quoiqu’ils soient bien chétifs.

– Ils poussent à la grâce de Dieu, et Dieu sans doute a ses raisons pour qu’ils ne se montrent pas ici dans tout leur éclat.

– Je ne vous comprends pas.

– Eh bien ! écoutez. Ces arbustes marquent les tombes de ceux qui avaient des amis tendres et dévoués.

– J’en étais sure !… s’écria l’enfant. Ils ont bien fait, vraiment : cela me fait plaisir à penser.

– Oui, répliqua le fossoyeur ; mais attendez. Regardez-les, ces arbustes ; voyez comme ils penchent leur tête, comme ils sont languissants, comme ils dépérissent. En devinez-vous la cause ?

– Non, répondit l’enfant.

– C’est que la mémoire de ceux qui sont couchés en ce lieu périt si vite ! D’abord on vient soigner ces fleurs le matin, vers midi et le soir ; bientôt les visites sont moins fréquentes ; une fois par jour, une fois par semaine ; d’une fois par semaine, elles arrivent à ne plus avoir lieu qu’une fois par mois ; puis les intervalles sont éloignés et incertains ; et enfin l’on ne vient plus du tout. Il est rare que ces marques de souvenir fleurissent longtemps. J’ai vu les fleurs d’été les plus passagères leur survivre presque toujours.

– Ce que vous m’apprenez là m’afflige extrêmement.

– Ah ! répondit le vieillard en hochant la tête, c’est ainsi que s’expriment les braves gens qui entrent ici pour parcourir notre cimetière ; mais moi je pense tout autrement. « C’est, me disent-ils, une louable habitude que vous avez dans ce pays de cultiver la terre autour des tombes, mais il est triste de voir toutes ces plantes s’étioler ou mourir. » Je leur demande pardon en leur répondant que, selon moi, c’est bon signe pour le bonheur de ceux qui survivent. C’est comme ça ; la nature le veut.

– Peut-être cela vient-il de ce que les parents qui les pleurent s’habituent à regarder dans le jour le ciel bleu, et pendant la nuit les étoiles, et à penser que les morts habitent là et non dans leurs tombeaux. »

L’enfant avait prononcé ces paroles avec chaleur. Ce fut d’un accent de doute que le vieillard lui répondit :

« Oui, peut-être. Ce n’est pas impossible.

– Qu’il en soit ainsi ou non, pensa Nelly, je ferai de cet endroit mon jardin. Ce ne sera pas déjà si rude d’y donner un petit coup de bâche, et je suis certaine que j’y trouverai du plaisir. »

Le fossoyeur ne remarqua ni la coloration de ses joues brûlantes ni les larmes qui humectaient ses yeux. Il s’était tourné vers David qu’il appela par son nom. Bien évidemment la question de l’âge de Becky Morgan le troublait encore, quoique l’enfant eût peine à comprendre pourquoi.

Le deuxième ou troisième appel fait par son nom attira enfin l’attention du vieux compagnon, qui interrompit sa tâche, s’appuya sur sa bêche et posa sa main contre son oreille dure.

« Est-ce que vous m’appelez ? dit-il.

– J’aurais cru, Davy, répondit le fossoyeur, que Becky Morgan… et il montra la tombe, était bien plus âgée que vous ou moi.

– Soixante-dix-neuf ans, répondit le vieillard avec un triste balancement de tête. Je vous dis que je l’ai vu.

– Vous l’avez vu ?… Oui ; mais, Davy, les femmes n’avouent pas toujours leur âge.

– C’est possible tout de même, s’écria le compagnon, dont les yeux brillèrent tout à coup. Elle pouvait bien être plus âgée.

– J’en suis sûr. Songez donc seulement comme elle paraissait vieille. Vous et moi nous n’avions l’air que d’enfants auprès d’elle.

– Elle paraissait vieille, répéta David. Vous avez raison ; elle paraissait vieille.

– Rappelez-vous, dit le fossoyeur, combien depuis longues, longues années, elle paraissait vieille ; comment voulez-vous qu’elle n’eût que soixante-dix-neuf ans, notre âge seulement ?

– Elle devait avoir pour le moins cinq ans de plus que nous ! s’écria l’autre.

– Cinq ans !… repartit le fossoyeur ; dites plutôt dix. Elle avait bien quatre-vingt-neuf ans. Rappelez-vous l’époque à laquelle sa fille mourut. Certainement elle avait quatre-vingt-neuf ans comme un jour, et la voilà qui veut se donner dix ans de moins !… Ô vanité humaine !… »

En fait de réflexions morales sur ce thème abondant, le compagnon ne resta pas en arrière, et tous deux ensemble y ajoutaient des commentaires nombreux, d’après l’autorité desquels il eût été permis de se demander, non pas si la défunte avait bien l’âge qu’on lui supposait, mais si elle n’avait pas parfaitement atteint la limite patriarcale de la centaine. Lorsqu’ils eurent décidé la question à leur satisfaction mutuelle, le fossoyeur, avec l’aide de son ami, se leva pour partir.

« Il fait froid à rester assis à cette place, dit-il, et il faut que je prenne des ménagements jusqu’à l’été prochain.

– Qu’est-ce ? demanda David.

– Il est très-sourd, le pauvre diable !… Bonjour.

– Ah ! dit David le suivant du regard, il baisse considérablement. Comme il vieillit tous les jours ! »

Ce fut ainsi qu’ils se séparèrent, chacun de son côté, persuadé que l’autre avait moins de temps à vivre que lui ; tous deux grandement consolés et rassurés par la petite fiction dont ils étaient tombés d’accord sur l’âge de Becky Morgan, car, grâce à cet expédient, la mort n’était plus pour eux un précédent de fâcheux augure, puisqu’elle leur promettait au moins une dizaine d’années à vivre encore.

L’enfant resta quelques minutes à considérer le vieux sourd, comme il rejetait la terre avec sa pelle, s’arrêtant souvent pour tousser et reprendre haleine, et se répétant entre les dents, avec une sorte de joie grave, que le fossoyeur baissait rapidement. À la fin elle s’éloigna et, traversant toute pensive le cimetière, elle rencontra sans s’y attendre le maître d’école qui était assis au soleil sur un tertre vert et lisait.

« Nell ici !… dit-il amicalement, tandis qu’il fermait son livre. Il m’est bien agréable de vous voir respirer en plein air, en pleine lumière. Je craignais que vous ne fussiez encore dans l’église où vous vous tenez si souvent.

– Vous le craigniez !… dit l’enfant en s’asseyant auprès de lui. N’est-ce pas un lieu convenable ?

– Sans doute, sans doute. Mais il faut être gaie quelquefois. Allons, ne secouez pas la tête et ne souriez pas si tristement.

– Non, si vous lisiez dans mon cœur, vous n’y verriez pas de tristesse. Ne me regardez donc pas ainsi, comme si vous me supposiez du chagrin. Il n’y a pas sur la terre une créature plus heureuse que je ne le suis maintenant. »

Pleine de reconnaissance et de tendresse, l’enfant prit la main du maître d’école et la pressa entre les siennes.

Ils gardèrent un silence de quelques moments ; puis Nelly murmura :

« C’est la volonté du ciel !

– Quoi donc ?

– Tout ça, tout ce qui nous concerne. Mais lequel de nous est triste maintenant ? Ce n’est pas moi toujours, vous voyez que je souris.

– Et moi aussi, dit-il, je souris à l’idée que nous rirons encore plus d’une fois ici. Ne causiez-vous pas avec quelqu’un là-bas ?

– Oui.

– De quelque chose qui vous aura rendue triste ?… »

Ici il y eut un long silence.

« Qu’est-ce que c’était ? demanda tendrement le maître d’école. Allons, dites-moi ce que c’était.

– Je m’affligeais, dit l’enfant fondant en larmes, je m’affligeais de penser que ceux qui meurent parmi nous sont bientôt oubliés.

– Et pensez-vous, dit le maître d’école, remarquant le regard qu’elle avait promené autour d’elle, qu’un tombeau sans visiteurs, un arbre languissant, une fleur ou deux fanées soient des preuves d’oubli ou de froide négligence ? Pensez-vous qu’il n’y ait pas, en dehors des fleurs ou des arbustes, des pensées en action, des souvenirs vivants pour perpétuer la mémoire des morts ? Nell, Nell, il y a peut-être dans le monde en ce moment bien des gens occupés au travail, dont les bonnes actions et les bonnes pensées n’ont d’autre source que ces tombeaux en apparence si négligés.

– Ne m’en dites pas davantage, s’écria l’enfant. Ne m’en dites pas davantage. Je sens, je comprends cela. Comment ai-je pu l’oublier ? je n’avais pourtant qu’à penser à vous.

– Il n’est rien, dit vivement son ami, non, rien d’innocent et de bon qui puisse mourir et être oublié. Si nous ne croyons pas à cela, ne croyons plus à rien. Un petit enfant, un enfant bégayant à peine qui meurt au berceau, revivra dans les plus doux souvenirs de ceux qui l’aimèrent, et remplira là-haut son rôle en rachetant les péchés du monde, bien que son corps puisse être réduit en cendres ou enseveli dans les profondeurs de l’Océan. Il n’y a pas un petit ange dont se recrute l’armée du ciel, qui ne fasse sur la terre son œuvre sainte en faveur de ceux qui l’ont chéri ici-bas. Oublié ! oh ! si l’on pouvait fouiller à leur source les bonnes actions des créatures humaines, combien la mort elle-même paraîtrait belle ! et comme on trouverait que la charité, la mansuétude, la pure affection ont pris souvent naissance dans la poussière des tombes !

– Oui, dit Nelly, c’est la vérité ; je le sais. Qui peut mieux que moi en reconnaître la force, moi pour qui votre petit écolier est toujours vivant !… Cher, cher bon ami, si vous saviez tout le bien que vous me faites ! »

Le pauvre maître d’école se pencha vers elle sans rien répondre, car son cœur était plein.

Ils étaient encore assis au même endroit quand le grand-père arriva. Avant qu’ils eussent pu échanger une parole, l’horloge de l’église sonna l’heure de la classe, et le maître d’école se retira.

« Un brave homme, dit le grand-père le suivant des yeux ; un excellent homme. Sûrement ce n’est pas lui qui nous fera jamais du mal. Nous sommes en sûreté ici enfin, n’est-ce pas ? Nous ne nous en irons jamais d’ici ? »

L’enfant inclina la tête et sourit.

« Elle a besoin de repos, reprit le vieillard en lui caressant la joue. Trop pâle ! trop pâle ! Elle n’est plus ce qu’elle était…

– Quand ? demanda Nelly.

– Ah ! oui… quand ? Combien y a-t-il de semaines ? Pourrais-je les compter sur mes doigts ?… Mais il vaut mieux les oublier ; heureusement elles sont passées.

– Heureusement, cher grand-papa, répondit l’enfant. Oui, nous les oublierons ; oui, si jamais elles reviennent à notre souvenir, ce sera seulement comme un mauvais rêve qui se sera évanoui.

– Chut ! dit le vieillard la poussant vivement avec sa main et regardant par-dessus son épaule. Ne parle plus de ce rêve ni de toutes les souffrances qu’il a causées. Ici il n’y a pas de rêves. C’est un lieu paisible ; les rêves se sont éloignés. N’y pensons jamais, de peur qu’ils ne reviennent nous poursuivre. Les yeux fatigués et les joues creuses, la pluie, le froid et la faim, et avant cela des horreurs pires encore, voilà ce qu’il nous faut oublier si nous voulons vivre tranquilles ici.

– Merci, ô mon Dieu ! s’écria intérieurement Nelly, pour cet heureux changement !

– Je serai patient, dit le vieillard, je serai humble, plein de reconnaissance et de soumission si tu veux bien me garder. Mais ne t’éloigne pas de moi, ne pars point seule ; laisse-moi demeurer auprès de Nell, je serai tout à fait sincère et docile.

– Que je parte ! que je m’en aille seule ! répliqua l’enfant avec une gaieté feinte ; en vérité, ce serait une drôle de plaisanterie. Voyez, mon cher grand-papa, nous ferons de cet endroit notre jardin. Pourquoi pas ? La place est excellente. Demain nous commencerons et travaillerons ensemble, l’un près de l’autre.

– C’est une bonne idée ! s’écria le grand-père. Eh bien ! c’est cela, ma mignonne, nous commencerons demain. »

Rien d’égal au plaisir du vieillard, lorsque le lendemain ils entreprirent leur travail. Rien d’égal à son insouciance pour les images funèbres que rappelait ce lieu. Ils arrachèrent des tombes les longues herbes et les orties, éclaircirent les pauvres arbustes, extirpèrent les racines, nettoyèrent le gazon doux en le débarrassant des feuilles mortes et des mauvaises herbes. Ils étaient encore dans toute l’ardeur de leurs opérations quand l’enfant, levant sa tête qui était penchée vers le sol, remarqua que le vieux bachelier était assis sur une barrière voisine à les observer.

« C’est très-bien, très-bien, dit le petit gentleman adressant un signe d’amitié à Nell qui le saluait. Est-ce que vous avez fait tout cela ce matin ? »

Nelly répondit en baissant les yeux :

« C’est peu de chose, monsieur, en comparaison de ce que nous voulons faire.

– Un bon ouvrage, un bon ouvrage, dit le vieux garçon. Mais ne vous occuperez-vous que des tombes des enfants et des jeunes gens ?

– Nous en viendrons bientôt aux autres, monsieur, » répondit Nell en détournant la tête et parlant bas.

Ce n’était là qu’un petit incident ; cette préférence marquée pouvait être volontaire ou bien due au hasard, ou tenir à la sympathie que Nelly éprouvait pour la jeunesse sans en avoir conscience elle-même. Mais ce fait, qu’il n’avait pas remarqué d’abord, parut produire une impression sur le vieillard. Il jeta un regard rapide sur les tombes, puis contempla avec anxiété son enfant qu’il attira contre lui et à qui il ordonna de se reposer. Quelque chose qui depuis longtemps avait échappé à sa mémoire sembla s’agiter péniblement dans son esprit. Il ne pouvait l’en effacer, comme il avait fait d’autres sujets plus graves ; mais l’impression grandit, grandit encore, se reproduisit plusieurs fois ce même jour, et souvent dans la suite. Une fois, tandis qu’ils étaient à l’œuvre, l’enfant, voyant que son grand-père se retournait fréquemment et la regardait avec inquiétude comme s’il s’efforçait de résoudre quelques doutes cruels ou de réunir quelques pensées dispersées, le pressa de s’expliquer à ce sujet. « Ce n’est rien, dit-il, rien ! » Et posant sur son bras la tête de Nelly, il lui caressa la joue avec sa main et murmura :

« Chaque jour elle devient plus forte. Ce sera bientôt une femme. »

Chapitre XVIII. §

À partir de ce temps, il s’éleva dans le cœur du vieillard, à l’égard de l’enfant, une sollicitude vigilante qui ne le quittait plus. Il y a dans le cœur humain des cordes étranges, variées, qui ne vibrent que par accident : elles resteront muettes et sourdes aux appels les plus passionnés, les plus ardents, et puis un jour enfin elles répondront au contact le plus léger et le plus fortuit. Dans les esprits les plus insensibles ou les plus enfantins, il y a un certain fonds de réflexion que l’art suscite rarement et que toute l’habileté du monde ne pourrait inspirer : il se révèle par hasard comme se sont révélées la plupart des grandes vérités, quand celui qui les découvrait n’avait en vue que le but le plus simple.

Du jour où s’était passée cette scène intime, le vieillard n’oublia plus un seul moment la faiblesse et le dévouement de l’enfant. À partir de ce petit incident, lui qui l’avait vue traverser, à ses côtés, tant d’obstacles et de souffrances, sans l’envisager autrement que comme la compagne naturelle des misères qu’il ressentait si cruellement lui-même et qu’il déplorait aussi bien pour lui que pour elle, il sentit intérieurement s’éveiller l’intelligence de sa dette envers Nelly et de l’état où ces misères l’avaient réduite. Depuis cette époque jusqu’à la fin, jamais, non, jamais, même dans un moment d’oubli, il ne se préoccupa plus de sa propre personne ; jamais aucune pensée, aucune considération d’intérêt particulier ne vint le distraire de la contemplation du gracieux objet de son amour.

Il la suivait partout pour guetter l’instant où elle serait fatiguée et sentirait le besoin de s’appuyer sur son bras ; il s’asseyait en face d’elle au coin de la cheminée, heureux de veiller sur elle et de la regarder, jusqu’à ce qu’elle relevât la tête et lui sourît comme autrefois ; il lui épargnait avec empressement les soins domestiques qui eussent pu excéder la mesure de ses forces ; pendant les sombres et froides nuits, il se levait pour écouter le souffle de son enfant endormie, et parfois il restait penché des heures entières au chevet de son lit rien que pour avoir le plaisir de toucher sa main. Celui qui sait tout peut seul savoir combien d’espérances, combien de craintes, combien de pensées d’affection profonde se croisaient dans ce cœur déchiré, et quel changement s’était opéré chez le pauvre vieillard.

Quelquefois (bien des semaines s’étaient écoulées déjà) l’enfant, épuisée même au bout de peu d’efforts, passait toute la soirée sur un lit de repos devant le feu. Alors le maître d’école apportait des livres et lui faisait la lecture à haute voix ; mais rarement la soirée s’écoulait sans que le vieux bachelier vint aussi et se mît à lire à son tour. Le grand-père restait assis à écouter, il n’écoutait guère, mais il tenait ses yeux fixés sur l’enfant ; et si elle souriait, si elle s’animait au récit qu’elle entendait, le vieillard disait que ce récit était plein d’intérêt, et il se prenait à aimer le livre. Lorsque, dans la causerie de la soirée, le vieux bachelier racontait quelque histoire qui plaisait à Nelly, et les histoires du vieux bachelier ne manquaient jamais de lui plaire, le vieillard s’efforçait, bien qu’à grand’peine, de la graver dans son esprit ; de plus, quand le vieux bachelier prenait congé d’eux, parfois le vieillard courait après lui et le priait humblement de vouloir bien lui redire quelque partie de son histoire qu’il désirait apprendre pour obtenir un sourire de Nelly.

Mais ces circonstances ne se produisaient par bonheur que rarement : car l’enfant n’aimait qu’à être dehors et à se promener dans son jardin solennel. Bien des personnes aussi venaient visiter l’église ; et comme ceux qui étaient venus parlaient de l’enfant à leurs amis, il s’en présentait beaucoup d’autres : si bien que, même à cette époque de l’année, il y avait foule de visiteurs. Le vieillard les suivait à quelque distance le long de l’église, écoutant la voix si chère à son cœur ; et quand les étrangers avaient quitté Nelly et s’éloignaient, il se mêlait à eux pour saisir quelques lambeaux de leur conversation ; ou bien dans ce, but, il restait à la porte, la tête découverte, guettant le moment où ils passeraient. Ceux-ci vantaient toujours l’esprit et la beauté de l’enfant, et le vieillard était fier de les entendre ! Mais qu’ajoutaient donc si souvent ces visiteurs, pour que le cœur du vieillard fût torturé et pour que le pauvre homme allât tout seul gémir et sangloter dans un coin sombre ? Hélas ! qu’ils étaient indifférents à ses yeux, ceux qui n’éprouvaient pour elle que le faible intérêt du moment, ceux qui s’en allaient oublier dès la semaine suivante l’existence d’un être si charmant, même après l’avoir vu, même après en avoir eu pitié, même après avoir adressé au grand-père un adieu plein de compassion et chuchoté entre eux, en passant, d’un air mystérieux !

Parmi les gens du village aussi il n’y en avait pas un qui ne ressentit de l’affection pour la pauvre Nelly : tous éprouvaient le même sentiment ; tous avaient non-seulement de la tendresse pour elle, mais une pitié qui croissait chaque jour. Les écoliers eux-mêmes, tout légers et insouciants qu’ils étaient, aimaient Nelly. Le plus hébété d’entre eux eût été bien fâché de ne pas l’avoir aperçue à sa place accoutumée lorsqu’il se rendait à la classe, et il se fût volontiers détourné de son chemin pour aller demander de ses nouvelles à la fenêtre garnie de barreaux. Si elle était assise dans l’église, les écoliers y hasardaient tout doucement un regard à travers la porte entre-bâillée, mais ils ne s’avisaient point de lui parler, à moins qu’elle ne se levât et ne vînt leur adresser la parole. Ils lui reconnaissaient quelque chose de supérieur qui l’élevait au-dessus d’eux.

Quand le dimanche revenait, il n’y avait dans l’église que de pauvres gens ; car le château où avaient vécu les anciens seigneurs du pays n’était plus qu’une ruine abandonnée ; et, à sept milles à la ronde, il n’existait que d’humbles cultivateurs. En ce jour consacré à la prière et jusque dans le lieu saint l’on témoignait à Nelly le même intérêt que partout ailleurs. On se réunissait autour d’elle sous le porche, avant et après le service. Les tout petits enfants s’attachaient à sa jupe ; les vieillards et les femmes interrompaient leurs commérages pour lui adresser un salut affectueux. Plusieurs qui étaient venus d’une distance de trois à quatre milles, lui apportaient leur modeste présent ; et les plus pauvres, les plus infimes avaient au moins pour elle des vœux sortis du cœur.

Elle avait voué une tendresse toute particulière aux jeunes enfants qu’elle avait vus pour la première fois jouant dans le cimetière. L’un d’eux, celui qui avait parlé de son frère, était son petit favori, son ami ; souvent, à l’église, il se tenait assis auprès d’elle, ou bien il montait avec elle jusqu’au sommet de la tour. Il était heureux de la soutenir, ou de s’imaginer du moins qu’il lui prêtait appui, et bientôt ils devinrent inséparables.

Il advint qu’un jour, comme Nelly était seule, dans le vieux cimetière, occupée à lire, le jeune garçon y accourut, les yeux pleins de larmes, et après l’avoir tenue un moment à quelque distance de lui en la contemplant fixement, jeta avec une ardeur passionnée ses petits bras autour du cou de sa jeune amie.

« Qu’est-ce donc ? dit Nelly cherchant à le calmer. Qu’y-a-t-il ?

– Elle n’en est pas encore un !… s’écria l’enfant l’embrassant plus étroitement encore. Non, non !… Elle n’en est pas un !… »

Elle le regarda avec surprise, et lui débarrassant le front des cheveux qui le couvraient, elle demanda en l’embrassant au petit homme ce qu’il voulait dire.

« Chère Nell, s’écria-t-il, il ne faut pas que vous en soyez un !… Nous ne les revoyons plus. Jamais ils ne viennent jouer avec nous, jamais ils ne viennent nous parler. Restez telle que vous êtes. Vous êtes bien mieux comme ça.

– Je ne vous comprends pas… Expliquez-vous.

– Eh bien, ils disent, reprit le petit garçon en la regardant en face, ils disent que vous serez un ange avant que les oiseaux aient recommencé à chanter. Mais vous ne le voulez pas, n’est-il pas vrai ? Nell, ne nous quittez pas, quoique le ciel soit bien brillant. Ne nous quittez pas !… »

Nelly baissa la tête, et couvrit son visage de ses mains.

« C’est bon, c’est bon, elle ne veut pas ! s’écria le petit garçon, se réjouissant à travers ses larmes. N’est-ce pas que vous n’irez pas au ciel ? Vous savez combien ça nous ferait de peine. Chère Nell, dites-moi que vous resterez avec nous. Oh ! je vous en prie, je vous en prie, dites-moi que vous le voulez ! »

Le petit garçon joignit les mains et s’agenouilla devant Nelly.

« Regardez-moi seulement, Nell, reprit-il, et dites-moi que vous resterez, et alors je verrai bien qu’ils se trompaient, et je ne pleurerai plus. Nell, ne me direz-vous pas oui ? »

Nelly continuait de baisser la tête et de se voiler le visage ; ses sanglots troublaient seuls le silence morne qu’elle gardait toujours.

« Au bout de quelque temps, poursuivit le petit garçon en s’efforçant de lui prendre une de ses mains, les bons anges seront satisfaits de penser que vous n’êtes point parmi eux et que vous êtes restée ici pour être avec nous. Willy est allé les rejoindre ; mais s’il avait su combien il allait me manquer, la nuit, dans notre petit lit, sûrement il ne m’aurait pas quitté. »

Nelly ne put pas encore lui répondre, elle sanglotait comme si son cœur était prêt à se briser.

« Pourquoi partiriez-vous, chère Nelly ? Je sais que vous ne seriez pas heureuse si vous appreniez que nous pleurons à cause de votre perte. Ils disent que Willy est maintenant dans le ciel, où l’été dure toujours, et cependant je suis sûr qu’il s’afflige, quand je me couche sur son lit de gazon, de ne pouvoir revenir m’embrasser. »

Il ajouta en la caressant et en pressant son visage contre celui de Nelly :

« Mais si vous voulez absolument partir, au moins aimez bien Willy, pour l’amour de moi. Dites-lui combien je l’aime encore, combien je l’aimais ; et quand je songerai que vous êtes tous deux ensemble, tous deux heureux, je tâcherai de supporter cela et jamais je ne vous causerai de peine en faisant quelque chose de mal. Oh ! jamais, jamais !… »

Nelly laissa le petit garçon lui prendre les mains et se les mettre autour du cou. Il y eut alors un silence mêlé de larmes ; mais il s’écoula peu de temps avant que Nelly regardât son petit ami avec un sourire et lui promît, d’une voix douce et calme, qu’elle resterait, et qu’il serait son ami tant que le ciel la laisserait sur terre. Il se frotta les mains avec joie et la remercia nombre de fois. Elle le pria de ne rien dire à personne de ce qui s’était passé entre eux, et il l’assura d’un accent chaleureux qu’il n’en dirait jamais rien.

En effet, Nelly n’entendit jamais dire qu’il en eût parlé : désormais il était de moitié dans ses promenades comme dans ses méditations, et jamais cependant il ne toucha un seul mot du sujet qu’il savait lui avoir fait de la peine, bien qu’il ne se rendît pas compte de la cause de ce chagrin. Il y avait encore en lui un certain sentiment de défiance : souvent, en effet, il venait même dans les soirées sombres, et d’une voix timide, s’informer, à travers la porte, si Nelly allait bien : quand on lui répondait que oui et qu’on l’invitait à entrer, il s’asseyait aux pieds de Nelly sur un petit tabouret et restait ainsi patiemment jusqu’à ce qu’on vint le chercher pour le ramener chez lui. Dès le matin, il ne manquait pas de rôder autour de la maison pour demander des nouvelles de Nelly ; et soit le matin, soit dans la journée, soit enfin dans la soirée, il laissait là le jeu et ses compagnons de plaisir pour la suivre partout où elle allait.

Une fois le vieux fossoyeur dit à Nelly :

« C’est un bon petit garçon, tout de même. Quand son frère aîné mourut, … frère aîné, c’est cela qui est drôle, un frère aîné de sept ans, je me rappelle qu’il en fut frappé jusqu’au fond du cœur. »

Nelly songea à ce que le maître d’école lui avait dit de l’oubli où tombaient les morts, et elle jugea que son petit ami donnait un démenti à ce préjugé.

« Quoique ça, je pense qu’il s’est remis l’esprit en repos ; car il est assez gai parfois. Je parierais bien que vous et lui vous avez été écouter le vieux puits.

– Vraiment non, répliqua Nelly. J’aurais eu trop peur d’aller auprès… Je ne vais pas souvent dans cette partie basse de l’église ; je ne connais même pas l’endroit.

– Venez-y avec moi, dit le fossoyeur. Je n’étais encore qu’un enfant que je le connaissais déjà. Venez !… »

Ils descendirent les marches étroites qui menaient à la crypte et s’arrêtèrent parmi les arcades sombres, dans un endroit plein de ténèbres et de tristesse.

« C’est ici, dit le vieillard. Donnez-moi la main pendant que vous relèverez le couvercle, de peur que vous ne veniez à trébucher et à tomber dans le puits. Je suis trop vieux et trop chargé de rhumatismes pour pouvoir me pencher moi-même.

– Est-ce noir et effrayant !… s’écria l’enfant.

– Regardez au fond, » dit le vieillard en montrant du doigt l’orifice du puits.

L’enfant obéit et plongea sou regard dans l’abîme.

« Ce puits ne ressemble-t-il pas à un tombeau ? dit le vieillard.

– Oui, il ressemble à un tombeau, répéta l’enfant.

– Souvent je me suis imaginé, dit le fossoyeur, qu’on avait dû le creuser dans l’origine pour rendre la vieille église plus lugubre, et les moines plus pieux et plus austères. On a l’intention de le fermer et de le murer, à ce qu’ils disent. »

L’enfant était encore à contempler pensive le souterrain.

« Mais bah ! nous verrons, dit le fossoyeur, bien des jeunes têtes ensevelies dans l’autre terre, avant qu’on bouche ce jour-là. Dieu le sait ! Soi-disant c’est pour le printemps prochain.

– Les oiseaux recommenceront à chanter, au printemps, pensa l’enfant le soir, pendant qu’elle était appuyée à sa petite fenêtre et contemplait le soleil couchant. Le printemps !… la belle et heureuse saison ! »

Chapitre XIX. §

Un jour ou deux après le thé donné par Quilp au Désert, M. Swiveller se rendit, à l’heure accoutumée, à l’étude de Sampson Brass. Se trouvant seul dans ce temple de la probité, il posa son chapeau sur le pupitre ; puis, tirant de sa poche une étroite bande de crêpe noir, il se mit à l’appliquer autour de sa coiffure, et à l’y fixer avec des épingles, en signe de deuil. Quand il eut terminé l’arrangement de cet appendice, il contempla son œuvre avec une complaisance toute paternelle, et replaça son chapeau sur sa tête, très-penché sur un œil pour en rendre l’effet plus lugubre. Tout étant disposé de façon à le satisfaire complètement, il enfonça ses mains dans ses poches et arpenta l’étude de long en large à pas comptés.

« Toujours il en fut ainsi pour moi, dit M. Swiveller, toujours. Oui, toujours il en fut ainsi, depuis ma première enfance où j’ai vu s’écrouler mes plus chères espérances ; jamais je n’ai aimé un arbre ou une fleur sans voir l’arbre dépérir et la fleur se faner la première entre toutes. J’avais élevé une gentille gazelle pour me réjouir dans la contemplation de ses doux yeux noirs : mais quand elle en vint à me bien connaître et à m’aimer, il a fallu que ce fut pour épouser un jardinier-fleuriste ! »

Accablé par ces réflexions, il s’arrêta court devant le fauteuil des clients, et se jeta dans les bras qu’il semblait lui tendre pour le consoler.

« Et voilà, reprit-il avec une sorte d’amertume railleuse, voilà la vie, sans doute. Oh ! certainement. Pourquoi pas ? C’est bon : je ne veux plus me plaindre. »

Puis, retirant son chapeau de sa tête et le contemplant avec férocité, comme si des considérations pécuniaires l’empêchaient seules de le fouler aux pieds, il poursuivit ainsi :

« Je porterai cet emblème de la perfidie d’une femme, en mémoire de celle avec qui je ne suivrai plus les détours du labyrinthe, de celle à qui je n’adresserai plus de toast avec le vin rosé, de celle qui jusqu’à la fin empoisonnera le baume de ma courte existence !… Ah ! ah ! ah ! »

Ici il peut être nécessaire de faire observer, de peur que la fin de ce monologue ne paraisse peu convenable, que M. Swiveller ne se fût pas élevé à ce diapason de fou rire si fort en opposition assurément avec ses réflexions solennelles, n’était que se trouvant en humeur théâtrale, il accomplissait seulement ce jeu de scène qu’on appelle dans le mélodrame : « Rire infernal. » En effet il paraîtrait que dans les enfers, ces diables-là rient toujours par syllabes, et toujours en trois syllabes, jamais plus jamais moins, ce qui est chez cette race un trait de caractère fort remarquable et tout à fait digne d’attention.

L’écho des imprécations sinistres était à peine éteint et M. Swiveller se tenait encore assis avec tous les signes du désespoir dans le fauteuil des clients, quand vint à retentir la sonnette, ou, pour mieux accommoder le mot à l’humeur actuelle de l’infortuné, le glas funèbre de la cloche de l’étude. Il ouvrit vivement la porte et aperçut la tête expressive de M. Chukster. Ils échangèrent un bonjour fraternel.

« Vous voilà diablement de bonne heure dans ce vieux et pestilentiel abattoir, dit le gentleman, se posant sur une jambe tandis qu’il balançait l’autre avec une aisance parfaite.

– Mais oui, un peu, répondit Richard.

– Un peu ! répéta M. Chukster avec cet air de gracieux badinage qui lui allait si bien. Parbleu ! je le crois. Savez-vous, mon bon, quelle heure il est ? Neuf heures et demie passées du matin !

– Est-ce que vous n’entrez pas ? dit Richard. Je suis tout seul. Vous savez, Swiveller, solus : « C’est l’heure du sabbat

Où le cimetière s’ouvre…

Et où les tombeaux rendent leurs morts… »

En terminant cette citation intercalée dans l’entretien familier, chacun des deux gentlemen prit la pose de rigueur ; puis revenant aussitôt à la vile prose, ils entrèrent dans l’étude. Ces tirades lyriques étaient familières aux glorieux Apollinistes, c’étaient comme les chaînons qui les liaient les uns aux autres et les élevaient au-dessus de la froide et terne humanité.

« Eh bien ! comment cela va-t-il, mon gaillard ? dit M. Chukster en prenant un tabouret. J’ai été obligé de me rendre dans la Cité pour certaines petites affaires qui me concernent, et je n’ai pu passer devant le coin de cette rue sans voir si vous étiez arrivé ; mais sur mon âme, je ne m’attendais pas à vous rencontrer. Il est si prodigieusement de bonne heure ! »

M. Swiveller lui exprima ses remercîments ; et comme la suite de la conversation témoigna qu’il se portait bien et que M. Chukster était également dans cette condition désirable, ces deux messieurs, d’accord en cela avec la coutume antique et solennelle de la Société fraternelle à laquelle ils appartenaient, unirent leurs voix dans un passage du duo populaire de : « Tout va bien ! » en faisant un long trille sur la finale.

« Et quoi de neuf ? dit Richard.

– La ville est aussi plate, mon cher ami, répondit M. Chukster, que la surface, d’un four hollandais. Pas de nouvelles. Par parenthèse, votre locataire est bien le plus singulier original. Il échappe à la perspicacité la plus vigoureuse. Jamais on ne vit d’homme semblable !

– Qu’est-ce qu’il a donc fait encore ?

– Par Jupiter ! monsieur, répondit M. Chukster en tirant une tabatière oblongue, dont le couvercle était orné d’une tête de renard en cuivre curieusement ciselée, cet homme est impénétrable. Monsieur, cet homme s’est lié par un commerce d’amitié avec notre apprenti clerc. Celui-ci n’est pas méchant, mais il est extraordinairement lourd et doucereux. S’il avait besoin d’un ami, ne pouvait-il pas en choisir un qui sût dire deux mots, le charmer par ses manières et sa conversation ? J’ai mes défauts, monsieur…

– Nullement, nullement.

– Si, si, j’ai mes défauts ; personne ne connaît ses défauts mieux que moi. Mais je ne suis pas doucereux. Mes plus grands ennemis, tout homme a ses ennemis, monsieur, et j’ai les miens, ne m’ont jamais accusé d’être doucereux. Et je vous le dis, monsieur, si je ne possédais pas plus de ces qualités, qui d’ordinaire attachent l’homme à ses semblables, que n’en possède notre apprenti clerc, j’irais plutôt prendre un fromage de Chester et me l’attacher au cou pour me noyer. Je mourrais dégradé comme j’aurais vécu. Je le ferais, sur mon honneur ! »

M. Chukster s’arrêta après cette période, frotta la tête du renard juste sur le bout du nez avec la phalangette de l’index, prit une pincée de tabac et regarda fixement M. Swiveller, comme pour lui dire que, s’il s’imaginait qu’il allait éternuer, il se trompait bien.

« Non content, monsieur, continua-t-il, de s’être lié avec Abel, il a cultivé la connaissance du père et de la mère. Depuis qu’il est revenu de cette chasse aux oies sauvages, il a toujours été fourré chez ces gens-là : en ce moment même il y est encore. Il protège en outre ce jeune snob, vous savez ; vous pourrez le voir, monsieur, constamment en route, soit pour aller à notre maison soit pour en revenir ; et cependant, moi, monsieur, sauf quelques formes banales de politesse, je ne suppose pas qu’il ait jamais échangé plus d’une demi-douzaine de mots avec moi. Maintenant, sur mon âme ! vous me connaissez, ajouta M. Chukster secouant gravement la tête, comme on a l’habitude de le faire quand on juge que les choses vont un peu trop loin ; c’est une affaire si humiliante que, si je n’éprouvais quelque sympathie pour le patron et ne savais pas qu’il ne pourrait jamais marcher sans moi, je serais forcé de rompre nos relations. En vérité, je n’aurais pas d’autre alternative. »

M. Swiveller, qui était assis sur un autre tabouret en face de son ami, ranima le feu dans un excès de sympathie, mais sans prononcer une parole.

« Quant au jeune snob, monsieur, poursuivit M. Chukster avec un regard prophétique, vous verrez qu’il tournera mal. Notre profession nous permet de connaître quelques-uns des replis du cœur humain ; croyez-en ma parole, ce garçon-là, qui était revenu soi-disant pour achever de gagner son schelling, se révélera un de ces jours sous ses couleurs véritables. C’est un fripon, monsieur. Il faut que ce soit un fripon. »

M. Chukster s’étant levé eût probablement continué sur le même sujet et avec plus d’emphase encore, mais un coup appliqué à la porte et qui semblait annoncer l’arrivée de quelque client, l’obligea de prendre un air de calme qui ne s’accordait guère avec la violence de ses dernières paroles. En entendant ce même bruit, M. Swiveller imprima à son tabouret un mouvement rapide de rotation sur un des pieds et le fit tourner en face du pupitre, où il fourra le tisonnier que, dans le trouble de ses esprits, il avait oublié de déposer à sa place légitime, en criant :

« Entrez ! »

Or, qui est-ce qui se présenta ? Précisément ce même Kit qui venait d’être le thème des injures de M. Chukster ! Jamais homme ne reprit si vivement courage et ne parut plus féroce que M. Chukster lorsqu’il vit le nouveau venu. Quant à M. Swiveller, il considéra un moment Kit ; puis sautant à bas de son tabouret et retirant le tisonnier de l’endroit où il l’avait caché, il s’en servit pour exécuter avec une sorte de frénésie toutes les passes et les parades de l’escrime à l’espadon.

« Le gentleman est-il chez lui ? » dit Kit passablement étonné de cette réception peu ordinaire.

Avant que M. Swiveller eût pu répondre, M. Chukster saisit l’occasion pour protester du ton d’un homme indigné contre cette manière de demander les gens, manière irrespectueuse, dit-il, et digne d’un snob.

« Lorsque vous voyez deux gentlemen ici présents, comment osez-vous dire le gentleman ? Ne pouviez-vous dire au moins l’autre gentleman ? ou plutôt, car il n’est pas impossible que celui que vous demandez soit de qualité inférieure, pourquoi n’avez-vous pas dit son nom tout court, laissant à ceux qui vous entendent le soin de lui donner eux-mêmes sa qualité ? J’ai quelque raison de croire que c’est une insulte personnelle que vous avez voulu me faire ; je ne suis pas homme à permettre que l’on s’avise de badiner avec moi, comme certains snobs que je ne veux point nommer pourraient bien l’apprendre à leurs dépens.

– Je demande le gentleman de là-haut, dit Kit se tournant vers Richard Swiveller. Est-il chez lui ?

– Pourquoi ? répondit Richard.

– Parce que s’il y est, j’ai une lettre pour lui.

– De quelle part ?

– De la part de M. Garland.

– Oh !… murmura Richard avec une extrême politesse. Vous pouvez alors me la remettre, monsieur. Et si vous attendez une réponse, monsieur, vous pouvez l’attendre, monsieur, dans le couloir, qui est un appartement spacieux et bien aéré, monsieur.

– Je vous remercie, répondit Kit. Mais je ne dois donner cette lettre qu’au gentleman, s’il vous plaît. »

L’audace excessive de cette réplique mit tellement M. Chukster hors de lui-même et excita à un si haut degré sa fibre sensible à l’endroit de la dignité de son ami, que le maître clerc déclara que, s’il n’était retenu par des considérations officielles, il anéantirait Kit sur place ; quand l’affront était aggravé par les circonstances extraordinaires qui l’accompagnaient, le juste châtiment qui en eût résulté ne pouvait manquer de recevoir, selon lui, la sanction, l’approbation d’un jury anglais, qui ne ferait aucune difficulté de rapporter un verdict d’homicide justifiable et d’y joindre un haut témoignage en faveur de la moralité et du caractère du vengeur de l’affront. Loin de s’enflammer ainsi sur ce sujet, M. Swiveller éprouva un peu de honte de l’emportement de son ami, surtout en face du sang-froid et de l’air calme de Kit, et il ne savait trop que faire quand on entendit le gentleman appeler à haute voix sur l’escalier.

« Hé ! cria-t-il, n’ai-je pas vu venir quelqu’un pour moi ?

– Oui, monsieur, répondit Richard. Certainement, monsieur.

– Alors, où est-il ?

– Ici, monsieur, répliqua M. Swiveller. Allons, jeune homme, n’entendez-vous pas qu’on vous appelle ? Êtes-vous sourd ? »

Kit n’eut pas l’air d’avoir la moindre envie de poursuivre le débat, mais il se précipita vers l’escalier et laissa les glorieux Apollinistes se regarder l’un l’autre en silence.

« Qu’est-ce que je vous disais ? s’écria M. Chukster. Que pensez-vous de cela ? »

M. Swiveller était au fond ce qu’on appelle un bon enfant. Comme il ne voyait rien dans la conduite de Kit de répréhensible ni de blâmable, il se trouva assez embarrassé pour répondre. Il fut tiré de peine cependant par l’arrivée de M. Brass et de sa sœur Sally, dont l’aspect fit fuir précipitamment M. Chukster.

Le procureur et son aimable compagne avaient l’air d’avoir tenu une consultation après leur frugal déjeuner, sur quelque sujet d’un grand intérêt et d’une haute importance. Quand avaient lieu de semblables conférences, Brass et Sally apparaissaient généralement à l’étude une demi-heure plus tard que de coutume et avec un air souriant, comme si les plans qu’ils venaient de tramer avaient tranquillisé leurs esprits et jeté un rayon de lumière sur leurs doutes pénibles. En ce moment, par exemple, ils semblaient plus gais encore que d’habitude ; miss Sally avait quelque chose d’onctueux, et M. Brass se frottait les mains comme un homme qui se sent l’humeur joyeuse et l’esprit libre de tout souci.

« Eh bien, monsieur Richard !… dit le procureur, comment allons-nous ce matin ? Sommes-nous dispos et content, monsieur ?… Hein, monsieur Richard ?

– Très-bien, monsieur, répondit Swiveller.

– À merveille. Ah ! ah ! soyons gais comme des pinsons, monsieur Richard, pourquoi pas ? C’est un monde charmant que le monde où nous vivons, monsieur. Il s’y trouve de mauvaises gens, monsieur Richard ; mais s’il n’y avait pas de mauvaises gens, il n’y aurait pas de bons procureurs. Ah ! ah ! est-il venu quelque lettre par la poste ce matin, monsieur Richard ? »

M. Swiveller répondit négativement.

« Ah ! reprit Brass, ça ne fait rien. S’il y a peu de besogne aujourd’hui, il y en aura davantage demain. Un cœur satisfait, monsieur Richard, c’est la douceur de l’existence. Il n’est venu personne, monsieur ?

– Mon ami seulement, répondit M. Richard. « Puissions-nous ne jamais manquer d’un…

– D’un ami, » continua vivement Brass, « ou d’une bouteille à lui offrir. » Ah ! ah ! C’est ainsi que dit la chanson, n’est-il pas vrai ? Une jolie chanson, monsieur Richard, une jolie chanson. J’en aime le sentiment. Ah ! ah ! Votre ami est, je pense, le jeune homme de l’étude de Witherden ? Oui. « Puissions-nous ne jamais manquer d’un… » Il n’y a rien d’ailleurs, monsieur Richard ?

– Quelqu’un seulement chez le locataire.

– En vérité ? Quelqu’un chez le locataire, ah ! ah !… « Puissions-nous ne jamais manquer d’un ami ou d’une… » Quelqu’un chez le locataire, disiez-vous, monsieur Richard ?

– Oui, dit celui-ci un peu surpris du décousu des paroles de son patron. Ils sont ensemble en ce moment.

– Ensemble !… s’écria Brass. Ah ! ah ! Qu’ils y restent, joyeux et libres, tirelirelire !… N’est-ce pas, monsieur Richard ? Ah ! ah !

– Certainement.

– Et, dit Brass en fouillant dans ses papiers, quel est ce visiteur ? Ce n’est pas, j’espère, une dame, monsieur Richard ? Vous savez qu’à Bevis-Marks on tient à la morale, monsieur ! « Quand femme jolie se livre à la folie… » et cetera. Vous dites donc, monsieur Richard ?

– C’est un autre jeune homme qui appartient aussi à Witherden ou à peu près, un nommé Kit.

– Kit !… répéta Brass. Singulier nom !… Le nom d’une pochette de maître à danser… Ah ! ah ! Ce Kit est ici ? »

Richard regarda miss Sally, s’étonnant tout bas qu’elle ne gourmandât point cette exubérance d’esprit extraordinaire chez M. Brass. Mais comme elle n’essayait nullement de la réprimer, et qu’au contraire même elle semblait y donner un acquiescement tacite, Richard conclut de ce bon accord qu’ils venaient sans doute de perpétrer ensemble quelque fourberie, dont ils avaient déjà reçu le salaire.

– Voulez-vous avoir la bonté, monsieur Richard, dit Sampson en tirant une lettre de son pupitre, d’aller porter ceci à Peckham Rye ? Il n’y a pas de réponse ; mais la lettre est particulière et doit être remise en main propre. Vous mettrez votre voiture à la charge de l’étude, vous comprenez ? Ne ménagez pas l’étude ; tirez-en tout ce que vous pourrez. C’est la devise d’un clerc. N’est-ce pas, monsieur Richard ? ah ! ah ! »

M. Swiveller retira solennellement sa veste de canotier, endossa son habit, prit son chapeau au crochet, mit la lettre dans sa poche, et partit. Sitôt qu’il fut dehors, miss Sally Brass se leva, et adressant un aimable sourire à son frère, qui fit un signe de tête et se frotta le nez en manière de réponse, elle se retira également.

Sampson Brass ne fut pas plutôt seul, qu’il ouvrit toute grande la porte de l’étude, et s’établit à son pupitre qui était juste en face. De cette façon, il ne pouvait manquer de voir les gens qui descendraient l’escalier ou qui franchiraient la porte de la rue. Il commença à écrire avec beaucoup d’ardeur et de suite, chantant entre ses dents, d’une voix qui n’était rien moins que musicale, certains refrains qui semblaient se rapporter à l’union de l’Église et de l’État ; car c’était une espèce de salmigondis de l’hymne du matin et du God save the King.

Le procureur de Bevis-Marks resta donc assis pendant longtemps, écrivant et fredonnant à la fois : parfois, cependant, il s’arrêtait et se mettait à écouter avec une physionomie pleine d’astuce ; n’entendant rien, il reprenait plus vivement sa chanson, et plus lentement sa copie. Enfin, dans un de ces moments d’arrêt, il entendit la porte de son locataire s’ouvrir, puis se fermer, et le bruit d’un pas qui retentissait sur l’escalier. Alors M. Brass cessa tout à fait d’écrire, et, sa plume à la main, il chanta plus fort que jamais, battant la mesure avec sa tête, comme un homme dont l’âme tout entière s’abandonne aux voluptés de la musique, avec un sourire de séraphin.

L’escalier et les accents mélodieux guidèrent Kit jusqu’à ce doux spectacle. À l’instant où le jeune homme arrivait juste en face de sa porte, M. Brass interrompit son chant sans interrompre son sourire ; il fit un signe de tête affable, et, du bout de sa plume, adressa un appel à Kit.

« Comment ça va-t-il, Kit ? » dit M. Brass, de l’air du monde le plus aimable.

Kit, qui se méfiait passablement de cet ami, fit une réponse convenable, et déjà il avait posé la main sur le bouton de la porte de la rue, quand M. Brass l’appela d’un accent doucereux.

« Ne vous en allez pas, s’il vous plaît, Kit, dit le procureur d’un air mystérieux et affairé. Restez un peu, s’il vous plaît. Mon Dieu ! mon Dieu ! Quand je vous regarde, ajouta Sampson quittant son tabouret et s’adossant au feu, je me rappelle la plus ravissante petite figure que jamais mes yeux aient contemplée. Je me souviens que vous êtes venu trois ou quatre fois dans la maison du bonhomme, pendant que nous en prenions possession légale. Ah ! Kit, mon cher ami, dans notre profession, nous avons à accomplir des devoirs si pénibles, qu’on ne doit point nous en vouloir ; non, l’on ne doit point nous en vouloir !

– Je ne vous en veux pas non plus, monsieur, dit Kit ; ce n’est pas d’ailleurs à moi à juger de ça.

– Notre unique consolation, Kit, poursuivit le procureur en le regardant d’un air pensif et absorbé, c’est que, si nous ne pouvons détourner l’orage, du moins nous pouvons l’adoucir, à brebis tondue, vous savez, les procureurs mesurent le vent.

– Oui, tondue, et bien tondue, pensa Kit sans le dire.

– Dans cette occasion, Kit, dans cette circonstance à laquelle je viens de faire allusion, j’eus un rude assaut à soutenir contre M. Quilp, car M. Quilp n’est pas un homme commode, afin d’obtenir en faveur du vieillard et de l’enfant les égards qu’ils ont obtenus. Cela pouvait me faire perdre un client. Mais la cause de la vertu souffrante me donnait du courage, et j’ai fini par l’emporter.

– Tiens ! il n’est pas si méchant après tout, pensa l’honnête Kit, tandis que le procureur serrait ses lèvres de l’air d’un homme obligé de réprimer ses bons sentiments.

– Vous, Kit, je vous estime, dit Brass avec émotion. Je vous ai suffisamment vu à l’œuvre dans ce temps-là pour vous estimer, bien que votre condition soit humble et votre fortune modeste. Ce n’est pas à la veste que je regarde, c’est au cœur. Les bigarrures de la veste ne sont que les barreaux de la cage : mais le cœur est l’oiseau. Ah ! combien de petits oiseaux comme ça qui consument leur vie captive à passer leur bec à travers les barreaux, pour essayer de fraterniser avec l’humanité ! »

Cette image poétique, que le jeune homme prit pour une allusion directe à son gilet rayé, triompha de tous ses doutes. La voix et l’attitude de M. Brass n’ajoutaient pas médiocrement à l’effet de ces paroles fleuries ; car le procureur parlait avec l’austérité affable d’un ermite, et il ne lui manquait que le cordon de Saint-François à la ceinture par-dessus sa grosse redingote, et un crâne posé sur la cheminée, pour compléter l’illusion, et le transformer en un anachorète de profession.

« C’est bel et bon, dit-il, souriant comme sourit un brave homme qui compatit à ses peines ou à celles des personnes qu’il aime ; mais voici quelque chose de plus solide. Prenez cela, s’il vous plaît. »

Tout en parlant, il lui montra une couple d’écus posés sur le pupitre.

Kit regarda les pièces, puis le procureur, avec une hésitation.

« C’est pour vous, dit Brass.

– De quelle part ?

– Peu importe de quelle part. Dites-moi seulement si vous voulez les accepter. Nous avons là-haut des amis excentriques, mon cher Kit ; il ne faut pas leur faire trop de questions ni trop parler, vous comprenez ? Prenez, voilà tout ; et, entre nous, je ne crois pas que ces deux écus soient les derniers que vous aurez à recevoir de la même main. J’espère que non. Bonjour, Kit, bonjour ! »

Le jeune homme prit l’argent avec force remercîments, et, tout en se faisant à lui-même des demi-reproches pour avoir, sur de légères apparences, suspecté la bonne foi d’un homme qui, dès leur première conversation, se montrait si différent de ce qu’il avait supposé, il s’achemina d’un pas pressé vers la maison de ses maîtres. M. Brass était resté devant son feu, et il avait repris tout à la fois ses exercices de vocalise et son sourire de séraphin.

« Puis-je entrer ? dit miss Sally hasardant un regard dans l’étude.

– Oui, oui, vous pouvez entrer, lui répondit son frère.

– Eh bien ?… fit-elle avec une forte toux.

– Oui, répondit Sampson, le tour est fait. »

Chapitre XX. §

L’indignation de M. Chukster n’était pas dénuée de quelque fondement. L’amitié qui s’était établie entre le gentleman et M. Garland, loin de se refroidir, avait fait de rapides progrès ; on peut dire qu’elle était devenue florissante. Ces deux messieurs n’avaient pas tardé à nouer entre eux de fréquents rapports ; ils avaient fini par se voir continuellement. Vers cette époque, le gentleman eut une maladie peu grave, à la vérité, et qui, sans doute, provenait de l’excitation d’esprit causée par le désappointement de ses démarches infructueuses. Cette circonstance avait donné lieu à des relations plus étroites encore. Il ne se passait pas un jour sans qu’un des habitants d’Abel-Cottage, à Finckley, vînt visiter Bevis-Marks.

Comme le poney avait jeté le masque, et que, sans prendre la peine de pallier désormais la chose ou détourner autour du pot, il refusait obstinément de se laisser conduire par tout autre que Kit, il arrivait généralement que, si le vieux M. Garland ou M. Abel venait à Bevis-Marks, Kit était de la partie. En vertu de sa position, Kit était le porteur de tous les messages, de toutes les lettres. Aussi, tant que dura l’indisposition du gentleman, Kit fit-il, chaque matin, le voyage de Bevis-Marks avec presque autant de régularité que la grande poste.

M. Sampson Brass, qui, sans doute, avait ses raisons pour l’épier attentivement, apprit bientôt à distinguer le trot du poney et le bruit que faisait la petite chaise en tournant le coin de la rue. Dès que le premier son arrivait à ses oreilles, il déposait immédiatement sa plume pour se frotter les mains en témoignant la plus grande joie.

« Ah ! ah ! s’écriait-il. Voici encore le poney. Un bon poney, monsieur Richard, et si docile ! N’est-ce pas, monsieur ? »

Richard faisait une réponse en l’air ; quant à M. Brass, grimpé sur le haut de son tabouret, comme pour jeter un coup d’œil dans la rue à travers le haut de sa fenêtre opaque, il se mettait à l’affût afin d’observer les visiteurs.

« Encore le vieux gentleman !… s’écriait-il, un vieux gentleman, de l’abord le plus prévenant, monsieur Richard, une charmante tournure, monsieur, quelque chose de calme, une bienveillance parfaite dans toute la physionomie, monsieur. Il réalise complètement pour moi le type du roi Lear, tel qu’il était lorsqu’il possédait encore son royaume, monsieur Richard. C’est la même affabilité, c’est la même chevelure blanche sur une tête à demi chauve, c’est la même facilité à se laisser attraper. Ah ! quel beau coup d’œil, monsieur, quel beau coup d’œil ! »

Puis, dès que M. Garland avait mis pied à terre et gravi l’escalier, Sampson adressait, de sa croisée, un signe de tête et un sourire à Kit ; il sortait ensuite dans la rue pour le saluer, et entamait avec lui une conversation à peu près en ces termes :

« Voilà une bête admirablement pansée, Kit ! »

M. Brass caresse le poney.

« Il vous fait honneur ; le poil lisse et brillant. Il a littéralement l’air d’avoir été passé au vernis de la tête aux pieds. »

Kit touche le bord de son chapeau, sourit, caresse lui-même le poney et exprime sa conviction « qu’en effet, M. Brass en trouverait peu comme cela.

– Un magnifique animal !… s’écrie M. Brass, et si intelligent !

– Dieu me pardonne ! répond Kit, il comprend tout ce qu’on lui dit comme un chrétien.

– Vraiment !… s’écria M. Brass, qui ne pouvait revenir de son étonnement quoiqu’il eût entendu la même chose, à la même place, de la même personne, dans les mêmes termes, une douzaine de fois.

– La première fois que je le vis, dit Kit flatté du profond intérêt que le procureur témoigne à son favori, je ne m’attendais guère à devenir aussi intime avec lui que je le suis à présent.

– Ah ! réplique M. Brass, chez qui les préceptes de morale et d’amour de la vertu coulaient à pleins bords, c’est un charmant sujet de réflexion pour vous, un charmant sujet ; un sujet d’orgueil et de joie, Christophe. La probité est la meilleure politique. Je l’ai toujours éprouvé par moi-même. Ce matin même, j’ai perdu quarante-sept livres dix schellings par pure probité. Mais pour moi ce n’est pas une perte, c’est un gain véritable. »

M. Brass frotte vivement son nez avec sa plume et regarde Kit avec des larmes dans les yeux. Kit pense que si jamais brave homme donna un démenti à son extérieur, c’est bien Sampson Brass.

« Un homme, dit le procureur, qui dans une seule matinée perd par probité quarante-sept livres dix schellings est un homme à faire plutôt envie que pitié. Si la somme avait été de quatre-vingts livres, la plénitude de mon cœur ne connaîtrait plus de bornes. Pour chaque livre perdue, j’eusse gagné cent pour cent de bonheur. Il y a là en moi, Christophe, ajoute Brass avec un sourire et en se frappant sur la poitrine, une petite voix de conscience qui me chante des chansons si douces, que c’est toute joie et tout plaisir. »

Kit est tellement frappé de ces paroles ; il trouve ces sentiments si complètement à l’unisson des siens, qu’il en est à se demander ce qu’il répondra, quand M. Garland reparaît. M. Sampson Brass aide avec de grandes démonstrations de politesse le vieux gentleman à remonter dans sa chaise ; et le poney, après avoir secoué la tête plusieurs fois et être resté trois à quatre minutes avec ses quatre pieds plantés fixement sur le sol comme s’il était déterminé à ne pas quitter la place, à la vie et à la mort, part tout d’un coup sans être touché le moins du monde, et court à une vitesse de douze milles anglais à l’heure. Alors M. Brass et sa sœur, qui est venue le rejoindre à la porte, échangent un sourire bizarre qui n’est pas des plus avenants, et retournent auprès de M. Richard Swiveller qui, durant leur absence, s’est régalé de diverses attitudes de pantomime, et se laisse surprendre, à son pupitre, dans un état d’agitation et de rougeur qui le trahit, grattant vivement rien du tout avec son canif ébréché.

Quand il arrivait que Kit venait seul et sans la chaise, toujours aussi il se trouvait que Sampson Brass, se rappelant une commission, avait à envoyer M. Swiveller, sinon de nouveau à Peckam Rye, du moins à quelque endroit assez éloigné pour que le clerc ne pût pas être de retour avant deux ou trois heures, ce gentleman n’étant pas d’ailleurs, à dire vrai, renommé pour sa diligence dans les courses, car il avait plutôt l’habitude de prolonger et d’étendre jusqu’aux dernières limites du possible le temps qui lui était accordé. Sitôt M. Swiveller sorti, miss Sally s’éclipsait. Alors M. Brass ouvrait toute grande la porte de l’étude, se mettait gaiement à entonner sa vieille chanson et reprenait son sourire séraphique. En arrivant à l’escalier, Kit ne manquait pas de s’entendre appeler : le procureur engageait avec lui une conversation morale et amusante ; parfois il le priait de veiller un instant sur l’étude parce qu’il avait à faire une petite course, et, en revenant, il le gratifiait d’un écu ou deux. Ces rémunérations se reproduisirent si souvent, que Kit, ne doutant nullement qu’elles vinssent du gentleman déjà si généreux avec mistress Nubbles, ne pouvait assez admirer tant de libéralité, et il achetait tant de bagatelles à bon marché, soit pour la mère, soit pour le petit Jacob, soit pour le poupon, soit enfin pour Barbe, que chaque jour l’un ou l’autre avait son nouveau cadeau.

Tandis que ces faits et gestes se manigançaient tant chez Sampson Brass qu’au dehors, Richard Swiveller, souvent laissé seul dans l’étude, commença à trouver que le temps lui pesait. En conséquence, pour se maintenir en belle humeur et pour empêcher ses facultés de se rouiller, il fit l’emplette d’un cribbage15 et d’un jeu de cartes, et s’habitua à jouer au cribbage avec un mort, en supposant des mises de vingt, trente et quelquefois cinquante livres de chaque côté, sans compter les paris hasardeux qui s’élevaient à un chiffre fabuleux.

Tandis que le jeu se poursuivait dans le plus grand silence, malgré l’importance des intérêts qui y étaient attachés, M. Swiveller en vint à penser que les soirs où M. et miss Brass étaient dehors, et maintenant cela leur arrivait souvent, il entendait une sorte de ronflement ou de respiration difficile dans la direction de la porte : après réflexion, il avisa que ce bruit pourrait bien provenir de la petite servante qui avait un rhume perpétuel causé par l’humidité de sa résidence. Un soir donc, regardant avec attention de ce côté, il aperçut distinctement un œil qui brillait au trou de la serrure ; ne doutant plus de la justesse de ses soupçons, il se glissa doucement jusqu’à la porte, et fondit à l’improviste sur la petite curieuse.

« Oh ! je ne voulais pas faire de mal. Sur ma parole, je ne voulais pas faire de mal, s’écria la petite servante, se débattant avec une vigueur qui n’était pas de sa taille. La cuisine en bas est si triste ! Je vous en prie, n’en dites rien ; je vous en prie, ne le dites pas.

– Et pourquoi donc le dirais-je ?… N’était-ce pas pour chercher compagnie que vous regardiez à travers le trou de la serrure !

– Oui, ce n’est que pour ça, ma parole.

– Y a-t-il longtemps que vous vous amusez à vous glacer l’œil à cet exercice ? demanda Richard.

– Oh ! depuis que vous avez commencé pour la première fois à jouer aux cartes, et même longtemps avant. »

Le vague souvenir de divers amusements fantastiques auxquels il s’était livré pour se rafraîchir des fatigues du travail, et dont sans doute la petite servante avait été témoin, déconcerta passablement M. Swiveller : mais il n’était pas assez sensible à cet égard pour ne point se remettre promptement.

« C’est bien, venez, dit-il après un moment de réflexion ; venez ici, asseyez-vous. Je vous apprendrai à jouer.

– Oh ! je n’oserais pas, répondit la petite servante. Miss Sally me tuerait si elle savait que je suis entrée ici.

– Avez-vous du feu en bas ? demanda Richard.

– Un tantinet.

– Ma foi ! miss Sally ne me tuera pas, moi, si elle vient à savoir que j’y suis descendu. J’y vais donc, dit Richard mettant les cartes dans sa poche. Dieu ! que vous êtes maigre ! Pourquoi donc ça ?

– Ce n’est pas ma faute.

– Est-ce que vous ne mangeriez pas bien du pain et de la viande ? dit Richard décrochant son chapeau. Oui ? Ah ! je le pensais bien. Avez-vous jamais goûté de la bière ?

– J’en ai bu une fois un petit coup.

– Quel état de choses ! s’écria M. Swiveller levant ses yeux au plafond. Elle n’en a jamais goûté !… Car ce n’est pas en goûter que d’en boire un petit coup. Quel âge avez-vous ?

– Je ne sais pas. »

M. Swiveller ouvrit de grands yeux et parut quelques moments pensif ; alors ordonnant à la jeune fille de veiller à la porte jusqu’à ce qu’il fût de retour, il s’éloigna vivement.

Il ne tarda pas à revenir, suivi d’un garçon de taverne qui portait d’une main une assiettée de pain et de bœuf, et de l’autre un grand pot rempli d’une boisson très-odorante et d’un fumet agréable ; espèce de bière d’absinthe supérieure, faite d’après une recette particulière que M. Swiveller avait enseignée au maître de l’établissement, à l’époque où il était fort endetté chez lui et où il lui importait de se concilier son amitié. À la porte, il déchargea le garçon de son fardeau qu’il remit à sa petite compagne en la pressant de l’emporter, de peur de surprise, à sa cuisine où il la suivit.

« Là ! dit-il, en posant l’assiette devant elle. Avant tout, nettoyez-moi ça ; et nous verrons après. »

La petite servante ne se le fit pas dire deux fois, et l’assiette fut bientôt vide.

« Maintenant, dit Richard lui tendant le pot, empoignez-moi ça ; mais modérez vos transports, vous savez ! car vous n’avez pas l’habitude de la chose. Eh bien ! est-ce bon ?

– Oh ! oui, n’est-ce pas ? » dit la petite serrante.

M. Swiveller parut enchanté au delà de toute expression par cette réponse. Il absorba lui-même un bon coup du précieux liquide, tout en regardant fixement sa compagne. Après ces préliminaires, il se mit à enseigner le jeu à la petite servante qui ne fut pas longtemps à l’apprendre d’une manière passable, car elle avait l’esprit subtil et délié.

« Maintenant, dit M. Swiveller, mettant deux pièces de six pence dans une saucière et ajustant la mauvaise chandelle, les cartes une fois battues et coupées, maintenant voici les enjeux. Si vous gagnez, vous aurez tout ; si je gagne, ce sera pour moi. Pour rendre le jeu plus amusant et plus comique, je vous appellerai la Marquise, entendez-vous ? »

La petite servante fit un signe de tête.

« Allons, marquise, dit Swiveller, feu ! »

La marquise, tenant ses cartes très-serrées dans ses deux mains, examina laquelle elle jetterait ; et M. Swiveller, prenant l’attitude joviale et fashionable qui convenait à une semblable compagnie, s’ingurgita une nouvelle gorgée de bière à l’absinthe, en attendant que la petite servante eût joué.

Chapitre XXI. §

M. Swiveller et sa partenaire jouèrent plusieurs parties avec des succès variés, jusqu’à ce que la perte de trois pièces de six pence, l’absorption graduelle de la bière et le son des horloges, qui annoncèrent dix heures du soir, rappelèrent à ce gentleman la fuite rapide du temps et la nécessité pour lui de se retirer avant le retour de M. Sampson et de miss Sally Brass.

« Marquise, dit-il d’un ton de gravité, en présence de ces circonstances impérieuses, je demanderai à Votre Seigneurie la permission de mettre le jeu dans ma poche, et de vous quitter maintenant que j’ai achevé ce pot ; vous faisant seulement observer, marquise, que, si la vie coule comme un fleuve, je ne m’alarme pas de la voir couler si vite, madame, puisqu’une pareille absinthe croît sur ses bords, et que de tels yeux éclairent ses ondes pendant qu’elles suivent leur cours. Marquise, à votre, santé ! Excusez-moi de garder mon chapeau ; mais le palais est humide, et le pavé de marbre est, pardon de l’expression, fangeux. »

Comme précaution contre ce dernier inconvénient, M. Swiveller était resté, durant tout le temps, assis avec les pieds en l’air posés contre la plaque de la cheminée, position qu’il gardait encore lorsqu’il donna cours à ces observations apologétiques, tandis qu’il savourait lentement les dernières gouttes du nectar.

« Le baron Sampsono Brasso et sa charmante sœur sont, me dites-vous, au spectacle ? » dit M. Swiveller, appuyant d’aplomb son bras gauche sur la table et élevant sa voix avec sa jambe droite, à la manière des bandits de théâtre.

La marquise fit un signe de tête.

« Ah ! dit M. Swiveller avec un majestueux froncement de sourcils, c’est bien, marquise ! Mais que nous importe !… Du vin, holà ! »

Comme accompagnement à ces déclamations mélodramatiques il se présenta le vidrecome avec beaucoup de respect et fit claquer ses lèvres avec une satisfaction farouche.

La petite servante, qui était loin de posséder aussi bien que M. Swiveller le secret des ficelles théâtrales, n’ayant jamais vu une comédie ni entendu parler de rien de semblable, à moins que ce ne fût par hasard, à travers les fentes des portes ou en tout autre endroit défendu, fut passablement alarmée de ces démonstrations si nouvelles pour elle ; et ses regards témoignèrent si manifestement de son trouble, que M. Swiveller jugea qu’il devait, par charité, échanger sa pose de brigand contre une attitude plus conforme à la vie habituelle.

« Est-ce qu’ils vous laissent souvent ici pour voler où la gloire les appelle ? demanda-t-il.

– Oh ! oui, je crois bien ! répondit la petite servante, Miss Sally est si gagneuse !

– Si… ?

– Si gagneuse ! » répéta la marquise.

Après un moment de réflexion, M. Swiveller se détermina à ne plus se préoccuper de rectifier le langage de la jeune fille et à la laisser babiller à l’aise : il était évident que sa langue était déliée par la bière à l’absinthe ; et d’ailleurs, elle n’était pas assez souvent en humeur de discourir pour qu’il dût perdre le temps à discuter un petit barbarisme de plus ou de moins.

« Ils vont quelquefois voir M. Quilp, dit la petite servante avec un regard futé ; ils vont bien aussi ailleurs. Dieu merci.

– Est-ce que M. Brass est aussi un gagneur ?… demanda Dick.

– Pas la moitié autant que miss Sally, pour sûr, répondit la petite servante en secouant la tête. Dieu merci ! il ne ferait rien de rien sans elle.

– Vrai, il ne ferait rien ?

– Miss Sally l’a si bien mis au pas, dit la petite servante, qu’il lui demande toujours son avis ; quelquefois même il en profite. Bonté divine ! je crois bien qu’il ne le laisse pas tomber par terre.

– Je suppose, dit Richard, qu’ils se consultent souvent et qu’ils ont l’occasion de parler de beaucoup de gens, de moi par exemple, hein ! marquise ? »

La marquise remua la tête d’une manière très-prononcée.

« Est-ce en bien ? » demanda M. Swiveller.

La marquise changea le mouvement de sa tête, qui, sans cesser cependant de remuer, commença tout à coup à tourner de droite à gauche et de gauche à droite avec une vivacité négative qui pouvait faire craindre que le cou ne se disloquât, par occasion.

– Hum ! murmura Richard. Marquise, serait-ce trop exiger de votre confiance que de vous prier de m’apprendre ce qu’ils disent du très-humble individu qui a en ce moment l’honneur de… ?

– Miss Sally dit que vous êtes un garçon sans cervelle.

– Très-bien, marquise ; ceci n’est pas un mauvais compliment. La gaieté, marquise, n’est point une qualité basse. Le vieux roi Cole était lui-même un joyeux compère, si nous devons ajouter foi à l’histoire.

– Mais elle dit, poursuivit sa compagne, qu’il n’y a pas à se fier à vous.

– Eh bien ! au fait, marquise, dit M. Swiveller d’un air pensif, plusieurs dames et messieurs, non pas positivement des personnes d’une profession libérale, mais des gens du commerce, madame, oui, du commerce, ont fait à mon sujet la même remarque. L’obscur citoyen, qui tient un hôtel dans cette rue penchait fortement ce soir vers cette opinion quand je lui ai commandé de préparer le festin. C’est un préjugé populaire, marquise ; et pourtant je ne sais vraiment sur quoi il est fondé, car j’ai dans le temps obtenu crédit pour un chiffre considérable, et je puis dire que jamais je n’ai manqué au crédit. C’est plutôt lui qui m’a manqué ; mais moi, jamais… M. Brass partage l’opinion de sa sœur, à ce que je suppose ? »

Son amie fit un nouveau signe de tête, mais affirmatif cette fois, en y joignant pourtant un regard malin qui semblait donner à supposer que les opinions de M. Brass à cet égard étaient encore plus prononcées que celles de sa sœur ; puis, par un retour sur elle-même, elle ajouta d’un ton suppliant :

« Surtout n’en dites rien, car je serais battue à mort.

– Marquise, dit M, Swiveller en se levant, la parole d’un gentleman a autant de valeur que son billet, quelquefois même elle en a davantage ; dans le cas présent, par exemple, où son billet pourrait rencontrer du doute et de la méfiance. Je suis votre ami, et j’espère que nous pourrons jouer encore plusieurs parties liées dans ce même salon. Mais, à propos, marquise, ajouta Richard s’arrêtant dans son trajet vers la porte et décrivant lentement un cercle autour de la petite servante qui le suivait avec la chandelle à la main, il est évident pour moi que vous devez avoir l’habitude constante de faire prendre l’air à votre œil par le trou de la serrure pour en savoir si long.

– C’était seulement parce que je voulais savoir, répondit en tremblant la marquise, où était cachée la clef du garde-manger, voilà tout ; et si je l’avais trouvée, je n’aurais pas pris grand-chose, seulement de quoi apaiser ma faim.

– Alors vous ne l’avez pas trouvée ; car vous seriez plus grasse. Bonsoir, marquise. Porte-toi bien, et si je te quitte pour jamais, à jamais porte-toi bien. Tends la chaîne de la porte, marquise, de crainte d’accident. »

Sur ces dernières recommandations, M. Swiveller sortit de la maison ; et, trouvant qu’il avait bu tout autant qu’il convenait à sa constitution (la bière à l’absinthe est un breuvage si capiteux !) il se détermina sagement à se rendre chez lui et à se mettre au lit. Il gagna donc ses appartements, car il avait conservé la fiction du pluriel ; et, comme ses appartements n’étaient qu’à une courte distance de l’étude, bientôt Richard se trouva dans sa chambre à coucher où, ayant ôté une botte et oublié l’autre à son pied, il se laissa aller à une profonde méditation.

« Cette marquise, se dit-il en croisant ses bras, est une personne tout à fait extraordinaire. Le mystère l’entoure. Elle ignore le goût de la bière. Elle ne connaît pas son nom (ce qui est moins étonnant), et elle n’a pris quelques notions bornées de la société qu’à travers les trous des serrures. Tout cela était-il écrit dans sa destinée, ou bien quelque créancier inconnu a-t-il mis l’embargo sur les décrets du sort ? Mystère profond et terrible ! »

Ses réflexions étant arrivées à cette conclusion satisfaisante, Richard se souvint de la botte qui était restée à son pied ; il se mit en devoir de la retirer avec une rare solennité, secouant tout le temps sa tête d’un air grave, et soupirant profondément. !

Il dit ensuite, en mettant son bonnet de nuit juste de la même manière qu’il posait son chapeau, sur le coin de l’œil :

« Ces parties liées me rappellent le foyer conjugal. La femme de Cheggs joue au cribbage, à l’impériale, peut-être. Elle fait sauter la banque en ce moment. On l’entraîne de plaisir en plaisir, pour dissiper ses regrets ; mais c’est égal, ils la suivent partout. Aujourd’hui, je puis le dire, ajouta Richard en posant de profil sa joue gauche et regardant avec complaisance au miroir la réflexion d’une très-petite ligne de favoris, aujourd’hui, je puis le dire, le fer a pénétré dans son cœur. C’est bien fait !… »

Tombant ensuite de ce sentiment farouche et féroce dans une pensée tendre et pathétique, M. Swiveller poussa un gémissement, arpenta sa chambre d’un air égaré, fit mine de se tirer une poignée de cheveux, mais jugea à propos de s’en tenir à la démonstration, et se contenta d’arracher le gland de son bonnet de coton. Enfin se déshabillant avec une sombre résolution, il se mit au lit.

Dans cette triste position, d’autres eussent eu recours à la boisson ; mais, comme M. Swiveller en avait usé précédemment, il recourut seulement à sa flûte, en face de cette pensée affreuse et trop certaine que Sophie Wackles était à jamais perdue pour lui. Après mûres considérations, il pensa que c’était là une bonne, sonore et lugubre occupation, non-seulement en harmonie avec la tristesse de ses propres idées, mais capable d’éveiller chez les voisins de la sympathie pour le jeune célibataire. En conséquence, il poussa une petite table près de son chevet, et, disposant de son mieux la lumière et son cahier de musique, il tira la flûte de sa botte et commença à jouer de la façon la plus funèbre.

C’était l’air Toujours avec mélancolie, air qui, lorsqu’on le joue au lit très-lentement sur la flûte, et lorsqu’en outre il a l’inconvénient d’être joué par un gentleman peu au fait de l’instrument et qui est forcé de donner plusieurs fois la même note avant de trouver la suivante, ne produit pas un effet très-saisissant. Cependant, durant la moitié de la nuit et même davantage, M. Swiveller, tantôt étendu sur le dos avec les yeux fixés au plafond, sortant du lit à moitié pour mieux lire son cahier de musique, joua vingt fois de suite cet air infortuné, ne s’arrêtant guère qu’une ou deux minutes pour respirer et faire des monologues sur le compte de la marquise ; après quoi, il recommençait à jouer avec un redoublement de vigueur. Ce ne fut qu’après avoir épuisé ses divers sujets de méditation, et avoir soufflé dans sa flûte jusqu’à la lie l’essence de la bière à l’absinthe ; ce ne fut qu’après avoir mis la tête à l’envers à tous les gens de la maison et des maisons voisines, peut-être de toute la rue, qu’il ferma son cahier, éteignit sa chandelle, et, se trouvant enfin l’esprit dispos et soulagé, se tourna contre le mur et s’endormit.

Le matin, au réveil, son moral était parfaitement rétabli. Il prit encore une demi-heure d’exercice sur sa flûte. Après avoir gracieusement reçu congé de la maîtresse de la maison, qui, pour lui intimer l’ordre de déguerpir, l’attendait sur l’escalier depuis le point du jour, il se rendit à Bevis-Marks. Là, la belle Sally était déjà à son poste, et son visage offrait le doux rayonnement qui brille au front de la chaste Diane.

M. Swiveller lui adressa un signe de tête et échangea son habit contre sa veste aquatique, ce qui lui prenait un certain temps, car les manches en étaient si justes, que c’était toujours une opération difficile et laborieuse. Cette difficulté vaincue, Richard s’assit devant le pupitre, à sa place accoutumée.

Miss Brass rompit brusquement le silence.

« N’avez-vous pas trouvé ce matin un porte-crayon en argent, dites ?

– J’en ai peu rencontré dans la rue, répondit M. Swiveller. J’en ai vu un cependant, un gros porte-crayon, d’air très-respectable ; mais, comme il était en compagnie d’un vieux canif et d’un jeune cure-dent, avec lesquels il paraissait en conversation réglée, je me serais fait conscience de le déranger.

– Voyons ! pas de bêtise, avez-vous notre porte-crayon ? répliqua miss Brass sérieusement ; oui ou non ?

– Il faut donc que vous soyez enragée pour m’adresser sérieusement une pareille question ? s’écria M. Swiveller. Est-ce que vous ne voyez pas que je ne fais que d’arriver ?

– À la bonne heure ; mais tout ce que je sais, dit-elle, c’est qu’on ne peut pas le retrouver, et qu’il a disparu, cette semaine un jour où je l’avais laissé sur ce pupitre.

– Holà ! pensa Richard ; j’espère que la marquise n’aura pas travaillé de ce côté.

– Il y avait aussi, dit miss Sally, un couteau de même modèle. Ces deux objets m’avaient été donnés par mon père, il y a bien des années, et tous deux ont disparu. N’avez-vous rien perdu vous-même ? »

M Swiveller porta involontairement la main à sa veste pour s’assurer que c’était bien une veste et non un habit à basques ; et, s’étant convaincu bien vite que ce vêtement, l’unique effet mobilier qu’il possédât dans Bevis-Marks, était en parfaite sûreté, il fit une réponse négative.

« C’est fort désagréable, Dick, reprit miss Brass en ouvrant sa boîte d’étain et se rafraîchissant avec une pincée de tabac ; mais, entre nous, entre nous qui sommes des amis, car si Sammy venait à le savoir, ça n’en finirait pas, il y a aussi de l’argent de l’étude qu’on avait laissé traîner et qui a disparu de même. Pour ma part, j’ai perdu en trois fois trois écus.

– Vous n’y pensez pas ! s’écria Richard. Prenez garde à ce que vous dites, mon vieux ; car c’est chose sérieuse. Êtes-vous bien sûre de votre fait ? N’y a-t-il pas quelque erreur ?

– C’est très-réel, répondit miss Brass avec énergie, et il ne peut y avoir aucune erreur.

– Alors, par Jupiter ! pensa Richard en posant sa plume, j’ai bien peur que ce ne soit la marquise qui ait fait le coup ! »

Plus il retournait ce sujet dans son esprit, plus il ne pouvait s’empêcher de croire que très-probablement la misérable petite servante était la coupable. Quand il considérait à quelle chétive nourriture elle était réduite, dans quel état d’abandon et d’ignorance elle vivait, et combien sa malice naturelle avait dû être aiguisée par la nécessité et les privations, il n’en faisait pas l’ombre d’un doute. Et cependant elle lui inspirait tant de pitié ; il était tellement pénible pour Richard de voir une cause si grave troubler l’originalité de leur connaissance, qu’il se disait en lui-même, et très-sincèrement, que si on lui offrait d’une part cinquante livres sterling et de l’autre la preuve de l’innocence de la marquise, il n’hésiterait pas à repousser l’argent.

Tandis qu’il était plongé dans ces profondes et tristes méditations, miss Sally s’assit en secouant la tête d’un air de grand mystère et d’inquiétude sérieuse : on venait d’entendre dans le couloir la voix de Sampson chantant un gai refrain, et bientôt le gentleman lui-même apparut tout rayonnant de son sourire vertueux.

« Bonjour, monsieur Richard. Eh bien ! monsieur, voici que nous commençons une nouvelle journée, le corps fortifié par le sommeil et le déjeuner, l’esprit frais et dispos. Nous voici, monsieur Richard, levés avec le soleil pour suivre notre petit train comme lui, notre petit train de devoirs journaliers, monsieur, et pour accomplir comme lui notre travail de la journée avec profit pour nous-mêmes et pour nos semblables. Quelle réflexion charmante, monsieur ! Quelle charmante réflexion ! »

Tout en adressant ces paroles à son clerc, M. Brass s’était mis avec une certaine affectation à examiner soigneusement du côté du jour un billet de banque de cinq livres qu’il tenait à la main.

Mais M. Richard ne témoignant aucun enthousiasme à ce discours, son patron tourna les yeux vers lui et remarqua tout haut qu’il paraissait troublé.

« Vous êtes agité, monsieur, dit-il. Monsieur Richard, nous nous attendions à vous trouver gaiement à l’ouvrage et non pas dans un état d’abattement. Il est juste, monsieur Richard, que… »

Ici la chaste Sarah poussa un gros soupir.

« Ô ciel ! dit M. Sampson, vous aussi !… Qu’y a-t-il donc ? monsieur Richard… »

Et regardant miss Sally, Richard comprit qu’elle lui faisait signe d’instruire son frère du sujet de leur conversation récente. Comme sa propre position n’était pas très-agréable jusqu’à ce que la question eût été vidée de manière ou d’autre, il obéit, et miss Brass, roulant entre ses doigts sa tabatière d’une façon désordonnée, confirma le rapport de M Swiveller.

Sampson perdit contenance, et l’anxiété se peignit sur ses traits. Au lieu de déplorer amèrement la perte de son argent, comme miss Sally s’y attendait, il alla sur la pointe du pied jusqu’à la porte, l’ouvrit, regarda dehors, referma la porte tout doucement, revint sur la pointe du pied et dit à voix basse :

« C’est une circonstance extraordinaire et pénible, monsieur Richard, c’est une circonstance très-pénible. Le fait est que moi-même j’ai perdu récemment plusieurs petites sommes que j’avais laissées sur mon pupitre ; je m’étais donné de garde d’en parler, espérant que le hasard ferait découvrir le coupable ; mais non, je n’ai rien pu découvrir. Sally, monsieur Richard, c’est une très-malheureuse affaire ! »

Tout en parlant, Sampson posa le billet de banque sur son pupitre parmi d’autres papiers, comme par mégarde, et mit ses mains dans ses poches. Richard Swiveller lui montra le billet et l’avertit de le reprendre.

« Non, monsieur Richard, dit Brass avec émotion ; non, je ne le reprendrai pas. Je le laisserai en cet endroit, monsieur. Le reprendre, monsieur Richard, ce serait jeter un doute sur vous, et j’ai en vous, monsieur, une confiance illimitée. Nous laisserons là ce billet, monsieur, s’il vous plaît ; pour rien au monde, je ne voudrais le reprendre. »

Et, ce disant, M. Brass lui frappa deux ou trois fois sur l’épaule, de la façon la plus amicale.

« Soyez certain, ajouta-t-il, que je n’ai pas moins confiance en votre probité qu’en la mienne. »

En tout autre temps, M. Swiveller eût attaché médiocrement d’importance à ce compliment ; mais vu les circonstances présentes, il éprouva un grand soulagement de cette assurance qu’on ne lui faisait point l’injure de le soupçonner. Il répondit convenablement. Alors M. Brass le prit par la main et parut s’abandonner à une sombre méditation ; il en fut de même de miss Sally. Richard aussi s’était plongé dans ses pensées. À tout moment, il craignait d’entendre accuser la marquise, car il ne pouvait s’empêcher de la croire coupable.

Durant quelques minutes, ils restèrent tous trois dans cette attitude.

Soudain miss Sally donna un grand coup sur le pupitre avec son poing fermé en s’écriant :

« Je le tiens. »

En effet, elle tenait le pupitre, et elle avait touché juste ; car elle en fit voler un morceau de son poing mignon ; mais ce n’était pas là le sens de ses paroles.

« Eh bien ! dit Brass avec impatience. Expliquez-vous !

– Eh bien ! répliqua la sœur, d’un air de triomphe, depuis ces trois ou quatre dernières semaines n’y a-t-il pas eu quelqu’un qui rôdait dans l’étude et dehors ? Cette personne n’a-t-elle pas été laissée seule quelquefois dans l’étude, grâce à votre confiance ? et me soutiendrez-vous que ce n’est pas là le voleur ?

– Quelle personne ?… cria Brass.

– Attendez donc, comment l’appelez-vous ?… Kit !

– Le domestique de M. Garland ?

– Certainement.

– Jamais ! s’écria Brass, jamais ! Ne me parlez pas de ça. Pas un mot de plus ! »

Et il secouait la tête, et il agitait ses deux mains comme s’il eût voulu détruire dix mille toiles d’araignée.

« Jamais je ne croirai cela de lui ; jamais !

– Eh bien ! moi, je parie, répéta miss Brass en humant une nouvelle prise de tabac, je parie que c’est notre voleur.

– Eh bien ! moi, je parie, répliqua Sampson avec violence, que ce n’est pas lui. Qu’est-ce que c’est que cela ? Comment osez-vous l’accuser ? Des caractères comme celui-là doivent-ils être en butte à des insinuations pareilles ? Savez-vous bien que c’est le garçon le plus honnête et le plus fidèle qui ait jamais existé, et qu’il a une réputation sans tache ?… Entrez, entrez. »

Ces derniers mots ne s’adressaient pas à miss Sally, quoiqu’ils eussent été prononcés sur le même ton que les chaleureuses remontrances qui avaient précédé, mais à une personne qui venait de frapper à la porte de l’étude ; et à peine M. Brass les eut-il fait entendre, que Kit lui-même parut et dit :

« Le gentleman d’en haut est-il chez lui, monsieur, s’il vous plaît ?

– Oui, Kit, dit Brass encore enflammé d’une vertueuse indignation et regardant sa sœur avec des yeux pleins de courroux et les sourcils froncés ; oui, Kit, il y est. Je suis charmé de vous voir, Kit ; je me réjouis de vous voir. Passez par ici, Kit, en redescendant. »

Et quand le jeune homme se fut retiré :

« Ce garçon-là un voleur ! s’écria Brass ; lui un voleur, avec cette physionomie franche et ouverte !… Je lui confierais de l’or sans le compter. Monsieur Richard, ayez la bonté de vous rendre immédiatement chez Wrasp et Compagnie, dans Broad-Street, et d’y demander s’ils ont eu des instructions pour paraître dans l’affaire Karmen et Painter. Ce garçon-là un voleur ! reprit Sampson en ricanant de colère. Suis-je donc aveugle, sourd, imbécile ? Est-ce que je ne sais pas juger la nature humaine d’un coup d’œil ? Kit un voleur ! Bah ! »

Jetant à miss Sally cette interjection finale avec un incommensurable dédain, Sampson Brass plongea la tête dans son pupitre comme pour se soustraire à la vue des misères et des bassesses de ce monde, et jeter un dernier défi à la médisance, à l’abri du couvercle à demi clos.

Chapitre XXII. §

M. Sampson Brass était seul dans l’étude, au moment où Kit, ayant rempli sa commission, sortit de chez le gentleman et descendit l’escalier, environ un quart d’heure après être monté. Le procureur ne chantait point comme à l’ordinaire. Il n’était pas non plus assis à son pupitre. La porte, toute grande ouverte, laissa voir M. Brass adossé au feu et ayant un air si étrange, que Kit s’imagina qu’il lui avait pris quelque indisposition subite.

« Qu’y a-t-il donc, monsieur ? dit Kit.

– Ce qu’il y a !… répondit vivement Brass. Rien. Pourquoi y aurait-il quelque chose ?

– Vous êtes tellement pâle, que je vous aurais à peine reconnu.

– Bah ! bah ! pure imagination, cria Brass en se penchant pour relever les cendres ; jamais je n’ai été mieux, Kit ; jamais de ma vie je ne me suis mieux porté. Je suis même très-gai. Ah ! ah ! Comment va notre ami d’en haut ?

– Beaucoup mieux.

– J’en suis ravi ; mille remercîments. Un parfait gentleman ! honnête, libéral, généreux, ne donnant aucun embarras ; un admirable locataire. Ah ! ah ! M. Garland se porte bien, j’espère, Kit ? Et mon ami le poney, mon ami intime, vous savez ? Ah ! ah ! »

Kit donna des nouvelles satisfaisantes de tout le petit monde d’Abel-Cottage. M. Brass, qui semblait distrait et impatient, se plaça sur son tabouret, et invita Kit à s’approcher en le prenant par la boutonnière.

« J’ai pensé, Kit, dit le procureur, que je pourrais faire gagner à votre mère quelques petits émoluments. Vous avez votre mère, je crois ? Si j’ai bonne mémoire, vous m’avez raconté que…

– Oh ! oui, monsieur, oui, certainement.

– Une veuve, n’est-ce pas ? une veuve laborieuse ?

– La femme la plus dure à la besogne et la meilleure mère qui ait jamais existé, monsieur.

– Ah ! s’écria Brass, c’est touchant, très-touchant. Une pauvre veuve luttant pour tenir ses orphelins dans un état décent et confortable. C’est un délicieux tableau de vertu humaine. Déposez votre chapeau, Kit.

– Merci, monsieur, il faut que je m’en aille tout de suite.

– Posez-le toujours, pendant que vous êtes là, dit Brass, qui lui prit son chapeau des mains et mit quelque désordre dans les papiers en lui cherchant une place sur le pupitre. Je pensais, Kit, que très-souvent nous avons à louer des maisons pour les personnes de notre clientèle, etc. Or, vous savez que nous sommes obligés de mettre du monde dans ces maisons pour les surveiller, et malheureusement ce sont trop souvent des gens à qui nous ne pouvons nous fier. Qui nous empêcherait d’avoir une personne en qui nous pussions avoir une confiance absolue, en même temps que nous nous donnerions la douceur de faire une bonne action ? Je m’explique : qui nous empêcherait d’employer cette digne femme, votre mère, tantôt à une besogne, tantôt à une autre ? Elle aurait le logement, et un bon logement, à peu près toute l’année, sans impositions, en outre une allocation hebdomadaire ; tout cela donnerait à votre famille bien des avantages dont elle ne saurait jouir dans sa condition présente. Qu’est-ce que vous en pensez ? Y voyez-vous quelque objection ? Je n’ai pas en cela d’autre désir que de vous rendre service, Kit ; ainsi ne vous gênez pas, expliquez-vous librement. »

En parlant ainsi, Brass remua deux ou trois fois le chapeau qu’il glissa de nouveau parmi les papiers, avec l’air de chercher quelque chose.

« Quelle objection pourrais-je faire à une proposition aussi bienveillante que la vôtre, monsieur ? répondit Kit d’un accent pénétré. Je ne sais vraiment, monsieur, comment vous remercier.

– Eh bien ! alors, » dit Brass se tournant tout à coup vers lui et approchant son visage de celui de Kit, avec un sourire si repoussant que le jeune homme, même dans toute la plénitude de sa reconnaissance, recula presque effrayé, « eh ! bien, alors c’est fait ! »

Kit le regarda d’un air de trouble.

« C’est fait, dis-je, reprit Sampson se frottant les mains et reprenant ses manières doucereuses. Ah ! ah ! vous verrez, Kit, vous verrez. Mais, bon Dieu ! que M. Richard tarde à revenir ! Quel ennuyeux flâneur !… Voulez-vous bien veiller sur l’étude une minute, le temps seulement de monter là-haut ? une minute seulement. Je ne vous tiendrai pas un instant de plus, Kit. »

En même temps, M. Brass s’élança hors de l’étude où il revint presque aussitôt. M. Swiveller rentra ; et comme Kit sortait en toute hâte de la chambre pour regagner le temps perdu, miss Brass elle-même le rencontra au seuil de la porte.

« Oh ! dit ironiquement Sally, qui en entrant le suivit de l’œil, voici votre favori qui s’en va, Sammy !

– Oui, il s’en va, répondit Brass. Mon favori, tant que vous voudrez. Un honnête garçon, monsieur Richard, un digne jeune homme.

– Hem ! fit miss Brass avec une petite toux provoquante.

– Je vous dis, drôlesse, s’écria Sampson avec colère, que je donnerais ma vie en gage de sa probité. Est-ce que ça ne finira pas ? Serai-je toujours harcelé, obsédé par vos honteux soupçons ? N’avez-vous aucun respect pour le vrai mérite, méchant garnement que vous êtes ? Tenez, si vous voulez que je vous le dise, je suspecterais plutôt votre honnêteté que la sienne ! »

Miss Sally tira sa tabatière d’étain et huma longuement et lentement une prise de tabac, tout en attachant sur son frère un regard fixe et ferme.

« Elle me rendra fou de rage, monsieur Richard, dit Brass ; elle m’exaspère au delà de toute mesure. Je suis enflammé, je suis outré, monsieur. Ce ne sont pas là les manières, ce n’est pas là la tenue d’un homme qui est dans les affaires ; mais elle me met hors de moi !

– Pourquoi ne le laissez-vous pas tranquille ? dit Richard à miss Sally.

– Parce que c’est plus fort qu’elle, monsieur, répliqua Sampson ; parce que c’est un besoin de sa nature que de m’irriter et de me vexer ; je crois que sans cela elle tomberait malade. Mais n’importe, n’importe ; j’ai fait ce que je voulais. J’ai montré ma confiance en ce jeune homme. Aujourd’hui encore, il a gardé l’étude. Ah ! ah !… Fi ! vilaine vipère ! »

La belle vierge huma une nouvelle prise de tabac et mit dans sa poche sa boite d’étain, tout en continuant de contempler son frère avec un sang-froid parfait.

« Aujourd’hui encore il vient de garder l’étude, répéta Brass d’un ton triomphant ; je lui ai donné cette nouvelle preuve de ma confiance, et je ne m’en tiendrai pas là. Eh bien ! où donc est le ? …

– Qu’avez-vous perdu ? demanda M. Swiveller.

– Ô ciel !…, s’écria Brass, tâtant toutes ses poches l’une après l’autre, regardant dans le pupitre, dessus, dessous, et bouleversant d’une main fébrile les papiers voisins ; le billet, monsieur Richard ! le billet de banque de cinq livres, qu’est-il devenu ? Je l’avais laissé ici… Dieu me pardonne !

– Allons !… s’écria à son tour miss Sally, tressaillant, frappant ses mains et semant les papiers sur le plancher. Disparu !… Qui est-ce qui avait raison ?… Qui est-ce qui l’a pris ?… Ce n’est pas pour les cinq livres !… Qu’est-ce que c’est que cela, cinq livres ?… Mais ce garçon est honnête, vous savez, très-honnête. Ce serait une indignité de le soupçonner. Ne courez pas après lui. Non, non, pour rien au monde !…

– Sur ma parole, monsieur Richard, répliqua le procureur, qui n’avait cessé de fouiller ses poches avec tous les signes de la plus vive agitation, je crains que ce ne soit une vilaine affaire. Certainement le billet de banque a disparu, monsieur ; que faut-il faire ?

– Ne courez pas après lui, dit miss Sally, se bourrant de plus en plus le nez de tabac. Non, non, gardez-vous-en bien. Laissez-lui le temps de se débarrasser du billet. Ce serait trop cruel de le surprendre en flagrant délit ! »

M. Swiveller et Sampson Brass se regardèrent mutuellement après avoir regardé miss Brass ; l’un et l’autre étaient bouleversés. Soudain, par une même impulsion, ils saisirent leurs chapeaux et s’élancèrent dans la rue dont ils prirent le milieu, renversant tout sur leur passage, comme s’ils couraient pour échapper à la mort.

Or, justement Kit avait couru aussi, bien qu’un peu moins vite, et comme il était parti depuis quelques minutes, il avait sur eux une assez grande avance. Cependant, comme ils connaissaient bien son itinéraire, du train dont ils allaient, ils l’eurent bientôt rattrapé, au moment où, il venait de reprendre haleine pour recommencer à courir.

« Arrêtez !… cria Sampson lui posant une main sur l’épaule, tandis que M. Swiveller le happait de l’autre côté. Pas si vite, monsieur. Vous êtes donc bien pressé ?

– Oui, je le suis, dit Kit les regardant tous deux avec une vive surprise.

– Il… il…, m’est pénible de tous soupçonner, dit Sampson d’une voix haletante ; mais un objet de quelque valeur vient de disparaître de l’étude. J’espère que vous ne savez pas ce que c’est.

– Savoir quoi ! bon Dieu, monsieur Brass ! s’écria Kit tremblant de la tête aux pieds. Vous ne supposez pas…

– Non, non, dit vivement Brass. Je ne suppose rien. Ce n’est pas moi qui vous accuse. Vous allez me suivre tranquillement chez moi, j’espère ?

– Volontiers. Pourquoi pas ?

– Certainement ! dit Brass. Pourquoi pas ? J’ai bien peur que la chose ne finisse pas par un « pourquoi pas. » Si vous saviez quels assauts j’ai eus à supporter ce matin pour vous défendre, Christophe, vous en seriez peiné.

– Et moi, je suis sûr que vous regretterez, monsieur, de m’avoir soupçonné. Allons, revenons vite chez vous.

– Oui, oui ! s’écria Brass. Le plus tôt sera le mieux. Monsieur Richard, ayez la bonté de prendre ce bras ; moi, je vais prendre celui-ci. Il n’est pas facile de marcher trois de front ; mais dans les circonstances où nous nous trouvons, c’est indispensable ; il n’y a pas d’autre moyen. »

Kit passa du blanc au rouge et du rouge au blanc lorsqu’ils s’assurèrent ainsi de sa personne, et un moment il parut disposé à résister. Mais, faisant un prompt retour sur lui-même, et songeant que s’il engageait une lutte, il pourrait être traîné par le collet à travers les rues, il se borna à répéter d’un accent plein de sincérité et avec des larmes dans les yeux, qu’ils auraient bien du regret de ce qu’ils faisaient là, et se laissa emmener. Tandis qu’ils reprenaient le chemin de l’étude, M. Swiveller, à qui ses fonctions présentes répugnaient extrêmement, saisit un instant propice pour souffler à l’oreille de Kit que, s’il consentait à avouer sa faute, fût-ce par un simple mouvement de tête, et qu’il lui promit de ne plus recommencer à l’avenir, il l’autorisait à donner un croc-en-jambe à Sampson Brass pour se sauver ; mais Kit ayant repoussé cette offre avec indignation, il ne resta plus d’autre parti à Swiveller que de le tenir ferme jusqu’à ce qu’ils eussent atteint Bevis-Marks, où on le mit en présence de la charmante Sarah, qui prit aussitôt la précaution de fermer la porte à clef.

« Maintenant, dit Brass, vous savez, Christophe, l’innocence ne saurait mieux ressortir que d’un examen minutieux qui satisfasse pleinement toutes les parties. En conséquence, si vous voulez bien permettre qu’on vous fouille, ce sera pour tout le monde un grand soulagement. »

Il accompagna ces paroles d’une démonstration qui indiquait le genre d’enquête à pratiquer, autrement dit, il retourna la coiffe de son chapeau.

« Fouillez-moi, dit fièrement Kit en croisant ses bras. Mais songez-y bien, monsieur, vous en aurez du regret jusqu’à la fin de vos jours.

– C’est assurément une circonstance très-pénible, dit Brass avec un soupir, comme il plongeait sa main dans une des poches de Kit et en retirait une collection variée de menus objets, c’est une circonstance très-pénible. Il n’y a rien là dedans, monsieur Richard ; parfait, parfait. Rien non plus ici, monsieur Rien dans la veste, monsieur Richard ; rien dans les basques de l’habit. Vraiment j’en suis ravi. »

Richard Swiveller, tenant à la main le chapeau de Kit, suivait l’opération avec le plus vif intérêt, et dissimulait du mieux possible un léger sourire, tandis que Brass, fermant un œil, sondait avec l’autre l’intérieur d’une des manches du pauvre jeune homme comme il eût regardé dans un télescope. Soudain Sampson, se retournant vivement vers son clerc, lui ordonna de fouiller le chapeau.

« Il y a un mouchoir, dit Richard.

– Nul mal à cela, monsieur, répondit Brass appliquant son œil à l’autre manche et parlant du ton d’un homme qui aperçoit devant lui une perspective illimitée. Un mouchoir, c’est très-innocent. Quoique pourtant la Faculté ne considère point, je pense, monsieur Richard, l’habitude de porter un mouchoir dans un chapeau comme très-favorable à la santé. J’ai entendu dire que cela tient la tête trop chaude. Mais à tout autre point de vue, l’examen est satisfaisant, très-satisfaisant. »

Une triple exclamation jetée à la fois par Richard Swiveller, miss Sally et Kit lui-même, arrêta net le procureur. Sampson tourna la tête et vit Richard le billet de banque à la main.

« Dans le chapeau ?… s’écria Brass avec une sorte de glapissement.

– Sous le mouchoir, et caché dans la doublure, » dit Richard, frappé d’horreur à cette découverte.

M. Brass regarda successivement Richard, miss Sally, les murs, le plafond et le plancher, tout enfin, excepté Kit qui était demeuré stupéfié et incapable de faire un mouvement.

« Et voilà, s’écria Brass enjoignant ses mains, voilà donc ce que c’est que ce monde qui tourne sur son axe, soumis aux influences de la lune et aux révolutions qui s’opèrent autour des corps célestes et ainsi de suite !… Voilà donc la nature humaine !… Ô nature, nature !… Voilà le malheureux que je voulais faire profiter des ressources de ma petite industrie, et pour qui, même en ce moment encore, j’éprouve une compassion telle, que je le laisserais volontiers partir !… Mais, ajouta M. Brass d’un accent plus ferme, avant tout je suis homme de loi, et par conséquent mon devoir est de donner l’exemple en mettant à exécution les lois de mon heureuse patrie. Pardonnez-moi, ma chère Sally, et tenez-le ferme de l’autre côté. Monsieur Richard, ayez la bonté de courir chercher un constable. Le temps de la faiblesse est passé, monsieur ; la force morale est revenue. Un constable, monsieur, s’il vous plaît ! »

Chapitre XXIII. §

Kit était comme plongé dans un sommeil léthargique, les yeux tout grands ouverts et fixés sur le sol, sans prendre garde à la main tremblante de M. Brass qui le tenait par un des bouts de sa cravate, ni à la serre beaucoup plus solide de miss Sally qui en avait étreint l’autre bout ; cependant les précautions de la vieille fille n’étaient pas pour lui sans inconvénient : car miss Sally, cette femme enchanteresse, outre qu’elle lui enfonçait de temps en temps les phalanges de ses doigts dans la gorge un peu plus qu’il ne fallait, avait dès le premier moment appréhendé si fortement ce malheureux, que même dans le désordre et l’égarement de ses pensées, il ne pouvait s’empêcher de se sentir suffoqué. Il resta dans cette posture, entre le frère et la sœur, passif et n’opposant aucune résistance, jusqu’au moment où M. Swiveller revint suivi d’un constable.

Ce fonctionnaire était sans doute familiarisé avec des scènes de cette nature ; les vols qui chaque jour défilaient sous ses yeux, depuis le minime larcin jusqu’à l’effraction dans les maisons habitées, ou les aventures de grand chemin, n’étaient pour lui qu’une affaire comme une autre ; il ne voyait dans les individus coupables de ces méfaits qu’autant de pratiques qui venaient se faire servir au magasin de loi criminelle en gros et en détail dont il tenait le comptoir ; aussi reçut-il de M. Brass le rapport de ce qui s’était passé à peu près avec autant d’intérêt et de surprise qu’en pourrait montrer un entrepreneur de pompes funèbres, s’il lui fallait écouter dans les plus minutieux détails le récit de la dernière maladie du mort auquel il vient rendre par profession les devoirs suprêmes. Ce fut donc avec une parfaite indifférence qu’il arrêta Kit.

« Nous ferons bien, dit ce ministre subalterne de la police de le conduire au bureau du magistrat, tandis que celui-ci y est encore. Je vous prierai, monsieur Brass, de venir avec nous, ainsi que…»

Il regarda miss Sally d’un air d’hésitation et de doute, comme s’il ne savait comment qualifier une personne qui pouvait être prise aussi raisonnablement pour un griffon ou tout autre monstre mythologique.

« Madame, hein ? dit Sampson.

– Ah ! oui… madame, répliqua le constable. Le jeune homme qui a découvert le billet est nécessaire également.

– Monsieur Richard, monsieur, dit Brass d’une voix dolente Quelle triste nécessité !… Mais l’autel de la patrie, monsieur…

– Vous prendrez un fiacre, je suppose ? interrompit le constable saisissant avec peu de précaution par le bras, au-dessus du coude, Kit que ses gardiens avaient relâché. Veuillez en envoyer chercher un.

– Mais permettez-moi de dire un mot, s’écria Kit levant ses yeux et regardant autour de lui d’un air de supplication. Un mot seulement ! Je suis aussi innocent que pas un de vous. Sur mon âme, je ne suis pas coupable. Moi, un voleur ! Ah ! monsieur Brass, vous ne le croyez pas, j’en suis sûr. C’est bien mal de votre part.

– Je vous donne ma parole, constable… » dit Brass.

Mais ici le constable l’interrompit, en vertu de ce principe constitutionnel : « Les paroles volent, » faisant observer que les paroles ne sont que de la bouillie pour les chats, mais que les serments en justice sont la nourriture des hommes forts.

« Parfaitement juste, constable, dit Brass toujours sur le même ton dolent ; c’est d’une exactitude rigoureuse. Constable, je fais devant vous le serment qu’il y a quelques minutes à peine, avant d’avoir fait cette fatale découverte, j’avais encore tant d’estime pour ce jeune homme, que je lui eusse confié… Un fiacre, monsieur Richard ! Vous tardez bien, monsieur !…

– Vous ne trouverez personne, s’écria Kit, pour peu qu’il me connaisse, qui n’ait confiance en moi. Qu’on demande à qui que ce soit si jamais l’on a douté de ma probité, si jamais j’ai fait tort d’un farthing à personne. Autrefois, quand j’étais pauvre, quand j’avais faim, ai-je jamais été pris en faute, et peut-on supposer que je commencerais à l’être aujourd’hui ?… Oh ! réfléchissez à ce que vous faites. Comment, avec cette affreuse accusation qui pèse sur moi, oserais-je jamais revoir les meilleurs amis qu’il y ait au monde ? »

M. Brass répondit que le prisonnier aurait bien fait de penser à tout cela plus tôt ; et il était en train de lui adresser d’autres observations d’une nature aussi peu consolante, quand on entendit le locataire demander, du haut de l’escalier, ce qu’il y avait et pourquoi tout ce tapage et ce bruit de pas qui remplissaient la maison.

Involontairement, Kit fit un mouvement pour s’élancer vers la porte, dans son désir de répondre lui-même ; mais il fut vivement retenu par le constable, et il eut la douleur de voir M. Sampson Brass sortir seul pour aller raconter les faits à sa manière.

Quand M. Brass fut de retour, il dit, au sujet du gentleman :

« Il est comme nous tous : il ne voulait pas y croire. Que ne puis-je moi-même mettre en doute le témoignage de mes sens ! Mais malheureusement ce témoignage est irréfragable. Mes yeux n’ont pas besoin de subir un débat contradictoire, et, en disant cela avec véhémence, il clignotait et frottait ses yeux, ils sont bien obligés de s’en tenir à leur impression première. Allons, Sarah ! j’entends le fiacre qui roule dans Bevis-Marks ; mettez votre chapeau ; nous partirons immédiatement. Triste commission ! Il me semble que je vais à l’enterrement.

– Monsieur Brass, dit Kit, accordez-moi une faveur. Conduisez-moi d’abord chez M. Witherden. »

Sampson secoua la tête d’un air d’irrésolution.

« Je vous en prie, dit le jeune homme. Mon maître y est. Au nom du ciel, conduisez-moi là d’abord.

– En vérité, je ne sais pas… balbutia le procureur ; qui peut-être avait ses raisons secrètes pour désirer de se présenter sous le jour le plus favorable aux yeux du notaire. Constable, combien de temps avons-nous ? »

Le constable, qui, durant toute cette scène, avait mâchonné une paille avec la plus grande philosophie, répondit que, si l’on partait tout de suite, on aurait bien le temps ; mais que, si l’on s’amusait à lanterner, il faudrait aller tout droit à Mansion-House ; et finalement, il déclara que ça lui était bien égal, qu’on en ferait ce qu’on voudrait.

M. Richard Swiveller, que le fiacre avait amené, était resté incrusté dans, le meilleur coin sur la banquette de derrière. M. Brass invita le constable à faire avancer le prisonnier, et se déclara prêt à partir. En conséquence, le constable, tenant toujours Kit de la même manière et le poussant un peu devant lui, à la distance réglementaire d’environ trois quarts de bras, le fit monter dans la voiture où il le suivit. Miss Sally grimpa ensuite. La voiture se trouvant remplie par les quatre personnes qui l’occupaient, M. Sampson Brass se jucha sur le siège et fit partir le cocher.

Encore étourdi complètement par le changement soudain et terrible qui s’était opéré dans son sort, Kit était assis tristement, promenant son regard à travers la glace de la portière. Il appelait de tous ses vœux l’apparition dans la rue de quelque phénomène monstrueux qui pût lui donner lieu de croire avec raison qu’il faisait un rêve. Hélas ! tous les objets qu’il apercevait n’étaient que trop réels et trop connus ; c’était la même succession de détours de rue, c’étaient les mêmes maisons, les mêmes flots de gens courant sur le trottoir, les uns près des autres, dans diverses directions ; le même mouvement de charrettes et de voitures sur la chaussée ; les mêmes étalages bien connus à la porte des boutiques : une régularité dans le bruit et le tumulte, telle que jamais rêve n’en a possédé. Toute fantastique qu’elle semblait être, la situation n’en était donc pas moins réelle. Kit était arrêté sous une accusation de vol ; le billet de banque avait été trouvé sur lui, bien qu’il fût innocent en pensée comme en action, et on l’emmenait prisonnier !

Absorbé par ces cruelles idées, songeant dans l’affliction de son cœur à sa mère et au petit Jacob, se disant que la conscience même de son innocence ne suffirait pas pour soutenir sa fermeté en face de ses amis, si ces derniers le croyaient coupable ; perdant de plus en plus l’espérance et le courage à mesure qu’on approchait de la maison du notaire, le pauvre Kit continuait de regarder fixement sans rien voir à travers la glace, quand tout à coup, comme si le nain avait été évoqué par une conjuration magique, la hideuse face de Quilp lui apparut.

Quel rayonnement de joie il y avait sur cette face !

Quilp était à la fenêtre d’une taverne d’où il promenait ses regards dans la rue ; et il se penchait si fort en avant, les coudes appuyés sur le rebord de la croisée et la tête posée entre ses deux mains, que cette attitude, ainsi que ses efforts pour comprimer un éclat de rire, le faisaient paraître tout bouffi, tout gonflé et deux fois plus gros et plus large que de coutume. En le reconnaissant, M. Brass fit immédiatement arrêter la voiture juste en face de l’endroit où était le nain. Celui-ci ôta son chapeau et salua les voyageurs avec une hideuse et grotesque politesse.

– Ohé ! cria-t-il. Où allez-vous ainsi, Brass ? Où allez-vous ? Quoi ! Sally est aussi avec vous ? Douce Sally ! Et Richard ? Aimable Richard ! Et Kit ? Honnête Kit !

– Il est tout à fait jovial !… dit Brass au cocher. Ah ! monsieur, une triste affaire !… Ne croyez jamais à la probité, monsieur.

– Pourquoi pas ? répliqua le nain. Pourquoi pas, coquin de procureur ?

– Un billet de banque se perd dans notre étude, monsieur, dit Brass en secouant la tête, et il se retrouve dans son chapeau. Je l’avais laissé seul un moment auparavant. Pas moyen de se faire illusion, monsieur. Une kyrielle de preuves. Rien n’y manque.

– Eh ! quoi, s’écria le nain, avançant son corps à moitié hors de la fenêtre, Kit un voleur ! Kit un voleur ! Ah ! ah ! ah ! Eh bien, c’est le voleur le plus laid qu’on puisse montrer pour un penny. Ohé, Kit ! Ah ! ah ! ah ! Comment ? vous avez fait arrêter ce pauvre Kit avant qu’il ait eu seulement le temps de me rosser. Est-ce malheureux ! Ohé, Kit ! »

Et en même temps, il fit entendre une explosion de rire qui fit trembler le cocher sur son siège, montrant du doigt la perche d’un teinturier voisin, d’où pendaient diverses étoffes, qui figuraient, par analogie, un homme accroché au gibet.

« Ah ! voilà comme ça finit, Kit ?… cria-t-il en se frottant rudement les mains. Ah ! ah ! ah ! Quel chagrin pour le petit Jacob et pour son aimable mère !… Brass, envoyez-lui le ministre du Petit-Béthel, pour qu’il l’assiste et le console. Holà, Kit, holà ! En avant, marche, cocher. Bonjour, bonjour, Kit ; bonne chance ; bon courage ; toutes mes amitiés aux Garland, à la bonne chère dame et au gentleman. Dites-leur, je vous prie, que j’ai demandé de leurs nouvelles. Bien des vœux pour eux, pour vous, pour tout le monde, Kit, pour tout le monde ! »

Ces vœux et ces adieux coulaient comme un torrent, et le flot en durait encore lorsque la voiture fut hors de vue. Bien sûr enfin de ne plus apercevoir le fiacre, Quilp releva la tête et se roula sur le parquet dans un accès de joie furibonde.

On arriva chez le notaire, ce qui ne fut pas long, car on avait rencontré le nain dans une rue voisine, à très-peu de distance de la maison de M. Witherden. Brass descendit ; et ouvrant d’un air triste la portière du fiacre, il invita sa sœur à l’accompagner dans l’étude, pour préparer les excellentes personnes qui se trouvaient dans la maison à la fâcheuse nouvelle qu’on leur apportait. Il requit également l’assistance de M. Swiveller. Tous trois entrèrent dans l’étude, M. Sampson donnant le bras à sa sœur, et M. Swiveller seul, derrière eux.

Le notaire était assis devant le feu, au fond de l’étude ; il causait avec M. Abel et M. Garland ; M. Chukster, assis à son pupitre, attrapait comme il pouvait à la volée quelques lambeaux de leur conversation. Tout en tournant le bouton, M. Brass observa, à travers le vitrage de la porte, cette disposition locale ; et voyant que le notaire l’avait reconnu, il commença à secouer la tête et à soupirer profondément, tout le long de la cloison qui les séparait encore.

« Monsieur, dit Sampson, retirant son chapeau et portant à ses lèvres les deux premiers doigts du gant de castor de sa main droite, je me nomme Brass, Brass de Bevis-Marks, monsieur. J’ai eu l’honneur et le plaisir, monsieur, de soutenir contre vous quelques petites affaires testamentaires. Comment va votre santé, monsieur ?

– Mon clerc est là pour s’entendre avec vous, monsieur Brass, sur l’affaire qui vous amène, dit le notaire, l’éloignant par un geste.

– Je vous remercie, monsieur, je vous remercie certainement. Permettez-moi, monsieur, de vous présenter ma sœur ; presque un de nos collègues, monsieur, malgré la faiblesse de son sexe ; une femme qui m’est précieuse, monsieur, dans mes travaux. Monsieur Richard, ayez la bonté d’approcher, s’il vous plaît. Non réellement, dit Brass, faisant quelques pas entre le notaire et son cabinet, vers lequel celui-ci avait commencé à battre en retraite, et parlant du ton d’un homme offensé, réellement, monsieur, avec votre permission je requiers de vous personnellement un mot ou deux d’entretien.

– Monsieur Brass, répondit avec vivacité le notaire, je suis occupé. Vous voyez bien que je suis occupé avec monsieur. Si vous voulez communiquer votre affaire à M. Chukster que voici là-bas, vous pouvez compter de sa part sur toute l’attention qu’elle mérite.

– Messieurs, dit Brass, portant sa main droite le long de son gilet et regardant avec un sourire affable les deux Garland père et fils, messieurs, j’en appelle à vous ; veuillez considérer que je m’adresse à vous. J’appartiens à la justice. Je suis qualifié « gentleman » par acte du parlement. Mon titre, je le maintiens en vertu d’une patente annuelle de douze livres sterling pour mon diplôme. Je ne suis pas de vos musiciens, de vos acteurs, de vos faiseurs de livres, de vos peintres, tous gens qui prennent un état sans garantie du gouvernement. Je ne suis pas de vos bohémiens ou vagabonds. Quiconque m’intente une poursuite, est obligé de m’appeler gentleman ; sinon, son action est nulle et de nul effet. Eh bien ! je vous le demande, est-ce comme ça qu’on doit me recevoir ? En effet, messieurs…

– Bien, bien, interrompit le notaire. Ayez la bonté d’exposer votre affaire, monsieur Brass.

– M’y voici, monsieur. Ah ! monsieur Witherden ! vous êtes loin de vous douter de… Mais je ne me laisserai pas aller aux digressions. Je pense que le nom d’un de ces messieurs est Garland.

– De tous deux, dit le notaire.

– Vraiment !… dit Brass avec le salut le plus humble. J’eusse dû le penser, d’après la ressemblance qui est prodigieuse. Enchanté d’avoir l’honneur d’être présenté à deux gentlemen de leur distinction, quoique la circonstance qui me vaut cette faveur soit bien pénible. Un de vous, messieurs, a un domestique appelé Kit ?

– Tous deux, répondit le notaire.

– Deux Kit !… dit Brass en souriant. Bon Dieu !

– Un Kit, monsieur, répliqua M. Witherden avec impatience ; un Kit qui est au service de ces deux messieurs. Eh bien, qu’y a-t-il ?

– Ce qu’il y a, monsieur !… répondit Brass en baissant la voix de manière à faire impression sur l’auditoire. Ce jeune homme, monsieur, en qui j’avais une confiance entière et sans limites ; que j’avais toujours traité comme s’il était mon égal ; ce jeune homme a ce matin commis un vol dans mon étude, et il a été saisi en flagrant délit.

– C’est quelque fausseté ! s’écria le notaire.

– Ce n’est pas possible, dit M. Abel.

– Je n’en crois pas un mot, » dit le vieux gentleman.

M. Brass promena sur eux un regard calme et répondit avec le même sang-froid :

« Monsieur Witherden, vos paroles sont de celles qu’on peut actionner ; et si j’étais un homme de bas étage, qui ne pût supporter bravement la calomnie, je vous poursuivrais en dommages. Mais dans ma position, je me borne à mépriser de pareilles expressions. Je respecte la chaleureuse indignation de l’autre gentleman, et je regrette sincèrement d’être le messager d’aussi mauvaises nouvelles. Je ne me fusse certainement pas exposé à une commission si pénible, n’était que le jeune homme a demandé d’être conduit ici d’abord et que j’ai cédé à ses prières. Monsieur Chukster, voulez-vous avoir la bonté de frapper à la fenêtre pour avertir le constable qui attend dans le fiacre ? »

À ces mots, les trois gentlemen s’entre-regardèrent avec consternation. M. Chukster, exécutant la prière qui lui était adressée et quittant son tabouret avec l’ardeur d’un prophète qui voit l’accomplissement de ses prédictions à jour fixe, tint la porte ouverte pour laisser entrer le malheureux prisonnier.

Quelle scène lorsque le pauvre Kit entra ! Jetant les accents à la fois éloquents et rudes que lui dictait la vérité, il appela le ciel en témoignage de son innocence, et déclara devant Dieu qu’il ne savait pas comment le billet avait pu être trouvé sur lui ! Quelle confusion de langues, avant que tous les détails fussent relatés et les preuves énoncées ! Quel morne silence quand tout eut été dit, et quels regards de doute et de surprise furent échangés par les trois amis !

« N’est-il pas possible, dit M. Witherden après une longue pause, que ce billet soit tombé accidentellement dans le chapeau, par exemple, quand on a écarté les papiers qui se trouvaient sur le pupitre ? »

Mais on lui fit comprendre clairement que c’était impossible. M. Swiveller, bien qu’il ne voulût pas être un témoin à charge, ne put s’empêcher de démontrer, d’après la place qu’occupait le billet dans le chapeau, qu’on devait l’y avoir caché tout exprès.

« Je suis désolé, dit Brass, affreusement désolé. Lorsqu’il sera mis en jugement, je m’estimerai heureux de le recommander à l’indulgence du tribunal en raison de ses bons antécédents. J’avais déjà perdu de l’argent, mais il ne s’ensuit pas positivement que ce soit ce garçon qui l’ait pris. La présomption est contre lui, elle est très-forte ; mais, après tout, nous sommes des chrétiens.

– Je suppose, dit le constable en promenant son regard en demi-cercle, que personne ne peut fournir de témoignage sur tout l’argent dont il a pu disposer dans ces derniers temps. En savez-vous quelque chose, monsieur ? »

M. Garland, à qui la question avait été posée, répondit : « Il avait de l’argent de temps en temps. Mais l’argent dont vous parlez lui était donné, m’a-t-il dit, par M. Brass lui-même.

– Oui certainement, s’écria vivement Kit. Ne pouvez-vous pas me justifier en cela, monsieur ?

– Hein ? murmura Brass, dont les yeux se portèrent de visage en visage avec une expression d’étonnement stupide.

– Vous savez, cet argent, ces petits écus que vous me donniez de la part du locataire.

– Ô ciel ! s’écria Brass en secouant la tête et en fronçant les sourcils, vilaine affaire ! vilaine affaire !

– Eh ! quoi, ne lui avez-vous pas donné de l’argent, de la part de quelqu’un, monsieur ? demanda M. Garland avec la plus grande anxiété.

Moi ? je lui ai donné de l’argent, monsieur ! répondit Sampson. Oh ! par exemple, c’est trop d’effronterie. Constable, mon cher ami, nous ferons mieux de partir.

– Comment !… dit Kit d’une voix déchirante, ose-t-il nier qu’il m’ait donné cet argent ?… Demandez-le-lui, je vous en supplie. Demandez-lui de déclarer, oui ou non, si ce n’est pas vrai.

– Est-ce vrai, monsieur ? dit le notaire.

– Messieurs, répondit Brass de l’accent le plus grave, je vous déclare qu’il ne fera que gâter encore son affaire par un pareil détour. Si réellement il vous inspire de l’intérêt, donnez-lui plutôt le conseil de changer de tactique. Vous me demandez si c’est vrai, monsieur ? Certainement non, ce n’est pas vrai.

– Messieurs, s’écria Kit, éclairé tout à coup par un rayon de lumière, mon maître, monsieur Abel, monsieur Witherden, vous tous, je vous ai dit la vérité !… Comment ai-je pu m’attirer sa haine, je l’ignore ; mais tout ceci n’est qu’un complot tramé pour ma ruine. Soyez-en sûrs, messieurs, c’est un complot ; et quoi qu’il arrive, jusqu’à mon dernier soupir je dirai que c’est lui, lui-même, qui a mis le billet dans mon chapeau. Regardez-le, messieurs. Voyez comme il change de couleur. Lequel de nous deux a l’air d’être le coupable, de lui ou de moi ?

– Vous l’entendez, messieurs, dit Brass en souriant, vous l’entendez. Maintenant, n’êtes-vous pas frappés de l’idée que cette affaire prend une sombre tournure ? Est-ce un acte de haute trahison ou bien un simple délit ordinaire ? Peut-être, messieurs, s’il n’avait pas dit cela en votre présence et si je vous l’avais rapporté, vous n’eussiez pas voulu le croire, mais vous voyez. »

Grâce à ces observations pacifiques et railleuses, M. Brass avait réussi à dissiper la répugnance invincible qu’inspirait son caractère. Mais la vertueuse Sarah, obéissant à l’impulsion de sentiments plus violents, et peut-être aussi plus jalouse de l’honneur de la famille, s’élança d’auprès de son frère sans que rien eût pu faire soupçonner son dessein, et se rua furieuse sur le prisonnier. Le visage de Kit se fût probablement trouvé mal de cette attaque, si le constable, devinant les projets de miss Sally, n’eût poussé Kit de côté dans ce moment critique. Ce fut M. Chukster qui paya pour lui : car ce gentleman, se trouvant juste auprès de l’objet du ressentiment de miss Brass, et la rage étant aveugle comme l’amour et la fortune, il fut appréhendé au corps par la belle guerrière ; son faux-col fut arraché jusqu’en ses fondements et sa chevelure mise dans le plus grand désordre avant que les efforts réunis des assistants fussent parvenus à faire comprendre à miss Sally son erreur.

Le constable, averti par cette attaque désespérée et pensant probablement qu’il serait mieux dans les vues de la justice que le prisonnier fût conduit sain et sauf devant le magistrat avant d’être mis en pièces, emmena Kit sans plus de façons vers le fiacre. Là, il insista pour que miss Brass montât en lapin auprès du cocher. Ce ne fut pas sans une violente discussion que cette charmante créature voulut bien obtempérer à cette proposition. Pourtant elle finit par prendre sur le siège la place occupée précédemment par son frère Sampson, qui après quelque résistance se mit sur la banquette à la place de Sarah. Ces arrangements une fois terminés, prisonnier, constable et témoins se rendirent en toute hâte chez le magistrat, suivis par le notaire et ses deux amis dans une autre voiture. M. Chukster seul fut laissé en arrière, à sa grande indignation : car il considérait comme si matériellement concluantes, et comme des indices si frappants du caractère hypocrite et astucieux de Kit, les preuves qu’il eût pu fournir sur la manière dont ce jeune homme était revenu pour achever de gagner son schelling, qu’il ne pouvait voir dans la suppression forcée de son témoignage qu’un compromis véritable avec le crime.

À la salle de justice, ils trouvèrent le locataire qui s’y était rendu directement et les attendait dans une impatience indicible. Mais cinquante locataires ensemble n’eussent pu prêter assistance au pauvre Kit. Au bout d’une demi-heure, il était renvoyé aux prochaines assises. Tandis qu’il était conduit en prison, un charitable agent de la justice l’avertit de ne point se laisser abattre, car la session devait s’ouvrir bientôt ; sa petite affaire y serait, selon toute vraisemblance, jugée très-promptement, et en moins d’une quinzaine il pourrait être confortablement embarqué pour se voir transporter à Botany-Bay.

Chapitre XXIV. §

Les moralistes et les philosophes diront tout ce qu’ils voudront, il est permis de se demander si un coupable eût éprouvé la moitié au moins de l’angoisse que Kit, malgré son innocence, ressentit cette première nuit. Le monde, rempli comme il l’est d’une foule énorme d’injustices, est un peu trop enclin à se décharger de toute responsabilité, grâce à cet axiome, que, si la victime de sa fausseté et de sa malice a la conscience nette, elle ne pourra manquer de se tirer d’affaire, et que, de manière ou d’autre, le bon droit triomphera à la fin ; auquel cas ceux-là mêmes qui ont plongé le malheureux dans l’embarras, en sont quittes pour dire : « À coup sûr, nous ne nous y attendions pas, mais nous en sommes bien heureux. » Le monde, au contraire, devrait songer que, de toutes les iniquités sociales, l’injustice est pour une âme généreuse et élevée la plus insupportable, celle peut-être qui inflige le plus de tortures. ; et qu’il n’en faut pas davantage pour avoir égaré plus d’une conscience, et brisé plus d’un noble cœur : car le sentiment de leur innocence ne pouvait qu’aggraver leur souffrance et leur en rendre le poids doublement douloureux.

Cependant il n’y avait rien ici à imputer aux erreurs du monde ; Kit était innocent, mais son innocence même et l’idée que ses meilleurs amis ne l’en jugeaient pas moins coupable ; que M. et mistress Garland le regarderaient comme un monstre d’ingratitude ; que Barbe le confondrait avec tout ce qu’il y avait de plus méchant et de plus criminel ; que le poney se croirait abandonné par son ami ; que sa mère elle-même pourrait se laisser aller à la force des apparences qui s’élevaient contre lui et lui imputer sérieusement la faute qu’il semblait avoir commise ; tout cela le plongea d’abord dans un accablement d’esprit inexprimable. Il était presque fou de chagrin, et il arpentait en tous sens la petite cellule dans laquelle on l’avait enfermé pour la nuit.

Même quand la violence de ces émotions premières se fut un peu apaisée ; quand le prisonnier eut commencé à devenir plus calme, une angoisse nouvelle s’empara de son esprit, et celle-là était à peine moins cruelle que le reste. L’enfant, cette brillante étoile qui avait rayonné sur son humble existence ; l’enfant, qui toujours se représentait à son souvenir comme un beau rêve ; l’enfant qui avait fait, de la partie de sa vie la plus pauvre et la plus misérable, la plus heureuse et la meilleure ; que penserait-elle si elle venait à apprendre cet événement !… Quand cette idée vint se présenter à son esprit, les murs de la prison semblèrent s’écrouler pour faire place à la vieille boutique d’autrefois, telle qu’elle était par les nuits d’hiver, avec le foyer, avec le souper sur la petite table, avec le chapeau, l’habit et la canne du vieillard, avec cette porte demi-close qui menait à la chambrette de l’enfant : tout revivait dans son souvenir, tout était à sa place. Nell y était, et lui aussi, tous deux riant de bon cœur comme ils avaient fait souvent ; et après s’être égaré dans ces douces visions, Kit ne put aller plus loin ; il se jeta sur sa misérable couchette pour s’abandonner à ses larmes.

Qu’elle fut longue cette nuit-là ! longue à n’en plus finir ! Cependant Kit s’endormit et rêva. Il se voyait toujours en liberté et cheminant tantôt avec une personne, tantôt avec une autre ; mais une vague crainte d’être remis en prison traversait constamment ces rêves : ce n’était pas cette prison même qui s’offrait à son imagination, mais bien plutôt une idée lugubre, l’image sombre sinon d’un cachot, du moins de la tristesse et de la peine, l’image d’un événement accablant, image toujours présente, quoique toujours indéfinissable.

L’aube apparut enfin, et avec elle la réalité froide, noire, effrayante, la réalité en un mot. Mais Kit eut la consolation d’être laissé seul à lui-même. On lui permit de se promener, à une certaine heure, dans une petite cour pavée : le guichetier qui était venu lui ouvrir son cachot et lui montrer où il devait se laver, lui apprit qu’il y avait pour les visites faites aux prisonniers un espace de temps déterminé, et que, si quelqu’un de ses amis se présentait afin de le voir, on le ferait descendre au guichet. Après lui avoir donné ces informations ainsi qu’une écuelle d’étain contenant son déjeuner, le guichetier le verrouilla de nouveau ; puis cet homme s’en alla bruyamment le long du couloir de pierre, ouvrant et fermant tour à tour un grand nombre d’autres portes et faisant retentir des échos sonores qui se prolongeaient et se répétaient dans l’étendue du bâtiment, comme si les échos mêmes étaient aussi sous les verrous sans pouvoir s’échapper de leurs prisons.

Le geôlier lui avait donné à entendre qu’il était, ainsi que plusieurs autres détenus, logé à part de la masse des prisonniers, parce qu’on ne le supposait pas complètement dépravé ni tout à fait incorrigible, et que jamais il n’avait encore occupé d’appartements dans ce palais. Kit se sentit reconnaissant de cette mesure d’indulgence : il s’assit et se mit à lire très-attentivement le catéchisme, bien qu’il le sût par cœur depuis sa plus tendre enfance, jusqu’au moment où il entendit la clef tourner dans la serrure et vit le geôlier entrer de nouveau.

« Allons, dit celui-ci, suivez-moi.

– Où, monsieur ? » demanda Kit.

L’homme se borna à répondre brièvement : « Des visiteurs, » et prenant Kit par le bras juste comme le constable l’avait pris la veille, il le mena à travers des corridors tortueux et en ouvrant successivement plusieurs portes épaisses, jusqu’à un couloir où il le mit derrière un grillage ; après quoi, il tourna les talons. Au delà de cette grille, à une distance de quatre ou cinq pieds environ, il y en avait une autre, exactement semblable à la première. Dans l’intervalle laissé entre les deux grilles était assis un guichetier qui lisait un journal ; et au delà de l’autre grille, Kit aperçut, le cœur tout palpitant, sa mère avec le petit enfant dans les bras ; la mère de Barbe avec son inséparable parapluie, et le pauvre petit Jacob regardant de son mieux, comme pour voir un oiseau en cage ou plutôt une bête féroce dans sa loge, s’imaginant qu’il ne se trouvait là des hommes que par pur accident ; que pouvaient-ils avoir de commun avec des barreaux ?

Mais voici que le petit Jacob vit son frère, et passa ses bras entre les grilles pour l’étreindre ; puis, comprenant qu’il ne pouvait arriver jusqu’à lui, il posa la tête, de désespoir, contre le bras qu’il venait d’appuyer le long d’un barreau, et commença à se lamenter : là-dessus, la mère de Kit et la mère de Barbe, qui s’étaient contenues jusque-là, se mirent à leur tour à pleurer, à sangloter. Le pauvre Kit ne put s’empêcher de joindre ses larmes à leurs larmes ; aucun d’eux n’était en état de prononcer un seul mot.

Pendant cet intervalle de tristesse muette, le guichetier lisait son journal avec un air jovial ; sans doute il était tombé sur quelque article facétieux. Ayant détourné un instant les yeux de ce passage, comme s’il voulait savourer à son aise l’excellente plaisanterie qui le faisait rire aux larmes, il s’avisa pour la première fois qu’on pleurait auprès de lui.

« Mesdames, mesdames, dit-il en se retournant avec surprise, je vous engage à ne pas perdre le temps comme ça. Il vous est rationné, vous savez, et puis ne laissez pas cet enfant faire tant de bruit, c’est contre le règlement.

– Ah ! monsieur, c’est moi qui suis sa malheureuse mère, dit avec des sanglots mistress Nubbles en saluant humblement ; et cet enfant est son frère, monsieur. Ô mon Dieu ! mon Dieu !

– Eh bien ! dit le guichetier, étendant son journal sur ses genoux comme pour se mieux préparer à lire le haut de la colonne suivante, je ne peux rien faire à ça, vous savez. Il n’est pas le premier qui soit dans cette position. Il n’y a pas de quoi faire tant de tapage. »

Cela dit, il reprit sa lecture. Cet homme n’était naturellement ni dur ni cruel. Il en était venu seulement à considérer le vol comme une sorte de maladie, telle que la fièvre scarlatine ou l’érysipèle : les uns avaient attrapé ce mal, les autres ne l’attrapaient pas, au petit bonheur !

« Ô mon cher Kit ! dit mistress Nubbles que la mère de Barbe avait charitablement débarrassée de son petit enfant ; devais-je vous voir ici, mon pauvre fils !

– Vous ne pensez pas, j’espère, que je sois coupable de ce dont on m’accuse, ma chère mère ? s’écria Kit, d’une voix animée.

– Moi le penser ! s’écria la pauvre femme ; moi, qui sais que jamais vous n’avez menti ni commis une mauvaise action depuis votre naissance ! moi à qui jamais vous n’avez causé un moment de chagrin, si ce n’est de vous avoir servi de si maigres repas, que vous preniez encore avec tant de bonne humeur et de satisfaction, que je me consolais de ne pouvoir vous mieux traiter, en vous voyant si aimant et si raisonnable, bien que vous ne fussiez qu’un petit enfant !… Moi penser cela d’un fils qui, depuis qu’il est au monde, a été jusqu’à ce jour ma consolation et ne m’a jamais fait passer une nuit d’insomnie !… Moi penser cela de vous, Kit !…

– Alors, Dieu soit loué ! dit le jeune homme saisissant les barreaux avec une vivacité qui les ébranla ; je pourrai supporter cette épreuve, ma chère mère. Quoi qu’il arrive, une goutte de bonheur me restera dans le cœur en songeant que vous m’estimez toujours. »

À ces mots, la pauvre femme et la mère de Barbe se remirent à pleurer. Et le petit Jacob, dont pendant ce temps les impressions vagues s’étaient résumées dans cette idée unique et distincte que Kit ne pouvait pas se promener s’il le désirait, et que derrière ces barreaux il n’y avait ni oiseaux, ni lions, ni tigres, ni autres curiosités, mais bien un frère mis en cage, Jacob joignit à petit bruit ses larmes à celles qui coulaient autour de lui.

La mère de Kit, essuyant ses yeux sans pouvoir les sécher, la pauvre âme, prit à terre un petit panier, et, d’une voix humble, elle pria le guichetier de vouloir bien l’écouter une minute. Le guichetier, qui était dans un paroxysme de gaieté folle, lui fit signe de la main de le laisser encore un instant tranquille, et conserva sa main dans cette position, comme un commandement perpétuel de ne pas l’interrompre avant qu’il eût achevé la lecture de l’alinéa : puis il la suspendit quelques secondes, en montrant sur son visage un sourire qui voulait dire : « Farceur de journaliste, va ! chien de farceur ! ! » puis il demanda à mistress Nubbles :

« Que désirez-vous ?

– Je lui ai apporté quelque chose à manger, dit la bonne femme. S’il vous plaît, monsieur, peut-il l’avoir ?

– Oui, il peut l’avoir. Le règlement ne le défend pas. Donnez-moi votre paquet quand vous vous en irez ; j’aurai soin qu’il lui soit remis.

– Non, mais s’il vous plaît, monsieur… Ne vous fâchez pas, monsieur, vous avez eu une mère… Si je pouvais le voir manger seulement un petit morceau, je partirais bien plus sûre qu’il est un peu moins malheureux. »

Et de nouveau coulèrent les pleurs de la mère de Kit, de la mère de Barbe et du petit Jacob. Quant au poupon, il criait et riait à cœur joie, s’imaginant sans doute que tout ce spectacle avait été monté et mis en scène pour son divertissement particulier.

Le guichetier parut trouver la requête étrange et tout à fait insolite ; néanmoins il déposa son journal, et, venant du côté de mistress Nubbles, il prit le panier qu’elle lui présentait ; après en avoir examiné le contenu, il le tendit à Kit, puis retourna à sa place.

On concevra aisément que le prisonnier n’eût pas grand appétit ; mais il s’assit à terre et mangea du mieux qu’il put, tandis qu’à chaque bouchée qu’il portait à ses lèvres, sa mère pleurait et sanglotait de nouveau, bien que la satisfaction qu’elle éprouvait à cette vue adoucit un peu son chagrin.

Tout en se livrant à cette occupation, Kit fit avec anxiété quelques questions sur ses maîtres, et demanda s’ils avaient exprimé une opinion sur son compte ; mais tout ce qu’il put apprendre, ce fut que M. Abel lui-même avait, la nuit précédente, porté à mistress Nubbles avec infiniment de bonté et de délicatesse la nouvelle de l’événement, sans laisser percer son opinion personnelle sur l’innocence ou la culpabilité du prisonnier. Kit était au moment de réunir tout son courage pour demander à la mère de Barbe des nouvelles de sa fille, quand le porte-clefs qui l’avait amené reparut, en même temps que le deuxième guichetier se montrait derrière les visiteurs, et que le troisième, l’homme au journal, disait à haute voix : « L’heure est sonnée » ajoutant du même ton : « À d’autres maintenant ! » puis il remit le nez sur son journal. En un instant Kit disparut, emportant une bénédiction de sa mère et un cri poussé par le petit Jacob qui retentissait cruellement à ses oreilles. Comme il traversait la cour suivante, sous la conduite du premier guichetier, son panier à la main, un autre employé vint à eux et les invita à s’arrêter. Il tenait un litre de porter.

« Ce n’est pas là, dit-il, le nommé Christophe Nubbles, qui est entré ici hier au soir pour crime de vol ?

– Oui, répondit le camarade, c’est le poulet en personne.

– Alors cette bière est pour vous, dit l’homme à Kit. Eh bien ! qu’avez-vous tant à regarder ? Il n’y en a pas de répandue.

– Je vous demande pardon, dit Kit ; mais qui m’a envoyé cela ?

– Qui ? votre ami m’a dit que vous en auriez autant chaque jour ; et vous l’aurez s’il paye.

– Mon ami ! répéta Kit.

– Comme vous êtes effaré !… Tenez, voici sa lettre. Prenez. »

Kit prit la lettre, et une fois dans sa cellule, il lut ce qui suit :

« Buvez à cette coupe, vous y trouverez à chaque goutte un charme contre les maux de l’humanité. Prenez ce cordial qui a pétillé pour Hélène. La coupe d’Hélène n’était qu’une fiction ; mais celle-ci est une réalité (Barclay et Cie). Si on vous la remet en vidange, plaignez-vous au directeur.

« Votre ami,                          R. S. »

« R. S. » dit Kit après un moment de réflexion. Ce doit être M. Richard Swiveller. Ah ! c’est bien bon de sa part, et je le remercie de tout mon cœur ! »

Chapitre XXV. §

Une faible lumière, rouge et enflammée, comme un œil qui souffre du brouillard, scintillait à la fenêtre du comptoir de Quilp, en son débarcadère. Tel était, à travers la brume, le fanal qui annonça à M. Sampson Brass, s’approchant d’un pas craintif de la maisonnette de bois, que l’excellent propriétaire de l’immeuble, son estimable client, était chez lui et attendait sans doute, avec sa patience accoutumée et la douceur bien connue de son caractère, l’accomplissement de la mission qui amenait M. Brass dans son magnifique domaine.

« Un vilain endroit pour s’y hasarder la nuit, murmurait Sampson, comme il trébuchait pour la vingtième fois sur quelque vieille épave et se relevait boitant du coup. Je crois en vérité que le gamin s’amuse chaque jour à changer de place les attrapes dont il jonche le sol pour meurtrir et estropier les gens, à moins que ce ne soit son maître lui-même qui le fasse de ses propres mains, ce qui est encore plus probable. Je n’aime pas à venir ici sans ma sœur Sally, c’est une protection plus sûre que celle d’une douzaine d’hommes. »

Tout en rendant cet hommage au mérite de l’enchanteresse en son absence, M. Brass fit une halte ; il dirigea un regard d’anxiété, d’abord vers la lumière, puis par-dessus son épaule.

« Qu’est-ce qu’il fait là ? se dit le procureur se levant sur la pointe des pieds et essayant de distinguer un peu ce qui se passait à l’intérieur, chose bien impossible, à raison de la distance. Il boit, je suppose ; il s’échauffe le sang pour se rendre plus dolent et plus furieux encore, et pour élever sa méchanceté et sa malice à la température de l’eau bouillante. J’ai toujours peur quand il me faut venir seul ici ; avec ça que sa note monte à un joli total. Je ne crois pas qu’il lui prenne envie de m’étrangler et de me jeter doucement dans l’eau à l’heure de la marée montante, ni plus ni moins qu’il tuerait un rat, mais c’est égal, je ne suis pas sûr qu’il n’en fit volontiers la farce. Attention ! le voilà qui chante !… »

M. Quilp, en effet, se délassait par un exercice vocal, mais c’était moins un chant qu’un récitatif, la répétition monotone et précipitée d’une phrase unique, avec une bruyante cadence sur le mot final qu’il enflait et terminait par un rugissement discordant. Cette mélopée ne se rapportait ni à l’amour, ni à la guerre, ni au vin, ni à l’honneur, à rien de ce qui inspire la plupart des chansons ; le sujet n’était pas de ceux qu’on met le plus souvent en musique ou qu’on connaît généralement dans les ballades. Voici la phrase purement et simplement : « Le digne magistrat, après avoir fait observer que le prisonnier aurait bien du mal à trouver un jury disposé à accueillir ses moyens de défense, l’a renvoyé pour être jugé aux assises prochaines, et a ordonné la mise à exécution immédiate de l’enquête ordinaire pour continuer les pour–su–i–tes. »

Toutes les fois qu’il arrivait à ce mot décisif, il y insistait à perte d’haleine, et finissait en poussant un grand éclat de rire, puis il recommençait.

« Il est terriblement imprudent, murmura Brass après avoir entendu deux ou trois reprises du chant, horriblement imprudent ! Je voudrais qu’il fût muet ; je voudrais qu’il fût sourd ; je voudrais qu’il fût aveugle. Que le diable l’emporte !… cria-t-il en l’entendant recommencer encore. Je voudrais qu’il fût mort. »

Tout en articulant ces vœux d’ami en faveur de son client M. Sampson composait ses traits de manière à leur donner leur douceur habituelle ; il attendit que le hurlement du refrain eût expiré pour s’approcher de la maison de bois et frapper à la porte.

« Entrez, cria le nain.

– Comment cela va-t-il ce soir, monsieur ? dit Sampson regardant à l’intérieur. Ah ! ah ! ah ! comment cela va-t-il, monsieur ? Oh ! bon Dieu ! qu’il est original ! étonnamment original !

– Entrez, imbécile que vous êtes, répliqua le nain, au lieu de rester là à branler la tête et à montrer vos dents. Entrez, faux témoin, parjure, suborneur ! entrez.

– Quelle richesse de bonne humeur ! s’écria Brass en fermant la porte derrière lui ; quelle veine prodigieuse de comique ! Cependant n’y a-t-il pas aussi quelque imprudence, monsieur ?…

– À quoi ? demanda Quilp. À quoi, Judas ?

– Judas ! s’écria Brass ; quelle verve d’esprit et de gaieté ! Judas ! Ah ! oui… bon Dieu ! c’est excellent ! Ah ! ah ! ah ! »

Pendant tout ce temps, Sampson se frottait les mains et contemplait avec un mélange de surprise risible et d’effroi une grande figure provenant sans doute de la carcasse d’un vieux vaisseau, une grosse tête avec des yeux à fleur de tête et un nez épaté, qui avait été dressée contre la muraille, dans un coin, auprès du poêle, comme l’idole hideuse de quelque fétiche adoré par le nain. Une certaine quantité de bois de charpente posé sur cette tête, et qui, dans l’obscurité et à distance, se dessinait comme un chapeau à cornes, ainsi qu’une imitation d’étoile sur le côté gauche de la poitrine et d’épaulettes sur les épaules, dénotait que ce devait être dans l’origine l’image de quelque amiral fameux ; car, sans cela, l’observateur eût cru plutôt voir le portrait authentique d’un triton de distinction ou du grand serpent de mer. Comme cette figure se trouvait disproportionnée avec l’appartement qu’elle décorait maintenant, on l’avait sciée net à la ceinture. Même dans cet état, elle touchait encore du plancher au plafond ; et se portant en avant de cet air de curiosité hardie et avec ce sans-gêne effronté qui caractérisent les têtes de vaisseau, elle paraissait réduire tout autour d’elle à des proportions microscopiques.

« Connaissez-vous cela ? dit le nain suivant le regard de Sampson. Reconnaissez-vous à qui ça ressemble ?

– Eh ! dit Brass penchant son visage de côté, puis le rejetant un peu en arrière, comme font les connaisseurs ; en l’examinant avec plus d’attention, il me semble voir un… Oui, il y a certainement dans le sourire ce je ne sais quoi qui me rappelle le… et cependant, sur mon honneur, je… »

Le fait est que Sampson, n’ayant jamais rien aperçu qui offrît la moindre analogie avec ce fantôme matériel, était fort embarrassé, n’étant point certain que M. Quilp ne considérât pas cette figure comme sa propre image et ne l’eût pas mise là par conséquent comme un portrait de famille, ou bien qu’il n’eût pas eu la fantaisie d’y voir l’effigie de quelque ennemi. Au reste, il ne tarda pas à savoir ce qu’il en devait croire, car, tandis que Brass examinait la tête avec ce regard capable que bien des gens prennent quand ils sont pour la première fois devant des portraits qu’ils doivent deviner sans les reconnaître le moins du monde, le nain tira le journal où se trouvaient les mots déjà cités qu’il avait psalmodiés, et saisissant une grosse barre de fer qui lui tenait lieu de tisonnier, il appliqua sur le nez de l’amiral un coup si violent que la tête en fut ébranlée.

« N’est-ce pas Kit ? n’est-ce pas son portrait, son image, lui-même enfin ? cria le nain faisant pleuvoir un déluge de coups sur la tête impassible et la couvrant de meurtrissures profondes. N’est-ce pas là le modèle exact, le vrai daguerréotype de ce chien ?… N’est-ce pas… ? n’est-ce pas… ? n’est-ce pas lui ? »

Et chaque fois qu’il répétait cette question, il frappait sur le colosse jusqu’à ce que son propre visage fût baigné d’une sueur produite par la violence de cet exercice.

Assurément, c’eût été chose fort amusante à voir du haut d’une galerie où l’on se serait trouvé à l’abri, de même qu’un combat de taureaux est généralement regardé comme très-agréable pour les gens qui ne sont pas dans l’arène, de même aussi que l’aspect d’une maison en feu a bien plus d’attraits que la comédie même, pour les personnes qui n’habitent pas près du foyer de l’incendie. Mais dans l’ardeur des gesticulations de Quilp il y avait quelque chose qui fit regretter au procureur que le comptoir fût un peu trop petit et beaucoup trop solitaire pour trouver autant de plaisir qu’il aurait voulu à ce genre de divertissement. Il se tint donc le plus loin possible des atteintes du nain en besogne, sans pouvoir articuler que de faibles applaudissements. Mais quand Quilp eut cessé, et que d’épuisement il fut tombé sur un siège, son conseiller légal s’approcha de lui d’un air plus obséquieux que jamais.

« Parfait !… cria-t-il. Hé ! hé ! parfait ! »

Et se retournant comme pour invoquer le témoignage de l’amiral lui-même, tout meurtri qu’il était :

« C’est une tête tout à fait remarquable ! ajouta-t-il.

– Asseyez-vous, dit le nain. J’ai acheté ce chien-là hier. Je l’ai percé avec des vrilles, je lui ai enfoncé des fourchettes dans les yeux, j’ai gravé mon nom sur sa face. Je me propose de finir par le brûler.

– Ah ! ah ! s’écria Brass. C’est fort amusant !

– Venez ! dit Quilp en lui faisant signe de s’approcher davantage. Qu’est-ce que vous trouvez donc d’imprudent, hein ?

– Rien, monsieur, rien. À peine si cela vaut la peine d’en parler, monsieur ; mais je pensais que ce chant, d’une gaieté admirable en soi, était peut-être un peu…

– Oui ? dit Quilp ; un peu quoi ?

– Un peu trop… ou si vous l’aimez mieux, suspect de ressembler à un manque de réflexion, monsieur, répondit Brass regardant avec timidité les yeux du nain qui étaient tournés vers le feu dont ils reflétaient la lueur rougeâtre.

– Eh bien ?… demanda Quilp sans se retourner.

– Eh bien ! vous savez, monsieur… répondit Brass s’enhardissant à prendre plus de familiarité ; le fait est, monsieur, que toute allusion à ces petites coalitions d’amis pour des objets très-louables en eux-mêmes, mais que la loi désigne sous le nom de complots, doit être, vous me comprenez, monsieur ? tenue, le plus possible, secrète et entre amis.

– Ah ! ah ! dit Quilp levant les yeux avec un calme parfait ; qu’entendez-vous par là ?

– De la prudence, une prudence excessive ! l’œil au guet ! s’écria Brass en hochant la tête. Bouche close, monsieur, même ici, voilà ma pensée exacte.

Votre pensée exacte… à vous, à vous, méchant Polichinelle, qu’est-ce que c’est que votre pensée ? Qu’est-ce que vous me parlez de coalitions faites ensemble ? Est-ce que je me coalise, moi ? Est-ce que je connais rien à vos coalitions ?

– Non, non, monsieur ; non certainement, non du tout.

– Si vous continuez de me cligner de l’œil et de me secouer ainsi votre tête, dit le nain regardant autour de lui comme s’il cherchait son tisonnier, je vais faire faire une autre grimace à votre figure de singe.

– Ne vous emportez pas, je vous prie, monsieur, répliqua Brass se reprenant vivement. Vous avez parfaitement raison, monsieur, parfaitement raison. Je n’eusse pas dû faire d’allusion à ce sujet, monsieur. Changeons de conversation, s’il vous plaît. Vous vous êtes informé, monsieur, à ce que m’a dit Sally, de notre locataire. Il n’est pas de retour, monsieur.

– Non ? dit Quilp faisant bouillir du rhum dans une petite casserole et le surveillant pour l’empêcher de déborder. Pourquoi n’est-il pas de retour ?

– Pourquoi, monsieur ?… Il… mon Dieu ! monsieur Quilp…

– Pour quelle raison ? dit le nain suspendant sa main au moment où il allait porter la casserole à sa bouche.

– Vous avez oublié l’eau, monsieur, dit Brass, et… Excusez-moi, monsieur, mais c’est brûlant. »

Sans daigner répondre à cette observation autrement que par un fait pratique, M. Quilp approcha la casserole de ses lèvres et but résolument tout le spiritueux qui s’y trouvait contenu, une pinte environ, qui, à l’instant où il avait retiré le vase du feu, bouillonnait et sifflait avec force. Ayant absorbé ce joli petit stimulant et montré son poing à l’amiral, il ordonna à M. Brass de poursuivre.

« Mais d’abord, dit-il avec sa grimace habituelle, prenez vous-même une goutte, une légère goutte, une bonne goutte toute chaude.

– Volontiers, monsieur, dit Brass ; s’il y avait dedans quelque chose comme une cuillerée d’eau, ça ne ferait pas de mal…

– Il n’y a rien de semblable ici ! cria le nain. De l’eau pour les procureurs !… Du plomb fondu et du soufre, une bonne poix bouillante à faire des vésicatoires, et du goudron, voilà ce qu’il leur faut. N’est-ce pas, Brass ? hein ?

– Ah ! ah ! ah ! dit en riant M. Brass. Dieu, que c’est brûlant ! et cependant cela vous chatouille. On a beau faire, c’est un vrai plaisir, ma parole !

– Buvez cela, dit le nain qui pendant ce temps en avait fait chauffer encore un peu. Avalez-moi cela jusqu’à la lie, écorchez-vous le gosier et soyez heureux. »

L’infortuné Sampson prit quelques petites gorgées de la liqueur, qui aussitôt se répandit en larmes brûlantes, et sous cette forme coula des joues de Brass dans la cruche où il buvait, faisant passer au rouge cramoisi la couleur de son visage et de ses paupières et produisant un violent accès de toux, au milieu duquel on eût pu entendre encore la victime déclarer, avec la constance d’un martyr, que c’était « vraiment magnifique ! »

Tandis que le procureur souffrait le martyre, le nain renoua la conversation.

« Qu’est-il donc devenu, votre locataire ? demanda-t-il.

– Il est encore avec la famille Garland, répondit Brass pris par intervalles de quintes de toux. Il n’est venu chez nous qu’une fois, monsieur, depuis le jour où le coupable a subi son interrogatoire. C’était pour annoncer à M. Richard qu’il ne pouvait plus supporter le séjour de la maison après ce qui s’était passé ; qu’il en avait beaucoup souffert, d’autant plus qu’il se regardait jusqu’à un certain point comme la cause de cet événement. Un excellent locataire, monsieur. J’espère que nous ne le perdrons pas.

– Bah ! s’écria le nain ; vous ne pensez jamais qu’à vos intérêts ; pourquoi alors ne pas vous imposer des réformes ? Si j’étais à votre place, je gratterais, j’entasserais, j’économiserais.

– Sur ma parole, monsieur, je crois que Sarah entend l’économie aussi bien que personne. Je fais bien tout ce que vous dites là, monsieur Quilp.

– Allons, arrosez-moi encore votre gosier ; vous n’avez encore pleuré que d’un œil : c’est au tour de l’autre à présent, buvez, mon homme, cria le nain. Vous allez me faire croire que c’est pour m’obliger que vous avez pris un clerc.

– Enchanté, monsieur, toutes les fois que nous pouvons vous être agréables. Eh bien ! oui, monsieur, c’était pour vous faire plaisir.

– Qu’est-ce qui vous empêche de le renvoyer ? Ce sera toujours ça d’économisé.

– Renvoyer M. Richard !…

– Dame ! à moins que vous n’en ayez encore un autre, perroquet que vous êtes ! Quand vous répéterez toujours ce que je dis, à quoi bon ?… Eh bien ! oui.

– Sur ma parole, monsieur… Je ne m’attendais pas à ce conseil de votre part.

– Comment pouviez-vous vous y attendre ? dit le nain en ricanant, moi-même je ne m’y attendais pas. Combien de fois aurai-je besoin de vous répéter que j’ai conduit chez vous ce jeune homme pour avoir toujours l’œil sur lui et savoir ce qu’il devenait ; que j’avais une combinaison, un projet, un joli petit divertissement en train, dont l’essence, la fine fleur étaient que le vieillard et l’enfant, qui sont maintenant, je pense à tous les diables, devinssent aussi gueux que des rats galeux, tandis que Richard et son gracieux ami les croyaient riches comme des Crésus !

– Je sais cela, monsieur ; je sais bien cela.

– Très-bien, monsieur. Mais à présent vous pouvez savoir aussi qu’ils ne le sont pas, pauvres, qu’ils ne peuvent pas l’être, lorsqu’un homme tel que votre locataire les cherche et bat tout le pays pour les retrouver ?

– Naturellement, dit Sampson.

– Naturellement ? répéta le nain avec humeur. Eh bien ! alors naturellement aussi vous devez comprendre que je me moque de ce jeune homme comme de rien du tout, et naturellement vous devez savoir que hors de là il ne peut vous servir à rien ni à vous ni à moi ?

– J’ai dit fréquemment à Sarah, répondit Brass, qu’il n’entendait rien aux affaires. On ne peut avoir aucune confiance en lui, monsieur. Vous me croirez si vous voulez, mais je me suis aperçu que ce jeune homme, même dans les plus simples affaires de l’étude qui lui étaient confiées, embrouillait tout, malgré les recommandations qu’on lui avait faites. C’est une mâchoire, monsieur, dont l’incapacité dépasse tout ce qu’il est possible d’imaginer. N’était le respect, la reconnaissance que je vous dois, monsieur… »

Comme il devenait clair que Sampson allait se lancer sur le terrain d’une harangue apologétique, à moins qu’il ne fût interrompu à propos, M. Quilp le frappa poliment sur le haut de la tête avec la petite casserole, en le priant de vouloir bien lui laisser la paix.

« J’entends, monsieur, dit Brass en frottant la place sur sa caboche avec un sourire, vous me rappelez au fait, c’est bien là votre caractère pratique, et j’ajouterai aussi extrêmement plaisant, excessivement plaisant !

– Écoutez-moi, s’il vous plaît, répliqua le nain ; sinon, je serai un peu moins plaisant. Il n’y a pas lieu de penser que le digne ami de Richard revienne jamais. Ce chenapan aura été forcé de se sauver pour quelque friponnerie en pays étranger, où puisse-t-il pourrir !

– Certainement, monsieur, c’est très-juste, puissamment raisonné, s’écria Brass regardant de nouveau l’amiral, comme si la grosse tête était en tiers dans leur conversation.

– Je le hais, dit Quilp entre ses dents ; je l’ai toujours haï pour des motifs de famille. C’était d’ailleurs un drôle intraitable ; autrement, on eût pu en tirer parti. Le Swiveller est un cœur de poule, un esprit léger. Je n’ai plus besoin de lui. Qu’il se pende ou se noie, qu’il meure de faim ou qu’il aille au diable, peu m’importe !

– Il sera fait assurément comme vous le voulez, répondit Brass. Ce sera un coup pénible pour Sarah ; mais elle sait maîtriser toutes ses impressions. Ah ! monsieur Quilp, j’y ai souvent pensé, mon Dieu ! s’il avait plu à la Providence de vous réunir vous et Sarah dans votre jeunesse, quels fruits de bénédiction eussent résulté d’une telle union ! Vous n’avez jamais connu notre cher père, monsieur ? C’était un gentleman parfait. Sarah était son orgueil et sa joie ; monsieur, le vieux renard eût fermé ses yeux en paix, s’il eût pu auparavant lui trouver un époux tel que vous. Vous l’estimez, n’est-ce pas, monsieur ?

– Je l’aime ! coassa le nain.

– Vous êtes trop bon, monsieur. Avez-vous à me donner quelque autre ordre dont je puisse prendre note, avec cette petite affaire de M. Richard ?

– Non, répondit le nain en saisissant la casserole. Buvons à la belle Sarah.

– Si nous pouvions, dit humblement le procureur, y boire dans un autre vase qui fût moins brûlant, cela vaudrait peut-être mieux. Je pense que Sarah, en apprenant l’honneur que vous lui avez fait de porter un toast à sa santé, ne sera pas fâchée en même temps d’apprendre que cette fois-ci la liqueur aura été un peu moins chaude. »

Mais M Quilp resta sourd à ces objections. Sampson Brass, qui jusqu’alors avait bu modérément, se vit forcé à de nouvelles libations de cette liqueur diabolique ; aussi, malgré tous ses efforts pour conserver le sang-froid et l’équilibre, le rhum eut-il sur lui un effet terrible. Le pauvre procureur vit le comptoir tourner en cercle avec une excessive rapidité, et le parquet s’élever en même temps que le plafond descendait, de manière à produire un aplatissement épouvantable. Après un moment de stupeur léthargique, il se trouva partie sous la table partie sur la grille du foyer. Comme cette position peu confortable n’était pas celle qu’il eût choisie lui-même, il tenta de se remettre sur ses jambes vacillantes, et prenant pour point d’appui la tête de l’amiral, il chercha autour de lui son hôte.

La première impression de M. Brass fut que son hôte était parti, et l’avait laissé seul, que peut-être même il l’avait enfermé sous clef pour la nuit. Cependant, une forte odeur de tabac, changeant le cours de ses idées, l’amena à regarder en l’air : il vit alors que le nain était occupé à fumer dans son hamac.

« Bonsoir, monsieur, dit M. Brass d’un ton caressant ; bonsoir, monsieur.

– Vous avez, à ce que je vois, l’intention de passer là toute la nuit ? dit le nain, laissant tomber un regard sur lui. Eh bien ! c’est bon, passez-y la nuit, si vous voulez.

– En vérité, cela me serait impossible, monsieur, répondit Brass, que les nausées et l’atmosphère fétide de la chambre avaient presque asphyxié ; si vous aviez l’extrême bonté de me prêter une lumière pour que je pusse me diriger à travers votre cour, monsieur… »

Quilp descendit en un moment, non sur ses jambes, ni sur sa tête ni sur ses mains, mais en laissant rouler son corps tout en bloc.

« Certainement, » dit-il.

Et il saisit une lanterne qui était le seul luminaire de la maison.

« Prenez bien garde où vous mettrez le pied, mon cher ami. Marchez prudemment parmi les charpentes, car tous les gros clous ont la pointe en l’air. Dans la ruelle voisine il y a un chien. La nuit dernière, il a mordu un homme ; la nuit précédente, une femme ; et mardi dernier, il a étranglé un enfant, seulement, histoire de rire. N’approchez pas trop de lui.

– De quel côté du chemin se trouve-t-il, monsieur ? demanda Brass épouvanté.

– À droite. Mais quelquefois il se cache à gauche pour s’élancer de là sur les passants. Je ne puis donc pas vous renseigner d’une manière précise à cet égard. Ayez soin de bien vous garer. Je ne vous pardonnerai jamais si vous y manquez. Voici une lumière. Allons, n’hésitez pas, vous connaissez le chemin : tout droit ! »

Quilp avait méchamment caché la lumière en tournant le verre de la lanterne du côté de sa poitrine, et il resta à la porte de son comptoir, éclatant de rire et tremblant de joie des pieds à la tête ; car il entendait le procureur trébucher sur le terrain, et de temps en temps tomber lourdement de tout son poids. Enfin, cependant, M. Brass parvint à s’éloigner, et Quilp ne distingua plus le bruit de ses pas.

Alors le nain rentra chez lui et s’élança de nouveau dans son hamac.

Chapitre XXVI. §

Ce n’était pas à tort que l’agent de justice avait annoncé à Kit, en guise de consolation, que le jugement de sa petite affaire aurait lieu à Old-Bailey et ne se ferait sans doute pas attendre longtemps. Au bout de huit jours, la session s’ouvrit. Le lendemain, le grand jury déclara qu’il y avait lieu à suivre contre Christophe Nubbles pour crime de félonie ; et deux jours après cette déclaration, le prévenu était appelé à comparaître pour répondre devant le tribunal sur la question de culpabilité ou de non-culpabilité comme ayant, ledit Christophe, saisi et dérobé traîtreusement dans le domicile et l’étude du nommé Sampson Brass, gentleman, un billet de banque de cinq livres sterling provenant du gouverneur et de la compagnie de la banque d’Angleterre, contrairement aux statuts établis et en vigueur sur la matière, comme aussi à la paix de notre souverain maître le roi, et à la dignité de sa couronne.

Quand la question lui fut posée, Christophe Nubbles répondit d’une voix basse et tremblante, qu’il n’était pas coupable. Ceux qui ont l’habitude de former sur les apparences des jugements précipités et qui eussent voulu que Christophe, s’il était innocent, parlât à voix haute et ferme, purent remarquer à quel point l’emprisonnement et l’anxiété abattent les cœurs les plus résolus : un homme qui est resté étroitement enfermé, ne fût-ce que dix à onze jours, à ne voir que des murs de moellon et tout au plus quelques visages de pierre, se sentira naturellement déconcerté et même effrayé en entrant tout à coup dans une grande salle pleine de bruit et de mouvement. : sans compter que l’aspect de personnages avec des perruques est beaucoup plus effrayant pour beaucoup de gens que celui de têtes coiffées de leurs cheveux naturels. Si l’on ajoute à ces considérations l’émotion que Kit dut éprouver en voyant les deux MM. Garland et le petit notaire, pâles et le visage rempli d’anxiété, personne ne s’étonnera qu’il fût déconcerté et qu’il ne se sentît pas du tout à son aise.

Bien que depuis son emprisonnement il n’eût reçu la visite ni d’aucun des MM. Garland ni de M. Witherden, cependant on lui avait donné à entendre qu’ils avaient fait choix pour lui d’un avocat. Lorsqu’un des gentlemen en perruque se leva et dit : « Milord, je me présente ici pour le prisonnier, » Kit fit un salut ; et lorsqu’un autre gentleman, également en perruque, se leva à son tour et dit : « Milord, je me présente contre lui, » Kit devint tout tremblant, et salua aussi cet avocat. Mais je suis sûr qu’au fond de l’âme il espérait bien que son gentleman à lui allait faire voir à l’autre gentleman son béjaune et ne tarderait pas à le renvoyer tout penaud.

L’avocat qui plaidait contre Kit fut appelé à parler le premier : il était malheureusement dans les dispositions les plus heureuses, car il venait justement, dans la dernière affaire jugée, d’obtenir à peu près l’acquittement d’un jeune étourdi qui avait eu le malheur d’assassiner son père. Aussi il avait la parole en main, et il en usa joliment, comme vous pouvez croire. Il prévint les jurés que, s’ils acquittaient le prévenu, ils devaient s’attendre à éprouver autant de remords cuisants et de tortures morales que les jurés précédents en eussent ressenti s’ils avaient condamné l’autre accusé. Après avoir exposé amplement l’affaire, après avoir dit que jamais il n’en avait vu de pire espèce, il s’arrêta un instant, comme un homme qui a quelque chose de terrible à leur communiquer. « Je suis informé, dit-il, qu’un effort sera tenté par mon honorable ami (et il se tourna en le désignant vers le conseil de Kit) pour invalider la déposition des témoins irréprochables que je vais appeler devant vous, messieurs ; mais j’ai l’espoir et la confiance que mon honorable ami montrera plus de respect et de vénération pour le caractère du plaignant. Jamais il n’y eut, je le sais, plus digne membre de cette digne profession à laquelle il appartient. Messieurs les jurés connaissent-ils Bevis-Marks, et, s’ils connaissent Bevis-Marks, comme j’ose l’affirmer en leur nom, connaissent-ils les hautes illustrations historiques qui se rattachent à ce lieu si remarquable ? Pourraient-ils croire qu’un homme tel que M. Brass pût résider dans un lieu comme Bevis-Marks, et n’être pas un cœur vertueux, un esprit élevé ? »

Après avoir ressassé cet argument vigoureux, l’avocat ajouta, en manière de conclusion, qu’insister sur un fait si bien apprécié déjà par MM. les jurés, serait faire injure à leur intelligence, et en conséquence il appela tout d’abord Sampson Brass au banc des témoins.

M. Brass se présente. Il est vif et frais. Il salue le juge en homme qui a eu déjà le plaisir de le voir et qui espère bien avoir conservé son estime depuis leur dernière entrevue, croise ses bras et regarde son avocat comme pour dire : « Me voici. Je suis plein de preuves jusqu’à la gorge. Un petit coup seulement sur la bonde, et je vais déborder ? » L’avocat se met aussitôt à la besogne, mais avec une grande réserve, tirant peu à peu les preuves pour en faire ressortir la netteté et l’éclat aux yeux de tous les assistants. Alors le conseil de Kit provoque un contre-interrogatoire ; mais il ne peut rien tirer du procureur qui soit utile à la cause de son client. Après avoir subi un grand nombre de longues questions auxquelles il ne fait que de courtes réponses, M. Sampson Brass descend du banc dans toute sa gloire.

Sarah lui succède. Elle est jusqu’à un certain point d’humeur coulante avec l’avocat de M. Brass, mais très-rétive avec celui de l’accusé. En résumé, l’avocat de Kit ne peut obtenir d’elle que la répétition de ce qu’elle a déjà énoncé, seulement cette fois en termes plus violents contre son client ; aussi un peu confus, s’empresse-t-il de la renvoyer. Alors l’avocat de M. Brass appelle Richard Swiveller : Richard Swiveller paraît.

On a secrètement averti l’avocat de M. Brass que ce témoin éprouve des dispositions favorables au prisonnier ; et, à dire vrai, il n’est pas fâché de le savoir, car ledit avocat passe pour être très-fort dans l’art de coller son homme, comme on dit vulgairement. En conséquence, il commence par requérir l’huissier de s’assurer si le témoin a baisé l’évangile, puis il se met à entreprendre Richard des pieds et des mains, des dents et des griffes.

Quand celui-ci a fini sa déposition dans laquelle il a mis une contrainte visible et trahi son désir de la rendre le moins défavorable possible à l’accusé :

« Monsieur Swiveller, dit l’avocat de Brass, où avez-vous, s’il vous plaît, dîné hier ?

– Où j’ai dîné hier ?

– Oui, monsieur ; où avez-vous dîné hier ? Était-ce près d’ici, monsieur ?

– Oh ! certainement… Oui… Tout près d’ici.

– Certainement… Oui… Tout près d’ici, répète l’avocat de M. Brass en jetant de côté un regard à la cour. Et il ajoute : Vous étiez seul, monsieur ?

– Plaît-il, monsieur ?… dit M. Swiveller qui n’a pas saisi la question.

– Si vous étiez seul, monsieur ? répète d’une voix de tonnerre l’avocat de M. Brass. Avez-vous dîné seul ? N’avez-vous pas traité quelqu’un, monsieur ? Parlez.

– Oh ! certainement si ; si, j’ai traité quelqu’un, dit M. Swiveller avec un sourire.

– Ayez la honte, monsieur, de vous départir d’une légèreté très-déplacée devant le tribunal, quoique peut-être vous ayez quelque raison de vous féliciter d’y être seulement en qualité de témoin. »

Et en disant cela l’avocat donne à entendre par un signe de tête que la place légitime de M. Swiveller serait plutôt au banc des accusés.

« Veuillez m’écouter attentivement. Hier vous étiez près d’ici, attendant pour savoir si le procès serait appelé. Vous avez dîné de l’autre côté de la rue. Vous avez traité quelqu’un. Maintenant, ce quelqu’un n’était-il pas le frère du prisonnier ici présent ? »

M. Swiveller se met en devoir de fournir des explications.

« Oui ou non, monsieur ? crie l’avocat de Brass.

– Mais permettez-moi…

– Oui ou non, monsieur ?

– Eh bien, oui, mais…

– Vous voyez bien ! s’écrie l’avocat l’arrêtant net. Un joli témoin, ma foi ! »

L’avocat de M. Brass s’assied. L’avocat de Kit, ne sachant pas de quoi il s’agit, n’ose insister sur l’incident. Richard Swiveller se retire abasourdi. Le juge, les jurés, les spectateurs, tout le monde se le représente en idée, faisant quelque orgie avec un sacripant aux épaisses moustaches, un jeune dissolu de six pieds de haut pour le moins. La réalité, c’est le petit Jacob avec ses mollets au grand air et sa taille enveloppée d’un châle. Personne ne sait la vérité, tout le monde est dupe d’un mensonge, et cela grâce au talent de l’avocat de M. Brass !

Les témoins à décharge sont appelés ensuite. C’est ici que brille de nouveau l’avocat du procureur. Il appert que M. Garland n’a pas eu de renseignements précis sur Kit, qu’il n’en a demandé qu’à la mère même du jeune homme, et que celui-ci a été renvoyé par son premier maître pour cause inconnue, « En, vérité, monsieur Garland, dit l’avocat de M. Brass, c’est être à votre âge, et j’affaiblis l’expression, singulièrement imprudent. » Cette conviction est partagée par le jury qui déclare Kit coupable. On emmène le prisonnier sans écouter ses humbles protestations d’innocence. Les spectateurs se pressent à leurs places avec un redoublement d’attention, car on doit entendre dans l’affaire suivante plusieurs femmes qui déposeront comme témoins, et le bruit court que l’avocat de M. Brass sera très-amusant dans le débat contradictoire qu’il leur fera subir vis-à-vis de l’accusé.

La mère de Kit, pauvre femme ! attend en bas de la prison à la grille du parloir. Elle est accompagnée de la mère de Barbe, âme excellente ! qui ne sait que pleurer en tenant le petit enfant. Triste entrevue que celle de Kit et des visiteuses ! Le guichetier amateur de journaux leur a tout dit. Il ne pense pas que Kit soit transporté pour la vie, parce qu’il peut encore prouver ses bons antécédents, ce qui ne manquera pas de lui être utile.

« Je m’étonne, dit le guichetier, qu’il ait commis ce vol.

– Il ne l’a jamais commis ! s’écrie mistress Nubbles.

– Bien, bien, je ne veux pas vous contredire ; mais qu’il l’ait commis ou non, c’est tout un. »

La mère de Kit passe sa main à travers les barreaux qu’elle secoue. Dieu seul et ceux auxquels il a donné une semblable tendresse savent avec quel désespoir Kit lui recommande d’avoir bon courage et, sous prétexte de se faire présenter les enfants pour les embrasser encore, il prie à demi-voix la mère de Barbe de ramener mistress Nubbles au logis.

« Des amis se lèveront pour nous défendre, ma mère, j’en suis bien sûr, dit Kit. Si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera bientôt Mon innocence ressortira, ma mère, et je serai renvoyé absous : je m’y attends. Ayez soin un jour d’apprendre à Jacob et au petit tout ce qu’il en était, car s’ils pensaient que j’aie jamais pu être un malhonnête homme, s’ils le pensaient quand ils seront devenus assez grands pour comprendre les choses, mon cœur se briserait à cette idée, fussé-je à des milliers de milles d’ici. Oh ! ne se trouvera-t-il pas ici un homme compatissant pour soutenir ma mère !… »

La main de mistress Nubbles quitte celle du prisonnier ; la pauvre créature tombe à la renverse, privée de ses sens. Tout à coup Richard Swiveller parait ; il s’approche vivement, écarte les assistants, saisit non sans peine mistress Nubbles, l’emporte sur un bras, à la manière des ravisseurs de théâtre, fait un signe amical à Kit, ordonne à la mère de Barbe de le suivre, et gagne rapidement un fiacre qui l’attendait à la porte.

Il reconduisit mistress Nubbles à son domicile. Nul ne sait combien d’incroyables absurdités il débita en route avec sa manie de citer des ballades et des poésies de toute sorte. Après avoir attendu que la mère de Kit fût complètement revenue de son évanouissement, il partit, mais comme il n’avait pas d’argent pour payer la voiture, il se fit transporter pompeusement dans Bevis-Marks, commandant au cocher de rester devant la porte de M. Brass tandis qu’il entrerait dans cette maison pour « changer. » Car, c’était un samedi soir, jour de paye.

« Monsieur Richard !… Eh ! bonjour ! » s’écria joyeusement le procureur.

Si d’abord l’affaire de Kit lui avait semblé monstrueuse, cette fois Richard ne put s’empêcher de soupçonner son aimable patron d’y avoir joué un vilain rôle. Peut-être le sentiment sérieux éprouvé en ce moment par ce jeune homme d’un caractère léger, provenait-il surtout de la triste scène à laquelle il avait assisté : quelle qu’en fût la source, ce sentiment le dominait ; aussi se borna-t-il à dire brièvement le motif qui l’amenait.

« De l’argent !… s’écria Brass en tirant sa bourse. Ah ! ah !… Certainement, monsieur Richard, certainement, monsieur. Il faut bien que tout le monde vive. Pouvez-vous me rendre sur un billet de banque de cinq livres ?

– Non, répondit sèchement Dick.

– Ah ! tenez, voici justement la somme. Cela sera plus tôt fait. Vous êtes venu à propos. Monsieur Richard… »

Dick, qui déjà avait gagné la porte, se retourna à l’appel de son nom.

« Vous n’aurez pas besoin de vous déranger pour revenir ici, monsieur.

– Hein ?

– C’est comme cela, monsieur Richard, dit Brass en plongeant ses mains dans ses poches et se balançant à droite et à gauche sur son tabouret. Il est certain qu’un homme de votre mérite, monsieur, perd complètement son temps, son avenir en restant dans notre sphère aride et desséchante. C’est une pénible, ennuyeuse, énervante besogne. Moi, je pense que le théâtre, ou l’armée, monsieur Richard, ou quelque emploi supérieur dans le commerce patenté des liquides, c’est là seulement ce qui convient au génie d’un homme tel que vous. J’espère que vous reviendrez nous voir de temps en temps. Sally en sera enchantée certainement. Elle regrette infiniment de vous perdre, monsieur ; mais la conscience de son devoir envers la société la soutiendra. C’est une créature extraordinaire, monsieur ! Vous trouverez votre compte d’argent bien exact. Il y a eu un carreau cassé, mais je n’ai pas voulu en faire déduction. « Toutes les fois qu’on se sépare de ses amis, monsieur Richard, il faut qu’on s’en sépare au moins d’une manière libérale. » J’aime cet axiome de la sagesse plus que je ne puis vous dire. »

Swiveller ne répondit pas un seul mot. Mais rentrant pour reprendre sa jaquette de canotier, il la roula en une espèce de boule très-serrée, et regarda fixement le procureur comme s’il eût voulu lui lancer ce paquet au visage. Cependant il se contenta de mettre le vêtement sous son bras, et sortit de l’étude en gardant un profond silence. À peine avait-il fermé la porte, qu’il la rouvrit ; il resta sur le seuil à regarder encore quelques minutes M. Brass avec la même gravité majestueuse ; et faisant un dernier signe de tête, il disparut lentement et glissa comme un fantôme.

Il paya le cocher et s’éloigna dans Bevis-Marks en ruminant de grands projets pour consoler la mère de Kit, et rendre service à Kit lui-même.

Mais la vie des jeunes gens voués, comme Richard Swiveller, au plaisir, est extrêmement précaire. L’excitation que son esprit avait subie depuis une quinzaine de jours, jointe au travail intérieur qu’avaient dû produire plusieurs années d’excès bachiques, agit tout à coup sur lui de la manière la plus violente. Dans la nuit même il tomba dangereusement malade, et dès le lendemain il était en proie à une fièvre ardente.

Chapitre XXVII. §

Richard Swiveller se retournait en tous sens dans son lit brûlant et incommode : tourmenté par une soif dévorante que rien ne pouvait apaiser ; sans pouvoir trouver aucune position qui lui procurât un moment de calme ou de bien-être ; se perdant à travers un dédale de pensées qui se pressaient sans trêve ni relâche ; pas une image consolante, pas une voix amie près de lui ! Livré à un accablement continuel, il avait beau changer de place ses membres épuisés par la fièvre, il n’y trouvait aucun soulagement ; il avait beau lancer dans les divagations les plus variées son esprit en délire, il était toujours dominé par une anxiété sombre. Il sentait derrière lui quelque chose d’inachevé qui poursuivait ses rêves. Il voyait devant lui des obstacles insurmontables, obsédé par une préoccupation qu’il ne pouvait parvenir à repousser, mais qui assiégeait son esprit en désordre, auquel elle se représentait tantôt sous une forme, tantôt sous une autre. Toujours une vision funèbre et voilée d’ombre ; toujours le même fantôme, quelque apparence qu’il prit, affreux et sombre comme la conscience du mal, qui lui faisait du sommeil une torture horrible. Telles étaient les souffrances et les angoisses de la maladie cruelle qui peu à peu consumait, épuisait l’infortuné, jusqu’à ce qu’enfin, lorsqu’il lui semblait avoir combattu, avoir lutté corps à corps, s’être vu saisi et entraîné vers l’abîme par des démons, il tomba dans un sommeil profond, un sommeil sans rêves.

À son réveil, il eut une sensation de repos bienfaisant, plus réparateur encore que le sommeil ; il commença par degrés à se rappeler quelque chose de ses souffrances passées, à se souvenir de la longue nuit qui s’était écoulée, à se demander s’il n’avait pas deux ou trois fois passé par le délire. Dans le cours de ces réflexions, il lui arriva d’étendre la main ; il fut surpris de la sentir si lourde, et en même temps de la voir si maigre et si transparente. Au sein de la sensation vague et heureuse qu’il éprouvait, sans s’attacher à définir la cause de ce changement, il demeurait livré à une sorte de sommeil lucide, quand une toux légère attira son attention. Il se demanda avec un certain doute si c’est que la nuit dernière il avait oublié de fermer sa porte, et fut tout stupéfait de voir qu’il avait un compagnon de chambre. Il n’avait pas assez de force encore pour enchaîner ses idées ; et à son insu, dans un reste de somnolence, il attacha son regard sur quelques raies vertes qui sillonnaient son couvre-pied : elles lui représentaient des pièces de frais gazon, tandis que le fond jaune de l’étoffe produisait à ses yeux comme des allées sablées qui lui ouvraient une longue perspective de jardins bien entretenus.

Il errait en imagination sur ces terrasses, il s’y était même égaré lorsqu’il entendit tousser encore. À ce bruit, le sentiment de la réalité renaît ; les allées de gazon de ses jardins imaginaires redeviennent les raies vertes du couvre-pied. Il se soulève un peu sur son lit, et écartant d’une main le rideau, il regarde hors de l’alcôve.

C’était bien toujours sa même chambre, éclairée en ce moment par une chandelle ; mais avec quel profond étonnement il voit toutes ces bouteilles, tous ces bols, tous ces linges exposés au feu, tous les objets enfin qu’on rencontre dans la chambre d’un malade ! Tout était propre et net, mais cette chambre était bien différente de ce que Richard l’avait laissée quand il s’était mis au lit. Une fraîche senteur d’herbes et de vinaigre remplissait l’atmosphère ; le plancher était arrosé ; le… Eh ! quoi, la marquise !… Oui, la marquise assise à table et jouant toute seule au cribbage. Elle était là, appliquée à son jeu, toussant parfois tout bas comme si elle craignait d’éveiller M. Swiveller, taillant les cartes, coupant, distribuant, jouant, comptant, marquant, s’acquittant enfin de toutes les opérations du cribbage, comme si elle n’eût jamais fait autre chose depuis sa naissance.

M. Swiveller resta quelque temps à la contempler ; puis laissant retomber le rideau, il posa de nouveau sa tête sur l’oreiller.

« Je fais un rêve, pensa-t-il, c’est évident. Quand je me suis mis au lit, mes mains n’étaient pas faites de coquilles d’œufs ; et maintenant je puis parfaitement voir à travers. Si ce n’est pas un rêve, je me serai réveillé par aventure en pleine Arabie, dans le pays des Mille et une Nuits et non pas à Londres. Mais il n’y a pas de doute que je suis endormi. »

Ici la petite servante eut un nouvel accès de toux.

« Prodigieux ! pensa Richard. Jamais je n’avais rêvé d’une toux réelle, comme celle-là ». Au reste, j’ignore si j’ai jamais rêvé de toux ou d’éternuement. Peut-être est-ce dans la philosophie des songes un article dont on ne rêve pas. Une autre toux !… Une autre !… Décidément, c’est un peu fort pour un rêve. »

Afin de se fixer lui-même sur la réalité des choses, M. Swiveller, après réflexion, se pinça le bras.

« Voilà qui est encore plus étrange ! pensa-t-il. Quand je me suis mis au lit, j’étais plutôt gras que maigre, et maintenant je n’ai plus que la peau sur les os. Il faut que je passe un nouvel examen… »

Le résultat de cette dernière inspection de la chambre fut de convaincre Swiveller que les objets dont il se voyait entouré étaient bien réels, et qu’il les contemplait sans aucun doute avec des yeux éveillés.

« Alors, se dit-il, je vois ce que c’est : c’est une nuit des contes arabes. Je suis à Damas ou bien au grand Caire. La marquise est un Génie ; elle aura fait avec un autre Génie un pari, à qui montrerait le plus beau jeune homme du monde, le plus digne de devenir l’époux de la princesse de la Chine ; elle m’a transporté avec ma chambre pour me soumettre à la comparaison. Peut-être, ajouta-t-il en se tournant languissamment sur son oreiller et regardant du côté de la ruelle, peut-être la princesse est-elle encore là… Non, elle est partie. »

Cette explication ne lui suffisait pas, car toute satisfaisante qu’elle lui paraissait, elle était enveloppée de doute et de mystère. Aussi, M. Swiveller prit-il le parti de relever le rideau, bien déterminé cette fois à saisir la première occasion favorable pour adresser la parole à sa compagne. Cette occasion se présenta bientôt d’elle-même. La marquise donna les cartes, retourna un valet et oublia de marquer. Sur quoi, Richard dit le plus haut qu’il lui fut possible :

« Deux points au talon ! »

La marquise fit un bond et frappa des mains.

« Toujours une nuit d’Arabie, rien de plus sûr, pensa M. Swiveller ; les Génies frappent toujours des mains au lieu de tirer la sonnette. Voilà qu’elle appelle deux mille esclaves noirs portant sur leur tête des jarres pleines de joyaux. »

Elle avait frappé des mains, mais c’était de joie : car aussitôt elle commença à rire, puis elle se mit à pleurer, déclarant, non pas en beaux termes arabes, mais tout simplement en anglais familier, qu’elle était si heureuse qu’elle ne savait plus où elle en était :

« Marquise, dit Richard devenu pensif, veuillez, je vous prie, vous approcher. Avant tout, ayez la bonté de m’apprendre où je pourrai retrouver ma voix ; puis, ce qu’est devenue ma chair ? »

La marquise se contenta de secouer tristement la tête, et elle pleura de nouveau ; là-dessus, M. Swiveller, qui était très-faible, sentit ses yeux mouillés aussi.

« Je commence à croire, d’après votre attitude et aussi d’après tout ce que je vois, marquise, dit Richard après une pause et en souriant d’une lèvre tremblante, que j’ai été malade.

– Si vous l’avez été !… répondit la petite servante en s’essuyant les yeux. Et comme vous avez eu le délire !

– Oh ! marquise… j’ai donc été bien malade ?

– En danger de mort. Je n’espérais pas que vous guérissiez. Dieu soit loué ! vous voilà guéri ! »

Swiveller resta longtemps silencieux. Puis, il commença à parler et demanda combien de jours avait duré sa maladie.

« Il y aura demain trois semaines, répondit la petite servante.

– Trois… quoi ?

– Semaines ! reprit la marquise enflant sa voix ; trois longues et lentes semaines. »

La simple pensée d’avoir été réduit à une telle extrémité fit retomber Richard dans un nouveau silence. Il s’étendit sur le dos tout de son long. La marquise, ayant arrangé ses draps pour qu’il fût mieux couché et trouvant qu’il avait les mains et le front moins brûlants, découverte qui la remplit de joie, en pleura un peu plus fort, et se mit alors en devoir de préparer le thé et de faire griller des rôties bien minces.

Pendant ce temps, Swiveller la contemplait avec reconnaissance, étonné de voir comme elle s’était complètement identifiée au ménage, et faisait remonter l’origine de ces soins à Sally Brass, que dans le fond de sa pensée il ne pouvait assez remercier. Quand la marquise eut achevé de faire les rôties, elle étendit un linge bien propre sur un plateau, et servit à Swiveller quelques tartines croustillantes et un grand bol de thé faible avec lequel, suivant l’ordonnance du docteur, dit-elle, il pouvait se rafraîchir maintenant qu’il était éveillé. Elle plaça des oreillers derrière lui pour lui soutenir la tête, peut-être pas avec l’habileté d’une garde-malade expérimentée, mais certainement avec des soins plus affectueux. Une ineffable satisfaction se peignit dans ses regards, tandis que le pauvre convalescent, s’arrêtant parfois pour lui serrer la main, prenait son modeste repas avec un appétit et un plaisir que les meilleures friandises du monde n’eussent jamais provoqués dans d’autres circonstances. Ayant ensuite tout nettoyé et bien rangé tout avec ordre autour de lui, elle s’assit à table pour prendre le thé à son tour.

« Marquise, dit M. Swiveller, comment va Sally ? »

La petite servante fit une moue pleine d’embarras et de bouderie, en même temps qu’elle secoua la tête.

« Eh bien ! est-ce qu’il y a longtemps que vous ne l’avez vue ?

– Vue ? s’écria-t-elle. Dieu merci, je me suis sauvée de chez elle. »

Richard, en entendant cela, se laissa aussitôt retomber tout de son long, position où il resta environ cinq minutes. Il se remit ensuite par degrés sur son séant et demanda :

« Et où demeurez-vous, marquise ?

– Où je demeure ? s’écria-t-elle. Ici !

– Oh ! » murmura-t-il.

Et il retomba en arrière aussi brusquement que s’il eût reçu un coup de feu. Il resta ainsi, sans mouvement et sans parole, jusqu’à ce que la marquise eût achevé son repas, remis tout en place et balayé. Alors il la pria d’approcher une chaise de son lit ; et, bien appuyé de nouveau sur ses oreillers, il reprit ainsi la conversation :

« Comme cela, vous vous êtes enfuie ?

– Oui… dit la marquise, et ils m’ont avisée.

– Ils vous ont… ? Je vous demande pardon, qu’est-ce qu’ils ont fait ?

– Ils m’ont avisée, vous savez ? avisée dans les journaux.

– Ah ! oui… Ils ont publié un avis pour vous retrouver. »

La petite servante fit une inclination de tête et cligna des yeux. Ses pauvres yeux ! les veillées et les larmes les avaient tellement rougis, que la muse tragique elle-même dont ce n’est pas le métier aurait eu, je crois, meilleure grâce à cligner de l’œil. Dick fut frappé de cette idée.

« Dites-moi, ajouta-t-il, comment se fait-il que vous ayez pensé à venir ici ?

– Mais vous sentez, répondit la marquise ; vous parti, je n’avais plus d’ami ; car le locataire n’était pas revenu, et j’ignorais où je pourrais vous trouver l’un ou l’autre. Mais un matin, comme j’étais…

– Au trou de la serrure ? dit Swiveller pour la tirer d’embarras.

– Tout juste, répondit-elle en baissant la tête. Comme j’étais au trou de la serrure de l’étude où vous m’avez trouvée, vous savez, j’entendis une femme dire qu’elle demeurait ici, et qu’elle était la maîtresse de la maison où vous étiez logé, que vous étiez tombé dangereusement malade, et demander s’il n’y avait personne qui voulût venir vous soigner. M. Brass dit : « Ce n’est pas mon affaire. » Miss Sally dit : « C’est un drôle de corps, mais cela ne me regarde pas. » La femme s’en alla indignée, et ferma la porte rudement, je vous en réponds. Cette nuit-là même, je m’enfuis ; je vins ici, je dis aux gens de cette maison que vous étiez mon frère, ils me crurent, et depuis je suis restée auprès de vous.

– Cette pauvre petite marquise ! s’écria Dick. Elle s’est tuée de fatigue !

– Non, dit-elle, pas du tout. Ne vous inquiétez pas de moi. Je me trouve bien de m’asseoir dans un de ces fauteuils et, Dieu merci, j’y ai souvent fait un somme. Mais, si vous aviez pu voir comme vous vous efforciez de sauter par la fenêtre, si vous aviez pu entendre comme vous chantiez sans cesse, comme vous faisiez de grands discours, vous ne le croiriez pas encore. Oh ! que je suis heureuse que vous soyez mieux, monsieur Viverer !…

– Oui, Viverer, dit Richard devenu pensif. Je suis vivant, en effet ; mais c’est bien grâce à elle. Je soupçonne fort, marquise, que sans vous je serais mort. »

En disant cela, M. Swiveller saisit de nouveau la main de la petite servante : faible et triste comme il l’était, il n’eût pas manqué, en voulant lui exprimer ses remercîments, de se rendre les yeux aussi rouges que l’étaient ceux de la jeune fille : mais celle-ci coupa net à l’émotion en forçant Richard à s’étendre dans son lit et le pressant de se tenir en repos.

« Le docteur, dit-elle, a recommandé que vous soyez bien tranquille, et qu’on ne vous fasse pas de bruit. Allons, faites un somme ; nous causerons ensuite. Je resterai assise auprès de vous. Fermez vos yeux, vous vous endormirez peut-être. Cela vous fera du bien, essayez. »

La marquise tira alors une petite table contre le lit, s’assit auprès, et avec l’adresse d’une vingtaine de pharmaciens se mit en devoir de préparer des boissons rafraîchissantes. Quant à Richard, fatigué comme il l’était, il ne tarda pas à s’endormir. Au bout de quelque temps il se réveilla et demanda quelle heure il était.

« Juste six heures et demie, » répondit la marquise en l’aidant à se remettre sur son séant.

Richard appuya la main sur son front et se tourna tout à coup, comme s’il venait de lui passer une idée subite par la tête.

« Marquise, dit-il, qu’est devenu Kit ?

– Il a été condamné à je ne sais combien d’années de déportation.

– Est-il parti ?… et sa mère ?… que fait-elle ?… qu’est-elle devenue ? »

La petite garde-malade secoua la tête et répondit qu’elle n’en savait rien du tout.

« Mais, ajouta-t-elle, si vous vouliez me promettre de rester tranquille, et de ne pas vous donner encore une rechute, je vous conterais… Mais non, pas à présent.

– Si, si, contez toujours… cela me distraira.

– Oh ! non, je suis sûre du contraire, répondit la petite servante, d’un air effaré. Attendez que vous soyez mieux portant, et alors je vous raconterai tout. »

Dick attacha sur sa petite amie un regard pressant. Ses yeux agrandis et creusés par la maladie prirent une expression telle, que la jeune fille en fut épouvantée ; elle le supplia de ne plus songer à cela. Mais le peu de mots qu’elle avait prononcés n’avaient pas seulement piqué la curiosité de Richard ; ils avaient fait naître en lui de sérieuses inquiétudes. Aussi la pressa-t-il de tout lui dire, quelque fâcheuses que pussent être les nouvelles.

– Oh ! il n’y a rien de fâcheux là dedans, dit-elle. Rien du tout qui vous concerne.

– Mais ça concerne peut-être ?… Enfin est-ce que vous n’avez rien entendu à travers les fentes des portes ou les trous de serrure, qu’on n’aurait pas été bien aise que vous pussiez entendre ? »

En faisant cette question, Dick respirait à peine.

« Oh ! que si.

– Dans… dans Bevis-Marks ? ajouta vivement Richard Quelque conversation entre Brass et Sally ?

– Oui. »

Richard tira hors du lit son bras décharné ; et, saisissant la jeune fille par le poignet, il la pressa de s’expliquer ; sinon, il ne répondrait pas de ce qui pourrait arriver, dans l’état d’agitation et d’angoisse où il se trouvait et qu’il était incapable de supporter davantage. En le voyant si inquiet, la marquise comprit qu’il y aurait plus de danger à différer sa révélation que d’inconvénients à la faire tout de suite. Elle promit d’obéir, à condition que le malade se tiendrait parfaitement tranquille et s’abstiendrait de remuer ou de se tourner brusquement comme il faisait.

« Mais si vous recommencez, dit-elle, je laisserai là l’histoire. Je vous en préviens.

– Vous ne pouvez la laisser avant de l’avoir commencée. Commencez, ma mignonne. Parlez, ma sœur, parlez. Gentille Polly, dites. Dites-moi tout. Je vous en prie, marquise. Je vous en supplie. »

En présence de ces ardentes prières, que Richard Swiveller jetait d’un ton aussi passionné que s’il s’agissait des vœux les plus solennels et les plus terribles, la jeune fille ne put résister davantage.

« Eh bien ! dit-elle, avant le jour où je me suis enfuie, je, couchais ordinairement dans la cuisine où nous avons joué ensemble aux cartes, vous savez. Miss Sally avait l’habitude d’avoir dans sa poche la clef de la cuisine, et le soir elle ne manquait jamais de venir prendre la chandelle et couvrir le feu. Cela fait, elle me laissait gagner mon lit dans l’obscurité, fermait la porte en dehors, remettait la clef dans sa poche, et me tenait ainsi enfermée jusqu’au lendemain matin où elle revenait de très-bonne heure, je vous assure, me rendre ma liberté. J’avais terriblement peur de me savoir ainsi calfeutrée ; car je savais bien que, si le feu prenait à la maison, ils m’oublieraient pour ne songer qu’à eux. Aussi, quand je pouvais trouver une vieille clef rouillée, je la ramassais bien vite pour l’essayer à la porte. Enfin dans un coin poudreux de la cave je rencontrai une clef qui fit mon affaire. »

Ici M. Swiveller agita violemment ses jambes. Mais comme, devant cette démonstration, la petite servante s’était interrompue sur-le-champ dans son récit, il cessa de remuer et, s’excusant d’avoir oublié un moment leur convention, il pria la jeune fille de continuer.

« Allez, dit-elle, ils étaient bien regardants pour ma nourriture. Oh ! vous ne sauriez vous imaginer comme ils me serraient de près. Aussi j’avais l’habitude de sortir la nuit quand ils étaient au lit et de rôder dans l’ombre, à la recherche de quelque morceau de biscuit ou de sandwich que vous auriez laissé dans l’étude, ou même de pelures d’orange pour les mettre dans de l’eau chaude et m’en faire censé du vin. Avez-vous jamais goûté de la pelure d’orange infusée dans de l’eau ? »

M. Swiveller répondit qu’il n’avait jamais goûté de cette liqueur brûlante, et pressa de nouveau son amie de reprendre le fil de son récit.

« Avec beaucoup de bonne volonté on finit par trouver cela agréable : autrement, on regrette de ne pas y sentir un peu plus de goût, comme de raison. Eh bien ! donc, quelquefois je sortais quand mes maîtres étaient allés se mettre au lit ; et une ou deux nuits avant qu’il y eût ce fameux bruit dans l’étude quand on arrêta le jeune homme, je montai l’escalier tandis que M. Brass et miss Sally étaient assis devant le feu de l’étude ; et pour dire la vérité, confiante dans ma clef qui protégeait mon retour, je me mis à écouter à la porte. »

M. Swiveller leva ses genoux comme pour faire un dais conique des draps et de la couverture ; la plus grande impatience se trahit dans l’expression de ses traits. Mais la petite servante s’arrêtant et le menaçant du doigt de ne pas continuer, le cône disparut ; l’air d’impatience seul resta.

« Ils étaient là tous deux, lui et elle, dit la petite servante, assis près du feu et causant tout doucement ensemble. M. Brass dit à miss Sally : « Ma foi, c’est une chose dangereuse, qui peut nous mettre bien des désagréments sur les bras, et je ne m’en soucie guère. » Mais elle, elle lui disait, vous savez son genre, elle lui disait : « Il faut que vous soyez un vrai cœur de poulet, l’homme le plus faible, le plus mou que j’aie jamais vu, et c’est une grande erreur de la nature que nous ne soyons pas nés plutôt moi le frère et vous la sœur. Quilp, dit-elle encore, n’est-il pas notre principal client ? – Oui certainement, répondit M. Brass. – Et, ne sommes-nous pas toujours occupés à ruiner quelqu’un pour son compte ? – Oui certainement, répondit M. Brass. – Eh bien, dit-elle, qu’importe la ruine de Kit, puisque Quilp la désire ? – Au fait, oui, qu’importe ? » dit M. Brass. Alors ils se mirent à chuchoter et à rire longtemps entre eux en se disant qu’il n’y aurait aucun danger pourvu que la chose fût bien menée M. Brass tira son livre de poche et dit : « Voilà l’affaire, tenez ! justement le billet de banque de cinq livres que m’a remis Quilp. Il ne nous en faut pas davantage. Kit doit venir demain matin, je le sais. Tandis qu’il sera en haut, vous sortirez, et j’enverrai en course M. Richard. Kit étant seul vis-à-vis de moi, j’engagerai la conversation avec lui et mettrai ce billet dans son chapeau. Je m’arrangerai de manière à faire trouver le billet par M. Richard, qui deviendra notre témoin. Et ce sera bien le diable si avec tout cela nous ne réussissons pas à débarrasser M. Quilp de Kit pour satisfaire son ressentiment. Miss Sally se mit à rire en approuvant le plan. Mais comme ils firent mine de vouloir se retirer et que j’avais peur d’être surprise en restant plus longtemps, je redescendis bien vite mon escalier. Voilà ! »

En parlant ainsi, la petite servante s’était peu à peu animée autant que M. Swiveller ; aussi ne fit-elle pas d’effort pour le contenir lorsqu’il se dressa dans son lit et demanda vivement :

« Cette histoire n’a-t-elle été confiée à personne ?

– Comment l’aurait-elle été ? répondit la garde-malade. Rien que d’y penser j’en étais toute saisie, et j’espérais que le jeune homme serait renvoyé absous. Quand je leur entendis dire qu’on avait déclaré Kit coupable d’un vol dont je le savais innocent, vous étiez parti, le locataire aussi, et d’ailleurs je crois bien que j’aurais eu peur de lui raconter la chose, même s’il avait été là. Quant à vous, depuis que je suis venue ici, vous avez été si malade, qu’il n’y avait pas moyen de songer à vous en parler.

– Marquise, dit M. Swiveller arrachant de sa tête son bonnet de nuit qu’il envoya à l’autre bout de la chambre, faites-moi le plaisir d’aller voir quelques moments sur le palier, si j’y suis. Il faut que je sorte.

– Vous !… s’écria sa garde-malade. Vous n’y pensez pas ?

– Il le faut, reprit-il en promenant son regard autour de la chambre. Où sont mes habits ?

– Oh ! que je suis heureuse !… Vous n’en avez plus du tout.

– M’dame !… dit M. Swiveller profondément étonné.

– J’ai été obligée de les vendre les uns après les autres afin de me procurer les médicaments qui vous étaient ordonnés. Mais ne vous occupez pas de cela, ajouta vivement la marquise en voyant Richard retomber en arrière sur son oreiller ; vous n’auriez seulement pas la force de vous tenir debout.

– Je crains bien, dit tristement Richard, que vous n’ayez raison. Que faire ? Mon Dieu ! que faire ? »

Il lui suffit naturellement d’un moment de réflexion pour sentir qu’avant toute chose il fallait se mettre en rapport avec un des MM. Garland. Il n’était pas impossible que M. Abel ne fût pas encore sorti de l’étude. En moins de temps qu’il n’en faut pour le raconter, la petite servante eut l’adresse écrite au crayon sur un bout de papier, avec un portrait verbal, véritable signalement du père et du fils, assez frappant pour qu’elle pût reconnaître sans la moindre difficulté, soit l’un soit l’autre des MM. Garland ; enfin une recommandation spéciale de se méfier de M. Chukster, vu son antipathie bien connue pour Kit. Munie de ces minces renseignements, elle s’élança avec ordre de ramener M. Garland ou son fils M. Abel.

« Je suppose, dit Richard au moment où elle fermait lentement la porte et jetait un dernier regard dans la chambre pour s’assurer si le malade était bien à son aise, je suppose qu’il ne reste plus rien ici, pas même une veste ?

– Non, rien.

– C’est embarrassant, dit-il, en cas d’incendie ; un parapluie au moins eût servi à quelque chose. Mais c’est égal, ce que vous avez fait est bien fait, chère marquise. Sans vous, je serais un homme mort. »

Chapitre XXVIII. §

Bien heureusement pour la petite servante qu’elle était vive et alerte ; sans cela, la course qu’elle entreprenait toute seule, dans le voisinage même de l’endroit où elle courait le plus de risque à se montrer, eût eu pour effet peut-être d’amener une restauration de la suprême autorité de miss Sally sur sa personne. Ne se dissimulant pas le péril qu’elle courait, la marquise n’eut pas plutôt quitté la maison, qu’elle se jeta dans la première rue sombre et écartée qui s’offrit à elle ; et, sans s’inquiéter du terme assigné à sa course, elle ne songea tout d’abord qu’à mettre deux bons milles de briques et de plâtre entre elle et Bevis-Marks.

Une fois qu’elle eut accompli ce premier point, elle commença à se diriger vers l’étude du notaire. En s’informant avec adresse auprès des marchandes de pommes et des écaillères, au coin des rues, plutôt que dans les brillantes boutiques ou auprès des personnes bien mises, au risque d’un accueil plus ou moins poli, elle obtint assez bien les renseignements nécessaires. Comme les pigeons voyageurs, d’abord perdus dans un lieu qui leur est inconnu, aspirent l’air au hasard pendant quelque temps, avant de s’élancer vers le lieu de leur message, de même la marquise fit des détours avant de se croire en sûreté, puis elle se dirigea vivement vers le but qui lui avait été assigné.

Elle n’avait point de chapeau ; rien sur la tête qu’une grande coiffe portée au temps jadis par Sally Brass, dont le goût en fait de couture était, comme on sait, tout particulier. Sa course était plutôt entravée qu’aidée par ses souliers en savate qui s’échappaient sans cesse de ses pieds, et qu’elle avait ensuite bien de la peine à retrouver au milieu du flot des passants. La pauvre petite créature éprouva tant d’embarras et de retard pour retrouver ces objets de toilette dans la boue et le ruisseau, et fut tellement coudoyée pendant ce temps-là, poussée, heurtée et portée de main en main, qu’au moment où elle atteignit enfin la rue du notaire, elle était presque épuisée et à bout de forces : elle en avait la larme à l’œil.

Mais enfin la voilà arrivée, c’était une grande consolation ; d’autant plus que par la fenêtre de l’étude elle vit briller des lumières, et put espérer par conséquent qu’il n’était pas trop tard. Elle s’essuya donc les yeux avec le revers de sa main, et, montant tout doucement les degrés du perron, regarda à travers les vitres.

M. Chukster était debout derrière son bureau. Il faisait ses dispositions de fin de journée, comme de tirer ses poignets, de relever son col de chemise, de rattacher plus gracieusement sa cravate et d’arranger secrètement ses moustaches à l’aide d’un petit morceau de miroir d’une forme triangulaire. Devant le feu se tenaient deux gentlemen : l’un d’eux lui parut être le notaire, et elle ne se trompait pas ; l’autre, qui boutonnait sa grande redingote pour s’apprêter à partir, M. Abel Garland.

Ces observations faites, la petite rusée tint conseil avec elle-même. Elle résolut d’attendre dans la rue la sortie de M. Abel. Alors elle n’aurait plus à craindre d’être forcée de parler devant M. Chukster, et il lui serait plus facile de remplir son message. Dans cette intention, elle se laissa glisser au bas de la fenêtre, traversa la rue et alla s’asseoir sur le pas d’une porte juste en face.

À peine avait-elle pris cette position, qu’un poney arriva en dansant tout le long de la rue avec ses jambes en zigzag et sa tête qui se tournait de tous côtés. Derrière le poney un phaéton, et dans le phaéton un homme ; mais le poney ne semblait s’inquiéter ni du phaéton ni de l’homme : car tour à tour il se levait sur ses jambes de derrière, ou s’arrêtait, ou s’élançait, ou s’arrêtait de nouveau, ou reculait, ou se jetait de côté, sans le moindre égard pour l’un ni pour l’autre, selon que la fantaisie l’en prenait, et comme s’il avait à cœur de montrer qu’il était l’animal le plus libre qu’il y eût dans le monde. Quand la voiture arriva à la porte du notaire, l’homme dit d’une manière très-respectueuse : « Ohah ! c’est ici ! » ayant l’air de faire entendre que, s’il prenait l’extrême liberté d’émettre un vœu, ce serait celui de s’arrêter en cet endroit. Le poney fit une pause d’un moment ; mais, comme s’il eût réfléchi que s’arrêter lorsqu’on l’en priait serait établir un précédent peu convenable et même dangereux, il repartit immédiatement, courut au trot allongé jusqu’au coin de la rue, tourna, revint sur ses pas, et alors s’arrêta de sa propre volonté.

« Oh ! vous faites un joli coco !… dit l’homme qui ne voulait pas s’aventurer légèrement à peindre le poney sous des couleurs plus tranchées avant d’avoir mis en toute sécurité pied à terre sur le trottoir. Je voudrais bien te voir une bonne fois récompensé comme tu le mérites, va !

– Qu’est-ce qu’il a fait ? dit M. Abel qui tournait un châle autour de son cou tout en descendant les marches.

– Il y a de quoi mettre un homme hors de lui, répondit le valet d’écurie. C’est bien le coquin le plus vicieux… Ohah ! vas-tu rester tranquille !

– Ce n’est pas le moyen qu’il reste tranquille, si vous lui lancez des injures, dit M. Abel qui s’installa dans la voiture, les guides en main. Il est très-bon enfant quand on sait le prendre. Voici, depuis longtemps, la première fois qu’il sort, car il a perdu son conducteur, et jusqu’à ce matin il n’a pas voulu bouger. Les lanternes sont prêtes, n’est-ce pas ? Bien. Trouvez-vous ici demain, à la même heure, s’il vous plaît, pour tenir mon cheval. Bonsoir. »

Après une ou deux cabrioles de son invention, le poney céda à la douceur de M. Abel et se mit à trotter gentiment.

Durant tout ce temps, M. Chukster s’était tenu debout sur le seuil de la porte. En le voyant, la petite servante n’avait pas osé s’approcher. Elle n’eut donc d’autre parti à prendre que de courir après le phaéton et de crier à M. Abel d’arrêter. Mais, par suite de cette course haletante, elle était hors d’état de se faire entendre. Le cas était désespéré, car le poney pressait le pas. La marquise se pendit quelques instants à la voiture ; mais sentant qu’elle ne pouvait aller plus loin, et que bientôt même il lui faudrait renoncer à son projet, elle grimpa, d’un bond vigoureux, sur le siège de derrière, et, dans cette ascension, perdit sans retour un de ses souliers.

M. Abel étant dans une disposition d’esprit rêveuse, et ayant d’ailleurs assez à faire de diriger le poney, allait au petit trot sans se retourner. Il était bien loin de songer à l’étrange figure qu’il traînait derrière lui, jusqu’à ce que la marquise, un peu remise de sa suffocation, de la perte de son soulier et de la nouveauté de sa situation, jeta tout près de son oreille ces mots :

« Dites donc, monsieur… »

Il se retourna vivement et, arrêtant le poney, s’écria avec une certaine émotion :

« Mon Dieu ! qu’est-ce que c’est que ça ?

– N’ayez pas peur, monsieur, répondit la messagère encore haletante. Oh ! j’ai tant couru après vous !

– Que voulez-vous ? dit M. Abel. Comment êtes-vous là ?

– Je suis montée par derrière, répondit la marquise. Oh ! je vous en prie, conduisez-moi, monsieur… sans vous arrêter… vers la Cité. Oh ! je vous en prie, hâtez-vous… C’est une affaire importante. Il y a là quelqu’un qui désire vous voir. Il m’a envoyée vous demander de venir tout de suite, parce qu’il sait toute l’affaire de Kit, et qu’il peut le sauver encore en prouvant son innocence !…

– Que me dites-vous là, mon enfant !

– La vérité, sur ma parole, sur mon honneur. Mais veuillez tourner de ce côté, et vivement, s’il vous plaît. Je suis partie depuis si longtemps, qu’il doit croire que je me suis perdue. »

Involontairement, M. Abel poussa le poney en avant. Le poney, obéissant à une secrète sympathie, ou bien écoutant un nouveau caprice, s’élança rapidement et sans ralentir son pas, sans, se livrer à aucun acte d’excentricité avant d’avoir atteint la porte de la maison où logeait M. Swiveller : là, chose merveilleuse ! il consentit à s’arrêter au moment même où M. Abel lui en intima l’ordre.

« Voyez ! dit la marquise montrant une fenêtre faiblement éclairée ; c’est cette chambre là-haut. Venez ! »

M. Abel, qui était bien une des créatures du monde les plus simples et les plus modestes, et qui à cette simplicité joignait une timidité naturelle, hésita ; car il avait entendu parler, et il le croyait mordicus, de personnes attirées dans des lieux équivoques, en des circonstances semblables, par des guides comme la marquise, pour s’y voir volées et même assassinées.

Cependant sa sympathie pour Kit l’emporta sur toute autre considération. Ainsi, confiant Whisker aux soins d’un homme qui précisément se tenait près de là pour gagner quelque chose, il laissa sa compagne de route lui prendre là main pour le conduire jusqu’au haut d’un escalier étroit et obscur.

Sa surprise ne fut pas médiocre quand il se vit introduit dans une chambre de malade éclairée d’une lueur douteuse, où un homme dormait tranquillement dans son lit.

« N’est-ce pas, dit son guide à voix basse mais avec une certaine chaleur, n’est-ce pas que ça fait plaisir de le voir reposer comme ça ?… Oh ! si vous l’aviez vu il y a deux ou trois jours seulement ! quelle différence ! »

Le jeune M. Garland ne répondit rien, et, à dire vrai, il aimait mieux se tenir très-loin du lit et très-près de la porte. Son guide, qui paraissait comprendre sa répugnance, moucha la chandelle, la prit à la main et s’approcha du malade. Au même moment le dormeur tressaillit… M. Abel reconnut dans ce visage dévasté par la souffrance les traits de Richard Swiveller.

« Qu’est-ce que ceci ? dit-il d’un ton amical et en s’élançant vers lui ; vous avez donc été malade ?

– Très-malade, répondit Richard, à deux doigts de la mort. Il ne s’en est fallu de rien que vous vinssiez à apprendre que votre très-humble Richard était dans sa bière, sans l’amie que j’ai envoyée à votre recherche… Une autre poignée de main, marquise, s’il vous plaît… Asseyez-vous, monsieur. »

M. Abel, qui ne parut pas médiocrement surpris d’entendre conférer une telle qualité à son guide, prit une chaise et s’assit auprès du lit.

« J’ai envoyé chez vous, monsieur, dit Richard ; elle vous a sans doute appris déjà pour quel motif.

– En effet, j’en suis encore tout bouleversé. Je ne sais réellement que dire ni que penser.

– Vous le saurez bientôt, répliqua Dick. Marquise, asseyez-vous au pied du lit, s’il vous plaît. Maintenant, racontez à ce gentleman tout ce que vous m’avez raconté à moi-même, d’un bout à l’autre. Vous, monsieur, ne dites rien. »

L’histoire fut répétée exactement de la même manière que la première fois, sans addition, sans omission non plus. Durant tout le récit, Richard Swiveller tint ses yeux fixés sur le visiteur ; et quand la marquise eut achevé, il reprit aussitôt la parole :

« Vous venez, dit-il, d’entendre tous ces détails, et vous ne les oublierez pas. Je suis trop affaibli, trop épuisé pour pouvoir vous donner aucun conseil ; mais vous et vos amis vous saurez bien ce que vous aurez à faire. Après ce long retard, chaque minute est un siècle. Si jamais dans votre vie vous vous êtes hâté de retourner chez vous, que ce soit surtout ce soir. Ne vous arrêtez pas pour me dire un seul mot, mais partez. On la trouvera ici si l’on a besoin d’elle. Et quant à moi, vous êtes bien sûr de me trouver au logis une semaine ou deux au moins. Il y a pour cela plus d’une bonne raison. Marquise, une lumière. Si vous perdez une minute de plus à me regarder, monsieur, je ne vous le pardonnerai jamais ! »

M. Abel n’avait pas besoin d’être stimulé davantage. En un instant il fut parti ; et quand la marquise, qui l’avait éclairé sur l’escalier, revint, elle annonça que le poney s’était mis en plein galop sans faire la moindre objection préliminaire.

« C’est bien ! dit Richard. Il a du cœur, et à partir de ce moment je l’honore. Mais soupez donc, prenez donc un pot de bière ; je suis sûr que vous devez être accablée de fatigue. Prenez un pot de bière. Cela me fera autant de bien de vous voir boire que si je buvais moi-même. »

Il ne fallait rien moins que cette assurance pour déterminer la petite garde-malade à se permettre un tel luxe. Elle se mit donc à boire et à manger, à la grande satisfaction de M. Swiveller, puis elle lui donna à boire, remit tout en ordre, s’enveloppa d’un vieux couvre-pied et se coucha sur le tapis devant le feu.

Pendant ce temps, M. Swiveller murmurait dans son sommeil : « Étale, oh ! étale un lit de roseaux, nous y reposerons jusqu’aux lueurs matinales… Bonne nuit, marquise. »

Chapitre XXIX. §

Le lendemain matin, à son réveil, Richard Swiveller distingua peu à peu des voix qui chuchotaient dans sa chambre. Il regarda à travers les rideaux et aperçut M. Garland, M. Abel, le notaire et le gentleman réunis autour de la marquise, et lui parlant avec une grande animation, bien qu’à demi-voix, dans la crainte sans doute de le troubler. Il ne perdit pas de temps pour les avertir que cette précaution était inutile. Les quatre gentlemen s’approchèrent aussitôt du lit. Le vieux M. Garland fut le premier à prendre la main de Richard, à qui il demanda comment il se trouvait.

Dick allait répondre qu’il était infiniment mieux, quoique aussi faible que possible, quand sa petite gardienne, écartant les visiteurs et se mettant à son chevet, comme si elle eût été jalouse que d’autres approchassent de son malade, lui servit son déjeuner et insista pour qu’il le prît avant de se fatiguer, soit à entendre parler, soit à parler lui-même. M. Swiveller, qui avait une faim dévorante, et qui, toute la nuit, avait nourri un rêve clair et suivi de côtelettes de mouton, de bière forte et autres raffinements de friandise, trouva même à une tasse de thé faible et à une rôtie sèche des douceurs infinies, mais il ne consentit à manger et boire qu’à une condition.

« C’est, dit-il en rendant à M. Garland sa poignée de main, c’est que vous répondiez franchement à la question suivante, avant que je prenne un morceau ou que je boive une gorgée : Est-il trop tard ?

– Pour compléter l’œuvre si bien commencée par vous hier au soir ? dit le vieux gentleman. Non, vous pouvez avoir l’esprit tranquille là-dessus. Non, je vous le certifie. »

Rassuré par cette nouvelle, le convalescent prit son repas avec le plus vif appétit, quoiqu’il ne parût pas avoir à manger lui-même la moitié du plaisir qu’éprouvait sa garde-malade à le voir manger. Voici comment les choses se passaient : M. Swiveller, ayant à main gauche le morceau de rôtie ou la tasse de thé, et prenant, selon l’occasion, tantôt une bouchée, tantôt une gorgée, tenait constamment dans sa main droite et serrait étroitement une des mains de la marquise ; et pour presser ou même baiser cette main captive, il interrompait de temps en temps son déjeuner avec un sérieux parfait, une gravité complète. Toutes les fois qu’il mettait quelque chose dans sa bouche pour manger ou pour boire, le visage de la marquise s’éclairait d’une joie indicible ; mais lorsque Richard lui donnait ces marques de reconnaissance, les traits de la jeune fille s’assombrissaient, et elle commençait à sangloter. Et soit qu’elle rayonnât de joie, soit qu’elle s’abandonnât à ses larmes, la marquise ne pouvait s’empêcher de se tourner vers les visiteurs avec un regard éloquent qui semblait dire : « Vous voyez ce jeune homme, puis-je l’abandonner ? » Et les assistants, devenus ainsi acteurs à leur tour dans la scène qui se passait, répondaient régulièrement par un autre regard : « Non, certainement non. » Ce jeu muet dura pendant tout le déjeuner de l’invalide, et l’invalide lui-même, pâle et maigre, n’y prenait pas une médiocre part ; aussi peut-on douter, à juste titre, que jamais repas, muet comme celui-là d’un bout à l’autre, ait été aussi expressif par des gestes en apparence si simples et si insignifiants.

Enfin, et, pour dire vrai, ce ne fut pas long. M. Swiveller avait expédié autant de rôties et de thé que la prudence permettait de lui en donner, à cette époque de sa convalescence. Mais les soins de la marquise ne s’arrêtèrent pas là, car ayant disparu un instant, elle revint presque aussitôt avec une cuvette pleine d’une eau bien claire. Elle lava le visage et les mains de Richard, lui brossa les cheveux, et l’eut bientôt rendu aussi propre, aussi coquet qu’on peut l’être en pareille circonstance ; et tout cela vivement, d’un air dégagé, comme si Richard n’eût été qu’un petit enfant dont elle fût elle-même la bonne. M. Swiveller se prêtait à ces divers soins avec un étonnement plein de reconnaissance qui ne lui permettait pas de parler. Quand tout fut achevé, quand la marquise se fut retirée dans un coin à distance pour prendre son mince déjeuner, qui s’était passablement refroidi, Richard détourna quelques moments son visage, et agita gaiement ses mains en l’air.

« Messieurs, dit-il après cette pause et en se retournant vers la compagnie, j’espère que vous m’excuserez. Les gens qui sont tombés aussi bas que je l’ai été, sont aisément fatigués. Me voilà dispos maintenant et en état de causer. Nous sommes à court de sièges ici, sans compter bien d’autres bagatelles qui y manquent aussi ; mais si vous daignez vous asseoir sur mon lit…

– Que pouvons-nous faire pour vous ? dit M. Garland avec effusion.

– Si vous pouviez faire de la marquise que voilà une vraie marquise, et non pas une marquise de contrebande, je vous serais reconnaissant d’opérer cette métamorphose en un tour de main. Mais comme c’est impossible, et qu’il ne s’agit pas ici de ce que vous pouvez faire pour moi, mais de ce que vous pouvez faire pour quelqu’un qui a bien autrement de droits à votre intérêt, apprenez-moi, je vous prie, monsieur, comment vous comptez agir.

– C’est surtout pour cela que nous sommes venus, dit le locataire ; car bientôt vous allez recevoir une autre visite. Nous avions peur que vous ne fussiez inquiet si vous n’appreniez pas de notre propre bouche les démarches auxquelles nous comptons nous livrer ; et en conséquence nous avons voulu vous voir avant de poursuivre l’affaire.

– Messieurs, répondit Richard, je vous remercie. Excusez une impatience bien naturelle dans l’état d’affaiblissement où vous me voyez. Je ne vous interromprai plus, monsieur.

– Eh bien, mon cher ami, dit le locataire, nous ne doutons pas de la vérité de cette découverte qui a été si providentiellement mise au grand jour…

– Par elle !… s’écria Richard en montrant la marquise.

– Oui, par elle ; nous n’avons aucun doute à cet égard ; nous sommes même certains que par un emploi convenable et intelligent de cette révélation, nous pourrons obtenir immédiatement la mise en liberté du pauvre garçon ; mais nous craignons beaucoup que cela ne suffise pas pour nous faire mettre la main sur Quilp, l’agent principal dans toute cette infamie. Je vous dirai que nous ne sommes que trop confirmés dans ce doute, et presque dans cette certitude, par les meilleurs renseignements, qu’en un aussi court espace de temps, nous avons pu nous procurer à ce sujet. Vous conviendrez, avec nous, qu’il serait monstrueux de laisser à cet homme la moindre chance d’échapper à la justice, si nous pouvons y mettre ordre. Vous conviendrez avec nous, j’en suis sûr, que, si quelqu’un doit encourir les rigueurs de la loi, c’est lui plus que tout autre.

– Assurément, dit Richard. Oui, si quelqu’un doit les encourir… Mais, c’est cette hypothèse qui me déplaît ; et pourquoi donc quelqu’un ? pourquoi pas tous ? puisque les lois ont été faites à tous leurs degrés pour châtier le vice chez les autres aussi bien que chez moi, et cætera, vous savez ?… N’êtes-vous pas frappé de cette idée ? »

Le gentleman sourit comme si cette idée, introduite par M. Swiveller dans la question, n’était pas extrêmement frappante, et lui expliqua que leur dessein était d’agir de ruse d’abord, pour essayer d’arracher un aveu à la séduisante Sarah.

« Quand elle verra, dit-il, combien nous savons de choses et comment nous les savons ; lorsqu’elle comprendra à quel point elle est déjà compromise, nous avons quelque lieu d’espérer que nous obtiendrons d’elle les renseignements suffisants pour atteindre ses deux complices. Si nous en arrivions là, je la tiendrais quitte du reste. »

Dick ne fit pas du tout à ce plan un gracieux accueil, et représenta avec autant de chaleur qu’il lui était possible alors de le faire, qu’on aurait plus de peine à venir à bout du vieux lapin, c’est de Sarah qu’il voulait parler, que de Quilp lui-même ; que ni ruses, ni menaces, ni caresses n’étaient capables d’agir sur elle ni de la faire céder ; que cette Brass-là était un vrai bras d’acier, aussi roide et aussi inflexible ; en un mot, qu’ils n’étaient pas de taille à se mesurer contre elle, et qu’ils seraient battus à plate couture.

Mais il était inutile d’engager ces messieurs à suivre un autre plan. Nous avons dit que le locataire avait exposé leurs intentions communes ; il faudrait ajouter que tous parlaient à la fois, que si l’un d’eux, par hasard, s’arrêtait un instant, ce n’était que pour respirer, pour reprendre haleine, en attendant une nouvelle occasion de recommencer à crier ; en résumé, qu’ils avaient atteint ce degré d’impatience et d’anxiété où les hommes ne peuvent plus se laisser raisonner ni convaincre ; et qu’il eût été plus facile de dompter la tempête que de les faire revenir sur leur première détermination. Ainsi donc, après avoir dit à M. Swiveller qu’ils n’avaient pas perdu de vue la mère de Kit et ses enfants, ni Kit lui-même, et qu’ils n’avaient cessé de faire tous leurs efforts pour obtenir en faveur du condamné un adoucissement de peine, tout partagés qu’ils étaient alors entre les fortes preuves de sa culpabilité et leurs présomptions bien affaiblies en faveur de son innocence ; après avoir ajouté enfin que M. Richard Swiveller pouvait se tranquilliser, que tout serait terminé heureusement avant la nuit ; après toutes ces déclarations, auxquelles se joignirent une foule d’expressions bienveillantes et cordiales adressées à Richard et qu’il est inutile de reproduire ici, M. Garland, le notaire, le gentleman s’en allèrent bien à propos, sans quoi Richard Swiveller allait tomber, à coup sûr, dans un nouvel accès de fièvre, dont les suites eussent pu lui être fatales.

M. Abel était resté. Souvent il consultait sa montre, puis il allait regarder à la porte de la chambre jusqu’au moment où M. Swiveller fut tiré d’une courte sieste par le bruit que fit comme en tombant des épaules d’un commissionnaire sur le carreau du palier, un énorme paquet qui sembla ébranler toute la maison et fit résonner les petites fioles de pharmacie posées sur le manteau de la cheminée du malade. Aussitôt que ce bruit eut frappé ses oreilles, M. Abel s’élança, gagna la porte en boitillant, l’ouvrit… Et voilà qu’on aperçoit un homme aux formes athlétiques, avec une grande manne qu’il traîne dans la chambre, qu’il découvre et qui laisse échapper de ses larges flancs des trésors de thé, café, vin, biscuits, oranges, raisins, poulets à rôtir et à bouillir, gelée de pieds de veau, arrow-root, sagou et autres ingrédients délicats. La petite servante, comme pétrifiée et immobile, avec son unique soulier au pied, restait à contempler ces objets, dont l’existence simultanée ne lui semblait possible que dans les boutiques. L’eau lui était venue tout à la fois aux yeux et à la bouche, et la pauvre enfant était incapable d’articuler un mot. Mais il n’en était pas de même de M. Abel, ni du gaillard robuste qui, en un clin d’œil, avait vidé la manne, toute pleine qu’elle était, ni d’une bonne vieille dame qui apparut si soudainement, qu’elle était sans doute auparavant derrière la manne, assez large du reste pour la cacher, et qui, allant à droite, à gauche, partout en même temps sur la pointe du pied et sans bruit, se mit à remplir de gelée les tasses à thé, à faire du bouillon de poulet dans de petites casseroles, à peler des oranges pour le malade et à les distribuer par tranches, à offrir à la petite servante un verre de vin et à lui choisir quelques morceaux jusqu’à ce que des mets plus substantiels fussent préparés pour remettre ses forces. Il y avait tant d’imprévu et presque de magie dans ce coup de théâtre, que M. Swiveller, après avoir pris deux oranges avec un peu de gelée, et vu le gros porteur s’en aller avec sa manne vide, en laissant à sa disposition cette abondance de trésors, ne trouva rien de mieux à faire que de se rejeter sur l’oreiller et de se rendormir, tant son esprit était hors d’état de comprendre de tels miracles.

Pendant ce temps, le gentleman, le notaire et M. Garland s’étaient rendus à un café. Là, ils rédigèrent une lettre qu’ils envoyèrent à miss Sally Brass, la priant en termes mystérieux et concis de vouloir bien accorder le plus tôt possible l’honneur de sa compagnie à un ami inconnu qui désirait la consulter et qui l’attendait en ce lieu. Cette communication eut le plus prompt résultat : dix minutes à peine s’étaient écoulées depuis le retour du messager, lorsqu’on annonça miss Brass en personne.

« Madame, dit le gentleman seul alors dans la salle, veuillez prendre une chaise. »

Miss Brass s’assit d’un air très-roide et très-froid. Elle parut n’être pas peu surprise, et elle l’était beaucoup en effet, de trouver que le locataire et le mystérieux correspondant ne faisaient qu’un.

« Vous ne vous attendiez pas à me voir ? dit le gentleman.

– En effet, je ne m’y attendais guère, répondit l’aimable beauté. Je supposais qu’il s’agissait d’une affaire de l’étude. S’il s’agit de votre appartement, vous donnerez naturellement à mon frère un congé en forme, vous comprenez, ou bien de l’argent. C’est très-simple. Vous êtes un homme solvable ; ainsi, dans le cas dont il s’agit, argent légal ou congé légal, cela revient à peu près au même.

– Je vous remercie infiniment de votre bonne opinion, répliqua le gentleman. Je partage votre sentiment. Mais ce n’est pas là le sujet dont je désire vous entretenir.

– Oh !… alors expliquez-vous. Je suppose que c’est une affaire qui concerne notre profession.

– Oui, oui, c’est une affaire qui se rattache au droit.

– Très-bien. Mon frère et moi nous ne faisons qu’un. Je puis prendre vos instructions et vous donner mes avis.

– Comme il y a, avec moi, d’autres parties intéressées, dit le gentleman en se levant et en ouvrant la porte d’une chambre intérieure, nous ferons mieux de conférer tous ensemble. Miss Brass est ici, messieurs ! »

M. Garland et le notaire entrèrent d’un air très-grave. Ils placèrent leurs chaises de chaque côté de celle du gentleman, et formèrent ainsi une sorte de barrière autour de la gentille Sarah qu’ils bloquèrent dans un coin. En pareille circonstance, son frère Sampson n’eût pas manqué de laisser paraître quelque confusion, quelque trouble ; mais elle, toute calme, tira de sa poche sa boîte d’étain et y puisa tranquillement une pincée de tabac.

« Miss Brass, dit le notaire prenant la parole en ce moment décisif, dans notre profession nous nous entendons mutuellement, et, quand nous le voulons bien, nous pouvons exprimer en très-peu de mots ce que nous avons à dire. Vous avez dernièrement publié un avis dans les journaux pour une servante qui a disparu de chez vous ?

– Eh bien ! répondit miss Sally, dont les joues se couvrirent d’une subite rougeur, qu’y a-t-il ?

– Elle est retrouvée, madame, dit le notaire en déployant victorieusement son mouchoir de poche. Elle est retrouvée.

– Qui l’a retrouvée ? demanda vivement Sarah.

– Nous, madame, nous trois. C’est seulement depuis hier au soir ; sinon, vous eussiez eu plus tôt de nos nouvelles.

– Et maintenant que j’ai eu de vos nouvelles, dit miss Brass, croisant ses bras d’un air résolu, comme si elle était décidée à se faire tuer plutôt que de rien avouer, qu’avez-vous à me dire ? Est-ce qu’il vous est venu là-dessus quelque chose dans la tête ? Des preuves, s’il vous plaît ! Des preuves ! voilà tout. Vous l’avez retrouvée, dites-vous ? Je puis vous dire, moi, si vous l’ignorez, que vous avez retrouvé la plus artificieuse, la plus menteuse, la plus voleuse, la plus infernale petite gaupe qui ait jamais existé. L’avez-vous amenée ici ? ajouta miss Brass en jetant autour d’elle un regard farouche.

– Non, elle n’est pas ici à présent, répondit le notaire, mais en lieu de sûreté.

– Ah !… s’écria Sally puisant dans sa boîte une prise de tabac avec autant de dédain que si elle eût pincé du même coup le nez de la petite servante, je vous l’y mettrai désormais en sûreté ; je vous le garantis.

– Je l’espère bien, répondit le notaire. Ne vous étiez-vous jamais aperçue, avant sa fuite, que la porte de votre cuisine avait deux clefs ? »

Miss Sally aspira une nouvelle prise de tabac, et penchant la tête, elle regarda M. Witherden en contractant ses lèvres avec une incroyable expression de ruse et de défi.

« Deux clefs, répéta le notaire, deux clefs dont l’une fournissait à votre servante le moyen d’errer la nuit dans la maison, quand vous pensiez l’avoir bien enfermée, et de saisir certaines consultations confidentielles, entre autres cette conversation intime qui aujourd’hui même sera déférée au juge et que vous entendrez répéter par cette enfant ; cette conversation que vous eûtes avec M. Brass dans la nuit même qui précéda le jour où ce malheureux et innocent jeune homme fut accusé de vol, par suite d’une machination horrible, dont je me bornerai à dire qu’on pourrait la flétrir de toutes les épithètes que tout à l’heure vous lanciez à cette pauvre petite créature, et même de plus fortes encore. »

Sally huma une nouvelle prise de tabac. Bien qu’elle sût étonnamment composer son visage, il était évident qu’elle était prise sans vert, et que les reproches auxquels elle s’attendait, au sujet de sa petite servante, n’étaient certainement pas ceux qu’elle venait d’essuyer.

« Allez, allez, miss Brass, dit le notaire ; vous avez au plus haut degré l’art de contenir votre physionomie ; mais vous voyez que par un hasard, auquel vous n’eussiez jamais songé, ce lâche complot est dévoilé, et que deux des complices peuvent être traînés devant la justice. Maintenant, vous connaissez le châtiment qui vous est réservé, je n’ai donc pas besoin de m’étendre sur ce chapitre. Mais j’ai une proposition à vous faire. Vous avez l’honneur d’être la sœur d’un des plus grands fripons qui existent ; et, si je puis parler ainsi à une femme, vous êtes à tous égards digne de votre frère. Mais avec vous deux il y a un tiers, un méchant homme nommé Quilp, le premier instigateur de toute cette machination diabolique, et je le crois pire que ses deux associés. Pour votre salut, pour celui de votre frère, miss Brass, veuillez nous révéler toute la trame de cette affaire. Rappelez-vous que, si vous cédez à nos prières, vous vous mettrez par là en pleine sûreté (tandis que votre position actuelle n’est pas des meilleures), et que vous ne ferez, du reste, aucun tort à votre frère ; car nous avons déjà contre lui comme contre vous des preuves bien suffisantes. Vous comprenez ? Je ne veux pas dire que nous vous suggérions ce moyen par pitié ; car, à vous parler franchement, nous ne saurions avoir de pitié pour vous ; mais c’est une nécessité que nous subissons, et je vous recommande la franchise comme la meilleure politique. »

M. Witherden ajouta en tirant sa montre :

« Dans une affaire comme celle-ci, le temps est extrêmement précieux. Faites-nous connaître le plus tôt possible votre décision, madame. »

Miss Brass grimaça un sourire, regarda successivement les personnes présentes, prit encore deux ou trois pincées de tabac ; et comme sa provision s’était épuisée, elle se mit à fouiller tous les coins de sa tabatière avec le pouce et l’index, puis enfin à gratter pour trouver encore à glaner quelques atomes tabachiques. Après cette opération, elle remit soigneusement la boîte dans sa poche et dit :

« Comme cela, il faut que sur-le-champ j’accepte ou repousse votre proposition ?

« Oui, » dit M. Witherden.

La charmante créature ouvrait les lèvres pour répondre quand la porte fut poussée vivement…

La tête de Sampson Brass apparut dans la chambre.

« Pardon, dit à la hâte le procureur. Attendez un peu. »

En parlant ainsi, et sans se préoccuper de l’étonnement causé par sa présence, il s’avança, ferma la porte, baisa son gant graisseux par forme de politesse très-humble, et fit le salut le plus rampant.

« Sarah, dit-il, retenez votre langue, s’il vous plaît, et laissez-moi parler. Messieurs, vous auriez peine à me croire si je vous exprimais le plaisir que j’éprouve à voir trois gentlemen tels que vous dans une heureuse unité de sentiments, dans un concert parfait de pensées. Mais quoique je sois malheureux, bien plus, messieurs, criminel, s’il était permis d’employer des expressions si violentes en une compagnie comme la vôtre, cependant, je suis sensible comme un autre. J’ai lu dans un poëte que la sensibilité était le lot commun de l’humanité. Pensée si belle, messieurs, que quand ce serait un pourceau qui l’eût trouvée, elle eût suffi pour le rendre immortel.

– Si vous n’êtes pas un idiot, dit rudement miss Brass, taisez-vous.

– Ma chère Sarah, je vous remercie, répondit le frère. Mais je sais ce que je suis, mon amour, et je prendrai la liberté de m’exprimer en conséquence… Monsieur Witherden, votre mouchoir va tomber de votre poche. Voulez-vous bien me permettre… »

Comme M. Brass s’avançait pour remédier à l’accident, le notaire s’écarta de lui avec un air de grande dignité. Brass qui, outre ses agréments physiques habituels, avait la face égratignée, une visière verte sur un œil, et son chapeau gravement bossue, s’arrêta court et se retourna avec un piteux sourire.

« Il me fuit, dit Sampson, comme si je voulais amasser sur sa tête des charbons enflammés. Bien !… Ah ! j’y suis : la maison croule, et les rats, si je puis me servir de cette expression à l’endroit du gentleman que je respecte et que j’aime au plus haut degré, se dépêchent de déménager. Messieurs, quant à votre conversation de tout à l’heure, je vous dirai que, voyant ma sœur venir ici et me demandant où elle pouvait aller ainsi, étant d’ailleurs, dois-je l’avouer ? assez soupçonneux de ma nature, je l’ai suivie. Arrivé à la porte, je me suis mis à écouter.

– Si vous n’êtes pas fou, dit miss Sally, arrêtez-vous, pas un mot de plus.

– Sarah, ma chère, répondit Brass avec une politesse marquée, je vous remercie infiniment, mais je tiens à continuer. Monsieur Witherden, comme nous avons l’honneur d’appartenir à la même profession, pour ne rien dire de cet autre gentleman qui a été mon locataire et qui a partagé, selon l’adage, mon toit hospitalier, je pense qu’à la première occasion vous ne m’opposerez pas le refus que vous avez fait de mon offre. Maintenant, mon cher monsieur, ajouta-t-il en voyant que le notaire était prêt à l’interrompre, permettez-moi de parler, je vous en prie. »

M. Witherden garda le silence, et Brass poursuivit en ces termes, après avoir levé sa visière verte et découvert un œil horriblement poché :

« Si vous voulez bien me faire la faveur de regarder ceci, vous vous demanderez naturellement au fond du cœur comment cela a pu m’arriver. Si de mon œil vous portez votre examen au reste de ma figure, vous chercherez avec étonnement quelle a pu être la cause de ces meurtrissures. De mon visage, dirigez vos yeux sur mon chapeau, et voyez dans quel état il est ! Messieurs, cria-t-il en frappant avec rage sur son chapeau avec son poing fermé, à toutes ces questions je répondrai : Quilp ! »

Les trois gentlemen échangèrent mutuellement un regard sans rien dire.

« Je dis, poursuivit Brass tournant de côté les yeux vers sa sœur, comme s’il parlait pour elle, et s’exprimant d’un ton d’amertume bourrue qui contrastait singulièrement avec ses habitudes de langage mielleux, je dis qu’à toutes ces questions je répondrai : Quilp, Quilp, qui m’a attiré dans son infernale tanière, et a trouvé son plaisir à me contempler dans l’embarras et à rire aux éclats tandis que je m’écorchais, que je me brûlais que je me meurtrissais, que je m’estropiais ; Quilp ! qui jamais, non jamais, dans toutes nos relations, ne m’a traité autrement que comme un chien ; Quilp ! que j’ai toujours détesté de tout mon cœur, mais jamais autant qu’à présent. Pour cette dernière affaire, il me bat froid, comme s’il n’avait rien à y voir et comme s’il n’avait pas été le premier à me la proposer. Comment voulez-vous qu’on se fie à lui ? Dans un de ses accès d’humeur hurlante, frénétique, flamboyante, on croit qu’il va aller jusqu’au bout, fût-ce jusqu’au meurtre, et qu’il ne s’imaginera jamais en avoir fait assez pour vous épouvanter. Eh bien ! à présent, ajouta M. Brass reprenant son chapeau, rabaissant sa visière sur son œil et se prosternant dans l’attitude la plus servile, où tout cela peut-il me conduire ? Messieurs, y a-t-il quelqu’un de vous qui puisse me faire le plaisir, de me le dire ? Je vous défie de le deviner. »

Tout le monde se tut. Brass resta quelque temps à sourire avec une sorte de malice, comme s’il allait lâcher encore quelque coq-à-l’âne de premier choix, et finit par dire :

« Eh bien ! pour abréger, voilà où cela me conduit : si la vérité s’est fait jour, comme cela est arrivé, de manière qu’on ne puisse en douter (et quelle sublime et grande chose c’est que la vérité, quoique, comme tant d’autres choses sublimes et grandes, l’orage et le tonnerre, par exemple, nous ne soyons pas toujours parfaitement satisfaits de la voir en face) ; j’aime mieux perdre cet homme que de laisser cet homme me perdre. C’est pourquoi, s’il y en a un qui doive déchirer l’autre, je préfère jouer ce rôle et prendre cet avantage. Ma chère Sarah, comparativement parlant, vous n’avez rien à craindre. Je relate ces faits pour ma propre sûreté. »

Après cela, M. Brass se mit à raconter toute l’histoire avec une extrême volubilité ; pesant lourdement sur son aimable client, et se représentant comme un petit saint, bien que sujet, il le reconnut, aux faiblesses humaines. Voici comment il conclut :

« À présent, messieurs, je ne suis pas homme à faire les choses à demi. Moi, j’y vais bon jeu, bon argent. Faites de moi ce qu’il vous plaira. Si vous voulez mettre ma déposition par écrit, rédigez-en immédiatement la teneur. Vous aurez des ménagements pour moi, j’en suis sûr. Vous êtes des hommes de cœur, et vous avez des sentiments. J’ai cédé à Quilp par nécessité ; car si la nécessité n’a pas de loi, cela ne l’empêche pas d’avoir les hommes de loi. Je me livre donc à vous par nécessité, mais aussi par politique, et pour obéir aux mouvements de sensibilité qui depuis longtemps me tourmentaient. Punissez Quilp, messieurs. Pesez sur lui de tout votre poids. Broyez-le, foulez-le sous vos pieds. Voilà longtemps qu’il m’en fait autant. »

Arrivé au terme de cette péroraison, Sampson arrêta tout court le torrent de son indignation, baisa de nouveau son gant, et sourit comme savent sourire seuls les flatteurs et les lâches.

Miss Brass leva son visage qu’elle avait jusque-là tenu appuyé sur ses mains, et, mesurant Sampson de la tête aux pieds, elle dit avec un ricanement amer :

« Quand je pense que cet être-là est mon frère !… Mon frère, pour qui j’ai travaillé, pour qui je me suis usée à la peine ; mon frère, chez qui je croyais qu’il y avait quelque chose d’un homme !

– Ma chère Sarah, répondit Sampson en se frottant légèrement les mains, vous troublez nos amis. D’ailleurs, vous… vous êtes contrariée, Sarah, et comme vous ne savez plus ce que vous dites, vous vous exposez.

– Oui, pitoyable poltron, je vous comprends. Vous avez eu peur que je ne prisse les devants sur vous. Moi ! moi ! me croire capable de me laisser prendre à dire un mot ! Non, non, j’eusse résisté dédaigneusement à vingt ans d’attaques comme celles-là.

– Hé ! hé ! dit avec un sourire niais Sampson Brass, qui, dans son profond affaissement, semblait réellement avoir changé de sexe avec sa sœur, et avoir fait passer dans Sarah les quelques étincelles de virilité qui avaient pu briller en lui, vous croyez cela : il est possible que vous le croyiez ; mais vous auriez changé d’avis, mon garçon. Vous vous seriez rappelé la maxime favorite du vieux Renard, notre vénérable père, messieurs : « Méfiez-vous de tout le monde. » C’est une maxime qu’on doit avoir présente à l’esprit durant la vie entière ! Si vous n’étiez pas encore décidée à acheter votre salut, au moment où je suis venu vous surprendre, je soupçonne que vous eussiez fini par le faire. Aussi l’ai-je fait, moi ; et je vous en ai épargné l’ennui et la honte. La honte, messieurs, ajouta Brass se donnant l’air légèrement ému, s’il y en a, qu’elle soit pour moi. Il vaut mieux qu’une femme ne la subisse pas !… »

Quelque respect que nous ayons pour le jugement de M. Brass, et particulièrement pour l’autorité du grand ancêtre, il nous est permis de douter, en toute humilité, que la maxime professée par le vieux Renard et mise en pratique par son descendant, soit toujours prudente et produise toujours les résultats qu’on peut en attendre. Je sais bien que ce doute, en dehors même de la question, est hardi et téméraire, d’autant plus qu’une foule de gens éminents, qu’on appelle des hommes du monde, à la mine longue, au regard futé, aux calculs subtils, aux mains crochues, des aigrefins, des tricheurs, des filous, ont fait et font chaque jour, de la maxime du vieux Renard, leur étoile polaire et leur boussole. Pourtant qu’on me permette d’insinuer ce doute tout doucement. Par exemple, nous prendrons la liberté de faire observer que si M. Brass, au lieu d’être soupçonneux à l’excès, avait, sans se mettre à l’affût et aux écoutes, laissé à sa sœur le soin de conduire en leur nom commun la conférence ; ou que si, tout en se mettant à l’affût et aux écoutes, il ne s’était pas tant hâté de la prévenir, ce qu’il n’eût point fait sans sa méfiance jalouse, il ne s’en serait pas trouvé plus mal au dénoûment. De même, il arrive souvent que ces habiles du monde qui vont toujours armés de pied en cap, également en garde contre le bien et contre le mal, n’ont pas beaucoup à s’en louer, sans parler de l’inconvénient et du ridicule qu’il y a à monter constamment la garde avec un microscope, et à porter une cotte de mailles en permanence dans les circonstances les plus innocentes.

Les trois gentlemen s’entretinrent quelques instants en aparté. Après cette conférence, qui du reste fut très-courte, le notaire dit à M. Brass :

Il y a sur cette table tout ce qu’il faut pour écrire. Si vous voulez rédiger votre déclaration, rien ne vous manque. Je dois aussi vous prévenir que votre présence à la justice de paix sera nécessaire ; c’est à vous à peser tout ce que vous avez à dire ou à faire.

– Messieurs, dit Brass, retirant ses gants et s’aplatissant moralement devant les trois gentlemen, je saurai justifier les ménagements avec lesquels je ne doute pas qu’on me traite ; et, comme d’après la découverte qui a été faite je serais, si l’on ne me ménageait pas, celui de nous trois qui aurait la plus fâcheuse position, vous pouvez compter que je ne vais rien dissimuler. Monsieur Witherden, j’éprouve une faiblesse… voudriez-vous me faire la faveur de sonner pour demander quelque chose de chaud et d’épicé ? D’ailleurs, nonobstant ce qui s’est passé, ce sera pour moi une consolation dans mon malheur, de boire à votre santé. J’avais espéré, ajouta Brass en regardant autour de lui avec un sourire dolent, vous voir tous trois, messieurs, un de ces jours, réunis à dîner, les pieds sous ma table d’acajou, dans mon humble parloir de Bevis-Marks. Mais l’espoir est quelque chose de si volage ! Ô mon Dieu ! »

En ce moment, M. Brass se trouva si accablé, qu’il ne put rien dire ni rien faire jusqu’à ce que le rafraîchissement fût arrivé. Il l’absorba assez lestement pour un homme si agité, puis il s’assit et se mit à écrire.

Pendant ce temps, la belle Sarah, tantôt les bras croisés, tantôt les mains jointes par derrière, arpentait la salle à grandes enjambées ; elle ne s’arrêtait que pour tirer de sa poche sa tabatière, dont elle ratissait les parois. Elle continua ce manège jusqu’à satiété, et finit, de guerre lasse, par se laisser tomber dans un fauteuil près de la porte où elle s’endormit.

On eut lieu de supposer depuis, et non sans raison, que ce sommeil était une pure frime ; car miss Sally trouva moyen de s’échapper sans être aperçue, à la faveur de l’obscurité. Que ce fut la fugue intentionnelle d’une personne bien éveillée, ou le départ somnambulique d’une personne qui marche en dormant les yeux ouverts, c’est un sujet de controverse médicale que je ne veux point aborder ; mais tout le monde fut d’accord sur le point principal. C’est que, dans quelque état qu’elle fût sortie, il est certain qu’elle ne revint pas.

Puisque nous avons parlé de l’obscurité, il est à propos d’ajouter qu’en effet la tâche de M. Brass demanda un assez long temps pour ne pouvoir être terminée que le soir ; mais, lorsque enfin tout fut achevé, le digne procureur et les trois amis se rendirent en fiacre au bureau du magistrat, lequel fit à M. Brass un accueil très-empressé et le retint en lieu sûr pour avoir plus sûrement le plaisir de le revoir le lendemain. Le juge, en renvoyant les autres personnes, leur promit formellement qu’un mandat d’amener serait lancé aussi le lendemain contre M. Quilp, et que le secrétaire d’État, qui par bonheur était à Londres, ne manquerait pas de recevoir sur tous ces faits un rapport circonstancié pour assurer la grâce de Kit et sa mise immédiate en liberté.

Et maintenant tout semblait annoncer que la funeste influence de Quilp tirait à sa fin ; car le châtiment, qui souvent s’apprête lentement, surtout quand il doit être terrible, avait dépisté avec certitude les traces de ce misérable et le gagnait de vitesse. La victime, qui n’entend pas derrière elle le pas léger de la vengeance, poursuit sa marche triomphale. Mais déjà l’autre est sur ses talons, et une fois attachée à sa poursuite, elle ne lâchera pas sa proie.

Voyant leur tâche accomplie, les trois gentlemen retournèrent en toute hâte chez M. Swiveller. Ils le trouvèrent assez bien rétabli pour pouvoir se tenir assis une demi-heure et causer avec entrain. Depuis quelque temps mistress Garland était partie, mais M. Abel avait voulu rester assis auprès de Richard. Après lui avoir raconté tout ce qu’ils avaient fait, les deux MM. Garland et le vieux gentleman, comme par un accord tacite, prirent congé pour la nuit, laissant le convalescent seul avec M. Witherden et la petite servante.

« Puisque vous voilà mieux, dit le notaire en s’asseyant au chevet du lit, je puis me hasarder à vous communiquer une pièce que la nature de mes fonctions a mise entre mes mains. »

L’idée d’une communication officielle faite par un gentleman appartenant au ressort de la loi sembla causer à Richard un médiocre plaisir. Peut-être se liait-elle, dans son esprit, avec certaines dettes criardes et des créanciers obstinés. Ce fut avec un certain trouble qu’il répondit :

« Volontiers, monsieur. J’espère cependant que ce n’est pas quelque chose d’une nature trop désagréable.

– S’il en était ainsi, répliqua M. Witherden, j’eusse choisi un moment plus opportun pour vous faire cette communication. Permettez-moi de vous dire d’abord que mes amis, qui sont venus ici aujourd’hui, ne connaissent nullement cette affaire, et que leur empressement à votre égard a été tout spontané et complètement sans arrière-pensée. Cela doit vous rassurer et vous disposer parfaitement à recevoir cette nouvelle. »

Dick le remercia.

« Je m’étais livré à quelques recherches pour vous découvrir, dit M. Witherden, et j’étais bien loin de m’attendre à vous trouver dans des circonstances semblables à celles qui nous ont réunis. Vous êtes le neveu de Rébecca Swiveller, vieille demoiselle qui habitait Cheselbourne, dans le Dorsetshire, et qui y est décédée.

– Décédée ! s’écria Richard.

– Décédée. Si vous vous étiez conduit autrement avec votre tante, vous fussiez entré en pleine possession, le testament le dit, et je n’ai aucune raison d’en douter, de vingt-cinq mille livres16. Quoi qu’il en soit, elle vous a légué une rente annuelle de cent cinquante livres17 ; c’est beaucoup moins sans doute, cependant je crois devoir vous en faire mon compliment.

– Monsieur, dit Richard sanglotant et riant à la fois, comment donc ? mais avec plaisir. Dieu merci, nous allons faire une savante de la pauvre marquise ! Elle va porter des robes de soie, elle va avoir plus d’argent qu’il ne lui en faut, aussi vrai que j’espère bien quitter ce lit maudit. »

Chapitre XXX. §

Ignorant les faits que nous avons exposés fidèlement dans le chapitre qui précède, et ne se doutant pas le moins du monde de la mine qui s’était creusée sous ses pieds, car pour éviter tout soupçon de sa part on avait, dans toutes les démarches, gardé le plus profond secret, M. Quilp demeurait enfermé dans son ermitage, et jouissait doucement et en toute sécurité du résultat de ses machinations. Absorbé par des chiffres et des comptes, occupation que favorisaient le silence et la solitude de sa retraite, il y avait deux jours entiers qu’il n’était pas sorti de sa tanière. Le troisième jour le trouva plus appliqué que jamais au travail et peu disposé à mettre le pied dehors.

C’était le lendemain même des aveux de M. Brass, et par conséquent le jour où M. Quilp devait se voir menacé dans sa liberté, et brusquement informé de certains faits assez désagréables auxquels il ne s’attendait guère. Mais, comme il n’avait aucun pressentiment du nuage suspendu au-dessus de sa maison, il était dans son état habituel de gaieté ; et quand il trouvait qu’il avait fait assez de besogne, au point de vue de sa santé et de sa belle humeur qu’il fallait ménager, il variait ses occupations monotones par un petit cri, ou par un hurlement, ou par tout autre délassement innocent de même nature.

Il était servi, selon l’ordinaire, par Tom Scott, accroupi auprès du feu comme un crapaud, et saisissant le moment où son maître avait le dos tourné pour imiter ses grimaces avec une affreuse exactitude. La grosse tête de bois n’avait pas encore disparu ; elle figurait toujours à son ancienne place. Horriblement brûlée à force d’avoir reçu des coups de tisonnier tout rouge, ornée en outre d’un énorme clou que le nain lui avait enfoncé dans le nez, elle souriait cependant encore avec ceux de ses traits qui étaient le moins lacérés, et semblait, comme un hardi martyr, défier son bourreau et provoquer ses nouveaux outrages.

Dans les quartiers les plus élevés et les plus beaux de la ville, le jour était humide, sombre, froid et triste : mais dans cet endroit bas et marécageux, le brouillard étendait sur tous les coins et recoins un voile épais d’obscurité. On n’y voyait point à deux pas de distance. Les lumières et les feux de signaux allumés sur le fleuve étaient impuissants à vaincre ces ténèbres ; et s’était le froid vif et pénétrant qui régnait dans l’air, n’était le cri d’alarme de quelque batelier effaré qui se reposait sur ses rames en essayant de s’orienter, on eût pu croire que le fleuve lui-même était à quelques milles de là.

Quoique le brouillard tombât lentement, il était très-incommode. Il perçait les fourrures et les vêtements les plus épais. Il semblait pénétrer les passants grelottants jusque dans la moelle des os, pour les torturer de froid et de souffrance. Tout était humide et gluant. La flamme ardente pouvait seule le braver de ses joyeuses étincelles. C’était un jour à rester chez soi, accroupis autour du foyer, en se racontant mutuellement l’histoire des voyageurs qui, par un temps semblable, se sont égarés dans les bruyères et les marécages, et à savourer plus que jamais les délices d’un âtre brûlant.

On sait que le goût favori du nain était d’avoir son coin du feu à lui tout seul, et, s’il se sentait d’humeur à se régaler, de s’empiffrer aussi tout seul. Plus sensible que jamais, ce jour-là, au plaisir de s’établir confortablement dans son intérieur, il ordonna à Tom Scott de bourrer de charbon le petit poêle, et renvoyant le travail à un autre jour, il se détermina à se donner du bon temps.

À cette fin, il alluma des chandelles neuves et amoncela le combustible sur son feu. Puis, ayant dîné avec un bifteck qu’il fit rôtir lui-même, sans plus d’apprêt que les sauvages et les cannibales, il se prépara un grand bol de punch brûlant, alluma sa pipe et s’assit pour passer agréablement sa soirée.

En ce moment, un coup frappé timidement à la porte de la cabine attira son attention. Il attendit que le coup eût été répété deux ou trois fois ; alors il ouvrit doucement sa petite fenêtre, et y passant la tête, demanda :

« Qui est là ?

– Ce n’est que moi, Quilp, répondit une voix de femme.

– Ce n’est que vous !… cria le nain allongeant le cou afin de mieux apercevoir son visiteur. Qui vous amène ici, coquine ? Osez-vous bien approcher du manoir de l’ogre ?

– Je suis venue vous apporter des nouvelles, répondit mistress Quilp. Ne vous fâchez pas contre moi.

– Sont-ce de bonnes nouvelles, d’agréables nouvelles, des nouvelles à bondir de joie et à faire claquer ses doigts ? La chère vieille dame serait-elle morte ?

– J’ignore quelles sont ces nouvelles, et si elles sont bonnes ou mauvaises.

– Alors la vieille dame est encore vivante, et il ne s’agit pas d’elle. Retournez au logis, petit hibou, retournez au logis.

– Je vous apporte une lettre, dit la douce petite femme.

– Jetez-la par la croisée et passez votre chemin, cria Quilp ; sinon, je sors, et si je vous attrape…

– Je vous en prie, Quilp, écoutez-moi, dit la jeune femme d’un ton humble et les larmes aux yeux. Je vous en prie !

– Parlez donc ! grogna le nain avec une grimace malicieuse Faites vite surtout. Allons, parlerez-vous ?

– Cette lettre, dit mistress Quilp tremblante, a été apportée dans l’après-midi à la maison, par un commissionnaire qui a dit ne pas savoir de quelle part elle venait, mais qu’on lui avait enjoint de nous la laisser avec force recommandations de vous la porter tout de suite, vu qu’elle était de la plus haute importance. Mais, ajouta-t-elle comme son mari étendait la main pour saisir la lettre, veuillez me laisser entrer chez vous. Vous ne savez pas comme je suis mouillée et gelée, car je me suis égarée bien des fois avant d’arriver jusqu’ici à travers cet épais brouillard. Laissez-moi me sécher cinq minutes à votre feu. Je partirai aussitôt que vous me l’ordonnerez, Quilp, je vous le promets. »

L’aimable époux eut un moment d’hésitation ; mais pensant en lui-même que mistress Quilp pourrait emporter la réponse, s’il en avait une à faire, il ferma la croisée, ouvrit la porte et invita rudement sa femme à entrer. Celle-ci obéit avec empressement et s’agenouilla devant le feu pour se réchauffer les mains, après avoir remis au nain un petit paquet.

« Que je suis donc content de vous voir mouillée comme ça, dit Quilp en lui arrachant la lettre des mains et dirigeant sur sa femme des yeux louches ; quel plaisir de vous voir gelée ! Quel bonheur que vous vous soyez perdue en route ! C’est une vraie jouissance de voir comme vos yeux sont rouges à force de pleurer, et je me sens dilater le cœur de voir votre petit nez violet de froid comme une pomme de terre.

– Quilp !… s’écria la jeune femme en sanglotant, que vous êtes cruel !…

– Eh bien ! elle croyait donc que j’étais mort ! dit le nain plissant son visage en une foule de grimaces plus extraordinaires les unes que les autres. Elle croyait donc qu’elle allait avoir tout mon argent pour se remarier à quelque galant de son goût ? Ah ! ah ! ah ! elle croyait ça ! »

Ces reproches ne furent suivis d’aucune réponse de la pauvre petite femme. Elle restait agenouillée, chauffant ses mains en pleurant, ce qui charmait M. Quilp. Mais, tandis qu’il la contemplait, tout épanoui de joie, il vint à remarquer que Tom Scott paraissait aussi s’amuser beaucoup de son côté. Comme il ne se souciait pas d’associer à son plaisir ce présomptueux compagnon, le nain se lança sur lui, le saisit au collet, le traîna jusqu’à la porte et, après une courte lutte, l’envoya d’un coup de pied dans la cour. En retour de cette marque d’attention, Tom se planta immédiatement sur ses mains et courut ainsi jusqu’à la croisée ; là, si l’on peut admettre cette expression, il regarda avec ses souliers par la fenêtre : tambourinant avec ses pieds comme une benshée18, du haut en bas des vitres. Naturellement, M. Quilp ne perdit pas de temps pour recourir à l’inévitable tisonnier. Il s’avança doucement en faisant des détours et se mettant en embuscade ; puis soudain, avec sa barre de fer, il envoya à son jeune ami un ou deux compliments si peu équivoques, que Tom Scott se sauva précipitamment, laissant son maître tranquille possesseur du champ de bataille.

« C’est bien ! dit froidement le nain. À présent que cette petite affaire est heureusement terminée, je vais lire ma lettre. Hum ! murmura-t-il en y jetant les yeux, je connais cette écriture. C’est de la belle Sarah !… »

Il ouvrit la lettre et lut les lignes suivantes, écrites en une ronde légale magnifique :

« Sammy s’est laissé retourner et a révélé le secret. Tout est connu. Vous n’avez rien de mieux à faire que de vous sauver, car on vous cherche déjà pour vous arrêter. Ils sont restés tranquilles jusqu’à cette heure, parce qu’ils espèrent vous surprendre. Ne perdez pas de temps. J’en ai fait autant de mon côté. Je les défie bien de me trouver. Si j’étais à votre place, je ne me laisserais pas prendre non plus. S. B., ci-devant à B. M. »

Il ne faudrait rien moins qu’une langue nouvelle pour décrire les divers changements que subit la physionomie de Quilp, en relisant cette lettre une demi-douzaine de fois : jamais on n’a rien écrit, rien lu, rien dit qui fût d’un effet plus énergique. Pendant longtemps, le nain resta sans prononcer une seule parole ; mais après un intervalle considérable qui tint mistress Quilp paralysée de terreur sous les regards que lui lançait son mari, celui-ci murmura avec un effort inouï :

« Si je le tenais ici ! Ah ! si je le tenais seulement ici !…

– Quilp, dit-elle, qu’y a-t-il donc ? Contre qui êtes-vous en colère ?

– Je le noierais ! dit le nain sans s’occuper d’elle. C’est une mort trop facile, trop prompte, trop douce, mais la rivière coule à deux pas d’ici. Oh ! si je le tenais ! Tout juste pour le mener jusqu’au bord en l’amadouant et causant avec amitié, en le prenant par la boutonnière, en plaisantant avec lui ; puis le pousser tout à coup et l’envoyer patauger dans l’eau ! On dit que les gens qui se noient reviennent trois fois à la surface. Ah ! le voir ces trois fois et me moquer de lui, quand sa figure reviendrait comme un bouchon de ligne à pêcher, oh ! quel magnifique régal !…

– Quilp, balbutia la jeune femme, qui se hasarda en même temps à lui toucher l’épaule, qu’est-il donc arrivé de fâcheux ? »

Elle éprouvait une telle épouvante du plaisir avec lequel Quilp peignait les tortures qu’il eût voulu infliger au procureur, qu’à peine pouvait-elle parler d’une manière intelligible.

« Ce misérable chien qui n’a pas de sang dans les veines ! dit Quilp en se frottant lentement les mains et les serrant étroitement, je comptais sur sa couardise et sa servilité pour nous garantir son silence. Oh ! Brass, Brass, mon cher ami, mon bon ami, mon ami dévoué, fidèle et complimenteur, si je vous tenais seulement ici !… »

Mistress Quilp, qui s’était un peu retirée à l’écart pour n’avoir pas l’air d’écouter ces apartés, essaya de nouveau de reprendre courage et de s’approcher de lui. Elle ouvrait la bouche quand le nain s’élança vers la porte et appela Tom Scott qui, n’ayant pas oublié sa dernière petite leçon, jugea prudent de paraître sans retard.

« Ici ! dit Quilp l’attirant dans la chambre. Reconduisez-la à la maison. Ne revenez pas ici demain, car mon comptoir sera fermé, ne revenez plus jusqu’à ce que vous ayez eu de mes nouvelles ou que vous m’ayez vu. Vous comprenez ? »

Tom inclina la tête d’un air boudeur et invita mistress Quilp à partir.

« Quant à vous, dit le nain s’adressant directement à sa femme, ne faites aucune question sur moi ; pas de recherche pour me retrouver ; rien enfin qui me concerne. Je ne serai pas mort, madame, si cela peut vous consoler. Tom aura soin de vous.

– Mais, Quilp, qu’y a-t-il donc ?… Qu’est-ce que vous projetez de faire ?… Dites-moi quelque chose de plus !…

– Si vous ne partez pas immédiatement, s’écria le nain en la saisissant par le bras, je dirai et ferai des choses qu’il vaut mieux pour vous que je ne dise ni ne fasse.

– Qu’est-il arrivé ?… demanda instamment sa femme. Oh ! dites-le-moi.

– Oui-da !… cria le nain. Non pas. Vous êtes bien curieuse. Je vous ai dit ce que vous avez à faire. Malheur à vous si vous y manquez, ou si vous me désobéissez, de l’épaisseur d’un cheveu seulement ! Voulez-vous partir ?…

– Je pars, je pars tout de suite… Mais, ajouta la jeune femme en tremblant, répondez d’abord à une question, une seule. Cette lettre a-t-elle quelque rapport avec ma chère petite Nell ? Il faut que je vous fasse cette question, je le dois absolument, Quilp. Vous ne pouvez vous imaginer combien il m’en a coûté de jours et de nuits de chagrin pour avoir trompé cette enfant. J’ignore au juste de quel mal j’ai pu être la cause : mais qu’il soit grand ou petit, je ne l’ai fait que pour vous, Quilp. Ma conscience me le reproche. Répondez-moi là-dessus seulement, je vous en prie. »

Le nain exaspéré ne répondit rien ; mais il se retourna et chercha avec tant de violence son arme habituelle, que Tom Scott, mesurant le danger, crut devoir entraîner mistress Quilp de vive force et le plus vite possible. Il était temps : Quilp en effet, presque fou de rage, les poursuivit jusqu’à la ruelle voisine, et il eût prolongé cette chasse, n’était le sombre brouillard qui les déroba bientôt à sa vue, car de moment en moment il semblait devenir plus épais.

« Voilà une bonne nuit pour voyager incognito, dit Quilp comme il s’en revenait lentement, tout essoufflé de sa course. Halte-là. Prenons garde. Nous ne sommes pas en sûreté ici. »

Grâce à sa force incroyable, il ferma les deux vieux battants de porte qui étaient profondément enfoncés dans la boue et les étaya avec de lourdes poutres. Cela fait, il secoua ses cheveux collés sur ses yeux qu’il écarquilla pour mieux voir.

« La balustrade qui sépare mon débarcadère de la propriété voisine peut être aisément franchie, dit le nain après avoir pris ces précautions. Il y a ensuite une ruelle reculée. Ce sera par là que je passerai. Il faut un homme qui connaisse joliment son chemin pour le trouver la nuit dans ce charmant endroit. Je ne crois pas que j’aie à craindre de visiteurs par ce temps-là. »

Réduit à la nécessité de se diriger à tâtons, tant l’obscurité et le brouillard s’étaient accrus, il revint à son repaire. Là, il resta quelque temps à rêver auprès du feu, puis il disposa tout pour un prompt départ.

Tandis qu’il réunissait quelques objets de première nécessité et les fourrait dans ses poches, il ne cessait de se redire à voix basse, entre ses dents, ce qu’il avait dit en achevant la lecture de la lettre de miss Brass :

« Ô Sampson, bonne et digne créature ! Si je pouvais seulement vous étreindre ! Si je pouvais seulement vous serrer dans mes bras et vous presser les côtes ! Oh ! comme je les presserais si je vous tenais là bien contre moi ! quelle étroite union entre nous ! Sampson, si jamais nous nous rencontrons, vous n’oublierez de votre vie l’accueil que je vous destine, je vous en réponds. Choisir exprès le moment où tout allait si bien pour me trahir par pure bonté d’âme, par un remords de charité. Oh ! si nous nous trouvions jamais face à face dans cette chambre, maître cafard, avec ton visage jaune comme un coing, il y en a un de nous deux qui passerait un mauvais quart d’heure ! »

Ici il s’arrêta ; et portant à ses lèvres le bol de punch, il en absorba longuement une bonne lippée, comme si ce n’était pour son gosier brûlant que de l’eau fraîche, un simple rafraîchissement. Ensuite il le posa brusquement, reprit ses préparatifs et recommença son soliloque.

« Sally !… dit-il les yeux flamboyants, à la bonne heure ! Voilà une crâne femme qui a du cœur, de l’énergie, des idées !… Elle était donc endormie ou pétrifiée, qu’elle ne l’a pas poignardé ou empoisonné pour plus de sûreté ; elle aurait dû prévoir ce qui allait arriver. Pourquoi m’avertit-elle quand il est trop tard ? Lorsqu’il était assis dans cette chambre, là, là, avec sa face blême, ses cheveux rouges, son sourire dégoûtant, pourquoi n’ai-je pas su deviner ce qui se passait dans son âme ? Si j’avais connu son secret, je le lui aurais noyé dans le cœur… Ou bien, il aurait donc fallu qu’il n’y eût plus au monde de drogues pour endormir un homme, ou de feu pour le brûler ! »

Il but encore un coup, et, se penchant vers le feu avec un air féroce, il marmotta entre ses dents :

« Et tout cela, comme tant d’autres ennuis que j’ai éprouvés dans ces derniers temps, c’est ce vieux radoteur avec sa chère enfant qui en sont cause, deux misérables vagabonds sans feu ni lieu ! Patience ! je serai encore leur mauvais génie. Et vous, doucereux Kit, honnête Kit, vertueux, innocent Kit, prenez garde à vous. Quand je hais, je mords. Je vous hais et pour bonne raison, mon digne garçon ; et vous triomphez ce soir, mais j’aurai mon tour, n’ayez pas peur. Qu’est-ce que c’est que ça ?… »

On frappait à la porte que le nain venait de fermer. On frappait très-fort. Puis il y eut un temps d’arrêt, comme si ceux qui frappaient s’étaient interrompus pour écouter. Ensuite le bruit recommença, plus violent et plus obstiné que jamais.

« Si tôt !… dit le nain ; ils sont donc bien pressés !… Je crains fort que vous n’ayez compté sans votre hôte, messieurs. Il est heureux que tous mes préparatifs soient achevés. Sally, je vous rends grâces ! »

Tout en parlant il éteignit sa chandelle. Dans ses efforts impétueux pour dissimuler la vive clarté du foyer, il renversa son poêle qui roula en avant et tomba avec fracas sur les charbons ardents qu’il avait vomis dans sa chute. Une épaisse obscurité régnait dans la chambre. Cependant le bruit qu’on faisait dehors continuait toujours. Quilp alors se dirigea vers la porte et se trouva en plein air.

En ce moment le bruit cessa. Il était environ huit heures, mais les ténèbres de la nuit la plus sombre eussent été la clarté de midi en comparaison du voile de brouillard qui couvrait la terre et empêchait de rien distinguer. Quilp fit quelques pas en avant, comme s’il pénétrait dans l’orifice d’une caverne noire et béante ; mais, craignant de s’être trompé, il changea de direction ; alors il s’arrêta, ne sachant plus de quel côté tourner.

« S’ils pouvaient frapper encore ! dit-il s’efforçant de percer du regard l’obscurité qui l’entourait. Le bruit me guiderait. Allons donc ! frappez donc encore à la porte ! »

Il resta à écouter attentivement, mais le bruit ne se renouvela pas. On n’entendait rien dans cet endroit désert, que les chiens qui par intervalles hurlaient au loin. Ces hurlements partaient tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, et ils ne pouvaient indiquer à Quilp sa direction ; car il savait bien qu’ils venaient pour la plupart des bâtiments amarrés sur le fleuve.

« Si je trouvais un mur ou une palissade, dit le nain étendant ses bras et avançant lentement, je reconnaîtrais par là mon chemin. Quelle bonne et sombre nuit du diable pour tenir ici mon cher ami ! Si je pouvais seulement réaliser ce vœu, ça me serait bien égal de ne plus jamais revoir le jour !… »

Comme ce dernier mot passait sur ses lèvres, Quilp chancela et tomba… Un moment après, il se débattait contre l’eau noire et glacée.

Au milieu du bourdonnement qui se faisait dans ses oreilles, il put entendre les coups retentir encore à la porte du débarcadère, il put entendre un cri qui s’éleva ensuite, il put reconnaître la voix. Dans la lutte qu’il soutenait contre les vagues, il put comprendre que sa femme et Tom Scott, s’étant égarés, étaient revenus au point même de leur départ, qu’ils étaient tout près de l’endroit où il se noyait, mais sans pouvoir faire le moindre effort pour le sauver, puisqu’il avait lui-même fermé toute communication. Il répondit au cri d’appel par un hurlement qui sembla faire trembler et vaciller les centaines de feux qui voltigeaient devant ses yeux, comme si un coup de vent les eût agités. Vaines clameurs ! La marée montait ; l’eau pénétra dans la gorge du nain et emporta le corps dans son rapide courant.

Il lutta en désespéré et remonta à la surface, frappant la vague avec ses mains, et suivant d’un regard sauvage et ardent des formes noires qui passaient près de lui. C’était la coque d’un vaisseau ! Il put en toucher la surface lisse et glissante. Il jeta encore un cri retentissant, mais l’eau plus forte que lui l’entraîna sous la quille avant qu’il pût se faire entendre ; cette fois elle n’emportait plus qu’un cadavre.

Dans ses caprices elle se fit un jouet de cette horrible épave, tantôt la meurtrissant contre des pieux gluants, tantôt la cachant dans la vase ou les hautes herbes du rivage, tantôt la heurtant pesamment sur de grosses pierres, ou la couchant sur le sable, tantôt paraissant vouloir la reprendre, et par une aspiration puissante l’attirant en avant jusqu’à ce que, lasse de cet épouvantable jeu, elle rejeta le cadavre dans un endroit marécageux, juste à la place infâme où des pirates avaient été autrefois pendus avec des chaînes par une nuit d’hiver et laissés à la potence pour y laisser blanchir leurs os.

Le voilà donc là, tout seul. L’horizon était embrasé, et l’eau qui avait porté le corps en ce lieu s’était colorée de cette subite lumière, tandis que le nain flottait à sa surface. La maison de bois qu’un homme vivant, à présent cadavre abandonné, venait de quitter tout à l’heure, n’était plus qu’une ruine flamboyante. Un reflet de l’incendie éclairait le visage de Quilp. Ses cheveux, qu’agitait la brise humide, se mouvaient sur sa tête comme par une ironie de la mort, une ironie qui eût réjoui le cœur de Quilp lui-même s’il eût encore été de ce monde, et le vent de la nuit soulevait ses habits en se jouant.

Chapitre XXXI. §

Des chambres bien éclairées, de bons feux, des figures joyeuses, la musique de voix enjouées, des paroles d’amitié et de bienvenue, des cœurs chauds et des larmes de bonheur, quel changement chez M. Garland ! Voilà pourtant les délices vers lesquelles le pauvre Kit précipite ses pas. On l’attend, il le sait. Il a peur de mourir de joie avant d’être arrivé parmi ceux qui l’aiment.

Toute la journée on l’avait préparé insensiblement à de si bonnes nouvelles. On lui avait dit d’abord qu’il ne devait pas perdre espoir jusqu’au lendemain. Par degrés on lui fit connaître que des doutes s’étaient élevés, qu’on allait procéder à une enquête, et que peut-être après cela il obtiendrait un verdict de libération. Le soir venu, on l’avait fait entrer dans une salle où plusieurs gentlemen étaient réunis. Parmi ceux-ci se trouvait au premier rang son bon maître qui s’avança et le prit par la main. Kit apprit alors que son innocence était reconnue, et qu’il était renvoyé de la plainte. Il ne put distinguer la personne qui lui parlait, mais il se tourna du côté d’où partait la voix, et en essayant de répondre il tomba évanoui.

On le rappela à lui-même ; on lui dit de se contenir et de supporter en homme la prospérité. Quelqu’un ajouta qu’il devait penser à sa pauvre mère. Ah ! c’était parce qu’il pensait tant à elle, que cette heureuse nouvelle l’avait anéanti. On l’entoura, on lui dit que la vérité s’était fait jour ; que partout, en ville comme au dehors, la sympathie avait éclaté pour son malheur. Ce n’était pas là ce qui le touchait ; sa pensée ne s’étendait pas au delà de la maison. Barbe avait-elle eu connaissance de tout ce qui s’était passé ? Qu’avait-elle dit ? Que lui avait-on dit ? Il n’avait pas d’autre parole.

On lui fit boire un peu de vin. On lui adressa quelques mots affectueux jusqu’à ce qu’il fût remis ; alors il put entendre distinctement et remercier ses protecteurs.

Il était libre de partir. M. Garland émit l’avis d’emmener Kit, maintenant qu’il se sentait beaucoup mieux. Les gentlemen l’entourèrent et lui pressèrent les mains. Il leur exprima toute sa reconnaissance pour l’intérêt qu’ils lui avaient témoigné et pour les bonnes promesses qu’ils lui faisaient ; mais cette fois encore il fut impuissant à parler, et il lui eût été bien difficile de marcher s’il ne se fût appuyé sur le bras de son maître.

Comme on traversait les sombres couloirs, on rencontra quelques employés de la prison qui attendaient Kit pour le féliciter dans leur rude langage sur sa mise en liberté. Le lecteur de journal était de ce nombre : mais ses compliments, loin de partir du cœur, avaient quelque chose de morose. Il semblait considérer Kit comme un intrus, comme un intrigant qui, sous de faux prétextes, avait obtenu son admission dans la prison et joui d’un privilège auquel il n’avait pas droit.

« C’est, pensait-il, un excellent jeune homme ; mais il n’avait pas affaire ici, et le plus tôt qu’il en sortira sera le mieux. »

La dernière porte se ferma derrière Kit et ses amis. Ils avaient franchi le mur extérieur et se trouvaient en plein air, dans la rue dont il s’était si souvent retracé l’image, qu’il avait si souvent rêvée lorsqu’il était enfermé entre ces noires murailles. La rue lui sembla plus large, plus animée qu’autrefois. La nuit était triste, et cependant combien à ses yeux elle parut vive et gaie !

Un des gentlemen, en prenant congé de Kit, lui glissa de l’argent dans la main. Kit ne le compta point : mais à peine eut-on dépassé le tronc destiné aux prisonniers pauvres, que le jeune homme y courut déposer l’argent qu’on venait de lui donner.

M. Garland avait dans une rue voisine une voiture qui l’attendait. Il y fit monter Kit auprès de lui, et ordonna au cocher de le conduire à la maison. La voiture ne put d’abord marcher qu’au pas, précédée de torches pour l’éclairer, tant le brouillard était intense : mais quand on eut franchi la rivière et laissé en arrière les quartiers de la ville proprement dite, on n’eut plus à prendre ces précautions, et l’on alla plus vite. Le galop même semblait trop lent à l’impatient Kit, pressé d’arriver au terme du voyage ; ce ne fut que lorsqu’ils furent près de l’atteindre, qu’il pria le cocher d’aller plus lentement, et, quand il verrait la maison, de s’arrêter seulement une minute ou deux pour lui laisser le temps de respirer.

Mais ce n’était pas le moment de s’arrêter. Le vieux gentleman éleva la voix ; les chevaux hâtèrent leur pas, franchirent la grille du jardin, et une minute après stationnèrent à la porte. À l’intérieur de la maison retentit un grand bruit de voix et de pieds. La porte s’ouvrit. Kit se précipita… Il était dans les bras de sa mère.

Il y avait là aussi l’excellente mère de Barbe, qui tenait le petit nourrisson dont elle ne s’était pas séparée depuis le triste jour où l’on pouvait si peu espérer une telle joie. La pauvre femme ! Elle versait toutes ses larmes et sanglotait comme jamais femme n’a sangloté ; puis il y avait la petite Barbe, pauvre petite Barbe, toute maigrie et toute pâle, et cependant si jolie toujours ! Elle tremblait comme la feuille et s’appuyait contre la muraille. Il y avait mistress Garland, plus affable et plus bienveillante que jamais, et qui, dans son émotion, se sentait défaillante et prête à tomber sans que personne songeât à la soutenir ; puis M. Abel, qui frottait vivement son nez et voulait embrasser tout le monde ; puis le gentleman qui tournait autour d’eux tous sans s’arrêter un moment ; enfin il y avait le bon, le cher, l’affectueux petit Jacob, assis tout seul au bas de l’escalier, avec ses mains posées sur ses genoux comme un vieux bonhomme, criant à faire trembler sans que personne s’occupât de lui : tous et chacun heureux au delà de leurs souhaits et faisant ensemble ou à part mille espèces de folies à la fois.

Même après qu’ils commencèrent à calmer ce fortuné délire, et qu’ils purent ressaisir la parole et le sourire, Barbe, cette douce, gentille et folle petite Barbe, disparut soudainement, et on s’aperçut qu’elle venait de tomber en pâmoison dans le parloir voisin ; que de la pâmoison elle était tombée en une attaque de nerfs, et retombée de cette attaque de nerfs en une nouvelle pâmoison ; son état était tellement grave, qu’en dépit d’une quantité considérable de vinaigre et d’eau froide, à peine finit-elle par se sentir à la fin un peu mieux qu’elle n’était d’abord. Alors la mère de Kit s’approcha demandant à son fils s’il ne voulait pas entrer voir Barbe et lui dire un mot : « Oh ! oui, » dit-il, et il entra. Et il dit d’une voix amicale :

« Barbe ! »

Et la mère de Barbe dit à sa fille : « Ce n’est que Kit. »

Et Barbe dit, les yeux fermés tout ce temps :

« Oh ! vraiment, est-ce bien lui ? »

Et la mère de Barbe dit : « Certainement, ma chère ; il n’y a plus rien à craindre à présent. »

Et comme pour donner une preuve de plus qu’il était sain et sauf, Kit lui adressa de nouveau la parole, et alors Barbe tomba dans un nouvel accès d’hilarité suivi d’un nouveau déluge de pleurs, et alors la mère de Barbe et la mère de Kit sanglotèrent dans les bras l’une de l’autre, tout en la grondant d’en faire autant, mais c’était seulement pour lui rendre le plus tôt possible l’usage de ses sens. En matrones expérimentées, habiles à reconnaître les premiers symptômes propices du retour de Barbe à la santé, elles consolèrent Kit en l’assurant qu’elle « allait bien maintenant, » et le renvoyèrent d’où il était venu.

Justement en rentrant dans la chambre voisine, qu’est-ce qu’il voit ? Des carafes pleines de vin et toutes sortes de bonnes choses aussi splendides que si Kit et ses amis étaient des gens de la plus haute volée. Le petit Jacob, avec une incroyable activité, tombait, comme on dit, à pieds joints, sur un baba de ménage ; il ne quittait pas des yeux les figues et les oranges qui devaient suivre, et vous pouvez penser s’il faisait bon usage de son temps. Kit ne fut pas plutôt entré, que le gentleman (jamais il n’y eut gentleman aussi affairé) remplit les verres, quels verres ! jusqu’au bord, porta sa santé et lui dit :

« Tant que je vivrai, vous ne manquerez jamais d’un ami. »

M. Garland fit de même, de même mistress Garland, de même M. Abel. Mais ce n’était pas assez de tant d’honneur et de distinction : car le gentleman tira de sa poche une grosse montre d’argent, qui allait bien, à une demi-seconde près, et sur le boîtier de laquelle était gravé le nom de Kit avec des enjolivements tout autour ; bref, c’était la montre de Kit, une montre achetée exprès pour lui et qui lui fut offerte séance tenante. Vous pouvez être certain que M. et mistress Garland ne purent s’empêcher de donner à entendre qu’ils avaient, eux aussi, leur présent en réserve, et que M. Abel dit clairement qu’il avait également le sien, et que Kit fut le plus heureux des heureux mortels de ce monde.

Mais il y a encore un ami que Kit n’a pas revu, et comme ledit ami, en sa qualité de quadrupède, avec ses souliers ferrés, ne pouvait être convenablement admis dans le cercle de famille, Kit saisit la première occasion favorable pour s’éclipser et se rendre en toute hâte à l’écurie. Au moment même où le jeune homme posait sa main sur le loquet, le poney le salua du plus bruyant hennissement que puisse faire entendre un poney. Lorsque Kit franchit le seuil de la porte, Whisker cabriola le long de sa demeure où il était en pleine liberté, car il n’eût pas supporté l’injure d’un licou, pour lui souhaiter la bienvenue à sa manière folle ; et lorsque Kit se mit à le caresser et lui donner de petites tapes, le poney frotta son nez contre l’habit de Kit, et le caressa plus tendrement que jamais poney n’a caressé un homme. Ce fut le bouquet de cette vive et chaleureuse réception, et Kit enlaça de son bras le cou de Whisker pour le presser contre sa poitrine.

Mais expliquez-moi par quel hasard Barbe se trouve à l’écurie. Ah ! qu’elle était redevenue jolie ! Je parie qu’elle était allée donner un coup d’œil à son miroir depuis qu’elle avait repris l’usage de ses sens. Mais enfin comment se fit-il que de tous les endroits du monde ce fut l’écurie qu’elle choisit pour y venir ? Voici l’explication du mystère : depuis que Kit était parti, le poney n’avait voulu recevoir sa nourriture de personne que de Barbe, et Barbe, vous comprenez, ne se doutant pas que Christophe fût là, et voulant s’assurer si tout était en ordre, l’avait rejoint sans le savoir. Comme elle rougit, la petite Barbe !

Peut-être que Kit avait suffisamment caressé le poney ; peut-être aussi qu’il y avait à caresser mieux qu’un poney, que vingt poneys. Tout ce que je sais, c’est qu’il laissa aussitôt Whisker pour Barbe…

« J’espère que vous allez mieux, dit-il.

– Oui. Beaucoup mieux. J’ai peur (et ici Barbe baissa les yeux et rougit plus encore), j’ai peur que vous ne m’ayez trouvée bien ridicule.

– Pas du tout, dit Kit.

– Ah ! tant mieux ! » dit Barbe avec une petite toux ; hem ! la plus petite toux possible, quoi ! pas plus que ça, hem !

Quel discret poney quand il lui plaisait d’être discret ! Le voilà aussi tranquille que s’il était de marbre. Il a l’air un peu farceur à regarder de côté ; mais ce n’est pas nouveau : il a toujours l’air farceur.

« À peine, Barbe, si nous avons eu le temps de nous serrer la main, » dit Kit.

Barbe lui tendit la main. Mais en vérité elle tremblait ! Est-elle sotte, cette Barbe, d’avoir peur comme ça ! quand on est à la distance d’une longueur de bras, pourtant ! Il est vrai qu’une longueur de bras, ce n’est pas grand’chose, et puis le bras de Barbe n’était pas bien long, et d’ailleurs, elle ne le tenait pas tout droit, mais elle le pliait un peu. Kit était si près d’elle, quand leurs mains se pressèrent, qu’il put apercevoir une toute petite larme qui tremblait encore au bout d’un cil. Il était naturel qu’il examinât cela de plus près, sans en rien dire à Barbe. Il était naturel aussi que Barbe levât ses yeux sans se douter de cet examen et rencontrât les siens. Mais était-il aussi naturel qu’en ce moment et sans la moindre préméditation Kit embrassât Barbe ? Je n’en sais rien ; mais ce que je sais bien, c’est qu’il l’embrassa.

« Fi donc ! » s’écria Barbe.

Mais elle le laissa recommencer. Il l’eût même embrassée jusqu’à trois fois si le poney ne se fût avisé de ruer et de secouer la tête comme dans un transport subit de folle joie. Barbe, effrayée, s’enfuit, nais elle n’alla pas tout droit là où se trouvaient sa mère et mistress Nubbles, de peur qu’elles n’eussent l’idée de remarquer comme elle avait les joues rouges, et de la questionner là-dessus. Ô la maligne petite Barbe !

Quand les premiers transports de tout le monde furent passés, lorsque Kit et sa mère, Barbe et sa mère, avec le petit Jacob et le poupon, eurent soupé, sans se presser, car ils fussent volontiers restés ensemble la nuit entière, M. Garland appela Kit, et le menant à part dans une salle où ils étaient tout seuls il lui annonça qu’il avait à lui faire une communication qui le surprendrait étrangement. Kit parut si inquiet et devint si pâle-en entendant ces paroles, que le vieux gentleman s’empressa d’ajouter que cette surprise serait d’une nature agréable, et il lui demanda s’il serait prêt le lendemain matin pour entreprendre un voyage.

« Un voyage, monsieur ?… s’écria Kit.

– Oui, en ma compagnie et celle de mon ami qui est à côté. Devinez-vous le motif de ce voyage ? »

Kit devint plus pâle encore et secoua la tête comme s’il ne s’en doutait pas.

« Oh ! que si, je suis sûr que vous le devinez déjà, lui dit son maître. Essayez. »

Kit murmura quelques mots vagues et inintelligibles. Cependant il dit distinctement : « Miss Nell ! » Il le dit trois ou quatre fois, et chaque fois il secouait la tête, comme s’il eût voulu ajouter : « Mais non, ce n’est pas ça. »

Mais M. Garland, au lieu de lui dire : « Essayez, » puisque Kit avait satisfait à sa question, dit très-sérieusement qu’il avait deviné juste.

« Le lieu de leur retraite est enfin découvert, poursuivit-il. Tel est le but de notre voyage. »

Kit multiplia en tremblant des questions comme celles-ci : Où était le lieu de leur retraite ? Comment l’avait-on découvert ? Depuis quand ? Miss Nell était-elle bien portante ? Était-elle heureuse ?

« Nous savons qu’elle est heureuse, dit M. Garland. Bien portante, je… je pense qu’elle ne tardera pas à l’être. Elle a été faible et souffrante, à ce qu’on m’a dit ; mais elle était mieux, d’après les nouvelles que j’ai reçues ce matin, et l’on était plein d’espoir. Asseyez-vous, que je vous dise le reste. »

Osant à peine respirer, Kit obéit à son maître. M. Garland lui raconta alors qu’il avait un frère, dont il devait se souvenir d’avoir entendu parler dans la famille et dont le portrait, fait au temps de sa jeunesse, ornait la plus belle pièce de la maison ; que ce frère avait vécu depuis longues années à la campagne, auprès d’un vieux desservant son ami d’enfance ; que tout en s’aimant comme doivent s’aimer deux frères, ils ne s’étaient pas revus dans tout ce laps de temps, et n’avaient communiqué entre eux que par des lettres écrites à d’assez longs intervalles ; qu’en attendant toujours l’époque où ils pourraient encore se presser la main, ils laissaient s’écouler le présent, selon l’usage des hommes, et l’avenir devenir lui-même le passé ; que son frère, dont le caractère était très-doux, très-tranquille, très-réservé, comme celui de M. Abel, avait gagné l’affection des pauvres gens parmi lesquels il vivait et qui vénéraient le vieux bachelier (c’était son sobriquet) et éprouvaient tous les jours les effets de sa charité et de sa bienveillance ; qu’il avait fallu bien du temps et des années pour connaître toutes ces petites circonstances, car le vieux bachelier était de ceux dont la bonté fuit le grand jour et qui éprouvent plus de plaisir à découvrir et vanter les vertus des autres qu’à emboucher la trompette pour préconiser les leurs, fussent-elles plus grandes. M. Garland ajouta que c’était pour cela que son frère lui parlait rarement de ses amis du village ; que cependant deux de ces derniers, une enfant et un vieillard auquel il s’était fortement attaché, lui avaient tellement été au cœur que, dans une lettre datée de ces derniers jours, il s’était étendu sur leur compte, depuis le commencement jusqu’à la fin, et avait donné sur l’histoire de leur vie errante et de leur tendresse mutuelle des détails si touchants, que cette lettre avait fait couler les larmes de toute la famille. À cette lecture, M. Garland avait été amené tout de suite à penser que l’enfant et le vieillard devaient être ces deux infortunés fugitifs qu’on avait tant cherchés, et que le ciel les avait confiés aux soins de son frère. Il avait en conséquence écrit pour obtenir de nouvelles informations qui ne laissassent subsister aucun doute : le matin même, la réponse était arrivée ; elle avait confirmé les premières conjectures. Telle était la cause du projet de voyage qu’on devait exécuter dès le lendemain.

« Cependant, ajouta le vieux gentleman en se levant et posant la main sur l’épaule de Kit, vous devez avoir grand besoin de repos ; car une journée comme celle-ci est faite pour briser les forces de l’homme le plus robuste. Bonne nuit, et puisse le ciel donner à notre voyage une heureuse fin ! »

Chapitre XXXII. §

Kit ne fit pas le paresseux le lendemain matin. Il sauta à bas du lit avant le jour et commença à se préparer pour l’expédition tant désirée. Agité à la fois par les événements de la veille et par la nouvelle inattendue qu’il avait reçue le soir, il n’avait guère goûté de sommeil durant les longues heures d’une nuit d’hiver ; des rêves sinistres qui avaient assiégé son chevet l’avaient tellement fatigué, que ce fut pour lui un repos de se trouver debout sur ses pieds.

Mais, quand c’eût été le commencement de quelque grand travail, comme ceux d’Hercule, avec Nelly pour but, quand c’eût été le départ pour quelque voyage de longue haleine, à pied même, dans cette saison rigoureuse, condamné à toutes les privations, entouré de tous les genres d’obstacles, menacé de mille peines, de mille fatigues, de mille souffrances ; quand c’eût été l’aurore d’un grand jour d’entreprise laborieuse, capable de mettre à l’épreuve toutes les ressources de sa fermeté, de son courage et de sa patience, qu’on lui laissât voir seulement en perspective la chance de le terminer heureusement par la satisfaction et le bonheur de Nell, Kit n’aurait pas déployé moins de zèle, il n’aurait pas montré moins d’impatience et d’ardeur.

Il n’y avait pas que lui qui fût éveillé et sur pied. Un quart d’heure après, toute la maison était en mouvement. Chacun était affairé, chacun voulait contribuer pour sa part à hâter les préparatifs. Le gentleman, il est vrai, ne pouvait guère rien faire par lui-même ; mais il exerçait une surveillance générale, et peut-être n’y avait-il personne qui se donnât autant de mouvement. Il ne fallut pas longtemps pour arranger les bagages ; tout était prêt dès le point du jour. Alors Kit commença à regretter qu’on eût été aussi vite, car la chaise de poste qui avait été louée d’avance ne devait arriver qu’à neuf heures ; et d’ici là, il n’y avait que le déjeuner pour remplir l’attente d’une heure et demie.

Oui, mais Barbe ? Il ne faut pas l’oublier. Barbe avait fort à faire ; mais tant mieux, après tout, Kit pourrait l’aider, et c’était bien la manière la plus agréable de tuer le temps. Barbe ne fit aucune objection à cet arrangement ; et Kit, poursuivant l’idée qui la veille au soir lui était venue si subitement, commença à se douter que sûrement Barbe l’aimait et que sûrement il aimait Barbe.

Barbe, de son côté, s’il faut dire la vérité, comme on doit toujours la dire, Barbe semblait, de toutes les personnes de la maison, celle qui s’associait avec le moins de plaisir à tout ce mouvement ; et Kit, dans l’expansion de son cœur, lui ayant fait connaître tout son ravissement, toute sa joie, Barbe devint encore plus abattue et parut voir avec moins de plaisir que jamais le voyage projeté.

« Vous n’êtes pas plutôt de retour au logis, Christophe, dit Barbe du ton le plus insouciant du monde, vous n’êtes pas plutôt de retour au logis, que vous voilà tout content de partir.

– Ah ! mais vous savez pourquoi ? répondit Kit. Pour ramener miss Nell ! pour la revoir ! Songez donc !… et puis, ça me fait tant de plaisir de penser que vous aussi vous allez la voir enfin, Barbe ! »

La jeune fille ne dit pas absolument qu’elle n’y trouverait pas un grand plaisir ; mais elle exprima si parfaitement par un petit mouvement de tête ce qu’il y avait dans son cœur, que Kit en fut tout déconcerté et se demanda, simple comme il était, pourquoi elle témoignait tant de froideur.

« Vous verrez, dit-il en se frottant les mains, si elle n’a pas la plus douce, la plus jolie figure que vous ayez jamais aperçue. Je suis bien sûr que vous le direz comme moi. »

Barbe secoua de nouveau la tête.

« Qu’y a-t-il donc, Barbe ? dit Kit.

– Rien, » s’écria Barbe.

Et Barbe fit la moue, pas de ces moues qui enlaidissent, mais une jolie petite moue qui fit encore mieux voir le vermeil de ses lèvres couleur de cerise.

Il n’y a pas d’école où l’élève fasse de progrès plus rapides que celle où Kit avait pris son premier grade en donnant un baiser à Barbe. Il comprit la pensée de Barbe ; il sut tout de suite sa leçon par cœur ; Barbe était le livre ; il le lut tout couramment comme si les pages en étaient imprimées.

« Barbe, dit Kit, vous n’êtes pas fâchée contre moi ? »

Oh ! mon Dieu ! non. Pourquoi Barbe serait-elle fâchée ? Quel droit avait-elle d’être fâchée ? Et puis, qu’est-ce que cela faisait qu’elle fût fâchée ou non ? Qui est-ce qui faisait attention à elle ?

« Moi, dit Kit ; moi naturellement. »

Barbe dit qu’elle ne savait pas pourquoi c’était lui naturellement.

Kit répondit qu’elle devait pourtant le savoir ; qu’elle n’avait qu’à y penser un peu.

Certainement oui, elle voulait bien y penser un peu. Mais ça n’empêche pas qu’elle ne voyait pas pourquoi « c’était lui naturellement. » Elle ne comprenait pas ce que Christophe entendait par là. D’ailleurs, elle était sûre qu’on avait besoin d’elle en haut, et elle était obligée de monter.

« Non, Barbe, dit Kit la retenant doucement, séparons-nous bons amis. Dans mes chagrins, je n’ai cessé de songer à vous. J’eusse été, sans vous, bien plus malheureux encore que je ne l’ai été. »

Bonté céleste ! que Barbe était jolie avec la rougeur qui colora son visage, toute tremblante comme un petit oiseau qui se recoquille !

« Sur mon honneur, je vous dis la vérité, continua Kit avec chaleur, mais je ne la dis pas aussi fortement que je le voudrais. Si je désire que vous ayez quelque satisfaction à voir miss Nell, c’est seulement parce que je serais content si vous aimiez ce que j’aime. Voilà tout. Quant à elle, Barbe, je mourrais volontiers pour lui rendre service ; mais vous en feriez autant si vous la connaissiez comme je la connais, j’en suis bien sûr. »

Barbe fut touchée, elle eut regret de s’être montrée si indifférente.

« Voyez-vous, reprit Kit, je me suis habitué à parler d’elle, à penser à elle absolument comme si elle était devenue un ange. Au moment où je m’apprête à la revoir, je me rappelle comme elle souriait, comme elle était contente lorsque j’arrivais, comme elle me tendait la main et disait : « Voilà mon vieux Kit ! » ou quelque chose comme ça. Je pense au plaisir de la voir heureuse, avec des amis autour d’elle, traitée comme elle le mérite, comme elle doit l’être. Mais moi, je ne me considère que comme son ancien serviteur, comme un garçon qui a chéri en elle son aimable, bonne et gentille maîtresse, et qui se serait mis au feu pour la servir et qui s’y mettrait encore, oui, encore. D’abord, je n’ai pu m’empêcher de craindre que, si elle revenait avec des amis auprès d’elle, elle n’eût oublié ou rougi d’avoir connu un humble garçon comme moi, et qu’ainsi elle ne me parlât froidement, ce qui m’aurait percé jusqu’au fond du cœur plus que je ne saurais le dire, Barbe. Mais en y songeant de nouveau, j’ai réfléchi que sûrement je lui faisais injure : j’ai donc pris le dessus, espérant bien la trouver telle qu’elle était toujours autrefois. Cette espérance, ce souvenir m’ont animé du désir de lui plaire, et de me montrer à ses yeux tel que je voudrais être toujours comme si j’étais encore à son service. Si je trouve du plaisir à penser tout ça, et la vérité est que j’en éprouve beaucoup, c’est à elle encore que j’en suis redevable ; je l’en aime et je l’en honore d’autant plus. Voilà l’honnête et exacte vérité, chère Barbe ; sur ma parole, voilà tout. »

La petite Barbe n’était ni entêtée ni capricieuse ; et comme elle se sentit pleine de remords, elle fondit tout bonnement en larmes. Nous n’avons pas à rechercher où cette conversation eût pu les conduire en se prolongeant : car en ce moment on entendit les roues de la chaise de poste, puis la sonnette retentit à la porte du jardin, et aussitôt toute la maison fut en rumeur. Si l’on s’était engourdi un peu, il y eut alors un redoublement de vie et d’énergie.

En même temps que la voiture de voyage, M. Chukster arriva en fiacre. Il était porteur de certains papiers et de fonds supplémentaires pour le gentleman, à qui il les remit. Ce devoir accompli, M. Chukster présenta ses devoirs à la famille ; puis se réconfortant par un bon déjeuner qu’il fit debout, en péripatéticien, il assista avec une indifférence parfaite au chargement de la chaise de poste.

« Le snob est de la partie, à ce que je vois, monsieur ? dit-il à M. Abel Garland. Je croyais que la dernière fois on ne l’avait pas emmené, parce qu’on avait lieu de craindre que sa présence ne fût pas très-agréable au vieux buffle.

– À qui, monsieur ? demanda M. Abel.

– Au vieux gentleman, répondit M. Chukster un peu interdit.

– Notre client préfère l’emmener, dit sèchement M. Abel. Il n’y a plus de ces précautions-là à prendre avec eux : les liens de parenté qui existent entre mon père et une personne qui a toute leur confiance, seront une garantie suffisante de la nature amicale de cette excursion.

– Ah ! pensa M. Chukster regardant par la fenêtre, tout le monde excepté moi. Un snob passe avant moi ! à la bonne heure. Il n’a pas pris, à ce qu’il paraît, le billet de banque de cinq livres, mais je n’ai pas le moindre doute qu’il ne soit toujours à la veille de quelque chose comme ça. Il y a longtemps que je l’ai dit avant cette affaire. – Tiens ! Voilà une fillette qui est diablement gentille ! Parole d’honneur, une jolie petite créature ! »

C’était Barbe qui était l’objet des remarques flatteuses de M. Chukster. Pendant qu’elle se tenait près de la voiture prête à partir, ce gentleman se sentit saisi tout à coup d’un très-vif intérêt pour la fillette. Il s’en alla en flânant dans un coin du jardin, où il prit position à distance convenable pour jouer de la prunelle. Comme c’était un vrai Lovelace, la coqueluche du beau sexe, et par conséquent fort au courant de ces petits artifices qui vont droit au cœur, M. Chukster prit une pose à effet : il appuya une main sur sa hanche, et de l’autre ajusta les boucles flottantes de sa chevelure. C’est une attitude à la mode dans les cercles élégants, et, pour peu qu’on l’accompagne d’un gracieux sifflement, elle a souvent, comme on sait, un succès immense.

Cependant telle est la différence des mœurs de la ville et de celles de la campagne, que personne ne prit garde le moins du monde à cette pose engageante ; car toutes ces bonnes gens ne songeaient qu’à adresser leurs adieux aux voyageurs, à s’envoyer des baisers avec la main, à agiter leurs mouchoirs, enfin à une foule de pratiques bien moins élégantes et moins distinguées que la pose de M. Chukster. Déjà le gentleman et M. Garland étaient dans la voiture, le postillon en selle, et Kit, bien enveloppé d’un manteau, bien emmitouflé, était monté sur le siège de derrière. Près de la chaise de poste se tenaient mistress Garland, M. Abel, la mère de Kit et le petit Jacob ; à quelque distance, la mère de Barbe qui portait le poupon éveillé Tous faisaient signe de la tête et des bras, saluaient ou criaient « Bon voyage ! » avec toute l’énergie dont ils étaient capables. Au bout d’une minute, la voiture fut hors de vue ; M. Chukster resta seul à son poste. Il avait encore présent aux yeux Kit, debout sur son siège, envoyant de la main un adieu à Barbe, et l’image de Barbe lui renvoyant le même salut, sous ses yeux, lui Chukster, Chukster l’homme à bonnes fortunes, Chukster, sur qui tant de belles dames avaient laissé tomber leurs regards, du haut de leur phaéton, le dimanche à la promenade dans les parcs !

Mais il est hors de notre sujet de retracer comme quoi M. Chukster, exaspéré par ce fait monstrueux, resta là quelque temps comme s’il avait pris racine dans le sol, protestant en lui-même contre Kit, ce prince des perfides, cet empereur du Mogol et des intrigants, et comme quoi il rattacha dans sa pensée cette révoltante circonstance à l’ancien trait d’hypocrisie du schelling. Nous n’avons rien de mieux à faire que de suivre les roues qui tournent, et de tenir compagnie à nos voyageurs durant leur pénible excursion d’hiver.

C’était par une journée d’un froid aigu ; un vent violent soufflait au visage des voyageurs et blanchissait la terre durcie en dépouillant les arbres et les haies de la gelée qui les couvrait, et qu’il faisait tournoyer comme un tourbillon de poussière. Mais qu’importait à Kit le mauvais temps ! Il y avait même dans ce vent qui arrivait avec des mugissements quelque chose de libre et de rafraîchissant qui eût été agréable si le souffle n’avait pas été si fort. Tandis qu’il balayait tout sur le passage de son nuage de glace, jetant à terre les branches sèches et les feuilles flétries, et les emportant pêle-mêle, il semblait à Kit qu’une sympathie générale régnait dans la nature en faveur du même but, et que tout y mettait le même intérêt et le même empressement qu’eux-mêmes. Chaque bouffée semblait les pousser en avant. Croyez-vous que ce ne fût rien que de leur livrer bataille à chaque pas, de les forcer à livrer passage, de les vaincre l’une après l’autre, de les regarder venir, ramassant toutes leurs forces et leur furie pour les assaillir, de leur faire tête un moment, le temps de les laisser passer en sifflant, et alors de se donner le plaisir de se retourner pour les voir fuir par derrière, honteux comme des vaincus, d’entendre leur rage expirante dans le lointain, frémissant encore au travers des arbres robustes qui se courbent devant les derniers efforts de la tempête !

Toute la journée, il neigea sans interruption. La nuit vint, brillante et étoilée ; mais le vent n’était pas tombé, et le froid était des plus vifs. Parfois, vers la fin de ce long relais, Kit ne pouvait s’empêcher de souhaiter qu’il fît un peu plus chaud ; mais quand on s’arrêtait pour changer de chevaux, et qu’il avait battu la semelle pendant quelques minutes, payé le postillon, éveillé l’autre, qu’il s’était donné du mouvement à droite et à gauche jusqu’à ce que les chevaux fussent attelés, il avait si chaud, que le sang lui fourmillait au bout des doigts. Alors il lui semblait qu’avec un peu moins de froid il perdrait la moitié du plaisir et de l’honneur du voyage. Là-dessus, il s’élançait gaiement sur sa banquette, chantant aux accords joyeux des roues qui recommençaient à tourner ; et, laissant les bons citadins dormir dans leurs lits bien chauds, il poursuivait sa course le long de la route solitaire.

Cependant les deux gentlemen qui étaient à l’intérieur, fort peu disposés à dormir, trompaient le temps par la conversation. Pressés l’un et l’autre de la même impatience, leur entretien roulait souvent sur l’objet de leur expédition, sur la manière dont elle avait été conduite, sur les espérances et les craintes que leur en inspirait le dénoûment. Des premières, ils en avaient beaucoup ; des secondes, peu, peut-être même aucune, au delà de cette inquiétude indéfinissable qui est inséparable d’une espérance subitement éveillée et d’une attente prolongée.

Dans un moment de repos après une de leurs conversations, et quand déjà la moitié de la nuit s’était écoulée, le gentleman, devenu de plus en plus silencieux et pensif, se tourna vers son compagnon et lui dit brusquement :

« Êtes-vous un auditeur patient ?

– Comme bien d’autres, je suppose, répondit en souriant M. Garland. Je puis l’être si ce qu’on me raconte m’intéresse ; dans le cas contraire, je puis faire semblant de l’être. Pourquoi me demandez-vous ça ?

– J’ai sur les lèvres un court récit, et je vais vous mettre tout de suite à l’épreuve. C’est très-court. »

Et sans attendre une réponse, il appuya sa main sur le bras de M. Garland et s’exprima ainsi :

« Il y avait autrefois deux frères qui s’aimaient tendrement l’un l’autre. Il existait entre leurs âges une certaine disproportion : quelque douze ans. Peut-être était-ce une raison pour accroître leur attachement mutuel. Cependant, malgré la distance qui les séparait, ils devinrent rivaux de bonne heure. La plus profonde, la plus forte affection de leurs cœurs se porta sur le même objet.

« Le plus jeune s’en aperçut le premier, à diverses circonstances qui éveillèrent son attention et sa vigilance. Je ne vous dirai pas quelle douleur il éprouva, à quelle agonie son âme fut en proie, quelle lutte il eut à soutenir contre lui-même. Il avait eu une enfance maladive. Son frère, plein de patience et d’égards au sein de sa belle santé et de sa force, s’était bien souvent sevré des plaisirs qu’il aimait pour rester assis au chevet du malade, lui racontant de vieilles histoires jusqu’à ce que son visage pâle s’illuminât d’un éclat extraordinaire ; ou pour le porter dans ses bras jusqu’à quelque lieu champêtre où il veillait sur le pauvre et triste enfant, pendant qu’il jouissait là d’une brillante journée d’été et du spectacle de la santé, partout dans la nature alentour, excepté en lui-même ; en un mot, pour lui servir de tendre et fidèle garde-malade. Je ne m’étendrai pas sur tout ce qu’il fit pour conquérir l’amour de la pauvre et faible créature ; car mon histoire n’aurait pas de fin. Mais quand arriva le temps de la rivalité, le cœur du plus jeune frère se remplit du souvenir de ces jours d’autrefois. Le ciel lui donna la force d’acquitter, par les sacrifices réfléchis d’une âme déjà mûrie par les années, les soins donnés par un élan de dévouement juvénile. Il ne troubla point le bonheur de son frère. La vérité ne s’échappa jamais de ses lèvres ; il quitta son pays, avec l’espoir de mourir à l’étranger.

Le frère aîné épousa cette femme… qui depuis longtemps est dans le ciel et légua une fille à son mari.

« Si vous avez vu quelque galerie de portraits d’une ancienne famille, vous aurez dû remarquer combien de fois la même physionomie, la même figure, souvent la plus belle et la plus simple de toutes, se perpétue à vos yeux dans diverses générations, et comme vous pouvez suivre à la trace la même douce jeune fille à travers toute une longue ligne de portraits, ne vieillissant jamais, ne changeant jamais, comme le bon ange de la famille, toujours là pour assister les siens à l’heure des épreuves, peut-être pour les racheter de leurs fautes…

« Dans cette fille revivait la mère. Vous pouvez juger avec quel amour celui qui avait perdu la mère presque en l’obtenant s’attacha à cette enfant, sa vivante image. Elle grandit ; elle devint femme, elle donna son cœur à un homme qui n’en était pas digne. Eh bien ! son tendre père ne put la voir s’affliger et languir dans la peine. Il se dit que peut-être, après tout, cet homme qu’il regrettait de lui voir aimer valait mieux qu’il ne paraissait ; qu’en tout cas, il ne pourrait manquer de s’améliorer dans la compagnie d’une telle femme. Le pauvre père joignit leurs mains : le mariage s’accomplit.

« Le malheur qui suivit cette union, le froid abandon et les reproches immérités, la pauvreté qui vint fondre sur la maison, les luttes de la vie quotidienne, ces luttes trop mesquines et trop pénibles pour être racontées, mais affreuses à traverser : tout cela, la jeune femme le supporta comme les femmes seules savent le supporter, dans le dévouement profond de leur cœur, dans l’excellence de leur nature. Ses moyens d’existence étaient épuisés ; le père était réduit presque au dénûment par la conduite du gendre ; et chaque jour, comme ils vivaient tous sous le même toit, il était témoin des mauvais traitements et du malheur que subissait sa fille. Et cependant elle ne se plaignait point d’autre chose que de n’être point aimée de son mari. Patiente et soutenue jusqu’au bout par la force de l’affection, elle suivit à trois semaines de distance son mari dans la tombe, léguant aux soins de son père deux orphelins : l’un, un fils de dix ou douze ans ; l’autre, une fille, une fille presque encore au berceau, semblable pour sa faiblesse, pour son âge, pour ses formes et ses traits, à ce qu’elle avait été elle-même quand elle avait perdu sa mère jeune encore.

« Le frère aîné, grand-père de ces deux orphelins, était désormais un homme brisé par la douleur ; courbé, écrasé déjà, moins par le poids des années que sous la main pesante du malheur. Avec les débris de sa fortune il entreprit le commerce des tableaux d’abord, puis des curiosités antiques. Il avait toujours eu, dès l’enfance, un goût dominant pour les objets de ce genre ; il en avait fait son amusement autrefois, il s’en fit alors une ressource pour se procurer une subsistance pénible et précaire.

« Le fils en grandissant rappelait de plus en plus le caractère et les traits de son père ; la fille était tout le portrait de sa mère : aussi quand le vieillard la prenait sur ses genoux et contemplait ses doux yeux bleus, il lui semblait sortir d’un rêve douloureux et revoir sa fille redevenue enfant. Le garçon dépravé ne tarda pas à se dégoûter de la maison et à chercher des compagnons qui convinssent mieux à ses goûts. Le vieillard et la petite fille demeurèrent seuls ensemble.

« Ce fut alors, ce fut lorsque l’amour qu’il avait eu pour deux mortes qui avaient été l’une après l’autre si chères à son cœur, se fut porté tout entier sur cette petite créature ; lorsque ce visage, qu’il avait constamment devant les yeux, lui rappelait heure par heure les changements qu’il avait observés d’année en année chez les autres, les souffrances auxquelles il avait assisté et tout ce que sa propre fille avait eu à supporter ; ce fut alors, quand les désordres d’un jeune homme dissipé et endurci achevèrent l’œuvre de ruine que le père avait commencée, et amenèrent plus d’une fois des moments de gêne et même de détresse, ce fut alors que le vieillard commença à se sentir poursuivi sans cesse par la sinistre image de la pauvreté, du dénûment, qu’il redoutait non pas pour lui, mais pour l’enfant. Cette idée une fois conçue vint obséder la maison comme un spectre qui la hantait jour et nuit.

« Le plus jeune frère avait pendant ce temps-là visité plusieurs contrées étrangères et traversé la vie en pèlerin solitaire. On avait injustement interprété son bannissement volontaire, mais il avait supporté, non sans douleur, les reproches et les jugements précipités pour accomplir le sacrifice qui avait brisé son cœur, et il avait su se tenir dans l’ombre. D’ailleurs, les communications entre lui et son frère aîné étaient difficiles, incertaines, souvent interrompues ; toutefois elles n’étaient point brisées, et ce fut avec une profonde tristesse que de lettre en lettre il apprit tout ce que je viens de vous raconter.

« Alors les rêves de la jeunesse, d’une vie heureuse, heureuse, bien que commencée par le chagrin et la souffrance prématurée, l’assaillirent de nouveau plus fréquemment qu’auparavant : chaque nuit, redevenu enfant dans ses rêves, il se revoyait aux côtés de son frère. Il mit le plus tôt possible ordre à ses affaires, convertit en espèces tout ce qu’il possédait, et avec une fortune suffisante pour deux, le corps tremblant, la main ouverte, le cœur plein d’une émotion délirante, il arriva un soir à la porte de son frère ! …

Le narrateur, dont la voix était devenue défaillante, s’arrêta.

« Je sais le reste, dit M. Garland en lui serrant la main.

– Oui, reprit son ami après un moment de silence, nous pouvons nous épargner le reste. Vous connaissez le triste résultat de toutes mes recherches. Lors même qu’après des poursuites où j’ai mis toute l’activité et la prudence possible, nous apprîmes qu’on les avait vus en compagnie de deux pauvres coureurs de foires, et que plus tard nous découvrîmes ces deux hommes, puis le lieu où s’étaient retirés le vieillard et l’enfant, eh bien ! même alors nous arrivâmes trop tard. Ah ! Dieu veuille que cette fois encore il ne soit pas trop tard !

– Non, non, dit Garland ; cette fois nous réussirons.

– Déjà je l’ai cru, déjà je l’ai espéré ; en ce moment je le crois et je l’espère. Mais un poids cruel pèse sur mon esprit, et la tristesse qui m’obsède résiste à l’espérance et à la raison.

– Cela ne me surprend point, dit M. Garland ; c’est la conséquence naturelle des événements que vous venez de retracer ; de ces temps malheureux, de ce voyage pénible, et, par-dessus tout, de cette nuit affreuse. Une nuit affreuse, en vérité !… Entendez-vous comme le vent mugit !… »

Chapitre XXXIII. §

Le jour revint et retrouva les voyageurs en route. Depuis leur départ, ils avaient dû s’arrêter quelquefois pour prendre un peu de nourriture ; et souvent perdre du temps, surtout la nuit, pour attendre des chevaux de relais. Hors cela, ils n’avaient fait aucune halte. Mais le temps continuait d’être affreux ; les routes étaient souvent escarpées et difficiles. Ce n’était qu’à la nuit qu’ils pouvaient espérer d’atteindre le but de leur excursion.

Kit, tout gonflé, tout roidi par le froid, supportait cela comme un homme. Il avait bien assez de maintenir son sang en circulation, de se représenter l’heureuse issue de cet aventureux voyage et de s’étonner à chaque pas de tout ce qui lui passait sous les yeux, sans prendre le temps de songer aux inconvénients de la route. Cependant le jour qui s’obscurcissait, et la fuite rapide des heures accroissaient son impatience, comme celle de ses compagnons. La courte clarté d’un jour d’hiver ne tarda pas à s’évanouir ; quand la nuit fut tombée, il leur restait encore à faire plusieurs milles.

Le vent tomba à l’entrée de la nuit. Ses mugissements éloignés devinrent une plainte basse et mélancolique : rampant tout le long du chemin et effleurant des deux côtés les buissons desséchés, on aurait dit un grand fantôme pour qui la route était trop étroite et dont les vêtements frôlaient de chaque côté les ronces du chemin à mesure qu’il avançait. Petit à petit il finit par se calmer et s’éteindre ; ce fut au tour de la neige.

Les flocons se pressaient, serrés et rapides ; bientôt ils couvrirent la terre à quelques pouces d’épaisseur, répandant en même temps un silence solennel, tout alentour. Les roues tournaient sans bruit ; et le son éclatant et retentissant du sabot des chevaux ne devint plus qu’un piétinement sourd et comprimé. Leur marche muette et lente ne troublait plus le silence de mort qui régnait partout.

Abritant ses yeux contre la neige qui se gelait sur ses cils et obscurcissait sa vue, Kit s’efforçait souvent de distinguer les premières lueurs vacillantes qui pouvaient indiquer l’approche de quelque bourg. Il apercevait bien de temps en temps quelques objets, mais aucun d’une manière précise. Tantôt apparaissait un grand clocher qui bientôt après se transformait en un arbre ; tantôt une grange ; tantôt une ombre qui s’étendait sur le sol, projetée par les brillantes lanternes de la chaise de poste ; tantôt c’étaient des cavaliers, des piétons, des voitures qui précédaient les voyageurs ou se croisaient avec eux sur la route étroite, et qui, au bout d’un certain temps, devenaient des ombres à leur tour. Un mur, une ruine, un pignon épais se dressait au bord de la route ; et, lorsqu’on avançait la tête, on trouvait que ce n’était plus que la route elle-même. D’étranges tournants, des ponts, des courants d’eau semblaient s’élancer au-devant des voyageurs, rendant la direction plus incertaine encore : et cependant on était toujours sur la route ; et tout cela, comme le reste, finissait par se perdre en de vaines illusions.

Kit descendit lentement de sa banquette, car ses membres étaient transis de froid, au moment où l’on arriva à une maison de poste isolée, et il y demanda à quelle distance ils étaient encore du terme de leur voyage. Il était tard pour un relais de traverse, et tout le monde était couché. Mais d’une fenêtre d’en haut quelqu’un répondit : Dix milles. Les quelques minutes qui s’écoulèrent ensuite semblèrent avoir la durée d’une heure ; mais enfin un homme amena en grelottant les chevaux, et ne tarda pas à repartir.

Le chemin où l’on s’engagea était un chemin de traverse. Au bout de trois ou quatre milles, il se trouva qu’il était plein de trous et d’ornières, couverts de neige, qui faisaient à chaque instant tomber les chevaux tremblants et les obligeaient à ne plus aller qu’au pas. Comme il était impossible, pour des gens aussi agités que l’étaient nos voyageurs, de rester tranquillement assis et d’avancer si lentement, tous trois descendirent et suivirent péniblement la voiture. La distance semblait interminable, et l’on avait toutes les peines du monde à marcher. Les voyageurs croyaient déjà que le postillon s’était trompé de route, lorsque minuit sonna à l’horloge d’une église peu éloignée ; la voiture s’arrêta. Elle ne faisait pas grand bruit auparavant ; mais lorsqu’elle cessa de faire craquer la neige, le silence fut aussi effrayant que si quelque tumulte étourdissant avait été remplacé tout à coup par un calme complet.

« C’est ici, messieurs, dit le postillon descendant de son cheval et frappant à la porte d’une petite auberge. Holà !… après minuit, dans ce pays-ci, tout est mort. »

Le postillon avait frappé ferme et longtemps, mais sans réussir à se faire entendre des habitants plongés dans le sommeil. Tout demeurait sombre et silencieux. Les voyageurs se reculent pour regarder aux fenêtres, simples trous grossièrement percés dans la muraille blanche. Pas de lumière. On croirait la maison déserte, et les dormeurs déjà morts ; car rien ne bouge.

Les voyageurs se consultèrent avec anxiété et à voix basse, comme s’ils craignaient de troubler les échos sinistres qu’ils venaient de réveiller.

« Allons-nous-en, dit le gentleman, et que ce brave homme continue de frapper jusqu’à ce qu’on l’entende, si c’est possible. Je ne puis me reposer avant de savoir si nous ne sommes pas arrivés trop tard. Allons-nous-en, au nom du ciel ! »

Ils s’éloignèrent, laissant au postillon le soin de recommencer à frapper et de se procurer tout ce que l’auberge pourrait fournir. Kit les accompagna avec une petite boîte qu’il avait suspendue dans la voiture au moment du départ, sans l’oublier depuis ; c’était l’oiseau de Nelly dans sa vieille cage, juste comme elle le lui avait légué. Il savait bien qu’elle aurait du plaisir à revoir son oiseau !

La route descendait par une pente douce en avançant, les voyageurs perdirent de vue l’église dont ils avaient entendu l’horloge, ainsi que le petit village groupé tout autour. Les coups de marteau répétés à la porte de l’auberge, et que dans le calme général ils pouvaient distinguer parfaitement, les troublaient. Ils auraient voulu que le postillon se tînt plutôt tranquille, et regrettèrent de ne pas lui avoir dit de ne point rompre le silence avant leur retour.

La vieille tour de l’église, revêtue comme un fantôme de son blanc manteau de frimas, se dressa de nouveau devant eux ; et en quelques moments, ils s’en trouvèrent tout près. Ce monument vénérable tranchait par sa teinte grise sur la blancheur du paysage dont il était entouré. L’ancien cadran solaire placé sur le mur du beffroi avait presque disparu sous un monceau de neige et on eût eu peine à le reconnaître. Le temps semblait lui-même avoir caché ses heures, dans son humeur triste et sombre, désespérant de voir jamais le jour succéder à cette nuit funèbre.

Tout près de là se trouvait une porte à claire-voie ; mais il y avait plus d’un sentier dans le cimetière sur lequel elle ouvrait ; et incertains de celui qu’ils prendraient, les voyageurs s’arrêtèrent.

– Voici la rue du village, si l’on peut donner le nom de rue à un assemblage irrégulier de pauvres chaumières de grandeurs et d’époques diverses, les unes se présentant de face, les autres de dos, d’autres avec des pignons tournés vers la route ; çà et là une enseigne ou un hangar, qui empiétait sur le chemin. À une fenêtre peu éloignée tremblait une faible lumière ; Kit courut vers cette maison pour prendre des informations.

Un vieillard qui était à l’intérieur répondit au premier appel, il parut aussitôt à la petite croisée, en roulant un vêtement autour de sa poitrine pour se garantir du froid, et demanda qui pouvait être dehors à cette heure indue et ce que l’on voulait.

« Par un si mauvais temps, dit-il d’un ton grondeur, on ne dérange pas les gens. Ma besogne n’est pas de nature à ce qu’on ait besoin de me relancer jusque dans mon lit. Il n’y a pas grand mal à laisser refroidir les corps pour lesquels on recourt à moi, surtout dans cette saison. Qu’est-ce que vous demandez ?

– Je ne vous aurais pas fait sortir de votre lit, répondit Kit, si j’avais su que vous fussiez âgé et malade.

– Âgé !… répéta l’autre d’un accent bourru ; comment pouvez-vous savoir si je suis âgé ? Peut-être pas aussi âgé que vous le pensez, l’ami. Quant à être malade, vous trouverez bien des jeunesses moins bien portantes que moi, et c’est grand dommage ; non pas que je sois robuste et actif malgré mes années, ce n’est pas là ce que je veux dire, mais que la jeunesse ne les empêche pas d’être si faibles et si fragiles. Je vous demande pardon si je vous ai d’abord parlé rudement. Mes yeux ne sont pas bien bons la nuit, mais ce n’est pas à cause de l’âge ou de la maladie ; ils n’ont jamais été bons, et je n’avais pas vu que vous êtes un étranger.

– Je suis bien fâché de vous avoir fait lever de votre lit, reprit Kit ; mais ces messieurs que vous apercevez à la porte du cimetière sont aussi des étrangers qui arrivent en ce moment après un long voyage, pour aller au presbytère. Pouvez-vous nous l’indiquer ?

– Si je le puis ! répondit le vieillard d’une voix tremblante. Vienne l’été prochain, il y aura cinquante ans que je suis fossoyeur en ce village. Votre chemin, mon ami, est de prendre à droite. J’espère que vous n’apportez pas de fâcheuses nouvelles à notre bon ministre ? »

Kit s’empressa de répondre négativement et de le remercier. Il allait s’éloigner quand son attention fut attirée par une voix d’enfant. Il leva les yeux et aperçut une toute petite créature à une croisée voisine.

« Qu’est-ce qu’il y a ? dit vivement l’enfant. Est-ce que mon rêve serait vrai ? Je vous en prie, dites-le-moi, qui que vous soyez, vous qui êtes là debout et éveillé.

– Pauvre enfant ! dit le fossoyeur avant que Kit eût pu répondre. Comment ça va-t-il, mon mignon ?

– Mon rêve est-il vrai ? s’écria de nouveau l’enfant d’une voix si fervente qu’elle eût fait vibrer le cœur de quiconque pouvait l’entendre. Non, non, c’est impossible. Je me trompe. Comment serait-ce possible ?

– Je comprends sa pensée, dit le fossoyeur. Retourne à ton lit, cher enfant !

– Oh ! s’écria l’enfant dans un transport de désespoir, je savais bien que cela n’était pas possible, j’en étais bien sûr avant de le demander. Mais toute cette nuit et l’autre nuit aussi, mon rêve a été le même. Je ne puis plus m’endormir sans que ce vilain rêve me revienne.

– Essaye de te rendormir, dit doucement le vieillard ; ton rêve ne reviendra pas.

– Non, non, je préfère qu’il revienne, tout cruel qu’il est ; je préfère qu’il revienne. Je n’ai pas peur de le revoir dans mon sommeil, mais après ça, j’en ai tant de chagrin que j’en suis triste, tout triste !… »

Le vieux fossoyeur lui adressa un : « Dieu te bénisse ! » L’enfant éploré répondit : « Bonne nuit ! » et Kit se trouva seul de nouveau.

Il se hâta de retourner vers son maître, tout ému de ce qu’il venait d’entendre, mais plus encore de l’accent du jeune garçon, que de ses paroles, dont il ne pouvait comprendre le sens. Les voyageurs suivirent le sentier indiqué par le fossoyeur, et bientôt ils arrivèrent au presbytère. Regardant alors autour d’eux quand ils furent en cet endroit, ils aperçurent, à quelque distance et à la fenêtre ogivale d’un bâtiment en ruine, une lumière qui veillait solitaire.

Cette lumière entourée de l’ombre épaisse des murs au fond desquels elle était enfoncée, brillait comme une étoile. Vive et radieuse comme les astres qui diamantaient le ciel au-dessus de la tête des voyageurs, solitaire et immobile comme eux, elle semblait être de la même famille que les éternelles lampes de l’espace et brûler de conserve avec elles.

« Quelle est cette lumière ? s’écria le gentleman.

– Sûrement, dit M. Garland, elle est dans la ruine qu’ils habitent. Je ne vois pas d’autre bâtiment ruiné.

– Impossible, répliqua vivement le gentleman : ils ne peuvent pas veiller jusqu’à une heure aussi avancée !… »

Kit, pour les tirer d’embarras, leur proposa, tandis qu’ils sonneraient à la porte du presbytère, d’aller, en attendant, du côté où brillait la lumière pour reconnaître s’il y avait par là quelqu’un d’éveillé ; il s’élança donc, avec leur permission, respirant à peine, et toujours la cage à la main, tout droit vers son but.

Il n’était pas facile de se diriger parmi les tombes, et en toute autre occasion Kit eût marché plus lentement ou bien pris un détour. Mais, sans se préoccuper des obstacles, il continua son chemin à pas pressés, et ne tarda point à arriver à quelques pieds de la fenêtre.

Il s’approcha le plus doucement possible, et frôlant la muraille d’assez près pour heurter avec sa manche le lierre blanchi par la neige, il écouta. Nul bruit à l’intérieur. L’église elle-même ne pouvait pas être plus silencieuse. Appuyant sa joue contre la vitre, il écouta encore. Rien. Et pourtant, il y avait alentour un si profond silence, que Kit était bien certain qu’il eût pu entendre même la respiration d’une personne endormie, s’il y en avait eu dans ce lieu.

Chose étrange qu’une lumière en cet endroit à une heure aussi avancée de la nuit, et personne auprès de la lumière !

Un rideau était tiré vers la partie inférieure de la croisée ; Kit ne pouvait donc voir dans la chambre. Mais, sur ce rideau ne se projetait aucune ombre. Grimper au mur et essayer de regarder du dehors n’eût pas été une tentative sans danger, ni certainement sans bruit, et il eût pu effrayer Nelly, si c’était là réellement le lieu de sa demeure. Il écouta encore ; toujours le même silence inquiétant.

Il quitta la place lentement et avec précaution, tourna derrière la ruine et arriva enfin à une porte. Il frappa. Point de réponse. Mais à l’intérieur régnait un singulier bruit. Il eût été difficile d’en déterminer la nature. Il ressemblait au gémissement étouffé d’une personne affligée ; mais ce n’était pas cela, car il était trop régulier et trop répété. Tantôt on eût dit une sorte de chant, tantôt une lamentation, selon le sens imaginaire qu’il lui prêtait, car le son était uniforme et continu. Jamais Kit n’avait entendu rien de semblable, et dans cette psalmodie, il y avait quelque chose d’effrayant, de surnaturel et de glacial.

Kit sentit son sang se figer plus encore peut-être que tout à l’heure par la gelée et la neige : cependant, il frappa de nouveau. Pas de réponse ; le bruit continua sans interruption. Alors, Kit posa avec précaution sa main sur le loquet et poussa son genou contre la porte qui, n’étant pas fermée à l’intérieur, céda à la pression et tourna sur ses gonds. Le jeune homme aperçut le reflet d’un feu de foyer sur les vieilles murailles, et il entra.

Chapitre XXXIV. §

La sombre et rougeâtre lueur d’un feu de bois, car ni lampe ni chandelle n’éclairaient la chambre, montra à Kit un personnage assis en face du foyer, tournant le dos et penché vers la flamme vacillante. Son attitude était celle d’un homme qui rechercherait la chaleur. C’était cela, et ce n’était pourtant pas tout à fait cela. Sa pose inclinée, sa taille voûtée semblaient indiquer cette intention ; mais ses mains n’étaient pas étendues en avant pour recueillir la chaleur bienfaisante, mais il n’y avait ni mouvement d’épaules ni frémissement du corps qui annonçât qu’il savourait le bien-être du foyer en le comparant avec le froid âpre du dehors. Les membres ramassés, la tête baissée, les bras croisés sur sa poitrine et les doigts étroitement repliés, cette figure se balançait à droite et à gauche sur son siège sans s’arrêter un moment, accompagnant cette oscillation du son lugubre que Kit avait entendu.

Quand le jeune homme était entré, la lourde porte s’était refermée derrière lui avec un fracas qui l’avait fait tressaillir. La figure ne parla ni ne se retourna pour regarder ; elle ne témoigna par aucun signe que ce bruit fût parvenu jusqu’à elle ; c’était la forme d’un vieillard, dont les cheveux blancs se rapprochaient par leur teinte des cendres consumées vers lesquelles il tenait la tête penchée. Lui, et la lueur vacillante, et le feu mourant, et la chambre délabrée, et la solitude, et les débris d’une vie frappée au cœur, et l’obscurité, tout était en harmonie. Cendres, poussière, ruines !

Kit essaya de parler et prononça quelques mots sans savoir ce qu’il disait. Toujours le même gémissement terrible et sourd, toujours le même balancement sur la chaise. La figure restait courbée, dans sa même attitude et sans paraître se douter de la présence d’un étranger.

Kit avait la main sur le loquet pour sortir, quand il crut reconnaître ce personnage mystérieux à la lueur que fit une bûche embrasée en se rompant et roulant par terre. Il retourna plus près, puis il avança d’un pas, d’un autre, d’un autre encore. Un autre pas, et il put voir sa figure. Oh ! oui, toute changée qu’elle était, il la reconnut bien !

« Mon maître ! s’écria-t-il tombant à genoux et lui prenant la main. Mon cher maître ! parlez-moi ! »

Le vieillard se retourna lentement vers lui et murmura d’une voix sourde :

« Encore un !… Combien donc d’esprits y aura-t-il eu cette nuit ?

– Ce n’est pas un esprit, mon bon maître. Ce n’est que votre ancien serviteur. Vous me reconnaissez, n’est-ce pas, j’en suis sûr ? Miss Nell… où est-elle ? Où est-elle ?

– Ils sont tous de même : ils ne savent dire que cela ! s’écria le vieillard. Ils me font tous la même question. C’est encore un esprit.

– Où est-elle ? demanda Kit. Oh ! je ne vous demande que ça !… Où est-elle, mon cher maître ?

– Elle dort là-bas, là.

– Dieu soit loué !

– Oui, Dieu soit loué ! répéta le vieillard. Je l’ai prié bien des fois, bien des fois, bien des fois, tout le long de la nuit, quand elle s’est endormie. Il le sait bien. Écoutez ! n’a-t-elle pas appelé ?

– Je n’ai rien entendu.

– Vous avez entendu. Vous l’entendez maintenant. Me direz-vous que vous n’avez pas entendu ça ? »

Il se leva et écouta de nouveau.

« Ni ça peut-être ? s’écria-t-il avec un sourire triomphant. Ah ! c’est que personne ne peut connaître sa voix aussi bien que moi ?… Chut ! chut ! »

Faisant signe à Kit de garder le silence, le vieillard passa dans une autre chambre.

Après une courte absence, pendant laquelle Kit put l’entendre parler d’une voix douce et caressante, il revint, portant à la main une lampe.

« Elle dort toujours, murmura-t-il. Vous aviez raison. Elle n’a pas appelé, à moins que ce ne soit dans son sommeil. Ce ne serait pas la première fois, monsieur, qu’elle m’aurait appelé dans son sommeil, et qu’assis près d’elle à la veiller, j’aurais vu ses lèvres remuer ; et que j’aurais bien reconnu, quoiqu’il n’en sortit pas de son, qu’elle parlait de moi. J’ai craint que la lumière n’éblouît ses yeux et ne l’éveillât ; aussi je l’ai apportée ici. »

Il se parlait ainsi à lui-même, plutôt qu’il ne s’adressait au visiteur ; mais lorsqu’il eut posé la lampe sur la table, il la leva, comme s’il était frappé d’un souvenir momentané ou d’un sentiment de curiosité, et la porta au visage de Kit. Puis, ayant l’air d’oublier à l’instant même ce qu’il voulait faire, il se retourna et remit la lampe sur la table.

« Elle dort tranquillement, dit-il, mais ce n’est pas étonnant. Les mains des anges ont semé la neige à flots épais sur la terre pour que le pas le plus léger semble plus léger encore ; les oiseaux eux-mêmes sont morts pour que leurs chants ne puissent l’éveiller. Elle avait l’habitude de leur donner à manger, monsieur. Quelque froid qu’il fasse et quelques affamés qu’ils soient, les timides oiseaux nous fuient ; mais elle, ils ne la fuyaient jamais. »

Il s’arrêta encore pour écouter, et, osant à peine respirer, il écouta longtemps, longtemps. Passant de cette idée à une autre, il ouvrit un vieux coffre, en retira quelques vêtements avec la même précaution que si c’eussent été autant de créatures vivantes, et se mit à les caresser avec sa main et à les plier soigneusement.

« Pourquoi perdre ton temps au lit comme ça, chère Nell ? murmura-t-il, lorsqu’il y a dehors de jolies baies rouges qui t’attendent pour les cueillir ? Pourquoi perdre ton temps au lit comme ça, lorsque tes petits amis se glissent près de la porte en criant : « Où est Nell ! la douce Nell ? » et pleurent et sanglotent, parce qu’ils ne te voient pas !… Elle était toujours mignonne avec les enfants. Le plus farouche était docile avec elle. Elle était si gentille pour eux, si gentille et si bonne ! »

Kit n’avait pas la force de parler. Ses yeux étaient remplis de larmes.

« Son petit vêtement de la maison, son vêtement favori !… s’écria le vieillard en le pressant contre son cœur et le caressant de sa main ridée. Elle le cherchera à son réveil. On l’avait caché ici pour rire, mais elle l’aura, elle l’aura. Je ne voudrais point contrarier ma bien-aimée, pour tous les biens du monde entier, je ne le voudrais point. Voyez ces souliers, comme ils sont usés ! Elle les a gardés pour se rappeler notre long voyage. Comme ses petits pieds étaient à nu sur le sol ! J’ai su depuis que les pierres les avaient blessés et meurtris. Mais elle, elle ne me l’aurait jamais dit. Non, non, elle s’en serait bien gardée ! et depuis, je me suis souvenu qu’elle marchait derrière moi, monsieur, afin que je ne visse pas comme elle boitait. Et cependant elle tenait ma main dans les siennes, et cherchait encore à me soutenir ! »

Il pressa les souliers contre ses lèvres, et les ayant posés avec soin, il recommença son dialogue intérieur. De temps en temps il regardait d’un œil inquiet et ardent du côté de la chambre qu’il venait de visiter tout à l’heure.

« Elle n’avait pas l’habitude autrefois de rester ainsi au lit ; mais c’est qu’alors elle se portait bien. Prenons patience. Quand elle se portera bien, elle se lèvera de bonne heure, comme autrefois ; elle ira dehors respirer la fraîcheur salutaire du matin. Souvent, j’ai essayé de reconnaître le chemin qu’elle avait suivi ; mais ses petits pieds de fée ne laissaient pas d’empreinte pour me guider sur la terre humide de rosée. – Qui est là ?… Fermez la porte… Vite !… N’avons-nous pas déjà assez de mal à la défendre contre ce froid de marbre et à la tenir chaudement ? »

La porte s’était ouverte en effet. M. Garland et son ami entrèrent, accompagnés de deux autres personnes. C’était le maître d’école et le vieux bachelier. Le maître d’école tenait à la main une lumière : selon toute apparence, il était allé chez lui nourrir sa lampe épuisée par une longue veillée, au moment où Kit était arrivé. C’est ce qui fait qu’il avait trouvé le vieillard seul.

Celui-ci se calma à la vue de ses deux amis, et perdant tout à coup l’irritation, si l’on peut donner ce nom à une agitation si faible et si triste, avec laquelle il avait parlé quand la porte s’était ouverte, il reprit sa première position, et peu à peu retomba dans son balancement monotone et dans sa lugubre et vague lamentation.

Quant aux étrangers, il n’y fit seulement pas attention. Il les avait bien aperçus, mais il semblait incapable d’éprouver de l’intérêt ou de la curiosité. Le plus jeune frère se tint debout de côté. Le vieux bachelier prit une chaise et s’assit près du grand-père. Après un long silence, il se hasarda à parler.

« Comment ! lui dit-il avec douceur, encore une nuit où vous ne vous êtes pas couché ! J’espérais que vous me tiendriez mieux votre promesse. Pourquoi ne prenez-vous pas un peu de repos ?

– Il ne me reste plus de sommeil, répondit le vieillard. Elle a tout pris pour elle.

– Ça lui ferait bien de la peine si elle savait que vous veillez ainsi, dit le vieux garçon. Vous ne voudriez pas lui causer du chagrin ?

– Ce n’est pas sûr, si je croyais que ça dût la réveiller !… Voilà si longtemps qu’elle dort !… Et cependant j’ai tort. C’est un bon et heureux sommeil, n’est-ce pas, hein ?

– Oui, oui, répondit le vieux garçon. Oh ! oui, un bienheureux sommeil.

– Bien !… Et le réveil ? demanda le vieillard d’une voix tremblante.

– Il sera heureux aussi. Plus heureux que ne peut le dire aucune langue, que ne peut le concevoir aucun cœur. »

En le voyant se lever pour aller sur la pointe du pied dans la chambre voisine, où la lampe avait été replacée, en l’entendant parler encore dans cette chambre muette, ils s’entre-regardèrent, et pas un d’eux dont la joue ne fût humide de larmes. Le vieillard revint ; il dit à demi-voix qu’elle était encore endormie, mais qu’il croyait l’avoir vue remuer. « C’est sa main, dit-il, … un peu, un tout petit peu ; » mais il était bien sûr qu’elle l’avait remuée, peut-être en cherchant la sienne. Ce n’était pas la première fois qu’il le lui avait vu faire, et dans son plus profond sommeil encore. À ces mots, il retomba sur sa chaise, et, frappant sa tête de ses mains, il poussa un de ces gémissements qu’on ne saurait oublier.

Le bon maître d’école fit signe au vieux bachelier de s’approcher de l’autre côté et de lui adresser la parole. Tous deux lui retirèrent doucement ses doigts qu’il avait enroulés dans ses cheveux gris, et les pressèrent entre leurs mains.

« Il m’écoutera, j’en suis sûr, dit le maître d’école. Il écoutera l’un de nous, vous ou moi, si nous l’en supplions. Elle nous écoutait toujours.

– Je veux bien écouter toute voix qu’elle se plaisait à entendre, dit le vieillard. J’aime tout ce qu’elle aimait !

– Je le sais, répliqua le maître d’école, j’en suis certain. Songez à elle ; songez à tous les chagrins, à toutes les épreuves que vous avez partagés ; à toutes les fatigues et à toutes les paisibles jouissances que vous avez connues ensemble.

– J’y songe, j’y songe bien. Je ne songe à rien autre.

– Je désire que cette nuit vous ne songiez pas à autre chose, mon cher ami, que vous songiez uniquement à ces sujets qui peuvent calmer votre cœur et l’ouvrir aux impressions d’autrefois, aux souvenirs du temps passé. C’est ainsi qu’elle vous parlerait elle-même, et c’est en son nom que je vous parle.

– Vous faites bien de parler à voix basse, dit le vieillard. Cela fait que nous ne l’éveillerons pas. Oh ! que je serais content de revoir ses yeux, de revoir son sourire. En ce moment, il y a bien encore un sourire sur son jeune visage ; mais il est fixe et immobile. Je voudrais le voir aller et venir. Cela arrivera au temps du bon Dieu. Ne l’éveillons pas.

– Ne parlons point de ce qu’elle est dans son sommeil, mais de ce qu’elle était habituellement quand vous voyagiez ensemble, bien loin ; de ce qu’elle était au logis, dans la vieille maison d’où vous avez fui ensemble ; de ce qu’elle était dans votre bon temps d’autrefois.

– Elle était toujours joyeuse, bien joyeuse, s’écria le vieillard en regardant fixement le maître d’école. D’ailleurs, du plus loin que je me souvienne, je lui ai toujours vu quelque chose de doux et de tranquille ; mais aussi c’est qu’elle était d’un bien heureux naturel.

– Nous vous avons entendu dire, ajouta le maître d’école, qu’en cela, comme en toutes ses qualités, elle était l’image de sa mère. Ne pouvez-vous y songer et vous rappeler sa mère ? »

Le vieillard continua de le regarder fixement, mais sans rien répondre.

« Ou même, dit à son tour le vieux garçon, vous rappeler celle qui l’avait précédée ? Il y a bien des années de cela, et l’affliction allonge la durée du temps ; mais vous n’avez pas oublié celle dont la mort contribua à vous rendre si chère cette enfant, avant même que vous pussiez savoir si elle était digne de votre affection, ni lire dans son cœur ? Vous pourriez, par exemple, ramener vos pensées sur les jours les plus éloignés, sur la première partie de votre existence, sur votre jeunesse, que vous n’avez point passée tout seul comme cette charmante fleur. Voyons ! ne pouvez-vous pas vous rappeler, à une longue dis tance, un autre enfant qui vous aimait tendrement, quand vous n’étiez vous-même encore qu’un enfant ? N’aviez-vous pas un frère depuis longtemps oublié, depuis longtemps absent, dont vous êtes séparé depuis longtemps, et qui enfin, au moment critique où vous avez besoin de lui, pourrait revenir vous soutenir et vous consoler ?…

– Être enfin pour vous ce que vous fûtes autrefois pour lui ! s’écria le plus jeune frère en mettant un genou en terre devant le vieillard. Oui, un frère qui revient, ô frère chéri, payer votre ancienne affection par ses soins constants, son dévouement et son amour ; être à vos côtés ce qu’il n’a jamais cessé d’être quand les océans s’étendaient entre nous ; invoquer, attester sa fidélité invariable et le souvenir des jours passés, des années de douleur et de misère. Mon frère, témoignez par un mot, un seul, que vous me reconnaissez ; et jamais, non jamais, dans les plus beaux moments de nos plus jeunes années, quand, pauvres petits êtres innocents, nous espérions passer notre vie ensemble, jamais nous n’aurons été à moitié aussi précieux l’un à l’autre que nous allons l’être désormais. »

Le vieillard promena successivement son regard sur les assistants et remua les lèvres ; mais il ne s’en échappa aucun son, aucun mot de réponse.

« Si nous étions si unis alors, continua le plus jeune frère, quel lien plus étroit encore pour nous unir désormais ! Notre amour, notre intimité, ont commencé dans l’enfance, quand la vie tout entière était devant nous ; ils seront renoués maintenant que nous avons éprouvé la vie et que nous voilà redevenus enfants. Il y a des esprits inquiets qui ont poursuivi à travers le monde la fortune, la renommée ou le plaisir, et qui aiment à se retirer après, sur le déclin de l’âge, là où fut leur berceau, pour s’efforcer vainement de revenir à l’enfance avant de mourir ; nous, au contraire, moins heureux qu’eux au commencement de la vie, mais plus heureux à la fin, nous nous reposerons au sein des lieux et des souvenirs de notre jeune âge ; et, retournant chez nous sans avoir réalisé une espérance qui se rattachât à ce bas monde ; ne rapportant rien de ce que nous avions emporté, si ce n’est une compassion mutuelle ; n’ayant sauvé d’autre fragment des débris de la vie que ce qui nous l’avait d’abord rendue chère, qui donc nous empêcherait de redevenir enfants comme autrefois ? Et même, ajouta-t-il d’une voix altérée, et même si ce que je n’ose dire était arrivé, oui, même si cela était… ou devait être, puisse le ciel l’empêcher et nous épargner cette douleur ! cher frère, ne nous séparons pas, ce sera toujours une grande consolation pour nous dans notre affliction profonde. »

Peu à peu le vieillard s’était glissé vers la chambre intérieure, tandis que ces paroles lui étaient adressées. Il y jeta un regard tout en répondant d’une voix tremblante :

« Vous complotez entre vous pour lui ravir mon cœur. Vous n’y réussirez jamais ; jamais, tant que je serai vivant. Je n’ai pas d’autre parent, pas d’autre ami qu’elle ; je n’en ai jamais eu d’autre ; je n’en aurai jamais d’autre. Elle est tout pour moi. Il est trop tard pour nous séparer maintenant. »

Il les écarta du geste, et, appelant doucement Nelly tout en marchant, il s’insinua dans la chambre. Ceux qu’il avait laissés en arrière se réunirent, et, après avoir échangé quelques mots brisés par l’émotion, ils se déterminèrent à le suivre. Ils marchèrent avec assez de précaution pour ne faire aucun bruit ; mais du sein de ce groupe s’échappaient des sanglots, des gémissements douloureux, et le deuil était sur tous les visages.

Car elle était morte ! Elle reposait sur son petit lit. Le calme solennel de sa chambre n’avait plus rien d’étonnant. Tout s’expliquait.

Elle était morte. Pas de sommeil aussi beau, aussi calme, aussi dégagé de toute trace de douleur, aussi ravissant à contempler. On aurait dit une créature sortie à peine de la maison de Dieu et n’attendant que le souffle vital pour naître, plutôt qu’une créature qui eût déjà connu la vie et la mort.

Son lit était parsemé de baies d’hiver et de feuilles vertes recueillies dans un endroit qu’elle préférait.

« Quand je mourrai, mettez auprès de moi quelque chose qui ait aimé la lumière du jour et qui ait eu toujours le ciel au-dessus de soi, » telles avaient été ses paroles.

Elle était morte ! Chère, charmante, courageuse, noble Nelly ! elle était morte. Son petit oiseau, un pauvre être chétif qu’un coup de pouce eût étouffé, sautait vivement dans sa cage ; et le cœur puissant de l’enfant, sa maîtresse, était pour jamais muet et immobile.

Où étaient les traces de ses soucis prématurés, de ses souffrances, de ses fatigues ? Tout avait disparu. Le chagrin était mort en elle ; mais la paix et le bonheur parfait venaient de naître à la place et se reflétaient dans sa beauté tranquille, dans son repos inaltérable.

Et pourtant toute sa personne d’autrefois subsistait encore sans que ce changement l’eût en rien altérée. Le vieil air de famille, le même calme du coin du feu souriait encore sur ce doux visage ; il avait traversé comme un rêve les phases de la misère et de l’angoisse. Ce même air de douceur, de bonté affectueuse, il survivait, tel qu’il était par un soir d’été, à la porte du pauvre maître d’école ; par une froide nuit pluvieuse, devant le feu de la fournaise, ou bien au chevet du petit écolier mourant ; tels nous verrons les anges dans toute leur majesté… après la mort.

Le vieillard saisit un des bras inertes de Nell et appuya fortement, pour la réchauffer, la petite main contre sa poitrine. C’était la main qu’elle lui avait tendue en lui adressant son dernier sourire, la main avec laquelle elle le conduisait dans toutes leurs excursions. De temps en temps il la portait à ses lèvres, puis il la pressait de nouveau sur sa poitrine en disant à demi-voix qu’elle devenait plus chaude ; et tout en parlant ainsi il regardait avec désespoir ceux qui l’entouraient, comme pour implorer leur assistance en faveur de Nelly.

Elle était morte, elle n’avait plus besoin d’assistance. Les chambres d’autrefois qu’elle remplissait de vie même alors que sa vie allait déclinant si rapidement ; le jardin dont elle avait pris soin ; les yeux qu’elle avait charmés ; ses promenades silencieuses qu’elle avait visitées à plus d’une heure de rêverie ; les sentiers qu’elle semblait avoir foulés la veille encore ; rien de tout cela ne la reverrait plus.

Le maître d’école se baissa pour l’embrasser sur la joue, et donnant un libre cours à ses larmes :

« Ce n’est pas, dit-il, sur la terre que finit la justice du ciel. Pensez à ce que c’est que la terre, comparée au monde vers lequel cette jeune âme vient de prendre sitôt son essor ; et dites-nous ensuite, quand nous pourrions, par l’ardeur d’un vœu solennel prononcé près de ce lit, la rappeler à la vie, dites si quelqu’un de nous oserait le faire entendre ? »

Chapitre XXXV. §

Quand le matin fut arrivé, et que les voyageurs purent s’entretenir avec plus de calme du sujet de leur tristesse, ils apprirent les détails suivants sur la mort de Nelly.

Il y avait deux jours qu’elle était morte. Ses amis du village étaient auprès d’elle au moment suprême, sachant bien qu’elle tirait à sa fin. Elle mourut peu après le lever de l’aurore. Tour à tour on lui avait fait la lecture, on lui avait parlé jusqu’à une heure assez avancée ; mais vers la dernière partie de la nuit, elle s’endormit. On put comprendre, aux paroles qu’elle prononçait en rêvant, que ses rêves lui retraçaient les excursions faites avec le vieillard ; les scènes pénibles en avaient disparu pour faire place à l’image des êtres généreux qui avaient assisté et traité avec bienveillance le grand-père et sa petite-fille ; car souvent elle disait d’un ton de vive reconnaissance : « Que Dieu vous bénisse ! » Quand elle s’éveilla, elle n’eut pas de délire, si ce n’est qu’elle parla d’une admirable musique qu’elle entendait dans les airs. Qui sait ? c’était peut-être vrai.

Ouvrant les yeux à la fin, après un sommeil très-paisible, elle les pria de l’embrasser encore une fois. Lorsqu’ils l’eurent embrassée, elle se tourna vers le vieillard avec un sourire plein de tendresse, un sourire, dirent les témoins, comme ils n’en avaient jamais vu, et tel qu’ils ne pourraient jamais l’oublier ; et de ses deux bras elle entoura le cou de son grand-père. D’abord, on ne s’aperçut pas qu’elle était morte.

Souvent elle avait parlé des deux sœurs qu’elle aimait, disait-elle, comme de vraies amies. Elle souhaitait qu’on pût leur apprendre un jour combien leur pensée l’avait occupée et combien de fois elle les avait suivies de loin, tandis qu’elles se promenaient ensemble le soir, au bord de la rivière. Elle eût voulu revoir le pauvre Kit, dont elle prononça fréquemment le nom. Elle formait le vœu que quelqu’un lui portât son souvenir ; et même alors elle ne songeait à lui ou ne parlait de lui qu’avec une gaieté franche et vive, comme autrefois.

Au reste, jamais elle n’avait fait entendre ni un murmure ni une plainte. Toujours calme au contraire, toujours la même aux yeux de ceux qui l’entouraient, si ce n’est qu’elle leur montrait chaque jour plus d’attachement et de reconnaissance, elle s’éteignit comme la lumière du soleil dans un beau soir d’été.

L’enfant qui avait été son petit ami se présenta aussitôt qu’il fit jour, avec des fleurs desséchées qu’il demanda la permission de poser sur la poitrine de Nelly. C’était lui qui dans la nuit s’était mis à la fenêtre et avait parlé au fossoyeur. Aux traces de ses petits pieds sur la neige, on reconnut qu’avant d’aller se coucher il avait erré près de la chambre où Nelly reposait. Sans doute il avait craint qu’on ne la laissât seule, et n’avait pu supporter cette idée.

Il leur parla encore de son rêve où il avait vu qu’elle leur serait rendue dans son état habituel. Il sollicita instamment la faveur de voir Nelly ; il promit de se tenir bien tranquille : on n’avait pas à craindre qu’il eût peur, disait-il, car il avait gardé tout seul durant une journée entière son jeune frère défunt, content de se trouver jusqu’à la fin si près de lui. On exauça son désir ; et vraiment il tint parole, son courage enfantin dans un âge si tendre avait été pour tous une édifiante leçon.

Jusque-là, le vieillard n’avait pas prononcé une parole, sinon pour s’adresser à Nelly ; il n’avait pas bougé d’auprès du lit. Mais quand il aperçut le petit favori de son enfant, il fut plus ému que jamais, et lui fit signe de s’approcher de lui. Alors lui montrant le lit, il fondit en larmes pour la première fois ; et les assistants, comprenant que la présence de cet enfant faisait du bien au vieillard, les laissèrent seuls ensemble.

L’enfant sut calmer le vieillard en lui parlant de Nell dans son langage naïf, et lui persuader qu’il devait sortir un peu pour prendre quelque repos… il lui fit faire enfin tout ce qu’il voulait.

Lorsque vint la lumière du jour, de ce jour où Nell devait, sous sa forme terrestre, disparaître à jamais des yeux mortels, l’enfant emmena le vieillard afin qu’il ne sût pas le moment où elle allait lui être ravie.

Ils allèrent cueillir des feuilles fraîches et des baies pour en décorer le lit funèbre. C’était le dimanche, par une brillante et claire après-midi d’hiver. Comme ils suivaient la rue du village, ceux qui se trouvaient sur leur chemin se détournaient en leur faisant place et leur adressaient un salut amical. Quelques-uns secouaient cordialement la main du vieillard, d’autres se découvraient la tête en le voyant avancer d’un pas chancelant, et s’écriaient lorsqu’il passait près d’eux : « Que Dieu l’assiste ! »

« Voisine, dit le vieillard, s’arrêtant à la porte de la chaumière qu’habitait la mère de son jeune guide, depuis quand les gens d’ici sont-ils presque tous en noir le dimanche ? J’ai vu à la plupart d’entre eux un ruban de deuil ou un morceau de crêpe. »

La femme répondit qu’elle ne savait pas pourquoi.

« Vous-même, s’écria-t-il, vous portez aussi cette couleur. Les croisées sont fermées partout, comme jamais elles ne le sont dans la journée. Qu’est-ce que cela signifie ? »

La femme répondit encore qu’elle ne savait pas pourquoi.

« Retournons-nous-en, dit impétueusement le vieillard ; il faut voir ce que c’est.

– Non, non ! cria l’enfant qui le retint. Rappelez-vous ce que vous m’avez promis. Nous avons à aller jusqu’à cette pelouse du sentier où elle me menait si souvent et où vous nous avez trouvés plus d’une fois faisant des guirlandes pour son jardin. Ne nous en retournons pas !

– Où est-elle maintenant ? demanda le vieillard. Dites-le-moi.

– Ne le savez-vous pas ? répondit l’enfant. Ne l’avons-nous pas quittée tout à l’heure.

– C’est vrai, c’est vrai. C’était elle… que nous avons quittée. »

Le vieillard appuya la main sur son front, tourna autour de lui des yeux hagards ; et, comme poussé par une pensée subite, il traversa la route et entra dans la maison du fossoyeur. Celui-ci, avec le sourd qui l’aidait dans ses travaux, était assis devant le feu. Tous deux se levèrent à la vue du vieillard.

Le jeune garçon leur fit un signe rapide de la main. Ce fut l’affaire d’un moment ; mais ce geste, et mieux encore l’expression des traits de son compagnon malheureux suffirent bien.

« Est-ce que… est-ce que vous enterrez quelqu’un, aujourd’hui ?… dit le vieillard avec anxiété.

– Non, non ! répondit le fossoyeur. Qui donc voulez-vous que nous ayons à enterrer.

– Oui, qui donc en effet ? c’est ce que je me demande.

– C’est jour férié, mon bon monsieur, répliqua doucement le fossoyeur. Nous n’avons pas à travailler aujourd’hui.

– En ce cas, j’irai où vous voudrez, dit le vieillard se tournant vers l’enfant. Vous êtes bien sûr de ce que vous me dites ? Vous n’êtes pas capable de me tromper ?… Je suis bien changé, allez ! même depuis la dernière fois que vous m’avez vu.

– Allez en paix avec lui, monsieur, cria le fossoyeur, et que le ciel vous conduise.

– Je suis prêt, dit le vieillard d’un ton de soumission. Allons, mon enfant, allons. »

Et alors il se laissa emmener.

Voilà que la cloche retentit, la cloche que Nelly avait entendue si souvent la nuit et le jour et qu’elle écoutait avec un plaisir grave, absolument comme une voix vivante. Voilà que la cloche sonna son implacable glas pour elle, si jeune, si jolie et si bonne. La vieillesse décrépite, les hommes dans la vigueur de l’âge, la jeunesse florissante, la faible enfance, tous se précipitèrent, tous se rassemblèrent autour de la tombe de Nelly, les uns sur des béquilles, les autres dans l’orgueil de la force et de la santé, ceux-ci dans l’épanouissement des promesses de l’avenir encore à l’aube de la vie. Il y avait là des vieillards avec leurs yeux émoussés, leurs membres insensibles ; des aïeules qui eussent dû être mortes depuis dix ans, tant elles étaient déjà vieilles alors ; il y avait les sourds, les aveugles, les boiteux, les paralytiques, les morts vivants de toute taille et de toute forme, tous accourus pour voir se fermer cette tombe prématurée. Qu’était-ce que cette mort anticipée qu’on allait y ensevelir, en comparaison de cette autre mort infirme et tardive qui se traînait à peine vivante encore autour de la fosse !

On la porta le long d’un sentier encombré par la foule ; pure comme la neige nouvelle qui couvrait le sol, elle n’avait fait comme elle qu’apparaître un jour sur la terre.

Elle passa de nouveau sous ce porche où elle s’était assise quand le ciel, dans sa miséricorde, l’avait conduite vers cette retraite paisible ; la vieille église la reçut au sein de son ombre maternelle.

On la porta dans un coin où bien souvent elle s’était assise toute rêveuse, et l’on déposa soigneusement sur les dalles le précieux fardeau. La lumière s’y projetait à travers les vitraux d’une fenêtre coloriée, une fenêtre que les rameaux des arbres effleuraient constamment pendant l’été et où les oiseaux venaient chanter doucement tout le long du jour. À chaque souffle d’air qui agiterait ces branches, un reflet tremblant, une clarté changeante tomberait sur le tombeau de Nelly.

La terre retourne à la terre, la cendre à la cendre, la poussière à la poussière. Plus d’une jeune main déposa sur le cercueil sa petite couronne ; on entendit plus d’un sanglot étouffé. Plusieurs, et ce fut le plus grand nombre, s’agenouillèrent. Tous étaient sincères dans leurs regrets.

Le service étant achevé, les personnes qui menaient le deuil se rangèrent de côté, et les villageois se réunirent en cercle pour regarder la tombe avant que les dalles eussent été replacées. Un d’eux rappela combien de fois on avait vu Nelly assise en ce même endroit ; combien de fois, son livre de prières sur ses genoux, elle contemplait le ciel avec des yeux pensifs. Un autre disait qu’il s’était étonné souvent qu’une créature si délicate, fût en même temps si courageuse ; que jamais elle n’avait craint d’entrer seule la nuit dans l’église, qu’au contraire elle aimait à y errer quand tout était tranquille, et même à gravir l’escalier de la tour sans autre lumière que les rayons de la lune pénétrant à travers les meurtrières percées dans l’épaisseur du vieux mur. Les plus anciens du pays murmurèrent entre eux que c’était pour voir les anges et converser avec eux ; et on n’avait pas de peine à le croire, en se rappelant ses traits, ses discours, sa mort prématurée. On s’approchait de la tombe par petits groupes, on y jetait un regard, puis on faisait place à d’autres et l’on sortait à trois ou quatre en chuchotant. Bientôt il ne resta dans l’église que le vieux fossoyeur et les amis de Nelly.

Ils virent refermer le caveau et fixer dessus la pierre. Quand l’obscurité du soir fut descendue, quand le calme sacré du lieu saint ne fut plus troublé par le moindre bruit, quand la brillante clarté de la lune se projeta sur la tombe et sur l’église, sur les piliers, les murailles, les arceaux, et principalement, on eût pu le croire du moins, sur la paisible sépulture de Nelly, à cette heure du repos où tous les objets extérieurs et les pensées de l’âme s’accordent pour témoigner de l’éternité devant laquelle les espérances muettes et les craintes s’humilient dans la poussière, alors les amis de l’enfant se retirèrent pieusement résignés, et la laissèrent avec Dieu.

Ah ! elle coûte cher à apprendre la leçon que donnent de telles morts : mais qu’aucun homme ne la repousse ; car c’est une leçon utile à tous, celle qui contient dans toute sa puissance et son universelle sagesse la vérité. Lorsque la mort frappe ces petits innocents, il sort de ces fragiles enveloppes d’où elle dégage l’âme palpitante, des essaims nombreux de vertus qui, sous la forme de la bonté, de la charité, de l’amour, vont par le monde répandre leurs bénédictions. De toute larme versée sur ces tombes verdoyantes par des êtres désolés, il naît quelque bien pour notre âme, quelque progrès pour notre nature. Les traces mêmes du génie destructeur fécondent de brillantes créations qui défient sa puissance, et le chemin sombre par où il a passé devient une traînée lumineuse qui conduit au ciel.

Il était tard quand le vieillard rentra au logis. L’enfant l’avait d’abord conduit chez sa mère, sous quelque prétexte. Assoupi par sa longue promenade et par ses veilles précédentes, le vieillard tomba dans un profond sommeil, au coin du feu. Épuisé de fatigue comme il l’était, on eut soin de ne point le réveiller. Ce repos dura longtemps, et, quand il en sortit, la lune brillait de tout son éclat.

Le plus jeune frère, inquiet de son absence prolongée, attendait son retour à la porte de la maison, quand il vit le vieillard s’avancer sous la conduite de son petit guide. Il alla au-devant d’eux, et pressant avec tendresse son frère de vouloir bien s’appuyer sur son bras, il le mena jusqu’en sa demeure où le vieillard rentra d’un pas lent et tremblant.

Il alla tout droit à la chambre de Nelly. N’y trouvant pas ce qu’il y avait laissé, il revint avec des yeux humides dans la pièce où ses amis étaient réunis. De là il courut à la maison du maître d’école, en appelant : « Nelly ! Nelly ! » On le suivait de près, et quand il eut vainement cherché sa petite fille, on le reconduisit chez lui.

Là, avec les paroles de tendresse et de persuasion que peuvent inspirer la pitié et l’amour, ils l’engagèrent à s’asseoir parmi eux, à écouter ce qu’ils avaient à lui communiquer. Alors, s’efforçant par quelques petits détours de préparer son esprit à une révélation indispensable, et insistant dans les termes les plus tendres sur le partage heureux qui était échu à Nelly, ils lui dirent enfin toute la vérité. À l’instant même où elle sortit de leur bouche, il tomba roide comme un homme assassiné.

Durant plusieurs heures on eut peu d’espoir de le ramener à la vie ; mais la douleur a la vie dure, et le vieillard revint à lui.

S’il existait quelqu’un qui n’eût jamais connu le vide affreux qui suit la mort, ni le sentiment de désolation qui s’appesantit sur les esprits les plus forts, lorsqu’ils sentent à chaque instant qu’il leur manque un être précieux et chéri ; ni le lien étroit qui s’établit entre les choses inanimées, les objets les plus insensibles et l’idole de leurs souvenirs, alors qu’il n’est pas un meuble dans la maison qui ne devienne un monument sacré, pas une chambre qui ne soit un tombeau ; s’il existait quelqu’un qui ne connût pas cela et ne l’eût point éprouvé par sa propre expérience, celui-là aurait peine à comprendre comment, pendant de longs jours, le vieillard languissant usa le temps à errer çà et là comme une âme en peine, cherchant toujours quelque chose sans jamais trouver le repos.

Tout ce qu’il avait conservé de pensée et de mémoire était concentré sur elle. Jamais il ne reconnut ou ne parut reconnaître son frère. La tendresse, les soins le laissaient indifférent. Si on lui parlait de tel sujet ou de tel autre, sauf un seul, il écoutait quelques moments avec patience, puis il se dépêchait d’aller recommencer sa recherche.

Quant au sujet qui était dans sa pensée comme dans celle de tout le monde, il était impossible de l’aborder. Morte ! Il ne pouvait ni entendre ni supporter ce mot. La moindre allusion à cet égard l’eût jeté dans un accès semblable à celui où il était tombé la première fois. Nul ne pourrait dire dans quelle espérance il supportait la vie : mais qu’il eût quelque espérance de retrouver Nelly, une espérance vague et obscure qui chaque jour fuyait devant lui, et qui de jour en jour lui rendait le cœur plus malade et plus accablé, personne n’en pouvait douter.

Ses amis décidèrent qu’il conviendrait de l’éloigner du théâtre de ce dernier malheur ; d’essayer si un changement de lieu le tirerait de cet état de stupeur et de chagrin. Son frère consulta sur ce point les maîtres les plus habiles de la science ; Ils vinrent et examinèrent le vieillard. Plusieurs restèrent à causer avec lui quand il voulait bien causer, et à suivre ses mouvements tandis qu’il marchait seul et silencieux.

« En quelque endroit qu’on le conduise, dirent-ils, il cherchera toujours à revenir ici. Son esprit n’en sortira pas. On pourrait le garder à vue, veiller sur lui avec soin, le tenir prisonnier enfin ; mais s’il réussissait à s’échapper, il ne manquerait pas de retourner au même lieu, ou bien c’est qu’il mourrait en route. »

Le petit garçon, à qui il avait obéi d’abord, perdit sur lui son influence. Le vieillard lui permettait parfois de marcher à ses côtés, il paraissait assez sensible à sa présence pour lui donner la main, ou même encore il s’arrêtait de temps en temps pour l’embrasser sur la joue ou pour lui caresser la tête. D’autres fois il lui enjoignait, sans rudesse, cependant, de s’éloigner, et ne supportait pas sa vue près de lui. Mais soit qu’il fût seul ou avec son docile ami, soit qu’il se trouvât avec ceux qui eussent donné tout au monde pour pouvoir lui procurer quelque consolation, quelque repos d’esprit, toujours il restait le même : il n’aimait plus rien, il ne se souciait plus de rien dans la vie. C’était un cœur brisé à tout jamais.

Un jour enfin on s’aperçut qu’il s’était levé de très-bonne heure et qu’il était parti avec son havre-sac sur le dos, son bâton à la main, emportant avec lui le chapeau de paille de Nelly avec son petit panier rempli des objets qu’elle avait coutume d’y mettre. Comme on allait se mettre à sa poursuite, on vit accourir tout effrayé un enfant de l’école qui, un moment auparavant, l’avait aperçu assis dans l’église, sur le tombeau de Nelly, dit-il.

On s’y rendit en toute hâte : et, du seuil de la porte, dont on s’était approché sur la pointe du pied, on le vit là dans l’attitude d’un homme qui attend. On se garda bien de le déranger, on laissa seulement quelqu’un pour le surveiller toute la journée. Quand descendit l’ombre du soir, le vieillard se leva, retourna au logis et se mit au lit en murmurant : « Elle viendra demain ! »

Le lendemain, il se rendit de nouveau dans l’église où il resta depuis le matin jusqu’à la nuit ; et, la nuit venue, il alla se coucher en murmurant comme la veille : « Elle viendra demain ! »

Ce fut ainsi que désormais chaque jour, et durant la journée entière, il attendit Nelly sur son tombeau. Que de fois dans la vieille, sombre et silencieuse église, il vit se dresser devant lui les brillantes visions de ce qu’avait été Nelly, de ce qu’il espérait qu’elle pouvait redevenir encore : ces tableaux d’excursions nouvelles dans de belles campagnes, de haltes pittoresques sous le ciel tout ouvert, d’allées et venues à travers les champs et les bois ; ces accents de la voix toujours vivante dans son souvenir ; ses traits, sa taille, son vêtement flottant, ses cheveux agités gaiement par la brise !

Jamais il ne dit à ses amis ni ce qu’il pensait ni où il allait. Le soir, il était assis parmi eux, méditant avec un secret plaisir, qui n’était un mystère pour personne, de fuir avec Nelly avant la nuit suivante ; et on pouvait l’entendre de nouveau murmurer dans ses prières : « Ô mon Dieu, laissez-la venir demain ! »

Ce fut par une belle journée de printemps que finit ce drame. Le vieillard n’était pas revenu à son heure habituelle. On se mit à sa recherche, et on le trouva couché sur le tombeau de Nelly. Il était mort.

On l’inhuma à côté de celle qu’il avait si tendrement aimée, dans cette église où souvent ils avaient prié, rêvé, en se tenant par la main. L’enfant et le vieillard reposent ensemble.

Chapitre XXXVI. §

Le tourbillon magique qui, dans sa course aventureuse, a entraîné jusqu’ici le chroniqueur, commence à ralentir son pas ; il s’arrête. Le voilà arrivé au but ; notre tâche va finir aussi.

Il ne nous reste plus qu’à prendre congé des acteurs du petit monde qui nous a tenu compagnie tout le long du chemin, pour terminer notre voyage.

Entre tous, par-dessus tous, le doucereux Sampson Brass et Sally, viennent, bras dessus bras dessous, réclamer notre attention et nos égards.

Nous avons déjà vu que M. Sampson était tombé entre les mains de la justice, après l’avoir invoquée d’abord, et on avait si fortement insisté pour qu’il voulût bien prolonger son séjour dans la prison, qu’il n’avait pu s’y refuser. Il demeura sous la protection des lois durant un temps considérable, tenu si étroitement à l’écart par l’attention pleine de sollicitude de ceux qui veillaient à ses besoins, qu’il était perdu pour la société, sans pouvoir se livrer à aucun exercice extérieur, si ce n’est dans l’espace d’une petite cour pavée. Les gens auxquels il avait affaire, connaissant son caractère modeste et son goût pour la retraite, jaloux d’ailleurs de l’avoir toujours près d’eux, ne voulurent pas s’en séparer avant que deux riches particuliers eussent fourni une caution de trente-sept mille cinq cents francs ; ce ne fut qu’à cette condition que ses hôtes lui permirent de quitter leur toit hospitalier, tant ils avaient peur qu’il ne leur faussât pour toujours compagnie, s’ils ne prenaient pas leurs sûretés avant de lui donner la clef des champs. M. Brass, frappé de ce que ce badinage avait de spirituel, et le prenant tout à fait au sérieux, trouva dans le vaste cercle de ses relations une couple d’amis dont la fortune réunie s’élevait à un peu moins de un franc cinquante centimes ; il offrit donc ces messieurs en garantie : histoire de rire ! Mais, ces gentlemen n’ayant pas été accueillis, après vingt-quatre heures de réflexion pour la forme, M. Brass consentit à rester dans son domicile actuel, et il y resta en effet jusqu’au moment où un club d’esprits d’élite, vulgairement appelé le Grand-Jury, qui étaient dans le secret de la plaisanterie, l’appelèrent à comparaître pour parjure et dol, devant douze autres personnages facétieux qui, à leur tour, s’amusèrent beaucoup à le déclarer coupable. Il y a plus ; la populace elle-même s’associa au badinage ; et lorsque M. Brass fut emmené en fiacre vers l’édifice où se réunissaient ses juges, elle salua sa venue en lui jetant à la tête des œufs pourris et des petits chats noyés ; elle fit même semblant de vouloir le mettre en pièces, ce qui accrut infiniment le comique de la situation, et dut, sans nul doute, augmenter d’autant la satisfaction de l’ex-procureur.

Une fois en vaine de gaieté, M. Brass ne s’en tint pas là : il se pourvut en cassation, alléguant en sa faveur que, s’il avait consenti à déclarer lui-même les faits à sa charge, c’était sur l’assurance réitérée qu’on lui avait donnée, et les promesses qu’on lui avait faites d’obtenir pour lui pardon et impunité ; il invoquait l’indulgence que la loi ne refuse pas en pareil cas aux esprits crédules, victimes de leur confiance innocente. Après un débat solennel, ce point, ainsi que d’autres de nature technique, dont il serait difficile d’exagérer la grotesque extravagance, fut déféré à la décision des juges. En attendant, Sampson avait été réintégré dans sa première résidence. Finalement, vainqueur sur quelques points, vaincu sur d’autres, le résultat définitif fut qu’au lieu d’être prié de vouloir bien voyager pour un temps en pays étranger, il obtint la faveur d’orner de sa présence la mère patrie, sous certaines restrictions tout à fait insignifiantes.

Voici quelles furent ces restrictions : il devait, durant un nombre d’années déterminé, résider dans un bâtiment spacieux où étaient logés et entretenus aux frais du public plusieurs autres gentlemen qui étaient vêtus d’un uniforme gris très-simple, bordé de jaune, portant les cheveux ras et vivant principalement d’un petit potage au gruau. On l’invita aussi à partager leur exercice qui consiste à monter constamment une série interminable de marches d’escalier ; et de peur que ses jambes, peu accoutumées à ce genre de divertissement, ne s’en trouvassent avariées, on lui fit porter au-dessus de la cheville une amulette de fer pour lui servir de charme contre la fatigue. Une fois bien convenus de leurs faits, on le transporta un soir à son nouveau séjour, en grande cérémonie, dans un des carrosses de Sa Majesté, en compagnie de neuf autres gentlemen et de deux dames admis au même privilège.

Indépendamment de ces petites peines, autrement dit, de ces bagatelles, son nom fut effacé du rôle des attorneys ; et je ne sais pas si vous savez que jusqu’à ces derniers temps cette mesure a toujours été considérée comme une marque de dégradation, de déshonneur pour celui qui la subit, comme impliquant nécessairement quelque acte de félonie abominable, vu qu’il y a tant de noms très-peu respectables qui se carrent tranquillement aux meilleures places de la liste des procureurs, sans être en rien molestés.

Quant à Sally Brass, il courut sur son compte une foule de rumeurs contradictoires. Il y en avait d’aucuns qui disaient avec pleine assurance qu’elle s’était rendue aux docks en habits d’homme et s’y était engagée comme matelot femelle. D’autres insinuaient qu’elle s’était enrôlée comme simple soldat dans le deuxième régiment des gardes à pied et qu’on l’avait aperçue en uniforme à son poste, c’est-à-dire se tenant un soir appuyée sur son fusil dans une des guérites du parc de Saint-James ; mais de tous ces bruits, celui qui paraît le plus vraisemblable, c’est, qu’après un laps de quelque cinq années, pendant lesquelles rien n’indique que personne ait pu la rencontrer, on vit plus d’une fois deux misérables créatures se glisser à la nuit hors des réduits les plus reculés de Saint-Giles et cheminer le long des rues en traînant la savate, le corps tout courbé, scrutant les tas d’ordures et les ruisseaux comme pour y chercher quelque débris de nourriture, quelque rebut du souper de la veille. Jamais ces espèces de spectres n’apparaissaient que dans les nuits de froid et d’obscurité où ces terribles fantômes, ces images incarnées de la misère, du vice et de la famine, qui en tout autre temps se cachent dans les plus hideux repaires de Londres, sous les portes cochères, les voûtes sombres et dans les caves, s’aventurent à rôder dans les rues. Ceux qui avaient connu Sampson et Sally, disaient tout bas que ce devait être l’ex-procureur et sa sœur ; et il paraît qu’encore aujourd’hui on les voit quelquefois passer, la nuit, quand il fait bien noir, avec leur sale accoutrement, tout contre le passant, qui s’écarte avec dégoût.

On ne retrouva le corps de Quilp qu’au bout de quelques jours. Une enquête fut ouverte près de l’endroit où les flots l’avaient déposé. L’opinion générale fut que le nain s’était suicidé, et comme toutes les circonstances de sa mort paraissaient s’accorder avec cette présomption, le verdict fut rendu dans ce sens. Il fut enterré avec un pieu enfoncé au travers du cœur, au beau milieu d’un carrefour.

Cependant, le bruit courut plus tard que cette horrible et barbare pratique n’avait pas été mise à exécution et que les restes de Quilp avaient été secrètement rendus à Tom Scott. Sur ce point même, toutefois, les sentiments furent divisés, car plusieurs personnes prétendirent que Tom Scott avait déterré à minuit la dépouille de son maître et l’avait portée à un endroit indiqué d’avance par la veuve. Il est à présumer que ces deux histoires n’avaient pas d’autre fondement que les larmes versées par Tom, lors de l’enquête : et nous devons dire à ceux qui ne voudraient pas le croire, que le fait des larmes est véritable ; bien plus, Tom manifesta le plus vif désir d’aller donner une pile au jury. Voyant qu’on l’en empêchait et qu’on l’avait même chassé de la salle, il voulut du moins, par esprit de vengeance, en obscurcir l’unique croisée en se posant en éventail dans l’embrasure, la tête en bas, jusqu’à ce qu’un sergent de ville, qui ne badinait pas, le remit sur ses pieds lestement en lui faisant faire la culbute.

Se trouvant sur le pavé, par suite de la mort de son maître, il se détermina à courir le monde sur la tête et sur les mains, et, en conséquence, il commença à faire la roue pour gagner sa vie. Cependant, comme sa qualité d’Anglais lui paraissait un obstacle insurmontable à ses succès dans cette carrière (quoique l’art des culbutes soit chez nous en assez grande faveur), il prit le nom d’un marchand d’images italien avec qui il fit connaissance ; et sous le nom de Tomscotino fit désormais ses pirouettes à l’envers avec un succès prodigieux et devant un public de plus en plus nombreux.

La petite mistress Quilp ne se pardonna jamais l’unique faute qui pesât sur sa conscience, et elle ne pouvait y penser ni en parler sans pleurer amèrement. Son mari ne laissait point de parents, elle était riche ; il n’avait pas fait de testament, sinon elle fût restée pauvre. S’étant mariée la première fois à l’instigation de sa mère, elle ne consulta que son propre goût pour un second choix. Ce choix tomba sur un homme agréable et jeune encore ; et comme il avait posé pour condition préliminaire que mistress Jiniwin vivrait hors de la maison avec une pension alimentaire, les deux époux n’eurent, après la célébration du mariage, que la moyenne nécessaire de querelles qu’il doit y avoir dans un bon ménage, et menèrent une joyeuse existence avec l’argent du défunt.

M. et mistress Garland et M. Abel continuèrent leur petit trantran ordinaire, à l’exception d’un changement qui se produisit dans leur intérieur, comme nous allons l’exposer : Quand le temps fut venu, M. Abel s’associa avec son ami le notaire. À cette occasion, il y eut dîner, bal, réjouissance complète. Au bal, le hasard voulut qu’on eût invité la jeune personne la plus modeste qu’on ait jamais vue, et le hasard voulut encore que M. Abel tombât amoureux d’elle. Comment se fit la chose, ou comment les deux jeunes gens s’en aperçurent, ou lequel des deux communiqua le premier à l’autre sa découverte, c’est ce que l’on ignore. Toujours est-il qu’après un certain temps ils se marièrent ; toujours est-il qu’ils furent heureux à faire envie, toujours est-il enfin qu’ils méritaient bien leur bonheur. Il ne pouvait rien y avoir de plus agréable pour nous que d’ajouter à ces détails qu’ils eurent beaucoup d’enfants ; car la bonté et la vertu ne peuvent se multiplier et se répandre sans que ce soit un ornement de plus à joindre aux autres beautés de la nature et un sujet de joie légitime pour l’humanité tout entière.

Le poney garda son caractère et ses principes d’indépendance jusqu’au dernier moment de sa vie, qui fut d’une longueur peu commune, et lui valut le surnom de Mathusalem. Souvent il traîna le petit phaéton de la maison de M. Garland père à la maison de M. Garland fils ; et comme les parents et leurs enfants se réunissaient très-fréquemment, il eut chez les jeunes époux une écurie à lui où il se rendait de lui-même avec une étonnante dignité. Il voulut bien condescendre à jouer avec les enfants lorsque ceux-ci furent devenus assez grands pour cultiver son amitié, et il courait avec eux comme un chien à travers le petit enclos. Mais, bien qu’il se relâchât à tel point de sa fierté d’humeur, et leur permît des caresses et de petites privautés, comme par exemple d’examiner ses sabots ou de se pendre à sa queue, jamais il ne souffrit qu’aucun d’eux montât sur son dos pour le conduire ; montrant ainsi que la familiarité elle-même a ses limites, et qu’il y a des points réservés avec lesquels il ne faut pas badiner.

Vers la fin de sa vie, Whisker prouva qu’il n’était pas encore incapable de former des attachements de cœur : lorsque le bon vieux bachelier vint vivre avec M. Garland après le décès de son ami le desservant, le poney se prit pour lui d’une grande amitié et se laissa volontiers conduire par lui sans opposer la moindre résistance. Deux ou trois années avant sa mort on cessa de le faire travailler ; il vécut à même l’herbe des prés comme un vrai coq en pâte, et son dernier acte, bien digne d’un vieux gentleman colérique, fut de lancer une ruade contre son docteur… vétérinaire.

Après une longue convalescence, M. Swiveller, qui était entré en jouissance de son revenu, acheta une bonne garde-robe à la marquise et la mit aussitôt en pension, conformément au vœu qu’il avait fait sur son lit de souffrance. Il chercha longtemps un nom qui fût digne d’elle, et finit par se décider en faveur de Sophronie Sphinx, nom euphonique, gracieux, qui avait de plus l’avantage de laisser supposer au fond un mystère. Ce fut donc sous ce nom que la marquise se rendit, tout en larmes, à la pension choisie par M. Swiveller : mais elle en fut retirée, par suite de ses progrès rapides qui l’avaient placée au-dessus de ses compagnes, pour entrer dans un établissement d’un ordre plus élevé. M. Swiveller, c’est une justice à lui rendre, bien que les frais d’éducation de la marquise dussent le mettre à la gêne pour une demi-douzaine d’années au moins, ne sentit pas un instant son zèle se refroidir et se trouva toujours payé amplement par les rapports avantageux qu’il recevait, avec beaucoup de gravité, sur les progrès de la jeune élève, chaque fois qu’au bout du mois il faisait sa visite à la directrice, qui le considérait comme un gentleman aux habitudes excentriques, très-littéraire et d’une force prodigieuse sur les citations.

En un mot, M. Swiveller tint la marquise dans cette maison jusqu’à ce qu’elle eût atteint à peu près sa dix-neuvième année ; elle avait alors de bonnes manières, de l’instruction, de l’élégance. Il se demanda sérieusement, à cette époque, ce qu’il y avait maintenant à faire. Dans une de ses visites périodiques, tandis qu’il roulait cette question dans son esprit, la marquise arriva au parloir ; elle était seule, elle était plus souriante et plus fraîche que jamais : alors la pensée vint à Richard, et ce n’était pas la première fois, que si elle consentait à l’épouser, ils seraient parfaitement heureux ensemble. Richard lui posa la question, elle ne dit pas non. Au bout d’une semaine, ni plus ni moins, ils étaient mariés, ce qui permit à M. Swiveller de faire remarquer bien des fois plus tard qu’il y avait eu, avec tout cela, une jeune demoiselle qui l’avait attendu pour l’épouser.

Il y avait justement à louer un petit cottage à Hampstead avec une tabagie pour fumer, objet d’envie du monde civilisé ; ils se gardèrent bien de manquer l’occasion, et allèrent s’y établir après la lune de miel. Chaque dimanche, M. Chukster se rendait régulièrement en ce lieu de retraite pour y passer la journée ; il commençait par y déjeuner. C’était lui qui était leur grand pourvoyeur de nouvelles publiques et des cancans de la société fashionable. Durant quelques années, il continua de porter à Kit une haine à mort, protestant qu’il avait encore une meilleure opinion de lui du temps qu’on l’accusait d’avoir soustrait le billet de banque, que depuis qu’on avait reconnu pleinement son innocence ; car enfin son crime témoignait au moins chez lui d’une certaine audace, d’une certaine énergie, tandis que son innocence n’était qu’une preuve de plus de son caractère souple et artificieux. Cependant il en vint plus tard, mais combien il fallut de temps ! à se réconcilier avec lui ; il alla même jusqu’à l’honorer de son patronage, comme un homme qui s’était assez visiblement corrigé pour mériter pardon et indulgence. Toutefois, il ne mit jamais en oubli et ne put lui pardonner le fait du schelling ; car enfin, disait-il, s’il fût revenu pour en gagner un autre, à la bonne heure, mais revenir pour achever de gagner ce qu’on lui avait donné tout d’abord, c’était sur son caractère moral une tache que ni regret ni contrition ne pouvait jamais complètement faire disparaître.

M. Swiveller, qui avait toujours eu du goût pour la philosophie contemplative, s’y adonnait de temps en temps avec fureur dans sa petite tabagie, dont il ne pouvait s’arracher. Durant ces heures de méditation, il s’était mis à débattre dans son esprit la question mystérieuse de la famille de Sophronie. Sophronie elle-même croyait être orpheline ; mais M. Swiveller, d’après quelques légers indices qu’il réunit d’autre part, inclina souvent à penser que miss Brass devait en savoir plus long, et, ayant appris par sa femme les détails de l’étrange entrevue qu’elle avait eue avec Quilp, il soupçonna maintes fois que le nain eût bien pu, de son vivant, fournir la clef de l’énigme, si cela lui eût convenu. Disons cependant que ces raisonnements ne troublaient aucunement le repos de M. Swiveller ; car Sophronie était toujours pour lui une femme aimable, dévouée et vigilante. Richard, de son côté, d’humeur égale et paisible, à cela près de quelques brouilles passagères avec M. Chukster, que Sophronie, en femme de bon sens, encourageait plutôt qu’elle ne les calmait, fut toujours pour elle un époux plein d’égards et de tendresse. Ils jouèrent ensemble des milliers de parties de cribbage. Et nous devons ajouter, à l’honneur de Dick, que, depuis le commencement jusqu’à la fin, il continua d’appeler du titre de marquise celle que nous appelons, nous, Sophronie, et que, chaque année, à l’anniversaire du jour où il l’avait aperçue dans sa chambre de malade, il y avait un dîner auquel M. Chukster était engagé : et, ce jour-là, on mettait les petits plats dans les grands.

Les joueurs de profession Isaac List et Jowl, avec leur digne associé M. James Graves, ce personnage chatouilleux à l’endroit de sa réputation, poursuivirent leurs opérations avec des chances diverses jusqu’au moment où l’insuccès d’une affaire un peu hardie dans l’exercice de leur profession les obligea de se disperser dans toutes les directions, sans pouvoir éviter l’atteinte de la justice, qui a le bras long. Cette déroute provint de l’étourderie d’un nouvel affidé, le jeune Frédéric Trent, qui, en divulguant le secret de ses complices, devint ainsi, à son insu, l’instrument de leur châtiment comme du sien.

Ce jeune homme passa à l’étranger, où, pendant quelque temps, il s’abandonna à toutes sortes d’excès, vivant de son industrie, autrement dit, de l’abus de toutes les facultés qui, dignement employées, élèvent l’homme au-dessus de la bête, mais qui le ravalent au contraire au-dessous d’elle lorsqu’il s’est ainsi dégradé. Peu de temps après, son corps, tout meurtri et défiguré par quelque rixe violente, fut reconnu par un Anglais qui visitait par hasard le bâtiment spécial de la Morgue, à Paris, où sont exposés les noyés. Mais cet Anglais garda prudemment le secret jusqu’à son retour dans son pays, et le corps de Frédéric Trent ne fut réclamé par personne.

Le gentleman, désignation familière sous laquelle nous avons fait connaître le frère du grand-père de Nelly, voulait absolument tirer le pauvre maître d’école de sa retraite ignorée pour faire de lui son compagnon et son ami ; mais l’humble instituteur de village craignait de s’aventurer dans un monde bruyant, et d’ailleurs, il s’était habitué à aimer le voisinage du vieux cimetière. Calme et heureux dans son école, dans son pays d’adoption, et surtout dans son attachement pour sa chère petite amie tant pleurée, il continua tranquillement sa vie paisible et demeura, malgré l’insistance du reconnaissant gentleman, ce qu’on peut exprimer en peu de mots, un pauvre maître d’école, rien de plus.

Son ami, le gentleman, ou le plus jeune frère, comme vous voudrez, avait conservé au fond du cœur un pesant chagrin. Mais ce chagrin ne faisait de lui ni un misanthrope ni un ermite. Il traversait le monde en gardant ses affections. Longtemps, très-longtemps, son principal plaisir fut de rechercher la trace des lieux par où avaient passé le vieillard et l’enfant, autant que les derniers récits de Nelly lui permirent de retrouver ces indices, de s’arrêter là où ils s’étaient arrêtés, de méditer là où ils avaient souffert, et de se réjouir là où ils avaient éprouvé quelque bon traitement. Ceux qui leur avaient témoigné quelque bonté ne purent échapper à ses recherches. Les deux sœurs du pensionnat de miss Monflathers, qui avaient été aimées de Nelly parce qu’elles-mêmes n’avaient pas d’amis ; mistress Jarley, la propriétaire des figures de cire ; Codlin, Short, tous, il les retrouva ; et l’on nous a même affirmé qu’il n’oublia pas non plus le chauffeur de la fournaise.

L’histoire de Kit, en se répandant au dehors, lui attira une multitude d’amis et lui valut beaucoup d’offres généreuses. D’abord, il ne songeait nullement à quitter le service de M. Garland ; mais, sur les représentations sérieuses et les bons avis de ce gentleman, il commença à s’accoutumer à l’idée d’un changement de condition dans le temps comme dans le temps ; mais, en moins de rien et sans qu’il eût seulement le loisir de respirer, un des jurés qui l’avait autrefois cru coupable du crime qu’on lui imputait et qui s’était prononcé en conséquence, lui proposa un bon poste. Il avait la bonté d’assurer en même temps à la mère de Kit des moyens suffisants d’existence et de bien-être. Ce fut ainsi, comme Kit le répétait souvent, qu’un grand malheur devint pour lui la source de toutes ses prospérités.

Kit resta-t-il célibataire, ou bien se maria-t-il ? Il va sans dire, qu’il se maria. Et qui pouvait-il épouser, si ce n’est Barbe ? Et même, bien mieux, il se maria assez jeune pour que le petit Jacob se trouvât avoir des neveux et nièces avant que ses mollets, déjà mentionnés honorablement dans cette histoire, eussent encore eu l’honneur de se voir logés dans un grand pantalon. Au reste, ce n’était pas nécessaire pour porter le titre vénérable d’oncle, car le poupon l’était aussi comme lui. Le bonheur que cet événement causa à la mère de Kit et à la mère de Barbe est au-dessus de toute expression ; se trouvant si bien d’accord sur ce point comme sur tous les autres, elles prirent le parti de se loger ensemble et vécurent dans la plus parfaite intimité. Le cirque d’Astley avait un attrait irrésistible pour les réunir tous au parterre à chaque trimestre ; et la mère de Kit ne manquait pas de dire, chaque fois qu’elle voyait badigeonner à neuf l’extérieur de ce théâtre florissant, que son fils, en les y conduisant, n’avait pas nui au succès de la troupe, et elle s’attendait presque à voir le directeur sortir pour l’en remercier avec effusion quand elle passait par là.

Lorsque Kit eut des enfants de six et sept ans, il y eut dans le nombre une Barbe, et une jolie Barbe encore. Il n’y manquait pas non plus un fac-simile exact du petit Jacob, tel qu’il était dans ces temps reculés où on lui révéla ce que c’était que des huîtres. Naturellement, il y avait un Abel, le filleul de M. Garland fils ; il y avait un Dick, également filleul de M. Swiveller. Le petit groupe d’enfants se réunissait souvent le soir autour du père, en le priant de raconter encore l’histoire de cette bonne miss Nell, qui était morte. Kit la leur racontait ; et, quand les enfants pleuraient après l’avoir entendue, regrettant qu’elle ne fût pas plus longue, il leur disait qu’elle était montée au ciel, où vont tous les braves gens, et que, s’ils étaient bons comme elle, ils pouvaient espérer d’aller aussi un jour au ciel, où ils pourraient la voir et la connaître comme il l’avait vue et connue lui-même du temps qu’il n’était encore qu’un tout petit garçon. Puis il leur racontait combien alors il était pauvre, comment elle lui avait enseigné ce qu’il n’avait pas le moyen d’apprendre, et comment le vieillard avait l’habitude de dire : « Elle se moque toujours de Kit ; » et alors les enfants séchaient leurs larmes et se mettaient à rire à la pensée de ce qu’avait fait cette bonne miss Nell, et ils étaient tout joyeux.

Parfois, Kit les conduisait jusqu’à la rue où Nell et son grand-père avaient habité ; mais de nouvelles constructions en avaient totalement changé la physionomie. Depuis longtemps la vieille maison avait été abattue, et, à la place, on avait ouvert une belle et large voie. Les premières fois, Kit put tracer encore avec sa canne un cercle sur le sol, comme pour indiquer à ses enfants la place où avait été la maison ; mais bientôt il n’eut plus lui-même qu’un souvenir confus de cette place : tout ce qu’il put dire, c’est que ce devait être ici où là, et que tous ces changements lui avaient brouillé l’esprit.

Telles sont les métamorphoses que produisent un petit nombre d’années, et c’est ainsi que tout passe, comme une histoire qu’on raconte.

FIN.