Charles Dickens

1843

Vie et aventures de Martin Chuzzlewit

Ont participé à cette édition électronique : Stella Louis (Édition TEI).

Tome premier §

Chapitre premier. Qui servira d’introduction pour faire connaître la généalogie de la famille Chuzzlewit. §

Comme il n’est personne, soit dame, soit gentleman, pour peu qu’il ait quelque prétention à compter dans la société des gens comme il faut, qui puisse se permettre de montrer de la sympathie pour la famille Chuzzlewit, à moins de se bien assurer d’abord de l’extrême ancienneté de sa race, on apprendra avec une grande satisfaction que, sans le moindre contredit, elle descendait en ligne directe d’Adam et Ève, et que, vers ces derniers temps, elle avait ses intérêts étroitement liés à l’agriculture. Si un esprit envieux ou malicieux donnait à entendre qu’un Chuzzlewit, dans une des périodes des annales de la famille, ait pu déployer un peu trop d’orgueil de caste, cette faiblesse mériterait, à coup sûr, moins de blâme que d’indulgence, si l’on veut bien tenir compte de l’immense supériorité de cette maison sur le reste de l’humanité, eu égard à la haute antiquité de son origine.

C’est un fait remarquable que s’il y a eu, dans la plus ancienne famille de qui nous ayons souvenir, un meurtrier et un vagabond, nous sommes sûrs d’en rencontrer bien d’autres dans les chroniques de toutes les familles anciennes, qui ne sont elles-mêmes que la répétition uniforme de ces mêmes traits de caractère. Il y a plus : on peut poser en principe général que plus grand est le nombre des ancêtres, plus grande est la somme des meurtres et du vagabondage. En effet, aux temps reculés, ces deux sortes de distraction, qui joignaient à un agréable délassement le moyen alléchant de réparer les fortunes endommagées, étaient à la fois l’occupation noble et la récréation hygiénique des gens de qualité dans ce monde.

En conséquence, on éprouvera une inexprimable consolation, un véritable bonheur à apprendre que, dans les diverses périodes de notre histoire nationale, les Chuzzlewit furent étroitement liés à plusieurs scènes de carnage et d’émeutes sanglantes. On se rappelle en outre à leur sujet que, couverts de la tête aux pieds d’un acier à toute épreuve, ils conduisirent fréquemment à la mort, avec un courage invincible, leurs soldats qu’ils poussaient devant eux à coups de fouet, et qu’ensuite ils retournaient gracieusement au manoir retrouver leurs parents et leurs amis.

On ne saurait mettre en doute qu’un Chuzzlewit au moins ne soit venu à la suite de Guillaume le Conquérant pour gagner, comme disaient les Normands. Cependant il ne paraît pas probable que cet illustre aïeul ait, postérieurement à cette époque, gagné grand’chose auprès de ce monarque : car la famille ne semble pas avoir jamais été distinguée grandement par la possession de domaines territoriaux. Et chacun sait parfaitement, pour la distribution de cette sorte de propriété entre ses favoris, jusqu’à quel point le conquérant normand poussait la libéralité et la reconnaissance, vertus qu’il n’est pas rare de rencontrer chez les grands hommes, lorsqu’il s’agit de faire des largesses avec ce qui appartient à autrui.

Ici, peut-être, il convient que l’historien fasse un temps d’arrêt pour se réjouir de l’énorme quantité de valeur, de sagesse, d’éloquence, de vertu, de gentilhommerie, de noblesse véritable, que l’invasion normande paraît avoir apportée en Angleterre, et que la généalogie de chaque famille antique fait ce qu’elle peut pour exagérer encore : et, comme il est hors de doute qu’elle eût été tout aussi considérable, aussi féconde en longues séries de chevaleresques descendants, quand bien même Guillaume le Conquérant eût été Guillaume le Conquis, cette légère différence aurait peut-être changé les noms et les familles, ce qui importe peu, mais sans détruire la noblesse, ce qui est très-consolant.

Irrécusablement, il y eut un Chuzzlewit dans la conspiration des poudres, si Fawkes lui-même, le traître par excellence, ne fut pas un rejeton de cette remarquable race : et rien ne serait plus facile à admettre, en supposant, par exemple, qu’un autre Chuzzlewit, appartenant à une génération précédente, eût émigré en Espagne et, là, eût épousé une femme indigène, de qui il eût un fils au teint olivâtre. Cette conjecture vraisemblable est fortifiée, sinon absolument confirmée, par un fait qui ne saurait manquer d’intéresser les personnes curieuses de suivre à la trace et de reconnaître la tradition des goûts héréditaires dans la vie des générations subséquentes, qui reproduisent ainsi, à leur insu, la physionomie de leurs ancêtres. Il est à remarquer que, dans ces derniers temps, plusieurs Chuzzlewit, après avoir, sans succès, essayé d’autres états, se sont, sans la moindre espérance raisonnable de s’enrichir et sans aucun motif admissible, établis marchands de charbon, et que, de mois en mois, ils sont restés à garder obscurément une petite provision de cette denrée, sans être jamais entrés en arrangement avec aucun acheteur. L’étrange similitude qu’il y a entre cette façon d’agir et celle qu’adopta leur grand aïeul sous les voûtes du Parlement à Westminster, est trop frappante et trop significative pour avoir besoin de commentaire.

Également, il ressort avec toute évidence des traditions orales de la famille, qu’à une période de son histoire non distinctement définie, il exista une dame dont les goûts étaient si destructeurs et qui était si familière avec l’usage et la composition des matières inflammables et combustibles, qu’on l’avait surnommée la Fabricante d’allumettes. C’est sous ce sobriquet populaire qu’elle a été connue jusqu’ici dans les légendes de la famille. Assurément il n’est pas permis de douter que ce ne soit la dame espagnole, mère de Chuzzlewit Fawkes.

Mais il existe une autre pièce de conviction qui montre quel étroit rapport ont les Chuzzlewit avec cet événement mémorable de l’histoire d’Angleterre ; une pièce qui portera la certitude dans tout esprit assez incrédule, si tant est qu’il y en ait, pour ne pas se rendre à l’évidence de ces preuves.

Il y a quelques années, un très-respectable membre de la famille Chuzzlewit, homme digne de foi à tous égards, homme irréprochable, car jamais ses plus cruels ennemis eux-mêmes ne songèrent à lui faire d’insulte plus sérieuse que de l’appeler Chuzzlewit le Riche, possédait une lanterne sourde d’une antiquité incontestable. Ce qui donnait surtout du prix à cet ustensile, c’est que, pour la forme et le modèle, il était absolument semblable à ceux dont on se sert aujourd’hui. Or ce gentleman, qui depuis est mort, s’est toujours montré prêt à attester par serment, et cent fois il en a donné l’assurance solennelle, qu’il avait fréquemment entendu sa grand’mère dire en contemplant cette vénérable relique : « Oui, oui, cette lanterne fut portée par mon grand-fils le 5 novembre, en sa qualité de Guy Fawkes1. » Ces paroles remarquables avaient produit, et c’était bien naturel, une forte impression sur son esprit ; aussi avait-il coutume de les répéter très-souvent. Leur sens légitime et leur conclusion naturelle sont également triomphants, irrésistibles. La vieille dame, qui au moral était d’une nature énergique, éprouvait cependant une certaine faiblesse et quelque confusion dans les idées, ce qui était bien connu ; ou tout au moins y avait-il de l’incohérence dans son langage, conséquence naturelle du grand âge et de la loquacité. Le léger, très-léger désordre que trahissent ces expressions, est évident et des plus faciles à corriger : « Oui, oui, disait-elle, et nous ferons observer qu’il n’y avait lieu d’introduire aucune correction dans cette première proposition. Oui, oui, cette lanterne fut portée par mon grand-père, – et non par son petit-fils, ce qui serait postérieur, – fut portée le 5 novembre, en sa qualité de Guy Fawkes. » Ici se présente à nous une remarque à la fois solide, claire, naturelle, et en étroit accord avec le caractère de la femme qui tenait ce langage : c’est que l’identité de Guy Fawkes et du grand-père de la bonne dame est d’après cela si visible, qu’il serait à peine nécessaire d’insister sur ce point, si ces paroles en sa qualité de Guy Fawkes n’avaient été méchamment interprétées par de malins esprits dans le sens de la mascarade annuelle ; preuve nouvelle de la confusion que peut produire trop souvent non-seulement dans la prose historique, mais encore dans la poésie d’imagination, l’exercice d’un petit travail d’esprit de la part d’un commentateur.

On a prétendu que dans les temps modernes il n’y a point d’exemple qu’on ait trouvé un Chuzzlewit en termes intimes avec les grands seigneurs. Mais c’est encore ici que l’évidence vient confondre et réduire au mutisme les malicieux détracteurs qui forgent et colportent ces misérables inventions : car diverses branches de la famille sont restées en possession de lettres d’où il résulte évidemment, en termes circonstanciés, qu’un Diggory Chuzzlewit avait l’habitude de dîner sans cesse avec le duc Humphrey. Ainsi il figurait constamment, à titre de convive, à la table de cet homme de qualité ; ainsi l’hospitalité de Sa Grâce, la société de Sa Grâce, lui étaient en quelque sorte obligatoires : il en était même ennuyé à la fin, il n’y assistait que par contrainte, il y faisait résistance ; il va jusqu’à écrire à ses amis que, s’ils ne s’arrangent pas pour l’enlever, il n’aura pas d’autre choix que de dîner encore avec le duc Humphrey, et la manière tout à fait extraordinaire dont il s’exprime annonce un homme rassasié de la haute vie et de la compagnie de Sa Grâce.

On a prétendu également, et à peine est-il besoin de répéter un bruit qui part de ces mêmes foyers d’abominable médisance, qu’un certain Chuzzlewit mâle, dont la naissance, il faut l’avouer, fut entourée de quelque obscurité, était de la plus basse et de la plus vile extraction. Où en est la preuve ? Quand le fils de cet individu, à qui l’on supposait que son père avait communiqué dans son temps le secret de sa naissance, gisait sur son lit de mort, on lui posa la question suivante, d’une manière distincte, solennelle et formelle :

« Toby Chuzzlewit, quel était votre grand-père ? »

À quoi, avec son dernier souffle, il répondit d’une manière non moins distincte, solennelle et formelle ; et ses paroles furent couchées par écrit et signées de six témoins, dont chacun apposa au long son nom et son adresse : « C’est, dit-il, lord No Zoo. »

On pourrait dire, on a dit même, tranchons le mot, car la méchanceté humaine ne connaît pas de limites, qu’il n’existe pas de lord de ce nom, et que parmi les titres éteints il serait impossible d’en trouver aucun qui ressemblât à celui-là, même par assonance. Mais voyez le bel argument ! Nous ne voulons pas nous prévaloir d’une opinion avancée par des personnes bien intentionnées, mais abusées, à savoir que le grand-père de M. Toby Chuzzlewit, rien qu’à en juger par son nom, devait sûrement avoir été un mandarin. Proposition tout à fait inadmissible : car il n’y a aucune apparence que sa grand’mère ait jamais voyagé hors de son pays, ou qu’aucun mandarin y soit venu à l’époque de la naissance du père de M. Toby, si ce n’est les mandarins qu’on voit dans les magasins de thé ; et l’on ne peut admettre un seul instant qu’ils soient intéressés le moins du monde dans la question. Mais faisons le sacrifice de cette hypothèse, il n’en restera pas moins évident que M. Toby Chuzzlewit avait mal entendu ce nom prononcé par son père, ou qu’il l’avait oublié, ou, au pis aller, que la langue avait tourné au moribond : ce qui n’empêche pas qu’à l’époque récente dont nous parlons, les Chuzzlewit étaient unis de la main gauche, c’est-à-dire, en termes héraldiques, par une barre, à quelque noble et illustre maison inconnue.

De documents et de preuves que la famille a conservés il appert très-positivement qu’au temps comparativement récent du Diggory Chuzzlewit ci-dessus mentionné, un des membres de ladite famille parvint à un état de grande fortune et de haute considération. À travers les fragments de sa correspondance échappée aux ravages des mites, qui, en raison de l’immense absorption qu’elles font des notes et des papiers, peuvent être nommées à bon droit les greffiers généraux du monde des insectes, nous trouvons que Diggory fait constamment allusion à une tante sur laquelle il semblait fonder beaucoup d’espérances et dont il cherchait à se concilier la faveur par de fréquents cadeaux de vaisselle, bijoux, livres, montres et autres objets de prix. Ainsi, une fois il écrit à son frère, au sujet d’une cuiller à ragoût appartenant à ce frère, et qu’il lui avait empruntée, à ce qu’il paraît ; dans tous les cas il l’avait en sa possession : « Ne soyez pas contrarié de ce que je ne l’ai plus. Je l’ai portée chez ma tante. » Dans une autre circonstance, il s’exprime de la même manière, à propos d’une timbale d’enfant qu’on lui avait confiée pour la faire raccommoder. Une autre fois encore il dit : « Je n’ai jamais pu m’empêcher de porter à cette irrésistible tante ce que je possède. » La phrase suivante démontrera qu’il avait l’habitude de faire de longues et fréquentes visites à cette dame en son hôtel, si même il n’y habitait pas aussi : « À l’exception des habits que je porte sur moi, tout le reste de mes effets est à présent chez ma tante. » Il faut croire que le patronage et la position de cette honorable dame étaient considérables, car son neveu écrit : « Ses intérêts sont trop élevés. C’est par trop fort. C’est effrayant. » Et ainsi de suite. Cependant il ne paraît pas (chose étrange) que la tante ait profité de son crédit pour procurer à son neveu un poste lucratif à la cour ou ailleurs, ni qu’elle lui ait valu d’autre distinction que celle qui ressortait naturellement de la société d’une lady de haut parage, ni qu’elle lui ait rendu d’autres bons offices que les services secrets pour lesquels il se montre, en plus d’une occasion, plein de reconnaissance.

Il serait superflu de multiplier les exemples de la position élevée, sublime, et de la vaste importance des Chuzzlewit, à diverses époques. Si l’on exigeait d’autres preuves pour arriver à une probabilité suffisante, nous pourrions les entasser les unes sur les autres jusqu’au point d’en former des Alpes de témoignages, sous lesquelles le plus effronté scepticisme serait écrasé et aplati. Mais à présent que voilà un bon petit tumulus bien conditionné et un monument décent élevé sur la sépulture de la famille, le présent chapitre laissera là ce sujet : bornons-nous à ajouter, en guise de pelletée dernière, que bien des Chuzzlewit, mâles et femelles, ont pu prouver, sur la foi des lettres écrites par leurs propres mères, qu’ils avaient eu des nez réguliers, des mentons irrécusables, des formes qui eussent pu servir de modèle à la sculpture, des membres parfaitement tournés et des fronts polis d’une transparence telle qu’on y voyait les veines bleues courir dans plusieurs directions, comme les tracés divers d’une sphère céleste. Ce fait en lui-même, eût-il été isolé, suffirait pour servir de certificat à leur noble origine : car il est bien connu, d’après l’autorité des livres qui traitent de pareilles matières, que chacun de ces phénomènes, mais surtout celui des nez réguliers, est le privilège invariable des personnes de la plus haute condition et dédaigne de se montrer ailleurs.

L’historien ayant, à sa satisfaction complète, et par conséquent à la complète satisfaction de tous ses lecteurs, prouvé que les Chuzzlewit ont eu une origine, et que leur importance, soit à une époque, soit à une autre, a été de nature à ne pas manquer de rendre leur société agréable et convenable pour tous les gens sensés, il peut maintenant poursuivre sa tâche avec ardeur. Ayant montré qu’ils ont dû avoir, en raison de leur antique race, une large et belle part dans l’établissement et les développements de la famille humaine, son affaire sera de faire voir un jour que tels des membres de cette lignée qui paraîtront dans l’ouvrage ont encore dans le grand monde autour de nous des pendants et des prototypes. Pour le moment l’historien se borne à faire remarquer, en tête de son travail : 1° Qu’on peut affirmer positivement, sans cependant s’unir de sentiment à la doctrine de Monboddo, d’après laquelle les hommes auraient selon toute probabilité été d’abord des singes, que la nature humaine joue des tours étranges et vraiment extraordinaires ; 2° Et, sans empiéter cependant sur la théorie de Blumenbach, d’après laquelle les descendants d’Adam ont une notable quantité d’instincts qui appartiennent plus au cochon qu’à aucune autre espèce d’animaux de la création, qu’il y a certains hommes qui sont particulièrement remarquables pour le soin rare qu’ils savent prendre de leur bien-être et de leurs intérêts.

Chapitre II. Où l’on présente au lecteur certains personnages avec lesquels il pourra, si cela lui plaît, faire plus ample connaissance. §

C’était vers la fin de l’automne. Le soleil, à son déclin, après avoir lutté contre le brouillard qui durant toute la journée l’avait voilé, jetait de brillants rayons sur un petit village du Wiltshire, situé à peu de distance de la belle et ancienne ville de Salisbury.

Comme un éclair soudain de mémoire ou d’intelligence qui s’éveille dans l’esprit d’un vieillard, le soleil répandait avant de s’éteindre son éclat sur le paysage, où la jeunesse et la force disparues semblèrent revivre de nouveau. L’herbe mouillée étincelait dans la lumière ; les étroites bandes de verdure dans les haies, où quelques petites branches encore vives avaient résisté bravement et se pressaient l’une contre l’autre pour mieux se défendre jusqu’à la fin contre les rigueurs des vents piquants et de la gelée du matin, reprenaient vie et courage ; le ruisseau, qui toute la journée avait été triste et endormi, s’était remis à rire gaiement ; les oiseaux commençaient à gazouiller sur les branches dénudées, comme si, l’espérance leur faisant illusion, ils fêtaient déjà le départ de l’hiver, le retour du printemps. La girouette placée sur la flèche aiguë de la vieille église scintillait au haut de son poste comme pour s’associer à la joie générale ; et des croisées voilées de lierre il s’échappait de tels rayons reflétés par le ciel embrasé, qu’il semblait que les paisibles maisons fussent le foyer concentré de la pourpre et de la chaleur de vingt étés.

Les signes mêmes de la saison, qui n’annonçaient que trop bien l’approche de l’hiver, donnaient du charme au paysage, dont en ce moment ils rendaient les traits plus agréables sans y jeter encore un air de mélancolie. Les feuilles tombées, qui jonchaient le sol, répandaient une douce senteur, et, amortissant le bruit sonore des pas lointains et des roues, créaient un calme en parfaite harmonie avec le mouvement du laboureur éloigné qui semait çà et là le grain, et avec la marche de la charrue qui retournait sans bruit la riche terre brune, traçant un gracieux sillon dans les chaumes. Sur les branches immobiles de quelques arbres, des baies d’automne pendaient comme les grains d’un collier de corail dans ces vergers fabuleux où les fruits étaient des pierres précieuses ; d’autres arbres, dépouillés de toute leur garniture, étaient restés comme le centre d’un petit bouquet de belles feuilles rouges, en attendant le sort commun ; d’autres encore avaient conservé tout leur feuillage, mais crispé et fendillé comme s’il avait été desséché par le feu, montrant autour de leurs troncs, empilées en tas purpurins, les pommes qu’ils avaient portées cette année même ; pendant que d’autres, malgré leur retardataire verdure, se montraient ternes et tristes dans leur vigueur même, comme si la nature voulait enseigner par eux que ce n’est pas à ses favoris les plus actifs et les plus joyeux qu’elle accorde le plus long terme d’existence. Cependant, à travers leurs touffes plus sombres, les rayons du soleil traçaient de larges sillons d’or ; et la lumière rouge, tamisant les branches au ton brun, s’en servait comme d’un contraste pour y faire passer son éclat et compléter ainsi la magnificence du jour mourant.

Un moment suffit pour faire évanouir toute cette splendeur. Le soleil se coucha au sein des longues lignes grisâtres de collines et de nuages entassés à l’horizon, qui formaient à l’ouest une cité aérienne, murailles sur murailles, bâtiments sur bâtiments ; la lumière s’effaça entièrement ; l’église, tout à l’heure brillante, devint froide et noire ; le courant d’eau oublia de sourire et de murmurer ; les oiseaux devinrent silencieux ; et la tristesse de l’hiver reprit partout son règne.

Le vent du soir se leva à son tour ; les petites branches craquèrent en s’agitant dans leurs danses de squelette, au bruit de sa musique lugubre. Les feuilles desséchées, cessant de rester immobiles, coururent çà et là comme pour chercher un abri contre cette froide bise ; le laboureur détela ses chevaux, et, la tête baissée, les poussa vivement devant lui pour les ramener au logis ; puis, de toutes les fenêtres des cottages, des lumières commencèrent à darder leur regard clignotant sur les champs obscurcis.

Alors la forge du village épanouit ses feux dans toute sa gloire. Les vigoureux soufflets mugirent en envoyant leur ha ! ha ! au feu vif, qui mugit à son tour et fit voltiger gaiement les brillantes étincelles, au sonore écho des marteaux sur l’enclume. Le fer embrasé se piqua d’émulation, et, non moins étincelant, sema tout autour avec profusion ses rouges rubis enflammés. Le robuste forgeron avec ses compagnons multiplia si bien ses coups, qu’ils forçaient la nuit même à s’égayer dans sa tristesse et jetaient une illumination sur sa face sombre, tandis qu’elle se penchait vers la porte et les fenêtres, regardant curieusement par-dessus les épaules d’une douzaine de flâneurs. Quant à ces spectateurs paresseux, ils restaient là, rivés à leur place comme par un sortilège ; parfois hasardant un coup d’œil sur l’ombre qui s’étendait derrière eux, ils n’en reportaient qu’avec plus de plaisir sur le seuil de la forge leurs yeux indolents, et ne faisaient que s’en approcher davantage, sans plus songer à se disperser que s’ils étaient là dans leur élément, nés comme les grillons pour se grouper autour du foyer ardent.

Le diable soit du vent ! Il ne faisait que soupirer tout à l’heure ; le voilà maintenant qui commence à rugir autour de la joyeuse forge, à faire claquer le guichet, à gronder dans la cheminée, de même que s’il avait des ordres à donner aux soufflets. C’était bien la peine de tempêter et de faire le fanfaron ! Qu’est-ce qu’il y gagnait ? Le forgeron obstiné n’en chantait que de plus belle, de sa voix enrouée, sa joyeuse chanson, et le feu n’en avait que plus d’activité et d’éclat, et la danse des étincelles n’en était que plus pétillante. À la fin, elles pétillèrent si bien dans leurs tourbillons victorieux, que le vent n’y put tenir et s’enfuit avec un hurlement ; mais en passant, il donna un si rude choc à la vieille enseigne placée devant la porte de la taverne, que le Dragon bleu fut plus que jamais terrassé et n’eut pas besoin d’attendre Noël pour tomber tout à fait de son cadre détraqué.

Quelle mesquine tyrannie, quelle pauvre vengeance pour un vent respectable, que d’aller exercer sa mauvaise humeur sur de misérables créatures telles que des feuilles tombées ; mais comme il en poussait une énorme quantité, précisément en venant de se donner une légère satisfaction aux dépens du Dragon humilié, il les dispersa, il les éparpilla de telle sorte qu’elles furent entraînées pêle-mêle, ici, là, roulant les unes sur les autres, tournoyant en mille cercles sur leurs bords effilés, se livrant en l’air à des danses frénétiques, et, dans l’excès de leur désespoir, exécutant toute sorte de gambades extraordinaires. Et ce n’était pas assez pour la fureur malicieuse de ce vent rancunier : non content de les pousser au loin, il en prit à part quelques débris qu’il porta dans les copeaux du charron, les fourrant sous ses planches et ses poutres ; semant en l’air sa sciure de bois, retournant à la poursuite des feuilles fugitives, et, quand il en rencontrait encore quelques-unes, ah ! quelle chasse il leur donnait et comme il se mettait à leurs trousses !

Les feuilles effrayées n’en fuyaient que plus vite ; et vraiment c’était une course à donner le vertige : car les pauvrettes se trouvaient transportées aux endroits les plus déserts, où il n’y avait pas d’issue, et où leur persécuteur les reprenait pour les faire tourbillonner à sa fantaisie ; elles montaient jusque sous les gouttières, elles se pressaient étroitement aux parois des meules ainsi que des chauve-souris, elles se répandaient par les fenêtres ouvertes des chambres, elles s’affaissaient en tas sur les haies ; en un mot, c’était un sauve qui peut général. Mais ce qu’elles firent de plus excentrique sans contredit, ce fut de saisir le moment où la porte extérieure de M. Pecksniff venait de s’ouvrir tout à coup, pour s’élancer d’une manière désordonnée dans le corridor, où le vent qui les poursuivait les serra de près, et, ayant trouvé ouverte la porte de derrière, souffla aussitôt la chandelle allumée que tenait miss Pecksniff, et ferma avec une telle violence la première porte contre M. Pecksniff qui entrait en ce moment, que celui-ci tomba en un clin d’œil au bas des marches. Enfin, fatigué lui-même de ses petites malices, l’impétueux coureur d’espace s’éloigna, satisfait de sa besogne, mugissant à travers bruyère et prairie, colline et plaine, jusqu’à ce qu’il gagna la mer, où il alla rejoindre des compagnons de son espèce, en humeur de souffler comme lui toute la nuit.

Concernant M. Pecksniff, ayant reçu, à l’angle aigu de la dernière marche, cette sorte de coup sur la tête, qui, pour le plaisir du patient, lui fait voir une fantastique illumination générale, autrement dit trente-six chandelles, restait tranquillement étendu à contempler sa propre porte extérieure. Il faut croire que cette porte en disait beaucoup plus par sa forme que les autres portes qui donnent sur la rue : car M. Pecksniff persista à rester dans sa position contemplative durant un espace de temps prolongé et vraiment inexplicable, sans se rendre compte s’il avait été heurté ou non ; et de même, quand miss Pecksniff demanda à travers le trou de la serrure avec une voix aiguë qui eût fait honneur à un vent de vingt ans :

« Qui est là ? »

Le père ne répondit rien. De même encore, lorsque miss Pecksniff rouvrit la porte, et, abritant la chandelle avec sa main, jeta les yeux devant elle et regarda attentivement autour de son père, au delà de son père et par-dessus son père, partout enfin excepté là où il était, celui-ci ne fit aucune observation et n’indiqua d’aucune façon la moindre velléité, le moindre désir d’être tiré de sa position.

« Je vous vois bien ! cria miss Pecksniff au soi-disant garnement qui se serait enfui après avoir frappé un coup de marteau. Je vous attraperai, monsieur ! »

Mais M. Pecksniff, qui se tenait, sans doute, pour suffisamment attrapé déjà, ne dit mot.

« Maintenant, vous tournez autour du coin de la porte, » cria miss Pecksniff.

Elle disait cela au hasard ; mais elle avait rencontré juste : car M. Pecksniff, étant précisément occupé à éteindre le plus vite possible les trente-six chandelles dont nous avons parlé, et à réduire à une douzaine, ou à peu près, les quatre ou cinq cents boutons de cuivre qui, devant ses yeux, s’étaient mis en danse d’une façon tout à fait nouvelle sur la porte de la rue, M. Pecksniff, disons-nous, avait l’air de tourner autour du coin de sa porte.

Miss Pecksniff ayant débité, sur un ton aigre, une menace de prison et de constable, de billot et de potence, était au moment de refermer la porte, lorsque M. Pecksniff, encore au bas des marches, se souleva sur un coude et éternua.

« Quelle voix ! s’écria miss Pecksniff. C’est mon père ! »

À cette exclamation, une autre miss Pecksniff s’élança hors du parloir ; et les deux miss Pecksniff, avec force expressions incohérentes, remirent M. Pecksniff sur ses pieds.

« P’pa ! s’écrièrent-elles de concert. P’pa ! parlez, p’pa ! N’ayez pas l’air si égaré, cher p’pa ! »

Mais comme, surtout en pareil cas, un gentleman ne saurait nullement se rendre compte de l’air qu’il a, M. Pecksniff continuait de tenir sa bouche et ses yeux tout grands ouverts, et de laisser pendre sa mâchoire inférieure, dans le genre des casse-noisettes qu’on donne en jouet aux enfants ; et comme son chapeau était tombé, comme son visage était pâle, sa chevelure hérissée, son habit souillé de boue, il offrait un spectacle tellement déplorable que ni l’une ni l’autre des demoiselles Pecksniff ne put retenir un cri involontaire.

« Ce n’est rien, dit M. Pecksniff ; je me sens mieux.

– Il revient à lui !… s’écria la plus jeune miss Pecksniff.

– Il parle encore ! » s’écria l’aînée.

Avec quelles exclamations de joie elles embrassèrent M. Pecksniff sur l’une et l’autre joue, et l’aidèrent à rentrer dans l’intérieur de la maison ! D’abord, la plus jeune sœur courut dehors ramasser le chapeau de son père, les feuillets crottés de ses papiers, son parapluie, ses gants et autres menus objets ; ensuite, et après avoir fermé la porte, les deux jeunes filles s’occupèrent du soin de panser les plaies de M. Pecksniff, au fond du parloir.

Ces plaies n’étaient pas d’une nature très-sérieuse. Il n’était besoin que de frictionner ce que l’aînée des demoiselles Pecksniff appelait « les parties protubérantes » du corps de son père, par exemple les genoux et les coudes, ainsi qu’un organe nouveau, totalement inconnu aux phrénologistes, et qui s’était développé derrière la tête. Ces meurtrissures ayant été combattues extérieurement avec des bandes de papier goudronné et salé, et à l’intérieur M. Pecksniff s’étant réconforté avec une certaine quantité de forte eau-de-vie mélangée d’eau, l’aînée des miss Pecksniff s’assit pour faire le thé, qui était tout préparé. En même temps, la cadette alla chercher à la cuisine un morceau enfumé de jambon et des œufs, et ayant posé tout cela devant son père, elle prit place aux pieds de M. Pecksniff, sur un tabouret bas, d’où elle tint son regard de niveau avec la table à thé.

De cette humble position, il ne faut pas inférer que la plus jeune des miss Pecksniff fût assez jeune pour être forcée, comme on dit, de s’asseoir sur un tabouret, en raison de l’exiguïté de ses jambes. Si miss Pecksniff se tenait assise sur un tabouret, c’était par simplicité et par humilité de cœur, deux qualités qui, chez elle, étaient tout à fait éminentes. Si miss Pecksniff se tenait assise sur un tabouret, c’est qu’elle était toute jeunesse, tout enjouement, toute vivacité, toute pétulance, comme un petit chat. C’était la plus maligne et en même temps la plus naïve créature que vous puissiez imaginer, cette jeune miss Pecksniff, la cadette ; c’était là son grand charme. Elle était trop naturelle, trop franche, cette jeune miss Pecksniff, la cadette, pour porter un peigne dans ses cheveux, ou pour les tourner, ou pour les friser, ou pour les natter. Elle les portait à la Titus, coiffure libre et flottante, où il entrait tant de rangées de boucles que le sommet semblait ne former qu’une boucle unique. Elle n’était pas autrement jolie : mais pourtant, c’était une petite femme assez drôlette ; quelquefois, oui, quelquefois, elle portait même un tablier ; et elle était si bien comme cela ! Oh ! cette miss Pecksniff, la cadette, c’était bien « une vraie gazelle, » comme un jeune gentleman l’avait fait observer dans un madrigal, au bas d’un journal de province, article « poésie ».

M. Pecksniff était un homme moral, un homme grave, un homme aux sentiments et au langage nobles : il avait fait baptiser sa fille cadette sous le nom de Mercy. Mercy ! oh ! le charmant nom pour une créature à l’âme pure comme la plus jeune des miss Pecksniff ! L’autre sœur s’appelait Charity. C’était parfait. Mercy et Charity ! Charity, avec son excellent bon sens, avec sa douceur tempérée d’une gravité sans amertume, était si bien nommée, et savait si bien conduire et faire valoir sa sœur ! Quel piquant contraste elles offraient à l’observateur ! On les voyait aimées et s’aimant entre elles, pleines de sympathie mutuelle et de dévouement, s’appuyant l’une sur l’autre, et cependant se servant de correctif, d’opposition et, en quelque sorte, d’antidote. Observez chacune de ces demoiselles, admirant sa sœur sans réserve, mais agissant de son côté tout autrement qu’elle, d’après des principes différents, et sans avoir, en apparence, rien de commun avec elle ; et, si les bons résultats d’un semblable système ne vous plaisent pas, vous êtes invité respectueusement à l’honorer de votre réclamation. Le fait culminant de tout cet intéressant tableau, c’est que les deux belles créatures n’en avaient nullement conscience ; elles ne s’en doutaient seulement pas. Elles n’y pensaient et n’en rêvaient pas plus que Pecksniff lui-même. La nature s’amusait à les opposer l’une à l’autre : mais elles ne se mêlaient pas de cela, les deux miss Pecksniff.

Nous avons fait remarquer que M. Pecksniff était un homme moral. Il l’était en effet. Peut-être n’exista-t-il jamais un homme plus moral que M. Pecksniff : il l’était surtout dans la conversation et dans le commerce épistolaire. Il avait été dit de lui, par un de ses admirateurs habituels, qu’il avait dans le cœur pour les bons sentiments la bourse de Fortunatus. À cet égard, il ressemblait à la jeune fille du conte de fées, excepté que, si ce n’étaient pas de vrais diamants qui tombaient de ses lèvres, du moins c’était du plus beau strass, et qui brillait prodigieusement. Homme modèle, plus rempli de préceptes vertueux qu’un cahier d’exemples d’écriture. Il y avait des gens qui le comparaient à un bureau de poste, où l’on vous enseigne toujours votre chemin pour aller à tel endroit sans jamais y être allé soi-même : mais ces gens-là étaient ses ennemis, c’étaient les ombres offusquées par son éclat, voilà tout. Son cou même avait quelque chose de moral. On en voyait une bonne partie à découvert, par-dessus une très-mince cravate blanche, qui descendait très-bas, et dont jamais personne n’avait pu découvrir l’attache, car il la liait par derrière ; c’est là que son cou se déployait à l’aise, espèce de vallée qui s’étendait entre les deux pointes saillantes de son col de chemise, unie et déboisée de tout vestige de barbe. Il semblait que M. Pecksniff voulût dire par là : « Pas de déception à craindre ici, mesdames et messieurs ; ici règne la candeur ; un calme honnête fait mon essence. » Il en était de même de ses cheveux d’un gris de fer ; relevés avec la brosse au-dessus du front, ils se tenaient roides et droits, ou bien ils se penchaient doucement dans un accord sympathique avec ses épaisses paupières. Il en était de même de sa personne parfaitement luisante, bien que dépourvue d’embonpoint. Il en était de même de ses manières, qui étaient douces et onctueuses. En un mot, jusqu’à son grand habit noir, jusqu’à son état d’homme veuf, jusqu’à son binocle pendant, tout tendait au même but, tout criait : « Contemplez le moral de M. Pecksniff ! »

La plaque de cuivre placée sur la porte et qui, appartenant à M. Pecksniff, n’eût pu mentir, offrait cette inscription : PECKSNIFF, ARCHITECTE ; auquel titre M. Pecksniff ajoutait sur ses cartes d’affaires, celui d’ARPENTEUR. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il avait de quoi arpenter au moins du regard, à voir l’immense perspective qui s’étendait devant les croisées de sa maison. Quant à ses travaux d’architecte, on n’en connaissait pas grand’chose, si ce n’est qu’il n’avait jamais dessiné ni bâti quoi que ce fût : mais il était généralement entendu que ses notions sur cette science étaient terriblement profondes.

Les occupations de M. Pecksniff roulaient principalement sinon même en entier, sur les soins qu’il donnait à des élèves or, les revenus qu’il ramassait dans cette spécialité par laquelle il variait et tempérait de plus graves travaux, ne sauraient guère passer à la rigueur pour être besogne d’architecte. Son génie brillait à prendre dans ses filets les parents et les tuteurs, et à empocher le prix des pensions. La pension d’un jeune gentleman une fois payée, et le jeune gentleman entré dans la maison de M. Pecksniff, M. Pecksniff lui empruntait sa boîte d’instruments de mathématiques, pour peu qu’elle fût montée en argent ou qu’elle eût quelque prix ; de ce moment, il l’engageait à se considérer comme étant de la famille ; il lui faisait de grands compliments sur ses parents ou ses tuteurs, quand l’occasion s’en présentait ; puis il le lâchait dans une chambre spacieuse au deuxième étage sur la façade. Là, en compagnie de tables à dessiner, de parallélographes, de compas aux branches roides et inflexibles, et de deux, peut-être trois autres gentlemen, l’élève s’exerçait durant trois ou cinq ans, selon les conventions, à prendre les hauteurs de la cathédrale de Salisbury à tous les points de vue possibles, et à construire en l’air une énorme quantité de châteaux, de salles de parlement et autres monuments publics. Dans le monde entier peut-être n’existait-il pas un aussi grand nombre de magnifiques édifices en ce genre qu’il ne s’en faisait sous la direction de M. Pecksniff ; et, si les comités du Parlement avaient accordé l’autorisation de bâtir la vingtième partie seulement des églises que l’on érigeait dans cette chambre de la façade, avec l’une ou l’autre des demoiselles Pecksniff prosternée à l’autel pour épouser l’architecte surnuméraire, il n’y eût pas eu besoin d’églises nouvelles, au moins pendant cinq siècles.

« Les biens mêmes de ce bas monde dont nous venons d’user, dit M. Pecksniff, promenant sur la table un regard circulaire quand il eut terminé son repas ; oui, même la crème, le sucre, le thé, les rôties, le jambon…

– Et les œufs, ajouta Charity à voix basse.

– Et le œufs, répéta M. Pecksniff, ont leur côté moral. Voyez comme ils viennent et comme ils s’en vont. Tout plaisir est passager. Nous ne saurions même manger longtemps. Si nous nous laissons trop aller à d’innocents liquides, nous gagnons une hydropisie ; si c’est à des boissons capiteuses, nous tombons dans l’ivresse. Quel sujet de réflexion attendrissant !

– Ne dites point que nous tombons dans l’ivresse, p’pa, s’écria l’aînée des miss Pecksniff.

– Quand je dis nous, ma chère, répliqua le père, j’entends par là l’humanité en général, la race humaine, considérée en corps, et non pas individuellement. Il n’y a rien de personnel dans ma morale, mon amour. Même une chose telle que celle-ci, dit encore M. Pecksniff en passant l’index de sa main gauche sur le papier brun appliqué au sommet de sa tête, un petit accident, une calvitie, quoi que ce soit enfin, nous rappelle que nous ne sommes que… »

Il allait dire : « des vers ; » mais se souvenant que l’on ne voit guère de vers sur les chevelures, il substitua à cette expression celle de : « Chair et sang. »

« Ce qui, s’écria M. Pecksniff, après une pause, durant laquelle il sembla avoir cherché, mais sans succès, une autre morale, ce qui est également très-attendrissant. Ma chère Mercy, ranimez le feu et écartez les cendres. »

La jeune fille obéit. Cette besogne faite, elle reprit son tabouret, posa un bras sur les genoux de son père, et appuya contre son bras sa joue florissante de fraîcheur. Miss Charity rapprocha sa chaise du feu, comme pour se préparer à entamer une conversation, puis elle leva les yeux sur son père.

« Oui, dit M. Pecksniff après une nouvelle et courte pause, durant laquelle il avait pris un sourire silencieux en balançant sa tête devant le feu, j’ai eu la chance d’atteindre mon but. Nous allons avoir bientôt un pensionnaire de plus à la maison.

– Un jeune homme, papa ? demanda Charity.

– O-o-oui, un jeune homme, dit M. Pecksniff. Il désire profiter de l’inestimable occasion qui s’offre à lui d’unir les avantages de la meilleure éducation pratique architecturale au confortable d’une vie de famille et à la société constante de personnes qui, tout humble qu’est leur sphère, toute bornée qu’est leur capacité, ne sont ni négligentes ni oublieuses de leur responsabilité morale.

– Oh ! p’pa ! s’écria Mercy, levant son doigt avec malice, voir à l’annonce ci-dessous. »

– Espiègle, espiègle fauvette ! » dit M. Pecksniff.

Nous devons faire observer, à propos du nom de « fauvette », donné par M. Pecksniff à sa fille cadette, que celle-ci ne possédait aucune qualité vocale, mais que M. Pecksniff avait l’habitude d’employer fréquemment tel mot qui se présentait à sa pensée, dès qu’il lui semblait sonner harmonieusement et arrondir une période, sans se mettre beaucoup en peine du sens de ce mot. Et c’est ce qu’il pratiquait avec tant d’assurance et d’une façon si imposante, que parfois son éloquence déconcertait les gens les plus sensés, qui en restaient tout ébahis.

Ses ennemis affirmaient, soit dit en passant, qu’un grand fond d’assurance dans les mots et les formes servait de passe-partout au caractère de M. Pecksniff.

« Est-il beau, p’pa ? demanda la plus jeune fille.

– Êtes-vous sotte, Merry ! » dit l’aînée.

Merry était le diminutif familier de Mercy.

« Quel est le prix de la pension, p’pa ? ajouta Charity. Dites-le nous.

– Oh ! que c’est joli. Cherry ! s’écria miss Mercy, qui leva les mains et fit entendre un rire étouffé, le plus charmant du monde ; que vous avez l’esprit mercenaire pour une jeune fille ! Mauvaise que vous êtes, vous ne pensez qu’au solide. »

C’était en vérité chose tout à fait ravissante et digne des temps de l’âge pastoral, de voir comment les deux miss Pecksniff échangèrent des tapes d’amitié après ces paroles, puis se mirent à s’embrasser, chacune à sa manière, selon la différence de leur humeur.

« Il est bien, dit M. Pecksniff, à voix basse mais intelligible ; il est assez bien. Je ne compte pas recevoir immédiatement le prix de sa pension. »

À cette nouvelle, et malgré la dissemblance de leur caractère, Charity et Mercy ouvrirent à la fois de grands yeux et parurent un moment déconcertées, comme si leur pensée unanime se fût concentrée sur cette éventualité inquiétante.

« Mais qu’est-ce que cela fait ? dit M. Pecksniff, souriant de nouveau à son feu. Il y a du désintéressement en ce monde, je l’espère ? Nous ne sommes pas tous rangés en deux camps opposés : l’offensive et la défensive. Il y a de braves gens marchant entre ces deux extrêmes, tendant la main sur leur passage à ceux qui ont besoin de leur assistance, sans prendre parti ni pour ni contre, hum ! »

Dans ces aphorismes philanthropiques il y avait quelque chose qui rassura les deux sœurs. Elles échangèrent un regard et reprirent leur entrain.

« Oh ! ne soyons pas toujours à calculer, à projeter, à combiner pour l’avenir, dit M. Pecksniff, souriant de plus en plus, et regardant le foyer de l’air d’un homme qui ne parle pas aussi sérieusement qu’il le paraît ; je suis las de préoccupations de ce genre. Si nos sentiments sont bons, si notre cœur est épanoui, laissons-nous aller franchement à cet élan, dût-il entraîner pour nous de la perte au lieu de profit. Qu’en dites-vous, Charity ? »

Regardant alors ses filles pour la première fois depuis qu’il avait entamé ces réflexions, et s’apercevant qu’elles souriaient toutes deux, M. Pecksniff leur lança rapidement un coup d’œil si joyeux, tout en conservant un certain mélange de componction et de finesse, que la plus jeune sœur se sentit entraînée aussitôt à s’asseoir sur ses genoux, à lui enlacer le cou de ses bras, et à l’embrasser vingt fois au moins. Tandis qu’elle s’abandonnait à cette expansion de tendresse, elle se livrait aussi aux éclats du rire le plus immodéré ; la prudente Cherry elle-même s’associa bientôt à ce débordement d’hilarité.

« Allons ! allons ! dit M. Pecksniff, qui fit quitter à sa fille cadette la position qu’elle avait prise, et passa ses doigts dans ses cheveux en reprenant sa physionomie sereine. Qu’est-ce que cette folie-là ? Donnons-nous de garde de rire sans raison, de peur d’avoir à pleurer ensuite. Quoi de neuf à la maison depuis hier ? John Westlock est parti, j’espère ?

– Vraiment non, dit Charity.

– Non ? répéta le père. Et pourquoi ? Le terme de sa pension expirait hier au soir. Sa malle était faite, je le sais ; car je l’ai vue le matin debout contre le mur.

– Il a passé la nuit dernière au Dragon, répondit la jeune fille, et il a eu M. Pinch à dîner. Ils sont restés toute la soirée ensemble, et M. Pinch n’est rentré ici que très-tard.

– Et ce matin, p’pa, dit Mercy avec sa vivacité habituelle, quand je l’ai aperçu sur l’escalier, il avait l’air, ô grand Dieu ! il avait l’air d’un monstre !… avec sa figure de toutes les couleurs, ses yeux aussi hébétés que si on venait de les faire bouillir, sa tête qui le faisait souffrir horriblement, j’en suis sûre, rien que de l’avoir vue, et ses habits qui sentaient, oh ! c’est impossible de dire comme c’était fort… »

Ici la jeune fille frissonna.

« Qui sentaient la fumée de tabac et le punch. »

M. Pecksniff dit avec sa cordialité accoutumée, bien que de l’air d’un homme qui sent l’injure sans se plaindre :

« Je pense que M. Pinch aurait dû éviter de choisir pour sa société un homme qui, après de longues relations, a essayé, vous le savez, de blesser mes sentiments. Je n’affirmerais pas que cela soit délicat de la part de M. Pinch. Je n’affirmerais pas que cela soit aimable de la part de M. Pinch. J’irai plus loin, et je dirai ceci : je n’affirmerais pas que ce soit, de la part de M. Pinch, observer les lois de la plus vulgaire reconnaissance.

– Mais aussi, que peut-on attendre de M. Pinch ?… s’écria Charity, en prononçant ce nom avec autant de force et d’emphase méprisante que si elle avait eu l’inexprimable plaisir d’appliquer ce même nom2 dans une charade en action, sur le mollet du gentleman en question.

– Oui, oui, répliqua le père qui leva la main avec douceur ; c’est très-juste : que pouvons-nous attendre de M. Pinch ? Mais M. Pinch est une créature humaine, ma chère ; M. Pinch est une unité dans le vaste total de l’humanité, mon amour ; nous avons le droit, c’est même notre devoir d’espérer qu’il s’opèrera en M. Pinch un développement quelconque de ces qualités essentielles dont la possession, quand nous la ressentons en nous-mêmes, nous inspire, malgré notre humilité, un respect personnel. Non, continua M. Pecksniff, non !… Dieu me garde de dire qu’on ne peut rien attendre de M. Pinch, pas plus que de toute autre créature en ce monde, fût-ce l’être le plus dégradé, et M. Pinch n’en est pas là, il s’en faut ; cependant M. Pinch a trompé mon attente ; il m’a blessé ; je puis à cet égard n’être pas tout à fait satisfait de lui, mais je n’ai rien à dire contre la nature humaine. Oh ! non, non !

– Silence ! » dit miss Charity, levant son doigt.

On venait de frapper un léger coup à la porte de la rue.

« C’est cette créature ! continua-t-elle. Vous verrez qu’il est revenu avec John Westlock pour prendre sa malle et l’aider à la porter jusqu’à la diligence. Vous verrez si ce n’est pas là son intention ! »

Tandis qu’elle parlait, la malle s’acheminait pour sortir ; mais, après un court échange de questions et de réponses, elle fut posée de nouveau à terre, et l’on heurta à la porte du parloir.

« Entrez ! cria M. Pecksniff avec une gravité qui n’avait rien de trop sévère ; elle n’était que vertueuse. Entrez. »

Un homme gauche, disgracieux, à la vue très-courte, et la tête chauve avant l’âge, profita de la permission. Voyant que M. Pecksniff était assis au feu du foyer en lui tournant le dos, il resta immobile, dans l’attitude de l’irrésolution, sans cesser de tenir la porte. Il était assurément fort loin d’être beau. Sa redingote, couleur de tabac, était d’une forme étrange, pour ne rien dire de plus ; fatiguée par les longs services qu’elle avait rendus, elle pendait, fripée et tortillée, avec de bizarres contours. Cependant, malgré son costume, malgré son air de gaucherie, malgré l’inclination prononcée de ses épaules, et la risible habitude qu’il avait d’allonger la tête en avant, personne n’eût été disposé, si M. Pecksniff ne l’avait dit, à le considérer comme un mauvais garçon. Il pouvait avoir environ trente ans, mais son âge aurait pu varier aussi bien entre seize et soixante : car c’était un de ces êtres hors de la règle commune, qui jamais n’ont à perdre leur premier air de jeunesse, vu que, dès leur bas âge, ils semblent déjà très-vieux et font l’économie de la jeunesse.

La main posée sur le bouton de la porte, il dirigea son regard de M. Pecksniff sur Mercy, de Mercy sur Charity, et le ramena de Charity à M. Pecksniff. Ce manège se renouvela plusieurs fois ; mais, comme les jeunes filles, placées devant le feu, lui tournaient le dos, à l’exemple de leur père, et sans que personne parût s’occuper du nouveau venu, il fut bien obligé de dire enfin :

« Oh ! je vous demande pardon, monsieur Pecksniff ; je vous demande pardon de mon importunité ; mais…

– Il n’y a point d’importunité, monsieur Pinch, dit le gentleman d’un accent plein de douceur, mais sans détourner les yeux. Asseyez-vous, je vous prie, monsieur Pinch. Ayez la bonté de fermer la porte, s’il vous plaît, monsieur Pinch.

– Certainement, monsieur, dit Pinch, sans en rien faire cependant, mais ouvrant au contraire la porte un peu plus qu’auparavant, et avertissant avec vivacité quelqu’un qui était resté dehors : M. Westlock, monsieur, apprenant que vous étiez de retour chez vous…

– Monsieur Pinch, monsieur Pinch ! dit Pecksniff, tournant de côté sa chaise et le regardant avec la plus profonde mélancolie, je ne m’attendais pas à cela de votre part. Je n’avais pas mérité cela de votre part.

– Non ; mais sur ma parole, monsieur… dit Pinch avec chaleur.

– Moins vous en direz, monsieur Pinch, mieux cela vaudra, interrompit l’autre. Je n’articule pas de plainte ; vous n’avez pas besoin de vous excuser.

– Non ; mais ayez la bonté, monsieur, de m’entendre, s’il vous plaît, s’écria Pinch d’un ton très-animé. M. Westlock, monsieur, s’en allant pour toujours, souhaite de ne laisser que des amis derrière lui. L’autre jour, M. Westlock et vous, monsieur, vous avez eu une petite altercation ; vous aviez eu précédemment plusieurs petites altercations.

– De petites altercations ! s’écria Charity.

– De petites altercations ! répéta Mercy.

– Mes amours ! mes chéries ! » dit M. Pecksniff en élevant sa main avec son calme habituel.

Après une pause solennelle, il s’inclina vers M. Pinch, comme pour lui dire : « Continuez. » Mais M. Pinch était si embarrassé pour s’exprimer, et regardait d’un air si piteux les deux miss Pecksniff, que la conversation en fût probablement restée là, si un jeune homme de bonne mine, très-récemment arrivé à l’âge viril, ne s’était avancé sur le seuil de la porte, et n’avait repris en main le fil du discours.

« Eh bien ! monsieur Pecksniff, dit-il avec un sourire, voyons, pas de rancune, je vous prie. Je regrette que nous ayons jamais été en désaccord, et je suis extrêmement fâché de vous avoir contrarié. Ne nous quittons pas en mauvaises dispositions.

– Je n’ai, dit doucement M. Pecksniff, de dispositions mauvaises contre âme qui vive.

– Je vous avais bien dit qu’il n’en avait pas, dit Pinch à demi-voix. Je savais bien, moi, qu’il n’en avait pas !… Je le lui ai toujours entendu dire.

– Alors, monsieur, voulez-vous me donner une poignée de main ? s’écria Westlock, faisant un pas ou deux, et appelant par un regard toute l’attention de M. Pinch.

– Hum !… dit M. Pecksniff, de son ton le plus enchanteur.

– Serrons-nous la main, monsieur.

– Non, John, répondit M. Pecksniff avec un calme presque céleste ; non, nous ne nous serrerons pas la main, John. Je vous ai pardonné. Je vous avais pardonné déjà, même avant que vous eussiez cessé de m’adresser des reproches et de me lancer des brocards. Je vous embrasse en esprit, John : cela vaut mieux que de se donner des poignées de main.

– Pinch, dit le jeune homme, se tournant vers son ami avec un profond dégoût pour celui qui avait été son maître, qu’est-ce que je vous avais dit ? »

Le pauvre Pinch regarda timidement et à la dérobée M. Pecksniff, dont les yeux étaient fixés sur lui, comme ils n’avaient cessé de l’être depuis le commencement de la scène ; puis il regarda de nouveau le plafond et ne répondit rien.

« Quant à votre pardon, monsieur Pecksniff, dit le jeune homme, je ne l’accepte pas sous ce nom-là. Je ne veux pas de pardon.

– Vous n’en voulez pas, John ? riposta M. Pecksniff avec un sourire. Il le faut bien cependant. Vous n’y pouvez rien. La clémence est une haute qualité, une vertu supérieure, et qui plane bien au-dessus de votre contrôle ou de votre puissance, John. Je veux vous pardonner. Il vous est impossible de m’amener à me souvenir du tort que vous avez jamais pu me faire, John.

– Du tort ! s’écria l’autre, avec l’ardeur et l’impétuosité de son âge. Voilà qui est singulier !… Du tort ! Je lui ai fait du tort ! Il ne se rappelle pas même les cinq cents livres sterling qu’il m’a soutirées sous de faux prétextes, ni les soixante-dix livres par an pour mon éducation et mon logement, qui eussent été bien payés l’un et l’autre au prix de dix-sept livres !… Ne voilà-t-il pas un martyr !

– L’argent, John, dit M. Pecksniff, est la racine de tous les maux. Je gémis de voir qu’il a porté déjà de mauvais fruits en vous. Mais je veux tout oublier ; j’oublierai de même la conduite de cette personne égarée… »

Et ici, bien qu’il s’exprimât du ton d’un homme qui est en paix avec le monde entier, il prit un ton d’emphase qui signifiait parfaitement :

« Je vais avoir l’œil sur ce drôle. »

–… Cette personne égarée qui vous a conduit ici ce soir, cherchant à troubler (mais inutilement, je suis heureux de le déclarer) le repos d’esprit et la paix de celui qui, pour le servir, aurait versé jusqu’à la dernière goutte de son sang. »

En même temps, la voix de M. Pecksniff tremblait, et l’on entendait ses filles sangloter. En outre, des sons vagues flottaient dans l’air, comme si deux esprits invisibles s’étaient écriés, l’un : « Imbécile ! » l’autre : « Animal ! »

« Le pardon, dit M. Pecksniff, le pardon complet et sans réserve, n’est pas incompatible avec un cœur blessé ; seulement, si le cœur est blessé, le pardon devient une vertu plus grande encore. Meurtri et affecté jusqu’au plus profond de mon être par l’ingratitude de cette personne, je suis fier et heureux de déclarer que je lui pardonne. Non ! s’écria M. Pecksniff, qui éleva la voix en s’apercevant que Pinch allait prendre la parole, je prie cette personne de n’émettre aucune observation ; elle m’obligera infiniment si elle ne prononce pas un seul mot, pas un seul en ce moment. Je ne me sens pas en état de supporter en ce moment une nouvelle épreuve. D’ici à très-peu de temps, j’en ai la confiance, j’aurai recouvré la force de m’entretenir avec cette personne, comme s’il n’avait jamais été question de rien. Mais pas maintenant, pas maintenant ! dit M. Pecksniff se tournant de nouveau vers le feu, et indiquant de la main la direction de la porte.

– Bah ! s’écria John Westlock avec tout le dégoût et le mépris que peut exprimer ce monosyllabe. Bonsoir, mesdemoiselles. Venez, Pinch ; cela ne vaut pas la peine d’y penser. J’avais raison et vous aviez tort. Ce n’est rien : une autre fois, que cela vous apprenne. »

En parlant ainsi, il frappa l’épaule de son compagnon accablé, fit demi-tour et entra dans le couloir, où le pauvre M. Pinch le suivit, après être resté quelques secondes dans le parloir avec l’expression de la plus profonde tristesse et de l’abattement le plus absolu. Là, ils prirent à eux deux la malle et sortirent pour aller au-devant de la diligence.

Ce rapide véhicule passait, chaque nuit, au coin d’une ruelle, à peu de distance : ce fut de ce côté qu’ils se dirigèrent. Durant cinq à six minutes ils marchèrent en silence, jusqu’à ce qu’enfin le jeune Westlock fit entendre un bruyant éclat de rire qu’il renouvela par intervalles. Mais son ami n’y répondait pas.

« Voulez-vous que je vous dise, Pinch ? s’écria tout à coup Westlock après un autre silence prolongé ; vous n’avez pas assez de malice. Non, non, vous n’en avez pas assez.

– Dame ! dit Pinch en soupirant, je ne sais pas, moi ; mais je prends cela pour un compliment. Si je n’en ai pas assez, je suppose que c’est tant mieux.

– Tant mieux ! répéta son ami avec aigreur ; tant pis, voulez-vous dire.

– Et cependant, ajouta Pinch, suivant le cours de ses propres pensées, sans prendre garde à la dernière observation de son ami, il faut bien supposer que j’en ai pas mal ; autrement, comment se ferait-il que Pecksniff fût si mécontent de moi ? Je suis fâché de lui avoir fait tant de chagrin… Ne riez pas, je vous prie ; je voudrais pour une mine d’or qu’il n’en fût rien ; et le ciel sait pourtant que je ne ferais pas fi d’une mine d’or, John. Comme il était affligé !

Lui, affligé ?

– Quoi ! n’avez-vous pas observé qu’il y avait presque des larmes dans ses yeux ?… Sur mon âme, John, n’est-ce rien que de voir un homme ému à ce point et de savoir qu’on est la cause de sa peine ? Avez-vous entendu, quand il a dit qu’il eût donné son sang pour moi ?

– Est-ce que vous avez besoin qu’on donne son sang pour vous ? répliqua son ami avec une extrême irritation. Vous donne-t-il quelque autre chose dont vous ayez réellement besoin ? Vous donne-t-il de l’occupation, de l’instruction, de l’argent de poche ? Vous donne-t-il des gigots de mouton avec une proportion convenable de pommes de terre et autres comestibles légumineux ?

– J’ai peur, dit Pinch en soupirant de nouveau, d’être un grand mangeur. Je ne puis me dissimuler à moi-même que je suis un grand mangeur. Vous le savez bien, John ?

Vous, un grand mangeur !… répliqua son ami avec non moins d’indignation qu’auparavant. Comment le savez-vous vous-même ? »

Il faut croire que cette question embarrassait le pauvre Pinch, car il ne répéta plus qu’à demi-voix seulement qu’il avait grand’peur que ce ne fût la vérité.

« D’ailleurs, ajouta-t-il, que je sois ou non un grand mangeur, cela n’empêche pas, après tout, qu’il ne m’accuse d’ingratitude. John, je ne crois pas qu’il y ait au monde un péché qui me soit plus odieux que l’ingratitude ; et lorsqu’il me l’impute, lorsqu’il m’en juge coupable, il me rend plus malheureux que je ne puis dire.

– Il sait bien ce qu’il fait, allez ! riposta Westlock d’un ton de mépris. Mais, attendez, Pinch, avant que je vous en dise davantage ; voyons, expliquez-moi donc, je vous prie, tous les motifs de la reconnaissance que vous avez pour lui… Commençons par changer de main, car la malle est lourde. C’est bien. Maintenant, allez, je vous écoute.

– En premier lieu, dit Pinch, il m’a accepté pour élève à un prix inférieur à celui qu’il avait demandé.

– À merveille, répondit John, parfaitement insensible à cet exemple de générosité. En second lieu, qu’y a-t-il ?

– En second lieu ! s’écria Pinch avec une sorte de désespoir. Eh bien, il y a tout en second lieu. Ma pauvre grand’mère est morte heureuse de penser qu’elle m’avait mis entre les mains d’un si excellent homme. J’ai grandi dans sa maison, j’ai gagné sa confiance, je suis son aide ; il m’a accordé un salaire. Quand ses affaires prospèreront, j’ai la perspective de voir prospérer les miennes. Tout cela, et bien d’autres choses encore, voilà le second point. J’aurais dû, comme préface au premier point, John, vous dire encore ce que personne, du reste, ne peut connaître mieux que moi : à savoir que j’étais né pour des occupations plus humbles, plus modestes, que je ne suis pas propre à cette sorte de travail, que je n’y montre pas d’aptitude, et que je ne sais faire rien qui vaille. »

Il débita tout cela avec tant de chaleur et d’un ton si convaincu, que son ami changea involontairement de manières avec lui. Ils avaient atteint, à l’extrémité de la ruelle, le poteau indiquant la station. John s’assit sur sa malle, invita son ami à y prendre place à côté de lui, et lui posant la main sur l’épaule :

« Tom Pinch, dit-il, vous êtes une des meilleures créatures qu’il y ait en ce monde.

– Pas du tout, répondit Tom. Si seulement vous connaissiez Pecksniff aussi bien que je le connais, c’est de lui, par exemple, que vous pourriez dire cela, et vous ne vous tromperiez pas.

– Je dirai de lui tout ce qu’il vous plaira ; pas un mot de plus contre lui.

– C’est pour m’obliger, je le crains, plutôt que par égard pour lui, dit Pinch en secouant tristement la tête.

– Ce sera pour qui il vous plaira, Tom, pourvu que vous soyez satisfait. Oh ! c’est un fameux homme ! Ce n’est pas lui qui aurait jamais raflé, pour les mettre dans sa poche, toutes les épargnes si péniblement amassées par votre pauvre grand’mère, qui était femme de charge dans une maison, n’est-il pas vrai, Tom ?

– Oui, dit M. Pinch en frottant un de ses gros genoux et en secouant la tête ; femme de charge chez un gentleman.

– Non, ce n’est pas lui qui aurait jamais raflé, pour les mettre dans sa poche, toutes ses économies si péniblement acquises, en l’éblouissant par la perspective de votre bonheur, de votre fortune, quand il savait, mieux que personne, que rien de cela ne pouvait se réaliser ; ce n’est pas lui qui aurait jamais spéculé, à son profit, sur l’orgueil qu’elle ressentait pour vous, elle qui vous avait élevé, ni sur son désir que vous finissiez par faire un gentleman. Non, jamais, Tom !

– Non, dit Tom, regardant son ami en face, comme s’il ne se rendait pas bien compte de sa pensée, certainement non.

– C’est ce que je dis ; certainement non, n’ayez pas peur. S’il a accepté moins qu’il n’avait demandé, ce n’est pas non plus parce que ce moins-là c’était tout ce qu’elle possédait et plus qu’il ne s’attendait à obtenir ; oh ! non, Tom ! Il ne vous a pas pris pour aide, parce que vous lui êtes utile ; parce que votre incroyable confiance dans ses belles paroles lui rend d’inestimables services dans toutes ses misérables contestations ; parce qu’il reçoit le reflet de votre loyauté ; parce que les promenades qu’on vous voit faire aux environs, les jours où vous êtes libre, le nez dans de vieux bouquins en langues étrangères, font du bruit au dehors, qu’on en a parlé même à Salisbury, et que Pecksniff, comme votre maître, en a retiré la réputation d’homme de savoir et de haute importance. Il n’en retire pas beaucoup d’honneur, grâce à vous, Tom ; non, pas du tout.

– Eh bien ! non, certainement, dit Pinch, regardant son ami avec plus de trouble que jamais. Qui ? moi ? lui faire honneur ! faire honneur à M. Pecksniff ! Allons donc !

– Aussi ne vous ai-je pas dit que ce serait trop ridicule pour qu’on puisse supposer pareille chose ?

– Mais il faudrait être fou, dit Tom.

– Fou !… répéta le jeune Westlock. Certainement, il faudrait être fou pour supposer qu’il aime à entendre dire le dimanche que l’artiste de bonne volonté qui tient l’orgue à l’église, et qui, les soirs d’été, s’exerce à la brune avec tant d’habileté, est le jeune élève de M. Pecksniff, n’est-ce pas, Tom ? Il faudrait être fou pour supposer qu’un homme tel que lui soit bien aise de faire parler de lui partout avec ces travaux qu’il vous doit, ou « rien qui vaille, » comme vous dites, et qu’il passe par-dessus le marché pour vous avoir appris lui-même, n’est-ce pas, Tom ? Il faudrait être fou pour supposer que vous lui servez partout d’enseigne, à bien meilleur marché et beaucoup mieux que ne le ferait un tableau sur sa porte, un prospectus collé sur la muraille ? Il vaudrait autant supposer qu’en toute occasion il ne vous ouvre pas tout son cœur, toute son âme ; qu’il ne vous accorde pas un traitement d’une libéralité extravagante ; ou, ce qui serait plus affreux, plus monstrueux, si c’était possible, autant supposer (et ici, à chaque mot, John touchait doucement la poitrine de Pinch) que Pecksniff a spéculé sur votre caractère, sur votre défiance de vous-même, sur votre confiance dans tout le monde, mais, par-dessus tout, en celui qui la mérite le moins. Ce serait de la folie, n’est-ce pas, Tom ? »

M. Pinch avait écouté tout ce discours avec des regards pleins d’une stupéfaction en partie produite par le sujet des paroles de son ami, et en partie aussi par la volubilité et la véhémence de son camarade. Westlock ayant fini, Tom respira fortement ; et, attachant un regard scrutateur sur le visage de son interlocuteur, comme s’il ne pouvait se rendre bien compte de l’expression qu’il y lisait, et comme s’il voulait y trouver pour se guider un fil propice dans le labyrinthe de son esprit, il allait répondre, quand vint à retentir bruyamment à leurs oreilles le son du cornet, entonné par le conducteur de la diligence. Il fallut rompre brusquement la conférence. Le plus jeune des deux compagnons n’en parut pas fâché ; il s’élança vivement et pressa la main de Pinch.

« Vos deux mains, Tom, dit-il. Je vous écrirai de Londres ; vous pouvez y compter.

– Oui, dit Pinch. Oui ; n’y manquez pas, s’il vous plaît. Adieu, adieu ! C’est à peine si je puis croire à votre départ. Il me semble encore que vous n’êtes arrivé que d’hier. Adieu, mon cher vieux camarade ! »

John Westlock lui rendit ces paroles d’adieu avec une égale cordialité, et il grimpa sur l’impériale où il s’installa. La diligence repartit au galop sur la route obscure ; ses lanternes jetaient une vive clarté, et le cornet du conducteur éveillait au loin tous les échos.

« Va, suis ton chemin, dit Pinch, s’adressant à la diligence. Je ne puis m’imaginer que tu ne sois pas un être vivant, quelque monstre énorme qui, à certains intervalles, vient visiter ce pays pour y prendre mes amis et les emporter à travers le monde. Je te trouve ce soir encore plus fière, plus orgueilleuse que jamais, et tu as bien lieu de t’enorgueillir de ton butin ; car John Westlock est un brave garçon, un garçon sincère, et il n’a qu’un tort, à ma connaissance, sans le savoir, sans le vouloir peut-être : c’est d’être cruellement injuste pour Pecksniff. »

Chapitre III. Dans lequel on présente quelques autres personnages, et qui fait suite au chapitre précédent. §

Déjà nous avons parlé d’un certain dragon qui se balançait avec un cri plaintif au-dessus de la porte de l’auberge du village. C’était un vieux dragon tout terni ; plus d’une rafale d’hiver, avec son cortège de pluie, de grésil, de neige et de grêle, avait dénaturé sa couleur, qui jadis avait été un bleu éclatant, et l’avait fait passer à une sorte de gris de plomb. Mais il était resté suspendu à sa place ; il avait une pose monstrueusement stupide, dressé qu’il était sur ses pattes de derrière. Chaque mois écoulé lui enlevait quelque chose de sa couleur et de sa forme, si bien qu’en le regardant par le devant de l’enseigne, on ne pouvait s’empêcher de croire qu’il avait fondu tout doucement au travers du cadre, pour reparaître sans doute de l’autre côté.

C’était, du reste, un dragon courtois et affable, ou tout au moins il l’avait été dans un temps meilleur : car, au sein de son affaissement et de sa décadence, il avait pris l’habitude de porter à son nez une de ses pattes de devant, comme s’il voulait dire : « N’ayez pas peur, je ne suis pas si méchant que j’en ai l’air, » tandis qu’il présentait l’autre en signe de politesse hospitalière. En vérité, il faut le reconnaître, à l’honneur de la race des dragons modernes, qu’ils ont fait de grands progrès pour la civilisation et les bonnes manières. Ils ne demandent plus chaque matin une jeune fille pour leur déjeuner, avec la même régularité qu’en met un paisible consommateur à attendre son petit pain chaud ; ceux de nos jours, au contraire, aiment à se trouver dans la société des hommes, mariés ou célibataires, qui ont du temps à perdre au cabaret ; c’est même à présent un de leurs traits caractéristiques, qu’ils se tiennent loin de la compagnie du beau sexe et lui interdisent leur approche, principalement le samedi soir, au lieu de le rechercher avec un appétit vorace, malgré leurs inclinations bien connues et les goûts qu’ils manifestaient au temps jadis.

L’incursion que nous faisons ici dans le domaine de l’histoire naturelle, à propos du tribut qu’on devait payer à ces animaux, n’est pas une digression aussi singulière qu’elle le paraît au premier coup d’œil : car nous avons à nous occuper spécialement du dragon qui avait sa demeure dans le voisinage de M. Pecksniff, et, puisque cet animal aux formes courtoises est maintenant sur le tapis, nous n’avons pas de raison pour le laisser de côté.

Depuis bien des années il se balançait, criait et battait de l’aile devant les deux fenêtres de la meilleure chambre à coucher qu’il y eût dans la maison de réfection à laquelle il avait donné son nom ; mais tandis qu’il se balançait, criait et battait de l’aile, jamais dans les sombres confins qu’il habitait il n’y avait eu autant de mouvement qu’on put en remarquer le soir même qui suivit celui où arrivèrent les événements exposés dans le précédent chapitre. C’était un bruit de pas pressés montant et descendant l’escalier, une quantité de lumières qu’on voyait briller ; des paroles s’échangeaient à voix basse ; le bois, fraîchement allumé, fumait et suintait dans l’humide cheminée ; on avait retiré le linge des armoires ; les bassinoires répandaient leur odeur brûlante ; enfin, c’était un tel va-et-vient, une telle agitation intérieure, que jamais dragon, griffon, licorne ou tout autre animal de cette espèce n’assista à rien de semblable, depuis que ces bêtes fantastiques sont mêlées aux affaires de ménage.

Un vieux gentleman et une jeune femme, voyageant sans suite dans une ancienne berline toute délabrée que traînaient des chevaux de poste, venant on ne sait d’où, allant on ne sait où, s’étaient détournés de la grand’route et arrêtés inopinément au Dragon bleu. Un mal subit avait saisi le vieux gentleman dans sa voiture. Forcé pour cette cause de descendre à l’auberge, le malade y souffrait d’horribles crampes et de spasmes nerveux ; et cependant, au milieu même de ses crises, il défendait expressément qu’on appelât un médecin ; la jeune femme lui administrait quelques remèdes pris dans une petite boîte à médicaments : il protestait qu’il n’en voulait pas d’autres ; en un mot, il épouvantait l’hôtesse, lui faisait perdre la tête, et repoussait obstinément tous les moyens de soulagement qu’elle pouvait lui offrir.

Des cinq cents remèdes que la bonne femme imagina et proposa en moins d’une demi-heure, il n’en admit qu’un seul : ce fut de se mettre au lit. C’était pour faire ce lit et tout disposer en faveur du voyageur, qu’on faisait tout ce remue-ménage dans la chambre située derrière le dragon.

Le gentleman était réellement très-malade ; il souffrait d’une manière cruelle, d’autant plus peut-être que c’était un robuste et solide vieillard, doué d’une volonté de fer et d’une voix d’airain. Mais ni les craintes qu’il émettait tout haut, de temps en temps, pour sa vie, ni les tortures qu’il ressentait, ne diminuaient le moins du monde sa fermeté. Il défendait qu’on lui amenât qui que ce fût. Plus son état empirait, plus le vieillard paraissait roide et inflexible dans sa détermination. Il jurait que, si on voulait le faire soigner par quelqu’un, homme, femme ou enfant, il quitterait aussitôt la maison, dût-il partir à pied et mourir sur le seuil de la porte.

Il n’y avait dans le village aucun praticien en médecine, mais seulement un pauvre apothicaire qui joignait à sa spécialité l’épicerie et autres comestibles de toute sorte. Au début et dans le premier brouhaha de l’événement, l’hôtesse avait pris sous sa propre responsabilité d’envoyer chercher le dit apothicaire : naturellement, selon l’ordinaire, comme on avait besoin de lui, il était absent. Il était allé à quelques milles de distance, et on ne l’attendait que très-tard dans la soirée, si bien que l’hôtesse, hors d’elle-même, expédia en toute hâte le même messager chez M. Pecksniff, le savant homme à qui ses connaissances permettaient, selon elle, de prendre sans crainte une part active à sa responsabilité ; et qui de plus, en sa qualité d’homme moral, pourrait donner à une âme agitée un mot de consolation. Sous ce rapport, son hôte avait grandement besoin de secours efficaces ; on n’en pouvait douter, à l’entendre jeter fréquemment des paroles incohérentes, un peu trop mondaines pourtant pour annoncer une bonne préparation spirituelle.

Le messager chargé de cette mission secrète revint sans rapporter de meilleures nouvelles que la première fois : M. Pecksniff n’était pas au logis. Cependant on se passa de M. Pecksniff pour mettre au lit le patient, dont peu à peu, et dans un espace de deux heures, l’état s’améliora sensiblement : les intervalles des crises furent d’abord beaucoup plus longs, puit, petit à petit, il cessa entièrement de souffrir, bien que de temps en temps il parût plongé dans un épuisement presque aussi alarmant que les précédentes attaques.

Dans un de ces moments de rémission, il tourna de tous côtés son regard avec beaucoup de précaution, et, se soulevant avec peine sur ses deux oreillers, essaya, le visage empreint d’une étrange expression de mystère et de défiance, de faire usage du papier, de l’encre et des plumes qu’il avait fait placer auprès de lui sur une table. Pendant ce temps, la jeune dame et l’hôtesse du Dragon bleu étaient assises l’une près de l’autre devant le feu, dans la chambre du malade.

L’hôtesse du Dragon bleu avait tout à fait le physique de l’emploi : large, égrillarde, bien portante et de bonne mine ; son visage, d’un rouge vif sur un fond blanc clair, offrait par son aspect jovial un témoignage du vif intérêt que la dame portait aux excellentes provisions contenues dans la cave et dans le cellier, comme aussi de l’influence, puissamment utile pour la santé, qu’exerçaient ces excellentes provisions. Elle était veuve ; mais le temps de son deuil était passé, et la veuve avait repris sa fleur de beauté, qui depuis n’avait pas cessé de s’épanouir en pleine floraison. Pour rendre la floraison plus complète, roses sur ses amples jupons, roses sur son corsage, roses sur son bonnet, roses sur ses joues, oui vraiment, et, les plus douces de toutes à cueillir, roses sur les lèvres. Elle avait, en outre, de brillants yeux noirs et des cheveux couleur de jais ; elle était avenante, ornée de jolies fossettes, dodue, ferme comme une groseille ; et, bien qu’elle ne fût plus tout à fait ce que le monde appelle une jeune femme, vous eussiez pu prêter serment sur la vérité, devant tout maire ou tout autre magistrat dans la chrétienté entière, qu’il y avait en ce monde beaucoup de jeunes filles, Dieu les bénisse toutes en général et chacune en particulier ! que vous n’eussiez ni aimées ni admirées à moitié autant que la pimpante hôtesse du Dragon bleu.

Assise devant le feu, cette belle matrone promenait, de temps en temps, son regard autour de la chambre avec l’orgueil satisfait d’une propriétaire. C’était une vaste pièce, comme on peut en voir à la campagne, ayant un plafond surbaissé et un plancher enfoncé au-dessous du niveau de la porte ; à l’intérieur, il y avait pour descendre deux marches placées d’une manière si délicieusement inattendue, que les étrangers, en dépit des plus grandes précautions, ne manquaient guère de tomber le nez en avant comme dans un bain où l’on pique une tête. Ce n’était pas là une de vos chambres à coucher frivoles et luxueuses jusqu’à l’absurde, où l’on ne peut fermer l’œil dans une convenance et une harmonie d’idées propres au sommeil ; mais c’était un bon endroit rempli d’un calme plat, d’un calme lourd, un lieu soporifère, où chaque meuble vous rappelait que vous étiez venu pour dormir et que vous n’étiez là que pour ça. Là, pas de glace vigilante qui réfléchit le feu, ainsi que dans vos chambres modernes qui, au milieu même des nuits les plus sombres, gardent un constant reflet de l’élégance française. Çà et là le vieil acajou espagnol y clignait de l’œil, comme un chien ou un chat qui fait son somme au coin du feu. La grandeur, la forme, la lourde immobilité du bois de lit et de l’armoire, et même, à un moindre degré, celle des chaises et des tables, tout invitait au sommeil ; leur constitution même, lourde et apoplectique, vous disposait à ronfler. Là, point de ces portraits qui vous regardent avec l’air de vous reprocher votre paresse au lit ; sur les rideaux, pas de ces oiseaux à l’œil arrondi, ouvert, éveillé et insupportablement scrutateur. Les épais rideaux, les persiennes bien closes, les couvertures amoncelées, tout était disposé pour entretenir le sommeil ; loin de là tous les éléments conducteurs de la lumière et du réveil. Regardez le vieux renard empaillé, posé sur le haut de l’armoire ; eh bien ! lui-même, vous n’en auriez pas tiré une étincelle électrique de vigilance ; il avait fait le sacrifice de ses yeux d’émail, et vous auriez dit qu’il dormait tout debout.

La maîtresse du Dragon bleu promena à plusieurs reprises un coup d’œil rapide sur ce mobilier somnolent. Elle l’en détourna bientôt, ainsi que du lit qui était à l’autre bout de la chambre, avec son étrange locataire, pour le fixer sur la jeune femme placée tout à côté d’elle, et qui, les yeux baissés vers le foyer, restait assise et plongée dans une méditation silencieuse.

Cette personne était très-jeune, dix-sept ans environ ; elle avait des manières timides et réservées, et cependant elle paraissait se dominer, et savait mieux maîtriser ses émotions que les femmes ne le savent ordinairement, à une époque plus avancée de la vie. Elle en avait fait preuve tout récemment dans les soins qu’elle avait donnés au gentleman malade. Sa taille était petite, sa figure délicate pour son âge ; mais tous les charmes brillants de la jeunesse virginale couronnaient son beau front. Il y avait sur ses traits une pâleur causée sans doute en partie par les agitations récentes. Ses cheveux, d’un noir foncé, dans le désordre de ses préoccupations, avaient quitté leurs liens et pendaient sur son cou : c’est une licence qu’un observateur galant eût enviée plutôt que blâmée.

Son costume était dans sa simplicité celui d’une personne distinguée, dans son maintien, tranquillement assise comme elle l’était, il y avait quelque chose d’indéfinissable, qui semblait en harmonie avec ce costume absolument sans prétention. Elle avait commencé par tenir ses yeux fixés d’un air d’anxiété sur le lit ; mais voyant que le malade restait tranquille, tout occupé du soin d’écrire, elle avait doucement tourné sa chaise vers le foyer, probablement parce qu’elle se doutait instinctivement qu’il désirait n’être pas observé, et puis aussi afin de pouvoir, sans qu’il la vît, donner un libre cours aux sentiments naturels qu’elle avait dû jusque-là comprimer.

Tout cela et bien autre chose n’avait pas échappé à la rose maîtresse du Dragon bleu. Il n’y a qu’une femme pour deviner une autre femme. Enfin elle dit à voix trop basse pour pouvoir être entendue du malade dans son lit :

« Miss, aviez-vous vu déjà le gentleman dans cet état ? Est-il sujet à ces attaques ?

– Il m’est arrivé de le voir très-malade, mais jamais autant que ce soir.

– Quel bonheur, miss, que vous ayez eu avec vous les prescriptions et les remèdes nécessaires !

– Ils sont toujours prêts pour de semblables circonstances. Nous ne voyageons jamais sans les emporter.

– Oh ! pensa l’hôtesse, il paraît que nous avons l’habitude de voyager, et de voyager ensemble. »

Elle avait tellement conscience de porter cette pensée écrite sur son visage, qu’ayant rencontré presque aussitôt les yeux de la jeune dame, elle se sentit toute confuse, en hôtesse discrète et bien apprise qu’elle était.

« Si le gentleman, votre grand-papa, reprit-elle après une courte pause, est toujours si résolu à n’accepter aucun secours, cela doit vous effrayer beaucoup, miss ?

– En effet, j’ai été très-alarmée ce soir. Ce… ce n’est point mon grand-père.

– Votre père, voulais-je dire, reprit l’hôtesse, sentant qu’elle avait commis une erreur maladroite.

– Ce n’est point mon père, dit la jeune femme ; ni, ajouta-t-elle, souriant légèrement, car elle avait pressenti tout de suite ce que l’hôtesse allait ajouter, ni mon oncle. Nous ne sommes pas parents.

– Mon Dieu ! répliqua l’hôtesse, de plus en plus embarrassée ; comment ai-je pu me tromper à ce point, sachant bien, de même que le bon sens suffit pour le dire, qu’un gentleman, lorsqu’il est malade, paraît beaucoup plus vieux qu’il ne l’est réellement ? Comment ai-je pu vous appeler miss, madame ? »

Mais, en achevant ces paroles, elle jeta machinalement un regard sur le troisième doigt de la main gauche de la jeune femme, et tressaillit : ce doigt ne portait pas d’anneau.

« Quand je vous disais que nous n’étions pas parents, fit observer la jeune femme avec douceur, mais non sans quelque confusion, cela signifiait que nous ne le sommes d’aucune manière, pas plus par le mariage qu’autrement… Est-ce que vous m’avez appelée, Martin ?

– Vous appeler ? » s’écria le vieillard, levant vivement les yeux et s’empressant de cacher sous la couverture le papier sur lequel il avait écrit : « Non. »

Elle avait fait un pas ou deux vers le lit, mais elle s’arrêta immédiatement sans aller plus loin.

« Non, répéta le malade avec une énergie pétulante. Pourquoi me demandez-vous cela ? Si je vous avais appelée, auriez-vous besoin de me faire cette question ?

– Monsieur, se hasarda à dire l’hôtesse, c’était le grincement de l’enseigne qui est dehors. »

Supposition qui, soit dit en passant, et comme l’hôtesse le sentit elle-même au moment où elle venait de la faire, n’était pas du tout flatteuse pour la voix du vieux gentleman.

« Peu importe ce que c’était, madame, répliqua-t-il ; ce n’était pas moi. Eh bien ! pourquoi restez-vous ainsi debout, Mary, à me regarder comme si j’avais la peste ? Mais ils ont tous peur de moi, ajouta-t-il, s’appuyant languissamment en arrière sur son oreiller ; tous, jusqu’à elle ! Toujours la même malédiction sur moi. D’ailleurs, je n’ai rien autre chose à espérer.

– Oh ! Dieu ! non. Oh ! non, j’en suis sûre, dit la brave hôtesse, se levant et allant vers lui. Allons, calmez-vous, monsieur. Ce ne sont que des idées de malade.

– Qu’est-ce que cela, des idées de malade ? répéta-t-il. Qu’est-ce que vous savez de mes idées ? Qui vous a parlé, à vous, de mes idées ? Toujours la même chanson ! Des idées !

– Voyez plutôt si ce n’en est pas encore une qui vous prend, dit la maîtresse du Dragon bleu, sans que sa bonne humeur eût souffert le moins du monde. Eh ! mon Dieu ! il n’y a pas de mal à dire ça, monsieur : cela se dit tous les jours. Les gens en bonne santé n’ont-ils pas aussi leurs idées ? et de bien étranges parfois ! »

Tout innocentes que pouvaient sembler ces paroles, elles agirent sur l’esprit méfiant du voyageur, comme l’huile qui tombe sur le feu. Il leva sa tête hors du lit, et, fixant sur l’hôtesse deux yeux noirs dont l’éclat était augmenté par la pâleur de ses joues creuses, qui, de leur côté, paraissaient d’autant plus pâles par le voisinage de longues mèches éparses de cheveux gris et d’une toque très-serrée en velours noir, le vieillard scruta la physionomie de cette femme.

« Ah ! vous vous y prenez trop tôt, dit-il, mais d’une voix si basse, qu’il semblait se parler à lui-même plutôt qu’à l’hôtesse. Vous ne perdez pas de temps. Vous remplissez bien votre commission, et vous gagnez bien votre argent. Voyons, qui est-ce qui vous paye pour ça ? »

L’hôtesse regarda d’un air très-étonné celle qu’il avait appelée Mary, et, ne lisant point la réponse qu’elle cherchait sur son visage plein de douceur, elle se retourna vers le malade. D’abord, elle avait reculé involontairement, en supposant qu’il avait perdu la tête ; mais cette supposition tombait naturellement devant la fermeté de maintien du vieillard, devant la détermination qu’annonçaient ses traits énergiques et surtout sa bouche contractée.

« Voyons, dit-il, apprenez-moi qui est-ce qui vous paye pour ça. D’ailleurs, comme je suis ici, il ne m’est pas bien difficile de le deviner, vous pouvez le croire.

– Martin, dit vivement la jeune femme en posant sa main sur le bras du vieillard, songez qu’il n’y a qu’un moment que nous sommes dans cette maison, et que votre nom y est même inconnu.

– À moins, dit-il, que vous… »

Il était, selon toute apparence, tenté d’exprimer le soupçon qu’elle avait pu trahir sa confiance en faveur de l’hôtesse ; mais, soit qu’il se rappelât ses soins affectueux, soit qu’il fût ému en quelque sorte par la vue de son visage, il se contint, et, changeant la position fatigante qu’il avait dans son lit, il garda le silence.

« Là ! dit Mme Lupin, nom sous lequel le Dragon bleu avait privilège de loger « à pied et à cheval. » Maintenant cela va mieux, monsieur. Vous aviez oublié un moment, monsieur, que vous n’avez ici que des amis.

– Oh ! s’écria le vieillard avec un gémissement d’impatience, en frappant d’une main fiévreuse sur la couverture, que me parlez-vous d’amis ? Vous ou d’autres, qui peut m’apprendre à connaître quels sont mes amis et quels sont mes ennemis ?

– Au moins, insista gracieusement Mme Lupin, cette jeune dame est votre amie, je suppose ?

– Parce qu’elle n’a pas encore eu envie de changer, s’écria le vieillard du ton d’un homme chez qui l’espoir et la confiance étaient entièrement épuisés. Je suppose qu’elle est mon amie, mais le ciel le sait. Ne m’empêchez plus de dormir, si je puis. Laissez la chandelle à la même place. »

Les deux femmes s’étant éloignées du lit, le vieillard étendit le papier sur lequel il avait écrit si longtemps, et, le présentant au flambeau, il le réduisit en cendres. Cela fait, il éteignit la lumière, et, se retournant avec un profond soupir, il tira la couverture sur sa tête et se tint tranquille.

La destruction de ce papier étant une chose étrangement en désaccord avec la peine que le vieillard avait paru prendre à l’écrire, et, de plus, mettant le Dragon en grand péril d’être incendié, ne laissa pas que de produire une véritable consternation dans l’esprit de Mme Lupin. Mais la jeune femme, sans témoigner de surprise, de curiosité ni d’alarme, lui dit à voix basse, tout en la remerciant pour sa sollicitude à lui tenir compagnie, qu’elle se proposait de rester encore dans la chambre, et la pria de ne point partager sa veille, habituée qu’elle était à se trouver seule, ajoutant qu’elle passerait le temps à lire.

Mme Lupin avait reçu en partage un large contingent de ce gros capital de curiosité dont a hérité son sexe, et, dans une autre occasion, il n’eût pas été aussi facile de lui faire accepter cet avertissement. Mais, tout entière à la surprise, à la stupéfaction que lui avaient causée ces mystères, elle se retira aussitôt, et se rendant tout droit à son petit parloir d’en bas, elle s’assit dans son fauteuil avec un calme simulé. En ce moment critique, un pas se fit entendre à l’entrée. M. Pecksniff, regardant doucereusement par-dessus la demi-porte de la salle, et sondant la perspective du gentil intérieur, murmura :

« Bonsoir, mistress Lupin.

– Ah ! mon Dieu ! monsieur, s’écria-t-elle en s’avançant pour le recevoir, je suis bien contente que vous soyez venu.

– Et moi je ne suis pas moins content d’être venu, dit M. Pecksniff, si je puis être de quelque utilité. De quoi s’agit-il, mistress Lupin ?

– C’est un gentleman qui est tombé malade en route, et qui est là-haut tout souffrant, répondit l’hôtesse en pleurant à chaudes larmes.

– Un gentleman qui est tombé malade en route et qui est là-haut tout souffrant ? répéta M. Pecksniff. Bien ! bien ! »

Dans cette remarque, il n’y avait rien qu’on pût trouver précisément original ; on ne pouvait dire qu’il y eût là aucun sage précepte, inconnu jusqu’alors au genre humain, ni que ces deux mots eussent ouvert une source cachée de consolation ; mais M. Pecksniff avait tant de douceur dans les manières, il secouait la tête avec tant d’affabilité, et en toute chose il montrait une si parfaite estime de ses propres vertus, que tout le monde eût été rassuré, comme Mme Lupin, rien que par le son de voix et la présence d’un tel homme ; et se fût-il borné à dire : « Un verbe doit s’accorder avec son nominatif en nombre et en personne, mon bon ami, » ou : « Huit fois huit font soixante-quatre, ma chère âme, » on n’aurait pu manquer de lui savoir un gré infini de tant d’humanité et de bon sens.

« Et, dit M. Pecksniff, retirant ses gants et réchauffant ses mains devant le feu, avec autant de bienveillance délicate que s’il se fût agi des mains d’un autre et non des siennes, et comment va-t-il maintenant ?

– Il va mieux, il est tout à fait tranquille, répondit Mme Lupin.

– Il va mieux, et il est tout à fait tranquille, dit M. Pecksniff. Très-bien ! très… bien ! »

Ici encore, quoique le renseignement vînt de Mme Lupin et nullement de M. Pecksniff, M. Pecksniff se l’appropria et s’en servit pour la consoler. Cette phrase n’avait pas grande importance quand Mme Lupin la prononça, mais dans la bouche de M. Pecksniff elle valait tout un livre. « J’observe, semblait-il dire, et par ma bouche la morale universelle remarque qu’il va mieux et qu’il est tout à fait tranquille. »

« Il doit y avoir cependant de pénibles préoccupations dans son esprit, dit l’hôtesse en secouant la tête ; car il tient, monsieur, le langage le plus étrange que vous ayez jamais entendu. Il est loin d’avoir les idées nettes, et il aurait bien besoin des avis utiles de quelque personne assez charitable pour lui rendre ce bon office.

– Alors, dit M. Pecksniff, c’est justement le client qu’il me faut. »

Mais, bien qu’il fît entendre parfaitement cette pensée, il ne prononça pas une seule parole. Il se contenta de secouer la tête, et de l’air le plus modeste encore.

« Je crains, monsieur, continua l’hôtesse, regardant autour d’elle afin de s’assurer qu’il n’y avait là personne pour écouter, puis tenant ses regards fixés sur le parquet ; je crains fort, monsieur, que sa conscience ne soit troublée, parce qu’il n’est point allié par parenté… ni même… marié à une très-jeune dame…

– Mistress Lupin ! dit M. Pecksniff, levant sa main de façon à se donner l’air sévère, comme si, avec la douceur qui lui était naturelle, son expression pouvait jamais ressembler à de la sévérité. Une personne !… une jeune personne ?

– Une très-jeune personne, dit Mme Lupin en s’inclinant et rougissant. Je vous demande pardon, monsieur, mais j’ai été tellement tourmentée ce soir, que je ne sais plus ce que je dis. Elle est là-haut avec lui.

– Elle est là-haut avec lui… rumina M. Pecksniff, se chauffant le dos, de la même manière qu’il s’était chauffé les mains, toujours avec une douceur obligeante, comme si c’eût été le dos d’une veuve ou d’un orphelin ou d’un ennemi, ou tout autre dos que des gens moins humains que cet excellent homme auraient laissé geler sans son aide. Oh ! bon Dieu ! bon Dieu !

– En même temps je dois dire, ajouta chaleureusement l’hôtesse et je le dis du fond du cœur, que son air et ses manières doivent désarmer tout soupçon.

– Votre soupçon, mistress Lupin, dit gravement M. Pecksniff, est très-naturel. »

À propos de cette remarque, nous noterons ici, à leur confusion, que les ennemis de ce digne homme ne rougissaient pas d’affirmer qu’il trouvait toujours très-naturel ce qui était très-mal, et qu’il trahissait par là involontairement sa propre nature.

« Votre soupçon, mistress Lupin, répéta-t-il, est très-naturel et, je n’en doute pas, très-fondé. Je vais me rendre chez ces voyageurs. »

En parlant ainsi, il ôta son grand pardessus, et, ayant passé les doigts dans ses cheveux, il plongea dignement une main dans l’intérieur de son gilet et fit doucement signe à l’hôtesse de le conduire.

« Frapperai-je ? demanda Mme Lupin, lorsqu’ils eurent atteint la porte de la chambre.

– Non, dit-il ; entrez, s’il vous plaît. »

Ils entrèrent sur la pointe du pied ; ou plutôt ce fut l’hôtesse qui prit cette précaution, car, pour M. Pecksniff, il marchait toujours d’un pas léger.

Le vieux gentleman dormait encore, et sa jeune compagne était assise auprès du feu et lisait.

« Je crains, dit M. Pecksniff, s’arrêtant au seuil de la porte et donnant à sa tête un balancement mélancolique, je crains que tout cela ne soit un peu louche. Je crains, mistress Lupin, vous comprenez ? que tout cela ne soit louche. »

Tout en achevant ces mots à voix basse, il avait devancé l’hôtesse ; en même temps, la jeune dame se leva au bruit des pas. M. Pecksniff jeta un regard sur le volume qu’elle tenait, et dit tout bas à Mme Lupin, avec un abattement plus grand encore, s’il était possible :

« Oui, madame, c’est un bon livre. J’en tremblais d’avance. Je crains fort que tout ceci ne recèle une trame profonde !

– Quel est ce monsieur ?… demanda la personne qui était l’objet de ces vertueux soupçons.

– Hum !… ne vous inquiétez pas, madame, dit M. Pecksniff, au moment où l’hôtesse allait répondre. Cette jeune… »

Involontairement, il hésita quand le mot « personne » vint sur ses lèvres, et y substituant un autre mot :

« Cette jeune étrangère, mistress Lupin, m’excusera de lui répondre laconiquement que j’habite ce village ; que j’y jouis de quelque influence, si peu méritée qu’elle puisse être, et que vous m’avez appelé. Je suis venu ici comme je vais partout où me pousse ma sympathie pour les malades et les affligés. »

Ayant prononcé ces paroles à effet, M. Pecksniff passa près du lit. Là, après avoir touché deux ou trois fois le couvre-pied d’une façon solennelle, comme pour s’assurer ainsi positivement de l’état du malade, il s’assit dans un grand fauteuil, et attendit le réveil du gentleman dans l’attitude de la méditation et du recueillement. La jeune dame ne poussa pas plus loin les objections qu’elle eût pu faire à Mme Lupin ; pas un mot de plus ne fut dit à M. Pecksniff, qui ne dit rien non plus à personne.

Une bonne demi-heure s’écoula avant que le vieillard bougeât. Enfin il se retourna dans son lit ; et, bien qu’il ne fût pas positivement réveillé, il laissa voir cependant d’une manière certaine que chez lui le sommeil touchait à sa fin. Peu à peu, il dégagea sa tête des couvertures, et s’inclina davantage du côté où M. Pecksniff était assis. Au bout de quelques instants, il ouvrit les yeux et resta d’abord, comme il arrive aux gens qui viennent de s’éveiller, à regarder nonchalamment son visiteur, sans paraître avoir une idée distincte de sa présence.

Dans tous ces mouvements, il n’y avait rien de remarquable assurément ; cependant M. Pecksniff en ressentit un effet qu’eussent à peine surpassé les plus merveilleux phénomènes de la nature. Par degrés ses mains s’attachèrent d’une manière plus étroite aux bras du fauteuil ; la surprise dilata ses yeux, sa bouche s’ouvrit, ses cheveux se dressèrent plus roides que jamais au-dessus de son front, jusqu’à ce qu’enfin, quand le vieillard se mit sur son séant et contempla Pecksniff avec une surprise à peine moins grande que Pecksniff n’en avait montré lui-même, celui-ci sentit se dissiper tous ses doutes et s’écria à haute voix :

« Vous êtes Martin Chuzzlewit ! »

La profondeur de son étonnement était telle, que le vieillard, tout disposé qu’il avait paru être à le croire supposé, ne put en récuser la sincérité.

« Je suis Martin Chuzzlewit, dit-il amèrement, et Martin Chuzzlewit voudrait que vous eussiez été pendu avant de venir ici le déranger dans son sommeil. »

Il ajouta, en s’étendant de nouveau, et tournant de côté son visage :

« Eh bien, je rêvais de ce coquin, sans me douter qu’il fût si près de moi !

– Mon bon cousin !… dit M. Pecksniff.

– Voilà ! c’est le début ! s’écria le vieillard, secouant à droite et à gauche, sur l’oreiller sa tête grise, et agitant ses mains. Dès les premiers mots, il fait sonner la parenté ! Je savais bien qu’il n’y manquerait pas : les voilà bien tous ! Parents proches ou éloignés, sang ou eau, c’est tout un. Ouf ! quelle perspective de tromperie, de mensonge, de faux témoignages, s’ouvre devant moi, au cliquetis du mot de parenté !

– Je vous en prie, ne vous emportez pas ainsi, monsieur Chuzzlewit, dit Pecksniff, d’un ton des plus compatissants, des plus doucereux ; car il avait eu le temps de revenir de sa surprise et de rentrer en pleine possession de sa vertueuse personnalité. Vous regretterez de vous être emporté ainsi, j’en suis sûr.

– Vous en êtes sûr, vous !… dit Martin avec mépris.

– Oui, reprit M. Pecksniff ; oh ! oui, monsieur Chuzzlewit. Et ne vous imaginez pas que j’aie dessein de vous faire la cour, de vous cajoler ; rien n’est plus éloigné de mon intention. Vous vous tromperiez étrangement aussi en vous figurant que je veuille répéter ce mot malencontreux qui vous a si fort offensé déjà. Pourquoi le ferais-je ? Qu’est-ce que j’attends de vous ? en quoi ai-je besoin de vous ? Il n’y a rien, que je sache, monsieur Chuzzlewit, dans tout ce que vous possédez, qui soit fort à convoiter pour le bonheur que vous en retirez.

– C’est assez vrai, murmura le vieillard.

– En dehors de cette considération, dit M. Pecksniff étudiant l’effet qu’il produisait, dès à présent il doit vous être démontré, j’en suis sûr, que si j’avais voulu capter vos bonnes grâces, j’aurais eu soin, avant tout, de ne point m’adresser à vous en qualité de parent : car je connais votre humeur et sais parfaitement que je ne pourrais faire valoir auprès de vous une lettre de recommandation moins favorable. »

Martin ne fit point de réponse verbale ; mais, par le mouvement de ses jambes sous les couvertures, il indiqua, aussi clairement que s’il l’avait dit en termes choisis, que M. Pecksniff avait raison et qu’il ne pouvait pas mieux dire.

« Non, dit M. Pecksniff plongeant sa main dans son gilet, comme s’il était prêt, au premier appel, à en tirer son cœur pour le mettre à découvert sous les yeux de Martin Chuzzlewit, non, si je suis venu ici, ç’a été pour offrir mes services à un étranger. Ce n’est pas à vous personnellement que je les offre, parce que je sais bien que, si je le faisais, vous vous méfieriez de moi. Mais quand vous êtes couché dans ce lit, monsieur, je vous considère comme un étranger, et je ressens pour vous le même intérêt que m’accorderait, j’espère, tout étranger, si je me trouvais dans la position où vous êtes. Hors cela, je suis tout aussi indifférent pour vous, monsieur Chuzzlewit, que vous l’êtes pour moi. »

Cela dit, M. Pecksniff se rejeta en arrière dans le fauteuil. Il rayonnait d’un tel éclat d’honnêteté, que Mme Lupin s’étonnait de ne pas voir briller autour de sa tête une auréole en verre de couleur, comme les saints en portent dans les vitraux des églises.

Il y eut un long silence. Le vieillard, de plus en plus agité, changea plusieurs fois de position. Mistress Lupin et la jeune dame regardaient sans mot dire la courte-pointe. M. Pecksniff jouait d’un air indifférent avec son lorgnon, et tenait ses paupières baissées, comme pour méditer plus à son aise.

« Hein ? dit-il enfin, ouvrant subitement ses yeux qu’il fixa sur le lit. Je vous demande pardon. Je croyais que vous parliez. Mistress Lupin, ajouta-t-il en se levant lentement, j’ignore de quelle utilité je puis être ici. Le gentleman va mieux, et personne mieux que vous ne saurait lui donner des soins… Quoi ? »

Ce dernier point d’interrogation se rapportait à un nouveau changement de position opéré par le vieillard, qui montra son visage à M. Pecksniff pour la première fois depuis qu’il lui avait tourné le dos.

« Si vous désirez me parler avant que je m’en aille, monsieur, ajouta ce gentleman après une autre pause, vous pouvez disposer de moi ; mais je dois stipuler, comme sauvegarde de ma dignité, que vous aurez affaire à un étranger, rien qu’à un étranger. »

Or, si M. Pecksniff avait deviné, par l’expression du maintien de Martin Chuzzlewit, que celui-ci désirait lui parler, il ne pouvait l’avoir découvert que d’après le principe qui prévaut dans les mélodrames, et en vertu duquel le vieux fermier et son fils, le Jeannot de la troupe, savent ce que pense la jeune fille muette quand elle se réfugie dans leur jardin et raconte ses aventures dans une pantomime incompréhensible. Mais, sans s’arrêter à lui adresser aucune question à cet égard, Martin Chuzzlewit invita par signes sa jeune compagne à se retirer, ce qu’elle fit immédiatement, ainsi que l’hôtesse, laissant seuls ensemble Chuzzlewit et M. Pecksniff.

Durant quelque temps ils se regardèrent l’un l’autre silencieusement ; ou plutôt le vieillard regardait M. Pecksniff, et M. Pecksniff, fermant les yeux sur tous les objets extérieurs, semblait faire en dedans de lui-même une analyse de son propre cœur. À l’expression de sa physionomie, il était facile de juger que le résultat le payait amplement de sa peine et lui offrait une délicieuse, une charmante perspective.

« Vous désirez que je vous parle comme à un homme qui me serait totalement étranger, n’est-il pas vrai ? » dit le vieillard.

M. Pecksniff répondit, en haussant les épaules et en roulant visiblement ses yeux dans leurs orbites avant de les ouvrir, qu’il était réduit encore à la nécessité de maintenir ce désir déjà exprimé.

« Votre vœu sera satisfait, dit Martin. Monsieur, je suis riche, moins riche peut-être que certaines gens ne le supposent, mais aisé cependant. Je ne suis pas avare, monsieur, bien que cette accusation ait été, à ma connaissance, dirigée contre moi et généralement admise. Je ne trouve aucun plaisir à thésauriser. La possession de l’argent me laisse indifférent. Le démon que nous appelons de ce nom ne saurait me donner que le malheur. Mais si je ne suis pas un empileur d’écus, dit le vieillard, je ne suis pas non plus un prodigue. Il y en a qui trouvent leur plaisir à accumuler de l’argent, d’autres aiment à le dissiper. Pour moi, je ne trouve pas plus de plaisir à l’un qu’à l’autre. Le chagrin, l’amertume, voilà les seuls biens qu’il m’ait jamais procurés. Je le hais. C’est un fantôme qui court devant moi à travers le monde, pour me défigurer toutes les jouissances de la société. »

Une pensée s’éleva dans l’esprit de M. Pecksniff et se manifesta apparemment sur ses traits ; autrement, Martin Chuzzlewit n’eût pas repris avec autant de vivacité et de force qu’il le fit :

« Vous alliez me conseiller, dans l’intérêt de mon repos, de me délivrer de cette source de misère et de m’en décharger sur quelqu’un qui fût plus en état d’en supporter le poids. Vous-même peut-être vous consentiriez à me débarrasser de ce fardeau sous lequel je souffre et je gémis. Mais, obligeant étranger, ajouta le vieillard, dont le visage se rembrunit en même temps, bon étranger chrétien, voilà justement le principal sujet de mon malheur. J’ai vu dans d’autres mains l’argent produire du bien ; dans d’autres mains, je l’ai vu remporter des triomphes, je l’ai entendu se glorifier avec raison d’être le passe-partout des portes de bronze qui ferment l’accès des chemins de la gloire humaine, de la fortune et des plaisirs. À quel homme ou à quelle femme, à quelle créature digne, honnête, incorruptible, confierai-je donc un semblable talisman, soit à présent, soit quand je mourrai ? Connaissez-vous quelqu’un qui soit dans ce cas-là ? Vos vertus sont naturellement inestimables ; mais pourriez-vous me citer aucune autre créature vivante qui supportât l’épreuve de mon contact ?

– De votre contact, monsieur ? répéta M. Pecksniff.

– Oui, reprit le vieillard, l’épreuve de mon contact, de mon contact. Vous avez entendu parler de cet homme, dont le malheur, juste récompense de ses désirs insensés, consistait à métamorphoser en or tout ce qu’il touchait. La malédiction de mon existence et la réalisation des absurdes vœux que j’ai faits, c’est qu’en portant partout avec moi un talisman doré, je suis condamné à faire l’épreuve du funeste métal sur tous les autres hommes et à reconnaître qu’il n’y a là que le plus vil alliage. »

M. Pecksniff secoua la tête et dit :

« Vous croyez ça ?

– Oh ! oui, s’écria le vieillard, je le crois ! et quand vous me dites que « je crois ça, » je reconnais bien là le son faux et plombé de votre métal. Je vous dis, monsieur, ajouta-t-il avec une amertume croissante, que je me suis trouvé mêlé, depuis que je suis riche, à des gens de tout rang et de toute nature, parents, amis, étrangers, auxquels j’avais confiance quand j’étais pauvre, et une juste confiance, car alors ils ne me trompaient jamais ou ne se faisaient pas de tort mutuel, à mon occasion. Mais une fois opulent et isolé dans la vie, je n’ai jamais trouvé une seule nature, non, pas une seule, où je ne fusse forcé de découvrir bientôt la corruption sourde qui y couvait, en attendant que je la fisse éclore. Fourberie, trahison, pensées d’envie, de haine contre des rivaux, réels ou supposés, qui pouvaient briguer ma faveur ; abjection, fausseté, vilenie et servilité, ou bien… »

Et ici, le vieillard regarda fixement dans les yeux de son cousin.

« Ou bien affectation de vertueuse indépendance, la pire de toutes les hypocrisies : telles sont les belles choses que ma richesse a mises en lumière. Frère contre frère, enfants contre père, amis prêts à marcher sur le ventre de leurs amis, telle est la société qui m’a escorté tout le long de mon chemin. On raconte des histoires, vraies ou fausses, d’hommes riches qui ont revêtu les haillons de la pauvreté, pour aller dénicher la vertu et la récompenser. Ces hommes-là n’étaient, au bout du compte, que des imbéciles et des idiots ; ce n’est pas comme cela qu’il fallait faire leurs expériences : ils auraient dû au contraire conserver leur rôle de riches pour aller à la recherche de la vertu ; il fallait se présenter ouvertement comme des gens bons à piller, à tromper, à aduler, des dupes toutes prêtes pour le premier fripon qui viendrait danser sur leur tombe après avoir dévalisé leurs dépouilles : alors leur recherche aurait abouti, comme la mienne, à devenir ce que je suis devenu maintenant. »

M. Pecksniff, ne sachant trop que dire, dans le temps d’arrêt qui suivit ces réflexions, fit tout ce qu’il put pour se donner l’air solennel d’un homme qui va rendre un oracle, pour peu qu’on veuille l’entendre ; mais il était parfaitement certain d’être interrompu par le vieillard avant même d’avoir prononcé une seule parole. Il ne se trompait point ; en effet, Martin Chuzzlewit, ayant repris haleine, continua ainsi :

« Écoutez-moi jusqu’au bout. Jugez du profit que vous retireriez d’une seconde visite, et après cela laissez-moi tranquille. J’ai toujours corrompu tellement et transformé le caractère de tous ceux qui m’ont entouré, en enfantant parmi eux des machinations et des espérances sordides ; j’ai fait naître tant de luttes et de discordes domestiques, rien qu’en me trouvant au milieu des membres de ma propre famille ; j’ai été tellement comme une torche enflammée dans des maisons paisibles dont j’embrasais l’atmosphère de gaz délétères et de vapeurs empoisonnées, et qui, sans moi, eussent conservé leur calme et leur innocence, que j’ai dû, je l’avoue, fuir tous ceux qui m’ont connu, et, cherchant un refuge dans des lieux secrets, vivre enfin de la vie d’un homme qui se sait traqué partout. Cette jeune fille que vous avez aperçue tout à l’heure auprès de moi… Eh quoi ! votre œil brille quand je parle d’elle ! Vous la haïssez déjà, n’est-il pas vrai ?

– Oh ! monsieur, sur ma parole !… murmura M. Pecksniff, en pressant une main contre sa poitrine et mouillant de larmes sa paupière.

– J’avais oublié… s’écria le vieillard, dardant sur lui un regard perçant, que l’autre parut sentir, quoiqu’il n’eût pas levé les yeux pour le mesurer. Je vous demande pardon. J’avais oublié que vous n’êtes qu’un étranger. En ce moment, vous me rappeliez un certain Pecksniff, un cousin à moi. Comme je vous le disais, la jeune fille que vous avez vue tout à l’heure est une orpheline, que, d’après un plan bien arrêté, j’ai nourrie et élevée, ou, si vous préférez ce mot, adoptée. Depuis un an et plus, elle m’a tenu constamment compagnie, ou, pour mieux dire, elle est ma compagnie unique. J’ai fait, elle le sait, le serment solennel de ne pas lui laisser en mourant une pièce de six pence ; mais, ma vie durant, je lui ai constitué une pension annuelle, dont le chiffre n’a rien d’exagéré, sans être non plus trop mesquin. Il a été convenu entre nous que jamais nous ne nous servirions, l’un à l’égard de l’autre, de termes d’épanchement et de tendresse, mais que nous nous appellerions toujours, elle par mon nom de baptême, moi par le sien. Elle m’est attachée, pendant que j’existe, par les liens de l’intérêt ; et peut-être, en perdant tout à ma mort sans avoir été trompée dans son attente, me regrettera-t-elle ; d’ailleurs, je ne m’en inquiète que médiocrement. C’est la seule amie que j’aie ou veuille avoir. Jugez d’après ces prémisses de ce que vous rapportera l’heure que vous avez dépensée ici, et quittez-moi pour ne plus revenir. »

En achevant ces paroles, le vieillard se laissa retomber lentement sur son oreiller. M. Pecksniff se leva lentement aussi, et, avec un « hem ! » préliminaire, commença comme suit :

« Monsieur Chuzzlewit…

– Eh bien ! allez-vous-en, dit l’autre. En voilà assez. Je suis las de vous.

– J’en suis fâché, monsieur, répliqua M. Pecksniff, parce que j’ai un devoir à remplir, un devoir devant lequel je ne reculerai pas, comptez-y bien. Non, monsieur, je ne reculerai pas. »

Ici nous avons un fait déplorable à enregistrer : c’est que le vieillard, tandis que M. Pecksniff se tenait debout près du lit dans toute la dignité de la Vertu, et lui adressait ainsi la parole, jeta un regard courroucé sur le chandelier, comme s’il éprouvait une violente tentation de le lancer à la tête de son cousin. Mais il se contint, et montrant du doigt la porte, il l’informa par ce geste du chemin qu’il avait à prendre.

« Je vous remercie, dit M. Pecksniff. Je le sais et je vais partir. Mais avant que je m’en aille, je vous prie en grâce de me laisser parler. Bien plus, monsieur Chuzzlewit, je dois et veux, oui, je le répète, je dois et veux être entendu. Rien de ce que vous m’avez dit ce soir ne m’a surpris, monsieur. C’est naturel, très-naturel, et j’en connaissais déjà la meilleure partie. Je ne dirai pas, ajouta M. Pecksniff en tirant son mouchoir de poche et clignant malgré lui des deux yeux à la fois, je ne dirai pas que vous vous méprenez à mon égard. Pour rien au monde je ne voudrais vous tenir ce langage, tant que vous serez livré à cet accès de colère. Je voudrais en vérité avoir un caractère différent et pouvoir réprimer le moindre aveu d’une faiblesse que je ne saurais vous cacher : car, je le sens, j’en suis humilié moi-même ; ayez seulement la bonté de l’excuser. Nous dirons, s’il vous plaît, ajouta M. Pecksniff avec une grande effusion, qu’elle provient d’un rhume de cerveau, ou de tabac, ou de sels odorants ou d’oignons, de tout enfin, excepté de sa cause réelle. »

Ici, il s’arrêta un moment et se couvrit le visage avec son mouchoir de poche. Puis, souriant doucement et tenant d’une main la couverture, il reprit :

« Cependant, monsieur Chuzzlewit, si je consens à sacrifier ma personnalité, je dois à moi-même, à ma réputation… oui, monsieur, j’ai une réputation à laquelle je suis très-attaché et qui sera le meilleur héritage de mes deux filles… de vous dire, au nom d’autrui, que votre conduite est outrageante, contraire à la nature, injustifiable, monstrueuse. Et je vous dis, monsieur, poursuivit M. Pecksniff se dressant sur la pointe des pieds, entre les rideaux, comme s’il s’élevait littéralement au-dessus de toutes les considérations de ce monde et n’était pas fâché de tenir ferme ce point d’appui pour prendre son élan vers le ciel comme une fusée volante ; je vous dis, sans rien craindre ni sans rien attendre de vous, que vous n’avez pour tout cela aucune raison d’oublier votre petit-fils, le jeune Martin, qui a vis-à-vis de vous les droits les plus légitimes. C’est impossible, monsieur, répéta M. Pecksniff en agitant la tête ; vous croyez que c’est possible, mais non, c’est impossible. Vous devez songer à pourvoir ce jeune homme : il le faut, vous le pourvoirez. Je pense, dit encore M. Pecksniff regardant la plume et l’écritoire, que déjà vous l’avez fait en secret. Soyez béni pour cette bonne pensée ! Soyez béni pour avoir fait votre devoir, monsieur ! Soyez béni pour la haine que vous me portez ! Et bonne nuit ! »

En achevant ces paroles, M. Pecksniff agita sa main droite avec beaucoup de solennité, et, l’ayant plongée de nouveau dans l’interstice de son gilet, il s’éloigna. Son maintien révélait de l’émotion, mais son pas était ferme. Inaccessible comme il l’était aux faiblesses humaines, il marchait soutenu par sa conscience.

Durant quelque temps, Martin garda sur ses traits une expression de silencieux étonnement, non sans un mélange de rage ; à la fin, il murmura ces mots à voix basse :

« Qu’est-ce que cela signifie ? Ce jeune homme au cœur perfide aurait-il choisi pour son instrument le drôle qui vient de sortir ? Pourquoi pas ? Il a conspiré contre moi comme tous les autres ; tout cela se vaut. Encore un complot ! encore un complot !… Oh ! égoïsme, égoïsme ! À chaque pas, rien que de l’égoïsme ! »

Il se mit à jouer, en achevant de parler, avec les cendres du papier brûlé dans le fond du chandelier. Il le fit d’abord d’une manière distraite, puis ces cendres devinrent le sujet de sa méditation :

« Encore un testament fait et détruit ! se dit-il. Rien de fixe, rien d’arrêté. Et si j’étais mort cette nuit ! Je vois trop de quel déplorable usage cet argent pouvait être enfin, cria-t-il en se tordant dans son lit ; après m’avoir rempli toute ma vie de sollicitude et de misère, il soufflera une perpétuelle discorde et de mauvaises passions dès que je serai mort. Toujours même chose ! Que de procès sortent chaque jour de la tombe des riches pour semer le parjure, la haine et le mensonge parmi les proches parents, là où il ne devrait y avoir qu’amour ! Que Dieu nous assiste ! nous avons là une grande responsabilité ! Oh ! égoïsme, égoïsme, égoïsme ! Chacun pour soi et personne pour moi ! »

Égoïsme universel ! N’y en avait-il pas un peu aussi dans ces réflexions et dans l’histoire de Martin Chuzzlewit, d’après ce qu’il en disait lui-même ?

Chapitre IV. Où l’on verra que, si l’union fait la force, et s’il est doux de contempler les affections de famille, les Chuzzlewit étaient la famille la plus forte et la plus douce à voir qu’il y eût au monde. §

Le digne M. Pecksniff, ayant pris congé de son cousin dans les termes solennels que nous avons reproduits au chapitre précédent, se retira chez lui, où il resta trois jours entiers ; il ne se permettait même pas de franchir dans sa promenade les limites de son jardin, de peur d’être appelé en toute hâte au chevet du lit de son parent repentant et contrit, à qui, dans sa large bienveillance, il avait résolu d’avance d’accorder son pardon sans condition et son affectation sans bornes. Mais telles étaient l’obstination et l’aigreur de ce farouche vieillard, qu’aucun témoignage de regret ne vint de sa part. Le quatrième jour trouva M. Pecksniff plus loin en apparence de son but charitable que le premier jour.

Dans tout cet espace de temps, il ne cessa de hanter le Dragon à toute heure de jour et de nuit, et, rendant le bien pour le mal, il témoigna la plus profonde sollicitude pour la guérison du farouche convalescent. Mme Lupin était tout attendrie de voir cette inquiétude désintéressée, car il l’avait priée souvent et tout particulièrement de bien prendre note qu’il en ferait autant pour le premier malheureux venu s’il était dans la même position, et la veuve en versait des larmes d’admiration et d’extase.

Cependant le vieux Martin Chuzzlewit restait enfermé dans sa chambre, où il ne voyait que sa jeune compagne, sauf l’hôtesse du Dragon bleu, qui, à certains moments, était admise en sa présence. Seulement, sitôt qu’elle entrait dans la chambre, Martin feignait d’être endormi. Ce n’était que lorsqu’il se trouvait seul avec la jeune femme qu’il ouvrait la bouche ; au reste, il n’aurait pas même répondu un mot à la plus simple question, bien que M. Pecksniff pût comprendre, en écoutant de son mieux à la porte, que, lorsque les deux étrangers étaient ensemble, le vieillard était assez causeur.

Le quatrième soir, il advint que M. Pecksniff s’étant présenté, comme à son ordinaire, à l’entrée du Dragon bleu, et n’ayant pas trouvé Mme Lupin à son comptoir, monta tout droit l’escalier ; dans l’ardeur de son zèle affectueux, il se proposait d’appliquer encore une fois son oreille au trou de la serrure et de se calmer l’esprit en s’assurant que le rude malade allait mieux. Il advint aussi que M. Pecksniff, s’avançant tout doucement le long du corridor où d’ordinaire une petite lueur en spirale passait à travers le trou de la serrure, fut étonné de ne point apercevoir cette lueur accoutumée ; il advint que M. Pecksniff, quand il eut trouvé à tâtons son chemin jusqu’à la chambre, s’étant baissé vivement pour reconnaître par lui-même si le vieillard n’avait point, dans un accès de jalousie, fait boucher à l’intérieur ledit trou de serrure, heurta si violemment sa tête contre une autre tête, qu’il ne put s’empêcher de jeter d’une voix intelligible ce monosyllabe : « Oh ! » que la douleur lui arracha et lui dévissa en quelque sorte du gosier. Il advint alors finalement que M. Pecksniff se sentit aussitôt pris au collet par quelque chose qui unissait les parfums combinés de plusieurs parapluies mouillés, d’un quartaut de bière, d’un baril d’eau-de-vie et d’une pleine tabagie. Il fut entraîné en dégringolant forcément l’escalier jusqu’au comptoir d’où il était venu, et là il se trouva en face et sous le poignet d’un gentleman des plus étranges, qui, tout en se frottant rudement la tête avec celle de ses mains qui restait libre, le regardait d’une manière sinistre.

Ce gentleman était dans un costume d’élégant râpé, bien que l’on ne pût exactement dire de ses vêtements qu’ils fussent à toute extrémité : car ses doigts dépassaient de beaucoup le bout de ses gants, et la plante de ses pieds était à une distance incommode de ses tiges de bottes. Son pantalon, d’un gros bleu, d’une nuance jadis éclatante, mais tempérée par l’effet de l’âge et du temps, était tellement serré et tendu par une lutte violente entre les bretelles et les sous-pieds, qu’à tout moment il avait l’air de vouloir se séparer en deux aux genoux pour trancher le différend. Sa redingote était de couleur bleue et de forme militaire, à grand renfort de brandebourgs jusqu’au menton. Sa cravate était pour la couleur et la forme, dans le genre de ces peignoirs dont les coiffeurs ont l’usage d’envelopper leurs clients, pendant qu’ils se livrent aux mystères de leur profession. Son chapeau était arrivé à une telle vétusté qu’il eût été difficile de déterminer si, dans l’origine, il avait été blanc ou noir. Cependant ce gentleman portait une moustache, une moustache hérissée ; non pas une de ces moustaches douces et pacifiques, mais une moustache crâne et provocante, tortillée d’une manière satanique, et avec cela une énorme quantité de cheveux ébouriffés. Il était très-sale et très-suffisant, très-impudent et très-abject, très-rodomont et très-lâche ; en un mot, il avait l’air d’un homme qui avait pu être quelque chose de mieux, mais surtout il avait l’air d’un homme qui méritait d’être quelque chose de pis.

« Vous écoutiez donc aux portes, là-haut, vagabond que vous êtes !… » dit ce gentleman.

M. Pecksniff le repoussa, comme Saint-Georges dut repousser le dragon, quand cet animal était sur le point de rendre l’âme.

« Où est mistress Lupin ? dit-il. Je suis vraiment étonné ! La bonne femme ne sait donc pas qu’il y a ici une personne qui…

– Minute ! dit le gentleman. Attendez un peu. Que si, elle le sait. Eh bien ! quoi ?

– Comment, quoi, monsieur ? s’écria M. Pecksniff. Comment, quoi ? Apprenez, monsieur, que je suis l’ami et le parent de ce gentleman malade ; que je suis son protecteur, son gardien, son…

– Vous n’êtes toujours pas le mari de sa nièce, interrompit l’étranger. Je puis vous en répondre ; car il était là avant vous.

– Qu’est-ce que cela signifie ? dit M. Pecksniff avec un mélange de surprise et d’indignation. Qu’est-ce que vous me contez là, monsieur ?

– Attendez un peu, cria l’autre. Peut-être êtes-vous un cousin ; le cousin qui habite ce pays ?

– Je suis le cousin qui habite ce pays, répliqua l’homme de bien.

– Vous vous nommez Pecksniff ? dit le gentleman.

– Oui.

– Je suis fier de faire connaissance avec vous, et je vous demande pardon, dit le gentleman en touchant le bord de son chapeau, et en plongeant ensuite sa main par derrière dans les profondeurs de sa cravate pour y trouver un col de chemise, qu’il ne put, malgré tous ses efforts, ramener à la surface. Vous voyez en moi, monsieur, une personne qui porte également intérêt au gentleman d’en haut. Attendez un peu. »

En même temps il toucha l’extrémité de son nez proéminent, comme pour aviser M. Pecksniff qu’il avait un secret à lui communiquer tout de suite ; puis, ôtant son chapeau, il se mit à chercher dans la coiffe, parmi une quantité de papiers chiffonnés et de bouts de cigares, et il en retira l’enveloppe d’une vieille lettre, toute souillée de crasse et parfumée d’odeur de tabac.

« Lisez-moi cela, s’écria-t-il en présentant l’enveloppe à M. Pecksniff.

– Ceci est adressé à Chevy Slyme, esquire, dit ce gentleman.

– Vous connaissez, je pense Chevy Slyme, esquire ? » répliqua l’étranger.

M. Pecksniff haussa les épaules comme s’il eût voulu dire « Certainement je le connais, malheureusement.

– Très-bien, reprit le gentleman. Eh bien ! voilà tout ; c’est là l’affaire qui m’amène ici. »

Et en même temps, ayant fait un nouvel effort pour trouver son col de chemise, il ne tira qu’un cordon.

« Mon ami, il m’est très-pénible, dit M. Pecksniff, secouant la tête et souriant avec componction, il m’est très-pénible d’être forcé de vous déclarer que vous n’êtes nullement la personne que vous prétendez être. Je connais M. Slyme, mon cher. Ça ne prendra pas : la probité est la meilleure politique ; vous auriez mieux fait de me dire tout de suite le fin mot, cela vaudrait mieux.

– Arrêtez ! cria le gentleman, portant en avant son bras droit, si étroitement serré dans sa manche usée jusqu’à la corde, qu’il ressemblait à un saucisson ficelé. Attendez un peu ! »

Il s’arrêta pour s’établir juste devant le feu, auquel il présenta le dos. Alors, rassemblant les pans de sa redingote sous son bras gauche et caressant sa moustache avec le pouce et l’index de la main droite, il reprit ainsi :

« Je conçois votre erreur et je ne m’en offense pas. Pourquoi ? parce qu’elle me flatte. Vous supposez que je voudrais me faire passer pour Chevy Slyme. Monsieur, s’il existe sur la terre un homme avec qui un gentleman fut fier et honoré d’être confondu, cet homme est mon ami Slyme : car c’est, sans exception aucune, le cœur le plus élevé, l’esprit le plus indépendant, le plus original, le plus fin, le plus classique, le plus cultivé, le plus complètement shakespearien, sinon le plus miltonique ; et en même temps le gaillard le moins apprécié que je sache, au point que c’en est dégoûtant !… Non, monsieur, je n’ai pas l’orgueil d’essayer de passer pour Slyme. De tout autre homme, dans l’espace du monde, je crois être et je me sens l’égal. Mais Slyme est, je l’avoue franchement, à cent piques au-dessus de moi. Vous voyez que vous vous trompez.

– Je croyais… dit M. Pecksniff, montrant l’enveloppe de la lettre.

– Sans doute, sans doute, répliqua le gentleman. Mais, monsieur Pecksniff, toute l’affaire se résume dans un exemple des excentricités du génie. Chaque homme d’un véritable génie a ses excentricités, monsieur ; ce qui caractérise mon ami Slyme, c’est qu’il se tient toujours au coin de la rue en vedette. En ce moment, il est à son poste. Or, ajouta le gentleman en frottant son index contre son nez, et écartant plus encore ses jambes pour regarder plus fixement en face M. Pecksniff, c’est un trait extrêmement curieux et intéressant du caractère de Slyme, et, partout où l’on écrira la vie de Slyme, ce trait là ne devra pas être négligé par son biographe ; sinon, le public ne sera point satisfait. Suivez le fil de mes paroles, le public ne sera point satisfait. »

M. Pecksniff toussa.

« Le biographe de Slyme, monsieur, quel qu’il soit, reprit le gentleman, devra s’adresser à moi ; ou bien, si je suis parti pour… Comment appelez-vous ce pays-là, d’où personne ne revient ? Il devra se mettre en rapport avec mes exécuteurs testamentaires pour obtenir la permission de fouiller mes papiers. J’ai pris simplement, à ma manière, quelques notes sur diverses actions de cet homme, mon frère adoptif, monsieur ; elles vous stupéfieraient. Tenez, pas plus tard que le quinze du mois dernier, à propos d’un billet qu’il ne pouvait payer et que l’autre partie ne voulait point renouveler, il a trouvé un mot qui aurait fait honneur à Napoléon Bonaparte s’adressant à l’armée française…

– Et dites-moi, je vous prie, demandant M. Pecksniff, évidemment mal à l’aise, quelle affaire peut attirer ici M. Slyme, si j’ose me permettre de m’en informer, quoique je sois forcé, par respect pour mon caractère, de décliner toute participation à ses actes.

– En premier lieu, répondit le gentleman, permettez-moi de déclarer que je repousse cette question, contre laquelle je proteste de toutes mes forces et de toute mon indignation, au nom de mon ami Slyme. En second lieu, vous voudrez bien me permettre de me présenter moi-même. Monsieur, je m’appelle Tigg. Le nom de Montague Tigg vous sera familier peut-être, car il se lie aux plus remarquables événements de la guerre de la Péninsule. »

M. Pecksniff secoua doucement la tête, comme un homme qui n’en avait jamais entendu parler.

« N’importe, dit le gentleman. Cet homme était mon père, et j’ai l’honneur de porter son nom. Par conséquent, je suis fier comme Artaban. Permettez que je m’absente un moment : je désire que mon ami Slyme assiste au reste de notre conférence. »

Tout en énonçant ce vœu, il se précipita hors de la porte d’entrée du Dragon bleu. Bientôt après, il reparut escorté d’un compagnon plus petit que lui. Ce dernier était couvert d’un vieux manteau de camelot bleu doublé d’écarlate fanée. Ses traits anguleux étaient tout gelés par la longue faction qu’il venait de faire au froid dans la rue ; ses favoris roux aux poils épars, et ses cheveux hérissés par les frimas, n’en paraissaient que plus incultes, ce qui ne lui donnait pas le moins du monde l’air shakespearien ou miltonique. Il n’était que sale et dégoûtant.

« Eh bien ! dit M. Tigg, frappant d’une main sur l’épaule de son précieux ami et appelant l’attention de M. Pecksniff sur lui-même aussi bien que sur le cher compagnon, vous êtes parents tous deux ; et les parents ne se sont jamais entendus et ne s’entendront jamais : ce qui est une sage disposition et une chose indispensable dans les lois de la nature ; sinon il n’y aurait que des castes de famille, et dans le monde on s’ennuierait à mourir les uns des autres. Si vous étiez en bons termes, je vous considèrerais comme un couple furieusement dénaturé ; mais, dans l’attitude où vous voilà tous deux, vous me semblez une paire de gaillards diablement profonds et avec lesquels on peut largement raisonner. »

Ici M. Chevy Slyme, dont les facultés morales ne paraissaient pas de l’ordre le plus élevé, poussa furtivement du coude son ami et lui glissa quelques mots à l’oreille.

« Chiv, dit tout haut M. Tigg, du ton d’un homme qui sait bien ce qu’il a à faire, laissez-moi dire : j’agirai sous ma propre responsabilité, ou pas du tout. Je considère comme une chose certaine que M. Pecksniff ne verra qu’une bagatelle dans le misérable prêt d’un écu à un homme de votre mérite… »

Et jugeant en ce moment, à l’inspection de la physionomie de M. Pecksniff, que celui-ci n’était nullement convaincu, M. Tigg posa de nouveau son doigt sur l’extrémité de son nez pour l’édification particulière de ce gentleman, l’invitant ainsi à bien remarquer que la demande d’un léger emprunt était un autre diagnostic des excentricités du génie qui distinguait son ami Slyme ; que, pour lui, Tigg, il fermait l’œil sur ce sujet, en raison du puissant intérêt métaphysique offert à son observation philosophique par ces petites faiblesses ; et que, quant à son intervention personnelle dans l’exposé de cette modeste demande, il ne consultait que le désir de son ami, et nullement son propre avantage ni ses besoins particuliers.

« Ô Chiv, Chiv ! ajouta M. Tigg, attachant sur son frère adoptif un regard de contemplation profonde à la fin de cette pantomime, vous êtes, sur ma vie, un étrange exemple des petites misères qui assiègent un grand esprit. Quand il n’y aurait pas au monde de télescope, il me suffirait de vous avoir observé, Chiv, pour être sûr qu’il y a des taches dans le soleil ! Que je meure s’il y a rien de plus bizarre que cette existence singulière que nous sommes forcés de poursuivre sans savoir pourquoi ni comment, monsieur Pecksniff ! Mais c’est égal, nous moraliserions là-dessus jusqu’à demain, que cela n’empêcherait pas le monde d’aller son train. Comme dit Hamlet, Hercule peut, avec sa massue, frapper partout autour de lui ; mais il n’empêchera pas les chats de faire un insupportable vacarme sur les toits des maisons, ni les chiens d’être abattus dans le temps des chaleurs, s’ils courent les rues sans muselière. La vie est une énigme, une infernale énigme, difficile à deviner, monsieur Pecksniff. Mon opinion est qu’il n’y a rien à répondre à cela, pas plus qu’à ce fameux logogriphe : « Pourquoi un homme en prison ressemble-t-il à un homme qui n’y est pas ? » Sur mon âme et mon corps ! c’est la chose la plus bizarre ; mais nous n’avons pas à nous en occuper ici. Ha ! ha ! »

Après cette consolante déduction tirée des sombres prémisses qu’il avait posées d’abord, M. Tigg fit sur lui-même un grand effort, et reprit ainsi le fil de son discours :

« Maintenant, je vous dirai ce qu’il en est. Je suis par nature un homme furieusement pacifique, et je ne puis rester tranquille à vous voir vous couper mutuellement la gorge avec le tranchant de vos épées quand cela ne vous sert à rien Monsieur Pecksniff, vous êtes le cousin du testateur logé en haut, et nous sommes son neveu. Je dis nous pour désigner Chiv. Peut-être, à la rigueur, êtes-vous plus que nous son proche parent. Très-bien. S’il en est ainsi, soit. Mais vous ne pouvez pas plus que nous rien tirer de cette parenté. Je vous donne ma plus grande parole d’honneur, monsieur, que depuis ce matin neuf heures, sauf de courts intervalles de repos, je suis resté à regarder à travers le trou de la serrure, attendant une réponse à une demande des plus modérées que l’esprit d’un homme puisse concevoir, une demande tout à fait de bonne compagnie, à l’effet d’obtenir un petit secours éventuel, quinze guinées seulement, sous ma caution. Cependant, monsieur, il reste tranquillement renfermé avec une personne étrangère en qui il met toute sa confiance. Je le dis donc fermement en face de la situation, cela ne devrait pas être, cela ne rime à rien, cela ne saurait subsister, on ne doit pas permettre que cela subsiste.

– Tout homme, dit M. Pecksniff, a un droit, un droit irrécusable (contre lequel, pour ma part, je ne voudrais pas protester ici, oh ! non, pour aucune considération terrestre), le droit de régler sa conduite personnelle sur ses sympathies et ses antipathies, toujours à la condition, bien entendu, qu’elles ne soient ni immorales ni irréligieuses. Je sens dans mon propre cœur que M. Chuzzlewit ne me traite pas, par exemple, moi (je dis moi), avec cette somme d’amour chrétien qui devrait exister entre nous ; j’ai pu être affligé et blessé de cette circonstance ; cependant, je ne me laisserai pas aller à en conclure que M. Chuzzlewit soit absolument injustifiable dans ses rigueurs. Le ciel m’en garde ! Comment d’ailleurs, monsieur Tigg, continua Pecksniff d’un ton plus grave et plus ému qu’il ne l’avait fait encore, comment pourrait-on défendre à M. Chuzzlewit d’avoir ces sympathies particulières et vraiment extraordinaires dont vous parlez, dont je dois admettre l’existence, et que je ne puis que déplorer, dans son intérêt ? Considérez, mon bon monsieur, et ici M. Pecksniff le regarda fixement, combien vous parlez légèrement.

– Quant à cela, répondit Tigg, c’est certainement une question difficile à résoudre.

– Sans nul doute, une question difficile à résoudre, » répéta M. Pecksniff.

Et, tout en parlant, il se mit un peu à l’écart et parut plus pénétré encore de l’abîme moral qu’il avait placé entre lui et son interlocuteur. Il reprit :

« Sans nul doute, c’est une question très-difficile. Et je suis loin d’être bien sûr que qui que ce soit ait autorité pour la discuter. Bonsoir.

– Vous ne savez pas que les Spottletoe sont ici, je suppose ? dit M. Tigg.

– Qu’entendez-vous par là, monsieur ? Quels Spottletoe ? demanda Pecksniff, s’arrêtant brusquement sur le seuil de la porte.

– M. et mistress Spottletoe, dit Chevy Slyme, esquire, parlant tout haut pour la première fois et d’un ton qui n’était pas tendre, en se balançant sur ses jambes. Spottletoe a épousé la fille du frère de mon père, n’est-il pas vrai ? Et mistress Spottletoe est la propre nièce de Chuzzlewit, n’est-il pas vrai ? Et sa nièce bien-aimée au temps jadis, qui plus est. Ah ! vous demandez quels Spottletoe ?

– Eh bien ! ma parole d’honneur ! s’écria M. Pecksniff, les yeux levés au ciel, c’est odieux. La rapacité de ces gens-là est tout à fait effrayante !

– Et il ne s’agit pas seulement des deux Spottletoe, Tigg, dit Slyme regardant ce gentleman. Anthony Chuzzlewit et son fils ont eu vent de la nouvelle et sont ici depuis cette après-midi. Il n’y a pas cinq minutes que je les ai vus, comme je montais la garde au coin de la rue.

– Oh ! Mammon ! Mammon ! s’écria M. Pecksniff se frappant le front.

– Ainsi, dit Slyme sans s’occuper de l’interruption, voilà déjà son frère et un autre neveu qui vous tombent ici.

– Voilà l’affaire, monsieur, dit M. Tigg ; c’est le point et la combinaison auxquels j’arrivais graduellement quand mon ami Slyme a su exposer le fait en six mots. Monsieur Pecksniff, maintenant que votre cousin, l’oncle de Chiv, est ici, il s’agit de prendre quelques mesures pour l’empêcher de disparaître de nouveau, et, s’il est possible, de neutraliser l’influence exercée sur lui en ce moment par cette artificieuse favorite. C’est ainsi que pensent, monsieur, toutes les personnes qui ont un intérêt dans l’affaire. La famille entière fond sur ce pays. Le temps est venu où les jalousies et les calculs individuels doivent être oubliés dans une trêve, et où l’on doit s’unir contre l’ennemi commun. Quand l’ennemi commun sera abattu, vous recommencerez tous à agir isolément pour vous-mêmes ; toute dame, tout gentleman qui a son jeu engagé dans la partie, marchera de son côté et, selon son plus ou moins d’habileté, poussera sa balle jusqu’aux barres du testateur ; personne n’y perdra rien. Songez à cela. Ne vous compromettez pas. Vous nous trouverez à toute heure à l’auberge de la Demi-Lune et des Sept Étoiles qui est, comme vous savez, dans ce village. Nous serons prêts à entendre toute proposition raisonnable. Hem ! Chiv, mon cher compagnon, partons et allons voir le temps qu’il fait. »

M. Slyme ne perdit pas un moment pour disparaître, et probablement pour tourner le coin de la rue. M. Tigg, ayant écarté ses jambes autant que pouvait convenablement le faire un homme doué du plus grand aplomb possible, secoua la tête vers M. Pecksniff et lui sourit.

« Nous ne devons pas être sévères, dit-il, pour les petites excentricités de notre ami Slyme. Vous l’avez vu me parler à l’oreille ? »

M. Pecksniff l’avait vu lui parler à l’oreille.

« Vous avez entendu ma réponse, j’imagine ? »

M. Pecksniff avait entendu la réponse.

« Cinq schellings, hein ! dit M. Tigg d’un air pensif. Ah ! quel garçon extraordinaire ! Trop modeste cependant ! »

M. Pecksniff ne répondit rien.

« Cinq schellings ! poursuivit M. Tigg paraissant absorbé. Et, ce qu’il y a de mieux, pour les rendre ponctuellement la semaine prochaine. Vous avez entendu cela ? »

M. Pecksniff n’avait pas entendu cela.

« Non ! vous me surprenez ! s’écria Tigg. C’est là le meilleur de l’affaire, monsieur. Jamais de ma vie je n’ai vu cet homme manquer à une promesse. Avez-vous besoin de changer ?

– Non, dit M. Pecksniff, nullement. Je vous remercie.

– Précisément, répliqua M. Tigg ; si vous en aviez eu besoin, j’y serais allé pour vous. »

Il se mit alors à siffler ; mais une douzaine de secondes s’étaient écoulées à peine quand il s’arrêta court, et, regardant vivement M. Pecksniff :

« Est-ce que vous ne prêteriez pas volontiers cinq schellings à Slyme ?

– Volontiers, non, répondit M. Pecksniff.

– Ma foi ! s’écria Tigg secouant gravement la tête comme si quelque objection se présentait à son esprit en ce moment pour la première fois, il est possible que vous ayez raison. Auriez-vous la même répugnance à me prêter cinq schellings, à moi ?

– Oui… je ne le pourrais pas, dit M. Pecksniff.

– Pas même une demi-couronne, peut-être, dit M. Tigg en insistant.

– Pas même une demi-couronne.

– Eh bien, alors, dit M. Tigg, nous descendrons au chiffre ridiculement minime de trente-six sols. Ha ! ha !

– Cela même, dit M. Pecksniff, offrirait également matière à objection. »

En recevant cette assurance, M. Tigg lui pressa gaiement les deux mains, protestant avec chaleur que M. Pecksniff était un des hommes les plus fermes et les plus remarquables qu’il eût jamais rencontrés, et qu’il désirait avoir l’honneur de faire plus ample connaissance avec lui. Il ajouta qu’il y avait chez son ami Slyme plusieurs petits traits caractéristiques qu’il ne pouvait nullement approuver, en sa qualité d’homme à cheval sur l’honneur ; mais qu’il était tout disposé à lui pardonner ces légères imperfections, et bien pis encore, en considération du grand plaisir dont il avait joui ce jour-là dans la société de M. Pecksniff, cette société exquise qui lui avait procuré une satisfaction bien autrement complète et durable que n’eût pu le faire l’heureuse issue d’une négociation pour quelque petit emprunt au nom de son ami. C’est en émettant ces réflexions qu’il demandait la permission de se retirer pour souhaiter à M. Pecksniff une excellente nuit. Et il partit de cette façon, sans être confus le moins du monde de son peu de succès.

Les méditations de M. Pecksniff, ce soir-là, à l’auberge du Dragon, et, la nuit, dans sa propre maison, furent d’une nature très-sérieuse, très-grave, d’autant plus que la nouvelle qu’il avait reçue de MM. Tigg et Slyme, touchant l’arrivée d’autres membres de la famille, s’était pleinement confirmée par un fait plus particulier. En effet, les Spottletoe étaient allés tout droit au Dragon, où, en ce moment, ils étaient établis pour y monter la garde, et où leur arrivée avait produit une telle sensation, que Mme Lupin, flairant leurs projets avant même qu’ils eussent passé une demi-heure sous son toit, courut elle-même le plus secrètement possible en informer M. Pecksniff. Ce fut dans son ardeur à remplir cette mission charitable, qu’elle manqua d’apercevoir ce gentleman qui entrait par la principale porte du Dragon, juste au moment où elle sortait par une porte de derrière. Cependant, M. Anthony Chuzzlewit et son fils Jonas s’étaient économiquement installés à la Demi-Lune et les Sept Étoiles, humble cabaret de l’endroit ; et le coche suivant amena au centre de l’action tant d’autres aimables membres de la famille (qui, durant tout le chemin, n’avaient cessé de se quereller à l’intérieur et sur l’impériale de la voiture, à en faire perdre la tête au cocher), qu’en moins de vingt-quatre heures le chétif mobilier de la taverne se trouva bien renchéri, et que les appartements meublés de la localité, se composant de quatre lits et un sofa, éprouvèrent une hausse de cent pour cent sur la place.

En un mot, les choses en vinrent à ce point, que la famille presque tout entière vint bloquer le Dragon bleu, et l’investit positivement. Martin Chuzzlewit était en état de siège. Mais il résistait bravement, refusant de recevoir toutes lettres, messages et paquets, ou de traiter avec qui que ce fût, et ne laissant échapper aucune espérance ou promesse de capitulation. Pendant ce temps, les forces de la famille se rencontraient sans cesse dans les diverses parties du voisinage ; et comme, de mémoire d’homme, jamais on n’avait vu deux branches de l’arbre des Chuzzlewit d’accord ensemble, il y eut des escarmouches, des railleries échangées, des têtes cassées, dans le sens métaphorique de l’expression ; il y eut des gros mots lancés et renvoyés, des épithètes injurieuses prodiguées ; il y eut des nez relevés, il y eut des sourcils froncés ; il y eut un enterrement complet et général de tous sentiments généreux et une résurrection violente des anciens griefs : jamais on n’avait rien ouï de tel dans ce paisible village, depuis les temps les plus reculés de son avènement à la civilisation.

Enfin, parvenues à l’extrême limite du découragement et du désespoir, quelques-unes des parties belligérantes commencèrent à se parler dans les termes mesurés d’une exaspération mutuelle ; bientôt ils s’adressèrent tous d’eux-mêmes, avec des formes assez convenables, à M. Pecksniff, en vertu de son caractère élevé et de sa position influente. Ainsi, peu à peu ils firent cause commune contre l’obstination de Martin Chuzzlewit, jusqu’à ce qu’il fût convenu (si un mot semblable peut être employé à l’endroit des Chuzzlewit) qu’il y aurait, à un jour déterminé, heure de midi, un concile général, un conclave dans la maison de M. Pecksniff. Tous ceux des membres de la famille qui s’étaient mis en règle à cet égard furent invités et dûment convoqués à la conférence.

Si jamais M. Pecksniff prit un air apostolique, ce fut surtout en ce jour mémorable. Si jamais son ineffable sourire proclama ces mots : « Je suis un messager de paix, » ce fut surtout ce jour-là. Si jamais homme réunit en lui toutes les charmantes qualités de l’agneau avec une petite pointe de colombe, sans la moindre nuance de crocodile, ou sans le plus minime soupçon du plus petit assaisonnement de serpent, cet homme, ce fut M. Pecksniff. Et les deux miss Pecksniff, donc ! Oh ! quelle sereine expression sur le visage de Charity ! Elle semblait dire : « Je sais que ma famille m’a outragée au delà de toute réparation possible ; mais je lui pardonne, car mon devoir le veut ainsi ! » Oh ! quelle ravissante simplicité chez Mercy ! Elle était si charmante, si innocente, si enfantine, que, si elle fût sortie seule et que la saison eût été plus avancée, les rouges-gorges l’eussent malgré elle couverte de feuilles, croyant voir en elle une des douces fées des bois, de ces dryades mythologiques sorties des chênes pour aller cueillir des framboises dans la jeune fraîcheur de son cœur ! Quelles paroles pourraient peindre les Pecksniff à cette heure décisive ? Aucune, oh ! non, il faut y renoncer. Car les paroles ne sont pas toutes également parfaites ; il peut y en avoir dans le nombre qui ne vaillent pas grand’chose, tandis que les Pecksniff étaient tous aussi bons les uns que les autres.

Mais quand la société arriva, oh ! ce fut là le moment. Quand M. Pecksniff, se levant de sa chaise, au haut bout de la table, avec ses filles à sa droite et à sa gauche, reçut ses invités dans son plus beau salon et leur offrit des sièges, que d’effusion il y avait dans ses regards ! et comme sa face était trempée d’une gracieuse transpiration ! On eût pu dire qu’il était dans une sorte de bain de douceur. Et la compagnie, donc ! les jaloux, les cœurs de pierre, les méfiants, tous clos en eux-mêmes, qui n’avaient foi en personne, qui ne croyaient à rien, et ne voulaient pas plus se laisser saisir par les Pecksniff que s’ils avaient été autant de hérissons ou de porcs-épics !

D’abord, ce fut M. Spottletoe, qui était tellement chauve et avait de si épais favoris, qu’il semblait avoir arrêté la chute de ses cheveux par l’application soudaine de quelque philtre puissant, au moment où ils allaient tomber de sa tête, et les avoir fixés irrévocablement en route sur sa figure. Puis, ce fut mistress Spottletoe, qui, trop grêle pour son âge et d’une constitution poétique, avait coutume d’informer ses plus intimes amis que lesdits favoris étaient « l’étoile polaire de son existence, » et qui, en raison de son affection pour son oncle Chuzzlewit et du coup qu’elle avait reçu d’être suspectée d’avoir sur lui des vues testamentaires, ne pouvait faire autre chose que de pleurer, si ce n’est de gémir. Puis ce furent Anthony Chuzzlewit et son fils Jonas : le visage du vieillard avait été si affilé par l’habitude de la circonspection et toute une vie de ruse, qu’il semblait lui ouvrir un passage à travers la chambre pleine de monde, comme un fer tranchant dans la profondeur des chairs ; tandis que son fils avait si bien mis à profit les leçons et l’exemple du père, qu’il paraissait plus âgé qu’Anthony d’un an ou deux, quand on les voyait côte à côte clignant leurs yeux rouges et se parlant tout bas à l’oreille. Puis ce fut la veuve d’un frère de M. Martin Chuzzlewit. Comme elle était extraordinairement désagréable, qu’elle avait la physionomie dure, le visage osseux et une voix masculine, elle pouvait être rangée, en raison de ces qualités, parmi ce qu’on appelle vulgairement les femmes fortes. Si elle l’avait pu, elle eût établi ses droits à ce titre, et se fût montrée, au figuré, un vrai Samson de force morale : car elle voulait faire enfermer son beau-frère dans une maison de santé, jusqu’à ce que, par des démonstrations d’amour pour elle, il eût prouvé qu’il jouissait pleinement de sa raison. Derrière elle étaient assises ses trois filles, trois vieilles filles, au maintien cavalier, tellement à l’étroit dans leurs corsets que, par suite de cette mortification volontaire, leur intelligence était réduite à des proportions plus étroites encore que leur ceinture, et que le bout de leur nez même portait dans sa rougeur tuméfiée la preuve qu’elles étouffaient sous la pression de leur lacet. Puis ce fut un gentleman, petit-neveu de M. Martin Chuzzlewit, très-brun et très-chevelu, et qui semblait être venu au monde pour épargner aux glaces la peine de réfléchir autre chose qu’une ébauche, une esquisse de tête inachevée. Puis ce fut une cousine isolée qui n’offrait rien de remarquable, si ce n’est qu’elle était très-sourde, vivait seule et avait toujours une rage de dents. Puis ce fut Georges Chuzzlewit, un cousin, gai célibataire, qui se disait jeune, et qui en effet l’avait été autrefois ; mais, pour le moment il avait des dispositions à prendre du ventre, résultat d’une nourriture exagérée : ses yeux, victimes de son embonpoint, avaient l’air de suffoquer dans leurs orbites ; et il était si naturellement couvert de pustules, que les brillantes mouchetures de sa cravate, le riche dessin de son gilet, et jusqu’à ses scintillantes breloques, avaient l’air de lui avoir poussé sur la peau par analogie. Enfin, et pour clore la liste, étaient présents M. Chevy Slyme et son ami Tigg. Et ici, il y a un fait digne d’être mentionné : c’est que, si chacun des membres de l’assemblée détestait l’autre, principalement parce qu’il ou qu’elle appartenait à la famille, chacun et tous s’unissaient dans une haine générale contre M. Tigg, parce qu’il n’en faisait point partie.

Tel était l’agréable petit cercle de famille réuni en ce moment dans le plus beau salon de M. Pecksniff, tous gentiment disposés à tomber sur M. Pecksniff ou sur toute autre personne qui se hasarderait à émettre quoi que ce fût sur n’importe quoi.

« Voilà, dit M. Pecksniff, se levant les mains jointes et promenant son regard sur les parents, voilà quelque chose qui me fait du bien et qui fait aussi du bien à mes filles. Nous vous remercions de vous être réunis ici. Nous vous en sommes reconnaissants de tout notre cœur. C’est une heureuse marque de distinction que vous nous avez accordée et, croyez-moi… (Il serait impossible de décrire son sourire)… Croyez-moi, nous ne l’oublierons pas de sitôt.

– Je suis bien fâché de vous interrompre, Pecksniff, dit M. Spottletoe, avec ses favoris hérissés majestueusement, mais vous vous donnez trop d’avantage, monsieur, si vous vous imaginez qu’on ait eu l’intention de vous conférer en cela une distinction, monsieur ! »

Un murmure général répondit en écho à cette question et y applaudit.

« Si vous êtes pour continuer comme vous avez commencé, monsieur, ajouta vivement M. Spottletoe en frappant d’un coup violent la table avec les articulations de ses doigts, le plus tôt que vous cesserez et que cette assemblée se séparera sera le mieux. Je n’ignore point, monsieur, votre absurde désir d’être considéré comme le chef de la famille ; mais moi, je puis vous dire, monsieur… »

Ah ! oui vraiment ! Lui ! pouvoir dire quelque chose ! C’était peut-être lui qui allait être le chef de la famille ! Il ne manquerait plus que ça. Depuis la femme forte jusqu’au dernier parent, tout le monde tomba en cet instant sur M. Spottletoe, qui, après avoir vainement tenté d’obtenir le silence et de se faire écouter, fut obligé de se rasseoir en croisant ses bras et agitant sa tête avec fureur, et donnant à entendre à mistress Spottletoe en un langage muet que, si ce scélérat de Pecksniff continuait, il allait le tailler en pièces et l’anéantir.

« Je ne suis pas fâché, dit M. Pecksniff, reprenant le fil de son discours, je ne suis réellement pas fâché du petit incident qui s’est produit. Il est bon de penser que nous nous sommes réunis pour nous parler sans déguisement. Il est bon qu’on sache que nous n’usons pas de ménagement les uns en face des autres, mais que nous nous montrons franchement avec notre caractère. »

Ici, la fille aînée de la femme forte se souleva un peu sur son siège, et tremblant de la tête aux pieds, moins par timidité, à ce qu’il semblait, que par colère, exprima l’espérance en général que certaines gens devraient bien se montrer franchement avec leur caractère, ne fût-ce que pour se parer de l’attrait de la nouveauté ; que lorsqu’ils (ces gens-là) parlaient de leurs parents, ils devraient bien s’assurer d’abord en présence de quelles personnes ils le faisaient ; autrement leurs paroles pourraient produire sur les oreilles de ces parents un effet auquel ils ne s’attendaient pas ; et que, quant aux nez rouges, elle n’aurait jamais cru qu’on en fît un crime à personne, d’autant plus que l’on ne se fait pas son nez, et que, si on l’a rouge, c’est qu’on l’a reçu tel sans avoir été préalablement consulté ; que d’ailleurs elle ne savait pas s’il y avait des nez plus rouges les uns que les autres, et qu’elle en connaissait qui n’avait rien à envier à personne. Cette remarque fut accueillie avec un rire perçant par les deux sœurs de l’orateur. Alors Charity Pecksniff demanda très-poliment si quelqu’une de ces graves observations était à son adresse ; et ne recevant pas de réponse plus explicite que celle du vieil adage : « Qui se sent morveux se mouche, » elle entama une réplique passablement acrimonieuse et personnelle ; encouragée et fortement soutenue par sa sœur Mercy, qui se mit à rire de tout son cœur, beaucoup plus naturellement que qui que ce fût. Et comme il est absolument impossible qu’un désaccord se manifeste entre des femmes sans que les autres femmes qui assistaient à la scène y prennent une part active, Mme Samson, ses filles, mistress Spottletoe, et jusqu’à la cousine sourde qui ignorait complètement le sujet de la dispute (mais qu’est-ce que cela fait ? était-ce une raison pour ne pas en prendre sa part ?), toutes se jetèrent aussitôt dans la mêlée.

Comme les deux miss Pecksniff étaient bien en état de tenir tête aux trois miss Chuzzlewit, et que ces cinq demoiselles ensemble avaient, en style figuré du jour, une bonne provision de vapeur à dépenser, l’altercation n’eût pu manquer de durer longtemps, sans la haute valeur et les prouesses de la femme forte, qui, en vertu de sa réputation pour la puissance de ses sarcasmes, travailla et pelota si bien mistress Spottletoe à coups de langue, que la pauvre dame, au bout de deux minutes au plus d’engagement, n’eut plus d’autre refuge que ses larmes. Elle les versa si abondamment, et M. Spottletoe en éprouva tant d’agitation et de chagrin, que ce gentleman, après avoir porté aux yeux de M. Pecksniff son poing fermé, comme si c’était une curiosité naturelle, dont l’examen sérieux ne pouvait que lui rapporter honneur et profit, et après avoir offert, sans que personne en sût le motif particulier, de donner à M. Georges Chuzzlewit des coups de pied dans le derrière pour la bagatelle de six pence, prit sa femme sous le bras et sortit indigné. Cette diversion, en appelant sur un autre sujet l’attention des parties belligérantes, mit un terme au combat, qui se ranima bien encore deux ou trois fois par sauts et par bonds, mais finit par s’éteindre.

Ce fut alors que M. Pecksniff se leva de nouveau de sa chaise. Alors aussi les deux miss Pecksniff se composèrent un maintien de dignité méprisante, comme pour ne pas paraître s’apercevoir qu’il y eût non-seulement là, dans la chambre mais même sous la calotte des cieux, quelque chose comme les trois miss Chuzzlewit, tandis que les trois miss Chuzzlewit semblèrent également avoir oublié l’existence des deux miss Pecksniff.

« Il est triste de penser, dit M. Pecksniff, se souvenant du poing de M. Spottletoe, mais seulement pour lui pardonner cette démonstration, que notre ami se soit retiré si précipitamment, bien que nous ayons lieu de nous féliciter mutuellement de cette détermination, puisqu’elle nous est un témoignage que M. Spottletoe ne se méfie nullement de ce que nous pourrons dire ou faire en son absence. C’est très-consolant, n’est-ce pas ?

– Pecksniff, dit Anthony, qui depuis le commencement avait suivi avec une attention particulière tout ce qui s’était passé, ne faites pas l’hypocrite.

– Le quoi, mon bon monsieur ? demanda M. Pecksniff.

– L’hypocrite.

– Charity, ma chère, dit M. Pecksniff, ce soir, quand je prendrai mon bougeoir, rappelez-moi de prier plus particulièrement que jamais pour M. Anthony Chuzzlewit, qui m’a fait une injure. »

Ces paroles, il les prononça d’une voix douce et en se tournant de côté, comme s’il voulait seulement les glisser à l’oreille de sa fille. Puis, avec une placidité de conscience qui lui donnait un maintien parfaitement dégagé :

« Toutes nos pensées, reprit-il, étant concentrées sur notre cher mais injuste parent, et celui-ci étant pour ainsi dire hors de notre portée, nous sommes réunis aujourd’hui comme à un rendez-vous mortuaire, si ce n’est, et Dieu soit loué de cette exception, qu’il n’y a point de cadavre dans la maison. »

La femme forte ne voulut pas convenir que ce fût une heureuse exception. Au contraire.

« Bien chère madame ! dit M. Pecksniff. Quoi qu’il en soit, nous sommes ici, et, puisque nous y sommes, nous avons à examiner s’il est possible par quelque moyen justifiable…

– Comment ! vous savez aussi bien que moi, dit la femme forte, que tout moyen est justifiable en pareil cas.

– Parfait, ma chère madame, parfait. S’il est possible par quelque moyen… nous dirons, par quelque moyen… d’ouvrir les yeux de notre honorable parent sur la compagne dont il est pour le moment infatué ; s’il est possible de lui faire connaître par quelque moyen le caractère réel et les projets de cette jeune créature, dont l’étrange, la très-étrange position, par rapport à lui… (ici M. Pecksniff baissa la gamme de sa voix jusqu’à un chuchotement mystérieux)… jette en vérité une ombre de flétrissure et de déshonneur sur cette famille ; et qui, nous le savons… (Ici il éleva de nouveau la voix)… autrement, pourquoi l’accompagnerait-elle ? fonde les plus vils calculs sur sa faiblesse et sur sa fortune. »

Dans l’ardeur de leur conviction à cet égard, les bons parents, qui n’étaient d’accord sur aucun autre point, se trouvèrent unanimes là-dessus comme un seul homme. Bonté du ciel ! Certainement elle fondait de vils calculs sur sa fortune. Et quels étaient ses plans ?… La femme forte était pour le poison, ses trois filles se prononcèrent pour Bridewell3, au pain et à l’eau pour régime ; la cousine aux maux de dents invoqua Botany-Bay, et les deux miss Pecksniff suggérèrent le fouet. Seul, M. Tigg, qui, malgré le délabrement de ses habits, était considéré en quelque sorte comme un homme agréable aux dames, en raison de sa moustache et de ses brandebourgs, émit un doute sur l’opportunité et la convenance de ces mesures ; mais il se borna à lorgner les trois miss Chuzzlewit sans mêler la moindre ironie à son admiration, comme s’il voulait leur faire l’observation suivante : « Vous ne la ménagez pas, mes douces créatures, sur mon âme ! Allons, un peu plus de ménagement ! »

« Maintenant, dit M. Pecksniff croisant ses deux index à deux fins, par esprit de conciliation et par forme d’argumentation, d’un côté je n’irai pas si loin que de prétendre qu’elle mérite tous les châtiments qui ont été si puissamment et si plaisamment invoqués contre elle… (Il parlait ainsi en son style fleuri). De l’autre, je ne voudrais aucunement compromettre ma réputation de simple bon sens en affirmant qu’elle ne les mérite pas. Ce que je tiens à faire observer, c’est qu’il faudrait trouver quelque moyen pratique pour déterminer notre respecté… Ne dirai-je pas notre vénéré ?…

– Non ! s’écria à voix haute la femme forte.

– Alors je n’en ferai rien, dit M. Pecksniff. Vous êtes parfaitement libre, chère madame ; je vous approuve, je vous remercie pour votre objection distinctive. Je reprends : Notre respecté parent, pour le disposer à écouter les impulsions de la nature et non les…

– Allez donc, p’pa ! s’écria Mercy.

– Eh bien ! la vérité est, ma chère, dit M. Pecksniff souriant à sa progéniture réunie, que j’ai perdu le mot. Le nom de ces animaux fabuleux, païens, j’ai regret de le dire, qui avaient l’habitude de chanter dans l’eau, ce nom m’a échappé. »

M. Georges Chuzzlewit souffla : « Cygnes. »

« Non, dit M. Pecksniff. Non pas des cygnes. Mais cela ressemble beaucoup à des cygnes. Je vous remercie. »

Le neveu à la figure ébauchée, parlant pour la première et pour la dernière fois, proposa : « Huîtres. »

« Non, dit M. Pecksniff avec son urbanité toute particulière, ce ne sont pas non plus des huîtres. Mais cela ne diffère pas tout à fait des huîtres. Excellente idée ; je vous remercie infiniment, mon cher monsieur. Attendez !… des sirènes. Ah ! mon Dieu ! des sirènes, voilà le mot. Je pense, dis-je, qu’il faudrait trouver un moyen pour disposer notre respecté parent à écouter les impulsions de la nature, et non des fascinations artificieuses comme celle des sirènes. À présent, nous ne devons pas perdre de vue que notre estimable ami a un petit-fils, auquel jusqu’à ces derniers temps il portait beaucoup d’attachement, et que j’eusse voulu voir ici aujourd’hui, car j’ai pour lui une estime réelle et profonde. Un beau jeune homme, un très-beau jeune homme ! Je vous soumettrai, si nous ne réussissons pas à dissiper la méfiance qui éloigne de nous M. Chuzzlewit, et à justifier de notre désintéressement par…

– Si M. Georges Chuzzlewit a quelque chose à me dire, interrompit brusquement la femme forte, je le prie de me le dire franchement et sans détours, au lieu de me regarder moi et mes filles, comme s’il voulait nous avaler.

– Quant à vous regarder, repartit aigrement M. Georges, j’ai entendu dire, mistress Ned, qu’un chien regarde bien un évêque ; en conséquence, moi qui suis par ma naissance un des membres de cette famille, je crois avoir jusqu’à un certain point le droit de regarder une personne qui n’y est entrée que par son mariage. Quant à vous avaler, je demanderai la permission de vous dire, quelque humeur que vous aient donnée vos jalousies et vos mécomptes, que je ne suis pas un cannibale, madame.

– Je n’en sais trop rien ! s’écria la femme forte.

– En tout cas, dit M. Georges Chuzzlewit, très-piqué de cette réponse, si j’étais un cannibale, j’aurais lieu de penser, ce me semble, qu’une dame qui a enterré trois maris sans avoir beaucoup pâti de leur perte doit être d’un acabit terriblement coriace. »

La femme forte se leva en sursaut.

« Et j’ajouterai, dit M. Georges secouant violemment la tête de deux en deux syllabes, pour ne nommer personne et par conséquent sans offenser personne, si ce n’est ceux que leur conscience avertit de quelque allusion, que, selon moi, il serait infiniment plus décent et plus convenable que ceux qui se sont accrochés, cramponnés à cette famille, en profitant de l’aveuglement d’un de ses membres avant le mariage, et qui ensuite l’ont tellement harassé de leurs croassements qu’il s’est trouvé bien heureux de mourir pour échapper à leur humeur acariâtre, que ceux-là ne vinssent pas remplir le rôle de vautours vis-à-vis des autres membres de la famille encore existants. Je pense qu’il serait aussi bien, sinon mieux, que ces gens-là se tinssent chez eux, se contentant de ce qu’ils ont gagné déjà, heureusement pour eux, au lieu de venir fondre ici, pour fourrer leurs doigts dans un pâté de famille qu’ils savent si bien flairer, grâce à la longueur de leur nez, je suis fâché de le leur dire.

– J’aurais dû m’attendre à ceci ! s’écria la femme forte, promenant autour d’elle un dédaigneux sourire, tandis que, suivie de ses trois filles, elle gagnait la porte. En vérité, je m’attendais à ceci dès le début. Peut-on, d’ailleurs, espérer de gagner autre chose que la peste dans une atmosphère pareille ?

– Madame, veuillez, je vous prie, dit Charity, se jetant dans le débat, m’épargner vos œillades d’officier à demi-solde, car je ne saurais les supporter. »

Ceci était une sanglante allusion à une pension dont la femme forte avait joui durant son deuxième veuvage et avant qu’elle convolât une troisième fois en puissance de mari. Il faut avouer que c’était là un gros mot.

« Misérable coquine ! dit mistress Ned ; j’avais laissé des souvenirs dans un pays reconnaissant, quand j’entrai dans cette famille. Je vois maintenant, si je ne l’ai pas assez compris alors, que tout ce que j’ai gagné, c’est d’avoir perdu mes droits sur le royaume uni de la Grande-Bretagne et de l’Irlande, le jour où je me suis ainsi dégradée. Allons, mes chères filles, si vous êtes tout à fait prêtes et si vous avez suffisamment profité en prenant à cœur le bel exemple de ces deux jeunes personnes, je pense que nous ferons bien de partir. Monsieur Pecksniff, nous vous sommes très-obligées en vérité. Nous comptions bien nous amuser ici, mais vous avez dépassé de beaucoup notre attente dans les divertissements que vous nous aviez ménagés. Je vous remercie. Bonsoir. »

C’est avec ces paroles d’adieu que la femme forte paralysa l’énergie pecksniffienne ; elle sortit en même temps de la chambre, puis de la maison, accompagnée de ses filles, qui, par un mutuel accord, dressèrent en l’air la pointe de leurs trois nez et s’unirent dans un éclat de rire dédaigneux. Comme elles passaient dehors devant la fenêtre du parloir, on les vit simuler entre elles un transport de gaieté indécent ; puis, après ce trait final, laissant les gens du dedans livrés à un profond découragement, elles disparurent.

Avant que M. Pecksniff, ou quelqu’un des visiteurs qui étaient restés, eût pu émettre une observation, une autre figure passa aussi devant la fenêtre, venant en grande hâte dans une direction opposée. Immédiatement après, M. Spottletoe se précipita dans la chambre. À le juger d’après l’état actuel de son teint coloré, animé, échauffé, ce n’était plus le même homme qui était sorti tout à l’heure : autant comparer l’eau et le feu. Il découlait de sa tête tant d’huile antique sur ses favoris, qu’ils étaient enrichis et perlés de gouttes onctueuses ; son visage paraissait violemment enflammé, ses membres tremblaient, il ouvrait la bouche avec effort pour respirer.

« Mon bon monsieur !… s’écria M. Pecksniff.

– Oh ! oui, répliqua l’autre. Oh ! oui, certainement ! Oh ! c’est sûr ! Oh ! naturellement ! Vous l’entendez ? Vous l’entendez tous ?

– Qu’y a-t-il donc ? demandèrent vivement plusieurs voix.

– Oh ! rien, s’écria Spottletoe encore tout essoufflé. Rien du tout ! ça ne fait rien ! Interrogez-le ; il vous dira !…

– Je ne comprends point notre ami, dit M. Pecksniff, le regardant avec le plus profond étonnement. Je vous certifie qu’il est tout à fait inintelligible pour moi.

– Inintelligible, monsieur ! cria l’autre. Inintelligible ! Osez-vous dire, monsieur, que vous ignorez ce qui est arrivé ? que vous ne nous avez pas leurrés ici, tandis que vous machiniez un complot contre nous ? Essayerez-vous de soutenir que vous ne connaissiez pas les projets de départ de M. Chuzzlewit, monsieur, et que vous ne savez pas qu’il est parti, monsieur ?

– Parti !… tel fut le cri général.

– Parti, répéta M. Spottletoe. Parti, pendant que nous étions tranquillement ici. Parti. Et personne ne sait où il va. Oh ! vous verrez que non ! Vous verrez que personne ne savait où il allait. Oh ! mon Dieu non ! Jusqu’au dernier moment, l’hôtesse a cru qu’ils voulaient tout simplement faire une promenade, elle ne songeait pas à autre chose. Oh ! mon Dieu non ! Elle ne s’entendait pas avec ce fourbe. Oh ! mon Dieu non ! »

Ajoutant à toutes ces exclamations une sorte de hurlement ironique, puis jetant en silence un brusque regard sur l’assemblée, le gentleman, furieux, s’élança de nouveau au même pas accéléré, et bientôt il fut hors de vue.

Vainement M. Pecksniff s’efforça-t-il d’assurer les parents que cette nouvelle fugue, si habilement exécutée pour échapper à la famille, lui portait pour le moins un coup aussi rude et lui causait une aussi grande surprise qu’à pas un d’eux : de toutes les provocations, de toutes les menaces qui jamais furent amoncelées sur une tête, aucune, pour l’énergie et la franche allure, ne dépassa celles dont chacun des parents qui étaient restés le salua séparément en lui adressant son compliment d’adieu.

La position morale prise par M. Tigg était quelque chose de terrible ; et la cousine sourde qui, par une complication de désagréments, avait vu tout ce qui s’était passé sans pouvoir rien y comprendre que la catastrophe finale, se mit à frotter ses souliers sur le grattoir, puis en distribua l’empreinte tout le long des premières marches de l’escalier, comme pour témoigner qu’elle secouait la poussière de ses pieds avant de quitter ce séjour de la dissimulation et de la perfidie.

En résumé, M. Pecksniff n’avait qu’une consolation : c’était de savoir que tous ces gens-là, parents et amis, le haïssaient précédemment dans toute l’étendue du mot, et que, de son côté, il n’avait pas gaspillé parmi eux plus d’amour qu’avec son ample capital en ce genre il ne pouvait convenablement leur en fournir pour se le partager. Ce coup d’œil jeté sur ses affaires lui procura un grand soulagement ; et le fait mérite d’être noté, car il montre avec quelle facilité un honnête homme peut se consoler d’un échec et d’un désappointement.

Chapitre V. Qui contient le récit complet de l’installation du nouvel élève de M. Pecksniff dans le sein de la famille de M. Pecksniff ; avec toutes les réjouissances qui eurent lieu à cette occasion, et la grande allégresse de M. Pinch. §

Le plus vertueux des architectes et des arpenteurs possédait un cheval, auquel les ennemis déjà mentionnés plus d’une fois dans ces pages prétendaient trouver une ressemblance fantastique avec son maître, non pas précisément au physique, car c’était un cheval étique, sauvage, avec un maigre picotin pour régime : ce n’était pas comme M. Pecksniff ; mais au moral, parce que, disait-on, il promettait plus qu’il ne tenait. Il était toujours, en quelque sorte, sur le point d’aller, et n’allait jamais. Dans son pas de route le plus lambin, il n’en levait pas moins de temps en temps si haut les jambes, et simulait tant d’ardeur, qu’on n’aurait pu s’imaginer qu’il fît moins de quatorze milles à l’heure ; et il était si enchanté lui-même de sa célérité, et paraissait si peu craindre la concurrence des plus habiles coureurs, qu’on avait toutes les peines du monde à ne pas se laisser prendre à cette illusion. C’était une espèce d’animal à mettre au cœur des étrangers un vif rayon d’espérance, mais à remplir du plus triste découragement ceux qui pouvaient le connaître. Sous quel rapport, avec ces traits de caractère, pouvait-on raisonnablement le mettre en parallèle avec son maître ? C’est ce que peuvent expliquer seuls les ennemis de cet excellent homme. Mais enfin, il n’est, hélas ! que trop vrai de dire (quel déplorable exemple du peu de charité de ce monde !) qu’ils avaient fait cette comparaison.

Par une belle matinée de gelée, toutes les pensées et toutes les aspirations de M. Pinch se concentraient sur ce cheval et sur le véhicule à capote auquel l’animal était habituellement attelé (espèce de cabriolet à gros ventre) ; c’est en effet dans ce galant équipage qu’il se rendait seul à Salisbury pour y chercher le nouvel élève et le ramener triomphalement au logis.

« Sois béni dans ton cœur simple, ô Tom Pinch ! Avec quelle fierté tu as boutonné cette redingote étriquée que depuis tant d’années on a si mal nommée une grande redingote ; avec quelle candeur tu as invité à voix haute et gaie Sam le valet d’écurie à ne pas lâcher encore le cheval, comme si tu pensais que ce quadrupède eût envie de partir, et que cela lui fût si facile quand il en aurait envie ! Qui réprimerait un sourire d’affection pour toi, Tom Pinch, et non d’ironie, pour les frais que tu viens de faire ? car c’est bien assez d’être pauvre, Dieu le sait, en pensant que le grand jour de fête qui s’ouvre devant toi t’a inspiré tant d’ardeur et de feu que tu laisses, sans y goûter le moins du monde, sur le rebord de la fenêtre de la cuisine, ce grand cruchon blanc préparé de tes propres mains la nuit dernière, afin que le déjeuner ne te mît pas en retard, et que tu as posé sur le siège à côté de toi une croûte à casser en route quand l’excès de ta joie te laissera plus calme ! Va, mon brave garçon, pars heureux : fais d’une âme tendre et reconnaissante un signe d’adieu à Pecksniff, là-bas en bonnet de nuit, à la fenêtre de sa chambre ; va, nous t’accompagnerons tous de nos vœux. Que le ciel te protège, Tom ! heureux s’il te renvoyait d’ici pour toujours dans quelque lieu favorisé où tu pusses vivre en paix sans l’ombre de chagrin ! »

Quel meilleur temps pour courir, chevaucher, se promener, se mouvoir enfin de toute manière à l’air libre, qu’une piquante matinée de petite gelée, quand l’espérance circule joyeusement avec le sang vif et frais le long des veines, et tressaille dans tout notre être, de la tête aux pieds ? Ainsi commençait gaiement, pour le bon Tom, une de ces matinées d’hiver précoce, qui vous émoustillent. Ne me parlez pas, au prix de cela, de ces journées languissantes d’un été énervant (voilà ce qu’on dit quand on ne le tient plus), et fi de ce printemps inconstant avec lequel on ne sait jamais sur quel pied danser ! Les clochettes des moutons tintaient dans l’air vivifiant, comme si elle éprouvaient aussi sa bienfaisante influence ; les arbres, en guise de feuilles ou de boutons, secouaient sur le sol un givre congelé qui étincelait en tombant, et semblait, aux yeux de Tom, une poussière de diamants. À travers les cheminées des cottages, la fumée jaillissait en haut, bien haut, comme si la terre se trouvait trop belle maintenant pour se laisser souiller par une vapeur épaisse et lourde. La croûte de glace sur le ruisseau frémissant était transparente et si mince, que cette eau vive semblait s’être arrêtée d’elle-même (du moins Tom le crut-il dans sa joie), pour regarder à l’aise l’aimable et gracieuse matinée. Et, de peur que le soleil ne vînt rompre trop tôt ce charme, entre la terre et lui voltigeait un brouillard semblable à celui qui voile la lune pendant les nuits d’été, un brouillard caressant qui invitait le soleil à le dissiper doucement.

Tom Pinch avançait, pas bien vite, mais avec l’idée imaginative d’une locomotion rapide, ce qui revient au même ; et, à mesure qu’il avançait, toutes sortes d’objets s’offraient à lui pour le tenir heureux et content. Alors, quand il arriva à une certaine distance du tourniquet, il vit de loin la femme du péager qui, en ce moment, visitait un fourgon, rentrer à la hâte comme une folle dans sa petite maison, pour dire, car elle l’avait reconnu, que c’était M. Pinch qui venait. Et elle ne se trompait pas ; car, lorsqu’il fut à portée de la maison, les enfants du péager en sortirent vivement, criant en un petit chorus : « Monsieur Pinch ! » Jugez si Tom était content ! Le péager également, bien que ce fût en général un vilain monsieur qui n’était pas facile à manier, sortit lui-même pour recevoir l’argent et souhaiter son rude bonjour au voyageur ; et, quand celui-ci aperçut près de la porte le déjeuner de famille disposé sur une petite table ronde, devant le feu, la croûte qu’il avait emportée lui sembla prendre une saveur aussi délicieuse que si les fées lui avaient coupé une tranche de leur fameuse galette.

Mais ce n’était rien encore. Il n’y avait pas que les gens mariés et les enfants qui, sur son passage, vinssent souhaiter le bonjour à Tom Pinch. Non, non. Des yeux brillants, de blanches poitrines se montraient en toute hâte à plus d’une fenêtre, au fur et à mesure qu’il passait, pour échanger avec lui un salut : pas un de ces saluts froids et chiches, mais donnés et rendus au centuple, bonne mesure. Étaient-elles gaies, ces fillettes ! Comme elles riaient de bon cœur ! Quelques-unes même des plus folâtres lui envoyaient de loin un baiser lorsqu’il se retournait. On n’y regardait pas de si près avec ce pauvre M. Pinch. Il était si innocent !

Cependant la matinée était devenue si belle, tout était si gai, si éveillé à l’entour, que le soleil semblait dire, Tom croyait l’entendre : « Je n’ai pas envie de rester toujours comme ça ; il faut que je me montre ; » bientôt, en effet, il se déploya dans sa rayonnante majesté. Le brouillard, trop timide et trop délicat pour rester en si brillante compagnie, s’enfuit effarouché ; et, tandis qu’il disparaissait dans les airs, les collines, les coteaux, les pâturages, semés de paisibles moutons et de bruyants corbeaux, se déployèrent aussi radieux que s’ils s’étaient habillés tout battant neuf pour cette occasion. Le ruisseau, par imitation, ne voulut pas rester plus longtemps gelé, et se mit à courir vivement, à trois milles de là, pour en porter la nouvelle au moulin à eau.

M. Pinch marchait cahin-caha, rempli d’agréables pensées et sous l’influence de la plus belle humeur, quand il aperçut sur la route, devant lui, un voyageur à pied, qui cheminait dans la même direction d’un pas vif et léger, chantant d’une voix haute et claire, et pas trop mal, vraiment. C’était un jeune homme d’environ vingt-cinq à vingt-six ans. Il était vêtu d’une façon si libre et si dégagée, que les longs bouts de sa rouge cravate, négligemment nouée autour de son cou, flottaient aussi souvent par derrière que par devant ; et le bouquet de baies d’hiver qu’il portait à une des boutonnières de son habit de velours se balançait si bien de droite à gauche, que M. Pinch, en le regardant à l’envers, le voyait aussi clairement que si le pèlerin avait mis par mégarde son habit sens devant derrière. Le jeune homme continuait de chanter avec tant de force, qu’il n’entendit le bruit des roues qu’au moment même où elles furent presque sur son dos. Alors il tourna un visage original et une joyeuse paire d’yeux qu’il fixa sur M. Pinch, puis il s’arrêta aussitôt.

« Eh quoi ! Mark !… dit Tom Pinch, faisant halte. Qui se fût attendu à vous voir, ici ? En voilà une surprise ! »

Mark toucha le bord de son chapeau, et répondit, d’un ton qui contrastait tout à coup avec la vivacité de son allure, qu’il se rendait à Salisbury.

« Et puis, quel air égrillard ! dit M. Pinch, le considérant avec infiniment de plaisir. En vérité, je ne vous aurais pas cru à moitié si faraud, Mark !

– Je vous remercie, monsieur Pinch. Ça, c’est vrai que je ne dois pas être mal. Ce n’est pas ma faute, vous savez. Quant à être égrillard, c’est autre chose. »

Et ici il parut singulièrement s’assombrir.

« Comment ? demanda M. Pinch.

– Dame ! ça dépend des circonstances. On ne peut pas manquer d’être de bonne humeur et dans de bonnes dispositions, quand on est si bien vêtu. Il n’y a pas grand mérite à cela. Si j’étais déguenillé sans cesser d’être aussi jovial, alors je commencerais à trouver que ça n’est pas trop mal, monsieur Pinch.

– Ainsi vous chantiez tout à l’heure pour vous consoler d’être bien vêtu, Mark ? dit Pinch.

– Vous parlez toujours comme un livre, monsieur, répondit Mark avec un rire assez semblable à une grimace. Oui, vraiment, c’était pour cela.

– Eh bien ! s’écria Pinch, vous êtes, Mark, le plus étrange jeune homme que j’aie jamais connu. Il y a longtemps que je m’en doutais ; mais à présent, j’en suis tout à fait sûr. Je vais à Salisbury. Voulez-vous monter ? Je serai charmé de votre compagnie. »

Le jeune homme fit ses remercîments et accepta l’offre. Il monta aussitôt dans la voiture, où il s’assit sur le bord même du siège, la moitié du corps en dehors pour exprimer qu’il n’était là que par tolérance, et grâce à l’invitation polie de M. Pinch.

Chemin faisant, ils reprirent ainsi la conversation :

« J’avais dans l’idée, dit Pinch, en vous voyant si pimpant, que vous alliez vous marier, Mark.

– Eh bien, monsieur, j’y ai pensé aussi, répondit ce dernier. Il y aurait quelque mérite à être jovial avec une femme, surtout si elle était maussade et si les enfants avaient la rougeole. Mais j’ai une peur terrible d’en faire l’expérience, et je ne sais pas si ça m’irait.

– Vous n’aimez donc pas quelqu’un par hasard ? demanda Pinch.

– Non, pas particulièrement, monsieur, à ce que je peux croire.

– Mais, d’après votre manière de voir, Mark, dit M. Pinch, il me semble que cela ne vous irait déjà pas si mal d’épouser une femme que vous n’aimeriez pas et qui vous fût très-désagréable.

– En effet, monsieur ; mais ce serait peut-être pousser le principe un peu loin, n’est-il pas vrai ?

– C’est bien possible, » dit M. Pinch.

Et tous deux se mirent à rire de bon cœur.

« Dieu vous bénisse, monsieur ! reprit Mark. Vous ne me connaissez qu’à moitié, tout de même. Je ne pense pas qu’il existe au monde un individu qui pût aussi bien que moi, si j’attrapais seulement une chance, prendre le dessus, dans des circonstances qui rendraient d’autres hommes tout à fait malheureux. Mais c’est cette chance là que je ne peux pas attraper. Je défie qui que ce soit de deviner la moitié de ce qu’il y a chez moi de ressources, à moins d’un hasard inattendu qui les révèle. Mais malheureusement je n’en suis pas là. Je m’en vais quitter le Dragon, monsieur.

– Vous allez quitter le Dragon ! s’écria M. Pinch, qui le considéra d’un air de profonde surprise. En vérité, Mark, vous me confondez !

– Oui, monsieur, répliqua Mark, embrassant du regard une longue étendue de chemin, comme un homme plongé dans une sérieuse méditation. Pourquoi resterais-je au Dragon ? Ce n’est pas du tout là la place qu’il me faut. Lorsque je quittai Londres (je suis né natif de Kent, tel que vous me voyez), et que je pris une position ici, je me dis que c’était bien le petit coin le plus triste et le plus écarté de toute l’Angleterre, et qu’il y aurait quelque mérite à rester jovial dans un semblable lieu. Mais, mon Dieu ! il n’est pas triste du tout, le Dragon ! Les quilles, la crosse, le palet, la boule, les chansons bachiques, les chœurs, la compagnie autour de la cheminée les soirs d’hiver, qui est-ce donc qui ne serait pas jovial au Dragon ? Il n’y a pas de mérite à ça.

– Mais si le bruit général n’est pas menteur, Mark, et je le crois d’après ce que j’ai vu, dit M. Pinch, vous êtes pour beaucoup dans cette gaieté, et c’est vous qui êtes le boute-en-train.

– Il peut bien y avoir quelque chose comme ça, monsieur, répondit Mark ; mais ce n’est point une consolation.

– En vérité ! murmura M. Pinch après un court silence, et d’un ton plus bas que de coutume. Je puis à peine en croire ce que vous me dites là. Mais que va devenir Mme Lupin, Mark ? »

Mark regarda fixement encore devant lui et plus loin encore, comme pour répondre qu’il ne supposait point que ce fût pour Mme Lupin un grand sujet de souci. Il y avait quantité de jeunes gaillards qui seraient bien aises d’avoir la place. Il en connaissait au moins une demi-douzaine.

« C’est possible, dit M. Pinch ; mais je ne suis pas du tout sûr que Mme Lupin soit bien aise de vous remplacer. Vrai, j’avais toujours supposé que Mme Lupin et vous, Mark, vous pourriez vous marier ensemble ; et chacun, autant que je puis croire, le supposait aussi.

– Jamais, répondit Mark avec un certain embarras, nous ne nous sommes rien dit, elle à moi ni moi à elle, qui ressemblât à de la galanterie ; mais je ne sais pas ce que j’aurais pu faire un de ces jours, ni ce qu’elle aurait pu me répondre. Eh bien, monsieur, cela ne m’eût pas convenu.

– Quoi ? d’être le maître du Dragon, Mark ? s’écria M. Pinch.

– Non, monsieur, certainement non, répondit l’autre, détournant son regard de l’horizon pour le reporter sur son compagnon de route. Ce serait la ruine d’un homme tel que moi. Si j’allais me poser, m’asseoir confortablement pour ma vie entière, on ne pourrait plus me reconnaître. Le beau mérite pour le maître du Dragon que d’être jovial ! Il ne pourrait s’empêcher de l’être, quand même il le voudrait.

– Mistress Lupin sait-elle que vous êtes parti avec l’intention de la quitter ? demanda M. Pinch.

– Je ne le lui ai pas encore déclaré, monsieur ; mais il le faut. Ce matin, je vais chercher quelque chose de nouveau et de convenable, ajouta le jeune homme en indiquant du geste la ville.

– Quelle espèce de chose ?

– Je songeais, répliqua Mark, à quelque chose comme l’état de fossoyeur.

– Bonté du ciel, Mark ! s’écria M. Pinch.

– C’est, dit Mark en secouant la tête d’un air capable, une sorte d’emploi qui n’a rien de bien relevé ; il y aurait un certain mérite à être jovial dans l’exercice de ces fonctions, à moins que les fossoyeurs n’aient l’habitude d’avoir cet humour-là, ce qui serait pour moi un mécompte. Vous ne sauriez pas me dire ce qu’il en est, monsieur, en général ?

– Non, dit M. Pinch. Je l’ignore. Je n’en ai pas la moindre idée.

– Dans le cas où cela ne tournerait pas comme on le voudrait, vous comprenez, dit Mark, réfléchissant de nouveau, il y a d’autres besognes. On peut essayer, oui… cela est assez lugubre. Il y aurait là quelque mérite. Entrer chez un fripier dans un quartier pauvre, ça ne serait peut-être pas mauvais. Un geôlier encore : ça voit de la misère en quantité. Le domestique d’un médecin n’est pas trop mal non plus : on est là en plein carnage. Et celui d’un huissier donc ! voilà un poste assez gentil naturellement. Un collecteur de taxes peut aussi, sous ce rapport, trouver ample matière à exercer sa sensibilité. Il y a un tas de commerces où je pourrai bien trouver mon affaire, à ce que je crois. »

M. Pinch avait entendu cette théorie avec une stupéfaction si profonde, qu’il ne pouvait plus qu’échanger de temps en temps un mot ou deux sur des sujets indifférents, tout en jetant des regards obliques sur le visage animé de son étrange ami, qui, du reste, ne paraissait pas seulement s’en douter, jusqu’au moment où ils atteignirent un certain coin de la route qui touchait aux faubourgs de la ville. Là, Mark lui manifesta le désir de descendre.

« Mais, Dieu me pardonne, dit M. Pinch, qui parmi ses observations avait découvert que le devant de la chemise de son compagnon n’était pas moins exposé à l’air que si l’on était au milieu de l’été, et servait de point de mire à chaque coup de vent, pourquoi ne portez-vous pas un gilet ?

– À quoi bon, monsieur, demanda Mark.

– À quoi bon ? Mais pour vous tenir la poitrine chaude.

– Dieu vous bénisse, monsieur !… s’écria le jeune homme ; vous ne me connaissez pas. Ma poitrine n’a pas besoin d’être chauffée. Et puis d’ailleurs, voyez donc ! qu’est-ce que je gagnerais à porter un gilet ? Une inflammation des poumons peut-être ! Par exemple, c’est ça qui aurait du mérite, d’être jovial avec une bonne inflammation de poitrine. »

Comme M. Pinch ne répondait pas autrement qu’en respirant avec effort, en ouvrant de grands yeux et secouant fortement la tête, Mark le remercia de sa complaisance, et, sans lui donner la peine d’arrêter, il sauta légèrement à terre. Puis il s’élança en avant, avec sa cravate rouge et son habit ouvert, jusqu’à une ruelle qui croisait la route. De temps en temps il se retournait pour faire un signe à M. Pinch avec un air de vrai sans-souci, de franc luron comme on n’en voit pas. Son compagnon tout pensif poursuivit son voyage jusqu’à Salisbury.

M. Pinch s’était laissé dire que Salisbury était une ville déplorable, un lieu de dissipation et de débauche. Après avoir fait dételer son cheval et averti le garçon d’écurie qu’il reviendrait dans une heure ou deux pour voir manger l’avoine à son bucéphale, il prit sa course errante le long des rues, avec l’idée vague qu’il allait avoir du plaisir à voir tous les mystères et les diableries dont elles devaient être pleines. Pour un homme d’habitudes aussi paisibles que les siennes, cette illusion trouvait un encouragement dans la circonstance particulière que c’était jour de marché, et que les rues voisines de la place où se tenait le marché étaient remplies de charrettes, de chevaux, d’ânes, de paniers, de chariots, de plantes potagères et autres objets de consommation, tels que tripes, pâtés, volailles et marchandises de regratterie, le tout des formes et de l’usage les plus variés. Il y avait là des fermiers, jeunes et vieux, avec leurs blouses, leurs paletots bruns, leurs pardessus de gros velours, leurs cache-nez de tricot rouge, leurs grandes guêtres de cuir, leurs chapeaux de haute forme, leurs fouets de chasse et leurs gros gourdins. Ils étaient réunis par groupes, s’entretenant à grand bruit sur la porte des tavernes, payant ou recevant le prix de leur bétail à l’aide de grands portefeuilles bien bourrés et si épais, qu’ils ne pouvaient les tirer de leur poche sans faire un effort apoplectique ni les remettre à leur place sans des spasmes nouveaux. Il y avait là aussi des femmes de fermiers, avec leurs chapeaux de castor et leurs robes rouges, montées sur des chevaux au poil bourru, purs de toute passion terrestre, allant à droite, à gauche, comme on les mène, bonnement, paisiblement, sans demander pourquoi : bêtes patientes et dociles, qu’on aurait pu laisser sans danger dans une boutique de porcelaines, avec un service de table complet à chacun de leurs sabots. Il y avait aussi bon nombre de chiens qui paraissaient prendre un vif intérêt aux opérations du marché et aux bénéfices de leurs maîtres ; en un mot, enfin, une Babel de langues, tant d’hommes que d’animaux.

M. Pinch contemplait avec infiniment de plaisir tous les objets exposés en vente. Il fut particulièrement frappé par la vue de la coutellerie ambulante ; il ne pouvait en détacher ses regards. Ce fut au point qu’il fit emplette d’un couteau de poche muni de sept lames, dont pas une seule ne coupait, à ce qu’il reconnut plus tard. Quand il eut suffisamment parcouru la place du Marché, et considéré les fermiers tranquillement installés à dîner, il s’en retourna revoir sa bête. Le brave cheval mangeait de tout son cœur. M. Pinch, tranquille sous ce rapport, s’éloigna de nouveau pour faire le tour de la ville et se régaler de la vue des devantures de magasins : il commença par stationner longtemps devant la Banque, cherchant de l’œil dans quelle direction pouvaient se trouver dans le sous-sol les cavernes où l’on gardait l’argent ; puis il se retourna pour regarder un ou deux jeunes gens qui passaient auprès de lui, et qu’il reconnut pour être des clercs d’avoués de la ville ; ils avaient à ses yeux une terrible importance, car c’étaient des gaillards qui avaient plus d’un tour dans leur gibecière : aussi tenaient-ils la tête fièrement haute.

Mais les boutiques !… D’abord, et avant tout, celles des joailliers, où s’étalaient tous les trésors de la terre, et où il y avait une telle quantité de grosses montres d’argent suspendues à chaque panneau, et si larges que, si elles ne marchaient pas en montres de première qualité, ce n’était certainement pas qu’elles pussent décemment se plaindre de manquer de place pour le mouvement. Franchement, elles étaient assez fortes et peut-être assez laides pour être excellentes, s’il est vrai que les plus laides sont, comme on dit, les meilleures. Aux yeux de M. Pinch, cependant, elles étaient plus petites que celles de Genève, et il ne put voir une montre énorme à répétition, qui avait par conséquent le rare privilège de sonner chaque quart d’heure dans le gousset de son heureux propriétaire, sans regretter ardemment de n’être pas assez riche pour en faire l’emplette.

Mais qu’est-ce que l’or, l’argent, les pierres précieuses et l’horlogerie, auprès des boutiques de librairie, d’où s’échappait une agréable odeur de papier fraîchement mis en presse, qui ravivait dans l’esprit de notre voyageur le souvenir de la grammaire toute neuve qu’il avait vue à l’école, il y avait longtemps de cela, et où il avait tracé en superbe écriture, sur la feuille volante, ces mots : Maître Pinch, institution de Grove-House ! Et cette senteur de cuir de Russie, et ces rayons de volumes rangés avec soin à l’intérieur, quel bonheur, rien que d’y penser ! À la montre s’étalaient, dans leur primeur, les ouvrages nouveaux venus de Londres, tout ouverts, avec le titre et parfois même la première page du premier chapitre en évidence, afin de tenter l’amateur imprudent qui, après avoir lu le commencement, et sans pouvoir tourner la page, poussé par un désir aveugle, se précipiterait dans le magasin pour y acheter le séducteur ! Le gracieux frontispice et l’élégante vignette indiquaient, comme les poteaux de poste placés à l’entrée des faubourgs des grandes villes, le riche fonds d’incidents contenu dans tel ou tel ouvrage. Il y avait encore une collection de livres offrant de graves portraits et des noms consacrés par le temps. M. Pinch, qui en connaissait bien le contenu, eût donné des trésors pour les avoir en bonne forme sur l’étroite planchette au-dessus de son lit, dans la maison de M. Pecksniff. Ah ! cette boutique était un vrai crève-cœur !

En voici une autre, moins tentante peut-être, mais encore bien attrayante. C’est là qu’on vendait des livres pour la jeunesse ; on y voyait le pauvre Robinson Crusoë, seul dans sa force, avec son chien et sa hache, sa coiffure en peau de chèvre et ses fusils de chasse, laissant tomber un regard calme sur ce Robinson suisse et la foule des imitateurs dont il était entouré, et appelant M. Pinch en témoignage que, de toute cette aimable société, c’était lui qui avait su le mieux imprimer, sur le rivage de la mémoire enfantine, une empreinte de pied comme celle de Vendredi, dont pas un grain de sable ne s’effacerait sous les pas des générations naissantes. Il y avait aussi les Contes Persans avec des coffres qui volent, et des savants qui, pour mieux se livrer à l’étude de livres enchantés, sont enfermés de longues années dans des souterrains ; il y avait là encore Abudah, le négociant, avec la terrible petite vieille sortant d’une boîte dans sa chambre à coucher ; là encore le grand talisman, les Mille et une Nuits merveilleuses avec Cassim Baba coupé en quatre, et suspendu tout sanglant dans la caverne des quarante voleurs. Ces incomparables prodiges, frappant d’un éblouissement subit l’esprit de M. Pinch, y frottèrent si bien le fameux talisman de la Lampe merveilleuse, qu’au moment où notre curieux se retourna vers la rue animée, il crut voir autour de lui tout un cercle de lutins, qui n’attendaient qu’un signe de sa main pour exécuter ses ordres, et raviva dans sa mémoire les lectures de son enfance, temps heureux où il n’était pas encore entré dans l’ère de Pecksniff.

Les boutiques d’apothicaire lui offraient moins d’intérêt, avec leurs grands bocaux éblouissants qui étincelaient de mille couleurs brillantes jusqu’au bout même de leurs bouchons, avec leur agréable compromis entre la médecine et la parfumerie, sous forme de pastilles contre les maux de dents et de miel virginal. Il ne fit pas non plus la moindre attention, jamais du reste il n’y avait pris garde, aux boutiques de tailleurs, où l’on voyait pendre les gilets à la dernière mode de la capitale, gilets magiques, qui, par une transformation merveilleuse, faisaient toujours dans l’étalage un effet prodigieux, tandis qu’une fois achetés et sur le dos de la pratique, ils ne ressemblaient plus à rien. Mais il s’arrêta pour lire l’affiche du théâtre, et il entrevit le couloir d’entrée avec une sorte de terreur qui ne fit que redoubler, quand un gentleman blême, avec de longs cheveux noirs, en sortit précipitamment pour intimer l’ordre à un garçon de courir chez lui et de lui rapporter son sabre. M. Pinch, en entendant ces paroles sinistres, resta cloué au sol, et il y fût demeuré jusqu’à la nuit, n’était que la cloche de la vieille cathédrale commença à sonner pour le service du soir. Sur quoi, il s’éloigna.

Or, l’auxiliaire de l’organiste était un ami de M. Pinch ; heureuse circonstance, car c’était aussi un homme très-paisible, très-doux, qui à l’école avait été, comme Tom, une sorte de garçon un peu rococo, mais fort aimé, malgré cela, de leurs bruyants camarades. Par une heureuse chance (Tom disait toujours qu’il avait de la chance), il arriva que l’auxiliaire était seul de service cette après-midi, et que Tom ne trouva que lui dans la tribune poudreuse de l’orgue. Ainsi, tandis qu’il jouait, Tom lui servait au soufflet ; et, le service terminé, Tom lui-même prit l’orgue en main. L’ombre descendait, et la lumière orangée qui, à travers les fenêtres antiques, se projetait dans le chœur, était mêlée d’une teinte de rouge sombre. Pendant que les sonores arpèges résonnaient au sein de l’église, Tom croyait les entendre réveiller un écho dans la profondeur des plus anciennes tombes, comme dans le plus intime mystère de son propre cœur. De grandes pensées, de grandes espérances, se pressaient dans son esprit en même temps que la brillante harmonie vibrait dans l’air : surtout il revoyait toujours, plus graves peut-être et plus solennelles, mais avec leur caractère reconnaissable, toutes les images qui lui avaient passé sous les yeux depuis le matin jusqu’aux frais souvenirs de son enfance. Le sentiment qu’éveillaient les sons, en se prolongeant, embrassait en quelque sorte toute sa vie et tout son être ; et, à mesure que les réalités de pierre, de bois et de verre dont il était environné, devenaient de plus en plus sombres, à cette heure crépusculaire, ses visions, au contraire, devenaient de plus en plus brillantes : si bien qu’il eût oublié le nouvel élève et le maître qui l’attendaient, et serait resté là peut-être jusqu’à minuit, dans l’expansion et l’extase de son cœur, si le vieux bedeau, plus terre à terre, ne fût venu lui rappeler la nécessité où il était de mettre la cathédrale sous clef. M. Pinch prit donc congé de son ami avec bien des remercîments, s’orienta du mieux qu’il put à travers les rues maintenant éclairées par le gaz, et courut en toute hâte chercher son dîner.

C’était le moment où les fermiers regagnaient leur demeure sur leur bidet. Il n’y avait personne dans le parloir sablé de la taverne où M. Pinch avait laissé son cheval. Il eut donc la jouissance de voir sa petite table tirée tout près du feu, et de trouver à s’exercer sur un bifteck cuit à point avec des pommes de terre qu’il savoura de tout son appétit. Devant lui aussi était posé un cruchon de fameuse bière du Wiltshire ; l’effet de ce gala fut si puissant, que M. Pinch était de temps en temps obligé de poser son couteau et sa fourchette pour se frotter les mains et ruminer son bonheur. Sur ces entrefaites, le fromage et le céleri firent leur entrée. M. Pinch avait tiré un livre de sa poche et ne livrait plus que de légères escarmouches aux comestibles ; tantôt grignotant un morceau, tantôt humant un petit coup, tantôt lisant une demi-page, tantôt s’arrêtant pour se demander quelle sorte de jeune homme ce pouvait être que le nouvel élève. Il venait justement d’approfondir cette question, et il s’était enfoncé de nouveau dans sa lecture quand la porte s’ouvrit. Un autre consommateur entra, traînant après lui un tel tourbillon d’air glacé, qu’on put croire tout d’abord que son apparition venait d’éteindre le feu dans l’âtre.

« Une rude gelée ce soir, monsieur ! dit le nouveau venu, remerciant courtoisement M. Pinch, qui avait écarté sa petite table afin de lui faire place. Ne vous dérangez pas, je vous prie. »

Bien qu’en parlant ainsi il eût témoigné les plus grands égards pour le confort de M. Pinch, il n’en tira pas moins jusqu’au centre du foyer une des chaises de cuir à boutons dorés pour s’asseoir juste en face du feu, les pieds posés en l’air de chaque côté de la cheminée.

« Mes pieds sont tout engourdis. Ah ! quel froid pénétrant !

– Vous êtes resté peut-être longtemps au grand air ? dit M. Pinch.

– Toute la journée, et sur une impériale encore !

– Voilà donc pourquoi il a gelé la salle en entrant, se dit M. Pinch. Le pauvre garçon, comme il doit être glacé ! »

Cependant l’étranger était devenu pensif. Il s’assit et resta cinq ou six minutes à contempler le feu en silence. Enfin, il se leva et se débarrassa de son châle et de son grand pardessus qui, tout différent de celui de M. Pinch, était bien chaud et bien épais ; mais il ne devint pas d’un iota plus causeur hors de son pardessus que dedans ; il se remit à la même place, dans la même attitude, et, s’appuyant sur le dossier de sa chaise, il commença à se ronger les ongles.

Il était jeune, vingt et un ans peut-être, et beau ; ses yeux noirs étaient pleins d’éclat ; sa physionomie et ses manières offraient une vivacité dont le contraste fit faire à M. Pinch un retour sur lui-même et le rendit plus timide que jamais.

Il y avait dans la salle un cadran que l’étranger interrogeait fréquemment du regard. Tom le consultait souvent aussi, soit par une sympathie nerveuse avec son taciturne voisin, soit parce que le nouveau pensionnaire devait venir le demander à six heures et demie, et que les aiguilles n’en étaient pas loin. Chaque fois que l’étranger avait remarqué qu’il portait comme lui les yeux sur ce cadran. Tom éprouvait une sorte d’embarras, comme s’il était pris en flagrant délit, et c’est sans doute en le voyant si mal à l’aise que le jeune homme lui dit avec un sourire :

« Il paraît que nous avons tous deux un rendez-vous à heure fixe. Le fait est que je dois rencontrer ici un gentleman.

– Moi de même, dit Pinch.

– À six heures et demie, dit l’étranger.

– À six heures et demie, » répéta aussitôt Pinch.

Sur quoi, l’autre le considéra d’un air de surprise.

« Le jeune gentleman que j’attends, dit timidement Tom, devait à cette heure-là demander une personne du nom de Pinch.

– Tiens ! s’écria l’autre en bondissant. Et moi qui vous ai caché le feu tout le temps ! Je ne me doutais guère que vous fussiez M. Pinch. Je suis le M. Martin que vous veniez chercher. Excusez-moi, je vous prie. Comment vous portez-vous ? Oh ! approchez-vous donc du feu !

– Je vous remercie, dit Tom, je vous remercie. Je n’ai pas froid du tout, ce n’est pas comme vous ; et nous avons devant nous un voyage à faire qui ne laissera pas que d’être rude. Eh bien, soit, puisque vous le désirez. Je suis enchanté, ajouta Tom, avec cette franchise pleine d’embarras qui lui était particulière, et par laquelle il semblait confesser ses propres imperfections et en même temps invoquer aussi ingénument l’indulgence de son interlocuteur que s’il l’eût exprimée dans son langage simple et naïf, ou qu’il l’eût couchée par écrit. Je suis enchanté vraiment de voir en vous la personne que j’attendais. Il n’y a pas plus d’une minute que je me disais justement : Je voudrais bien que notre élève ressemblât à ce monsieur.

– Et moi, je me réjouis de vous entendre, répliqua Martin en lui donnant une poignée de main ; car, vous me croirez si vous voulez, mais je faisais à part moi la même réflexion : Quel bonheur me disais-je, si M. Pinch pouvait ressembler à cet étranger !

– Quoi ! vraiment ? dit Tom avec infiniment de plaisir. Parlez-vous sérieusement ?

– Oui, sur l’honneur, répondit sa nouvelle connaissance. Vous et moi, nous nous conviendrons parfaitement, je crois ; et ce n’est pas pour moi une mince satisfaction : car, s’il faut vous avouer la vérité, je ne suis pas du tout de ceux qui vont avec tout le monde, et c’est bien ce qui me donnait de grandes inquiétudes. Mais à présent les voilà entièrement dissipées. Voulez-vous me faire le plaisir de sonner ? »

M. Pinch se leva avec le plus grand empressement pour lui rendre ce petit service ; le cordon de la sonnette pendait au-dessus de la tête de Martin, qui se chauffait pendant ce temps-là en lui disant d’un air souriant :

« Si vous aimez le punch, vous me permettrez d’en commander pour chacun de nous un verre aussi brûlant que possible, ce qui nous servira d’entrée en matière pour resserrer notre nouvelle intimité d’une manière convenable. Je ne vous cacherai pas, monsieur Pinch, que jamais de ma vie je n’eus plus besoin de quelque chose de chaud et de stomachique : mais je ne voulais pas m’exposer à me voir surpris buvant du punch par l’inconnu que je venais chercher ici, sans savoir qui vous étiez ; car, vous ne l’ignorez pas, les premières impressions viennent vite et durent longtemps. »

M. Pinch donna son assentiment et le punch fut commandé. Il fut bientôt servi tout chaud, tout bouillant et fort par-dessus le marché. Après avoir bu mutuellement à leur santé ce breuvage fumant, ils n’en devinrent que plus communicatifs.

« Je suis un peu parent de Pecksniff, savez-vous ? dit le jeune homme.

– En vérité ! s’écria M. Pinch.

– Oui. Mon grand-père est son cousin ; ainsi nous sommes parents et amis, de manière ou d’autre. Comprenez-vous cela ? Moi, je m’y perds.

– Alors Martin est votre nom de baptême ? dit M. Pinch d’un air pensif. Oh !

– Oui, naturellement. Je voudrais que ce fût mon nom patronymique, car le mien n’est pas beau, et il faut trop de temps pour le signer. Je m’appelle Chuzzlewit.

– Ô ciel ! s’écria M. Pinch, qui tressaillit involontairement.

– Vous n’êtes pas surpris, je suppose, de ce que j’ai deux noms ? répliqua l’autre en portant son verre à ses lèvres. Ce n’est pas rare.

– Oh ! non, dit M. Pinch, non du tout. Oh ! mon Dieu, non !… de sorte que… »

Et alors, se rappelant que M. Pecksniff lui avait recommandé particulièrement de ne rien dire au sujet du vieux gentleman du même nom qui avait logé au Dragon, mais de garder pour lui tout ce qu’il pouvait en savoir, il ne trouva pas de meilleur moyen pour cacher sa confusion que de porter aussi son verre à ses lèvres. Tous deux ils s’entre-regardèrent quelques secondes par-dessus le bord de leur vidrecome respectif, qu’ils posèrent ensuite complètement vidé.

« J’ai averti les gens de l’écurie de tout apprêter en dix minutes, dit M. Pinch, tournant de nouveau ses yeux vers le cadran. Sortons-nous ?

– Si vous voulez, répondit l’autre.

– Voulez-vous conduire ? dit M. Pinch, dont la face s’illuminait par l’idée de la magnificence de son offre. Vous conduirez, si vous le désirez.

– Mais, monsieur Pinch, dit Martin en riant, cela dépend de l’espèce de cheval que vous avez. Car s’il est mauvais, j’aimerais mieux me tenir les mains chaudes en les plongeant confortablement dans les poches de mon pardessus. »

Martin paraissait si bien considérer ses paroles comme une bonne plaisanterie, que M. Pinch fut tout à fait convaincu, de son côté, qu’il n’y en avait jamais eu de meilleure. En conséquence, il rit aussi de bon cœur, comme un homme qui y aurait vraiment pris plaisir, puis il acquitta sa note ; M. Chuzzlewit paya le punch. Alors, s’enveloppant chacun dans leurs effets respectifs, ils se rendirent à la porte principale, devant laquelle l’équipage de M. Pecksniff stationnait dans la rue.

« Je ne conduirai pas, merci, monsieur Pinch, dit Martin, s’installant à la place destinée au voyageur inoccupé. En attendant, voici ma malle. Pouvez-vous la prendre ?

– Oh ! certainement, dit Tom. Dick, mettez-la quelque part par ici. »

La malle n’était pas précisément d’une dimension à pouvoir se caser dans le premier coin venu : Dick, le valet d’écurie, la rangea où il put avec l’aide de M. Chuzzlewit. Elle se trouva tout entière du côté de M. Pinch, et M. Chuzzlewit craignait fort qu’elle ne le gênât ; mais Tom répondit : « Au contraire, » bien qu’il se vît réduit par ce voisinage à la position la plus difficile ; car c’était tout au plus s’il pouvait apercevoir plus bas que ses genoux. Mais à quelque chose malheur est bon ; et la sagesse de cet adage se vérifia en cette circonstance : en effet, le froid venait dans la voiture du côté de M. Pinch, et, grâce au paravent compact que formaient entre la bise et le nouvel élève une malle et un homme, Martin se trouva parfaitement abrité.

La soirée était transparente ; la lune illuminait le ciel. Toute la campagne semblait argentée par les rayons de l’astre et par la blanche gelée ; tout s’était revêtu d’un caractère de beauté infinie. D’abord, la sérénité complète et le calme au sein desquels ils voyageaient disposèrent les deux compagnons au silence ; mais au bout de quelque temps, le punch qui fermentait dans leur tête et l’air vivifiant qui leur venait du dehors les rendirent très-expansifs, et ils se mirent à parler sans interruption. Arrivés à mi-chemin, ils s’arrêtèrent pour faire boire le cheval. Martin, qui dépensait généreusement son argent, commanda un autre verre de punch qu’ils burent à eux deux, et dont l’effet ne fut pas de les rendre plus taciturnes. Le sujet principal de leur conversation roula naturellement sur M. Pecksniff et sa famille : Tom Pinch fit, les larmes aux yeux, un tel portrait de M. Pecksniff, un tel tableau des obligations immenses qu’il lui avait, qu’il eût inspiré à son égard la plus grande vénération à tout cœur sensible ; et bien certainement M. Pecksniff n’y avait pas compté d’avance : il n’en avait pas eu la moindre idée ; sans cela, avec son excessive humilité, il n’eût pas envoyé Tom Pinch chercher son nouvel élève.

Ce fut ainsi qu’ils allèrent toujours, toujours, et puis encore (style des contes de ma mère l’oie), jusqu’à ce qu’enfin les lumières du village leur apparurent ainsi que l’ombre projetée sur l’herbe du cimetière par la flèche de l’église, aiguille inflexible de ce cadran funèbre, le plus exact, hélas ! qu’il y ait au monde : car, de quelque côté que la lumière descende du ciel, la fuite des jours, des semaines et des ans, est marquée par une ombre nouvelle dans ce champ solennel.

« Une jolie église ! dit Martin, tout en faisant la remarque que son compagnon ralentissait le pas déjà si lent de son cheval, à mesure qu’ils approchaient.

– N’est-ce pas ? s’écria Tom avec fierté ; et qui possède le plus harmonieux petit orgue que vous ayez jamais entendu. C’est moi qui le touche.

– Vraiment ? dit Martin. Je suis sûr que le jeu n’en vaut pas la chandelle. Qu’est-ce que cela vous rapporte ?

– Rien, répondit Tom.

– Bon ! répliqua son ami ; vous êtes un drôle de corps. »

À cette remarque succéda un court silence.

« Quand je dis rien, ajouta gaiement M. Pinch, j’ai tort ; je m’explique mal : j’y gagne au contraire beaucoup de plaisir, et le moyen de passer les plus heureuses heures de ma vie. Cela m’a valu quelque chose de plus l’autre jour… Mais cela ne vous intéressera peut-être guère, j’en ai peur.

– Si, si, certainement. Eh bien, quoi ?

– Cela m’a valu, dit Tom baissant la voix, de voir une des plus belles, des plus délicieuses figures que vous puissiez vous imaginer.

– Et pourtant je suis homme à en imaginer de belles, dit son ami devenu pensif ; du moins, cela doit être, à moins que je n’aie perdu tout à fait la mémoire.

– Elle vint, dit Tom appuyant sa main sur le bras de l’autre, elle vint pour la première fois un matin de très-bonne heure ; à peine faisait-il clair. Quand par-dessus mon épaule je l’aperçus qui se tenait sous le porche, je me sentis froid au cœur, persuadé que je voyais un esprit. Naturellement il ne me fallut qu’un instant de réflexion pour me remettre, et, par bonheur, je me remis assez vite pour ne pas interrompre mon jeu.

– Pourquoi par bonheur ?

– Pourquoi ? Parce qu’elle resta là à écouter. J’avais mes lunettes, et je la voyais à travers les fentes des rideaux aussi bien que je vous vois. Dieu ! qu’elle était belle ! Un moment après elle sortit, et moi je continuai de jouer tant quelle put m’entendre.

– À quoi bon ?

– Ne comprenez-vous pas ? répliqua Tom. C’était pour lui laisser croire que je ne l’avais pas aperçue, et lui donner ainsi la tentation de revenir.

– Et revint-elle ?

– Certainement oui, le lendemain matin et le surlendemain soir aussi, mais quand il n’y avait personne, et toujours elle était seule. Je me levais plus tôt et restais plus tard dans l’église, afin qu’en arrivant elle trouvât la porte ouverte, et qu’elle entendît l’orgue sans faute. Elle recommença cette visite plusieurs jours de suite, et ne manqua jamais de rester à écouter. Mais elle est partie maintenant ; et, de toutes les choses improbables qu’il y a dans toute l’étendue de ce bas monde, la plus improbable peut-être c’est que je revoie jamais son visage.

– Et voilà tout ce que vous en savez ?

– Rien de plus.

– Et jamais vous ne l’avez suivie, lorsqu’elle s’en allait ?

– Pourquoi vouliez-vous que j’allasse lui donner ce déplaisir ? dit Tom Pinch. Est-il probable qu’elle eût accepté ma compagnie ? Elle venait entendre l’orgue et non me voir ; et voudriez-vous que je l’eusse chassée d’un lieu qu’elle semblait aimer de plus en plus ? Dieu me pardonne ! s’écria-t-il, pour lui donner chaque jour ne fût-ce qu’une minute de plaisir, je serais plutôt resté là à jouer, sans désemparer, jusqu’à ce que je fusse devenu un vieillard ; me tenant pour satisfait si quelquefois en songeant à la musique elle songeait, par la même occasion, à un pauvre garçon comme moi, et amplement récompensé si dans l’avenir elle mêlait le souvenir de l’inconnu au souvenir de quelque chose qu’elle aimât comme elle aimait la musique ! »

La faiblesse de M. Pinch jeta le nouveau pensionnaire dans un étonnement qu’il lui eût probablement avoué en lui donnant un bon avis, n’était qu’ils se trouvèrent arrivés justement à la porte de M. Pecksniff, la grande porte, car on l’avait ouverte pour cette occasion signalée de fête et de réjouissance. Le même domestique que, le matin, M. Pinch avait prié de contenir le cheval et de ne point céder à son impatiente ardeur, attendait en vigie. Après avoir remis l’animal à ses soins et supplié tout bas M. Chuzzlewit de ne jamais révéler une syllabe de ce qu’il lui avait confié dans la plénitude de son cœur, Tom fit entrer le pensionnaire pour la présentation, qui devait avoir lieu immédiatement.

Évidemment M. Pecksniff ne les attendait que dans quelques heures ; car il était entouré de livres ouverts, qu’il consultait volume par volume, avec un crayon de mine de plomb dans la bouche, un compas à la main, interrogeant un grand nombre d’épures, de formes si extraordinaires qu’on eût dit des dessins de feux d’artifice. Miss Charity non plus ne les attendait pas ; car elle était occupée, avec un large panier d’osier devant elle, à faire pour les pauvres des bonnets de nuit fantastiques. Miss Mercy non plus ne les attendait pas ; car elle était assise sur son tabouret en train de façonner, la bonne et charmante créature ! le jupon d’une grande poupée qu’elle habillait pour l’enfant d’un voisin, autre poupée adulte : et, ce qui redoubla son embarras à l’arrivée inopinée d’un inconnu, elle avait suspendu par le ruban à l’une de ses belles boucles de cheveux le petit chapeau de la poupée, de peur qu’il ne s’égarât ou qu’on ne s’assît dessus. Il serait difficile, sinon impossible d’imaginer une famille aussi complètement prise à l’improviste que ne le furent, en cette occasion, les Pecksniff.

« Bon Dieu ! dit M. Pecksniff levant les yeux, et petit à petit échangeant son air absorbé contre une expression de joie en apercevant les survenants, vous voici arrivés déjà ! Martin mon cher enfant, je suis ravi de vous recevoir dans ma pauvre maison ! »

Avec ce compliment cordial, M. Pecksniff lui prit amicalement le bras et lui caressa plusieurs fois le dos de sa main droite, comme pour lui faire comprendre que ses sentiments ne trouvaient dans cet embrassement qu’une expression imparfaite.

« Mais, dit-il en se remettant, voici mes filles, Martin, mes deux filles uniques que vous n’avez vues qu’en passant, si même vous les avez vues jamais, ah ! funestes divisions de famille ! depuis le temps où vous étiez tous encore enfants. Eh bien ! mes chéries, pourquoi rougir d’être surprises dans vos occupations de tous les jours ? Nous nous étions disposés à vous recevoir en visiteur, Martin, dans notre petit salon de cérémonie, dit M. Pecksniff avec un sourire ; mais j’aime mieux ça, j’aime mieux ça. »

Ô étoile bénie de l’innocence, où que vous soyez, comme vous dûtes briller dans votre domaine éthéré, quand les deux miss Pecksniff avancèrent chacune leur main du lis et la présentèrent à Martin avec leurs joues tendues vers lui ! Comme vous dûtes scintiller avec une douce sympathie, quand Mercy, se rappelant le chapeau qu’elle avait attaché dans ses cheveux, cacha son charmant visage et détourna sa tête, tandis que sa gracieuse sœur enlevait le chapeau et donnait à Mercy, avec un doux reproche fraternel, une petite tape sur sa belle épaule !

« Et comment, dit M. Pecksniff, se retournant après avoir contemplé cette petite scène domestique et pris amicalement M. Pinch par le coude, comment notre ami s’est-il conduit avec vous, Martin ?

– Très-bien, monsieur. Nous sommes dans les meilleurs termes, je vous assure.

– Ce vieux Tom Pinch ! dit M. Pecksniff, le regardant avec sa gravité affectueuse. Il me semble que c’est hier encore que Thomas était un jeune garçon, tout frais émoulu de ses études scolaires. Cependant il s’est écoulé pas mal d’années, je pense, depuis que Thomas Pinch et moi nous avons fait notre premier pas ensemble dans ce monde ! »

M. Pinch ne put articuler une seule parole : il était trop ému ; mais il pressa la main de son maître et essaya de le remercier.

« Et Thomas Pinch et moi, ajouta M. Pecksniff en élevant la voix, nous continuerons de marcher ensemble dans notre confiance et notre amitié mutuelle ! Et s’il arrive qu’un de nous deux tombe en chemin dans un de ces passages difficiles qui viennent couper à la traverse la route de l’existence, l’autre le conduira à l’hôpital en compagnie de l’Espérance, avec la Bonté assise à son chevet. »

Il dit encore, en élevant davantage la voix et secouant ferme le coude de M. Pinch reconnaissant :

« Bien ! bien ! bien ! N’en parlons plus ! Martin, mon cher ami, puisque vous êtes ici chez vous, permettez-moi de vous montrer les êtres. Venez ! »

Il prit une chandelle allumée, et il se disposa à quitter la chambre, accompagné de son jeune parent. À la porte, il s’arrêta.

« Voulez-vous nous accompagner, Tom Pinch ? »

– Oh ! oui, Tom l’eût suivi avec empressement, fût-ce à la mort, heureux de donner sa vie pour un tel homme !

« Voici, dit M. Pecksniff, ouvrant la porte d’un parloir en face, voici le petit salon de cérémonie dont je vous parlais. Mes filles en sont fières, Martin !… Voici (ouvrant une autre porte) la petite chambre dans laquelle mes ouvrages, mes modestes esquisses, ont été élaborés. Mon portrait par Spiller, mon buste par Spoker. Ce dernier est considéré comme d’une grande ressemblance, surtout le bas du nez à gauche, ce me semble. »

Martin fut d’avis que ce portrait offrait en effet beaucoup de ressemblance, mais qu’il y manquait de l’expression intellectuelle. M. Pecksniff fit observer que déjà, précédemment, l’on y avait trouvé le même défaut, et qu’il était remarquable que cette imperfection n’eût pas échappé à son jeune parent. Il était charmé de lui voir un coup d’œil artistique.

« Voyez ces divers livres, dit M. Pecksniff en étendant sa main vers la muraille ; ils sont relatifs à notre partie. Je les ai griffonnés moi-même, mais ils sont encore inédits. Prenez garde en montant l’escalier. Ceci, dit-il en ouvrant une autre porte, est ma chambre. Je lis ici quand ma famille croit que je m’y suis retiré pour prendre du repos. Quelquefois, par amour pour l’étude, je compromets ma santé plus que je ne saurais, vis-à-vis de moi-même, m’excuser de le faire ; mais l’art est long et le temps est court. Il y a ici, même ici, vous le voyez, toute facilité pour ébaucher une instruction suffisante. »

Ces derniers mots s’expliquaient par la présence, sur une petite table ronde, d’une lampe, de quelques feuilles de papier, d’un morceau de gomme élastique et d’une boîte d’instruments tout prêts, dans le cas où une idée architecturale eût, au sein de la nuit, jailli du front de M. Pecksniff, afin qu’il pût, à l’instant même, sauter du lit pour la fixer à jamais sur le papier.

M. Pecksniff ouvrit une autre porte au même étage et la ferma aussitôt très-vivement comme si c’était le cabinet noir de la Barbe-Bleue. Mais auparavant, il regarda en souriant autour de lui, et dit :

« Pourquoi pas ? »

Martin ne put dire comme lui : « Pourquoi pas ? » car il ignorait absolument de quoi il s’agissait. Aussi M. Pecksniff fit-il lui même la réponse en rouvrant la porte et disant :

« La chambre de mes filles. Un simple premier étage pour le commun des mortels, mais pour elles un vrai paradis. C’est très-propre, très-aéré. Vous voyez des plantes, des jacinthes, des livres, des oiseaux. »

Ces oiseaux, par parenthèse, se composaient en tout et pour tout d’un vieux moineau sans queue, qui se balançait dans sa cage, et qu’on avait apporté tout exprès ce soir-là de la cuisine pour figurer une volière.

« Ici, une foule de ces riens qui plaisent tant aux jeunes filles. Pas autre chose. Ceux qui courent après les splendeurs de la terre n’auraient que faire de venir les chercher ici. »

Après cela, il les conduisit à l’étage supérieur.

« Ceci, dit M. Pecksniff, ouvrant toute large la porte de la mémorable pièce du second étage, ceci est une chambre où j’ose croire qu’il s’est développé bien des talents. C’est une chambre dans laquelle s’est présentée à mon esprit l’idée d’un clocher que je compte donner un jour au monde. C’est ici que nous travaillons, mon cher Martin. Il y a eu plus d’un architecte élevé dans cette chambre, n’est-ce pas, monsieur Pinch ? Il y en a plus d’un qui en est sorti ! »

Tom fit un signe d’assentiment ; et, ce qui est plus fort, c’est qu’il en était pratiquement convaincu.

« Vous voyez, dit M. Pecksniff, promenant rapidement la chandelle au-dessus des divers tableaux de papier, vous voyez quelques spécimens des travaux que nous accomplissons ici. La cathédrale de Salisbury, vue du nord, du sud, de l’est, de l’ouest, du sud-est, du nord-ouest ; un pont, un hospice, une prison, une église, une poudrière, une cave à vin, un portique, une habitation d’été, une glacière ; plans, coupes, élévations, toutes sortes de choses. Et ceci, ajouta-t-il, ayant, pendant ce temps-là, gagné une autre grande pièce au même étage, où il y avait quatre lits, ceci est votre chambre, dont M. Pinch que voici, est le paisible copartageant. Vue au midi ; charmante perspective ; la petite bibliothèque de M. Pinch, comme vous voyez ; tout ce qu’on peut désirer d’utile et d’agréable. Si un jour vous aviez besoin d’ajouter quelque chose à ce petit confort, je vous prie de me le dire. Là-dessus, on ne refuse rien ici, même à des étrangers, à vous bien moins encore, mon cher Martin. »

Il est certain, et nous le disons pour corroborer les paroles de M. Pecksniff, que chaque élève avait la plus ample permission de demander toutes les fantaisies qui pouvaient lui passer par la tête. Quelques jeunes gentlemen avaient pu, pendant cinq ans, demander de ces suppléments de confort, sans jamais rencontrer d’opposition.

« Les domestiques couchent là-haut, dit M. Pecksniff ; c’est tout. »

Après quoi, et tout en écoutant, le long du chemin, les éloges décernés par son jeune ami à l’ensemble de ses arrangements, il ramena Martin et Tom au premier parloir.

Là, un grand changement s’était opéré : déjà des préparatifs de fête sur la plus large échelle étaient achevés, et les deux miss Pecksniff attendaient le retour des gentlemen de l’air le plus hospitalier. Il y avait deux bouteilles de vin de groseille, blanc et rouge ; un plat de sandwiches, très-longues et très-minces ; un autre de pommes ; un autre de biscuits de mer, sorte de mets toujours moisi, mais agréable ; une assiette d’oranges coupées en petites tranches, un peu pierreuses, mais saupoudrées de sucre ; enfin, une galette de ménage, extrêmement champêtre. La magnificence de ces préparatifs mit Tom Pinch hors de lui-même : car, bien que les nouveaux élèves fussent amenés tout doucement de la magnificence d’une bienvenue à la pratique la plus simple de la vie journalière, témoin le vin, par exemple, qui éprouvait de telles phases de décadence, qu’il n’était pas rare de voir un jeune élève aller quinze jours de suite chercher ses rafraîchissements à la pompe, après tout, ceci était un festin, une sorte de dîner du lord maire dans la vie privée, quelque chose qui méritait qu’on y pensât et qu’on en reparlât souvent.

M. Pecksniff invita la compagnie à faire amplement honneur à cette collation, qui, outre sa valeur intrinsèque, avait encore le mérite inappréciable de convenir parfaitement à un repas de nuit, étant à la fois fraîche et légère :

« Martin, dit-il, va s’asseoir entre vous deux, mes chères enfants, et M. Pinch se placera auprès de moi. Buvons à notre nouveau pensionnaire, et puissions-nous être heureux ensemble ! Martin, mon cher ami, à vous toute ma tendresse ! Monsieur Pinch, si vous ménagez la bouteille, nous nous fâcherons. »

Et s’efforçant, pour influencer le goût de ses convives, de ne pas laisser voir que le vin était sur en diable et le faisait clignoter malgré lui, M. Pecksniff fit honneur à son propre toast.

« Ceci, dit-il par allusion à la réunion et non au vin, comme on pourrait le croire, est un mélange heureux… de circonstances qui peut consoler de bien des mécomptes et des vexations. Allons, ne nous refusons rien. »

Ici il prit un biscuit de mer en disant :

« C’est un pauvre cœur que celui qui jamais ne se réjouit, et nos cœurs ne sont pas de ceux-là ! Non, non, Dieu merci ! »

Grâce à ces encouragements donnés à la gaieté générale, il fit passer le temps sans qu’on s’en aperçut, occupé de faire les honneurs de sa table, tandis que M. Pinch, peut-être pour s’assurer que tout ce qu’il voyait et entendait était bien une réalité de jour de fête et non le charme d’un rêve, mangeait de tout, et en particulier faisait fête aux minces sandwiches avec une surprenante activité. Il ne s’imposait pas de plus étroites limites dans ses libations ; bien au contraire, se rappelant l’invitation de M. Pecksniff, il attaqua si vigoureusement la bouteille, que, chaque fois qu’il remplissait de nouveau son verre, miss Charity, en dépit de ses gracieuses résolutions, ne pouvait s’empêcher de fixer sur lui un œil pétrifié, comme si elle avait vu en face d’elle un fantôme. M. Pecksniff, à chaque fois aussi, devenait également pensif, pour ne pas dire consterné ; il connaissait le cru d’où venait ce liquide, et vraisemblablement il prévoyait d’avance la situation dans laquelle M. Pinch se trouverait le lendemain ; ce qui le faisait aviser mentalement aux meilleurs remèdes contre la colique.

Martin et les jeunes filles étaient déjà comme de vieux amis, et comparaient le souvenir de leurs jours d’enfance à leur gaieté présente, à leur plaisir du moment. Miss Mercy riait comme une folle de tout ce qu’on disait ; parfois même, après avoir considéré la face heureuse de M. Pinch, elle était saisie d’accès d’hilarité qui menaçaient de dégénérer en attaques de nerfs. Mais sa sœur, plus sage, la gourmandait de ses emportements de joie, lui faisant observer à demi-voix, d’un ton de reproche, qu’il n’y avait pas de quoi rire, et qu’elle était insupportable avec cette pauvre créature ; ce qui ne l’empêchait pas généralement de finir par rire aussi, mais pas si fort, en disant que, ma foi ! il n’y avait pas moyen de se retenir.

Enfin il était grand temps qu’on se souvînt de la première clause d’une importante découverte due à un ancien philosophe, et qui a pour but d’assurer le maintien de la santé, de la fortune et de la sagesse, découverte dont l’infaillibilité a été, depuis bien des générations, attestée par les richesses énormes qu’on amassées les ramoneurs de cheminées et autres philosophes, personnes qui pratiquent le précepte de se lever matin et de se coucher de bonne heure. En conséquence, les jeunes filles se levèrent, et ayant pris congé de M. Chuzzlewit avec infiniment de grâce, de leur père avec beaucoup de respect, et de M. Pinch avec beaucoup de condescendance, se retirèrent dans leur nid. M. Pecksniff insista pour accompagner en haut son jeune ami, afin de s’assurer par lui-même que rien ne lui manquait ; il lui prit donc le bras et le conduisit pour la seconde fois à sa chambre, suivi de M. Pinch, qui portait la lumière.

« Monsieur Pinch, dit Pecksniff, s’asseyant les bras croisés sur un des lits disponibles, je ne vois pas de mouchettes à ce bougeoir. Voulez-vous me rendre le service d’aller en demander une paire ? »

M. Pinch, heureux de pouvoir être utile, y consentit aussitôt.

« Vous excuserez Thomas Pinch : il est un peu emprunté, Martin, dit M. Pecksniff avec le sourire protecteur de la pitié, dès que Tom fut sorti de la chambre ; mais il n’est pas méchant.

– C’est un excellent garçon, monsieur.

– Oh ! oui, dit M. Pecksniff, oui. Thomas Pinch n’est pas méchant : il est plein de reconnaissance. Jamais je n’ai regretté d’avoir traité Thomas Pinch comme je l’ai fait.

– Je le crois bien, monsieur ; jamais vous n’aurez à le regretter.

– Non, dit M. Pecksniff ; non, je l’espère. Le pauvre garçon ! il est toujours disposé à faire de son mieux ; mais il n’est pas doué. Vous voudrez bien vous servir de lui, s’il vous plaît, Martin. Si Thomas a un défaut, c’est d’être parfois un peu enclin à oublier sa position, mais on y a bientôt mis ordre. La bonne âme ! Vous verrez qu’il est facile à vivre. Bonne nuit !

– Bonne nuit, monsieur. »

Cependant M. Pinch était revenu avec les mouchettes.

« Et bonne nuit aussi à vous, monsieur Pinch, dit Pecksniff. Un bon sommeil à tous deux. Dieu vous bénisse ! Dieu vous bénisse ! »

Après avoir, avec une grande ferveur, appelé cette bénédiction sur la tête de ses jeunes amis, il se retira dans sa propre chambre, tandis que ceux-ci, fatigués comme ils l’étaient, ne tardèrent pas à s’endormir. Si Martin rêva, les pages suivantes de cette histoire pourront donner une idée de ses visions. Celles de Thomas Pinch roulèrent toutes sur des jours de fête, des orgues d’église et des Pecksniff séraphiques. Quant à M. Pecksniff, il n’était pas pressé d’aller chercher des rêves sur son oreiller, car il resta assis deux grandes heures devant le foyer de sa chambre, contemplant les charbons et profondément enseveli dans ses pensées. Pourtant, lui aussi il finit par s’endormir et rêver. Et c’est ainsi qu’aux heures paisibles de la nuit une seule maison renferme autant d’idées incohérentes et d’imaginations incongrues que le cerveau d’un aliéné.

Chapitre VI. Qui comprend, entre autres matières importantes, sous le double rapport pecksniffien et architectural, une relation exacte des progrès faits par M. Pinch dans la confiance et l’amitié du nouvel élève. §

C’était le matin. La belle Aurore, sur qui l’on a tant écrit, dit et chanté, vint de ses doigts de roses pincer et geler le nez de miss Pecksniff. C’était la folâtre habitude de la déesse dans son commerce avec la belle Cherry, ou, pour employer un langage plus prosaïque, le bout de ce trait du visage de la douce jeune fille était toujours très-rouge au moment du déjeuner. La plupart du temps, en effet, à cette heure du jour, ce nez avait un air d’une engelure égratignée : on eût dit un nez râpé. Un phénomène semblable se produisait parallèlement dans l’humeur de Charity, qui tournait à l’aigre, comme si un gros citron (soit dit au figuré) avait été pressé dans le nectar de son esprit pour en aciduler la saveur.

Cette addition d’âcreté chez la jeune et belle créature produisait, dans les circonstances ordinaires, quelques petites conséquences : par exemple, c’était le thé de M. Pinch, qui se voyait réduit à la ration congrue, ou bien d’autres bagatelles de ce genre. Mais, le matin qui suivit le banquet d’installation, elle permit à M. Pinch de s’exercer tout à l’aise sur les provisions solides et les liquides en pleine liberté et sans contrôle : aussi, tout étonné et tout confus, tel enfin que le malheureux prisonnier qui est rendu à la liberté dans sa vieillesse, il ne savait quel usage faire de son élargissement, en proie à une sorte d’embarras timide, faute d’une main amicale qui lui mesurât son pain ou lui retranchât un morceau de sucre, ou enfin qui lui accordât quelque autre petite attention délicate à laquelle il était habitué. Il y avait aussi quelque chose d’effrayant dans l’aplomb du nouvel élève qui « dérangeait » M. Pecksniff pour lui demander du pain, et qui, avec tout le sang-froid du monde, ne se gênait pas pour prélever une tranche sur le propre et privé lard de ce gentleman. Martin avait même l’air de croire que c’était une chose toute naturelle, et que M. Pinch ferait bien de suivre son exemple, jusqu’au moment où, désespérant de le réformer, il alla jusqu’à dire que c’était un garçon dont on ne pourrait jamais rien faire : parole terrible, qui fit baisser involontairement les yeux à Tom, car il ressentit un saisissement cruel, craignant d’avoir mérité ce reproche par quelque acte monstrueux, peut-être même d’avoir traîtreusement abusé de la confiance de M. Pecksniff. Et le fait est que le supplice de voir qu’on lui adressât, en présence de la famille réunie, une observation aussi indiscrète, lui tenait lieu de déjeuner : il n’en fallait pas davantage pour lui couper l’appétit pendant le reste du repas, bien que jamais il n’eût été plus affamé.

Les jeunes demoiselles, cependant, ainsi que M. Pecksniff, avaient conservé la plus parfaite sérénité au milieu de ces petites agitations, tout en paraissant avoir entre eux une entente mystérieuse. Quand le repas fut à peu près achevé, M. Pecksniff prit un air souriant pour expliquer ainsi la cause de leur mutuelle satisfaction :

« Il est rare, Martin, que mes filles et moi nous quittions nos paisibles foyers pour nous lancer dans le cercle vertigineux des plaisirs qui tournent au dehors. Mais aujourd’hui, pourtant, nous en avons l’intention.

– En vérité, monsieur ? s’écria le nouvel élève.

– Oui, dit M. Pecksniff, frappant sa main gauche avec une lettre qu’il tenait dans sa main droite. Je suis invité à me rendre à Londres pour affaire qui concerne notre profession, mon cher Martin, strictement pour affaire de profession. Il y a longtemps que j’ai promis à mes filles qu’elles m’accompagneraient en pareille occasion. Nous partirons d’ici à la nuit, en diligence, comme la colombe de l’arche, mon cher Martin, et il se passera une semaine avant que nous déposions, au retour, notre branche d’olivier sur le seuil ; quand je dis notre branche d’olivier, fit remarquer M. Pecksniff, j’entends notre modeste bagage.

– J’espère, dit Martin, que ces demoiselles seront satisfaites de leur petit voyage.

– Oh ! bien sûr que nous le serons ! s’écria Mercy, battant des mains. Bon Dieu ! Londres ! Londres ! Cherry, ma chère sœur, pensez donc !

– Enfant passionnée !… dit M. Pecksniff la contemplant d’un air rêveur. Et cependant il y a une douceur mélancolique dans l’ardeur de ces jeunes espérances ! Il est agréable de savoir que jamais elles ne peuvent être complètement réalisées. Je me souviens d’avoir moi-même songé une fois, aux jours de mon enfance, que les oignons confits poussaient sur les arbres, et que tout éléphant naissait avec une tour imprenable sur son dos. Je n’ai pas trouvé que le fait fût exact, loin de là ; et pourtant ces visions m’ont consolé dans des temps d’épreuve. Elles m’ont consolé, même quand j’ai eu la douleur de découvrir que j’avais nourri dans mon sein une autruche, et non un élève humain ; même en cette heure d’agonie, j’en ai éprouvé du soulagement. »

En entendant cette sinistre allusion à John Westlock, M. Pinch faillit, dans un mouvement brusque, renverser son thé ; le matin même, il avait reçu une lettre de John, et M. Pecksniff le savait bien.

« Vous aurez soin, mon cher Martin, dit M. Pecksniff, recouvrant sa gaieté première, que la maison ne s’envole pas en notre absence. Nous vous livrons tout ; ici pas de mystère : rien de fermé, rien de caché. Bien différent de ce jeune homme du conte oriental, un calendrier borgne, si je ne me trompe, monsieur Pinch…

– Un calendrier borgne, je pense, monsieur, répondit Tom en hésitant.

– C’est à peu près la même chose, j’imagine, dit M. Pecksniff avec un sourire de pitié ; du moins, c’était comme ça de mon temps. Bien différent de ce jeune homme, mon cher Martin, aucune partie de cette maison ne vous est interdite ; loin de là, vous êtes invité à en prendre possession pleine et entière. Amusez-vous, mon cher Martin, et tuez le veau gras, si cela vous plaît ! »

Sans nul doute il n’y avait aucun empêchement à ce que Martin tuât et consacrât à son usage personnel, d’après cette permission, tout veau, gras ou maigre, qu’il pourrait trouver dans la maison ; mais, comme il n’y avait pas lieu de rencontrer aucun animal de ce genre en train de paître sur la propriété de M. Pecksniff, cette invitation devait moins être considérée comme un témoignage d’hospitalité substantielle que comme un compliment de pure politesse. Cette belle phrase termina la conversation d’une manière fleurie ; après quoi, M. Pecksniff se leva et conduisit son élève à la chambre du second étage, la serre chaude du génie architectural.

« Voyons, dit-il en fouillant ses papiers, comment, en mon absence, vous pourrez, mon cher Martin, faire le meilleur emploi possible de votre temps. Supposez que vous ayez à me donner votre idée sur un monument à ériger en l’honneur du lord-maire de Londres, ou sur un tombeau pour un shérif, ou sur une étable à vaches, destinée à être bâtie dans le parc d’un noble personnage. Savez-vous, ajouta M. Pecksniff, en croisant ses bras et regardant son jeune parent d’un air d’intérêt méditatif, que j’aimerais beaucoup à connaître vos idées sur une étable à vaches ? »

Mais Martin ne parut nullement goûter cette insinuation.

« Une pompe, dit M. Pecksniff, c’est un exercice d’un goût pur. J’ai reconnu par expérience qu’un lampadaire est de nature à aiguiser l’esprit et à lui donner une direction classique. Un tourniquet monumental peut exercer une influence remarquable sur l’imagination. Que vous semblerait-il de commencer par un tourniquet monumental ?

– Tout comme il plaira à M. Pecksniff, répondit Martin, d’un air mal convaincu de l’excellence du sujet.

– Attendez, dit le gentleman. Voyons ! comme vous êtes ambitieux et que vous dessinez bien, vous… ah ! ah ! ah ! vous vous essayerez la main sur ce projet de collège, en conformant votre plan, bien entendu, aux devis de la notice imprimée. Ma parole ! ajouta-t-il gaiement, je serai très-curieux de voir comment vous vous tirerez du collège. Qui sait si un jeune homme de votre goût ne pourrait pas trouver là-dessus quelque chose d’impraticable, d’impossible peut-être en soi-même, mais que je serais là pour réformer ? Car en réalité, mon cher Martin, c’est dans les dernières touches seulement qui se révèlent la grande expérience et l’étude approfondie de ces matières. Ah ! ah ! ah ! ajouta M. Pecksniff qui, dans sa folle humeur, frappa son jeune ami sur le dos, ce sera pour moi une véritable jouissance de voir comment vous vous serez tiré du collège. »

Martin accepta courageusement cette tâche, et M. Pecksniff s’occupa aussitôt du soin de le munir de tout ce qui lui était nécessaire pour accomplir son œuvre ; pendant ce temps, il insistait sur l’effet magique des quelques touches dernières exécutées par la main du maître ; ce qui, selon certaines gens, toujours les ennemis jurés dont nous avons parlé, était assurément très-surprenant et tout à fait miraculeux, car il y avait des cas où il avait suffi au maître d’introduire une fenêtre de derrière, ou une porte de cuisine, ou une demi-douzaine de marches ou même un tuyau de conduite, pour transformer en une œuvre capitale le dessin d’un élève de M. Pecksniff, et faire empocher au gentleman des honoraires très-substantiels ; mais c’est là la magie du génie, qui métamorphose en or tout ce qu’il touche.

« Quand votre esprit aura besoin, dit M. Pecksniff, d’être rafraîchi par un changement d’occupation, Thomas Pinch vous enseignera l’art de cultiver le jardin qui se trouve derrière la maison, ou de mesurer le niveau de la route qui s’étend entre cette maison et le poteau de station, ou toute autre chose pratique et agréable. Il y a là-bas, à l’extrémité de notre terrain, une charretée de briques éparses et un ou deux tas de vieux pots à fleurs. Si vous réussissiez à les empiler, mon cher Martin, en leur donnant une forme qui, à mon retour, me rappelât soit Saint-Pierre de Rome, soit la mosquée de Sainte-Sophie à Constantinople, ce serait un honneur pour vous, et pour moi une charmante surprise. Et maintenant, dit M. Pecksniff, par manière de conclusion, pour laisser là, quant à présent, le chapitre de notre profession et passer aux sujets privés, j’aimerais à causer avec vous dans ma chambre, tandis que je vais boucler mon portemanteau. »

Martin l’accompagna ; ils restèrent en conférence secrète une heure ou deux, laissant Tom Pinch tout seul. Lorsque le jeune homme reparut, il était taciturne et sombre, et durant la journée entière il garda cette attitude : si bien que Tom, après avoir essayé une ou deux fois d’engager avec lui la conversation sur quelque point indifférent, se fit un scrupule de déranger le cours de ses pensées et n’ajouta pas un mot.

Au reste, il n’eût pas eu le loisir d’en dire beaucoup plus, quand bien même il eût trouvé son nouvel ami aussi causeur qu’à l’ordinaire ; car, d’abord et avant tout, M. Pecksniff l’appela pour qu’il posât sur le haut de sa valise, à l’instar des statues antiques, jusqu’à ce qu’elle fût bien fermée ; puis miss Charity l’appela pour lui ficeler sa malle ; puis miss Mercy le fit venir pour qu’il lui raccommodât sa boîte à chapeau ; ensuite il eut à écrire les cartes les plus circonstanciées pour tout le bagage ; puis il donna un coup de main pour descendre les effets ; après cela, il eut à faire porter sous ses yeux tout ce déménagement sur une couple de brouettes jusqu’au poteau de poste à l’extrémité de la ruelle, puis il lui fallut rester auprès en sentinelle, et guetter l’arrivée de la diligence. En résumé, sa besogne de la journée eût été passablement fatigante pour un portefaix ; mais lui, avec sa bonne volonté si parfaite, il n’y pensa seulement pas, au contraire, assis sur le bagage en attendant que les Pecksniff descendirent la ruelle, en compagnie du nouvel élève, il se sentait le cœur tout allégé par l’espoir d’avoir pu faire plaisir à son bienfaiteur.

« J’avais peur, se dit Tom, tirant une lettre de sa poche et s’essuyant le visage (car le mouvement qu’il s’était donné l’avait mis en nage, bien que la journée fût froide), j’avais peur de n’avoir pas le temps de l’écrire, et c’eût été bien dommage. À une pareille distance, les frais de poste sont une considération sérieuse quand on n’est pas riche. Elle sera heureuse de voir mon écriture, pauvre fille ! et d’apprendre que Pecksniff est aussi bon que jamais pour moi. J’aurais bien prié John Westlock d’aller la voir, et de lui dire de vive voix tout ce que j’avais à lui dire ; mais je craignais qu’il ne parlât contre les Pecksniff, ce qui lui aurait fait de la peine. D’ailleurs, les personnes chez qui elle vit sont un peu chatouilleuses, et cela aurait pu lui faire du tort de recevoir la visite d’un jeune homme comme John. Pauvre Ruth ! »

Tom Pinch parut éprouver quelque mélancolie pendant une minute ou deux ; mais il ne tarda pas à se remettre et poursuivit ainsi le cours de ses pensées :

« Je suis un drôle de corps, comme me disait toujours John (c’était, du reste, un bon garçon, le cœur sur la main ; j’aurais voulu seulement qu’il eût de meilleurs sentiments à l’égard de Pecksniff) ; ne voilà-t-il pas que je vais m’affliger de cette séparation, au lieu de songer, au contraire, à la chance extraordinaire que j’ai eue d’entrer dans cette maison ! Il faut que je sois né coiffé, d’avoir rencontré Pecksniff. Et quelle chance encore d’être tombé sur un camarade comme le nouvel élève ! Jamais je n’ai vu un garçon si affable, si généreux, si indépendant. Eh bien ! tout de suite, nous avons été comme deux cœurs ! lui, un parent de Pecksniff ; lui, un jeune homme rempli de moyens et d’ardeur, et qui percera dans le monde comme un couteau dans du fromage !… Justement, le voici qui vient pendant que je fais son éloge. Quel gaillard !… Il vous arpente la ruelle comme si c’était à lui. »

Le fait est que le nouvel élève, sans se laisser éblouir par l’honneur d’avoir miss Mercy Pecksniff à son bras, ou par les affectueux adieux de cette jeune personne, s’approchait, pendant le soliloque de M. Pinch, suivi de mis Charity et de M. Pecksniff. La diligence ayant paru au même instant, Tom ne perdit pas une minute pour supplier M. Pecksniff de vouloir bien faire parvenir sa lettre.

– Oh ! dit celui-ci, regardant la suscription, pour votre sœur, Thomas. Oui, oui, la lettre sera remise, monsieur Pinch ; vous pouvez être tranquille, votre sœur l’aura certainement, monsieur Pinch. »

Il fit cette promesse avec un tel air de condescendance, de protection, que Tom crut avoir sollicité une haute faveur : c’est une idée qui ne lui était pas venue d’abord, et il remercia chaleureusement. Les deux miss Pecksniff, selon leur usage, tombèrent dans un fou rire d’entendre parler de la sœur de M. Pinch. Quelque horreur, sans doute ! Pensez ! une demoiselle Pinch !… bonté céleste !…

Tom, cependant, se réjouit infiniment de les voir si gaies, car il prit leurs rires pour une marque de sympathie bienveillante et cordiale. En conséquence, il se mit aussi à rire et se frotta les mains, en leur souhaitant bon voyage et heureux retour ; il se sentait tout guilleret. Même quand la diligence eut recommencé à rouler avec les branches d’olivier dans le coffre et la famille de colombes à l’intérieur, Tom resta à la même place, agitant la main et envoyant force saluts : la courtoisie extraordinaire des jeunes miss l’avait tellement pénétré de reconnaissance, qu’il ne songeait plus, en ce moment, à Martin Chuzzlewit, qui se tenait appuyé d’un air pensif contre le poteau de poste, et qui, après avoir mis en lieu sûr son précieux dépôt, n’avait pas détaché ses yeux du sol.

Le silence profond qui suivit le mouvement bruyant et le départ de la diligence, puis l’air vif d’une après-midi d’hiver, arrachèrent les deux jeunes gens à leurs méditations respectives. Ils se retournèrent comme d’un mutuel accord, et s’éloignèrent bras dessus bras dessous.

« Comme vous êtes mélancolique ! dit Tom. Qu’avez-vous ?

– Rien qui vaille la peine d’en parler, répondit Martin. Peu de chose de plus qu’hier et beaucoup plus, j’espère, que demain. Je me sens découragé, Pinch.

– Eh bien ! s’écria Tom, quant à moi, je me sens, au contraire, plein d’ardeur aujourd’hui ; j’ai rarement été mieux disposé à ne pas engendrer la mélancolie. Comme c’est aimable, de la part de votre prédécesseur, John, de m’avoir écrit, n’est-il pas vrai ?

– Comment donc ! oui, dit négligemment Martin. J’aurais cru qu’il avait assez à faire de songer à son plaisir sans s’occuper de vous, Pinch.

– C’est aussi ce que je croyais, répliqua Tom ; mais non, il a tenu sa parole, et il me dit : « Cher Pinch, je pense souvent à vous, » et toutes sortes d’autres choses amicales de cette nature.

– Il faut que ce soit un diablement bon garçon, dit Martin d’un ton assez bourru ; car vous concevez bien qu’il ne dit pas là ce qu’il pense.

– J’espère bien que si, répondit Tom, interrogeant du regard le visage de son compagnon ; vous croyez donc que c’est seulement pour me faire plaisir ?

– Sans doute, répondit très-vivement Martin. Est-il vraisemblable qu’un jeune homme fraîchement échappé de ce chenil de village, et tout entier au charme nouveau d’être à Londres et de s’y appartenir, puisse avoir le temps ou le désir de s’occuper de ce qu’il a pu laisser ici ? Voyons ! je vous le demande, Pinch, est-ce naturel ? »

Après un moment de réflexion, M. Pinch répondit, en baissant encore plus la voix, que certainement il n’était pas raisonnable de le croire, et que, sans aucun doute, Martin s’y connaissait mieux que lui.

« Je crois bien, dit Martin.

– C’est vrai, dit doucement M. Pinch ; c’est ce que je disais. »

Cette réponse faite, ils retombèrent dans un silence morne, qui se prolongea jusqu’à ce qu’ils eussent atteint la maison. Il était nuit noire.

Or, miss Charity Pecksniff, ne pouvant emporter des provisions de bouche en diligence, ni les conserver, en attendant le retour de la famille, par des moyens artificiels, avait mis en évidence, dans une couple d’assiettes, les débris du grand festin de la veille. Grâce à cet arrangement libéral, Martin et Tom eurent la bonne fortune de trouver dans le parloir, à leur disposition, les vestiges confus de tout ce qui avait survécu aux plaisirs de la nuit précédente : à savoir quelques quartiers filandreux d’oranges, quelques sandwiches momifiés, des morceaux rompus du gâteau de ménage, et plusieurs biscuits de mer encore entiers. La liqueur de choix, destinée à arroser ces friandises, ne manquait pas non plus ; le reste des deux bouteilles de vin de groseille avait été réuni en une seule, dont le bouchon était fait d’une papillote sacrifiée, de sorte qu’ils avaient sous la main de quoi passer joyeusement leur soirée.

Martin Chuzzlewit ne regarda qu’avec un extrême dédain tout cet étalage, et, faisant flamber le feu, au grand préjudice du charbon de M. Pecksniff, il s’assit d’un air morose devant le foyer, sur le siège le plus commode qu’il put trouver. Pour se glisser le mieux possible dans le petit coin qui lui était laissé, M. Pinch s’installa sur le tabouret de miss Mercy Pecksniff ; puis, posant son verre sur le tapis du foyer et son assiette sur ses genoux, il commença à se régaler.

Si Diogène, revenant à la lumière, eût pu se rouler avec son tonneau jusqu’au parloir de M. Pecksniff, et voir Tom Pinch assis sur le tabouret de miss Mercy Pecksniff avec son assiette et son verre devant lui, le philosophe ne se fût pas détourné de ce spectacle, quelque mauvaise qu’eût été son humeur, et n’eût certes pas manqué de sourire. La complète et parfaite satisfaction de Tom, la manière dont il appréciait hautement les dures sandwiches qui craquaient dans sa bouche comme de la sciure de bois, le plaisir indicible avec lequel il savourait goutte à goutte le vin limoneux, faisant ensuite claquer ses lèvres, comme si ce breuvage eût été si précieux, si généreux, que c’eût été péché d’en perdre un atome savoureux ; l’expression de son visage ravi, lorsqu’il se reposait de temps en temps, le verre en main, et se proposait à lui-même des toasts silencieux ; l’ombre d’inquiétude qui obscurcissait son joyeux visage lorsque son regard, après avoir parcouru la chambre et être revenu avec satisfaction au petit coin libre qu’on lui avait laissé, rencontrait le front assombri de son compagnon : non, il n’y a pas un cynique au monde, quelle que fût sa haine hargneuse contre les hommes, qui eût pu voir Thomas Pinch dans sa béatitude, sans rire à gorge déployée.

Les uns lui eussent tapé sur le dos pour lui proposer de boire avec lui encore un verre du vin de groseille, bien qu’il fût acide comme le plus acide vinaigre, et ils eussent même eu le courage d’en louer la saveur ; les autres eussent pris sa bonne, son honnête main, pour le remercier de la leçon que leur donnait sa simple nature. Il y en a qui eussent ri avec lui, mais il y en a d’autres qui eussent ri à ses dépens ; et c’est dans cette dernière catégorie de philosophes qu’il nous faut ranger Martin Chuzzlewit, qui ne put y tenir, et partit d’un long et bruyant éclat de rire.

« À la bonne heure ! dit Tom avec un geste d’approbation. À la bonne heure ! un peu de gaieté ! à merveille ! »

Cette adhésion provoqua chez Martin un nouvel accès d’hilarité. Dès qu’il eut repris haleine et recouvré son sang-froid :

« Jamais, dit-il, je n’ai vu votre pareil, Pinch.

– En vérité ? dit Tom. Sans doute vous me trouvez bizarre, parce que je ne connais pas du tout le monde ; ce n’est pas comme vous, qui l’avez beaucoup pratiqué, j’en suis sûr.

– Pas mal pour mon âge, répliqua Martin, qui rapprocha plus encore sa chaise du foyer et posa ses pieds à cheval sur le garde-feu. Tenez ! le diable m’emporte, il faut que je parle ouvertement à quelqu’un. Je vais vous parler en toute franchise, Pinch.

– Faites ! dit Tom. De votre part, je considèrerai cela comme une grande preuve d’amitié.

– Je ne vous incommode pas ? demanda Martin, tournant un regard vers M. Pinch, qui, en ce moment, cherchait à apercevoir le feu par-dessus la jambe de son compagnon.

– Nullement, s’écria Tom.

– Vous saurez donc, pour abréger ma longue histoire, dit Martin, commençant avec une sorte d’effort, comme si cette révélation lui était pénible, que, depuis mon enfance, j’ai été nourri dans l’espérance d’une belle position, et qu’on m’a toujours bercé de l’idée que, dans l’avenir, je serais très-riche. Je n’eusse pas manqué de le devenir, sans certaines petites causes que je vais vous soumettre et qui m’ont conduit à être déshérité.

– Par votre père ?… demanda M. Pinch, ouvrant de grands yeux.

– Par mon grand-père. Depuis bien des années j’ai perdu mes parents ; à peine si je me souviens d’eux.

– Jamais je n’ai connu les miens, dit Tom, touchant la main du jeune homme, et retirant aussitôt sa main par une discrétion timide. Ô mon Dieu !

– Quant à cela, Pinch, poursuivit Martin, activant le feu et parlant avec sa vivacité et sa brusquerie habituelle, vous savez, c’est fort juste, fort convenable d’aimer ses parents lorsqu’on les possède, et de conserver leur mémoire lorsqu’ils n’existent plus, si on les a connus. Mais comme jamais je ne les ai connus, pour ma part, vous comprenez que je n’ai pas lieu de les regretter beaucoup. Et c’est ce que je fais, je ne m’en cache pas. »

M. Pinch regardait d’un air pensif la grille du foyer. Mais son compagnon s’étant arrêté en ce moment, il tressaillit. « Oh ! naturellement, » dit-il ; et il se mit en devoir d’écouter de nouveau.

« En un mot, reprit Martin, j’ai été nourri, élevé, depuis que j’existe, par le grand-père dont je viens de vous parler. Certes, il a nombre de bonnes qualités, ceci ne fait pas l’objet d’un doute, je ne vous le cacherai pas ; mais il a deux grands défauts, et c’est là son mauvais côté. En premier lieu, il a le plus terrible entêtement qu’on ait jamais observé chez aucune créature humaine ; en second lieu, il est abominablement égoïste.

– Vrai ?… s’écria Tom.

– Sous ce double rapport, reprit l’autre, il n’a pas son pareil. J’ai souvent entendu dire par des gens bien informés que ces défauts avaient, depuis un temps immémorial, caractérisé notre famille, et je crois fermement que cette allégation n’est pas dépourvue de vraisemblance. Mais je ne puis rien en dire par moi-même. Tout ce que je puis faire, c’est d’être très-reconnaissant envers Dieu de ce que ces défauts de famille ne sont pas venus jusqu’à moi, et de ce que j’ai pu, par de soigneux efforts, n’en point contracter le germe.

– C’est sûr, dit M. Pinch. C’est très-juste.

– Eh bien, monsieur, continua Martin, donnant au feu une nouvelle activité, et rapprochant plus que jamais son siège du foyer, son égoïsme le rend exigeant, et son entêtement le fait persister dans ses exigences. En conséquence, il a toujours réclamé, de ma part beaucoup de respect, de soumission, d’abnégation, quand ses désirs étaient en jeu. J’ai supporté bien des choses, parce que j’étais son obligé, si l’on peut dire qu’on soit l’obligé de son grand-père, et parce qu’en réalité j’avais de l’attachement pour lui ; mais nous avons eu bien des querelles à cet égard, car souvent je ne pouvais m’accommoder de ses manières ; ce n’était pas du tout pour moi, vous comprenez, mais… »

Ici il hésita et parut embarrassé.

M. Pinch était bien l’homme du monde le moins capable de résoudre une difficulté de cette sorte. Aussi garda-t-il le silence.

« Vous devez me comprendre ! dit vivement Martin. Je n’ai plus besoin de poursuivre l’expression propre qui me manque. Maintenant, j’arrive au fond de l’histoire et à la circonstance qui m’a fait venir ici. J’aime, Pinch. »

M. Pinch le contempla en face avec un redoublement d’intérêt.

« J’aime, vous dis-je. J’aime une des plus belles jeunes filles que le soleil ait jamais éclairées de ses rayons. Mais elle est entièrement, absolument, dans la dépendance et à la merci de mon grand-père ; et, s’il savait qu’elle fût favorable à ma passion, il l’éloignerait de lui et elle perdrait tout ce qu’elle possède au monde. Il n’y a pas grand égoïsme dans cet amour-là, je pense ?

– De l’égoïsme !… s’écria Tom. Vous avez agi noblement. L’aimer comme je suis certain que vous l’aimez, et cependant, par considération pour son état de dépendance, ne pas même lui avoir déclaré…

– Qu’est-ce que vous chantez là ?… dit brusquement Martin. Ne dites donc pas de ces bêtises-là, mon bon ami ! Qu’entendez-vous par ces mots : « Ne pas lui avoir déclaré ?…

– Mille pardons, répondit Tom. Je croyais que telle était votre pensée ; autrement, je ne l’eusse pas dit.

– Si je ne lui avais point déclaré que je l’aimais, alors à quoi bon l’aimer, sinon pour me plonger volontairement dans un état de souffrance et de chagrins perpétuels ?

– C’est vrai, répondit Tom. Eh bien ! je parie que je sais ce qu’elle vous aura dit quand vous lui avez déclaré votre amour ? »

En parlant ainsi, Tom considérait la belle figure de Martin.

« Pas précisément, Pinch, répliqua le jeune homme avec un léger froncement de sourcils ; car elle a sur le devoir et la reconnaissance certaines idées de jeune fille, et d’autres encore, qu’il n’est pas facile d’approfondir. Mais, pour le principal, vous avez bien deviné. Son cœur est à moi, je le sais.

– Juste ce que je pensais, dit Tom ; c’est bien naturel. »

Et, dans l’excès de sa satisfaction, il sirota un bon petit coup de son vin de groseille.

Martin poursuivit :

« Bien que, dès le commencement, je me sois conduit avec la plus grande circonspection, je ne sus pas assez prendre de ménagements vis-à-vis de mon grand-père, qui est plein de jalousie et de méfiance, pour qu’il ne soupçonnât pas mon amour. Il ne lui en adressa aucune observation, mais il m’entreprit vigoureusement à part, et m’accusa de vouloir la détourner de la fidélité qu’elle lui devait. Observez bien ici son égoïsme ! une jeune créature qu’il avait recueillie et élevée uniquement pour s’en faire une compagne désintéressée et fidèle, quand il m’aurait eu marié à son gré. Là-dessus, je pris feu aussitôt, et lui déclarait qu’avec sa permission je comptais bien me marier moi-même, et ne point me laisser adjuger par lui, ni par aucun autre commissaire-priseur, à l’enchère du plus offrant. »

M. Pinch ouvrit des yeux plus grands que jamais, et plus que jamais regarda fixement le feu.

« Vous comprenez, continua Martin, que ceci le piqua, et qu’il commença à m’adresser tout autre chose que des compliments. À cette conférence en succéda une autre ; de fil en aiguille, le résultat définitif de nos querelles fut que je devais renoncer à elle, ou qu’il me renoncerait lui-même. Or, mettez-vous dans l’esprit, Pinch, que non-seulement je l’aime passionnément, car, toute pauvre qu’elle est, sa beauté et son mérite feraient honneur à quiconque voudrait l’épouser, quelque position qu’il pût avoir, mais encore que l’élément principal de mon caractère est…

– L’entêtement. » souffla Tom, de la meilleure foi du monde.

Mais cette insinuation ne fut pas accueillie aussi bien qu’il l’avait espéré ; car le jeune homme répliqua immédiatement, avec une certaine irritation :

« Quel drôle de corps vous êtes, Pinch !

– Je vous demande pardon, dit ce dernier ; je croyais que vous cherchiez le mot.

– Pas celui-là, toujours. Je vous ai dit que l’obstination n’entrait point dans ma nature. J’allais vous dire, si vous m’en aviez laissé le temps, que l’élément principal de mon caractère est la fermeté la plus inébranlable.

– Oh ! oui, oui, je vois ! s’écria Tom, serrant les lèvres et agitant la tête.

– En vertu de cette fermeté, je n’étais pas disposé à lui céder, je n’aurais pas reculé d’une semelle.

– Non, non, dit Tom.

– Au contraire, plus il me pressait, plus j’étais résolu à résister.

– Bien sûr ! dit Tom.

– Fort bien, répliqua Martin, se renversant en arrière sur son siège en faisant avec ses mains un geste qui voulait dire que c’était une affaire finie, qu’il n’en fallait plus parler. Enfin, le fait est que me voilà ici ! »

Durant quelques minutes, M. Pinch resta à contempler le feu d’un regard embarrassé : il semblait chercher inutilement le sens d’une énigme difficile qu’on lui aurait proposée. Enfin il se décida :

« Naturellement, dit-il, vous connaissiez déjà Pecksniff ?

– De nom seulement. Jamais je ne l’avais vu : car non-seulement mon grand-père s’était éloigné de tous ses parents, mais encore il m’en tenait éloigné moi-même. C’est dans une ville du comté voisin que je me suis séparé de mon grand-père. De cet endroit je suis venu à Salisbury, où j’ai vu l’avis publié par Pecksniff : j’y ai répondu parce que j’ai toujours eu du penchant pour les études de ce genre, et que j’avais lieu de penser que cela me conviendrait. Mais, aussitôt que j’ai su que cet avis provenait de Pecksniff, j’ai eu double motif pour accourir ici, Pecksniff étant…

– Un si excellent homme !… interrompit M. Pinch en se frottant les mains. Oh ! oui ! vous avez parfaitement raison.

– Ce n’était pas tant pour cela, s’il faut confesser la vérité, que pour la haine invétérée que lui porte mon grand-père, et parce que je désirais naturellement, après sa conduite arbitraire à mon égard, me mettre autant que possible en opposition avec toutes ses idées. Eh bien ! comme je vous le disais, me voilà ici ! Il s’écoulera probablement pas mal de temps avant que je puisse mettre à exécution l’engagement que j’ai pris envers la jeune fille dont je vous parlais. En effet, nous n’avons pas, elle et moi, une brillante perspective ; et je ne puis songer à me marier avant d’être réellement en mesure de le faire. Jamais je ne voudrais, bien entendu, me plonger dans la pauvreté, dans la détresse, pour filer le parfait amour dans une chambre au troisième étage…

– Sans parler d’elle, aussi, fit observer Tom Pinch à demi-voix.

– Parfaitement juste, répliqua Martin, qui se leva pour se réchauffer le dos et s’appuya contre le bord de la cheminée. Sans parler d’elle aussi. Après ça, elle n’a pas grand’peine à se résigner aux nécessités de notre situation : d’abord, parce qu’elle m’aime beaucoup ; ensuite, parce que je lui fais là un grand sacrifice, car j’aurais pu trouver beaucoup mieux. »

Il s’écoula un long temps avant que Tom dit : « Certainement ; » si long, que Tom eût pu faire une sieste dans l’intervalle ; mais enfin il lâcha le mot.

« Mais ce n’est pas le tout. Voici, maintenant, une étrange coïncidence qui se rattache à la fin du récit de cette histoire d’amour. Vous vous rappelez ce que vous m’avez dit la nuit dernière, en venant ici, au sujet de votre jolie visiteuse de l’église ?

– Oui, assurément, dit Tom, se levant en sursaut de son tabouret et s’asseyant sur la chaise même que l’autre venait de quitter, afin de voir Martin en face ; certainement oui.

– C’était elle.

– J’avais deviné ce que vous alliez dire, s’écria Tom, le regard fixé sur lui et la voix émue ; ce n’est pas possible !

– Je vous dis que c’était elle, répéta le jeune homme. D’après ce que M. Pecksniff m’a raconté, je ne doute pas qu’elle ne soit venue ici et repartie avec mon grand-père ; ne buvez pas trop de ce vin sur ; vous verrez que vous allez vous donner une bonne colique, Pinch.

– J’ai peur qu’il ne soit pas très-sain, dit Tom, posant à terre son verre vidé qu’il tenait à la main. Ainsi c’était elle ?… »

Martin fit un signe d’assentiment et dit avec un air d’impatience fébrile que, s’il fût arrivé quelques jours plus tôt, il l’eût vue, et que maintenant elle devait être à des centaines de milles, on ne sait où. Puis, après avoir fait plusieurs fois le tour de la chambre, il se jeta dans un fauteuil et se mit à bouder comme un enfant gâté.

Tom Pinch avait le cœur compatissant au plus haut degré. Il ne pouvait supporter l’idée de voir du chagrin même à la personne la plus indifférente, encore moins à quelqu’un qui avait éveillé son affection et qui le traitait, à ce qu’il lui semblait du moins, avec sympathie et bienveillance. Quelles qu’eussent été ses pensées un peu auparavant, et, à en juger par l’expression de ses traits, elle avaient dû être d’une nature sérieuse, il les écarta aussitôt pour donner à son jeune ami le meilleur conseil, la consolation la plus efficace qu’il pût trouver.

« Tout s’arrangera avec le temps, dit-il, j’en suis sûr ; les malheurs que vous aurez éprouvés ne serviront qu’à vous attacher plus étroitement l’un à l’autre, dans des jours meilleurs. D’après tout ce que j’ai lu, les choses se passent toujours de la sorte, et il y a en moi un sentiment qui me dit qu’il est naturel et même utile qu’il en soit ainsi. Quand les choses ne vont pas comme nous voulons, ajouta Tom avec un sourire qui, en dépit de son visage humble et vulgaire, était plus agréable à voir que le plus brillant regard de la plus fière beauté ; quand les choses ne vont pas comme nous voulons, que faire ? nous n’y pouvons rien : il ne nous reste d’autre moyen que de prendre le temps comme il vient, d’en tirer le meilleur parti possible, à force de patience et de longanimité. Je ne possède aucun pouvoir et je n’ai pas besoin de vous l’apprendre, mais j’ai beaucoup de bonne volonté ; et, si jamais je puis vous être de quelque utilité en quoi que ce soit, combien je m’estimerais heureux !

– Merci !… dit Martin, lui pressant la main. Vous êtes un digne garçon, sur ma parole, et vous parlez de cœur. »

Après une pause d’un moment, il rapprocha encore son siège du feu et ajouta :

« Vous savez, naturellement je n’hésiterais pas à profiter de vos offres de services si vous pouviez m’être utile ; mais hélas !… »

Ici il se releva les cheveux avec un air d’impatience, et regarda Tom comme s’il voulait lui reprocher de n’être pas autre chose que ce qu’il était.

« Pour le secours que vous pouvez me prêter, dit-il, autant vaudrait, Pinch, m’adresser à la poêle à frire.

– Sauf cependant ma bonne volonté, dit doucement Tom.

– Oh ! certainement. Je pense naturellement comme vous. Si la bonne volonté comptait en ce monde, je ne manquerais pas de me servir de la vôtre. Pourtant en ce moment même vous pourriez faire quelque chose pour moi, si vous vouliez.

– Qu’est-ce ? demanda Tom.

– Me faire la lecture.

– J’en serai enchanté ! s’écria Tom, saisissant le chandelier avec enthousiasme. Excusez-moi si je vous laisse un instant dans l’obscurité ; je vais aller chercher tout de suite un livre. Qu’est-ce que vous préférez ?… Shakspeare ?

– Oui, répondit son ami, bâillant et s’étirant de son mieux. Oui, c’est cela. Je suis fatigué du mouvement de la journée et de la nouveauté de tout ce qui m’environne. En pareil cas, il n’y a pas, je crois, de plus grande jouissance au monde que de s’entendre faire la lecture jusqu’à ce que sommeil s’ensuive. Ça vous sera égal que je m’endorme, n’est-ce pas ?

– Oh ! certainement, s’écria Tom.

– Alors, commencez aussitôt qu’il vous plaira. Vous ne vous interromprez pas quand vous verrez que je m’assoupis, à moins que vous ne vous sentiez las ; car il est agréable aussi de s’éveiller peu à peu au même son de voix. En avez-vous jamais essayé ?

– Non, jamais.

– Eh bien ! vous le pourrez, un de ces jours, quand nous serons tous deux en bonnes dispositions. Ne vous inquiétez pas de me laisser dans l’obscurité ; dépêchez-vous. »

M. Pinch ne perdit pas de temps pour s’élancer dehors ; au bout d’une minute, il revint avec un des précieux volumes que supportait la tablette posée au-dessus de son lit. Pendant ce temps, Martin s’était donné une position aussi confortable que le permettaient les circonstances. Il avait construit devant le feu un sofa temporaire avec trois chaises, et, de plus, le tabouret de miss Mercy en guise d’oreiller ; et sur cet échafaudage il s’était étendu de tout son long.

« Ne lisez pas trop haut, s’il vous plaît, dit-il à Pinch.

– Non, non, dit Tom.

– Bien sûr, vous n’aurez pas froid ?

– Pas du tout, s’écria Tom.

– Alors je suis tout à fait prêt. »

En conséquence, M. Pinch, après avoir tourné les feuilles de son livre avec autant de soin que si ces feuilles eussent été des créatures animées et chéries, choisit son passage favori et commença la lecture. Il n’avait pas achevé une cinquantaine de lignes, que déjà son ami ronflait.

« Pauvre garçon !… dit Tom à voix basse, penchant sa tête pour le contempler à travers les barreaux des chaises. Il est encore bien jeune pour ressentir tant de chagrin. Quelle confiance, quelle générosité à lui de me livrer ainsi le secret de son cœur !… C’était donc elle… c’était elle ! »

Mais, se rappelant tout à coup leur convention, il reprit le poëme à l’endroit où il l’avait laissé, et poursuivit la lecture, oubliant toujours de moucher la chandelle, jusqu’à ce que la mèche ne fût plus qu’un champignon. Par degrés il s’intéressa lui-même à cette lecture au point d’oublier d’entretenir le feu ; négligence dont il ne fut averti que par Martin Chuzzlewit, qui, au bout d’une heure ou deux, tressaillit et cria en frissonnant :

« Comment ! il est presque éteint !… Je ne m’étonne pas si je rêvais que j’étais gelé. Vite, vite, du charbon. Quel drôle de corps vous êtes, Pinch !… »

Chapitre VII. Où M. Chevy Slyme fait voir l’indépendance de son caractère, et où le Dragon bleu perd un membre. §

Dès le lendemain, dans la matinée, Martin se mit à son plan de collège ; il apporta à ce travail tant d’ardeur et de facilité d’exécution, qu’il fournit à M. Pinch un motif de plus pour rendre hommage aux qualités naturelles du jeune gentleman, et lui reconnaître une immense supériorité sur lui. Le nouvel élève reçut très-gracieusement les compliments de Tom ; et comme, de son côté, il avait conçu pour lui une estime réelle, il lui prédit qu’ils resteraient les meilleurs amis du monde, et qu’aucun d’eux, il en était certain (mais Tom en était plus convaincu que personne) n’aurait jamais lieu de regretter le jour où ils avaient fait connaissance. M. Pinch fut enchanté de l’entendre parler ainsi, si enchanté en recevant ces chaleureuses assurances d’amitié et de protection, qu’il ne trouvait pas d’expression pour traduire le plaisir qu’il en éprouvait. Et, à propos de cette amitié, nous ferons remarquer qu’elle semblait par sa nature, promettre plus de durée que bien des associations fondées sur des serments solennels : car, aussi longtemps que des deux parties l’une devait se plaire à exercer son patronage, et l’autre à le subir (or c’était l’essence même du caractère des deux nouveaux amis), il n’était guère probable de voir surgir entre eux, pour rompre leur alliance, ces deux démons fraternels qu’on appelle l’Envie et l’Orgueil. Ainsi, dans bien des cas, pour l’amitié, ou du moins pour ce qui en a le nom, il faut retourner le vieil axiome et dire : « Qui ne ressemble pas s’assemble. »

Les deux jeunes gens étaient fort occupés dans l’après-midi qui suivit le départ de la famille. Martin dressait son plan de collège, et Tom balançait des comptes de revenus, en déduisant sur les chiffres la commission de M. Pecksniff, opération abstraite dans laquelle il était passablement dérangé par l’habitude qu’avait son ami de siffler comme un merle tout en dessinant. Ils ne furent pas médiocrement surpris de voir se glisser dans ce sanctuaire du génie, sans avertissement préalable une tête humaine qui, malgré son poil hérissé, sa physionomie peu rassurante, leur adressait, du seuil de la porte, un sourire affable, avec une expression combinée de finesse, de sympathie et de bienveillance.

« Je ne suis pas très-laborieux par moi-même, mes gentlemen, dit la tête, mais je sais apprécier cette qualité chez les autres. Je voudrais vieillir et grisonner, si ce n’était déjà fait, en compagnie du génie, l’un des plus adorables privilèges de l’esprit humain. Sur mon âme, je rends grâce à mon ami Pecksniff de m’avoir procuré la contemplation du délicieux tableau que vous présentez là. Vous me rappelez Whittington, avant qu’il fût devenu trois fois lord-maire de Londres ! Je vous en donne ma parole d’honneur immaculé, vous me rappelez tout à fait ce personnage historique : vous êtes une paire de Whittington, mes gentlemen, sauf le chat, et je ne me plains pas de cette exception ; elle m’est, au contraire, fort agréable, car je ne sympathise point avec la race féline. Je me nomme Tigg. Comment vous portez-vous ? »

Martin chercha une explication dans le regard de M. Pinch ; et Tom, qui jamais de sa vie n’avait vu M. Tigg, interrogea des yeux ce gentleman lui-même.

« Chevy Slyme ! dit M. Tigg, qui comprit son embarras, et lui envoya de la main gauche un baiser en signe d’amitié. Vous n’aurez plus d’incertitude à cet égard, quand je vous aurai annoncé que je suis l’agent accrédité de Chevy Slyme, l’ambassadeur de la cour de Chiv !… Ha ! ha ! ha !

– Hé ! demanda Martin, que ce nom bien connu avait fait tressaillir, que me veut-il, je vous prie ?

– Si vous vous nommez Pinch…

– Nullement, interrompit Martin. Voici M. Pinch.

– Si c’est là M. Pinch, s’écria Tigg, baisant de nouveau sa main et se mettant à suivre sa tête dans la chambre, il me permettra de dire que j’estime et respecte fort son caractère, que m’a beaucoup vanté mon ami Pecksniff, et que j’apprécie profondément son talent sur l’orgue, quoique, pardonnez-moi cette expression, je n’en pince pas moi-même. Si c’est là M. Pinch, je prendrai la liberté d’émettre l’espérance qu’il est en bonne santé et n’éprouve aucune incommodité du vent d’est.

– Je vous remercie, dit Tom. Je me porte très-bien.

– Cela me charme, répliqua Tigg. Allons, ajouta-t-il, couvant ses lèvres avec la paume de sa main et les appliquant tout près de l’oreille de M. Pinch, je suis venu pour la lettre.

– Pour la lettre ? répéta tout haut M. Pinch ; quelle lettre ? »

Ce fut avec la même précaution que Tigg lui glissa cette réponse :

« La lettre que mon ami Pecksniff a écrite pour Chevy Slyme, esquire, et qu’il vous a laissée.

– Il ne m’a pas laissé de lettre, dit Tom.

– Motus ! s’écria l’autre. C’est absolument la même chose, bien que mon ami Pecksniff n’ait pas agi aussi délicatement que je l’eusse désiré. Je viens pour l’argent.

– L’argent !… fit Tom épouvanté.

– Précisément, » dit M. Tigg.

Il toucha deux ou trois fois Tom à la poitrine, en lui adressant plusieurs signes d’intelligence, comme s’il voulait dire : « Nous nous entendons parfaitement l’un l’autre ; il est inutile de divulguer cette circonstance devant un tiers ; et je considèrerai comme une marque d’obligeance particulière la complaisance qu’aura M. Pinch de me glisser sans bruit cette somme dans la main. »

Cependant M. Pinch, stupéfait devant cette démarche inexplicable, pour lui du moins, déclara aussitôt et ouvertement qu’il devait y avoir quelque méprise ; qu’il n’avait reçu aucune commission qui eût le moins du monde rapport à M. Tigg ou à son ami.

M. Tigg, ayant entendu cette déclaration, pria gravement M. Pinch d’avoir l’extrême bonté de la répéter ; et, à mesure que Tom la reproduisait en termes plus explicites encore, de manière à ne pouvoir laisser subsister de doute, il secouait solennellement la tête après chaque parole. La seconde déclaration étant bien et dûment achevée, M. Tigg s’assit sans façon sur une chaise, et adressa aux deux jeunes gens l’allocution suivante :

« Alors, mes gentlemen, je vous dirai ce qui en est. Il y a en ce moment, dans ce pays même, un astre admirable de talent et de génie, qui, par suite de ce que je ne puis désigner autrement que comme la coupable négligence de mon ami Pecksniff, est plongé dans une situation si terrible que la civilisation du XIXe siècle permet à peine de le croire. Il y a aujourd’hui, en ce moment, dans ce village, au Dragon bleu, remarquez bien, une auberge, une méchante, une vile auberge, une auberge toute boueuse, empestée de fumée de pipe ; il y a un individu de qui l’on peut dire, dans la langue des poëtes :

Qu’il n’est que lui qui puisse approcher de lui-même.

» Et cet individu est détenu, faute de pouvoir payer la carte. Ha ! ha ! ha ! pour acquitter la carte ! Oui, je répète ces mots, pour acquitter sa carte de dépense ! Maintenant, nous connaissons le Livre des Martyrs, de Fox ; nous avons entendu parler de la Cour des requêtes et de la Chambre étoilée ; mais nul homme, soit vivant, soit mort, ne me contredira, si j’affirme que mon ami Chevy Slyme, se voyant retenu en nantissement pour sa carte, souffre comme un damné ; il en est, tranchons le mot, furieux comme un dindon. »

Martin et M. Pinch se regardèrent d’abord mutuellement, puis reportèrent leurs yeux sur M. Tigg, qui, les bras croisés sur sa poitrine, les contemplait d’un air de découragement amer.

« Ne vous y méprenez pas, mes gentlemen, dit-il, en avançant sa main droite. S’il se fût agi d’autre chose que d’une note de dépense, j’en aurais fait mon deuil, et j’eusse pu conserver encore pour l’humanité quelque sentiment d’estime. Mais quand un homme tel que mon ami Slyme est retenu prisonnier pour un écot, une chose misérable en elle-même, une chose ignoble qu’on marque sur une ardoise ou qu’on écrit à la craie derrière une porte, je sens que le ressort de la grande machine doit se détraquer par quelque côté, que l’harmonie de la société est ébranlée, et qu’il n’est plus permis de se fier aux premiers principes de l’ordre. Bref, mes gentlemen, ajouta M. Tigg en imprimant à ses mains comme à sa tête un mouvement de moulinet, quand un homme tel que Slyme est retenu prisonnier pour une note de dépense, je rejette les croyances superstitieuses des siècles, et je n’admets plus rien. Je ne crois pas même que je ne croie pas, le diable m’emporte !

– J’en suis assurément bien fâché, dit Tom après un moment de silence ; mais M. Pecksniff ne m’a rien prescrit à cet égard, et je ne puis agir sans son ordre. Ne vaudrait-il pas mieux, monsieur, que vous allassiez à… l’endroit d’où vous venez, chercher vous-même de l’argent, afin de payer pour votre ami ?

– Hé ! comment le pourrais-je, lorsque je suis également prisonnier, s’écria M. Tigg, et lorsque, grâce à l’étonnante et, je puis ajouter, coupable négligence de mon ami Pecksniff, je n’ai pas même de quoi payer la voiture ? »

Tom songea à rappeler au gentleman, qui sans doute en avait, dans son agitation, oublié cette circonstance, qu’il y avait dans le pays un bureau de poste, et que, s’il écrivait soit à un ami, soit à une personne quelconque de lui envoyer de l’argent, la somme ne se perdrait probablement pas en route, et qu’enfin, à tout risque, ce moyen extrême méritait qu’on l’essayât. Mais sa bonne nature lui souffla quelques mauvaises raisons pour s’abstenir d’émettre cet avis. Il se borna donc à demander :

« Vous dites, monsieur, que vous êtes également retenu prisonnier ?

– Venez par ici, dit M. Tigg en se levant. Vous me permettrez, n’est-ce pas, d’ouvrir pour un moment cette croisée ?

– Oui, certainement.

– Très-bien, dit M. Tigg, qui fit jouer le châssis. Voyez-vous en bas un drôle en cravate rouge et sans gilet ?

– Oui, je le vois, dit Tom. C’est Mark Tapley.

– Mark Tapley ?… Eh bien ! non-seulement ce Mark Tapley a eu l’extrême politesse de me suivre jusqu’ici, mais encore il m’attend, afin de me ramener au logis. Et pour cette marque d’attention, monsieur, ajouta M. Tigg en caressant sa moustache, je vous jure qu’il vaudrait mieux pour Mark Tapley que Mme Tapley, dans son enfance, l’eût étouffé, à force de le gorger de son lait maternel, plutôt que de prolonger jusqu’aujourd’hui sa maudite existence. »

M. Pinch, malgré l’épouvante que lui causa cette menace terrible, trouva cependant assez de voix pour appeler Mark et l’inviter à monter. Celui-ci s’empressa d’obéir à cet ordre : Tom et M. Tigg n’étaient pas plutôt rentrés dans l’intérieur de la chambre, après avoir fermé la fenêtre, que Mark parut devant eux.

« Venez, Mark, dit M. Pinch. Pour Dieu ! qu’y a-t-il donc entre Mme Lupin et ce gentleman ?

– Quel gentleman, monsieur ? demanda Mark. Je ne vois pas de gentleman ici, sauf vous, monsieur, et le nouveau gentleman que voici (c’était Martin, à qui il adressa un salut assez rude), et ni vous ni monsieur n’avez, je pense, à vous plaindre de Mme Lupin, monsieur Pinch ?

– Il ne s’agit pas de ça, Mark !… s’écria Tom. Vous voyez monsieur…

– Tigg, acheva l’ami de Chevy, attendez un peu. Je vais l’assommer, ce ne sera pas long.

– Oh ! lui ? répliqua Mark avec un air de dédain prononcé. Certainement, je le vois ; je le verrais encore un peu mieux s’il se rasait la barbe et se faisait couper les cheveux. »

M. Tigg secoua sa tête d’une manière féroce et se frappa la poitrine.

« C’est pas la peine, dit Mark. Vous aurez beau taper de ce côté, vous n’obtiendrez pas de réponse. Je connais la chose. Il n’y a là que la ouate, et encore elle est toute crasseuse.

– Allons, allons, Mark, dit M. Pinch, s’interposant pour prévenir les hostilités, répondez à ma demande. J’espère que vous n’êtes pas en colère ?

– En colère, moi, monsieur ! s’écria Mark avec un rire grimaçant. Certes, non. Il y a bien quelque petit mérite, tout petit qu’il soit, à rester jovial et de bonne humeur quand on voit des gaillards comme celui-là venir rôder aux alentours comme des lions rugissants, de ces lions qui n’ont du lion que le rugissement et la crinière. Vous me demandez, monsieur, ce qu’il y a entre lui et Mme Lupin ? Eh bien ! entre lui et Mme Lupin, il y a une note de dépense. Et je pense que Mme Lupin les traite bien, lui et son ami, en ne leur doublant point les prix pour le tort qu’ils causent au Dragon par leur présence. Telle est mon opinion. Je ne voudrais pas avoir chez moi un pareil garnement, quand même on me payerait par semaine au taux des chambres pendant les courses. Rien que de regarder dans la cave, il est dans le cas de faire surir la bière dans les barils ; certainement qu’il la ferait tourner ; et, pour peu qu’il ait de jugement, il ne peut pas dire le contraire.

– Vous ne répondez pas à ma question, Mark, fit observer M. Pinch.

– Ma foi, monsieur, je ne sais pas trop si je puis vous répondre autre chose. Lui et son ami sont descendus et ont séjourné à la Lune et les Étoiles jusqu’à concurrence d’un bon petit mémoire : et alors, ils sont descendus et ont séjourné chez nous pour en faire autant. Ces escrocs-là, ça n’est pas rare, monsieur Pinch ; ce n’est pas là ce que je lui reproche, à ce vaurien, mais c’est son insolence ; Il n’y a rien d’assez bon pour lui ; il croit que toutes les femmes se meurent d’amour pour sa personne et qu’elles sont bien récompensées s’il leur cligne de l’œil ; tous les hommes sont faits pour recevoir des ordres. Comme si ce n’était pas assez assommant, il me dit ce matin avec son petit ton engageant : « Nous partons ce soir, mon garçon. – Vous partez, monsieur ? que je lui dis. Peut-être désirez-vous qu’on fasse votre note, monsieur ? – Oh ! non, mon garçon, qu’il me dit ; ne vous en occupez pas. Je donnerai à Pecksniff des ordres pour régler ça. » À quoi le Dragon répond : « Merci, monsieur, c’est trop de bonté, c’est trop d’honneur que vous nous faites ; mais, comme nous n’avons pas de renseignements avantageux sur vous, et que vous voyagez sans bagages, et comme aussi M. Pecksniff n’est pas chez lui (vous ignoriez peut-être cette circonstance), nous préférons quelque chose de plus solide. » Et voilà où en est l’affaire. Et je demande, ajouta M. Tapley en montrant, pour conclure, M. Tigg du bout de son chapeau, je demande à tous messieurs et dames, pourvus d’un tant soit peu de bon sens, de me dire s’il ont, oui ou non, jamais vu un garnement d’aussi mauvaise mine ! »

Martin voulut, à son tour, intervenir entre ce discours candide et sans artifice, et les anathèmes flétrissants que M. Tigg s’apprêtait à lancer en réponse.

« Veuillez m’apprendre, dit-il, à combien se monte la dette.

– Comme argent, monsieur, c’est peu de chose, répondit Mark, trois guinées seulement ; mais il n’y a pas que ça ; c’est l’ins…

– Oui, oui, interrompit Martin. Vous nous l’avez dit déjà. Pinch, un mot.

– Qu’est-ce que c’est ? demanda Tom, se retirant avec lui dans un coin de la chambre.

– Tout simplement ceci : j’ai honte de le dire, M. Slyme est un de mes parents, sur le compte duquel il ne m’est jamais revenu rien de bon, je n’ai pas besoin qu’il reste dans mon voisinage, et je crois que trois ou quatre guinées ne seraient pas de trop pour s’en débarrasser. Vous n’avez pas assez d’argent pour payer ce mémoire, je suppose ? »

Tom secoua la tête de manière à ne pas laisser douter de sa complète sincérité.

« C’est malheureux, car je suis pauvre aussi ; et, dans le cas où vous eussiez eu cette somme, je vous l’eusse empruntée. Mais si nous informions l’hôtesse que nous nous chargeons de la payer, je présume que cela reviendrait au même.

– Ô mon Dieu, oui ! dit Tom. Elle me connaît, Dieu merci !

– En ce cas, allons tout de suite régler ça et nous délivrer de leur compagnie ; le plus tôt sera le mieux. Comme jusqu’ici c’est vous qui avez soutenu la conversation avec ce gentleman, peut-être voudrez-vous bien lui faire part de notre projet. N’est-il pas vrai ? »

M. Pinch y consentit. Il apprit tout à M. Tigg, qui, en retour, lui pressa chaudement la main, en lui donnant l’assurance que sa foi en toute chose lui était revenue pleine et entière. Ce n’était pas tant, dit-il, pour le bienfait momentané de ce secours qu’il appréciait sa conduite, que pour la mise en évidence de ce principe élevé, à savoir que les natures généreuses comprennent les natures généreuses, et que la vraie grandeur d’âme sympathise avec la vraie grandeur d’âme dans tout l’univers. Cela lui prouvait, dit-il, que, comme lui, ils admiraient le génie, même lorsqu’il s’y joignait un peu de cet alliage parfois apparent dans le métal précieux de son ami Slyme : au nom de cet ami, il les remerciait avec autant de chaleur et d’empressement que si c’était sa propre affaire. Interrompu dans sa harangue par un mouvement général qui l’entraînait vers l’escalier, il s’accrocha, en arrivant à la porte de la rue, au pan de la redingote de M. Pinch, comme pour se garantir contre toute autre interruption, et fit subir à ce gentleman une nouvelle tirade de haute éloquence, jusqu’au moment où ils arrivèrent au Dragon. Mark et Martin les avaient suivis de près.

L’hôtesse aux joues de roses n’eut besoin que d’un mot de M. Pinch pour accorder la clef des champs à ses deux locataires, car elle n’avait qu’un désir, c’était de s’en débarrasser à tout prix. Et, de fait, leur courte détention avait été due surtout à l’initiative de M. Tapley ; car il détestait, par tempérament, les faiseurs d’embarras qui avaient les coudes percés, et avait en particulier conçu de l’aversion pour M. Tigg et son ami, comme des échantillons de première qualité de ces chevaliers d’industrie. L’affaire étant ainsi arrangée à l’amiable, M. Pinch et Martin allaient se retirer aussitôt, sans les instances que leur fit M. Tigg pour lui accorder l’honneur de les présenter à son ami Slyme. Cédant en partie à son obsession, en partie à leur propre curiosité, ils se laissèrent conduire auprès de ce gentleman éminent.

Il était occupé à méditer sur les restes d’un carafon d’eau-de-vie de la veille et à faire, tout pensif, une série de ronds sur la table avec le pied humide de son verre à boire. Comme il avait maintenant l’oreille basse ! mais cela n’empêchait pas qu’il n’eût été dans son temps la fleur des pois. Il avait hardiment étalé les prétentions d’un homme de goût exquis, un homme d’avenir. Le fonds de commerce exigé pour établir un amateur dans cette spécialité est peu coûteux et tient très-peu de place ; un tic nasal et une ondulation de la lèvre assez prononcée pour composer un ricanement passable, répondent amplement à toutes les exigences de l’état. Mais, par malheur, ce rejeton du tronc des Chuzzlewit, paresseux et négligent de sa nature, avait dissipé tout ce qu’il possédait, quand il prit le parti de s’ériger ouvertement en professeur de goût pour gagner sa vie. Reconnaissant trop tard que, pour réussir dans cet emploi, il fallait quelque chose de plus que ses honorables précédents, il était rapidement tombé au niveau de sa position actuelle, ne conservant rien du passé que son orgueil et sa mauvaise humeur, et semblait n’avoir plus d’existence personnelle, ayant mis le tout en communauté avec son ami Tigg. Il était donc, pour le moment, si abject et si pitoyable, et en même temps si stupide, si insolent, si misérable et si vaniteux, que l’ami parasite paraissait un homme en comparaison du patron.

« Chiv, dit M. Tigg, le frappant sur l’épaule, comme mon ami Pecksniff ne se trouvait point chez lui, j’ai arrangé notre petite affaire avec M. Pinch et son ami. Je vous présente M. Pinch et son ami, M. Chevy Slyme. Chiv, M. Pinch et son ami !

– Avec cela que nous sommes en position favorable pour être présentés à des étrangers ! dit Chevy Slyme, tournant vers Tom Pinch ses yeux injectés de sang. Je suis bien l’homme le plus malheureux qu’il y ait dans le monde ! »

Tom le pria de ne faire aucune allusion à ce petit service ; et par discrétion, en le voyant si abattu, il allait se retirer, suivi de Martin, après un moment d’embarras. Mais M. Tigg les conjura si instamment, soit en toussant, soit par gestes, de rester dans l’ombre de la porte, qu’ils consentirent à s’y arrêter.

« Je jure, s’écria M. Slyme, donnant du poing un coup mal assuré sur la table, puis posant avec mollesse sa tête contre sa main, tandis que quelques larmes d’ivrogne suintaient de ses yeux ; je jure que je suis la créature la plus misérable, de mémoire d’homme. La société tout entière conspire contre moi. Je suis l’homme le plus lettré qui existe. Je suis plein d’érudition classique, je suis plein de génie ; je suis plein de connaissances, je suis plein d’aperçus nouveaux sur tout sujet ; et pourtant, voyez ma situation ! En ce moment, je suis l’obligé de deux étrangers pour une note d’auberge ! »

M. Tigg remplit le verre de Slyme, le lui remit en main, et fit signe aux deux visiteurs qu’ils ne tarderaient pas à voir son ami sous un jour plus favorable.

« Je suis l’obligé de deux étrangers pour une note d’auberge !… répéta M. Slyme, après avoir saisi son verre d’un air boudeur. Ah ! très-bien ! Et pendant ce temps, une foule de charlatans arrivent à la célébrité ! des gens qui ne sont pas plus à ma hauteur que… Tigg, je vous prends à témoin qu’on ne traite pas un chien comme je suis traité dans ce monde ingrat et perfide. »

Et, poussant un gémissement assez semblable au hurlement que fait entendre l’animal dont il venait de parler dans son état d’humiliation le plus désespéré, M. Slyme porta de nouveau son verre à sa bouche. Il y puisa quelque énergie ; car, après avoir posé le verre, il se mit à rire dédaigneusement. Là-dessus, M. Tigg adressa encore aux visiteurs les gestes les plus expressifs, comme pour les prévenir que l’instant était venu où Chiv allait leur apparaître dans toute sa grandeur.

« Ha ! ha ! ha ! dit en riant M. Slyme. Moi, l’obligé de deux étrangers pour une note d’auberge ! Et quand je pense, Tigg, que j’ai un oncle opulent, qui pourrait acheter les oncles de cinquante étrangers ! L’ai-je, ou ne l’ai-je pas ? Je suis de bonne famille, ce me semble ? En suis-je, ou n’en suis-je pas ? Je ne suis pas, je crois, un homme d’une capacité commune, d’un mérite ordinaire. Le suis-je, ou ne le suis-je pas ?

– Vous êtes, mon cher Chiv, dit M. Tigg, l’aloès américain de l’espèce humaine, l’aloès qui ne fleurit qu’une fois tous les cent ans !

– Ha ! ha ! ha ! ricana de nouveau M. Slyme. Moi, l’obligé de deux étrangers pour une note d’auberge ! Moi, l’obligé de deux apprentis architectes, de deux individus qui mesurent le terrain avec des chaînes de fer et construisent des maisons comme des maçons ! Apprenez-moi les noms de ces deux apprentis. Comment ont-ils le front de m’obliger ?… »

M. Tigg était presque confondu d’admiration devant ce noble trait du caractère de son ami, comme il le témoigna à M. Pinch dans un petit ballet-pantomime, expression spontanée de son enthousiasme en délire.

« Je leur apprendrai, s’écria Chevy Slyme, j’apprendrai à tous les hommes que je n’ai pas une de ces natures basses, rampantes, soumises, qu’ils rencontrent communément. J’ai un esprit indépendant. J’ai un cœur qui bat dans ma poitrine. J’ai une âme qui s’élève au-dessus des considérations de ce monde.

– Ô Chiv ! Chiv ! murmura M. Tigg, vous avez une noble et indépendante nature, Chiv !

– Vous, monsieur, à la bonne heure ! vous pouvez aller si bon vous semble, dit M. Slyme courroucé, emprunter de l’argent pour des dépenses de voyage : mais, quels que soient ceux auxquels vous empruntez, apprenez-leur que je possède un esprit altier, un esprit fier, qu’il y a dans ma nature délicate des cordes sensibles qui ne supportent point de patronage. Entendez-vous ? Dites-leur que je les déteste, et que c’est comme ça que je prétends garder ma dignité ; dites-leur que jamais homme ne s’est respecté plus que moi. »

Il eût pu ajouter qu’il détestait deux sortes d’hommes : tous ceux qui l’obligeaient, et tous ceux qui étaient plus heureux que lui, comme si, dans l’un et l’autre cas, leur position était une insulte à un personnage d’un mérite aussi distingué que le sien. Mais il n’ajouta rien : car, immédiatement après ces belles paroles, M. Slyme, cet homme d’un esprit trop altier pour travailler, pour demander, pour emprunter ou pour voler, et cependant assez bas pour permettre qu’on travaillât, qu’on empruntât, qu’on demandât ou qu’on volât en sa faveur, pourvu qu’on lui tirât les marrons du feu ; trop insolent pour flatter la main qui le nourrissait, mais assez lâche pour la mordre et la déchirer dans l’ombre ; immédiatement après ces belles paroles, disons-nous, M. Slyme laissa tomber sa tête en avant sur la table, et fut pris d’un sommeil subit.

« Y eut-il jamais, s’écria M. Tigg en allant rejoindre les deux jeunes gens et fermant soigneusement la porte derrière lui, un esprit aussi indépendant que celui de cet être extraordinaire ? Y eut-il jamais un homme qui possédât un tour de pensée aussi classique et une simplicité de nature plus sénatoriale ? Y eut-il jamais chez aucun homme un tel flux d’éloquence ? Je vous le demande, mes gentlemen, n’eût-il pas été digne de s’asseoir sur le trépied, dans les siècles antiques, et n’eût-il pas eu le plus ample don de prophétie, pourvu qu’on lui fournît d’abord, aux frais du public, une ration de grog au gin ? »

M. Pinch se disposait à combattre avec sa douceur accoutumée cette dernière proposition quand, s’apercevant que son compagnon était déjà au bas de l’escalier, il se mit en devoir de le suivre.

– Vous ne partez pas, monsieur Pinch ? dit Tigg.

– Pardon, dit Tom. Ne me reconduisez pas, merci.

– C’est que j’aurais aimé à vous glisser un tout petit mot en particulier, monsieur Pinch, dit Tigg le poursuivant. Une minute de votre compagnie sur le terrain du jeu de quilles me ferait grand bien au cœur. Puis-je solliciter de vous cette faveur ?

– Oh ! certainement, répondit Tom, si réellement vous le désirez. »

Il se rendit avec M. Tigg dans l’endroit en question. Là, ce gentleman tira de son chapeau quelque chose qui ressemblait au débris fossile d’un mouchoir de poche antédiluvien, et s’en servit pour s’essuyer les yeux.

« Vous ne m’avez pas vu aujourd’hui, dit-il, sous un aspect favorable.

– Qu’il ne soit plus question de cela, je vous en prie, dit Tom.

– Non, non s’écria Tigg ; je persiste dans mon opinion. Si vous aviez pu me voir, monsieur Pinch, à la tête de mon régiment de la côte d’Afrique, chargeant en bataillon carré avec les femmes, les enfants et toute la batterie de cuisine du corps au milieu, vous ne m’auriez pas reconnu. Vous m’eussiez estimé, monsieur. »

Tom avait certaines idées à lui, au sujet de la gloire ; et par conséquent il ne fut pas tout à fait aussi enthousiasmé par ce tableau que l’eût souhaité M. Tigg.

« Mais il ne s’agit pas de cela ! dit ce gentleman. L’écolier qui, en écrivant à ses parents, leur décrit le lait baptisé d’eau qu’on lui donne à déjeuner, ne manque pas de dire, pour ce qui est de ça : « C’est là le côté faible. » Eh bien ! c’est vrai ; moi aussi j’ai ma faiblesse, je le sais bien, et je vous en demande pardon. Monsieur, vous avez vu mon ami Slyme ?

– Sans doute, dit M. Pinch.

– Monsieur, mon ami Slyme a dû vous faire impression ?

– Une impression assez peu agréable, je dois l’avouer, répondit Tom après un instant d’hésitation.

– Je suis peiné de ce que vous me dites là, s’écria M. Tigg, le retenant par les deux revers de sa redingote ; mais je ne suis pas surpris de voir que vous ayez cette opinion, car c’est aussi mon sentiment. Mais, monsieur Pinch, bien que je ne sois qu’un homme vulgaire et sans idées, je puis honorer la Pensée. J’honore la Pensée en suivant partout mon ami. À vous, plus qu’à tout autre homme, monsieur Pinch, j’ai le droit de faire appel en faveur de la Pensée, quand elle n’a pas le moyen de se produire avantageusement dans le monde. Ainsi, monsieur, si ce n’est pas pour moi, qui n’ai rien à attendre de vous, du moins pour mon malheureux, sensible et indépendant ami, qui a des titres à votre compassion, permettez que je vous demande de me prêter trois demi-couronnes. C’est trois demi-couronnes que je vous demande à haute et intelligible voix et sans rougir. Je vous les demande presque comme un droit ; et, si je ne craignais de vous blesser et de vous fâcher par cette considération mesquine et sordide, je vous dirais que je vous les renverrai par la poste, d’ici à huit jours, sans faute. »

M. Pinch tira de sa poche une bourse de cuir rouge fané, garnie d’un fermoir d’acier, et qui, selon toute probabilité, venait de feu sa grand’mère. Il s’y trouvait en tout une demi-guinée. C’était l’unique fortune de Tom jusqu’au trimestre suivant.

« Encore un mot ! s’écria M. Tigg qui avait suivi son mouvement d’un regard attentif. J’allais justement vous dire que pour les facilités de l’envoi par la poste, vous ne pouviez rien faire de mieux que de nous donner de l’or. Je vous remercie. L’adresse, je suppose, à M. Pinch chez M. Pecksniff. C’est bien cela, n’est-ce pas ?

– Oui, dit Tom. Mais je préfère que vous ajoutiez Esquire au nom de M. Pecksniff. Écrivez-moi donc ainsi : Chez M. Seth Pecksniff, Esquire.

Chez M. Seth Pecksniff, Esquire, répéta M. Tigg, prenant note exacte avec un méchant bout de crayon. Nous avons dit : sous huit jours ?

– Oui, ou bien de lundi en huit, si vous voulez, répondit Tom.

– Non, non, je vous demande pardon. Ce n’est pas lundi. Si nous stipulons pour huit jours, c’est samedi jour d’échéance. Est-ce entendu pour huit jours ?

– Puisque vous paraissez le désirer, dit Tom, soit. »

M. Tigg ajouta cette clause sur son mémorandum, relut tout bas la note entière en fronçant gravement les sourcils ; et, pour que l’arrangement fût encore plus régulier et plus correct, il apposa ses initiales sur le feuillet. Cette opération accomplie, il affirma à M. Pinch que tout était parfaitement en règle ; puis il partit, après lui avoir donné une chaude poignée de main.

Tom n’était pas bien sûr que Martin ne trouverait pas moyen de le plaisanter sur les résultats de cette conférence ; aussi n’était-il pas pressé en ce moment d’aller retrouver son ami. Il fit donc quelques tours sur le terrain du jeu de quilles, et ne rentra pas à l’auberge avant que MM. Tigg et Slyme l’eussent quittée. Embusqués derrière une fenêtre, Martin et Mark guettaient leur sortie. Mark indiqua du doigt à M. Pinch les deux voyageurs qui s’éloignaient, et lui adressa les observations suivantes :

« Je me disais, monsieur, que, s’il y avait moyen de vivre à ce métier, ce serait mon ballot de servir de pareils individus ; ça serait encore plus triste que de creuser des fosses et, par conséquent, ça vaudrait encore mieux.

– Mais ce qui vaudrait mieux encore, Mark, ce serait de rester ici, dit Tom. Suivez donc mon conseil, vous êtes bien ici : restez-y.

– Il est trop tard, monsieur, dit Tom, pour suivre votre conseil. J’ai déclaré la chose hier à la bourgeoise. Je pars demain.

– Demain !… s’écria M. Pinch. Où allez-vous ?

– J’irai à Londres, monsieur.

– Pour y faire quoi ? demanda M. Pinch.

– Ah ! mais je ne sais pas encore, monsieur. Le jour où je vous ai ouvert mon cœur, il ne s’est rien présenté à ma convenance. Toutes les occupations auxquelles j’avais songé étaient trop amusantes : il n’y avait aucun mérite à les prendre. Je suppose que je vais chercher à me placer dans quelque maison bourgeoise. Peut-être aurais-je autant de mal qu’il m’en faut dans une famille d’une dévotion sérieuse, monsieur Pinch.

– Peut-être, Mark, votre humeur ne serait-elle pas beaucoup du goût d’une famille d’une dévotion sérieuse.

– C’est possible, monsieur. Si je pouvais trouver une famille vicieuse, cela vaudrait peut-être mieux, j’aurais lieu de m’estimer moi-même. Mais la difficulté est de s’assurer du terrain, parce qu’un jeune homme ne peut aisément faire connaître par avis qu’il a besoin d’une place, et qu’à ses yeux la question des gages n’est pas aussi importante qu’une position désagréable. Croyez-vous que cela se puisse, monsieur ?

– Non certes, dit M. Pinch. Je ne vous donnerais pas ce conseil.

– Une famille d’envieux à la figure livide, poursuivit Mark ; ou une famille de querelleurs, ou une famille de médisants, ou même une bonne famille de chenapans, m’ouvrirait un champ d’action où je pourrais faire quelque chose. Ah ! l’homme de tous qui m’aurait le mieux convenu, c’était le vieux gentleman qui est arrivé ici malade : voilà un caractère difficile !… Enfin je vais voir comment la chance tournera, monsieur, et j’espère attraper ce qu’il y aura de pis.

– Alors vous êtes déterminé à partir ? dit M. Pinch.

– Ma malle est déjà en route sur la diligence, monsieur ; pour moi, je ferai un bout de chemin à pied demain matin, et je prendrai la diligence lorsqu’elle me rattrapera. Ainsi je vous souhaite le bonjour, monsieur Pinch, et à vous aussi, monsieur, et toutes sortes de chance et de bonheur !… »

Les deux jeunes gens lui rendirent en riant son salut et regagnèrent leur logis bras dessus bras dessous. Chemin faisant, M. Pinch communiqua à son nouvel ami de plus amples détails, connus de nos lecteurs, sur la bizarre aversion de Mark Tapley pour une vie paisible et tranquille.

Cependant Mark, se doutant que sa maîtresse était peinée de son départ, et craignant de ne pouvoir répondre des suites d’un tête-à-tête prolongé dans le comptoir, se tint obstinément hors de la présence de Mme Lupin toute l’après-midi, ainsi que toute la soirée. Dans cette tactique de général habile, il eut pour auxiliaire l’affluence considérable de gens qui se pressèrent dans le salon de l’auberge : car la nouvelle de sa résolution s’étant répandue au dehors, il y eut une foule toute la soirée ; on lui porta force santés, et le cliquetis des verres et des pots se prolongea sans interruption. Enfin, la nuit venue, on ferma la maison ; et Mark, ne trouvant plus de diversion, prit la meilleure contenance possible et alla bravement au comptoir.

« Si je la regarde, se dit Mark, je suis perdu. Je sens mon cœur battre.

– Vous voici donc enfin ! dit Mme Lupin.

– Oui, dit Mark, me voilà !

– Et vous êtes déterminé à nous quitter, Mark ? s’écria Mme Lupin.

– Mais oui, répondit Mark, fixant résolûment ses yeux sur le parquet.

– Je pensais, poursuivit l’hôtesse avec une hésitation toute séduisante, que vous aimiez le Dragon ?

– Oui, je l’aime, dit Mark.

– Alors, poursuivit l’hôtesse, et cette question était assez naturelle, pourquoi le quittez-vous ? »

Mais comme il ne fit aucune réponse à la question, même en l’entendant répéter une seconde fois, Mme Lupin lui mit son argent dans la main en lui demandant sans aigreur, bien au contraire, ce qu’il allait prendre.

On dit communément qu’il y a des choses qui sont plus fortes que vous. Cette question était du nombre apparemment, surtout posée de cette manière, dans ce moment et par cette personne, car ce fut pour Mark le coup de grâce. Il leva les yeux malgré lui ; et une fois levés, il ne les baissa plus, en voyant là, devant lui, en personne, dans le comptoir, l’amour vivant, c’est-à-dire la plus charmante de toutes les hôtesses à la taille bien prise, aux formes arrondies, aux joues fleuries, aux yeux animés, au menton orné d’une fossette, qui jamais aient brillé dans le monde, une vraie rose, un ananas en chair et en os.

« Eh bien ! dit Mark, déposant en un moment toute sa contrainte et passant son bras autour du corsage de l’hôtesse, ce dont elle ne s’offensa pas, car elle savait que c’était un bon et honnête jeune homme, je vais vous dire : si je prenais ce que j’aime le mieux, je vous prendrais. Si je songeais seulement à ce qui vaut le mieux pour moi, je vous prendrais. Si je prenais ce que dix-neuf jeunes gens sur vingt seraient heureux de prendre et prendraient à tout prix, je vous prendrais. Oui, s’écria M. Tapley en secouant la tête avec expression et regardant, par oubli sans doute, un peu trop attentivement les lèvres séduisantes de l’hôtesse : et nul homme n’en serait surpris. »

Mme Lupin lui dit qu’il l’étonnait. Comment pouvait-il dire de pareille choses ? Elle n’aurait jamais cru ça de lui.

« Ni moi non plus : je n’aurais jamais cru ça de moi ! dit Mark, levant ses sourcils avec un regard de joyeuse surprise. Je comptais toujours que nous nous séparerions sans nous expliquer, et c’est ce que je voulais faire encore tout à l’heure, quand je suis venu me mettre au comptoir. Mais vous avez quelque chose à quoi un homme ne peut résister. Disons-nous donc un mot ou deux ; bien entendu d’avance, ajouta-t-il d’un ton grave, pour écarter toute méprise possible, que je n’ai pas envie de vous faire la cour. »

Il y eut sur le front uni de l’hôtesse une ombre d’un instant, mais une ombre qui n’avait rien de bien sombre et qui s’effaça, aussitôt sous un franc éclat de rire.

« Oh ! très-bien ! dit-elle ; s’il ne s’agit pas de me faire la cour, vous feriez mieux d’ôter votre bras.

– Mon Dieu ! à quoi bon ?… s’écria Mark. C’est tout à fait innocent.

– C’est innocent, cela va sans dire, répliqua l’hôtesse ; autrement, je ne le permettrais pas.

– Très-bien, dit Mark. Alors je le laisse. »

C’était tellement logique, que l’hôtesse se mit à rire de nouveau, lui permit de laisser son bras comme il était, tout en lui ordonnant de dire ce qu’il avait à dire et de se dépêcher.

« Mais c’est égal, vous êtes bien hardi, ajouta-t-elle.

– Ha ! ha ! s’écria Mark, je le trouve aussi vraiment ; je ne l’aurais jamais cru. Mais, je me sens capable de vous dire tout ce soir !

– Eh bien ! dites-moi ce que vous avez à me dire, et dépêchons, car il faut que j’aille me coucher.

– Alors, ma chère bonne amie, dit Mark, car jamais il n’y eut plus aimable femme que vous, puisque je suis si hardi, selon vous, laissez-moi vous dire ce qui arriverait probablement si nous allions tous les deux…

– Quelle folie ! s’écria Mme Lupin. Ne parlons plus de ça.

– Non, non, ce n’est pas une folie, dit Mark ; je désire que vous me prêtiez attention. Qu’arriverait-il probablement si nous allions nous marier tous les deux ? Si aujourd’hui je ne me trouve pas content et à mon aise dans cet agréable Dragon puis-je m’attendre à l’être davantage ? Jugez de ce que je serais alors. Vous ne croyez pas ? Très-bien ! Mais vous-même, avec votre bonne humeur, vous seriez toujours dans l’agitation et le tracas, toujours le cœur oppressé, toujours pensant que vous devenez trop vieille pour me plaire, toujours vous figurant que je me regarde comme enchaîné à la porte du Dragon, et que j’aspire à rompre mon lien : je ne peux pas dire que oui, mais je ne peux pas non plus dire que non. Je suis un peu vagabond ; j’aime le changement. Je pense toujours qu’avec ma bonne santé et mon caractère, j’aurais bien plus de mérite à être jovial et de bonne humeur, là où les choses vont de manière à vous rendre triste. C’est peut-être une erreur de ma part, vous savez ; mais un peu d’expérience me servira de leçon et pourra me guérir. Le meilleur parti alors n’est-il pas que je m’en aille, d’autant plus que vous m’avez promis de déclarer tout ça à cœur ouvert, et que nous pouvons nous quitter aussi bons amis que nous l’avons jamais été depuis le premier jour où je suis entré à ce noble Dragon, qui aura toute mon estime et tous mes vœux jusqu’à l’heure de ma mort ? »

L’hôtesse garda le silence durant quelque temps ; mais, bientôt après, elle mit ses deux mains dans celles de Mark, qu’elle secoua avec force.

« Oui, vous êtes un brave homme, dit-elle, fixant ses yeux sur le visage de Mark avec un sourire qui, pour elle, était sérieux ; et je crois n’avoir eu de toute ma vie un ami aussi véritable que vous l’avez été pour moi ce soir.

– Oh ! quant à cela, dit Mark, c’est ça une folie, vous savez. Mais, pour l’amour du ciel, ajouta-t-il, la contemplant dans une sorte d’extase, si vous êtes disposée au mariage, quelque quantité d’épouseurs, et des bons, vous allez rendre fous quand vous voudrez ! »

À ce compliment, elle se reprit à rire ; une fois encore, elle secoua les deux mains de Mark ; puis, ayant invité le jeune homme à se souvenir d’elle, si jamais il avait besoin d’une amie, elle sortit gaiement de son petit comptoir, et monta d’un pas léger l’escalier du Dragon.

« Elle s’en va en fredonnant une chanson, se dit Mark, prêtant l’oreille, parce qu’elle a peur que je ne pense qu’elle est attristée et que son courage pourrait faiblir. Allons, il y a quelque mérite à être jovial, au bout du compte !… »

Ce fut avec cette manière de consolation débitée d’un ton fort triste qu’il gagna son lit, mais d’un pas qui n’avait rien de bien jovial.

Le lendemain matin, il fut sur pied de bonne heure, au lever même du soleil. Peine perdue : déjà toute la population était debout pour voir partir Mark Tapley : les jeunes gens, les chiens, les petits enfants, les vieillards, les gens affairés, les flâneurs, tous étaient là, tous criaient à leur façon : « Adieu, Mark ! » Tous étaient au regret de son départ. Il se doutait bien que son ancienne maîtresse devait être derrière la fenêtre de sa chambre à le regarder s’éloigner… mais il n’eut point le courage de se retourner.

« Adieu à chacun ! adieu à tous ! cria Mark, agitant son chapeau sur le bout de son bâton de voyage, comme il arpentait d’un pas rapide la petite rue du village. Joyeux ouvriers charrons, hourra !… Voici le chien du boucher qui sort du jardin… À bas les pattes, vieux drôle ! Voici M. Pinch qui va toucher son orgue… Adieu, monsieur ! Tiens ! voilà la petite épagneule d’en face ! Allons, tout beau ! mademoiselle… Et les enfants, en voilà assez pour perpétuer la race humaine jusqu’à la postérité la plus reculée. Adieu, enfants ! adieu, fillettes !… Ah ! c’est maintenant qu’il y a du mérite à être jovial. Du courage jusqu’au bout ! Des circonstances pareilles abattraient un esprit ordinaire ; mais je suis jovial comme on n’en voit pas ; et, si je ne suis pas tout à fait aussi jovial que je voudrais l’être, il ne s’en faut pas de beaucoup. Adieu ! adieu ! »

Chapitre VIII. Où nous accompagnons M. Pecksniff et ses charmantes filles dans leur voyage à Londres, pour voir ce qui leur arrive en chemin. §

Lorsque M. Pecksniff et ses deux filles eurent rejoint la diligence à l’extrémité de la ruelle, ils en trouvèrent l’intérieur vide, ce qui leur fut singulièrement agréable ; d’autant plus que l’impériale était comble, et que les voyageurs qu’elle contenait paraissaient transis de froid : car, ainsi que M. Pecksniff le fit observer avec raison, quand lui et ses filles eurent enfoncé profondément leurs pieds dans la paille, se furent enveloppés chaudement jusqu’au menton et eurent relevé les glaces des deux portières, c’est toujours une douce jouissance de sentir, par le temps de bise, qu’il y a beaucoup d’autres personnes qui n’ont pas aussi chaud que vous. « Et c’est, dit-il, une impression toute naturelle, une disposition sage dans l’ordre de la Providence ; ce n’est pas aux diligences que s’en arrête l’application, elle s’étend à toutes sortes d’autres branches du corps social. En effet, poursuivit-il, si chaque homme avait chaud et était bien nourri, nous perdrions le plaisir d’admirer l’héroïsme avec lequel certaines classes supportent le froid et la faim. Et si nous n’avions pas plus de bien-être les uns que les autres, que deviendrait pour nous le sentiment de la reconnaissance, l’un des plus sacrés qu’il y ait dans la nature humaine ?… »

Il prononça ces dernières paroles avec des larmes aux yeux, en même temps qu’il montrait le poing à un mendiant qui essayait de grimper derrière la voiture.

Ses filles avaient écouté avec une juste déférence les maximes morales qui coulaient des lèvres de leur père, et elles témoignèrent par leurs sourires qu’elles y donnaient de cœur leur plein consentement. Pour mieux nourrir et entretenir dans son sein cette flamme épurée, M. Pecksniff compléta ses observations en demandant à sa fille aînée, dès le premier relais du voyage, de lui passer la bouteille d’eau-de-vie. Il fit couler dans sa gorge, par l’étroit goulot de ce cruchon de grès, un copieux rafraîchissement.

« Que sommes-nous ? dit M. Pecksniff ; que sommes-nous, sinon des diligences ? Plusieurs d’entre nous sont des diligences à marche lente…

– Ah ! grand Dieu, p’pa ! s’écria Charity.

– D’autres, continua le père avec un redoublement d’enthousiasme, sont des diligences à marche rapide. Nos passions sont les chevaux, et ce sont des bêtes bien impétueuses !

– Vraiment, p’pa !… s’écrièrent à la fois les deux sœurs. Que c’est donc désagréable !…

– Oui, des bêtes bien impétueuses !… répéta M. Pecksniff avec une telle ardeur, qu’il sembla en ce moment témoigner d’une véritable impétuosité morale ; mais la Vertu est le frein. Nous nous élançons des bras de notre mère, et nous courons vers… la poussière du tombeau. »

Après ces paroles, M. Pecksniff, fatigué, dut prendre un rafraîchissement nouveau. Cette opération terminée, il boucha soigneusement le cruchon, de l’air d’un homme qui vient de mettre du même coup la conversation en bouteille pour une autre occasion, et il se livra à un somme qui ne dura pas moins de trois relais.

En général, les gens qui dorment en diligence se réveillent de mauvaise humeur : on n’a pas de place pour allonger ses jambes, on se plaint de ses cors. M. Pecksniff, qui n’était point en dehors de la loi générale, se trouva, après sa sieste, tellement victime de ces petites misères, qu’il ne put résister à la tentation d’étendre ses pieds sur ses filles ; et déjà il manœuvrait par de petites ruades, et imprimait dans l’ombre à ses souliers certaines évolutions, quand la voiture s’arrêta. Au bout d’un instant, la portière fut ouverte.

« Ah çà ! faites bien attention, dit au sein de l’obscurité une voix aiguë. Mon fils et moi nous montons à l’intérieur, parce que l’impériale est pleine, mais à la condition que nous ne payerons qu’au prix des places d’extérieur. Il est bien entendu, n’est-ce pas, que nous ne payerons pas davantage ?

– C’est très-bien, monsieur, répondit le conducteur.

– Y a-t-il quelqu’un à l’intérieur ? demanda la voix.

– Trois voyageurs, répondit le conducteur.

– Alors je prie ces trois voyageurs d’être assez bons pour attester au besoin cette convention. Mon fils, je crois que nous pouvons monter sans crainte. »

Bien rassurées à cet égard, les deux personnes prirent place dans le véhicule, qui, par acte solennel du Parlement, avait privilège de contenir, au nombre de six, les gens qui se présentaient à la portière.

« Nous avons de la chance !… murmura le vieillard, quand la voiture se fut remise en mouvement, et c’est une bonne leçon d’économie pratique. Hé ! hé ! hé ! Nous n’eussions pas pu monter sur cette impériale ; j’y serais mort de mon rhumatisme ! »

Soit que l’excellent fils éprouvât une vive satisfaction d’avoir, jusqu’à un certain point, contribué à prolonger les jours de son père, soit que lui-même il subit l’influence du froid, il est certain qu’il donna à l’auteur de ses jours un si rude choc en guise de réponse, que ce bon vieux gentleman fut pris d’une quinte de toux qui dura cinq minutes au moins sans rémission. M. Pecksniff exalté finit par en perdre patience et s’écrier tout à coup :

« On ne vient pas ici… vraiment, on ne doit pas se permettre de venir ici avec un rhume de cerveau !

– Mon rhume, dit le vieillard, après un court intervalle de silence, est un rhume de poitrine, Pecksniff. »

La voix et le ton du vieillard en parlant ainsi, son flegme, la présence de son fils, l’air qu’il avait de connaître Pecksniff, tout se réunissait pour donner le fil certain de son identité. Il était impossible de s’y tromper.

« Hem ! fit M. Pecksniff, qui ressaisit aussitôt sa douceur habituelle. Je croyais m’adresser à un étranger, et il se trouvait que j’avais affaire à un parent !… Monsieur Anthony Chuzzlewit et son fils Jonas (je vous présente mes chères filles), nos compagnons de voyage, voudront bien excuser ce que mon observation a pu avoir de brusque en apparence. Ce n’est pas moi qui voudrais heurter les sentiments des personnes auxquelles je suis uni par des liens de famille. Je puis être un hypocrite, ajouta M. Pecksniff avec intention, mais je ne suis pas une brute.

– Pouh ! pouh ! dit le vieillard. Que signifie ce mot, Pecksniff ? Hypocrite ! mais nous sommes tous des hypocrites. L’autre jour, nous l’étions tous. Je vous assure que je croyais que nous étions tous d’accord là-dessus ; sans cela je ne vous eusse pas appelé ainsi. Nous ne nous fussions pas du tout réunis, si nous n’avions pas été des hypocrites. La seule différence qu’il y eût entre vous et les autres, c’était… Puis-je vous dire quelle différence il y avait entre vous, Pecksniff, et les autres ?

– Oui, s’il vous plaît, mon bon monsieur, s’il vous plaît.

– Eh bien ! dit le vieillard, ce qu’il y a de terrible chez vous, c’est que jamais vous n’avez d’associé ni de compère ; c’est que vous êtes homme à tromper tout le monde, ceux-là même qui tiennent le même jeu que vous, et qui croient en vous comme si, hé ! hé ! hé, comme si vous croyiez en vous-même. Je parierais gros, si je risquais des paris, ce que je n’ai jamais fait ni ne ferai jamais, que vous savez par un calcul secret conserver les apparences, même devant vos filles que voici. Quant à moi, sitôt que j’ai quelque chose sur le cœur, je m’en explique tout de suite avec Jonas, et nous discutons ouvertement. Vous n’êtes pas fâché, Pecksniff ?

– Fâché, mon bon monsieur ! s’écria ce gentleman, comme s’il eût été l’objet, au contraire, des compliments les plus flatteurs.

– Est-ce que vous allez à Londres, monsieur Pecksniff ? demanda le fils.

– Oui, monsieur Jonas, nous allons à Londres. Nous aurons, tout le temps du voyage, le plaisir de faire route avec vous, je pense ?

– Oh ! ma foi ! adressez cette question à mon père, je n’ai pas envie de me compromettre. »

Cette réponse divertit extrêmement M. Pecksniff. Après cet accès d’hilarité, Jonas lui donna à entendre qu’en effet son père et lui se rendaient à leur demeure dans la capitale ; que, depuis le mémorable jour de la grande assemblée de famille, ils avaient fait une tournée dans cette partie du comté pour surveiller le placement de certains droits électoraux qu’ils avaient à vendre, et avaient profité pour cela de leur dernier voyage : car leur habitude, dit M. Jonas, autant qu’il se pouvait, était de faire d’une pierre deux coups, et de ne pas jeter l’eau de leurs ablettes, si ce n’est pour amorcer des baleines. Quand il eut communiqué à M. Pecksniff ces règles précises de conduite, il ajouta « que, si cela lui était égal, il le priait de vouloir bien converser avec son père, parce qu’il aimait mieux, de son côté, s’entretenir avec les jeunes demoiselles. » Et, pour mettre à exécution son intention galante, il laissa la place où il s’était mis d’abord à côté de ce gentleman, pour s’établir dans le coin d’en face, auprès de la jolie miss Mercy.

Depuis le berceau, M. Jonas avait été élevé dans les plus stricts principes de l’intérêt personnel. Le premier mot qu’il apprit à épeler, ce fut : « Gain » et le second, lorsqu’il arriva aux mots de deux syllabes, ce fut : « Argent. » Mais il y eut deux circonstances que son père vigilant n’avait pas entrevues peut-être au début, qui empêchèrent son éducation d’être tout à fait irréprochable. La première, c’est qu’ayant longtemps appris de son père l’art de tromper tout le monde, il acquit peu à peu l’art de tromper son vénérable mentor lui-même. L’autre, ce fut qu’ayant de bonne heure considéré tout chose comme une question de propriété personnelle, il en vint graduellement à ne plus voir dans son père qu’un capital à lui appartenant, qui n’avait pas le droit de circuler à droite, à gauche, et qui ferait bien mieux de se mettre en sûreté dans cette espèce particulière de coffre-fort qu’on appelle une bière, pour y produire des intérêts au compte de ce banquier qu’on appelle la Mort.

« Eh bien ! cousine ! dit M. Jonas. Car nous sommes cousins, vous savez, quoique nous ne nous voyions guère… Vous allez donc à Londres ? »

Miss Mercy répondit affirmativement, tout en pinçant le bras de sa sœur et se livrant à un rire étouffé.

« Vous allez y voir des lions en masse ; c’est le pays, ma cousine ! dit M. Jonas, avançant légèrement son coude.

– Vraiment, monsieur ! s’écria la jeune fille. Ils ne nous mordront pas, monsieur, je suppose. »

Et, après cette réponse faite avec une grande modestie, elle fut tellement dominée par sa folle humeur, qu’elle dut chercher à dissimuler un éclat de rire en cachant son visage contre le châle de sa sœur.

« Mercy ! s’écria cette duègne prudente, en vérité vous me rendez honteuse. Comment pouvez-vous vous comporter ainsi ? Quelle tenue ! »

Cette mercuriale n’eut d’autre effet que de provoquer chez Mercy un rire encore plus bruyant.

« J’avais déjà remarqué l’autre jour dans ses regards quelque chose de fantasque, dit M. Jonas s’adressant à miss Charity. Ce n’est pas comme vous, cousine, qui êtes un modèle de gravité, une vraie précieuse, enfin !

– Oh ! l’horreur ! est-il rococo !… murmura Mercy. Tenez, ma parole, il faut, ma Cherry, que vous veniez vous asseoir à ma place, auprès de lui. Je vais mourir de rire, bien sûr, s’il me reparle encore, c’est positif ! »

Pour prévenir cette funeste conséquence, la maligne chouette s’élança hors de sa place, et poussa sa sœur à l’endroit qu’elle venait de quitter.

« N’ayez pas peur de me serrer, dit M. Jonas. J’aime à être serré par les jeunes filles. Rapprochez-vous encore, cousine.

– Non, je vous remercie, monsieur, dit Charity.

– Bon, voilà l’autre qui rit de nouveau, dit M. Jonas ; c’est sans doute de mon père qu’elle rit, cela ne m’étonnerait pas. S’il vient à mettre sur sa tête son vieux bonnet de flanelle, je ne sais pas ce qu’elle est capable de faire ! Est-ce que mon père ronfle, Pecksniff ?

– Oui, monsieur Jonas.

– Voulez-vous avoir la bonté de lui marcher sur le pied ? dit le jeune gentleman ; le pied qui est de votre côté, c’est celui qui a la goutte. »

M. Pecksniff hésitait à lui rendre ce service d’ami. M. Jonas s’en acquitta lui-même tout en criant :

« Allons, mon père, éveillez-vous ; sinon, vous allez avoir le cauchemar et jeter des cris de mélusine. Avez-vous quelquefois le cauchemar, cousine ? demanda-t-il à sa voisine à voix basse et avec une galanterie caractéristique.

– Quelquefois, répondit Charity. Pas souvent.

– Et l’autre… dit M. Jonas, après une pause, a-t-elle aussi jamais eu le cauchemar ?

– Je l’ignore, répondit Charity. Vous pouvez le lui demander à elle-même.

– Elle est si rieuse… dit M. Jonas. Il n’y a pas moyen de causer avec elle. Tenez ! la voilà qui recommence ! Il n’y a que vous de raisonnable, cousine.

– Taisez-vous donc ! s’écria Charity.

– Oh ! certainement vous l’êtes ! Vous savez bien que vous l’êtes.

– Mercy est une petite étourdie. Mais cela se calmera avec le temps.

– Il en faudra joliment du temps pour la calmer. Mais prenez donc un peu plus de place.

– J’ai peur de vous gêner, » dit Charity.

Elle ne s’en mit pas moins à l’aise ; et, après une ou deux remarques sur l’extrême lenteur de la diligence et les nombreuses haltes qu’elle se permettait, tous tombèrent dans un silence qui ne fut plus interrompu qu’au moment du souper.

Bien que M. Jonas eût offert son bras à miss Charity pour la conduire à l’hôtel où l’on descendit, et bien qu’il se fût assis près d’elle à table, il était très-clair qu’il avait l’œil ouvert sur l’autre : car il regardait très-souvent du côté de miss Mercy, et semblait établir sur les charmes extérieurs des deux sœurs une comparaison qui n’était pas au désavantage de l’embonpoint supérieur de la cadette. Cependant ce genre d’observation ne lui fit pas perdre un coup de dent, et il travaillait activement le souper, disant tout bas à l’oreille de sa voisine que, le repas étant à prix fixe, plus elle mangerait, plus grand serait le profit. Son père ainsi que M. Pecksniff, sans doute d’après ce même principe incontestable, démolissaient tout ce qui se trouvait à leur portée, et finirent par se donner une face rubiconde, un air de satisfaction ou de congestion pléthorique tout à fait agréable à voir.

Lorsqu’ils n’eurent plus rien à manger, M. Pecksniff et M. Jonas demandèrent, pour dix sous chacun, du punch bien chaud. Ce dernier gentleman estima qu’il valait mieux le commander sous cette forme qu’en un seul bol d’un schelling, parce qu’il y avait chance que l’aubergiste mît de cette manière plus d’eau-de-vie dans deux verres séparés. Après avoir dégusté ce fluide vivifiant, M. Pecksniff, sous prétexte d’aller voir si la diligence était prête à partir, se rendit secrètement à l’office, où il fit remplir sa petite bouteille particulière, afin de pouvoir, à loisir et sans être observé, se rafraîchir dans les ténèbres de la diligence.

Ces arrangements terminés et la voiture étant prête, ils reprirent leurs places et recommencèrent à rouler cahin-caha. Mais, avant de se livrer à un nouveau somme, M. Pecksniff prononça en ces termes une sorte de grâces après le repas :

« Le mécanisme de la digestion, ainsi que me l’ont appris des anatomistes de mes amis, est une des œuvres les plus admirables de la nature. Je ne sais pas si tout le monde est comme moi ; mais c’est pour moi une grande satisfaction que de savoir, quand je goûte mon modeste repas, que je mets en mouvement la plus belle machine qui existe à ma connaissance. Dans ces moments-là, il me semble que je remplis un devoir public. Quand je me suis remonté, si je puis me servir d’un semblable terme, ajouta M. Pecksniff d’un ton de complaisance ineffable, et que je vois que ça va, il me semble que la marche de mes rouages intérieurs me donne comme une leçon de morale qui ferait de moi un bienfaiteur de l’humanité. »

À cela il n’y avait rien à ajouter, et nul n’ajouta rien. M. Pecksniff, heureux, comme on doit le penser, de son utilité morale, se remit à faire un somme.

Le reste de la nuit se passa ainsi que d’ordinaire. M. Pecksniff et le vieil Anthony tombaient en se heurtant l’un contre l’autre et s’éveillaient dans une terreur mutuelle ; ou bien ils se cognaient la tête contre les angles vis-à-vis et se tatouaient le visage, Dieu sait comme, tout en dormant. La diligence s’arrêta et roula, roula et s’arrêta nombre de fois. Les voyageurs montaient et descendaient ; des chevaux frais étaient attelés, et d’autres leur succédaient, sans qu’il y eût presque d’interruption entre les relais, surtout quand on avait fait un somme dans l’intervalle, tandis que ces stations semblaient interminables pour ceux qui étaient éveillés. Enfin ils commencèrent à être cahotés à grand bruit sur un pavé horriblement inégal. M. Pecksniff dit en regardant par la portière : « Nous voilà à demain matin ; nous sommes arrivés. »

Presque aussitôt, la diligence s’arrêta devant le bureau, dans la Cité. Déjà la rue où il se trouvait était pleine de ce mouvement qui justifiait pleinement ce que M. Pecksniff venait de dire du matin, bien que d’après l’état du ciel on eût pu croire qu’on était plutôt encore à minuit. Il régnait un épais brouillard ; on aurait dit une ville dans les nuages, vers laquelle les voyageurs seraient arrivés la nuit en ballon ou sur le manche à balai des sorcières ; le pavé était recouvert d’une espèce de tourteau d’huile. « De la neige. » à ce qu’un des voyageurs de l’impériale (un fou sans doute) dit à un voisin (son gardien probablement.)

Ayant pris à la hâte congé d’Anthony et de son fils, et laissant au bureau son bagage et celui de ses filles pour l’envoyer chercher plus tard, M. Pecksniff prit les deux jeunes demoiselles sous le bras, et traversa avec une sorte d’ardeur frénétique la rue, puis d’autres rues, puis les squares les plus étranges, puis les passages les plus bizarres et les voûtes les plus noires ; tantôt il sautait par-dessus un ruisseau ; tantôt, au péril de sa vie, il se jetait presque sous les roues d’une voiture et sous les pieds des chevaux ; tantôt il pensait avoir perdu son chemin, tantôt il croyait l’avoir retrouvé ; tantôt plein de confiance, tantôt découragé au plus haut degré, mais toujours ahuri et en nage, jusqu’à ce qu’enfin il s’arrêta avec ses filles dans une espèce de cour pavée, non loin du Monument, du moins au dire de M. Pecksniff : car ses filles ne pouvaient apercevoir le moins du monde le Monument ni rien autre chose que les maisons les plus proches ; et par conséquent elles auraient pu aussi bien croire qu’elles venaient de jouer à colin-maillard dans Salisbury.

M. Pecksniff s’orienta un moment ; puis il frappa à la porte d’une maison très-noire, même au milieu de la collection choisie de maisons noires qui l’avoisinaient. Sur la devanture on voyait un petit tableau ovale, semblable à un plateau à thé et portant cette inscription : Pension bourgeoise. M. Todgers.

Selon toute apparence, dans la maison Todgers il n’y avait encore personne de levé ; car M. Pecksniff frappa deux fois, et trois fois il secoua la sonnette sans produire d’autre impression que de faire aboyer un chien dans la rue. Enfin une chaîne fut décrochée, plusieurs verrous furent tirés avec un bruit grinçant, comme si le mauvais temps avait enroué les fermetures de la porte ; un jeune garçon, avec une grosse tête rousse et un nez microscopique, parut sur le seuil. Il tenait sous son bras gauche une botte à la Wellington toute crottée, et, dans sa surprise, il se frotta silencieusement la place du nez en question avec le dos d’une brosse à souliers.

« Encore au lit, mon petit homme ? demanda M. Pecksniff.

– Encore au lit !… répéta le petit garçon. Je le voudrais bien, qu’ils y soient encore au lit. Ils font fameusement du bruit pour être au lit ; ils appellent tous à la fois pour avoir leurs bottes. Je croyais que vous étiez le journal, et je m’étonnais de ce que vous ne vous jetiez pas à travers la grille, comme d’ordinaire. Qu’est-ce que vous voulez ? »

Pour son âge encore tendre, on pouvait dire que le jeune garçon avait formulé cette question d’une façon assez rude et même d’un air assez méfiant. Mais M. Pecksniff, sans s’inquiéter de ses manières, lui mit une carte dans la main en lui disant de la monter et de lui indiquer en même temps une chambre où il y eût du feu.

« Non, reprit M. Pecksniff, réflexion faite, si le feu est allumé dans la salle à manger, je saurai bien moi-même trouver le chemin. »

Et, sans plus tarder, il mena ses filles dans une pièce située au rez-de-chaussée, où, sur une table trop grande pour la nappe étriquée qui avait la prétention de la couvrir, le couvert était déjà mis pour le déjeuner. On y voyait un large morceau de bœuf bouilli, d’une couleur rosée ; un pain de deux livres, du modèle que les ménagères appellent du pain mollasse et où il y a beaucoup de mie, avec une prodigalité de tasses et de soucoupes, et les accessoires d’usage.

À l’intérieur du garde-feu il y avait une demi-douzaine de paires de souliers et de bottes, de grandeurs diverses, qui venaient d’être nettoyées et dont les semelles étaient tournées vers le foyer pour sécher ; de plus, une paire de petites guêtres noires, sur l’une desquelles un farceur, qui était descendu furtivement pendant le temps de la toilette et remonté de même, avait écrit à la craie : Propriété de Jinkins, tandis que l’autre guêtre qui faisait pendant était ornée d’un portrait qui représentait apparemment le profil de Jinkins lui-même.

La maison où Mme Todgers tenait sa pension bourgeoise pour les gentlemen du commerce était de celles qui sont noires en tout temps : mais ce matin-là elle l’était plus qu’à l’ordinaire. Dans le couloir il y avait une odeur incrustée, comme si l’essence concentrée de tous les dîners qui jusqu’alors avaient été apprêtés dans la cuisine, depuis que la maison était construite, tournait en nuage condensé au haut de l’escalier de cette cuisine, sans qu’on pût, comme le Moine Noir de Don Juan, la faire jamais disparaître. En particulier, on y distinguait un goût de choux, comme si tous ceux qui avaient bouilli en ce lieu avaient le privilège de rester toujours verts, emblème d’une vigueur éternelle. Le parloir était lambrissé, et les étrangers, en y entrant, ne pouvaient se défendre d’une appréhension magnétique et instinctive des rats et des souris. L’escalier était très-sombre et très-large ; les balustrades en étaient si épaisses et si lourdes, qu’elles eussent pu servir pour soutenir un pont. Dans un coin ténébreux du premier palier il y avait une horloge gigantesque, sans forme connue, couronnée de trois boules de cuivre, on ne savait pourquoi ; presque personne ne l’avait jamais aperçue, au moins personne ne la regardait jamais ; elle ne semblait occupée de continuer son bruyant tic tac que pour mettre en garde les écervelés qui fussent venus s’y cogner accidentellement. De mémoire d’homme, cet escalier de la maison Todgers n’avait jamais reçu ni papier ni peinture. Il était noir, triste et humide. Tout en haut se trouvait un châssis vitré, vieux, délabré, détraqué, hideux, raccommodé et rapiécé, qui regardait d’un air sinistre ce qui allait et venait au-dessous de lui, et couvrait l’escalier de la maison Todgers comme un sorte de bocal à cornichons de nature humaine, pour conserver l’espèce toute particulière d’habitués qui grouillaient là-dedans.

Il n’y avait pas dix minutes que M. Pecksniff et ses charmantes filles se chauffaient devant le feu, quand on entendit sur l’escalier un bruit de pas. La divinité qui présidait à l’établissement entra en toute hâte.

Mme Todgers était une dame passablement osseuse et anguleuse, qui portait sur le devant de la tête une rangée de boucles en forme de petits barils de bière, et tout à fait en haut une espèce de réseau : était-ce un bonnet ? pas précisément ; c’était plutôt une toile d’araignée. À son bras pendait un petit panier, et dans ce panier se trouvait un trousseau de clefs qui se heurtaient l’une contre l’autre avec les pas cadencés de la dame. De l’autre main, elle portait une chandelle allumée dont elle se servit pour regarder un instant M. Pecksniff, et qu’elle posa ensuite sur la table, afin de le recevoir avec une plus grande cordialité.

« Monsieur Pecksniff !… s’écria-t-elle. Soyez le bienvenu à Londres ! Qui se serait attendu à une visite semblable après tant… mon Dieu ! mon Dieu !… tant d’années ? Comment vous portez-vous, monsieur Pecksniff ?

– Toujours de même, comme vous voyez ; et, comme toujours, enchanté de vous voir. En vérité, vous êtes rajeunie !

– C’est vous qui l’êtes plutôt, dit Mme Todgers. Vous n’êtes pas du tout changé.

– Qu’est-ce que vous dites là ? s’écria M. Pecksniff, étendant la main vers les jeunes filles. Est-ce que ceci ne me vieillit pas ?

– Ce ne sont pas là vos filles !… s’écria à son tour la dame levant ses mains dans sa surprise et les croisant après. Oh ! non, monsieur Pecksniff ; c’est votre seconde femme avec sa femme de chambre. »

M. Pecksniff sourit avec complaisance, secoua la tête et dit :

« Ce sont mes filles, mistress Todgers ; ce sont purement et simplement mes filles.

– Ah ! soupira la bonne dame, je dois vous croire : car, maintenant que je les regarde, il me semble que je les eusse reconnues n’importe où. Mes chères demoiselles Pecksniff, vous ne savez pas tout le plaisir que j’ai à revoir votre papa ! »

Elle les étreignit toutes les deux ; et soit l’émotion, soit l’effet de l’inclémence de la saison, Mme Todgers sentit le besoin de tirer de son petit panier un mouchoir de poche qu’elle porta à son visage.

« Maintenant, ma bonne dame, dit M. Pecksniff, je connais les règles de votre établissement, et je sais que vous ne recevez pour locataires que des gentlemen. Mais j’ai pensé, quand je suis parti de chez moi, que peut-être vous voudriez bien donner à mes filles l’hospitalité et faire une exception en leur faveur.

– Peut-être, dit Mme Todgers toujours en extase, peut-être bien…

– Franchement, j’étais sûr que vous y consentiriez, dit M. Pecksniff. Je sais que vous avez une petite chambre où elles pourraient être commodément, sans paraître à la table générale.

– Ces chères enfants !… dit Mme Todgers. Permettez que je les embrasse encore. »

Mme Todgers ne paraissait occupée que du plaisir d’embrasser encore ces chères demoiselles, ce qu’elle fit avec de nouvelles démonstrations de tendresse. Mais la vérité est que le maison étant entièrement remplie, sauf un lit à l’usage de M. Pecksniff, la brave dame avait besoin de se donner un peu de temps pour réfléchir : c’était une question épineuse. Après avoir embrassé les deux sœurs, elle s’arrêta un moment à les contempler : dans un de ses yeux brillait l’affection, et dans l’autre rayonnait le calcul. Enfin elle s’écria :

« Je crois pouvoir arranger l’affaire. Un lit canapé dans la troisième petite chambre qui ouvre sur mon parloir particulier. Oh ! mes chères demoiselles !… »

Là-dessus elle les embrassa de nouveau, en faisant observer qu’elle serait bien embarrassée de décider laquelle des deux ressemblait le plus à sa pauvre mère, et c’était assez naturel, puisqu’elle n’avait jamais vu cette dame, mais qu’il lui semblait que c’était la cadette, et elle ajouta :

« Ces messieurs vont descendre dans l’instant. Fatiguées comme elle le sont de leur voyage, ces demoiselles ne veulent-elles pas se rendre dans leur chambre ? »

Cette chambre était située sur le même palier ; c’était en réalité la salle du fond, sur le derrière ; et, comme l’avait dit Mme Todgers, elle avait le grand avantage (à Londres !) de n’avoir pas de vis-à-vis, ainsi que les deux demoiselles pourraient voir quand le brouillard serait dissipé. Ce n’était pas une annonce pompeuse et vaine, car ladite chambre jouissait seulement d’une perspective de deux pieds terminée par une muraille brune surmontée d’un réservoir obscur. Le logement destiné aux jeunes filles communiquait avec cette pièce par une petite porte on ne peut plus commode, qui ne pouvait s’ouvrir qu’en la poussant de toutes ses forces. Ce boudoir avait aussi vue sur un autre angle de muraille avec une autre face du même réservoir.

« Votre côté n’est pas humide, dit Mme Todgers. L’autre est l’appartement de M. Jinkins. »

Dans le premier de ces sanctuaires le jeune concierge alluma du feu en toute hâte. Tout en faisant sa besogne, il profitait de l’absence de sa maîtresse pour siffler, sans compter les figures qu’il dessinait sur son pantalon de velours à côtes avec des bouts de tison ; mais, surpris par Mme Todgers en flagrant délit, il fut renvoyé avec un soufflet. Mme Todgers prépara de ses mains le déjeuner des jeunes personnes, puis alla présider le repas de ses pensionnaires, qui se livraient avec assez de bruit à des plaisanteries dont M. Jinkins faisait les frais.

« Je ne vous demande pas encore, mes chéries, dit M. Pecksniff montrant son nez à la porte, si vous aimez le séjour de Londres.

– Nous n’en avons pas vu grand’chose, p’pa ! s’écria Mercy.

– Ou plutôt, j’espère, nous n’en avons rien vu du tout, » dit Cherry.

Toutes deux avaient l’air consterné.

« C’est vrai, dit M. Pecksniff. Nous avons devant nous nos plaisirs et nos affaires. Tout viendra en son temps. Il n’y a que patience à prendre. »

Les affaires de M. Pecksniff à Londres se rattachaient-elles aussi étroitement à sa profession qu’il l’avait donné à entendre à son nouvel élève ? C’est ce que nous verrons « en son temps, » pour adopter les propres expressions de ce digne monsieur.

Chapitre IX. La ville et la maison Todgers. §

Dans aucun autre faubourg, ville ou hameau du monde entier, il n’y a jamais eu assurément un lieu aussi bizarre que la maison Todgers. Et assurément aussi, Londres, à en juger d’après la partie de cette ville qui se pressait autour de la maison Todgers, qui la serrait, la heurtait, la foulait avec ses coudes de briques et de mortier, lui enlevait l’air respirable et formait un rideau entre elle et la lumière ; Londres était digne de la maison Todgers, la vraie parente, la vraie mère de bien des centaines, de bien des milliers de maisons de l’antique famille à laquelle appartenait la maison Todgers.

Vous n’eussiez pu trouver le chemin de la maison Todgers comme celui de toute autre maison. Il vous fallait durant plus d’une heure chercher votre itinéraire à travers des ruelles, des rues écartées, des cours et des passages, avant d’arriver à quelque chose qu’on pût raisonnablement appeler une rue. L’étranger qui errait parmi ces labyrinthes inextricables se laissait aller à une angoisse résignée ; et, reconnaissant qu’il s’était égaré, il tournait çà et là sur lui-même, quitte à rétrograder tranquillement lorsqu’il se trouvait arrêté par un mur sans issue ou par une grille de fer, se disant par résignation que le moyen de sortir d’embarras s’offrirait de lui-même au moment où il y penserait le moins, mais qu’il était superflu de vouloir le devancer. Il y avait des exemples de gens qui, invités à dîner à la maison Todgers, avaient fait des circuits durant un temps considérable en apercevant toujours les mitres de ses cheminées, sans pouvoir jamais y arriver, et qui avaient dû finir par retourner chez eux avec regret peut-être, mais tranquillement et sans se plaindre. Jamais personne n’avait trouvé la maison Todgers sur une simple indication verbale, même à une minute de distance. De prudents émigrants d’Écosse ou du nord de l’Angleterre avaient bien pu y parvenir, il est vrai, mais à la condition de mettre en réquisition quelque petit pauvre, né à Londres, et de s’en faire escorter en qualité de cicérone, ou bien de s’accrocher avec ténacité au facteur de la poste. Mais c’étaient là de rares exceptions et qui ne servaient qu’à mieux démontrer la règle : à savoir que la maison Todgers était située dans un labyrinthe dont le mystère n’était connu que d’un petit nombre d’initiés.

Plusieurs commissionnaires en fruits avaient leurs dépôts près de la maison Todgers ; et l’une des premières impressions que recevaient les sens des étrangers était une odeur d’oranges, d’oranges gâtées, piquées de taches bleues ou vertes, moisissant en caisses ou se détériorant en cave. Tout le long du jour, une file de porteurs venant des quais de la rivière voisine, le dos chargé d’une caisse d’oranges pleine à en craquer, cheminaient lentement à travers les rues étroites ; tandis que sous une voûte, près d’une taverne, les tas d’oranges dont on se régalait sur place étaient empilés du matin au soir. Non loin de la maison Todgers, il y avait d’étranges pompes n’appartenant à personne, cachées pour la plupart au fond de passages obscurs et tenant compagnie à des échelles à incendie. Il y avait aussi des églises par douzaines, avec maint petit cimetière mélancolique tout couvert de cette végétation désordonnée qui naît spontanément de l’humidité des tombes et des ruines. Dans quelques uns de ces tristes lieux de repos, qui ressemblaient à peu près autant aux verts cimetières de campagne que les pots de terre placés sur les fenêtres qui les dominaient, et contenant du réséda vulgaire ou de la giroflée commune, ressemblaient aux jardins rustiques, il y avait des arbres, de grands arbres : chaque année, au retour de la belle saison, ces arbres donnaient des feuilles ; mais, à en juger par la longueur de leurs rameaux, on pouvait s’imaginer qu’ils regrettaient la forêt, leur patrie première, comme l’oiseau en cage regrette son nid. La nuit, de vieux watchmen paralysés gardaient les corps des décédés, et cela durant bien des années, jusqu’à ce qu’enfin ils fussent pour leur propre compte descendus au lieu du rendez-vous général et fraternel ; et, sauf que ces invalides dormaient alors plus profondément sous terre qu’ils ne l’avaient jamais fait quand ils étaient de ce monde, sauf qu’ils étaient maintenant enfermés dans une autre sorte de boîte que leur guérite, on pouvait dire que leur condition avait à peine subi un changement matériel, lorsque leur tour était venu d’être veillés par d’autres.

Parmi les rues étroites du voisinage, il y avait çà et là quelque ancienne porte de chêne sculpté, d’où autrefois s’étaient échappés souvent les bruits joyeux du plaisir et des fêtes. Aujourd’hui les maisons auxquelles elles appartenaient, consacrées uniquement au commerce, étaient sombres et sinistres ; remplies de laine, de coton et autres marchandises semblables, dont la pesanteur étouffe tout son et comprime tout écho, elles offraient quelque chose de mort qui se joignait à leur silence et à leur solitude pour leur donner un aspect lugubre. Il y avait encore dans ce quartier des cours où n’avaient jamais passé que les gens attardés, et où de vastes sacs et des mannes pleins de provisions, attachés en haut et en bas, étaient suspendus à des crampons élevés entre le ciel et la terre. Près de la maison Todgers il se trouvait plus de camions qu’il n’en eût fallu pour une ville entière ; non pas des camions en activité de service, mais des trucks vagabonds, flânant pour toujours dans d’étroites ruelles devant les portes de leurs maîtres, et ne servant qu’à encombrer la voie publique : aussi, lorsqu’un fiacre égaré ou une lourde charrette passait par là, ces objets causaient-ils un tumulte qui agitait tout le quartier et faisait vibrer les cloches elles-mêmes dans la tour de l’église voisine. Dans les coins et recoins des impasses qui touchaient à la maison Todgers, des débitants de vin et des marchands épiciers s’étaient constitué à l’aise de petites villes ; et, à une grande profondeur sous les fondations mêmes de ces bâtiments, le sol était miné, fouillé et converti en écuries où, dans le silence du dimanche, on pouvait entendre des chevaux de charrette, effrayés par les rats, secouer violemment leur licou, comme on dit, dans les contes de maisons hantées par des revenants, que les âmes en peine secouent leurs chaînes.

Il faudrait un bon volume pour parler de la moitié des étranges et misérables tavernes qui semblaient cacher leur existence crapuleuse près de la maison Todgers ; tandis qu’un second volume, non moins considérable, pourrait être consacré à la description des chalands non moins nombreux qui en fréquentaient les salles mal éclairées. C’étaient, en général, les indigènes de la localité, qui y étaient nés, y avaient été nourris depuis leur enfance, et qui depuis longtemps étaient devenus essoufflés et asthmatiques, n’ayant plus d’haleine que pour conter des histoires, la seule chose pour laquelle ils fussent merveilleusement doués d’une longue respiration. Ces gens-là étaient très-hostiles à la vapeur et à toutes les inventions modernes ; ils considéraient les ballons comme une œuvre de Satan, et déploraient la décadence de l’époque. Celui des membres particuliers de chacune des petites congrégations qui était chargé des clefs de l’église la plus voisine ne manquait pas d’attribuer la misère des temps à l’invasion des croyances dissidentes et au schisme religieux ; mais la majeure partie de la population locale inclinait à penser que la vertu était partie avec la poudre à cheveux, et que la grandeur de la vieille Angleterre avait été enveloppée dans la ruine des barbiers.

Quant à la maison Todgers, pour n’en parler qu’à raison de sa position topographique et sans faire allusion à ses qualités comme pension bourgeoise pour les gentlemen du commerce, elle était digne de se trouver en semblable compagnie. Sur un de ses côtés elle avait, au rez-de-chaussée, une fenêtre d’escalier qui, d’après la tradition, n’avait pas été ouverte depuis cent ans au moins, et qui, donnant sur une ruelle pleine de poussière, était tellement souillée et obstruée par la boue d’un siècle, que, grâce à ce mastic crasseux, pas un des carreaux ne pouvait trembler, quoiqu’ils fussent tous fêlés, fendillés et craquelés en vingt morceaux. Mais le grand mystère de la maison Todgers était dans ses caves, auxquelles donnaient seulement accès une petite porte de derrière et une grille rouillée. De mémoire d’homme, ces caves avaient toujours été sans communication avec la maison, et toujours elles avaient appartenu à un autre propriétaire. Le bruit courait qu’elles regorgeaient de richesses, quoique ce fût un sujet de profonde incertitude et de suprême indifférence pour la maison Todgers et tous ses habitants de savoir si ces richesses consistaient en argent, en or, en bronze, en pipes de vin ou en barils de poudre à canon.

Il n’est pas non plus sans intérêt de mentionner le haut de l’édifice. Sur le toit régnait une espèce de terrasse où étaient des poteaux et des débris de cordes destinées à faire sécher le linge ; on y voyait, en outre, deux ou trois boîtes à thé remplies de terre, avec quelques plantes délaissées qui ressemblaient à des cannes. Quiconque grimpait à cet observatoire ne manquait pas d’abord de se faire une bosse à la tête en se cognant contre la petite porte qui y donnait accès, puis éprouvait une suffocation inévitable en plongeant malgré lui dans la cheminée de la cuisine qui se trouvait juste au-dessous ; mais après ces deux phases d’observation il y avait des choses qui méritaient d’être examinées du haut de la maison Todgers. D’abord et avant tout, si le jour était brillant, vous pouviez observer sur le faîte des maisons qui s’étendaient au loin une longue ligne noire : c’était l’ombre du Monument. En tournant autour de la terrasse, la figure gigantesque qui le surmonte vous apparaissait avec ses cheveux dressés sur sa tête dorée, comme si elle était effrayée de la physionomie et du mouvement de la Cité. Puis c’étaient des clochers, des tours, des beffrois, d’étincelantes girouettes, des mâts de vaisseaux, une véritable forêt ; des pignons, des toits, des fenêtres de mansarde, tout cela dans un pêle-mêle inextricable ; enfin assez de fumée et de bruit pour remplir un monde.

Après le premier coup d’œil, il y avait, au milieu de cet entassement d’objets, certains petits traits qui se détachaient de la masse sans cause voulue et s’emparaient, bon gré mal gré, de l’attention des spectateurs. Ainsi les mitres des cheminées placées au-dessus d’une masse de bâtiments semblaient se tourner gravement, de temps en temps, les unes vers les autres, pour se communiquer le résultat de leurs observations distinctes sur tout ce qui se passait en bas. D’autres, de forme bossue, semblaient se pencher malicieusement et se mettre de travers tout exprès pour intercepter la perspective à la maison Todgers. L’homme qui, à une fenêtre supérieure de la maison vis-à-vis, était occupé à tailler une plume, prenait une haute importance dans la scène, et, quand il se retirait, il y laissait un vide ridiculement disproportionné avec l’étendue du panorama. Les tressauts d’une pièce d’étoffe sur la perche d’un teinturier offraient en ce moment bien plus d’intérêt que tout le mouvement changeant de la foule. Cependant, tandis que le spectateur s’étonnait de cet effet et ne le subissait qu’à contre-cœur, le bruit d’en bas montait avec la force d’un mugissement ; la masse des objets semblait s’épaissir et se multiplier au centuple : aussi le curieux, après avoir regardé tout autour de lui, dans une véritable épouvante, redescendait-il dans l’intérieur de la maison Todgers beaucoup plus vite qu’il n’était monté ; dix fois pour une, il disait ensuite à Mme Todgers que, sans cela, il fût certainement tombé dans la rue par le chemin le plus court, c’est-à-dire la tête la première.

C’est ce que dirent aussi les deux demoiselles Pecksniff, quand elles quittèrent avec Mme Todgers ce poste d’observation, laissant le jeune concierge fermer la porte derrière elles et les suivre sur l’escalier. Celui-ci, vu son goût pour le jeu, et le plaisir particulier à son sexe et à son âge de s’exposer à se briser en mille morceaux, était resté en arrière, occupé à se promener sur le rebord de la terrasse.

Dès la seconde journée de leur résidence à Londres, les demoiselles Pecksniff et Mme Todgers s’étaient mises sur un pied de grande intimité ; tellement que cette dernière dame leur avait déjà confié les détails de trois tendres déceptions éprouvées par elle au temps de sa jeunesse ; en outre, elle avait communiqué à ses jeunes amies un sommaire général de la vie, de la conduite et du caractère de M. Todgers, qui, à ce qu’il paraît, s’était brusquement soustrait à leurs projets d’avenir matrimonial en se dérobant traîtreusement à son propre bonheur pour aller s’établir en garçon loin d’elle.

« Votre papa avait jadis pour moi des attentions marquées, mes chères amies, dit Mme Todgers ; mais c’eût été trop de félicité pour moi d’être votre maman, et cette félicité m’a été refusée. Vous auriez peut-être bien de la peine à reconnaître pour qui ceci a été fait ? »

En parlant ainsi, elle appela leur attention sur une miniature ovale, semblable à un petit vésicatoire, et qui était accrochée au-dessus du porte-bouilloire. On y voyait sa figure dans le nuage vaporeux d’un rêve.

« La ressemblance est frappante ! s’écrièrent les demoiselles Pecksniff.

– C’est ce qu’on trouvait autrefois, dit Mme Todgers, se chauffant au feu d’une manière tout à fait masculine ; mais je n’aurais pas cru que vous m’eussiez reconnue, mes amours. »

Oh ! certainement, elles l’eussent reconnue partout, à ce qu’elles dirent. Si elles avaient aperçu ce portrait dans la rue, ou à la montre d’une boutique, elles n’eussent pas manqué de s’écrier : « Dieu du ciel ! mistress Todgers !… »

« La direction d’un établissement tel que celui-ci, dit Mme Todgers, fait bien des ravages dans les traits. Rien que le jus de viande suffit pour vous vieillir de vingt ans, je vous l’assure.

– Grand Dieu !… s’écrièrent les deux demoiselles Pecksniff.

– L’anxiété que cause cet ingrédient, mes chères amies, tient continuellement l’esprit à la torture. Il n’existe pas dans le cœur humain de passion aussi forte que celles des gentlemen du commerce pour le jus de viande. Un gros morceau, c’est trop peu dire, un animal tout entier ne donnerait pas la quantité de jus de viande qu’il leur faut chaque jour à dîner. Personne ne pourrait s’imaginer, s’écria Mme Todgers en levant les yeux et secouant la tête, tout ce que j’en ai souffert.

– Juste comme M. Pinch, Mercy ! dit miss Charity. Nous avons toujours remarqué chez lui ce goût prononcé, vous rappelez-vous ?

– Oui, ma chère, dit Mercy avec un rire étouffé ; mais vous savez aussi que jamais nous ne l’avons gâté sous ce rapport.

– Vous, mes amies, comme vous avez affaire aux élèves de votre papa qui ne peuvent se servir eux-mêmes, vous êtes parfaitement à votre aise. Mais dans un établissement commercial ou tel gentleman peut vous dire, le samedi soir « Mistress Todgers, à pareil jour de la semaine prochaine, nous nous séparerons, à cause du fromage, », il n’est pas aussi aisé de maintenir la bonne intelligence. Votre papa, ajouta la brave dame, m’a fait l’amitié de m’inviter à partager aujourd’hui votre promenade : si je ne me trompe, c’est pour aller voir Mlle Pinch, une parente, sans doute, du gentleman dont vous parliez tout à l’heure, n’est-ce pas, mesdemoiselles ?

– Pour l’amour de Dieu, mistress Todgers, répliqua vivement la gracieuse Mercy, n’appelez pas ça un gentleman. Ma bonne Cherry, Pinch un gentleman ! Oh ! la bonne charge !

– Mauvaise enfant ! s’écria Mme Todgers en l’embrassant avec de grandes démonstrations de tendresse. Vous êtes un vrai lutin ! Ma chère miss Pecksniff, quel bonheur la gaieté de votre sœur doit causer à votre papa et à vous-même !

– C’est que, voyez-vous, reprit Mercy, Pinch est bien la plus hideuse créature qu’il soit possible de voir, avec ses yeux de grenouille ; c’est comme un ogre, ni plus ni moins ; l’être le plus laid, le plus gauche, le plus affreux, que vous puissiez imaginer. Eh bien ! c’est sa sœur chez laquelle nous allons, et je vous laisse à penser ce qu’elle doit être. Je ne pourrai pas m’empêcher de rire aux éclats, dit la charmante jeune fille. Il me sera impossible de garder mon sérieux. La seule idée de l’existence d’une Mlle Pinch suffit pour vous faire mourir de rire ; mais la voir ? oh ! bon Dieu ! »

Mme Todgers rit à gorge déployée de la gaieté de son cher amour, mais en déclarant que, pour son compte, elle avait réellement peur d’elle. Ma parole d’honneur ! miss Mercy était si railleuse !

« Qui est-ce qui est railleuse ? demanda une voix par l’ouverture de la porte entre-bâillée. J’espère bien que, dans notre famille, il n’y a rien qui ressemble à de la raillerie ! »

Et en même temps M. Pecksniff se montra avec son sourire, en disant :

« Puis-je entrer, mistress Todgers ? »

Mme Todgers jeta un cri perçant : car la petite porte de communication entre la chambre et le parloir de la pension bourgeoise étant tout ouverte, on apercevait en plein le lit-canapé dans toutes ses imperfections monstrueuses. Mais elle eut la présence d’esprit de fermer cette porte en un clin d’œil ; et, cela fait, elle dit non sans quelque confusion :

« Oh ! oui, monsieur Pecksniff, vous pouvez entrer, s’il vous plaît.

– Comment ça va-t-il aujourd’hui ? dit gaiement M. Pecksniff. Quels plans avons-nous formés ? Sommes-nous prêts à partir pour aller voir la sœur de Tom Pinch ? Ha ! ha ! ha ! ce pauvre Thomas Pinch !

– Sommes-nous prêts, répliqua Mme Todgers, en secouant la tête d’un air de mystère, à rendre une réponse favorable à l’invitation collective des bons amis de M. Jinkins ? Voilà le premier point, monsieur Pecksniff.

– Pourquoi une invitation de M. Jinkins, ma chère dame ? demanda M. Pecksniff, enlaçant d’un bras la taille de Mercy et de l’autre celle de Mme Todgers, qu’il parut prendre, par distraction, pour Charity. Pourquoi au nom de M. Jinkins ?

– Parce que c’est le plus ancien pensionnaire, et qu’en réalité, c’est lui qui mène la maison, répondit Mme Todgers avec enjouement. Voilà le pourquoi, monsieur.

– Jinkins est un homme supérieur, fit observer M. Pecksniff. J’ai conçu une grande estime pour Jinkins. Je regarde le désir qu’exprime Jinkins de faire une politesse à mes filles comme un preuve de plus des sentiments affables de Jinkins, madame Todgers.

– Eh bien ! après cela, il ne vous reste plus que peu de chose à dire, monsieur Pecksniff. Ainsi, ne cachez rien à ces chères demoiselles. »

En achevant ces paroles, elle se dégagea lestement de l’étreinte de M. Pecksniff pour embrasser elle-même miss Charity. On n’a jamais su bien exactement si elle avait en cela obéi à l’irrésistible impulsion de l’amitié qu’elle ressentait pour cette jeune personne, ou si son mouvement avait eu pour cause une ombre de mécontentement, tranchons le mot, une expression dédaigneuse que Charity avait laissé lire sur ses traits. Quoi qu’il en soit, M. Pecksniff se mit en devoir d’instruire ses filles du fait et des détails de l’invitation collective dont nous venons de parler. En résumé, les gentlemen du commerce qui formaient la moelle et la substance de ce nom collectif, c’est-à-dire comprenant plusieurs personnes ou plusieurs choses, qu’on appelait Todgers, désiraient avoir l’honneur de voir ces demoiselles à la table générale aussi longtemps qu’elles habiteraient la maison, et les suppliaient de vouloir bien embellir de leur présence le dîner du lendemain, qui était un dimanche. Il ajouta que Mme Todgers ayant consenti, pour sa part, à cette invitation, il ne demandait pas mieux que de l’accepter aussi. Il quitta donc ses filles pour aller écrire sa gracieuse réponse, tandis qu’elles s’armaient de leur plus beau chapeau pour éclipser et écraser Mlle Pinch.

La sœur de Tom Pinch était institutrice dans une famille, une famille de la haute volée, la famille du plus riche fondeur de bronze et de cuivre qu’il y eût peut-être dans le monde entier. C’était à Camberwell, dans une maison si grande et si imposante, que son extérieur seul, comme les dehors d’un château de géant, imprimait la terreur dans l’esprit du vulgaire et intimidait les plus hardis. Une large porte fermait la propriété ; tout auprès se trouvait une grosse cloche, dont la chaîne était déjà faite pour exciter l’admiration ; puis une loge spacieuse, qui, attenante au corps de logis principal, masquait peut-être la vue du dehors, mais au-dedans ne la rendait que plus imposante. À cette entrée, un grand portier faisait constante et bonne garde ; et, quand il avait accordé au visiteur le laissez-passer, il agitait une seconde grosse cloche : à cet appel paraissait, au moment précis, sur le seuil de la porte d’entrée, un grand valet de pied, qui avait sur son habit de livrée tant de longues aiguillettes qu’il passait son temps à s’accrocher, à s’enchevêtrer dans les chaises et les tables, et menait une vie de tourment, qui ne pouvait se comparer qu’au supplice d’une mouche à viande, prise au milieu d’un monde de toiles d’araignée.

Ce fut vers cette maison que M. Pecksniff, accompagné de ses filles et de Mme Todgers, se rendit d’un bon pas dans une citadine à un cheval. Après l’accomplissement des formalités préliminaires dont nous avons parlé, ils furent introduits dans la maison, et, de pièce en pièce, arrivèrent enfin à une petite chambre garnie de livres, où la sœur de M. Pinch était occupée en ce moment à donner la leçon à l’aînée de ses élèves, petite femme précoce de treize ans, qui était arrivée déjà à un tel degré d’embonpoint et d’éducation qu’il n’y avait plus rien d’enfantin chez elle, ce qui, pour ses parents et ses amis, était un grand sujet de joie.

« Des visiteurs pour miss Pinch ! » dit le valet de pied.

Ce devait être un garçon d’esprit, car il prononça ces mots d’une façon fort habile, avec une nuance distincte entre le froid respect qu’il eût mis à annoncer une visite pour la famille, et l’intérêt personnellement affectueux avec lequel il eût annoncé une visite pour le cuisinier.

« Des visiteurs pour miss Pinch ! »

Miss Pinch se leva en toute hâte. Son agitation prouvait clairement qu’elle n’était pas accoutumée à recevoir de nombreuses visites. En même temps, la jeune élève se redressa d’une manière alarmante et se disposa à prendre bonne note dans son esprit de tout ce qu’elle allait entendre et voir. Car la maîtresse de la maison était curieuse de savoir à fond l’histoire naturelle et les habitudes de l’animal nommé institutrice, et elle encourageait ses filles à lui fournir à cet égard des renseignements toutes les fois que l’occasion s’en présentait ; et certainement on ne peut nier que ce ne fût pour toutes les parties intéressées une chose louable, utile, et surtout amusante.

Il est triste d’avoir à dire, mais il faut que justice se fasse, que la sœur de M. Pinch n’était nullement laide. Au contraire, elle possédait une jolie figure, une figure douce et qui prévenait en sa faveur ; de plus, une taille délicate, fine, un peu courte, mais d’une perfection remarquable. Elle avait quelque chose, beaucoup même, de son frère, pour la naïveté de ses manières et son air de confiance timide ; mais elle était si loin d’être un monstre, ou une caricature, ou une horreur, ou quoi que ce soit de semblable, comme les deux demoiselles Pecksniff s’étaient plu à le prédire, que naturellement ces deux jeunes personnes l’envisagèrent avec une profonde indignation en s’apercevant que ce n’était point du tout là ce qu’elles étaient venues voir.

Miss Mercy, grâce à son caractère plus enjoué, sut mieux prendre son parti de ce désappointement et, en apparence du moins, elle rejeta toute impression fâcheuse en riant du bout des dents ; mais sa sœur, sans se mettre en peine de cacher son dédain, le traduisit ouvertement par ses regards. Quant à Mme Todgers, qui donnait le bras à M. Pecksniff, elle avait composé sur ses traits une sorte de grimace aimable, convenable à toute disposition d’esprit, et ne trahissant aucune ombre d’opinion.

« Ne vous troublez pas, miss Pinch, dit M. Pecksniff prenant dans l’une de ses mains, avec une certaine condescendance, celle de la jeune fille qu’il caressait de l’autre. Je viens vous voir pour tenir une promesse que j’ai faite à votre frère Thomas Pinch ; je m’appelle Pecksniff. »

L’homme vertueux avait prononcé ces paroles d’un ton solennel, comme s’il eût dit : « Jeune fille, vous voyez en moi le bienfaiteur de votre famille, le patron de votre maison, le sauveur de votre frère, qui chaque jour est nourri de la manne tombée de ma table. En conséquence, il y a dans les livres du ciel un compte courant considérable en ma faveur ; mais je n’ai pas d’orgueil, car je puis m’en passer. »

La pauvre jeune fille croyait à cela comme aux vérités de l’Évangile. Bien souvent, son frère, écrivant dans la plénitude de son cœur simple et candide, lui avait dit tout cela et mieux encore. Au moment où M. Pecksniff cessa de parler, elle pencha la tête et versa une larme sur la main du visiteur.

« Oh ! très-bien, miss Pinch ! pensa l’élève rusée ; vous pleurez devant les étrangers, comme si vous n’étiez pas contente de votre situation !

– Thomas se porte bien, dit M. Pecksniff, et vous envoie toutes ses amitiés avec cette lettre. Je n’oserais affirmer que le pauvre garçon se distingue jamais dans notre profession ; mais il a le désir de bien faire, c’est tout ce qu’on peut lui demander : c’est pourquoi nous devons patienter à son égard, comme de juste.

– Je sais qu’il a bonne volonté, monsieur, dit la sœur de Tom Pinch, et je sais aussi l’affection et les égards que vous lui témoignez pour cette raison. Aussi, ni lui ni moi ne pouvons-nous vous être assez reconnaissants, comme nous nous le répétons souvent dans nos lettres. »

Elle ajouta, en regardant gracieusement les deux sœurs :

« Je sais aussi tout ce que nous devons à ces jeunes demoiselles.

– Mes chères, dit M. Pecksniff, se tournant vers ses filles avec un sourire, la sœur de Thomas dit quelque chose que vous serez bien aises d’entendre, je pense.

– Nous ne saurions nous attribuer ce mérite, papa ! s’écria Cherry, en même temps que toutes deux informaient par un salut protecteur la sœur de Tom Pinch qu’elles lui seraient fort obligées si elle voulait bien respecter la distance de leurs rangs respectifs. La sœur de M. Pinch ne doit de reconnaissance qu’à vous seul pour les égards témoignés à son frère, et tout ce que nous pouvons en dire, c’est que nous sommes satisfaites d’apprendre qu’il est aussi reconnaissant qu’il doit l’être.

– Oh ! très-bien, miss Pinch, pensa de nouveau l’élève ; vous avez laissé échapper les mots de « frère reconnaissant. » C’est apparemment qu’il vit des bontés d’autrui !

– C’est bien aimable à vous d’être venus ici, dit la sœur de Pinch avec la simplicité et le sourire mêmes de Tom ; bien aimable, en vérité. Vous ne savez pas le plaisir que vous me faites. Il y a si longtemps que j’avais le désir de vous voir et de vous offrir de vive voix les remercîments dont votre modestie ne saurait vous défendre !

– C’est fort bien, c’est fort gracieux, fort convenable, murmura M. Pecksniff.

– Ce qui me rend heureuse aussi, dit Ruth Pinch, qui, une fois la première surprise passée, était devenue communicative et gaie, et qui, dans la bonté de son cœur, aimait à voir toute chose sous le jour le plus favorable, car c’était le vrai pendant du caractère de Tom ; oui, ce qui me rend bien heureuse, c’est de penser que vous pourrez lui dire dans quelle excellente position je suis ici, et combien il serait inutile qu’il regrettât jamais de me savoir livrée à mes propres ressources. Mon Dieu ! aussi longtemps que je saurai qu’il est heureux et qu’il saura que je suis heureuse, nous pourrons tous deux supporter, sans murmure ni plainte, bien plus d’épreuves que nous n’en avons eu à subir. J’en suis certaine. »

Et si jamais, par hasard, on a dit la vérité sur cette terre de mensonges, c’est bien la sœur de Tom qui croyait la dire.

« Ah ! s’écria M. Pecksniff, c’est très-juste. »

Il avait en même temps dirigé son regard vers l’élève.

« Comment vous portez-vous, ma charmante demoiselle ? demanda-t-il.

– Très-bien, je vous remercie, monsieur, répondit l’innocent petit morceau de glace.

– Quel doux visage, mes chères ! dit M. Pecksniff, se tournant vers ses filles. Quelles manières ravissantes ! »

Dès le commencement, les deux jeunes personnes étaient tombées en extase à la vue de ce rejeton d’une famille riche, qui pouvait être le moyen le plus facile et le plus prompt d’arriver jusqu’à ses parents. Mme Todgers s’écria qu’elle n’avait jamais contemplé de figure aussi angélique. « Mon Dieu ! dit la bonne femme, il ne lui manque qu’une paire d’ailes pour être un petit carabin ! » Elle voulait dire sans doute un petit chérubin.

« Si vous voulez bien remettre ceci à vos illustres parents, mon aimable petite amie, dit M. Pecksniff, tirant une de ses cartes-prospectus, et leur apprendre que mes filles et moi…

– Et Mme Todgers, p’pa, dit Mercy.

– Et Mme Todgers, de Londres, ajouta M. Pecksniff ; que mes filles et moi, et Mme Todgers, de Londres, nous n’avons nullement l’intention de les importuner, notre but ayant été tout simplement de voir quelques instants miss Pinch, dont le frère est un jeune homme employé chez moi ; mais que je regretterais de quitter cette demeure sans payer mon humble tribut, en ma qualité d’architecte, à la correction, à l’élégance, au goût parfait de son propriétaire, et à l’exquise appréciation qu’il me semble faire du bel art à la culture duquel j’ai voué ma vie, et dont la gloire et le progrès m’ont coûté le sacrifice d’une fortune, je vous serai infiniment obligé.

– Les compliments de madame pour miss Pinch, dit le valet de pied, qui reparut tout à coup en parlant juste sur le même ton qu’auparavant. Madame désire savoir ce que mademoiselle est en train d’apprendre en ce moment.

– Oh ! dit M. Pecksniff, voici le jeune homme. C’est lui qui va se charger de ma carte. Avec mes compliments, s’il vous plaît, jeune homme. Mes chères, nous interrompons le cours des études. Retirons-nous. »

Mme Todgers causa un moment de confusion en fouillant à la hâte dans son petit cabas et présentant au « jeune homme » une de ses cartes qui, outre certaines informations détaillées relatives aux conditions de la pension du Commerce, portait au bas une note par laquelle M. T. prenait la liberté de remercier les gentlemen qui l’avaient honoré de leur confiance et les priait de vouloir bien, s’ils étaient satisfaits de la table, la recommander à leurs amis. Mais M. Pecksniff, avec une admirable présence d’esprit, escamota ce document et le mit dans sa poche.

Puis il dit à miss Pinch, avec un air de condescendance et de familiarité plus marqué encore qu’auparavant, car il était bon de faire bien sentir au valet de pied qu’il voyait en eux, non pas les amis, mais bien les patrons de l’institutrice :

« Bonjour, bonjour. Que Dieu vous garde ! Vous pouvez compter que je continuerai de protéger votre frère Thomas. Soyez tranquille à cet égard, miss Pinch !

– Je vous remercie mille fois ! dit la sœur de Tom avec toute la chaleur de son cœur.

– De rien, répliqua-t-il en lui donnant de petites tapes sur la main. Ne parlons pas de cela. Vous me fâcherez si vous insistez. Ma douce enfant (ceci s’adressait à l’élève), adieu !… La charmante créature… dit M. Pecksniff, en dirigeant son regard pensif vers le valet de pied, comme s’il était question de lui ; c’est comme une vision brillante qui vient d’embellir la route de mon existence. Je ne l’oublierai pas de longtemps. Mes chères, êtes-vous prêtes ? »

Elles n’étaient pas tout à fait prêtes, car elles étaient occupées encore à faire des mamours à l’élève. Enfin, elles se décidèrent à partir, et, passant devant miss Pinch avec une arrogante inclination de tête et un salut aussitôt achevé que commencé, elles se précipitèrent en avant.

Ce fut, pour le valet de pied, une tâche assez difficile que de conduire jusqu’au dehors les visiteurs. En effet, M. Pecksniff éprouvait tant de jouissance à apprécier la splendeur de la maison, qu’il ne pouvait s’empêcher de s’arrêter sans cesse, surtout lorsqu’ils se trouvèrent près de la porte du parloir, et d’exprimer son admiration à haute voix et en termes techniques. Le fait est que, du cabinet d’étude au gros mur de façade de la maison, il débita tout un cours familier de science architecturale appliquée aux maisons d’habitation, et il n’en était encore qu’aux prémisses de son éloquence, quand la compagnie arriva au jardin.

« Si vous regardez bien, dit M. Pecksniff descendant à reculons les marches du perron, en tournant la tête de côté et fermant à demi les yeux pour mieux saisir les proportions de l’extérieur, si vous regardez bien, mes chères, la corniche qui supporte l’entablement, et si vous observez la légèreté de sa construction, particulièrement du côté où elle contourne l’angle sud du bâtiment, vous trouverez comme moi… Comment vous portez-vous, monsieur ? Bien, j’espère ! »

En effet, il s’interrompit pour saluer avec beaucoup de politesse un gentleman entre deux âges, qui se trouvait à une fenêtre d’un étage supérieur. S’il lui adressait quelques mots, ce n’était pas qu’il pût espérer de se faire entendre, car la chose était impossible, à la distance où était ce gentleman, mais c’était un accompagnement naturel et convenable de son salut.

« Je ne doute point, mes chères, dit M. Pecksniff, faisant semblant de montrer du doigt d’autres merveilles, que ce ne soit là le propriétaire. Je serai charmé de le connaître. Cela peut servir. Est-ce qu’il regarde de ce côté, Charity ?

– Il ouvre la fenêtre, p’pa !

– Ha ! ha ! s’écria gaiement M. Pecksniff ; ça va bien ! Il a reconnu que je suis du métier. Il m’a entendu tout à l’heure, sans nul doute. Ne regardez pas !… Quant aux piliers cannelés, mes chères…

– Holà ! hé ! cria le gentleman.

– Monsieur, votre serviteur, dit M. Pecksniff, ôtant son chapeau. Je suis heureux de faire votre connaissance.

– Ne marchez pas sur le gazon, s’il vous plaît ! hurla le gentleman.

– Je vous demande pardon, monsieur, dit M. Pecksniff, qui croyait n’avoir pas bien entendu. Vous dites… ?

– Ne marchez pas sur le gazon ! répéta vivement le gentleman.

– Nous n’avons pas du tout l’intention d’être indiscrets, monsieur, dit M. Pecksniff, essayant un sourire.

– Cela n’empêche pas que vous l’êtes, répliqua l’autre ; et de la pire espèce, des violateurs du droit de propriété. Est-ce que vous ne voyez pas une allée sablée ? Pour qui croyez-vous qu’elle soit faite ?… Qu’on ouvre la porte là-bas, et qu’on me mette ces gens-là dehors ! »

Après ces paroles, il referma la fenêtre et disparut.

M. Pecksniff remit son chapeau sur sa tête, et regagna sa citadine avec un grand calme et dans un profond silence, regardant les nuages d’un air de profond intérêt, tout en marchant. Après avoir aidé ses filles et Mme Todgers à monter dans la voiture, il resta quelques moments à considérer la citadine, comme s’il ne savait pas au juste si c’était une voiture ou un temple, car ses pensées étaient tout à Dieu ; et, quand il fut enfin suffisamment édifié là-dessus, il prit sa place, étendit ses mains sur ses genoux, et sourit à ses trois compagnes de route.

Cependant ses filles, moins résignées, s’abandonnèrent au torrent de leur indignation. « Voilà ce que c’est, disaient-elles, que de montrer de la bienveillance à des créatures telles que les Pinch ! Voilà ce que c’est que de s’abaisser pour se mettre à leur niveau ! Voilà ce que c’est que de se donner l’humiliation d’avoir l’air de connaître des jeunes personnes aussi effrontées, hardies, rusées et désagréables que celle-là ! » Elles s’y étaient bien attendues. Le matin même, elles l’avaient prédit à Mme Todgers, qui pouvait en rendre témoignage. Le propriétaire de la maison, en les prenant pour des amis de Mlle Pinch, les avait traités en conséquence. Il ne pouvait pas faire autrement : ce n’était que trop juste. À quoi elles ajoutèrent (par une petite contradiction) qu’il fallait que cet homme fût une brute et un ours mal léché ; et alors elles fondirent en un déluge de larmes qui roula dans ses flots toutes les épithètes les plus violentes.

Peut-être miss Pinch était-elle bien plus innocente de toute cette mésaventure que le petit chérubin qui, sitôt après le départ des visiteurs, s’était hâté d’aller faire son rapport au quartier général, en racontant tout au long comme quoi ces étrangers avaient eu l’audace de la charger du message qu’ils avaient confié ensuite au valet de pied : outrecuidance qui, jointe aux remarques déplacées de M. Pecksniff sur la maison, pouvait avoir contribué à l’expulsion un peu brusque des visiteurs. La pauvre miss Pinch, cependant, eut à supporter le feu de deux camps : car la mère du séraphin la gronda si durement pour avoir des connaissances si vulgaires, que la sœur de Tom ne put que se réfugier toute en pleurs dans sa chambre, sans trouver dans sa cordialité naturelle et sa soumission, ni dans le plaisir d’avoir vu M. Pecksniff et reçu une lettre de son frère, un remède suffisant contre son chagrin.

Quant à M. Pecksniff, il leur dit dans la citadine qu’une bonne action porte en soi sa récompense, et il leur donna même à entendre que, loin de s’en repentir, il regrettait presque qu’on ne l’eût pas mis à la porte à coups de pied dans le derrière : il n’en aurait que plus de mérite. Mais, il avait beau dire, les jeunes demoiselles, loin d’admettre cette consolation, ne cessèrent de jeter des cris furieux durant tout le retour, et même elles laissèrent percer une ou deux fois le vif désir d’attaquer la dévouée Mme Todgers : car elles étaient secrètement portées à accuser de leur humiliation sa tournure grotesque, et surtout sa carte ridicule et son cabas.

Ce soir-là, la maison Todgers était en grande rumeur. D’une part, on y faisait un excédant d’apprêts domestiques pour le lendemain ; de l’autre, tous les samedis soir, il y avait toujours plus de mouvement, grâce aux allées et venues des blanchisseuses qui, à diverses heures, apportaient en petit paquet, avec la note attachée dessus par une épingle, le linge des gentlemen. Les samedis, il y avait toujours, jusqu’à minuit au moins, un grand bruit de socques sur l’escalier ; on voyait aussi de fréquentes apparitions de lumières mystérieuses dans le vestibule ; la pompe était toujours en exercice, et on entendait à chaque instant retentir sur le seau la poignée de fer. De temps en temps, d’aigres altercations s’élevaient entre Mme Todgers et des femmes que personne ne voyait jamais au fond de leurs cuisines souterraines ; il arrivait aussi des bruits de menus objets de ménage en fer, et de quincaillerie qu’on lançait à la tête du jeune concierge. Le samedi, ce jouvenceau avait coutume de relever jusqu’aux épaules les manches de sa chemise, et de courir toute la maison avec un tablier de grosse serge verte ; c’était aussi le samedi, plus que les autres jours (justement parce qu’on avait ce jour-là plus à faire), qu’il éprouvait une forte tentation d’aller faire des excursions aventureuses dans les ruelles du voisinage, pour y jouer au saut-de-mouton et autres divertissements avec des vagabonds, jusqu’à ce qu’on vînt le rattraper pour le ramener à la maison par les cheveux ou par le bout de l’oreille. En un mot, le jeune concierge était un des épisodes remarquables par les incidents particuliers du dernier jour de la semaine dans la maison Todgers.

Telles étaient ses dispositions, surtout le samedi soir dont nous venons de parler, et il se plaisait à honorer les demoiselles Pecksniff d’une foule d’interpellations. Rarement passait-il devant la chambre particulière de Mme Todgers, où les deux sœurs étaient seules, assises devant le feu, et travaillaient à la lueur d’une chandelle unique et solitaire, sans avancer sa tête et les saluer de compliments dans le genre suivant : « C’est donc encore vous ! Fi ! que c’est laid ! » et autres aimables gaietés de ce genre.

« Dites donc, mesdemoiselles, leur dit-il à demi-voix dans une de ses allées et venues, il y aura de la soupe demain. Elle est en train de la faire. Est-ce qu’elle y met de l’eau ?… Oh ! non, c’est le chat ! »

En allant répondre à un coup de marteau donné en bas, il fourra de nouveau sa tête à l’entrée de la chambre.

« Dites donc, il y aura demain de la volaille. Et de la volaille qui n’est pas décharnée. Oh ! non, c’est le chat ! »

Plus tard, il cria par le trou de la serrure :

« Dites donc, il y aura demain du poisson. Il est tout frais, il arrive… il arrive le maquereau. N’en mangez pas, toujours ! »

Et il se sauva après avoir jeté cet avis lugubre.

Il ne tarda pas à revenir mettre la nappe pour le souper. Il avait été convenu entre Mme Todgers et les deux demoiselles que celles-ci se partageraient une côtelette de veau et la mangeraient dans l’appartement particulier de cette dame. Le jeune portier, voulant faire l’agréable et amuser les deux sœurs, plongea dans sa bouche la chandelle allumée, pour leur faire voir que sa figure avait l’air d’un transparent. Après avoir accompli ce haut fait, il passa aux devoirs de son emploi, donnant du lustre à chacun des couteaux qu’il posait sur la table, en mouillant la lame avec son haleine, puis la frottant avec le tablier vert. Enfin, tous les préparatifs terminés, il adressa aux deux sœurs un rire grimaçant, et leur donna à entendre que le repas qui allait être servi serait « un peu bien épicé. »

« Sera-ce bientôt prêt, Bailey ? demanda Mercy.

– Oui, dit Bailey, il est cuit. Au moment où je suis venu ici, elle piquait, avec sa fourchette, les meilleurs morceaux pour y goûter. »

Mais à peine avait-il prononcé ces paroles, qu’il reçut sur la tête un compliment manuel qui l’envoya tout chancelant contre le mur. Mme Todgers, le plat à la main, lui apparut pleine d’indignation.

« Oh ! petit drôle ! dit-elle. Mauvais garnement, menteur que vous êtes !

– Pas plus drôle que vous, répliqua Bailey, garant sa tête, d’après un principe inventé par le boxeur Thomas Cribb. Venez-y donc ! Recommencez, vous verrez.

– C’est l’enfant le plus terrible, dit Mme Todgers, posant le plat sur la table. J’ai toujours à m’en plaindre. Les gentlemen le gâtent tellement et lui apprennent de si vilaines choses, que j’ai bien peur qu’il ne se corrige jamais que sur l’échafaud.

– Oui-da ! cria Bailey. Aussi, pourquoi me mettez-vous toujours de l’eau dans ma bière, pour détruire ma constitution ?

– Descendez, mauvais sujet ! dit Mme Todgers, tenant la porte ouverte. M’entendez-vous ? Allez-vous-en ! »

Après deux ou trois feintes adroites il partit, et on ne le revit plus de toute la soirée, sauf une fois qu’il apporta des gobelets avec de l’eau chaude, et qu’il effraya beaucoup les deux demoiselles Pecksniff, en louchant horriblement derrière Mme Todgers, qui ne se doutait de rien. Satisfait d’avoir donné cette satisfaction à ses sentiments outragés, il se retira dans son souterrain. Là, en compagnie d’un essaim de blattes d’Afrique et d’une chandelle de suif, il employa ses facultés intellectuelles à nettoyer des bottes et brosser des habits jusqu’à une heure avancée de la nuit.

Ce jeune domestique, qui s’appelait réellement, à ce qu’il paraît, Benjamin, était plus connu sous une grande variété de noms. Benjamin, par exemple, avait été converti en Oncle Ben ; puis, par corruption, était devenu Oncle ; d’où, par une transition facile, il s’était métamorphosé en Barnwell, d’après le souvenir d’un gentleman qui fut assassiné par son propre neveu Georges, tandis qu’il méditait dans son jardin à Camberwell. Les pensionnaires de la maison Todgers avaient, en outre, l’habitude plaisante de lui appliquer, selon les circonstances, le nom d’un malfaiteur célèbre ou d’un ministre fameux ; et parfois, quand les événements du jour manquaient d’intérêt, on fouillait les pages de l’histoire pour y recueillir un supplément de sobriquets. À l’époque de notre récit, le jeune concierge était généralement appelé Bailey junior, par contraste sans doute avec Old-Bailey4, et peut-être aussi parce que ce nom rappelait le souvenir d’une malheureuse dame ainsi nommée qui, dans la faveur de sa vie, s’était périe de ses propres mains : il est vrai qu’elle a été immortalisée par une ballade.

C’était habituellement à trois heures qu’on dînait le dimanche à la pension Todgers : heure commode pour tout le monde ; pour Mme Todgers, à cause du boulanger ; pour les gentlemen aussi qu’appelaient au dehors leurs engagements de l’après-midi. Mais, le dimanche où les deux sœurs Pecksniff devaient faire pleinement connaissance avec la pension Todgers et sa société, le dîner fut remis à cinq heures, pour que les préparatifs fussent dignes du but qu’on se proposait.

Quand le moment fut proche, Bailey junior, ayant l’air très-affairé, parut dans un costume flottant, cinq fois trop large pour lui ; en particulier, il avait une chemise d’une si belle ampleur qu’elle lui fit donner sur-le-champ, par un de ces messieurs qui était étonnant pour son esprit d’à-propos, le sobriquet de Col-Haut. À cinq heures moins le quart environ, une députation, composée de M. Jinkins et d’un autre gentleman nommé Gander, frappa à la porte de la chambre de Mme Todgers et, ayant été présentée en règle aux deux demoiselles Pecksniff par leur père qui attendait ces messieurs, sollicita l’honneur de conduire au premier étage miss Charity et miss Mercy.

Le salon de la maison Todgers ne ressemblait en rien aux salons ordinaires : on n’aurait jamais pu croire que c’en fût un, à moins d’en être prévenu par une personne obligeante qui fût dans le secret. Il était planchéié de haut en bas, avec un plafond en papier coupé en deux par une poutre. Outre les trois petites fenêtres, devant lesquelles étaient rangées autant de chaises et qui commandaient le vestibule d’en face, il y avait une autre fenêtre indépendante de tout ce qui l’entourait, et qui avait vue sur la chambre à coucher de M. Jinkins. En haut et tout le long d’un des côtés du mur était une imposte de carreaux de vitre à deux rangs, destinée à éclairer l’escalier. Il y avait les plus drôles de petits placards qu’on pût voir, de toute forme, hexagones, octogones ou pentagones, découpés dans la boiserie, et ajustés à des dessous d’escalier ; la porte elle-même, peinte en noir, avait en haut deux grands yeux de verre ornés chacun, au centre, d’une pupille verte, indiscrète, qui espionnait ce qui se passait.

C’est là que tous les gentlemen étaient réunis. Il y eut un cri général : « Écoutez ! écoutez ! » et : « Bravo, Jink ! » quand M. Jinkins fit son entrée avec miss Charity à son bras. Ce cri devint frénétique, quand on vit M. Gander qui venait à la suite escortant Mercy. M. Pecksniff formait l’arrière-garde avec Mme Todgers.

Alors eurent lieu les présentations. En voici l’ordre et la marche : D’abord et d’un, un gentleman qui faisait du sport sa spécialité, et proposait aux éditeurs de journaux du dimanche certaines questions de jockey-club qui n’étaient pas commodes, je vous en réponds ; vous n’aviez qu’à demander à ses amis. Un gentleman que sa vocation poussait vers le théâtre, et qui eût obtenu un début autrefois, n’était la méchanceté de la nature humaine qui avait mis des bâtons dans les roues. Un gentleman orateur, qui était fort sur les speach. Un gentleman qui se piquait de littérature ; il écrivait entre autres choses des satires personnelles et connaissait le côté faible de chaque caractère, excepté le sien. Un dilettante… Un fumeur… Un gastronome… Plusieurs joueurs de whist… Pas mal de joueurs de billard et d’amateurs de paris, tous, à ce qu’il paraît, doués d’un certain goût pour le commerce, car ils étaient de manière ou d’autre lancés dans le mouvement commercial ; ce qui ne les empêchait pas d’avoir, avec cela, des goûts prononcés pour le plaisir. M. Jinkins avait les allures d’un fashionable ; il fréquentait régulièrement les parcs le dimanche, et connaissait de vue un grand nombre d’équipages. Il parlait aussi mystérieusement de femmes magnifiques, et on le soupçonnait de s’être compromis avec une comtesse. M. Gander avait un tour d’esprit ingénieux : c’est lui qui avait inventé la plaisanterie de « Col-Haut, » plaisanterie qui avait obtenu le plus grand succès et qui, passant de bouche en bouche sous le nom de : « la dernière de Gander, » circulait dans toute la chambre avec de grands applaudissements. Nous devons ajouter que M. Jinkins était de beaucoup le plus âgé de la compagnie. Il avait quarante ans et tenait les livres d’un marchand de poissons. C’était aussi le plus ancien pensionnaire ; et, en vertu de son double droit d’aînesse, c’était lui qui menait la maison, comme l’avait dit Mme Todgers.

Le dîner se fit considérablement attendre. La pauvre Mme Todgers, réprimandée en confidence par M. Jinkins, ne faisait qu’aller et venir pour voir ce qui causait ce retard ; elle recommença plus de vingt fois le même manège, revenant sans cesse sur ses pas sans savoir pourquoi, avant même d’être sortie. Cependant la conversation générale n’en souffrait pas : car un gentleman, voyageur pour la parfumerie, avait exhibé une intéressante babiole, espèce de savonnette qu’il rapportait d’une récente tournée en Allemagne ; et, de son côté, le gentleman littéraire récitait, sur la demande générale, quelques strophes satiriques qu’il venait de composer contre le réservoir situé derrière la maison, qui s’était permis de geler dans les derniers froids. Ces divertissements, avec la conversation mêlée qui en était la suite naturelle, firent passer très-gaiement le temps, jusqu’à ce qu’enfin Bailey junior annonça le dîner en ces termes :

« Les vivres sont servis ! »

À ce signal, tout le monde descendit aussitôt à la salle du festin. Quelques-uns des plus facétieux, parmi ceux qui fermaient la marche, prirent sous le bras des gentlemen en guise de dames, pour parodier la bonne fortune des deux cavaliers des demoiselles Pecksniff.

M. Pecksniff dit les grâces, une courte et pieuse prière pour invoquer la bénédiction céleste en faveur de l’appétit des convives, et recommander aux soins de la Providence les infortunés qui n’ont pas de quoi manger, l’affaire de la Providence étant de s’occuper d’eux, à ce que disait la prière. Ensuite, ils se mirent à dîner avec moins de cérémonie que d’appétit. La table ployait sous le poids, non-seulement des mets délicats annoncés d’avance aux demoiselles Pecksniff par le jeune concierge, mais encore du bœuf bouilli, du veau rôti, du lard, des pâtés, et d’une quantité de ces légumes nutritifs que les maîtres de pensions bourgeoises connaissent et estiment pour leurs qualités utiles. En outre, il y avait de nombreuses bouteilles de bière forte, de vin, d’ale et d’autres sortes de boissons excitantes, exotiques ou indigènes.

Tout cela était fort agréable aux deux demoiselles Pecksniff, qui, assises chacune au bout de la table, à la droite et à la gauche de M. Jinkins, se voyaient l’objet de tous les hommages, et qui, de minute en minute, étaient invitées par quelque nouvel admirateur à vouloir bien accepter une santé. Jamais elles n’avaient été si gaies et si animées dans la conversation. Mercy, pour sa part, brillait d’un incomparable éclat, et elle disait tant de belles choses dans ses vives réparties, qu’on s’accordait à la considérer comme un prodige. En résumé, ainsi que le dit cette jeune personne, « elles voyaient bien enfin, sa sœur et elle, qu’elles étaient à Londres. »

Leur ami Bailey s’associait pleinement aux sentiments des deux demoiselles Pecksniff ; et, fidèle à son rôle protecteur, il donnait à leur appétit tous les encouragements possibles. Quand il pouvait le faire sans attirer l’attention générale, il avait soin de régaler ses jeunes amies de mouvements de tête, de clignements d’yeux et autres signes d’intimité, et de temps en temps il se grattait le nez avec un tire-bouchon, emblème des présentes bacchanales ; et vraiment la verve spirituelle des deux demoiselles Pecksniff et les inquiétudes que causait à Mme Todgers l’appétit formidable des convives, étaient peut-être moins remarquables encore que l’aplomb de ce drôle de corps qui ne s’effrayait de rien et ne se laissait jamais déconcerter. Si quelque pièce de vaisselle, assiette ou autre, venait à lui glisser des mains (et ce n’était pas rare), il la laissait aller avec une bonne grâce parfaite, sans jamais ajouter aux pénibles émotions de la compagnie en émettant le moindre regret. Il ne s’avisait pas non plus, en courant précipitamment çà et là, de troubler le repos des convives, comme c’est l’habitude des domestiques bien dressés : au contraire, sentant bien qu’il ne pouvait rendre que des services insuffisants à tant de monde, il laissait les gentlemen prendre eux-mêmes tout ce dont ils avaient besoin, et ne s’éloignait guère de la chaise de M. Jinkins, derrière laquelle il s’était planté, les mains dans les poches, les jambes écartées, riant le premier de tout ce qui se disait, et jouissant pleinement de la conversation.

Le dessert fut splendide, et pas de temps d’arrêt. Les assiettes à pouding se lavaient à mesure dans un petit baquet derrière la porte, tandis qu’on mangeait le fromage ; et, si elles étaient encore humides et chaudes par suite de cette opération, elles n’en étaient pas moins prêtes à temps pour reparaître sur la table au moment opportun. Des litres d’amandes, des douzaines d’oranges, des livres de raisins secs, des tas de pruneaux, des assiettes à soupe toutes pleines de noix. Oh ! la maison Todgers, quand elle voulait, faisait bien les choses, n’ayez pas peur !

On servit aussi des vins : vins rouges, vins blancs ; puis un grand bol de punch, préparé par les soins du gentleman gastronome, qui conjura les demoiselles Pecksniff d’excuser les modestes dimensions de ce vase, disant qu’il y avait en réserve les matériaux nécessaires pour brûler une demi-douzaine de bols de punch de la même grandeur. Bon Dieu ! comme elles se mirent à rire ! et comme elles toussèrent en goûtant le punch, parce qu’il était trop fort ! Et comme derechef elles rirent aux éclats quand quelqu’un insinua que, sauf la couleur, on eût pu se tromper et prendre ce punch pour du lait, vu son innocence ! Quel cri énergique de «  Non ! non ! » poussé par les gentlemen, quand les demoiselles Pecksniff supplièrent M. Jinkins de faire mettre dans ce punch un peu d’eau chaude ! et, comme en rougissant, chacune d’elles peu à peu parvint à boire tout son verre jusqu’à la lie !

Mais voici le moment solennel.

« Le soleil, a dit M. Jinkins, va bientôt quitter le firmament. »

Quel homme comme il faut que ce Jinkins !… Jamais embarrassé !

« Miss Pecksniff ! dit doucement Mme Todgers ; voulez-vous…

– Ô ciel ! rien de plus Mme Todgers, rien de plus. »

Mme Todgers se lève ; les deux demoiselles Pecksniff se lèvent ; tout le monde se lève. Miss Mercy Pecksniff cherche à ses pieds son écharpe. Où est-elle ? mon Dieu, où peut-elle être ? La douce jeune fille, elle l’avait, son écharpe, non sur ses belles épaules, mais autour de sa taille ondoyante. Une douzaine de mains s’empressent de lui offrir leurs services. Elle est toute confuse. Le plus jeune gentleman de la compagnie, jaloux comme un tigre, a soif du sang de Jinkins. Mercy bondit et rejoint sa sœur à la porte. Charity a enlacé de son bras la taille de Mme Todgers. De l’autre bras, elle entoure le corsage de sa sœur. Ô Diane, chaste Diane, quel tableau !… On ne voit plus qu’une ombre… un petit saut, et l’ombre a passé la porte.

« Messieurs, buvons à la santé des dames ! »

L’enthousiasme est formidable. Le gentleman à l’esprit satirique se lève, et laisse tomber de ses lèvres un flux d’éloquence qui renverse tout sur son passage. Il rappelle qu’il y a un toast à porter, un toast auquel on ne manquera pas de répondre. Ici se trouve, devant ses yeux, un individu envers lequel on a contracté une dette de reconnaissance. Oui, il le répète, une dette de reconnaissance. Nos natures, âpres et rudes, ont été adoucies et améliorées aujourd’hui par la société de femmes aimables. « Il y a, dans la société ici présente, un gentleman que deux femmes accomplies et délicieuses contemplent avec vénération, comme la source de leur existence. Oui, messieurs, déjà quand ces deux demoiselles balbutiaient un langage à peine intelligible, elles appelaient cet individu : « Père ! » Ici, applaudissements unanimes. L’orateur ajoute : « C’est M. Pecksniff ! Dieu le bénisse ! » Tous échangent des poignées de main avec M. Pecksniff, tous font honneur au toast. Le plus jeune gentleman de la compagnie boit en tressaillant, car il comprend quelle mystérieuse influence entoure l’homme qui peut appeler du nom de fille cette créature à l’écharpe rose.

Qu’a dit M. Pecksniff en réponse ? ou plutôt, car c’est là la question, que n’a-t-il pas dit ? rien. On redemande du punch ; il est apporté, il est bu. L’enthousiasme va croissant. Chacun se montre ouvertement avec son caractère. Le gentleman à la vocation théâtrale déclame. Le gentleman dilettante régale la compagnie d’une chanson. Gander laisse le Gander de toutes les fêtes précédentes à cent lieues derrière lui. Il se lève pour proposer un toast. « À la santé du Père de la maison Todgers ! » C’est leur ami commun Jink, autrement dit le vieux Jink, si l’on veut bien permettre qu’il lui donne cette dénomination familière et tendre. Le plus jeune gentleman de la compagnie pousse une dénégation féroce. Il ne le veut pas ! il ne le supportera pas ! cela ne doit pas être ! Mais le secret de sa rage profonde reste incompris. On suppose qu’il est un peu en train, et personne ne prend garde à lui.

M. Jinkins remercie ses amis de tout son cœur. C’est, à mille égards, le plus beau jour de son humble vie. En promenant ses yeux autour de lui, il sent que les paroles lui manquent pour exprimer sa reconnaissance. Il ne dira qu’une chose. Ce qu’il espère, c’est qu’il a été bien démontré que la maison Todgers ne s’est pas démentie, et que dans l’occasion elle savait se montrer avec autant d’avantage que ses rivales, et peut-être plus. Il leur rappelle, au bruit d’un tonnerre d’applaudissements, qu’ils ont pu entendre parler d’un établissement analogue dans Cannon-Street, et qu’on en fait l’éloge. Il désire écarter les comparaisons qui sentiraient l’envie ; il serait le dernier à se les permettre : « Mais, ajoute-t-il, quand cet établissement de Cannon-Street sera en mesure de produire une combinaison de l’esprit et de la beauté, comme celle qui aujourd’hui a honoré cette table, et de servir (tout considéré), un dîner tel que celui que nous venons de prendre, je serai heureux de lui dire deux mots : jusque-là, messieurs, je ne bouge pas de la maison Todgers. »

Ici l’on redemande encore du punch ; l’enthousiasme redouble avec les discours. On porte la santé de chacune des personnes de la compagnie, sauf celle du plus jeune gentleman. Il est assis à part, le coude appuyé sur le dossier d’une chaise vide, regardant Jinkins d’un air dédaigneux. Gander, dans un discours frénétique, propose la santé de Bailey junior : on entend des hoquets, un verre se brise. M. Jinkins émet l’avis qu’il est temps d’aller rejoindre les dames. Pour couronner les toasts, il en propose un à Mme Todgers. Mme Todgers mérite bien des honneurs particuliers (écoutez ! écoutez !) Oui, elle les mérite, on n’en saurait douter. Quels que soient les sujets de plainte qu’on puisse avoir quelquefois contre elle, il n’est, en ce moment, personne de la compagnie qui ne voulût mourir pour la défendre.

Les voilà qui remontent. Ils n’étaient pas attendus si tôt, car Mme Todgers dort sur sa chaise, miss Charity ajuste ses cheveux, et Mercy, qui s’est fait un sofa d’un des sièges d’entre-croisées, s’y est établie dans une gracieuse attitude de repos. Elle se lève en toute hâte ; mais M. Jinkins la supplie, au nom de tous, de ne point changer de position. Elle paraît ainsi trop poétique et trop séduisante, remarque-t-il, pour se déranger. Elle rit, cède, s’évente et laisse tomber son éventail ; tout le monde se précipite pour le ramasser. Reconnue, d’un consentement unanime, la reine de beauté, elle devient cruelle et fantasque ; elle envoie des gentlemen porter à d’autres gentlemen des messages qu’elle oublie avant que les premiers soient revenus avec la réponse ; elle imagine mille tortures qui mettent leurs cœurs en morceaux. Bailey, sur ces entrefaites, apporte le thé et le café. Un petit cercle d’admirateurs entoure Charity ; mais seulement ceux qui ne peuvent arriver jusqu’à sa sœur. Le plus jeune gentleman est pâle, mais calme, et il reste assis à part, car il se plaît à nourrir sa passion dans ses méditations secrètes, et son âme se tient à l’écart des divertissements bruyants. Mercy, d’ailleurs, lui tient compte de sa présence et de son adoration. Il le devine à l’éclair qui jaillit parfois du coin de sa prunelle. Prends garde, Jinkins, de pousser bientôt à un accès de frénésie un homme désespéré !

M. Pecksniff était monté à la suite de ses jeunes amis et s’était assis près de Mme Todgers. Il avait renversé une tasse de café sur ses jambes, sans paraître se douter de cet accident ; et il ne s’aperçoit même pas qu’il a une sandwiche sur son genou.

« Et comment se sont-ils conduits là-haut, avec vous, monsieur ? demanda la maîtresse de la pension.

– D’une manière telle, ma chère dame, répondit M. Pecksniff, que je ne pourrai jamais y penser sans émotion ou me le rappeler sans verser une larme. Ô madame Todgers !…

– Juste ciel ! s’écria la dame. Comme vous paraissez abattu.

– Je suis homme, ma chère dame, dit M. Pecksniff versant des larmes et parlant avec une certaine difficulté ; mais je suis également père. Je suis veuf aussi. Mes sentiments, madame Todgers, ne veulent pas se laisser étouffer, comme les jeunes enfants dans la Tour5. Ils ont grandi avec le temps, et plus je presse l’oreiller sur eux, plus ils reparaissent par les coins. »

Tout à coup il aperçut la tartine beurrée collée à son genou, et la regarda fixement, secouant la tête pendant ce temps d’un air imbécile et consterné, comme s’il voyait, dans ce débris, l’image de son mauvais génie, et qu’il se crût obligé de lui adresser des reproches de ses tentations intempestives :

« Elle était belle, madame Todgers, dit-il, tournant vers l’hôtesse son œil terne sans autre préliminaire ; elle avait un peu de fortune.

– Je le sais, s’écria Mme Todgers avec une grande sympathie.

– Voici ses deux filles, » dit M. Pecksniff, montrant les jeunes demoiselles avec un redoublement d’émotion.

Mme Todgers n’en doutait aucunement.

« Mercy et Charity, Charity et Mercy ! Ce ne sont pas là des noms profanes, j’espère ?

– Monsieur Pecksniff !… s’écria Mme Todgers. Quel sourire funèbre !… Seriez-vous malade, monsieur ? »

Il appuya sa main sur le bras de Mme Todgers, et répondit d’une manière solennelle avec une voix douce :

« C’est chronique.

– Colique ? s’écria la dame d’un ton d’effroi.

– Chro-nique, répéta-t-il avec quelque difficulté. Chronique. Une maladie chronique. J’en suis victime depuis mon enfance. Elle me conduira au tombeau.

– Dieu nous en garde ! s’écria Mme Todgers.

– Oui, dit M. Pecksniff, ferme dans le désespoir. Après tout, je n’en suis pas fâché… Vous ressemblez à ma défunte madame Todgers.

– Ne me serrez donc pas tant, je vous prie, monsieur Pecksniff. Si quelqu’un des gentlemen nous observait !…

– C’est pour l’amour d’elle, dit M. Pecksniff. Permettez-le, en l’honneur de sa mémoire. Au nom d’une voix qui sort de la tombe ! vous lui ressemblez tout à fait, madame Todgers !… Ce que c’est que ce monde !

– Ah ! cela vous plaît à dire.

– Je crains que ce ne soit un monde vain et léger, dit M. Pecksniff, se laissant aller à l’attitude penchée de l’abattement. Voyez ces jeunes gens autour de nous. Quelle conscience ont-ils de leurs devoirs ? Pas l’ombre. Donnez-moi votre autre main, madame Todgers. »

La dame hésita et dit qu’elle ne le voulait pas.

« Eh quoi ? une voix de la tombe serait-elle sans influence sur vous ? dit M. Pecksniff avec une tendresse sombre. Ceci serait irréligieux, ma chère amie !

– Non, non, dit Mme Todgers, opposant de la résistance. Réellement vous ne devez pas…

– Ce n’est pas moi, dit M. Pecksniff. Ne supposez pas que ce soit moi. C’est la voix… c’est sa voix. »

Il fallait que feu mistress Pecksniff eût eu, de son temps, une voix singulièrement forte et enrouée pour une femme, une voix qui bégayait et même, à dire vrai, une voix qui sentait un peu l’ivresse, si cette voix avait jamais ressemblé à un organe qui parlait en ce moment par la bouche de M. Pecksniff. Mais peut-être se faisait-il des illusions sur son propre compte.

« Ce jour, madame Todgers, a été un jour de plaisir, mais il a été aussi pour moi un jour de torture. Il m’a rappelé ma solitude. Que suis-je dans ce monde ?

– Un excellent gentleman, monsieur Pecksniff, dit Mme Todgers.

– Vous croyez ? Ce serait au moins une consolation.

– Il n’existe pas un homme meilleur que vous. J’en suis certaine. »

M. Pecksniff sourit à travers ses larmes et agita légèrement sa tête.

« Vous êtes bien bonne, dit-il, je vous remercie. Vous ne sauriez pas croire la satisfaction que j’éprouve, madame Todgers, à rendre les gens heureux. Le bonheur de mes élèves est mon objet principal. J’en raffole. Eux aussi raffolent de moi quelquefois.

– Toujours, dit Mme Todgers.

– Quand ils disent qu’ils n’ont pas fait de progrès, madame, ajouta M. Pecksniff en la regardant d’un air de profond mystère, et lui faisant signe d’approcher de sa bouche, quand ils disent qu’ils n’ont pas fait de progrès, madame, et que le prix de la pension était trop élevé, ils mentent !

– Il faut que ce soient de vils misérables !

– Madame, vous avez raison. J’estime en vous cette manière de voir. Un mot à l’oreille. Aux parents et aux tuteurs… Ceci est entre nous, madame Todgers ?

– Oui, entre nous.

– Aux parents et aux tuteurs s’offre en ce moment une favorable occasion qui unit les avantages de la meilleure éducation pratique architecturale au confort de la famille, et la société constante de personnes qui, dans leur humble sphère et leurs modestes capacités, remarquez bien ceci ! n’oublient pas leur responsabilité morale. »

Mme Todgers le regardait, assez embarrassée de savoir ce que ces paroles signifiaient, si même elles signifiaient quelque chose. C’était, en effet, le lecteur peut se le rappeler, la forme habituelle de la réclame de M. Pecksniff, quand il demandait un élève ; mais, pour le moment, l’avis ne semblait se rapporter à rien de particulier. Cependant, M. Pecksniff leva son doigt, comme pour avertir la dame de ne point l’interrompre.

« Connaissez-vous, madame Todgers, un père de famille ou tuteur qui désire profiter d’une occasion si précieuse pour un jeune gentleman ? On préfèrerait un orphelin. Connaissez-vous un orphelin qui puisse donner trois ou quatre cents livres sterling ? »

Mme Todgers réfléchit et secoua la tête.

« Si vous entendez parler d’un orphelin qui puisse donner trois ou quatre cents livres sterling, priez les amis de ce cher orphelin de s’adresser par lettre, franc de port, à S. P. Poste restante, Salisbury… J’ignore qui c’est, au juste… Ne vous inquiétez pas, madame Todgers, ajouta M. Pecksniff, tombant lourdement sur elle, c’est chronique ! chronique !… Faites-moi donner une petite goutte de n’importe quoi.

– Dieu nous garde, mesdemoiselles Pecksniff ! s’écria tout haut Mme Todgers, votre cher p’pa est très-mal ! »

M. Pecksniff se redressa par un effort extraordinaire, tandis que chacun courait à lui avec précipitation, et, se remettant sur ses pieds, il promena sur l’assemblée un regard empreint d’une ineffable sérénité. Petit à petit, un sourire succéda à ce regard ; un sourire doux, sans force et plein de mélancolie, un sourire aimable même dans sa souffrance. « Ne vous affligez pas, mes amis, dit-il tendrement. Ne pleurez pas pour moi. C’est chronique. »

Et en parlant ainsi, après avoir fait un vain effort pour lever ses pieds, il tomba dans le foyer de la cheminée.

Le plus jeune gentleman de la compagnie l’eut relevé en un instant. Oui, avant qu’un seul cheveu de la tête du vieillard fût brûlé, il l’avait posé sur le tapis… son père à elle !

Mercy était hors d’elle, et sa sœur également. Jinkins les consola de son mieux. D’ailleurs, tout le monde les consolait. Chacun avait quelque chose à leur dire, si ce n’est le plus jeune gentleman de la compagnie, qui avec un noble dévouement, et sans que personne prît garde à lui, avait fait le plus de besogne et garanti la tête de M. Pecksniff. Enfin, les assistants se réunirent autour du cher malade, et convinrent de le porter par l’escalier jusqu’à son lit. M. Jinkins gronda le plus jeune gentleman de la compagnie d’avoir déchiré l’habit de M. Pecksniff. Ha ! ha !… mais n’importe.

Ils portèrent en haut M. Pecksniff, tout en lançant à chaque marche des brocards au plus jeune gentleman.

La chambre à coucher était située au haut de la maison, et pour l’atteindre il n’y avait pas mal de chemin à faire ; cependant ils finirent par y arriver avec leur précieux fardeau. En route, M. Pecksniff leur demandait fréquemment à boire une petite goutte de quelque chose. Cela ressemblait à une manie. Le plus jeune gentleman de la compagnie proposa bien un verre d’eau ; mais M. Pecksniff, pour prix de ce conseil, l’accabla des épithètes les plus méprisantes.

Jinkins et Gander se chargèrent du soin de coucher le malade, et l’arrangèrent du mieux qu’ils purent en le posant sur son lit. Lorsqu’il parut disposé à s’endormir, ils le quittèrent. Mais, avant qu’ils eussent atteint le bas de l’escalier, le fantôme de M. Pecksniff, singulièrement accoutré, apparut se démenant sur le palier d’en haut. Il désirait connaître leur sentiment touchant la nature de la vie humaine.

« Mes amis, cria M. Pecksniff, plongeant son regard par-dessus la rampe, fortifions notre esprit par la discussion, par la contradiction mutuelle. Soyons moraux. Contemplons en face l’existence. Où est Jinkins ?

– Ici, répondit ce gentleman. Retournez à votre lit.

– Au lit ! s’écria M. Pecksniff. Le lit ! c’est la voix du fainéant ; je l’entends dire en gémissant : « Vous m’avez éveillé trop tôt ; je veux encore dormir. » S’il y a quelque jeune orphelin qui veuille me compléter cette citation de la jolie pièce des œuvres du docteur Watts, l’occasion est propice. »

Personne ne s’offrit.

« C’est très-agréable, dit M. Pecksniff après une pause. C’est astringent et rafraîchissant, en particulier pour les jambes ! Les jambes de l’homme, mes amis, sont une invention admirable. Comparez-les aux jambes de bois, et observez la différence qu’il y a entre l’anatomie de la nature et l’anatomie de l’art. Savez-vous, ajouta M. Pecksniff en se penchant sur la rampe avec cet air familier qu’il prenait toujours vis-à-vis de ses nouveaux élèves, savez-vous que je voudrais bien connaître l’opinion de Mme Todgers sur une jambe de bois, si cela lui était agréable ? »

Comme il paraissait impossible d’attendre de lui rien de raisonnable après un pareil discours, M. Jinkins et M. Gander remontèrent et le replacèrent de nouveau sur son lit. Mais il en était sorti avant que ces messieurs fussent arrivés au second étage ; ils revinrent l’accommoder, et à peine avaient-ils descendu quelques marches, que notre homme était déjà dehors. En un mot, autant de fois on le fit rentrer dans sa chambre, autant de fois il s’en échappa, l’esprit bourré de maximes morales, qu’il répétait continuellement par-dessus la rampe, avec un plaisir extraordinaire et un désir irrésistible d’éclairer ses semblables.

Vu les circonstances, et quand pour la trentième fois au moins il eurent remis M. Pecksniff au lit, M. Jinkins resta à le surveiller, tandis que son compagnon descendait chercher Bailey junior qu’il amena avec lui. Le jeune concierge, instruit du service qu’on attendait de lui, s’en montra enchanté, et s’installa avec un tabouret, une chandelle et son souper, pour veiller plus commodément près de la porte de la chambre à coucher.

Ces arrangements terminés, on enferma M. Pecksniff, en laissant la clef du côté extérieur de la serrure. Le jeune page était chargé d’écouter avec attention, de guetter les symptômes d’apoplexie qui pourraient survenir au patient ; et, dans le cas où il s’en présenterait, d’appeler immédiatement au secours. À quoi M. Bailey répondit modestement qu’il « se flattait de savoir en général passablement l’heure qu’il était au cadran de la pendule, et qu’il ne datait pas pour rien ses lettres de Todgers-House. »

Chapitre X. Contenant d’étranges choses qui exerceront une grande influence, en bien ou en mal, sur la plupart des événements de cette histoire. §

Cependant M. Pecksniff était venu à Londres pour affaire. Avait-il oublié le but de son voyage ? Continuait-il de prendre du plaisir avec la joyeuse engeance de la pension Todgers, sans songer aux graves intérêts, quels qu’ils fussent, qui exigeaient sa calme et sérieuse méditation ? Non.

« Le temps et la marée n’attendent personne, » dit le proverbe. Mais tous les hommes ont à attendre le temps et la marée. Cette marée, qui avec son flux devait conduire Seth Pecksniff à la fortune, était marquée d’avance sur le tableau et au moment de monter. Pecksniff ne restait pas tranquillement au haut de la plage sans se soucier le moins du monde des changements de courants ; mais il se tenait sur l’extrême bord, le digne homme, voyant l’eau passer déjà par-dessus ses souliers et tout prêt à se vautrer dans la vase, si c’était le chemin qui devait le conduire au but de ses espérances.

La confiance qu’il inspirait à ses deux charmantes filles était vraiment admirable. Elles croyaient si fermement au caractère de leur père, qu’elles étaient certaines qu’en tout ce qu’il faisait il avait devant lui un dessein bien conçu, bien arrêté. Elles savaient aussi que ce noble objet était pour Pecksniff son intérêt personnel, ce qui naturellement les intéressait par contre-coup.

Ce qui rendait cette confiance filiale plus touchante encore, c’est que les demoiselles Pecksniff ne se doutaient pas, quant à présent, des projets réels de leur père. Tout ce qu’elles savaient de lui, c’est que chaque matin, de bonne heure, après le déjeuner, il se rendait au bureau de poste pour y chercher des lettres. Ce soin rempli, sa tâche du jour était achevée ; et il rentrait dans le repos jusqu’à ce que le retour du soleil amenât, le lendemain, une poste nouvelle.

Même manège pendant quatre ou cinq jours. Enfin, un matin, M. Pecksniff revint à son domicile tout hors d’haleine et avec une précipitation curieuse chez un homme d’ordinaire si calme. Il s’enferma avec ses filles, et ils eurent une conférence secrète qui dura bien deux heures. Tout ce qui se passa dans cet entretien resta caché, et nous n’en connaissons que les paroles suivantes, articulées par M. Pecksniff :

« Comment un tel changement s’est-il opéré en lui (du moins je l’espère), question tout à fait oiseuse et vaine. Mes chéries, j’ai mes idées sur ce sujet, mais je ne les émettrai point. Il suffit que nous soyons disposés à ne montrer ni ressentiment ni colère, et que nous soyons prêts à pardonner. S’il désire notre amitié, il l’aura. Nous connaissons notre devoir, je pense ! »

Le même jour, heure de midi, un vieux gentleman descendit de cabriolet au bureau de poste, et, ayant donné son nom, demanda une lettre à lui adressée et qui devait rester au bureau jusqu’à ce qu’elle fût réclamée. Cette lettre attendait depuis quelques jours. La suscription en était écrite de la main de M. Pecksniff, et scellée du cachet de M. Pecksniff.

La lettre, très-courte, ne contenait guère qu’une adresse avec « les sentiments très-respectueux et (malgré le passé), sincèrement affectueux. » Le vieux gentleman prit l’adresse, jetant au vent en petits morceaux le reste de la lettre et la passa au cocher avec ordre de le conduire le plus près possible de Todgers-House. Le cocher le mena droit au Monument : là, le vieux gentleman descendit de nouveau, renvoya sa voiture et se dirigea à pied vers la pension bourgeoise.

Bien que le visage, la tournure, le pas de ce vieillard, et même la manière ferme dont il serrait, en s’appuyant dessus, sa grosse canne, indiquassent une résolution qu’il n’eût pas été facile de combattre, et une obstination (bonne ou mauvaise, peu importe) qui, dans d’autres temps, eût bravé la torture et puisé la vie dans les angoisses mêmes de la mort ; cependant il y avait en ce moment dans son esprit une certaine hésitation qui lui fit éviter d’abord la maison qu’il cherchait et le conduisit machinalement vers un rayon de soleil qui éclairait le petit cimetière voisin. Il semble qu’il dût y avoir dans le contraste de cette poussière immobile amoncelée au milieu même du plus actif remue-ménage quelque chose qui fût plutôt capable d’accroître son indécision : cependant il s’achemina de ce côté, éveillant les échos sur son passage, jusqu’à ce que l’horloge de l’église, sonnant pour la seconde fois les quarts depuis qu’il était dans le cimetière, le tira de sa méditation. Sortant donc de son incertitude en même temps que l’air emportait le son des cloches, il gagna d’un pas rapide la maison et frappa à la porte.

M. Pecksniff était assis dans le petit salon de Mme Todgers. Son visiteur le trouva occupé à lire par pur hasard, et il lui en fit ses excuses, un excellent ouvrage de théologie. Sur une table étroite il y avait du gâteau et du vin, par un autre hasard dont il s’excusa également.

« J’avais oublié, dit-il, la visite que je devais recevoir, et j’allais partager cette modeste collation avec mes filles quand vous avez frappé à la porte.

– Vos filles vont bien ? » demanda Martin, posant de côté son chapeau et sa canne.

M. Pecksniff s’efforça de cacher son émotion comme père, lorsqu’il répondit :

« Oui, elles vont bien. Ce sont de bonnes petites filles, d’excellentes petites filles. Je ne me permettrais pas, dit-il, de proposer à M. Chuzzlewit de prendre un fauteuil ni de lui recommander d’éviter le vent coulis de la porte. Je n’ai pas envie de m’exposer aux plus injustes soupçons. En conséquence, je me bornerai à faire observer qu’il y a dans la chambre un fauteuil, et que la porte est loin d’être parfaitement close. J’oserai seulement peut-être ajouter qu’il n’est pas rare de rencontrer ce dernier inconvénient dans les maisons anciennes. »

Le vieillard s’assit dans le fauteuil, et, après quelques instants de silence :

« En premier lieu, dit-il, j’ai à vous remercier d’être venu à Londres avec tant d’empressement sur ma requête non motivée ; je n’ai pas besoin d’ajouter : et à mes frais.

– À vos frais, mon bon monsieur ! s’écria M. Pecksniff, avec un accent de grande surprise.

– Je n’ai pas l’habitude, dit Martin en agitant sa main avec impatience, de faire des dépenses à… Eh bien ! à mes parents, pour satisfaire mes caprices.

– Des caprices, mon bon monsieur ! s’écria M. Pecksniff.

– Ce n’est pas tout à fait le mot qui convient en cette occasion, dit le vieillard. Non, vous avez raison. »

Intérieurement, M. Pecksniff se sentit soulagé en entendant ces paroles, bien qu’il ne sût pas du tout pourquoi.

« Vous avez raison, répéta Martin. Ce n’est point un caprice. C’est une chose fondée sur la raison, la vérité, la réflexion. C’est, comme vous voyez, tout le contraire d’un caprice. D’ailleurs, je ne suis pas capricieux. Je ne l’ai jamais été.

– Assurément, non, dit Pecksniff.

– Comment le savez-vous ? répliqua vivement l’autre. C’est maintenant que vous allez commencer à le savoir. Vous êtes destiné à l’attester et à le prouver dans l’avenir. Vous et les vôtres, il faut vous apprendre que je suis persévérant et que je ne me laisse pas détourner de mon but. Entendez-vous ?

– Parfaitement.

– Je regrette beaucoup, reprit Martin le regardant en face et lui parlant d’un ton lent et mesuré, je regrette beaucoup que vous et moi ayons eu, dans notre dernière rencontre, la conversation que nous avons eue. Je regrette beaucoup de vous avoir laissé voir si ouvertement ce que je pensais de vous. Les intentions que j’ai maintenant à votre égard sont toutes différentes. Abandonné de tous ceux en qui j’avais mis ma confiance, trompé et obsédé par tous ceux qui eussent dû m’aider et me soutenir, je viens chercher un refuge auprès de vous. J’ai la confiance que vous serez mon allié et que je vous attacherai à moi par les liens de l’Intérêt et de l’Espérance (il appuya fortement sur ces derniers mots, quoique M. Pecksniff le priât tout particulièrement de ne point les prononcer), et que vous m’aiderez à faire payer à qui de droit les conséquences de la plus odieuse espèce de bassesse, de dissimulation et d’artifice.

– Mon noble monsieur ! s’écria M. Pecksniff, lui saisissant la main qui était toute grande ouverte : et c’est vous qui m’exprimez le regret d’avoir accueilli d’injustes idées sur mon compte ! vous, avec ces respectables cheveux gris !…

– Les regrets, dit Martin, sont le propre des cheveux gris ; et je me félicite d’avoir au moins en commun avec tous les autres hommes ma part de cet héritage. Mais en voilà assez. Je suis fâché d’avoir été si longtemps séparé de vous. Si je vous avais traité plus tôt comme vous méritez de l’être, peut-être eussé-je été plus heureux. »

M. Pecksniff leva les yeux au plafond et se frotta les mains de joie.

« Vos filles… dit Martin, après un court silence ; je ne les connais pas. Vous ressemblent-elles ?

– Monsieur Chuzzlewit, répondit le veuf, l’auteur de leurs jours (je ne veux pas parler de moi, mais bien de leur sainte mère) revit dans le nez de ma fille aînée et dans le menton de la cadette.

– Je ne demande pas si elles vous ressemblent au physique. C’est au moral, au moral !

– Il ne m’appartient pas de le dire, répliqua M. Pecksniff avec un sourire gracieux. J’ai fait de mon mieux, monsieur.

– Je désirerais les voir, dit Martin ; sont-elles près d’ici ? »

Si elles étaient près, je crois bien ! Depuis le commencement de la conversation jusqu’à ce moment où elles se retirèrent avec précipitation, elles étaient à écouter à la porte. M. Pecksniff eut soin d’essuyer d’abord les larmes dont l’attendrissement avait mouillé ses yeux, pour donner ainsi à ses filles le temps de remonter l’escalier ; puis il ouvrit la porte et cria doucement dans le corridor :

« Mes mignonnes, où êtes-vous ?

– Ici, mon cher p’pa !… répondit dans le lointain miss Charity.

– Descendez au parloir, s’il vous plaît, mon amour, dit M. Pecksniff, et amenez votre sœur avec vous.

– Oui, mon cher p’pa. » cria Mercy.

Et aussitôt, en filles qui étaient tout obéissance, elles accoururent en chantonnant.

Rien ne saurait surpasser l’étonnement qu’éprouvèrent les deux demoiselles Pecksniff lorsqu’elles trouvèrent un étranger tête à tête avec leur cher papa. Rien d’égal à leur muette stupéfaction quand M. Pecksniff dit : « Mes enfants, M. Chuzzlewit ! » Mais lorsqu’il leur dit que M. Chuzzlewit avait prononcé des paroles si bienveillantes, si affectueuses qu’elles lui avaient pénétré le cœur, les deux demoiselles Pecksniff s’écrièrent à l’unisson : « Que le ciel soit béni ! » et elles sautèrent au cou du vieillard. Et quand elles l’eurent embrassé avec une ardeur et une tendresse qu’aucun mot de la langue ne saurait exprimer, elles se groupèrent autour de son fauteuil, penchées vers lui comme des innocentes qui se figuraient qu’il ne pouvait y avoir pour elle ici-bas de plus grande joie que d’accomplir ses volontés et de répandre sur le reste de sa vie cet amour dont elles eussent désiré remplir toute leur existence depuis leur enfance, si, le cruel ! il avait consenti seulement à accepter cette précieuse offrande de leur tendresse.

Plusieurs fois le vieillard porta attentivement son regard de l’une à l’autre pour le ramener sur M. Pecksniff. Il parvint à saisir le moment où l’œil de M. Pecksniff s’abaissait : car jusque-là il était resté pieusement levé, avec cette expression que les poëtes de l’antiquité ont prêtée à un oiseau de nos basses-cours quand il rend le dernier soupir au sein de la tourmente du fluide électrique.

« Quels sont leurs noms ? » demanda-t-il.

M. Pecksniff les lui dit et s’empressa d’ajouter (ses calomniateurs n’eussent pas manqué de dire que c’était en vue des idées testamentaires qui pouvaient traverser l’esprit du vieux Martin) :

« Peut-être, mes chéries, feriez-vous mieux d’écrire vous-mêmes votre nom. Votre humble orthographe n’a aucune valeur intrinsèque, mais l’affection peut en faire un souvenir.

– L’affection, dit le vieillard, s’étendra sur les originaux vivants. Ne vous donnez pas la peine, mesdemoiselles. Je ne vous oublierai pas si facilement, Charity et Mercy, pour avoir besoin de ces signes mnémoniques. Mon cousin !…

– Monsieur !… dit vivement M. Pecksniff.

– Est-ce que vous ne vous asseyez jamais ?

– Si fait… Oui… Quelquefois, monsieur, dit M. Pecksniff, qui tout le temps était resté debout.

– Voulez-vous alors vous asseoir ?

– Pouvez-vous me demander, répondit M. Pecksniff, se laissant aussitôt tomber sur un siège, si je veux faire une chose que vous désirez ?

– Vous parlez là avec bien de l’assurance, dit Martin, et je ne doute pas que vous ne pensiez ce que vous dites : mais je crains que vous ne sachiez pas ce que c’est que l’humeur d’un vieillard. Vous ignorez tout ce qu’il faut de conditions pour s’associer à ses sympathies et à ses antipathies, pour se plier à ses préjugés, à ses ordres, quels qu’ils soient ; pour supporter ses défiances et ses jalousies, et se montrer toujours zélé pour le servir. Quand je me rappelle combien j’ai d’imperfections et que j’en mesure l’énormité par les pensées injustes que j’ai depuis si longtemps nourries à votre égard, j’ose à peine réclamer votre amitié.

– Mon digne monsieur, répliqua son parent, comment pouvez-vous me dire des choses si pénibles ? Que vous ayez commis une légère méprise, y avait-il rien de plus naturel, quand à tous égards vous aviez tant de raisons légitimes, des raisons bien tristes et trop réelles assurément, de trouver coupable envers vous la conduite de tout le monde !

– En vérité, dit le vieillard, vous êtes très-indulgent pour moi.

– C’est que nous disions toujours, mes filles et moi, s’écria M. Pecksniff avec un redoublement de zèle obséquieux, que, si nous nous affligions de l’affreux malheur que nous avions d’être confondus avec des êtres vils et mercenaires, nous ne devions pas cependant nous en étonner. Mes chéries, vous vous en souvenez ?

– Oh ! parfaitement. Vous nous l’avez répété assez souvent.

– Nous ne nous plaignons pas, continua M. Pecksniff. Dans l’occasion nous trouvions un sujet de consolation à remarquer que la Vérité finissait par prévaloir et la Vertu par triompher, quoique ce soit assez rare. Mes amours, vous vous en souvenez ? »

Si elles s’en souvenaient ! Comment pouvait-il demander cela ? Cher p’pa, quelles questions étranges et inutiles !

« Et, reprit M. Pecksniff avec une déférence plus grande encore, quand je vous ai vu dans le petit et modeste village où nous sommes résignés à vivre, j’ai dit, mon cher monsieur, que vous vous trompiez à mon égard ; je n’ai rien dit de plus, je crois ?

– Non. Ce n’est pas tout, répondit Martin qui avait pendant quelque temps appuyé la main sur son front, et qui maintenant leva les yeux. Vous avez dit beaucoup plus ; et c’est ce que vous avez dit, joint aux circonstances qui sont parvenues à ma connaissance, qui m’a ouvert les yeux. Vous m’avez parlé avec désintéressement en faveur de… Je n’ai pas besoin de le nommer. Vous savez qui je veux désigner. »

M. Pecksniff laissa paraître sur son visage une certaine émotion, tandis qu’il joignait ses mains moites de sueur et répondait d’un ton humble :

« C’était tout à fait désintéressé, monsieur, je vous le certifie.

– Je le sais, dit tranquillement le vieux Martin. J’en suis sûr. C’est ce que je vous disais. C’est aussi par pur désintéressement que vous m’avez délivré de cette bande de harpies, dont vous avez été vous-même la victime. Bien d’autres hommes leur eussent permis de déployer toute leur rapacité et se fussent efforcés de grandir, par le contraste, dans mon estime. Vous m’avez rendu le service de les chasser ; je vous en dois bien des remercîments. Quoique j’eusse déjà quitté la place, vous voyez que je n’ignore rien de ce qui s’est passé en mon absence.

– Vous me stupéfiez, monsieur ! » s’écria M. Pecksniff.

C’était assez vrai.

« J’en sais bien d’autres. Vous avez dans votre maison un nouveau commensal…

– Oui, monsieur, répondit l’architecte. Il y en a un.

– Il faut qu’il la quitte, dit Martin.

– Pour… pour la vôtre ? demanda M. Pecksniff avec une douceur cadencée.

– Pour aller où il pourra, répondit le vieillard. Il vous a trompé.

– J’espère que non, dit vivement M. Pecksniff. J’ose croire que non. Je me suis senti une grande inclination pour ce jeune homme. J’espère ne point avoir la preuve qu’il ait en rien démérité de ses titres à ma protection. La perfidie, la perfidie, mon cher monsieur Chuzzlewit, serait un coup décisif. Sur une preuve de perfidie, je croirais de mon devoir de rompre immédiatement avec lui. »

Le vieillard embrassa d’un regard les deux demoiselles, mais particulièrement miss Mercy, qu’il contempla fixement avec un intérêt qu’il n’avait pas encore témoigné. Il ramena enfin ses yeux sur M. Pecksniff tout en disant d’un ton calme :

« Vous savez, selon toute probabilité, qu’il a déjà fait choix d’une femme.

– Ô ciel ! s’écria M. Pecksniff, relevant avec force ses cheveux en brosse sur sa tête et jetant à ses filles un coup d’œil sinistre, ceci devient effrayant !

– Vous savez l’affaire ? demanda Martin.

– Assurément, mon cher monsieur, il n’aura point fait ce choix sans le consentement et l’approbation de son grand-père ! s’écria M. Pecksniff. Ne me dites pas cela. Pour l’honneur de l’humanité, donnez-moi l’assurance qu’il n’a pas oublié à ce point ses devoirs.

– Eh bien ! il s’en est passé. »

L’indignation éprouvée par M. Pecksniff, en entendant cette révélation terrible, n’eut d’égale que l’ardente colère des deux demoiselles. Eh quoi ! avaient-elles par hasard logé et nourri dans leur sein un serpent à sonnettes ; un crocodile qui avait fait l’offre clandestine de sa main, un fourbe qui avait trompé la société ; un banqueroutier frauduleux du célibat, qui spéculait sans délicatesse sur l’article des filles à marier ? Et penser qu’il avait pu désobéir et en imposer à cet excellent, à ce vénérable gentleman dont il portait le nom ; à cet affectueux et tendre guide ; à celui qui était plus qu’un père pour lui, plus qu’une mère même : quelle horreur ! quelle horreur ! Ce serait un traitement trop bénin que de le chasser avec ignominie. N’y avait-il pas autre chose à faire pour le châtier ? N’avait-il pas mérité d’encourir des peines légales ? Serait-il possible que les lois du pays fussent assez relâchées pour n’avoir pas assigné de supplice à un pareil crime ? Le monstre ! avec quelle bassesse il les avaient trompées !…

« Je m’applaudis de vous voir si chaudement dans mes intérêts, dit le vieillard, levant la main pour arrêter le torrent de leur indignation. Je ne vous dissimulerai pas que j’éprouve du plaisir à vous trouver si remplies de zèle. Mais considérons ce sujet comme épuisé.

– Non, mon cher monsieur, s’écria M. Pecksniff, tout n’est pas fini. Il faut que d’abord je purge ma maison de cette souillure.

– Cela, dit le vieillard, viendra en son temps. Je regarde la chose comme faite.

– Vous êtes trop bon, monsieur, répondit M. Pecksniff agitant sa main. Vous me comblez. Vous pouvez considérer la chose comme faite, je vous l’assure.

– Il y a, dit Martin, un autre point sur lequel j’espère que vous voudrez bien m’assister. Vous vous rappelez Mary, cousin ?

– La jeune dame dont je vous disais, mes chéries, qu’elle m’avait tant intéressé, fit observer M. Pecksniff. Excusez cette interruption, monsieur.

– Je vous ai raconté son histoire…

– Que je vous ai redite, vous vous en souvenez, mes mignonnes ! s’écria M. Pecksniff. Faibles jeunes filles, monsieur Chuzzlewit ! Elles en ont été tout émues.

– Eh bien ! voyez, reprit Martin évidemment satisfait ; je craignais d’avoir à plaider sa cause auprès de vous et à vous prier de l’accueillir favorablement pour l’amour de moi. Mais vous n’avez pas de jalousie : c’est bien ! Il est vrai que vous n’auriez aucun sujet d’en concevoir. Mary n’a rien à attendre de moi, mes chers amis, et elle le sait parfaitement. »

Les deux demoiselles Pecksniff témoignèrent par quelques paroles discrètes qu’elles approuvaient ce sage arrangement, et qu’elles sympathisaient de tout leur cœur avec celle qui en avait été l’objet.

« Ah ! dit le vieillard devenu pensif, si j’avais pu prévoir ce qui devait se passer entre nous quatre, mais il est trop tard pour y songer. Ainsi, mes jeunes demoiselles, le cas échéant, vous la recevriez de bonne grâce et avec bienveillance ? »

Et où était, je vous prie, l’orpheline que les deux demoiselles Pecksniff n’eussent pas réchauffée dans leur sein fraternel ? Mais quand cette orpheline était recommandée à leurs soins par une personne sur laquelle leur amour comprimé depuis tant d’années venait enfin d’éclater librement, jugez des trésors inépuisables de tendresse qu’elles se sentaient pressées de répandre sur elle !

Il y eut dans la conversation un instant d’intervalle, durant lequel M. Chuzzlewit, distrait et préoccupé, tint les yeux fixés sur le sol sans prononcer une parole ; et, comme il était évident qu’il ne désirait plus être interrompu dans sa méditation, M. Pecksniff et ses filles gardèrent également un profond silence.

Dans le cours de toute la conversation précédente, le vieux gentleman avait montré une vivacité froide et calme, comme s’il eût récité péniblement un rôle appris d’avance une centaine de fois au moins. Alors même que ses paroles étaient le plus animées et son langage le plus encourageant, il avait conservé la même attitude sans la moindre modification. Mais un plus vif éclat brilla dans ses yeux, et sa voix devint plus expressive lorsqu’il reprit en sortant de sa pause recueillie :

« Vous savez ce qu’on dira de tout ceci ? Vous y avez réfléchi ?

– Ce qu’on dira, mon cher monsieur ? demanda M. Pecksniff.

– De cette entente nouvelle qui s’établit entre nous. »

M. Pecksniff prit un air de sagacité bienveillante, et en même temps il parut se mettre au-dessus de toute interprétation humaine ; car il hocha la tête et fit observer que sans nul doute on pourrait dire bien des choses à ce sujet.

« Bien des choses, répéta le vieillard. Les uns diront que je radote, vu mon âge avancé ; que c’est un ramollissement du cerveau ; que j’ai perdu toute mon énergie d’esprit et que je suis tombé en enfance. Croyez-vous pouvoir supporter ça ? »

M. Pecksniff répondit que ce serait dur à supporter, mais qu’il espérait y réussir à force de se raisonner.

« D’autres diront (je ne parle que des gens désappointés et de mauvaise humeur) que vous avez eu recours au mensonge, à des flatteries basses et serviles, rampé comme un ver dans la fange pour vous insinuer dans ma faveur ; que vous avez fait de telles concessions et des démarches si tortueuses, que vous avez commis tant de bassesses et supporté des traitements si humiliants, que rien ne pouvait vous payer, rien, pas même le legs de la moitié du monde où nous vivons. Pourrez-vous supporter cela ? »

M. Pecksniff répondit que ces imputations, retombant jusqu’à un certain point sur le discernement de M. Chuzzlewit, lui seraient par cela même très-difficiles à supporter. Cependant il osait humblement espérer qu’il pourrait soutenir la calomnie avec le secours d’une bonne conscience et l’amitié du gentleman.

« Grâce à la foule des calomniateurs, dit le vieux Martin se renversant sur le dossier de son fauteuil, voilà, je le prévois bien, comme on va broder cette histoire. On dira que, pour mieux témoigner mon dédain à la tourbe que je méprisais, j’ai choisi dans le nombre le plus infâme, que je lui ai imposé mes volontés, que je l’ai engraissé et enrichi aux dépens de tous les autres ; qu’après avoir cherché l’espèce de châtiment qui pût le mieux percer le cœur de ces vautours et leur faire tourner la bile sur le cœur, j’ai imaginé ce moyen dans un temps ou le dernier anneau de la chaîne de reconnaissance et de devoir qui m’attachait à ma famille venait d’être cruellement rompu ; cruellement, car j’aimais bien mon petit-fils ; cruellement, car j’avais toujours compté sur son affection ; cruellement, car il la brisa quand je l’aimais le plus, mon Dieu ! et sans en éprouver d’angoisse il m’a quitté au moment où je me cramponnais à son cœur ! Maintenant, dit le vieillard, étouffant cet éclat passionné presque aussitôt après s’y être abandonné, vous croyez-vous encore capable de supporter cela ? car il faut vous attendre à toutes ces imputations, et ne comptez pas sur moi pour vous aider à les combattre.

– Mon cher monsieur Chuzzlewit, s’écria Pecksniff avec extase, pour un homme tel que vous vous êtes montré aujourd’hui ; pour un homme victime de tant d’injustice et cependant si sensible ; pour un homme si… Je ne puis trouver le mot précis ; et cependant si remarquablement… J’essaye en vain de rendre ma pensée ; pour l’homme enfin que je viens de dépeindre, j’espère pouvoir dire sans trop de présomption que moi, et j’ose ajouter mes filles aussi (mes chéries, vous y consentez parfaitement, je pense ?), nous nous sentons capables de tout supporter.

– C’en est assez, dit Martin. Vous ne pourrez m’imputer aucune des conséquences de ce qui pourrait vous arriver. Quand partirez-vous ?

– Lorsqu’il vous plaira, mon cher monsieur. Ce soir même si vous le désirez.

– Je ne désire rien de déraisonnable ; et cela le serait. Serez-vous prêts à partir pour la fin de la semaine ? »

C’était précisément, de toutes les époques, celle à laquelle M. Pecksniff eût songé si on l’eût consulté sur le choix. Quant à ses filles, les mots qui vinrent justement sur leurs lèvres furent :

« Il faut que nous soyons chez nous samedi, cher p’pa. Vous savez.

– Il est possible, cousin, dit Martin tirant de son portefeuille un papier plié, que vos dépenses excèdent la valeur de ce billet. S’il en est ainsi, vous me ferez connaître, à notre première rencontre, le surplus de ma dette envers vous. Il est inutile que je vous indique mon adresse : en réalité, je n’ai point de domicile fixe. Dès que je serai établi, je vous en instruirai. Vous et vos filles, vous pouvez vous attendre à me voir avant peu : en même temps, je n’ai pas besoin de vous dire que tout ceci doit rester secret entre nous. Ce que vous avez à faire lorsque vous serez de retour chez vous est entendu d’avance. Ne m’en dites jamais rien, n’y faites jamais allusion. Je vous demande cela comme une faveur. Je n’ai pas l’habitude de dépenser beaucoup de paroles, mon cousin ; et je crois que nous avons dit maintenant tout ce qu’il y avait à dire.

– Un verre devin, un morceau de ce gâteau de famille ? s’écria M. Pecksniff, cherchant à le retenir. Mes chéries !… »

Les deux sœurs s’empressèrent de le seconder.

« Pauvres enfants !… dit M. Pecksniff. Veuillez excuser leur trouble, mon cher monsieur. Elles sont tout âme. Ce n’est pas là ce qu’il y a de mieux pour traverser le monde, monsieur Chuzzlewit ! Ma fille cadette est déjà presque aussi avancée que son aînée, n’est-il pas vrai, monsieur ?

– Laquelle est la plus jeune ? demanda M. Chuzzlewit.

– Mercy ; elle a cinq ans de moins que sa sœur. Quelquefois nous avons l’amour-propre de trouver que c’est une jolie personne, monsieur. À parler en artiste, je crois pouvoir me risquer à dire que ses contours sont gracieux et corrects. » M. Pecksniff ajouta, en essuyant ses mains avec son mouchoir et consultant d’un regard scrutateur le visage de son cousin à chaque parole, pour en étudier l’effet : « Je suis naturellement fier, si je puis employer cette expression, d’avoir une fille taillée sur les meilleurs modèles.

– Elle paraît avoir l’humeur vive, fit observer Martin.

– Juste ciel ! dit M. Pecksniff, c’est tout à fait remarquable. Vous avez défini son caractère, mon cher monsieur, aussi bien que si vous la connaissiez depuis son enfance. Si elle a l’humeur vive ! Je vous assure, monsieur, que sa gaieté jette un charme délicieux sur notre modeste demeure.

– Nul doute, répliqua le vieillard.

– D’autre part, reprit M. Pecksniff, Charity est remarquable pour l’énergie de son esprit et l’élévation de ses sentiments, si un père n’est pas suspect de partialité en s’exprimant ainsi sur le compte de ses filles. Il règne entre elles une affection extraordinaire, mon cher monsieur ! Permettez-moi de boire à votre santé. Que Dieu vous bénisse !

– Il y a un mois, dit Martin, j’étais bien loin de penser que je romprais le pain et partagerais le vin avec vous. À votre santé. »

Sans se laisser déconcerter par la brusquerie extraordinaire avec laquelle ces dernières paroles avaient été prononcées, M. Pecksniff le remercia vivement.

« Maintenant je vous quitte, dit Martin, posant son verre après l’avoir à peine effleuré de ses lèvres. Mes chers amis, bonjour ! »

Mais cette manière de dire adieu de loin ne suffisait pas à la tendresse des jeunes filles qui voulurent embrasser encore M. Chuzzlewit de tout leur cœur et l’enlacer étroitement de leurs bras. Leur nouvel ami se prêta à ces dernières caresses de meilleure grâce qu’on n’eût pu s’y attendre de la part d’un homme qui, peu d’instants auparavant, venait de répondre si durement au toast de leur père. Après cet échange d’amitiés, Martin prit à la hâte congé de M. Pecksniff et se retira, reconduit jusqu’à la porte par le père et les filles qui restèrent sur le seuil, envoyant des baisers avec la main et le visage rayonnant d’affection, jusqu’à ce que le vieillard eût disparu, bien que ce dernier ne se fût pas retourné une seule fois après être sorti de la maison.

Lorsque M. Pecksniff et ses filles furent rentrés et se retrouvèrent seuls ensemble dans le salon de Mme Todgers, les deux jeunes demoiselles déployèrent un fond de gaieté inaccoutumé, se mirent à battre des mains, à rire, à considérer leur cher papa d’un air narquois, avec des yeux espiègles. Cette conduite était si déplacée, que M. Pecksniff (à raison de sa singulière gravité) ne put s’empêcher de leur demander ce que cela signifiait, et les blâma avec sa douceur habituelle de s’abandonner à ces émotions frivoles.

« S’il était possible, dit-il, d’assigner une cause quelconque à cette gaieté, fût-ce la plus légère, je n’y trouverais pas à redire. Mais quand il n’y en a aucune… Oh ! vraiment, vraiment !… »

Cette mercuriale eut si peu d’effet sur Mercy, que la jeune miss ne put s’empêcher d’appliquer son mouchoir sur ses lèvres de rose et de se renverser sur sa chaise avec toutes les marques du plus vif enjouement ; ce manque de déférence blessa tellement M. Pecksniff, qu’il le lui reprocha en termes pleins de fermeté, et lui donna le conseil paternel d’aller s’amender dans la solitude et la méditation. Mais en ce moment ils furent interrompus par le bruit d’une dispute ; et, comme c’était dans la pièce voisine qu’avait lieu cette altercation, ils n’en perdirent pas un mot.

« Je m’en moque pas mal, madame Todgers, disait le jeune gentleman qui, le jour du grand banquet, avait été le plus jeune gentleman de la compagnie, je m’en moque pas mal, et il faisait claquer ses doigts ; je ne crains point Jinkins, madame. Ne vous mettez pas ça dans l’idée.

– Je suis parfaitement certaine que vous ne le craignez pas, monsieur, répondit Mme Todgers. Vous avez l’esprit trop indépendant, monsieur, pour vous soumettre à qui que ce soit. C’est votre droit. Il n’y a pas de raison pour que vous cédiez le pas à aucun gentleman. Tout le monde doit en être convaincu.

– Je ne me ferais pas plus de scrupule de percer une fenêtre à ce drôle, dit le plus jeune gentleman d’un ton désespéré, que s’il était un boule dogue. »

Mme Todgers ne s’arrêta point à s’informer si, en principe, il y avait quelque raison ou non de percer une fenêtre même à un boule dogue, mais elle se contenta de tordre les mains et de pousser des gémissements.

« Qu’il prenne garde à lui ! dit le plus jeune gentleman. Je l’en avertis. Il n’y a personne qui puisse arrêter le cours de ma vengeance. Je connais un crâne… » Il employa dans son agitation cette épithète familière, mais il se reprit aussitôt en ajoutant : « Un gentleman à son aise, qui s’exerce à tirer avec une paire de pistolets à lui, et des fameux encore. Si on me force une bonne fois à aller les lui emprunter et à envoyer un ami à Jinkins, ça fera un sujet de tragédie pour les journaux. Voilà ! »

Mme Todgers poussa de nouveaux gémissements.

« J’en ai trop supporté, dit le plus jeune gentleman. Maintenant mon esprit s’insurge contre ce traitement, et je ne l’endurerai pas plus longtemps. J’ai quitté dans le temps la maison, parce qu’il y avait en moi quelque chose qui se révoltait contre la domination d’une sœur ; croyez-vous que ce soit pour me laisser maintenant fouler aux pieds par lui ?… Non !

– Si M. Jinkins a de pareilles intentions, dit Mme Todgers, il a tort ; c’est inexcusable de sa part.

– S’il a cette intention !… s’écria le plus jeune gentleman. Ne saisit-il pas chaque occasion pour m’interrompre et me contredire ? Manque-t-il jamais de venir me contrecarrer en toutes choses ? Ne semble-t-il pas faire exprès de m’oublier quand il verse la bière aux autres ? Ne fait-il pas de vaniteuses remarques sur ses rasoirs et d’insultantes allusions aux gens qui n’ont pas besoin de se raser plus d’une fois par semaine ? Mais qu’il prenne garde à lui : avant peu il se trouvera rasé, et de très-près encore ; c’est moi qui le lui dis ! »

En achevant ce défi, le jeune gentleman ne commettait qu’une petite erreur : c’est qu’il ne le dit jamais à M. Jinkins, mais seulement à Mme Todgers.

« Au reste, ce ne sont pas là les sujets dont il convient d’entretenir une femme. Tout ce que je voulais vous dire, madame Todgers, c’est que… j’avais à vous annoncer mon départ pour samedi prochain. La même maison ne saurait contenir plus longtemps ensemble ce mécréant et moi. Si, durant l’espace de temps qui nous reste, il n’y a point d’effusion de sang, vous devez vous estimer joliment heureuse ; car, à vous dire vrai, je n’en crois rien.

– Ô mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Mme Todgers, que ne donnerais-je pas pour prévenir cette extrémité ! Vous perdre, monsieur, c’est en quelque sorte perdre le bras droit de ma maison. Vous si populaire parmi les gentlemen, vous si généralement considéré, vous si aimé ! J’ose espérer que vous vous raviserez, si ce n’est pour d’autres, du moins pour moi.

– N’y a-t-il pas ici, dit d’un ton boudeur le jeune gentleman, Jinkins, votre favori ? N’est-ce pas assez pour vous consoler, ainsi que les gentlemen, de la perte de vingt hommes comme moi ? D’ailleurs, je suis incompris dans cette maison ; je l’ai toujours été.

– Ne vous éloignez pas d’ici avec cette idée, monsieur ! s’écria Mme Todgers, poussée par un élan de vertueuse indignation. Ne portez pas une accusation pareille contre cet établissement, je vous en prie. Il ne la mérite pas, monsieur. Faites toutes les remarques qu’il vous plaira contre les gentlemen ou contre moi ; mais ne dites pas que vous n’êtes point compris dans cette maison.

– Si je l’étais, l’on ne me traiterait pas de la sorte.

– Vous êtes dans une grande erreur, monsieur, continua Mme Todgers sur le même ton. Comme nous le disons souvent avec plusieurs de ces messieurs, vous êtes aussi trop susceptible. C’est comme ça ; vous êtes trop susceptible ; c’est votre caractère. »

Le jeune gentleman toussa.

« Et quant à M. Jinkins, je dois, si nous sommes destinés à nous séparer, vous prier de vouloir bien vous rappeler que je ne le soutiens nullement. Loin de là, je souhaiterais fort que M. Jinkins baissât un peu le ton dans la maison, au lieu de me créer des difficultés avec des gentlemen dont le départ me serait bien plus pénible que le sien. M. Jinkins n’est pas déjà un pensionnaire si fameux, pour que toutes les considérations de sentiments particuliers et d’égards s’effacent devant lui. Bien au contraire, je vous l’assure. »

Le jeune gentleman fut tellement radouci par ces paroles de Mme Todgers et par tout ce qu’elle put dire encore, que peu à peu cette dame et lui se trouvèrent avoir changé de position : c’est elle qui devint l’offensée et lui qui parut l’offenseur ; mais tout cela sur un ton de reproche amical et non de plainte amère ; sa conduite cruelle ne devant être attribuée uniquement qu’à son caractère exalté. De sorte qu’à la fin de la conversation, le jeune gentleman retira sa notification de congé, et, après avoir donné à Mme Todgers l’assurance de son inaltérable dévouement, s’en alla vaquer à ses affaires.

« Bonté du ciel ! mesdemoiselles Pecksniff, cria la dame en entrant dans la chambre du fond et s’asseyant lourdement, son panier sur ses genoux et ses mains croisées sur son panier, quelle patience il faut pour tenir une maison comme celle-ci ! Vous devez avoir entendu en grande partie ce qui s’est passé tout à l’heure. Avez-vous jamais rien vu de pareil ?

– Jamais, répondirent les deux demoiselles Pecksniff.

– De tous les jeunes gens ridicules auxquels j’ai eu affaire, celui-ci est bien le plus ridicule et le plus déraisonnable. M. Jinkins le malmène sans doute quelquefois, mais pas à moitié autant qu’il le mérite. Mettre un gentleman tel que M. Jinkins sur le même rang que lui, ce serait un peu trop fort ! Et cependant, Dieu me pardonne ! il est aussi jaloux de M. Jinkins que s’il était son égal. »

Les deux jeunes demoiselles étaient enchantées du récit de Mme Todgers, et prenaient goût à lui entendre raconter un certain nombre d’anecdotes propres à leur faire connaître le caractère du plus jeune gentleman, quand M. Pecksniff prit un air sévère et sombre. Il la laissa finir, puis dit d’une voix solennelle :

« Permettez-moi, madame Todgers, de vous demander pour quelle somme ce jeune gentleman contribue aux frais de votre maison.

– Mais, monsieur, tout compris, il paye environ dix-huit schellings par semaine.

– Dix-huit schellings par semaine ! répéta M. Pecksniff.

– Oui, l’un dans l’autre, ou à peu près, » dit Mme Todgers.

M. Pecksniff se leva de sa chaise, croisa ses bras, contempla l’hôtesse et hocha la tête.

« Est-ce à dire, m’dame, est-ce possible, mistress Todgers, que pour une aussi misérable considération que dix-huit schellings par semaine, une femme de votre intelligence s’avilisse jusqu’à jouer un double rôle, fût-ce un seul instant ?

– Je suis bien forcée de garder tant que je peux l’équilibre, monsieur, balbutia Mme Todgers. Je dois maintenir la paix parmi mes pensionnaires et garder de mon mieux ma clientèle, monsieur Pecksniff. Le profit est si peu de chose !

– Le profit !… s’écria le gentleman en pesant avec force sur ce mot. Le profit, madame Todgers ! Vous me stupéfiez ! »

Il parlait d’un ton si sévère, que Mme Todgers en versa des larmes.

« Le profit ! répéta M. Pecksniff. Le profit de la dissimulation ! Adorer le veau d’or de Baal pour dix-huit schellings par semaine !

– Mon bon monsieur Pecksniff, voyons, ne me traitez pas si durement, s’écria Mme Todgers en tirant son mouchoir.

– Ô veau ! veau !… dit tristement M. Pecksniff. Ô Baal ! Baal !… Ô mon amie, madame Todgers !… Trafiquer de ce précieux joyau, l’estime de soi-même, et faire des courbettes devant une créature mortelle… pour dix-huit schellings par semaine ! »

Il était tellement accablé, anéanti par cette réflexion, qu’il prit immédiatement son chapeau à la patère dans le couloir, et sortit pour se remettre en faisant un petit tour. Quiconque eût passé auprès de lui dans la rue n’eût point manqué de le reconnaître à première vue pour un honnête homme ; car il avait encore peinte sur la figure la vertueuse satisfaction d’avoir adressé une homélie morale à Mme Todgers.

Dix-huit schellings par semaine ! Elle était juste, bien juste, ta censure, honnête Pecksniff ! Encore s’il se fût agi d’un ruban, d’une étoile, d’une jarretière, de manches de dentelle6, du sourire d’un grand, d’un siège au parlement, d’un coup appliqué sur l’épaule avec le plat d’une épée de cour, d’une place, d’un parti, d’un mensonge utile, ou de dix-huit mille livres sterling ou même de dix-huit cents ; mais adorer le veau d’or pour dix-huit schellings par semaine ! Ô pitié ! pitié !

Chapitre XI. Où certain gentleman témoigne des attentions plus marquées à certaine dame, et où les événements commencent à se dessiner. §

Deux ou trois jours seulement séparaient la famille Pecksniff de son départ de la maison Todgers, et ce prochain départ avait plongé tous les pensionnaires, sans en excepter un, dans la plus profonde consternation, quand, à l’heure agréable de midi, Bailey junior se présenta devant miss Charity, assise en ce moment avec sa sœur dans la salle du banquet, et occupée à ourler six mouchoirs de poche neufs pour M. Jinkins. Après avoir exprimé en termes affectueux l’espoir d’être bien accueilli, il lui apprit, en son style grotesque, qu’un visiteur désirait lui présenter ses humbles hommages et qu’il attendait dans le parloir. Peut-être cette dernière partie de l’avis qu’il donna témoignait-elle, mieux que ne l’eussent pu faire les plus longs discours, de l’aplomb et de l’assurance de Bailey ; car en réalité le fait est qu’il ne savait pas si c’était précisément dans le parloir ; il avait vu le visiteur sur le paillasson de la porte et, se bornant à l’inviter à vouloir bien monter, il l’avait laissé à la discrétion de sa propre sagacité. Il n’était donc pas impossible que le visiteur fût en cet instant à errer sur le toit de la maison ou à se perdre dans un dédale de chambres à coucher sans pouvoir s’en tirer, Todgers-House étant précisément une de ces maisons dans lesquelles un voyageur sans pilote est à peu près sûr de se trouver bientôt désorienté.

« Un gentleman pour moi !… s’écria Charity, interrompant sa besogne. Bon Dieu ! Bailey ! Est-ce possible ?

– Ah ! dit Bailey, c’est-il possible ? comme vous dites ça, je voudrais bien être à sa place : mais v’là c’qui s’ra pas possible jamais. »

Le sens de cette remarque était rendu un peu obscur par une certaine redondance de négations superflues, comme le lecteur peut l’avoir observé. Mais accompagnée d’une pantomime qui exprimait un couple fidèle marchant bras dessus bras dessous vers une église de paroisse et échangeant des regards de tendresse, elle signifiait clairement la conviction chez le jeune portier que le visiteur venait pour cause d’amour. Miss Charity affecta de blâmer cette liberté grande, sans pouvoir cependant réprimer un sourire. C’était un étrange garçon assurément. Il y avait toujours quelque fond de raison et de vraisemblance mêlé à son absurde conduite. Il avait cela de bon.

« Mais je ne connais aucun gentleman, Bailey, dit miss Pecksniff ; je pense que vous vous serez trompé. »

La bizarrerie d’une telle supposition arracha un sourire à M. Bailey, qui regarda les jeunes demoiselles avec une inaltérable affabilité.

« Ma chère Mercy, dit Charity, qui cela peut-il être ? N’est-ce pas singulier ? J’ai bien envie de n’y pas aller. Vous concevez, c’est si étrange !… »

La sœur cadette comprit parfaitement que cette question venait uniquement de l’orgueil qu’éprouvait Charity à recevoir une visite, et que son aînée voulait ainsi témoigner de sa supériorité et prendre sur elle une revanche de l’effet qu’elle avait produit sur les gentlemen du commerce. Aussi répondit-elle avec un ton poli et affectueux que c’était sans nul doute fort étrange, et que pour sa part il lui était absolument impossible de deviner quel était ce ridicule inconnu et ce qu’il voulait.

« Absolument impossible à deviner !… dit Charity avec une certaine aigreur, voyez un peu ! comme si vous aviez besoin de vous fâcher, ma chère.

– Bien obligée, répliqua Mercy qui se mit à fredonner en tirant son aiguille. Je profiterai de votre bon conseil, mon amour.

– Je crois en vérité que cette petite sotte a perdu la tête ! dit Cherry.

– Savez-vous, ma chère, dit Mercy avec une candeur ravissante, que je le crois aussi ? vraiment j’en ai peur ! Tant d’encens, tant d’hommages et le reste, c’en est assez pour faire tourner une tête plus forte que la mienne. Quelle consolation pour vous, ma chère, d’être si tranquille à cet égard et de n’être point tourmentée par ces vilains hommes ! vous êtes bien heureuse, n’est-ce pas, Cherry ? »

Cette question naïve eût pu amener de bruyants débats sans la forte impression de plaisir que ressentit Bailey junior, dont la satisfaction fut telle en voyant la tournure qu’avait prise la conversation, que notre jeune concierge ne put s’empêcher d’exécuter, à l’instant même, un pas de danse extrêmement difficile de sa nature et qu’on ne peut réussir que dans un moment de paroxysme : c’est le pas qu’on appelle vulgairement le saut de grenouille. Cette manifestation si vive rappela immédiatement au souvenir des deux sœurs le grand et sage précepte dans lequel elles avaient été élevées : « Quoi que vous fassiez, conservez toujours les apparences. » Elles firent donc trêve à leur mauvaise humeur et s’unirent pour signifier à M. Bailey que, s’il osait encore se permettre devant elles une pareille danse, elles dénonceraient aussitôt sa conduite à Mme Todgers et laisseraient à cette dame le soin de lui infliger une juste punition. Le jeune gentleman, après avoir exprimé l’amertume de son repentir en affectant d’essuyer avec son tablier ses larmes brûlantes, puis en feignant de tordre ce vêtement pour en faire tomber une grande quantité d’eau, tint la porte ouverte pour laisser passer miss Charity, qui montait à l’étage supérieur pour recevoir son adorateur mystérieux.

Celui-ci, par un heureux concours de circonstances, avait trouvé le salon, où il était assis tout seul.

« Ah ! cousine ! dit-il, me voici, vous voyez. Je parie que vous me croyiez perdu. Eh bien ! comment vous trouvez-vous ici ? »

Miss Charity répondit qu’elle se trouvait très-bien, et elle tendit la main à M. Jonas Chuzzlewit.

« À merveille, dit M. Jonas. Et vous avez oublié les fatigues du voyage, n’est-ce pas ? À propos… comment va l’autre ?

– Ma sœur va très-bien, je pense. Je ne l’ai entendue se plaindre d’aucune indisposition. Peut-être, monsieur, désirez-vous la voir et lui demander de ses nouvelles à elle-même ?

– Non, non, ma cousine, dit M. Jonas, s’asseyant près d’elle sur une des chaises de la croisée. Ne vous pressez pas. C’est inutile, vous comprenez. Quelle cruelle personne vous faites !

– Et comment pouvez-vous savoir, dit Cherry, si je suis cruelle ou non ?

– Ça, c’est vrai. Qu’est-ce que je disais donc ? ah ! je vous demandais si vous ne m’aviez pas cru perdu. Vous ne m’avez pas dit que oui.

– C’est que je n’y ai seulement pas pensé, répondit Cherry.

– Vraiment ! vous n’y avez pas pensé ? dit Jonas, devenu soucieux à cette étrange réplique. Et l’autre ?

– Assurément je ne saurais vous dire ce que ma sœur a pu penser ou ne pas penser sur ce sujet. Mais ce qu’il y a de sûr, c’est que jamais, de manière ou d’autre, elle ne m’en a rien dit.

– Comment elle n’en a rien dit, pas même pour en rire ? demanda Jonas.

– Non, pas même pour en rire.

– Elle est pourtant terriblement rieuse ! dit Jonas, baissant la voix.

– Elle est très-vive, dit Cherry.

– La vivacité est une chose agréable quand elle ne donne pas des goûts dispendieux. N’est-il pas vrai ?

– Assurément, dit Cherry avec une gravité de manières qui donna à cet assentiment un caractère très-désintéressé.

– Une vivacité comme la vôtre, par exemple, dit Jonas en poussant du coude miss Charity. Je serais venu plus tôt vous voir ; mais je ne savais où vous trouver. Comme vous vous êtes sauvée, l’autre jour !…

– Ne fallait-il pas que je suivisse mon papa ? répondit miss Charity.

– Encore s’il m’avait donné son adresse ! je vous aurais trouvée plus tôt. Eh bien, même aujourd’hui, je ne vous aurais pas trouvée, si je ne l’avais rencontré ce matin dans la rue. Quel malin singe ! Est-il assez doucereux et sournois ! un vrai chat, quoi ! n’est-ce pas ?

– Je vous invite à vouloir bien parler plus respectueusement de mon papa, monsieur Jonas, dit Charity. Je ne saurais vous permettre de tenir un pareil langage, même pour plaisanter.

– Ma foi, libre à vous de dire tout ce qu’il vous plaira de mon père ; je vous en donne pleine permission, dit Jonas. Celui-là, je crois que ce n’est pas du sang, mais un courant de bile qui lui coule dans les veines. Quel âge pensez-vous qu’ait mon père, dites, cousine ?

– Il doit être âgé, pour sûr, répondit miss Charity, mais c’est un beau vieillard.

– Un beau vieillard !… répéta Jonas en frappant avec colère sur le fond de son chapeau. Il serait pourtant bien temps qu’il songeât à cesser de l’être. Imaginez-vous qu’il a quatre-vingts ans !

– Lui, vraiment ?

– Et, ma foi ! s’écria Jonas, maintenant le voilà arrivé si loin sans avoir rendu ses comptes, que je ne vois pas trop ce qui pourra l’empêcher d’aller jusqu’à quatre-vingt-dix ans, et même cent. Un homme qui aurait un peu de délicatesse ne serait-il pas honteux d’être encore là à quatre-vingts ans ? Je serais curieux de savoir ce qu’il a fait de sa religion quand il transgresse ainsi la lettre de la Bible. Soixante-dix ans, c’est déjà bien joli ; nul homme, pour peu qu’il ait de conscience et comprenne ce qu’on a le droit d’attendre de lui, n’a besoin de vivre plus longtemps. »

Peut-être verra-t-on avec étonnement que M. Jonas fit une telle allusion à un semblable livre pour un pareil objet. Mais qui donc pourrait révoquer en doute ce vieux dicton que quand le diable se déguise en bourgeois, il cite la Sainte-Écriture pour l’appliquer à ses fins ? Il n’y a qu’à se donner la peine de regarder autour de soi, et l’on en trouverait plus d’exemples dans l’espace d’un seul jour que le canon à vapeur ne décharge de boulets en une minute.

« Mais, dit Jonas, en voilà assez sur mon père ; à quoi bon se faire du mauvais sang à parler de lui ? Je viens vous demander, ma cousine, si vous voulez faire une promenade avec moi pour aller voir ensemble quelques-unes des curiosités de Londres ; nous passerons ensuite chez nous pour y manger un morceau. Très-probablement dans la soirée Pecksniff viendra vous retrouver pour vous ramener à votre logis. Il me l’a dit. Tenez, voici un billet de lui. Je le lui ai demandé ce matin, lors de notre rencontre, quand il m’a eu annoncé qu’il ne pourrait être de retour ici avant que j’y fusse venu. C’était une précaution nécessaire dans le cas où vous ne me croiriez pas. Il n’y a rien de tel qu’un certificat, n’est-il pas vrai ?… Ha ! ha ! ha !… Dites donc, vous emmènerez l’autre, hein ? »

Miss Charity interrogea du regard l’autographe paternel qui portait simplement ceci : « Allez, mes enfants, avec votre cousin. Conservons l’union entre nous tant que cela se peut. » Et, après quelque hésitation pour accorder un consentement en forme, elle se retira afin de se préparer avec sa sœur à cette excursion. Elle ne tarda pas à reparaître, accompagnée de miss Mercy, qui n’était point du tout contente de quitter ses brillantes conquêtes de la maison Todgers pour la société de M. Jonas et de son respectable père.

« Ah ! ah ! s’écria Jonas. Tiens, tiens, c’est vous ?

– Oui, vilain monsieur, dit Mercy, oui c’est moi ; et je voudrais bien être partout ailleurs, je vous l’assure.

– Vous ne pensez pas ce que vous dites, s’écria Jonas, cela n’est pas possible.

– Vilain homme, répliqua Mercy, vous êtes bien le maître d’avoir là-dessus l’opinion qu’il vous plaira, comme moi de garder la mienne ; et la mienne c’est que vous êtes déplaisant, désagréable, odieux ! »

Ici elle rit aux éclats et parut à la joie de son cœur.

« Oh ! la maligne chouette ! dit M. Jonas. C’est une taquine décidée ; n’est-il pas vrai, ma cousine ? »

Miss Charity répondit qu’elle n’était pas à même de préciser les habitudes et les goûts d’une taquine décidée ; et que, à supposer qu’elle possédât sur ce sujet les notions nécessaires, il lui conviendrait mal de reconnaître l’existence dans la famille d’une personne qui pût recevoir une épithète aussi malsonnante, encore moins quand il s’agissait d’une sœur bien-aimée, « quel que soit en réalité son caractère, » ajouta Charity avec un regard courroucé.

« Bien, ma chère, dit Mercy ; la seule observation que j’aie à faire, c’est que, si nous ne sortons pas tout de suite, je vais certainement ôter mon chapeau pour rester au logis. »

Cette menace eut l’effet souhaité d’empêcher toute altercation ultérieure ; car M. Jonas proposa immédiatement une trêve, et la trêve étant votée à l’unanimité, ils quittèrent aussitôt la maison. Sur le seuil, M. Jonas donna le bras à chacune de ses cousines. Bailey junior, qui, d’une fenêtre de mansarde, avait observé cet acte de galanterie, le salua d’une violente quinte de toux bien accentuée, dont il paraît qu’il n’était pas encore délivré lorsque les promeneurs tournèrent le coin de la rue.

M. Jonas commença par demander à ses compagnes si elles étaient bonnes marcheuses et, sur leur réponse affirmative, il soumit leurs facultés pédestres à une assez forte épreuve ; car il montra aux demoiselles Pecksniff nombre de curiosités, ponts, églises, rues, façades de théâtres et autres merveilles gratuites, leur faisant voir en une seule matinée ce qui prendrait à bien des gens une année entière. Ce qu’il y avait de remarquable chez ce gentleman, c’était son insurmontable aversion pour l’intérieur des édifices : il appréciait à sa juste valeur le mérite des monuments qu’on ne pouvait visiter sans rétribution, les trouvant tous détestables, et du plus mauvais goût. C’était même chez lui une opinion si fortement arrêtée, que miss Charity s’étant avisée de dire que sa sœur et elle avaient été deux ou trois fois au spectacle avec M. Jinkins et d’autres personnes, il s’informa tout naturellement « par quel moyen l’on s’était procuré des billets de faveur ; » et qu’ayant appris que M. Jinkins et ses amis avaient payé, il parut trouver cela très-amusant, faisant observer « qu’il fallait que ce fussent des innocents et des niais ; » et dans le cours de la promenade, il se livra par souvenir à des éclats de rire intermittents, en songeant à l’incroyable stupidité de ces gentlemen et, cela va sans dire, à la supériorité de son propre sens.

Lorsqu’ils eurent marché durant plusieurs heures et qu’ils furent complètement fatigués, M. Jonas apprit aux deux demoiselles qu’il allait leur donner le régal d’une des meilleures plaisanteries qu’il connût. Cette plaisanterie était d’une nature pratique ; il s’agissait de prendre un fiacre à la course et de le faire aller pour un schelling jusqu’à l’extrême limite possible. Heureusement, c’était à l’endroit même où M. Jonas demeurait ; sans cela, les jeunes filles auraient payé un peu cher la fine fleur de ce bon tour.

L’ancienne maison de commerce sous la raison sociale Anthony Chuzzlewit et fils, marchands en gros d’articles de Manchester, etc., avait son siège dans une rue fort étroite située derrière le Post-Office ; les maisons y restaient éternellement sombres, même dans les plus brillantes journées d’été ; des hommes de peine arrosaient, dans la canicule, le devant de la porte de leurs bourgeois, formant avec l’arrosoir des arabesques variées sur le pavé ; dans la belle saison, l’on voyait constamment, sur le pas de la porte de ces magasins pleins de poussière, d’élégants gentlemen, les mains dans les goussets de leur pantalon bien tiré et contemplant leurs bottes irréprochables ; c’était, à ce qu’il semblait, le plus fort de leur besogne, sauf que de temps à autre pourtant ils fichaient aussi leur plume derrière l’oreille. La maison d’Anthony Chuzzlewit et fils était bien le lieu le plus sombre, le plus triste, le plus enfumé, le plus détraqué qu’il fût possible de voir : mais ce n’en était pas moins là le centre des affaires et des plaisirs, de la raison sociale Anthony Chuzzlewit et fils ; jamais ni le vieillard ni le jeune homme n’avaient eu d’autre résidence, et jamais leurs désirs ni leurs pensées n’en avaient franchi les étroites limites.

Les affaires, comme on le conçoit aisément, étaient dans cet établissement le point essentiel ; elles en avaient banni le confort et exclu toute élégance intérieure. Ainsi, dans les chambres à coucher, d’un aspect misérable, on voyait pendus le long des murs des paquets de lettres rongées des vers ; des rouleaux de toile, des débris de vieux ustensiles, des pièces et des morceaux de marchandises avariées gisaient sur le sol ; tandis que d’étroites couchettes, des lavabos, des fragments de tapis étaient relégués dans les coins comme des objets de nécessité secondaire, désagréables, ne rapportant aucun profit, de vrais intrus dans l’existence. L’unique chambre qui servait de salon était, d’après le même modèle, un chaos de boîtes et de vieux papiers : on y voyait plus de tabourets de comptoir que de fauteuils, sans compter un grand monstre de pupitre qui se carrait au beau milieu du plancher, et un coffre-fort en fer incrusté dans le mur au-dessus de la cheminée. La toute petite table isolée servant aux repas et aux plaisirs de société était au pupitre et autres objets de commerce dans la même proportion que l’étaient les grâces et les innocentes récréations de la vie à la personne du vieillard et de son fils, toujours à la poursuite de la fortune. Cette table avait été tirée pour le dîner. Anthony lui-même était assis devant le feu ; il se leva pour recevoir son fils et ses belles cousines quand elles entrèrent.

Un ancien proverbe dit que nous ne devons pas nous attendre à trouver de vieilles têtes sur de jeunes épaules. À quoi l’on peut ajouter que, si par hasard nous rencontrons cette combinaison anormale, nous éprouvons une forte tentation de trancher cette union monstrueuse, rien que par le besoin que nous avons naturellement de voir chaque chose à sa place. Il est assez probable que bien des hommes, sans être violents le moins du monde, eussent senti naître en eux cette pensée dès la première fois qu’ils auraient fait connaissance avec M. Jonas. Mais une fois qu’ils l’auraient vu de plus près dans sa propre maison, et qu’ils se seraient assis avec lui à sa table, il est certain qu’il ne leur aurait plus été possible de penser à autre chose.

« Eh bien ! vieux revenant ! dit M. Jonas, donnant à son père ce surnom respectueux ; le dîner est-il prêt ?

– Je crois qu’il l’est, répondit le vieillard.

– La belle réponse ! reprit le fils. « Je crois qu’il l’est !… » me voilà bien avancé.

– Ah !… je n’en suis pas sûr, dit Anthony.

– Vous n’en êtes pas sûr ? répliqua le fils en baissant un peu la voix. Non. Vous n’êtes jamais sûr de rien, vous. Donnez-moi votre chandelier. J’en ai besoin pour éclairer les jeunes demoiselles. »

Anthony lui tendit un vieux chandelier de cuisine tout branlant. Muni de cet ustensile, M. Jonas conduisit les deux sœurs vers la chambre à coucher voisine, où il les laissa se débarrasser de leurs châles et de leurs chapeaux ; puis, revenant dans le salon, il s’occupa du soin de déboucher une bouteille de vin, d’aiguiser le couteau à découper et de marmotter des compliments à son père, jusqu’au moment où les demoiselles Pecksniff et le dîner firent ensemble leur entrée.

Le repas se composait d’un gigot de mouton rôti avec des légumes et des pommes de terre. Ces mets exquis ayant été posés sur la table par une vieille femme qui avait ses souliers en savates, les convives purent ensuite s’abandonner librement aux plaisirs du festin.

« Vous voyez ici le château de Garçon-ville, ma cousine, dit M. Jonas à Charity. Dites donc, l’autre en rira bien quand elle sera de retour chez elle. Placez-vous ici : vous êtes à ma droite, elle sera à ma gauche. Hé, l’autre, voulez-vous venir ?

– Quand je vous dis que vous êtes un vilain homme ! répondit Mercy. Je suis sûre que je n’aurai pas pour deux liards d’appétit si je suis assise auprès de vous ; mais il le faut bien.

– Hein ! qu’elle est vive ! souffla M. Jonas à la sœur aînée, en accompagnant ces paroles de son mouvement de coude favori.

– Oh ! vraiment, que voulez-vous que je réponde à ça ? repartit aigrement miss Pecksniff. Je suis lasse de m’entendre adresser de si ridicules questions.

– Qu’est-ce qu’il fait là, mon vieux bonhomme de père ? dit M. Jonas, en voyant Anthony rôder dans la chambre, au lieu de se mettre à table. Qu’est-ce que vous cherchez ?

– J’ai perdu mes lunettes, Jonas, dit le vieil Anthony.

– Eh bien ! asseyez-vous sans vos lunettes. Ce n’est pas comme une fourchette ou une cuiller ; vous n’en avez pas besoin pour manger. Ah ! ça, où est donc ce vieux lourdaud de Chuffey ? Ici, stupide ! Oh ! vous connaissez bien votre nom. »

Il paraît cependant qu’il ne le connaissait point ; car il ne vint que sur l’appel du père. À la voix d’Anthony, la porte d’un cabinet vitré qui se détachait du reste de la pièce s’ouvrit lentement. Un petit vieillard aux yeux chassieux, à l’air misérable, s’avança d’un pas traînant. Il était poudreux et rococo, comme les meubles de la maison ; vêtu de noir sale, avec des culottes garnies aux genoux de nœuds de rubans rouillés, vrai rebut de cordons de souliers ; sur ces jambes en fuseau flottaient des bas de laine de même nuance. On eût dit qu’il avait été jeté de côté et oublié dans un coin, durant un demi-siècle, et que quelqu’un venait de le retrouver à l’instant dans un vieux garde-meuble.

Il s’avança donc, ou plutôt il rampa vers la table, jusqu’à ce qu’enfin il se laissa tomber sur une chaise inoccupée ; puis il se releva, sans doute pour saluer, aussitôt que ses facultés engourdies l’eurent averti pourtant qu’il y avait là des étrangers, et que ces étrangers étaient des dames. Mais il se laissa retomber sur sa chaise sans avoir fait ce salut ; et soufflant sur ses mains ridées afin de les réchauffer, il resta ainsi, imbécile, penchant vers son assiette son pauvre nez violacé, sans regarder, avec des yeux qui ne voyaient rien et un visage qui ne disait rien : c’était le néant personnifié, et voilà tout.

« C’est notre commis le vieux Chuffey, dit M. Jonas, en sa qualité d’amphitryon et de maître des cérémonies.

– Est-ce qu’il est sourd ? demanda l’une des sœurs.

– Non, je ne crois pas qu’il le soit. Père, est-ce qu’il est sourd ?

– Je ne lui ai jamais entendu dire qu’il le fût, répondit Anthony.

– Est-il aveugle ? demandèrent les jeunes filles.

– Non. Jamais je n’ai ouï dire qu’il fût aveugle, répondit négligemment M. Jonas. Père, est-ce que vous le croyez aveugle ?

– Certainement non, il ne l’est pas, dit Anthony.

– Qu’est-il donc alors ? demandèrent de nouveau les demoiselles Pecksniff.

– Ce qu’il est ? Je vais vous l’apprendre, dit M. Jonas en aparté aux jeunes filles. Primo, c’est un vieux bonhomme, et je ne l’en aime pas mieux pour cela, car je crois bien que c’est de lui que mon père tient cette faculté détestable. Secundo, ajouta-t-il en élevant la voix, c’est un vieux drôle qui ne connaît rien au monde que celui-là. »

Et en même temps il désigna son vénéré père avec la pointe du couteau à découper, pour mieux faire comprendre de qui il entendait parler.

« C’est extraordinaire ! s’écrièrent les deux sœurs.

– Eh bien ! vous voyez, dit M. Jonas, il s’est troublé le cerveau toute sa vie avec des chiffres, avec des livres de compte. Il y a vingt ans ou à peu près, il attrapa une bonne fièvre. Tout le temps qu’il eut le transport (et cela dura bien trois semaines), il ne cessa jamais d’additionner, et il fit tant de millions de chiffres, que je ne crois pas qu’il en soit jamais parfaitement remis. Aujourd’hui que nous ne faisons plus beaucoup d’affaires, ce n’est pas encore un trop mauvais commis.

– C’est un excellent commis, dit Anthony.

– Soit. En tout cas il n’est pas cher, et il gagne bien son pain : c’est ce qu’il nous faut. Je vous disais qu’il ne connaissait personne que mon père ; mais, par exemple, il le connaît bien, lui, et le sert à merveille ; il y a si longtemps qu’il est accoutumé à lui ! Tenez, je l’ai vu jouer le whist avec mon père comme partenaire, et un bon rob encore, sans savoir plus que vous quels adversaires il avait à côté de lui.

– Est-ce qu’il n’a point d’appétit ? demanda Mercy.

– Oh ! si, dit Jonas, qui saisit vivement son couteau et sa fourchette ; il mange quand on l’y invite. Mais peu lui importe d’attendre une minute ou une heure, pourvu que mon père soit là. Aussi, lorsque je suis très-affamé, comme je le suis aujourd’hui, je ne m’occupe de lui qu’après avoir donné à mon estomac une première satisfaction, comme vous voyez. Allons, Chuffey, allons, stupide, êtes-vous prêt ? »

Chuffey demeura immobile.

« Toujours le même, le vieux renard ! dit Jonas, se servant froidement une nouvelle tranche. Parlez-lui donc, père.

– Êtes-vous prêt à dîner, Chuffey ? demanda le vieillard.

– Oui, oui, dit Chuffey, qui au premier son de la voix d’Anthony parut s’illuminer du rayon de la sensation humaine, si bien qu’il offrait un spectacle à la fois curieux et émouvant. Oui, oui, tout à fait prêt, monsieur Chuzzlewit. Tout à fait prêt, monsieur. Tout prêt, tout prêt, tout prêt. »

Il s’arrêta souriant et prêta l’oreille aux autres paroles qu’on pourrait lui adresser ; mais, comme on ne continuait point de lui parler, le rayon abandonna peu à peu son visage et finit par s’effacer entièrement.

« Au fond, il est très-désagréable, dit Jonas, s’adressant à ses cousines, tandis qu’il tendait à son père la portion du vieillard. Quand ce n’est pas du bouillon, il ne manque jamais de s’étouffer. Regardez-le ! Avez-vous vu quelque part un cheval contempler son râtelier d’un coup d’œil plus stupide que lui ? Si ce n’avait pas été histoire de rire, je ne l’eusse pas laissé venir ici aujourd’hui ; mais j’ai pensé qu’il vous divertirait. »

Le pauvre vieillard qui servait de texte à ce discours charitable était, heureusement pour lui, aussi étranger à ce qui venait de se dire qu’à tout ce qu’on put y ajouter en sa présence. Mais comme le mouton était dur, et que les gencives de Chuffey étaient molles, le vieillard ne tarda pas à réaliser ce qu’on avait annoncé de ses dispositions à s’étouffer, et il lui fallut tant d’efforts pour dîner, que M. Jonas s’amusa infiniment, assurant que jamais il n’avait vu Chuffey tenir mieux sa place à table, et qu’il y en avait assez pour faire éclater les côtes à force de rire. Il en vint même jusqu’à certifier aux deux sœurs que, sous ce rapport, il considérait Chuffey comme supérieur encore au père. « Et ma foi ! ajouta-t-il d’une manière significative, ce n’est pas peu dire. »

Il était assez étrange qu’Anthony Chuzzlewit, si vieux lui-même, pût prendre quelque plaisir à voir son estimable fils exercer ces railleries aux dépens de la pauvre ombre qui siégeait à leur table. Cependant il s’en amusait, moins ostensiblement, il faut lui rendre cette justice, par égard pour leur ancien commis, mais il jouissait intérieurement de la fertilité d’esprit de Jonas. Par la même raison, les dures épigrammes que lui lançait son propre fils le remplissaient d’une joie secrète ; il s’en frottait les mains ; il en riait à la dérobée, comme s’il disait derrière sa manche : « C’est pourtant moi qui l’ai instruit, c’est moi qui l’ai formé, c’est à moi qu’il doit tout cela. Fin, rusé, avare, il ne gaspillera pas mon argent. C’est à cela que j’ai travaillé ; c’est là ce que j’ai toujours espéré : tel a été le but principal, l’ambition de ma vie. »

Quel noble but, quelle noble fin à contempler, maintenant que l’œuvre était parfaite ! Il est des hommes qui se forgent des idoles à leur propre image et n’osent ensuite les adorer, lorsqu’ils les voient achevés, honteux de la difformité de leur œuvre, dans laquelle ils ne voient qu’une odieuse parodie de leur propre ressemblance. Anthony, au moins, valait mieux que ces hommes-là, au bout du compte.

Chuffey resta si longtemps à se consumer sur son assiette, que Jonas, perdant patience, la lui retira lui-même, invitant son père à signifier au vieillard qu’il ferait mieux « de s’en tenir à son pain. » Anthony exécuta cette commission.

« Oui, oui ! s’écria Chuffey, dont le visage s’éclaira, comme précédemment, quand la même voix lui eût adressé la parole ; très-bien, très-bien. C’est votre vrai fils, monsieur Chuzzlewit ! Que Dieu bénisse ce malin jeune homme ! Dieu le bénisse, Dieu le bénisse ! »

M. Jonas trouva ce langage si particulièrement enfantin, et peut-être avait-il raison, qu’il ne fit que s’en amuser de plus belle, et dit à ses cousines qu’il craignait qu’un beau jour Chuffey ne le fît mourir de rire. Alors on enleva la nappe, et l’on posa sur la table une bouteille de vin. M. Jonas remplit les verres des deux demoiselles, qu’il invita à ne point ménager le liquide, leur assurant qu’il y en avait à la cave. Mais il se hâta d’ajouter, après cette saillie, que c’était une simple plaisanterie, et qu’il les priait de ne pas la prendre au sérieux.

– Je bois à Pecksniff, dit Anthony ; à votre père, mes chères demoiselles. Pecksniff, un habile homme, un finaud ! Un hypocrite cependant, hein ! Un hypocrite, jeunes filles, hein ! Ha ! ha ! ha ! Eh bien, oui. Entre amis, nous pouvons le dire, c’en est un. Je n’en pense pas plus mal de lui pour cela, si ce n’est qu’il va un peu trop loin. On peut exagérer tout, mes chères petites. On peut exagérer même l’hypocrisie. Demandez à Jonas.

– Vous ne craignez toujours pas d’exagérer le soin que vous prenez de votre petite personne, répliqua l’aimable enfant, la bouche pleine.

– Entendez-vous cela, mes petites amies ? s’écria Anthony charmé. Que d’esprit ! que d’esprit ! L’exception est bonne, Jonas ; c’est vrai, il est permis d’exagérer ça.

– Excepté, dit à demi-voix M. Jonas à sa cousine préférée, quand on en abuse pour vivre trop longtemps. Ha ! ha ! Dites donc ça à l’autre

– Mon Dieu ! s’écria Cherry avec pétulance, vous pouvez bien le lui dire vous-même, si cela vous fait plaisir.

– Elle a toujours l’air de se moquer du monde, répliqua M. Jonas.

– Mais aussi, pourquoi vous occupez-vous d’elle ? dit Charity. Je suis bien sûre qu’elle ne s’occupe guère de vous.

– Vrai ? demanda Jonas.

– Ah ! par ma foi ! reprit-elle, est-ce que vous avez besoin que je vous le répète ? »

M. Jonas ne répliqua rien, mais il regarda fixement Mercy avec une drôle d’expression, en disant qu’elle pouvait être certaine qu’il n’en mourrait toujours pas de chagrin. Puis il parut témoigner à Charity plus d’empressement que jamais, en la priant, c’était son genre de politesse, de vouloir bien se rapprocher de lui.

« Père, dit-il après quelques moments de silence, il y a encore une chose qui ne saurait être exagérée.

– Laquelle ? demanda le père, grimaçant d’avance un rire d’approbation.

– C’est de gagner sur les marchés, dit Jonas. Voici la règle, en fait de gain : « Faites aux autres ce qu’ils voudraient vous faire. » Voilà le véritable précepte de l’évangile de commerce. Le reste n’est qu’imposture. »

Anthony était enchanté ; et non-seulement il applaudit de toutes ses forces, mais encore, dans son ravissement, il prit la peine de communiquer cette maxime à son ancien commis, qui se frotta les mains, hocha sa tête tremblante, cligna ses yeux humides et s’écria de sa voix sifflante : « Bien ! bien ! C’est votre propre fils, monsieur Chuzzlewit ! » témoignant de son plaisir par les marques que sa faiblesse lui permettait d’en donner. Mais l’enthousiasme stupide du vieillard était racheté par la sympathie que ce pauvre homme éprouvait pour la seule créature à laquelle l’unissaient les liens d’une longue association, et s’expliquait par son impuissance présente. Ah ! si l’on avait bien voulu chercher, qui sait si l’on n’eût pas pu trouver, à travers ce résidu, si triste qu’il fût, quelque lie d’une meilleure nature ensevelie au fond de cette vieille barrique usée, qui s’appelait Chuffey ?

En attendant, comme personne ne songeait à faire cette découverte, Chuffey se retira dans un coin noir, à l’un des angles de la cheminée, où il passait toutes ses soirées. On cessa de le voir et de l’entendre, si ce n’est quand on lui donna une tasse de thé, dans laquelle il trempa machinalement son pain. Il n’y avait nulle raison de supposer qu’en aucune saison il songeât à dormir, pas plus qu’on ne pouvait admettre qu’il entendît, qu’il vît, qu’il sentît, ou qu’il pensât. Il restait congelé, pour ainsi dire, quoique moins ferme qu’un glaçon. Anthony ne le dégelait pas en ce moment, soit en le touchant, soit en lui adressant la parole.

À la prière de M. Jonas, miss Charity fit le thé : ce qui lui donnait tellement l’air de la maîtresse de la maison, qu’elle éprouvait la plus jolie confusion imaginable ; d’autant plus que M. Jonas s’était assis près d’elle, et lui glissait à l’oreille les formules les plus variées de l’admiration. Miss Mercy, de son côté, voyant que tout le plaisir de la soirée était exclusivement pour eux, déplorait en silence l’absence de ses gentlemen du commerce ; elle soupirait après le moment du retour, et bâillait sur un journal de la veille. Quant à Anthony, il s’était complètement endormi, de sorte que Jonas et Cherry demeurèrent aussi longtemps tête à tête que cela leur convint.

Après qu’on eût enlevé le plateau de thé, M. Jonas exhiba un jeu de cartes sales et, pour amuser les sœurs, exécuta divers petits tours d’adresse ; le fin du jeu, c’est de faire parier quelqu’un contre vous que vous ne pourrez pas faire votre tour, et alors, immédiatement, vous gagnez et vous empochez l’argent. M. Jonas apprit à ses cousines que ces exercices étaient en grande vogue dans les salons les plus distingués, et que l’on gagnait quelquefois de grosses sommes à ces jeux de hasard. Il est bon de faire observer que ce qu’il disait, il le croyait fermement lui-même : car la fourberie a sa simplicité non moins que l’innocence ; et, partout, où la première condition pour croire était fondée sur une foi ardente à la bassesse et à l’infamie, M. Jonas était l’un des hommes les plus crédules qu’il y eût au monde. Le lecteur peut aussi, si cela lui fait plaisir, mettre en ligne de compte son ignorance, qui était extraordinaire.

Ce charmant jeune homme avait toutes les dispositions possibles pour devenir un coquin de premier ordre : il ne lui manquait pour être un vagabond remarquable qu’un seul bon trait dans le catalogue usuel des vices propres aux débauchés, à savoir la prodigalité. Mais c’est là que l’arrêtaient à propos ses habitudes sordides et étroites ; et, comme il arrive parfois qu’un poison sert d’antidote à un autre, là où des remèdes innocents seraient inefficaces, ainsi c’était une mauvaise passion qui l’empêchait de boire à longs traits la pleine mesure du vice, lorsque la vertu eût fait de vains efforts pour le retenir.

Tandis qu’il déployait tous ses petits talents de prestidigitation, la soirée s’avançait. Comme M. Pecksniff n’avait pas l’air d’arriver, les jeunes filles exprimèrent le désir de s’en retourner chez elles. Mais, dans sa galanterie, M. Jonas ne voulut point y consentir avant qu’elles eussent pris leur part d’un ambigu composé de pain, de fromage et de porter. Et même alors il s’opposait encore à leur départ, priant souvent miss Charity de s’approcher un peu plus de lui ou de rester plus longtemps, et formulant plusieurs autres demandes de même nature, dans l’ardeur de son esprit hospitalier. Voyant qu’enfin tous ses efforts pour les retenir davantage étaient inutiles, il prit son chapeau et endossa son pardessus, afin de reconduire ses cousines à la maison Todgers ; il eut soin de leur dire que probablement elles aimeraient mieux aller à pied qu’en voiture, et que, pour sa part, il était complètement de leur avis.

« Bonne nuit, dit Anthony, bonne nuit ; rappelez-moi au souvenir de… Ha ! ha ! ha ! de Pecksniff. Mettez-vous en garde contre votre cousin, ma chère amie. Méfiez-vous de Jonas ; c’est un gaillard dangereux. En tout cas, ne vous disputez pas pour l’avoir.

– Oh ! la bonne farce !… s’écria Mercy. Se quereller pour l’avoir ! Cherry, ma belle, vous pouvez bien le garder pour vous seule. Je vous fais cadeau de ma part.

– Vraiment ? dit Jonas. Est-ce que les raisins seraient trop verts, ma cousine ? »

Miss Charity fut plus charmée de cette repartie qu’on n’eût pu s’y attendre, vu son âge un peu mûr et son caractère naïf. Mais, dans sa tendresse fraternelle, elle gronda M. Jonas d’appuyer trop fort sur un roseau fragile, et lui défendit d’être désormais aussi cruel pour la pauvre Mercy ; sinon elle se verrait positivement obligée de le haïr. Mercy, qui se trouvait aussi en belle humeur, ne répliqua que par un éclat de rire. En conséquence, elles regagnèrent leur demeure sans avoir échangé en route aucune parole déplaisante. M. Jonas était au milieu d’elles, ayant une cousine suspendue à chaque bras. Parfois, il serrait si fort en dessous celui de Mercy, que cela ne laissait pas que d’incommoder la jeune fille ; mais, comme tout le temps il ne cessait de chuchoter avec miss Charity et de lui témoigner une attention particulière, ce geste oppressif ne pouvait être considéré que comme une circonstance purement accidentelle.

Lorsqu’ils furent arrivés à Todgers-House, et que la porte eut été ouverte, Mercy les quitta vivement et grimpa lestement l’escalier. Mais Charity et Jonas demeurèrent au bas des marches, devisant ensemble plus de cinq minutes. Si bien que, le lendemain matin, Mme Todgers disait à un tiers :

« Il est très-clair que ça marche bien par là, et j’en suis bien aise, car il se fait grand temps que miss Pecksniff songe à s’établir. »

Et maintenant, le jour approchait où cette vision brillante, qui avait si soudainement illuminé la maison Todgers et fait lever le soleil dans les ombres du cœur de Jinkins, allait disparaître, où on allait l’empaqueter dans une diligence pour la province comme un colis recouvert de toile cirée, ou comme un panier à poisson, ou comme une cloyère d’huîtres, ou comme un monsieur corpulent, ou enfin comme toute autre prosaïque réalité de la vie.

« Jamais, mes chères demoiselles Pecksniff, dit Mme Todgers, lorsqu’elles se retirèrent pour s’aller coucher, la veille de leur départ, jamais je n’ai vu établissement aussi consterné que l’est le mien en ce moment. Je ne crois pas que d’ici à bien des semaines les gentlemen redeviennent ce qu’ils étaient autrefois. Vous aurez de terribles comptes à rendre à cet égard l’une et l’autre. »

Les demoiselles récusèrent toute participation volontaire à ce désastreux état de choses, qu’elles regrettaient bien sincèrement.

« Votre vertueux papa aussi, dit Mme Todgers, en voilà une perte ! Mes chères demoiselles Pecksniff, votre papa est un parfait missionnaire de paix et d’amour. »

Ne sachant pas trop bien à quelle sorte d’amour se rattachait la mission de M. Pecksniff, Charity et Mercy accueillirent avec froideur ce compliment.

Mme Todgers s’en aperçut et ajouta :

« Si j’osais violer un secret qui m’a été confié et vous dire pourquoi j’ai à vous prier de laisser ouverte cette nuit la petite porte qui sépare votre chambre de la mienne, je pense que cela vous serait agréable. Mais je ne le puis, car j’ai promis à M. Jinkins d’être aussi muette que la tombe.

– Chère madame Todgers ! de quoi s’agit-il ?

– Eh bien, mes douces miss Pecksniff, mes chers amours, si vous voulez bien m’accorder, par privilège, la liberté de vous nommer ainsi à la veille de notre séparation, M. Jinkins et les gentlemen ont arrangé entre eux un petit concert, et ils ont l’intention de vous donner cette nuit, sur l’escalier, près de la porte, une sérénade. J’eusse désiré, je l’avoue, poursuivit Mme Todgers avec sa prévoyance habituelle, que ce concert se fît une ou deux heures plus tôt : car, lorsque les gentlemen veillent tard, ils boivent, et lorsqu’ils boivent ils risquent d’avoir la voix moins musicale que s’ils n’avaient pas bu. Mais c’est ainsi que les choses sont arrangées, et je crois, mes chères demoiselles Pecksniff, vous faire plaisir en vous faisant confidence de cette marque d’attention de leur part. »

Cette nouvelle produisit un tel effet sur les deux jeunes filles, que l’une et l’autre promirent bien de ne point songer à se coucher avant la fin de la sérénade. Mais une demi-heure d’attente, jointe au froid du soir, modifia leur résolution, et non-seulement elles se mirent au lit, mais encore s’y endormirent, et ne furent que très-médiocrement charmées d’être réveillées, au bout de quelque temps, par certains accords doux et faibles qui rompaient le silence des heures de la nuit.

C’était touchant, très-touchant. Il aurait fallu être bien difficile pour ne pas trouver cela triste. C’était le gentleman dilettante qui menait le deuil ; Jinkins s’était chargé de la basse, et les autres s’étaient distribué les parties comme ils avaient pu. Le plus jeune gentleman soufflait sa mélancolie dans une flûte : il ne savait guère la faire résonner, mais ce n’en était pas plus désagréable pour cela. Une supposition, les deux demoiselles Pecksniff ainsi que Mme Todgers eussent péri de combustion spontanée, et la sérénade eût été donnée en l’honneur de leurs cendres, peut-être eût-il été impossible de surpasser l’inénarrable désespoir exprimé dans ce chœur :

Va, cours où la gloire t’appelle !

C’était un requiem, un chant funèbre, un gémissement, un hurlement, une plainte, une lamentation de Jérémie, un résumé de tout ce qu’il y a de plus triste et de plus hideux comme son. La flûte du plus jeune gentleman était fausse et tremblotante. Les notes s’y produisaient par bouffées, comme le vent. Durant un long temps il sembla avoir quitté la partie, et, quand mistress Todgers et les jeunes demoiselles étaient parfaitement persuadées que, vaincu par ses émotions, il s’était retiré tout en pleurs, soudain, et sans qu’on s’y attendît, il parut tout essoufflé à la note sensible, faisant des efforts convulsifs pour reprendre haleine. Quel terrible exécutant ! On ne savait pas où on en était avec lui ; le fait est que, quand on pensait qu’il ne faisait rien du tout, c’était alors même qu’il se mettait à vous faire les choses les plus étonnantes.

La flûte exécuta donc plusieurs solos, peut-être deux ou trois de trop, bien que, comme le disait mistress Todgers, il valût mieux en avoir trop que pas assez. Mais même alors, même en ce moment solennel, quand on devait présumer que les sons brillants avaient pénétré jusqu’au fond du cœur de Jinkins, si Jinkins possédait un fond du cœur, ce persécuteur farouche ne put se résoudre à laisser tranquille le plus jeune gentleman. Avant que le second morceau fût commencé, il le pria d’une voix très-distincte et comme faveur personnelle (voyez-vous le malhonnête !) de ne pas jouer. Oui, de ne pas jouer ! À travers le trou de la serrure on entendit gémir le souffle du plus jeune gentleman, pas sur la flûte ! Croyez-vous pas qu’une flûte eût été une digne interprète des passions qui débordaient de son âme ? un trombone même eût été un instrument trop innocent.

La sérénade touchait à sa fin ; l’intérêt culminant allait éclater. Le gentleman littéraire avait écrit, à l’occasion du départ des demoiselles Pecksniff, une cantate qu’on avait adaptée à un vieil air. Tous les exécutants réunirent leurs voix, sauf le plus jeune gentleman, qui garda un silence farouche, et pour cause. La cantate (dans le goût classique) invoquait l’oracle d’Apollon et venait lui demander de lui faire le plaisir de lui dire ce qu’allait devenir Todgers-House quand CHARITY et MERCY seraient bannies de ses murs. L’oracle ne rendait pas de décision qui vaille la peine d’être rapportée, selon l’usage assez habituel des oracles, depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours. Ne pouvant obtenir d’éclaircissement sur ce point, le chant y renonçait et poursuivait sa course en montrant que les demoiselles Pecksniff étaient proches parentes de Rule Britannia, et que, si la Grande-Bretagne n’était pas une île, il n’y aurait pas eu de demoiselles Pecksniff. Et, pendant qu’on se trouvait en pleine marine, le chant se terminait par cette strophe :

Vaisseau de Pecksniff père, ô toi que l’on renomme,

Salut !… Par les zéphyrs qu’il s’avance éventé,

Tandis que les Tritons suivent avec fierté

L’artiste, l’architecte et l’homme !

Tout en présentant à l’imagination ce magnifique tableau, les gentlemen se retiraient doucement, doucement vers leurs lits respectifs, toujours soufflant, de manière à donner un effet de lointain très-pittoresque. Peu à peu les sons s’éteignirent, et, enfin la maison Todgers retomba dans le silence.

M. Bailey réservait pour le lendemain matin son offrande musicale. Il passa la tête dans la chambre, où les deux demoiselles étaient agenouillées devant leurs malles et en train de les remplir ; et pour les divertir il imita l’aboiement d’une jeune chien dans quelque circonstance grave, quand par exemple des personnes d’imagination peuvent supposer que cet animal demande une plume et de l’encre pour épancher ses sentiments.

« Eh bien, mesdemoiselles, dit le jeune garçon, vous retournez donc chez vous ? Tant pis !

– Oui, Bailey, répondit Mercy, nous partons.

– Est-ce que vous ne laisserez pas à quelqu’un des gentlemen une boucle de vos cheveux ? demanda Bailey. C’est-il bien à vous, ces cheveux-là ? »

Elles se mirent à rire et répondirent que leurs cheveux étaient bien en effet leur propriété naturelle.

« Oh ! oui, pas mal, dit-il ; plus souvent qu’ils sont naturels ! Je sais toujours bien que ses cheveux à elle ne sont pas ses cheveux. Tenez, une fois je les ai vus accrochés à ce clou près de la fenêtre. Outre ça, plusieurs fois, au moment où on dînait, je me suis mis derrière elle et je les lui ai tirés, sans que jamais elle s’en doutât. Je vous dirai, mesdemoiselles, que je vais quitter d’ici. Je ne veux pas rester plus longtemps à m’entendre dire des sottises par elle ! »

Miss Mercy lui demanda quels étaient ses projets pour l’avenir. M. Bailey annonça qu’il songeait à entrer dans les bottes à revers7 ou dans l’armée.

« Dans l’armée !… s’écrièrent les deux demoiselles en riant.

– Pourquoi pas ? dit Bailey. N’y a-t-il pas des tambours à la Tour de Londres ? Je les connais, moi. Et que la patrie a beaucoup de considération pour eux, encore !

– Mais vous vous ferez tuer, objecta Mercy.

– Eh bien ! s’écria M. Bailey, qué que ça fait ? c’est déjà pas si dégoûtant, mesdemoiselles, n’est-ce pas ? J’aime mieux recevoir un coup de canon qu’un coup de rouleau à pâte8, car elle ne se gêne pas pour m’en flanquer des coups quand elle est de mauvaise humeur de ce que les gentlemen ont trop bon appétit. Comme si, dit M. Bailey, s’exaspérant par le souvenir de ses griefs, comme si c’était ma faute à moi s’ils consomment les vivres.

– Assurément non ; qui pourrait songer à vous en rendre responsable ? dit Mercy.

– Ah ! vous croyez ça, répliqua-t-il. Vous dites que non, et moi je dis que si. Ah ! ah ! Personne ne peut m’en rendre responsable ! Je le sais bien peut-être. Mais je n’ai pas envie qu’on se paye chaque jour sur mon dos du renchérissement des denrées. Je n’ai pas envie qu’on me tue parce que tout est cher au marché. Je ne veux pas rester. V’là donc pourquoi, ajouta M. Bailey, se calmant un peu et souriant, si vous avez l’intention de me donner quelque chose, vous ferez mieux de me le donner tout de suite, parce que, si vous attendez votre retour ici, je n’y serai plus, et que le garçon qui me remplacera ne méritera pas qu’on lui donne un sou, je le sais. »

Les deux demoiselles répondirent à cet appel prudent tant pour leur compte qu’au nom de leur père ; et vu l’amitié, elles gratifièrent si libéralement M. Bailey, que celui-ci ne savait comment leur marquer sa reconnaissance. Il fit pourtant de son mieux tout le long de la journée, en donnant à chaque instant de petits coups sur sa poche et en se livrant à d’autres exercices de pantomime comique. Il ne se borna point à ces démonstrations : car, outre qu’il écrasa un carton qui contenait un chapeau, il fit de fortes avaries au bagage de M. Pecksniff en le traînant avec trop de zèle du haut en bas de la maison. En un mot, il ne savait comment témoigner sa vive gratitude des marques de bienveillance qu’il avait reçues de ce gentleman et de sa famille.

M. Pecksniff et M. Jinkins revinrent dîner bras dessus bras dessous. Ce dernier s’était à dessein ménagé un demi-congé, prenant ainsi un avantage immense sur le plus jeune gentleman et les autres dont, par malheur pour eux, le temps était confisqué jusqu’au soir. M. Pecksniff paya le vin ; le repas fut très-gai, bien qu’on y gémît sur la nécessité de se séparer. Tandis que les convives étaient le plus en train de goûter ces douceurs de l’intimité, on annonça la visite du vieil Anthony et de son fils, à la grande surprise de M. Pecksniff et au grand déplaisir de Jinkins.

Anthony s’assit auprès de Pecksniff à un coin de la table, laissant les assistants causer entre eux, et lui dit à voix basse :

« Vous voyez, nous sommes venus vous faire nos adieux. À quoi bon entretenir la division entre nous ? Nous ne sommes, chacun à part, qu’une lame inutile ; mais réunis, Pecksniff, nous pourrions faire une bonne paire de ciseaux, hein…

– L’union, mon bon monsieur, répondit Pecksniff, est toujours excellente.

– Je ne sais pas trop, dit le vieillard ; car il y a des gens avec qui j’aimerais mieux être en désaccord qu’en bonne harmonie. Mais vous connaissez mon opinion sur vous. »

M. Pecksniff, qui avait toujours sur le cœur l’épithète d’hypocrite, se contenta de hocher la tête, ce qui tenait le milieu entre l’affirmation et la négation.

« Vous avez mal pris la chose ; je voulais seulement vous faire un compliment, dit Anthony, un compliment, sur ma parole. C’était un hommage involontaire payé à vos talents, même au moment de la réunion ; et cependant ce n’était pas un moment à faire des compliments. Au reste, il a été parfaitement entendu, dans la diligence, que nous nous étions compris l’un l’autre.

– Oh ! parfaitement !… » répondit M. Pecksniff, de façon à laisser deviner qu’il était, au contraire, cruellement incompris, mais qu’il ne se plaignait pas.

Anthony regarda son fils, qui s’était assis auprès de miss Charity ; puis, tour à tour et plusieurs fois de suite, il promena son regard sur Pecksniff et sur Jonas. Il arriva que les yeux de M. Pecksniff prirent une direction semblable ; mais, voyant qu’on s’en apercevait, il baissa les yeux d’abord et puis les ferma, comme pour n’y laisser rien lire au vieillard.

« Jonas est un malin, dit Anthony.

– Il en a l’air, répondit M. Pecksniff, de son ton le plus candide.

– Et avisé, dit Anthony.

– Très-avisé, je n’en doute point, répliqua M. Pecksniff.

– Regardez !… lui dit à l’oreille Anthony. Je crois qu’il fait la cour à votre fille.

– Allons donc, mon bon monsieur ! dit M. Pecksniff sans ouvrir les yeux ; des jeunes gens, des jeunes gens, simple amitié. Il n’y a pas de sentiment là dedans, monsieur.

– Oh ! oui, ma foi, pas de sentiment, comme si nous ne le savions pas par expérience ! Croyez-vous qu’il n’y ait pas là quelque chose de plus que de la simple amitié ?

– Il m’est impossible de vous le dire, répliqua M. Pecksniff, tout à fait impossible ! Vous me surprenez beaucoup.

– Oui, je le sais bien, dit sèchement le vieillard. Cela peut durer : je parle du sentiment, et non de votre surprise ; mais cela peut cesser aussi. En supposant la durée, peut-être y trouverions-nous un intérêt égal, car vous et moi nous avons fait notre pelote. »

M. Pecksniff, le sourire aux lèvres, allait parler quand le vieillard l’arrêta.

« Je devine ce que vous allez dire. C’est tout à fait inutile. Vous me direz à cela que vous n’avez jamais songé à chose pareille ; que, sur un point qui touche de si près au bonheur de votre chère enfant, vous ne pouvez, en père dévoué, exprimer une opinion, et ainsi de suite. Tout cela est bel et bon, et je vous reconnais là. Mais il me semble à moi, mon cher Pecksniff, ajouta Anthony en appuyant sa main sur la manche de son interlocuteur, que, si vous et moi nous prolongeons cette plaisanterie qui consiste à ne rien voir, il y en a un de nous deux qui pourra se trouver placé dans une position embarrassante or, comme je ne désire point que ce soit moi, vous m’excuserez d’avoir tout d’abord pris la liberté de jeter du jour sur la question et de la poser nettement, pour que nous l’envisagions telle qu’elle est. Je vous remercie de l’attention que vous m’avez prêtée. Nous voilà maintenant avertis, ce qui vaut toujours mieux pour l’un comme pour l’autre. »

En achevant ces paroles, il se leva, et, faisant à M. Pecksniff un signe d’intelligence, il s’éloigna pour aller rejoindre les jeunes gens, laissant l’homme de bien quelque peu déconcerté et embarrassé de cette franchise d’allure, et surtout passablement ennuyé de s’être vu surpassé dans le maniement des armes qui lui étaient le plus familières.

Cependant la diligence de nuit était très-ponctuelle : l’heure était donc venue de se rendre au bureau, qui était situé si près de là, qu’on avait pu y envoyer d’avance les bagages pour s’y rendre ensuite à pied. Après quelques moments consacrés à la toilette des demoiselles Pecksniff et de Mme Todgers, on se transporta à ce bureau. Déjà la diligence, tout attelée, était en place pour partir ; déjà la plupart des gentlemen du commerce étaient réunis en ce lieu, y compris le plus jeune gentleman, qui était dans un état d’agitation non équivoque et de profond accablement d’esprit.

Rien d’égal au chagrin de Mme Todgers en se séparant des jeunes demoiselles, si ce n’est la force de l’émotion avec laquelle elle dit adieu à M. Pecksniff. Jamais assurément mouchoir de poche ne fut plus souvent remis dans un ridicule ni plus souvent tiré que le mouchoir de Mme Todgers, tandis que la bonne dame était debout près d’une portière, soutenue à droite et à gauche par deux gentlemen du commerce. À la lueur des lanternes, elle cherchait à attraper, autant que le lui permettait M. Jinkins, accroché constamment au marchepied, la vue de l’honnête homme. Car Jinkins ne bougea point de cette place où il pouvait causer avec les demoiselles ; on aurait dit qu’il avait juré de rester jusqu’au bout le cauchemar vivant du plus jeune gentleman. Sur l’autre marchepied se tenait M. Jonas, qui occupait cette position en vertu de ses droits de cousin. Si bien que le plus jeune gentleman, qui s’était rendu le premier sur le terrain, fut rejeté dans l’intérieur du bureau, au milieu des affiches rouges et noires et des illustrations de voitures à grande vitesse, bousculé par les portefaix et empêtré dans de gros paquets. Cette fausse position, jointe à son irritation nerveuse, mit le comble à ses infortunes ; mais une dernière fatalité lui était réservée : car, lorsqu’au moment du départ il jeta à la belle main de Mercy une fleur (une fleur de serre chaude qui lui avait coûté un prix fou), cette fleur alla tomber aux pieds du cocher, qui remercia vivement le plus jeune gentleman et la mit à sa boutonnière.

On partit. La maison Todgers allait rentrer dans son isolement. Les deux jeunes filles, adossées chacune à un coin de la voiture, s’abandonnaient à des pensées pleines de regrets. Mais M. Pecksniff, repoussant loin de lui toute considération futile de plaisirs mondains, concentrait uniquement ses méditations sur le grand et vertueux but vers lequel il courait, à savoir de chasser l’ingrat, l’imposteur, dont la présence troublait encore son foyer domestique, sacrilège vivant sur les autels de ses dieux lares.

Chapitre XII. On verra à la longue, sinon tout de suite, que ce chapitre intéresse fortement M. Pinch et d’autres personnes. – M. Pecksniff rétablit les droits de la vertu outragée. – Le jeune Martin Chuzzlewit prend une résolution désespérée. §

Sans s’occuper du temps qu’il faisait, M. Pinch et Martin s’étaient établis à l’aise dans la maison de Pecksniff, et chaque jour venait resserrer leur amitié mutuelle. Martin, qui avait à la fois, et à un degré remarquable, la facilité de l’invention et celle de l’exécution, poussait vigoureusement son plan de collège ; et Tom ne cessait de répéter que, s’il y avait quelque certitude dans les choses de ce monde, pour peu qu’on pût compter sur l’impartialité des juges humains, un dessin si neuf d’effet et si rempli de mérite ne saurait manquer d’obtenir le premier rang, lorsque le moment du concours serait arrivé. Sans pousser aussi loin la confiance, Martin ne laissait pas que de se repaître d’une espérance anticipée, ce qui ne l’en rendait que plus ardent, plus persévérant dans sa tâche.

« Si jamais je devenais un grand architecte, mon cher Tom, dit un jour le nouvel élève, en se mettant à une petite distance de son dessin qu’il contemplait avec infiniment de complaisance, savez-vous quelle est l’une des choses que je voudrais bâtir ?

– Eh bien ! s’écria Tom, qu’est-ce ?

– Ce serait votre fortune.

– Vraiment ?… dit Tom Pinch, aussi charmé qui si la chose était déjà faite. Vous auriez cette obligeance ? C’est bien aimable à vous de parler ainsi.

– Oui, Tom, répliqua Martin, je la bâtirais sur des fondations tellement solides qu’elle durerait toute votre vie, et toute la vie de vos enfants, et celle de leurs enfants après eux. Je serais votre patron, Tom. Je vous prendrais sous ma protection. Allez voir que quelqu’un s’avisât de faire mauvais accueil à un homme qu’il me plairait de protéger, de patronner, une fois que je serais arrivé au pinacle !…

– Sur ma parole, dit M. Pinch, je ne crois pas que jamais rien m’ait fait autant de plaisir. Non, en vérité.

– Oh ! je le dis comme je le pense, reprit Martin, d’un air dégagé et libre vis-à-vis de son compagnon, pour ne pas dire d’un air de commisération, comme s’il était déjà le premier architecte en service ordinaire de toutes les têtes couronnées de l’Europe. Je ferais ce que je vous promets ; je m’occuperais de vous.

– Je crains bien, dit Tom en hochant la tête, de n’être jamais assez habile pour qu’on s’occupe de moi.

– Bah ! bah ! répliqua Martin. Il n’est pas question de cela. Si je me mets en tête de dire : « Pinch est un brave garçon ; je porte intérêt à Pinch, » je voudrais bien savoir qui se permettrait de me faire de l’opposition. D’ailleurs, à part même cette considération, vous pourriez m’être utile de cent manières.

– Si je n’arrivais pas à vous être utile, d’une manière ou d’une autre, ce ne serait toujours pas faute de l’avoir tenté. »

Martin réfléchit un moment.

« Par exemple, vous seriez parfait pour voir si l’on exécute exactement mes idées, pour surveiller les progrès des travaux avant qu’ils fussent arrivés au point où j’aurais à m’en occuper personnellement ; en un mot, pour faire bien marcher les choses. Vous seriez magnifique pour montrer aux gens mon atelier, pour les entretenir d’art et autres sujets semblables, quand je serais occupé : car il serait diablement avantageux, mon cher Tom, (je parle sérieusement, je vous le jure) d’avoir auprès de soi un homme de votre expérience, au lieu de quelque mâchoire comme on en voit tant. Oh ! j’aurais soin de vous, et vous me seriez fort utile, soyez en certain ! »

Dire que Tom n’avait nullement la prétention de devenir premier violon dans l’orchestre du monde, mais qu’il se serait estimé heureux qu’on lui confiât la cent cinquantième partie ou à peu près dans le grand concerto, c’est donner une idée insuffisante de sa modestie. Aussi fut-il enchanté de ces châteaux en Espagne !

« Naturellement, mon cher Tom, dit Martin, je serais alors marié avec elle. »

Quelle fut l’impression qui frappa soudain Tom Pinch, au milieu même du paroxysme de la joie ? d’où vint que le sang monta à ses joues candides, et qu’un sentiment de remords gagna son cœur loyal, comme s’il ne se croyait plus digne de la bienveillance de son ami ?…

« Oui, je serais alors marié avec elle, reprit Martin qui, en souriant, leva ses yeux au ciel ; et j’espère bien que nous aurions des enfants autour de nous. Nos enfants vous aimeraient, Tom. »

M. Pinch ne répondit rien. Les mots qu’il eût voulu prononcer expirèrent sur ses lèvres, pour aller retrouver une vie plus immatérielle dans des pensées d’abnégation personnelle.

« Tous les enfants vous aiment, Tom, et naturellement les miens vous aimeraient aussi. Peut-être bien donnerais-je votre nom à l’un d’eux. Tom ! ce n’est pas du tout un nom désagréable… Thomas Pinch Chuzzlewit !… T. P. C. en initiales sur ses blouses. Vous n’y verriez pas de mal, n’est-ce pas ? »

Tom fit un petit cri de la gorge et sourit.

« Elle aurait de l’amitié pour vous, Tom, j’en suis certain.

– Vrai ?… s’écria Pinch d’une voix étouffée.

– Je puis vous dire exactement ce qu’elle penserait à votre égard, ajouta Martin, appuyant son menton sur sa main, et regardant la croisée, comme s’il lisait à travers les vitres les paroles mêmes qu’il prononçait. Je la connais si bien ! Souvent, Tom, elle commencerait par sourire quand vous viendriez à lui parler ou quand elle viendrait à vous regarder, et je vous réponds qu’elle ne s’en gênerait pas, mais cela vous serait bien égal. Le plus charmant sourire que vous ayez jamais vu !

– Bien, bien, dit Tom, cela me serait bien égal.

– Elle serait aussi attentive pour vous, Tom, que si vous étiez vous-même un enfant. Et en effet, à certains égards, vous en êtes un, avouez-le, Tom. »

M. Pinch témoigna par un geste de son assentiment complet.

« Toujours elle serait gracieuse, toujours de bonne humeur, satisfaite de vous voir ; et, lorsqu’elle saurait exactement quelle sorte d’homme vous êtes (ce qu’elle ne tarderait pas à reconnaître), elle vous donnerait une foule de petites commissions, sous prétexte de vous demander quelques petits services, mais au fond, pour vous être agréable, parce qu’elle n’ignorerait pas que vous brûlez du désir de les rendre : de manière à vous laisser croire que vous lui faites plaisir, quand ce serait elle qui vous ferait plaisir, au contraire. Elle s’accommoderait d’une façon merveilleuse à votre nature ; elle vous comprendrait avec infiniment plus de tact et de pénétration que je ne saurais jamais le faire ; et souvent il lui arriverait de dire que vous êtes un brave garçon, bien doux, bien innocent, plein de bonne volonté. »

Quel silence gardait Tom Pinch !

« En souvenir de notre bon vieux temps, poursuivit Martin, et de ce qu’elle vous a entendu toucher (pour rien) de l’orgue dans la petite et humide église de ce village, nous aurons un orgue dans la maison. Je construirai une salle de musique sur un plan de ma façon ; à l’une des extrémités, nous y placerons votre orgue dans un réduit spécial. C’est là, Tom, que vous jouerez jusqu’à ce que vous en soyez fatigué ; et, comme vous aimez à jouer au milieu de l’obscurité, nous nous arrangerons pour que cela soit obscur. Souvent, par un soir d’été, elle et moi nous viendrons nous y asseoir pour vous écouter, Tom, soyez-en bien sûr ! »

Il fallut, de la part de Tom Pinch, un plus grand effort pour quitter sa chaise et aller presser les deux mains de son ami, en ne laissant paraître sur son visage que l’expression de la sérénité et de la reconnaissance ; il lui fallut, disons-nous, un plus grand effort pour accomplir de bon cœur cet acte tout simple, qu’il n’en faut aux héros pour faire mainte et mainte prouesse à grand renfort des sonores fanfares de la trompette équivoque de la Renommée. Nous disons équivoque : car, à force de planer au-dessus des scènes de carnage, la fumée du sang répandu et la vapeur de la mort ont rouillé les clefs de ce brave instrument, dont les notes ne sont plus guère justes ni harmonieuses.

« Ce qui prouve la beauté de la nature humaine, dit Tom, s’effaçant dans ce sujet avec un désintéressement tout à fait caractéristique, c’est que chacun de ceux qui viennent ici, comme vous y êtes venu, me témoigne plus de considération et d’amitié que je ne pourrai m’y attendre, fussé-je la créature la plus présomptueuse qu’il y eût au monde, ou que je ne pourrais l’exprimer, fussé-je le plus éloquent des hommes. Réellement, cela me confond. Mais croyez bien que je ne suis pas un ingrat, que jamais je n’oublierai vos bontés, et que si je puis, un jour, vous donner une preuve de la sincérité de mes paroles, je vous la donnerai.

– Très-bien, dit Martin, s’adossant à sa chaise, les mains dans les poches et bâillant effroyablement. C’est parler à merveille, Tom ; mais je suis chez Pecksniff, je m’en souviens, et peut-être en ce moment me trouvé-je à un mille ou plus de la grande route de la fortune… Ainsi donc, ce matin, vous avez reçu des nouvelles de… Comment diable s’appelle-t-il, hein ?

– Qui voulez-vous dire ? demanda Tom, comme s’il protestait doucement dans l’intérêt de la dignité d’une personne absente.

– Vous savez bien. Quel est donc son nom ? Nord-Clef !

– Westlock, répondit Tom, d’un accent plus animé que d’ordinaire.

– Ah ! c’est cela, dit le jeune homme ; Westlock. Je savais bien que c’était quelque chose qui tenait des points cardinaux et d’une porte9. Eh bien, que vous chante Westlock ?

– Il est entré en jouissance de son héritage, répondit Tom, hochant la tête et souriant.

– C’est un heureux chien, dit Martin. Je voudrais bien être à sa place. Est-ce là tout le secret que vous aviez à me communiquer ?

– Non ; ce n’est pas tout.

– Qu’y a-t-il encore ? demanda Martin.

– Oh ! ce n’est nullement un mystère, et ça ne vous fera pas grand’chose. Mais moi, cela m’est bien agréable. John avait coutume de dire, du temps qu’il demeurait ici : « Notez mes paroles, Pinch. Quand les exécuteurs testamentaires de mon père auront craché au bassin… » Il employait çà et là d’étranges expressions, mais c’est sa manière.

– Cracher au bassin est une excellente expression, observa Martin, quand ce n’est pas vous qui le faites. Eh bien ?… que vous êtes lent, Pinch !

– Oui, je sais que je le suis, dit Tom ; mais vous me donnerez sur les nerfs si vous me pressez trop. Je crains déjà que vous ne m’ayez fait perdre le fil de mes idées, car je ne sais plus où j’en étais.

– Quand les exécuteurs testamentaires du père de Westlock auront craché au bassin… dit Martin d’un ton d’impatience.

– C’est cela, oui, c’est cela. « Alors, me disait John, je vous donnerai un dîner, Pinch, et je viendrai pour cela tout exprès à Salisbury. » Quand John m’écrivit dernièrement, le matin même du départ de Pecksniff, vous savez, il m’apprit que ses affaires étaient sur le point d’être terminées, et me demanda de lui fixer un jour de rendez-vous à Salisbury, vu qu’il était au moment de recevoir son argent. Je lui écrivis en lui marquant que ce serait pour le jour de cette semaine qu’il lui plairait ; en outre, je lui appris qu’il y avait ici un nouvel élève, un brave garçon, et que nous étions bons amis. Là-dessus, John m’a écrit de nouveau la lettre que voici… (Tom exhiba cette lettre). Il me fixe le rendez-vous pour demain ; il vous envoie ses compliments ; il exprime le vœu que nous ayons le plaisir de dîner ensemble tous trois, non à l’auberge où vous et moi nous nous sommes rencontrés la première fois, mais au premier hôtel de la ville. Lisez vous-même.

– Fort bien, dit Martin, jetant un coup d’œil sur la lettre avec sa froideur habituelle. Je lui suis très-obligé. J’accepte l’invitation. »

Tom eût souhaité de le voir un peu plus surpris, un peu plus charmé, un peu plus ému de ce grand événement. Mais Martin était parfaitement calme et, reprenant son sifflement favori, il revint à son plan de collège, comme si de rien n’était.

Le cheval de M. Pecksniff était considéré comme un animal sacré, qui ne pouvait être conduit que par lui seul, lui, le grand prêtre du temple, ou par quelque personne qu’il commît nominativement, dans sa haute confiance, à remplir cette mission. Aussi les deux jeunes gens se déterminèrent-ils à se rendre à pied à Salisbury ; ce qui, au bout du compte, valait mieux que de voyager dans le cabriolet, par ce temps froid et rude.

Si cela valait mieux ! je crois bien. Cette bonne course, favorable à la gaieté et à la santé, cette course de quatre milles au moins à l’heure, était bien préférable à ce vieux et rustique cabriolet sautant, cahotant, craquant, étourdissant. Il n’y avait pas de comparaison possible, et ce serait faire injure au voyage pédestre que de l’assimiler au voyage en cabriolet. Trouvez-moi un exemple d’un cabriolet qui ait jamais fait circuler le sang d’un homme, à moins que ce ne soit en mettant le malheureux en grand danger d’avoir le cou rompu, et en lui occasionnant par là des bourdonnements et une chaleur insupportable dans les veines, dans les oreilles et le long de l’épine dorsale, sensation plus saisissante qu’agréable ! Jamais cabriolet a-t-il éveillé chez quelqu’un l’esprit et l’énergie, à moins que le cheval ne prît le mors aux dents et ne se mît à descendre follement une côte escarpée terminée par un mur de roche ? circonstance désespérée qui forçait le gentleman enfermé dans la voiture à tenter quelque manière nouvelle et inouïe de se laisser glisser par derrière. Si cela vaut mieux qu’un cabriolet ? je crois bien !

L’air est froid, mon brave Tom ; c’est vrai, impossible de le nier ; mais eût-il été plus agréable dans le cabriolet ? Le feu du noir forgeron jette une vive clarté et lance en haut son jet de flamme, comme pour tenter les passants ; mais eût-il offert moins de séduction, vu à travers les humides carreaux d’un cabriolet ? Le vent souffle violemment, piquant le visage du courageux voyageur qui lutte contre lui, l’aveuglant avec ses propres cheveux s’il en a assez pour cela, ou, s’il n’en a pas, avec la poussière glacée du chemin ; lui coupant la respiration, comme si on le plongeait dans un bain russe ; écartant brusquement les vêtements qui l’enveloppent et pénétrant jusqu’à la moelle de ses os : mais tous ces désagréments n’eussent-ils pas été pires cent fois en cabriolet ? Nargue des cabriolets !

Si cela vaut mieux qu’un cabriolet ? par exemple ! Où avez-vous jamais vu des voyageurs, cahotés par les roues et secoués par le sabot des chevaux, avoir comme nos deux camarades les joues chaudes et vermeilles ? Où avez-vous jamais entendu des voyageurs faire résonner de plus bruyants éclats de rire, quand ils sont forcés de pivoter sur eux-mêmes devant les rafales plus violentes qui viennent soudain les assaillir ? lorsqu’ensuite, se retournant après le passage des tourbillons, ils s’élancent de nouveau avec une telle ardeur qu’il n’y a rien de comparable, sauf la gaieté qui en est la conséquence ? Si cela vaut mieux qu’un cabriolet ?… Tenez, voici justement un homme qui suit en cabriolet la même route. Voyez-le prendre son fouet de la main gauche, réchauffer les doigts engourdis de sa main droite en les frottant sur sa jambe non moins froide, et frapper contre le marchepied ses orteils glacés comme le marbre. Ah ! ah ! ah ! qui donc voudrait changer ce flux rapide du sang dans les veines pour cette circulation stagnante des esprits vitaux, quand il s’agirait d’aller vingt fois plus vite ?

Si cela vaut mieux qu’un cabriolet ? Mais quel intérêt voulez-vous qu’un homme qui va en cabriolet prenne aux bornes milliaires, je suppose ? Un homme qui va en cabriolet ne saurait ni regarder, ni penser, ni sentir comme ceux qui se servent gaiement de leurs jambes. Voyez le vent qui rase ces collines glacées ; comme il marque son passage par des teintes sombres fortement accusées sur l’herbe, et des ombres légères sur les hauteurs ! Contemplez de tous côtés cette plaine nue et gelée, et puis vous me direz si, même par un jour d’hiver, ces ombres ne sont pas belles ! Hélas ! c’est justement la condition de tout ce qu’il y a de beau dans la nature. Les plus charmantes choses en ce monde, brave Tom, ne sont que des ombres ; elles vont et viennent, elles changent et s’évanouissent rapidement, aussi rapidement que celles qui passent en ce moment devant tes yeux.

Un mille encore, et alors la neige commence à tomber. La corneille qui effleure la terre pour se tenir sous le vent semble une tache d’encre sur le paysage blanchi. Mais, bien que la neige les tourmente et gêne leur marche, alourdissant leurs manteaux et se congelant dans les cils de leurs yeux, ils ne voudraient pas la voir moins abondante ; non, ils n’en voudraient pas perdre un flocon, quand ils auraient à faire une vingtaine de milles. Et, tenez ! ne voilà-t-il pas que les tours de la vieille cathédrale se dressent maintenant devant eux ! peu à peu ils pénètrent dans les rues étroites, que le blanc tapis dont elles sont revêtues a rendues étrangement silencieuses ; ils arrivent à l’hôtel où les appelle leur rendez-vous. Là ils présentent au garçon grelottant des mines si écarlates, si enflammées, si vigoureuses, que le garçon reste stupéfié de les voir et, ne se sentant pas de force à leur tenir tête, tout frais ou plutôt tout rassis qu’il est de l’ardent foyer du café, pâlit à côté d’eux et ne sait plus que dire.

Un fameux hôtel ! La salle est un vrai bosquet de gibier et de quartiers de mouton qui se dandinent d’un air si appétissant ! À l’un des angles, se trouve une glorieuse office avec des portes vitrées derrière lesquelles s’étalent des volailles froides et des aloyaux généreux, et des tartes aux conserves de groseille framboisée qui se retranchent, comme il convient à de si excellentes choses, sous l’abri d’un treillage de pâtisserie. Au premier étage, au fond de la cour, dans une chambre où les rideaux de croisée sont hermétiquement fermés, où un grand feu remplit à demi la cheminée devant laquelle chauffent des assiettes, où brillent bon nombre de bougies et où la table à trois couverts est mise avec de l’argenterie et des verres pour trente personnes, qui est-ce qu’on voit ?… John Westlock. Non plus l’ancien John de chez Pecksniff, mais un véritable gentleman. Ce n’est plus du tout le même homme : il a un bien plus grand air, ma foi ! sa contenance est celle du gentleman qui se sent son maître et qui a de l’argent à la banque. Et cependant, à certains égards, c’est encore le vieux John d’autrefois : car, en voyant paraître Tom Pinch, il lui prend les deux mains et les étreint avec sa cordialité habituelle.

« Et monsieur est sans doute M. Chuzzlewit ? dit John ; enchanté de le voir ! »

John avait naturellement des manières dégagées. Aussi lui et Martin se serrèrent-ils chaudement la main et furent-ils tout de suite bons amis.

« Attendez un moment, Tom, s’écria l’ancien élève, en posant ses mains sur l’une et l’autre épaule de M. Pinch qu’il tint à distance de la longueur du bras ; laissez-moi vous regarder. Toujours le même ! Pas le moindre changement !

– Mais il n’y a déjà pas si longtemps, il me semble, dit Tom Pinch.

– Il me semble à moi qu’il y a un siècle, et cela devrait vous sembler de même, coquin que vous êtes. »

En même temps il poussa Tom vers le meilleur fauteuil, et l’y fit tomber si brusquement, selon la vieille habitude qu’il en avait dans leur vieille chambre à coucher de la vieille maison Pecksniff, que Tom Pinch se demanda d’abord s’il devait rire ou pleurer. Le rire l’emporta, et tous trois alors se mirent à rire de concert.

« J’ai, dit John Westlock, commandé pour le dîner tout ce que nous avions l’habitude de souhaiter…

– Vrai ! dit Tom Pinch, vous avez commandé…

– Tout. Tâchez, si cela vous est possible, de ne pas rire devant les garçons. Je ne pouvais pas m’en empêcher, moi, quand j’ai fait la carte. C’est comme un rêve. »

En cela John se trompait : car personne assurément ne rêva jamais un potage tel que celui qui bientôt fut mis sur la table ; ni de tels poissons, ni de tels entremets ; ni de telles entrées, ni un tel dessert ; ni une telle série d’oiseaux et de friandises ; rien en un mot qui approchât de la réalité de ce festin à dix schellings six pence par tête, sans compter les vins. Quant aux liquides, l’homme qui eût pu se procurer en rêve tant de champagne frappé, tant de claret, tant de porto ou tant de xérès, eût mieux fait d’aller se mettre au lit pour en rêver et d’y rester.

Mais le plus beau trait peut-être du banquet, c’est que personne ne s’étonnait autant que John lui-même à l’apparition de chaque plat. Dans l’excès de sa joie, il laissait échapper sans cesse de nouveaux éclats de rire ; et puis, vite, il s’efforçait de reprendre un sérieux extraordinaire, de peur que les garçons ne vinssent à penser qu’il n’était pas habitué à pareil régal. Il y avait des choses qu’on lui apportait à découper, qui étaient si terriblement amusantes, qu’il n’y avait pas moyen d’y tenir ; et quand Tom Pinch insista, malgré l’officieux avis d’un garçon, non-seulement pour briser avec une cuiller à ragoût la muraille d’un grand pâté, mais encore pour essayer de ne pas en laisser une miette, John perdit toute contenance et allant s’asseoir, à l’autre bout de la table, derrière le vaste surtout, il y poussa un hurlement joyeux qu’on put entendre de la cuisine. Au reste, il n’hésitait pas le moins du monde à rire aussi de lui-même, comme il le prouva quand ils furent réunis tous les trois autour du feu et qu’on eut posé le dessert sur la table. En ce moment, le premier garçon demanda avec une respectueuse sollicitude si le porto, qui était un peu léger de goût et de couleur, était à sa guise, ou bien s’il ne préférait pas qu’on lui en servît un autre plus fort, plus capiteux. À quoi John répondit gravement qu’il était assez content de celui qu’on avait apporté et que ce vin lui semblait être d’un bon cru : le garçon se confondit en remercîments et se retira. Alors John dit à ses amis, en riant franchement, qu’il aimait à croire qu’il n’avait pas dit de bêtises, mais qu’il n’en savait exactement rien ; et de là un nouvel et vaste éclat de rire.

La gaieté la plus vive ne cessa de les animer tout le temps ; mais ce ne fut pas le moins agréable moment de la fête que celui où ils se tinrent assis devant le feu, à faire craquer des noisettes, à boire du vin de dessert et à causer joyeusement. Il advint que Tom Pinch se remémora qu’il avait à dire un mot à son ami l’organiste ; il quitta donc pour quelques minutes sa place bien chaude, de peur d’arriver trop tard, et laissa les deux autres jeunes gens ensemble.

Ceux-ci en son absence burent à sa santé, c’était bien naturel ; John Westlock saisit cette occasion pour dire qu’il n’avait jamais eu une seule difficulté avec Tom pendant le séjour qu’ils avaient fait chez Pecksniff. Cette confidence l’amena à insister sur le caractère de Tom, et à insinuer que M. Pecksniff le connaissait très-bien. Il se borna à cette insinuation, et encore y mit-il de la réserve, sachant combien Tom Pinch souffrait du mépris qu’on pouvait témoigner pour ce gentleman, et pensant d’ailleurs qu’il valait mieux laisser le nouvel élève faire lui-même ses découvertes.

« Oui, dit Martin, il est impossible d’avoir pour Pinch plus d’attachement que je n’en ai, ni de mieux rendre justice à ses excellentes qualités. C’est le garçon le plus obligeant que j’aie jamais connu.

– Il ne l’est que trop, fit observer John, qui avait la réplique vive. Chez lui, cela dégénère presque en défaut.

– C’est vrai, dit Martin, c’est parfaitement vrai. Il y a une semaine environ, un drôle nommé Tigg lui a emprunté tout l’argent qu’il possédait, avec promesse de le lui rendre sous peu de jours. Ce n’était de fait qu’un demi-souverain ; mais il est heureux que la somme n’ait pas été plus forte, car Tom ne la reverra jamais.

– Pauvre garçon !… dit John, qui avait écouté très-attentivement ce peu de mots. Peut-être n’avez-vous pas eu occasion de remarquer qu’en ce qui concerne ses intérêts privés Tom est fier.

– En vérité ? Non, je ne l’avais pas remarqué. Voulez-vous dire qu’il ne voudrait pas emprunter ? »

John Westlock hocha la tête.

« C’est fort étrange, dit Martin, posant son verre qu’il venait de vider. Tom Pinch est assurément un singulier composé.

– Quant à recevoir un don d’argent, reprit John Westlock, je crois qu’il mourrait plutôt.

– Il est si simple ! dit Martin… Servez-vous.

– Vous cependant, poursuivit John, remplissant son propre verre et regardant son interlocuteur avec une certaine curiosité, vous qui êtes plus âgé que la majeure partie des élèves de M. Pecksniff, et qui avez évidemment beaucoup plus d’expérience, vous devez bien connaître Tom, j’en suis sûr, et voir à quel point il est facile de lui en imposer.

– Certes oui, dit Martin, étendant ses jambes et élevant son verre entre son œil et la lumière ; M. Pecksniff le sait bien aussi, et ses filles également. »

John Westlock sourit, mais ne fit aucune réponse.

« À propos, dit Martin, j’y songe… Quelle opinion avez-vous de M. Pecksniff ? Comment a-t-il agi envers vous ? Qu’est-ce que vous pensez de lui actuellement ? Puisque tout est fini entre vous, vous pouvez en parler de sang-froid.

– Demandez à Pinch, répondit l’ancien élève. Il sait quels étaient à cet égard mes sentiments habituels. Ces sentiments n’ont point changé, je puis vous l’assurer.

– Non, non, dit Martin, je préfère les apprendre de vous directement.

– Mais, dit John en souriant, Tom prétend qu’ils sont injustes.

– Oh ! très-bien. Alors je sais d’avance quelle en a été précédemment la nature, et, par conséquent, vous n’avez pas à craindre de me parler à cœur ouvert. Ne vous gênez pas avec moi, je vous prie. Je n’aime pas Pecksniff, je vous le déclare en toute franchise. Je me trouve chez lui parce que, d’après des circonstances particulières, cela m’a convenu. Je crois avoir quelques dispositions pour l’architecture ; et les obligations, s’il y en a, seront très-vraisemblablement du côté de Pecksniff plus que du mien. Tout au moins, la balance sera-t-elle égale, s’il n’y a pas d’obligation de son côté. Ainsi, vous pouvez me parler librement, comme si entre lui et moi il n’y avait point de parenté.

– Si vous me pressez de vous faire connaître mon opinion… répliqua John Westlock.

– Oui, dit Martin, vous m’obligerez.

– Je vous dirai, poursuivit l’autre, que Pecksniff est bien le plus fieffé coquin qu’il y ait sous la calotte des cieux.

– Oh ! fit Martin avec sa froideur habituelle, c’est un peu fort.

– Pas plus fort qu’il ne le mérite, dit John ; et, s’il m’invitait à exprimer devant lui mon opinion sur son compte, je le ferais dans les mêmes termes, sans y rien modifier. La manière dont il traite Pinch suffirait pour justifier mes paroles mais, quand je reviens par la pensée sur les cinq années que j’ai passées dans cette maison ; quand je me représente l’hypocrisie, la fourberie, les bassesses, les feintes, les discours mielleux de ce drôle, son habileté à couvrir sous de beaux semblants les plus odieuses réalités ; quand je me rappelle combien de fois j’ai assisté à ses mauvaises pratiques, et même combien de fois j’y ai été en quelque sorte associé, par le fait seul d’être présent et de l’avoir pour maître, je vous jure que je suis tenté de me mépriser moi-même. »

Martin vida son verre, puis fixa son regard sur le feu.

« Je ne veux pas dire que j’aie des reproches à me faire, continua John Westlock, car il n’y avait pas de ma faute ; et je conçois de même que, tout en l’appréciant ce qu’il vaut, vous soyez forcé par les circonstances de rester chez lui. Je vous dis simplement la honte que j’en éprouve pour mon compte ; maintenant même que, selon votre expression, tout est fini, et que j’ai la satisfaction de savoir qu’il m’a toujours détesté, que nous nous sommes toujours querellés et que je lui ai toujours dit ce que j’avais dans le cœur, eh bien ! maintenant encore, je regrette de n’avoir pas cédé à l’envie que j’ai eue vingt fois de me sauver comme un enfant, et de m’enfuir en Amérique.

– Pourquoi en Amérique ? demanda Martin, les yeux attachés sur son interlocuteur.

– Pour chercher, répliqua John Westlock en levant les épaules, à gagner ma vie, que je ne pouvais gagner en Angleterre. C’était un parti désespéré, mais généreux. Tenez ! remplissez votre verre et ne parlons plus de Pecksniff.

– Comme vous voudrez, dit Martin. Quant à moi et à ma parenté avec Pecksniff, je me bornerai à vous répéter mes paroles. Je me suis mis à mon aise avec lui, et je continuerai plus que jamais : car le fait est, à vous dire vrai, qu’il a l’air de compter sur moi pour suppléer à son ignorance, et qu’il ne se résignerait pas volontiers à me perdre. Je m’en doutais bien quand je suis entré chez lui. À votre santé !

– Merci, répondit le jeune Westlock. À la vôtre. Et puisse le nouvel élève être aussi bien que vous pouvez le désirer !

– Quel nouvel élève ?

– L’heureux jeune homme, né sous une étoile favorable, dit John Westlock en riant, dont les parents ou tuteurs sont destinés à être amorcés par l’avis. Eh quoi ! ne savez-vous pas que Pecksniff vient de faire paraître encore une annonce ?

– Non.

– Eh bien, oui. Je la lisais justement avant dîner dans le journal d’hier. J’ai reconnu son style ; je n’ai que trop de raisons de ne pas m’y tromper. Attention ! voici Pinch. N’est-il pas étrange que plus Pinch aime Pecksniff (en admettant qu’il puisse l’aimer davantage), plus on se sent entraîné à aimer ce brave garçon ?… Pas un mot de plus là-dessus ; sinon, nous lui ôterions toute sa gaieté. »

Westlock avait à peine fini, que Tom entra avec un sourire qui illuminait son visage ; et, se frottant les mains, plutôt de plaisir que pour les réchauffer (car il avait marché très-vite), il s’assit dans un bon coin, heureux comme… comme Pinch seul pouvait l’être. Il n’y a pas de comparaison pour exprimer l’état de son esprit.

« Ainsi, dit-il après avoir contemplé quelque temps son ami avec une jouissance silencieuse, ainsi, vous voilà réellement enfin un gentleman, John ! C’est parfait.

– J’essaye de le devenir, Tom, répliqua Westlock d’un ton de bonne humeur. Qui sait ? cela viendra peut-être avec le temps.

– Je suppose qu’aujourd’hui vous ne porteriez pas vous-même votre malle à la diligence, dit Tom Pinch en souriant, dussiez-vous la perdre faute de vouloir vous en charger ?

– Je ne la porterais pas ? Qu’est-ce que vous en savez, Pinch ? Il faudrait qu’elle fût bien lourde, la malle que je ne porterais pas pour me sauver de chez Pecksniff !

– Voilà ! s’écria Pinch, se tournant vers Martin. Je vous l’avais bien dit. Le grand défaut de son caractère, c’est son injustice à l’égard de Pecksniff. Vous ne sauriez vous imaginer tout ce qu’il dit sur ce sujet. Ses préventions sont vraiment extraordinaires.

– Ce qui est vraiment extraordinaire, dit John Westlock riant de tout son cœur, tandis qu’il posait sa main sur l’épaule de M. Pinch, c’est l’absence de toutes préventions pareilles de la part de Tom. Si jamais homme a eu la connaissance profonde d’un autre homme, et l’a vu sous son véritable jour avec ses propres couleurs, c’est bien Tom assurément, à l’endroit de M. Pecksniff.

– Oui, je l’ai naturellement, s’écria Tom. C’est précisément ce que je vous ai si souvent répété. Si vous le connaissiez aussi bien que moi, John (je donnerais pour cela je ne sais quoi), vous auriez pour lui de l’admiration, du respect, de la vénération. Vous ne pourriez vous défendre de ce sentiment. Oh ! comme vous avez affligé son cœur en partant !

– Si j’avais su où était situé son cœur, répliqua Westlock, j’eusse agi de mon mieux, Tom, pour ne pas le blesser, soyez-en certain. Mais comme je ne pouvais l’affliger dans ce qu’il n’a pas, dans des sentiments dont il ne se doute même pas, excepté chez les autres, pour les froisser jusqu’au vif, je crains de ne pouvoir mériter les compliments que vous venez de me faire. »

M. Pinch, ne se souciant pas de prolonger une discussion qui était de nature à corrompre Martin, s’abstint de rien répondre à ce discours. Mais John Westlock, à qui il n’eût fallu rien moins qu’un bâillon de fer pour le réduire au silence quand les vertus de M. Pecksniff étaient mises sur le tapis, poursuivit en ces termes :

« Son cœur ! oh ! le tendre cœur, en vérité !… Son cœur ! oh ! le respectable, le consciencieux, le timoré, le moral vagabond !… Son cœur ! oh !… Eh bien, Tom, qu’avez-vous donc ? »

M. Pinch, pendant ce temps, s’était levé et, adossé à la cheminée, il boutonnait sa redingote avec une grande énergie.

« Je ne puis supporter cela, dit-il en secouant la tête. Non, vraiment je ne le puis. Veuillez m’excuser, John. J’ai pour vous beaucoup d’estime, beaucoup d’amitié ; je vous aime infiniment ; aujourd’hui j’ai été charmé, ravi au delà de toute expression de vous retrouver exactement le même qu’autrefois ; mais je ne puis entendre cela.

– Comment ? Mais vous savez bien que j’ai toujours été de même, Tom, et vous disiez vous-même, tout à l’heure, que vous étiez heureux de voir que je n’avais pas changé.

– Non pas à cet égard, dit Tom Pinch. Excusez-moi, John. Je ne puis vraiment entendre cela ; je ne l’entendrai pas davantage. C’est une injustice criante ; vous devriez être plus mesuré dans vos expressions. C’était déjà assez mal quand il n’y avait que vous et moi ; mais dans les circonstances actuelles, je ne puis supporter cela. Vraiment je ne le puis pas.

– Vous avez parfaitement raison ! s’écria l’autre, échangeant un regard d’intelligence avec Martin ; et j’ai tort, mon cher Tom. J’ignore comment diable nous sommes tombés sur ce malheureux thème. Je vous demande pardon de tout mon cœur.

– Vous avez une nature indépendante et énergique, dit Pinch. Aussi votre manque de générosité dans cet unique sujet ne m’en afflige que davantage. Vous n’avez pas à me demander pardon, John. Vous ne m’avez donné à moi que des témoignages d’amitié.

– Alors je demande pardon à Pecksniff, dit le jeune Westlock, à qui vous voudrez et comme vous voudrez ; je demande pardon à Pecksniff. Êtes-vous satisfait ?… Allons, buvons à la santé de Pecksniff !

– Merci ! s’écria Tom, qui lui pressa les mains avec ardeur et se versa une rasade. Merci ! Je boirai ce verre de tout mon cœur, John. À la santé de M. Pecksniff et à sa prospérité ! »

John Westlock s’associa à ce toast, ou à peu près ; car il but à la santé de M. Pecksniff, et à quelque autre chose… mais ce quelque chose là, personne que lui ne put l’entendre. L’accord général étant alors rétabli complètement, les trois amis se rangèrent en cercle autour du feu, et causèrent avec une entente et une gaieté parfaites, jusqu’au moment d’aller se coucher.

Il y eut une petite circonstance, si légère qu’elle fût, qui fit merveilleusement ressortir la différence de caractère entre John Westlock et Martin Chuzzlewit : c’est la manière dont chacun de ces deux jeunes gens considéra Tom Pinch, après la petite altercation que nous avons rapportée. Il y avait dans leurs regards à tous deux un certain air badin ; mais ici s’arrêtait la ressemblance. L’ancien élève ne pouvait assez témoigner à Tom les sentiments pleins de cordialité qu’il éprouvait à son égard, et ses attentions amicales avaient pris quelque chose de plus grave, de plus posé. Le nouvel élève, au contraire, ne pouvait s’empêcher de rire en songeant à l’excessive absurdité de Tom ; et à sa jovialité se mêlait une nuance de dédain et de pitié indiquant que, suivant lui, M. Pinch poussait trop loin la simplicité pour être admis, sur le pied d’une égalité sérieuse, à l’amitié d’un homme raisonnable.

John Westlock qui, autant que possible, ne faisait rien à demi, avait retenu des lits dans l’hôtel pour ses deux hôtes ; et, après une soirée tout à fait agréable, ils se retirèrent.

M. Pinch était assis sur le bord de son lit ; il avait ôté sa cravate et ses souliers, et passait en revue les nombreuses et excellentes qualités de son ancien ami, quand il fut tiré de sa méditation par un coup appliqué à la porte de sa chambre, et par la voix de John lui-même.

« Vous ne dormez pas encore, Tom ?

– Mon Dieu ! non. Je pensais à vous, répondit Tom en ouvrant la porte. Entrez.

– Je ne veux pas vous déranger, dit John. Mais j’avais oublié, toute la soirée, une petite commission dont on m’a chargé pour vous, et je craindrais de l’oublier de nouveau si je ne m’en débarrassais tout de suite. Vous connaissez, je pense, un M. Tigg ?

– Tigg ! s’écria Tom. Tigg ! le gentleman qui m’a emprunté de l’argent ?

– Justement, dit John Westlock. Il m’a prié de vous présenter ses compliments et de vous remettre cet argent avec tous ses remercîments. Le voici. Je suppose que la pièce est bonne, mais l’homme est une pratique plus qu’équivoque. »

M. Pinch reçut la petite pièce d’or avec un visage dont l’éclat eût éclipsé celui du métal ; mais il n’avait jamais éprouvé, dit-il, aucune crainte au sujet de cette dette. Il était heureux de trouver M. Tigg aussi prompt à s’acquitter, aussi honorable en affaires.

« À vous dire vrai, Tom, répliqua son ami, il n’agit pas toujours ainsi. Si vous voulez suivre mon conseil, vous l’éviterez autant que possible, dans le cas où vous viendriez à le rencontrer de nouveau. Et d’aucune façon, Tom, mettez-vous cela dans la tête, je vous prie, car c’est très-sérieusement que je parle, d’aucune façon ne lui prêtez désormais de l’argent.

– Oui, oui, dit Tom ouvrant de grands yeux.

– Cet homme est bien loin d’être une connaissance honorable pour vous, continua le jeune Westlock ; et plus vous le lui ferez sentir, mon cher Tom, mieux cela vaudra.

– Ah çà ! John, lui dit M. Pinch d’un air sérieux et en branlant la tête avec une expression d’inquiétude, j’espère que vous ne voyez pas mauvaise compagnie ?

– Non, non, répondit John qui se mit à rire. Ne vous inquiétez pas de cela.

– Si fait, je m’en inquiète, dit Tom Pinch ; je ne puis m’en empêcher quand je vous entends parler de la sorte. Si M. Tigg est l’homme que vous me dépeignez, vous n’avez que faire de le connaître, John. Libre à vous de rire, mais je trouve que ce n’est pas du tout risible.

– Non, non, répliqua son ami, composant ses traits. Vous avez parfaitement raison. Ce n’est pas du tout risible.

– Vous savez, reprit M. Pinch, votre bonne nature et votre cœur sympathique vous rendent imprévoyant ; mais vous ne sauriez être trop réfléchi sur un point comme celui-ci. Sur ma parole, si je pensais que vous dussiez tomber en mauvaise compagnie, j’en serais désolé, car je n’ignore pas combien vous auriez ensuite de peine à vous en débarrasser. J’aimerais mieux, John, avoir perdu cet argent que de l’avoir retrouvé à de pareilles conditions.

– Je vous dis, mon cher bon vieux camarade, s’écria son ami, le secouant des deux mains à droite et à gauche et souriant d’un air vif et ouvert qui eût suffi pour porter la conviction dans un esprit bien plus soupçonneux que celui de Tom, je vous dis qu’il n’y a aucun danger.

– Bien !… Je suis heureux d’entendre cette déclaration ; elle me comble de joie. Je suis sûr qu’il n’y a pas de danger, dès que vous l’affirmez de cette manière. J’espère, John, que vous ne prendrez pas en mal ce que je viens de vous dire.

– En mal !… dit l’autre lui pressant vivement la main ; comment me croyez-vous donc fait ? M. Tigg et moi, nous ne sommes pas sur un pied d’intimité qui puisse vous causer la moindre inquiétude. Je vous en donne l’assurance solennelle. Vous voilà tranquillisé à présent, n’est-ce pas ?

– Tout à fait, dit Tom.

– Alors, encore une fois, bonne nuit.

– Bonne nuit ! s’écria Tom ; et puissiez-vous faire autant de songes heureux qu’en doit avoir le sommeil du meilleur garçon qu’il y ait au monde !

– Après Pecksniff, dit l’ami en s’arrêtant un moment au seuil de la porte, et jetant gaiement un regard en arrière.

– Après Pecksniff naturellement, » dit Tom Pinch avec beaucoup de gravité.

Il se séparèrent ainsi pour la nuit : John Westlock, le cœur léger et l’esprit allègre ; le pauvre Tom Pinch très-satisfait, bien qu’en se tournant sur le côté dans son lit, il se répétât encore : « C’est égal, je donnerais je ne sais quoi pour qu’il ne connût pas M. Tigg ! »

Le lendemain matin de très-bonne heure ils déjeunèrent ensemble, car les deux autres jeunes gens désiraient ne pas tarder à se mettre en route ; et quant à John Westlock, il devait ce jour-là même, retourner à Londres par la diligence. Comme il avait encore quelques heures devant lui, il les accompagna l’espace de trois ou quatre milles, et ne se sépara d’eux enfin qu’à la dernière extrémité. Les adieux furent pleins de cordialité, non-seulement entre John et Tom Pinch, mais encore de la part de Martin, qui avait trouvé dans l’ancien élève autre chose que la poule mouillée qu’il s’attendait à rencontrer.

Le jeune Westlock s’arrêta sur une petite hauteur qu’il avait gagnée à peu de distance, et là il resta à les suivre du regard. Ils marchaient d’un pas rapide, et Tom paraissait parler avec chaleur. Le vent ayant tourné, Martin avait ôté son pardessus et l’avait mis sur son bras. John vit de loin Tom l’en débarrasser, après une courte résistance, et le jeter par-dessus le sien qu’il avait mis bas également, se chargeant du double fardeau. Cet incident, fort ordinaire assurément, produisit cependant une impression sérieuse sur l’esprit de l’ancien élève, qui ne bougea point jusqu’à ce qu’il eût entièrement perdu de vue les deux voyageurs. Alors il hocha la tête comme s’il était troublé par quelque réflexion pénible ; puis, tout pensif, il regagna Salisbury.

Pendant ce temps, Martin et Tom poursuivaient leur chemin, jusqu’au moment où ils arrivèrent sains et saufs à la maison de Pecksniff. Là ils trouvèrent une courte lettre à l’adresse de M. Pinch, par laquelle le bon gentleman annonçait le retour de la famille par la diligence de nuit pour le lendemain matin. Comme la voiture devait arriver au coin de la ruelle à peu près à six heures, M. Pecksniff enjoignait à M. Pinch de s’arranger pour que le cabriolet attendît au poteau de la ruelle, avec un chariot destiné à transporter le bagage. Afin de recevoir le maître avec de plus grands honneurs, les deux jeunes gens convinrent de se lever de très-bonne heure, et d’aller eux-mêmes au-devant de M. Pecksniff.

Le reste de la journée fut la plus maussade qu’ils eussent encore passée ensemble. Martin était d’une humeur détestable, car tout lui servait de point de comparaison entre sa position, ses perspectives d’avenir, et le sort du jeune Westlock ; or la comparaison était toute à son désavantage. Tom était attristé de le voir dans cet état, et cela lui gâtait le souvenir des adieux du matin et du dîner de la veille. Aussi les heures se traînèrent-elles péniblement, et les deux jeunes gens furent heureux d’aller se coucher.

Ils ne furent pas tout à fait aussi heureux d’avoir à sortir à quatre heures et demie, tout frissonnants sous l’humidité pénétrante d’une matinée d’hiver : cependant ils arrivèrent ponctuellement au rendez-vous, et se trouvèrent au poteau, juste une demi-heure avant le temps marqué. Ce n’était certes pas une agréable matinée, car le ciel était sombre, chargé de nuages, et il pleuvait à verse. Martin s’en vengeait en disant qu’il y avait plaisir à voir trempée jusqu’aux os une brute de cheval (désignant par là le coursier arabe de M. Pecksniff), et en ajoutant que, pour sa part, il se réjouissait de ce qu’il pleuvait si fort. D’où l’on peut conclure avec raison que l’humeur de Martin ne s’était pas amendée : car, tandis qu’avec M. Pinch il se tenait à l’abri derrière une haie, regardant la pluie, le cabriolet, le chariot et le cocher dont les habits étaient tout fumants, il ne cessa de grogner ; et, n’était que pour se disputer il faut être deux, il eût certainement été bien aise d’avoir une querelle avec Tom.

Enfin un bruit sourd de roues se fit entendre au loin ; la diligence apparut, pataugeant dans la boue et la fange : sur l’impériale, il y avait un malheureux voyageur couché dans la paille mouillée, sous un parapluie tout trempé ; le cocher, le conducteur, les chevaux, étaient dans un état aussi pitoyable les uns que les autres. M. Pecksniff baissa la glace et salua Tom Pinch.

« Bon Dieu ! monsieur Pinch ! est-il possible que vous soyez dehors par un aussi mauvais temps ?…

– Oui, monsieur, s’écria Tom qui s’avança avec empressement. M. Chuzzlewit et moi, monsieur…

– Oh ! dit M. Pecksniff, qui ne regarda pas plus Martin que le poteau près duquel il était, oh ! vraiment ! Rendez-moi le service de veiller sur les malles, monsieur Pinch. »

M. Pecksniff descendit alors et aida ses filles à mettre pied à terre ; mais ni le père ni les jeunes demoiselles ne firent le moins du monde attention à Martin, qui s’était approché pour offrir ses services ; il fut prévenu par M. Pecksniff, qui aussitôt se plaça entre lui et la voiture en lui tournant le dos. Dans cette position, et sans rompre le silence, M. Pecksniff fit monter ses filles dans le cabriolet ; puis grimpant après elles, il prit les guides et se dirigea vers sa maison.

Confondu d’étonnement, Martin était resté les yeux fixés sur la diligence, et, quand elle eut disparu, il contempla M. Pinch et le bagage jusqu’à ce que le chariot fût parti à son tour ; alors il dit à Tom :

« Maintenant, voulez-vous avoir la bonté de m’apprendre ce que cela signifie ?

– Quoi ? demanda Tom.

– La conduite de ce drôle. Je parle de M. Pecksniff. Vous avez vu ce qui s’est passé.

– Non, vraiment non, s’écria Tom. J’étais occupé des malles.

– N’importe, dit Martin. Allons ! Dépêchons-nous de nous en retourner. »

Et, sans ajouter un mot de plus, il se mit à marcher d’un pas si rapide que Tom avait la plus grande peine à le suivre.

Martin ne songeait guère à regarder ses pieds ; il cheminait avec une complète indifférence à travers les tas de boue et les flaques d’eau, les yeux tout droit devant lui ; seulement il faisait parfois entendre un rire étrange. Tom sentit que tout ce qu’il pourrait dire ne servirait qu’à accroître la mauvaise humeur de son compagnon ; en conséquence, il se reposa sur le bon accueil que Martin allait recevoir de M. Pecksniff lorsqu’ils seraient arrivés à la maison, pour effacer la méprise fâcheuse, selon lui, qui avait dû désobliger un favori tel que le nouvel élève. Mais il ne fut pas médiocrement stupéfait lui-même, lorsqu’ils furent arrivés dans le parloir où M. Pecksniff était assis seul devant le feu, à boire du thé chaud, de trouver qu’au lieu de recevoir cordialement son parent et de le tenir, lui, Pinch, à l’écart, ce fut tout le contraire : car M. Pecksniff fut si prodigue d’attentions pour lui, qu’il en resta littéralement confondu.

« Prenez donc du thé, monsieur Pinch, prenez du thé, dit Pecksniff, ranimant le feu. Vous devez être mouillé, et je suis sûr que vous avez froid. Je vous en prie, prenez du thé, et venez vous chauffer près du feu. »

Tom s’aperçut que Martin regardait M. Pecksniff comme s’il roulait dans sa pensée une velléité de le réchauffer encore plus près du feu, autrement dit, de le jeter dans la cheminée. Cependant il restait silencieux et, debout en face de ce gentleman, de l’autre côté de la table, il ne le quittait pas de l’œil.

« Prenez une chaise, monsieur Pinch, dit Pecksniff ; prenez une chaise, s’il vous plaît. Comment les choses se sont-elles passées en notre absence, monsieur Pinch ?

– Vous… vous serez charmé du plan du collège, monsieur, dit Tom ; il est presque achevé.

– Si vous le voulez bien, monsieur Pinch, dit Pecksniff agitant la main et souriant, nous ne nous occuperons pas de ce sujet pour le moment. Qu’avez-vous fait, vous, Thomas, hein ? »

M. Pinch promena son regard du maître à l’élève et de l’élève au maître, et il éprouva une telle perplexité, une anxiété telle, que la présence d’esprit lui manqua complètement pour répondre à la question. Dans ce moment difficile, M. Pecksniff (qui se rendait parfaitement compte de l’attitude de Martin, bien que pas une seule fois il n’eût dirigé ses yeux vers lui) remuait énergiquement le feu, et, quand il dut cesser cet exercice, il se mit à boire du thé coup sur coup.

« Ah çà, monsieur Pecksniff, dit enfin Martin d’un ton très-calme, quand vous vous serez suffisamment rafraîchi et reposé, je ne serai pas fâché de savoir ce que signifie la manière dont vous me traitez.

– Et, dit M. Pecksniff, tournant vers Tom Pinch un regard plus doux et plus tranquille encore qu’auparavant, et qu’avez-vous fait, vous, Thomas, hein ? »

Après avoir répété cette question, il se mit à contempler les murs de la chambre, comme s’il était curieux de voir si, par aventure, on n’y aurait pas laissé autrefois quelques vieux clous.

Tom était fort embarrassé de sa contenance entre les deux parties, et déjà il avait adressé un signe à M. Pecksniff, comme pour attirer son attention sur le gentleman qui venait de lui parler, quand Martin lui épargna la peine d’insister.

« Monsieur Pecksniff, dit-il en frappant légèrement la table à deux ou trois reprises, et se rapprochant d’un pas ou deux, de manière à toucher presque de la main l’architecte, vous avez entendu les paroles que je viens de vous adresser. Faites-moi la grâce de me répondre, s’il vous plaît. Je vous demande (et il éleva un peu la voix) ce que cela signifie.

– Je vais vous parler tout à l’heure, monsieur, dit M. Pecksniff d’un ton sévère, et en le regardant pour la première fois.

– Vous êtes trop bon, répliqua Martin. Ce n’est pas de me parler tout à l’heure qu’il s’agit ; je vous prie de le faire tout de suite. »

M. Pecksniff eut l’air d’être profondément occupé à considérer son agenda, mais le livre tremblait dans ses mains.

« Tout de suite, reprit Martin frappant de nouveau sur la table, tout de suite ; ce n’est pas tout à l’heure, c’est tout de suite !

– Est-ce une menace, monsieur ? » s’écria M. Pecksniff.

Martin le regarda sans répondre ; mais un observateur attentif eût remarqué sur ses lèvres un tiraillement de fâcheux augure, et peut-être aussi dans sa main droite un mouvement d’attraction involontaire vers la cravate de M. Pecksniff.

« Je regrette d’avoir à vous dire, monsieur, reprit l’architecte, que, si vous me menaciez, cela ne m’étonnerait pas du tout avec votre caractère. Vous m’en avez imposé ; vous avez trompé une nature que vous saviez confiante et crédule. Vous avez, monsieur, ajouta M. Pecksniff en se levant, obtenu votre entrée dans cette maison sur des déclarations mensongères et sur de faux prétextes.

– Continuez, dit Martin avec un sourire de mépris. Je vous comprends maintenant. Qu’y a-t-il encore ?

– Il y a bien pis, monsieur, cria M. Pecksniff, tremblant de la tête aux pieds et essayant de se frotter les mains comme s’il était glacé ; il y a bien pis, puisque vous me forcez de publier votre déshonneur devant un tiers, ce qui me répugnait et ce que je voulais éviter. Cette modeste maison, monsieur, ne doit pas être souillée par la présence de celui qui a trahi, et cruellement trahi, la confiance d’un honorable, chéri, vénéré et vénérable gentleman, de celui qui m’a prudemment caché cette trahison quand il a recherché ma protection et ma faveur, sachant bien que, tout humble que je suis, je suis un honnête homme, n’aspirant qu’à remplir mon devoir dans ce monde charnel, et opposant en face mon visage à tout vice et à toute fourberie. Je pleure sur votre dépravation, monsieur ; je m’afflige de votre corruption ; je gémis de vous voir quitter volontairement les sentiers fleuris de la pureté et de la paix. »

Ici, M. Pecksniff frappa sa poitrine, c’est-à-dire son jardin moral ; puis il reprit en étendant le bras pour lui montrer la porte : « Mais je ne puis garder pour hôte un lépreux, un serpent. Allez, allez, jeune homme ! De même que tous ceux qui vous connaissent, je vous renie ! »

Il nous est impossible de dire pourquoi, mais à ces mots Martin fit un bond en avant. Il suffira qu’on sache que Tom Pinch lui saisit les bras, et qu’au même moment M. Pecksniff recula si précipitamment, qu’il en perdit l’équilibre, dégringola par-dessus une chaise, et tomba assis sur le sol où il resta, la tête appuyée dans un coin, sans faire le moindre effort pour se relever, pensant peut-être qu’il était mieux en sûreté là qu’ailleurs.

« Laissez-moi, Pinch ! s’écria Martin le repoussant. Pourquoi me retenez-vous ? Pensez-vous qu’en le frappant on rendrait plus abject qu’il ne l’est ? Pensez-vous qu’en lui crachant à la figure je l’avilirais davantage ? Tenez, regardez-le, Pinch !… »

M. Pinch obéit involontairement. M. Pecksniff, assis, comme nous l’avons dit, sur le tapis, la tête adossée contre un coin du lambris, et portant sur lui, par-dessus le marché, les traces peu agréables d’un voyage fait par un si mauvais temps, n’était pas précisément un modèle de la beauté et de la dignité humaine. Cependant c’était Pecksniff, après tout ; il était impossible de lui enlever ce titre unique, mais tout-puissant sur le cœur de Tom, surtout lorsque, rendant à Tom, ému de pitié, un regard plein de tendresse, il eut l’air de lui dire :

« Oui, monsieur Pinch, considérez-moi ! me voici ! Vous savez ce que le poëte dit de l’honnête homme : un honnête homme, c’est une des plus rares merveilles qu’on puisse contempler gratis. Contemplez-moi !

– Je vous dis, repris Martin, qu’étendu comme il l’est, vil, misérable, un vrai torchon pour s’essuyer les mains, un paillasson pour se décrotter les pieds, un chien couchant, rampant, servile, c’est la dernière et la plus abjecte vermine du monde. Et faites attention, Pinch, un jour viendra (il le sait, voyez, c’est écrit sur sa figure, tandis que je parle), un jour viendra où vous le pénétrerez et le connaîtrez comme je le connais et comme il n’ignore pas que je le connais. Lui, me renier, lui ? Jetez les yeux sur cet homme qui renie quelqu’un, Pinch, et profitez-en pour vous en souvenir !… »

Tout ce temps-là il montrait Pecksniff du doigt avec un mépris indicible ; puis, enfonçant son chapeau sur sa tête, il s’élança hors du parloir et de la maison. Il courait si vite qu’il était déjà à quelque distance du village, quand il entendit Tom Pinch qui, tout essoufflé, l’appelait de loin.

« Eh bien ! qu’est-ce ? dit-il, lorsque Tom l’eut rejoint.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Tom ; est-ce que vous vous en allez ?

– Je m’en vais, oui, je m’en vais !

– Je n’aurais pas cru que vous partiriez ainsi, par ce mauvais temps, à pied, sans vos effets, sans argent !

– Oui, répondit Martin d’une voix sombre, je pars.

– Où allez-vous ? où allez-vous ?

– Je l’ignore ; mais non, je le sais. Je vais en Amérique !

– Non, non, s’écria Tom avec une sorte d’angoisse. N’y allez pas, je vous en supplie, n’y allez pas ! ravisez-vous ! Ne soyez pas si cruel pour vous-même ; n’allez pas en Amérique !

– Ma résolution est arrêtée, dit Martin. Votre ami avait raison ; j’irai en Amérique. Dieu vous garde, Pinch !

– Prenez ceci, s’écria Tom, lui remettant un livre d’une main toute tremblante d’émotion. Il faut que je m’en retourne bien vite, et je n’ai pas le temps de vous dire tout ce que je voudrais. Que le ciel soit avec vous ! Vous regarderez au feuillet où j’ai fait une corne. Adieu ! adieu ! »

L’excellent garçon, les joues couvertes de larmes, pressa avec angoisse la main de Martin, et les deux jeunes gens se séparèrent en toute hâte, courant chacun dans une direction opposée.

Chapitre XIII. Où l’on verra ce qu’il advint de Martin et de sa résolution désespérée quand il eut quitté la maison de Pecksniff ; quelles gens il rencontra, quelles épreuves il eut à supporter, et quelles nouvelles il apprit. §

Portant, sans y penser, sous son bras le livre de Tom Pinch, et n’ayant pas même boutonné son habit pour se mettre à couvert de la pluie battante, Martin continua de courir résolument du même pas précipité, jusqu’à ce qu’il eût dépassé le poteau de poste et se trouvât sur la grand’route de Londres. Même alors il ne ralentit point sa marche, mais il commença à réfléchir, à jeter les yeux autour de lui, et à dégager ses sens de l’étreinte des passions violentes qui jusque-là l’avaient dominé.

Il faut avouer qu’en ce moment ses facultés morales ou physiques n’étaient pas très-agréablement occupées. Le jour dessinait à l’est sa lueur sur une bande d’aube pluvieuse, qu’interceptaient par leur passage des nuages ternes d’où la pluie tombait en un brouillard serré et humide. Cette pluie dégouttait à travers les brindilles et les ronces des haies ; elle formait de petits ravins sur la route où elle coulait par cent canaux, et où elle pratiquait d’innombrables rigoles qui ressemblaient à autant de réservoirs et de gouttières. Elle tombait en clapotant sur l’herbe et métamorphosait chaque sillon des champs labourés en une sorte de canal boueux. Nulle part on n’apercevait une créature vivante : le tableau présent à ses yeux ne pouvait pas être plus triste et plus désolé, quand tout le règne animal se serait délayé dans l’eau pour se répandre sur la terre sous cette forme nouvelle de boue liquide.

Le spectacle que le voyageur solitaire contemplait au-dedans de lui-même était absolument aussi gai que les scènes extérieures dont il était témoin. Pas un ami, pas d’argent. Indigné au plus haut point, profondément blessé dans sa fierté et son amour-propre, roulant des plans d’indépendance qu’il était parfaitement impuissant à réaliser, il était dans un état de perplexité qui eût réjoui le cœur de son plus mortel ennemi. Ajoutons à la liste de ses maux qu’il se sentait mouillé jusqu’à la peau et pénétré de froid jusqu’à l’âme.

Dans cette situation déplorable, il se rappela le livre de M. Pinch, plutôt parce que c’était un fardeau incommode que par l’espérance de trouver quelque soulagement dans ce cadeau d’adieu. Il regarda au dos le titre à demi effacé, et, trouvant que c’était un vieux volume du Bachelier de Salamanque, en langue française, il fulmina vingt imprécations contre l’imbécillité de Tom Pinch. Dans sa mauvaise humeur et son dépit, il était au moment de lancer au loin le livre, quand il songea à la marque que Tom avait dû faire à une page ; et, ouvrant le volume à cet endroit afin d’avoir un sujet de plus de se plaindre de lui pour avoir supposé que quelque vieille bribe de la sagesse du Bachelier pût l’égayer dans de si tristes circonstances, il trouva…

Admirable ! admirable ! c’était peu de chose, mais c’était tout ce que Tom possédait : le demi-souverain. Tom l’avait enveloppé à la hâte dans un morceau de papier qu’il avait attaché avec une épingle à la page cornée. À l’intérieur, les mots suivants avait été griffonnés au crayon : « Je n’ai pas besoin de cet argent ; si je le gardais, je ne saurais qu’en faire. »

Tom, il y a de ces mensonges sur lesquels les hommes montent au ciel, comme sur des ailes radieuses. Il y a de ces vérités froides, amères, insolentes, dont se piquent vos savants du monde, et qui vous tiennent les hommes attachés à la terre par de lourdes chaînes. Qui donc à l’heure de la mort, n’aimerait pas mieux pour s’éventer et se rafraîchir la plus petite plume d’un mensonge tel que le tien, qu’une abondante collection de ces piquants arrachés, depuis l’origine des temps, à ce porc-épic hérissé qu’ils appellent la vérité ? vérité blessante et cruelle !

Martin sentait vivement ce qui l’intéressait ; c’est ce qui fait qu’il sentit vivement le bon procédé de Tom. Au bout de quelques minutes, son esprit était remonté, et il se rappela qu’il n’était pas tout à fait dénué de ressources, puisqu’il avait laissé chez Pecksniff une belle garde-robe et qu’il portait dans sa poche une montre de chasse en or. Il trouva aussi un singulier plaisir à penser qu’il fallait qu’il fût un homme bien séduisant pour exercer tant d’empire sur Tom, à se féliciter de sa supériorité sur ce pauvre garçon, et de la certitude qu’il avait de faire beaucoup mieux que lui son chemin dans le monde. Animé par ces idées et fortifié dans son projet de tenter la fortune en pays étranger, il résolut de se rendre à Londres, du mieux qu’il pourrait, pour en faire son quartier général d’observation, et cela sans perdre un moment.

Il était à dix milles du village illustré par la résidence de M. Pecksniff, lorsqu’il s’arrêta pour déjeuner à une petite auberge située au bord de la route. Assis devant un feu vif, il ôta son habit et le mit sécher à la chaleur de la flamme. Cette auberge était bien différente de l’hôtel où il avait été régalé deux jours auparavant : elle n’étalait pas d’autre luxe que le pavé de brique dont la cuisine était garnie. Mais l’esprit se plie si vite aux exigences du corps, que cette pauvre station de charretiers était devenue aujourd’hui pour Martin un hôtel de premier ordre, tandis que la veille il l’eût dédaignée. Il lui sembla même que son omelette au lard et son pot de bière, loin d’être la détestable chère qu’il avait supposée, justifiaient pleinement l’inscription peinte sur le volet de la fenêtre et promettant « bonne nourriture pour les voyageurs. »

Il repoussa son assiette vide, et, muni d’un second pot de bière placé sur l’âtre devant lui, il se mit tout pensif à contempler le feu jusqu’à s’en faire mal aux yeux. Puis il regarda sur les murs les estampes tirées des sujets de l’Écriture sainte et enluminées de couleurs éclatantes, qui étaient bordées de petits cadres noirs comme les miroirs à barbe de cinq sols. Il vit comme quoi les Mages (qui avaient entre eux un grand air de famille) étaient en adoration devant une crèche rose ; comment l’Enfant prodigue revenait au logis en haillons rouges vers son père vêtu de violet, et se régalait par avance d’un veau vert de mer. Puis, à travers la fenêtre, il suivit de l’œil la pluie qui venait battre de biais l’enseigne accrochée à la face de la maison, et inondait la mangeoire préparée à la porte pour les chevaux de passage ; ensuite il revint à la contemplation du feu, où il poursuivit l’image d’un Londres lointain, perdu dans les débris embrasés du fagot pétillant.

Déjà il avait répété plusieurs fois ce manège, et toujours dans le même ordre, comme s’il y était obligé, quand un bruit de roues attira son attention vers la fenêtre, avant que ce fût son tour. Il aperçut une sorte de chariot léger traîné par quatre chevaux, et chargé, autant qu’il pût le reconnaître (car ce véhicule était couvert), de blé et de paille. Le conducteur, qui était seul, s’arrêta à la porte pour faire boire son attelage ; il entra ensuite, en frappant des pieds et secouant son chapeau et ses vêtements mouillés, dans la salle où Martin était assis.

C’était un gros garçon, jeune et haut en couleur, l’air éveillé et de bonne humeur. En s’approchant du feu, il toucha en manière de salut son front luisant avec l’index de son gant de cuir roidi, et dit (observation d’ailleurs assez superflue) que le temps était extraordinairement humide.

« Très-humide, dit Martin.

– Je ne sais pas si jamais j’en ai vu de plus humide.

– Je n’en ai jamais vu non plus, » dit Martin.

Le conducteur regarda le pantalon de Martin, tout taché de boue, ses manches de chemise toutes mouillées, son habit qui était à sécher au feu, et, après une pause il dit en réchauffant ses mains :

« Vous y avez été pincé, monsieur ?

– Oui, répondit brièvement Martin.

– Vous étiez à cheval sans doute ? demanda le conducteur.

– J’en aurais bien pris un, mais je n’en ai pas.

– C’est fâcheux.

– Oh ! dit Martin, s’il n’y avait que ça ! »

Or, si le conducteur avait dit : « C’est fâcheux, » ce n’était pas tant pour le plaindre de n’avoir pas de cheval que parce que Martin avait prononcé ces mots : « Je n’en ai pas, » avec le désespoir profond et le ton de mauvaise humeur que justifiait trop sa position, ce qui naturellement donnait grandement à penser à son interlocuteur. Martin plongea ses mains dans ses poches et se mit à siffler, après cette réponse, comme pour faire entendre qu’il se souciait de la fortune comme de rien du tout, qu’il n’avait pas envie de se faire passer pour un de ses favoris, quand il ne l’était pas, et qu’il se moquait pas mal d’elle, du conducteur et de n’importe qui.

L’autre le regarda une minute ou deux à la dérobée, et, cessant de se chauffer, se mit à siffler à son tour. Enfin il demanda en tournant son pouce vers la route :

« Là-haut ou là-bas ?

– Lequel des deux est là-haut ? dit Martin.

– Londres naturellement, dit le conducteur.

– Là-haut alors, » dit Martin.

Il secoua la tête ensuite avec insouciance, comme s’il eût ajouté : « Maintenant vous en savez autant que moi, » plongea plus avant encore ses mains dans ses poches, changea d’air et siffla plus fort que jamais.

« Moi, je vais là-haut, fit observer le conducteur ; à Hounslow, dix milles de Londres en çà.

– Vrai ? » s’écria Martin cessant tout à coup son exercice, et fixant un regard sur son interlocuteur.

Le conducteur arrosa de son chapeau mouillé le feu qui en siffla de colère, et répondit :

« Oui, c’est sûr.

– Eh bien alors, je vous parlerai à cœur ouvert. D’après ma mise, vous pourriez supposer que j’ai de l’argent en abondance. Je n’en ai point. Tout ce que je puis offrir pour ma place dans une voiture, c’est une couronne10, car je n’en ai que deux. Si à ce prix vous pouvez me prendre, je vous donnerai bien encore par-dessus le marché mon gilet ou ce foulard de soie. Dans le cas contraire, marché rompu.

– Paroles courtes et bonnes, dit le conducteur.

– Est-ce qu’il vous faut davantage ? dit Martin. Je n’ai pas davantage, je ne puis donc pas donner plus ; ainsi, nous en resterons là. »

Sur quoi, il se remit à siffler.

« Est-ce que je vous ai dit que je voulais davantage ? demanda le conducteur avec une espèce d’indignation.

– Vous n’avez pas dit que mon offre fût suffisante, répliqua Martin.

– Comment eussé-je pu le dire ? vous ne m’en laissiez pas le temps. Quant au gilet, je ne voudrais, sur l’honneur, pour aucune considération, prendre le gilet de mon prochain, moins encore le gilet d’un gentleman. Mais le mouchoir de soie, c’est autre chose ; et, si vous êtes satisfait quand nous arriverons à Hounslow, je ne refuserai pas de l’accepter en cadeau.

– Alors marché conclu ? dit Martin.

– Oui, marché conclu.

– Achevons donc cette bière, dit Martin lui passant le pot et remettant gaiement son habit ; nous partirons aussitôt qu’il vous plaira. »

Dix minutes après, il avait payé sa note, qui se montait à une schelling, et s’était étendu à la tête du chariot sur une botte de paille bien sèche et bien épaisse, la bâche entr’ouverte par devant, pour causer librement avec son nouvel ami. La voiture prit sa direction avec une vitesse très-satisfaisante.

Le conducteur s’appelait William Simmons, ainsi qu’il ne tarda pas à en instruire Martin ; mais il était plus connu sous le nom de Bill. Son air florissant s’expliquait parfaitement par l’emploi qu’il occupait dans une grande maison de messagerie, où il portait les chargements qu’il allait prendre à une ferme du Wiltshire appartenant à l’entreprise. Il raconta qu’il était fréquemment en route pour ces commissions, comme aussi pour aller inspecter les chevaux malades ou au vert, et tout ce qu’il avait à dire sur le compte de ces animaux tint une large place dans son récit. Il aspirait à la dignité de cocher en pied et attendait sa nomination à la première vacance. Il était d’ailleurs musicien et avait dans sa poche un petit bugle à piston sur lequel, dès que la conversation venait à languir, il jouait le commencement d’une grande quantité d’airs, mais rien que le commencement, car il ne manquait pas de s’arrêter à la seconde partie.

« Ah ! dit Bill avec un soupir en passant sur ses lèvres le dos de sa main et remettant l’instrument dans sa poche après en avoir dévissé l’embouchure pour la sécher, c’est Lummy Ned, conducteur du léger Salisbury, qui en avait du talent musical ! C’était ça un conducteur… et qui jouait du bugle comme un ange.

– Est-ce qu’il est mort ? demanda Martin.

– Mort ! répliqua l’autre avec une majesté superbe. Non pas. Vous n’attraperiez pas Ned à mourir si facilement. Non pas, pas si bête.

– Vous parliez de lui au passé, remarqua Martin, ce qui me faisait supposer qu’il n’existait plus.

– Il n’est plus en Angleterre, dit Bill. Il est parti pour les États-Unis.

– Pour les États-Unis ? répéta Martin, chez qui l’intérêt s’éveilla tout à coup. Et depuis quand ?

– Il y a cinq ans ou à peu près. Il s’était établi pour son compte dans un service de diligences, et, n’ayant pu faire ses affaires, il fila un beau jour de Liverpool sans en avoir rien dit à personne, et s’embarqua pour les États-Unis.

– Eh bien ?

– Eh bien ! comme il arrivait sans un sou vaillant, naturellement, on fut aux États-Unis très-content de le voir.

– Qu’entendez-vous par là ? demanda Martin avec une certaine expression de dédain.

– Ce que j’entends ? J’entends ceci. Tous les hommes sont égaux aux États-Unis, n’est-il pas vrai ? On ne s’y inquiète donc pas de savoir si un homme a mille guinées ou n’a rien, surtout à New-York, où l’on m’a dit que Ned était allé.

– À New-York ? dit Martin devenu tout pensif.

– Oui, dit Bill, à New-York. Je le sais, parce que, dans une lettre qu’il écrivit chez nous, il disait que le vieux York revenait d’autant plus à son souvenir, qu’il y avait une différence complète entre cette ville et New-York11. Je ne sais pas quelle sorte de commerce Ned se mit à faire par là ; mais il écrivait que lui et ses amis ne cessaient de chanter Ale12 Columbia et de siffler le président : ainsi, je suppose qu’il était quelque chose dans le gouvernement, ou d’un état indépendant. Depuis, il a fait fortune.

– Vrai ? s’écria Martin.

– Oui. Je le sais parce qu’il perdit tout, le lendemain, à la faillite des vingt-six banques, car il envoya un paquet de bank-notes à son père, quand il fut reconnu que les payements étaient décidément arrêtés, et il y joignait une lettre respectueuse. Je sais cela, parce qu’on les fit circuler chez nous pour nous intéresser à la misère du vieux gentleman, et lui procurer un peu de tabac par charité dans son workhouse.

– Votre Ned était un cerveau fêlé de ne point garder son argent tandis qu’il le tenait, dit Martin avec indignation.

– Vous avez raison, dit Bill, d’autant plus que cet argent étant tout en papier, il lui eût été très-facile de le conserver en en faisant un petit paquet. »

Martin ne répliqua rien, mais bientôt après il s’endormit. Son somme dura une heure et plus. Lorsque le jeune homme s’éveilla, voyant qu’il avait cessé de pleuvoir, il s’assit à côté du roulier à qui il adressa diverses questions : combien de temps cet heureux conducteur du léger Salisbury avait mis à traverser l’Océan ; à quelle époque de l’année il s’était embarqué ; quel était le nom du vaisseau sur lequel il avait fait le voyage ; combien il avait payé pour la traversée ; s’il avait souffert beaucoup du mal de mer, et ainsi de suite. Mais, sur tous ces points de détail, son ami ne possédait que peu ou point de renseignements ; et tantôt il répondait au hasard, tantôt il disait n’en avoir jamais entendu parler, ou bien il l’avait oublié. Martin eut beau revenir très-souvent à la charge, il ne put obtenir de Bill aucun éclaircissement utile sur ces particularités essentielles.

Ils trottèrent toute la journée et s’arrêtèrent si souvent, soit pour se rafraîchir, soit pour renouveler l’attelage, soit pour changer de harnais, soit pour une chose, soit pour une autre, pour le compte de l’établissement des messageries, qu’il était minuit lorsqu’ils arrivèrent à Hounslow. À peu de distance des bâtiments d’écurie où remisait le chariot, Martin mit pied à terre, paya de sa couronne le prix convenu, et força son honnête ami d’accepter le mouchoir de soie, malgré les nombreuses protestations de ce dernier, qui ne voulait pas l’en priver, protestations auxquelles ses regards de convoitise donnaient un démenti. Ensuite ils se séparèrent ; et, quand le chariot fut rentré sous la remise et qu’on eut tout fermé, Martin resta dans la rue sombre, comme un homme qui se trouve à la porte, devant le vaste monde, où il faut qu’il entre, et dont il a perdu la clef.

Mais dans cette heure d’abattement, et souvent même depuis, le souvenir de M. Pecksniff opéra sur son esprit comme un cordial, en éveillant dans son esprit une indignation qui servît à le fortifier dans sa ferme résolution. Sous l’influence de ce breuvage magique, il s’élança sans hésiter dans la direction de Londres, où il arriva vers le milieu de la nuit. Mais, ne sachant où trouver une taverne ouverte, il fut obligé de rôder jusqu’au matin le long des rues et des places de marchés.

Une heure environ avant le lever de l’aurore, il était dans les plus humbles régions du voisinage d’Adelphi. Il s’adressa à un homme coiffé d’une casquette à poil, qui était en train de retirer les ais d’une obscure hôtellerie ; il lui apprit qu’il était étranger, et lui demanda s’il pourrait obtenir un lit dans cette maison. Heureusement qu’il y avait de la place. Quoique sa chambre ne brillât point par le luxe, elle était cependant assez propre, et, en s’y installant, Martin se sentit tout à fait heureux d’y trouver la chaleur, le repos et l’oubli.

L’après-midi étant avancée lorsqu’il s’éveilla, et le temps qu’il passa à se laver, à s’habiller et à déjeuner, permit à l’obscurité de revenir. C’était ce qu’il voulait : car il y avait pour lui maintenant nécessité absolue de se séparer de sa montre en faveur de quelque obligeant prêteur sur gages ; et au besoin il eût, à cet effet, attendu jusqu’à la nuit noire, quand c’eût été le jour le plus long de l’année, et fût-il encore à jeun.

Il laissa sur son chemin plus de boules d’or13 que n’en eurent jamais entre les mains tous les jongleurs d’Europe, dans le cours de leurs exercices réunis ; mais il ne pouvait se résoudre à donner la préférence à aucune des maisons où s’étalaient ces symboles. À la fin, il revint à une des premières maisons qu’il avait vues, et, entrant par une porte latérale dans une cour où les trois boules, avec l’inscription : « Prêts d’argent, » étaient répétées sur un sinistre transparent, il pénétra dans un de ces petits cabinets ou compartiment séparés, établis à l’usage des pratiques timides qui en étaient à leur coup d’essai. Il s’y élança, tira sa montre de sa poche, et la posa sur le comptoir.

« Sur ma vie et sur mon âme ! disait à voix basse un individu dans le compartiment voisin au commis qui était en arrangement avec lui, il faut que vous me donniez quelque chose de plus ; ajoutez quelque petite chose ; soyez donc raisonnable. Allons ! vieux Shylock, faites-moi grâce d’une demi-once de ma chaire que je vous livre ; je ne vous demande que de m’en donner deux schellings six pence. »

Martin se retourna involontairement, car il avait reconnu cette voix.

« Toujours votre vieille blague ! dit le commis roulant l’article, qui paraissait être une chemise, comme si c’était marché fait, et affilant le bec de sa plume sur le comptoir.

– Cette blague-là ne s’emplira toujours pas de tabac, dit M. Tigg, aussi longtemps que je viendrai ici. Ah ! ah ! celui-là n’est pas mauvais ! Voyons, deux schellings six pence, mon cher ami, pour cette occasion, pour cette fois-ci seulement. C’est si joli, une demi-couronne ! Deux schellings six pence, n’est-ce pas ? Va pour deux schellings six pence ! Une fois, deux fois, trois fois, en voulez-vous pour deux schellings six pence ?

– Oh ! ce n’est pas la dernière fois que vous viendrez me la mettre en gage avant qu’elle soit entièrement usée, dit le prêteur. Et encore elle a du service ; elle en est toute jaune.

– Dites plutôt, mon ami, répliqua M. Tigg, que c’est son maître qui a jauni au service, au service patriotique d’un pays ingrat. C’est convenu, n’est-ce pas, vous la prenez pour deux schellings six pence ?

– Je la prends pour deux schellings, comme toujours. C’est encore au même nom, je suppose ?

– Oui, le même, dit M. Tigg. Mes titres de noblesse sont toujours en litige et n’ont pas encore été reconnus par la Chambre des lords.

– L’ancienne adresse ?

– Pas du tout. J’ai quitté ma résidence de ville, 38, Mayfair, pour me loger au n° 1542, Park-Lane.

– Allons donc, vous savez bien que je n’inscrirai jamais cette fausse adresse, dit le commis avec une grimace.

– Vous pouvez inscrire ce qu’il vous plaira, mon ami, dit M. Tigg, cela ne changera rien à l’affaire. Les appartements du second sommelier et du cinquième valet de pied, à Mayfair, 38, étaient trop laids et trop vulgaires ; j’ai été obligé, par égard pour les bons sentiments qui honorent ces messieurs, de prendre à bail de sept, quatorze ou vingt et un ans révocable au choix du locataire, l’élégante et commode habitation de famille de Park-Lane, n° 1542. Donnez-moi seulement deux schellings, et allez-y voir ! »

Le prêteur parut tellement charmé de cette saillie, que M. Tigg lui-même ne put réprimer un certain petit air de triomphe. Il lui vint, en outre, l’idée de voir comment son voisin de compartiment accueillait la plaisanterie ; et, pour s’en assurer, il regarda par-dessus la cloison : il reconnut immédiatement Martin à la lueur du gaz.

« Que je meure, dit M. Tigg se dressant sur ses pieds, de manière que sa tête était pour le moins autant dans le compartiment de Martin que la tête de Martin lui-même, que je meure si ce n’est pas là une des rencontres les plus terriblement stupéfiantes dont il soit parlé dans l’histoire ancienne et moderne !… Comment vous portez-vous ? Quoi de neuf dans les districts agricoles ? Comment vont nos amis les P… ff ?… Ah ! ah ! David, ayez des égards particuliers pour ce gentleman, je vous prie. Il est de mes amis.

– Tenez, dit Martin présentant la montre au prêteur, donnez-moi tout ce que vous pouvez me donner là-dessus. J’ai cruellement besoin d’argent.

– Il a cruellement besoin d’argent ! s’écria M. Tigg avec une extrême sympathie. David, vous aurez la bonté de traiter de votre mieux mon ami, qui a cruellement besoin d’argent. Vous traiterez mon ami comme moi-même. Une montre de chasse en or, David, une montre à roues, à recouvrement, montée sur diamants avec quatre trous, une montre à échappement, à balancier horizontal, une montre que je garantis sur mon honneur personnel pour marcher dans la perfection, comme j’ai pu l’observer avec attention pendant bien des années et dans des circonstances bien scabreuses. »

Ici il cligna de l’œil pour faire entendre à Martin que cette recommandation allait produire un effet immense sur le prêteur.

« Eh bien, David, continua-t-il, que dites-vous à mon ami ? Ayez soin de faire honneur à la recommandation d’une pratique comme moi, David.

– Je puis vous prêter trois livres sterling là-dessus, si cela vous convient, dit confidentiellement le commis à Martin. Cette montre est très-ancienne. Je ne peux pas en donner plus.

– C’est déjà bien gentil ! s’écria M. Tigg. Deux livres douze schellings six pence, pour la montre, et sept schellings six pence pour ma recommandation. Je suis content : c’est peut-être une faiblesse, mais je suis content. Trois livres sterling, c’est entendu. Nous les prenons. Mon ami se nomme Smivey, Chicken Smivey, demeurant dans Holborn, n° 26 et demi, chambre garnie, lettre B. »

Ici il cligna encore de l’œil pour apprendre à Martin que toutes les formalités et cérémonies prescrites par la loi étaient accomplies, et qu’il ne restait plus qu’à recevoir l’argent.

En effet, c’était exact : car Martin, qui n’avait pas d’autre ressource que de prendre ce qu’on lui offrait, exprima son consentement par un signe de tête ; bientôt il sortit avec les espèces dans sa poche. Il fut rejoint à l’entrée par M. Tigg qui, en lui prenant le bras et l’accompagnant jusqu’à la rue, le félicita sur l’heureuse issue de la négociation.

« Quant à la part que j’ai eue à cette affaire, ajouta-t-il, ne m’en parlez pas. Ne me faites point de remercîments, je ne puis pas souffrir ça.

– Je n’ai nullement l’intention de vous en faire, soyez-en certain, répliqua Martin dégageant son bras et s’arrêtant.

– Vous m’obligez infiniment, dit M. Tigg. Je vous remercie.

– Maintenant, monsieur, dit Martin mordant sa lèvre, la ville est grande et nous y pouvons trouve aisément chacun un chemin différent. Si vous voulez m’indiquer quelle direction vous prenez, j’en prendrai un autre. »

M. Tigg allait ouvrir la bouche, quand Martin l’interrompit ainsi :

« D’après ce que vous avez vu tout à l’heure, je n’ai pas besoin de vous dire que je n’ai rien à donner à votre ami, M. Slyme. Et, de même, il est parfaitement inutile pour moi de vous dire que je n’ambitionne nullement l’honneur de votre compagnie.

– Arrêtez ! s’écria M. Tigg tendant vers lui la main. Un instant donc ! Il y a un proverbe patriarcal, un proverbe à tête carrée et à longue barbe, un vrai patriarche de proverbe qui fait observer que le devoir d’un homme est d’être juste avant d’être généreux. Soyez juste d’abord, vous pourrez être généreux ensuite. Ne me confondez pas avec l’individu qui a nom Slyme. Ne m’attribuez pas pour ami le nommé Slyme, car il n’est rien moins que mon ami. J’ai été forcé, monsieur, d’abandonner l’individu que vous appelez Slyme. Monsieur, ajouta-t-il en se frappant la poitrine, je suis une tulipe bien autrement distinguée dans son espèce et délicate dans sa culture, que le chou Slyme, monsieur.

– Peu m’importe, dit froidement Martin, si vous vous êtes établi vagabond pour votre propre compte, ou si vous exercez encore ce métier au profit de M. Slyme. Je désire n’avoir aucun rapport avec vous. Au nom du diable, monsieur, dit Martin qui, malgré son irritation, eut peine à réprimer un sourire en voyant M. Tigg s’adosser aux volets d’une boutique pour ajuster ses cheveux avec grand soin, quel chemin prenez-vous, que je prenne l’autre ?

– Permettez-moi, monsieur, dit M. Tigg avec une dignité subite, de vous rappeler que c’est vous… non pas moi, mais vous… je souligne vous… qui avez réduit ce petit événement aux froides et mesquines proportions d’une affaire, quand j’étais disposé à traiter les choses avec vous comme entre amis. Puisqu’il ne s’agit plus que d’une affaire, monsieur, je vous demande la permission de vous dire que j’espère recevoir comme une charité une bagatelle, juste prix de commission pour les humbles services que je viens de vous rendre dans votre négociation pécuniaire. Après les termes dans lesquels vous venez de me parler, monsieur, je ne me regarderai pas comme offensé, s’il vous plaît, que vous m’offriez au moins un demi-souverain. »

Martin tira de sa poche cette pièce d’argent et la lui lança. M. Tigg l’attrapa, la regarda pour s’assurer si elle était bonne, la fit sauter en l’air d’un coup de pouce comme les pâtissiers ambulants, et la plongea dans son gousset. Enfin il éleva son chapeau à un pouce ou deux au-dessus de sa tête, en forme de salut militaire, et, après avoir, d’un air de profonde gravité, paru chercher quelle direction il devait prendre et quel était le comte ou marquis à qui il donnerait la préférence d’une première visite, il enfonça ses mains dans les poches de ses basques et tourna le coin de la rue. Martin prit la direction opposée, enchanté de cette séparation.

C’était avec un sentiment d’humiliation profonde qu’il maudissait la mauvaise chance qu’il avait eue de rencontrer cet homme chez le prêteur sur gages. Sa seule consolation dans ce pénible souvenir, c’était l’aveu volontaire fait par M. Tigg de sa brouille avec Slyme. « Au moins, pensait Martin, ma position ne sera connue d’aucun membre de ma famille ; » car, à cette idée, il se sentait plein de honte, et son orgueil était profondément blessé. Pourtant, à priori, il y avait plutôt lieu de supposer que M. Tigg avait fait une fable, que d’attacher la moindre foi à ses paroles ; mais Martin y trouvait une apparence raisonnable de vraisemblance en se rappelant sur quel pied M. Tigg avait vécu dans l’intimité de ce gentleman, et se disait qu’il y avait une forte probabilité que le premier s’était établi à son compte pour s’affranchir de toute dépendance envers M. Slyme. Quoi qu’il en fût, Martin en conçut l’espérance : c’était déjà quelque chose.

Son premier soin, maintenant qu’il avait un peu d’argent comptant pour subvenir aux besoins du moment, fut de rester à l’hôtel dont nous avons parlé, et d’adresser à Tom Pinch une lettre en langage officiel (il savait bien qu’elle passerait sous les yeux de Pecksniff) pour le prier de lui adresser à Londres, par la diligence, ses effets bureau restant où il irait les réclamer. Une fois ces mesures prises, il employa les trois jours que la malle devait mettre à arriver, à prendre des informations sur les vaisseaux en destination pour l’Amérique, dans tous les offices des agents maritimes de la Cité ; à rôder dans les docks et les débarcadères, avec un vague espoir de trouver quelque engagement pour le voyage en qualité de commis, de subrécargue, ou de surveillant de n’importe qui ou n’importe quoi, pour payer ainsi le passage. Mais n’ayant pas tardé à reconnaître qu’il n’y avait pas apparence que ces sortes d’emplois vinssent s’offrir d’eux-mêmes, et craignant les conséquences d’un plus long retard, il rédigea un petit avis concernant l’objet de sa demande et le publia dans les principaux journaux. En attendant les vingt ou trente réponses sur lesquelles il comptait vaguement, il réduisit sa garde-robe aux plus étroites limites commandées par le convenances, et finit par porter, en différentes visites, le surplus de son trousseau à la maison de prêt, pour le convertir en argent.

Chose étrange, tout à fait étrange, même à ses propres yeux : il s’aperçut que par degrés rapides, bien qu’imperceptibles, il avait perdu sa délicatesse, le respect de sa propre dignité, et qu’il en était venu peu à peu à faire comme une chose toute simple, et sans la moindre vergogne, une démarche qui, quelques jours auparavant, lui avait tant coûté. La première fois qu’il était entré chez le prêteur sur gages, il lui semblait en route que tous les passants soupçonnaient où il allait ; et au retour, il s’imaginait que tout ce flux humain qu’il rencontrait savait d’où il venait. À présent, il ne s’inquiétait seulement pas de ce qu’on pouvait en penser ! Dans ses premières excursions à travers les rues affairées, il se donnait l’air d’un homme qui a son but devant lui ; mais bientôt il adopta cette attitude de flânerie, ce pas traînant de la paresse insouciante, cette habitude de stationner au coin des rues, de ramasser et de mâcher des brins de paille épars, d’arpenter de çà et de là la même place et de regarder aux vitrines des mêmes boutiques cinquante fois par jour avec la même indifférence. Au commencement, lorsqu’il sortait de chez lui, il éprouvait le matin, en mettant le pied hors de son misérable hôtel, la crainte d’être aperçu des passants inconnus qu’il n’avait jamais vus, et qu’il ne reverrait probablement jamais ; mais à présent, dans ses allées et venues, il ne rougissait pas de se tenir devant la porte ou de rester à se chauffer au soleil à côté du poteau hérissé du haut en bas de chevilles sur lesquelles se dandinaient les cruchons vides, comme autant de rameaux de l’arbre porte-étain. Et cependant il ne lui avait pas fallu plus de cinq semaines pour dégringoler de haut en bas tout le long de cette immense échelle !

Ô moralistes ! vous qui dissertez sur le bonheur et la dignité innés dans toutes les sphères de la vie, pour éclairer chaque grain de poussière sur la route du bon Dieu, sur cette route si douce sous la roue de vos chars, si rude pour des pieds nus, songez, en voyant la chute rapide de bien des hommes qui ont joui de leur propre estime, combien il y en a de milliers d’autres traînant leur vie pénible sous le poids de la fatigue et du travail, qui n’ont jamais eu l’occasion de savoir ce que c’est que ce respect salutaire de soi-même. Vous qui vous reposez si tranquillement sur le barde sacré qui avait été jeune avant d’accorder sa harpe sur ses vieux jours, et de chanter dans tout son enthousiasme lyrique qu’il n’avait jamais vu le juste méprisé ni les semailles perdues ; prêcheurs des plaisirs honnêtes que donne la dignité satisfaite, allez donc visiter la mine, le moulin de la fabrique, la forge, ces tristes profondeurs de la plus infime ignorance, ce dernier abîme du délaissement de l’humanité, et dites-nous s’il est possible que la plante la plus vigoureuse s’épanouisse dans un air tellement épais qu’il éteint le brillant flambeau de l’âme aussitôt qu’il s’allume ! Ô pharisiens du XIXe siècle de l’ère chrétienne, qui faites un appel si confiant à la nature humaine, veillez d’abord à ce qu’elle soit humaine. Prenez garde que, pendant votre léthargie, pendant le sommeil des générations, elle n’ait échangé sa nature première contre celle de la brute.

Cinq semaines ! Sur vingt ou trente réponses que Martin attendait, pas une n’était venue. Son argent diminuait à vue d’œil, y compris les ressources supplémentaires qu’il s’était procurées en mettant en gage ses vêtements de rechange, tristes ressources : car, si les habits coûtent cher à acheter, le prêteur n’en donne pas grand’chose. Qu’allait-il faire maintenant ? Parfois, dans un transport de désespoir, il s’élançait dehors, presque au moment où il venait de rentrer chez lui, pour retourner dans quelque endroit où il avait été déjà une vingtaine de fois, et faire de nouvelles tentatives, mais toujours aussi infructueuses. Il était beaucoup trop âgé pour s’engager comme mousse, et beaucoup trop inexpérimenté pour être admis en qualité de matelot. Son extérieur, ses manières, militaient mal d’ailleurs en faveur de toute proposition de ce genre ; et cependant il y était réduit : car, en admettant qu’il se résignât à débarquer en Amérique sans posséder un sou vaillant, il n’avait plus même maintenant de quoi payer les plus modestes frais de passage et de nourriture.

Par une de ces contradictions étranges qui se retrouvent chez la plupart des hommes, durant tout ce temps-là il n’eut jamais de doute sur la possibilité, sur la certitude même de faire sa fortune dans le Nouveau-Monde, s’il pouvait seulement y arriver. À mesure que les circonstances lui devenaient plus pressantes et que les moyens de passer en Amérique reculaient devant lui, il se réjouissait davantage de la conviction que l’Amérique était le seul endroit où il pût espérer de réussir, et se cassait la tête à penser que les émigrants qui allaient partir avant lui, lui couperaient l’herbe sous le pied et usurperaient les avantages qu’il convoitait si ardemment. Souvent il songeait à John Westlock, et, regardant partout s’il l’apercevait, il lui arriva de se promener trois jours de suite dans Londres tout exprès pour le rencontrer. Mais quoique toutes ses démarches eussent été vaines, quoique, s’il l’avait vu, il ne se fût pas fait scrupule de lui emprunter de l’argent, et quoiqu’il fût certain que John lui en eût prêté, cependant il ne put prendre sur lui d’écrire à Pinch pour lui demander l’adresse de Westlock ; car, bien qu’il aimât Tom à sa manière, comme nous l’avons vu, il ne pouvait supporter l’idée, lui qui se trouvait si supérieur à ce brave garçon, de faire de lui le marchepied de sa fortune, et d’être pour lui autre chose qu’un patron ; sa fierté se révoltait tellement contre cette idée, qu’elle le retenait même en ce moment.

Cependant il y eût cédé, nul doute même qu’il n’y eût cédé bientôt, sans une circonstance étrange et tout à fait inattendue.

Les cinq semaines s’étaient écoulées en entier, et Martin était dans une situation désespérée, lorsqu’en rentrant un soir, et pendant qu’il allumait sa chandelle au bec de gaz du comptoir avant de gravir tristement l’escalier qui menait à sa chambre, il entendit l’hôtelier l’appeler par son nom. Or, comme il n’avait pas confié son nom à cet homme, et qu’au contraire même il le lui avait soigneusement caché, il ne fut pas médiocrement surpris de cette circonstance ; il laissa paraître un tel trouble, que l’hôtelier lui dit pour le rassurer que ce n’était qu’une lettre.

« Une lettre ! s’écria le jeune homme.

– Pour M. Martin Chuzzlewit, dit l’hôtelier, lisant la suscription de cette lettre qu’il avait à la main. Heure de midi. Grand bureau. Port payé. »

Martin prit la lettre, remercia son hôte et monta l’escalier. La missive n’était pas revêtue d’un cachet, mais fermée soigneusement à la colle ; et quant à l’écriture, elle lui était inconnue. Il l’ouvrit et trouva sous l’enveloppe, sans nom, sans adresse, sans explication aucune, un billet de la banque d’Angleterre d’une valeur de vingt livres sterling.

Dire qu’il fut abasourdi d’étonnement et de plaisir ; qu’il contempla nombre de fois le billet de banque et l’enveloppe ; qu’il descendit l’escalier quatre à quatre pour aller s’assurer que le billet était bon ; dire qu’il remonta au galop afin de vérifier pour la cinquième fois s’il n’avait pas laissé sans l’apercevoir quelque bout de papier dans l’enveloppe ; dire qu’il s’épuisa et se perdit en conjectures sans pouvoir rien découvrir autre chose, sinon qu’il avait en main un billet de banque et qu’il se trouvait soudainement enrichi, ce serait bien inutile. Le résultat final fut qu’il prit le parti de s’adjuger dans sa chambre un repas confortable, mais frugal, et qu’il se mit en devoir d’aller aux provisions, après avoir ordonné qu’on lui allumât du feu.

Il acheta du bœuf froid, du jambon, du pain français et du beurre, et revint avec ses poches bien bourrées. Ce qui était moins agréable, c’est qu’en rentrant il faillit être suffoqué, tant la chambre était pleine de fumée, ce qui pouvait être attribué à deux causes : d’abord, au tuyau de cheminée, qui était naturellement mauvais ; puis, à ce qu’en allumant le feu on avait oublié quelques morceaux de mauvais sacs, qui autrefois avaient été fourrés dans la cheminée pour empêcher la pluie d’y tomber. Au reste, on avait déjà remédié à cette inadvertance en levant et soutenant le châssis de la fenêtre avec un fagot de menu bois ; si bien que, sauf le danger d’une ophtalmie ou d’une asphyxie de poumons, au demeurant, l’appartement était assez confortable.

Martin d’ailleurs n’était pas en humeur de se plaindre, les choses eussent-elles été pires encore, surtout quand il vit sur la table une pinte de porter, et qu’il eut donné ses instructions à la servante pour apporter quelque chose de chaud dès qu’il la sonnerait. Il se servit, en guise de nappe, d’une affiche de théâtre qui enveloppait la viande froide, et étendit ce vaste morceau de papier sur sa petite table ronde, en ayant soin de mettre en-dessous la partie imprimée ; puis il disposa là-dessus son couvert et son repas. Le pied du lit, qui touchait presque au feu, devait lui servir de buffet. Lorsqu’il eut achevé ces préparatifs, il tira un vieux fauteuil dans le coin le plus chaud, et s’assit pour se bien régaler.

Il avait commencé à manger avec un grand appétit, en promenant son regard autour de lui sur toute la chambre, et jouissant d’avance du plaisir de la quitter pour toujours dès le lendemain, quand son attention fut éveillée par un pas furtif qui résonna sur l’escalier, puis par un coup appliqué à la porte de sa chambre, coup léger sans doute, mais qui, en ébranlant la cloison, n’en fit pas moins sauter par la fenêtre le fagot destiné à tenir le châssis levé, et le lança dans la rue.

« C’est sans doute un renfort de charbon qu’on m’apporte, se dit Martin, entrez !

– Il n’y a pas d’indiscrétion, monsieur ? répondit une voix mâle. Votre serviteur, monsieur. J’espère que vous allez bien, monsieur. »

Martin contemplait cette figure qui s’inclinait profondément au seuil de la porte, et dont il se rappelait parfaitement les traits et l’expression sans pouvoir mettre le nom dessus.

« Tapley, monsieur, dit le visiteur : celui qui était autrefois au Dragon, monsieur, et qui fut forcé de quitter cet établissement parce qu’il avait besoin de jovialité, monsieur.

– Vraiment ! s’écria Martin. Mais comment êtes-vous venu ici ?

– Tout droit par l’allée et l’escalier, monsieur, dit Mark.

– J’entends bien ; mais comment m’avez-vous trouvé ? demanda Martin.

– Voilà, monsieur. J’ai passé auprès de vous dans la rue une ou deux fois, si je ne me trompe ; et, tandis que je regardais à la boutique tout près d’ici le bœuf et le jambon qui y sont étalés de façon à exciter l’appétit et à rendre jovial un homme affamé, je vous ai vu qui en achetiez. »

Il indiqua la table. Martin rougit et dit vivement :

« Eh bien, après ?

– Après, monsieur ? dit Mark. J’ai eu le toupet de vous suivre, et, comme je leur ai fait croire en bas que vous m’attendiez, ils m’ont laissé monter.

– Est-ce que vous êtes chargé de quelque commission, pour leur avoir dit que vous étiez attendu ? demanda Martin.

– Non, monsieur, je n’en ai pas. C’était ce qu’on peut appeler une pieuse fraude. »

Martin lui jeta un regard méfiant ; mais dans la joyeuse figure et dans les manières de ce garçon (qui avec toute sa gaieté était loin d’être indiscret et familier) il y avait un je ne sais quoi qui désarma le jeune gentleman. Celui-ci d’ailleurs avait depuis plusieurs semaines mené une vie solitaire, et une voix humaine résonnait agréablement à son oreille.

« Tapley, dit-il, je vais vous parler à cœur ouvert. Autant que j’en puis juger, et d’après tout ce que j’ai entendu raconter à Pinch sur votre compte, vous n’avez pas l’air d’être un garçon qui soyez venu ici par une impertinente curiosité ou par tout autre motif blessant. Asseyez-vous, je suis content de vous voir.

– Merci, monsieur, dit Mark. J’aime autant rester debout.

– Si vous ne voulez pas vous asseoir, je ne dis plus un mot.

– Très-bien, monsieur. Votre ordre est une loi pour moi, monsieur. Me voilà installé. »

Et en effet, Mark s’assit sur la couchette.

« Servez-vous, dit Martin, lui tendant son couteau unique.

– Merci, monsieur, dit Mark. Après vous.

– Si vous ne vous servez pas tout de suite, je ne vous laisserai rien.

– Très-bien, monsieur, dit Mark. Puisque c’est votre désir… c’est fait. »

Tout en répondant ainsi, il se servit gravement, puis se mit à manger. Martin, après s’être livré quelque temps en silence au même exercice, dit tout à coup :

« Qu’est-ce que vous faites à Londres ?

– Rien, monsieur, absolument rien.

– Comment ?

– Je cherche une place.

– Je le regrette pour vous, dit Martin.

– Je voudrais une place auprès d’un monsieur seul. S’il était de la campagne, j’aimerais mieux cela. Un homme qui serait à bout d’expédients ferait bien mon compte ; je ne m’inquiète pas des gages. »

Il prononça ces mots d’une manière si positive que Martin qui mangeait s’arrêta et dit :

« Si vous avez pensé à moi…

– Oui, monsieur, en effet, interrompit Mark.

– Vous pouvez juger, d’après le genre de vie que je mène ici, si j’ai le moyen d’entretenir un domestique. D’ailleurs, je suis au moment de partir pour l’Amérique.

– Très-bien, monsieur, répliqua Mark, que cette confidence laissa parfaitement calme ; d’après tout ce que j’ai entendu raconter, j’ose croire que l’Amérique serait un excellent pays pour m’exercer à la jovialité. »

Martin le regarda de nouveau d’un air mécontent ; mais ce fut encore un mécontentement passager, qui disparut bientôt en dépit de lui-même.

« Ma foi ! monsieur, dit Mark, il n’y a pas besoin de tant tourner autour du pot, de jouer à cache-cache, ni d’aller par trente-six chemins, lorsque nous pouvons en trois mots arriver au but. Voilà quinze jours que je ne vous perds pas de vue, et je vois bien qu’il y a quelque chose qui cloche. La première fois que je vous aperçus au Dragon, je prévis que la chose arriverait tôt ou tard. Maintenant, monsieur, je suis ici sans position, je peux me passer de gages d’ici à un an ; car au Dragon, (je ne voulais pourtant pas, mais je n’ai pas pu m’en empêcher), j’ai fait quelques économies. J’ai un caprice pour les aventures désagréables : j’ai un caprice aussi pour vous ; je ne soupire qu’après une chose, c’est de me jeter à tort et à travers dans des aventures qui accableraient d’autres hommes. Voulez-vous me prendre ou me laisser là ? Vous n’avez qu’à parler.

– Comment pourrais-je vous prendre ? s’écria Martin.

– Quand je dis « prendre », ajouta Mark, j’entends par là, voulez-vous me laisser aller en Amérique ? Et quand je dis : « Voulez-vous me laisser aller en Amérique, » j’entends par là : « Voulez-vous me laisser y aller avec vous ? » Car de façon ou d’autre, j’irai toujours. À présent que vous avez prononcé le mot d’Amérique, j’ai vu parfaitement du premier coup que c’est le pays qu’il me faut pour devenir jovial. En conséquence, si je ne paye point mon passage sur le vaisseau où vous vous embarquerez, je le payerai sur un autre. Et notez bien mes paroles, si je pars seul, ce sera (pour mettre en pratique mon principe) sur la carcasse de vaisseau la plus disloquée, la plus détraquée, la plus crevassée, où il soit possible de monter gratis ou pour de l’argent. Ainsi, monsieur, si je péris en route, comme ce sera votre faute, attendez-vous à voir toujours à votre porte le revenant d’un noyé soulever le marteau pour y frapper son toc toc ; si ce n’est pas vrai, ne me croyez jamais !

– Mais ce serait une folie ! dit Martin.

– Très-bien, monsieur, répliqua Mark. Je suis enchanté de vous entendre dire ça, parce que, si vous ne voulez pas me laisser aller seul, vous aurez peut-être la conscience plus allégée en pensant que c’était une folie. Je ne veux point contredire un gentleman ; mais tout ce que je peux dire, c’est que, si je n’émigre pas en Amérique dans la plus sale coque qui viendra à sortir du port, je…

– Vous ne pensez pas ce que vous dites, j’en suis sûr.

– Pardon, s’écria Mark.

– Ah ! bah ! je sais bien le contraire.

– Très-bien, monsieur, dit Mark avec le même air de parfaite satisfaction : n’en parlons plus, monsieur ; qui vivra verra. Mon Dieu ! la seule crainte que j’ai, c’est qu’il n’y ait pas grand mérite à accompagner un gentleman tel que vous, qui êtes aussi certain de percer par là qu’un vilebrequin dans du bois blanc. »

Il venait justement de toucher là Martin par son endroit sensible, ce qui lui donna un grand avantage. Martin ne pouvait, d’ailleurs, s’empêcher de rendre justice à la bonne humeur de ce gaillard de Mark, qui n’avait eu besoin que de paraître dans cette petite chambre tout à l’heure si triste pour en changer l’atmosphère.

« Mais, dit-il, certainement j’ai l’espoir de faire mes affaires dans ce pays ; autrement, je n’irais pas. Qui sait si je n’ai pas ce qu’il faut pour y réussir ?

– Certainement, vous l’avez, monsieur, répliqua Mark Tapley. Qui est-ce qui ne sait pas ça ?

– Vous comprenez, dit Martin, appuyant son menton sur sa main et contemplant le feu ; l’architecture d’ornementation appliquée aux usages domestiques ne peut manquer d’être très-goûtée dans ce pays, car les habitants y changent sans cesse de résidence pour aller s’établir plus loin : or, il est clair qu’il leur faut des maisons pour y demeurer.

– Je dois dire, monsieur, fit observer Mark, que cet état de choses ouvre pour l’architecture privée une des plus joyeuses perspectives dont j’aie jamais entendu parler. »

Martin jeta sur lui un regard rapide ; il n’était pas bien sûr que cette dernière remarque n’impliquât un doute relativement à l’heureuse issue de ses plans. Mais M. Tapley mangeait son bœuf bouilli avec une bonne foi si complète, avec une sincérité d’expression telle, que Martin ne sentit plus le moindre soupçon. Il tira l’enveloppe anonyme dans laquelle avait été placé le billet de banque, la remit à Mark et fixant sur lui les yeux :

« Parlez-moi sincèrement, dit-il. Connaissez-vous ceci ? »

Mark tourna et retourna l’enveloppe ; il l’approcha de se yeux ; il la tint à la distance de la longueur de son bras ; il étudia la suscription en dessus et en dessous ; enfin il témoigna une surprise si franche de la question qui lui avait été adressée, que Martin dit en lui reprenant l’enveloppe des mains :

« Non, je vois que vous ne savez rien. En effet, comment pourriez-vous le savoir ? ce n’est pas qu’en vérité cela fût plus étonnant que le fait lui-même. Tenez, Tapley, ajouta-t-il après un moment de réflexion, je vais vous confier mon histoire, telle qu’elle est, et vous verrez alors plus clairement à quelle sorte de fortune vous allez vous enchaîner, si vous persistez à me suivre.

– Je vous demande pardon, monsieur, dit Mark ; mais, avant que vous commenciez votre récit, voulez-vous me promette de me prendre si je veux m’en aller avec vous ? Voulez-vous me renvoyer, moi, Mark Tapley, attaché autrefois au Dragon bleu, moi qui puis être recommandé par M. Pinch, moi l’homme qu’il faut justement à un gentleman de votre force ; ou bien, voulez-vous, en grimpant à l’échelle où vous êtes sûr de monter jusqu’en haut, me permettre d’y monter derrière vous à une distance respectueuse ? Je sais, monsieur, que la chose est sans importance pour vous, et voilà la difficulté : mais elle a beaucoup d’importance pour moi ; et je vous prie d’avoir la bonté de la prendre en considération. »

Si Mark, en parlant ainsi, avait voulu faire un second appel au côté faible de Martin, en se fondant sur l’effet qu’avait produit la première flatterie, il est certain que c’était l’acte d’un fin et adroit observateur. Quoi qu’il en soit, avec intention ou par hasard, le coup porta pleinement : car Martin, faiblissant de plus en plus, dit avec une condescendance qui lui semblait à lui-même délicieuse au delà de toute expression, après les humiliations qu’il avait récemment subies :

« Nous verrons, Tapley. Demain, vous me direz dans quelles dispositions vous serez encore.

– Alors, monsieur, dit Mark, se frottant les mains, l’affaire est faite. À présent, racontez, monsieur, si vous voulez. Je suis tout oreilles. »

S’adossant à son fauteuil, et les yeux fixés sur le feu, ce qui ne l’empêchait pas de regarder de temps en temps Mark, qui, dans ces mêmes moments, avait soin de hocher la tête pour témoigner de son vif intérêt et de sa profonde attention, Martin fit connaître les principaux points de son histoire, ainsi qu’ils les avait racontés à M. Pinch, quelques semaines auparavant. Seulement, il jugea à propos de les adapter à l’intelligence de M. Tapley : à ce point de vue, il glissa sur son affaire d’amour, et se borna à la mentionner en quelques mots. Ici, cependant, il avait compté sans son hôte : car cette partie du récit intéressa au plus haut degré Mark Tapley, qui ne put s’empêcher de lui adresser plusieurs questions à ce sujet. Ce qui le justifiait jusqu’à un certain point de pendre cette liberté, c’est qu’il avait vu au Dragon bleu la jeune personne, d’après ce que lui dit Martin lui-même.

« Et je réponds qu’il n’existe pas une seule demoiselle dont l’amour pût faire plus d’honneur à un gentleman, dit Mark avec énergie.

– Oui ! dit Martin, ramenant son regard vers le feu ; et encore, vous l’avez vue quand elle était malheureuse. Si vous l’aviez connue au temps passé…

– Assurément, monsieur, elle était un peu abattue et plus pâle que je ne l’aurais souhaité, mais elle n’en était pas plus mal pour ça. Je l’ai trouvée mieux encore après son retour à Londres. »

Martin détourna ses yeux du feu, se mit à regarder fixement Tapley comme s’il pensait qu’il venait de lui prendre une attaque de folie, et lui demanda ce qu’il voulait dire.

« Excusez-moi, monsieur, répondit Mark. Je n’ai pas voulu dire qu’elle fût plus heureuse, mais que je l’avais trouvée encore plus jolie.

– Enfin, est-ce que vous entendez dire par là qu’elle soit venue à Londres ? s’écria Martin en se levant avec impétuosité, et repoussant en arrière son fauteuil.

– Sans doute, répondit Mark, qui se leva tout stupéfait du lit sur lequel il était resté assis.

– Voulez-vous me dire qu’elle est actuellement à Londres ?

– Très-probablement elle y est, monsieur. J’ai voulu dire qu’elle y était la semaine dernière.

– Et vous savez où elle demeure ?

– Oui ! s’écria Mark. Eh bien, quoi ? est-ce que vous ne le savez pas ?

– Mon cher ami !… s’écria à son tour Martin en le saisissant par les deux bras ; je ne l’ai pas revue depuis que j’ai quitté la maison de mon grand-père.

– Eh bien alors, dit vivement Mark, appliquant sur la petite table avec son poing fermé un coup si vigoureux, que les tranches de bœuf et le jambon dansaient dessus, tandis que, par une contraction de plaisir, tous les traits du brave garçon semblaient être remontés jusqu’à son front pour n’en plus redescendre ; s’il n’était pas écrit que le sort m’a fait naître pour être votre domestique, il n’y a jamais eu de Dragon bleu. Pendant que je rôdais çà et là autour d’un vieux cimetière de Londres, pour entretenir ma jovialité, n’ai-je pas vu votre grand-père qui s’y est traîné en tous sens, durant près d’une mortelle heure ? Ne l’ai-je pas guetté comme il entrait dans la pension bourgeoise du Commerce tenue par Todgers ; ne l’ai-je pas aperçu qui en sortait ; ne l’ai-je pas suivi quand il est revenu à son hôtel ; n’y ai-je pas été ; ne lui ai-je pas dit que, s’il voulait, je payerais pour le servir, comme je l’avais déjà dit avant de quitter le Dragon ? La jeune personne n’était-elle pas assise auprès de lui, et ne se mit-elle pas à rire d’une manière charmante à voir ? Votre grand-père ne dit-il pas : « Revenez la semaine prochaine ; » et n’y retournai-je pas la semaine d’après ? et ne dit-il pas qu’il ne pouvait plus se décider à se fier à personne, et que, par conséquent, il ne pouvait pas m’engager ? mais en même temps, ne me donna-t-il pas un pourboire, et un fameux ?… Eh bien, s’écria M. Tapley avec un mélange comique de plaisir et de chagrin, quel mérite y a-t-il pour un homme à être jovial dans de telles circonstances ? Est-ce qu’on pourrait s’en empêcher quand les choses nous servent à gré ? »

Pendant quelques instants, Martin demeura à le contempler, comme s’il doutait réellement du témoignage de ses propres sens et qu’il ne pût se persuader que celui qui était là, devant lui, fût bien Mark en personne. Enfin il lui demanda si, dans le cas où la jeune fille serait encore à Londres, il croyait pouvoir s’arranger pour lui remettre secrètement une lettre.

« Si je le peux !… s’écria Mark. Je crois bien ! Allons, asseyez-vous, monsieur. Écrivez, monsieur. »

En parlant ainsi, Mark débarrassa la table par ce procédé sommaire qui consiste à fourrer tout par terre devant le foyer ; il prit sur la tablette de la cheminée tout ce qui était nécessaire pour écrire ; il établit en face le fauteuil de Martin, et le contraignit à s’y asseoir ; puis il plongea une plume dans l’écritoire, et la lui mit dans la main.

« Allons, monsieur, à la besogne ! cria-t-il. Ferme, monsieur ! Écrivez-moi ça de bonne encre, monsieur ! Si je crois pouvoir remettre la lettre ! Je vous en réponds. Hardi, monsieur ! »

Sans se faire presser davantage, Martin se mit à l’œuvre avec ardeur ; tandis que maître Tapley, s’installant sans autres formalités dans ses fonctions de domestique et de factotum, ôtait son habit et se mettait à nettoyer le foyer et à tout ranger dans la chambre, en se parlant à demi-voix durant tout ce temps.

« Un logement parfait pour la jovialité ! se disait-il en se frottant le nez avec le bouton de la pelle à feu, et promenant son regard autour de la chambre délabrée ; à la bonne heure ! La pluie y tombe à travers le toit. Voilà ce que j’aime. Un lit vermoulu, je parie, tout peuplé de vampires, sans doute. Allons ! mon esprit se retrempe. Voici un bonnet de nuit tout en loques. Bon signe. Ça marchera bien !… Holà ! hé ! Jane, ma chère, appela-t-il du haut de l’escalier, montez pour mon maître ce grand verre de grog bouillant que vous étiez en train d’apprêter quand je suis arrivé. » Puis, s’adressant à Martin : « C’est bien, monsieur. Dites tout ce qui vous passera par la tête. Soyez bien tendre, monsieur, s’il vous plaît. Ne craignez pas d’y mettre trop de sentiment, monsieur ! »

Chapitre XIV. Dans lequel Martin fait ses adieux à la dame de ses pensées et honore un humble individu dont il veut faire la fortune, en le plaçant sous sa protection. §

La lettre, étant bien et dûment signée et cachetée, fut remise à Mark Tapley pour être portée immédiatement, s’il était possible. Mark s’acquitta si heureusement de son ambassade, qu’il réussit à revenir le soir même, au moment où l’on allait fermer la maison. Il rapportait la bonne nouvelle qu’il avait fait parvenir à la demoiselle la lettre contenue dans un petit écrit de sa façon, censé une nouvelle demande à l’effet d’être admis au service de M. Chuzzlewit. La demoiselle était descendue elle-même et lui avait dit, à la hâte et d’un air troublé, qu’elle comptait voir le gentleman le lendemain à huit heures, dans le parc de Saint-James. Alors il fut convenu entre le nouveau maître et le nouveau domestique que Mark se trouverait de très-bonne heure près de l’hôtel, pour escorter la demoiselle jusqu’au lieu du rendez-vous. Tout cela bien entendu, ils se séparèrent pour la nuit ; Martin reprit sa plume, et, avant de se mettre au lit, il écrivit une autre lettre dont nous allons parler tout à l’heure.

Le jeune homme était debout à la pointe du jour. Dès le matin il arriva au Parc, qui avait mis ce jour-là le moins agréable des trois cent soixante-cinq costumes que l’année compte dans sa garde-robe. Le temps était gris, humide, sombre et triste ; les nuages offraient une teinte aussi limoneuse que le sol ; et le brouillard, tel qu’un rideau sali, fermait la courte perspective de chaque rue, de chaque avenue.

« Un beau temps en vérité ! se dit amèrement Martin ; un beau temps pour errer çà et là, comme un voleur ! Un beau temps, en vérité, pour un rendez-vous amoureux, en plein air et dans une promenade publique ! J’ai hâte de partir le plus tôt possible pour un autre pays ; j’en ai bien assez de celui-ci !… »

Peut-être allait-il songer en même temps que, de toutes les matinées de l’année, celle-ci n’était pas non plus celle qui convenait le mieux à une jeune fille pour courir la prétentaine. Mais, en tout cas, il n’eut pas le temps de faire cette réflexion, car il aperçut miss Mary à une petite distance, et il s’empressa de courir à sa rencontre. L’écuyer de la demoiselle, M. Tapley, s’écarta en même temps discrètement, et se mit à contempler le brouillard au-dessus de sa tête avec un profond intérêt.

« Mon cher Martin ! dit Mary.

– Ma chère Mary ! » dit Martin.

Les amoureux sont de si singulières gens, que ce fut là tout ce qu’ils purent se dire d’abord, bien que Martin eût pris le bras et aussi la main de Mary, et qu’ils eussent arpenté une demi-douzaine de fois une petite allée écartée.

« Mon amour, dit enfin Martin en la contemplant avec orgueil et ravissement, si vous avez changé depuis notre séparation, ce n’a été que pour devenir plus belle que jamais ! »

Si Mary eût été une de ces demoiselles accoutumées à la menue monnaie des compliments usés du monde, elle n’eût pas manqué de repousser cet éloge avec la modestie la plus touchante ; elle eût dit à Martin : « Je sais, au contraire, que je suis devenue une véritable horreur. » Ou bien, qu’elle avait perdu toute sa beauté dans les pleurs et l’anxiété ; ou bien, qu’elle marchait tout doucement vers une tombe prématurée ; ou bien, que ses souffrances morales étaient indicibles ; ou enfin, soit par ses pleurs, soit par ses paroles lamentables, soit par un mélange des uns et des autres, elle lui eût fait d’autres révélations de ce genre et l’eût rendu aussi malheureux que possible. Mais elle avait été élevée à une école plus sévère que celle où se forme le cœur de la plupart des jeunes filles ; son caractère avait été fortifié par l’étreinte de la souffrance et de la dure nécessité ; elle était sortie des premières épreuves de la vie, tendre, pleine d’abnégation, de chaleur, de dévouement. Dès sa jeunesse, elle avait acquis (était-ce heureux pour elle ou pour lui ? nous n’avons pas à nous en inquiéter) ces nobles qualités de grandes âmes que l’on acquiert, mais souvent à ses dépens, dans le peines et les luttes qui forment les matrones. Ni ses joies, ni ses chagrins ne l’avaient amollie ou abattue ; cette affection qu’elle avait donnée de bonne heure était franche, pleine et profonde ; elle voyait en Martin un homme qui, pour elle, avait perdu sa famille et sa fortune : son unique désir était de lui témoigner son amour par des paroles cordiales et encourageantes, par l’expression d’une complète espérance et d’une confiance empreinte de gratitude ; de même qu’elle aurait cru manquer à sa tendresse, si elle avait été capable de donner une pensée aux tentations misérables que le monde pouvait lui offrir.

« Mais vous, Martin, avez-vous souffert quelque changement ? répondit-elle ; car cela m’intéresse bien plus. Vous paraissez plus inquiet, plus rêveur qu’autrefois.

– Pour cela, mon amour, dit Martin, qui enlaça la taille de la jeune fille (en regardant d’abord autour de lui pour voir s’il n’y avait pas de témoins, et après s’être bien assuré que M. Tapley étudiait plus que jamais les effets de brouillard), il serait bien étrange que je fusse autrement, car ma vie, surtout dans les derniers temps, a été bien rude.

– Je ne me le dissimule pas, répondit-elle. Croyez-vous que j’aie oublié un instant de penser à vous, à votre position ?

– Non, non, je l’espère, dit Martin. Non, j’en suis sûr ; j’ai quelque droit de le croire, Mary : car je me suis soumis à une dure série de tourments et de privations ; et naturellement cette compensation m’est bien due.

– Pauvre compensation ! dit-elle avec un faible sourire. Mais celle-là du moins, ayez-la, elle vous est acquise à jamais. Martin, vous avez payé bien cher mon pauvre cœur ; mais enfin il est tout à vous, et bien fidèlement.

– Oh ! j’en suis tout à fait certain, dit le jeune homme, sinon, je ne me fusse pas plongé dans la situation où je me trouve. Ne dites pas, Mary, que c’est un pauvre cœur ; je sais, au contraire, que c’est un riche cœur. À présent, ma chérie, il faut que je vous confie un projet qui d’abord vous fera tressaillir, mais que je n’entreprends que pour l’amour de vous. »

Il ajouta lentement en attachant un regard fixe sur ses beaux yeux noirs où se peignit une profonde surprise :

« Je pars pour l’étranger.

– Pour l’étranger, Martin ?

– Oh ! seulement pour l’Amérique. Voyez… vous faiblissez déjà !

– S’il en est ainsi, ou plutôt s’il en était ainsi, dit-elle en relevant la tête après un moment de silence, et le regardant de nouveau, ce serait du chagrin que j’éprouve à l’idée de ce que vous êtes prêt à tenter pour moi. Je n’essayerai pas de vous en dissuader, Martin : mais c’est loin, si loin ! il y a un immense océan à traverser ; si la maladie et la pauvreté sont partout des calamités cruelles, dans un pays étranger elles sont horribles à supporter. Avez-vous songé à tout cela ?

– Si j’y ai songé ! s’écria Martin, qui, dans l’expression de son amour (car vraiment il en avait), ne perdait pas un iota de sa brusquerie habituelle. Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? C’est bel et bon de me dire : « Y avez-vous songé ? » ma chère ; mais vous pourriez me demander en même temps si j’ai songé à mourir de faim dans mon pays ; si j’ai songé à me faire commissionnaire pour vivre ; si j’ai songé à garder des chevaux dans les rues pour gagner chaque jour un morceau de pain. Allons, allons, ajouta-t-il d’un ton plus doux, ne penchez pas ainsi la tête, mon amour, car j’ai besoin des encouragements que peut seule me donner la vue de votre charmant visage. Voilà qui est bien : maintenant vous voilà redevenue une brave fille.

– J’essaye de l’être, répondit-elle, souriant à travers ses larmes.

– C’est déjà quelque chose que d’essayer, et chez vous cela suffit. Est-ce que je ne vous connais pas d’ancienne date ? s’écria gaiement Martin. Bien, très-bien ! À présent, je puis vous confier mes plans aussi tranquillement que si vous étiez déjà ma petite femme, Mary. »

Elle se pressa davantage encore contre son bras, et, levant vers lui la tête, elle l’invita à parler.

« Vous voyez, dit Martin, jouant avec la petite main de Mary qui était appuyée sur son poignet, vous voyez que tous mes efforts pour réussir dans mon pays ont été rendus inutiles, infructueux. Je ne vous dirai pas par qui, Mary, car cela nous affligerait tous deux. Mais ce n’en est pas moins un fait. Lui avez-vous, dans ces derniers temps, entendu parler d’un de nos parents nommé Pecksniff ? Répondez simplement à cette question.

– Je lui ai entendu dire, à ma grande surprise, que cet homme valait mieux que sa réputation.

– J’en étais sûr !… interrompit Martin.

– Et que, probablement, nous irions faire plus ample connaissance avec lui, sinon même demeurer avec lui, et, je crois, avec ses filles. Il a des filles, n’est-ce pas, mon bien-aimé ?

– Un couple, un couple délicieux, des diamants de la plus belle eau !

– Ah ! vous plaisantez !…

– C’est une plaisanterie très-sérieuse au fond, et qui me donne un profond dégoût. Il faut que vous m’ayez mis de belle humeur pour que je plaisante en parlant de M. Pecksniff, chez qui j’ai vécu en qualité d’élève, et de qui ne n’ai reçu que des affronts et des injures. Dans tous les cas, quelque intimes que puissent être vos relations avec sa famille, n’oubliez jamais ceci, Mary ; quelque démenti que semblent me donner les apparences, ne perdez jamais ceci de vue : Pecksniff est un gredin.

– Vraiment !

– Il l’est en pensée, en actions, de toute manière. Un gredin depuis la plante des pieds jusqu’à la pointe des cheveux. Quant à ses filles, je me bornerai à vous dire, d’après mes observations et ma conviction, que ce sont des jeunes personnes bien dressées par leur père et formées exactement sur son modèle. Mais c’est une digression qui m’éloignerait de mon sujet, si elle ne me servait de transition naturelle à ce que je veux vous confier. »

Il s’arrêta pour fixer sur elle un regard, et ayant vu, en jetant rapidement un coup d’œil autour de lui, que non-seulement il n’y avait personne dans le Parc, mais que plus que jamais Mark étudiait l’effet de brouillard, il ne se borna point à regarder les joues de Mary, mais il l’embrassa par-dessus le marché.

« Je vous disais donc que je pars pour l’Amérique, avec de grandes espérances d’y réussir et de revenir ici avant peu ; ce sera peut-être pour vous y emmener quelques années ; mais, dans tous les cas, ce sera pour vous demander en mariage. Après tant d’épreuves, j’espère que vous ne regarderez plus comme un devoir de rester près de l’homme qui ne me permettra jamais, tant qu’il pourra, de vivre dans mon pays ; c’est l’exacte vérité. Naturellement la durée de mon absence est incertaine ; mais elle ne se prolongera pas bien longtemps, vous pouvez m’en croire.

– En attendant, cher Martin…

– Voilà où j’en voulais venir. En attendant, vous entendrez souvent parler de moi. Ainsi… »

Il s’interrompit pour prendre dans sa poche la lettre qu’il avait écrite la nuit précédente, et il continua en ces termes :

« Il y a au service de ce drôle, dans la maison de ce drôle (par le mot drôle, j’entends nécessairement M. Pecksniff.) il y a une personne qui s’appelle Pinch, n’oubliez pas ce nom, un pauvre original, bizarre et simple, mais parfaitement honnête et sincère, plein de zèle, et qui a pour moi une franche amitié que je veux payer de retour un de ces jours, en l’établissant de manière ou d’autre.

– Toujours votre bonne nature d’autrefois, Martin !

– Oh ! dit Martin, cela ne vaut pas la peine d’en parler, mon amour. Il m’est très-reconnaissant et brûle du désir de me servir ; je suis donc plus que payé. Un soir, j’ai raconté à ce Pinch mon histoire et tout ce qui me concerne. Il n’a pas pris un médiocre intérêt à ce récit, je puis vous l’affirmer, car il vous connaît. Oui, je conçois que vous en rougissiez de surprise, et comme cela vous va bien ! Je voudrais vous voir toujours comme ça ! mais vous l’avez entendu toucher de l’orgue dans l’église du village où nous étions ; il vous a vue écoutant sa musique, et qui plus est, c’est vous qui l’inspiriez sans le savoir.

– Quoi ! c’était lui qui tenait l’orgue ? s’écria Mary. Je le remercie de tout mon cœur.

– C’était lui, dit Martin, et toujours gratis, bien entendu. Jamais il n’y eut garçon si naïf, un vrai enfant, mais un enfant excellent.

– J’en suis certaine, dit Mary avec chaleur ; cela doit être.

– Oh ! oui, sans nul doute, reprit Martin avec son air d’insouciance habituelle. Si bien donc que j’ai eu l’idée… Mais attendez ; si je vous lisais la lettre que je lui ai écrite et que j’ai l’intention de lui envoyer par la poste ce soir, ce serait plutôt fait. « Mon cher Tom Pinch… » C’est peut-être un peu amical, dit Martin, se rappelant tout à coup qu’il l’avait pris de plus haut avec Tom, lors de leur dernière rencontre ; mais je l’appelle mon cher Tom Pinch, parce qu’il aime cette formule et qu’il en sera flatté.

– Très-bien, dit Mary, c’est très-aimable à vous.

– Justement, c’est cela ! s’écria Martin. Il est bon de témoigner aux gens de l’affection quand on le peut ; et, comme je viens de vous le dire, c’est réellement un excellent garçon. « – Mon cher Tom Pinch, je vous adresse cette lettre sous le couvert de mistress Lupin, au Dragon bleu. Je l’ai priée en deux mots de vous la remettre sans en parler à qui que ce soit, et de faire de même pour toutes les lettres qu’elle pourrait, à l’avenir, recevoir de moi. Vous comprendrez tout de suite le motif que j’ai d’agir ainsi. – » Je ne sais pas trop, par parenthèse ce qu’il en sera, dit Martin s’interrompant ; car le pauvre garçon n’a pas l’intelligence très-vive ; mais il finira par comprendre. Mon simple motif, c’est que je ne me soucie pas que mes lettres soient lues par d’autres, et notamment par le gredin qu’il considère comme un ange.

– Encore M. Pecksniff ? demanda Mary.

– Toujours, » dit Martin.

Il reprit sa lecture :

« Vous comprendrez aisément le motif que j’ai d’agir ainsi. J’ai terminé mes préparatifs pour mon voyage en Amérique, et vous serez étonné d’apprendre que j’aurai pour compagnon de route Mark Tapley, de qui j’ai fait l’étrange rencontre à Londres et qui insiste pour se mettre sous ma protection. »

« Vous comprenez, mon amour, dit Martin, s’interrompant de nouveau, que je veux parler de notre ami qui se tient là-bas à distance. »

Mary fut charmée de ce qu’elle entendait et dirigea sur Mark un regard d’intérêt que celui-ci saisit au passage en détournant les yeux de son brouillard, et qu’il reçut avec une extrême satisfaction. Elle dit que Mark était une bonne âme, un garçon jovial, et sur la fidélité duquel on pouvait compter, bien sûr : compliments que M. Tapley résolut intérieurement de justifier, pour faire honneur aux jolies lèvres qui les avaient prononcés, dût-il faire le sacrifice de sa vie.

« Maintenant, mon cher Pinch, reprit Martin, continuant la lecture de sa lettre, je vais vous donner une grande preuve de confiance, sachant bien que je puis parfaitement me reposer sur votre honneur et votre discrétion, et n’ayant d’ailleurs personne autre à qui je puisse me fier. »

– Je ne mettrais pas cela, Martin.

– Vous ne le mettriez pas ? Eh bien ! je l’effacerai. C’est pourtant la vérité.

– Il se peut, mais le compliment ne lui semblerait pas gracieux.

– Oh ! je ne m’inquiète pas de ce que pense Tom. Il n’y a pas tant de cérémonies à faire avec lui. Cependant j’effacerai cette queue de phrase, puisque vous le désirez, et je placerai le point après ces mots : « Et votre discrétion. » Je continue : « – Non-seulement je mettrai à votre adresse toutes mes lettres à la demoiselle dont je vous ai parlé, vous commettant le soin des les lui envoyer où elle vous dira, mais encore je la confie elle-même d’une manière pressante à vos soins et à votre sollicitude, dans le cas où vous viendriez à la rencontrer en mon absence. J’ai lieu de penser que les occasions que vous aurez de vous voir ne seront ni éloignées ni rares ; et bien que, dans votre position, vous ne puissiez faire que très-peu de chose pour adoucir ses ennuis, j’ai l’intime confiance que vous ferez à cet égard tout ce qui dépendra de vous, et que vous justifierez ainsi mon espérance. – » Vous voyez, ma chère Mary, dit Martin, ce sera pour vous une grande consolation d’avoir quelqu’un, si simple qu’il soit, avec qui vous puissiez parler de moi ; et la première fois que vous causerez avec Pinch, vous verrez tout de suite que vous pouvez lui parler sans le moindre embarras. Vous ne vous sentirez pas plus gênée qu’avec une vieille bonne femme.

– Quoi qu’il en soit, répondit-elle en souriant, c’est votre ami, cela me suffit.

– Oh ! oui, certainement, c’est mon ami, dit Martin. De fait, je lui ai répété bien des fois que nous aurions toujours des égards pour lui, et que nous le protégerions ; et il a cela de bon qu’il est reconnaissant, très-reconnaissant. Vous serez contente de lui à tous égards, mon amour. Vous verrez combien il est grotesque et rococo, mais vous n’aurez pas besoin de vous gêner pour vous moquer de lui ; il ne s’en offusquera pas. Au contraire, cela lui fera plaisir.

– Je ne pense pas en faire l’expérience, Martin.

– Non, si vous pouvez vous en empêcher ; mais je crois bien que vous trouverez l’épreuve au-dessus de votre gravité. En tout cas, ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Revenons à ma lettre, qui se termine ainsi : « – Sachant bien que je n’ai pas besoin de m’étendre plus longuement vis-à-vis de vous sur la nature de cette confidence, car vous êtes suffisamment édifié sur ce sujet, je me bornerai à vous dire, en vous adressant mon adieu et en appelant de mes vœux notre prochaine réunion, qu’à partir de ce moment je me charge, au milieu de mes succès futurs, de votre fortune et de votre bonheur, comme si c’était pour moi. Vous pouvez compter là-dessus. Croyez-moi toujours, mon cher Tom Pinch, votre ami dévoué, MARTIN CHUZZLEWIT. P. S. Je joins à cette lettre le montant de ce que vous avez eu la bonté de… » Oh ! dit Martin, s’arrêtant tout court et pliant la lettre, ce n’est rien ! »

En ce moment critique, Mark Tapley intervint pour faire remarquer que l’heure sonnait à l’horloge des Horse-Guards.

« Je n’en aurais pas fait l’observation, monsieur, dit-il, si la jeune dame ne m’avait pas recommandé particulièrement d’avoir bien soin de l’en avertir.

– C’est vrai, dit Mary. Je vous remercie. Vous avez parfaitement raison. Dans une minute, je serai prête à partir. Nous ne pouvons plus qu’échanger quelques mots à peine, cher Martin ; et, bien que j’aie à vous dire encore tant de choses, il faudra que je m’en abstienne, jusqu’à l’heureux jour de notre prochaine réunion. Puisse le ciel nous envoyer ce jour au plus tôt, et le plus heureux possible ! Mais je n’ai pas de crainte là-dessus.

– De la crainte ! s’écria Martin. Pourquoi en auriez-vous ? Qu’est-ce que c’est que quelque mois ? qu’est-ce qu’une année entière ? Quand je reviendrai gaiement, après m’être ouvert largement la route dans la vie, alors nous pourrons jeter un regard en arrière sur cette séparation, et trouver qu’elle fut triste. Mais maintenant ! maintenant je vous jure que je n’aurais pas voulu la voir s’accomplir sous de plus favorables auspices ; il m’en aurait trop coûté de partir, si ce n’était pas pour obéir à la nécessité.

– Oui, oui. Je pense de même. Quand partez-vous ?

– Ce soir. Nous nous dirigerons ce soir vers Liverpool. Dans trois jours, m’a-t-on dit, un vaisseau doit quitter le port. Avant un mois, peut-être serons-nous arrivés. Eh bien ! qu’est-ce qu’un mois ? Que de mois se sont écoulés depuis notre dernière séparation !

– C’est bien long, quand on y pense après, dit Mary, s’associant à sa bonne humeur, mais cela passe si vite !

– Ce n’est rien du tout, s’écria Martin. Cela va me changer de place : je verrai du pays, d’autres gens, d’autres mœurs ; j’aurai d’autres soucis, d’autres espérances. Le temps aura des ailes. Je ne crains aucune épreuve, pourvu que j’aie de l’activité. »

Il ne pensait pas seulement au chagrin qu’il laissait à la jeune fille, quand il faisait si bon marché de leur séparation, ainsi que de l’avenir monotone et de l’accablante anxiété qu’elle aurait à subir jour par jour. Quoi ! il n’y avait pas une note discordante dans ce chant de bravoure où perçait visiblement le sentiment personnel, quelque élevé qu’en fût le ton ! Mais Mary ne s’en apercevait pas. Le contraire eût mieux valu, peut-être ; mais enfin c’était comme cela. Elle prêtait l’oreille aux accents de ce cœur impétueux, qui, pour l’amour d’elle, avait rejeté comme une vile écume tous les avantages de la fortune, sans tenir compte des dangers et des privations, pourvu qu’elle fût calme et heureuse, et elle n’entendait rien de plus. Le cœur où l’égoïsme n’a pas trouvé de place pour y dresser son trône a peine à reconnaître la présence de cette passion hideuse, quand il l’a sous ses yeux. De même que, dans l’ancien temps, il fallait être soi-même possédé du démon pour voir les mauvais esprits s’emparer de l’âme des autres hommes ; de même, il y a dans le vice une fraternité qui fait que ceux qui en sont possédés se reconnaissent mutuellement dans les recoins où ils se cachent, tandis que la vertu est incrédule et aveugle.

« Le quart est passé !… cria M. Tapley, du ton de l’avertissement.

– Je vais rentrer immédiatement, dit Mary. J’ai encore quelque chose à ajouter, cher Martin. Depuis quelques minutes, vous vous êtes borné à me demander de répondre à vos questions sur un seul sujet ; mais il faut bien que vous sachiez (autrement, j’en aurais du regret) que, depuis la séparation dont j’ai été malheureusement la cause, il n’a jamais prononcé votre nom ; que jamais, même par la moindre allusion, il ne l’a mêlé à l’ombre d’un reproche, et que sa tendresse pour moi n’a pas diminué.

– Quant à ce dernier point, je lui en suis obligé, dit Martin ; pour le reste, je ne lui en sais aucun gré. Quoique, toute réflexion faite, j’aie encore à le remercier de ne pas dire un mot de moi, car je n’espère ni ne désire que, désormais, il prononce jamais mon nom ; il est possible, pourtant, qu’un jour il l’écrive, et que cette fois il le mêle à ses reproches dans son testament. À la bonne heure ! En attendant, quand je le saurai, il sera dans la tombe ; elle m’aura vengée de sa colère. Dieu l’assiste !

– Martin !… si quelquefois, à vos heures de repos, l’hiver devant le foyer, ou l’été en plein air, quand vous viendrez à entendre une douce harmonie, ou à penser à la mort, à la patrie, à votre enfance ; si, en ce moment, vous consentiez à songer seulement une fois par mois, même une fois par an à lui, ou à toute autre personne de qui vous ayez à vous plaindre, vous lui pardonneriez au fond du cœur, j’en suis sûre !

– Si je croyais qu’il en fût ainsi, Mary, répondit-il, jamais, en un pareil moment, je ne voudrais songer à lui, pour m’épargner la honte d’une aussi lâche faiblesse. Je ne suis pas né pour servir de jouet ou de pantin à un homme, encore moins à lui, à qui j’ai sacrifié ma jeunesse tout entière, pour complaire à ses désirs et à ses caprices, en retour du peu de bien qu’il m’a fait. Entre nous deux, ce ne fut qu’un troc tout pur, un marché, rien de plus ; et le plateau de la balance ne penche pas tellement en sa faveur, que j’aie besoin d’y jeter comme poids complémentaire un méprisable pardon. Il vous a défendu de jamais parler de moi, ajouta vivement Martin, je le sais. Allons, n’est-ce pas vrai ?

– Il y a longtemps de cela ; c’était immédiatement après votre séparation ; vous n’aviez pas même encore quitté la maison. Mais depuis, jamais.

– Il n’en a plus parlé, dit Martin, parce que l’occasion ne s’en est pas offerte ; mais, de toute manière c’est chose peu importante. Désormais, que toute allusion à lui soit interdite entre nous. C’est pourquoi, mon amour, poursuivit-il en la pressant contre son sein, car le moment de se séparer était venu, dans la première lettre que vous m’écrirez par la poste à New-York, comme dans toutes les autres que vous m’enverrez par l’intermédiaire de Pinch, rappelez-vous que le vieillard n’existe pas, qu’il est pour nous comme s’il était mort. Maintenant, que Dieu vous garde ! Le lieu où nous sommes est singulier pour une telle séparation ; mais notre prochaine entrevue se fera dans un lieu meilleur, pour ne plus nous séparer que dans la mort.

– Une dernière question, Martin, je vous prie. Vous êtes-vous muni d’argent pour ce voyage ?

– Si je m’en suis muni ? » s’écria le jeune homme. Autant par orgueil que dans le désir de la rassurer, il répondit : « Si je me suis muni d’argent ? Voilà une jolie question pour la femme d’un émigrant ! Comment, mon amour, pourrait-on, sans argent, voyager sur terre ou sur mer ?

– Je veux dire, en avez-vous assez ?

– Si j’en ai assez ! J’en ai plus, vingt fois plus qu’il ne m’en faut. J’en ai plein ma poche. Mark et moi, pour nos besoins, nous sommes aussi riches que si nous avions dans notre bagage la bourse de Fortunatus.

– La demie approche !… cria M. Tapley.

– Adieu, cent fois adieu !… » s’écria Mary, d’une voix tremblante.

Mais quelle triste consolation qu’un froid adieu ! Mark Tapley le savait parfaitement. Peut-être le savait-il d’après ses lectures, ou par expérience, ou par simple intuition. Il nous est impossible de le dire ; mais, de quelque façon qu’il le sût, cet instinct lui suggéra le plus sage parti qu’aucun homme ait jamais pris en pareille circonstance. Il fut saisi d’un violent accès d’éternuement qui l’obligea de tourner la tête d’un autre côté. De cette manière, il laissa les amoureux tout seuls, abrités et invisibles dans leur coin.

Il y eut une courte pause ; mais Mark eut une vague idée que les choses se passaient d’une manière très-agréable pendant ce temps. Mary parut ensuite devant lui avec son voile baissé, et l’invita à la suivre. Elle s’arrêta avant qu’ils eussent quitté l’allée, se retourna et envoya de la main un adieu à Martin. Il fit un pas vers eux en ce moment, comme s’il avait encore quelques dernières paroles à ajouter ; mais Mary s’éloigna rapidement, et M. Tapley la suivit à distance convenable.

Lorsque Mark vint rejoindre Martin dans sa chambre, il trouva ce gentleman assis tout pensif devant la grille poudreuse, les deux pieds posés sur le garde-feu, les deux coudes sur les genoux, et le menton appuyé d’une façon assez peu gracieuse sur la paume des mains.

« Eh bien ! Mark ?

– Eh bien ! monsieur, dit Mark, reprenant haleine, j’ai vu la jeune dame rentrer saine et sauve chez elle, et je m’en suis revenu très-soulagé. Elle vous envoie une quantité de choses aimables, monsieur, et ceci, ajouta-t-il en lui présentant une bague, comme un souvenir de séparation.

– Des diamants ! dit Martin, baisant la bague (rendons-lui la justice de reconnaître qu’il la baisa par amour pour Mary, sans arrière-pensée d’intérêt) et la mettant à son petit doigt. De beaux diamants !… Mon grand-père est un drôle de corps, un homme étrange, Mark. Je parie que c’est lui qui lui a donné cette bague. »

Mark Tapley croyait plutôt au fond du cœur qu’elle l’avait achetée, pour que l’imprévoyant jeune homme emportât un objet de prix qui pût lui être utile en cas de détresse ; il en était aussi sûr qu’il savait qu’il faisait jour et non pas nuit. Quoiqu’il n’eût pas plus de certitude que l’autre sur l’histoire du brillant joyau qui scintillait au doigt de Martin, il aurait bien parié, lui, que pour le payer Mary avait dû dépenser toutes ses économies ; il en était aussi certain que s’il l’avait vue compter l’argent pièce à pièce. Le bizarre aveuglement de Martin dans cette petite affaire ne pouvait s’expliquer que par le caractère du personnage, dont il soupçonna immédiatement l’égoïsme ; et, à partir de ce moment, le domestique ne se fit plus aucune illusion sur le mobile dominant de son maître.

« Elle est digne de tous les sacrifices que j’ai faits, dit Martin, se croisant les bras et contemplant les cendres du foyer, comme s’il reprenait le fil de ses idées. Elle en est bien digne. La richesse n’eût pas racheté pour moi la perte d’une si belle nature. Sans compter qu’en gagnant son affection j’ai suivi la pente de mes propres désirs et déjoué les plans intéressés de gens qui n’avaient pas le droit de me les imposer. Oui, elle est tout à fait digne, plus que digne, du sacrifice que j’ai fait, oui, oui, sans aucun doute. »

Ces réflexions arrivèrent ou n’arrivèrent pas à l’oreille de Mark Tapley : car, sans lui être adressées le moins du monde, elles ne furent pas prononcées si bas qu’il ne pût les entendre. En tout cas, Mark était resté debout à contempler Martin, laissant paraître sur ses traits une expression indicible et des plus mystérieuses, jusqu’au moment où le jeune homme se leva et regarda Mark. Alors celui-ci se retourna, comme s’il en était tout à coup avisé de certains préparatifs à faire pour le voyage, et, sans laisser échapper aucun son articulé, il fit un sourire effrayant et sembla, par une contraction de ses traits et un mouvement de ses lèvres, décharger son cœur de ce mot :

« Jovial !… »

Chapitre XV. Sur l’air de : Salut, Colombie ! §

La nuit est sombre et morne. Les bons bourgeois ont cherché le repos dans leurs lits, ou bien ils veillent au coin du feu. La misère, que la charité ne réchauffe pas, grelotte à l’angle des rues. Les tours des églises résonnent sous la vibration de leurs cloches, et puis elles se taisent après avoir jeté cet appel mélancolique : « Une heure ! » La terre est couverte d’un voile noir, comme si elle avait pris le deuil pour les funérailles du jour qui vient de trépasser ; les branches des arbres, également noires, plumes géantes des panaches du catafalque, ondulent çà et là. Tout est muet, inerte, tout repose ; sans les nuages rapides qui courent en cachant la lune, sauf le vent qui suit avec précaution leur course en rasant le sol, s’arrête pour écouter, repart en grondant, s’arrête de nouveau et recommence à suivre les nuages, comme un sauvage à la piste.

Où les nuages et le vent courent-ils si vite ? Si, comme les esprits des ténèbres, ils se rendent à quelque conférence terrible avec d’autres esprits comme eux, dans quelle région mystérieuse les éléments tiennent-ils conseil ? où vont-ils arrêter leur course désordonnée ?

C’est ici ! c’est hors de cette étroite prison qu’on appelle la terre, c’est sur l’immense étendue des eaux. C’est ici où toute la nuit retentissent des hurlements, des cris de rage, des clameurs lugubres, des rugissements. C’est ici où se portent les voix bruyantes qui sortent des cavernes creusées sous la côte de telle petite île endormie maintenant et si tranquille au sein même des flots qui la battent avec fureur à plus de cent lieues de distance. C’est ici où, à la rencontre de ces voix, accourent des trombes de mille endroits inconnus du monde. C’est ici où, dans l’excès de leur liberté sans limites, les nuages et le vent s’étreignent et se combattent mutuellement jusqu’à ce que la mer, se mettant à l’unisson, s’abandonne à une furie plus ardente encore, et que toute la scène ne forme plus qu’un ensemble d’immense folie.

Les longues et hautes vagues roulent, roulent, roulent sur cette étendue sans bornes comme sans repos. Des montagnes se dressent, des abîmes se creusent, puis disparaissent un moment après. C’est une poursuite, un combat, un cliquetis insensé de vague contre vague, une étreinte sauvage terminée par un jet d’écume qui blanchit la nuit noire ; un continuel changement de place, de forme, de couleur ; c’est une lutte éternelle et sans trêve. Les vagues roulent, roulent, roulent, et plus la nuit devient sombre, plus les vents mugissent, et plus s’élèvent aussi avec force et violence les clameurs du million des voix de la mer, pour pousser toutes ensemble ce cri qui domine la tourmente : « Un vaisseau ! »

Il s’avance, le vaisseau, luttant bravement contre les éléments déchaînés ; ses grands mâts tremblent, ses charpentes tressaillent. Il s’avance, tantôt emporté sur le sommet des vagues qui se plissent, tantôt se plongeant dans les profondeurs de la mer comme pour s’y mettre un moment à l’abri de sa furie ; et, dans l’air et sur les eaux, la voix de la tempête crie plus fort que jamais : « Un vaisseau ! »

Il s’avance, le vaisseau, continuant sa lutte ; en face de son audace et au bruit de la clameur qui s’étend, les vagues courroucées escaladent mutuellement leurs têtes chenues pour le contempler ; elles accourent de toutes parts autour de lui, aussi loin que les matelots peuvent voir du haut du pont à travers l’obscurité ; elles s’attachent aux flancs du navire, grimpent les unes sur les autres, s’élançant, bondissant, pour satisfaire leur curiosité terrible. Les lames se brisent par-dessus le vaisseau ; elles montent, elle rugissent autour de lui ; puis, faisant place à d’autres, elles s’éloignent en gémissant et sont brisées à l’infini malgré leur colère inutile. Cependant le vaisseau continue de s’avancer bravement. Et, bien que l’ardente multitude des flots se soit pressée contre ses flancs, rapide et serrée, durant toute la nuit ; bien que l’aube naissante montre l’infatigable courant qui se précipite contre lui dans cet infini de flots en délire, le vaisseau s’avance toujours avec ses feux pâles qui éclairent l’intérieur de sa coque, et ses passagers endormis ; comme si un élément implacable n’était pas là à guetter le moindre craquement de ses jointures, comme si le tombeau flottant du marin, ballotté sans autre abri qu’une planche, ne se creusait pas au-dessous dans d’insondables profondeurs.

Parmi ces voyageurs endormis se trouvaient Martin et Mark Tapley, qui, plongés dans un lourd assoupissement par ce roulis dont ils n’avaient point l’habitude, étaient aussi insensibles à l’air malsain qu’ils respiraient à l’intérieur du vaisseau qu’au mugissement qui retentissait au dehors. Il était grand jour quand le dernier s’éveilla, avec l’idée confuse qu’il rêvait de s’être couché dans un lit à colonnes, qui s’était retourné sens dessus dessous pendant la nuit. C’était plus vraisemblable que de faire un rôti avec des œufs ; car les premiers objets que M. Tapley reconnut lorsqu’il ouvrit les yeux, ce furent ses propres talons qui le regardaient, comme il en fit la remarque, du haut de leur position perpendiculaire.

« Très-bien ! dit Mark, qui s’assit après avoir inutilement tenté plusieurs efforts pour résister au roulis du vaisseau. C’est la première fois que je serai resté toute une nuit sur la tête.

– Dame ! aussi pourquoi vous couchez-vous la tête sous le vent ? grommela un homme qui se trouvait dans une des cases.

– Avec ma tête où ? »

L’homme répéta sa phrase.

« C’est bon ; je ne m’en aviserai pas une autre fois, dit Mark ; je consulterai auparavant la carte du pays pour mieux m’orienter. En attendant, un bon conseil en vaut un autre, et je crois que le mien vaut bien le vôtre. Ayez soin, vous et vos amis, de ne jamais vous fourrer la tête dans un vaisseau. »

L’homme poussa un grognement qui témoignait à la fois de son assentiment et de sa mauvaise humeur, se retourna dans sa cabine et ramena sa couverture par-dessus sa tête.

« En effet, poursuivit M. Tapley, baissant le ton et se parlant en manière de monologue, il n’y a rien de plus absurde que la mer. Elle ne sait jamais ce qu’elle veut. Elle ne sait que faire, en vérité ; elle est dans un état continuel d’agitation déréglée, semblable à ces ours polaires qui, dans leurs cages de bêtes fauves, sont là à remuer constamment leur tête à droite et à gauche ; elle ne peut jamais rester tranquille, ce qui prouve bien sa stupidité extraordinaire.

– Est-ce vous, Mark ? demanda une voix faible partant d’une autre case.

– Du moins, monsieur, c’est tout ce qui reste de moi, après quinze jours d’une pareille besogne, répondit M. Tapley. Comment voulez-vous ? quand on mène la vie d’une mouche depuis que nous sommes à bord ; car j’ai été perpétuellement accroché d’un côté ou d’autre, la tête en bas ; quand on prend aussi peu de nourriture, et pour la vomir le plus souvent, comment voulez-vous qu’il vous reste grand’chose de votre individu ? Et vous, monsieur, comment vous trouvez-vous ce matin ?

– Très-mal, dit Martin avec un gémissement maussade. Ouf ! c’est affreux !

– C’est parfait, murmura Mark appuyant une main sur sa tête endolorie, et regardant tout autour de lui avec un ricanement assez triste. C’est excellent. Il y a du mérite à conserver ici quelque courage. La vertu porte en elle-même sa récompense. C’est comme la jovialité. »

Mark avait bien raison : car, sans contredit, tout homme qui conservait sa sérénité d’esprit dans la chambre d’arrière de ce noble et rapide paquebot nommé le Screw, ne le devait qu’à ses propres ressources, et, pour sa bonne humeur comme pour ses paquets, il fallait qu’il en prît soin lui-même, sans compter sur l’assistance des propriétaires du navire. Une chambre sombre, basse, suffocante, encombrée de lits que remplissent des hommes, des femmes et des enfants, tous plus ou moins malades et misérables, n’est en aucun temps un lieu bien agréable de réunion ; mais quand il y avait une telle presse dans la chambre d’arrière (comme il arrivait à chaque traversée du Screw), que les matelas et les lits étaient entassés sur le plancher, sans aucune considération de bien-être, de propreté et de décence, il était bien naturel qu’un pareil état de choses, au lieu d’entretenir des sentiments sociables, encourageât plutôt l’égoïsme et la mauvaise humeur. Mark voyait bien cela de son siège, en regardant tout ce qui se passait autour de lui, et il en éprouvait, à raison de son caractère, d’autant plus de satisfaction.

Il se trouvait là des Anglais, des Irlandais, des Allemands, des Écossais, tous munis de leur petite provision de vivres grossiers, tous vêtus d’habillements râpés ; presque tous ayant avec eux une quantité d’enfants. Des enfants, il y en avait de tout âge, depuis le poupon à la mamelle jusqu’à la jeune fille en haillons aussi grande que sa mère. Toutes les espèces de souffrances domestiques qui résultent de la pauvreté, de la maladie, de l’émigration forcée, du chagrin, du long voyage par une saison mauvaise, étaient amoncelées dans cet étroit espace ; et cependant on eût trouvé, au sein de cette arche insalubre, infiniment moins de plaintes et de récriminations, et infiniment plus d’assistance mutuelle et de sympathie générale que dans bien des salons les plus brillants.

Mark regardait donc attentivement autour de lui, et son visage s’illuminait à chaque scène nouvelle. Ici une vieille grand’mère était penchée sur un enfant malade, et le berçait dans ses bras encore plus faibles que les jeunes membres de l’enfant ; là, une pauvre mère avec un poupon sur les genoux raccommodait les vêtements d’une autre petite créature et en faisait taire une troisième qui de leur lit voulait descendre sur le plancher, afin de grimper sur elle. Il y avait des vieillards qui s’acquittaient gauchement de petits soins domestiques, et qui eussent pu paraître ridicules sans leur bonne volonté et leur zèle ; il y avait aussi de grands garçons basanés, véritables géants, qui accomplissaient de petits actes de tendresse envers leurs parents, tout comme s’ils étaient simplement les nains les plus affectueux. L’idiot même, qui dans son coin se balançait toute la journée, se sentait entraîné à imiter ce qu’il voyait pratiquer autour de lui, et faisait claquer ses doigts pour amuser un enfant qui pleurait.

« Voyons, dit Mark adressant un signe à une femme qui, à peu de distance de lui, habillait ses trois enfants (et en même temps il riait jusqu’aux oreilles), passez-moi un de ces marmots ; vous savez, c’est mon emploi.

– Vous feriez mieux de vous occuper du déjeuner, Mark, dit vivement Martin, au lieu de vous tracasser pour des gens qui vous sont étrangers.

– Fort bien, dit Mark. C’est elle qui fera le déjeuner. Voilà ce que c’est qu’une division bien entendue du travail, monsieur. Je débarbouille les enfants et elle apprête notre thé. Je ne saurais pas apprêter le thé, mais tout le monde s’entend à débarbouiller un enfant. »

La femme, qui était d’une constitution délicate et maladive, montra de son mieux qu’elle savait comprendre et reconnaître la bonté de Mark qui chaque nuit l’abritait avec sa grande redingote, ne gardant pour son propre lit que les planches et une couverture de voyage. Cependant, Martin, à qui il arrivait rarement d’étendre sa pensée et son regard hors de lui-même, s’irrita de ces paroles insensées, selon lui, et en témoigna son mécontentement par un murmure d’impatience.

« C’est vrai, tout de même, dit Mark, brossant les cheveux de l’enfant avec autant de calme et d’aplomb que s’il eût été barbier de naissance et d’éducation.

– Qu’est-ce que vous dites là encore ? demanda Martin.

– Ce que vous disiez vous-même, répliqua Mark, ou ce que vous vouliez dire quand vous venez de donner cours à votre sensibilité. Je suis tout à fait de votre avis, monsieur. C’est bien rude pour elle.

– Quoi ?

– De faire le voyage avec ce tas d’enfants, de faire un si long chemin dans une pareille saison pour rejoindre son mari. Si tu ne veux pas souffrir comme un enragé, en recevant du savon vert dans l’œil, mon petit homme, dit M. Tapley au deuxième gamin, qu’il était en train de laver au-dessus de la cuvette, tu feras bien de fermer les yeux.

– Où cette femme va-t-elle rejoindre son mari ? demanda Martin en bâillant.

– Ma foi, dit tout bas M. Tapley, j’ai bien peur qu’elle ne le sache pas elle-même. J’espère qu’elle pourra le retrouver ; mais elle lui a envoyé sa dernière lettre par une occasion, et ils ne paraissent pas s’être d’ailleurs très-clairement entendus. Or, si elle ne le voit pas sur le rivage agiter son mouchoir, comme cela se pratique sur les images des cahiers de chansons, mon opinion est qu’elle en mourra de chagrin.

– Aussi, quelle folie à une femme, s’écria Martin, d’aller monter à bord d’un vaisseau sur cette espérance, pour aller chercher une aiguille dans une botte de foin ! »

Il se laissa retomber sur son lit. M. Tapley le considéra un moment, puis il dit très-tranquillement :

« Que voulez-vous ? Je ne sais pas ! Voilà deux ans qu’il l’a quittée ; elle est restée dans son pays, pauvre et solitaire, soupirant toujours après le temps où elle le rejoindrait. Il est étrange qu’elle soit ici. C’est tout à fait extraordinaire. Peut-être est-elle un peu folle… Il n’y a pas d’autre moyen d’expliquer la chose. »

Martin était trop accablé par la fatigue du mal de mer pour faire aucune réponse à ces paroles, où même pour y prêter la moindre attention. La femme qui avait fourni le sujet de la discussion revint avec le thé bouillant ; ce qui empêcha M. Tapley de reprendre son thème. Après le déjeuner, Mark fit le lit de Martin, puis il monta sur le pont pour laver la vaisselle, qui consistait en deux gobelets d’étain de la contenance d’une demi-pinte, et un pot à barbe du même métal.

Il convient de dire que Mark Tapley souffrait du mal de mer autant pour le moins que tout homme, femme ou enfant à bord, et qu’il avait une disposition particulière pour aller se heurter au moindre choc et perdre l’équilibre à toute embardée. Mais, résolu, comme il le disait dans son langage habituel, à marcher fort et ferme en face des accidents les plus désagréables, il était la vie et l’âme de la chambre d’arrière, et il ne lui en coûtait pas plus de s’arrêter au beau milieu d’une joyeuse conversation, pour s’éloigner tout malade et revenir ensuite la reprendre du ton le plus vif et le plus enjoué, que si c’eût été la chose la plus naturelle du monde.

Ce n’est pas qu’à mesure que son mal diminuait son entrain et sa bonne humeur augmentassent, car elles eussent eu peine à s’accroître ; mais les services qu’il rendait aux passagers plus souffrants que lui prenaient chaque fois un nouveau développement, et il en rendait de nouveaux à tout moment. Si un rayon de soleil tombait du ciel sombre, Mark descendait à la hâte dans la chambre, d’où il remontait aussitôt avec une femme dans les bras, ou une demi-douzaine d’enfants, ou un homme, ou un lit, ou une casserole, ou un panier, quoi que ce soit enfin d’animé ou d’inanimé, à qui il jugeait que l’air ferait du bien. Si, dans la journée, une heure ou deux d’éclaircie inspiraient le désir à ceux qui ne venaient sur le pont que peu ou point, de se traîner le long du bâtiment ou de s’étendre sur les espars de rechange et d’essayer de manger, alors M. Tapley se trouvait inévitablement au centre du groupe : aux uns il présentait du bœuf salé et du biscuit, aux autres des verres de grog qu’il apprêtait ; ou bien, il coupait la viande des enfants avec son couteau de poche, à leur grande satisfaction ; ou bien, il lisait à voix haute un journal d’un âge vénérable ; ou bien, il chantait à un cercle choisi quelque vieille chanson à tue-tête ; ou bien, il écrivait des bouts de lettres aux amis du pays pour les gens qui ne savaient pas écrire ; ou bien, il débitait des plaisanteries à l’équipage ; ou bien, il trébuchait sous un paquet de mer, et sortait, à demi noyé, d’un bain d’écume lancée par la vague ; ou bien, il tendait la main aux uns et aux autres ; en un mot, il faisait toujours quelque chose pour se rendre utile à tous. La nuit, quand le feu de la cuisine brillait sur le pont, et envoyait des étincelles qui volaient parmi les agrès et montaient vers le rideau des voiles, comme pour menacer le vaisseau d’une destruction certaine par l’incendie, dans le cas où le vent et la vague conjurés ne suffiraient pas pour le perdre, M. Tapley se trouvait encore à son poste. Il mettait bas son habit, relevait jusqu’au coude les manches de sa chemise, et s’acquittait de mille soins culinaires. Il fabriquait les mets les plus étranges. Chacun le reconnaissait comme une autorité ; il aidait tous les passagers à faire des choses qu’ils n’eussent jamais entreprises ni même imaginées, s’ils avaient été abandonnés à eux-mêmes. En résumé, jamais il n’y eut homme plus populaire que ne l’était Mark Tapley à bord de ce beau et fin voilier paquebot du nom de Screw ; et il finit par exciter une admiration si générale, qu’il commença alors à se demander, avec des doutes sérieux, s’il y avait quelque mérite à être jovial dans des circonstances aussi favorables.

« Si cela devait toujours durer ainsi, disait M. Tapley, il n’existerait pas grande différence, autant que je puis en juger, entre le Screw et le Dragon. Je n’acquiers aucun mérite, et je crains maintenant que le Destin n’ait résolu de me rendre la vie trop facile.

– Eh bien, Mark, dit Martin, voyant de son lit M. Tapley occupé à ruminer là-dessus, quand est-ce que nous arriverons ?

– La semaine prochaine, dit-on, monsieur, nous entrerons probablement au port. Le vaisseau marche bien à présent, aussi bien que puisse marcher un vaisseau ; et ce n’est pas un grand éloge.

– Non, certes, répondit Martin de mauvaise humeur.

– Vous vous trouveriez bien mieux, monsieur, si vous montiez sur le pont, fit observer Mark.

– Oui, pour être aperçu par ces dames et ces gentlemen de première chambre ! répliqua Martin en pesant avec dédain sur les mots : pour qu’ils me voient confondu avec cette horde de mendiants qui sont empilés dans ce misérable trou ! Ah ! oui, vraiment, je me trouverais bien mieux !

– Je remercie Dieu de ne pas savoir par ma propre expérience quelle peut être la façon de penser d’un gentleman, dit Mark ; mais j’aurais cru qu’un gentleman se trouvait infiniment moins bien ici qu’au grand air, surtout quand les dames et les gentlemen de la première chambre le connaissent tout autant qu’il les connaît lui-même, et ne s’occupent pas plus de lui qu’il ne s’occupe d’eux. Voilà, moi, ce que je n’aurais jamais cru.

– Eh bien ! moi, je vous dis que vous auriez tort de le croire, que vous avez tort de le croire.

– Très-probablement, monsieur, dit Mark avec son imperturbable sang-froid ; cela m’arrive souvent.

– Quant à rester coucher ici, dit Martin se soulevant sur son coude et regardant avec colère son domestique, supposez-vous qu’on soit sur des roses ?

– Toutes les maisons de fous du monde, dit M. Tapley, ne pourraient produire un maniaque capable de faire une pareille supposition.

– Pourquoi alors êtes-vous toujours à me tourmenter, à me presser de monter sur le pont ? Je reste couché ici parce que je ne me soucie pas d’être reconnu un jour, dans les temps meilleurs auxquels j’aspire, par quelque richard orgueilleux, pour l’homme qui a fait la traversée en même temps que lui dans la chambre d’arrière. Je reste couché ici, parce que je désire cacher ma position et ma personne, et ne point arriver dans le Nouveau-Monde marqué et étiqueté dans la classe des individus réduits au dernier degré de la misère. Si j’avais pu prendre passage en première classe, j’eusse levé la tête comme les autres ; comme cela m’a été impossible, je me cache. Entendez-vous ?

– Je suis bien fâché, monsieur, dit Mark. Je ne savais pas que vous aviez pris la chose tellement à cœur.

– Naturellement, vous ne le saviez pas, repartit son maître. Comment eussiez-vous pu le savoir, si je ne vous l’avais pas dit ? Ce n’est pas comme vous, Mark ; vous pouvez vous mettre à votre aise, aller et venir où vous voulez. Il est aussi naturel pour vous, dans les circonstances où nous nous trouvons, d’agir comme vous agissez, que pour moi d’agir comme j’agis. Supposez-vous qu’il y ait sur ce vaisseau une seule créature vivante qui ait, à moitié près, à souffrir autant que moi ? »

En faisant cette question, il s’était dressé sur son lit et il regardait Mark avec une expression de gravité mêlée d’une certaine surprise.

Mark comprima fortement ses traits et, penchant la tête de côté, pesa la question gravement, comme s’il la trouvait extrêmement difficile à résoudre. Il fut tiré d’embarras par Martin lui-même, qui dit en s’étendant de nouveau sur le dos et reprenant le livre dont il avait interrompu la lecture :

« Mais à quoi bon vous soumettre ce cas, quand il ressort de mes paroles précédentes que vous n’y pouvez absolument rien comprendre ? Arrangez-moi un peu de grog, froid et très-faible, vous me donnerez un biscuit, et vous direz à votre amie, qui est pour nous une plus proche voisine que je ne le désirerais, qu’elle ait la bonté de veiller à ce que ses enfants se tiennent plus tranquilles que la nuit dernière ; je lui en serais bien obligé. »

M. Tapley s’élança pour obéir à ces ordres, l’esprit tout abattu : heureusement, l’activité qu’il mit à les exécuter releva son courage ; car il fit plus d’une fois à demi-voix l’observation que, sous le rapport du mérite qu’on pouvait avoir à se montrer jovial, le Screw avait sur le Dragon des avantages incontestables et bien marqués. Il marmotta aussi que c’était pour lui une grande consolation de penser qu’en débarquant il emporterait avec lui les mêmes chances de difficulté, et qu’il les aurait auprès de lui partout où il irait ; mais il ne s’expliqua point sur le sens de ces idées consolantes.

Cependant, un mouvement général commença à se produire sur le bâtiment : chacun émit sa prédiction sur le jour précis, et même sur l’heure précise de l’arrivée du vaisseau à New-York. On se pressait bien plus sur le pont, on regardait bien plus qu’auparavant par-dessus le bord ; chaque matin, c’était une rage épidémique de faire des paquets qu’il fallait défaire ensuite chaque nuit. Ceux qui avaient des lettres à remettre, ou des amis à voir, ou des plans déterminés d’avance, soit pour aller quelque part, soit pour faire quelque chose, discutaient leurs projets cent fois par jour ; et comme cette catégorie de passagers était très-bornée, et que le nombre de ceux qui n’avaient pas de but du tout était considérable, il se trouvait beaucoup plus d’auditeurs que d’orateurs. Ceux qui durant toute la traversée avait été malades allaient bien, et ceux qui avaient été bien allaient mieux encore. Un gentleman américain, de la première chambre, qui tout le temps était resté enveloppé de fourrure et de toile cirée, se montra tout à coup avec un grand chapeau noir, tout luisant ; il veillait attentivement sur une très-petite valise de couleur claire contenant ses habits, son linge, ses brosses, ses ustensiles de barbe, ses livres, ses bijoux et autre bagage. Il marchait aussi les mains enfoncées dans ses poches et arpentait le pont avec les narines dilatées, comme pour humer d’avance l’air de la liberté, qui donne la mort aux tyrans et que les esclaves ne sont pas dignes de respirer jamais. Un gentleman anglais, qu’on soupçonnait fortement d’avoir quitté précipitamment une maison de banque en emportant la caisse, y compris la clef, donnait cours à son éloquence au sujet des droits de l’homme, et il ne cessait plus de fredonner l’hymne de la Marseillaise. En un mot, une profonde émotion s’était communiquée à tout le vaisseau : car la terre d’Amérique était près d’eux, si près que, par une nuit étoilée, on prit un pilote à bord, et qu’au bout de quelques heures, vers le matin, ils attendaient un steam-boat qui devait transporter au port les passagers.

L’aurore venait de se lever. Le vaisseau rangea le quai une heure et plus. Pendant ce temps, ses chauffeurs furent l’objet d’un intérêt et d’une curiosité pour le moins aussi grands que s’ils avaient été autant d’anges bons ou mauvais. Après quoi, le Screw se débarrassa de toute sa cargaison vivante. Parmi les passagers qui descendirent, se trouvaient Mark, qui continuait de protéger son amie avec ses trois enfants, et Martin, qui avait revêtu son costume ordinaire, mais qui avait jeté par-dessus un vieux manteau sali, jusqu’au moment où il serait à jamais séparé du dernier de ses compagnons de voyage.

Le steamer, qui, avec sa machine sur le pont, chaque fois qu’il allongeait ses grandes jambes minces, avait l’air d’un insecte vu au microscope ou de quelque monstre antédiluvien, entra à pleine vitesse dans une magnifique baie : aussitôt les passagers purent apercevoir des hauteurs, puis des îles, puis une ville qui s’étendait sans limites sur un terrain plat.

« C’est donc là, dit M. Tapley portant au loin son regard, la terre de la liberté ! n’est-ce pas ?… Très-bien. J’en suis charmé. Toute terre me paraîtra bonne après une telle quantité d’eau ! »

Chapitre XVI. Martin quitte le noble et fin voilier américain le Screw, et débarque dans le port de New-York, aux États-Unis. – Il fait quelques connaissances et dîne dans une pension bourgeoise. – Détails sur ces événements. §

Il y avait une légère émotion sur le bord même de cette terre de liberté ; car, la veille, on avait procédé à l’élection d’un alderman, et, comme une circonstance aussi émouvante ne saurait manquer d’exciter les passions, il avait paru nécessaire aux amis du candidat désappointé d’assurer les grands principes de la pureté des élections et de l’indépendance de l’opinion en cassant quelques jambes et quelques bras et, de plus, en poursuivant à travers les rues un malencontreux gentleman avec l’intention de lui fendre le nez. Ces aimables petites quintes de la fantaisie populaire n’étaient pas en elles mêmes choses assez neuve pour laisser grande trace au bout des vingt-quatre heures ; mais ce qui les ravivait et leur donnait une nouvelle notoriété, c’étaient les cris des vendeurs de journaux, qui non-seulement proclamaient ces faits avec des clameurs perçantes dans tous les quartiers hauts et bas de la ville, dans les débarcadères et sur les vaisseaux, mais encore sur le pont et jusque dans les cabines du steam-boat qui, avant même d’avoir touché le rivage, fut littéralement pris à l’abordage et envahi par une légion de ces jeunes citoyens.

« Voilà, messieurs, criait l’un, le New-York-Sewer d’aujourd’hui ! Voilà le New-York-Stabber d’aujourd’hui. Voilà le New-York-Family-Spy ! Voilà le New-York-Private-Listener ! Voilà le New-York-Peeper ! Voilà le New-York-Plunderer ! Voilà le New-York-Keyhole-Reporter ! Voilà le New-York-Rowdy-Journal ! Voilà tous les journaux de New-York ! Voilà les détails circonstanciés du mouvement patriotique d’hier, dans lequel les whigs ont été si bien brossés ; voilà l’affaire du vol avec effraction commis dans l’Alabama ; voilà l’intéressant récit d’un duel qui a eu lieu dans l’Arkansas à coups de couteau ; avec toutes les nouvelles politiques, commerciales et fashionables !… Voilà !… voilà !… voilà les journaux ! qui veut des journaux ?

– Voilà le Sewer ! criait un autre. Voilà le Sewer ! le Sewer d’aujourd’hui !… tirage à douze mille numéros avec le meilleur bulletin des marchés et toutes les nouvelles maritimes, quatre pleines colonnes de correspondance de l’intérieur ; avec un récit complet et détaillé du bal donné la nuit dernière par mistress White, où toutes les beauté et la fashion de New-York étaient réunies, et, de plus, des détails particuliers donnés spécialement pour le Sewer sur la vie privée des dames qui se trouvaient là !… Voilà le Sewer ! Voilà quelques exemplaires des douze mille numéros quotidiens du New-York-Sewer !… Voilà les révélations du Sewer sur la clique de Wall-Street ; voilà les révélations du Sewer sur la clique de Washington ; voilà le récit publié exclusivement par le Sewer d’un acte flagrant d’indécence commis par le secrétaire d’État quand il n’était âgé que de huit ans ; récit qui a été obtenu, à grands frais, de sa propre nourrice. Voilà le Sewer ! Voilà le New-York-Sewer, tiré à douze mille, avec une pleine colonne destinée à démasquer certains New-Yorkers dont vous trouverez ici les noms imprimés ! Voilà l’article du Sewer sur le juge qui l’a cité avant-hier pour fait de diffamation, et le tribut de reconnaissance du Sewer envers les jurés indépendants qui l’ont acquitté, ainsi que le compte établi par le Sewer de ce qui les attendait, s’ils l’avaient condamné !… Voilà le Sewer ! voilà le Sewer ! voilà le Sewer vigilant, toujours sur le qui-vive ; le premier journal des États-Unis ; il en est à son numéro douze mille, et l’on tire encore. Voilà le New-York-Sewer !

C’est par ses moyens éclairés, dit une voix presque à l’oreille de Martin, que les passions bouillantes de mon pays se donnent satisfaction. »

Martin se retourna involontairement et aperçut, tout près de lui, un gentleman blême, ayant les joues creuses, les cheveux noirs, de petits yeux clignotants, et laissant voir dans cette partie de son visage une étrange expression qui n’était ni plaisante ni sévère, mais qui, au premier aspect, pouvait être prise indifféremment pour l’un ou pour l’autre. Il eût été difficile, même en y regardant à deux fois, d’assigner à cette expression une définition plus exacte que celle d’un mélange de finesse vulgaire et de moquerie. Ce gentleman, pour se donner un air d’importance, portait un chapeau à larges bords, et tenait ses bras croisés pour mieux faire ressortir la gravité de son maintien. Il était vêtu d’un pardessus bleu un peu mesquin, qui lui descendait presque jusqu’à la cheville, d’un pantalon court, à jambes flottantes, de même nuance, enfin, d’un gilet fané, en peau de chamois, à travers lequel un jabot de chemise sale faisait tout ce qu’il pouvait pour se mettre en évidence, jaloux de faire reconnaître l’égalité de ses droits civils avec les autres parties de son costume, et de maintenir pour son propre compte une déclaration d’indépendance. Ses pieds, d’une grandeur démesurée, étaient nonchalamment croisés, pendant qu’il était à moitié appuyé, à moitié assis sur le rebord du steam-boat ; et sa grosse canne, garnie à une de ses extrémités d’un grand bout de fer et à l’autre d’une forte pomme de métal, pendait à son poignet par un cordon orné d’un gland. Ainsi affublé, ainsi plongé dans un air de gravité profonde, il contracta tout ensemble le coin droit de sa bouche et son œil droit en répétant :

« C’est par ces moyens éclairés que les passions bouillantes de mon pays se donnent satisfaction. »

Comme il regardait positivement Martin et qu’il n’y avait là que lui, le jeune homme inclina la tête en disant :

« Vous voulez faire allusion à… ?

– Au palladium de la liberté rationnelle chez nous, monsieur, et à la terreur de la tyrannie étrangère au dehors. »

Ce disant, le gentleman montrait du bout de sa canne un vendeur de journaux qui était borgne et extraordinairement sale. Il continua ainsi :

« Je fais allusion, monsieur, à ce qui cause l’envie du monde entier ; je fais allusion au peuple qui marche à la tête de la civilisation humaine. Permettez-moi de vous demander, monsieur, dit-il encore en posant lourdement sur le pont le bout de sa canne ferrée, de l’air d’un homme avec lequel il ne ferait pas bon badiner, comment trouvez-vous mon pays ?

– Je ne suis pas encore bien préparé à répondre en ce moment à votre question, dit Martin, vu que je ne suis pas encore débarqué.

– Vous avez raison, monsieur ; je suis sûr que vous n’étiez pas préparé à voir des signes de prospérité nationale comme ceux qui sont là sous vos yeux ? »

Il lui montra les vaisseaux amarrés dans les débarcadères ; et alors il décrivit une espèce de moulinet avec son bâton, comme s’il voulait du même coup embrasser dans cette observation l’air et l’Océan.

« Ma foi ! dit Martin, je ne sais pas, j’ignorais. Oui. Je pense que vous avez raison. »

Le gentleman lui lança un regard malin en lui disant qu’il aimait sa politique.

« Il est naturel, ajouta-t-il, et en ma qualité de philosophe il ne m’est pas moins agréable d’observer les préjugés de l’esprit humain. »

Puis se tournant tout à fait vers Martin et appuyant son menton sur la pomme de sa canne, il lui dit encore :

« Vous avez, à ce que je vois, apporté ici votre tribut ordinaire de bassesse et de misère, d’ignorance et de crime, pour les jeter dans le sein de la grande République. Très-bien, monsieur ; qu’on nous en apporte de pleines cargaisons de la vieille patrie. Quand le vaisseau est au moment de couler bas, on dit que les rats déménagent. À mon sens, il y a beaucoup de vrai dans cette observation.

– Le vieux vaisseau restera à flot un an ou deux encore pour le moins, » répondit Martin avec un sourire provoqué en partie par les paroles, en partie par la prononciation même du gentleman, car elle était assez étrange ; par exemple, il accentuait avec énergie tous les mots courts et monosyllabiques, et laissait les autres devenir ce qu’ils pouvaient : comme s’il pensait que les mots plus longs étaient bien assez grands pour aller tout seuls, tandis que les petits avaient besoin qu’on ne les lâchât pas d’un moment.

« Le poëte, dit-il, monsieur, appelle l’Espérance la nourrice du jeune Désir. »

Martin répondit qu’en effet il avait entendu dire que la vertu cardinale en question servait parfois à ces fonctions domestiques.

« Dans le cas présent, monsieur, dit le gentleman, vous verrez qu’elle n’élèvera point son enfant.

– On verra avec le temps, » dit Martin.

Le gentleman hocha gravement la tête et demanda :

« Quel est votre nom, monsieur ? »

Martin se nomma.

« Votre âge, monsieur ? »

Martin dit son âge.

« Votre profession, monsieur ? »

Martin le satisfit également sur ce sujet.

« Quels sont vos projets, monsieur ? demanda le gentleman.

– En vérité, dit en riant Martin, je serais bien embarrassé de m’expliquer à cet égard, car je n’en sais rien moi-même.

– Non ? s’écria le gentleman.

– Non, » dit Martin.

Le gentleman mit sa canne sous son bras gauche et fit subir à Martin un examen plus approfondi, plus complet qu’il n’avait eu encore le loisir de le faire. Lorsqu’il eut achevé son examen, il étendit sa main droite, saisit en la secouant la main de Martin et dit :

« Je m’appelle le colonel Diver. Je suis l’éditeur du New-York-Rowdy Journal. »

Martin reçut cette confidence avec le degré de respect que semblait commander une communication aussi importante.

« Le New-York-Rowdy Journal, reprit le colonel, est, vous ne pouvez l’ignorer, monsieur, l’organe de l’aristocratie dans notre ville.

– Comment ! dit Martin, il y a une aristocratie dans votre ville ? De quoi se compose-t-elle donc ?

– De l’intelligence, monsieur, répliqua le colonel, de l’intelligence et de la vertu ; puis aussi de ce qui en est la conséquence nécessaire dans notre république, des dollars, monsieur. »

Martin fut charmé d’apprendre cela, bien persuadé que, si par l’intelligence et la vertu on était amené naturellement à acquérir des capitaux, il ne tarderait pas à devenir un grand capitaliste. Il allait exprimer le plaisir que lui causait cette bonne nouvelle, quand il fut interrompu par le capitaine du vaisseau. Celui-ci venait en ce moment serrer la main au colonel, et, voyant sur le pont un étranger bien mis (car Martin s’était débarrassé de son vieux manteau), il lui pressa les mains également. Ce fut un indicible soulagement pour Martin, qui, en dépit de la supériorité reconnue de l’Intelligence et de la Vertu dans cet heureux pays, eût été profondément mortifié de paraître aux yeux du colonel Diver sous les misérables dehors d’un passager de la chambre d’arrière.

« Eh bien ! capitaine ? dit le colonel.

– Eh bien ! colonel ? s’écria le capitaine. Vous avez une mine magnifique. J’avais peine à vous reconnaître ; cependant c’est bien vous.

– Une bonne traversée, capitaine ? demanda le colonel, le prenant à part.

– Excellente ! Une fameuse traversée, si l’on considère le temps, dit ou plutôt chanta le capitaine, qui était un indigène pur sang de la Nouvelle-Angleterre.

– Vrai ? dit le colonel.

– Excellente en vérité, monsieur, dit le capitaine. Je viens d’envoyer un mousse à votre bureau avec la liste des passagers, colonel.

– Vous n’avez peut-être pas à votre disposition un autre mousse ? dit le colonel d’un ton presque sévère.

– Oh ! que si fait. Je peux vous en donner une douzaine, si vous en avez besoin, colonel.

– Il ne m’en faudrait qu’un, un peu fort, pour porter à mon bureau une douzaine de bouteilles de vin de Champagne, fit observer le colonel d’un air rêveur. Vous avez rudement marché ?

– Oui, je vous en réponds.

– C’est si près ! vous savez, observa le colonel. Je suis bien aise que vous ayez fait cette traversée-là rondement, capitaine !… Si vous n’avez pas de grandes bouteilles, n’importe. Le mousse pourra aussi bien porter le tout en vingt-quatre pintes ; il en sera quitte pour faire deux fois la course. Ah ! ah ! voilà ce qui s’appelle une fameuse traversée, capitaine !

– Une traversée dont on parlera longtemps, répondit le patron.

– Je vous fais compliment de votre succès, capitaine… Vous pourriez me prêter en même temps un tire-bouchon et une demi-douzaine de verres, s’il vous plaît. »

Puis se tournant vers Martin et exécutant à la surface du pont des arabesques avec sa canne, le colonel ajouta :

« Les éléments ont beau se coaliser contre ce noble bâtiment national le Screw, il n’en opère pas moins avec assurance sa traversée comme une flèche. »

Le capitaine, qui avait en ce moment même le Sewer en train de faire un lunch copieux dans une cabine, tandis que dans une autre, l’aimable Stabber buvait à tomber sous la table, prit cordialement congé de son ami le colonel, et se hâta d’aller préparer l’envoi de vin de Champagne, sachant bien (comme il en eut la preuve plus tard) que, s’il manquait à se concilier les bonnes grâces de l’éditeur du Rowdy Journal, ce potentat n’attendrait pas jusqu’au lendemain pour le dénoncer au blâme public, lui et son journal, en lettres capitales, et que probablement même il comprendrait dans la même attaque la mémoire de sa mère, dont la mort ne remontait guère à plus d’une vingtaine d’années.

Le colonel était resté seul avec Martin. Voyant le jeune homme prêt à descendre, il l’arrêta et lui offrit, en considération de son titre d’Anglais, de lui faire voir la ville et de le présenter, si tel était son désir, dans une bonne pension bourgeoise. Mais avant tout, dit-il, j’espère que vous me ferez l’honneur de m’accompagner au bureau du Rowdy Journal, pour y partager une bouteille d’un vin de Champagne que je tire directement de France.

Cette offre était si gracieuse, si hospitalière, que Martin s’empressa d’y acquiescer, quoiqu’il fût encore bien matin. Ayant donc donné ordre à Mark, qui était fort occupé de son amie, et des trois enfants de cette pauvre femme, d’aller attendre ses instructions ultérieures au bureau du Rowdy Journal, dès qu’il en aurait fini avec cette famille et se serait débarrassé des bagages, Martin mit pied à terre et accompagna sur le quai son nouvel ami.

Ils passèrent non sans peine à travers la triste foule d’émigrants qui encombraient le débarcadère : ces malheureux, entassés autour de leurs lits et de leurs bagages avec le sol nu sous les pieds et le ciel nu sur la tête, ne connaissaient pas plus le pays que s’ils étaient d’une autre planète. Martin et le colonel suivirent d’abord quelque temps une rue animée, bordée d’un côté par le quai et des bâtiments amarrés, de l’autre par une longue file d’agences et de magasins en brique d’un rouge éclatant, ornés de plus d’écriteaux noirs avec des lettres blanches et de plus d’écriteaux blancs avec des lettres noires que Martin n’en avait jamais vu réunis de sa vie sur un espace cinquante fois plus considérable. Ils entrèrent ensuite dans une rue étroite, puis dans d’autres rues également étroites, jusqu’à ce qu’enfin ils s’arrêtèrent devant une maison sur laquelle on avait peint en grandes lettres : ROWDY JOURNAL.

Le colonel, qui avait marché tout le long du chemin en tenant la main dans le pli de son habit sur sa poitrine, en balançant de temps en temps sa tête à droite et à gauche et en enfonçant son chapeau sur ses deux oreilles, comme un homme fatigué du sentiment de sa propre grandeur, mena Martin par un escalier sombre et sale jusqu’à une chambre de même nature, tout en désordre, toute jonchée de méchants bouts de journaux et d’autres débris chiffonnés d’épreuves et de manuscrits. Derrière une vieille table à écrire toute vermoulue était assis un individu avec un trognon de plume entre les dents et une paire de grands ciseaux à la main droite ; il était en train de tailler et de rogner un régiment de Rowdy Journals. Sa tournure était si grotesque, que Martin eut quelque peine à conserver son sérieux, bien qu’il sût que le colonel Diver l’observait de près.

L’individu qui était donc à tailler et rogner avec ses ciseaux les Rowdy Journals était un tout petit gentleman qui avait l’air extrêmement jeune, la figure couverte d’une pâleur maladive, causée en partie peut-être par l’activité de sa pensée, mais l’usage immodéré du tabac y était certainement aussi pour quelque chose : car, en ce moment même, il chiquait avec énergie. Il portait son col de chemise rabattu sur un ruban noir, et ses cheveux longs (méchante touffe de filasse) n’étaient pas seulement lissés avec une belle raie sur le front ; pour ne rien lui laisser perdre de sa physionomie poétique, il se les était fait épiler par places, afin qu’on pût faire honneur à son intelligence du développement de ses bosses frontales, quand ce n’étaient que des boursouflures de la peau dénudée : son nez appartenait à cet ordre d’architecture que l’envie humaine appelle « retroussé ; » le sien, en effet, se dressait à son extrémité avec une sorte de défi dédaigneux. Sur la lèvre supérieure de ce jeune gentleman, il y avait comme l’ombre d’un duvet roux ; mais c’était si peu, si peu de chose, que, même avec la meilleure volonté du monde, on y eût vu plutôt une trace récente de pain d’épice qu’une sérieuse promesse de moustache, espérance d’ailleurs que son âge si tendre en apparence aurait pu faire paraître présomptueuse. Il était actionné à sa besogne, et, chaque fois qu’il ouvrait sa grande paire de ciseaux, il faisait avec ses mâchoires un mouvement analogue qui lui donnait un air formidable.

Martin ne fut pas longtemps sans se dire que ce devait être le fils du colonel Diver, l’espérance de la famille, la future colonne du Rowdy Journal, et déjà il ouvrait la bouche pour dire que c’était sans doute le petit garçon du colonel, et qu’il n’y avait rien de plus drôle que de le voir jouer au rédacteur dans toute la sérieuse ingénuité de l’enfance, quand le colonel l’interrompit vivement pour lui dire :

« Mon rédacteur de la guerre, monsieur !… M. Jefferson Brick ! »

Martin ne put s’empêcher de tressaillir à cette déclaration inattendue, comme aussi en songeant à l’erreur irréparable qu’il avait été sur le point de commettre.

M. Brick parut satisfait de l’impression qu’il avait produite sur l’étranger ; il lui serra les mains avec un air de protection destiné à le rassurer et à lui apprendre qu’il n’avait rien à craindre, et que lui (Brick) n’avait nulle intention de lui faire du mal.

« Vous avez entendu parler de Jefferson Brick, à ce que je vois, monsieur ? demanda le colonel en souriant. L’Angleterre a entendu parler de Jefferson Brick. L’Europe a entendu parler de Jefferson Brick. Attendez, quand avez-vous quitté l’Angleterre, monsieur ?

– Il y a cinq semaines environ, dit Martin.

– Cinq semaines environ, » répéta le colonel en réfléchissant.

Il s’assit sur la table et balança ses jambes.

« Maintenant, permettez-moi de vous demander, monsieur, lequel, avant cette époque, des articles de M. Brick avait été le plus désagréable au parlement britannique et à la court de Saint-James.

– Sur ma parole, murmura Martin, je…

– J’ai quelque raison, monsieur, interrompit le colonel, de savoir que les cercles aristocratiques de votre pays tremblent au nom de Jefferson Brick. J’aimerais, monsieur, à apprendre de votre bouche lequel de ses arguments a atteint du coup le plus mortel…

– Les cent têtes de l’Hydre de la Corruption qui rampent aujourd’hui dans la poussière, sous la lance de la Raison, et qui vomissent jusqu’à la voûte céleste, au-dessus de nos têtes, leur jet de sang abhorré, dit M. Brick qui, pour citer son dernier article, commença par mettre sur sa tête une petite casquette de drap bleu garnie d’une visière de cuir verni.

– Les libations de la liberté, Brick… commença le colonel.

– Doivent quelquefois se faire avec un verre de sang, » cria Brick.

Et en disant « sang, » il imprima un mouvement marqué au ressort de ses grands ciseaux, comme si les ciseaux avaient répondu « sang » pour montrer qu’ils partageaient complètement son opinion. Après cela, le colonel et son rédacteur s’arrêtèrent, attendant une réponse, et regardèrent Martin.

« Sur mon honneur, dit ce dernier qui, pendant ce temps, avait repris tout son sang-froid habituel, je ne saurais vous donner aucune information satisfaisante sur ce que vous me demandez ; car la vérité est que je…

– Arrêtez ! cria le colonel, jetant un regard farouche à son rédacteur de la guerre et secouant sa tête après chaque phrase. La vérité est que vous n’avez jamais entendu parler de Jefferson Brick, monsieur ; que vous n’avez jamais lu Jefferson Brick, monsieur ; que vous n’avez jamais vu le Rowdy Journal, monsieur ; que vous ne vous doutiez pas, monsieur, de sa haute influence sur les cabinets de l’Europe. N’est-ce pas ?

– C’est précisément ce que j’allais vous dire, répondit Martin.

– Contenez-vous, Jefferson, dit gravement le colonel. Ne bougez pas !… Oh ! les Européens !… Allons ! là-dessus prenons un verre de vin ! »

Ce disant, il descendit de la table et alla tirer d’un panier derrière la porte une bouteille de vin de Champagne et trois verres.

« Monsieur Jefferson Brick, dit le colonel, remplissant son verre et celui de Martin, et poussant la bouteille vers l’autre gentleman, veuillez nous faire un petit discours.

– Bien, monsieur, s’écria le rédacteur de la guerre ; puisque vous me faites un appel, je vais vous faire raison. Je porte un toast, monsieur, au Rowdy Journal et à ses frères ; à ce puits de la Vérité, dont les eaux peuvent être noires, parce qu’elles sont composées d’encre d’imprimerie, mais n’en sont pas moins assez limpides pour former à mon pays un miroir où il peut voir distinctement le reflet de sa Destinée.

– Écoutez, écoutez ! cria le colonel en extase. Vous voyez qu’il ne manque pas, monsieur, d’images fleuries dans le langage de mon ami ?

– Comment donc ! mais il y en a beaucoup, dit Martin.

– Voilà, monsieur, le Rowdy d’aujourd’hui, le journal du jour, dit le colonel, tendant à Martin un papier. Vous y trouverez Jefferson Brick à son poste accoutumé, à l’avant-garde de la civilisation humaine et de la pureté des mœurs. »

En même temps le colonel s’était assis de nouveau sur la table. M. Brick prit également place de la même façon sur le même meuble, et ils se mirent à boire un peu bien. Ils regardaient fréquemment Martin, tandis qu’il lisait le journal, puis échangeaient entre eux un clin d’œil. Quand Martin eut achevé sa lecture, pendant que les deux gentlemen achevaient leur deuxième bouteille, le colonel lui demanda ce qu’il disait de ça.

« Mais c’est horriblement personnel, » dit Martin.

Cette observation parut flatter sensiblement le colonel.

« Je l’espère parbleu bien ! dit-il.

– Ici, dit M. Jefferson Brick, nous jouissons d’une indépendance complète. Nous faisons ce que nous voulons.

– Si j’en juge par cet échantillon, répliqua Martin, il doit y avoir ici quelques milliers d’hommes qui font de l’indépendance à rebours et souffrent exactement le contraire de ce qu’ils voudraient.

– Eh bien ! dit le colonel, ils cèdent à la volonté toute puissante de l’Instituteur populaire ; il y en a bien quelques uns par-ci par-là qui regimbent ; mais, en général, nous avons barres sur la vie privée comme sur la vie publique de nos concitoyens. C’est une quasi-institution de notre heureuse patrie, comme par exemple…

– Oui, par exemple, l’esclavage des noirs, souffla M. Brick.

– Par… faitement juste, fit le colonel.

– Pardon ! dit Martin avec une certaine hésitation, puis-je me hasarder à vous demander, d’après un fait que je remarque dans votre journal, s’il arrive souvent à l’Instituteur populaire… (Je me trouve un peu embarrassé pour exprimer ma pensée sans vous offenser), s’il lui arrive souvent de commettre des faux ? de forger, par exemple, des lettres, poursuivit-il, car il vit que le colonel était aussi calme et aussi à son aise que s’il s’agissait d’un compliment, et d’affirmer de la manière la plus solennelle qu’elles ont été écrites à des dates récentes par des hommes existants ?

– Très-bien ! dit-il ; cela arrive de temps en temps.

– Et le peuple qu’on instruit ainsi, que fait-il ? demanda Martin.

– Il les achète, » répondit le colonel.

M. Jefferson cracha et rit, le premier copieusement, le second finement.

« Il les achète par centaines de mille, reprit le colonel. Nous sommes une nation entreprenante, et nous savons apprécier ce caractère-là chez les autres.

– Ainsi, de faire un faux, vous appelez cela, en Amérique, avoir l’esprit entreprenant ? demanda Martin.

– Certainement, dit le colonel. Le genre américain comprend une foule d’excellentes choses auxquelles vous donnez d’autres noms. Mais vous ne pouvez pas vous y faire en Europe, et nous, nous y sommes faits.

– Oui, pensa Martin, cela n’est que trop vrai, et vous n’êtes guère gênés dans vos actions par vos scrupules.

– Dans tous les cas, dit le colonel, se baissant pour ranger dans un coin la troisième bouteille vide à côté des deux premières, quel que soit le nom que nous donnions à la chose, je suppose, si c’est un faux, que ce n’est pas l’Amérique qui en a l’étrenne, monsieur.

– Je suppose que non, répliqua Martin.

– Ni pour tous les autres exercices qu’elle peut donner à son esprit entreprenant, je présume…

– Je ne le crois pas non plus.

– Eh bien, dit le colonel, alors tout cela est venu de notre ci-devant patrie, et c’est à notre ci-devant patrie et non à la nouvelle que remonte le blâme, voilà tout ! À présent, si M. Jefferson Brick et vous, monsieur, vous voulez bien filer ; je vais passer le dernier pour fermer la porte. »

C’était un signal de départ clair et net : il n’y avait pas moyen de s’y tromper. Martin se mit donc en devoir de descendre l’escalier, à la suite du rédacteur de la guerre, qui ouvrait majestueusement la marche. Le colonel les suivait. Ils quittèrent le bureau du Rowdy Journal, et reprirent les rues. Martin, en route, ne savait pas trop s’il ne devait pas donner des coups de pied dans le derrière au colonel, pour avoir eu l’audace de lui adresser la parole sans le connaître. Il ne pouvait pas croire que son établissement et lui fussent bien, en effet, au nombre des institutions estimées de cette terre régénérée.

Ce qu’il y avait de certain, c’est que le colonel Diver, à l’abri derrière sa position solide et son intelligence parfaite de l’opinion publique, s’inquiétait fort peu de ce que Martin ou tout autre pouvait penser de lui. Sa marchandise, hautement épicée, était mise en vente et elle se vendait ; ses milliers de lecteurs n’avaient pas plus le droit de rejeter sur lui le plaisir qu’ils trouvaient à cette fange, qu’un glouton d’imputer à son cuisinier la responsabilité des excès de sa brutalité. Rien n’eût plus charmé le colonel que de s’entendre dire qu’un homme comme lui ne pourrait pas impunément se pavaner comme il faisait par les rues de toute autre ville du monde : car la seule conclusion qu’il en eût tirée, c’eût été la certitude logique que son genre de commerce était parfaitement d’accord avec le goût dominant, et qu’il représentait, avec une exactitude fidèle, le type national américain.

Ils suivirent, l’espace d’un mille ou deux, une belle rue que le colonel dit s’appeler Broadway, et qui, au dire de M. Jefferson Brick, « enfonçait toutes les rues de l’univers. » Tournant enfin par une des nombreuses rues qui partaient de cette artère principale, ils s’arrêtèrent devant une maison d’un extérieur plus que simple, où il y avait à chaque fenêtre une persienne. Quelques marches conduisaient à une porte d’entrée peinte en vert ; de chaque côté, la grille était décorée d’un ornement blanc qui ressemblait à un ananas pétrifié ; au-dessus du marteau se trouvait une petite plaque oblongue de même métal, portant gravée de nom de PAWKINS. Quatre porcs rôdaient par là, regardant en bas du côté des cuisines du sous-sol.

Le colonel heurta à la porte de l’air d’un habitué de la maison. Une servante irlandaise passa sa tête à l’une des fenêtres d’en haut pour voir qui frappait. Tandis qu’elle descendait l’escalier, les pourceaux furent rejoints par deux ou trois de leurs amis qui débouchaient de la rue voisine, et tous, de compagnie, se vautrèrent sans façon dans le ruisseau.

« Le major est-il à la maison ? demanda le colonel en entrant.

– Est-ce le maître, monsieur ? répliqua la servante avec une hésitation qui semblait indiquer qu’il y avait dans l’établissement une provision de majors.

– Le maître !… répéta le colonel Diver, s’arrêtant brusquement et se tournant vers son rédacteur de la guerre.

– Oh ! voilà bien les dégradantes institutions de l’empire britannique, colonel, dit Jefferson Brick. Le maître !…

– Quel mal voyez-vous donc à cela ? demanda Martin.

– Plût à Dieu qu’on n’entendit jamais prononcer ce mot-là dans notre pays ! dit Jefferson Brick ; voilà tout. Il n’y a qu’une domestique dégradée, aussi étrangère que celle-ci aux bienfaits de notre forme de gouvernement, pour oser l’employer. Il n’existe pas de maître chez nous.

– Tout le monde y est donc propriétaire ? » demanda Martin.

M. Jefferson Brick, sans faire de réponse, suivit les pas du propriétaire du Rowdy Journal. Martin en fit autant, se disant que peut-être les fiers et indépendants citoyens qui, dans leur élévation morale, reconnaissaient le colonel pour leur maître, rendraient un plus digne hommage à la déesse de la Liberté en passant leurs nuits couchés sur le poêle d’un serf russe.

Le colonel pénétra dans une salle située au rez-de-chaussée, sur le derrière de la maison, salle bien éclairée et de vastes dimensions, mais on ne peut pas plus dépourvue de tout confort. Il ne s’y trouvait rien que les quatre murs froids et blancs et le plafond, un misérable tapis, une grande table à manger toute délabrée et atteignant de bout en bout les extrémités de la salle, et enfin une étonnante collection de chaises à fond de canne. À l’extrémité de cette salle de festin était un poêle muni de chaque côté d’un grand crachoir en cuivre ; ce poêle se composait de trois tuyaux de tôle montés sur un garde-feu et reliés ensemble à la manière des deux frères siamois. Devant ce calorifère d’un nouveau genre, se balançait sur une chaise à bascule un gentleman de haute taille, ayant son chapeau sur la tête ; il s’amusait à cracher alternativement dans le crachoir de droite et le crachoir de gauche, puis recommençait à se bercer de la même façon. Un domestique nègre, en veste d’un blanc douteux, était activement occupé à poser sur la table deux longues files de couteaux et de fourchettes, séparées de distance en distance par des cruchons pleins d’eau, et, en faisant le tour de cette table appétissante, il rajustait avec ses doigts sales la nappe plus sale encore qui était toute de travers, telle qu’on l’avait laissée au déjeuner. Le poêle rendait l’atmosphère de la chambre très-chaude et suffocante ; mais si l’on y joint l’odeur nauséabonde de potage qu’exhalait la cuisine et celle des débris de tabac qui se trouvaient dans les crachoirs en question, il n’y avait pas moyen d’y tenir, pour un étranger.

Le gentleman assis dans la chaise à bascule avait le dos tourné, et était d’ailleurs si absorbé par son délassement intellectuel, qu’il ne s’aperçut pas de l’entrée des nouveaux venus, jusqu’au moment où le colonel, s’étant approché du poêle, lança, par sa part personnelle, le denier de la veuve dans le crachoir, précisément au moment où le major, car c’était le major, se penchait pour en faire autant. Le major Pawkins suspendit son offrande, releva la tête et dit, avec un air tout particulier de calme et de fatigue, comme un homme qui a été sur pied toute la nuit (le même air que Martin avait du reste observé déjà chez le colonel et chez M. Jefferson Brick) :

« Eh bien ! colonel ?

– Major, répondit celui-ci, voici un gentleman nouvellement débarqué d’Angleterre, qui est décidé à se loger chez vous, si les conditions de prix lui conviennent. »

Le major serra la main de Martin sans faire mouvoir un seul muscle de son visage.

« Je suis bien aise de vous voir, monsieur, dit-il ; vous vous portez bien, j’espère ?

– Jamais je ne me suis mieux porté, dit Martin.

– Et jamais, répliqua le major, vous n’aurez eu pour cela d’occasion plus favorable. Vous allez voir le soleil dans ce pays-ci.

– Mais je crois me rappeler que je l’ai vu briller quelquefois dans mon pays, dit Martin avec un sourire.

– Je ne crois pas, » repartit le major.

Il prononça ces mots avec un accent d’indifférence stoïque, mais cependant sur un ton de fermeté qui ne permettait aucune contradiction à cet égard. La question ainsi réglée, il mit son chapeau un peu de côté, afin de se gratter plus commodément la tête, et salua M. Jefferson Brick d’un signe nonchalant.

Le major Pawkins (gentleman originaire de Pensylvanie), se distinguait par un vaste crâne et un front jaune très-protubérant ; grâce à ces avantages, le major passait dans les tavernes et autres lieux de même espèce pour un homme d’une intelligence énorme. Ce n’était que plus tard qu’on s’apercevait, à son regard hébété et à son allure pesante, que c’était un de ces hommes qui, à parler au figuré, ont besoin de beaucoup de place pour se retourner ; mais dans son commerce des produits de son intelligence, il avait l’habitude invariable de mettre en étalage tout son fonds (et peut-être plus), ce qui ne manquait jamais son effet sur la clique de ses admirateurs. Probablement c’est comme cela aussi qu’il avait conquis l’estime de M. Jefferson Brick, qui saisit un moment favorable pour murmurer à l’oreille de Martin :

« Un des hommes les plus remarquables de notre pays, monsieur. »

Il ne faut pas supposer, toutefois, que le seul titre du major à une large part de sympathie et de considération consistât à mettre constamment en étalage sur le marché ses hautes facultés à vendre ou à louer. C’était, de plus, un grand politique, et il avait réduit son symbole à un article de foi dans toutes les affaires publiques où se trouvaient mêlés l’honneur et l’intérêt de son pays ; c’était celui-ci : « Passez-moi l’éponge là-dessus, et recommencez comme si de rien n’était. » Cette maxime avait fait de lui un patriote. En affaires de commerce, c’était aussi un hardi spéculateur ; pour parler plus explicitement, il possédait un génie très-distingué pour l’escroquerie, et il n’y avait pas de citoyen éminent dans l’Union qui pût se vanter de lui en remontrer pour faire sauter une banque, négocier un emprunt ou former une compagnie d’agiotage sur les terrains, c’est-à-dire pour faire fondre la ruine, la peste et la mort, sur des centaines de familles. Ces talents lui avaient fait la réputation d’un négociant admirable. Il était capable de flâner dans une salle de cabaret douze heures de suite à discuter les intérêts de la nation, et tout ce temps-là de dire un tas de sottises sans queue ni tête, de mâcher plus de tabac, de fumer plus de cigares, de boire plus de rum-toddy14, plus de mint-julep15, plus de gin-slint16 et de cocktail17 qu’aucun autre gentleman de sa connaissance. Cette capacité avait fait de lui un orateur et un favori du peuple. En un mot, le major était ce qu’on appelle dans le pays un homme d’avenir, un caractère populaire, et il était en passe d’être envoyé par les radicaux à la chambre des représentants de New-York, si ce n’est même à Washington. Mais, comme la prospérité particulière d’un citoyen ne marche pas toujours d’accord avec son dévouement patriotique aux affaires publiques, et comme les opérations frauduleuses ont aussi des hauts et des bas, le major n’était pas toujours très-huppé. C’est ce qui faisait qu’en ce moment Mme Pawkins tenait une pension bourgeoise, et que le major Pawkins mangeait le fonds de son épouse, en attendant mieux.

« Vous êtes venu visiter notre pays, monsieur, dit le major, à une époque de grande crise commerciale.

– De crise alarmante, dit le colonel.

– À une époque de stagnation sans précédent, dit M. Jefferson Brick.

– Cette nouvelle m’afflige, dit Martin ; mais j’espère que cet état de choses ne durera pas. »

Martin ne connaissait point l’Amérique ; sinon, il eût su parfaitement que, s’il fallait en croire l’un après l’autre tous ses citoyens sur parole, les affaires y sont toujours en baisse, toujours en stagnation, toujours à l’état de crise alarmante et jamais autrement ; tandis qu’en masse ils sont toujours prêts à vous jurer sur l’Évangile, à toute heure de jour ou de nuit, que l’Amérique est la plus florissante, la plus prospère de toutes les contrées du globe habitable.

« J’espère que cet état de choses ne durera pas, dit Martin.

– Oh ! répondit le major, je pense bien que, d’une manière ou d’une autre, il faudra que nous sortions de là et qu’enfin nous marchions comme il faut.

– Nous sommes pleins d’élasticité, dit le Rowdy Journal.

– Nous sommes un jeune lion, dit M. Jefferson Brick.

– Nous avons en nous des principes vivifiants et énergiques, fit observer le major. Ah çà, colonel, est-ce que nous n’allons pas boire un peu d’absinthe avant le dîner ? »

Le colonel ayant accueilli cette proposition avec un grand empressement, le major Pawkins émit l’avis qu’on se rendît au cabaret voisin, qui, dit-il, n’était qu’à deux pas, au premier bloc18. Alors il engagea Martin à s’entendre avec mistress Pawkins pour les détails relatifs aux conditions de nourriture et de logement, et lui apprit qu’il aurait le plaisir de voir cette dame au dîner, qui ne tarderait pas à être prêt ; car on dînait à deux heures, et il était deux heures moins un quart. Ceci lui rappela que, si l’on voulait prendre l’absinthe, il n’y avait pas de temps à perdre ; aussi décampa-t-il sans plus de cérémonie : « Me suivra qui voudra ! »

Quand le major se leva de sa chaise à bascule devant le poêle, et troubla ainsi l’air chaud et la bonne odeur de soupe qui flottait sur le front de ses amis, le vieux tabac domina tellement tous les autres parfums, qu’il ne fut plus permis de douter que les vêtements de ce gentleman n’en fussent imbibés. Martin, en s’acheminant derrière lui vers le cabaret, ne put s’empêcher de penser que ce grand major si roide, avec sa nonchalance et son port langoureux, avait l’air lui-même de quelque vieux chicot de plante nicotine qu’il serait bon d’arracher du jardin public, dans l’intérêt de ce lieu réservé, pour le jeter sur le tas de fumier du coin.

Ils rencontrèrent au cabaret bien d’autres mauvaises herbes comme lui, dont la plupart, non moins altérées que crottées, étaient joliment à sec dans un sens, quoique bien rafraîchies dans un autre. De ce nombre était un gentleman qui, d’après ce que Martin put en savoir, par la conversation qui s’engagea pendant qu’on absorbait l’absinthe, allait partir dans l’après-midi pour une tournée d’affaires de six mois environ sur les frontières de l’ouest, et qui, en fait de bagage et d’équipement pour ce voyage, possédait uniquement un chapeau verni et une petite valise de cuir jaune, absolument semblables au chapeau et à la valise du gentleman qui était venu d’Angleterre par le Screw.

Ils s’en revenaient tout tranquillement ; Martin donnait le bras à M. Jefferson Brick, et devant eux marchaient côte à côte le major et le colonel, quand tout à coup, au moment où ils n’étaient plus qu’à la distance d’une ou deux maisons de la demeure du major, ils entendirent le bruit d’une cloche sonnée vigoureusement. Aussitôt que ce son eut frappé leurs oreilles, le colonel et le major s’élancèrent comme des fous, gravirent les degrés du perron et franchirent la porte qui était entrebâillée, tandis que M. Jefferson Brick, dégageant son bras de celui de Martin, se précipitait dans la même direction et disparaissait également.

« Bonté du ciel ! pensa Martin ; le feu est à la maison, c’est un signal d’alarme !… »

Mais il n’y avait ni feu, ni flamme, ni odeur de brûlé. Comme Martin restait indécis à la même place, trois autres gentlemen, dont les traits exprimaient aussi l’horreur et l’agitation, arrivèrent en tournant brusquement le coin de la rue, se heurtèrent sur les marches du perron, s’y disputèrent un instant le passage, et se précipitèrent dans la maison en un étrange pêle-mêle de bras et de jambes. Ne pouvant plus y tenir, Martin les suivit. Bien qu’il allât bon pas, il se vit poussé, jeté de côté et dépassé par deux autres gentlemen qui, dans leurs mouvements précipités, étaient évidemment exaspérés par la folie.

« Où est-ce ? cria Martin hors d’haleine à un nègre qu’il rencontra dans le couloir.

– Dans la salle à manger, monsieur. Le colonel avoir gardé à vous une chaise auprès de lui, monsieur.

– Une chaise !

– Pour le dîner, monsieur. »

Martin le regarda un moment et partit d’un fou rire, à quoi le nègre, dans sa bonne humeur et son désir de plaire, répondit si cordialement et de franc jeu, que ses dents blanches brillèrent comme un jet lumineux.

« Vous êtes le plus drôle de corps que j’aie jamais vu, dit Martin en lui frappant sur le dos, et il n’y a pas d’absinthe telle que vous pour me mettre en appétit. »

Après cette déclaration il entra dans la salle à manger, où il se glissa vers la chaise que le colonel avait réservée pour lui en la retournant et en appuyant le dossier sur la table. Ce gentleman était d’ailleurs en ce moment tout absorbé par le dîner.

La compagnie était nombreuse : dix-huit à vingt personnes environ, dont cinq ou six dames, serrées les unes contre les autres en une petite phalange. Tous les couteaux, toutes les fourchettes fonctionnaient à l’envi avec une activité effrayante ; à peine prononçait-on quelques paroles ; chacun semblait consommer de toutes ses forces pour son propre salut, comme si l’on s’attendait à éprouver les horreurs d’une famine d’ici au déjeuner du lendemain matin, et qu’il fût grand temps de satisfaire, à son corps défendant, la première loi de la nature. Le rôti de volaille, la principale pièce de résistance, car elle se composait d’une dinde au haut bout, d’une paire de canards au bas bout, et de deux poulets au milieu, disparut avec autant de rapidité que si chacun de ces volatiles avait fait usage de ses ailes pour s’envoler, par un effort désespéré, au fond d’un gosier humain. Les huîtres bouillies et marinées sortaient de leurs larges réservoirs pour passer par vingtaines dans la bouche de l’assemblée. L’huile et le vinaigre, le sel, le poivre et la moutarde, ne faisaient que paraître et disparaître. On vous avalait des concombres tout entiers d’un seul coup, sans seulement cligner de l’œil, comme si c’étaient des pâtes d’abricot. Des quantités énormes de mets indigestes fondaient comme la glace au soleil. C’était un spectacle solennel et terrible. On voyait des individus atteints de dyspepsie s’empiffrer jusqu’à la gorge ; les malheureux, ils croyaient se nourrir, mais ce n’était pas eux qu’il nourrissaient, c’étaient des myriades de cauchemars nocturnes qu’ils entretenaient à leur service, à beaux deniers comptants. Il y avait de grands secs avec leurs joues maigres et caves, qui n’étaient pas encore satisfaits d’avoir exterminé tant de plats substantiels, et qui attachaient sur la pâtisserie des regards avides. Ce que mistress Pawkins devait éprouver chaque jour au dîner, il n’y a pas de langage au monde pour le dire. Mistress Pawkins n’avait qu’une consolation : c’est que le dîner était bientôt expédié.

Le colonel, qui avait déjà fini son repas, tandis que Martin, ayant fait passer son assiette pour obtenir un morceau de dinde, en était encore à la première bouchée, demanda à son nouvel ami ce qu’il pensait des convives qui appartenaient aux diverses parties de l’Union, et s’il ne désirait pas connaître quelques détails sur leur compte.

« Apprenez-moi, je vous prie, dit Martin, quelle est cette petite jeune fille en face de nous, qui a l’air maladif et ouvre de grands yeux ronds. Je n’aperçois ici personne qui ait l’air d’être sa mère ou de veiller sur elle.

– Parlez-vous de la dame en bleu ? demanda le colonel d’un ton d’importance. C’est mistress Jefferson Brick, monsieur.

– Non, non, dit Martin ; je parle de cette petite fille, une espèce de petite poupée, là juste en face de nous.

– Fort bien, monsieur ! s’écria le colonel. C’est ça, c’est mistress Jefferson Brick. »

Martin attacha un regard fixe sur le colonel, qui n’avait pas du tout l’air de rire.

« Dieu me bénisse ! dit Martin, en ce cas, je suppose que nous allons avoir un de ces jours quelque petit Brick.

– Il y a déjà deux petits Brick, monsieur, » répondit le colonel.

La mère avait elle-même tellement l’air d’une enfant, que Martin ne put s’empêcher d’en faire l’observation.

« Oui, monsieur, répliqua le colonel ; mais il y a des institutions qui développent la nature humaine, tandis qu’il y en a d’autres qui la retardent. »

Il ajouta après un moment de silence :

« Jefferson Brick est un des hommes les plus remarquables de notre pays, monsieur ! »

Tout ceci fut dit à voix basse, car le remarquable gentleman dont il s’agissait était assis de l’autre côté auprès de Martin.

« Monsieur Brick, dit Martin se tournant vers lui, et lui adressant une question plutôt pour lier la conversation que pour l’intérêt que lui inspirait le sujet en lui-même, apprenez-moi, je vous prie, quel est ce… (il allait dire jeune, mais il jugea prudent de retenir cette épithète) quel est ce petit gentleman là-bas qui a le nez rouge.

– C’est le professeur Mullit, monsieur, répondit Jefferson.

– Puis-je vous demander de quoi il est professeur ?

– D’éducation, monsieur.

– Une espèce de maître d’école, sans doute ? hasarda Martin.

– C’est un homme de hautes facultés morales, monsieur, répondit le rédacteur de la guerre, un homme qui n’est pas doué de moyens ordinaires. Lors de la dernière élection pour la présidence, il se crut obligé de répudier et de dénoncer son père qui votait mal. Depuis, il a écrit quelques pamphlets vigoureux sous la signature de « Suturb, » ou « Brutus » à l’envers. C’est un des hommes les plus remarquables de notre pays, monsieur.

– En tout cas, pensa Martin, il paraît qu’il en pleut, des hommes remarquables, dans le pays. »

En poursuivant le cours de ses questions, Martin trouva qu’il n’y avait pas moins de quatre majors présents, deux colonels, un général et un capitaine, si bien qu’il ne put s’empêcher de penser que la milice américaine ne périrait pas faute d’officiers, et de se demander si c’est que ces officiers se commandaient les uns les autres, ou bien, sans cela, où diable on pouvait déterrer des soldats pour tout le monde. Il n’y avait pas là un individu qui n’eût un titre : car ceux qui n’avaient point conquis de grades militaires étaient au moins des docteurs, des professeurs ou des révérends. Trois gentlemen, secs et désagréables, étaient chargés de missions pour des États voisins ; l’un pour affaires d’argent, l’autre pour la politique, le troisième enfin pour propagande religieuse. Parmi les dames, il y avait mistress Pawkins, personne sèche, osseuse et silencieuse ; une vieille fille avec une figure à ressorts et des opinions bien tranchées sur les droits de la femme, dont elle avait donné des leçons publiques ; quant aux autres, elles étaient singulièrement dépourvues de tout trait caractéristique, à tel point que chacune d’elles eût pu changer de nature avec sa voisine sans que personne s’en aperçut. C’étaient, soit dit en passant, les seuls membres de la compagnie qui ne semblassent pas être du nombre des gens les plus remarquables du pays.

Quelques-uns des gentlemen se levèrent un à un et s’éloignèrent tout en avalant leur dernière bouchée ; généralement, ils s’arrêtaient une minute auprès du poêle, pour se rafraîchir la gorge aux crachoirs de métal. Cependant quelques personnes d’humeur plus sédentaire restèrent à table un bon quart d’heure encore, et ne se levèrent qu’au moment même où se levèrent les dames. Tout le monde alors se disposa à partir.

« Où va-t-on ? demanda tout bas Martin à M. Jefferson Brick.

– Chacun dans sa chambre, monsieur.

– Il n’y a donc pas de dessert, ni de conversation ? demanda Martin, qui n’eût pas été fâché de se donner un peu de bon temps après les fatigues de son long voyage.

– Nous sommes un peuple d’affaires, et nous n’avons pas de temps pour ça. »

Les dames défilèrent l’une après l’autre ; M. Jefferson Brick et les autres maris qui restaient, saluant légèrement leurs femmes à mesure qu’elles passaient devant eux, et se bornant à cette politesse sommaire. Martin pensa que ce n’était pas bien galant ; mais il garda pour lui son opinion quant à présent, impatient d’entendre pour son instruction la conversation de ces gentlemen affairés qui venaient de se grouper autour du poêle, comme si la retraite de l’autre sexe avait dégagé leur esprit d’un grand poids, et qui faisaient un usage indéfini des crachoirs et des cure-dents.

Cette conversation était, à dire vrai, dénuée d’intérêt ; la majeure partie en pouvait être résumée dans un seul mot : « Dollars. » Toutes les préoccupations, les espérances, les joies, les affections, les vertus et les amitiés de ces gentlemen, semblaient se fondre en « Dollars. » Quelques ingrédients qu’ils jetassent dans l’étroite marmite de leur conversation, cela ne servait qu’à épaissir la bouillie de dollars qui mijotait dedans. On évaluait les hommes, on les pesait, jugeait, jaugeait en dollars ; la vie était mise à l’encan, aux enchères, adjugée, tarifée à tant de dollars. Ce qu’il y avait de plus estimé, après les dollars, c’était le moyen d’en gagner. Quant à ce lest inutile et sans valeur qu’on appelle l’honneur et la délicatesse, plus on pouvait en jeter à la mer à bord de son vaisseau Bon renom et Bonne foi, plus on y faisait de place pour le chargement des dollars. Faire du commerce un vaste mensonge et un vol immense ; de la bannière de la nation un ignoble chiffon ; la souiller étoile par étoile ; en effacer une à une les bandes nationales comme on arrache les galons de la manche d’un soldat qu’on dégrade… vivent les dollars ! Il s’agit bien de l’honneur d’un drapeau, quand il s’agit de dollars !

Celui qui, au hasard de se rompre le cou, s’est lancé dans la chasse au renard, précipite sa course ardente à bride abattue. Il en était de même de ces gentlemen. À leurs yeux, celui-là était le plus grand patriote qui braillait le plus haut et qui se préoccupait le moins des convenances. Celui-là était leur homme qui, emporté par la fureur brutale de son intérêt personnel, justifiait chez eux par son exemple la même ardeur de basse cupidité. Ainsi, dans l’espace de cinq minutes, Martin apprit, en recueillant les lambeaux épars de la conversation engagée autour du poêle, que d’apporter dans l’Assemblée législative des pistolets, des cannes à épée et autres bagatelles inoffensives de ce genre ; que de saisir ses adversaires à la gorge, comme font les chiens ou les rats ; que de hurler, de clabauder, de faire assaut de voies de fait, c’étaient là des pratiques brillantes et magnifiques. Ce n’était pas un attentat à la liberté ; ce n’était un coup à lui frapper le cœur, à tarir chez elle les sources mêmes de la vie plus que n’eût pu le faire le cimeterre d’un sultan : au contraire, c’était brûler sur ses autels un encens rare et précieux, dont le parfum portait un délicieux arôme aux narines patriotiques, et dont la fumée montait en nuage jusqu’au septième ciel de la Gloire.

Une fois ou deux, quand il y eut un moment d’interruption, Martin hasarda quelques questions toutes naturelles, en sa qualité d’étranger, sur les poëtes nationaux, le théâtre, la littérature et les arts. Mais les renseignements que les gentlemen étaient en mesure de lui fournir sur ces divers sujets ne s’étendaient point au delà des inspirations de quelques intelligences d’élite de la force du colonel Diver, de M. Jefferson Brick et consorts ; tous gens renommés, à ce qu’il paraît, pour l’art avec lequel ils excellaient dans ce style particulier d’éloquence grandiose du « braillard. »

« Nous sommes un peuple d’affaires, monsieur, dit un des capitaines, qui appartenait à l’Ouest ; et nous n’avons pas le temps de nous livrer à des lectures de pur agrément. Nous ne détestons pas les choses agréables, si elles nous arrivent dans nos journaux avec une énorme quantité d’autres matières ; mais nous ne sommes pas des ravaudeurs de livres comme vous ! »

Ici le général, qui paraissait prêt à tomber en pâmoison à la seule pensée de lire quoi que ce soit qui ne fût ni commercial ni politique, surtout en dehors des journaux, demanda si l’un des gentlemen ne voulait pas boire quelque chose. La plupart des assistants, trouvant l’idée très-judicieuse, très-opportune, se glissèrent l’un après l’autre au cabaret du bloc voisin. De là sans doute ils se rendirent à leurs magasins et comptoirs ; puis sans doute aussi ils revinrent au cabaret pour s’entretenir encore de dollars et élargir leur intelligence par l’examen approfondi et la discussion des journaux braillards ; puis enfin chacun d’eux alla ronfler au sein de sa famille.

« Il paraît, dit Martin, suivant le cours de ses propres réflexions, que voilà la récréation principale qu’ils se donnent en commun. »

Il se mit à songer dollars, démagogie et cabarets, se demandant intérieurement si cette nation d’affairés était réellement aussi occupée d’affaires qu’elle le prétendait, ou si tout simplement elle n’était pas incapable de comprendre les plaisirs de société et de famille.

La difficulté n’était pas facile à résoudre ; elle se compliquait de tout ce que Martin avait vu et entendu jusque là. Le jeune homme s’assit à la table abandonnée, et, de plus en plus découragé en mesurant toutes les incertitudes et les obstacles de sa position précaire, il soupira profondément.

Parmi les convives de la table d’hôte s’était trouvé un homme d’âge moyen, aux yeux noirs, au visage hâlé, qui, par ses manières polies et l’expression honnête de sa physionomie, avait fixé l’attention de Martin, sans que le jeune homme pût obtenir aucun renseignement sur lui de ses voisins, qui semblaient le considérer comme indigne qu’on s’occupe de lui. Cet homme n’avait point pris part à la conversation autour du poêle ; il n’était pas sorti non plus avec les autres pensionnaires. Or, en entendant Martin soupirer pour la troisième ou quatrième fois, il lui jeta quelques mots au hasard, comme s’il voulait, sans indiscrétion, l’amener à un entretien amical. Son motif était si transparent, et cependant exprimé avec tant de délicatesse, que Martin en éprouva et lui en témoigna par sa réponse une vive reconnaissance.

« Je ne vous demanderai pas, dit le gentleman avec un sourire, tandis que Martin se levait pour se rapprocher de lui, comment vous trouvez mon pays ; car je puis préjuger vos sentiments à cet égard. Mais comme je suis Américain, et que, par conséquent, c’est à moi à vous adresser le premier une question, je vous demanderai comment vous trouvez le colonel.

– Vous me montrez une telle franchise, répliqua Martin, que je n’hésite nullement à vous déclarer que je ne le trouve pas du tout à mon goût. Cependant je dois ajouter que je lui suis obligé pour la politesse qu’il a eue de m’amener ici, et de faire pour ma pension des conditions très-raisonnables, ajouta-t-il ; car il venait de se rappeler que le colonel, avant de sortir, lui avait glissé quelques mots à ce sujet.

– L’obligation n’est pas grande, dit l’étranger tout net. J’ai ouï dire que le colonel monte de temps en temps à bord des paquebots afin d’y glaner les nouvelles les plus récentes pour son journal, et que, par la même occasion, il conduit ici des voyageurs en quête d’une pension, afin de profiter de la remise attachée à cette sorte de courtage, que l’hôtesse lui porte en déduction sur sa note hebdomadaire. Je ne vous aurais pas contrarié par hasard ? se hâta-t-il d’ajouter en voyant Martin rougir.

– Comment serait-ce possible, mon cher monsieur ? » répondit Martin. Et ils échangèrent une poignée de mains. « À vous dire vrai, je suis…

– Eh bien ? dit le gentleman, s’asseyant près de lui.

– À vous parler franchement, dit Martin, n’hésitant plus, je suis encore à comprendre comment ce colonel-là fait pour échapper à une volée de coups de canne.

– Oh ! il en a bien reçu une ou deux, répliqua tranquillement le gentleman. C’est un des ces hommes qui appartiennent à la classe dans laquelle, dix ans déjà avant la fin du siècle dernier, notre Franklin entrevoyait le péril et la perte du pays. Peut-être ignorez-vous que Franklin a dit en termes très-sévèrement explicites que les personnes diffamées par des drôles tels que ce colonel, faute de pouvoir trouver une compensation suffisante dans l’application des lois de ce pays et dans le sentiment de justice et de décence de la nation, étaient tout excusées de corriger ces garnements à coups de trique.

– J’ignorais cela, dit Martin, mais je suis très-heureux de l’apprendre, et je trouve que le précepte honore sa mémoire ; d’autant plus… »

Il hésita encore.

« Achevez, dit l’autre en souriant, comme s’il savait d’avance les paroles qui restaient dans la gorge de son interlocuteur.

– D’autant plus, poursuivit Martin, qu’il lui fallait, d’après ce que j’entrevois déjà, un grand courage pour écrire, même de son temps, avec tant de liberté sur une question qui ne fût pas une question de parti, dans ce pays essentiellement libre.

– Il y avait du courage assurément, répondit le nouvel ami. Pensez-vous qu’il n’en faudrait pas autant aujourd’hui ?

– Certainement si, dit Martin, et beaucoup.

– Vous avez raison ; tellement raison, que nul écrivain satirique ne pourrait, j’en suis sûr, respirer l’air de ce pays. Si demain un Juvénal ou un Swift surgissait au milieu de nous, on le traquerait comme un renard. Si vous possédez quelque connaissance de notre littérature et que vous puissiez me citer le nom d’aucun homme, né et nourri en Amérique, qui ait fait l’anatomie de nos folies, je ne dis pas au point de vue de tel ou tel parti, mais comme peuple en général, et qui ait pu se soustraire aux plus odieuses et aux plus brutales attaques, aux persécutions de la haine et de l’intolérance les plus acharnées, ce nom-là sera nouveau pour moi. Je pourrais vous citer, au contraire, tel écrivain qui, s’étant aventuré à tracer la peinture la plus innocente et la plus humoristique de nos vices et de nos imperfections, n’a pas trouvé d’autre ressource pour échapper à la persécution que de faire annoncer dans une seconde édition que le passage incriminé avait été ou supprimé, ou modifié, ou converti en louanges.

– Comment est-ce possible ? demanda Martin avec effroi.

– Songez, lui dit son ami, à ce que vous avez vu et entendu aujourd’hui, en commençant par le colonel, et vous verrez comment. Ah ! si vous me demandiez comment ces gens-là sont possibles, c’est une autre affaire. À Dieu ne plaise qu’il faille les considérer comme des échantillons de l’intelligence et de la vertu en Amérique ! mais ils y ont le dessus ; leur nombre est grand, et trop souvent ils se posent en représentants de l’esprit de notre pays… Voulez-vous faire un petit tour ? »

Il y avait dans ses manières une simplicité cordiale et un air de confiance séduisante qui ne semblait pas craindre qu’on abusât de sa franchise ; franchise honnête et virile qui comptait sur un retour d’honnête bonne foi de la part de l’étranger. C’était la première fois que Martin voyait pareille chose depuis son débarquement. Il s’empressa de prendre le bras du gentleman américain, et ils sortirent ensemble.

C’est probablement à des hommes semblables au nouveau compagnon de Martin, qu’on appela par les vers suivants un voyageur illustre qui visita ces rivages il y a près d’une quarantaine d’années, et qui, dans le pays même, fut frappé, comme depuis l’ont été bien d’autres, du spectacle des vices et des souillures de ce peuple à côté de ses grandes prétentions ; lorsque, perdu dans l’éclat de ses rêves lointains, il s’écriait :

Oh ! si tu n’avais pas ces hommes généreux,

Tes jours dès à présent passeraient comme une ombre,

Colombie ; et tes champs, où les épis sans nombre,

Des rayons du soleil n’attendent pas les feux,

Languiraient : car ton cœur atteint de pourriture

Est déjà vieux auprès de la jeune nature ;

Et tes fruits, orgueilleux de devancer le temps,

Seraient tombés avant la fuite du printemps.

Chapitre XVII. Martin élargit le cercle de ses connaissances ; il augmente son fonds d’expérience, et trouve une excellente occasion d’en comparer les résultats personnels avec ceux de l’expérience acquise par Lummy Ned de Salisbury, d’après le récit que lui en a fait son ami M. William Simmons. §

Un trait qui est bien de nature à caractériser Martin, c’est que, durant tout ce temps-là, il avait oublié Mark Tapley aussi complètement que s’il n’eût jamais existé personne de ce nom ; ou si, pour un moment, la figure de ce gentleman s’était offerte à sa pensée, il avait ajourné cette image comme une chose qui ne pressait pas du tout, et à laquelle il serait toujours temps de penser dans ses moments de loisir. Mais quand il se vit de nouveau dans les rues, il vint à songer qu’il n’était pas tout à fait impossible que M. Tapley ne fût, à la longue, fatigué d’attendre sur le pas de la porte du Rowdy Journal Office. En conséquence, il expliqua à son nouvel ami que, si leur promenade pouvait être dirigée de ce côté, il ne serait point fâché de se débarrasser de cette petite affaire.

« Et à propos d’affaire, dit Martin, me serait-il permis de vous demander à mon tour si ce sont vos occupations qui vous retiennent dans cette ville, ou si, comme moi, vous n’y êtes qu’à titre de visiteur ?

– De visiteur, répondit son ami. J’ai été élevé dans l’État de Massachussets, et j’y ai toujours ma résidence. Je demeure dans une paisible petite ville. Il est rare que je vienne dans ces cités d’affaires, et je vous assure bien que, plus je les connais, moins je me sens de dispositions à les visiter.

– Vous avez voyagé à l’étranger ? demanda Martin.

– Oh ! oui.

– Et, comme tous les gens qui voyagent, vous n’en êtes revenu que plus étroitement attaché à votre foyer et à votre pays natal ? dit Martin, le considérant d’un œil curieux.

– À mon foyer… oui, répondit l’ami. À mon pays natal, en tant que foyer domestique, oui également.

– Mais vous m’avez l’air de faire quelques réserves ? dit Martin.

– Oui, dans le cas, par exemple, où vous me demanderiez si je suis revenu ici avec plus de goût pour les imperfections de mon pays, avec plus de sympathie pour ceux qui veulent se faire passer pour ses amis (à raison de tant de dollars par jour), avec une plus froide indifférence pour le progrès des principes parmi nous, en matière d’affaires publiques ou de conventions privées entre particuliers, principes dont la défense outrée ferait rougir jusqu’à vos légistes d’Old-Bailey. Si vous me demandez cela, je vous répondrai tout bonnement : Non !

– Oh !… fit Martin d’un ton si parfaitement semblable à celui de son ami, que ce Oh ! retentit comme l’écho du Non.

– Que si vous me demandez, poursuivit son compagnon, si je suis revenu ici plus satisfait d’un état de chose qui divise ouvertement la société en deux classes, dont l’une, le plus grand nombre, revendique une fausse indépendance, tandis qu’elle compte misérablement, pour le soutien de sa chétive existence, sur le mépris des conventions humaines et des coutumes sociales, si bien que plus un homme est grossier, plus cette indépendance prétendue lui est chère, tandis que l’autre classe, dégoûtée de ce vil drapeau qu’on dresse à tout propos et qu’on emploie à tout usage, cherche son refuge parmi les privilèges qu’il peut lui procurer pour enfouir sa vie et laisser le bonheur public devenir ce qu’il pourra dans la presse et la confusion d’un assaut général… si vous me demandez cela, je vous répondrai encore : Non. »

Et Martin de s’écrier encore : « Oh ! » de ce même ton si bizarre qui témoignait de son désenchantement et de ses inquiétudes : car, il faut dire la vérité, ce qui lui troublait l’esprit, ce n’était pas la considération des affaires publiques, c’était tout simplement de voir s’évanouir ses brillantes perspectives d’architecture domestique.

« En un mot, reprit son interlocuteur, je ne pense pas, je ne puis penser, et par conséquent je ne soutiendrai pas que nous soyons un modèle vivant de sagesse, un exemple à offrir au monde, ni que nous possédions dans sa perfection la raison humaine ; ce que vous pourrez entendre vous-même à toute heure du jour vous en apprendra bien plus encore sur ce sujet. Je me bornerai à dire que nous avons commencé notre vie politique sous les auspices de deux avantages inestimables.

– Lesquels ?

– Le premier, c’est que notre histoire commence assez tard pour avoir échappé aux siècles d’excès sanglants et féroces que les autres nations ont traversés, et qu’ainsi elle a reçu tout le reflet de leur civilisation sans passer par leurs ténèbres. Le second, c’est que nous possédons un vaste territoire qui, jusqu’à présent, n’est pas très-peuplé. Tout cela considéré, nous ne sommes donc pas trop en arrière, à ce que je pense.

– Pour l’éducation ? insinua Martin.

– Mais cela ne va pas mal, dit le gentleman en haussant les épaules, bien qu’il n’y ait déjà pas trop de quoi se vanter ; car les pays anciens, les pays despotiques, ont fait autant, sinon davantage, sans le crier sur les toits comme nous. Certainement nous brillons à côté de l’Angleterre, mais c’est qu’aussi elle est aux antipodes de la question. Vous me faisiez tout à l’heure compliment de ma franchise, il faut que je le mérite jusqu’au bout, ajouta-t-il en riant.

– Oh ! je ne m’étonne pas du tout de la franchise avec laquelle un Américain parle de mon pays, nous y sommes accoutumés, répondit Martin. Ce qui me surprend, c’est la façon dégagée dont vous parlez du vôtre.

– Il ne sera pas rare, je vous l’assure, que vous rencontriez ici cette qualité, sauf chez les colonels Diver, les Jefferson Brick, les majors Pawkins, quoique la plupart d’entre nous ressemblent à ce valet de comédie de Goldsmith, qui ne veut permettre à personne autre que lui de maltraiter son maître. Mais, ajouta-t-il, parlons d’autre chose. Vous êtes venu ici dans le but de tenter la fortune, n’est-il pas vrai ? et je me reprocherais de vous décourager. J’ai d’ailleurs quelques années de plus que vous, et peut-être pourrai-je vous renseigner sur divers points usuels. »

Dans cette offre faite à cœur ouvert, sans affectation, avec un ton expansif, il n’y avait pas l’ombre de curiosité ou d’indiscrétion. Comme il lui était impossible de ne point sentir sa confiance éveillée par des avances aussi bienveillantes, aussi amicales, Martin exposa sans réserve le dessein qui l’avait amené dans ce pays ; il fit même l’aveu difficile de sa pauvreté. Il n’alla pas jusqu’à la révéler tout entière, ayant plutôt jeté cet aveu d’un ton qui pouvait laisser croire qu’il avait assez d’argent pour vivre six mois au moins, tandis qu’il en avait assez à peine pour quelques semaines ; mais enfin il confessa qu’il était pauvre, et dit qu’il accepterait avec reconnaissance les avis que son ami voudrait bien lui donner.

Tout le monde eût vu sans peine, et Martin surtout, chez qui la pénétration avait été aiguisée par les nécessités de sa position, ne pouvait manquer de voir que le visage de l’étranger s’était singulièrement allongé quand il avait entendu dérouler le plan d’architecture domestique. Bien que le gentleman fît un grand effort sur lui-même pour être aussi encourageant que possible, il ne put s’empêcher que sa tête ne s’agitât par un mouvement involontaire, comme si elle disait pour son propre compte en langage vulgaire : « Ça ne vaut pas le diable ! » Mais le gentleman prit un ton enjoué en disant que si, dans New-York, il n’existait rien de semblable à ce que Martin désirait, du moins il ne perdrait pas un moment pour s’informer s’il n’y avait pas un endroit plus propice pour donner suite à ce projet. Il apprit alors à Martin qu’il s’appelait Bevan, qu’il était médecin, mais qu’il ne pratiquait que peu ou point ; enfin d’autres détails qu’il lui donna, tant sur lui-même que sur sa famille, remplirent le temps jusqu’au moment où ils arrivèrent au Rowdy Journal Office.

Là, M. Tapley leur apparut bien à son aise sur le palier du premier étage. Avant même que les deux gentlemen eussent atteint la maison, le bruit que faisait un individu installé dans cet endroit, et sifflant de toutes ses forces l’air Rule Britannia19, parvenait à leurs oreilles. En montant jusqu’au lieu d’où partait cette musique, ils trouvèrent M. Tapley couché au milieu d’un rempart de bagages. Selon toute apparence, il exécutait l’hymne national pour le régal d’un nègre à tête grise qui était assis sur l’un des ouvrages avancés (un portemanteau) et contemplait Mark avec admiration, tandis que celui-ci, la tête appuyée sur sa main, recevait ses compliments d’un air bienveillant, et n’en sifflait que de plus belle. Il venait sans doute de faire là son dîner ; car il avait encore auprès de lui son couteau, une bouteille d’osier et quelques débris de victuailles dans un mouchoir. Il avait employé une partie de ses loisirs à décorer la porte du Rowdy Journal, où ses initiales brillaient en lettres de près de six pouces de long avec la date du mois en plus petits caractères ; le tout entouré d’un feston en guise d’ornement et exécuté d’une main ferme et hardie.

« J’avais peur que vous ne vous fussiez perdu, monsieur ! s’écria Mark, se levant et interrompant son air à l’endroit où (quand on le siffle) les Anglais sont généralement censés déclarer que jamais, jamais, jamais… J’espère qu’il ne vous est rien arrivé de fâcheux, monsieur ?

– Non, Mark. Où est votre amie ?

– La femme que vous disiez folle, monsieur ? dit Tapley. Oh ! elle va bien, monsieur.

– A-t-elle retrouvé son mari ?

– Oui, monsieur. Du moins elle a retrouvé ses restes, dit Mark se reprenant.

– Le mari n’est pas mort, j’espère ?

– Pas le moins du monde, monsieur ; mais il a eu plus de fièvre et de tremblements que n’en peut supporter un être vivant. Lorsqu’elle l’a vu là à l’attendre, j’ai cru qu’elle allait mourir de saisissement.

– Mais puisqu’il était là !

– Ce n’est pas lui, monsieur, qui était là. C’était son ombre, une ombre misérable qui s’est traînée jusque-là en rampant, et qui ressemblait autant au mari quand elle le reconnut, que votre ombre peut vous ressembler quand le soleil l’étire et l’amincit. Mais enfin c’étaient ses restes, pour sûr. Elle embrassa ces pauvres restes avec joie, ni plus ni moins que si ç’avait été son mari tout entier !

– Et a-t-il acheté de la terre ? demanda M. Bevan.

– Oh ! oui, dit Mark en secouant la tête, il a acheté de la terre et il l’a payée, qui plus est. Tous les agréments naturels s’y trouvaient réunis, à ce que lui avaient affirmé les agents ; mais il n’y en avait qu’un en réalité, et il est surabondant : c’est qu’il y a de l’eau à n’en plus finir.

– Je suppose, dit Martin d’un ton bourru, qu’il ne pouvait pas se passer d’eau.

– Certainement non, monsieur. Et pour ce qui est de ça, il n’en manque pas : il n’a pas besoin de tourner le robinet, ni de payer de taxe, encore. Indépendamment de trois ou quatre vieilles rivières vaseuses tout à l’entour, la ferme est toujours, dans les temps de sécheresse, couverte de quatre à six pieds d’eau. Quant à la profondeur, dans la saison des pluies, il n’a jamais pu savoir au juste ce qu’il en est, faute d’avoir rien trouvé d’assez long pour en sonder le fond.

– Est-ce bien possible ? demanda Martin à son compagnon.

– C’est très-vraisemblable, répondit ce dernier. Quelque lot de terrain dans le Mississipi ou le Missouri, j’imagine.

– Cependant, poursuivit Mark, il est venu je ne sais d’où, jusqu’à New-York, pour y recevoir sa femme et ses enfants, et ils en sont repartis ensemble sur un paquebot cette sainte après-midi, aussi heureux de se trouver réunis que s’ils allaient ensemble au ciel. Vraiment, je serais tenté de croire qu’ils y vont tout droit, à en juger par la joie de ce pauvre homme.

– Et puis-je vous demander, dit Martin, promenant son regard satisfait de Mark au nègre, quel est ce gentleman ? Un autre de vos amis ?

– Monsieur, répondit Mark, le tirant à part pour lui parler confidentiellement à l’oreille, c’est un homme de couleur.

– Me croyez-vous aveugle, demanda Martin d’un ton d’impatience, pour juger nécessaire de m’apprendre cette belle nouvelle, quand ce visage est le plus noir que j’aie jamais vu ?

– Non, non ; quand je dis que c’est un homme de couleur, j’entends par là que c’est un de ces hommes comme on en voit en peinture sur les enseignes des boutiques. « Un homme est un « frère, » vous savez, monsieur, ajouta Mark, adressant à son maître un geste significatif pour lui rappeler la figure de nègre qu’on voit si souvent représentée dans les recueils et les petits imprimés à bon marché.

– Un esclave ! s’écria Martin en baissant la voix.

– Ah ! fit Mark sur le même ton. Rien de plus. Un esclave. Oui, quand cet homme était jeune (ne le regardez pas pendant que je vous parle de lui), on lui a cassé la jambe d’un coup de feu, on lui a fait une balafre au bras, on l’a marqué tout vif avec un fer rouge, comme un maquereau sur le gril. On l’a battu à outrance ; on lui a écorché le cou avec un collier de fer, et on lui a mis des anneaux de fer aux poignets et aux chevilles. Il en a encore les marques. Tandis que j’étais en train de dîner, il a ôté son habit, et j’en ai perdu l’appétit.

– Comment ! est-ce possible ? demanda Martin à son ami qui se tenait près d’eux.

– Je n’ai aucun motif d’en douter, répondit celui-ci, baissant les yeux et hochant la tête. Cela se voit souvent.

– Dieu vous bénisse ! dit Mark ; je sais ce qu’il en est pour lui avoir entendu raconter toute son histoire. Son premier maître mourut ; il en arriva autant au deuxième, à qui un autre esclave fendit la tête d’un coup de hache pour aller se noyer ensuite ; alors, il eut un maître meilleur ; d’année en année, il trouva moyen d’économiser un peu d’argent et de racheter sa liberté, qui ne lui coûta pas très-cher, vu que ses forces étaient bien diminuées et qu’il était malade. Alors il vint ici. Et maintenant il met sou sur sou, afin de pouvoir faire avant de mourir une petite emplette ; ça ne vaut pas la peine d’en parler : il ne s’agit que de sa fille, voilà tout ! cria M. Tapley qui s’exaltait en parlant. Vive la liberté ! hourra ! salut, Colombie !

– Silence ! s’écria vivement Martin en appuyant sa main sur sa bouche, et pas de bêtises. Qu’est-ce qu’il fait là ?

– Il attend pour prendre notre bagage sur un camion. Il serait même déjà parti, par parenthèse ; mais je l’ai engagé, moyennant un bon prix (de ma poche), à s’asseoir ici à côté de moi pour me rendre jovial ; et je le suis… joliment ; et, si mes moyens de fortune me permettaient de m’arranger avec lui, pour l’avoir là dix fois par jour à le regarder bien à mon aise, je crois que cela entretiendrait ma jovialité à toujours. »

Ce que nous avons à ajouter pourra faire mettre fortement en doute la véracité de Mark ; mais nous devons reconnaître qu’en ce moment, l’expression de son visage et son maintien démentaient tout à fait cette emphatique déclaration de son état moral.

« Pardieu ! monsieur ! ajouta-t-il, dans cette partie du globe ils sont tellement épris de la Liberté, qu’ils l’achètent, la vendent et la portent au marché. Ils ont une telle passion pour la Liberté, qu’ils ne peuvent s’empêcher de prendre des libertés avec elle. Il n’y a pas d’autre raison à ça.

– Très-bien, dit Martin, désirant changer de sujet. Après cette belle conclusion, Mark, peut-être voudrez-vous bien vous occuper un peu de moi. Voici sur cette carte l’adresse de l’endroit où il faut transporter le bagage : « Pension bourgeoise de mistress Pawkins. »

– Pension bourgeoise de mistress Pawkins, répéta Mark. En route, Cicéron.

– C’est là son nom ? demanda Martin.

– Oui, monsieur, c’est son nom, » répondit Mark.

Et le nègre, faisant une grimace affirmative sous un portemanteau de cuir noir, dix fois moins noir que lui, descendit l’escalier en clopinant, avec une partie de leurs biens terrestres. Mark Tapley l’avait précédé déjà en portant aussi sa charge.

Martin et son ami les suivirent jusqu’en bas, et ils allaient continuer leur chemin quand ce dernier s’arrêta et demanda, non sans quelque hésitation, si l’on pouvait se fier à ce jeune homme.

« À Mark ? Oh ! certainement ! En quoi que ce soit.

– Vous ne me comprenez pas. Je pense qu’il vaudrait mieux qu’il vînt avec nous. C’est un honnête garçon, et il ne parle que trop franchement !

– Le fait est, dit Martin en souriant, que, n’étant pas accoutumé à une république libre, il a contracté cette habitude ailleurs.

– Je pense qu’il vaudrait mieux qu’il vînt avec nous. Autrement, il pourrait s’attirer quelque fâcheuse affaire. Nous ne sommes pas ici dans un État à esclaves ; mais j’ai honte d’avoir à vous avouer que, dans cette contrée, l’esprit de tolérance est moins commun que la forme. Nous sommes assez renommés pour user de grands ménagements les uns envers les autres quand nous différons d’avis ; mais avec les étrangers !… Non, réellement, je pense qu’il vaudrait mieux qu’il vînt avec nous. »

Aussitôt Martin invita Mark à les accompagner. Ainsi donc, Cicéron et le camion allèrent d’un côté, et les trois promeneurs de l’autre.

Ils parcoururent la ville durant deux ou trois heures, la contemplant aux meilleurs points de vue, et s’arrêtant dans les rues principales et devant les monuments publics que leur montrait M. Bevan. La nuit venant à grand pas, Martin proposa d’aller, pour se reposer, prendre le café chez mistress Pawkins ; mais il fut détourné de ce dessein par sa nouvelle connaissance, qui semblait s’être mis en tête de l’emmener, ne fût-ce que pour une heure, chez un de ses amis qui demeurait tout près de là. Bien que cette offre lui répugnât, fatigué comme il l’était, Martin, pensant qu’il serait de mauvais goût et peu convenable de refuser d’être présenté quelque part, quand ce gentleman, qui avait le cœur sur la main, voulait bien lui servir d’introducteur ; Martin, disons-nous, pour la première fois de sa vie et à tout hasard, sacrifia de bonne grâce sa volonté et son plaisir aux désirs d’autrui. On voit que le voyage lui avait déjà profité.

M. Bevan frappa à la porte d’une maison petite, mais très-proprette, dont le parloir bien éclairé reflétait ses lumières sur la rue, maintenant obscure. Cette porte fut aussitôt ouverte par un homme d’une physionomie si évidemment irlandaise, qu’il semblait plutôt de son devoir, en droit et en fait, d’être couvert de haillons, que de se montrer tout pimpant avec un habillement complet.

Tout en recommandant ce phénomène à l’attention de Martin (à qui, du reste, la chose avait sauté aux yeux), M. Bevan pénétra dans la chambre d’où la clarté se répandait dans la rue. Il présenta aux personnes qui s’y trouvaient M. Chuzzlewit, comme un gentleman arrivant d’Angleterre, et avec qui il avait eu récemment le plaisir de faire connaissance. Les maîtres de la maison mirent à accueillir l’étranger tout l’empressement, toute la politesse possibles ; en moins de cinq minutes, Martin se trouva assis fort à l’aise, auprès du feu, et dans les meilleurs termes avec la famille entière.

Il y avait là deux jeunes personnes, l’une de dix-huit ans, l’autre de vingt, toutes deux très-délicates, mais très-jolies ; leur mère, qui sembla à Martin plus âgée et plus fanée qu’elle n’eût dû le paraître pour son âge ; et leur grand-mère, une petite vieille éveillée et alerte, qui paraissait avoir bravement pris le dessus des fatigues de sa jeunesse, et s’être remise tout à fait. En outre, il y avait le père des jeunes filles avec leur frère : le premier s’occupait d’affaires de commerce, le second faisait ses études au collège ; tous deux avaient dans les manières une certaine cordialité qui rappelait celle de M. Bevan lui-même ; ils ressemblaient même par les traits à M. Bevan, ce qui n’était nullement étonnant, celui-ci étant leur proche parent, ainsi que Martin ne tarda pas à l’apprendre. Il ne put s’empêcher de commencer l’examen de l’arbre généalogique de la famille par les deux jeunes personnes qui, naturellement, appelaient les premières son attention, non-seulement parce qu’elles étaient fort jolies, comme nous l’avons dit plus haut, mais parce qu’elles portaient des souliers merveilleusement petits et des bas de soie les plus clairs possible, dont le mouvement de leurs chaises à bascule faisait ressortir tous les avantages, de manière à justifier les distractions du visiteur.

Il n’y a pas de doute que c’était furieusement agréable, d’être assis dans cette gentille chambre bien meublée, chauffée par un bon feu et pleine d’ornements gracieux, y compris quatre souliers et un nombre égal de bas de soie et, pourquoi pas ? les pieds et les jambes ci-inclus. Nul doute non plus que Martin ne fût énormément disposé à contempler sous ce jour sa position, après ce qu’il venait de voir sur le Screw et à la pension bourgeoise de mistress Pawkins. En conséquence, il fit de grands frais d’amabilité ; et il était à l’apogée de la bonne humeur et en train de plaire extrêmement à toute la famille, quand le thé et le café arrivèrent, avec des confitures et de bons petits gâteaux.

Encore une circonstance délicieuse qui se révéla avant qu’on eût pris la première tasse de thé : c’est que toute la famille avait été en Angleterre. N’était-ce pas ravissant ? Mais la satisfaction de Martin diminua un peu quand il apprit que ses hôtes connaissaient sur le bout de leurs doigts tous les grands ducs, lords, vicomtes, marquises, duchesses, chevaliers et baronnets, et possédaient à fond, sur leur compte, les plus petites particularités. Toutefois, lorsqu’on lui demandait des nouvelles de tel ou tel personnage aristocratique, et qu’on lui disait : « Se porte-t-il bien ? » Martin répondait : « Oui, oh ! oui. Jamais il ne s’est mieux porté. » Et quand on lui demandait si la mère de Sa Seigneurie la duchesse n’était pas trop changée, Martin répondait : « Oh mon Dieu ! non ; vous la verriez demain, n’importe où, que vous la reconnaîtriez tout de suite. » Ce n’était pas mal se tirer d’affaire. De même, quand les jeunes filles l’interrogeaient touchant les poissons dorés de la fontaine Grecque, qu’elles avaient admirés dans la serre de tel ou tel gentilhomme, et lui demandaient s’il y en avait toujours autant qu’autrefois, il répondait gravement, après mûre réflexion, qu’il devait bien y en avoir maintenant deux fois autant, et quant aux plantes exotiques : « Oh ! ce n’est rien que de le dire, il faudrait le voir pour le croire ! » Ce brillant concours de circonstances rappela au souvenir de la famille la fête magnifique donnée en présence de toute la paierie britannique et de tout l’almanach de la Cour, et à laquelle la famille avait été spécialement invitée, d’autant plus que cette fête se donnait un peu en son honneur. Ce que M. Norris père avait dit au marquis ***, et ce que mistress Norris mère avait dit à la marquise, et ce que le marquis et la marquise avaient dit tous deux, quand ils avaient affirmé sur leur parole, sur leur honneur, qu’ils souhaitaient que M. Norris père et mistress Norris mère, et les deux demoiselles Norris et M. Norris junior le fils, voulussent bien s’établir à demeure fixe en Angleterre, et les favoriser d’une amitié éternelle ; tout cela prit beaucoup de temps à remémorer.

Martin trouvait étrange et en quelque sorte inconséquent que, durant le cours et même au plus fort de ces récits pompeux, M. Norris père et M. Norris junior fils, qui, disaient-ils, étaient en correspondance suivie avec quatre membres de la paierie anglaise, insistassent sur l’inestimable avantage de n’avoir point de ces distinctions arbitraires dans leur pays éclairé, où il n’existait pas d’autre noblesse que des hommes anoblis par la nature, et où toute la société reposait sur le large niveau de l’amour fraternel et de l’égalité naturelle. En effet, M. Norris père avait entamé une polémique sur ce thème ampoulé, et commençait à devenir passablement ennuyeux, quand M. Bevan détourna à propos le cours de ses pensées en hasardant une question sur la personne qui occupait la maison voisine. À quoi l’orateur interrompu répondit « que cette personne avait des opinions religieuses qu’il ne pouvait approuver, et qu’en conséquence il n’avait pas l’honneur de la connaître. » Mistress Norris mère ajouta, de son côté, une autre raison, la même au fond avec simple variante de mots, à savoir qu’elle pensait que ces gens-là n’étaient pas mal dans leur genre, mais qu’ils n’étaient pas comme il faut.

Un autre trait frappa fortement Martin. M. Bevan étant venu à parler de Mark et du nègre, il parut évident que tous les Norris étaient abolitionnistes. Ce fut pour Martin un grand soulagement que de les trouver dans ces dispositions, et il se sentit si fortement encouragé par l’esprit de la société où il était, qu’il exprima franchement sa sympathie en faveur des malheureux noirs opprimés. Or, une des jeunes personnes (la plus jolie et la plus délicate des deux) s’amusa beaucoup de la chaleur avec laquelle il en parlait ; et, comme il la priait instamment de s’expliquer, elle resta quelque temps sans pouvoir répondre, à force de rire. Dès qu’elle eut repris l’usage de la langue, elle dit que les nègres étaient une race si bouffonne, si énormément grotesque de manières et d’extérieur, qu’il était absolument impossible, pour quiconque les connaissaient bien, de faire une attention sérieuse à une portion aussi absurde de la création. M. Norris père, mistress Norris mère, et miss Norris sœur, et M. Norris junior frère, et jusqu’à mistress Norris senior la grand-mère, se joignirent tous à cette opinion, et la posèrent en fait absolu ; comme s’il n’y avait rien dans la souffrance et l’esclavage d’assez lugubre pour jeter au moins quelque intérêt sérieux sur une créature humaine, fût-elle aussi ridicule au physique que le plus grotesque d’entre les singes, et au moral, que le plus doucereux des Nemrods républicains, les chasseurs de chevelures !

« En résumé, dit M. Norris père, pour en finir à la satisfaction générale, il existe entre les races une antipathie naturelle.

– Qui va, dit tout bas l’ami de Martin, jusqu’aux plus cruelles tortures, jusqu’au trafic et au maquignonnage des générations à naître. »

M. Norris fils ne dit rien ; mais il fit une grimace et s’essuya les doigts, ainsi qu’Hamlet dut le faire après avoir rejeté au loin le crâne d’Yorick, comme si en ce moment, où il venait de toucher un nègre, il avait peur qu’il ne lui fût resté du noir aux mains.

Pour ramener la conversation à son point de départ infiniment plus agréable, Martin laissa tomber ce sujet, car il s’était clairement aperçu que c’était un thème dangereux à raviver même dans les plus favorables circonstances, et se remit à adresser la parole aux jeunes demoiselles, dont le riche costume était d’une fraîcheur éclatante, chaque partie en étant aussi soignée que les souliers mignons et les fins bas de soie. Cette parure lui donna lieu de penser que les deux sœurs étaient fort au courant des modes françaises, ce dont il fut bientôt convaincu : car, si leurs connaissances n’étaient pas des plus nouvelles, du moins étaient-elles fort étendues ; l’aînée, en particulier, qui avait un talent distingué pour les arts, la métaphysique, les lois de la pression hydraulique et les droits de l’humanité, avait surtout une manière à elle de confondre toutes ces matières et de passer alternativement du chapitre des chapeaux à celui des chapiteaux, ou même de mêler tout cela, avec un aplomb si étonnant, si étourdissant, qu’au bout de cinq minutes les étrangers perdaient la tête dans ce chaos.

Martin sentit que la sienne s’en allait, et, pour conjurer le péril, il pria l’autre sœur de vouloir bien chanter, car il avait aperçu un piano dans la chambre. La jeune fille accéda gracieusement à cette prière ; et un concert à grands airs de bravoure commença, exécuté par les demoiselles Norris pour tout orchestre. Elles chantèrent dans toutes les langues, excepté la leur, allemand, français, italien, espagnol, portugais, suisse ; mais de leur propre langue, il n’en fut pas question : la langue maternelle, fi donc ! car les langues sont comme bien des voyageurs, qu’on trouve vulgaire chez eux, et qui font flores à l’étranger.

Il est probable que de langue en langue les demoiselles Norris fussent arrivées à l’hébreu, si elles n’eussent pas été interrompues par le domestique irlandais qui, ouvrant vivement la porte, cria à haute voix :

« Le général Fladdock !

– Ciel !… s’écrièrent les deux sœurs s’arrêtant aussitôt ; le général de retour ! »

Comme elles laissaient échapper cette exclamation, le général, en grand uniforme de bal, parut et s’élança avec une telle précipitation, qu’ayant accroché ses bottes au tapis et ayant embarrassé son épée dans ses jambes, il tomba tout de son long et offrit aux yeux de la société étonnée une drôle de petite tonsure toute chauve au sommet de sa tête. Mais ce n’était pas là le pis : car le général, étant très-gros et très-serré dans son costume, ne put, une fois à terre, se relever, et fut obligé de rester là à décrire avec ses bottes des évolutions et des opérations dont on n’a jamais vu d’exemples dans les fastes de l’art militaire.

Naturellement, chacun vola aussitôt à son secours, et bientôt le général fut remis sur ses jambes ; mais son uniforme était si terriblement juste et bien pris, que le général se laissa relever droit comme un piquet et sans faire un pli, absolument comme un clown qui fait le mort sur les tréteaux, sans pouvoir s’aider en rien lui-même jusqu’à ce qu’il fût planté droit sur les semelles de ses bottes ; alors il s’anima comme un ressuscité, et, se faufilant de côté, afin de tenir le moins de place possible et de moins risquer d’érailler la trame d’or de ses épaulettes en les frôlant contre quelque chose, il s’avança, le visage souriant, pour saluer la maîtresse de la maison.

Certes, il eût été impossible à la famille de montrer une joie plus pure et plus vive qu’elle n’en témoigna à l’apparition inattendue du général Fladdock. Le général fut accueilli aussi chaudement que si New-York avait été en état de siège, et qu’il n’y eût pas eu d’autre général à embaucher ni pour or ni pour argent. Il fit par trois fois le tour des Norris en leur pressant les mains, puis il les passa en revue à quelque distance, comme un brave commandant qu’il était, avec son grand manteau drapé sur l’épaule droite et rejeté du côté gauche pour faire valoir sa large poitrine.

« Je revois donc encore une fois, s’écria le général, les esprits les plus distingués de mon pays !

– Mais oui, dit M. Norris père. Présent, général. »

Alors tous les Norris entourèrent le général, lui demandant comment il s’était porté, où il avait été depuis sa dernière lettre, comment il s’était trouvé de son voyage à l’étranger ; particulièrement et par-dessus tout, combien il avait connu de ces grands ducs, lords, vicomtes, marquises, duchesses, chevaliers et baronnets, que les peuples de ces contrées plongées dans les ténèbres ont la faiblesse de tant aimer.

« Ne m’en parlez pas, dit le général, levant la main. J’étais parmi ces gens-là tout le temps, et j’ai rapporté dans ma malle des journaux où mon nom se trouve imprimé (il baissa la voix, de manière à faire plus d’effet sur son auditoire)… oui, imprimé aux nouvelles de la fashion. Ô préjugés pitoyables de cette incroyable Europe !

– Ah ! » s’écria M. Norris père, qui secoua la tête d’un air mélancolique et dirigea un regard sur Martin, comme s’il voulait dire : « Je ne puis le nier, monsieur ; je voudrais pouvoir le faire pour vous être agréable.

– Quel étroit développement du sens moral dans ce pays ! reprit le général ; quelle absence de toute dignité morale chez l’homme !

– Ah ! soupirèrent tous les Norris, dans un profond abattement.

– Vraiment, poursuivit le général, je n’eusse pu m’en faire une idée exacte avant de l’avoir vu sur place, de mes propres yeux. Norris, votre imagination n’est pas une imagination ordinaire, et cependant vous n’eussiez pu vous-même vous en faire une idée si vous ne l’aviez vu sur place, de vos propres yeux.

– Non certainement, dit M. Norris.

– Les exclusions, l’orgueil, les formalités, l’étiquette, s’écria le général, pesant avec emphase sur chacun de ces mots ; les barrières artificielles élevées entre les hommes ; la division de l’espèce humaine en cartes à figures et basses cartes de toute sorte, trèfle, carreau, pique, tout excepté du cœur !

– Ah ! s’écria la famille entière ; ce n’est que trop vrai, général !

– Attendez, dit vivement M. Norris père en le prenant par le bras. Vous avez sûrement fait la traversée sur le Screw, général.

– Oui, sur le Screw.

– Est-il possible ! s’écrièrent les jeunes filles ; la drôle de chose ! »

Le général paraissait fort en peine de comprendre pourquoi sa traversée sur le Screw produisait une telle sensation, et il n’était pas près de résoudre la question, quand M. Norris le présenta à Martin, en disant :

« Voici, je pense, un de vos compagnons de voyage.

– De mes compagnons ?… répéta le général. Du tout. »

Jamais il n’avait aperçu Martin ; mais Martin l’avait bien vu, et il le reconnaissait, maintenant qu’ils étaient face à face, pour le gentleman qui, vers la fin de la traversée, avait plongé les mains dans ses poches et arpenté le pont avec les narines dilatées. Tous les yeux étaient fixés sur Martin. Il n’y avait pas moyen d’échapper à un aveu. La vérité dut se faire jour.

« Je suis venu sur le même bâtiment que le général, dit-il, mais non dans la même chambre. Comme il me fallait observer la loi de la plus stricte économie, j’ai pris passage sur l’arrière. »

Si l’on avait attaché le général en travers à la bouche d’un canon et commandé le feu en ce moment, il n’eût pu témoigner une plus profonde consternation qu’il n’en fit paraître après avoir entendu ces paroles. Lui Fladdock, Fladdock en grand uniforme de la milice, le général Fladdock, Fladdock le bienvenu des nobles étrangers, être exposé à connaître un individu qui était arrivé sur l’arrière d’un paquebot, au prix de quatre livres dix schellings ! à rencontrer cet individu dans le sanctuaire même de la fashion de New-York ! à le voir s’ébattre dans le sein de l’aristocratie de New-York ! Un peu plus, et il allait poser la main sur la garde de son épée.

Un silence de mort régnait parmi les Norris. Si cette histoire venait à s’ébruiter, leur parent de province les aurait déshonorés par son imprudence. Ils étaient considérés comme les astres les plus brillants d’une sphère à part dans New-York. Au-dessus comme au-dessous d’eux, il y avait d’autres sphères élégantes ; et, parmi ces sphères, aucune des étoiles qui la composaient n’avait rien à démêler avec les étoiles des autres sphères. Mais parmi toutes les sphères, quelles qu’elles fussent, le bruit allait courir que les Norris, trompés par des manières et des dehors de gentleman, avaient, au mépris de leur haute position, « reçu chez eux » un homme sans dollars, un inconnu !… Ô aigle gardien de la pure république, avaient-ils donc vécu pour cette humiliation !

« Permettez-moi de prendre congé de vous, dit Martin après un silence terrible. Je sens que je cause ici au moins autant d’embarras que j’en éprouve moi-même. Mais avant de sortir, je dois décharger de toute responsabilité ce gentleman qui, en me présentant dans une si haute société, ignorait, je vous l’assure, combien j’en étais indigne. »

En achevant ces mots, il salua les Norris et s’éloigna comme une statue de neige, glacé au dehors, brûlant au-dedans.

« Allons, allons ! dit M. Norris père, qui, tout pâle, promena son regard sur les assistants lorsque Martin eut fermé la porte, le jeune homme aura toujours pu observer ce soir un raffinement de ton et de manières, une distinction simple et aisée, une grandeur d’élégance sociale auxquels il est étranger dans son pays. Espérons que cette rencontre éveillera en lui le sens moral. »

Si le sens moral, cet article particulièrement transatlantique (car, à en croire les hommes d’État, les orateurs et les pamphlétaires indigènes, l’Amérique en a monopolisé l’honneur) ; si cet article, particulièrement transatlantique, est censé correspondre à un sentiment général de bienveillance pour l’humanité tout entière, il est certain qu’il avait alors bien besoin de s’éveiller chez Martin : en effet, tandis qu’il enjambait les rues à grands pas ayant Mark à ses talons, son sens immoral était activement en jeu et lui faisait prononcer entre les dents des phrases féroces qu’heureusement pour notre voyageur personne n’entendit. Cependant il avait fini par retrouver assez de sang-froid pour pouvoir commencer à rire de l’incident, quand derrière lui il entendit le bruit d’un autre pas ; il se retourna et reconnut son ami Bevan, tout hors d’haleine.

Celui-ci prit le bras de Martin, qu’il pria de marcher plus lentement. Pendant quelques minutes il garda le silence, puis enfin :

« J’espère, dit-il, que vous n’avez pas besoin de l’explication que vous avez donnée tout à l’heure pour m’excuser à vos propres yeux.

– Que voulez-vous dire ? demanda Martin.

– J’espère que vous ne m’imputez pas le tort d’avoir prévu et deviné la façon dont se terminerait notre visite. Mais je vous ferais injure de le croire.

– Assurément, dit Martin. Au contraire, je ne vous en suis que plus obligé de votre bienveillance quand je vois de quelle étoffe sont faits vos bons citoyens du pays.

– J’estime, répondit son ami, qu’ils sont à peu près faits de la même étoffe que les autres, s’ils voulaient seulement en convenir au lieu de se targuer de vaines prétentions.

– Franchement c’est vrai, dit Martin.

– Je parie, reprit le gentleman, que, si vous aviez trouvé une scène semblable à celle-là dans une comédie anglaise, vous l’auriez jugée d’une invraisemblance choquante.

– Vous avez bien raison.

– Sans nul doute cette scène est plus ridicule chez nous que partout ailleurs ; mais cela tient aux mauvaises habitudes qu’on a prises ici. En ce qui me concerne, je puis vous assurer que je savais parfaitement tout d’abord que vous étiez venu sur l’arrière ; car j’avais vu la liste des passagers de l’avant, et je n’y avais pas lu votre nom.

– Je ne vous en suis que plus reconnaissant, dit Martin.

– Norris est un excellent homme à sa manière, fit observer M. Bevan.

– Lui ?… dit brusquement Martin.

– Oh ! oui, il y a en lui cent bonnes qualités. Vous ou tout autre, vous n’auriez qu’à vous adresser à lui à titre d’inférieur et le solliciter in forma pauperis, il serait rempli d’égards et de considération.

– Ce ne serait pas la peine d’avoir fait, de mon pays ici, un voyage de trois mille milles, pour trouver un caractère semblable, dit Martin. Cela se trouve partout. »

Ni le jeune homme ni son ami n’ajoutèrent un seul mot durant le reste du chemin ; chacun d’eux paraissait suffisamment occupé de suivre le cours de ses pensées.

Le thé ou le souper, quelque nom qu’on donne au repas du soir, avait été servi lorsqu’ils atteignirent la maison du major ; mais la nappe, embellie de quelques tâches de plus, était encore sur la table, à l’extrémité de laquelle mistress Jefferson Brick et deux autres dames étaient en train de prendre le thé ; un extra selon toute apparence, car ces dames avaient encore leurs chapeaux et leurs châles, comme si elles ne faisaient que d’arriver. À la lueur de trois chandelles éblouissantes, d’inégale longueur et posées dans des flambeaux de forme diverse, la chambre ne se montrait pas plus à son avantage qu’au grand jour.

Ces dames causaient toutes trois ensemble à haute voix quand Martin et son ami entrèrent. Mais, à la vue de ces gentlemen, elles interrompirent immédiatement leur conversation et devinrent extrêmement réservées, pour ne pas dire glaciales. Elles se mirent à échanger à voix basse quelques remarques ; et, vraiment, à la température de leur froideur excessive, l’eau bouillante de la théière eût pu descendre de vingt degrés.

« Avez-vous été à l’assemblée, madame Brick ? demanda l’ami de Martin avec une sorte de clignement d’œil malicieux.

– Je viens du cours, monsieur.

– Pardon. J’avais oublié. Vous n’allez pas à l’assemblée, je crois. »

Ici la dame qui se trouvait assise à la droite de mistress Brick poussa un pieux soupir comme pour dire : « C’est moi qui y vais ! » Et, en effet, elle y allait à peu près chaque soir de la semaine.

« Vous avez eu un bon sermon, madame ? » demanda M. Bevan, s’adressant à cette dame.

Celle-ci leva les yeux d’une façon dévote et répondit : « Oui. » Elle avait entendu avec la plus grande satisfaction un beau sermon, solide, bien épicé, dans lequel ses amis et connaissances étaient joliment arrangés, et qui leur faisait parfaitement leur affaire. De plus, son chapeau avait éclipsé tous les chapeaux de la congrégation ; aussi était-elle satisfaite à tous égards.

« Quels cours suivez-vous en ce moment, madame ? dit l’ami de Martin, se tournant de nouveau vers mistress Brick.

– La Philosophie de l’Âme, les mercredis.

– Et les lundis ?

– La Philosophie du Crime.

– Et les vendredis ?

– La Philosophie des Légumes.

– Vous avez oublié les jeudis, la Philosophie du Gouvernement, ma chère, fit observer la troisième dame.

– Non, dit mistress Brick, c’est le mardi.

– C’est vrai ! s’écria la dame. C’est la Philosophie de la Matière qui se fait le jeudi, par conséquent.

– Vous le voyez, monsieur Chuzzlewit, nos dames sont fort occupées, dit Bevan.

– Ce que vous dites est bien vrai, répondit Martin. Entre ces graves occupations du dehors et leurs devoirs de famille au logis, leur temps doit être parfaitement rempli… »

Martin s’arrêta court ; il avait vu en effet que les dames ne le regardaient pas d’un œil très-favorable, bien qu’il fût à cent lieues de deviner ce qu’il pouvait avoir fait pour mériter l’expression de dédain qui se laissait lire sur leurs traits. Mais lorsque, au bout de quelques moments à peine, elles montèrent à leurs chambres, M. Bevan lui apprit que les soins domestiques étaient fort au-dessous de la dignité de ces dames philosophes, et qu’il y avait cent à parier contre un que, sur ces trois dames, pas une ne saurait faire pour elle-même le plus facile ouvrage de femme, ni façonner pour quelqu’un de ses enfants le plus simple objet de toilette.

« Ne vaudrait-il pas mieux qu’elles eussent entre les mains des instruments aussi inoffensifs que des aiguilles à tricoter, par exemple, plutôt que ces armes à double tranchant de la philosophie ? Ceci est une autre question ; mais ce dont je puis répondre seulement, c’est qu’elles n’y gagnent pas une égratignure. Les dévotions et les lectures publiques sont nos bals et nos concerts. Nos dames vont à ces lieux de rendez-vous pour se soustraire à la monotonie de leur existence, inspecter leurs toilettes réciproques ; puis elles s’en retournent au logis comme elles sont venues.

– Par ce mot « logis, » entendez-vous une maison comme celle-ci ?

– Très-souvent. Mais je m’aperçois que vous êtes mortellement fatigué ; il faut que je vous souhaite bonne nuit. Demain matin, nous discuterons vos projets. Déjà vous ne savez que trop qu’il est inutile de rester dans cette ville où il n’y a aucune chance pour vous. Il vous faudra aller plus loin.

– Pour trouver pis ? dit Martin, citant le vieil adage.

– J’espère bien que non. Mais en voilà assez pour aujourd’hui, n’est-ce pas ?… Bonne nuit ! »

Ils se pressèrent les mains avec effusion et se séparèrent. Dès que Martin fut seul, il sentit tomber cette surexcitation de la nouveauté et du changement, qui l’avait soutenu à travers les fatigues de la journée ; et il était si abattu, si épuisé, qu’il n’avait même pas la force de monter l’escalier et de se traîner jusqu’à sa chambre.

Dans un espace de douze à quinze heures, quelle métamorphose avaient subi ses espérances et ses beaux projets ! Neuf et étranger comme il l’était au sol qu’il foulait, à l’air qu’il respirait, il ne pouvait plus, devant tous les incidents de cette seule journée, se soustraire au triste pressentiment que son plan était décidément à vau-l’eau. Souvent, à bord du vaisseau, il l’avait trouvé téméraire et imprudent ; mais une fois arrivé, il l’avait envisagé avec plus d’espérance, tandis que maintenant il n’y voyait plus que ténèbres sombres et effrayantes. Quelques pensées qu’il appelât à son aide, elles s’offraient à lui sous des formes pénibles et décourageantes et ne lui prêtaient aucune consolation. Les diamants même qui brillaient à son doigt étaient comme des larmes étincelantes, et leur éclat ne reflétait pas un seul rayon d’espérance.

Il était resté près du poêle, toujours plongé dans ses sombres pensées, sans faire attention aux autres pensionnaires qui arrivaient un à un de leurs magasins et de leurs comptoirs, ou bien des tavernes du voisinage, et qui, après avoir donné d’amples accolades à un grand cruchon blanc rempli d’eau qui se trouvait posé au bord de la table, et s’être complu dans leur dégoûtante station au-dessus des crachoirs de métal, allaient pesamment gagner leurs lits. Enfin Mark Tapley entra et le secoua par le bras, croyant qu’il s’était endormi.

Le jeune homme tressaillit.

« Mark !… s’écria-t-il.

– Tout va bien, monsieur, dit le joyeux domestique en mouchant la chandelle avec ses doigts. Votre lit n’est pas des plus grands, monsieur ; et il ne faudrait pas un homme bien altéré, pour boire avant déjeuner toute l’eau qui doit vous servir à faire votre toilette, et pour avaler la serviette par-dessus le marché. Mais cette nuit, monsieur, vous dormirez sans roulis.

– Il me semble que la maison danse sur la mer, dit Martin qui chancela en se levant ; je suis tout brisé.

– Eh bien ! moi, je me sens jovial et gai comme un pinson, dit Mark. Mais, mon Dieu ! ce n’est pas sans raisons. Ah ! c’est ici que j’aurais dû naître ! voilà mon opinion. Prenez garde à la marche, ajouta-t-il, car ils montaient l’escalier. Vous souvenez-vous, monsieur, du gentleman qui était à bord du Screw, et qui avait cette toute petite malle ?

– La valise ?… Oui.

– Eh bien, monsieur, on lui a rendu ce soir le linge blanc qu’on a mis à la porte de sa chambre, ici près. Vous n’avez qu’à voir, en passant, combien il a peu de chemises, mais combien il y a de devants, et vous ne serez plus étonné qu’il eût si peu de bagage. »

Mais Martin éprouvait trop de fatigue et d’accablement pour s’occuper de quoi que ce fût, encore moins d’une découverte si peu intéressante. M. Tapley, sans se laisser rebuter par son indifférence, le mena jusqu’au haut de la maison, et le fit entrer dans la chambre disposée pour le recevoir. Cette chambre, fort petite, n’avait que la moitié d’une croisée, un bois de lit semblable à un coffre sans couvercle, deux chaises, un carré de tapis comme ceux qui servent pour essayer dessus les souliers qu’on achète tout faits dans les magasins de confection en Angleterre ; un petit miroir cloué au mur, et un lavabo avec un pot dans une aiguière, qu’on eût pu prendre pour un pot au lait dans un bol.

« Je suppose que dans ce pays-ci les gens se lavent à sec avec une serviette, dit Mark ; il faut qu’ils soient tous atteints d’hydrophobie, monsieur.

– Ôtez-moi mes bottes, je vous en prie, dit Martin, se laissant tomber sur une des deux chaises. Je suis rompu, je suis à moitié mort, tant je me sens tout courbatu.

– Vous ne direz pas cela demain matin, monsieur, répliqua Mark ; vous ne le direz même plus ce soir, monsieur, quand vous aurez tâté de ceci. »

Et là-dessus, il tira un grand verre plein jusqu’aux bords de morceaux de glace transparente, parmi lesquels se trouvaient une ou deux tranches minces de citron avec une liqueur dorée, d’une apparence exquise, qui montaient à l’appel de la cuiller des profondeurs du verre, à la vue charmée du spectateur.

« Comment appelez-vous ceci ? » dit Martin.

Mais M. Tapley, sans rien répondre, se contenta de plonger un chalumeau dans le mélange, ce qui imprima un agréable mouvement aux morceaux de glace, et il indiqua, par un geste significatif, que c’était là l’agent qui devait servir à l’amateur pour pomper ce breuvage ravissant.

Martin prit le verre d’un air étonné, appliqua ses lèvres au chalumeau, et leva ses yeux avec une expression d’extase. Il ne s’arrêta pas avant d’avoir humé jusqu’à la dernière goutte.

« Monsieur !… dit Mark, retirant le verre d’une manière triomphante. Si jamais il vous arrivait d’être à moitié mort, quand je ne serais pas là, tout ce que vous auriez à faire, ce serait de prier le premier venu d’aller vous chercher un savetier.

– D’aller me chercher un savetier !… répéta Martin.

– Cette admirable invention, monsieur, dit Mark, caressant doucement le verre vidé, s’appelle un savetier. Un savetier au vin de Xérès, si vous abrégez le nom. Maintenant, vous êtes en état de quitter vos bottes, et, à tout égard, vous devez vous sentir un autre homme. »

Après avoir débité cet exorde solennel, il apporta le tire-bottes.

« Songez-y bien, Mark, dit Martin, je ne retombe pas dans ma faiblesse… Mais, juste ciel ! si nous allions nous trouver relégués dans quelque partie sauvage de ce pays, sans ressources, sans argent !

– Eh bien ! monsieur, répondit l’imperturbable Tapley, d’après ce que nous avons vu jusqu’ici, j’ignore si, tout considéré, nous ne serions pas beaucoup mieux dans les parties sauvages que dans les contrées civilisées.

– Ô Tom Pinch, Tom Pinch ! dit Martin d’un ton pénétré, que ne donnerais-je pas pour être encore auprès de vous, pour entendre encore votre voix, fût-ce dans la pauvre chambre à coucher de la maison de Pecksniff !

– Ô Dragon, Dragon, dit Mark faisant un écho chaleureux, si entre vous et moi il n’y avait un peu d’eau, et si ce n’était pas une faiblesse de songer au retour, je crois que j’en dirais autant. Mais je suis ici, ô Dragon, à New-York, en Amérique, et vous, vous êtes dans le Wiltshire, en Europe ; et il faut faire fortune, ô Dragon, et la faire pour une jeune beauté ; et si vous allez voir le Monument, ô Dragon, ne vous arrêtez pas en bas des marches du perron, ou bien vous n’arriverez jamais au sommet.

– Sagement dit, Mark ! s’écria Martin. Nous devons regarder en avant.

– Dans tous les livres d’histoires que j’ai lus, monsieur, les gens qui regardaient derrière eux étaient changés en pierres ; et j’ai toujours pensé que c’était leur faute et qu’ils avaient bien mérité leur sort. Je vous souhaite une bonne nuit, monsieur, et de doux rêves.

– Alors il faut que ce soient des rêves de ma bonne Albion, dit Martin en s’étendant dans son lit.

– Je dirai de même, murmura Mark Tapley, lorsqu’il fut entré dans sa propre chambre, où Martin ne pouvait plus l’entendre. Car si, avant de sortir d’embarras, nous ne trouvons pas à exercer encore un peu mieux notre patience pour avoir quelque mérite de plus à être jovial, je veux me faire citoyen des États-Unis ! »

Laissons-les mêler et confondre dans leurs rêves les ombres d’objets éloignés d’eux, à mesure qu’elles se dessinent sur le mur, en formes fantastiques, à la clarté vaporeuse d’une pensée sans règle. Cette histoire plus vaporeuse encore, comme le rêve d’un rêve, va s’élancer rapidement, changer de théâtre et traverser d’un bond l’Océan pour débarquer sur les rivages de l’Angleterre.

Chapitre XVIII. En relation d’affaires avec la maison Anthony Chuzzlewit et fils, d’où l’un des associés se retire d’une manière tout à fait inattendue. §

Le changement engendre le changement. Rien ne se propage plus vite. Si un homme habituellement enfermé dans un cercle étroit de travaux et de plaisirs, qu’il franchit rarement, fait un pas au dehors, quelque courte que soit la distance qui l’en sépare, son départ du lieu monotone où il a rempli un rôle important a l’air d’être le signal d’un désordre immédiat, comme si, dans la brèche qu’il a laissée, une sorte d’explosion se produisait, qui pulvérise tout ce qui était solide ; et comme s’il suffisait d’un peu moins de quelques semaines pour désunir et détraquer tout ce que le cours des ans avait réuni et cimenté étroitement. La mine que le temps a lentement creusée sous les objets accoutumés éclate en un instant ; et là où, une minute auparavant, on voyait un rocher, il n’y a plus que sable et poussière.

Bien des hommes ont, à une époque ou à une autre, éprouvé jusqu’à un certain point cet effet. Nous ferons fidèlement connaître jusqu’où les lois naturelles du changement avaient exercé leur empire dans la petite sphère d’action que Martin avait quittée.

« Que ce printemps est froid !… disait un soir, d’un ton gémissant, le vieil Anthony en se rapprochant du feu. Il est certain qu’il faisait plus chaud que ça dans ma jeunesse.

– Avec tout cela, vous n’avez pas besoin d’aller roussir vos habits, fit observer l’aimable Jonas, qui leva ses yeux du journal de la veille. Le drap n’est déjà pas si bon marché !

– Brave enfant !… s’écria le père en soufflant sur ses mains glacées et les frottant de son mieux l’une contre l’autre. Quel garçon prudent ! Jamais il ne s’est abandonné aux vanités du luxe de la toilette ; non, non, jamais !

– Quant à ça, je ne sais pas trop ce que je ferais, dit le fils en reprenant la lecture de son journal, si je pouvais le faire pour rien.

– Ah ! oui, si !… dit le vieillard qui se dilata de joie. Mais c’est égal, il fait bien froid.

– Laissez donc le feu tranquille ! cria M. Jonas, arrêtant la main de son vénéré père au moment où celui-ci s’emparait du tisonnier. Voulez-vous manquer dans votre vieillesse, que vous dissipez en ce moment ?

– Je n’en aurais pas le temps, Jonas, dit le vieillard.

– Temps de quoi ?… hurla l’héritier.

– Le temps de manquer. Je voudrais bien que cela me fût possible !

– Vous avez été toujours aussi égoïste qu’un vieil escargot, dit Jonas, trop bas il est vrai pour être entendu de son père, et en attachant sur lui un regard sombre. Vous soutenez bien votre caractère. Vous ne vous inquiétez pas de manquer, n’est-ce pas ? Oh ! c’est sûr, vous ne vous en inquiétez pas. Et si votre chair, votre sang, venait à manquer par la même occasion, cela vous serait bien égal, vieux caillou ! »

Après avoir formulé cette respectueuse allocution, il saisit sa tasse et se mit à boire ; car, en ce moment, le père, le fils et Chuffey, étaient en train de prendre le thé. Alors, regardant de nouveau son père d’un œil fixe et s’arrêtant par intervalles pour absorber une gorgée de thé, il poursuivit sur le même ton que précédemment :

« Manquer !… vous êtes un drôle de vieux, pour parler de manquer par le temps qui court. N’allez-vous pas commencer à parler de ça ? Fort bien ! le temps de manquer ? Non, non, j’espère bien que vous ne l’aurez pas. C’est bien ce qui vous gêne : vous ne demanderiez pas mieux que de vivre une couple de centaines d’années si c’était possible, et encore ne seriez-vous pas content. Je vous connais !… »

Le vieillard soupira et se pencha de nouveau vers le feu. M. Jonas le menaça du bout de sa cuiller à thé en métal anglais, et, prenant la question d’un point de vue plus élevé, il se mit à la traiter avec des arguments de la plus haute moralité.

« Si telle est votre disposition d’esprit, grommela-t-il toujours à demi-voix, pourquoi n’aliénez-vous pas votre bien ? Achetez une rente viagère à bon marché, et mettez à prix cette vie si intéressante pour vous et pour quiconque tenterait la spéculation. Mais non, cela ne vous conviendrait pas. Ce serait une conduite trop naturelle envers votre fils, et vous aimez mieux tenir avec lui une conduite dénaturée en le dépossédant de ses droits. En vérité, je serais honteux de mon rôle si j’étais à votre place, et je m’empresserais d’aller me fourrer la tête vous savez où. »

Il est à présumer que cette dernière expression se rapportait au mot de tombe ou de sépulcre, ou cimetière ou mausolée, un mot enfin que la tendresse filiale de M. Jonas ne lui permettait pas aisément de prononcer. Le jeune homme ne poussa pas plus loin son thème ; car Chuffey paraissant s’être aperçu, du coin accoutumé où il se tenait près de la cheminée, qu’Anthony prêtait l’oreille et que Jonas avait l’air de parler, s’écria tout à coup, comme par inspiration :

« C’est votre propre fils, monsieur Chuzzlewit. Votre propre fils, monsieur ! »

Le vieux Chuffey ne se doutait guère du sens profond qu’avaient ces mots ; il ne se doutait pas de l’amère satire qu’il venait de lancer et de l’impression qu’elle eût faite dans l’âme du vieillard, s’il avait pu connaître les paroles qui erraient sur les lèvres de son fils ou les pensées qu’il nourrissait dans son esprit. Mais le son de la voix de Chuffey détourna le cours des réflexions d’Anthony et le ramena à la question.

« Oui, oui, Chuffey, Jonas est un morceau du vieux bloc. Le bloc est bien vieux maintenant, Chuffey, dit Anthony avec un air d’étrange abattement.

– Oh oui ! joliment vieux, dit Jonas par confirmation.

– Mais non, mais non, dit Chuffey. Non, monsieur Chuzzlewit. Pas du tout vieux, monsieur.

– Oh ! cet homme est pire que jamais ! s’écria Jonas avec un profond dégoût. Sur mon âme, père, il devient par trop stupide… Retenez votre langue, s’il vous plaît !

– Il dit que vous avez tort ! cria Anthony à son vieux commis.

– Tut ! tut ! répondit Chuffey. Je sais ce qu’il en est. Je dis que c’est lui qui a tort ; c’est lui qui a tort. C’est un enfant. Voilà ce qu’il est. Vous aussi monsieur Chuzzlewit, vous êtes comme un enfant. Ah ! ah ! ah ! Vous êtes presque un enfant, en comparaison de bien d’autres que j’ai connus ; vous êtes un enfant auprès de moi ; vous êtes un enfant pour nous tous. Ne l’écoutez pas ! »

En achevant ce discours extraordinaire (car pour Chuffey c’était une vraie tirade d’éloquence sans précédent connu), le pauvre vieux fantôme prit sous son bras paralysé la main de son maître qu’il couvrit de la sienne, comme pour défendre M. Chuzzlewit.

« Chuff, je deviens chaque jour de plus en plus sourd, dit Anthony avec un ton aussi doux ou, pour parler plus exactement, avec aussi peu de rudesse qu’il lui était possible.

– Non, non, cria Chuffey. Cela n’est pas. Et qu’est-ce que ça ferait ? Voilà bien vingt ans que je suis sourd, moi.

– Je deviens aussi de plus en plus aveugle, dit le vieillard en secouant la tête.

– Bon signe ! cria Chuffey. Ah ! ah ! le meilleur signe qu’il y ait au monde ! Auparavant, vous y voyiez trop bien. »

Il tapota la main d’Anthony comme lorsqu’on veut apaiser un enfant, et, tirant le bras du vieillard un peu plus vers lui, il désigna de ses doigts tremblants la place où Jonas était assis, comme s’il voulait l’inviter à s’en éloigner. Mais Anthony demeurant immobile et silencieux, le vieux commis cessa insensiblement de l’étreindre, et rentra dans son coin accoutumé : il se bornait à avancer sa main de temps en temps et à toucher doucement l’habit de son bien-aimé patron, comme s’il voulait s’assurer que M. Chuzzlewit était toujours auprès de lui.

Dans la stupéfaction que lui avait causée toute cette scène, Jonas n’avait pu rien faire que de contempler les deux vieillards, jusqu’au moment où Chuffey fut retombé dans son état habituel et où Anthony se fut assoupi ; alors il se soulagea de ses émotions en se rapprochant du premier de ces personnages et en faisant mine, comme on dit en langage vulgaire, de « lui cogner la tête. »

« Voilà deux ou trois semaines qu’ils jouent ce jeu, pensa Jonas plongé dans une sombre rêverie. Je n’ai jamais vu mon père s’occuper autant de cet homme qu’il l’a fait dans ces derniers temps. Eh quoi ? est-ce que par hasard vous feriez la chasse aux héritages, monsieur Chuff, hein ? »

Mais Chuffey était aussi loin de se douter des pensées de M. Jonas que de le voir s’approcher avec son poing fermé qu’il lui tenait tout près de l’oreille. L’ayant menacé tout à son aise, Jonas prit le flambeau sur la table, et, passant dans le cabinet vitré, il tira de sa poche un trousseau de clefs. Au moyen de l’une d’elles, il ouvrit un compartiment secret du bureau, ayant soin de regarder à la dérobée, pendant ce temps, pour s’assurer que les deux vieillards étaient bien encore devant le feu.

« Tout est en bon ordre, dit Jonas, soutenant sur sa tête le couvercle du bureau ouvert et déployant un papier. Voici le testament, monsieur Chuff. Trente livres sterling par an pour votre entretien, mon vieux compagnon, et tout le reste pour son fils unique Jonas. Vous n’avez pas besoin de vous donner tant de peine à faire le bon apôtre. Vous n’y gagneriez rien. Hé ! qu’est-ce que c’est que ça ?… »

C’était assurément quelque chose d’effrayant. De l’autre côté du vitrage, un visage regardait avec curiosité dans l’intérieur du cabinet ; et ce regard était fixé non sur Jonas même, mais sur le papier qu’il tenait à la main. Car les yeux attachés attentivement sur l’écriture se levèrent vivement lorsque Jonas eût jeté cette exclamation. Alors les yeux en question rencontrèrent ceux de Jonas, et il se trouva qu’ils ressemblaient à ceux de M. Pecksniff.

Laissant tomber à grand bruit le couvercle du bureau, mais sans oublier de le fermer à clef, Jonas, pâle et sans souffle, contempla ce fantôme.

Le fantôme fit un mouvement, ouvrit la porte et pénétra dans le cabinet.

« Qu’est-ce qu’il y a ? cria Jonas qui recula. Qu’est-ce que c’est ? D’où venez-vous ? Que voulez-vous ?

– Ce qu’il y a ?… dit la voix de M. Pecksniff, en même temps que M. Pecksniff en chair et en os lui décochait un sourire aimable. Ce qu’il y a, monsieur Jonas ?

– Qu’avez-vous besoin de venir regarder là, et de vous mêler de ce qui ne vous concerne pas ? dit aigrement Jonas. Qu’est-ce qui vous prend de venir en ville de cette façon et de tomber chez les gens à l’improviste ? Il est étrange qu’un homme ne puisse pas lire le… le journal dans son propre bureau sans être espionné et effrayé par des individus qui entrent sans prendre la peine de s’annoncer. Pourquoi n’avez-vous pas frappé à la porte ?

– C’est ce que j’ai fait, monsieur Jonas, répondit Pecksniff, mais on ne m’a pas entendu. J’étais curieux, ajouta-t-il avec son air gracieux, tout en posant sa main sur l’épaule du jeune homme, de savoir quelle partie du journal vous intéressait si fort ; mais la vitre était trop sombre et trop sale. »

Jonas jeta un regard rapide sur le vitrage. Bien. Il n’était pas très-propre : Pecksniff avait dit la vérité.

« Était-ce de la poésie ? demanda M. Pecksniff, agitant l’index de sa main droite d’un air d’agréable plaisanterie. Ou bien était-ce de la politique ? ou bien était-ce le tarif des valeurs ? la chose la plus importante, monsieur Jonas ; la plus importante !

– Vous brûlez, mon cher, répondit Jonas, qui s’était remis et mouchait la chandelle ; mais, par le diable ! qu’est-ce que vous revenez chercher à Londres ? Ma foi ! il y a bien aussi de quoi effaroucher un homme, quand il se voit tout à coup inspecté par un individu qu’il croyait être à soixante ou soixante-dix milles.

– Sans doute, dit M. Pecksniff. Vous avez raison, mon cher monsieur Jonas ; car le cœur humain étant constitué comme il l’est…

– Oh ! laissons là le cœur humain, interrompit Jonas avec impatience, et apprenez-moi ce qui vous amène.

– Une petite affaire qui m’est survenue à l’improviste.

– Oh ! si ce n’est que ça, s’écria Jonas, bien ! Mon père est dans la chambre voisine. Holà ! mon père, voici Pecksniff !… Je crois que chaque jour sa caboche devient de plus en plus trouble, murmura Jonas en faisant faire un demi-tour à son vénéré père. N’entendez-vous pas que je vous dis que Pecksniff est ici, idiot ?… »

L’effet combiné des secousses qu’il recevait et des tendres remontrances de son fils ne tarda point à éveiller le vieillard, qui fit à M. Pecksniff un accueil empressé ; ce qu’on pouvait attribuer en partie au plaisir qu’il avait à voir ce gentleman, en partie à la satisfaction ineffable qu’il éprouvait en se souvenant de l’avoir appelé un hypocrite. Comme M. Pecksniff, arrivé depuis une heure seulement à Londres, n’avait pas encore pris le thé, on lui servit les restes de la collation avec une tranche de lard. Jonas, qui avait affaire dans la rue voisine, sortit pour aller à son rendez-vous, en promettant d’être de retour avant que M. Pecksniff eût achevé son repas.

« Maintenant, mon bon monsieur, dit M. Pecksniff à Anthony, maintenant que nous voilà seuls, apprenez-moi, je vous prie, ce que vous me voulez. Je dis que nous sommes seuls, parce que je pense que notre cher ami M. Chuffey est, métaphysiquement parlant, un… dirai-je un mort20 ? demanda M. Pecksniff avec son plus doux sourire et en penchant sa tête de côté.

– Il ne vous voit ni ne vous entend.

– Eh bien alors, j’ose dire avec la plus profonde sympathie pour sa disgrâce, et la plus haute admiration pour les qualités excellentes qui font également honneur à sa tête et à son cœur, qu’il est ce qu’au jeu on appelle un mort. Vous me faisiez donc observer, mon cher monsieur… ?

– Je ne vous adressais aucune observation, que je sache, repartit le vieillard.

– Je vous dirai moi… insinua doucement M. Pecksniff.

– Vous me direz, vous ?… Quoi ?

– Je vous dirai, continua M. Pecksniff, qui avant tout se leva pour aller voir si la porte était bien fermée, puis, au retour, arrangea sa chaise de façon que ladite porte ne pût être même entre-bâillée sans qu’il s’en aperçût aussitôt ; je vous dirai que jamais dans ma vie je n’ai éprouvé autant d’étonnement qu’à la réception de votre lettre d’hier. Que vous me fissiez l’honneur de désirer conférer avec moi sur un sujet particulier, cela avait déjà lieu de me surprendre ; mais que vous ayez voulu exclure de cette conférence M. Jonas lui-même, ceci est, pour un homme à qui vous avez fait une injure verbale (purement et simplement une injure verbale, que vous avez sans doute dessein de réparer), une preuve de confiance qui m’a soulagé, qui m’a ému, qui m’a transporté. »

Il avait toujours la langue bien pendue ; mais il prononça cette courte harangue d’une façon plus coulante que jamais : il est vrai qu’il avait mis un certain soin à la préparer sur l’impériale de la diligence.

Bien qu’il se fût arrêté pour attendre une réponse et qu’il eût dit avec raison qu’il était venu sur l’invitation d’Anthony, le vieillard restait en face de lui immobile, silencieux, le visage sans expression. Il ne semblait pas avoir le moindre désir, la moindre velléité de poursuivre la conversation, quoique M. Pecksniff consultât la porte du regard, tirât sa montre et lui donnât à entendre par bien d’autres signes qu’ils avaient peu de temps à eux, et que Jonas, s’il tenait parole, ne tarderait pas à revenir. Mais le plus étrange incident de toute cette étrange entrevue, c’est que tout à coup, dans l’éclair d’un moment, et si vivement qu’il était impossible de s’en rendre compte ni d’observer aucune modification chez Anthony, les traits du vieillard reprirent leur ancienne expression, et qu’il cria en frappant violemment de sa main sur la table, comme si, depuis leur fâcheuse rencontre, il n’y eût pas eu de lacune dans la conversation :

« Voulez-vous bien retenir votre langue, monsieur, et me laisser parler ? »

M. Pecksniff s’inclina d’un air de déférence, et se dit à part lui : « Je savais bien que sa main était changée et son écriture vacillante. C’est ce que je disais hier. Hélas ! Bon Dieu !

– Jonas en tient pour votre fille, Pecksniff, dit le vieillard de son ton habituel.

– Nous avons causé de cela, monsieur, si vous vous le rappelez, chez mistress Todgers, répondit le vertueux architecte.

– Vous n’avez pas besoin de parler si haut, répliqua Anthony ; je ne suis pas si sourd. »

M. Pecksniff avait sans doute élevé la voix, non pas tant parce qu’il croyait Anthony atteint de surdité que parce qu’il jugeait à peu près éteintes en lui les facultés de l’entendement ; mais ce mauvais accueil fait à une marque d’attention obligeante le déconcerta fort : aussi, ne sachant plus trop sur quel pied danser, fit-il une nouvelle inclination de tête encore plus humble que la première.

« Je vous ai dit, répéta le vieillard, que Jonas en tient pour votre fille.

– Une charmante enfant, monsieur, murmura M. Pecksniff voyant que son interlocuteur attendait une réponse. Une chère enfant, monsieur Chuzzlewit, je le dis en toute assurance, bien qu’il ne m’appartienne pas de le dire.

– Vous savez bien qu’il n’en est rien, s’écria le vieillard, sortant à moitié de son fauteuil pour avancer d’une aune vers le traître son visage flétri. Vous mentez ! n’allez-vous pas encore faire l’hypocrite ?

– Mon bon monsieur… balbutia M. Pecksniff.

– Ne m’appelez pas un bon monsieur, répliqua Anthony, et n’ayez pas la prétention d’en être un vous-même. Si votre fille était ce que vous voulez que je la croie, elle ne conviendrait pas à Jonas. Étant ce qu’elle est, je pense qu’elle lui conviendra. Il eût pu se tromper dans le choix d’une femme, prendre une coureuse de bals qui s’endettât et dissipât sa fortune. Or, quand je serai mort… »

Comme il prononçait ce dernier mot, sa physionomie s’altéra si horriblement, que M. Pecksniff ne put pas s’empêcher de regarder d’un autre côté.

« Si pareille chose devait arriver, j’en aurais plus de chagrin qui si cela s’était passé de mon vivant ; oui, ce serait pour moi une insupportable torture que de savoir qu’on irait jeter dans le ruisseau ce que je me suis tant tourmenté à amasser, ce qui m’a donné tant de peine à acquérir. Non, ajouta le vieillard d’une voix enrouée, qu’au moins cela soit sauvé, que ce gain là nous reste et survive à tant d’autres pertes que j’ai faites.

– Mon cher monsieur Chuzzlewit, dit Pecksniff, ce sont là des idées déraisonnables. C’est tout à fait hors de propos, tout à fait invraisemblable, j’en suis sûr. La vérité, mon cher monsieur, c’est que vous n’êtes pas bien !

– Je ne suis toujours pas mourant ! cria Anthony avec une sorte de grognement semblable au rire d’une bête féroce. Je n’en suis pas là ! j’ai encore quelques années à vivre. »

Et montrant son débile commis :

« Regardez celui-ci. La Mort n’a pas le droit de le laisser debout et de me faucher. »

M. Pecksniff était tellement effrayé à la vue du vieillard, et si complètement bouleversé de le trouver dans un pareil état, qu’il n’eut pas même assez de présence d’esprit pour tirer un lambeau de moralité du grand magasin qu’il avait toujours tout prêt dans sa poitrine. Aussi balbutia-t-il que, selon toutes les lois de convenance et de décence, c’était à M. Chuffey à mourir le premier ; et que, d’après tout ce qu’il avait entendu dire de M. Chuffey, d’après les quelques renseignements qu’il possédait lui-même sur ce gentleman, il était personnellement convaincu que M. Chuffey jugerait à propos de mourir dans le plus bref délai possible.

« Venez ici ! dit le vieillard, l’invitant à s’approcher davantage. Jonas sera mon héritier, Jonas sera riche ; bonne aubaine pour vous. Vous le savez, Jonas en tient pour votre fille.

– Je sais tout cela, pensa M. Pecksniff ; vous me l’avez dit assez souvent.

– Il pourrait trouver plus d’argent qu’elle ne lui en apportera, dit le vieillard ; mais elle l’aidera à conserver celui qu’ils auront. Elle n’est ni trop jeune ni trop étourdie, et elle sort d’une maison qui en lâche pas prise aisément. Mais pas de finasseries ; elle ne tient Jonas que par un fil, et, si vous le serrez trop (je connais bien le caractère de Jonas), le fil rompra. Attachez le fil tandis que Jonas y est disposé ; attachez-le, Pecksniff. Vous êtes trop profond. Si vous le menez comme ça, vous verrez qu’il vous plantera là et vous laissera à cent lieues de lui. Allons donc, homme onctueux, croyez-vous que je n’aie pas des yeux pour voir comment vous l’avez amorcé depuis le commencement ?

– À présent, pensa M. Pecksniff le regardant d’un air soucieux, je me demande si c’est là tout ce qu’il avait à me dire ! »

Le vieil Anthony se frotta les mains, murmura quelques mots, se plaignit de nouveau d’avoir froid, rapprocha son siège du feu ; puis tournant le dos à M. Pecksniff, et le menton incliné sur sa poitrine, il parut, au bout d’une minute, avoir complètement oublié la présence de l’étranger.

Cette courte entrevue, étrange dans sa forme et peu satisfaisante pour le fond, avait pourtant fourni à M. Pecksniff une indication précieuse qui, à défaut de plus amples renseignements, valait toujours bien ses frais de voyage, aller et retour. Car, jusqu’à présent (faute d’une occasion favorable), le bon gentleman n’avait jamais pu pénétrer dans les profondeurs du caractère de M. Jonas, et toute recette pour attraper un tel gendre était digne d’attention, surtout une recette écrite sur un feuillet détaché du livre paternel. Curieux de profiter jusqu’au bout d’une si favorable occasion, et craignant d’en perdre la chance s’il permettait à Anthony de s’endormir avant d’avoir achevé de dire tout ce qu’il avait à dire, M. Pecksniff usa d’une foule de moyens ingénieux pour attirer son attention, en se livrant aux préparatifs de son festin, œuvre à laquelle il s’appliquait maintenant avec ardeur ; ainsi il se mit à tousser, à éternuer, à entre-choquer les tasses, à aiguiser les couteaux, à laisser tomber le pain, et ainsi de suite. Efforts superflus : M. Jonas rentra sans qu’Anthony eût dit un mot de plus.

« Comment ! mon père encore endormi ! s’écria-t-il en accrochant son chapeau et jetant les yeux sur le vieillard. Ah ! et il ronfle. L’entendez-vous ?

– Il ronfle ferme, dit M. Pecksniff.

– Il ronfle ferme ! répéta Jonas. Oui, laissez-le faire quant à ça : partout où il est, il ronfle pour six.

– Savez-vous, monsieur Jonas, dit Pecksniff, que je trouve… ce n’est pas pour vous effrayer… mais je trouve que votre père se casse ?

– Oh ! vous trouvez ? répliqua Jonas avec un mouvement de tête tout à fait en harmonie avec l’observation qu’il allait faire. Tudieu ! vous ne savez guère combien il est solide. Il n’est pas prêt à déménager de sitôt.

– J’ai été frappé du changement que j’ai remarqué sur ses traits et dans ses manières.

– Vous vous trompez bien, allez ! dit Jonas qui s’assit d’un air sombre. Jamais il n’a été mieux que maintenant. Comment va-t-on chez vous ? Comment va Charity ?

– Florissante, monsieur Jonas, florissante.

– Et l’autre ?… Comment va-t-elle ?

– Légère et badine créature !… dit M. Pecksniff s’abandonnant à une tendre rêverie. Elle va bien, elle va bien. « Diligente comme l’abeille, » elle voltige du parloir à la chambre à coucher, monsieur Jonas ; comme le papillon, elle butine de la cave au grenier ; comme l’oiseau-mouche, elle trempe son petit bec dans notre vin de groseilles ! Ah ! mon jeune ami, si elle pouvait être un peu moins étourdie qu’elle ne l’est, et ne posséder que les excellentes qualités de Cherry !

– Est-elle donc si étourdie ? demanda Jonas.

– Bon ! dit M. Pecksniff avec une grande expansion ; il ne m’appartient pas d’être trop sévère pour mon enfant ; mais elle paraît ainsi à côté de sa sœur Cherry. Voici un bruit étrange, monsieur Jonas !

– Quelque chose de dérangé dans la pendule, je suppose, dit Jonas, qui regarda ce meuble. Ainsi l’autre n’est point votre favorite, n’est-ce pas ? »

Le bon père se préparait à répondre, et déjà il avait appelé sur son visage une expression de sensibilité profonde, quand le bruit qu’il avait signalé déjà se reproduisit.

« Sur ma parole, monsieur Jonas, voilà une pendule extraordinaire, » dit Pecksniff.

Oui, la pendule eût été extraordinaire, en effet, si elle avait produit le bruit qui les avait étonnés tous deux ; mais c’était une autre horloge qui se détraquait, à force d’avoir marqué les heures, et c’était elle dont on entendait le bruit. Un cri poussé par Chuffey, un cri que les habitudes silencieuses du vieux commis rendaient cent fois plus retentissant et plus formidable, fit vibrer la maison depuis le toit jusqu’à la cave : Jonas et Pecksniff, tournant les yeux, aperçurent Anthony Chuzzlewit gisant sur le sol, et Chuffey à genoux auprès de lui.

Anthony était tombé de son siège par un soubresaut ; il était étendu là, faisant des efforts violents pour respirer ; chacune de ses veines était contractée, chacun de ses nerfs gonflé comme pour venir porter témoignage de sa vieillesse et sommer la nature de ne point se mêler de sa guérison. C’était chose effrayante de voir le principe de vie enfermé dans cette enveloppe usée lutter comme un démon farouche impatient de briser sa chaîne, et battre en brèche son ancienne prison. Un jeune homme dans la plénitude de sa vigueur, luttant avec cette énergie du désespoir, eût offert un spectacle terrible ; mais un vieux corps recroquevillé, doué d’une force extraordinaire et, à chaque mouvement de ses membres et de ses jointures, donnant un démenti à son apparence caduque, c’était un spectacle vraiment hideux.

Ils le relevèrent et allèrent chercher en toute hâte un chirurgien qui saigna le malade et lui administra quelques remèdes ; cependant les syncopes durèrent si longtemps, qu’il était minuit passé quand on put le mettre au lit, calme enfin, mais sans connaissance et épuisé.

« Ne partez pas, dit Jonas, approchant ses lèvres terreuses de l’oreille de M. Pecksniff et lui parlant tout bas de l’autre côté du lit. C’est fort heureux que vous ayez été là quand cette crise l’a saisi. On aurait pu dire que c’était ma faute.

– Vous !… s’écria M. Pecksniff.

– Je ne sais pas ce qu’ils auraient pu dire, répliqua Jonas, essuyant la sueur qui découlait de son visage pâle. On dit tant de choses !… Comment le trouvez-vous ? »

M. Pecksniff secoua la tête.

« J’avais l’habitude de plaisanter, vous savez, dit Jonas ; mais jamais je… je n’avais désiré sa mort. Croyez-vous qu’il soit si mal ?

– Le docteur l’a dit ; vous l’avez entendu, répondit M. Pecksniff.

– C’est vrai ; mais peut-être disait-il cela pour grossir sa note dans le cas où le malade viendrait à guérir. Il ne faut pas que vous partiez, Pecksniff. Maintenant que les choses en sont venues là, je ne voudrais pas pour mille livres sterling n’avoir pas un témoin. »

Chuffey ne disait rien, n’entendait rien. Il s’était installé sur une chaise au bord du lit, et il restait ainsi sans faire un seul mouvement, sauf quand parfois il penchait la tête vers l’oreiller et paraissait écouter. Seulement, dans le cours de cette nuit funèbre, M. Pecksniff, ayant un peu sommeillé, se réveilla sous l’impression confuse d’avoir entendu Chuffey priser et mêler étrangement à ses prières entrecoupées des figures, non pas de rhétorique, mais d’arithmétique.

Jonas resta également assis, dans la même chambre, toute la nuit ; non pas il est vrai à une place où son père pût l’apercevoir s’il reprenait connaissance, mais caché derrière lui et se bornant à consulter les yeux de M. Pecksniff pour savoir comment allait le malade. Ce rustre grossier, qui si longtemps avait gouverné la maison en maître, maintenant aussi lâche qu’un chien couchant, n’osait seulement pas bouger et craignait de voir son ombre même flotter sur la muraille !

Le jour était revenu avec tout son éclat et son mouvement. Jonas et Pecksniff laissèrent le vieux commis veiller Anthony et descendirent déjeuner. La foule allait et venait rapidement dans la rue ; on ouvrait les portes et les fenêtres ; les voleurs et les mendiants reprenaient leurs postes accoutumés ; les ouvriers s’empressaient de se rendre à leur tâche ; les marchands rangeaient leur boutique ; les huissiers et les constables étaient à l’affût ; toutes sortes de créatures humaines, chacune de son côté, engageaient aussi vivement le combat de la vie que le vieil Anthony disputait le moindre grain du sablier presque vide, comme s’il s’agissait d’un empire.

« S’il arrive quelque chose, Pecksniff, dit Jonas, il faut me promettre que vous resterez ici jusqu’à ce que tout soit terminé. Je veux que vous voyiez que je ferai convenablement les choses.

– Je sais que vous ferez tout ce qu’il faudra, monsieur Jonas, dit Pecksniff.

– Oui, oui, mais je serais fâché qu’on en doutât. Je ne veux pas que personne ait le droit d’articuler une syllabe contre moi. Je sais bien ce qu’on va dire… comme s’il n’était pas vieux, ou que j’eusse des recettes pour lui conserver la vie ! »

M. Pecksniff promit de rester, si les circonstances le faisaient désirer à son estimable ami ; et ils achevaient leur déjeuner en silence, quand tout à coup une forme leur apparut, si semblable à un fantôme que Jonas poussa un cri perçant et que tous deux reculèrent d’horreur.

Le vieil Anthony, vêtu comme à l’ordinaire, était dans la chambre, près de la table…

Il s’appuyait sur l’épaule de son mystérieux ami ; sa face livide, ses mains racornies, ses yeux vitreux, tout jusqu’aux gouttes de sueur qui humectaient son front, tout portait un mot écrit par un doigt éternel, le mot : MORT.

Il leur parla ; c’était en apparence quelque chose comme sa voix, mais une voix devenue creuse et mince ainsi que le visage d’un mort. Dieu seul sait ce qu’il dit. Il semblait prononcer des mots, mais c’étaient des mots tels que jamais oreille humaine n’en entendit. Et ce qu’il y avait de plus terrible, c’est qu’il restait là, debout, parlant dans une langue qui n’était pas de ce monde.

« Il va mieux à présent, dit Chuffey, beaucoup mieux. Faites-le asseoir dans son vieux fauteuil, et il va se remettre. Je lui disais bien de ne pas s’inquiéter. Je le lui ai dit encore hier. »

On mit le malade dans son grand fauteuil, et on le poussa jusqu’auprès de le fenêtre. Alors, tenant la porte ouverte, on l’exposa au libre courant de l’air matinal. Mais ni l’air du matin, ni tous les vents qui jamais soufflèrent entre le ciel et la terre, n’eussent pu donner au malade un nouveau souffle de vie.

Plongez-le jusqu’au menton dans un bain de pièces d’or, et ses doigts appesantis n’en pourront pas seulement gripper une !

Chapitre XIX. Le lecteur est mis en rapport avec certains industriels, et verse une larme sur la piété filiale du bon M. Jonas. §

M. Pecksniff était dans un cabriolet de louage, car Jonas Chuzzlewit avait dit : « N’épargnez point la dépense. » Le monde est méchant dans ses pensées et ses odieux soupçons, et Jonas était bien décidé à ne pas donner prise aux mauvais propos. Il ne voulait pas qu’on accusât le fils d’Anthony d’avoir lésiné sur les funérailles de son père. Aussi, jusqu’à ce que les obsèques fussent accomplies, Jonas avait-il pris pour devise : « Dépensez et n’épargnez rien ! »

M. Pecksniff s’était rendu chez l’entrepreneur de pompes funèbres ; il se mit en devoir d’aller ensuite trouver un autre fonctionnaire de deuil, un fonctionnaire femelle, une garde-malade, une surveillante, une de ces femmes qui accomplissent pour les parents du mort une tâche tout à fait intime. On la lui avait recommandée ; son nom, tracé sur un bout de papier que M. Pecksniff avait à la main, était Gamp ; elle résidait dans Kingsgate-Street, High Holborn. M. Pecksniff, emporté par son cabriolet de louage, roulait donc sur le pavé de Holborn, en quête de Mme Gamp.

Cette dame logeait dans la maison d’un marchand d’oiseaux, à deux portes de la célèbre taverne du Pâté de mouton, et juste en face de l’original restaurant du Civet de chat, établissement dont le renom était bien et dûment attesté par l’enseigne de la devanture. C’était une petite maison, ce qui n’en valait que mieux : car Mme Gamp étant, au plus haut degré de son art, une garde-malade ou, comme l’indiquait parfaitement son tableau, une « sage-femme, » et logeant au premier étage sur le devant, on pouvait aisément l’avertir la nuit en jetant dans sa croisée des cailloux, une canne ou des débris de pipe : moyens beaucoup plus efficaces que le marteau de la porte de la rue, lequel était fait de façon à éveiller aisément la rue entière et même à faire craindre au dehors que le feu ne fût dans Holborn, sans cependant produire la moindre impression dans l’intérieur du logis auquel s’adressait cet appel.

Il advint dans cette occasion que Mme Gamp avait été sur pied toute la nuit précédente dans l’attente d’une cérémonie, à laquelle l’usage des commères a donné le nom qui exprime en quelques syllabes la malédiction prononcée contre Adam. Il se trouva que Mme Gamp n’avait pas été régulièrement retenue d’avance, mais bien appelée au moment de la crise, vu la grande réputation dont elle jouissait, pour assister de ses conseils une autre dame de sa profession, et enfin que, toutes les choses étant parfaitement terminées, Mme Gamp était revenue chez elle, à la maison du marchand d’oiseaux, et s’était mise au lit. Ainsi, lorsque M. Pecksniff arriva dans son cabriolet, les rideaux de Mme Gamp étaient soigneusement tirés, et Mme Gamp n’avait pas tardé à s’endormir derrière ses rideaux.

Il n’y avait pas grand mal à ça, si le marchand d’oiseaux se fût trouvé chez lui, comme il aurait dû y être ; mais il était dehors, et sa boutique était close. Les volets cependant n’en étaient pas fermés, et derrière chaque carreau on pouvait voir un tout petit oiseau dans une toute petite cage, gazouillant et exécutant sa voltige désespérée, et se cognant la tête au haut des barreaux ; tandis qu’un malheureux chardonneret, qui habitait le sommet d’une villa peinte en rouge avec son nom inscrit sur la porte, tirait de l’eau pour son usage particulier et faisait un muet appel à quelque brave homme pour lui verser dans son eau ne fût-ce qu’un liard de poison. En attendant, la porte était fermée. M. Pecksniff tourna et retourna le loquet : il fit tinter sourdement à l’intérieur une sonnette fêlée ; mais personne ne se montra. Le marchand d’oiseaux avait, outre son état, la spécialité de barbier à la mode et de coiffeur fashionable ; peut-être l’avait-on envoyé quérir tout exprès du quartier de la cour à l’autre bout de la ville, pour accommoder un lord ou disposer la frisure d’une lady ; quoi qu’il en soit, notre homme n’était point chez lui, et tout ce que pouvaient voir de sa personne les gens qui avaient affaire à lui, c’était son enseigne professionnelle ou, si vous l’aimez mieux, l’emblème de sa vocation ; un joli tableau ma foi, dans son genre ! représentant un coiffeur élégant frisant une belle dame devant un grand piano droit tout ouvert, et breveté s. g. d. g.

Eu égard à ces circonstances, M. Pecksniff, dans la naïveté de son cœur, recourut au marteau de la porte. Mais à peine eut-il frappé deux coups, que chaque fenêtre de la rue commença à s’embellir de têtes de femmes ; et avant même qu’il eût pu répéter son manège, des troupes entières de femmes mariées (dont quelques-unes étaient en mesure de donner avant peu de l’occupation à Mme Gamp) vinrent se grouper autour du pas de la porte, criant toutes d’un commun accord et avec une rare ardeur : « Frappez à la fenêtre, monsieur, frappez à la fenêtre. Bonté du ciel ! il est inutile de perdre ainsi votre temps. Frappez à la fenêtre ! »

Docile à ce conseil et, pour le mettre à exécution, empruntant le fouet du cocher, M. Pecksniff opéra un remue-ménage parmi les pots de fleurs rangés au premier étage et éveilla Mme Gamp qu’on entendit crier, à la grande satisfaction des commères : « J’arrive ! »

« Il est pâle comme un linge, dit une de ces dames, faisant allusion à M. Pecksniff.

– Il ne fait que son devoir, pour peu qu’il ait des sentiments humains, » dit une autre.

Une troisième matrone, qui avait les bras croisés, dit qu’elle eût désiré que ce monsieur eût choisi un autre moment pour venir chercher Mme Gamp, mais que c’était toujours ce qui lui arrivait à elle-même.

Ces remarques causèrent beaucoup d’embarras à M. Pecksniff ; car il voyait bien qu’on supposait qu’il était venu chercher Mme Gamp non pour une sortie de la vie, mais pour une entrée en ce monde. Mme Gamp partageait cette erreur générale ; en effet, ayant ouvert la croisée, elle cria derrière les rideaux tout en s’habillant à la hâte :

« Est-ce pour mistress Perkins ?

– Non, répondit sèchement M. Pecksniff, vous en êtes à cent lieues.

– Alors c’est donc M. Whilks ! cria Mme Gamp. N’est-ce pas, monsieur Whilks, c’est vous ? et cette pauvre mistress Whilks qui n’a rien de prêt, pas même une pelote à épingles !… C’est vous, n’est-ce pas, monsieur Whilks ?

– Ce n’est pas M. Whilks, dit Pecksniff. Je ne connais point ce monsieur. Il n’y a rien de semblable. Un gentleman est mort, et, comme on a besoin de quelqu’un dans la maison, vous avez été recommandée par M. Mould, l’entrepreneur. »

Cependant Mme Gamp s’était mise en état de paraître. Comme elle avait des physionomies de rechange pour toute occasion, elle se montra à la fenêtre avec une expression de deuil sur le visage, et dit qu’elle allait descendre immédiatement. Mais les matrones furent très-mécontentes de ce que la mission de M. Pecksniff n’avait pas plus d’importance ; la dame aux bras croisés lui donna son compte de la bonne façon, laissant entendre qu’elle voudrait bien savoir de quel droit il se permettait de venir effrayer des femmes délicates « avec ses cadavres, » et exprimant l’opinion personnelle qu’il était déjà bien assez laid pour servir d’épouvantail par lui-même. Les autres dames ne restèrent pas en arrière pour exprimer des sentiments semblables, et les gamins, qui s’étaient amassés par vingtaines, se mirent à huer et à bafouer M. Pecksniff comme une bande de petits sauvages. Aussi, lorsque Mme Gamp parut, l’inoffensif gentleman fut-il heureux de la pousser sans cérémonie dans le cabriolet et de partir au grand trot, sous le feu de l’exécration populaire.

Mme Gamp avait un gros paquet, une paire de socques et une espèce de parapluie à calèche ; ce dernier article était de couleur feuille morte, sauf une pièce circulaire d’un bleu vif, qui avait été adroitement adaptée tout au bout. Encore ahurie par la précipitation qu’elle avait mise à faire ses préparatifs, la dame avait en ce moment de si fausses idées sur les cabriolets, qu’elle paraissait les confondre avec la malle-poste ou les diligences ; si bien que, durant le premier demi-mille, elle essayait constamment de faire passer de force son bagage à travers le petit carreau de devant, et criait au cocher de le mettre sous la bâche. Revenue enfin de son erreur, elle concentra toutes ses inquiétudes sur ses socques, qu’elle lança nombre de fois dans les quilles de M. Pecksniff, comme si elle jouait au jeu de siam. Ce fut seulement lorsqu’ils approchèrent de la maison mortuaire que Mme Gamp retrouva assez de force et de présence d’esprit pour dire :

« Ainsi donc ce gentleman est décédé, monsieur !… Ah ! c’est grand dommage !… »

Elle ne savait pas même le nom du mort.

« Mais, poursuivit-elle, voilà ce qui nous attend tous inévitablement. C’est aussi certain que notre naissance ; toute la différence, c’est que nous ne pouvons pas en préciser aussi exactement l’époque. Ah ! le pauvre cher homme !… »

Cette Mme Gamp, était une grosse vieille femme avec une voix de rogomme et l’œil humide ; elle possédait un talent remarquable pour tourner ses yeux et n’en montrer que le blanc. Comme elle avait le cou très-court, elle ne savait comment faire pour regarder, s’il est permis de parler ainsi, par-dessus sa tête, les personnes à qui elle parlait. Elle portait une robe noire toute crasseuse, et que l’usage du tabac rendait plus sale encore ; le châle et le chapeau étaient à l’avenant. Par principe et depuis un temps immémorial, elle s’affublait, en semblable occasion, de ces articles de toilette passablement avariés. Ce costume avait le double avantage qu’il témoignait d’une somme convenable de respect pour le mort et qu’il pouvait donner l’idée aux plus proches parents de faire cadeau à la garde de quelque vêtement plus frais ; et cet appel était si fréquemment entendu, qu’on pouvait voir à toute heure du jour et tournure et comme le spectre de Mme Gamp (chapeau et le reste) suspendu à une douzaine au moins de boutiques de revendeuses dans Holborn. Mme Gamp avait le visage (le nez surtout) rouge et bouffi, et il eût été difficile de jouir de sa société sans s’apercevoir d’un certain parfum de spiritueux. Comme bien des personnes qui sont arrivées dans leur profession à une grande supériorité, elle avait pris la sienne tout à fait à cœur ; si bien que, mettant de côté ses préférences naturelles comme femme, elle se rendait avec un zèle égal et un égal plaisir à un accouchement ou un enterrement.

« Ah ! mon Dieu ! répétait Mme Gamp (car dans les cas de deuil cette exclamation était toujours de mise) ; ah ! mon Dieu ! lorsque Gamp fut appelé à son éternelle demeure et que je le vis couché dans une des salles de l’hôpital de Guy avec une pièce de deux sous sur chaque œil et sa jambe de bois sous son bras gauche, je crus que j’allais tomber en défaillance. Cependant j’ai pris le dessus. »

Si certains bruits qui circulaient dans les cercles de Kingsgate-Street avaient quelque fondement, la dame avait en effet pris le dessus admirablement ; elle avait même déployé assez de force et d’héroïsme pour avoir disposé des restes de M. Gamp au profit de la science. Mais, en bonne justice, il convient d’ajouter que l’événement était arrivé il y avait une vingtaine d’années, et que M. et Mme Gamp avaient été longtemps séparés pour cause d’incompatibilité d’humeur déclarée sur la question des liquides.

« Vous vous êtes consolée depuis, je suppose ? dit M. Pecksniff. L’habitude est une seconde nature, madame Gamp.

– Vous avez raison, c’est une seconde nature, monsieur, répliqua la dame. Il arrive d’abord qu’on se trouve bien éprouvé par de semblables événements : c’est toujours comme ça. Si je ne me remontais les nerfs avec une petite goutte de liqueur (car je ne puis en prendre qu’une goutte), jamais je ne viendrais à bout de mon ouvrage. « Mistress Harris, disais-je la dernière fois que je fus appelée (c’était pour une jeune personne) ; mistress Harris, disais-je, laissez la bouteille sur la cheminée et ne me pressez pas d’en prendre ; je n’ai besoin que d’y toucher du bout des lèvres quand ça me sera nécessaire, pour remplir mes engagements de mon mieux. – Mistress Gamp, qu’elle me répondit, s’il y eut jamais une femme sobre qu’on puisse avoir moyennant dix-huit pence par jour pour les ouvriers et trois schellings six pence pour les bourgeois (sans compter la nuit, dit Mme Gamp avec énergie, qui se paye à part), vous êtes bien cette femme sans prix. – Mistress Harris, que je lui dis, ne parlez pas d’argent pour ma peine : car, si je pouvais ensevelir tous mes chers semblables sans demander un sou, je serais heureuse de le faire, tant je leur porte d’affection. Mais, au bout du compte, tout ce que je dis, mistress Harris, soit aux messieurs, soit aux dames… (ici, elle fixa son œil sur M. Pecksniff), c’est de ne pas me demander si je veux oui ou non prendre quelque chose, mais de laisser la bouteille sur la cheminée, pour que j’y puisse toucher seulement du bout des lèvres quand ça m’est nécessaire. »

Ils arrivèrent à la maison au moment où se terminait ce touchant récit. Dans le couloir ils rencontrèrent M. Mould, l’entrepreneur des pompes funèbres ; c’était un vieux petit gentleman, chauve et vêtu de noir ; il avait à la main un carnet ; une massive chaîne de montre en or sortait de son gousset ; sur son visage, une bizarre affectation de tristesse livrait combat au sourire de la satisfaction : en un mot, il avait l’air d’un homme qui, tout en se léchant les lèvres après avoir tâté de bon vin vieux, essayerait de vous faire croire qu’il vient de prendre là une médecine.

« Eh bien, mistress Gamp, comment ça va-t-il, mistress Gamp ? dit ce gentleman d’une voix aussi posée que l’était son pas.

– Très-bien, je vous remercie, monsieur, dit-elle, faisant un beau salut.

– Vous serez parfaitement ici, mistress Gamp. Il faut que tout soit fait avec soin et avec goût, mistress Gamp, dit l’entrepreneur, secouant la tête d’un air solennel.

– Soyez tranquille, monsieur, répondit-elle en saluant de nouveau. Vous me connaissez de longue date, monsieur, je m’en flatte.

– Je m’en flatte aussi, mistress Gamp ; dit l’entrepreneur et je suis tranquille sur votre compte. »

Mistress Gamp salua pour la troisième fois.

M. Mould ajouta en s’adressant à Pecksniff :

« C’est une des affaires les plus émouvantes que j’ai vues dans tout le cours de l’exercice de ma profession.

– Oh ! oui, monsieur Mould ! s’écria ce gentleman.

– Jamais, monsieur, je n’ai été témoin de tant d’affection, de tant de regret. Point de limites, c’est positif, il ne veut point de limites… (Et ici M. Mould ouvrit ses yeux tout grands et se dressa sur la pointe des pieds) point de limites dans la dépense. J’ai reçu des ordres, monsieur, pour convoquer tous mes muets21, et les muets coûtent cher, monsieur Pecksniff, sans parler de ce qu’ils boivent. J’ai reçu l’ordre de fournir des poignées plaquées en argent de la meilleure fabrique, ornées de têtes d’anges du modèle le plus cher ; de prodiguer les plumes à profusion ; en un mot, de faire quelque chose de véritablement magnifique.

– Mon ami, M. Jonas, est un excellent homme, dit M. Pecksniff.

– J’ai eu occasion, monsieur, dit Mould, d’apprécier des sentiments d’amour filial, de même que des cœurs dénaturés. C’est notre lot à nous autres. Nous pénétrons dans la connaissance de ces secrets-là. Mais jamais je n’ai observé rien d’aussi filial, rien d’aussi honorable pour l’humanité, rien d’aussi bien fait pour nous réconcilier avec le monde dans lequel nous vivons. Cela ne sert, monsieur, qu’à mieux prouver ce qui est si éloquemment démontré par le grand poëte dramatique, à jamais regrettable… enterré à… Stratford… savoir : qu’il y a du bon dans toute chose.

– J’aime beaucoup à vous entendre parler ainsi, monsieur Mould, observa Pecksniff.

– Vous être trop indulgent, monsieur. Et quel homme c’était que M. Chuzzlewit, monsieur ! ah ! quel homme c’était ! Vous pouvez parler tant que vous voudrez de vos lords-maires, de vos shérifs, de vos conseillers municipaux, de tous vos gens de clinquant et d’oripeaux ! ajouta Mould en agitant ses bras comme un défi à la cantonade ; mais montrez-moi dans cette ville un homme qui soit digne de marcher dans les chaussures de ce bon M. Chuzzlewit qui vient de décéder. Non, non, cria-t-il d’un ton d’amère raillerie, accrochez-les, ressemelez-les, réservez-les pour son fils jusqu’à ce qu’il soit assez vieux pour les porter ; mais ne les gardez pas pour votre usage ; elles ne sont pas faites à votre pied. Nous l’avons connu, dit encore Mould du même ton amer, tout en remettant son carnet dans sa poche ; nous l’avons connu, et nous ne nous laisserons pas attraper avec de la camelote. Bonjour, monsieur, monsieur Pecksniff.

M. Pecksniff lui rendit son salut ; et Mould, satisfait de s’être signalé, s’en allait avec un sourire vif sur les lèvres, quand heureusement il se rappela la circonstance. Rendant aussitôt à sa physionomie une expression de tristesse, il soupira, regarda la coiffe de son chapeau, comme pour y trouver un sujet de consolation ; puis, n’ayant rien trouvé dans son chapeau, le remit sur sa tête et s’éloigna lentement.

Alors Mme Gamp et M. Pecksniff montèrent l’escalier ; et la dame s’étant fait indiquer la chambre dans laquelle tout ce qui restait d’Anthony Chuzzlewit gisait sous la couverture, n’ayant auprès de lui pour le pleurer qu’un cœur dévoué, et encore le cœur d’un pauvre idiot, laissa M. Pecksniff entrer dans la sombre chambre située au-dessus et y rejoindre M. Jonas, de qui il était séparé depuis près de deux heures.

Ce modèle des fils en deuil de leurs pères, cet exemple de générosité si cher aux entrepreneurs de funérailles, M. Pecksniff le trouva à son bureau devant des papiers où il traçait des chiffres, la plume à la main. Le fauteuil du vieillard, son chapeau et sa canne, avaient été enlevés de leur place accoutumée pour ne point raviver le chagrin de sa perte ; les stores, aussi jaunes que les brouillards de novembre, étaient soigneusement tirés ; Jonas lui-même était tellement abattu, qu’à peine entendit-il Pecksniff lui parler et le vit-il s’avancer dans la chambre.

« Pecksniff, lui dit-il tout bas, vous voudrez bien régler tout ça ; entendez-vous, je veux que vous puissiez dire à quiconque vous en parlera qu’on a bien fait les choses. Y a-t-il quelqu’un de vos amis qu’il vous plaise d’inviter aux obsèques ?

– Non, monsieur Jonas, je ne pense pas.

– Parce que s’il y en a, vous savez, vous pouvez l’inviter. Nous n’avons pas de secret à garder.

– Non, répéta M. Pecksniff après un moment de réflexion. Je ne vous en suis pas moins obligé, monsieur Jonas, de pousser jusque-là votre généreuse hospitalité ; mais, réellement, je n’ai aucune invitation à faire.

– Très-bien, dit Jonas ; alors vous, moi, Chuffey et le docteur, nous remplirons juste une voiture. Nous emmènerons le docteur, parce qu’il sait quelle était la maladie et qu’il n’y avait pas de remède possible.

– Où est notre cher ami M. Chuffey ? » demanda Pecksniff, parcourant la chambre du regard et clignant des deux yeux à la fois, car l’émotion le dominait.

Mais il fut interrompu par mistress Gamp qui, sans chapeau ni châle, entra dans la chambre la tête haute, à pas inégaux, et qui, avec une certaine aigreur, demanda à M. Pecksniff un moment d’entretien particulier.

« Vous pouvez me parler librement ici, dit ce gentleman en secouant la tête avec une expression de tristesse.

– Ce que j’ai à dire n’est pas trop à sa place devant des personnes qui sont en train de pleurer des défunts ; car c’est tout bonnement par rapport à la bouteille, sauf votre respect. J’ai dans mon jeune temps vu le monde, messieurs, et j’espère connaître mes devoirs et savoir comment je dois m’en acquitter ; si je ne le savais pas, il serait fort étrange, il serait très-coupable même, de la part d’un gentleman tel que M. Mould, qui a entrepris l’enterrement des premières familles de ce pays, et donné toujours d’amples sujets de satisfaction, de m’avoir recommandée comme il l’a fait. J’ai éprouvé de grands chagrins par moi-même, ajouta mistress Gamp, appuyant de plus en plus sur ses paroles, et je sais compatir à la peine de ceux qui sont affligés ; mais je ne suis ni une Russe ni une Prussienne, et par conséquent je ne puis souffrir que des espions rôdent autour de moi. »

Avant qu’il fût possible de lui répondre, mistress Gamp devenue cramoisie, poursuivit en ces termes :

« Ce n’est pas chose aisée, messieurs, que de vivre quand on reste veuve ; surtout quand on est dominée par sa sensibilité, au point que souvent on se trouve dans la nécessité de travailler à des conditions où on ne peut que perdre sans pouvoir joindre les deux bouts. Mais, de quelque manière qu’on gagne son pain, on a à soi une règle et une manière de voir, et on y tient. Je n’empêche pas, continua Mme Gamp, se retranchant de nouveau derrière son premier raisonnement comme dans une forteresse inattaquable, je n’empêche pas, moi, qu’il y ait des Russes et des Prussiens, si ça leur fait plaisir ; mais ceux qui ne sont pas nés comme ça ne pensent pas de même.

– Si je comprends bien cette brave femme, dit M. Pecksniff se tournant vers Jonas, c’est M. Chuffey qui l’importune. Voulez-vous que je le fasse descendre ?

– Faites, dit Jonas. Au moment où cette dame est arrivée, j’allais vous avertir qu’il était en haut. J’irais bien le faire descendre si… si je ne préférais que vous y allassiez vous-même, dans le cas où cela vous serait égal. »

M. Pecksniff partit aussitôt, suivi de Mme Gamp qui le voyant prendre une bouteille et un verre sur le buffet et les emporter à la main, s’adoucit considérablement.

« J’affirme, dit-elle, que, si ce n’était dans l’intérêt de son propre repos, je ne m’occuperais pas plus de sa présence, le pauvre cher homme, que s’il n’était qu’une mouche. Mais les gens qui n’ont pas plus que lui l’habitude de ces sortes de choses, y puisent ensuite tellement, que c’est vraiment leur rendre un service que de ne pas les laisser se contenter là-dessus. Et même, ajouta Mme Gamp, par allusion sans doute à quelques fleurs de langage qu’elle avait déjà répandues sur M. Chuffey, si quelqu’un leur dit des injures, c’est seulement pour les ravigoter. »

Quelles que fussent les épithètes qu’elle avait octroyées au vieux commis, elles ne l’avaient nullement ravigoté. Il était assis à côté du lit, dans le fauteuil qu’il avait occupé toute la nuit précédente, avec ses mains croisées devant lui et la tête penchée, et, quand M. Pecksniff et Mme Gamp entrèrent, il n’eut pas l’air de les remarquer, jusqu’à ce que M. Pecksniff le prit par le bras. Alors il se leva avec humilité.

« Soixante et dix, dit Chuffey ; je pose zéro et retiens sept. Il y a quelques hommes qui sont assez forts pour vivre jusqu’à quatre-vingts ans… Quatre fois zéro font zéro, quatre fois deux font huit : quatre-vingts. Oh ! pourquoi, pourquoi, pourquoi n’a-t-il pas vécu quatre fois zéro font zéro et quatre fois deux font huit… quatre-vingts…

– Ah ! quelle vallée de deuil ! s’écria mistress Gamp en s’emparant de la bouteille et du verre.

– Pourquoi est-il mort avant son pauvre vieux et caduc serviteur ? dit Chuffey se tordant les mains et levant ses yeux pleins de douleur. Lui parti, que me reste-t-il ?

– M. Jonas, répondit Pecksniff ; il vous reste Jonas, mon bon ami.

– Je l’aimais, s’écria le vieillard en sanglotant. Il était bon pour moi. Nous avions appris ensemble le doit et avoir à la pension. Une fois je me rappelle que j’ai été de six places avant lui en arithmétique ; oui, Dieu me pardonne ! j’ai eu le cœur d’être avant lui !

– Venez, monsieur Chuffey, dit Pecksniff, suivez-moi. Rappelez à vous votre courage, monsieur Chuffey.

– Oui, je vous suis, répondit le vieux commis ; oui. Je reprendrai du courage. Oh ! Chuzzlewit et fils… C’est votre propre fils, monsieur Chuzzlewit, votre propre fils, monsieur ! »

Ayant repris son expression habituelle, il se confia à la main qui le guidait et se laissa emmener. Mme Gamp, la bouteille sur un genou et le verre sur l’autre, s’assit sur un tabouret, secouant la tête pendant longtemps, jusqu’à ce qu’enfin, profondément absorbée sans doute, elle se versa une goutte de spiritueux et porta le verre à ses lèvres. À cette première goutte en succéda une seconde, puis une troisième : alors (soit par suite de ses tristes réflexions sur la vie et sur la mort, soit par l’effet de sa sympathie pour la liqueur), Mme Gamp tourna les yeux au point de les rendre invisibles. Mais c’est égal, elle continuait de secouer la tête.

Le pauvre Chuffey fut reconduit à son coin accoutumé ; il y resta paisible et en silence, si ce n’est qu’à intervalles éloignés il se levait et faisait quelques pas dans la chambre en se tordant les mains, ou en poussant tout à coup un cri étrange.

Durant une semaine entière, tous trois restèrent assis autour du foyer, sans mettre le pied dehors. M. Pecksniff aurait bien voulu sortir le soir ; mais Jonas avait tellement peur de le voir s’éloigner, fût-ce une seule minute, que son ami renonça à cette idée : ainsi, du matin au soir, ils séjournaient dans la sombre chambre, sans s’occuper ni se distraire.

Le poids de ce qui était étendu roide et immobile dans cette sombre chambre de l’étage supérieur pesait si fortement et si cruellement sur Jonas, qu’il finit par fléchir sous ce fardeau. Sept longs jours et sept longues nuits, il fut constamment accablé par l’idée fixe et effrayante de la présence de ce cadavre dans la maison. Si la porte remuait, il la regardait tout pâle et les yeux effarés, comme s’il était persuadé que des doigts de spectre pressaient le bouton. Si un souffle d’air faisait vaciller derrière lui la flamme du foyer, il hasardait un coup d’œil par-dessus son épaule, comme s’il tremblait d’apercevoir quelque fantôme se servant de son linceul pour éventer le feu. Le moindre bruit le troublait ; et une fois, la nuit, en entendant un pas au-dessus de sa tête, il s’écria que c’était le mort qui faisait le tour de sa bière, une, deux, une, deux, etc.

Il avait pour tout lit un matelas étendu sur le parquet du salon, sa chambre ayant été assignée à Mme Gamp, et M. Pecksniff n’était pas mieux couché. Le hurlement d’un chien devant la maison le remplissait d’une terreur qu’il ne pouvait déguiser. Il évitait le reflet des réverbères qui brillaient dans la fenêtre de la maison d’en face, comme si c’eût été « le mauvais œil » qui fût fixé sur lui. Souvent, au milieu de la nuit, il s’éveillait en sursaut de son sommeil troublé, et sans pouvoir se rendormir il attendait impatiemment le jour ! Tous les soins d’intérieur, et jusqu’à la direction des repas, avaient été abandonnés à M. Pecksniff. Cet excellent gentleman, persuadé qu’il faut du confort pour soutenir le deuil, et qu’une bonne nourriture était indispensable à sa santé, fournissait abondamment la table de provisions exquises, de nature à faire passer plus agréablement cette époque de tristesse : c’étaient des ris de veau, des rognons à l’étuvée, des huîtres, et autres ragoûts délicats pour le souper de chaque soir ; tout cela sans oublier un appel répété aux verres de punch bien chaud, servis pour le dessert, inspirait à M. Pecksniff des réflexions morales et des consolations spirituelles qui eussent converti un païen, pour peu qu’il eût eu quelque connaissance de la langue anglaise.

M. Pecksniff n’était pas le seul, durant ces jours mélancoliques, à s’occuper des besoins physiques de l’humanité. Mme Gamp se montrait aussi très-délicate dans le choix de sa nourriture, et elle repoussait avec dédain le hachis de mouton. Pour la boisson, elle avait aussi des habitudes très-régulières, très-précises : il lui fallait, au lunch, une pinte de petit porter ; une pinte au dîner, une demi-pinte seulement, pour se soutenir et se donner du ton, entre le dîner et le thé ; et au souper, une pinte de l’excellente ale supérieure connue sous le nom de Real old Brighton Tipper ; tout cela indépendamment de la bouteille posée sur la cheminée, et de temps en temps une invitation occasionnelle à se rafraîchir avec quelques bonnes rasades de vin que lui prodiguait volontiers la politesse de ces deux messieurs. De leur côté, les employés de M. Mould jugèrent nécessaire de noyer leur chagrin, comme on noie un petit chat à l’aurore de son existence ; aussi se grisaient-ils généralement avant d’entreprendre aucune besogne, de peur que le chagrin ne prît le dessus et ne les rendît incapables de rien faire. En résumé, l’ensemble de cette semaine étrange offrit l’aspect d’une jovialité lugubre et d’un enjouement sinistre à la ronde. Tous, à l’exception du pauvre Chuffey, qui se tenait à l’ombre du tombeau d’Anthony Chuzzlewit, tous festoyaient comme autant de goules.

Enfin arriva le jour des funérailles, pieuse et fidèle cérémonie. M. Mould, tenant à la hauteur de son œil un verre de généreux porto, et dans l’autre main sa montre d’or, était adossé au bureau dans le petit cabinet vitré, et causait avec Mme Gamp. À la porte de la maison étaient deux muets, se donnait l’air aussi triste qu’on pouvait raisonnablement l’exiger de gens qui faisaient une si bonne affaire ; toutes les ressources de l’établissement de M. Mould avaient été mises en réquisition dans la maison comme au dehors ; les panaches flottaient, les chevaux hennissaient, la soie et le velours ondulaient ; en un mot, comme M. Mould le disait avec emphase : « Tout ce qu’il est possible de faire avec de l’argent, on l’a fait. »

« Et qui peut mieux faire les choses que l’argent, madame Gamp ? s’écria l’entrepreneur en vidant son verre et se léchant les lèvres.

– Rien au monde, monsieur.

– Rien au monde, répéta M. Mould. Vous avez raison, madame Gamp. Pourquoi, ajouta-t-il en remplissant de nouveau son verre, dépense-t-on plus d’argent, madame Gamp, pour un deuil que pour une naissance ? Ceci est de votre ressort ; vous devez vous y connaître. Comment expliquez-vous ce fait ?

– Peut-être parce que les charges d’entrepreneur coûtent plus cher que celles de garde, dit Mme Gamp avec un rire étouffé et en caressant de la main la robe noire toute neuve dont on venait de lui faire cadeau.

– Ah ! ah ! fit en riant M. Mould. Vous prenez le café à mes dépens ce matin, mistress Gamp. »

Mais s’apercevant, dans un petit miroir à barbe accroché en face de lui, qu’il avait l’air trop enjoué, il allongea aussitôt son visage et lui donna une expression de tristesse.

« Voilà bien longtemps, monsieur, dit Mme Gamp avec un salut courtois, que je n’ai pris mon café à mes frais, grâce à votre bonne recommandation, et j’espère bien qu’il en sera souvent de même dans l’avenir.

– Je l’espère également, s’il plaît à la Providence, repartit M. Mould. Mais, c’est égal, mistress Gamp, ce n’est pas ça ; voici le véritable motif : c’est qu’en dépensant largement vis-à-vis d’un établissement bien posé et où tout est organisé sur une grande échelle, on cicatrise les plaies des cœurs brisés et l’on verse du baume sur la douleur. Les cœurs ont besoin d’être consolés ; la douleur veut du baume quand il y a un décès, et non quand il survient une naissance. Regardez plutôt le gentleman d’aujourd’hui ; vous n’avez qu’à voir.

– Un gentleman très-généreux ! s’écria Mme Gamp avec enthousiasme.

– Non, non, dit l’entrepreneur, ce n’est pas du tout un gentleman très-généreux. Vous vous trompez à son égard. Mais c’est un gentleman affligé, un gentleman rempli de regrets ; il sait ce que l’argent a le pouvoir de faire pour lui procurer quelque consolation et pour témoigner de son amour et de sa vénération envers le défunt. L’argent, ajouta M. Mould, tournant lentement sa chaîne de montre autour de ses doigts et lui faisant décrire ainsi un cercle à chaque article de dépense, l’argent peut lui donner des ornements de velours ; il peut lui donner des cochers en manteaux de deuil et en grandes bottes ; il peut lui donner des plumes d’autruche teintes en noir ; il peut lui donner nombre de suivants à pied, vêtus dans le meilleur style des cérémonies funèbres et portant des bâtons garnis de cuivre ; il peut lui donner une tombe élégante ; il peut lui donner une place dans l’abbaye de Westminster, s’il veut faire cette grosse dépense. Et qu’on vienne nous dire après cela que l’or est un vil métal, quand il peut nous procurer de si belles choses, mistress Gamp !

– Mais quelle bénédiction du ciel, monsieur, dit Mme Gamp, qu’il y ait des gens comme vous pour les vendre ou les louer !

– Vous avez raison, mistress Gamp, répondit l’entrepreneur, nous remplissons nos fonctions avec honneur ; nous faisons le bien sans ostentation, et nous rougirions qu’il en fût question sur nos petits mémoires. Que de consolations n’ai-je pas répandues parmi mes semblables, grâce à mes quatre chevaux à longues queues pour lesquels, tout harnachés et tout attelés, je ne demande jamais plus de dix livres dix schellings !… »

Mme Gamp avait sur les lèvres une réponse convenable, quand elle fut interrompue par l’apparition d’un des hommes au service de M. Mould. C’était le maître des cérémonies en personne, un individu obèse : il portait un gilet descendant trop bas sur ses jambes pour ne pas choquer toutes les idées reçues en fait de grâce et d’élégance ; il était orné de ce trait qu’on appelle au figuré un nez en pied de marmite, et avait la face toute diaprée de boutons. C’était une plante délicate dans son jeune temps ; mais, à force de s’épanouir dans l’épaisse atmosphère des funérailles, la tendre fleur n’était plus que graine et bourgeons.

« Eh bien, Tacker, dit M. Mould, tout est-il prêt en bas ?

– C’est un beau spectacle, monsieur, répondit Tacker. Jamais je n’ai vu les chevaux plus fringants et plus frais ; ils agitent leurs têtes comme s’ils savaient combien coûtent les plumes qui les décorent. Un, deux, trois, quatre, ajouta M. Tacker, en prenant sur son bras gauche un nombre égal de manteaux de deuil.

– Tom est-il là avec le gâteau et le vin ? demanda M. Mould.

– Il est prêt à venir au premier appel, monsieur, répondit Tacker.

– Alors, dit M. Mould, remettant sa montre dans son gousset et se regardant au petit miroir à barbe, afin de s’assurer que son visage avait bien l’expression voulue ; alors je pense que nous pouvons procéder. Donnez-moi le paquet de gants, Tacker. Ah ! quel homme c’était ! Ah ! Tacker, Tacker, quel homme c’était ! »

M. Tacker, qui, vu sa haute expérience en fait d’obsèques, eût pu être un excellent acteur de pantomime, adressa un clignement d’œil à Mme Gamp sans rien perdre de la gravité de son maintien, et suivit son maître dans la chambre voisine.

Il était important pour M. Mould (et c’était même une des exigences de sa profession) de ne point paraître connaître le docteur, bien qu’en réalité ils fussent tout près voisins et que souvent, comme dans le cas actuel, ils travaillassent de compagnie. Ainsi il s’avança pour lui remettre ses gants de chevreau noirs, de l’air d’un homme qui ne l’aurait jamais vu de sa vie ; tandis que, de son côté, le docteur se tenait à distance, aussi indifférent, en apparence, que s’il n’eût jamais entendu parler d’entrepreneurs, ou comme s’il avait bien pu passer devant leurs magasins sans s’être jamais trouvé en rapport avec eux.

« Comment ? des gants ! dit le docteur. Après vous, M. Pecksniff.

– Je n’y consentirai pas, répliqua ce dernier.

– Vous êtes trop bon, dit le docteur en prenant une paire. Je disais, monsieur, que je fus appelé vers une heure et demie, pour donner mes soins au malade. Comment ? du gâteau et du vin !… Du porto ! Je vous remercie. »

M. Pecksniff prit sa part des rafraîchissements.

« Vers une heure et demie, monsieur, reprit le docteur, je fus appelé pour donner mes soins au malade. Au premier bruit de la sonnette de nuit, je me levai, j’ouvris la fenêtre et je passai la tête. Comment ! un manteau !… Ne le froissez pas trop. C’est cela. »

M. Pecksniff s’étant couvert également d’un vêtement semblable, le docteur continua ainsi :

« Et je passai la tête. Comment ? un chapeau !… Mon bon ami, celui-ci n’est pas le mien. Monsieur Pecksniff, je vous demande pardon, mais je crois pourtant que par mégarde nous avons fait un échange. Merci. Eh bien, monsieur, je vous disais donc…

– Tout est prêt, interrompit Mould à voix basse.

– Tout est prêt ? dit le docteur. Très-bien. Monsieur Pecksniff, je vous raconterai le reste dans la voiture. C’est fort curieux. Tout est prêt, n’est-ce pas ? Il n’y a pas lieu de craindre la pluie, j’espère ?

– Il fait très-beau, monsieur, répliqua Mould.

– J’avais peur que le pavé ne fût mouillé, dit le docteur ; car hier mon baromètre a descendu. Nous avons du bonheur. »

Mais voyant, sur ces entrefaites, que M. Jonas et Chuffey étaient à la porte, il appliqua sur son visage un mouchoir de poche blanc, comme s’il avait été saisi tout à coup d’un violent accès de douleur, et descendit côte à côte avec M. Pecksniff.

M. Mould et ses gens n’avaient pas exagéré la splendeur des préparatifs ; car ils étaient réellement magnifiques. Les quatre chevaux du corbillard surtout se cabraient et piaffaient et déployaient toute leur gymnastique funèbre ; on eût dit qu’ils savaient que c’était un homme qui était mort et qu’ils en fussent tout triomphants : « Ils nous domptent, ils nous attellent, ils nous montent, ils nous maltraitent, ils nous excèdent, ils nous mutilent pour leur satisfaction ; mais ils meurent ! hourra ! ils meurent ! »

C’est ainsi que le cortège funèbre d’Anthony Chuzzlewit passait à travers les rues étroites et les obscures ruelles de la ville. M. Jonas regardait à la dérobée, par la portière de la voiture, pour juger de l’effet que le convoi produisait sur le public ; chemin faisant, M. Mould écoutait avec modestie les exclamations des assistants ; le docteur continuait à débiter à demi-voix son histoire à M. Pecksniff, sans paraître approcher davantage de la conclusion ; et le pauvre vieux Chuffey sanglotait dans son coin sans que personne prît garde à lui. Mais il avait grandement scandalisé M. Mould, dès le début de la cérémonie, en fourrant son mouchoir au fond de son chapeau d’une façon incongrue et en s’essuyant les yeux du revers de sa main. Ainsi que M. Mould l’avait déclaré déjà, sa conduite était indécente, indigne de la circonstance, et l’on n’eût pas dû admettre M. Chuffey aux obsèques.

Cependant il y était, le pauvre homme ; et il vint jusqu’au cimetière où il n’agit pas avec moins d’inconvenance, s’appuyant sur Tacker qui lui dit tout net :

« Vous êtes bon tout au plus pour les enterrements à pied ! »

Mais Chuffey (Dieu le protège !) n’entendait rien que les échos lointains d’une voix à jamais silencieuse qui retentissait encore au fond de son cœur.

« Je l’aimais ! s’écria le vieillard, se précipitant sur la tombe quand tout fut achevé. Il était si bon pour moi !… Ô mon bien-aimé maître et ami !

– Allons, venez, monsieur Chuffey, dit le docteur ; cela ne vaut rien ; le sol est argileux, monsieur Chuffey. Il ne faut pas faire ça.

– Si nous n’avions eu qu’une cérémonie vulgaire, et que M. Chuffey eût été un simple porteur, messieurs, dit Mould, jetant vers Pecksniff et Jonas un regard suppliant pour les invoquer et les prier de faire lever Chuffey, il n’aurait pas pu se conduire d’une manière plus indécente.

– Conduisez-vous comme un homme, monsieur Chuffey, dit Pecksniff.

– Conduisez-vous comme un gentleman, monsieur Chuffey, dit Mould.

– Sur l’honneur, mon bon ami, murmura le docteur d’un ton de majestueux reproche en s’approchant du vieillard, ceci est pire que de la faiblesse. C’est mal ! c’est égoïste, c’est odieux, monsieur Chuffey. Vous devriez prendre exemple sur les autres, mon bon monsieur. Vous oubliez que vous n’étiez pas uni par les liens du sang à notre ami défunt, et qu’il avait un très-proche et très-cher parent, monsieur Chuffey.

– Oui, son propre fils !… s’écria le vieillard, qui joignit les mains avec une ardeur étrange. Son propre fils ! son fils unique !

– Il n’a pas la tête bien saine, dit Jonas, qui devint pâle. Ne prenez pas garde à ses paroles. Je ne m’étonnerais pas qu’il ne dît quelque bêtise abominable. Mais ne prenez pas garde à lui. Je ne m’en préoccupe guère. Mon père l’a laissé à ma charge, et cela suffit. Il peut dire et faire à présent tout ce qu’il voudra ; j’aurai soin de lui. »

À ce nouvel exemple de la magnanimité et de la bienveillance de Jonas, un murmure d’approbation s’éleva du sein des personnes du deuil (y compris M. Mould et ses joyeux assistants). Mais Chuffey ne mit pas davantage ses sentiments à l’épreuve. Il ne dit pas un mot de plus ; et, laissé un instant à lui-même, il regagna la voiture et y remonta.

Nous avons dit que M. Jonas avait pâli lorsque la conduite du vieux commis attira l’attention générale : son trouble ne fut toutefois que momentané, et bientôt il eut cessé. Mais ce ne fut pas là la seule métamorphose qu’on put observer en lui ce jour-là. Il n’avait pas échappé au regard observateur de M. Pecksniff qu’aussitôt qu’on eut quitté la maison pour la cérémonie funèbre, Jonas commença à se remettre ; qu’au fur et à mesure que la cérémonie avançait, Jonas reprenait graduellement, petit à petit, son maintien d’autrefois, son air habituel, son port accoutumé, ce cachet agréable qui marquait sa parole et ses façons, enfin qu’à tous égards il redevenait l’aimable personnage qu’il était jadis. Maintenant qu’ils étaient assis dans la voiture pour revenir au logis, et surtout lorsqu’en y arrivant ils trouvèrent que les fenêtres étaient ouvertes, que la lumière et l’air circulaient librement, et que toute trace du dernier événement avait disparu, M. Pecksniff resta tellement convaincu que Jonas était redevenu le Jonas de la semaine précédente et n’était plus le Jonas de l’époque intermédiaire, qu’il se démit volontairement, et sans le moindre effort pour la prolonger, de sa récente autorité, et rentra dans sa position première d’hôte soumis et plein de déférence.

Mme Gamp s’en retourna chez le marchand d’oiseaux, et dans la nuit même on vint heurter à sa porte et l’éveiller pour une naissance de deux jumeaux ; M. Mould dîna gaiement au sein de sa famille et alla passer non moins gaiement la soirée à son club ; l’attelage, après être resté longtemps à la porte d’un bruyant cabaret, regagna son écurie ; les panaches avaient été mis dans les coffres, et douze croque-morts au nez cramoisi étaient montés sur le haut de la voiture, accrochés chacun à ces patères de couleur lugubre, où, durant la cérémonie, se balançaient les plumes flottantes ; les divers ornements de deuil avaient été soigneusement pliés pour être mis à la disposition de la première personne qui viendrait les louer ; les fougueux chevaux étaient parfaitement calmes et paisibles dans leurs stalles ; le docteur buvait joyeusement à un dîner de noces, où il oubliait le milieu de l’histoire qui n’avait pas eu de fin ; et du spectacle pompeux de ces quelques dernières heures, il ne restait plus d’autre vestige que les notes inscrites dans les livres de l’entrepreneur.

Et dans le cimetière, n’en restait-il rien ? Non, rien même en ce lieu. Les portes étaient fermées ; la nuit était sombre et humide ; la pluie tombait en silence à travers les plantes rampantes et les ronces. Là s’élevait un nouveau tumulus qui la veille au soir n’y existait pas. Le temps, creusant la terre comme une taupe, avait laissé la trace de son passage en rejetant de côté une autre motte de terre.

Et c’était tout.

Chapitre XX. Qui sera un chapitre d’amour. §

« Pecksniff, dit Jonas, prenant son chapeau à la patère, pour voir si la bande de crêpe noir y était bien ajustée, et l’y remettant avec complaisance après avoir fait cette inspection, que comptez-vous donner en mariage à vos filles ?

– Mon cher monsieur Jonas, s’écria le tendre père avec un sourire ingénu, quelle singulière question !

– Ne vous inquiétez pas si ma question est quelque chose de singulier ou de pluriel, répliqua Jonas, dardant sur M. Pecksniff un regard farouche ; répondez-y seulement, ou bien n’en parlons plus. C’est l’un ou l’autre.

– Hum ! mon cher ami, dit M. Pecksniff, posant affectueusement sa main sur le genou de son compagnon, la question est enveloppée d’une foule de considérations. Ce que je leur donnerais ?

– Oui, que leur donneriez-vous ?

– Eh bien, cela dépendrait naturellement en grande partie de la qualité des maris qu’elles choisiraient, mon cher jeune ami. »

M. Jonas perdit contenance et se trouva hors d’état de continuer. La réponse était habile ; elle semblait profonde, tant il y a de sagesse dans la simplicité !

« Le mérite que je voudrais trouver dans un gendre est très-élevé, dit M. Pecksniff après quelques moments de silence. Pardonnez-moi, mon cher monsieur Jonas, ajouta-t-il, très-ému, de vous dire que vous m’avez gâté, que vous m’avez fait concevoir un idéal, un type coloré des teintes du prisme, s’il m’est permis de me servir de ces expressions.

– Qu’entendez-vous par ces mots ? grommela Jonas, dont le regard était devenu de plus en plus farouche.

– Vous avez le droit de le demander, mon cher ami. Le cœur n’est pas toujours comme les ateliers de la monnaie royale, avec machine privilégiée pour frapper son métal précieux au coin légal. Parfois il coule son or dans des moules étranges, dont l’empreinte n’est pas d’une valeur courante. Ce n’en est pas moins de l’or de première qualité, de l’or sterling ; il a toujours le mérite d’être de l’or pur et sans alliage.

– Vraiment ? grommela encore Jonas avec un mouvement de tête qui indiquait que la chose n’était pas claire dans son esprit.

– Oui ! s’écria M. Pecksniff, plein d’ardeur pour son sujet, de l’or pur. Pour m’expliquer mieux avec vous, monsieur Jonas, si je pouvais trouver deux gendres comme vous pourrez un jour en être un pour un homme délicat et capable d’apprécier une nature telle que la vôtre, je voudrais, m’oubliant moi-même, donner à mes filles des dots qui atteignissent les plus extrêmes limites de mes facultés. »

Cette déclaration était précise, et elle fut faite avec chaleur. Mais qui pourrait s’étonner qu’un homme tel que M. Pecksniff se montrât plein d’énergie et d’ardeur sur une semblable question, après tout ce qu’il avait vu et entendu dire de M. Jonas ; lorsque l’éloge de ce jeune homme distillait sur les lèvres mêmes des entrepreneurs de pompes funèbres le miel de l’éloquence !

M. Jonas demeura silencieux et contempla pensif le paysage, car ils étaient assis tous deux en arrière, sur l’impériale de la diligence qui traversait la campagne. M. Jonas accompagnait M. Pecksniff jusqu’à son village, où il allait pour changer d’air et de résidence après ses récentes épreuves.

« Eh bien, dit-il enfin avec une pétulance charmante, supposez que vous trouviez un gendre tel que moi ; après ? »

M. Pecksniff le regarda d’abord avec une surprise inexprimable ; puis par degrés s’abandonnant à une vivacité mêlée d’une certaine émotion, il dit :

« Alors je sais bien de qui il serait le mari.

– De qui ? demanda sèchement Jonas.

– De ma fille aînée, monsieur Jonas, répondit Pecksniff, les larmes aux yeux ; de ma chère Cherry, mon bâton de vieillesse, mon bien, mon trésor, monsieur Jonas. Rude combat pour un père, mais c’est dans l’ordre des choses. Il faudra qu’un jour je me sépare d’elle pour la remettre à un mari. Je sais cela, mon cher ami. Je suis préparé à ce sacrifice.

– Ma foi ! dit Jonas, il y a longtemps, je pense, que vous devez y être préparé.

– Beaucoup de prétendants ont voulu me l’enlever. Tous y ont échoué. « Jamais, me disait-elle, jamais, papa, je ne donnerai ma main si mon cœur n’est pris. » Dans ces derniers temps elle paraissait moins gaie qu’autrefois… J’ignore pourquoi. »

M. Jonas contempla de nouveau la campagne, puis le cocher, puis le bagage posé sur l’impériale, puis enfin M. Pecksniff ; et rencontrant le regard de ce gentleman :

« Je suppose, dit-il, que vous aurez à vous séparer aussi de l’autre, un de ces jours ?

– Probablement, dit le père. Les années dompteront l’humeur sauvage de mon oiseau folâtre, et alors l’oiseau sera mis en cage. Mais Cherry, monsieur Jonas, Cherry…

– Oh ! ah ! interrompit Jonas. Cet oiseau-là, les années l’ont suffisamment apprivoisé. Personne n’en doute. Mais vous n’avez pas répondu à ma question. Naturellement, vous n’êtes obligé à rien, si cela ne vous plaît point. Vous êtes là-dessus le meilleur juge. »

Il y avait dans cette façon de parler une sorte d’avertissement bourru donnant à entendre à M. Pecksniff que son cher ami n’était pas homme à se laisser amuser ou circonvenir, et que Pecksniff n’aurait rien de mieux à faire que de répondre positivement à sa question ou de l’avertir sans détour qu’il ne voulait pas l’éclairer sur le sujet qui l’intéressait. Se rappelant, en face de ce dilemme, la recommandation que le vieil Anthony lui avait faite presque avec son dernier souffle, il se décida à parler ouvertement ; il dit donc à M. Jonas (en appuyant sur cette communication, comme sur une preuve de son grand attachement et de sa confiance), que dans le cas dont il avait parlé, à savoir, si un homme tel que lui venait à lui demander la main de sa fille, il donnerait une dot de quatre mille livres sterling.

« Il faudrait, pour cela, me saigner aux quatre veines, dit ce bon père ; mais j’aurais rempli mon devoir, et ma conscience me récompenserait. Pour moi, la paix de la conscience est la meilleure banque. J’ai placé là-dessus ma fortune, une bagatelle, une simple bagatelle, monsieur Jonas ; mais je l’estime autant que le plus riche trésor, je vous l’assure. »

Les ennemis de l’homme vertueux n’eussent pas manqué de se diviser sur cette question. Les uns eussent affirmé sans scrupule que, si la conscience de M. Pecksniff était sa banque, et qu’il en inscrivît toutes les opérations sur son compte courant, les surcharges et les ratures devaient le rendre indéchiffrable ; les autres eussent nié le fait tout simplement, et déclaré que c’était une forme purement fictive, un feuillet parfaitement blanc, ou que, s’il y avait quelques articles inscrits à son compte, ce devait être avec une espèce particulière d’encre sympathique, qui ne pouvait se lire qu’au bout d’un temps indéfini, et que M. Pecksniff se gardait bien d’y regarder jamais.

« Oui, ce serait me saigner aux quatre veines, mon cher ami, répéta le digne architecte ; mais la Providence (peut-être m’est-il permis de dire une providence toute particulière) a béni mes efforts, et je puis garantir que je n’hésiterais pas à faire ce sacrifice. »

Ici s’élève une question de philosophie : à savoir si M. Pecksniff avait ou non raison de dire qu’il eût reçu de la Providence un patronage, un encouragement particulier dans ses efforts. Toute sa vie, il n’avait été occupé qu’à parcourir les ruelles et les tas d’ordures, un croc d’une main, un petit crochet de l’autre, pour ramasser quelques bons petits chiffons qu’il fourrait dans son sac. Or, comme un passereau ne peut tomber sans une permission spéciale de la Providence, il s’ensuit, et c’est sans doute là-dessus que M. Pecksniff fondait son raisonnement, que ce doit être aussi par une permission spéciale de la Providence que vole la pierre de la fronde ou le bâton lancé contre le passereau. Le croc ou le crochet de M. Pecksniff ayant toujours invariablement frappé le passereau à la tête, et l’ayant toujours abattu, ce gentleman pouvait se considérer comme autorisé par patente spéciale à fourrer les passereaux dans sa gibecière, et comme légitime possesseur de tous les oiseaux empochés par ce procédé. Combien d’entreprises, nationales et individuelles (mais surtout les premières), passent pour être dirigées spécialement vers un but glorieux et utile, qui seraient loin de mériter une opinion si favorable, si on voulait les approfondir, au lieu de se borner à les juger d’après l’étiquette du sac ! Les précédents sembleraient donc démontrer que M. Pecksniff appuyait ses paroles sur de bons arguments, et qu’il avait pu à juste titre s’exprimer ainsi, non par présomption, par orgueil ou par arrogance, mais dans un esprit de conviction solide et de sagesse incomparable.

M. Jonas, ayant peu l’habitude de se casser la tête sur des théories de cette nature, n’émit aucun avis au sujet de la question. Il n’accueillit pas même la nouvelle que venait de lui donner son compagnon de route, par un monosyllabe soit bon, soit mauvais, soit indifférent. Il garda, durant un quart d’heure au moins, un silence taciturne ; et, tout ce temps, il parut profondément occupé de soumettre un problème donné aux règles et aux calculs de l’arithmétique, ajoutant, retenant, multipliant, réduisant par division plus ou moins compliquée, procédant par la règle de trois simple et composée, échange ou trafic, parties aliquotes, intérêt simple, intérêt composé, et autres opérations mathématiques. Selon toute probabilité, le résultat de ce travail intérieur fut satisfaisant : car, lorsqu’il rompit le silence, ce fut de l’air d’un homme qui est arrivé à quelque résultat spécifique et qui se sent affranchi d’un état d’incertitude pénible.

« Allons, mon vieux Pecksniff (telle fut son interpellation joviale lorsqu’au relais il frappa sur le dos du gentleman), allons prendre quelque chose.

– De tout mon cœur !… dit M. Pecksniff.

– Si nous régalions aussi le conducteur ?…

– Certainement, répondit avec contrainte M. Pecksniff, si vous croyez que cela ne lui fasse pas de mal et ne le rende pas mécontent de sa position. »

Jonas se contenta de rire, et, s’élançant du haut de l’impériale avec une grande vivacité, il exécuta assez gauchement sur la route une espèce de cabriole. Après cet exploit, il entra dans l’auberge, où il commanda une telle profusion de liqueurs que M. Pecksniff se demandait avec quelque inquiétude s’il jouissait parfaitement de ses facultés intellectuelles, jusqu’au moment où Jonas le rassura à cet égard en lui disant, lorsqu’il fut temps pour la diligence de repartir :

« Durant une semaine et plus je vous ai traité, je vous ai fait jouir de toutes les primeurs de la saison. Aujourd’hui, Pecksniff, c’est à vous de payer. »

Ce n’était nullement une plaisanterie, comme M. Pecksniff l’avait supposé d’abord ; car Jonas s’éloigna sans autre cérémonie pour regagner la voiture, laissant sa victime acquitter la note.

Mais M. Pecksniff était un homme patient, et M. Jonas était son ami. En outre, ses égards pour ce gentleman étaient fondés, comme on sait, sur la plus pure estime et sur l’appréciation de l’excellence de son caractère. M. Pecksniff sortit donc de l’auberge avec un visage rayonnant, et même il poussa la gracieuseté jusqu’à répéter le régal à la taverne suivante, sur une échelle plus réduite, il est vrai. Il y avait dans les sentiments de M. Jonas une certaine âpreté (assez rare chez lui) que ces avances amicales ne parvinrent pas à adoucir ; et pendant le reste du voyage il montra tant d’entrain, nous devrions dire tant de turbulence, que M. Pecksniff eut quelque peine à ne pas se laisser distancer.

Ils n’étaient pas attendus, ô mon Dieu, non ! À Londres, M. Pecksniff avait proposé de faire à ses filles une surprise ; il avait dit qu’il n’écrirait pas un seul mot pour les préparer le moins du monde à son arrivée, afin de les prendre à l’improviste et de voir ce qu’elles seraient en train de faire, tandis qu’elles croiraient leur cher papa à cent lieues. Par suite de ce plan ingénieux, il n’y avait personne pour recevoir les voyageurs au poteau de relais ; mais le fait était sans importance, car ils étaient venus par la diligence de jour, et M. Pecksniff n’avait qu’un sac de tapisserie et M. Jonas un portemanteau. Ils prirent le portemanteau à eux deux, mirent le sac dessus et s’empressèrent d’enfiler la ruelle. Déjà M. Pecksniff marchait sur la pointe du pied, comme si, sans cette précaution, ses chères enfants, qu’un intervalle de deux milles environ séparait encore de lui, eussent par un pressentiment filial deviné son approche.

C’était par une belle soirée de printemps ; à la douce lueur du crépuscule, toute la nature était d’un calme et d’une harmonie admirables. La journée précédente avait été splendide et chaude ; mais, à l’approche de la nuit, l’air était devenu frais, et l’on voyait au loin la fumée s’élever gracieusement des cheminées du hameau. Des jeunes feuilles et des boutons nouveaux s’exhalaient mille parfums exquis ; toute la journée le coucou avait chanté, et il venait seulement de se taire. Dans l’atmosphère du soir on sentait la bonne odeur de la terre fraîchement retournée, ce premier souffle d’espérance pour le premier laboureur quand son Éden se fut flétri. C’était un de ces moments où bien des hommes aiment à former de sages résolutions et regrettent les fautes de leur passé ; un de ces moments où bien des hommes, à la vue des ombres qui les gagnent, pensent à ce soir qui terminera tout et qui n’aura point de lendemain.

« Il fait joliment noir, dit M. Jonas regardant autour de lui. Il y a de quoi rendre fou de tristesse.

– Bientôt, dit M. Pecksniff, nous aurons de la lumière et du feu.

– Nous en avons bien besoin par ce temps-ci, dit Jonas. Pourquoi diable ne parlez-vous pas ? À quoi donc pensez-vous ?

– Pour vous avouer la vérité, monsieur Jonas, dit très-solennellement Pecksniff, mon esprit invoquait en ce moment le souvenir de notre ancien ami, de votre cher père qui n’est plus. »

M. Jonas laissa aussitôt tomber son fardeau et il s’écria, en menaçant du geste son interlocuteur :

« En voilà assez, Pecksniff ! »

M. Pecksniff, ne sachant pas au juste si cela signifiait qu’il en avait assez de tenir le portemanteau, se mit à considérer son ami avec une stupéfaction qui n’avait rien de simulé.

« Assez ! dis-je, s’écria rudement Jonas. Entendez-vous ?… Laissez cela, maintenant et à jamais. Vous ferez bien, je vous en avertis !

– C’était par distraction, dit M. Pecksniff fort effrayé ; j’avoue que j’avais tort. J’eusse dû savoir que c’était pour vous une corde trop sensible.

– Ne parlez pas de corde sensible, dit Jonas, s’essuyant le front avec le parement de sa redingote. Je n’entends pas que vous veniez chanter victoire, parce que moi je n’aime point la compagnie des morts. »

M. Pecksniff avait déjà relevé ces mots : « Chanter victoire !… Monsieur Jonas ! » quand le jeune homme, avec une expression de dureté marquée dans l’air et dans le ton, l’interrompit tout net encore une fois.

« Songez-y bien ! dit-il. Je ne veux pas de ça. Je vous conseille de ne pas revenir sur ce sujet, ni avec moi ni avec qui que ce soit. Retenez bien ça : un bon averti en vaut deux. Mais en voilà assez là-dessus. En route ! »

En achevant ces paroles, il reprit sa part du fardeau et se mit à marcher d’un pas si précipité que M. Pecksniff, emporté à l’autre extrémité du portemanteau, se trouva tiré en avant de la manière la plus désagréable et la plus disgracieuse, au détriment de la première écorce de ses tibias, écorchés sans pitié par le choc répété des courroies et des boucles de fer contre lesquelles ils se cognaient à chaque pas. Cependant, au bout de quelques minutes, M. Jonas ralentit sa course et permit à son compagnon de marcher en ligne à côté de lui et de tenir le portemanteau presque sur un pied d’égalité.

Il était clair que Jonas regrettait son récent accès de colère et se méfiait de l’effet qu’il avait pu produire sur Pecksniff : car, toutes les fois que ce dernier le regardait, il rencontrait ses yeux fixés sur lui ; source nouvelle d’embarras pour l’un et pour l’autre. Toutefois, cet état de choses fut de courte durée, car Jonas se mit presque aussitôt à siffler : là-dessus, M. Pecksniff, prenant exemple sur son ami, commença à fredonner mélodieusement un air.

Au bout de quelque temps qu’avait duré ce manège, Jonas demanda :

« C’est près d’ici, n’est-ce pas ?

– Tout près, mon cher ami, dit Pecksniff.

– Que pensez-vous qu’elles peuvent faire en ce moment ? demanda Jonas.

– Impossible à savoir ! s’écria Pecksniff. Ces petites étourdies ! ces petites coureuses ! peut-être ne sont-elles pas à la maison. J’allais… hé ! hé ! hé !… j’allais vous proposer d’entrer par la porte de derrière et de tomber sur elles comme un coup de tonnerre, monsieur Jonas. »

Quelle était celle de leurs qualités diverses sous laquelle Jonas, M. Pecksniff, le sac de nuit et le portemanteau pouvaient être assimilés à un coup de tonnerre ? ce serait difficile à dire, mais n’importe. M. Jonas ayant donné son assentiment à la proposition, ils se glissèrent furtivement vers une cour de derrière et s’avancèrent à pas de loup jusqu’à la fenêtre de la cuisine, par laquelle une double clarté de feu et de chandelle se reflétait sur l’obscurité de la nuit.

En vérité, M. Pecksniff est béni dans ses enfants, au moins en l’un d’eux. La prudente Cherry, le bâton de vieillesse, l’honneur, le trésor de son père qui l’idolâtre, est assise devant le feu de la cuisine, à une petite table blanche comme la neige, et occupée à faire des comptes. Voyez cette jeune fille à la toilette simple et proprette. Voyez-la avec sa plume à la main ; elle lève vers le plafond ses yeux où se lit le calcul ; près d’elle est un trousseau de clefs dans un petit panier ; elle est en train d’inscrire les dépenses de la maison. Les fers à repasser, les cloches de plats, la bassinoire, la marmite et le chaudron, la servante22 de cuivre et le poêle noirci à la mine de plomb, la couvent du coin de l’œil avec amour et lui lancent un regard approbateur. Les oignons mêmes qui se dandinent suspendus à la poutre, avec leur couleur vermeille, ont l’air d’autant de petits chérubins qui viennent admirer la précieuse ménagère. M. Pecksniff, par sympathie, ne peut résister à l’influence de ce légume. Il fond en larmes.

Mais cette émotion ne dure qu’un moment ; il la dérobe (très-soigneusement) à l’attention de son ami en employant diligemment, à cet effet, son mouchoir de poche, car il ne voudrait pas laisser voir sa faiblesse.

« Douce chose, murmura-t-il, douce chose pour les sentiments d’un père ! Ma chère fille ! Faut-il lui dire que nous sommes ici, monsieur Jonas ?

– Parbleu ! je ne suppose pas que vous songiez à nous faire passer la nuit dans l’écurie ou la remise.

– Ce n’est pas là en effet l’hospitalité que je voudrais vous offrir, à vous surtout, mon ami, » s’écria M. Pecksniff en lui pressant la main.

Alors il aspira fortement son haleine, et, frappant à la fenêtre, il hurla avec une tendresse, une douceur de stentor :

« Boh !… »

Cherry laissa tomber sa plume et jeta un cri. Mais l’innocence ne craint jamais rien : ou, du moins, cela devrait être. En leur entendant ouvrir la porte, cette vaillante jeune fille cria d’une voix assurée, et avec une présence d’esprit qui même en ce moment critique ne l’avait pas abandonnée :

« Qui est là ?… Que voulez-vous ?… Parlez ! sinon j’appelle mon p’pa. »

M. Pecksniff tendit ses bras. Cherry le reconnut aussitôt et s’élança pour recevoir ses douces caresses.

« C’était bien imprudent de notre part, monsieur Jonas, bien imprudent ! dit Pecksniff en caressant les cheveux de sa fille. Ma chérie, vous voyez que je ne suis pas seul ! »

Elle n’avait rien vu. Jusqu’à présent elle n’avait vu que son père. Alors elle vit M. Jonas, et elle rougit, et elle pencha la tête en lui adressant une parole de bienvenue.

Mais où donc était Merry ? M. Pecksniff ne fit point cette question d’un ton de reproche, mais avec une teinte de douceur légèrement nuancée de chagrin. Elle était en haut, dans le salon, occupée à lire sur le canapé. Ah ! les soins domestiques étaient sans charme pour elle !

« Appelez-la, dit M. Pecksniff avec une sorte de résignation calme ; appelez-là, mon amour. »

On l’appela. Elle vint, toute rouge, tout étourdie encore du somme qu’elle venait de faire sur le canapé ; mais personne ne l’en blâma, personne, bien au contraire.

« Bonté du ciel ! s’écria la maligne enfant, se tournant vers son cousin quand elle eut baisé son père sur les deux joues, et que dans son espièglerie naturelle elle eut ajouté par-dessus le marché une pichenette sur le bout du nez paternel. Comment, c’est vous, vilain monstre !… Eh bien, j’espère que vous ne venez pas m’ennuyer pour longtemps !

– Eh quoi ! vous êtes donc toujours aussi vive ? dit Jonas. Oh ! que vous êtes méchante !

– Eh bien, allez-vous-en ! répliqua Merry en le poussant. Je ne sais pas ce que je suis capable de faire, s’il faut que je vous voie longtemps. Allez-vous-en, pour l’amour de Dieu ! »

M. Pecksniff intervint dans le débat en invitant M. Jonas à monter ; celui-ci s’empressa de profiter de l’invitation, au lieu d’écouter la jeune fille qui le conjurait de s’en aller. Mais, bien qu’il donnât le bras à la belle Cherry, il ne pouvait s’empêcher de se retourner vers sa sœur et d’échanger avec elle quelques traits piquants, de même nature, tandis que tous quatre ils montaient au parloir. Par une circonstance heureuse, les jeunes filles se trouvant ce soir-là en retard sur leur heure habituelle, le thé put être servi aussitôt.

M. Pinch n’était pas à la maison. Ainsi ils se trouvèrent entre eux tout à l’aise et fort en train de discourir. Jonas, assis entre les deux sœurs, déployait sa galanterie avec ces manières engageantes qui lui étaient particulières. Quand le thé eut été pris et le plateau enlevé :

« Il m’est pénible, dit M. Pecksniff, d’avoir à quitter une petite compagnie si agréable ; mais j’ai à examiner des papiers importants dans mon appartement, et je vous prie de m’excuser si je vous laisse pour une demi-heure. »

Il se retira ainsi, en chantant négligemment un refrain comme à son arrivée. Il n’y avait pas cinq minutes qu’il était parti, quand Merry, qui s’était assise dans l’embrasure de la croisée, à l’écart de Jonas et de sa sœur, partit d’un éclat de rire à demi étouffé et bondit vers la porte.

« Holà ! cria Jonas. Ne partez pas.

– Tiens !… répliqua Merry se tournant. Vous êtes donc bien désireux que je reste, vilain monstre ?…

– Oui, je le suis, dit Jonas. Sur l’honneur, je le suis. J’ai besoin de vous parler. »

Mais, comme malgré cela elle avait persisté à quitter la chambre, il courut dehors après elle et la ramena après une courte lutte dans le couloir, qui scandalisa extrêmement miss Cherry.

« Sur ma parole, Merry, dit vivement la jeune demoiselle, vous m’étonnez. Il y a des limites même à l’absurdité, ma chère.

– Je vous remercie, ma douce sœur, dit Merry en fronçant ses lèvres rosées. Je vous suis très-obligée de ce bon avis… Mais laissez-moi donc tranquille, monstre que vous êtes ! »

Cette prière lui fut arrachée par une nouvelle tentative de M. Jonas qui la fit tomber tout essoufflée sur le sofa, où il se trouva entre elle et miss Cherry.

« Maintenant, dit Jonas, prenant la taille à chacune d’elles, vous voyez que j’ai trouvé moyen d’occuper mes deux bras.

– Vous allez voir qu’il y en aura un des deux demain qui sera marqué de noir et de bleu, si vous ne me laissez aller ! s’écria cette espiègle de Merry.

– Ah ! je ne me soucie guère de vos pinçons, dit Jonas en riant ; essayez.

– Pincez-le pour moi, Cherry, je vous en prie, dit Merry. Jamais je n’ai haï personne comme je hais cette créature, je le déclare !

– Non, non, ne dites pas cela, et ne me pincez ni l’une ni l’autre, parce que j’ai à vous parler sérieusement. Je vous dirai donc… ma cousine Charity…

– Eh bien, quoi ? répondit-elle aigrement.

– Laissez-moi vous parler raisonnablement, dit Jonas ; j’ai besoin d’écarter tout malentendu, vous comprenez ? et de donner à chaque chose son véritable sens. C’est désirable et convenable, n’est-il pas vrai ? »

Aucune des deux sœurs ne prononça un mot. M. Jonas s’arrêta pour humecter son gosier, qui était extrêmement sec.

« Elle ne croira pas ce que je vais lui déclarer, n’est-ce pas, ma cousine ? dit Jonas, serrant timidement miss Charity.

– Franchement, monsieur Jonas, je l’ignore ; il faut que d’abord je sache de quoi il s’agit. Autrement, cela m’est impossible.

– Vous concevez, dit Jonas ; comme son habitude est de se moquer toujours du monde, je sais d’avance qu’elle va rire ou en faire semblant. Mais vous pouvez lui dire que je parle sérieusement, ma cousine ; vous le pouvez, n’est-il pas vrai ? Vous lui déclarerez que vous étiez instruite de la chose. Vous agirez d’une manière honorable, j’en suis sûr, » ajouta-t-il d’un ton persuasif.

Pas de réponse. Le gosier de Jonas semblait devenir de plus en plus brûlant et de plus en plus difficile à gouverner.

« Vous savez, cousine Charity, poursuivit Jonas, qu’il n’y a que vous qui puissiez lui dire toutes les peines que je me suis données pour jouir de sa société quand vous étiez à la pension bourgeoise de la Cité ; personne ne le sait mieux que vous. Nul autre ne peut lui dire tous les efforts que j’ai faits pour arriver à vous connaître davantage, afin de pouvoir la mieux connaître elle-même sans avoir l’air de le désirer. Je vous adressais toujours des questions à son sujet, je vous demandais où elle était allée, et quand elle viendrait, et comment elle se portait, et le reste ; n’est-il pas vrai, cousine ? Je sais que vous le lui direz, si vous ne le lui avez dit déjà, et… et… J’ose croire que vous le lui avez dit, parce que je n’ignore pas combien vous êtes honorable. »

Pas de réponse encore. Le bras droit de M. Jonas, sur lequel était appuyée la sœur aînée, eût pu sentir une agitation désordonnée qui ne provenait pas de lui ; mais nul autre indice ne pouvait lui révéler que ses paroles eussent produit le moindre effet.

« Si même, continua Jonas, vous avez gardé cela pour vous, que vous ne l’en ayez pas instruite, peu importe : car maintenant vous en rendrez témoignage, n’est-ce pas ? Depuis le premier jour, nous avons été bons amis, et naturellement nous resterons bons amis à l’avenir ; ainsi, je ne crains pas de m’expliquer un peu devant vous. Cousine Mercy, vous avez entendu ce que j’ai dit. Votre sœur vous le confirmera mot pour mot, comme elle le doit. Voulez-vous m’accepter pour mari ?… »

Comme il venait de retirer son bras de la taille de Charity pour présenter sa requête avec plus d’effet, cette demoiselle s’élança et courut jusqu’à sa chambre en jetant sur son chemin les cris passionnés et incohérents qu’une femme offensée peut seule pousser dans sa colère.

« Laissez-moi m’en aller. Laissez-moi la suivre, dit Merry, le repoussant et lui donnant, pour dire la vérité, plus d’un soufflet retentissant en pleine joue.

– Pas avant que vous ayez dit oui. Vous ne m’avez pas répondu. Voulez-vous de moi pour votre mari ?

– Non, je ne veux pas. Je ne puis supporter votre vue. Je vous l’ai dit cent fois. Vous êtes une horreur. D’ailleurs, j’ai toujours cru que vous aimiez mieux ma sœur que moi. Nous le croyions tous.

– Ce n’était pas ma faute, dit Jonas.

– Si, c’était votre faute. Vous le savez bien.

– Toute ruse est bonne en amour. Elle pouvait penser que je la préférais ; mais vous, vous saviez le contraire.

– Moi ?

– Oui, vous. Jamais vous n’avez pu croire que je la préférasse quand vous étiez là.

– On ne peut pas disputer des goûts, dit Mercy… Mon Dieu ! ce n’est pas là ce que je voulais dire : je ne sais plus ce que je dis. Laissez-moi la suivre.

– Dites-moi oui, et je vous laisse.

– Si vous pouvez jamais me décider à le dire, je vous préviens que ce ne sera que pour vous détester et vous taquiner toute ma vie.

– Eh bien, ça va, s’écria Jonas, acceptant le marché ; voilà qui est dit, ma cousine. On n’aura jamais vu couple mieux assorti : les deux font la paire. »

Cette déclaration galante fut suivie d’un bruit confus de baisers et de soufflets ; et alors la belle Mercy, tout en désordre, put s’enfuir et s’élancer sur les traces de sa sœur.

Soit que M. Pecksniff eût écouté (ce qui répugne à l’honnêteté de son caractère), soit que, par pure inspiration, il eût deviné de quoi il s’agissait (ce qui, de la part d’un homme si sagace, est beaucoup plus probable), soit que, par un heureux hasard, il se fût trouvé à la place voulue, juste au moment précis (ce qui pouvait paraître très-vraisemblable, attendu la surveillance toute particulière qu’il exerçait), il est certain qu’aussitôt que les deux sœurs eurent regagné leur chambre et y furent réunies, il parut sur le seuil de la porte. C’était un merveilleux contraste : elles si animées, si bruyantes, si véhémentes ; lui si calme, si maître de lui-même, si froid, si rempli de mansuétude, que pas un cheveu de sa tête n’avait bougé.

« Mes enfants ! dit M. Pecksniff, étendant les mains en signe d’étonnement, mais ayant eu soin d’abord de fermer la porte et de s’y adosser ; mes filles ! mes enfants ! Qu’avez-vous donc ?…

– Le misérable ! l’apostat ! le menteur ! l’indigne ! l’infâme ! Il a devant moi, à mes yeux, demandé Mercy en mariage !… »

Telle fut la réponse de la sœur aînée.

« Qui a demandé Mercy en mariage ? dit M. Pecksniff.

Lui. Cet être. Ce Jonas qui est en bas.

– Jonas a demandé Mercy en mariage ?… dit M. Pecksniff. En vérité ?

– C’est là tout ce que vous trouvez à dire ? s’écria Charity. Est-ce que vous voulez me rendre folle, papa ? C’est Mercy, vous dis-je, et non pas moi, qu’il a demandée en mariage !…

– Oh ! fi !… quelle honte ! dit gravement M. Pecksniff. Oh ! quelle honte ! Le triomphe d’une sœur peut-il produire chez vous cette terrible colère, mon enfant ? Oh ! vraiment ceci est bien triste ! J’en suis pénétré de chagrin ; je suis aussi surpris que choqué de vous voir dans cet état. Mercy, ma chère, remettez-vous ! veillez sur elle. Ah ! envie, envie, que tu es donc une affreuse passion !… »

En prononçant cette apostrophe d’un ton triste et lamentable, M. Pecksniff sortit de la chambre (sans oublier de fermer la porte derrière lui), et il descendit au parloir. Là il trouva son futur gendre à qui il prit les deux mains.

« Jonas ! s’écria-t-il, Jonas ! le vœu le plus cher de mon cœur est maintenant exaucé !

– Très-bien, dit Jonas, je me réjouis de vous entendre parler ainsi. Ça ira. Mais, par exemple, Pecksniff, écoutez. Comme ce n’est pas celle que vous aimez le mieux, vous ferez bien de lâcher un autre millier de livres sterling, Pecksniff. Voyons ! il faut un compte rond. Cinq mille, c’est dit ? C’est bien le moins quand vous gardez votre trésor pour vous-même, vous comprenez. Vous vous en tirez ainsi à bon marché, et vous n’aurez pas de sacrifice à faire. »

La grimace railleuse dont il accompagna ses paroles rehaussa à un si haut degré ses autres avantages, que M. Pecksniff perdit dans le premier moment sa présence d’esprit et se mit à regarder le jeune homme avec une sorte d’étonnement mêlé d’admiration. Mais il ne tarda point à reprendre son calme habituel, et il songeait à détourner la conversation quand on entendit au dehors un pas précipité : Tom Pinch, tout hors de lui, s’élança dans la chambre.

À la vue d’un étranger qui paraissait avoir avec M. Pecksniff un entretien particulier, Tom resta comme pétrifié, bien qu’il parût avoir à faire à son patron une communication très-importante, sans quoi il ne se serait pas permis d’entrer si brusquement.

« Monsieur Pinch, dit Pecksniff, c’est tout au plus si votre conduite est convenable. Vous m’excuserez si je vous dis qu’elle me semble tout au plus convenable, monsieur Pinch.

– Je vous demande pardon, monsieur, répondit Pinch, de n’avoir pas frappé à la porte.

– C’est plutôt à ce gentleman que vous avez à demander pardon, monsieur Pinch ; je vous connais, moi, tandis qu’il ne vous connaît pas. C’est mon élève, monsieur Jonas. »

Le futur gendre adressa à Pinch un léger mouvement de tête qui n’était qu’insignifiant, sans dédain ni mépris, M. Jonas étant pour le moment en belle humeur.

« Puis-je vous dire un mot, monsieur, s’il vous plaît ? demanda Tom. C’est très-pressé.

– Il faut que ce soit bien pressé pour justifier votre étrange conduite, monsieur Pinch, répliqua son maître. Excusez-moi pour un moment, mon cher ami… Maintenant, monsieur, quelle est la cause de cette entrée si brusque ?

– J’en suis au regret, monsieur, dit Tom, debout dans le couloir, son chapeau à la main devant M. Pecksniff ; car je sais que les apparences me donnaient tort.

– Tout à fait tort, monsieur Pinch.

– Oui, je le pense, monsieur ; mais la vérité est que j’ai été tellement surpris de les voir et que je savais si bien que vous le seriez également, que j’ai couru en toute hâte à la maison, et qu’en réalité je n’étais plus assez maître de moi pour savoir au juste ce que je devais faire. Il y a quelques instants, monsieur, j’étais à l’église où je touchais l’orgue pour mon plaisir, lorsque, m’étant avisé de regarder autour de moi, j’aperçus un gentleman et une dame qui étaient dans la nef et écoutaient. Ils semblaient être étrangers au pays autant que j’en pus juger dans l’obscurité, et je ne croyais pas les connaître : je me levai donc et les invitai à entrer dans la tribune de l’orgue et à s’y asseoir. « Non, » me dirent-ils ; ils n’en voulaient rien faire, mais ils me remerciaient pour la musique qu’ils venaient d’entendre. Et de fait, ajouta Tom en rougissant, ils dirent : « Musique délicieuse ! » ou du moins elle le dit ; et c’était pour moi plus de plaisir et d’honneur que n’eût pu m’en faire tout autre compliment. Je… je… vous demande pardon, monsieur… (Tom était tout tremblant et il ôta son chapeau pour la seconde fois) mais je… je suis tout troublé, et je crains de m’être écarté de mon sujet.

– Si vous voulez bien y revenir, Thomas, dit M. Pecksniff, d’un air de glace, vous m’obligerez.

– Oui, monsieur, certainement. Ils avaient à la porte de l’église une chaise de poste, et ils s’étaient arrêtés pour écouter l’orgue, à ce qu’ils me racontèrent. Ils me dirent alors, du moins elle me dit, je crois : « N’êtes-vous pas chez M. Pecksniff, monsieur ? » Je répondis que j’avais cet honneur, et je pris la liberté, monsieur, ajouta Tom en levant ses regards vers le visage de son bienfaiteur, de dire, comme je le dois et le ferai toujours, avec votre permission, que je vous ai de grandes obligations, et n’en pourrai jamais témoigner assez ma reconnaissance.

– Ceci était de trop, dit M. Pecksniff. Prenez votre temps, monsieur Pinch.

– Merci, monsieur, s’écria Pinch. Là-dessus, ils me demandèrent, oui, je me le rappelle, ils me demandèrent : « N’y a-t-il pas un chemin direct qui mène chez M. Pecksniff… »

Ici, M. Pecksniff parut prendre un vif intérêt au récit.

« Sans passer devant le Dragon ? » Quand je leur eus répondu qu’il y en avait un, et que je serais heureux de le leur montrer, ils renvoyèrent leur voiture par la route et m’accompagnèrent à travers la prairie. Je les ai laissés au tourniquet pour courir en avant et vous avertir qu’ils venaient, et ils seront ici, monsieur, avant une minute, ajouta Tom en reprenant haleine avec effort.

– Voyons, dit M. Pecksniff en appuyant sur les mots, quelles peuvent être ces personnes ?

– Dieu me pardonne, monsieur ! s’écria Tom, j’aurais dû commencer par là. Je les reconnus, elle surtout, dès le premier moment. C’est le gentleman qui, l’hiver dernier, était malade au Dragon, et la jeune demoiselle qui l’accompagnait. »

Les dents de Tom claquèrent, et il chancela positivement sous le coup de la stupéfaction, en remarquant l’effet extraordinaire que ces simples paroles avaient produit sur M. Pecksniff. La crainte de perdre les bonnes grâces du vieux Chuzzlewit presque dès le lendemain de la réconciliation, par le seul fait de la présence de Jonas dans la maison ; l’impossibilité de renvoyer Jonas, ou de l’enfermer, ou de le garrotter, pieds et poings liés, et de le fourrer dans la cave au charbon, sans l’offenser à tout jamais ; l’horrible discorde qui régnait dans la maison, sans qu’il y eût le moindre moyen d’y ramener une harmonie convenable, avec l’emportement de Charity ; le désordre extrême où se trouvait Mercy, Jonas au parloir, et Martin Chuzzlewit et sa jeune compagne sur le seuil même de la porte ; l’impossibilité absolue de dissimuler ou d’expliquer d’une manière plausible cet état de confusion inextricable : toute cette accumulation soudaine de perplexités, de complications et de brouillamini qui tombait sur la tête du digne M. Pecksniff (quand, pour s’en tirer, il avait compté sur le temps, sa bonne fortune, sa chance et sa propre adresse), tout cela, disons-nous, remplit d’un tel trouble l’architecte pris au piège, que, si Tom avait été par hasard une Gorgone fixant des yeux étincelants sur Pecksniff, et que Pecksniff eût été une Gorgone regardant Tom à son tour, ils ne se fussent pas fait l’un à l’autre la moitié de la peur qu’ils éprouvaient.

« Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Tom. Qu’ai-je fait ?… Et moi, qui espérais que ce serait une agréable surprise pour vous, monsieur ! Et moi qui croyais que vous alliez être charmé d’apprendre cette nouvelle ! »

Mais en ce moment un coup sonore retentit à la porte du vestibule.

Chapitre XXI. Nouvelles expériences de l’Amérique. – Martin prend un associé et fait une acquisition. – Renseignements sur Éden, d’après le plan ; item sur le lion britannique ; item sur la nature de la sympathie professée et exercée par l’association des Sympathisants réunis pour les toasts à l’eau ; autrement dite : WATERTOAST ASSOCIATION. §

Le coup appliqué à la porte de M. Pecksniff n’offrait pas, malgré sa vigueur retentissante, la moindre ressemblance avec le bruit d’un train lancé à toute vapeur sur un chemin de fer américain. Il est bon de commencer le présent chapitre par cette déclaration sincère, de peur que le lecteur n’imagine que les rumeurs qui nous étourdissent en ce moment les oreilles ont quelque rapport avec le marteau de la porte de M. Pecksniff ou bien avec la prodigieuse agitation causée par ce tapage et divisée par portions égales entre ce digne homme et M. Pinch.

La maison de M. Pecksniff est à plus de mille lieues d’ici : et cette heureuse histoire se retrouve encore dans la noble compagnie de la Liberté et de la sympathie morale ; elle savoure derechef l’air béni de l’Indépendance ; derechef elle contemple avec une pieuse terreur ce sens moral qui fait qu’on ne rend à César rien de ce qui appartient à César. Derechef elle respire à longs traits cette atmosphère sacrée que respira avant elle l’homme illustre… (Ô noble patriote, père de nombreux disciples !…) l’homme qui rêvait de liberté dans les bras d’une esclave, et qui en s’éveillant vendait sur le marché public les enfants qu’il avait eus de sa maîtresse.

Comme les roues résonnent et crient ! comme le chemin à rail plat s’ébranle, tandis que le train court à grande vitesse ! La locomotive mugit ; on dirait qu’elle est fouettée et tourmentée ainsi qu’un travailleur d’os et de chair, et qu’elle se tord dans l’agonie. Mais ce n’est qu’un rêve : car dans cette république l’acier et le fer sont infiniment plus considérés que la chair et le sang. Si l’œuvre intelligente de l’homme vient à être chargée au delà de sa puissance, elle possède en elle-même les éléments de sa vengeance ; tandis que le misérable mécanisme créé par la main divine, n’offrant pas le même danger, peut être manié, opprimé, brisé au gré du conducteur. Voyez cette machine ! Il en coûte à un homme condamné à payer l’amende et à faire réparation à la loi outragée beaucoup plus de dollars pour avoir, en état d’ivresse, détérioré cette insensible masse de métal, que pour avoir causé la mort de vingt créatures humaines ! Aussi les étoiles du drapeau national projettent leur rayon sur des traces sanglantes, et la Liberté, abaissant son bonnet sur ses yeux, adopte pour sa sœur l’Oppression aux traits hideux.

Le conducteur de la machine du train dont le bruit vient de nous éveiller dès notre entrée en matière, n’était pas certainement préoccupé de pensées de cette nature ; il est même probable qu’il n’en avait d’aucune espèce pour lui troubler le cerveau. Appuyé contre la galerie de la locomotive, les bras et les jambes croisés, il fumait ; et sauf que, de temps en temps, par un grognement aussi court que sa pipe, il approuvait quelque manœuvre adroite de son collègue le chauffeur, qui charmait ses loisirs en jetant du haut du tender des tisons enflammés aux nombreux bestiaux égarés sur la ligne ; le conducteur gardait une telle immobilité, un air d’indifférence si complète que, si la locomotive avait été tout simplement un petit cochon de lait, notre homme n’eût pas vu ses mouvements avec plus d’insouciance. Nonobstant le calme et la parfaite tranquillité d’esprit de ce fonctionnaire, le convoi marchait bon train ; et, comme les rails n’étaient pas parfaitement posés, les cahots et les chocs qu’il produisait dans sa course n’étaient ni rares ni légers.

Trois grands wagons se suivaient, liés les uns aux autres : le wagon des dames, le wagon des messieurs et le wagon des nègres. Ce dernier était peint en noir, comme pour faire mieux comprendre quels hôtes il était destiné à recevoir. Martin et Mark Tapley s’étaient mis dans le premier, qui était le plus commode ; et, comme ce wagon était loin d’être rempli, d’autres gentlemen, qui ne détestaient point la compagnie des dames, s’y étaient également placés. Le maître et le domestique étaient assis côte à côte et entretenaient une conversation animée.

« Ainsi, Mark, dit Martin, le regardant d’un air d’anxiété, ainsi vous êtes satisfait de voir New-York derrière nous ?

– Oui, monsieur, dit Mark ; enchanté.

– Vous n’y étiez donc pas jovial ? demanda Martin.

– Au contraire, monsieur. La plus joyeuse semaine de toute ma vie, je l’ai passée chez Pawkins.

– Que pensez-vous de nos projets ? demanda Martin, d’un ton qui dénotait qu’il y avait déjà quelque temps qu’il suspendait cette question.

– Ils sont magnifiques, monsieur. Quel meilleur nom pour aucun lieu du monde que celui de Vallée d’Éden ? Quel homme pourrait choisir pour se fixer un meilleur endroit que la Vallée d’Éden ?… On m’a dit, ajouta Mark après une pose, qu’il n’y manque pas non plus de serpents : ainsi vous voyez que notre Éden sera complet comme l’autre. »

Bien loin de rester sur cette agréable nouvelle avec la moindre marque d’effroi, Tapley en l’évoquant laissa paraître sur sa physionomie une expression de joie radieuse ; tellement radieuse, qu’un étranger eût pu supposer qu’il avait toute sa vie appelé de ses vœux la société des serpents, et qu’il jetait un vivat d’allégresse en touchant à la réalisation de ses plus ardents désirs.

« Qui vous a dit cela ? demanda rudement Martin.

– Un officier de la milice, dit Mark.

– Que le diable vous emporte, imbécile que vous êtes ! s’écria Martin, riant de bon cœur, en dépit de lui-même. Quel officier de la milice ? il y en a tant : ça pousse ici comme le chiendent dans les champs.

– Oui, c’est vrai ; il y en a autant que d’épouvantails pour les moineaux en Angleterre, monsieur ; et, pour plus de ressemblance, les épouvantails de là-bas sont aussi une espèce de milice, car ils ont comme eux veste et gilet, avec un bâton fourré dedans. Ah ! ah ! ah ! Ne faites pas attention, monsieur ; je ris comme ça de temps à autre. Pas moyen de m’empêcher d’être jovial. Eh bien oui, c’est un des guerriers intimes de la pension Pawkins qui m’a conté la chose. « Si mes informations sont précises, m’a-t-il dit, pas positivement en parlant du nez, mais d’une voix bien enchifrenée tout de même, vous vous rendez à la Vallée d’Éden ? – J’ai entendu parler de ça, lui ai-je répondu. – Oh ! dit-il, s’il vous arrive d’y coucher, n’oubliez pas, jusqu’à ce que la civilisation y ait fait des progrès, de prendre une hache à côté de vous. – Est-ce qu’il y a des puces ? lui ai-je demandé. – Mieux que ça, qu’il dit. – Des vampires ? – Mieux que ça. – Des moustiques peut-être ? – Mieux que tout ça. – Mieux que ça, que je dis. – Il y a des serpents, des serpents à sonnettes ; pourtant vous n’aviez pas non plus tout à fait tort, jeune étranger : on y trouve aussi au beau milieu des chemins des insectes ruminants qui vous croquent très-bien l’homme ; mais n’y faites pas attention, c’est seulement pour vous tenir compagnie, c’est seulement des serpents qui vous donneront du fil à retordre ; chaque fois qu’en vous éveillant vous en apercevrez un tout dressé sur votre lit, en forme de tire-bouchon dont le manche est posé sens dessus dessous sur son train de derrière, coupez-le en deux, car c’est venimeux. »

– Pourquoi ne m’avez-vous pas averti de cela auparavant ? s’écria Martin, dont les traits prirent une expression qui redoubla l’air de gaieté de Mark.

– Je n’y avais ma foi pas songé, monsieur, répondit celui-ci. Cela m’est entré par une oreille et sorti par l’autre. Mais Dieu me pardonne, cet officier-là appartenait sans doute à une autre compagnie d’exploitation, et il n’aura bâti cette histoire que pour nous faire aller dans son Éden à lui, et non dans celui de ses concurrents.

– C’est assez vraisemblable, observa Martin. Tout ce que je puis dire, c’est que je le souhaite de tout mon cœur.

– Je n’en doute pas, monsieur, répliqua Mark, qui était trop occupé lui-même de cette anecdote peu rassurante pour avoir songé à l’effet qu’elle allait produire sur son maître ; car de toute façon il nous faudra y vivre, vous savez, monsieur.

– Vivre ! s’écria Martin. Oui, c’est aisé à dire ; mais s’il nous arrive de ne point nous éveiller quand les serpents à sonnettes s’amuseront à se dresser en tire-bouchon sur nos lits, il ne sera pas aussi aisé de vivre que vous le prétendez.

– La chose est parfaitement exacte, dit une voix si rapprochée qu’elle sembla chatouiller l’oreille de Martin. Cela est affreusement vrai. »

Martin regarda autour de lui ; il trouva qu’un gentleman, assis par derrière, avait avancé sa tête entre lui et Mark en appuyant son menton sur le rebord du dossier de leur petite banquette, et s’amusait à écouter leur conversation. Il avait cet air insouciant et nonchalant que déjà les deux voyageurs avaient remarqué chez la plupart des gentlemen du pays ; ses joues étaient tellement creuses, qu’il fallait qu’il fût toujours à les sucer par dedans ; le soleil, en le brûlant, ne l’avait rendu ni rouge ni brun, mais d’un jaune sale. Il avait des yeux noirs et brillants qu’il tenait à demi fermés, ne regardant absolument que par les coins, et même alors d’une manière qui signifiait en quelque sorte : « Vous ne m’attraperez pas ; vous le voudriez bien, mais il n’y a pas moyen. » Ses bras reposaient négligemment sur ses genoux, tandis qu’il se penchait en avant ; dans le creux de sa main gauche il tenait un morceau de tabac en carotte, comme les paysans anglais y tiennent une tranche de fromage ; dans sa main droite était un couteau. Il se jeta au milieu de la conversation avec aussi peu de cérémonie que s’il eût été particulièrement invité, depuis plusieurs jours, à écouter des deux parts les arguments pour donner son avis ; et quant à la possibilité qu’on se souciât médiocrement de l’honneur de sa connaissance ou de son intervention dans des affaires privées, il ne s’en préoccupa pas plus qu’un ours ou un buffle.

Cela est affreusement vrai, répéta-t-il, en adressant par condescendance un salut à Martin, comme à un barbare d’étranger. La vermine y grouille, elle y est bien importune. »

Martin ne put s’empêcher de froncer le sourcil, disposé qu’il était peut-être à faire entendre que le gentleman n’était guère moins importun que la susdite vermine. Mais, se rappelant que la sagesse commande d’être romain à Rome, il prit en un moment l’air le plus gracieux possible, et l’honora d’un sourire.

Leur nouvel ami n’ajouta pas un mot pour l’instant ; car il était fort occupé à couper une chique dans son morceau de tabac, et pendant ce temps il sifflotait doucement. Quand il l’eut façonnée à son gré, il prit l’ancienne qu’il posa sur le bord du dossier, entre Mark et Martin, tandis qu’il introduisait la nouvelle dans le creux de sa joue, où elle fit l’effet d’une grosse noix ou plutôt d’une rainette moyenne. Satisfait de l’opération, il piqua de la pointe de son canif la chique émérite, et l’élevant pour la leur faire voir, il dit, du ton d’un homme qui s’y connaissait, qu’elle « était usée à profit. » Alors il la jeta devant lui, mit son couteau dans une poche, son tabac dans l’autre, appuya comme auparavant son menton sur le dossier, et, goûtant le dessin du gilet de Martin, avança la main pour en tâter l’étoffe.

« Comment appelez-vous ceci ? demanda-t-il.

– Sur ma parole, dit Martin, je n’en sais pas le nom.

– Ça coûte un dollar au moins l’aune ?

– Réellement, je n’en sais rien.

– Dans mon pays, dit le gentleman, nous connaissons le prix de nos produits !… »

Martin n’ayant pas jugé à propos de discuter sur cette question, il y eut un temps d’arrêt.

« Eh bien, reprit le nouvel ami, après les avoir attentivement regardés l’un et l’autre durant ce long silence, comment va la vieille marâtre ? »

M. Tapley, voyant dans cette question une nouvelle version de cette impertinente formule anglaise : « Comment va votre mère ? » l’eût relevée à l’instant même, si Martin ne l’eût prévenu aussitôt.

« Vous entendez par là la vieille patrie ? dit-il.

– Oui, répliqua l’Américain. Comment va-t-elle ? Elle continue, je pense, d’avancer à reculons, comme d’ordinaire ! Très-bien ! Comment va la reine Victoria ?

– Sa santé est excellente, j’imagine, dit Martin.

– La reine Victoria ne sera pas à l’aise dans ses souliers royaux, pas plus tard que demain.

– Je ne comprends pas, dit Martin. De quoi s’agit-il ?

– Vous verrez si elle ne sera pas saisie d’un rude frisson, quand elle apprendra ce qu’on fait de ce côté-ci !

– Je n’en crois rien, dit Martin, j’en ferais le serment. »

Le bizarre gentleman le considéra d’un air de pitié pour son ignorance ou son aveuglement et dit :

« Eh bien ! monsieur, je vous l’affirme : il n’y a pas dans les États-Unis du bon Dieu une locomotive avec son mécanisme brisé qui soit aussi lacérée, aussi hachée, aussi recroquevillée pour jamais dans sa ruine, que ne le sera cette jeune créature, dans sa luxueuse habitation de la Tour de Londres, quand elle lira le second supplément de Watertoast Gazette. »

Plusieurs autres gentlemen avaient quitté leurs places et s’étaient groupés autour des interlocuteurs durant l’entretien qui précède. Ils goûtaient au plus haut point ces dernières paroles. L’un d’eux très-maigre, porteur d’une cravate blanche lâche et flottante, d’un grand gilet blanc et d’une longue redingote noire, crut devoir mettre dans la balance le poids de l’autorité qu’il possédait parmi les assistants.

« Hem ! monsieur La Fayette Kettle, dit-il, en ôtant son chapeau.

– Attention ! attention ! » murmura le groupe.

M. Kettle s’inclina.

« Au nom de cette société, monsieur, et au nom de notre patrie commune, comme au nom de cette cause intéressante de la sympathie sacrée à laquelle nous sommes dévoués, je vous remercie. Je vous remercie, monsieur, au nom des Watertoast Sympathizers ; je vous remercie, monsieur, au nom de Watertoast Gazette ; je vous remercie, monsieur, au nom de la bannière étoilée des grands États-Unis ; je vous remercie pour votre plaidoyer aussi éloquent que catégorique. Et si, monsieur, ajouta l’orateur, touchant Martin du manche de son parapluie afin d’appeler son attention, car Martin écoutait Mark qui lui parlait à voix basse ; si en ce lieu, en ce moment même, je me hasarde à exprimer une opinion qui touche indifféremment au sujet en question, je dirai, monsieur, que le Lion britannique verra ses ongles arrachés par le noble bec de l’Aigle américain, et qu’on lui apprendra à jouer sur la harpe irlandaise et le violon écossais cet air qu’exhalent toutes les conques vides éparses sur les rivages de la verte Colombie ! »

Ici le gentleman maigre se rassit au milieu d’une sensation profonde ; et chacun prit un air très-grave.

« Général Choke, dit M. La Fayette Kettle, vous embrasez mon cœur ; monsieur, vous embrasez mon cœur. Mais le Lion britannique n’est pas sans représentants ici, monsieur ; et j’aimerais assez à entendre sa réponse à vos observations.

– Sur ma parole, s’écria Martin en riant, puisque vous me faites l’honneur de me considérer comme son représentant, je dirai simplement ceci : c’est que jamais je n’ai appris que la reine Victoria lût la gazette… n’importe quoi, et que je ne pense même pas que ce soit probable. »

Le général Choke sourit à l’assemblée et dit, en manière de patiente et bienveillante explication :

« On lui envoie la gazette, monsieur, on la lui envoie par la malle.

– Mais si on l’adresse à la Tour de Londres, répliqua Martin, je crains fort qu’elle ne parvienne pas à sa destination, car la reine ne demeure pas là.

– Messieurs, dit à son tour M. Tapley, affectant la plus grande politesse et regardant les gentlemen avec un sérieux parfait, la reine d’Angleterre demeure d’ordinaire à l’Hôtel des Monnaies pour surveiller les finances. Elle a aussi, en vertu de son poste, un appartement chez le lord-maire, à Mansion-House ; mais elle ne l’occupe que très-rarement, parce que la cheminée du salon a l’inconvénient de fumer.

– Mark, dit Martin, je vous serai infiniment obligé si vous avez la bonté de ne pas nous lancer à la tête vos absurdités, quelque plaisantes qu’elles puissent vous sembler. Je vous faisais simplement observer, messieurs, quoique ce soit, du reste, chose peu importante, que la reine d’Angleterre n’habite point la Tour de Londres.

– Général !… s’écria M. La Fayette Kettle ; vous entendez ?

– Général ! répétèrent plusieurs autres. Général !

– Chut ! silence, je vous prie ! dit le général Choke en agitant la main et parlant avec un calme, une affabilité, une bienveillance des plus touchants. J’ai toujours remarqué, comme une circonstance fort extraordinaire, que j’attribuerai à la nature des institutions britanniques et à la tendance qu’elles ont à supprimer cet esprit de recherche et d’examen si largement répandu jusque dans les forêts vierges de notre vaste continent de l’Océan occidental ; j’ai toujours remarqué, dis-je, que les connaissances des Anglais eux-mêmes sur ces sujets particuliers n’équivalent point à celles que possèdent nos concitoyens intelligents et grands amateurs de voyages. Voici qui est intéressant et qui confirme mon observation : quand vous dites, monsieur, continua-t-il en s’adressant à Martin, que votre reine n’habite pas la Tour de Londres, vous tombez dans une erreur où tombent également ceux mêmes d’entre vos concitoyens dont le mérite et l’honorabilité commandent le plus le respect. Mais vous avez tort, monsieur. Elle doit y habiter…

– Lorsqu’elle est à la cour de Saint-James, interrompit Kettle.

– Lorsqu’elle est à la cour de Saint-James naturellement, répliqua le général, toujours avec la même bienveillance ; car, si elle habitait le château de Windsor, elle ne pourrait être à Londres en même temps. Votre Tour de Londres, monsieur, continua le général, souriant avec la douce conscience de son savoir, est naturellement votre résidence royale. Placée dans le voisinage immédiat de vos parcs, de vos promenades, de vos arcs de triomphe, de votre Opéra et de votre royal Alamcks, cette tour se présente naturellement comme le lieu le plus propre à tenir une cour fastueuse et frivole. Et par conséquent c’est là qu’on tient la cour.

– Avez-vous été en Angleterre ? demanda Martin.

– Par écrit, monsieur, dit le général, jamais autrement. Nous sommes un peuple de lecteurs, monsieur. Vous trouverez chez nous un degré d’instruction qui vous surprendra, monsieur.

– Je n’en doute pas le moins du monde, » répondit Martin.

Mais ici il fut interrompu par M. La Fayette Kettle, qui lui murmura à l’oreille :

« Vous connaissez le général Choke ?

– Non, répondit Martin sur le même ton.

– Mais vous savez qu’on le considère ici comme un…

– Comme un des hommes les plus remarquables de ce pays, n’est-ce pas ? dit Martin, à tout hasard.

– Le fait est certain, répliqua Kettle. Je vois bien que vous avez entendu parler de lui !

– Je crois, dit Martin, s’adressant de nouveau au général, que j’ai le plaisir d’être porteur d’une lettre d’introduction auprès de vous, monsieur. Elle est de M. Bevan, du Massachussets, » ajouta-t-il en lui présentant la lettre.

Le général prit la lettre et la lut avec attention ; de temps en temps il suspendait sa lecture pour regarder les deux étrangers. Après avoir terminé, il s’approcha de Martin, s’assit à côté de lui et lui serra les mains.

« Très-bien ! dit-il ; ainsi vous songez à vous établir à Éden ?

– Cela dépendra de votre opinion et des avis de l’agent, répondit Martin. On m’a appris qu’il n’y a pour moi rien à faire dans les anciennes villes.

– Je puis vous recommander à l’agent, monsieur, dit le général. Je le connais. Moi-même, je suis membre de la Compagnie de colonisation d’Éden. »

Cette nouvelle était grave pour Martin, car son ami avait insisté sur ce que le général n’avait aucun rapport, du moins à ce qu’il croyait, avec aucune compagnie terrienne, et pourrait par conséquent lui fournir des renseignements d’autant plus désintéressés. Le général lui expliqua qu’il n’était entré dans cette compagnie que quelques semaines auparavant, et que depuis ce temps il n’y avait plus eu de rapports entre lui et M. Bevan.

« Nous n’avons que bien peu de choses à risquer, dit Martin d’un ton d’appréhension, quelques livres sterling seulement, c’est tout notre avoir. Or, pensez-vous que, pour un homme de ma profession, ce soit une spéculation qui permette de concevoir des espérances de succès ?

– Comment donc ! dit gravement le général, si cette spéculation n’offrait ni espérance ni avenir, je n’y eusse pas engagé mes dollars, je vous prie de le croire.

– Je ne parle pas des vendeurs, dit Martin ; mais les acheteurs… les acheteurs !…

– Les acheteurs, monsieur ? répéta le général d’un ton tout à fait expressif. Eh bien ! vous arrivez d’un vieux pays, d’un pays, monsieur qui a empilé des veaux d’or aussi haut que Babel, et les a adorés durant des siècles. Nous sommes un pays neuf, monsieur ; nous n’avons pas pour nous l’excuse de nous être abandonnés à des pratiques de décadence pendant le long cours des âges ; nous n’avons pas de faux dieux ; ici, monsieur, l’homme existe et marche dans toute sa dignité. Si ce n’est pas pour cela que nous avons combattu, nous aurions mieux fait de nous tenir tranquilles. Me voici moi, monsieur, ajouta le général, posant droit son parapluie pour en faire le symbole de son individualité (et c’était un parapluie tout délabré, triste caution pour garantir la loyauté de son propriétaire qui le prenait à témoin), me voici moi, monsieur, avec la tête grise et avec un sens moral. Conviendrait-il à mes principes de mettre un capital dans cette spéculation, si je ne pensais qu’elle est toute pleine de bonnes chances et d’espérances pour les autres hommes, mes frères en Dieu ? »

Martin essaya de paraître convaincu, mais cela lui semblait difficile, car il songeait à New-York.

« Pourquoi sont faits les grands États-Unis, monsieur, continua le général, si ce n’est pour la régénération de l’homme ? Mais de votre part il est naturel de prendre de telles informations, car vous arrivez d’Angleterre et vous ne connaissez pas mon pays.

– Alors vous pensez, dit Martin, que, sauf la peine qu’il faut se donner et que nous sommes tout prêts à subir, on peut raisonnablement espérer, et Dieu sait si nous sommes trop ambitieux, un succès raisonnable dans ce pays ?

– Si l’on peut espérer un succès raisonnable à Éden, monsieur !… Mais voyez l’agent, voyez l’agent ; voyez les cartes et les plans, monsieur, et après cela vous partirez ou vous resterez, selon les chances que vous présentera l’établissement. Éden n’en est pas encore réduit à mendier des acquéreurs.

– C’est un endroit terriblement agréable, ce qui ne l’empêche pas d’être en même temps effroyablement salubre ! » dit M. Kettle, se mêlant à la conversation comme si c’était la chose la plus naturelle du monde.

Martin ne voulut pas discuter la validité de semblables témoignages, par la seule raison qu’il éprouvait une secrète méfiance de l’affaire ; il pensa que ce serait peu convenable et peu digne d’un gentleman. Il remercia donc le général de la promesse qu’il lui avait faite de le mettre directement en rapport avec l’agent, et il convint avec lui de voir ce fonctionnaire le lendemain matin. Il pria alors le général de lui apprendre ce que c’était que les Watertoast Sympathizers, dont il avait parlé en s’adressant à M. La Fayette Kettle, et quelles étaient les infortunes auxquelles s’appliquait leur sympathie. Là-dessus le général, prenant son air le plus sérieux, répondit qu’il pourrait parfaitement s’éclairer sur ce point, dès le lendemain même, en assistant à un grand meeting de cette société, qui serait tenu dans la ville vers laquelle on se dirigeait : « Meeting que mes concitoyens m’ont invité à présider, » ajouta le général.

Ils n’atteignirent qu’à une heure avancée de la soirée le terme de leur voyage. Tout près du chemin de fer s’élevait un immense édifice peint en blanc, assez laid pour ressembler à un hôpital ; sur la façade se lisaient ces mots : Hôtel National. Par devant, il y avait une galerie de bois ou véranda. Là, quand le train s’arrêtait, on était tout surpris et presque effrayé d’apercevoir une grande quantité de semelles de bottes ou de souliers perdus dans la fumée de cigares ; du reste, pas d’autre trace de créatures humaines. Cependant, à la longue, apparaissaient quelques têtes et quelques épaules ; en rapprochant ces indices des bottes et des souliers, on arrivait à découvrir que certains locataires de l’hôtel, qui se plaisaient à mettre leurs talons là où les gentlemen des autres pays mettent habituellement leur tête, étaient en train de jouir à leur manière de la fraîcheur de la soirée.

Il y avait dans cet hôtel une grande salle à boire, ainsi qu’une grande salle publique, dans laquelle on apprêtait la table générale pour le souper. On voyait en ce lieu d’interminables escaliers blanchis à la chaux, de longues galeries en haut, en bas, également blanchies à la chaux ; des quantités de petites chambres à coucher blanchies à la chaux ; et à chaque étage une véranda s’étendait sur les quatre faces de la maison, qui formait un grand square de brique avec une mauvaise petite cour au centre, où séchaient quelques serviettes. Ça et là, des gentlemen arrivaient en bâillant, avec leurs mains dans leurs poches ; mais soit dans la maison, soit dehors, partout où une demi-douzaine de personnes étaient réunies, tout dans leur air, leur costume, leur mœurs, leurs manières, leurs habitudes, leur tournure d’esprit et leur conversation, reproduisait exactement M. Jefferson Brick, le colonel Diver, le major Pawkins, le général Choke et M. La Fayette Kettle, toujours, sans cesse, et toujours. Ces gens-là faisaient les mêmes choses, ils disaient les mêmes choses, ils jugeaient toutes choses d’après le même programme, et ils y rapportaient toutes choses. En observant comment ils agissaient et comment ils se comportaient les uns et les autres dans leur mutuelle et charmante compagnie, Martin commença à comprendre parfaitement qu’ils en fussent venus à former ce peuple si sociable, si gai, si aimable, si gracieux, que l’on connaît.

Au bruit d’un gong étourdissant, cette séduisante compagnie arriva par troupes de toutes les parties de la maison à la salle publique, tandis que des boutiques du voisinage accouraient une multitude d’autres convives : car la moitié au moins de la ville, gens mariés ou célibataires, résidait à l’Hôtel National. Le thé, le café, les viandes sèches, la langue, le jambon, la saumure, le gâteau, les rôties, les confitures, le pain et le beurre, tout fut dévoré avec la rapidité et l’avidité habituelles ; puis, comme d’ordinaire, la compagnie s’écoula par degrés, les uns allant à leur bureau, les autres à leur comptoir, et d’autres enfin à la salle à boire. Pour les dames, il y avait une table plus simple, où leurs maris et leurs frères étaient admis si cela leur convenait ; mais du reste, à tous égards, elles s’amusaient exactement comme chez Pawkins.

« Voyons, Mark, mon cher compagnon, dit Martin fermant la porte de sa petite chambre, il nous faut tenir un conseil solennel ; car notre sort sera décidé demain matin. Êtes-vous bien résolu à mettre vos économies dans les risques de l’association ?

– Monsieur, si je n’avais pas été déterminé à tenter l’aventure, répondit Tapley, je ne serais pas venu ici.

– Combien y a-t-il là ? demanda Martin en prenant un petit sac.

– Trente-sept livres dix schellings six pence. C’est du moins ce qu’on m’a dit à la caisse d’épargne ; car jamais je ne les ai comptés. Mais ils s’y connaissent mieux que moi, ajouta Mark avec un mouvement de tête qui exprimait sa confiance sans bornes dans la science et l’arithmétique de cette institution.

– L’argent que nous avons apporté sur nous, dit Martin, est réduit à un peu moins de huit livres sterling. »

M. Tapley sourit et regarda à droite et à gauche, afin que son maître ne supposât point qu’il attachât la moindre importance à ce fait.

« Sur la bague… sa bague, Mark… dit Martin, contemplant tristement son doigt vide.

– Ah !… soupira Tapley ; pardon, monsieur.

– Nous avons obtenu, en espèces anglaises, quatorze livres. Ainsi, même avec cela, votre apport dans le fonds social serait encore de beaucoup le plus considérable des deux. Maintenant, Mark, dit le jeune homme avec son ton d’autrefois, et juste comme s’il eût parlé à Tom Pinch, j’ai songé à un moyen d’en tirer parti pour vous, et même, j’espère, d’élever matériellement votre condition.

– Oh ! monsieur, pas un mot de cela, répliqua Mark. Je n’ai pas besoin de m’élever. Je me trouve bien comme je suis.

– Écoutez-moi donc, dit Martin : la chose est très-importante pour vous, et me causera à moi une vive satisfaction. Mark, je veux que vous soyez mon associé dans l’affaire, un associé au pair. J’y mettrai, comme capital complémentaire, les connaissances et l’habileté que je possède dans ma profession ; et vous toucherez la moitié des profits annuels, aussi longtemps que durera l’association. »

Pauvre Martin ! toujours il bâtissait des châteaux en l’air ; toujours, dans son égoïsme présomptueux, il oubliait tout le reste pour ne penser qu’à ses riches espérances et à ses ardents projets. En ce moment même, il jouissait avec orgueil de la pensée qu’il patronnait Mark et le récompensait magnifiquement !

« J’ignore, monsieur, ce que je dois répondre pour vous remercier, dit Mark d’un ton beaucoup plus grave que son ton habituel, mais d’après un motif tout différent que celui que Martin assigna à ses paroles. Je vous survivrai, monsieur, de mon mieux et jusqu’à la fin. Voilà tout.

– Nous nous entendons parfaitement, mon cher compagnon, dit Martin, qui se leva d’un air de satisfaction personnelle et de condescendance ; désormais nous ne sommes plus maître et valet, mais amis et associés, à notre satisfaction réciproque. Si nous nous déterminons pour Éden, l’affaire commencera aussitôt que nous y serons arrivés. La raison sociale, ajouta Martin qui battait toujours le fer quand il était chaud, la raison sociale sera Chuzzlewit et Tapley.

– Dieu vous bénisse, monsieur ! s’écria Mark ; ne fourrez pas mon nom là dedans. Je ne connais pas les affaires. Il vaudra mieux mettre : et Cie. J’ai quelquefois pensé, dit-il encore en baissant la voix, que j’aimerais assez à connaître une Compagnie… Mais je ne m’attendais guère à en devenir une.

– Vous ferez comme il vous plaira, Mark.

– Merci, monsieur. Si un gentleman de la campagne, tenant auberge ou autrement, venait à avoir besoin de se faire faire un jeu de quilles, je pourrais me charger de cette partie de notre négoce, monsieur.

– Beaucoup mieux qu’aucun architecte des États-Unis, dit Martin. Allez demander une couple de savetiers au sherry : nous boirons au succès de notre raison sociale. »

Ou bien il avait oublié déjà qu’ils n’étaient plus sur le pied de maître et de valet (et souvent depuis il l’oublia), ou bien il considérait cette espèce d’office comme étant du nombre des fonctions générales de : « Et Cie. » Cependant Mark obéit avec son empressement habituel ; et, avant qu’ils se quittassent pour aller se coucher, il fut convenu entre eux qu’ils iraient ensemble le lendemain matin chez l’agent, mais que Martin déciderait lui-même la question d’Éden. Mark n’eut à ses propres yeux, au point de vue même de la jovialité, aucun mérite à faire cette concession : car il savait parfaitement que, de toute manière, la chose finirait par là.

Le lendemain, il se trouva que le général était à la table commune. Après le déjeuner, il ouvrit l’avis de se rendre chez l’agent sans perdre de temps. Les étrangers, qui ne demandaient pas mieux, s’empressèrent d’y consentir : ils partirent donc immédiatement ensemble pour l’office de la colonie d’Éden, lequel était tout au plus à portée de mousquet de l’Hôtel National.

C’était une petite hutte, assez semblable à un bureau de péage. Mais si une grande terre peut tenir quelquefois dans un cornet à dés, pourquoi tout un territoire ne serait-il pas vendu dans une baraque ? Ce n’était, il est vrai, qu’un bureau provisoire ; car les Édeniens était sur le point de faire construire un bâtiment magnifique pour servir de centre à leurs transactions, et déjà même ils en avaient désigné l’emplacement : or, c’est beaucoup en Amérique. La porte des bureaux était toute grande ouverte, et sur le seuil était l’agent. C’était probablement un homme qui allait vite en besogne : car il paraît qu’il n’avait plus rien à faire, occupé qu’il était à se balancer en arrière et en avant sur une chaise à bascule, avec l’une de ses jambes plantée sur l’encadrement de la porte et l’autre repliée sous son corps, comme pour couver son pied.

Cet homme était très-maigre ; il avait un immense chapeau de paille et un habit de drap vert. Vu la chaleur du temps, il était sans cravate, et avait laissé le devant de sa chemise tout ouvert : de sorte que, chaque fois qu’il parlait, on voyait quelque chose remuer et sautiller dans sa gorge, comme les petits marteaux d’un clavecin quand on frappe sur les touches. Peut-être était-ce la Vérité qui faisait un petit effort pour monter à ses lèvres, sans parvenir jamais jusque-là.

Deux yeux gris étaient profondément cachés en embuscade dans la tête de l’agent, mais l’un d’eux était privé de lumière et demeurait tranquille. De ce côté de son visage, il semblait écouter ce que faisait l’autre. Chacun de ses profils offrait donc une expression distincte ; et, quand la partie mouvante de la figure était le plus animée, la partie immobile était dans son état le plus glacial de haute surveillance. On n’avait qu’à passer de l’autre côté pour retourner l’homme comme un gant et lire au vif, dans la mobilité de ses traits, l’esprit de calcul et de sérieuse attention qui faisait le fond de son caractère.

Chacun de ses longs cheveux noirs tombait aussi roide qu’un fil d’archal ; les mèches en désordre descendaient sur ses arcades sourcilières, comme si le coq dont la patte était encore profondément marquée au coin de ses yeux, avait becqueté et lacéré sa chevelure dans une ardeur sauvage, en croyant avoir affaire à quelque oiseau de proie de son espèce.

Tel était l’homme qu’abordèrent les voyageurs et que le général salua du nom de Scadder.

« Tiens ! c’est vous, général, répondit-il ; comment vous portez-vous ?

– Plein d’activité et d’ardeur, monsieur, pour le service de mon pays et la cause de la Sympathie. Voici deux gentlemen qui ont affaire à vous, monsieur Scadder. »

Celui-ci leur donna des poignées de mains ; et il continua à se balancer sur sa chaise à bascule.

« Je pense savoir pour quelle affaire vous avez amené ici ces étrangers, général.

– Fort bien, monsieur ; vous devez vous en douter.

– Général, vous avez la langue trop longue, dit Scadder. Vraiment, vous ne savez pas vous taire, c’est un fait. Vous parlez terriblement bien en public, mais vous ne devriez pas aller si vite de l’avant en affaires.

– Si je comprends votre pensée, dit le général après un instant de réflexion, je veux être pendu !

– Vous savez bien, dit Scadder, que nous ne voulons point vendre les lots au premier acquéreur venu, mais que nous avons décidé de les réserver pour des aristocrates de nature !

– Eh bien ! monsieur, en voici, s’écria le général avec chaleur. En voici !

– En ce cas, c’est bien, répliqua l’agent d’un ton de reproche. Mais vous ne devriez pas pour cela prendre des airs avec moi, général. »

Le général souffla à l’oreille de Martin que Scadder était l’homme le plus franc du monde dans son langage, et qu’il ne voudrait pas pour dix mille dollars lui avoir fait volontairement injure.

« Je remplis mon devoir, et avec tout cela je me fais des ennemis de ceux à qui je ne veux que rendre service, dit Scadder à voix basse en regardant la route et se remettant à se balancer. Ils se fâchent contre moi parce que je ne veux pas vendre trop bon marché leur Éden. Voilà bien la nature humaine ! Très-bien !

– Monsieur Scadder, dit le général, prenant son attitude d’orateur ; monsieur ! voici ma main, et voici mon cœur ! Je vous estime, monsieur, et je vous demande pardon. Ces gentlemen sont de mes amis ; sinon, je ne les eusse pas amenés ici, monsieur ; sachant bien, monsieur, que les lots sont actuellement à trop bon marché. Mais ce sont des amis à moi, monsieur, des amis intimes. »

Cette explication satisfit tellement M. Scadder, que notre homme prit et secoua chaudement la main du général, après s’être, pour cela, levé de sa chaise à bascule. Ensuite il invita les amis intimes du général à le suivre dans son bureau. Quant au général, il fit observer, avec sa bonne grâce habituelle, qu’appartenant à la compagnie, il ne devait se mêler en rien d’une transaction de ce genre. Puis ce fut à son tour de s’emparer de la chaise à bascule et de regarder la perspective, comme un bon samaritain qui attend un voyageur pour lui venir en aide.

« Oh !… » s’écria Martin, dont l’œil se fixa sur un vaste plan qui occupait tout un côté de l’office.

L’office n’avait guère que cela, sauf quelques échantillons géologiques et botaniques, un ou deux registres rouillés, un pupitre grossier et un tabouret.

« Oh !… Qu’est-ce que c’est ?

– Ceci vous représente Éden, dit Scadder, se curant les dents avec une espèce de petite baïonnette qu’il avait fait sortir de son couteau en touchant un ressort.

– Vraiment ? je n’eusse pas cru que ce fût là une ville.

– Vous ne l’eussiez pas cru ?… c’en est pourtant bien une. Et une ville florissante, qui plus est ! Une ville toute d’architecture ! »

Il y avait des banques, des églises, une cathédrale, des marchés, des comptoirs, des hôtels, des magasins, des demeures élégantes, des quais, une bourse, un théâtre, des monuments publics de toute nature, sans oublier les bureaux de la Guêpe d’Éden, journal quotidien ; le tout offert en perspective aux yeux des deux voyageurs.

« Dieu me bénisse ! c’est réellement une ville très-importante ! s’écria Martin en se retournant.

– Certainement, très-importante, dit l’agent.

– Mais, dit Martin, regardant de nouveau les monuments publics, je crains qu’il n’y ait plus rien à faire pour moi.

– Tout n’est pas encore bâti, répondit l’agent ; non, non, tout n’est pas entièrement achevé. »

Ce fut un grand soulagement pour Martin.

« Le marché est-il bâti ? demanda-t-il.

– Ceci ? dit l’agent en piquant de son cure-dent la girouette indiquée au haut du plan. Laissez-moi voir. Non, ceci n’est point bâti.

– Une bonne besogne pour commencer ! n’est-ce pas, Mark ? » murmura Martin en poussant du coude son associé.

Mark, qui avait gardé une contenance impassible et s’était contenté de contempler tour à tour le plan et l’agent, répondit simplement : « Une besogne rare ! »

Un silence profond s’ensuivit. M. Scadder, laissant reposer un peu son cure-dent, se mit à siffler quelques mesures du Yankee-Doodle et à essuyer la poussière qui couvrait le toit du théâtre.

« Je suppose, dit Martin, feignant de regarder de plus près le plan, mais laissant deviner, par le tremblement de sa voix, quelle importance il attachait intérieurement à la réponse, je suppose qu’il y a déjà… plusieurs architectes ?

– Il n’y en a qu’un, dit Scadder.

– Mark, murmura Martin en le tirant par la manche, entendez-vous ?… Mais, reprit-il tout haut, qui donc alors a fait tous ces travaux que nous avons devant les yeux ?

– Comme le sol est très-fertile, peut-être que les monuments poussent spontanément, » dit Mark.

Il était, en disant ces mots, près du mauvais profil de l’agent ; mais Scadder changea aussitôt de place pour pouvoir l’observer de son œil actif et valide.

« Tâtez mes mains, jeune homme, dit-il.

– À quoi bon ? » demanda Mark, cherchant à se soustraire à l’invitation.

Scadder étendit ses mains.

« Sont-elles sales ou propres ? » dit-il.

Au point de vue physique, elles étaient évidemment sales. Mais il était clair que M. Scadder les présentait à l’examen dans un sens figuré, et comme emblème de son caractère moral ; Martin se hâta donc de les déclarer aussi pures que la neige qui voltige encore dans les airs.

« Mark, dit-il avec une certaine impatience, je vous prie de ne pas jeter à tort et à travers des remarques de cette nature, qui, pour être innocentes dans l’intention, n’en sont pas moins déplacées et ne sauraient être agréables aux étrangers. Je suis vraiment très-contrarié.

– De quoi se mêle le Co23 ? pensa Mark ; le voilà déjà qui met les pieds dans le plat ! Quand il ne devrait être qu’un associé assoupi, un associé qui n’a qu’à s’endormir bien vite et ronfler de tout son cœur… Un Co n’a pas autre chose à faire, à ce que je vois. »

M. Scadder ne disait rien, mais il s’était adossé au plan et il piqua plus de vingt fois le pupitre avec son cure-dent, regardant Mark en même temps comme s’il le poignardait en effigie.

Martin se hasarda enfin à faire observer, d’un ton d’humble prière :

« Vous ne m’avez pas dit qui a accompli tous ces travaux ?

– Ne vous inquiétez pas de savoir qui l’a fait ou ne l’a pas fait, dit l’agent d’un ton bourru. Peu importe comment la chose est arrivée. Peut-être est-ce un homme qui s’est sauvé avec un joli monceau de dollars ; peut-être n’avait-il pas un sou dans sa poche. Peut-être était-ce un farceur ; peut-être un serpent à sonnettes.

– Voilà ce que vous nous valez, Mark !… dit Martin.

– Peut-être, poursuivit l’agent, n’y a-t-il pas de plantes qui croissent à Éden. Non ! peut-être ce pupitre et ce tabouret ne sont-ils pas de bois d’Éden. Non ! peut-être n’y a-t-il pas une masse innombrable de colons qui y soient allés. Non ! peut-être n’existe-t-il pas d’endroit de ce nom dans le territoire des États-Unis. Oh ! non !

– J’espère que vous devez être satisfait du succès de votre plaisanterie, Mark, » dit Martin.

Mais ici et fort à propos intervint le général, qui, de la porte où il était resté, appela Scadder pour l’inviter à fournir à ses amis des détails sur ce petit lot de cinquante acres avec maison y annexée, lequel, après avoir appartenu d’abord à la Compagnie, était dernièrement retombé dans ses mains.

« Général, répondit l’agent, vous avez trop le cœur sur la main. C’est un lot dont le prix pourrait monter. »

Il consulta toutefois ses livres, en grondant il est vrai, et, tenant toujours tourné vers Mark son côté mobile, quelque incommode que fût pour lui-même cette position, il donna à lire aux deux étrangers une feuille qu’il déploya sous leurs yeux. Martin la lut avidement, puis il demanda :

« Maintenant, où est cet endroit sur le plan ?

– Sur le plan ? répéta Scadder.

– Oui. »

Scadder se tourna vers le tableau et réfléchit un moment, comme si, pour répondre au défi, il avait résolu de se montrer exact à cela près de l’épaisseur de l’ombre d’un cheveu. Enfin, après avoir lentement décrit en l’air des cercles avec son cure-dent, comme un pigeon voyageur qu’on vient de lancer, il fit tout à coup un bond vers le plan qu’il perça de part en part, au milieu même du quai.

« C’est ici !… dit-il, laissant vibrer son couteau planté dans le mur. C’est bien ici ! »

Martin lança un regard rayonnant sur son Co., et son Co. vit que le tour était fait.

Le marché ne fut cependant pas conclu aussi facilement qu’on eût pu s’y attendre ; car Scadder était taquin et d’un caractère difficile, et il sema l’affaire d’obstacles inattendus : tantôt invitant les étrangers à y bien songer et à prendre encore une semaine ou même une quinzaine, tantôt aussi leur prédisant qu’ils ne seraient pas contents de l’affaire, et tantôt leur offrant de revenir sur le contrat et de l’annuler, et murmurant de violentes imprécations contre la démence du général. Mais le total de la somme incroyablement minime du prix d’achat (cent cinquante dollars seulement, à peine quelque chose de plus que trente guinées sur le capital apporté par le Co. dans l’association d’architecture) fut payé finalement ; et Martin, dans son ivresse, à l’idée qu’il était désormais propriétaire de terrains dans la florissante ville d’Éden, se sentit grandir tellement, que sa tête était prête à percer le toit de la baraque de l’agent.

« S’il arrivait, dit Scadder en remettant à Martin ses titres contre l’échange de son argent, que l’affaire ne réussît pas, n’en faites point retomber le blâme sur moi.

– Non, non, répondit gaiement le jeune homme, nous ne vous en voudrons pas. Général, venez-vous ?

– Je suis tout à vous, monsieur, dit le général, lui donnant la main avec une cordialité grave, et je souhaite que vous n’ayez qu’à vous féliciter de votre acquisition. Vous voilà maintenant, monsieur, naturalisé citoyen de la plus puissante et de la mieux civilisée des nations qui jamais aient orné le monde ; une nation, monsieur, où l’homme est uni à l’homme par le vaste lien de l’affection réciproque et de la fidélité. Puissiez-vous, monsieur, rester digne de votre patrie d’adoption ! »

Martin le remercia et prit congé de M. Scadder, qui s’était immédiatement réinstallé sur sa chaise à bascule, dès que le général l’eut quittée, et qui avait recommencé à se balancer en avant et en arrière, tout comme si cet exercice hygiénique n’avait jamais souffert d’interruption. Mark se retourna plusieurs fois, tandis qu’il suivait avec ses compagnons le chemin qui menait à l’Hôtel National ; mais en ce moment M. Scadder dirigeait de leur côté son profil inerte, où l’on ne pouvait distinguer qu’une parfaite insensibilité. Quelle étrange différence avec l’autre côté ! M. Scadder n’était pas homme à rire, et jamais il ne riait aux éclats ; cependant chaque sillon de sa patte d’oie et chacune des veines métalliques qui couraient sur cette partie de sa tête se tordaient dans un rire moqueur. La figure complexe de la Mort et de la Dame qu’on voit au haut de la vieille ballade n’était pas plus positivement partagée en deux et n’offrait pas deux parties plus monstrueusement disparates que les deux profils de Zephaniah Scadder.

Le général pressait le pas, car midi sonnait à l’horloge ; c’était l’heure précise où le grand meeting des Watertoast Sympathizers devait avoir lieu dans la salle publique de l’Hôtel National. Désireux d’assister à la démonstration et de juger par ses propres yeux de ce qui allait s’y passer, Martin ne s’éloigna point du général, et, le serrant de plus près encore lorsqu’ils entrèrent dans la salle, il arriva par ce moyen jusqu’à une petite plate-forme qui se trouvait à l’extrémité et qui était composée de plusieurs tables : un fauteuil y avait été disposé pour le général, et M. La Fayette Kettle, en sa qualité de secrétaire, faisait un grand étalage de documents sur papier ministre ; c’étaient sans doute des spécimens d’éloquence braillarde.

« Eh bien, monsieur, dit-il en échangeant une poignée de mains avec Martin, voici un spectacle devant lequel le Lion britannique aura la queue basse entre les jambes et poussera un rugissement lamentable ! »

Martin pensa à part lui qu’il était bien possible que le Lion britannique se trouvât fort dépaysé dans cette ménagerie, mais il garda pour lui cette idée. Alors on vota la prise de possession du fauteuil par le général, sur la motion d’un jeune homme pâle appartenant à l’école de Jefferson Brick, qui partit de là pour prononcer un discours fortement épicé d’allusions aux douceurs de la famille, au foyer domestique et aux chaînes de la tyrannie qu’il fallait briser.

Oh ! comme l’orateur riva son clou au Lion britannique ! L’indignation du jeune et brillant Colombien ne connaissait pas de bornes. S’il avait pu être seulement un de ses ancêtres, dit-il, il vous aurait joliment poivré ce Lion-là ; comme un autre Brute Tamer, il vous l’aurait apprivoisé à coups de fouet, et lui aurait donné une leçon qu’il n’eût pas été tenté d’oublier. « Ça un lion ! s’écria le jeune Colombien, où est-il ? Qui est-il ? Qu’est-il ? Qu’on me le montre. Qu’on me l’amène. Ici, lion ! disait-il dans l’attitude d’un athlète ; viens sur cet autel sacré. Ici ! s’écria le jeune Colombien, prenant dans son illusion les tables à manger qui lui servaient de tribune pour l’autel sacré et le mausolée de ses ancêtres. Ici, sur les cendres de nos pères cimentées par le sang qui fut versé comme de l’eau dans nos plaines natales de Chickabiddy Lick !… Amenez-nous ce Lion ! Seul à seul avec lui, je ne crains pas de le défier. Je dis à ce Lion que, quand la main de la Liberté l’aura saisi par la crinière, on verra bientôt son cadavre rouler devant nous, et pendant ce temps les Aigles de la Grande République poufferont de rire, ha ! ha ! ha ! »

Quand il fut démontré que le Lion ne viendrait pas, et qu’il se tenait prudemment à l’écart, tandis que le jeune Colombien restait debout, les bras croisés, seul dans sa gloire, et que, par conséquent, les Aigles pouvaient sans inconvénient pousser leur rire sauvage sur la crête des montagnes, il s’éleva des applaudissements dont je suis étonné que la violence n’ait pas suffi pour déranger les aiguilles de l’horloge des Horse-Guards, et changer l’heure dans la capitale de l’Angleterre.

« Quel est cet orateur ?… » demanda Martin à M. La Fayette en langage télégraphique.

Le secrétaire écrivit très-gravement quelque chose sur une feuille de papier qu’il roula et fit passer de main en main. C’était une variante de l’ancienne redite : « Un des hommes les plus remarquables peut-être de notre pays. »

Au jeune Colombien succéda un autre orateur non moins éloquent, et qui fit vibrer aussi des ouragans d’applaudissements. Mais ces deux « remarquables » jeunes gens, dans leur exaltation (dont la poésie elle-même ne pourrait donner qu’une faible idée) oublièrent de dire avec qui ou avec quoi sympathisaient les Watertoasters, en d’autres termes pourquoi et comment ils étaient sympathiques. Martin demeura donc longtemps dans des ténèbres aussi épaisses qu’auparavant, jusqu’à ce qu’enfin un rayon de lumière s’offrit à lui par l’organe du secrétaire, qui, en lisant les procès-verbaux des séances précédentes, lui rendit le sujet un peu plus clair. Il apprit alors que la Watertoast Association sympathisait avec un politique irlandais qui, sur certains points, était en dissentiment avec l’Angleterre, et qu’elle agissait de la sorte, sinon parce qu’elle aimait beaucoup l’Irlande, du moins parce qu’elle n’aimait pas du tout l’Angleterre : car elle éprouvait, à l’endroit des Irlandais émigrés, autant de jalousie que de méfiance, et ne les supportait que pour leur activité qui les rendait si utiles, le travail étant infiniment plus méprisé dans la glorieuse république que dans aucun autre lieu du monde. Cette découverte rendit Martin curieux de savoir quels nœuds de sympathie la Watertoast Association avait formée ; il n’eut pas longtemps à attendre : car le général se leva pour donner lecture d’une lettre écrite de sa propre main à l’homme politique d’Irlande.

« Mes amis et concitoyens, dit le général, voici le contenu de cette lettre :

« Monsieur,

« Je m’adresse à vous, au nom de la Watertoast Association des United Sympathizers. Cette association est fondée, monsieur, dans la grande république de l’Amérique ! Aujourd’hui elle retient son souffle et gonfle les veines bleues de son front prêtes à se rompre en contemplant, monsieur, avec une attention fébrile et une ardeur sympathique, vos nobles efforts en faveur de la cause de la Liberté. »

Au nom de la Liberté, et chaque fois que ce nom revenait, tous les sympathiseurs hurlaient de toute la force de leurs poumons avec neuf vivats répétés à neuf reprises et un dixième en sus pour faire le compte rond.

« Au nom de la Liberté, monsieur, de la sainte Liberté, je m’adresse à vous. Au nom de la Liberté, je vous envoie avec cette lettre une contribution pour les fonds de votre Société. Au nom de la Liberté, monsieur, je contemple avec indignation et dégoût cet animal détesté dont la moustache est souillée de sang figé, cet animal dont la basse cruauté et l’ardente convoitise ont toujours été un fléau, un supplice pour le monde. Les visiteurs tout nus de l’île de Crusoë, monsieur ; les femmes éplorées de Pierre Wilkins ; les enfants des broussailles, barbouillés de mûres sauvages ; que dis-je ? jusqu’aux hommes de haute stature, originaires des districts houillers de la Cornouaille, tous portent les traces de la sauvage férocité de ce monstre. Où sont, monsieur, les Cormorans, les Blunderbores, les grands Feefofums cités dans l’histoire ? Tous, oui, tous ont été exterminés par sa main destructive.

« Je fais allusion, monsieur, au Lion britannique.

« Dévoués d’esprit et de corps, de cœur et d’âme, à la Liberté, monsieur, à la Liberté, consolation bénie du limaçon sur la porte de la cave, de l’huître dans son lit d’écaille, de la mite paisible dans sa maison de fromage ; de votre patrie renfermée dans sa ceinture de rochers comme au fond de sa coquille ; nous vous offrons notre sympathie en son nom sans tache. Ô monsieur ! sur notre terre heureuse et chérie, ses feux sacrés brûlent toujours brillants, clairs et sans fumée : une fois qu’ils auront été allumés dans le vôtre, le Lion sera rôti tout entier.

« Je suis, monsieur, au nom de la Liberté, votre ami affectueux et fidèlement sympathique,

« CYRUS CHOKE

« Général U. S. M.24

Il advint que, juste au moment où le général commençait à lire cette lettre, le train du chemin de fer arriva, apportant la malle d’Angleterre. On remit au secrétaire un paquet qu’il ouvrit pendant la lecture de l’adresse, et tandis que retentissaient les vivat en l’honneur de la Liberté. Tout troublé à la vue du contenu de ce paquet, il saisit le moment où le général s’asseyait pour s’élancer vers lui et lui mettre dans les mains une lettre avec divers fragments extraits des journaux anglais, sur lesquels, dans un véritable état d’exaltation, il appela son attention immédiate.

Le général, fort échauffé par son œuvre, était précisément en disposition convenable pour subir une influence électrique ; mais il n’eut pas plus tôt pris connaissance de ces documents, qu’il eut la figure bouleversée par la colère, et que la bruyante assemblée, stupéfaite à cette vue, devint en un moment silencieuse.

« Mes amis, cria le général en se levant, mes amis et concitoyens, cet homme nous a trompés.

– Quel homme ?… s’écria-t-on de toutes parts.

– Celui-ci !… dit le gentleman tout essoufflé, en élevant la lettre qu’il venait de lire à haute voix quelques minutes auparavant. Je trouve dans ce document qu’il a été, qu’il est encore, l’avocat de l’émancipation des noirs !… »

S’il y a quelque chose de certain sous le soleil, c’est que ces fils de la Liberté, s’ils avaient tenu là entre eux l’Irlandais, l’eussent, sans pitié, frappé à coups de pistolet, de poignard, tué enfin lâchement et violemment. Le plus téméraire de leurs propres concitoyens n’eût pas engagé ni voulu risquer un brin de paille de fumier sur la vie d’un homme dans une pareille position. Ils déchirèrent la lettre, en jetèrent les fragments en l’air, piétinèrent dessus quand ils furent retombés, hurlèrent, grognèrent, sifflèrent, jusqu’à ce qu’ils fussent exténués.

« Je propose, dit le général, lorsqu’il se fut remis lui-même, que la Watertoast Association des United Sympathizers soit immédiatement dissoute.

– Oui, à bas l’association ! Oui, au diable ! Qu’on n’en parle plus ! brûlons ses archives ! Démolissons la salle ! Détruisons-en le souvenir !

– Mais, dit le général, songez, mes chers concitoyens, aux cotisations que nous possédons. Nous avons des fonds ; que ferons-nous de ces fonds ? »

On décida sur-le-champ qu’une pièce de vaisselle plate serait offerte à certain juge constitutionnel qui, du haut de son siège, avait laissé tomber ce noble principe : « que la canaille blanche pouvait toujours légalement tuer un nègre ; » et qu’une autre pièce d’argenterie, de même valeur, serait présentée à certain patriote qui avait déclaré, du haut de son banc de la législature, « que lui et ses amis croyaient pouvoir pendre, sans forme de procès, tout abolitionniste qui viendrait leur faire visite. » Pour le surplus, il fut entendu qu’il serait consacré à aider l’action de ces lois libérales et égalitaires, selon lesquelles il est infiniment plus criminel et plus dangereux d’enseigner à un nègre la lecture et l’écriture, que de le brûler tout vif en place publique. Tout étant réglé ainsi, le meeting se sépara dans le plus grand désordre.

Et voilà comment finit la Watertoast Sympathy.

Au moment où Martin remontait à sa chambre, son regard fut attiré par la bannière républicaine qui avait été descendue du haut du toit en l’honneur du meeting, et flottait à une fenêtre devant laquelle il passait.

« Fi ! dit-il. Vue à distance, tu fais un assez joli drapeau. Mais il n’y a qu’à s’approcher assez de toi pour regarder le jour au travers et considérer ton tissu, et tu n’es plus qu’un méchant lambeau de bouracan. »

Chapitre XXII. Où l’on verra que Martin devint un lion pour son propre compte, et par quelle raison il le devint. §

Dès qu’on sut généralement à l’Hôtel National qu’un jeune Anglais, M. Chuzzlewit, avait acheté un lot de terrain dans la vallée d’Éden, et qu’il projetait de se rendre à ce paradis terrestre par le prochain steam-boat, il devint un personnage populaire, ce qu’on appelle un caractère. Pourquoi ou comment cela se fit-il, Martin ne le savait pas plus que Mme Gamp, de Kingsgate-Street, High Holborn ; mais ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il était devenu, pour le moment, par acclamation populaire, le lion de la grande famille Watertoast, et que l’on était affamé de sa société.

Le premier avis qu’il reçut du changement de sa position fut par l’épître suivante, écrite sur une feuille de papier rayé de bleu, en caractères fins et déliés, avec une ou deux grandes lettres çà et là, pour rendre plus frappant l’effet général.

« Hôtel National, lundi matin.

« Cher monsieur,

« Avant-hier, tandis que j’avais l’avantage d’être votre compagnon de voyage sur le chemin de fer, vous avez fait, au sujet de la Tour de Londres, quelques observations que, d’accord avec la généralité de mes concitoyens, je désirerais voir reproduites en une séance publique.

« En ma qualité de secrétaire de la Watertoast Association des jeunes gens de cette ville, j’ai reçu mission de vous informer que la Société sera heureuse et fière de vous entendre, demain à sept heures du soir, dans la salle, faire une leçon sur la Tour de Londres ; et comme on peut s’attendre à une abondante récolte de dollars à un schelling le billet, vous m’obligerez infiniment en m’envoyant par le porteur votre réponse et votre consentement.

« Je suis, cher monsieur, votre tout dévoué,

LA FAYETTE KETTLE.

« À l’honorable M. Chuzzlewit.

« P. S. La Société n’entend pas vous borner à la Tour de Londres. Permettez-moi de vous insinuer que quelques remarques sur les Éléments de la géologie, ou, si cela vous convient mieux, sur les écrits de votre brillant et spirituel compatriote, l’honorable M. Miller, seraient très-bien reçus. »

Épouvanté de cette invitation, Martin écrivit aussitôt pour s’y soustraire par un refus poli ; mais à peine avait-il achevé sa réponse qu’il reçut une lettre ainsi conçue :

(Particulière.) « 47, Bunker-Hill-Street, lundi matin.

« Monsieur,

« J’ai été élevé dans ces solitudes sans limites où notre grand Mississipi, le Père des fleuves, roule ses flots tumultueux.

« Je suis jeune et ardent : car il y a de la poésie dans la solitude, et tout alligator qui se chauffe au soleil dans la vase contient en lui-même un poëme épique. J’aspire à la gloire. C’est mon vœu le plus cher, c’est la soif qui me dévore.

« Connaissez-vous, monsieur, un membre de congrès en Angleterre qui voulût bien consentir à payer mes frais de voyage dans ce pays et de séjour durant six mois ?

« Il y a en moi quelque chose qui me donne l’assurance que ce patronage éclairé ne me serait pas accordé en pure perte. Je suis certain de réussir un jour dans les lettres ou les arts, dans le barreau, dans la chaire ou sur le théâtre ; dans l’une ou dans l’autre de ces professions, sinon dans toutes.

« Si vos occupations nombreuses ne vous permettent pas d’écrire vous-même en ma faveur, veuillez me donner une liste de trois ou quatre personnes avec lesquelles je pourrai le mieux m’entendre, et je m’adresserai directement à elles par la voie de la poste. Puis-je vous prier aussi de vouloir bien me communiquer quelques unes des réflexions critiques qui ont pu s’offrir à votre esprit sur Caïn, mystère, par le très-honorable lord Byron ?

« Je suis, monsieur,

« Pardonnez-moi cette expression, avec tout l’essor de mes ailes : Votre dévoué

« PUTNAM SMITH.

« P. S. – Veuillez adresser votre réponse à America junior, chez MM. Hancock et Floby, magasin de fruits secs, comme ci-dessus. »

Ces deux lettres, ainsi que la double réponse de Martin, selon une louable coutume, de nature à favoriser infiniment le progrès de la politesse et des relations sociales, furent publiées dans le numéro suivant de la Watertoast Gazette.

Martin achevait à peine sa correspondance quand le capitaine Kedgick, le maître de l’auberge, monta amicalement chez lui pour voir comment il allait. Avant de prendre la parole, le capitaine s’assit sur le lit ; mais, le trouvant un peu dur, il préféra remonter jusqu’à l’oreiller.

« Eh bien ! monsieur, dit Kedgick, mettant son chapeau un peu sur le côté, car la forme en était trop étroite, vous êtes devenu un homme public, j’imagine.

– Oui, ce me semble, répondit Martin, excédé de fatigue.

– Nos concitoyens, monsieur, ont l’intention de vous présenter leurs respects. Vous aurez à tenir une sorte de petit lever, monsieur, pendant que vous êtes ici.

– C’est au-dessus de mes forces ! s’écria Martin. Je n’y puis consentir, mon cher ami !

– Je vous préviens qu’il le faut, dit Kedgick.

– Il le faut ? Le mot n’est pas agréable, capitaine.

– Ma foi, je ne sais ni ne puis faire la langue, dit sèchement le capitaine ; sinon, je la rendrais plus agréable. Il faut que vous receviez, voilà tout.

– Mais pourquoi recevrais-je des gens qui ne se soucient pas plus de moi que je ne me soucie d’eux ?

– Pourquoi ? répondit le capitaine. Parce que j’ai dressé un muniment dans ma salle à boire.

– Un quoi ? cria Martin.

– Un muniment, » répliqua le capitaine.

Martin regarda avec anxiété Mark, qui lui apprit que le monument dressé par le capitaine était un avis placardé portant que M. Chuzzlewit recevrait ce jour-là les Watertoasters, à partir de deux heures ; et, en effet, cet avis était accroché dans la salle, ainsi que Mark l’avait pu voir de ses propres yeux.

« Vous ne voudriez point me rendre impopulaire, je pense ? dit le capitaine en se rognant les ongles. Nos compatriotes ne sont pas lents à prendre la mouche, je vous le garantis, et notre Gazette pourrait bien vous écorcher comme un chat sauvage. »

Martin allait se mettre en colère, mais il se contint et dit :

« Alors qu’ils viennent, au nom du ciel !

– Oh ! ils viendront, répondit le capitaine. J’ai vu la grande salle arrangée à cet effet.

– Mais, reprit Martin, au moment où le capitaine allait sortir, voulez-vous du moins me dire ceci : Pourquoi désirent-ils me voir ? Qu’est-ce que j’ai fait ? Et d’où vient que je leur ai inspiré un si soudain intérêt ? »

Le capitaine Kedgick mit un pouce et trois doigts de chaque côté du bord de son chapeau, qu’il souleva légèrement et remit ensuite avec soin sur sa tête ; passa une main tout le long de son visage, en commençant par le front et finissant par le menton ; regarda Martin, puis Mark, puis de nouveau Martin, cligna de l’œil et sortit.

« Sur ma vie ! s’écria Martin laissant retomber lourdement sa main sur la table, jamais je n’ai rencontré un individu aussi parfaitement inexplicable. Mark, que dites-vous de cela ?

– Ma foi, monsieur, répondit son associé, mon opinion est que nous avons eu affaire à l’homme LE PLUS remarquable de ce pays ; ce qui me fait espérer que nous en aurons fini bientôt avec toute l’espèce. »

Tout en riant de cette plaisanterie, Martin ne put empêcher que deux heures ne sonnassent. Au premier coup de l’horloge, le capitaine Kedgick revint ponctuellement le prendre pour le conduire à la salle de cérémonie ; et il ne l’eut pas plus tôt installé qu’il alla sur l’escalier crier d’en haut à ses concitoyens agglomérés que M. Chuzzlewit « recevait ».

Ceux-ci se précipitèrent comme à un assaut. Ils eurent rempli la salle en un instant, et, à travers la porte toute grande ouverte, on apercevait sur les marches de l’escalier une effrayante queue d’autres visiteurs attardés, qui attendaient le moment d’entrer à leur tour. Ils entrèrent, un à un, par douzaine, par vingtaine, et toujours, toujours il en entrait. Tous successivement donnaient à Martin des poignées de mains. Quelle variété incroyable de mains ! D’épaisses, de minces, de courtes, de longues, de grasses, de maigres, de rudes, de polies. Et quelle variété de température ! de chaudes, de froides, de sèches, d’humides, de flasques. Quelle variété de pression ! de roides, de molles, de saccadées et de traînantes. En voici encore, encore, toujours, toujours… et de temps en temps on entendait, par-dessus le tumulte de l’assemblée, la voix du capitaine crier : « Il y en a encore en bas ! il y en a encore en bas ! Maintenant, messieurs, vous qui avez été introduits auprès de M. Chuzzlewit, voulez-vous sortir ? Voulez-vous sortir, s’il vous plaît, messieurs ? Voulez-vous avoir la bonté de sortir, messieurs, pour faire un peu de place aux autres ? »

Sans prendre garde aux clameurs du capitaine, ils ne sortaient pas le moins du monde, mais restaient là debout, immobiles, à contempler l’étranger. Deux rédacteurs de la Watertoast Gazette étaient venus tout exprès pour jeter les bases d’un article consacré à Martin. Ils s’étaient arrangés entre eux pour se partager le travail. L’un d’eux prit Martin au-dessous du gilet, l’autre au-dessus. Chacun d’eux se tenait en face de son sujet avec la tête un peu de côté, attentif à tous ses mouvements. Si Martin mettait un pied devant l’autre, le rédacteur de la partie inférieure se baissait sur ses bottes ; s’il frottait un bouton sur son nez, c’était le rédacteur du visage qui enregistrait ça ; s’il ouvrait la bouche pour parler, le même gentleman mettait vite un genou en terre afin d’examiner ses dents, ce qu’il faisait avec la perspicacité d’un dentiste. Des amateurs des sciences physiognomonique et physiologique tournaient autour de lui avec des regards scrutateurs et des doigts qui leur démangeaient ; parfois un d’entre eux, plus hardi que les autres, lui touchait témérairement le derrière de la tête, puis se perdait dans la foule. Ils le considéraient dans toutes les positions : de face, de profil, de trois quarts et de dos. Ceux qui n’appartenaient ni aux lettres, ni aux arts, ni aux sciences, échangeaient à haute voix des observations sur sa mine. Des aperçus nouveaux se faisaient jour par rapport à son nez ; des rumeurs contradictoires se croisaient au sujet de sa chevelure. Et de nouveau l’on entendait la voix du capitaine, tellement étouffée par le tumulte qu’elle semblait sortir de dessous un lit de plumes, s’écrier : « Messieurs, vous qui avez été introduits auprès de M. Chuzzlewit, voulez-vous bien sortir ? »

Lors même qu’ils commencèrent à se retirer, les choses n’en allèrent pas mieux : car alors un courant de gentlemen, avec une dame à chaque bras (exactement comme le chœur exécutant l’hymne national quand la reine vient au théâtre assister à une représentation), entra en se glissant dans la salle : chaque groupe nouveau plus curieux que les autres et plus déterminé à rester jusqu’à la dernière minute. Si les visiteurs parlaient à Martin, ce qui arrivait rarement, ils lui adressaient invariablement et sur le même ton les mêmes questions ; sans plus de discrétion, de délicatesse ou de ménagement que s’il eût été une figure de plâtre achetée, payée et apportée là pour leur plaisir. Même quand, à la fin des fins, ils s’éloignaient, c’était aussi fâcheux, sinon pis encore ; car alors les enfants s’enhardissaient et s’approchaient, comme représentant une nouvelle catégorie et faisaient tout ce que les grandes personnes avaient fait. Des gens d’assez mauvaise mine apparurent à leur tour ; des espèces de spectres qui, une fois entrés, ne paraissaient plus savoir comment sortir ; si bien qu’un silencieux gentleman, aux yeux vitreux comme ceux d’un poisson, et qui n’avait à son gilet qu’un seul bouton (lequel était en métal, très-large et prodigieusement brillant), alla se mettre derrière la porte et y resta comme une horloge, longtemps après que tout le monde fut parti.

Martin, excédé de fatigue, de chaleur et d’ennui, avait une envie terrible de se laisser choir et de se reposer tout de son long sur le parquet, si les visiteurs avaient eu seulement la charité de le laisser tranquille. Mais comme les lettres et messages, menaçant de le dénoncer à la vindicte publique s’il n’en recevait pas les auteurs, pleuvaient comme grêle ; comme il arrivait encore plus de curieux tandis qu’il prenait son café ; et comme Mark, malgré sa vigilance, était impuissant à les écarter de la porte, Martin se détermina à aller se coucher, non qu’il fût moralement sûr que le lit le protègerait contre ses admirateurs, mais du moins pour ne pas renoncer à une dernière et chétive espérance.

Il venait de communiquer ce projet à Mark, et il était au moment de s’échapper, quand on ouvrit la porte avec vivacité : un vieux gentleman entra. Il amena une dame qui assurément ne pouvait point passer pour jeune, c’était un fait évident ; et qui probablement ne pouvait pas davantage passer pour jolie, mais ceci est une affaire de goût. Elle était très-droite, très-grande, et ni sa physionomie ni sa taille n’offraient la moindre flexibilité. Elle portait sur la tête un grand chapeau de paille avec ornements de même étoffe, ce qui lui donnait l’air d’avoir été couverte en chaume par un couvreur maladroit ; à la main, elle tenait un énorme éventail.

« Monsieur Chuzzlewit, je pense ? dit le gentleman.

– C’est mon nom.

– Monsieur, dit le gentleman, le temps me presse.

– Dieu soit loué ! pensa Martin.

– Je retourne chez moi par le train qui va partir immédiatement. Partir est un mot inusité dans votre pays, monsieur.

– Pardon, dit Martin.

– Vous vous trompez, monsieur, répliqua le gentleman d’un ton péremptoire : mais laissons ce sujet, pour ne point réveiller vos préjugés ; monsieur, voici mistress Hominy. »

Martin salua.

« Mistress Hominy, monsieur, est la femme du major Hominy, un de nos esprits les plus distingués ; elle appartient à l’une de nos familles les plus aristocratiques. Peut-être connaissez-vous, monsieur, les ouvrages de mistress Hominy ? »

Martin ne put pas dire qu’il les connût.

« Vous trouverez en sa compagnie beaucoup d’instruction et de plaisir, monsieur, dit le gentleman. Mistress Hominy va se réunir jusqu’à la fin de la saison à sa fille qui est mariée, aux Nouvelles-Thermopyles, à trois journées en deçà d’Éden. Les attentions que vous pourrez témoigner en route à mistress Hominy seront très-agréables au major et à nos concitoyens. Mistress Hominy, je vous souhaite une bonne nuit, madame, et un bon voyage. »

Martin pouvait à peine ajouter foi à ce qu’il entendait ; mais le gentleman était déjà parti, et mistress Hominy était tranquillement en train de boire son lait.

« Je suis excédée de fatigue, je dois l’avouer, déclara-t-elle. Les cahots des wagons sont aussi rudes que si le rail était rempli de nœuds et de scieurs de long.

– De nœuds et de scieurs de long, madame ? dit Martin.

– Eh bien, quoi ? Je vois bien que vous aurez de la peine à me comprendre, monsieur, dit mistress Hominy. Voyons, dites-le, si c’est comme ça. »

Ces mots, bien qu’en apparence formulés sur le ton d’une prière impérieuse, n’exigeaient pourtant pas apparemment de réponse : car mistress Hominy, dénouant les rubans de son chapeau, ajouta sur-le-champ qu’elle allait déposer en lieu sûr cet article de toilette et qu’elle reviendrait immédiatement.

« Mark ! dit Martin, touchez-moi, s’il vous plaît. Suis-je éveillé ?

– C’est Hominy qui l’est, monsieur, répondit son associé ; parfaitement éveillée ! C’est juste l’espèce de femme qu’on peut être sûr de trouver les yeux tout grands ouverts et l’esprit toujours occupé du bonheur de son pays, à toute heure de jour et de nuit. »

Ils ne purent en dire davantage : car mistress Hominy rentra fièrement, marchant droite comme un piquet pour témoigner de son rang supérieur ; elle tenait des deux mains un mouchoir de poche en coton rouge, peut-être un cadeau d’adieu fait par le major, cet esprit éminent. Elle était allée déposer son chapeau, et elle reparaissait avec un bonnet terriblement aristocratique et classique, attaché sous le menton ; une coiffure enfin d’un genre si admirablement approprié à sa physionomie, que, si feu M. Grimaldi se fût montré avec les barbes de dentelle de mistress Siddons, il n’eût pas produit un effet plus irrésistible.

Martin lui présenta un fauteuil. Les premières paroles qu’elle prononça l’arrêtèrent avant qu’il eût eu le temps de revenir à son propre siège.

« Dites-moi, je vous prie, monsieur, d’où hélez-vous ?

– J’ai peur d’avoir la tête un peu dure ce soir, par excès de fatigue, répondit Martin ; mais, sur l’honneur, je ne vous comprends pas. »

Mistress Hominy secoua la tête avec un sourire mélancolique qui signifiait, à ne point s’y méprendre : « Ils corrompent jusqu’au langage dans ce vieux pays ! » Et elle ajouta alors, comme si elle descendait d’un ou deux degrés pour se mettre à la portée de la capacité infime de son auditeur :

« Où prîtes-vous votre essor ?

– Oh ! dit Martin, je suis né dans le comté de Kent.

– Et comment trouvez-vous notre pays, monsieur ?

– Infiniment… balbutia Martin, à moitié endormi. Au moins… il est… très-bien, madame.

– La plupart des étrangers, et particulièrement les Anglais, sont fort surpris de ce qu’ils voient aux États-Unis.

– Ils ont d’excellentes raisons pour l’être, madame, dit Martin. Jamais de ma vie je n’ai eu de surprise égale.

– Ne trouvez-vous pas que nos institutions rendent notre nation très-énergique ? fit remarquer mistress Hominy.

– Oh ! ça, il ne faudrait qu’un coup d’œil au myope le plus obstiné pour le voir à l’œil nu, » dit Martin.

Mistress Hominy était à la fois philosophe et auteur ; par conséquent, elle n’était pas sur sa bouche ; mais cette phrase grossière, cette phrase inconvenante, fut trop forte pour elle : elle ne put la digérer.

« Quoi ! un gentleman assis en tête-à-tête et causant avec une dame se permettre, bien que la porte fût ouverte, de parler d’œil nu ! »

Un long intervalle s’écoula avant que mistress Hominy, et pourtant c’était une femme d’esprit mâle et vigoureux, pût rassembler assez de courage pour reprendre la conversation. Mais mistress Hominy était voyageuse ; mistress Hominy était écrivain de Revues, auteur d’analyses critiques ; mistress Hominy avait fait régulièrement paraître dans un journal ses lettres de l’extérieur, commençant par ces mots : « Ma toujours très-chère âme, » et signée : « La mère des Gracques modernes » (par allusion à miss Hominy maintenant mariée), ses lettres où les termes d’indignation étaient imprimés en grandes capitales et l’ironie en italique ; mistress Hominy avait jeté sur les nations étrangères le regard d’une républicaine parfaite, tout chaud sortant du four modèle où on les fabrique ; et mistress Hominy pouvait en parler (ou écrire) à volonté une grande heure de suite sans désemparer. Aussi mistress Hominy tomba-t-elle lourdement sur Martin ; et, comme il ne tarda pas à s’endormir, elle put s’en donner à son aise et écraser le coupable tant que cela lui fit plaisir.

Ce que disait mistress Hominy n’importe guère ; c’était la répétition exacte de l’argot d’une classe de ses concitoyens, classe très-nombreuse qui, dans chacune de ses paroles, se reconnaît aussi étrangère aux principes élevés sur lesquels l’Amérique a fondé son existence comme nation, que pourrait l’être un Peau-Rouge dans ses chambres législatives. Cette classe n’est pas capable de sentir, ou, si elle le sent, peu lui importe, qu’en plaçant son pays sous le poids du mépris des honnêtes gens, elle livre au hasard le sort des nations à venir et jusqu’au progrès de la race humaine ; non, elle ne le sent pas plus que les pourceaux qui se vautrent dans ses rues. Cette race s’imagine qu’en criant aux autres peuples vieillis dans leur corruption : « Nous ne sommes pas pires que vous ! » (pas pires !) elle agit pour le plus grand bien, pour le plus grand avantage de cette république, qui n’a inauguré que d’hier sa noble carrière, et qui, dès aujourd’hui, est tellement mutilée, estropiée, couverte de plaies et d’ulcères dégoûtants pour l’œil et rebutants pour tous les sens, que ses meilleurs amis se détournent avec horreur de cette hideuse créature. Cette classe, dont les pères ont déclaré et conquis leur indépendance, parce qu’ils ne voulaient pas plier le genou devant les vices publics, devant la corruption, ni renier la vérité, s’est ruée avec frénésie vers le mal et a tourné le dos au bien, satisfaite de penser que d’autres temples sont aussi de verre, et que les pierres qu’on lance contre les siens peuvent ricocher ailleurs ; se montrant, par cela seul, aussi immensément au-dessous de l’importance de sa mission, aussi indigne de la remplir, que si l’on mettait en monceau, comme un témoignage contre elle toutes les saletés et les bassesses de ses petits gouvernements, dont chacun est un royaume despotique dans son cercle étroit de dépravation au petit pied.

Par degrés Martin, se réveillant à demi, se sentit sur l’esprit une oppression terrible : il rêvait confusément qu’il avait assassiné son meilleur ami et ne pouvait se débarrasser du cadavre. En rouvrant les yeux, il aperçut ce spectre en face de lui. C’était l’horrible Hominy, en train de débiter de profondes vérités avec un mélodieux enchifrènement, et de faire un tel dévergondage de ses facultés intellectuelles, qu’en l’entendant le plus cruel ennemi du major eût pardonné à ce pauvre homme du plus profond de son cœur, le trouvant assez puni. Martin allait se livrer à quelque acte de désespoir, si le gong n’eût retenti pour le signal du souper : bienheureux appel ! Ayant placé mistress Hominy au haut bout de la table, Martin se réfugia à l’extrémité, et n’eut pas plutôt expédié son repas qu’il se sauva, tandis que la dame était très-occupée à l’endroit du bœuf fumé et de toute une saucière de cornichons nageant en pleine saumure.

Il serait difficile de donner une idée exacte de la fraîcheur de teint dont mistress Hominy jouissait le lendemain, ou de l’ardeur avec laquelle, au déjeuner, elle se jeta tête baissée dans la philosophie spéculative. Peut-être y avait-il sur sa physionomie un petit supplément d’aigreur ; mais c’était seulement l’effet du vinaigre des cornichons de la veille. Tout ce jour-là, elle s’accrocha à Martin. Elle se tint assise auprès de lui tandis qu’il recevait ses amis (car il y avait une nouvelle réception plus nombreuse encore que la première) ; elle proposait des théories et répondait à des objections imaginaires, si bien que Martin commença réellement à croire qu’il rêvait ; elle parlait pour deux ; elle citait d’interminables passages de certains essais de gouvernement composés par elle-même ; elle employait sans cesse le mouchoir de poche du major, comme si son ton nasillard était une maladie temporaire dont elle avait résolu de se débarrasser à tout prix : en un mot, c’était une compagne si importune, que Martin posa entre lui et sa conscience la question de savoir si, dans une colonie nouvelle, il ne serait pas d’absolue nécessité d’assommer une femme pareille pour le repos général de la société.

Cependant Mark, de son côté, était aussi fort occupé. Depuis le point du jour jusqu’à une heure avancée de la nuit, il avait porté à bord du steam-boat les provisions, les outils et autres objets nécessaires qu’on lui avait conseillé d’avoir la sage précaution de prendre. L’achat de ces diverses fournitures ainsi que le payement de la note de dépenses à l’Hôtel National, mirent si bas leurs finances, que, si le capitaine du paquebot eût retardé son départ, les deux voyageurs se fussent trouvés dans une situation tout aussi pénible que les malheureux émigrants, plus pauvres encore, qui, attirés à bord par des programmes magnifiques, avaient vécu sur le premier pont depuis une semaine entière et épuisé leur chétive provision de vivres avant que le voyage commençât. Ils étaient là, pêle-mêle avec la machine et le feu. C’étaient des fermiers qui n’avaient jamais touché à une hache ; des constructeurs qui n’eussent pas su faire une boîte : tous ils se trouvaient jetés hors du lieu de leur naissance, sans une main tendue vers eux pour les soutenir ; tous ils venaient de naître pour ainsi dire à un monde inconnu : enfants par l’impuissance de leurs ressources ; hommes faits par l’étendue de leurs besoins, sans compter d’autres enfants plus jeunes qu’ils traînaient derrière eux pour vivre ou mourir ensemble, comme il plairait à Dieu !

Le matin revint, et on devait partir à midi. Midi arriva, et on devait partir le soir. Mais rien ici-bas n’est éternel, pas même les retards d’un skipper américain, et décidément, à la nuit, tout fut prêt.

Abattu, fatigué au dernier degré, mais plus lion que jamais aux yeux du public (car toute son après-midi avait été absorbée par des réponses à une quantité de lettres écrites la moitié sans but, d’autres pour demander de l’argent, et réclamant toutes une réponse immédiate), Martin se rendit sur le quai à travers les flots de la foule, ayant au bras mistress Hominy. Il monta à bord.

Cependant Mark avait résolu de résoudre, s’il le pouvait, l’énigme de cette popularité léonine, et, au risque d’être laissé à terre, il revint d’une traite à l’hôtel.

Le capitaine Kedgick était assis sous le vestibule avec un verre de limonade posé sur ses genoux et un cigare à la bouche. Il reconnut Mark et dit :

« Eh bien ! qui diable vous ramène ici ?

– Je vais vous l’avouer franchement, capitaine, dit Mark. J’ai une question à vous faire.

– Tout homme a le droit de faire une question, répliqua Kedgick, laissant entendre par son air que tout homme avait aussi le droit de n’y pas répondre.

– Pourquoi s’est-on si fort occupé de M. Chuzzlewit ? demanda finement Mark. Voyons, dites-moi ça.

– Chez nous on aime les émotions, répondit Kedgick en suçant son cigare.

– Mais quelles émotions pouvait-il vous donner ? » demanda Mark.

Le capitaine le regarda comme un homme disposé à lui décocher une plaisanterie de premier ordre.

« Vous partez ? dit-il.

– Oui, je pars ! s’écria Mark. Les instants sont précieux.

– Notre population aime les émotions, lui dit à l’oreille le capitaine. Votre associé n’est pas un émigrant comme les autres, voyez-vous ; c’est ce qui a donné de l’émotion à nos concitoyens. »

Là-dessus, il cligna de l’œil et répéta avec un éclat de rire étouffé : « Voilà le secret de cette émotion. Scadder, poursuivit-il, est un garçon d’esprit, et… et… aucun de ceux qui vont à Éden n’en revient vivant ! »

Le quai était tout près, et, en ce moment, Mark put entendre qu’on l’appelait par son nom ; il put même distinguer la voix de Martin qui l’invitait à se hâter, de peur qu’ils ne fussent séparés. Il était trop tard pour remédier à la position et faire autre chose que contre fortune bon cœur. Mark donna en partant sa bénédiction au capitaine et s’élança comme un cheval de course.

« Mark ! Mark ! cria Martin.

Me voici, monsieur ! répondit sur le même ton Mark Tapley en sautant, d’un seul bond, du quai sur le bâtiment. Jamais, monsieur, je ne fus aussi jovial. Tout va bien ! Marchons ! En avant ! »

Les étincelles qui jaillissaient du bois enflammé s’élancèrent des deux cheminées, comme si le navire était un grand feu d’artifice qu’on fît partir, et la machine se mit à rugir sur l’eau ténébreuse.

Chapitre XXIII. Martin et son associé prennent possession de leur domaine. Excellente occasion pour donner de nouveaux détails sur Éden. §

Il se trouva qu’il y avait à bord du steam-boat plusieurs passagers de la même pâte que M. Bevan, ce gentleman avec lequel Martin s’était lié à New-York ; Martin se sentit dans leur société le cœur soulagé et heureux. Ils allégèrent pour lui autant que possible le fardeau intellectuel de mistress Hominy ; et, dans toutes leurs paroles comme dans toutes leurs actions, ils montrèrent tant de bon sens et des sentiments si élevés, que Martin ne pouvait trop les aimer.

« Si c’était une république de la pensée et du mérite, dit-il, au lieu d’être celle de la blague et du tripot, les leviers ne manqueraient pas pour la mettre en mouvement.

– Si l’on a de bons outils et que l’on n’en emploie que de mauvais, répondit M. Tapley, on ne fait toujours que de pauvres charpentiers. N’est-ce pas, monsieur ?

– Vous avez raison, dit Martin. Ceux-là m’ont bien l’air de trouver l’œuvre au-dessus de leurs moyens et de leur force, et de la bâcler en conséquence.

– Le bon de l’affaire, dit Mark, c’est que, s’il leur arrive d’accomplir une besogne passable, comme de meilleurs ouvriers, dans des conditions moins favorables, en font chaque jour de leur vie et sans y prendre garde, ils se mettent aussitôt à chanter victoire sur un ton éclatant. Rappelez-vous bien ce que je vous dis, monsieur. Si jamais les banqueroutiers de ce pays payent leurs dettes (à force de reconnaître qu’il y a, au point de vue du commerce, un grand inconvénient à ne point les acquitter), ils en prendront tellement occasion de triompher et débiteront tant de harangues fanfaronnes, qu’on pourrait supposer que jamais avant eux, depuis le commencement du monde, on n’avait rendu d’argent prêté. Voilà comme ils jouent leur jeu. Dieu merci, je les connais. Rappelez-vous bien ce que je vous dis là.

– Vous me paraissez devenir profondément sagace ! » s’écria Martin en riant.

« C’est peut-être, pensa Mark, parce que je suis à un jour de marche d’Éden, et que je vais avoir un peu de plaisir avant de mourir. Et puis, qui sait ? Peut-être le peu de temps que j’ai passé avec eux a-t-il déjà fait de moi un prophète. »

Il ne laissa rien paraître de ces réflexions ; mais la jovialité excessive qu’elles lui inspiraient et l’air de gaieté qu’elles répandirent sur son visage rayonnant suffirent pour ranimer Martin. Bien que parfois il fit profession d’attacher peu d’importance à l’inépuisable enjouement de son associé, et que parfois aussi, comme dans l’affaire du Zephaniah Scadder, il lui reprochât de faire le mauvais plaisant, il n’en subit pas moins l’heureuse influence de son humeur, qui finit par réveiller en lui l’espérance et le courage. Qu’il fût ou non disposé à en profiter, cela ne fait rien : l’exemple était contagieux et l’entraînait malgré lui.

D’abord, ils durent se séparer une ou deux fois par jour de quelques compagnons de voyage que d’autres venaient remplacer. Mais successivement les villes devinrent plus clairsemées sur le passage du steam-boat ; durant plusieurs heures, on ne vit plus apparaître d’autres habitations que des huttes de bûcherons, devant lesquelles le bâtiment s’arrêtait pour prendre du combustible. Le ciel, des bois, de l’eau toute la sainte journée, avec une chaleur qui rissolait tout ce qu’elle pouvait atteindre.

Les voyageurs avançaient péniblement à travers de vastes solitudes ; là, les arbres se pressaient drus et serrés sur les rivages, ou bien flottaient au gré du courant, ou faisaient sortir des profondeurs du fleuve leurs branches dénudées, ou semblaient glisser de la berge, les uns croissant, les autres dépérissant dans l’eau bourbeuse. En avant donc, par le jour fatigant et la nuit mélancolique ; sous le soleil brûlant et au sein de vapeurs du soir ; en avant, puisque le retour semblait impossible, puisque l’espérance de revoir la patrie n’était plus qu’un misérable rêve !

Il n’y avait plus que peu de monde à bord, et ces quelques passagers étaient aussi hébétés, aussi lourds, aussi inertes que la végétation qui offusquait leurs yeux. Pas une parole de gaieté ou d’espérance ; pas un mot d’agréable causerie pour tromper la lenteur du temps ; pas un seul petit groupe pour faire cause commune contre la triste impression d’un paysage monotone ; et, si ce n’est qu’à certaines heures les passagers prenaient ensemble leur nourriture, on eût pu croire que le steam-boat était la vieille barque à Caron, qui menait des ombres mélancoliques devant les trois juges de l’enfer.

Enfin on arriva près des Nouvelles-Thermopyles, où, ce soir même, mistress Hominy devait descendre. Un éclair de satisfaction brilla dans les yeux de Martin quand la dame lui annonça cette nouvelle. Mark n’avait pas besoin de consolation, mais après tout il n’en fut pas fâché non plus.

Il était nuit noire lorsqu’ils vinrent se ranger contre le débarcadère, une espèce de côte à pic au haut de laquelle étaient un hôtel semblable à une grange, un ou deux magasins construits en bois, et quelques hangars épars.

« Vous passerez la nuit ici, madame, et partirez demain, je suppose ? dit Martin.

– Partir ? Pour quel endroit ? s’écria la mère des Gracques modernes.

– Pour les Nouvelles-Thermopyles.

– Bon Dieu ! est-ce que nous n’y sommes pas ? » dit mistress Hominy.

Martin promena son regard tout autour sur le sombre panorama ; mais il ne distinguait rien, et il dut l’avouer.

« Tenez, c’est là !… s’écria mistress Hominy en lui indiquant les huttes susdites.

– Comment ! ça !

– Oui, ça ; et vous aurez beau faire, votre Éden n’est que de la camelote en comparaison, » dit mistress Hominy hochant la tête avec une grande expression.

La fille de mistress Hominy, qui était venue à bord avec son mari, appuya ces paroles de toute son autorité ; ce que fit aussi le gentleman. Martin refusa poliment l’offre qu’ils lui firent de le régaler chez eux durant la demi-heure de repos que devait prendre le bâtiment ; et ayant accompagné jusqu’au bas de l’échelle mistress Hominy et son mouchoir de poche rouge (toujours en service actif), il revint tout pensif regarder les émigrants qui débarquaient leur bagage.

Mark, debout auprès de lui, consultait de temps en temps son visage, cherchant à découvrir l’effet que les dernières paroles échangées avait produit sur lui, et souhaitant volontiers que les espérances de Martin fussent abattues avant de débarquer à Éden, afin que le coup qu’il redoutait fût amorti d’avance. Mais, comme il remarquait que son associé jetait parfois un coup d’œil rapide sur les chétives constructions qui garnissaient la hauteur, il ne lui communiqua rien de ce qui se passait dans son esprit, jusqu’au moment où ils furent de nouveau en route.

« Mark, dit Martin, n’y a-t-il réellement que nous à bord qui nous rendions à Éden ?

– Nul autre, monsieur. La plupart des passagers, vous le savez bien, se sont arrêtés plus tôt ; et le peu qui restent vont plus loin. Eh bien, qu’est-ce que ça fait ? Nous n’en aurons que plus de place, monsieur.

– Oh ! certainement, dit Martin. Mais je pensais… »

Il s’arrêta.

« Vous pensiez, monsieur ?…

– Combien il est étrange que ces Hominy se soient déterminés à chercher fortune dans un misérable trou comme celui-ci par exemple, quand ils avaient là, à deux pas, un endroit si préférable et si différent. »

Martin parlait d’un ton si éloigné de son assurance ordinaire et semblait même si évidemment craindre la réponse de Mark, que ce brave garçon se sentit le cœur plein de compassion.

« Vous comprenez, monsieur, dit Mark en lui insinuant son observation le plus doucement possible, nous devons nous mettre en garde contre une trop grande confiance. D’ailleurs, nous n’avons pas sujet d’espérer trop vite : nous étions bien résolus d’avance à tirer le meilleur parti possible des plus mauvaises circonstances. N’est-il pas vrai, monsieur ? »

Martin le regarda, mais sans articuler un mot.

« Quand bien même Éden ne serait pas du tout bâti…

– Au nom du ciel, s’écria Martin avec colère, ne parlez pas d’Éden pour le comparer à cet endroit. Êtes-vous fou ?… Tenez, Dieu me pardonne, ne me poussez pas à bout ! »

Après ces paroles, il tourna les talons et se promena en long et en large sur le pont durant deux heures. Jusqu’au lendemain il ne prononça pas un mot de plus, sauf : « Bonsoir, » pas plus sur ce sujet que sur tout autre.

Comme ils avançaient de plus en plus et touchaient presque au terme de leur voyage, l’aspect de désolation du pays augmenta à tel point, qu’avec un peu de bonne volonté les voyageurs auraient pu se croire au cœur même des sombres domaines du géant Désespoir. Un plat marécage, jonché d’arbres abattus ; un terrain fangeux sur lequel l’humus semblait avoir fait naufrage et disparu pour faire place à une végétation sale et misérable, née de ses éléments décomposés ; où les arbres eux-mêmes avaient l’air d’une forêt de mauvaises herbes sorties du limon et brûlées par un soleil ardent ; où des maladies funestes, cherchant quelque victime à infecter de leur venin, se répandaient, la nuit, sous forme de brouillards, et, rampant au-dessus de l’eau, faisaient jusqu’au jour leur chasse de fantômes ; où le soleil lui-même, le soleil béni, brillant sur ces éléments putréfiés de corruption et de peste, devenait un objet d’horreur : tel était le royaume de l’Espérance vers lequel s’avançaient les voyageurs.

Enfin ils s’arrêtèrent. Ils étaient à Éden.

Les eaux du Déluge ne devaient l’avoir quitté que depuis une semaine au plus, tant le hideux marécage qui portait ce nom était obstrué de vase et de plantes marécageuses entrelacées.

Comme l’eau manquait de profondeur sur le bord, ils descendirent à terre en portant tout leur bagage. On n’apercevait qu’un petit nombre de huttes en bois parmi les arbres sombres ; la meilleure était une sorte de hangar à vaches ou étable grossière ; mais quant à des quais, au marché, aux monuments publics…

« Voici un habitant d’Éden, dit Mark. Il pourra nous donner un coup de main pour porter notre bagage. Prenez courage, monsieur. Holà ! hé ! »

L’homme s’avança vers eux très-lentement, à travers l’obscurité qui devenait plus compacte ; il s’appuyait sur un bâton. Lorsqu’il fut plus près, les deux voyageurs remarquèrent qu’il était pâle et épuisé, et que ses yeux inquiets étaient profondément enfoncés dans leur orbite. Son vêtement bleu, grossièrement fabriqué, pendait autour de lui en haillons ; ses pieds et sa tête étaient nus. Il s’assit sur un tronc d’arbre à mi-chemin et les invita à venir à lui, ce qu’ils firent. Alors il appuya sa main sur son côté, comme s’il souffrait, et, tout en reprenant haleine, il les considéra d’un air d’étonnement :

« Des étrangers !… s’écria-t-il, dès qu’il put parler.

– Tout juste, dit Mark. Comment allez-vous, monsieur ?

– J’ai eu une très-mauvaise fièvre, répondit-il faiblement. Voilà plusieurs semaines que je ne puis me tenir debout. Ce sont là vos effets, à ce que je vois ? ajouta-t-il en montrant le bagage.

– Oui, monsieur, dit Mark. Ne pourriez-vous pas nous recommander à quelqu’un qui nous donnât un coup de main pour nous aider à les porter à… la ville ?

– Mon fils aîné vous rendrait bien ce service s’il était en état de le faire, répondit l’homme ; mais c’est aujourd’hui son jour de frisson, et il est couché, enveloppé dans les couvertures. Mon plus jeune est mort la semaine dernière.

– J’en suis sincèrement fâché, mon brave homme, dit Mark, lui prenant la main. Ne vous occupez pas de nous. Venez avec moi, je vous donnerai le bras pour vous en retourner. Nos bagages sont là en sûreté, n’est-ce pas ? dit-il à Martin ; car il n’y a pas ici grand monde qui puisse les emporter. C’est toujours ça.

– Non, s’écria l’homme. Si vous voulez du monde, c’est là qu’il faut le chercher… »

Et il frappa de son bâton sur le sol.

« Ou là-bas, dans le bois, au nord. Nous en avons enterré un grand nombre. Le reste s’est sauvé. Ceux que nous avons encore ici ne sortent pas la nuit.

– L’air de la nuit n’est pas tout à fait salubre, je suppose ? dit Mark.

– C’est un poison mortel ! » répondit le colon.

Mark ne témoigna pas plus d’inquiétude que si cette atmosphère lui était présentée comme de l’ambroisie ; mais il offrit son bras à l’homme et, tout en marchant, il lui exposa la nature de leur achat et lui demanda où se trouvait la propriété.

« Tout près de notre hutte, dit l’homme, si près que j’ai employé votre habitation comme lieu de dépôt pour y mettre un peu de blé ; je vous prie de m’excuser pour ce soir ; demain je tâcherai de vous en débarrasser. »

Il lui donna alors à entendre, par manière de causerie locale, qu’il avait enterré de ses propres mains le dernier propriétaire ; confidence que Mark reçut sans que sa tranquillité d’esprit en fût le moins du monde altérée.

Bref, l’homme les mena à une misérable cabane, grossièrement construite de troncs d’arbres, dont la porte était tombée ou avait été enlevée depuis longtemps, et qui, par conséquent, était ouverte aux beautés naturelles de ce pays sauvage et aux influences délétères de la nuit. Sauf la petite quantité de grain dont il a été parlé, cette cabane était parfaitement dégarnie ; mais les voyageurs avaient laissé sur le débarcadère une caisse, et l’Édenien leur fournit une manière de torche en guise de chandelle. Mark la planta en terre, et déclarant alors que la résidence « paraissait très-confortable, » il emmena Martin bien vite pour l’aider à apporter la caisse. Dans les allées et venues du quai à la cabane, Mark parlait sans relâche, comme pour faire pénétrer au cœur de son associé l’idée assez peu vraisemblable qu’ils étaient arrivés sous les auspices les plus favorables qu’il fût possible d’imaginer.

Hélas ! il y a bien des hommes qui resteraient volontiers dans une maison délabrée, soutenus par la colère, et pour satisfaire des projets de vengeance, mais qui n’ont pas la force de voir tomber sous leurs yeux le château de leurs rêves. Lorsqu’ils furent revenus à la hutte de bois, Martin se laissa tomber à terre et sanglota.

« Que Dieu ait pitié de nous, monsieur ! s’écria Tapley avec terreur ; finissez donc ! finissez donc, monsieur ! Tout excepté cela ! ce moyen-là n’est bon à rien. Il n’y a ni homme, ni femme, ni enfant, que le découragement puisse aider à franchir la plus simple barrière. Outre que ça ne peut vous servir à rien, c’est encore bien pis pour moi : car rien que de vous entendre, je sens bien que je n’ai plus qu’à me coucher par terre. Je ne puis pas supporter cette vue. Tout excepté cela ! »

Sans nul doute il parlait franchement ; on le voyait bien à l’air d’alarme extraordinaire avec lequel il regardait Martin, en se mettant à genoux pour lui dire cela, tout en ouvrant le coffre.

« Je vous demande mille fois pardon, mon cher associé, dit Martin. Je n’aurais pas pu m’en empêcher sous peine de mort.

– Il me demande pardon ! dit Mark avec son enjouement habituel, tandis qu’il procédait à déballer le coffre. L’associé en chef qui demande pardon au Co ! Il faut donc qu’il y ait quelque chose de détraqué dans la raison de commerce. Je demande qu’on fasse examiner les livres et dresser immédiatement l’inventaire. En attendant, nous y voilà. Tout est bien à sa place. Voici le porc salé. Voici le biscuit. Voici le whiskey… et du bon, sentez plutôt. Voici le pot d’étain. Ce pot d’étain est toute une petite fortune ! Voici les couvertures. Voici la hache. Qui oserait dire que nous n’avons pas un assortiment du premier ordre ? Ne semble-t-il pas que je sois un cadet parti pour l’Inde et que mon noble père était président du Conseil des Directeurs ? Maintenant, quand j’aurai été puiser de l’eau à la rivière qui coule devant notre porte et que j’aurai fait le grog, s’écria Mark, joignant aussitôt l’action à la parole, nous allons avoir un souper composé des primeurs de la saison. Nous voici au grand complet, monsieur. Pour ces biens que nous allons recevoir de votre miséricorde, Seigneur, etc. Ma parole d’honneur, monsieur, on dirait un souper de bohémiens devant leur bivouac. »

Il était impossible de ne point reprendre courage en compagnie d’un homme tel que celui-là. Martin s’assit par terre à côté de la caisse, ouvrit son couteau, et se mit à manger et à boire vigoureusement.

« À présent, vous voyez, dit Mark, lorsqu’ils eurent fait un gai repas, avec votre couteau et le mien je cloue cette couverture devant la porte, c’est-à-dire à l’endroit où, dans un état de civilisation avancée, la porte devrait se trouver. Cela a ma foi bon air. Maintenant, je vais fermer ce jour qui vient par en dessous en y mettant la caisse. C’est encore très-bien. Puis voici votre couverture, monsieur, et voilà la mienne. Qu’est-ce qui nous empêcherait de passer une bonne nuit ?… »

Malgré l’apparente gaieté de ses paroles, il fut longtemps lui-même avant de pouvoir s’endormir. Il avait roulé sa couverture autour de lui, placé sa hache à portée de sa main, et s’était couché en travers du seuil de la maison ; son anxiété et sa vigilance dévouée ne lui permettaient pas de fermer les yeux. La nouveauté de leur terrible position, la crainte de voir apparaître quelque animal féroce ou quelque ennemi à visage humain, l’incertitude cruelle où ils étaient sur leurs ressources pour l’avenir, une juste appréhension de la mort, la distance immense où ils étaient de leur pays et les nombreux obstacles qui les séparaient de l’Angleterre, que de causes d’agitation dans le profond silence de la nuit ! Bien que Martin s’efforçât de lui donner le change, Mark s’aperçut qu’il veillait aussi, en proie aux mêmes réflexions.

Il ne pouvait arriver rien de plus fâcheux : car, si Martin commençait à s’appesantir sur leurs misères au lieu d’essayer de leur tenir tête, il n’était guère permis de douter qu’une pareille disposition d’esprit ne secondât puissamment l’influence d’un climat pestilentiel.

Jamais Mark n’avait trouvé la lumière du jour à moitié aussi agréable qu’au moment où, sortant d’un assoupissement laborieux, il la vit briller à travers la couverture, dans l’encadrement de la porte.

Il sortit doucement, laissant son compagnon encore endormi ; et, après s’être rafraîchi en se lavant à la petite rivière qui coulait à quelques pas, il se livra à un rapide examen de l’état des lieux.

Il n’y avait pas en tout dans la colonie plus d’une vingtaine de huttes ; la moitié paraissaient abandonnées ; toutes tombaient en ruines. La plus délabrée, la plus hideuse, la plus misérable, était intitulée avec infiniment de justesse : Banque et bureau du crédit national. On l’avait entourée de quelques chétifs étançons, mais elle était trop profondément enfoncée dans la boue pour qu’il fût possible de la relever.

On avait fait par-ci par-là un effort pour nettoyer le sol, et marqué quelque chose comme un champ, où, parmi les troncs et les cendres des arbres brûlés, poussait une maigre récolte de maïs. Dans plusieurs endroits, une palissade tortueuse ou une haie en zigzag avait été commencée ; mais nulle part on n’était allé jusqu’au bout, et les piquets tombés et cachés à demi par la fange gisaient à moitié pourris. Trois ou quatre chiens efflanqués, et auxquels la faim n’avait laissé que la peau sur les os ; quelques porcs à longues pattes errant dans les bois à la recherche de leur nourriture ; quelques enfants à peu près nus et regardant Mark du seuil de leurs huttes, tels furent les seuls êtres vivants qu’il aperçut. Une vapeur fétide, chaude et desséchante comme le souffle d’un four, s’élevait de la terre et restait suspendue sur tous les objets alentour. À peine Mark avait-il laissé sur le terrain marécageux l’empreinte de ses pas, qu’une vase noire et puante venait en effacer la trace.

La propriété des deux associés n’était encore qu’à l’état de forêt. Les arbres avaient poussé si serrés, si rapprochés, qu’ils se coudoyaient mutuellement, et que les plus faibles, contraints de prendre des formes étranges et contournées, languissaient tout atrophiés. Les mieux venus étaient rabougris, par suite de la pression qu’ils éprouvaient et du manque d’espace nécessaire ; au bas de leur tige croissaient abondamment de longues herbes, et cette végétation humide et malsaine de mousses et de lichens qui tapissent le dessous des bois ; bien habile celui qui eût pu distinguer par leurs espèces ces plantes entremêlées en un inextricable monceau : c’était un fourré profond et ténébreux, qui ne reposait pas plus sur la terre que sur l’eau, mais bien sur une matière putréfiée, une pulpe de rebut formée de l’eau et de la terre décomposées.

Mark se rendit au lieu du rivage où la veille au soir ils avaient laissé leur bagage ; là, il trouva une demi-douzaine d’hommes, dont l’extérieur annonçait l’épuisement et la consomption, mais qui se montrèrent disposés à leur rendre service : ils l’aidèrent en effet à transporter ses effets jusqu’à sa hutte. En parlant de la colonie ils hochaient la tête, et ne donnèrent guère de consolation au nouveau venu. Il ressortit de leurs confidences que ceux qui avaient eu le moyen de partir avaient quitté Éden. Ceux qui y étaient restés avaient perdu successivement leurs femmes, leurs enfants, leurs amis ou leurs frères, et avaient eux-mêmes énormément souffert. La plupart étaient malades en ce moment : aucun d’eux n’était ce qu’il avait été autrefois. Ils offrirent cordialement à Mark leur assistance et leurs conseils, et le laissant seul, ils retournèrent tristement à leurs occupations diverses.

Cependant Martin s’était levé. Mais quel changement dans le cours d’une seule nuit ! Il était extrêmement pâle et languissant ; il se plaignait de douleurs et de courbature dans tous les membres, d’un affaiblissement de la vue et d’une extinction de voix. De son côté, Mark, dont l’ardeur augmentait à mesure que l’horizon devenait plus sombre, alla détacher une porte d’une des maisons abandonnées et la fixa à leur propre habitation ; ensuite il courut chercher un banc grossier qu’il avait remarqué et s’en revint triomphalement avec ce meuble ; l’ayant posé en dehors de la cabane, il plaça dessus le fameux plat d’étain et autres ustensiles du même genre, pour lui donner une tournure de table de cuisine ou de buffet. Enchanté de cet arrangement, il roula leur baril de farine jusque dans la cabane et le posa debout dans un coin, en guise de table de décharge. Il n’y en avait pas de meilleure pour le dîner que le coffre : il le consacra solennellement pour l’avenir à cet utile service. Il pendit à des chevilles et à des clous leurs couvertures, leur linge et tout le reste. Enfin il sortit un grand écriteau que Martin, dans son enthousiasme, avait apprêté de ses propres mains, à l’Hôtel National, et qui portait cette inscription :

CHUZZLEWIT ET CO. ARCHITECTES ET ARPENTEURS.

Il le plaça le plus en évidence possible, avec autant de gravité que si la florissante cité d’Éden eût existé réellement et qu’ils s’attendissent à se voir écrasés de besogne.

« Voici les outils, dit Mark, tirant sa boîte d’instruments de son associé et plantant le compas dans une souche d’arbre devant la porte : nous les laisserons ainsi en plein air, pour montrer que nous sommes arrivés bien approvisionnés. Et maintenant, si quelque gentleman désire se faire bâtir une maison, il fera bien de donner ses ordres avant que nous ayons d’autres commandes. »

Vu l’intensité de la chaleur, Mark n’avait déjà pas trop mal employé sa matinée ; mais sans se reposer un moment, quoiqu’il fût en nage, il rentra dans la maison, d’où il ressortit presque aussitôt en tenant une hache avec laquelle il était tout prêt à accomplir les choses les plus impossibles.

« Voilà, monsieur, dit-il, par là-bas un vieux vilain arbre ; il n’y a rien de mieux que de l’abattre. Nous pourrons construire notre four cette après-midi. Je ne crois pas qu’il y ait au monde un pays plus favorisé de terre glaise qu’Éden. C’est toujours ça. »

Mais Martin ne répondait pas. Durant tout le temps, il était resté assis, la tête entre ses mains, contemplant le courant qui passait avec impétuosité, et songeant peut-être à la rapidité avec laquelle il se dirigeait vers l’Océan, ce grand chemin de la patrie, de la patrie qu’il ne reverrait plus !

Rien, pas même les coups vigoureux que Mark appliquait à l’arbre, ne pouvait le tirer de sa triste méditation. Jugeant que tous ses efforts pour le distraire restaient superflus, Mark suspendit sa besogne et s’approcha de lui.

« Ne vous laissez pas aller, monsieur.

– Oh ! Mark, répondit son ami, qu’ai-je donc fait dans toute ma vie pour avoir mérité un sort si cruel ?

– Quant à ça, monsieur, répliqua Mark, chacun de ceux qui sont ici peut tenir le même langage ; et plusieurs peut-être avec plus de raison que vous et moi. Courage, monsieur ! faites quelque chose. Ne pourriez-vous pas vous soulager un peu l’esprit, en écrivant vos observations particulières dans une lettre à Scadder ?

– Non, dit Martin, hochant tristement la tête, je n’en suis plus là.

– Mais si vous n’en êtes déjà plus là, il faut donc que vous soyez malade et alors vous avez besoin de soins ?

– Ne vous inquiétez pas de moi, dit Martin. Arrangez-vous du mieux que vous pourrez. Bientôt vous n’aurez à vous occuper que de vous seul. Et alors puisse Dieu vous ramener dans votre patrie, et pardonnez-moi de vous avoir conduit ici ! Ici où je suis destiné à mourir. Je l’ai senti, à l’instant même où j’ai mis le pied sur ce rivage. Soit éveillé soit endormi, Mark, ce rêve m’a poursuivi toute la nuit dernière.

– Je disais bien que vous deviez être malade, répliqua Mark avec tendresse, et à présent j’en suis certain. Vous aurez attrapé au bord de l’eau un accès de fièvre et le frisson ; mais, Dieu merci, ça ne sera rien. Une simple affaire d’acclimatation ; de manière ou d’autre, il faut payer son tribut au climat. C’est la règle, vous savez. »

Martin se borna à soupirer et à secouer la tête.

« Attendez-moi une demi-minute, dit Mark avec feu ; le temps de courir chez un de nos voisins et de lui demander ce qu’il y a de mieux à prendre, et même de lui en emprunter un peu pour vous l’administrer ; et demain, vous vous retrouverez aussi solide que jamais. Je ne serai pas absent plus d’une minute. Ne vous laissez pas aller à la tristesse, le temps que je vais vous quitter. »

Jetant de côté sa hache, il prit aussitôt son élan ; mais il s’arrêta à une courte distance, se retourna, puis repartit aussitôt en toute hâte.

« Maintenant, monsieur Tapley, dit Mark, se donnant un effroyable coup dans la poitrine comme pour se ranimer, prenez garde à ce que je vous ai dit. Les choses paraissent aussi fâcheuses qu’elles peuvent l’être, mon garçon. Jamais vous n’aurez une meilleure occasion pour montrer vos dispositions joviales, mon cher ami, non jamais, aussi longtemps que vous vivrez. En conséquence, Tapley, c’est à présent ou jamais qu’il faut se montrer ferme ! »

Chapitre XXIV. Où l’on verra comment ont marché certaines affaires intimes d’amour, de haine, de jalousie et de vengeance. §

« Holà, Pecksniff ! cria M. Jonas, qui était resté au parloir. N’y a-t-il pas quelqu’un pour aller ouvrir votre magnifique vieille porte ?

– Tout de suite, monsieur Jonas, tout de suite.

– Ma foi ! murmura l’orphelin, ça ne sera pas trop tôt. Qui que ce soit, voilà trois fois qu’on frappe, et chaque coup suffirait pour réveiller les… »

Il éprouvait une telle répugnance à l’idée d’évoquer les morts, qu’il s’arrêta avant que ce mot fût arrivé sur ses lèvres, et dit à la place :

« Les Sept Dormants.

– Tout de suite, monsieur Jonas, tout de suite, répéta Pecksniff. Thomas Pinch… »

Dans sa grande agitation, il ne put trouver assez de présence d’esprit soit pour appeler Tom « son cher ami » soit pour le qualifier de « misérable. » Mais, à tout hasard, il commença par lui montrer le poing, en lui disant :

« Montez à la chambre de mes filles, pour leur apprendre qui est ici. Silence ! silence ! vous dis-je ; m’entendez-vous, monsieur ?

– J’y vais tout de suite, monsieur ! s’écria Tom, qui partit stupéfait pour exécuter cet ordre.

– Vous… ha ! ha ! ah !… vous m’excuserez, monsieur Jonas, dit Pecksniff, si je ferme cette porte un instant, n’est-ce pas ? Il s’agit sans doute d’une affaire qui concerne ma profession. Je crois en être parfaitement certain. Je vous remercie. »

Alors M. Pecksniff, fredonnant doucement un refrain champêtre, mit sur sa tête son chapeau de jardin, saisit une bêche et ouvrit la porte extérieure. Il se montra sur le seuil, très-calme, comme s’il croyait avoir entendu, du fond de son verger, un tout petit coup, sans en être bien sûr.

En voyant devant lui un gentleman et une dame, il recula avec cet air de confusion que montre un homme de bien lorsqu’il est franchement surpris. Un moment après, il reconnut ses visiteurs et s’écria :

« Monsieur Chuzzlewit ! Puis-je en croire mes yeux ? Mon cher monsieur ! mon bon monsieur ! C’est un jour de joie, un heureux jour. Entrez, je vous prie, mon cher monsieur. Vous me trouvez en costume de jardin. Vous m’excuserez, je pense. Le jardinage est un goût qui ne date pas d’aujourd’hui, un goût primitif, mon cher monsieur : car, si je ne me trompe, Adam fut notre premier patron. Mon Ève, j’ai la douleur de le dire, n’existe plus, monsieur ; mais… »

Ici, il montra sa bêche, secoua la tête, comme si sa gaieté apparente lui coûtait quelque effort et ajouta :

« Mais j’exerce encore un peu la profession d’Adam. »

Pendant ce temps, il avait conduit ses visiteurs au plus beau salon, où l’on voyait son portrait peint par Spiller et son buste exécuté par Spoker.

« Mes filles vont être enchantées, dit-il. Si je pouvais me lasser d’un tel sujet, il y a longtemps, mon cher monsieur, que je serais las de les entendre constamment se promettre ce bonheur, et faire sans cesse allusion à notre rencontre chez mistress Todgers. Et leur jeune et belle amie qu’elles désirent tant connaître et aimer (car la connaître c’est l’aimer), j’espère que c’est elle que je vois en ce moment. J’espère qu’en lui disant : « Soyez la bienvenue sous mon humble toit ! » je trouve quelque écho dans ses sentiments. Si les traits sont l’image du cœur, je n’ai que faire de craindre. Une physionomie et une expression des plus avenantes !

– Mary, dit le vieillard, M. Pecksniff vous flatte. Mais la flatterie ne peut qu’être bienvenue de sa part. Il n’en fait pas commerce, elle vient du cœur. Nous pensions que M…

– Pinch, dit Mary.

– Que M. Pinch serait arrivé avant nous, Pecksniff ?

– En effet, il était arrivé avant vous, mon cher monsieur, répliqua Pecksniff, élevant la voix pour la gouverne de Tom qui se trouvait sur l’escalier ; et il allait, je pense, m’annoncer que vous veniez ici, quand je l’ai prié d’aller frapper d’abord à la chambre de mes filles pour s’informer de ma bien-aimée Charity, dont la santé n’est pas tout à fait aussi bonne que je le désirerais. Non, dit M. Pecksniff, répondant à l’expression de leur visage, elle ne va pas très-bien ; je regrette d’avoir à l’avouer. C’est une affection nerveuse, pas autre chose. Je ne suis pas inquiet. Monsieur Pinch ! Thomas !… cria Pecksniff, de son accent le plus affectueux. Venez ici, je vous prie. Vous n’êtes pas de trop ici. Depuis longtemps Thomas est mon ami, vous devez le savoir, monsieur Chuzzlewit.

– Merci, monsieur, dit Tom. Vous me présentez avec tant de bonté et vous parlez de moi en termes si bienveillants que j’en suis fier.

– Mon vieux Thomas ! s’écria son patron, d’un ton de belle humeur, que Dieu vous bénisse ! »

Tom annonça que les jeunes demoiselles Pecksniff allaient paraître, et qu’elles apprêtaient de concert les meilleurs rafraîchissements que la maison pût fournir. Tandis qu’il parlait, le vieillard le considérait attentivement, mais pas avec sa sévérité ordinaire : l’embarras mutuel éprouvé par Tom et la jeune fille ne semblait pas, quelle qu’en fût la cause, avoir échappé à sa pénétration.

« Pecksniff, dit-il après un moment de silence, en se levant et en attirant son hôte à l’écart vers la fenêtre, j’ai été très-peiné à la nouvelle de la mort de mon frère. Depuis longues années nous étions devenus étrangers l’un à l’autre. Ma seule consolation, c’est de souhaiter que son bonheur et sa tranquillité n’aient point souffert de la résolution qu’il avait prise de ne me communiquer ni ses espérances ni ses projets. Paix à sa mémoire ! Nous avions été camarades d’enfance, et, pour tous deux, il eût mieux valu mourir alors. »

Le trouvant en si bonnes dispositions, M. Pecksniff commença à entrevoir un autre moyen de sortir d’embarras sans jeter Jonas par-dessus bord.

« Vous m’excuserez, mon cher monsieur, répliqua-t-il, de douter qu’on puisse ne pas souffrir de renoncer à votre confiance. Mais que M. Anthony, dans le soir de sa vie, trouvât le bonheur dans l’affection de son excellent fils ; un modèle, mon cher monsieur, un modèle pour tous les fils, ainsi que dans les soins d’un parent éloigné qui, dans l’humble sphère des services qu’il pouvait lui rendre, ne mettait pas de bornes à son dévouement, voilà ce que je puis vous affirmer.

– Eh ! quoi ? dit le vieillard ; vous ne seriez pas son légataire ?

– Vous ne connaissez pas bien encore mon caractère, à ce que je vois, dit M. Pecksniff en lui pressant la main avec une émotion mélancolique. Non, monsieur, je ne suis pas son légataire. Je suis fier de déclarer que je ne suis pas son légataire. Et pourtant, monsieur, j’ai couru auprès de lui, sur sa propre prière. Il me connaissait mieux, lui, monsieur. Il m’écrivit : « Je suis malade, je m’en vais… venez à moi ! » J’allai à lui. Je m’assis à son chevet, monsieur, et je le suivis jusqu’à sa tombe. Oui, au risque de vous déplaire, j’ai fait cela, monsieur. Quand bien même cet aveu devrait amener notre séparation immédiate et briser entre nous les tendres liens que nous avons formés récemment, j’ai fait cela. Mais je ne suis point son légataire, dit M. Pecksniff, souriant avec calme, et jamais je ne me suis attendu à l’être. Je n’y songeais seulement pas !

– Son fils, un modèle ! s’écria le vieux Martin. Comment pouvez-vous me dire cela ? Mon frère a subi dans sa richesse la condamnation éternelle de la richesse ; il en a senti les fruits amers… Partout où il allait, il en emportait avec lui l’influence corruptrice ; partout il la répandait autour de lui, jusque sur son foyer domestique. Cela fit de son propre fils un avide héritier, calculant jour par jour, et heure par heure, la distance qui rapprochait son père du tombeau, et maudissant la lenteur de ses pas sur cette route funèbre.

– Non ! s’écria hardiment M. Pecksniff ; nullement, monsieur !

– Ah ! j’ai bien vu cette ombre dans sa maison, dit Martin Chuzzlewit, le dernier jour de notre entrevue, et je l’ai averti qu’elle y était. Je ne m’y trompe pas, vous pensez, moi qui depuis tant d’années suis poursuivi par cette ombre fatale.

– Je nie cela, répondit avec chaleur M. Pecksniff. Je le nie positivement. Ce jeune orphelin est à l’heure présente dans ma maison, monsieur ; il est venu chercher dans un changement d’air la tranquillité d’esprit qu’il a perdue. Comment aurais-je la lâcheté de ne point rendre justice à ce jeune homme, lorsque les entrepreneurs des pompes funèbres et les fabricants de cercueils eux-mêmes ont été touchés de la conduite qu’il a tenue ; quand les croque-morts eux-mêmes ont parlé à sa louange, et que le médecin ne savait plus comment contenir son émotion ! Il y a une personne nommée Gamp, monsieur ; mistress Gamp. Interrogez-la, monsieur. C’est une femme respectable, et point du tout sentimentale ; vous verrez ce qu’elle vous dira. Une ligne adressée à mistress Gamp, maison du marchant d’oiseaux, Kingsgate-Street, High Holborn, Londres, sera accueillie avec une sérieuse attention, je n’en doute pas. Informez-vous, mon bon monsieur. « Frappe, mais écoute ! » Ne vous emportez pas, monsieur Chuzzlewit, sans examiner les choses ! Pardonnez-moi, cher monsieur, ajouta M. Pecksniff lui prenant les deux mains, pardonnez-moi si j’y mets tant de chaleur ; mais je suis trop honnête homme pour ne pas rendre témoignage à la vérité. »

À l’appui du caractère que s’était donné M. Pecksniff, des larmes d’honnête homme tombèrent de ses yeux.

Le vieillard attacha sur lui un regard étonné, en se répétant : « Il est ici ! dans cette maison ! » Mais il domina sa surprise et dit, après un moment de silence :

« Je veux le voir.

– Avec des dispositions amicales, j’espère ? dit M. Pecksniff. Pardonnez-moi, monsieur, mais mon humble hospitalité doit lui servir de sauvegarde.

– Je vous ai dit, répliqua le vieillard, que je veux le voir. Si j’était disposé à le traiter autrement qu’avec des dispositions amicales, je vous eusse dit : « Tenez-nous séparés. »

– Certainement, mon cher monsieur, vous l’eussiez dit. Vous êtes la franchise elle-même, je le sais. »

M. Pecksniff ajouta en quittant la chambre :

« Je vais l’instruire avec précaution de son bonheur, si vous voulez me permettre de m’absenter une minute. »

Il mit, en effet, tant de précaution à le préparer à cette découverte, qu’un quart d’heure s’écoula avant qu’il revînt avec M. Jonas. En attendant, les jeunes demoiselles avaient fait leur apparition, et la table avait été dressée pour offrir une collation aux voyageurs.

Bien que M. Pecksniff, dans sa haute moralité, eût enseigné à Jonas la conduite respectueuse qu’il avait à tenir vis-à-vis de son oncle, et bien que Jonas, vu la finesse de sa nature, eût parfaitement appris la leçon, la contenance de ce jeune homme, lorsqu’il se présenta devant le frère de son père, était loin d’avoir la dignité ni la douceur commandées par la circonstance. Peut-être, en effet, jamais figure humaine n’offrit-elle, comme la sienne, un plus singulier mélange de méfiance et de basse complaisance, de crainte et d’audace, d’humeur hargneuse et de courbettes rampantes, lorsqu’ayant levé sur Martin ses yeux qu’il avait tenus baissés d’abord, il les baissa de nouveau et, ne cessant de fermer et de rouvrir ses mains avec un continuel mouvement de malaise, resta à se balancer à droite et à gauche, en attendant que la parole lui fût adressée.

« Mon neveu, dit le vieillard, on m’apprend que vous avez été un fils dévoué.

– Aussi dévoué que le sont généralement les fils, je suppose, répliqua Jonas, recommençant à lever et baisser les yeux. Je ne me vante pas d’avoir été meilleur que les autres fils ; mais je n’ai pas été pire, je l’espère.

– On m’a dit que vous aviez été un modèle pour tous les fils, reprit le vieillard en dirigeant un regard vers M. Pecksniff.

– Ma foi ! dit Jonas levant les yeux un moment et secouant la tête, j’ai été aussi bon fils que vous avez été bon frère. C’est le pot et la bouilloire, si vous le prenez par là.

– Vous parlez avec amertume ; c’est la violence de vos regrets, dit Martin après un instant de silence. Donnez-moi la main. »

Jonas lui tendit sa main, et parut dès lors parfaitement remis : « Pecksniff, dit-il à demi-voix, tandis qu’ils plaçaient leurs chaises contre la table, je lui ai rendu la monnaie de sa pièce, hein ? Il aurait mieux fait de commencer par regarder dans sa maison avant de mettre le nez à la fenêtre, n’est-il pas vrai ? »

M. Pecksniff se borna à lui répondre par un coup de coude, qu’on pouvait interpréter soit comme une vive remontrance, soit comme un cordial assentiment, mais qui, en tout cas, était pour le futur gendre une invitation formelle à se taire. Il fit ensuite les honneurs de chez lui avec son aisance et sa gracieuseté habituelles.

Mais l’innocent enjouement de M. Pecksniff ne pouvait réussir à mettre en harmonie des parties aussi discordantes, ou à réconcilier ensemble des esprits aussi divisés que ceux auxquels il avait affaire. La jalousie indicible et la haine dévorante nées dans l’âme de Charity après l’explication de la soirée, n’étaient pas de nature à se laisser dompter si aisément ; plus d’une fois ces passions se manifestèrent avec une telle violence, qu’elles semblaient rendre un éclat inévitable et devoir détruire complètement l’œuvre de M. Pecksniff. La belle Merry, dans toute la gloire de sa conquête récente, irritait tellement la plaie envenimée de sa sœur par ses airs capricieux et par les mille petites querelles qu’elle faisait subir à l’obéissance absolue de M. Jonas, qu’elle l’aiguillonnait au point de la rendre quasi folle ; si bien que Charity dut quitter la table, dans un accès de rage presque aussi désordonné que celui auquel elle s’était livrée dans le premier tumulte de sa jalousie. La gêne imposée à la famille par la présence d’une inconnue, de Mary Graham (le vieux Martin Chuzzlewit l’avait introduite sous ce nom), n’était pas faite pour améliorer cet état de choses, quelque douces que fussent les manières de la jeune fille. La position de M. Pecksniff devenait particulièrement critique : constamment occupé à rétablir la paix entre ses filles, à conserver une raisonnable apparence d’affection et d’union dans sa famille ; à contenir la familiarité et la gaieté sans cesse croissante de Jonas, qui se laissait aller à divers actes d’insolence envers M. Pinch et à une indéfinissable grossièreté à l’égard de Mary (tous deux des inférieurs à ses yeux) ; sans compter qu’il avait constamment à se concilier son riche et vieux parent, à l’adoucir, à lui donner des explications sur une foule d’incidents, peu agréables en apparence, bien faits pour jeter le trouble dans cette malheureuse soirée ; tout cela sans trouver chez aucun des assistants le moindre concours, la moindre assistance : c’était plus qu’il n’en fallait pour corrompre la gaieté factice et le bonheur affecté du plus honnête homme de la terre. Aussi, peut-être de toute sa vie n’éprouva-t-il jamais autant de soulagement qu’au moment où le vieux Martin, consultant sa montre, annonça qu’il était temps de se retirer.

« Nous avons, dit-il, commencé par retenir des chambres au Dragon. J’ai envie de faire un petit tour de promenade ce soir. Voici les nuits qui deviennent sombres : M. Pinch voudrait-il bien nous reconduire en nous éclairant jusque chez nous ?

– Cher monsieur, s’écria Pecksniff, je serai charmé de vous conduire moi-même. Merry, mon enfant, la lanterne.

– La lanterne, s’il vous plaît, ma chère, dit Martin ; mais je serais très-fâché de faire sortir votre père ce soir ; pour trancher le mot, je n’y consentirais pas. »

M. Pecksniff avait déjà son chapeau à la main ; mais devant une déclaration aussi nette il dut s’arrêter.

« Je prendrai M. Pinch, ou bien j’irai seul, dit Martin. Que décidez-vous ?

– Ce sera Thomas qui vous conduira, monsieur, répondit Pecksniff, puisque votre résolution à cet égard est si bien arrêtée. Thomas, mon bon ami, faites bien attention, s’il vous plaît. »

Cette recommandation n’était pas inutile à Tom : car le pauvre garçon éprouvait un tel tremblement nerveux, qu’il avait peine à tenir la lanterne. Son tremblement redoubla quand, sur l’ordre du vieillard, Mary posa sa main sur son bras… le bras de Tom Pinch !

« Ainsi, monsieur Pinch, dit Martin chemin faisant, vous êtes tout à fait bien dans cette maison, n’est-ce pas ? »

Tom répondit, avec plus d’enthousiasme encore qu’à l’ordinaire, qu’il avait contracté envers M. Pecksniff une dette de reconnaissance que le dévouement de toute une vie ne suffirait pas à payer.

« Depuis combien de temps connaissez-vous mon neveu ? demanda Martin.

– Votre neveu, monsieur ? dit Tom en hésitant.

– M. Jonas Chuzzlewit, dit Mary.

– Oh ! c’est vrai, s’écria Martin qui avait fait fausse route, car il avait cru qu’il s’agissait de Martin. Certainement. Jamais avant ce soir je ne lui avais parlé, monsieur.

– Peut-être, fit observer le vieillard, suffira-t-il de la moitié d’une vie pour payer l’amitié de celui-là. »

Tom sentit l’épigramme, et il ne put s’empêcher de comprendre qu’elle retombait par ricochet sur son patron. Il garda donc le silence. De son côté, Mary s’aperçut que M. Pinch ne brillait pas par la présence d’esprit, et qu’il serait dangereux de le faire parler en semblable circonstance. Elle garda donc aussi le silence. Le vieillard, dégoûté de ce que, dans son esprit soupçonneux, il considérait comme un honteux et ignoble hommage à M. Pecksniff, comme une condescendance mercenaire de M. Pinch, résolu à flatter la main qui lui donnait son pain, le tint dès lors pour un imposteur, pour un vil et misérable courtisan. Aussi gardait-il pareillement le silence ; et, bien qu’ils fussent tous trois mal à l’aise, il est juste de dire que nul ne l’était plus que Martin : car il avait été bien disposé d’abord pour Tom, et s’était intéressé à son apparente simplicité.

« Vous êtes comme les autres, pensa-t-il en scrutant la physionomie de Tom, qui ne se doutait pas de cet examen. Vous avez été au moment de m’en imposer, mais vous en serez pour votre peine ; vous êtes un chien couchant qui vous trahissez vous-même par votre excès de zèle, monsieur Pinch. »

Durant tout le reste du chemin, aucune autre parole ne fut prononcée. Cette première entrevue, que Tom avait depuis longtemps rêvée avec tant d’émotion, ne fut remarquable que par un surcroît de trouble et d’embarras. Ils se séparèrent à la porte du Dragon, Tom soupira, éteignit sa lanterne, et s’en revint à travers champs au milieu des ténèbres.

Comme il approchait de la porte de la haie, qui, placée dans un lieu très-isolé, recevait plus d’ombre encore d’une plantation de jeunes sapins, un homme se glissa devant lui et le dépassa. En arrivant à l’échalier, cet homme s’arrêta et s’assit dessus. Tom éprouva d’abord un saisissement et s’arrêta aussi ; mais il se remit à marcher aussitôt et fut bientôt près de lui.

C’était Jonas. Il balançait ses jambes en suçant la pomme de sa canne, et regardait Tom avec un ricanement.

« Ah ! par exemple ! s’écria Tom ; qui aurait pensé que ce fût vous ?… Vous nous avez donc suivis ?

– Qu’est-ce que ça vous fait ? dit Jonas. Allez au diable !

– Vous n’êtes pas très-poli.

– Assez poli pour vous, répliqua Jonas ; qui êtes-vous ?

– Un homme qui se croit autant de droit qu’un autre aux égards ordinaires qu’on se doit dans le monde, répondit doucement Tom.

– Vous êtes un menteur, dit Jonas. Vous n’avez droit à aucun égard. Vous n’avez droit à rien. Parbleu ! vous êtes un singulier personnage, pour parler de vos droits !… Ha ! ha ! ha ! des droits… lui ! des droits !

– Si vous continuez de la sorte, dit Tom en rougissant, je vous serai obligé de me déclarer en quoi je vous ai offensé. Mais j’espère que vous ne faites que plaisanter.

– Voilà bien comme vous êtes tous, mauvais chiens : quand vous voyez qu’un homme parle sérieusement, vous faites semblant de croire qu’il plaisante, afin de pouvoir vous tirer d’affaire. Mais ça ne prend pas avec moi. Connu, mon cher, connu ; et ne m’échauffez pas les oreilles, monsieur Pitch, ou Witch, ou Stich, ou n’importe quoi.

– Je me nomme Pinch ; ayez la bonté de me donner ce nom.

– Comment ? on ne peut pas se permettre de défigurer votre nom ! s’écria Jonas. Voyez-vous comme ces mendiants d’apprentis relèvent la tête ! Ma foi, nous les dressons un peu mieux que ça dans la Cité !

– Je ne m’occupe pas de ce que vous faites dans la Cité. Qu’aviez-vous à me dire ?

– Ceci, maître Pinch, répliqua Jonas, qui approcha tellement son visage de celui de Tom, que Tom fut obligé de reculer d’un pas : c’est que je vous conseille de garder vos avis pour vous et d’éviter les cancans, et de ne pas fourrer le nez là où vous n’avez que faire. Il m’est revenu quelque chose de vous, mon ami, et de vos façons doucereuses ; je vous recommande de renoncer à ces manières-là jusqu’à ce que j’aie épousé une des filles de Pecksniff, et de ne point capter non plus la faveur de mes parents, mais de laisser la place nette. Vous savez, quand les mauvais chiens ne veulent pas débarrasser la place, on les en chasse à coups de fouet. L’avis est bon, comprenez-vous, hein ?… Dieu me damne ! qui êtes-vous, s’écria Jonas avec un redoublement de mépris, pour faire route avec eux, à moins que ce ne soit par derrière, comme les autres domestiques à gages ?

– Allons, s’écria Tom, je vois que vous ferez mieux de descendre de cette barrière et de me laisser retourner au logis. Permettez-moi de passer, s’il vous plaît.

– Ne vous imaginez pas ça ! dit Jonas, étendant ses jambes. Vous ne passerez pas que cela ne me plaise. Et cela ne me plaît pas en ce moment. Je vois bien que vous avez peur que je ne vous fasse expier quelques-uns de vos bavardages de tout à l’heure, lâche que vous êtes !

– Je n’ai pas peur de grand’chose, j’espère, dit Tom, et certainement je n’ai pas peur que vous me fassiez rien. Je ne suis pas un rapporteur et je méprise toute bassesse. Vous vous êtes trompé sur mon compte. Ah ! s’écria-t-il avec indignation, est-ce bien là la conduite d’un homme dans votre position vis-à-vis d’un homme dans la mienne ? Laissez-moi passer, s’il vous plaît. Moins j’en dirai, mieux cela vaudra.

– Moins vous en direz !… répliqua Jonas, balançant plus que jamais ses jambes, sans prendre garde à cette requête ; avec ça que vous ne dites pas grand’chose, n’est-ce pas ? Je voudrais bien savoir comment cela se passait entre vous et certain vagabond appartenant à ma famille. Pas grand’chose, hein ? qu’en dites-vous ?

– Je ne connais pas de vagabond dans votre famille, s’écria Tom avec force.

– Vous en connaissez ! dit Jonas.

– Je n’en connais pas, dit Tom. Si vous voulez désigner votre oncle, vous pourriez lui donner un autre surnom que celui de vagabond. Toute comparaison entre vous et lui… ajouta Tom en faisant claquer ses doigts, car la colère commençait à le gagner ; toute comparaison entre vous et lui est terriblement à votre désavantage.

– En vérité !… ricana Jonas. Et que pensez-vous, maître Pinch, de sa chère mendiante… de son misérable rogaton ?

– Je ne veux pas dire un mot de plus, ni rester un moment de plus ici.

– Comme je vous l’ai déclaré déjà, dit froidement Jonas, vous êtes un menteur. Vous resterez ici jusqu’à ce que je vous permette de vous en aller. Voulez-vous bien vous tenir tranquille ! »

Il brandit sa canne au-dessus de la tête de Tom ; mais le coup fut évité, la canne se retrouva lancée en l’air, et Jonas lui-même roula dans le fossé. Dans la lutte de quelques moments qui s’engagea pour la possession de la canne, Tom l’avait cognée violemment contre le front de son adversaire ; le sang jaillit abondamment d’une forte balafre à la tempe. Tom ne s’en aperçut qu’en voyant Jonas porter son mouchoir à la partie blessée et chanceler tout étourdi en se relevant.

« Seriez-vous blessé ?… dit Tom. J’en suis bien fâché. Appuyez-vous un peu sur moi. Vous pouvez le faire sans me pardonner, si vous m’en voulez encore. Mais vraiment j’ignore pourquoi, car jamais je ne vous avais offensé avant cette rencontre. »

Jonas ne répondit rien ; il n’eut même pas d’abord l’air de le comprendre, ni de savoir qu’il fût blessé, bien que plusieurs fois il retirât son mouchoir de sa plaie pour regarder machinalement le sang qui le couvrait. Une fois cependant, après l’avoir ainsi regardé, il porta les yeux sur Tom, et l’expression de ses traits prouva qu’il se rappelait bien la scène qui s’était passée et qu’il saurait s’en souvenir.

Il n’y eut rien de plus entre eux jusqu’au moment où ils rentrèrent. Jonas avait pris un peu l’avance, et Tom Pinch le suivait tristement, en songeant au chagrin que causerait à son excellent bienfaiteur la nouvelle de cette querelle. Le cœur de Tom battit bien fort, quand Jonas frappa à la porte ; plus fort, quand miss Merry répondit du dedans et quand, à l’aspect de son amoureux blessé, elle jeta un grand cri ; plus fort encore lorsqu’il les suivit au salon de famille ; plus fort encore quand Jonas parla.

« Ne faites pas tant de bruit pour cela, dit-il. Ça n’en vaut pas la peine. Je ne connaissais pas mon chemin ; la nuit est très-sombre ; et juste au moment où je rejoignais M. Pinch… (Ici il tourna son visage, mais non ses yeux vers Tom), je me suis heurté contre un arbre. Ce n’est qu’une écorchure.

– De l’eau froide, Merry, mon enfant ! cria M. Pecksniff. Du papier brouillard ! des ciseaux ! un morceau de vieux linge ! Charity, ma chère, faites une compresse. Dieu du ciel, monsieur Jonas !

– Que le diable vous confonde avec vos bêtises ! répliqua le gracieux gendre futur. Aidez-nous si vous le pouvez ; sinon, débarrassez le plancher ! »

Miss Charity, bien qu’on invoquât son aide, restait assise dans un coin, roide, le sourire sur les lèvres, et sans bouger. Tandis que Mercy pansait elle-même la blessure, et que M. Pecksniff pressait entre ses deux mains la tête du patient, comme si sans cela elle menaçait de se rompre en deux ; tandis que Tom Pinch, dans son trouble de coupable, secouait une bouteille d’élixir hollandais, jusqu’au point de le réduire à l’état de mousse anglaise, et que dans l’autre main il tenait un formidable couteau à découper, destiné en réalité à aplatir la bosse, mais qui semblait plutôt destiné à faire sans pitié une autre blessure dès que la première serait pansée, Charity ne prêtait pas le moindre secours et ne prononçait pas la moindre parole. Mais quand M. Jonas, après avoir reçu les soins nécessaires, se fut mis au lit, que chacun se fut retiré, et que le calme fut rentré dans la maison, M. Pinch, assis tristement sur sa couchette, s’abandonnait à ses pensées, lorsqu’il entendit frapper un léger coup à sa porte. Il alla ouvrir et, à son grand étonnement, il aperçut miss Charity debout devant lui, un doigt sur la bouche.

« Monsieur Pinch, murmura-t-elle ; cher monsieur Pinch ! dites-moi la vérité ! C’est vous qui lui avez fait cela ? Vous avez eu querelle ensemble et vous l’avez frappé ?… j’en suis sûre ! »

C’était la première fois qu’elle eût parlé amicalement à Tom, dans tout le cours des longues années qu’ils avaient passées ensemble. Il resta stupéfait d’étonnement.

« Est-ce vrai, oui ou non ? demanda-t-elle ardemment.

– J’avais été cruellement provoqué, dit Tom.

– Alors c’est donc vrai ?… s’écria Charity, les yeux étincelants.

– O… oui. Nous avons eu une querelle en chemin. Mais je ne voulais pas le frapper si fort.

– Pas si fort ! répéta-t-elle, fermant le poing et tapant du pied, à la nouvelle surprise de Tom. Ne dites pas cela. Ç’a été de votre part un acte de courage qui vous honore. Si vous aviez encore une querelle, ne l’épargnez pas ; mais terrassez-le et foulez-le aux pieds. Pas un mot de tout ceci à personne, cher monsieur Pinch. Je suis votre amie à partir de ce soir ; désormais je veux être votre amie pour toujours. »

Elle tourna vers Tom son visage enflammé, pour confirmer ses paroles par son expression amicale ; puis, prenant la main de Tom, elle la pressa sur son cœur et la baisa. Il n’y avait dans cette démonstration rien de personnel qui pût la rendre embarrassante : car Tom lui-même, qui ne brillait pas par le talent de l’observation, reconnut, d’après l’énergie qu’elle avait mise dans cette caresse, qu’elle eût baisé toute main, quelque barbouillée et souillée qu’elle fût, pourvu que cette main eût brisé la tête de Jonas Chuzzlewit.

Tom rentra dans sa chambre et se mit au lit, sous le poids des plus pénibles pensées. Il fallait qu’il fût survenu dans la famille une bien terrible division pour que Charity Pecksniff se déclarât son amie sur de pareils motifs. Et puis, comment se faisait-il que Jonas, après l’avoir traité avec une grossièreté au delà de toute expression, eût été assez généreux pour garder le secret de leur querelle, et que, par suite d’un concours de circonstances, lui, Thomas Pinch, eût été amené à se battre avec un homme, l’ami déclaré de Seth Pecksniff ? C’étaient là des sujets de réflexion si graves et si tristes, que Tom ne put de toute la nuit fermer les yeux. Mais c’était surtout sa propre violence qui faisait horreur à l’esprit généreux de Tom ; en la rapprochant de plusieurs sujets de peine qu’il avait causés autrefois à M. Pecksniff (et que, par parenthèse, ce gentleman lui avait plus d’une fois reprochés), il commença à croire qu’il était appelé par un mystérieux destin à être le mauvais génie, le mauvais ange de son patron. Enfin pourtant il s’endormit et rêva (nouveau motif de chagrin au réveil) qu’il avait trahi son serment et s’était enfui avec Mary Graham.

Il faut reconnaître que, soit endormi soit éveillé, Tom se trouvait dans une position tout à fait difficile à l’égard de cette jeune fille. Plus il la voyait, plus il admirait sa beauté, son intelligence, les aimables qualités qui lui gagnaient les cœurs, même dans la famille si divisée des Pecksniff, et qui, en peu de jours, avaient rétabli de toute façon un semblant d’harmonie et de tendresse entre les deux sœurs courroucées. Quand elle parlait, Tom retenait son souffle, tant il l’écoutait religieusement ; quand elle chantait, il restait comme en extase. Elle avait touché son orgue ; et depuis cette mémorable époque le vieil instrument, compagnon de ses plus heureux jours, qu’il n’eût pas cru capable de mériter un tel honneur, inaugura pour lui une nouvelle et divine existence.

Dieu bénisse ta patience, Tom ! Qui donc, en te voyant, depuis trois semaines, scruter du regard, durant la mortelle moitié d’une nuit d’été, l’intérieur sonore de cet insensible et vieux clavecin qui se trouvait dans le parloir du fond, n’eût pas pénétré le secret de ton cœur, ce secret à peine connu de toi-même ? Qui donc, en voyant un rayonnement sur ta joue lorsque, penché pour écouter, après les heures de travail, le son d’une note incorrigible, tu trouvais qu’elle avait enfin une voix et donnait un bémol à peu près juste, n’aurait pas reconnu qu’elle n’était plus destinée à une touche ordinaire, mais à la douce main d’un ange, qui faisait vibrer les cordes les plus profondes de ton cœur ? Et si un regard amical (fût-il aussi naïf que le tien, cher Tom), avait pu percer le crépuscule de cette soirée où, d’une voix bien appropriée à l’heure, c’est-à-dire triste, douce, contenue et cependant pleine d’accent d’espérance, elle chanta pour la première fois en s’accompagnant de l’instrument modifié, toute surprise du changement qu’il avait subi ; où, assis de côté à la fenêtre ouverte, le cœur palpitant, tu gardas un silence ému, le silence discret du bonheur, ce regard n’eût-il pas lu dans tes traits l’aurore d’une histoire qui, pour ta félicité, cher Tom, n’eût jamais dû avoir de commencement ?

Ce qui rendait encore la position de Pinch plus dangereuse ou du moins plus difficile, c’est que pas une parole n’avait été échangée entre lui et Mary relativement au jeune Martin. Soucieux d’une promesse que lui rappelait sans cesse son honneur, Tom fournissait à Mary toutes les occasions de lui parler. Le matin de bonne heure, aussi bien que le soir, il était dans l’église, il se trouvait dans les promenades favorites de la jeune fille, au jardin, dans les prairies : autant d’endroits où il eût pu s’exprimer franchement. Mais non, en pareille occasion, ou bien elle l’évitait soigneusement, ou jamais elle ne se montrait sans être accompagnée. Ce n’est pas qu’il lui inspirât de l’antipathie ou de la méfiance ; en effet, par mille petits moyens délicats, trop délicats pour être remarqués par tout autre que Tom, elle le distinguait parmi les assistants et se montrait pour lui pleine de bonté et d’affection. Était-ce donc qu’elle avait rompu avec Martin, ou bien ne lui avait-elle jamais rendu amour pour amour, si ce n’est dans l’imagination fougueuse et romanesque du jeune homme ? Tom sentit rougir sa joue à cette pensée, qu’il se hâta de repousser.

Pendant ce temps, le vieux Martin allait et venait avec ses façons étranges, ou bien il se tenait assis parmi ses parents, en causant un peu avec l’un et avec l’autre. Bien qu’il n’aimât point le monde, il n’était ni sauvage, ni brusque, ni morose : rien ne lui plaisait tant que de faire sa lecture sans qu’on prît garde à lui, tandis que les autres s’amusaient à leur aise en sa présence. Il eût été impossible de démêler à qui il prenait un intérêt particulier, ou même s’il portait de l’intérêt à quelqu’un. À moins qu’on ne lui adressât positivement la parole, il ne témoignait jamais qu’il eût des oreilles ou des yeux pour rien de ce qui se passait autour de lui.

Un jour, la folle Merry, assise, les yeux baissés, sous un arbre dans le cimetière, où elle s’était retirée après s’être fatiguée à faire subir diverses épreuves au caractère de M. Jonas, sentit qu’une ombre venait se placer entre elle et le soleil. Elle leva les yeux, s’attendant bien à voir son fiancé : mais quelle fut sa surprise, à l’aspect du vieux Martin ! Cette surprise fut loin de diminuer quand le vieillard s’assit sur le gazon, à côté de la jeune fille, et entama ainsi la conversation :

« À quelle époque vous mariez-vous ?

– Ô mon Dieu ! cher monsieur Chuzzlewit ! je n’en sais rien du tout. Pas de longtemps, j’espère.

– Vous espérez ?… » dit le vieillard.

Il parlait très-gravement ; mais elle prit la chose en plaisanterie, et laissa échapper un rire étouffé.

« Allons, dit-il avec une douceur inusitée, vous êtes jeune, de bonne mine, et, je crois, d’un bon caractère. Vous êtes frivole, et vous vous plaisez à l’être, sans nul doute ; mais vous devez avoir du cœur.

– Je ne l’ai toujours pas donné tout entier, je vous assure, dit Merry hochant sa tête avec malice et arrachant des brins d’herbe.

– Vous en avez donc donné déjà quelque chose ? »

Elle rejeta les brins d’herbe, tourna son regard de côté, mais ne répondit rien.

Martin répéta sa question.

« Mon Dieu ! cher monsieur Chuzzlewit ! Il faut m’excuser… Vous êtes si bizarre !

– Si c’est être bizarre que de désirer savoir si vous aimez le jeune homme qui, m’a-t-on dit, doit vous épouser, je suis très-bizarre ; car tel est assurément mon désir.

– C’est un monstre, vous savez, dit Merry en faisant la moue.

– Alors vous ne l’aimez donc pas ? répliqua le vieillard. Est-ce là ce que vous voulez dire ?

– Certainement, cher monsieur Chuzzlewit, je suis sûre de lui avoir dit cent fois par jour que je le hais. Vous avez dû vous-même m’entendre le lui dire.

– Souvent, dit Martin.

– Et c’est exact, c’est positif, s’écria Merry.

– Et cependant vous êtes sa fiancée ! fit observer le vieillard.

– Oh ! oui. Mais, cher monsieur Chuzzlewit, j’ai dit à ce malheureux, toutes les fois qu’il m’a interrogée, que, si jamais je l’épousais, ce serait pour le haïr et le tourmenter toute ma vie. »

Elle soupçonnait le vieillard de ne point porter une grande sympathie à Jonas, et pensait que ses sentiments ne manqueraient pas de lui être très-agréables. Il ne parut pas cependant considérer ainsi la chose : car, lorsqu’il reprit la parole, ce fut sur un ton sévère.

« Regardez autour de vous, dit-il en montrant les tombeaux ; et souvenez-vous que, depuis l’heure de votre mariage jusqu’au jour où vous serez conduite en ce lieu, dans le même état que ceux qui ne sont plus, et couchée dans le même lit, il n’y aura plus d’appel pour vous. Pensez, parlez, agissez désormais comme une créature responsable. Est-ce qu’on force vos inclinations ? Êtes-vous contrainte à ce mariage ? Y a-t-il quelqu’un qui par des conseils insidieux vous engage à le contracter ? Je ne vous demande pas qui ce peut être ; mais le fait-on ?

– Non, dit Merry en secouant les épaules. Personne que je sache.

– Alors, vous ne le croyez pas ; vous ne vous en apercevez pas ?

– Non, répliqua Merry. Personne ne m’a jamais rien dit à ce sujet. Si l’on m’avait voulu forcer à l’épouser, je ne l’eusse pas du tout épousé.

– On m’a dit qu’il avait passé d’abord pour courtiser votre sœur.

– Ô mon Dieu ! mon cher monsieur Chuzzlewit, ce serait très-injuste de le rendre responsable de la vanité d’autrui, tout monstre qu’il est. Et la pauvre Charity est bien la plus vaine chérie.

– Alors elle s’était trompée ?

– Je l’espère, s’écria Merry ; mais, du reste, la chère enfant a été si effroyablement jalouse et si contrariée, que, sur ma parole d’honneur, il est impossible de la satisfaire, et qu’il serait même inutile de l’essayer.

– Ainsi, dit Martin d’un air pensif, vous n’avez été ni forcée, ni conseillée, ni dominée. Telle est la vérité, je le vois. Il reste une chance cependant. Vous pouvez avoir pris cet engagement par étourderie. Peut-être n’est-ce que l’acte inconscient d’une tête légère ?

– Mon cher monsieur Chuzzlewit, dit Merry en souriant, pour la légèreté, ma tête ne pèse pas plus qu’une plume. C’est un véritable ballon, je l’avoue ; ce n’est pas comme la vôtre. »

Il attendit tranquillement qu’elle eût achevé de parler, et ensuite il dit à son tour gravement et lentement, avec un accent plein de douceur, comme pour appeler sa confiance :

« Désireriez-vous, ou bien y aurait-il dans votre cœur quelque chose qui vous fît secrètement désirer de rompre cet engagement ? »

Merry bouda de nouveau, puis baissa les yeux, arracha des brins d’herbe et haussa les épaules.

Non. Elle ne croyait pas avoir eu jamais cette pensée. Elle était même sûre de ne l’avoir jamais eue. Autrement, elle le dirait bien. Non, elle n’avait songé à rien de semblable.

« Quoi ! dit Martin, n’avez-vous jamais prévu que votre existence en ménage pourrait être misérable, pleine d’aigreur, l’existence enfin la plus malheureuse ? »

Merry baissa encore les yeux, et cette fois elle arracha l’herbe jusqu’à la racine.

« Cher monsieur Chuzzlewit ! Quelles paroles étranges ! Naturellement, j’aurai des querelles avec lui ; mais j’en aurai avec quelque mari que ce fût. Dans tous les ménages on se querelle, j’imagine ; mais quant à la condition misérable et pleine d’aigreur dont vous parlez, il faudrait pour cela que ce fût lui qui fût le mieux partagé dans la communauté, et j’espère bien avoir la meilleure part. Je suis sûre de mon affaire, s’écria Merry en secouant la tête et riant aux éclats ; car j’ai fait de cet homme un esclave soumis.

– À la bonne heure ! dit Martin en se levant, à la bonne heure ! Je voulais connaître votre pensée, et vous me l’avez dévoilée. Je vous souhaite bien des prospérités. Des prospérités !… » répéta-t-il en la regardant fixement et montrant la porte par laquelle Jonas entrait en ce moment.

Et alors, sans attendre son neveu, il passa par une autre porte et s’en alla.

« Quel terrible vieillard !… se dit la frivole Merry. Mais voyez un peu ce monstre hideux qui rôde en plein jour dans le cimetière pour épouvanter les gens !… N’approchez pas, griffon, ou bien je vais me sauver. »

Le griffon, c’était M. Jonas. Il s’assit sur le gazon à côté de Merry, malgré sa défense, et lui dit en faisant la mine :

« Qu’est-ce que mon oncle vous contait ?

– Il me parlait de vous. Il dit que vous ne me convenez pas du tout.

– J’en étais bien sûr. Nous savons ça. J’espère, avec tout cela, qu’il se dispose à vous faire un cadeau de noce qui en vaille la peine. Vous en a-t-il dit un mot ?

– Pour ce qui est de ça, pas un mot, s’écria Merry d’un ton décidé.

– Vieux chien d’avare ! grommela Jonas.

– Griffon !… cria miss Mercy jouant la stupéfaction ; qu’est-ce que vous faites donc, griffon ?…

– Je voulais seulement vous serrer la taille, dit Jonas un peu décontenancé. Il n’y a pas grand mal à cela, je suppose ?

– Pardon, il y a du mal à cela, et beaucoup, si la chose ne m’est pas agréable. Éloignez-vous donc, s’il vous plaît ! Vous me faites chaud. »

M. Jonas retira son bras, et un instant il eut moins l’air d’un amant que d’un assassin. Mais peu à peu il rasséréna son front et rompit ainsi le silence :

« À propos, Mel !

– Voyons un peu ce bel à propos, nigaud, sauvage ! cria la belle fiancée.

– Quand se fera notre mariage ? Je n’ai pas envie de languir ici la moitié de ma vie, vous devez le comprendre. Pecksniff, d’ailleurs, dit que la mort récente du père ne saurait être un grave empêchement ; car nous pouvons nous marier dans ce pays aussi tranquillement qu’il nous plaira, et l’état d’isolement où je me trouve sera, aux yeux des voisins, une bonne excuse pour avoir pris femme sitôt, surtout une femme qu’il a connue. Quant au vieux grigou (c’est de mon oncle que je parle), il ne jettera sûrement pas de bâton dans les roues, quoi que nous fassions ; car ce matin même il a dit à Pecksniff que, si ce mariage vous convient, il ne s’y opposera nullement. Ainsi, Mel, dit Jonas, risquant une autre étreinte, à quand la noce ?

– Quand cela me plaira, s’écria Merry.

– Sur mon âme, tâchez que cela vous plaise. Qu’est-ce que vous dites de la semaine prochaine, hein ?

– La semaine prochaine !… Si vous aviez dit le trimestre prochain, j’eusse encore admiré votre impudence.

– Mais je n’ai pas dit du tout le trimestre prochain ; j’ai dit la semaine prochaine.

– Alors, griffon, s’écria miss Merry en le repoussant et le levant, je répondrai : Non ! pas la semaine prochaine. Cela ne se fera que lorsque je le voudrai, et je ne veux pas en entendre parler d’ici à plusieurs mois. Voilà ! »

M. Jonas l’implora de nouveau.

« Écoutez, dit Merry, ce sera au plus tôt pour le mois prochain. Mais d’ici à demain je ne fixerai pas d’époque ; et si vous n’êtes pas content, il n’y aura rien de fait ; et si vous êtes toujours à me suivre partout sans me laisser tranquille, le mariage ne se fera pas du tout. Voilà ! Et si vous n’exécutez pas toutes mes volontés, le mariage ne se fera jamais. Ainsi ne me suivez pas. Voilà, griffon ! »

En achevant ces paroles, elle bondit parmi les arbres.

« Ma foi, madame, dit Jonas, la suivant des yeux et pulvérisant entre ses dents un brin de paille, vous me payerez tout ça après le mariage ! C’est fort bien maintenant : il faut que les choses aillent leur train, et vous comptez là-dessus ; mais laissez faire, je vous payerai bientôt intérêt et principal. Mais voilà un vilain endroit pour y rester tout seul à rien faire. Ces vieux cimetières moisis, ça n’est pas bien agréable. »

Il se leva et prit lui-même par l’avenue, où il aperçut miss Merry bien loin déjà devant lui.

« Ah ! dit Jonas avec un sourire sombre et un mouvement de tête qui n’était pas un compliment à l’adresse de la jeune fille, jouissez de votre reste. Battez le fer pendant qu’il est chaud. Faites à votre tête pendant que cela vous est permis encore, madame !… »

Chapitre XXV. Lequel touche en partie à des secrets de profession, et fournira au lecteur quelques aperçus assez curieux sur l’intérieur d’une chambre de malade. §

M. Mould se trouvait au sein de ses lares domestiques. Il goûtait les douceurs de son foyer et s’y abandonnait avec un plaisir calme. Le jour étant étouffant, et la fenêtre ouverte, M. Mould avait posé ses jambes sur le rebord de la croisée, et il appuyait son dos contre la persienne. Un mouchoir était étendu sur sa tête luisante pour garantir des mouches son crâne chauve. Une odeur de punch parfumait la chambre ; sur une petite table à portée de la main de M. Mould était placé un grand verre tout plein de cet agréable breuvage, si habilement apprêté qu’au moment même où l’œil interrogeait la boisson froide et transparente, il trouvait un autre œil fixé sur lui et scintillant comme une étoile sous le zeste enroulé du citron.

L’établissement de M. Mould était situé au cœur de la Cité, dans le quartier même de Cheapside. Son harem ou, en d’autres termes, le salon de M. Mould et de sa famille était sur le derrière, après le petit comptoir qui faisait suite à la boutique : le tout contigu à un cimetière étroit et plein d’ombre. C’est dans ce salon de famille que M. Mould était assis, promenant son regard d’homme paisible sur son punch et sur son intérieur domestique. Si, par moments, il interrogeait un plus large horizon pour ramener avec plus de délices son regard sur le zeste de citron, l’œil humide de M. Mould errait comme un rayon de soleil le long d’un rideau rustique de haricots d’Espagne, retenu par des ficelles devant la croisée, puis il descendait sur les tombes d’un air de connaisseur.

Auprès de M. Mould était la compagne de sa vie avec ses deux filles. Chacune des demoiselles Mould était dodue comme une petite caille, et mistress Mould était plus dodue que toutes deux ensemble. Leurs belles formes étaient tellement rondouillettes et grassouillettes, qu’elles devaient avoir été jadis les corps des figures d’anges qu’on voyait dans la boutique ; et sans doute il leur avait poussé depuis d’autres têtes en grandissant, mais cette fois des têtes de simples mortelles. Jusqu’à leurs joues de pêche qui étaient gonflées et dilatées comme si elles étaient destinées à faire mugir les trompettes célestes, pendant que les chérubins sans corps, représentés dans la boutique, voués à souffler à perpétuité dans ces instruments, n’ayant pas de poumons, ne jouaient, à ce qu’on peut présumer, que par le tuyau de l’oreille.

M. Mould regardait avec tendresse mistress Mould, qui, assise à côté de lui, partageait avec lui le punch comme le reste. Chacune des filles-séraphins avait aussi sa part des regards paternels et y répondait par un sourire. Les sentiments de M. Mould étaient si inaltérables, et son fonds de commerce si étendu, que, dans ce sanctuaire même de la famille, avait été placé un grand bahut fort embarrassant, dont le ventre en bois d’acajou était tout rempli de linceuls, de suaires et autres articles funéraires. Cependant, quoique les deux demoiselles Mould eussent pour ainsi dire été élevées sous ses yeux, l’état de leur père n’avait pas jeté la plus légère ombre sur leur timide enfance ou leur adolescence florissante. Depuis le berceau, elles avaient joué sans le moindre souci en face du spectacle de la mort et des tombeaux. Le deuil qu’on porte aux chapeaux se résumait pour elles en une certaine quantité de mètres de soie ou de crêpe, le vêtement suprême en une certaine mesure de toile. Les demoiselles Mould pouvaient bien n’être pas fortes sur un costume de théâtre, le jupon d’une dame de la cour ou même un acte du parlement ; mais il n’y avait pas à leur en remontrer pour des poêles funèbres, et même elles en confectionnaient quelquefois.

Le tumulte étourdissant des grandes rues ne convenant pas à l’établissement de M. Mould, il s’était fait un bon petit nid dans un coin tranquille où le bruit de la ville n’arrivait plus que comme un bourdonnement assoupissant qui tantôt s’élevait, tantôt retombait et tantôt enfin cessait entièrement, comme un jour de chômage dans les travaux de Cheapside. La lumière du jour étincelait à travers les haricots d’Espagne, comme si le cimetière clignait de l’œil à M. Mould et lui disait : « Nous nous entendons tous les deux ; » et du fond lointain de la boutique montait l’agréable écho des marteaux qui clouaient un cercueil : ra, ta, ta, ta, ta ! pour favoriser la sieste et la digestion.

« Un vrai bourdonnement d’insectes, dit M. Mould, fermant les yeux avec un sentiment complet de bien être. Rien ne représente mieux à l’esprit le bruit animé de la nature dans les districts agricoles. C’est exactement comme le coup de bec du pivert.

– Oui, le pivert frappant du bec l’orme creux, dit mistress Mould, adaptant les termes de la ballade populaire à la dénomination du bois employé communément dans son commerce.

– Ah ! ah ! ah ! dit en riant M. Mould. Pas mal, ma chère, pas mal. Répétez-nous cela, mistress Mould, vous nous ferez plaisir. L’orme creux, hein ?… Ah ! ah ! ah ! parfait !… J’ai lu beaucoup moins bien que cela dans les journaux du dimanche, mon amour. »

Mistress Mould, encouragée par son mari, dégusta une certaine quantité de punch, et en offrit à ses filles, qui suivirent respectueusement l’exemple de leur mère.

« L’orme creux, hé ? dit M. Mould, qui imprima à ses jambes un petit trémoussement de satisfaction. C’est le hêtre qu’il y a dans la chanson. L’orme, hé ? Oui, c’est sûr. Ah ! ah ! ah ! sur mon âme, c’est une des plus jolies choses que j’ai entendues. »

Il était si charmé de cette plaisanterie, qu’il ne pouvait l’oublier et la répéta plus de vingt fois.

« L’orme, hé ? Oui, c’est sûr. Naturellement, c’est l’orme. Ah ! ah ! ah ! Parole d’honneur, il serait bon d’envoyer le mot à quelqu’un qui pût en faire son profit. C’est une des choses les plus spirituelles qu’on ait jamais dites. L’orme creux, hé ? Naturellement oui. Très-creux même. Ah ! ah ! ah ! »

Ici l’on frappa à la porte de la chambre.

« Je gagerais que c’est Tacker ; je le reconnais au sifflement de ses poumons, dit M. Mould. Qui croirait aujourd’hui, en l’entendant souffler comme ça, que cet homme-là, dans son temps, a eu une respiration aussi robuste que personne ?

– Je vous demande pardon, madame, dit Tacker, entrebâillant la porte. Je pensais que notre bourgeois était céans.

– Il y est aussi ! cria Mould.

– Oh ! je ne vous voyais pas, pour sûr, dit Tacker, avançant un peu la tête. Vous ne seriez pas disposé, j’imagine, à faire un cercueil à bras en bois blanc avec une plaque en tôle ?

– Certes non, dit M. Mould ; fi donc, c’est trop commun. Il n’y a pas autre chose à répondre.

– Je leur disais bien que c’était trop peu de chose.

– Dites-leur d’aller ailleurs. Nous ne tenons pas de ça. J’admire leur impudence. Qui donc ça ?

– C’est, dit Tacker, le beau-frère du bedeau.

– Le beau-frère du bedeau !… Eh bien, je l’enterrerai si le bedeau veut bien suivre avec son chapeau à cornes, mais pas autrement. Cela aura un air officiel, et nous nous en tirerons comme ça ; ce sera déjà bien assez mesquin. Son chapeau à cornes, entendez-vous ?

– Oh ! c’est entendu, monsieur. À propos, mistress Gamp est en bas ; elle demande à vous parler.

– Dites à mistress Gamp de monter… Bonjour, mistress Gamp ; quoi de neuf ? »

Déjà la dame en question était à l’entrée de la chambre et saluait Mme Mould. Au même instant l’air fut imprégné d’une senteur particulière, comme si quelque fée en passant avait eu le hoquet après avoir commencé par visiter la cave.

Mme Gamp ne répondit pas à M. Mould ; mais elle salua de nouveau mistress Mould, et leva à la fois ses mains et ses yeux, comme pour adresser de pieuses actions de grâces au ciel en la voyant si bien portante. Elle était vêtue proprement, bien que sans faste, de la robe usée qu’elle avait le jour où elle fit connaissance avec M. Pecksniff ; seulement, il y avait peut-être maintenant un enduit de tabac un peu plus épais.

« Il y a, dit Mme Gamp, des créatures heureuses pour qui le temps ne marche pas ; et vous en êtes une, mistress Mould ; le temps n’a rien à faire avec vous, quoiqu’il ne respecte rien, et il n’a qu’à bien se tenir d’ici à nombre d’années, car vous êtes et resterez jeune. C’est ce que je disais à mistress Harris, comme elle venait de me dire : « Les années et les chagrins, mistress Gamp, laissent leurs marques sur tous les visages. – Ne dites pas cela, mistress Harris, si vous voulez que nous restions amies, car cela n’est pas. Mistress Mould, disais-je, car je vous avoue que j’ai pris la liberté de citer votre nom (ici elle fit la révérence), est une de ces personnes qui donnent un fier démenti à cette maxime ; et jamais, mistress Harris, tant que j’aurai le souffle, non, jamais je n’en démordrai, ne le croyez pas. – Je vous demande pardon, m’dame, dit mistress Harris, et je sollicite humblement votre indulgence : car, s’il y a une femme au monde qui se ferait hacher pour ses amis, je sais que cette femme s’appelle Sairey Gamp. »

Arrivée à ce point de son discours, elle jugea convenable de s’arrêter pour respirer.

Nous mettrons à profit cette circonstance pour constater qu’un terrible mystère entourait cette dame du nom de Harris, que personne dans le cercle des connaissances de mistress Gamp n’avait jamais vue, et dont personne non plus ne savait l’adresse, quoique mistress Gamp eût l’air, d’après ce qu’elle disait, d’être avec elle en relations continuelles. Divers bruits couraient à ce sujet ; mais, l’opinion dominante, c’est que cette mistress Harris était un fantôme sorti de l’imagination de mistress Gamp (de même que MM. Doe et Roe sont les fictions de la loi), et qu’elle avait créé tout exprès par la garde-malade pour tenir avec elle sur toutes sortes de sujets des conversations qui se terminaient invariablement par des compliments sur l’excellence de son caractère.

« Et quel plaisir aussi, dit Mme Gamp, se tournant vers les filles de M. Mould avec un sourire tendre et larmoyant, quel plaisir de voir deux jeunes demoiselles que j’ai connues du temps où elles n’avaient pas encore une dent au fond de leurs jolies bouches, et que j’ai vues souvent, ah ! les charmantes créatures ! jouer à l’enterrement dans la boutique et feuilleter tout du long le livre de commandes dans sa boîte de fer ! Mais tout cela est passé et très-passé, n’est-ce pas, monsieur Mould ? »

Et s’adressant à ce gentleman avec son enjouement respectueux, elle répéta en secouant la tête avec frénésie :

« Tout cela est passé et très-passé, n’est-il pas vrai, monsieur ?

– Tout change, mistress Gamp, tout change, dit l’entrepreneur.

– L’avenir nous réserve bien d’autres changements que ceux qui ont eu lieu déjà, dit mistress Gamp en hochant la tête d’une manière encore plus marquée. Des jeunes personnes avec des visages comme les leurs, ça doit penser à quelque chose de mieux que des enterrements, n’est-il pas vrai, monsieur ?

– Ma foi, je n’en sais rien, mistress Gamp, dit Mould avec un gros rire. Ce n’est pas trop mal, n’est-ce pas, ma chère, ce que mistress Gamp a trouvé là ?

– Oh ! que si, que vous le savez bien, monsieur, dit mistress Gamp ; et mistress Mould, votre belle compagne, le sait bien aussi, monsieur ; je le sais bien, moi, quoique le bonheur d’être mère d’une fille m’ait été refusé. Si nous en avions eu une, Gamp eût dans sa joie vendu jusqu’à ses chaussures pour boire à sa santé. Comme il fit une fois avec notre garnement de fils, et même qu’une autre fois il envoya le gamin vendre sa jambe de bois à un marchant d’allumettes et lui rapporter du rogomme en place, et le garçon s’acquitta de sa commission avec une intelligence au-dessus de son âge, car il perdit l’argent à pile ou face, ou à acheter des pommes de terre frites ; et après ça il revint effrontément à la maison conter la chose, en offrant d’aller se noyer si ça pouvait faire plaisir à ses parents. Oh ! que si, que vous le savez bien, monsieur, ajouta mistress Gamp, en essuyant son œil avec le bord de son châle et reprenant le fil de son discours : comme s’il n’y avait dans les journaux autre chose que des naissances et des enterrements, monsieur Mould ! »

M. Mould lança un clignement d’œil à mistress Mould, qu’il avait, pendant ce temps, prise sur ses genoux, et répondit :

« Sans doute. Il y a bien d’autres choses, mistress Gamp. Ma parole, mistress Gamp est loin d’être bête, ma chère !

– Comme s’il n’y avait pas aussi des mariages, monsieur ! dit Mme Gamp, tandis que les deux demoiselles rougissaient et riaient du bout des lèvres. Que Dieu bénisse leurs excellents cœurs ! Elles le savent bien aussi ! Vous l’avez bien su vous, et mistress Mould l’a bien su elle, quand vous aviez leur âge ! Mais, dans mon opinion, vous avez tous le même âge maintenant : car l’idée seule que vous, monsieur et mistress Mould, vous ayez jamais des petits-enfants…

– Oh ! fi ! fi donc ! quelle folie, mistress Gamp ! répliqua l’entrepreneur. Elle est diablement futée tout de même. C’est excellent ! dit-il à demi-voix. Ma chère… dit-il de son accent ordinaire, mistress Gamp prendra bien, je pense, un verre de rhum. Asseyez-vous, mistress Gamp, asseyez-vous. »

Mistress Gamp prit le siège le plus rapproché de la porte, et, levant les yeux au plafond, elle feignit d’être complètement étrangère au verre de rhum qu’on lui apprêtait ; aussi, quand l’une des deux sœurs le lui présenta, montra-t-elle la plus grande surprise.

« Il ne m’arrive guère, dit-elle, mistress Mould, de prendre de ceci, à moins que je ne sois indisposée et que ma demi-pinte de porter ne me pèse sur l’estomac. Mistress Harris m’a dit mainte et mainte fois : « Sairey Gamp, qu’elle me disait, vraiment, vous m’étonnez ! – Mistress Harris, que je lui disais, pourquoi donc ça ? Expliquez-vous, je vous prie. – À dire vrai, m’dame, dit mistress Harris, et que cela reste entre vous et moi, jamais je n’aurais pensé, avant de vous connaître, qu’une femme puisse garder les malades ou soigner au mois de nouvelles accouchées, et cependant boire aussi peu que vous le faites. – Mistress Harris, que je lui dis, nul de nous ne sait de quoi il est capable avant d’avoir été mis à l’épreuve ; et je ne le savais pas non plus lorsque Gamp et moi nous nous sommes mis en ménage. Mais à présent, que je dis, ma demi-pinte de porter me suffit amplement, pourvu, mistress Harris, qu’elle me soit régulièrement fournie et qu’elle soit tirée bien doucement. Que je soigne des malades ou des femmes en couches, m’dame, j’espère remplir mon devoir ; mais je ne suis qu’une pauvre femme et je gagne péniblement ma vie ; c’est pourquoi, je l’avoue, je désire que ma demi-pinte me soit régulièrement fournie, et qu’elle soit tirée tout doucement à la cannelle. »

On ne voit guère quel rapport précis il pouvait y avoir entre ces réflexions et le verre de rhum. Toujours est-il que mistress Gamp, après avoir porté un toast : « Aux meilleures chances possibles pour tout le monde ! » avala son verre de spiritueux en arrondissant le coude d’une manière tout à fait scientifique, et sans ajouter aucun autre commentaire.

« Et qu’aviez-vous de nouveau à m’apprendre, mistress Gamp ? demanda derechef M. Mould, tandis que la dame s’essuyait les lèvres avec son châle et grignotait un bout de biscuit qu’elle avait, selon toute apparence, apporté dans sa poche comme un antidote contre les gouttes contingentes qu’elle était exposée à se voir offrir en route. Comment va M. Chuffey ? ajouta l’entrepreneur.

– M. Chuffey est juste dans le même état, monsieur ; ni mieux ni pis. C’est bien aimable de la part du gentleman de vous avoir écrit pour vous dire : « Que mistress Gamp prenne soin de lui jusqu’à mon retour. » Mais d’ailleurs, il ne fait rien que d’aimable. Il n’y a pas beaucoup de gens comme lui. S’il y en avait beaucoup, nous n’aurions pas besoin d’églises.

– Voyons, que voulez-vous me communiquer, mistress Gamp ? demanda Mould, revenant à la question.

– Voici, monsieur, en vous remerciant d’abord de cette question. Il y a au Bull, dans Holborn, un gent25 qui y est tombé malade et qui est alité. Ils ont une garde de jour qui a été commandée par l’hospice de Barthélemy ; je la connais bien, monsieur Mould ; elle s’appelle mistress Prig, c’est la meilleure créature du monde ; mais on a besoin d’une garde de nuit, et il se trouve que mistress Prig est engagée ailleurs pour la nuit. Par conséquent, elle leur a dit, ayant pour moi une grande amitié de plus de vingt ans : « La personne la plus sobre, une vraie bénédiction dans une chambre de malade, c’est mistress Gamp. Envoyez un commissionnaire à Kingsgate-Street, qu’elle dit, et engagez-la à quelque prix que ce soit ; car mistress Gamp vaut son pesant d’or. » Mon propriétaire m’a rapporté le message et m’a dit : « Puisque vous n’avez qu’une petite occupation, et que la place promet d’être bien payée, pourquoi ne vous arrangeriez-vous pas pour faire les deux ? – Non, monsieur, que je lui dis, ça ne sera pas sans la permission de M. Mould ; ne le croyez pas. J’irai trouver M. Mould pour le consulter auparavant, s’il vous plaît. »

Ici mistress Gamp regarda de côté l’entrepreneur, et prit un temps de repos.

« Une garde de nuit, hé ? dit Mould se frottant le menton.

– De huit heures du soir à huit heures du matin, monsieur ; je ne veux pas vous tromper.

– Et puis vous partirez ? demanda Mould.

– Tout à fait libre, monsieur, pour retourner soigner M. Chuffey. Comme c’est un homme tranquille et qui se met au lit de bonne heure, il sera couché presque tout le temps. Je ne vous cache pas, ajouta mistress Gamp d’un ton doucereux, que je ne suis qu’une pauvre femme, et que l’argent est quelque chose pour moi ; mais ne vous inquiétez pas de ça, monsieur Mould. Les gens riches peuvent bien se promener à dos de chameaux, mais il ne leur est pas tout à fait aussi aisé de regarder à travers le trou d’une aiguille. Voilà ma consolation, et je crois bien ne pas me tromper.

– Eh bien, mistress Gamp, dit Mould, je ne vois pas d’objection particulière à ce que vous gagniez honnêtement quelques sous dans cette affaire. Je fermerai les yeux, mistress Gamp. Je n’en parlerai pas à M. Chuzzlewit quand il reviendra, à moins que ce ne soit nécessaire ou qu’il ne le demande de but en blanc.

– J’avais le mot sur les lèvres, monsieur, répliqua mistress Gamp. En supposant que le gent vienne à mourir, j’espère que je pourrai prendre la liberté de dire à la famille que je connais une personne dans les pompes funèbres, et que cela ne vous fâchera pas, monsieur !

– Certainement, mistress Gamp, certainement, dit Mould d’un ton très-affable. Vous pourrez faire remarquer en passant que nous opérons agréablement dans une grande variété de styles, et que nous avons généralement la réputation de complaire autant que possible aux sentiments des survivants. Mais ne forcez rien, ne forcez rien. Tout doucement, tout doucement !… Ma chère, donnez donc, s’il vous plaît, une ou deux de nos cartes à mistress Gamp. »

Mistress Gamp prit les cartes, et, ne flairant plus de rhum (car la bouteille avait été remise en place), elle se leva pour partir en disant :

« Je souhaite de tout mon cœur mille prospérités à cette heureuse famille. Bonsoir, mistress Mould !… Si j’étais à la place de M. Mould, je serais jaloux de vous, m’dame ; et si j’étais à la vôtre, je serais jalouse de lui.

– Ta, ta ! bah, bah ! Allons, bon voyage, mistress Gamp ! cria l’entrepreneur qui était aux anges.

– Quant à ces jeunes personnes, dit mistress Gamp faisant un beau salut, que Dieu les bénisse ! Comment ont-elles pu faire pour devenir si grandes avec des parents si jeunes encore ? Je voudrais bien qu’on pût m’expliquer ça.

– Allons, vous dites des folies ! Sauvez-vous, mistress Gamp ! » cria Mould.

Mais, dans l’excès du plaisir qu’il éprouvait, il ne put s’empêcher, ma foi, de pincer mistress Mould.

Lorsque mistress Gamp se fut enfin retirée et qu’elle eut fermé la porte :

« Je vous assure, ma chère, fit observer M. Mould, que c’est une femme très-habile. C’est une femme chez qui l’intelligence est immensément supérieure à la position qu’elle occupe dans ce monde. C’est une femme qui observe et réfléchit d’une manière rare. C’est une femme, ajouta l’entrepreneur en remettant sur sa tête son mouchoir de soie et s’apprêtant à faire sa sieste, qu’on se sentirait presque disposé à enterrer gratis, et proprement encore ! »

Mistress Mould et ses filles donnèrent à cette opinion un plein assentiment.

Cependant celle qui en était l’objet avait gagné la rue, où elle se trouva si incommodée de l’impression du grand air, qu’elle fut obligée de s’arrêter quelques moments sous une porte afin de se remettre. Même après cette précaution, elle marchait d’une manière assez peu assurée pour émouvoir la compassion de gamins sympathiques, qui, prenant le plus touchant intérêt au désordre de ses sens, lui criaient dans leur langage simple de tenir bon, vu qu’elle n’était qu’un peu en train.

Quoi qu’il en soit, et quelque nom que le vocabulaire de la science médicale puisse donner à son genre de maladie, Mme Gamp reconnut parfaitement son chemin, et, en arrivant à la maison d’Anthony Chuzzlewit et fils, elle se coucha pour se remettre. Après être restée ainsi jusqu’à sept heures du soir, elle persuada alors au pauvre Chuffey de se mettre lui-même au lit, et elle sortit pour aller remplir son nouvel engagement. Elle se rendit d’abord à son logis de Kingsgate-Street, où elle se fit un paquet de hardes de rechange pour passer confortablement le temps des veillées nocturnes ; puis elle se transporta au Bull en Holborn, où elle arriva comme les horloges sonnaient huit heures.

En pénétrant dans la cour elle s’arrêta ; car le maître, la maîtresse de la maison et la principale domestique, étaient réunis sur le seuil et causaient vivement avec un jeune gentleman qui avait l’air d’arriver ou de partir. Les premiers mots qui frappèrent les oreilles de mistress Gamp se rapportaient clairement au malade ; et, comme il convient qu’une bonne garde obtienne autant de renseignements que possible sur le cas pour lequel son habileté est invoquée, mistress Gamp se fit un devoir d’écouter.

« Ainsi il ne va pas mieux ? demanda le gentleman.

– Il va plus mal, dit le maître de la maison.

– Beaucoup plus mal, ajouta la dame.

– Oh ! infiniment plus mal, s’écria par derrière la domestique en ouvrant de grands yeux et secouant la tête.

– Pauvre garçon ! dit le gentleman. Que je suis donc désolé d’apprendre cela !… Ce qu’il y a de pis, c’est que je ne me doute seulement pas des amis ou des parents qu’il peut avoir ; je ne sais pas davantage où ils peuvent être ; tout ce que j’en sais, c’est que ce n’est certainement pas à Londres. »

L’hôte regarda l’hôtesse ; l’hôtesse regarda l’hôte ; et la domestique fit remarquer d’un ton ému que, de toutes les adresses vagues qu’elle avait jamais lues ou entendu citer (et dans un hôtel cela n’est pas rare) celle-ci était sans contredit tout ce qu’il y avait de plus vague.

« Le fait est, continua le gentleman, comme je vous l’ai dit hier quand vous avez envoyé chez moi, que je ne le connais que très-peu. Nous avons été compagnons d’études ; mais depuis ce temps je ne l’ai rencontré que deux fois. Dans ces deux occasions, je me trouvais en vacances à Londres, où j’étais venu du Wiltshire passer une semaine, et depuis ce temps-là je l’avais perdu de vue. La lettre portant mon nom et mon adresse que vous avez trouvée sur sa table et qui vous a inspiré l’idée de recourir à moi, était tout simplement une réponse à une autre lettre qu’il me fit parvenir de cette maison, le jour même où il tomba malade, et c’était sur sa demande que je lui indiquais un rendez-vous. Voici sa lettre, si vous désirez en prendre communication. »

L’hôte lut la lettre ; l’hôtesse la lut aussi par-dessus son épaule ; la domestique, qui était derrière, en attrapa ce qu’elle put et suppléa au reste par son imagination, se faisant du tout ensemble un document authentique.

« Et vous dites qu’il n’a pas grand bagage ? dit le gentleman, lequel n’était autre que notre ancien ami John Westlock.

– Rien qu’un portemanteau, dit l’hôte, et peu de chose dedans.

– Quelques livres sterling dans sa bourse cependant ?

– Oui. C’est dans ma caisse, sous cachet. J’ai pris note du montant et je puis vous en donner communication.

– Bien, dit John. Comme le médecin pense que la fièvre doit suivre son cours et qu’on ne peut pas faire autre chose en ce moment que de donner régulièrement à boire au malade et de le veiller attentivement, je ne sache pas qu’il y ait rien à tenter de plus jusqu’à ce qu’il soit lui-même en état de nous fournir quelques renseignements. Avez-vous autre chose à ajouter ?

– Non, répondit l’hôte, si ce n’est que…

– Si ce n’est que vous ignorez qui payera ? Je suppose que c’est cela ? dit John.

– Eh bien… dit l’hôte avec une certaine hésitation, c’est cela.

– C’est bien cela, dit l’hôtesse.

– Sans oublier le pourboire des domestiques, dit la bonne d’un petit air caressant.

– C’est trop juste, je le reconnais, dit John Westlock. À tout événement, vous avez en votre possession sa bourse pour vous garantir le présent ; et quant au médecin et aux gardes, je me charge volontiers de les payer.

– Ah !… s’écria mistress Gamp ; voilà un vrai gentleman ! »

Elle formula son admiration à si haute voix que tout le monde retourna la tête. Mistress Gamp comprit la nécessité de faire un pas en avant, son paquet à la main, et de se présenter elle-même.

« La garde de nuit, dit-elle, qui vient de Kingsgate-Street, et qui est bien connue de mistress Prig la garde de jour, la meilleure des créatures de ce monde. Comment va ce soir le pauvre cher gentleman ? S’il ne va pas mieux, ça ne fait rien, il faut s’attendre à tout et prendre son parti. Ce n’est pas la première fois depuis de longues années, m’dame (ajouta-t-elle en saluant l’hôtesse), que mistress Prig et moi avons gardé ensemble, à tour de rôle, tantôt l’une, tantôt l’autre. Nous connaissons mutuellement notre manière de travailler, et souvent nous soulageons le malade quand d’autres n’y voient que du feu. Nos honoraires sont bien modestes, monsieur… (ici mistress Gamp s’adressa à John), si l’on considère la nature de nos pénibles devoirs ; et, encore si ça ne dépendait que de nous, ça ne serait pas long à payer. »

Jugeant qu’elle n’avait pas mal débité son compliment d’installation, mistress Gamp fit un salut à la ronde et témoigna le désir d’être conduite à l’endroit où l’appelaient les devoirs de son emploi. La domestique la mena, par une quantité de couloirs, jusqu’au bout de la maison ; et lui indiquant enfin une porte isolée à l’extrémité d’une galerie, elle lui apprit que c’était la porte de la chambre où gisait le malade. Après quoi, elle détala de toute la vitesse de ses jambes.

Mistress Gamp, accablée de chaleur pour avoir gravi tant de marches sous le poids de son lourd paquet, traversa la galerie et frappa à la porte. Mistress Prig lui ouvrit immédiatement. Elle avait son châle et son chapeau et était toute prête à partir bien vite. Cette dame était bâtie dans le genre de Mme Gamp, sauf qu’elle était un peu moins grosse ; mais sa voix était plus forte, plus masculine. Elle avait aussi de la barbe.

« Je commençais à croire que vous ne viendriez pas, dit mistress Prig d’un ton de mécontentement.

– Demain soir, dit mistress Gamp, ça ne sera pas comme ça, mon honorable amie : c’est que j’ai été obligée d’aller chercher mes effets. »

Mistress Gamp avait commencé par faire des signes d’intelligence à sa collègue pour s’informer de l’état du malade, et surtout pour savoir s’il ne pourrait pas les entendre, car il n’y avait entre elles et lui qu’un simple paravent ; mais son amie la rassura à cet égard :

« Oh ! dit-elle à haute voix, il est tranquille, mais sa raison est décampée. Vous pouvez bien dire tout ce que vous voudrez.

– Avez-vous, ma chère, quelque observation à me faire avant de partir ? demanda mistress Gamp en posant son paquet par terre derrière la porte, et regardant son associée de l’air le plus affectueux.

– Le saumon salé est tout à fait délicieux, répondit mistress Prig, je vous le recommande particulièrement. Mais ne goûtez pas à la viande froide, car elle sent l’écurie. Toutes les boissons, par exemple, sont excellentes. »

Mistress Gamp exprima sa vive satisfaction.

« Les remèdes et les fioles sont dans les tiroirs, dit à la hâte mistress Prig. Il a pris à sept heures sa dernière tasse de tisane. La bergère n’est pas bien douce. Vous ferez bien de prendre à cet homme son oreiller. »

Mistress Gamp la remercia de ces bons avis, et, lui ayant donné un bonsoir amical, tint la porte ouverte jusqu’à ce que mistress Prig eût disparu à l’autre extrémité du corridor. Après avoir rempli ce devoir d’hospitalité, elle referma la porte, tourna la clef dans la serrure, ramassa son paquet, fit le tour du paravent, et prit possession de la chambre du malade.

« C’est un peu sombre, remarqua-t-elle, mais ce n’est pas trop mal. Je ne suis pas fâchée de voir un parapet, en cas d’incendie avec des quantités de toits et de mitres de cheminée sur lesquels on pourrait se sauver au besoin. »

Ces observations feront comprendre que mistress Gamp s’était mise à la fenêtre. Lorsqu’elle eut suffisamment étudié la perspective, elle essaya le fauteuil, qu’elle déclara avec indignation « plus dur qu’une pierre. » Puis elle poursuivit le cours de ses recherches parmi les fioles, les verres, les pots et les tasses à thé : enfin, après avoir entièrement satisfait sa curiosité sur tous ces objets d’examen, elle dénoua les cordons de son chapeau et s’approcha nonchalamment du chevet du lit pour donner un coup d’œil au malade.

C’était un jeune homme brun, d’assez bonne mine. Ses cheveux noirs ressortaient mieux encore par la blancheur des draps. Ses yeux étaient à demi ouverts, et, tandis que son corps restait parfaitement tranquille, il ne cessait de tourner sa tête de côté et d’autre sur l’oreiller. Il n’articulait pas une parole ; mais de temps en temps il poussait une exclamation d’impatience ou de fatigue, parfois même de surprise, et toujours, toujours sa tête se balançait à droite et à gauche sans se reposer un moment. Oh ! les tristes, les tristes heures !

Mistress Gamp se donna la consolation de humer une prise de tabac, et se mit à considérer le malade en penchant un peu la tête vers lui, de l’air d’un connaisseur qui examine une œuvre d’art d’un mérite douteux. Petit à petit le souvenir épouvantable d’une des nécessité éventuelles de sa profession se fit jour dans son esprit, et se courbant davantage, elle fixa le long des hanches les bras errants du malade, pour voir quel air il aurait s’il était étendu roide mort. Si hideuse que puisse paraître cette fantaisie, la garde éprouvait une démangeaison de lui arranger les membres dans cette attitude sépulcrale.

« Ah ! dit-elle en s’éloignant du lit, ça ferait un beau cadavre !… »

Elle procéda ensuite au soin de dénouer son paquet, alluma une chandelle à l’aide d’un briquet phosphorique qui se trouvait dans un tiroir, remplit d’eau une petite bouillotte, préliminaire des tasses de thé qu’elle serait obligée de boire pour se rafraîchir pendant la nuit, apprêta ce qu’elle appelait « un brin de feu » dans ce but philanthropique, et prépara un petit plateau pour qu’il ne manquât rien au confort de sa collation. Ces préparatifs la menèrent si loin, qu’au moment où ils se terminèrent il était grandement temps de songer au souper. Mistress Gamp sonna et demanda qu’on la servît.

« Je pense, jeune femme, dit-elle à la domestique, d’un ton qui annonçait une grande faiblesse d’estomac, que je pourrais prendre une petite tranche de saumon salé avec un joli petit brin de fenouil, le tout saupoudré de poivre blanc. Je prendrai aussi du pain tendre, ma chère, avec un petit morceau de beurre frais et une bouchée de fromage. Si par hasard il y avait dans la maison quelque chose comme un concombre, voudriez-vous avoir la bonté de m’en apporter ? car j’en suis amateur, et puis c’est très-sain dans une chambre de malade. Si l’on a ici du Brighton Tipper, je prendrai dans la nuit de cette ale-là, mon amour, car les médecins la considèrent comme propre à tenir les sens éveillés. Mais dans tous les cas, jeune femme, ne m’apportez pas pour plus d’un schelling de gin avec l’eau bouillante pour les grogs quand je sonnerai pour la seconde fois, car c’est toujours ma mesure, et jamais je n’en bois une goutte de plus !… »

Ayant donné ces modestes prescriptions, mistress Gamp ajouta qu’elle resterait sur le seuil de la porte jusqu’à ce que ses ordres fussent exécutés, afin que le malade ne fût pas dérangé en entendant rouvrir cette porte une seconde fois ; en conséquence, elle serait très-obligée à la jeune femme de se dépêcher.

On apporta un plateau sur lequel se trouvait tout ce que la garde avait demandé, tout, jusqu’au concombre. Mistress Gamp se mit donc à boire et à manger de bon et joyeux appétit. La passion avec laquelle elle se régalait de vinaigre et humait ce liquide rafraîchissant sur la lame de son couteau ne peut pas se rendre dans un récit.

« Ah ! soupira mistress Gamp, comme si elle méditait sur son schelling de grog chaud, quel bonheur, dans cette vallée de misère, de se donner un peu de contentement ! Quelle bénédiction du ciel de pouvoir bien soigner les pauvres malades dans leur lit, sans seulement songer à soi tant qu’on peut rendre service à quelqu’un !… Je ne crois pas qu’il y ait eu jamais un meilleur concombre. Je suis toujours bien sûre de n’en avoir jamais mangé de meilleur ! »

Elle continua ces excursions philosophiques jusqu’à ce que son verre fût vide ; alors elle administra la tisane au malade par un procédé très-simple, qui consistait à lui serrer la jugulaire pour lui faire ouvrir la bouche, et à lui verser aussitôt le breuvage au fond du gosier.

« Et moi ! qui avais complètement oublié l’oreiller ! dit mistress Gamp en le retirant de dessous la tête du patient. Là ! maintenant il est aussi bien qu’il peut être, vraiment. À mon tour d’essayer de m’arranger aussi de mon mieux. »

Dans ce but elle se livra à la construction d’un lit improvisé, qu’elle composa de son fauteuil et d’un autre destiné à soutenir ses pieds. Ayant ainsi préparé son coucher aussi bien que les circonstances pouvaient le permettre, elle tira de son paquet un bonnet de nuit jaune, d’une grandeur prodigieuse et dont la forme figurait un chou ; elle fixa et attacha sur sa tête avec le plus grand soin cet article de toilette, après s’être débarrassée d’abord d’un tour presque chauve de vieilles boucles qu’on n’avait guère le droit d’appeler fausses, tant elles étaient innocentes de toute prétention à faire illusion à personne. Elle prit également dans son paquet une camisole de nuit dont elle se revêtit. Enfin elle en tira une redingote de watchman qu’elle se lia par les deux manches autour du cou ; si bien qu’elle avait l’air d’un personnage en partie double, et qu’à la voir de dos on aurait cru qu’elle se faisait embrasser par un vieux soudard.

Ces arrangements terminés, elle alluma la veilleuse, s’installa sur sa couche et s’abandonna au sommeil. La chambre devint sombre, lugubre, pleine d’ombres épaisses. Peu à peu le bruit lointain des rues s’éteignit par degrés ; la maison devint paisible comme la tombe ; la nuit muette et insensible parut s’être ensevelie dans la cité silencieuse.

Oh ! les tristes, les tristes heures ! Oh ! comme l’esprit égaré tâtonne dans l’ombre à travers le passé, sans pouvoir se détacher d’un présent misérable, traînant sa lourde chaîne de soucis au sein de fêtes et d’orgies imaginaires, et dans des arènes d’une magnificence pompeuse ! Comme il cherche le repos d’un moment dans les lieux depuis longtemps oubliés, qui furent le théâtre de son enfance, et qui lui apparaissent comme un souvenir de la veille, sans trouver partout autre chose qu’épouvante et qu’horreur ! Oh ! les tristes, les tristes heures ! Qu’était en comparaison la coursé égarée de Caïn ?

Et voici que de nouveau, et sans un instant de répit, le malade se mit à tourner çà et là sa tête. Voici que, de temps à autre, la fatigue, l’impatience, la souffrance et la surprise, s’exhalèrent sur cette roue de torture, bien qu’elles ne se traduisissent point par des paroles. Enfin, à l’heure solennelle de minuit, il commença à parler ; parfois il attendait avec anxiété une réponse, comme si des compagnons invisibles se tenaient auprès de son lit, leur adressait une réplique et les questionnait de nouveau.

Mistress Gamp s’éveilla, elle se mit sur son séant dans son lit ; sa silhouette dessinait sur le mur l’ombre d’un gigantesque constable de nuit, luttant contre un malfaiteur qu’il tenait au collet.

« Allons ! voyons ! avez-vous bientôt fini ? cria-t-elle d’un ton de réprimande. Ne faites donc pas tant de bruit ici. »

Aucun changement n’apparut sur les traits du malade ; son mouvement de tête perpétuel ne s’arrêta pas, mais il recommença à parler d’une manière désordonnée.

« Ah ! dit mistress Gamp, qui s’élança de son fauteuil dans un transport d’impatience, je dormais trop bien ! Le diable soit de la nuit ! c’est étonnant comme elle est devenue froide.

– Ne buvez donc pas tant ! cria le malade. Vous finirez par nous ruiner tous. Ne voyez-vous pas que la source baisse ? Voyez la marque où l’eau venait mousser tout à l’heure.

– De l’eau qui mousse, en vérité ! répéta mistress Gamp. Attends ! attends ! moi, je vais me faire mousser une bonne tasse de thé. Voulez-vous bien ne pas faire tant de bruit ! »

Le malade fit entendre un éclat de rire, qui en se prolongeant finit par un lugubre gémissement. Puis, par une brusque évolution, il changea d’idée et se mit à compter très-vite.

« Un, deux, trois, quatre, cinq, six.

– Un, deux, trois, la culotte en bas, dit mistress Gamp, qui était en ce moment agenouillée pour souffler le feu ; quatre, cinq, six, levez la chemise… Jeune homme, taisez-vous donc !… Sept, huit, neuf, tapez comme un bœuf. Et elle fourrait ses petits morceaux de bois dans le feu… Si on avait seulement là, sous la main, tout ce qu’il faut, cette bouilloire n’en chaufferait que mieux. »

En attendant qu’elle pût faire mousser sa tasse de thé, elle s’assit tellement près du cendrier, qui était très-haut, qu’elle y appuya son nez ; pendant quelque temps elle s’amusa, tout assoupie, à frotter et à refrotter cet ornement intéressant de son visage contre la pomme de cuivre qui surmontait le garde-feu, sans changer de posture ; ce qui ne l’empêchait pas de se livrer à une série de commentaires sur les mouvements désordonnés du malade.

« Cela fait, cria-t-il avec impatience, cinq cent vingt et un hommes, tous habillés de même, tous faisant la même grimace uniforme, qui viennent de passer sous la fenêtre et devant la porte. Regardez ! Cinq cent vingt-deux, vingt-trois, vingt-quatre. Les voyez-vous ?

– Ah ! si je les vois ! dit mistress Gamp, je crois bien. Ils ont tous leurs numéros sur le dos, comme les fiacres, n’est-ce pas ?

– Touchez-moi !… que je vois si je rêve. Touchez-moi !

– Vous prendrez votre prochaine tasse de tisane quand j’aurai fait chauffer la bouilloire, dit tranquillement mistress Gamp, et alors on ira vous toucher, à moins qu’on ne vous touche auparavant de la bonne manière, si vous ne vous tenez pas tranquille.

– Cinq cent vingt-huit, cinq cent vingt-neuf, cinq cent trente. Regardez !

– Qu’est-ce qu’il y a ? dit mistress Gamp.

– Ils arrivent quatre par quatre ; chacun donne le bras à son voisin, et lui appuie l’autre main sur l’épaule. Qu’est-ce qu’il y a donc au bras de chaque homme et sur le drapeau ?

– Des toiles d’araignées peut-être, dit mistress Gamp.

– Un crêpe ! un crêpe noir ! Bonté céleste ! Pourquoi donc portent-ils un crêpe sur la manche ?

– Ça vaut mieux que de le porter dans la manche, toujours, répliqua mistress Gamp. Voyons, avez-vous bientôt fini votre tapage ? »

Cependant le feu commençait à jeter une agréable chaleur ; mistress Gamp devint silencieuse ; petit à petit elle frotta plus lentement son nez contre le haut du garde-feu, et elle tomba dans un assoupissement profond. Elle fut éveillée soudain en entendant (à ce qu’elle crut) la chambre retentir de ce nom connu :

« Chuzzlewit ! »

Le son était si distinct, si réel, et rempli d’un accent tellement triste et suppliant, que mistress Gamp bondit de terreur et courut jusqu’à la porte. Elle s’attendait à trouver la galerie pleine de gens venus pour lui annoncer que le feu était à la maison. Mais non, la galerie était vide ; pas une âme. Mistress Gamp ouvrit la fenêtre et regarda dehors. Les toits étaient noirs, tristes, sombres, sinistres. En revenant à sa place, la bonne dame jeta un coup d’œil sur le malade. Il était toujours dans le même état ; mais il gardait le silence. Mistress Gamp éprouvait maintenant une telle chaleur qu’elle fut obligée de quitter sa redingote de watchman et se mit à s’éventer.

« Il me semblait que les bouteilles dansaient, dit-elle. Est-ce que j’ai rêvé ? Oui, j’aurai rêvé de Chuffey, pour sûr. »

La supposition ne manquait point de vraisemblance. En tout cas, une prise de tabac et le frémissement de l’eau bouillante rendirent du ton aux nerfs de mistress Gamp, qui n’étaient pas des nerfs très-délicats. Elle fit son thé, étala du beurre sur quelques rôties, et s’assit près du plateau, le visage tourné vers le feu.

Et voici que de nouveau, et d’un accent plus terrible encore que celui qui avait vibré à son oreille assoupie, ces mots furent criés avec angoisse :

« Chuzzlewit ! Jonas ! non !… »

Mistress Gamp laissa échapper la tasse qu’elle était en train de porter à ses lèvres, et elle se retourna par un mouvement brusque qui fit sauter le petit plateau.

Le cri était parti du lit.

Il faisait déjà clair la première fois que mistress Gamp avait regardé par la fenêtre, et le soleil se levait dans tout son éclat. Le ciel devint de plus en plus lumineux, la rue de plus en plus bruyante ; la fumée des feux nouvellement allumés monta de tous côtés dans l’air : le jour était revenu, et avec lui le tracas des affaires.

Mistress Prig vint ponctuellement relever sa camarade, après avoir passé une bonne nuit près du lit de l’autre malade. M. Westlock se présenta au même moment ; mais on ne put le laisser entrer, la fièvre étant contagieuse. Le médecin vint aussi. Il secoua la tête. C’était à peu près tout ce qu’il pouvait faire, vu l’état de son client.

« Eh bien ! garde, comment a-t-il passé la nuit ?

– Très-agitée, monsieur, dit mistress Gamp.

– A-t-il beaucoup parlé ?

– Pas mal, monsieur, dit-elle.

– Sans suite, je suppose ?

– Oh ! mon Dieu, oui. Un pur verbiage.

– En ce cas, dit le docteur, il faut tâcher qu’il reste tranquille ; tenez la chambre fraîche, donnez-lui régulièrement à boire, et veillez attentivement sur lui. Voilà tout.

– Tant que ce sera mistress Prig et moi qui le veillerons, monsieur, vous pouvez être tranquille à cet égard, dit mistress Gamp.

– Ah ! çà, je présume qu’il n’y a rien de nouveau, dit mistress Prig, quand elles eurent salué le docteur qui s’éloignait.

– Absolument rien, ma chère, répondit mistress Gamp. Il mêle seulement dans sa conversation un galimatias de noms ; autrement, on n’a pas à s’occuper de lui.

– Oh ! je ne m’en occuperai pas, répliqua mistress Prig ; j’ai bien autre chose à faire.

– Je vous payerai ma dette ce soir, ma chère, vous savez, dit mistress Gamp, et j’aurai soin d’arriver avant l’heure. Mais, Betsey Prig, ajouta-t-elle en parlant d’un ton affectueux et posant la main sur le bras de son amie, pour l’amour de Dieu, goûtez-moi les concombres ! »

FIN DU premier VOLUME.

Tome second §

Chapitre premier. Rencontre imprévue ; aperçu qui promet. §

Les lois sympathiques qui existent entre les barbes et les oiseaux, et la cause secrète de cette attraction en vertu de laquelle celui qui rase les unes fait souvent commerce des autres, voilà des questions dignes d’exercer le raisonnement subtil des corps savants ; d’autant plus que leur examen pourrait bien n’aboutir à aucune conclusion définitive. Il suffira de savoir que l’artiste capillaire qui avait l’honneur de loger mistress Gamp à son premier étage, cumulait la double profession de barbier et d’oiselier, et que ce n’était pas chez lui le fait d’une fantaisie originale, car il avait en ce genre, dans les rues voisines et dans les faubourgs de la ville, une légion de rivaux.

Ce digne logeur se nommait en réalité Paul Sweedlepipe. Mais on l’appelait généralement Poll Sweedlepipe ; et généralement aussi on était persuadé, entre amis et voisins, que c’était là son vrai nom de baptême.

Hors l’escalier et l’appartement particulier du barbier logeur, la maison de Poll Sweedlepipe n’était qu’un vaste nid d’oiseaux. Des coqs de combat habitaient la cuisine ; des faisans arrachaient dans le grenier la splendeur de leur plumage doré ; des poules pattues perchaient dans la cave ; des hiboux étaient en possession de la chambre à coucher ; et des échantillons de tout le menu fretin des oiseaux gazouillaient et babillaient dans la boutique. L’escalier était consacré aux lapins. Là, dans des compartiments faits de pièces et de morceaux avec toute sorte de caisses d’emballage, de boîtes, de débris de comptoirs et de coffres à thé, ces rongeurs pullulaient sans fin, et joignaient leur tribut aux bouffées compliquées qui, sans distinction de personnes, saluaient impartialement à son entrée tout nez qui se hasardait dans l’agréable boutique de barbier tenue par Sweedlepipe.

Cela n’empêchait pas bien des nez de fréquenter cette maison, principalement le dimanche matin, avant l’heure du service religieux. Les archevêques eux-mêmes se rasent ou ont besoin qu’on les rase le dimanche, et la barbe pousse aussi bien après les douze heures sonnées dans la nuit du samedi, même au menton des plus humbles ouvriers, qui, faute d’avoir le moyen de se donner un valet de chambre à l’année, prennent un frater à la minute, et le payent… fi de cette sale monnaie de cuivre !… en vils sous. Poll Sweedlepipe rasait donc pour ses péchés tout venant à un penny par tête, et coupait les cheveux à tous les chalands moyennant deux pence ; et comme il était célibataire et qu’il travaillait en sus dans la partie des oiseaux, Poll faisait passablement ses affaires.

C’était un petit homme déjà vieillot ; sa main droite, gluante et froide, ne pouvait perdre son goût de savon à barbe, au contact même des lapins et des oiseaux. Poll avait quelque chose de l’oiseau, non du faucon ou de l’aigle, mais du moineau qui se niche au haut des cheminées et montre du goût pour la société de l’homme. Cependant il n’était point querelleur comme le moineau, mais bien plutôt pacifique comme la colombe. Il se rengorgeait en marchant, et à cet égard il offrait une certaine analogie avec le pigeon, aussi bien que par sa parole plate et insipide, dont la monotonie rappelait le roucoulement de cet oiseau. Il était extrêmement curieux, le soir, quand il se tenait sur le pas de la porte de sa boutique, guettant les voisins ; avec sa tête penchée de côté et ses yeux pétillants et moqueurs, il avait un reflet de la malice du corbeau. Cependant Poll n’avait pas plus de fiel qu’un rouge-gorge. Par bonheur aussi, lorsqu’une de ses facultés ornithologiques était sur le point de l’entraîner trop loin, elle était adoucie, tempérée, mélangée neutralisée par son essence de barbier ; de même que son chef dénudé, autrement dit sa tête de pie rasée, se perdait sous une perruque de boucles noires bien tire-bouchonnées, séparées par une raie de côté et un front ras et découvert jusqu’à l’os coronal, signe caractéristique de l’immense capacité de son intelligence.

Poll avait une petite voix criarde et aiguë qui aurait pu autoriser les mauvais plaisants de Kingsgate-Street à insister davantage sur le nom de femme26 qu’on lui avait donné. Il avait de plus le cœur tendre : car, lorsqu’il avait la bonne fortune de recevoir une commande de soixante à quatre-vingts moineaux pour une partie de tir, il faisait observer, d’un ton compatissant, qu’il était bien étrange que les moineaux eussent été créés et mis au monde pour ce genre d’exercice. Quant à demander si les hommes n’avaient pas plutôt été faits pour tuer les moineaux, c’est une question philosophique que Poll ne se posa jamais.

Poll, en costume d’oiselier, portait un habit de velours, de grands bas bleus, des bottines, une cravate en soie de couleur éclatante et un vaste chapeau. Lorsqu’il se livrait à ses occupations plus paisibles de barbier, il était généralement visible avec un tablier d’une propreté suspecte, une veste de flanelle et une culotte courte de velours à côtes. C’est dans ce dernier accoutrement, mais avec son tablier relevé et roulé autour de sa veste, pour indiquer que la boutique était close jusqu’au lendemain, qu’un soir, quelques semaines après les événements rapportés dans notre précédent chapitre, il ferma sa porte et resta quelque temps sur les marches de sa maison de Kingsgate-Street, attendant, l’oreille au guet, que la sonnette fêlée qui remuait encore à l’intérieur de son logis eût cessé de retentir. Car M. Sweedlepipe n’aurait pas cru prudent, auparavant, de laisser la maison toute seule.

« C’est bien, dit Poll, la plus obstinée petite sonnette qu’on ait jamais entendue. Enfin la voilà qui se tait. »

En prononçant ces paroles, il roula son tablier encore plus étroitement et se précipita dans la rue. Au moment même où il tournait pour entrer dans Holborn, il se rua contre un jeune gentleman en habit de livrée. Ce jeune gentleman était hardi, quoique petit, et, témoignant son déplaisir en termes énergiques, il alla droit au barbier :

« Imbécile que vous êtes ! cria-t-il. Vous ne pouvez donc pas regarder devant vous ? vous ne pouvez donc pas faire attention où vous marchez, hein ? Pourquoi donc est-ce faire que vous avez des yeux… hein ? Ah ! oui. Oh ! nous allons voir. »

Le jeune gentleman articula ces derniers mots d’un ton très-élevé et avec une énergie effrayante, comme s’ils contenaient en eux-mêmes le principe de la menace la plus terrible. Mais à peine les eut-il proférés, que sa colère fit place à la surprise, et que le bon petit homme s’écria d’un accent radouci :

« Tiens, c’est Polly !

– Tiens ! c’est vous ? s’écria Poll. Pour sûr, ce n’est pas possible !

– Non, ce n’est pas moi, répliqua le jeune gentleman. C’est mon fils, mon fils aîné. Il fait honneur à son père, n’est-ce pas, Polly ? »

Et, tout content de cette fine plaisanterie, il se balança sur le trottoir et se livra à des évolutions pour mieux faire admirer sa tournure, sans s’inquiéter s’il gênait les passants, qui n’étaient pas à l’unisson de sa belle humeur.

« Je ne l’aurais pas cru, dit Poll. Comment ! vous avez donc quitté votre ancienne place ?

– Si je l’ai quittée ! répliqua son jeune ami, qui, pendant ce temps, avait fourré ses mains dans les poches de sa belle culotte de peau blanche, et qui se dandinait aux côtés du barbier. Savez-vous, Polly, reconnaître une paire de bottes à revers quand elles vous crèvent les yeux ? Regardez-moi ceci !

– Ma-gni-fique ! s’écria M. Sweedlepipe.

– Vous connaissez-vous en boutons repoussés ? Ne regardez pas les miens, si vous n’êtes pas bon juge, car ces têtes de lion sont faites pour des hommes de goût, et non pour des snobs.

– Ma-gni-fique ! s’écria de nouveau le barbier. Et ce beau frac épinards à galons d’or ! et cette cocarde au chapeau !

– Un peu, mon cher, répliqua le jeune garçon. Cependant ne parlons pas de la cocarde : car, excepté qu’elle ne tourne pas, elle ressemble au ventilateur qui se trouvait chez Todgers à la fenêtre de la cuisine. N’avez-vous pas vu le nom de la vieille dame imprimé dans le journal ?

– Non, répondit le barbier. Est-ce qu’elle est en faillite ?

– Si elle n’y est pas déjà, elle y sera, dit Bailey. Ses affaires ne pourront jamais marcher sans moi. Eh bien ! comment allez-vous ?

– Oh ! parfaitement, dit Poll. Demeurez-vous de ce côté de la ville, ou bien venez-vous me voir ? était-ce le motif qui vous amenait dans Holborn ?

– Je n’ai aucun motif pour venir dans Holborn, répondit Bailey d’un air blessé. Toutes mes occupations sont dans le West-End. J’ai un fameux maître à présent : un homme dont vous auriez bien du mal à voir la figure, à cause de ses favoris, ni les favoris, à cause de la teinture qui les couvre. Voilà un gentleman, parlez-moi de ça ! Voudriez-vous faire un petit tour en cabriolet ? Mais ce n’est peut-être pas prudent de vous faire cette proposition : vous pourriez vous trouver mal, rien que de me voir tourner le trottoir au petit trot. »

Pour donner une légère idée de la manière dont il accomplissait cette opération, M Bailey se mit à imiter les mouvements d’un cheval lancé au grand trot, et il cabrait si haut sa tête en reculant contre une pompe, qu’il fit tomber son chapeau.

« Eh bien ! dit Bailey, ce cheval, c’est l’oncle de Capricorne et le frère de Chou-Fleur. Depuis que nous l’avons, il a passé à travers les vitres de deux boutiques de marchands de chandelles, et on l’avait vendu parce qu’il avait tué sa bourgeoise. C’est ça un cheval, j’espère !

– Ah ! vous ne m’achèterez plus jamais de linottes, dit Poll en regardant son jeune ami d’un air mélancolique. Vous n’aurez plus besoin d’acheter des linottes pour les suspendre au-dessus de l’évier !

– Je ne pense pas, répliqua Bailey. J’ai mieux que ça. Je ne veux plus avoir affaire à aucun oiseau au-dessous d’un paon, et encore c’est trop commun. Eh bien ! comment allez-vous ?

– Oh ! parfaitement, » dit Poll.

Il fit la même réponse que la première fois, parce que M. Bailey lui avait fait la même question, et M. Bailey lui avait répété sa question, parce que c’était une occasion d’écarter les jambes, de plier le genou, de faire sonner ses bottes à revers, enfin de développer ses grâces cavalières, et de prendre une pose d’écuyer d’hippodrome.

« Et où allez-vous comme ça, mon vieux ? demanda le petit roué avec la même effronterie, car Bailey était le personnage important de la conversation, tandis que le gentil barbier n’était là que comme un enfant.

– Je vais de ce pas chercher ma locataire pour la ramener à la maison, dit Paul.

– Une femme ! s’écria M. Bailey. Je savais bien ! Je l’aurais parié vingt livres sterling. »

Le petit barbier se hâta d’expliquer que la personne en question n’était ni une jeune femme ni une jolie femme, mais bien une garde-malade qui, depuis quelques semaines, avait servi de femme de ménage à un gentleman, mais qui, ce soir-là, devait céder la place à la ménagère en titre, la femme même du bourgeois.

« Il est marié tout nouvellement, et ce soir même il ramène chez lui sa jeune femme. En conséquence, je vais chercher ma locataire et sa malle chez M. Chuzzlewit, la maison derrière le bureau de poste.

– Chez Jonas Chuzzlewit ? dit Bailey.

– Oui, dit Paul ; tout juste ce nom-là. Est-ce que vous le connaissez ?

– Oh ! non, ma foi ! s’écria M. Bailey, moins que rien. Et elle, apparemment, je ne la connais pas non plus, n’est-ce pas ? Avec ça que c’est par moi qu’ils ont lié connaissance.

– Ah ! dit Paul.

– Ah ! répéta M. Bailey en clignant de l’œil ; et c’est qu’elle n’est pas mal, savez-vous ? Mais sa sœur était la plus jolie. C’est celle-là qui était une vraie Merry27, une vraie Roger-Bontemps. Je me suis bien des fois amusé à la lutiner dans notre vieux temps. »

M. Bailey parlait comme s’il avait déjà une jambe aux trois quarts enfoncée dans la tombe, et comme si le fait était advenu à vingt ou trente ans de distance. Paul Sweedlepipe, bon homme s’il en fut jamais, était tellement fasciné par l’aplomb précoce, par les façons protectrices du jeune gentleman, et par ses bottes, sa cocarde et sa livrée, qu’il sentit un brouillard nébuleux flotter devant ses yeux, et crut voir devant lui, non plus le Bailey qu’il avait connu enfant dans la pension bourgeoise de mistress Todgers pour les messieurs du commerce, non plus ce Bailey qu’il avait vu, l’année précédente, venir lui acheter de temps en temps de petits oiseaux à un penny la pièce ; mais bien un brillant résumé de tous les grooms à la mode de Londres, la quintessence de toute l’écurie-pédie du temps, une machine à haute pression qui, à force de fonctionner depuis de longues années, était grosse à crever d’expériences condensées. Et en vérité, bien que dans l’épaisse atmosphère de la maison Todgers le génie de M. Bailey eût toujours brillé d’un vif éclat à cet égard, il éclipsait si bien à présent le temps et l’espace, que ceux qui le voyaient n’en pouvaient croire leurs yeux, sans un renversement de toutes les lois naturelles. C’était pourtant bien le petit Bailey qu’ils voyaient arpenter les trottoirs riches et palpables de Holborn-Hill ; et cependant ses clignements d’yeux, ses pensées, ses actes, ses propos, annonçaient un vieux routier. C’était comme un mystère des anciens jours dans une jeune peau. Créature inexplicable : espèce de sphinx en culotte courte et bottes à revers. Pour le barbier, il n’y avait que deux partis à prendre : ou perdre la tête, ou accepter Bailey tel qu’il était. Il s’arrêta sagement à ce dernier parti.

M. Bailey fut assez bon pour continuer à lui tenir compagnie et à le régaler, en chemin, d’une conversation intéressante sur divers sujets agréables ; entre autres, sur le mérite comparatif, au point de vue général, des chevaux qui ont des bas blancs et de ceux qui n’en ont pas. Quant au genre de queue préférable, M. Bailey avait à cet égard ses opinions particulières ; il les exposait volontiers, mais en priant ses amis de ne point se laisser influencer par son jugement, sachant bien qu’il avait le malheur de différer d’avis avec quelques hautes autorités. Il fit accepter à M. Sweedlepipe un verre de certaine liqueur de sa façon, inventée, lui dit-il, par un membre du Jockey-Club. Et comme en ce moment ils touchaient presque au but de la course du barbier, Bailey fit observer à Paul qu’ayant une heure à dépenser, et connaissant les Jonas, il ne serait pas fâché, sauf sa permission, d’être présenté à Mme Gamp.

Paul frappa à la porte de Jonas Chuzzlewit. Justement ce fut Mme Gamp qui vint ouvrir ; circonstance dont le barbier profita pour mettre en rapport ces deux personnages éminents. Dans la double spécialité de la profession exercée par Mme Gamp, il y avait ceci de bon que la brave veuve s’intéressait également à la jeunesse et à la vieillesse. Elle accueillit donc M. Bailey avec infiniment de cordialité.

« C’est bien aimable à vous, dit-elle à son propriétaire, d’être venu et d’avoir amené en même temps un si charmant garçon. Mais je crains que vous ne soyez obligé d’entrer, car le jeune couple n’a pas encore paru sur l’horizon.

– Ils sont en retard, n’est-ce pas ? demanda le propriétaire quand Mme Gamp les eut fait descendre à la cuisine.

– Oui, monsieur, pour des gens qui doivent venir sur les ailes de l’Amour, » dit Mme Gamp.

M. Bailey s’informa si les Ailes de l’Amour avait jamais gagné un prix aux courses, ou pouvait prêter à un pari raisonnable à l’occasion ; et en apprenant que ce n’était pas un cheval, mais simplement une expression poétique ou figurée, il laissa percer un profond dédain. Mme Gamp était tellement étonnée de ses manières élégantes et de sa parfaite aisance, qu’elle allait communiquer à voix basse à son propriétaire la question énigmatique pour elle de savoir si M. Bailey était un homme ou un enfant, quand M. Sweedlepipe, devinant sa pensée, la prévint à temps et lui dit :

« Il connaît mistress Chuzzlewit.

– Il n’y a rien qu’il ne connaisse, dit Mme Gamp ; je le parierais. Toute la malice du monde est dans son petit doigt. »

M. Bailey reçut cela comme un compliment et répondit en ajustant sa cravate :

« Je ne dis pas non.

– Puisque vous connaissez mistress Chuzzlewit, fit observer Mme Gamp, p’t-être bien savez-vous son nom de baptême ?

– Charity ! dit Bailey.

– Ça n’est pas ça ! s’écria Mme Gamp.

– Cherry alors, dit Belley. Cherry est l’abréviation de son nom, mais cela revient au même.

– Ça ne commence pas du tout par un C, répliqua Mme Gamp en secouant la tête. Ça commence par une M.

– Eh ! quoi ! cria M. Bailey, faisant voler d’un coup de son pied gauche sur le parquet un petit nuage de poussière, alors il a donc été épouser Merry ! »

Comme ces mots offraient quelque mystère, Mme Gamp l’invita à les expliquer ; ce que M. Bailey se mit en devoir de faire, et la dame l’écoutait avec la plus profonde attention. Il était au beau milieu de son récit, quand un bruit de roues et deux coups sonores appliqués à la porte de la rue annoncèrent l’arrivée du nouveau couple. Priant M. Bailey de réserver ce qu’il avait encore à dire pour le moment où elle s’en reviendrait chez elle, Mme Gamp prit la chandelle et s’élança pour recevoir avec force compliments la jeune maîtresse de céans.

« Je vous souhaite de grand cœur toute félicité et toute joie, dit Mme Gamp, qui fit un beau salut quand les deux époux entrèrent dans la maison ; et à vous aussi, monsieur. Votre chère jolie dame paraît un peu fatiguée du voyage, M. Chuzzlewit.

– C’est de m’avoir embêté tout le temps, dit M. Jonas d’un ton d’humeur. Alors, éclairez-nous !

– Par ici, madame, s’il vous plaît, dit Mme Gamp, montant devant eux. On a tout arrangé du mieux possible ; mais il y a bien des choses que vous aurez à changer, quand vous aurez eu le temps de vous reconnaître. Ah ! quelle charmante personne !… Mais, ajouta intérieurement Mme Gamp, vous n’avez pas l’air d’être aussi gaie que votre mari, il faut l’avouer. »

C’était la vérité ; la jeune épouse ne paraissait pas gaie du tout. La mort, qui était entrée dans la maison avant l’époque du mariage, y avait laissé son ombre. L’air était lourd et malsain ; les chambres étaient sombres ; d’épaisses ténèbres remplissaient chaque crevasse et chaque coin. Dans l’angle du foyer était assis, tel qu’un être de mauvais augure, le vieux commis, les yeux fixés sur quelques sarments desséchés qui se consumaient dans le poêle. Il se leva et regarda la nouvelle débarquée.

« Ainsi, monsieur Chuff, dit négligemment Jonas, tout en époussetant ses bottes, vous voilà encore dans le monde des vivants ?…

– Oui, monsieur, il est encore dans le monde des vivants, répliqua M. Gamp, et M. Chuffey peut bien vous en rendre grâce, comme je le lui ai répété mille et mille fois. »

M. Jonas n’était pas de très-bonne humeur ; car il se borna à dire, en tournant ses yeux autour de lui :

« Nous n’avons plus besoin de vos services, vous savez, mistress Gamp.

– Je pars immédiatement, monsieur, répondit la garde-malade, à moins qu’il n’y ait quelque chose que je puisse faire pour vous, madame. »

Elle ajouta, avec un regard d’excessive douceur et sans cesser de fouiller dans sa poche :

« N’y a-t-il rien que je puisse faire pour vous, mon petit colibri ?

– Non, dit Merry toute en larmes, vous ferez mieux de partir tout de suite. »

Avec une œillade mélangée de sensibilité et de malice ; avec un œil braqué sur le marié et l’autre sur l’épouse ; avec une expression fine, tant spirituelle que spiritueuse, tout à fait conforme à sa profession et particulière à son art, mistress Gamp fouilla plus activement que jamais dans sa poche, d’où elle tira une carte imprimée et copiée textuellement sur son enseigne. Puis elle dit à voix basse :

« Seriez-vous assez bonne, ma colombe mignonne, ma chère jeune petite dame, pour mettre ceci quelque part où vous puissiez le retrouver en cas de besoin ? Je suis avantageusement connue de plusieurs dames, et c’est ma carte. Mon nom est Gamp ; je suis Gamp de nature. Demeurant presque porte à porte, je prendrai la liberté de me présenter ici de temps en temps, et de m’informer de l’état de votre santé… et de votre esprit, mon cher poulet ! »

Puis avec d’innombrables œillades, clignements d’yeux, accès de toux, mouvements de tête, sourires et salutations, le tout pour établir le fait d’une intelligence mystérieuse et confidentielle entre elle et la jeune mariée, mistress Gamp appela la bénédiction du ciel sur la maison, et ensuite elle fit d’autres œillades, d’autres clignements, toussa, remua la tête, sourit et salua jusque hors de la chambre.

« Je le dis et je le soutiendrais, quand bien même je serais conduite en martyre sur l’échafaud, fit observer à demi-voix Mme Gamp quand elle fut au bas de l’escalier, cette jeune femme ne paraît pas très-gaie pour le quart d’heure.

– Ah ! attendez donc que vous l’entendiez rire, dit Bailey.

– Hem ! s’écria Mme Gamp avec une sorte de gémissement, j’attendrai, mon petit. »

Ils n’ajoutèrent pas un mot de plus dans la maison ; Mme Gamp mit son chapeau ; M. Sweedlepipe chargea sur ses épaules la caisse de Mme Gamp, et M. Bailey les accompagna vers Kingsgate-Street en racontant à Mme Gamp, chemin faisant, l’origine et les progrès de sa liaison avec mistress Chuzzlewit et sa sœur. Par un étrange effet de sa précocité juvénile, il s’imaginait avoir fait la conquête de mistress Gamp et se sentait très-flatté de la passion malheureuse qu’elle avait prise pour lui.

Comme la porte se fermait lourdement sur ces trois personnages, mistress Jonas se laissa tomber dans un fauteuil et sentit un étrange frisson lui courir tout le long du corps, tandis qu’elle parcourait la chambre du regard. Cette chambre était à peu près dans l’état où elle l’avait connue, mais elle paraissait plus sinistre encore. La jeune femme s’était imaginée que la chambre serait illuminée pour la recevoir.

« Cela n’est pas assez bon pour vous, je suppose ? dit Jonas suivant son regard.

– Dame ! c’est que la chambre est bien triste, dit Merry, essayant de se remettre.

– Ce n’est encore rien, ça sera bien plus triste encore, si vous faites de ces grimaces-là. Vous êtes gentille en vérité de bouder dès votre arrivée !… Tudieu ! vous n’étiez pas si morne que ça, quand il s’agissait de me tourmenter. Voyons ! la fille est en bas ; sonnez pour le souper, tandis que je vais ôter mes bottes. »

Elle le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il eût quitté la chambre et se leva pour sonner. Mais au même instant, le vieux Chuffey posa doucement sa main sur le bras de Merry.

« Vous n’êtes pas mariés ? demanda-t-il d’un ton d’anxiété. Vous n’êtes pas encore mariés ?

– Si, depuis un mois. Bonté du ciel, qu’est-ce que vous avez donc ?

– Rien, » répondit-il, et il s’écarta d’elle.

Mais dans la crainte et l’étonnement qu’elle éprouvait elle se retourna et le vit lever ses mains tremblantes au-dessus de sa tête et elle l’entendit crier :

« Ô malheur ! malheur ! malheur sur cette maison maudite !… »

– Telle fut la bienvenue de Merry dans la demeure conjugale.

Chapitre II. Où l’on verra que les anciens amis peuvent non-seulement se révéler avec une physionomie nouvelle, mais encore sous de fausses couleurs ; que les gens sont disposés à mordre, et que chien qui mord peut bien se faire mordre à son tour. §

M. Bailey junior (car ce personnage agréable, jadis si nécessaire à tous les pensionnaires de la maison Todgers, s’était régulièrement posé dans le monde sous ce nom sans se préoccuper d’obtenir du Parlement une permission positive à cet égard sous forme de bill particulier, ce qui, de toutes les sortes de bills, est bien la dépense la plus absurde), M. Bailey junior, tout juste assez grand pour être aperçu par un œil qui l’eût cherché soigneusement, tandis qu’à moitié caché par le tablier du cabriolet de son maître, il promenait un regard indolent sur la société, parcourait Pall Mall en long et en large vers l’heure de midi, en attendant son « bourgeois. » Le cheval de race qui avait Capricorne pour neveu et Chou-Fleur pour frère se montrait à la hauteur de son lignage en rongeant son mors jusqu’à ce que sa poitrine fût couverte d’écume et en se cabrant comme un coursier héraldique ; son harnais plaqué et ses brides de beau cuir breveté brillaient au soleil, à la vive admiration des piétons ; M. Bailey jouissait intérieurement, mais sans le laisser voir. Il semblait dire : « C’est une brouette, mes bons amis, une pure et simple brouette ; je vous ferais voir bien autre chose si je voulais ! » Et il poursuivait sa course, en assurant sur le rebord du tablier ses petits bras épinards, comme s’il avait été accroché par les aisselles.

M. Bailey avait une haute opinion du frère de Chou-Fleur et il estimait beaucoup son mérite ; cependant il avait soin de ne lui en rien dire. Au contraire même, il avait pour habitude, en conduisant cet animal, de lui lancer des mots peu respectueux, sinon injurieux, par exemple : « Que je te voie !… Qu’est-ce que c’est que ça ?… Où diable vas-tu donc ?… Ah ! ça ne te convient pas, drôle !… » et autres observations de ce genre à bâtons rompus. Ces apostrophes, qu’il accompagnait en tirant la bride ou faisant siffler son fouet, amenaient plus d’une lutte violente entre le cocher et le cheval, et ces conflits d’autorité se terminaient maintes fois dans une boutique de porcelaines, ou finissaient par d’autres accrocs, ainsi que M. Bailey l’avait raconté déjà à son ami Poll Sweedlepipe.

Au moment où nous sommes arrivés, M. Bailey, qui avait la tête montée, se montrait plus tranchant que jamais dans les devoirs de son emploi ; en conséquence, le fougueux cheval s’était mis à ne marcher presque que sur ses jambes de derrière, et il prenait avec le cabriolet des attitudes excentriques, qui étaient pour les passants un véritable sujet de stupéfaction. Mais M. Bailey, sans se laisser troubler le moins du monde, trouvait encore moyen de lancer une grêle de plaisanteries sur tous ceux qui se hasardaient à traverser devant lui. Par exemple, si un charbonnier avec sa pleine charge dans sa charrette obstruait un moment la voie, il lui criait : « Eh bien, jeune homme, qui est-ce qui a pu vous confier une charrette ? » Aux vieilles dames qui essayaient de passer, mais qui revenaient bien vite sur leurs pas, il demandait si elles n’allaient pas à l’hôpital commander leur enterrement. Il invitait, par des paroles amicales, tous les gamins à grimper derrière sa voiture, pour avoir le plaisir de les faire dégringoler à coups de fouet. Puis, quand il s’était mis en frais de belle humeur, il courait au grand galop autour de Saint-James-Square, et revenait déboucher au pas dans Pall Mall par une autre entrée, comme si dans l’intervalle il n’avait fait qu’aller à pas de tortue.

M. Bailey avait fréquemment renouvelé ces escapades, au grand péril de l’étalage de pommes situé au coins de la rue, lequel n’avait échappé que par miracle et pouvait désormais, après tant d’assauts, passer pour imprenable, lorsqu’il fut appelé à la porte d’une certaine maison de Pall Mall et, tournant court, obéit aussitôt à cet ordre et sauta à bas du cabriolet. Il tint la bride quelques minutes, tandis que le frère de Chou-Fleur secouait vivement la tête, ouvrait ses naseaux et piaffait. Deux personnes montèrent dans la voiture ; l’une d’elles prit les guides et se lança au grand trot. Ce ne fut qu’après avoir couru inutilement plusieurs centaines de pas que M. Bailey parvint à poser sa petite jambe sur le marche-pied et à installer finalement ses bottes sur l’étroite planchette qui se trouvait derrière la voiture. C’est là qu’il était curieux à voir : perché tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, jetant les yeux tantôt d’un côté du cabriolet, tantôt de l’autre, essayant même, mais ce n’était qu’une frime, de regarder par-dessus le léger véhicule, tandis qu’il passait à travers les charrettes et les équipages. M. Bailey était de la tête aux pieds le vrai groom de Newmarket.

Quant au maître de M. Bailey, sa tenue, pendant qu’il conduisait, justifiait complètement la description enthousiaste que le jeune garçon en avait faite à Poll ébahi. Sur sa tête, ses joues, son menton et sa lèvre supérieure, il y avait tout un monde de cheveux et de poils du noir de jais le plus brillant. Ses habits, d’une coupe savante, étaient des plus à la mode et du prix le plus élevé. Son gilet était chamarré de fleurs or et azur, vert et rose tendre ; sur sa poitrine étincelaient des bijoux et des chaînes précieuses ; ses doigts, surchargés de bagues brillantes, étaient aussi embarrassées de leurs mouvements que ces mouches d’été qui viennent de s’échapper du fond d’un pot enduit de miel. Les rayons du soleil se reflétaient dans son chapeau bien lisse et dans ses bottes vernies, comme dans une glace parfaitement unie. Et cependant, bien que ce personnage eût changé de nom et de surface, c’était Tigg tout bonnement. Bien qu’il se fût retourné et qu’il eût fait peau neuve, comme on sait que cela est arrivé quelquefois à de prétendus grands hommes ; bien qu’il ne fut plus Montague Tigg, mais Tigg Montague, c’était toujours Tigg, le même Tigg, le satanique, le galant, le martial Tigg. Le cuivre avait été bruni, vernissé, restauré, remis à neuf ; mais c’est égal, c’était toujours le vrai métal de Tigg.

À côté de lui était assis un gentleman souriant, qui paraissait un commerçant, beaucoup moins prétentieux que son compagnon, et que celui-ci appelait du nom de David. Sûrement ce n’était pas le David du… Quelle désignation emploierons-nous ?… Du triumvirat des Boules d’or ? Ce n’était pas le David garçon de comptoir aux Armes des Lombards ? Pardon : c’était bien le même homme.

« Les appointements du secrétaire, David, dit M. Montague, maintenant que l’office est établi, sont de huit cents livres sterling par an, avec le logement, le chauffage et l’éclairage en sus. Il a droit à vingt-cinq actions naturellement. Est-ce suffisant ? »

David sourit, inclina la tête et toussa derrière un petit portefeuille à clef qu’il portait avec lui, d’un air qui proclamait assez haut que c’était lui qui était le secrétaire en question.

« Si cela est suffisant, dit Montague, je vais le proposer au Conseil, en vertu de mes pouvoirs de président. »

Le secrétaire sourit de nouveau, finit par rire tout de bon, et dit en frottant malignement son nez avec un coin du portefeuille :

« C’était une idée excellente, savez-vous ?

– Qu’est-ce qui était une idée excellente, David ? demanda M. Montague.

– L’Anglo-Bengali, répondit le secrétaire en riant du bout des lèvres.

– La Compagnie Anglo-Bengali de prêts sans intérêt et d’assurances sur la vie, c’est certainement une entreprise excellente, David, dit M. Montague.

– Excellente, en effet, dans un sens, s’écria le secrétaire avec un nouvel éclat de rire.

– Dans le seul sens important, fit observer le président. Le sens numéro un, David.

– Et, demanda le secrétaire avec un autre rire, quel sera le capital versé d’après le prochain prospectus ?

– Deux chiffres, suivis d’autant de zéros que l’imprimeur en pourra aligner. Ah ! ah ! ah ! »

Cette plaisanterie les fit rire à qui mieux mieux. Le secrétaire, pour sa part, s’abandonna à une gaieté tellement immodérée, qu’en trépignant il donna une secousse au tablier qu’il repoussa fortement, et faillit du même coup lancer le frère de Chou-Fleur dans un étalage d’huîtres, sans compter que M. Bailey reçut un choc si soudain, qu’il perdit pied un moment, et se trouva, comme une jeune image de la Renommée, suspendu à la courroie de la capote.

« Quel original vous faites ! s’écria David d’un ton d’admiration, quand cette petite alarme fut passée.

– Dites un génie ! David, un génie !

– Eh bien ! oui, sur mon âme, vous êtes un génie, dit David. J’avais toujours reconnu chez vous celui de la blague ; mais j’étais à cent lieues de vous croire tant de talent dans ce genre. Qui aurait jamais pu s’en douter ?

– Je grandis avec les circonstances, David. Voilà le caractère particulier du génie. Si en ce moment vous veniez à perdre contre moi un pari de cent livres sterling, et que vous dussiez me le payer (chose tout à fait impossible), vous verriez comme je grandirais à l’instant… moralement parlant. »

M. Tigg avait parfaitement raison : il avait grandi avec les circonstances, et en spéculant sur une plus large échelle, il était devenu un homme supérieur.

« Ah ! ah ! s’écria le secrétaire en posant la main avec une familiarité croissante sur le bras du président ; quand je vous regarde, et quand je songe que votre propriété du Bengale… Ah ! ah ! ah ! »

La réticence voilée sous ces paroles ne divertit pas moins M. Tigg que son ami, car il se mit à rire aussi de bon cœur.

« Que votre propriété du Bengale, poursuivit David, forme la garantie du fonds social et répond à toutes les réclamations qu’on pourrait élever contre la Compagnie ; quand je vous regarde et quand je songe à cela, je suis capable de tomber en convulsion, comme si l’on me chatouillait avec le bout d’une plume.

– Il faut que ce soit une propriété diablement magnifique, pour pouvoir faire face à toute réclamation. Rien que l’assurance contre les tigres est une idée qui vaut à elle seule toutes les mines du Pérou. »

David ne pouvait que répondre entre deux éclats de rire :

« Oh ! quel drôle de corps vous faites ! »

Et il continua de rire, de se tenir les côtes, de s’essuyer les yeux sans autre observation.

« Une idée excellente ! reprit Tigg, revenant au bout de quelques temps à la première remarque de son compagnon ; certainement que c’était une idée capitale : et cette idée-là m’appartient.

– Non, non, dit David, c’est à moi. Pas de ça : n’allez pas me voler cet honneur-là. Ne vous ai-je pas confié que j’avais mis de côté quelques livres sterling ?

– Oui, vous me l’avez dit, répliqua Tigg. Et moi, ne vous ai-je pas dit que je m’étais procuré quelques livres sterling de mon côté ?

– Assurément, répondit David avec chaleur ; mais l’idée n’est pas là. Qui est-ce qui a dit que, si nous mettions cet argent ensemble, nous pourrions monter un Office et faire un puff ?

– Et qui est-ce qui a dit, répliqua M. Tigg, que, si nous établissions la chose sur une échelle assez large, nous pourrions monter un Office et faire un puff sans apporter un sou ? Soyez donc raisonnable, calme et juste, et vous reconnaîtrez que l’idée vient de moi.

– En cela, avoua David à regret, vous aviez l’avantage sur moi, j’en conviens ; mais je ne me mets pas à votre niveau. Je ne réclame que ma part d’honneur dans notre invention commerciale.

– Vous avez tout l’honneur que vous méritez, dit Tigg. Vous vous acquittez admirablement de tout le menu travail de la société et de toutes les acquisitions de détail : plans, livres, circulaires, prospectus, plumes, encre et papier, cire et pains à cacheter. Vous êtes minutieux au premier degré ; je ne disputerai pas là-dessus ; mais quant au département de l’intelligence, David, au département de l’invention et de la poésie…

– Il vous appartient complètement, dit l’ami. Cela ne fait pas de doute ; mais avec le grand train que vous étalez, les riches objets dont vous vous entourez, avec la vie que vous menez, j’ose dire que c’est un département joliment confortable.

– A-t-il atteint le but ? demanda Tigg. Est-il bien Anglo-Bengali ?

– Oui, dit David.

– Eussiez-vous pu entreprendre l’affaire par vous-même ?

– Non, dit David.

– Ah ! ah ! s’écria Tigg en riant. Alors contentez-vous donc de votre position et de vos profits, David, mon bon ami, et bénissez le jour où nous nous sommes connus au comptoir de notre oncle commun : car ç’a été pour vous un jour d’or. »

On a pu comprendre aisément, d’après la conversation de ces honnêtes industriels, qu’ils s’étaient embarqués dans une entreprise assez vaste, et qu’ils s’adressaient en toute sécurité à la masse du public, retranchés qu’ils étaient dans la position d’un homme qui a tout à gagner et rien à perdre ; et l’entreprise, fondée sur ce grand principe, marchait assez bien.

La Compagnie Anglo-Bengali de prêts sans intérêt et d’assurances sur la vie naquit un beau matin, non pas à l’état d’enfance, mais bien comme une société aussi grande que père et mère, qui marche sans assistance à grands pas, faisant des affaires à droite et à gauche. Elle avait une succursale au premier étage au-dessus d’un tailleur, dans une maison du West-End de Londres, et dans une rue neuve de la Cité de vastes bureaux embrassant la partie supérieure d’une maison spacieuse, toute resplendissante de stuc et de glaces, avec des stores de filigrane à chaque croisée offrant sur leur encadrement les mots : Anglo-Bengali. Sur le montant de la porte on avait peint également en grandes lettres : Bureaux de la Compagnie Anglo-Bengali de prêts sans intérêt et d’assurances sur la vie, et sur la porte était une grande plaque de cuivre avec la même inscription. Cette plaque, qu’on tenait toujours très-brillante comme une amorce alléchante, regardait effrontément les passants, après les heures de bureau les jours ouvrables, et tout le long de la journée les dimanches ; la banque n’avait l’air de rien auprès d’elle. Au dedans, les bureaux avaient été récemment recrépis, peint, revêtus de papiers, planchéiés, garnis de tables, de sièges, munis enfin de meubles aussi solides que coûteux, et destinés (comme la Compagnie) à durer éternellement. Et les affaires ! voyez ces livres de caisse à peau verte avec le dos rouge ; voyez les almanachs de la cour, les livres d’adresses, les agendas, les calendriers, les boîtes à lettres, les pèse-lettres, un étalage de seaux à incendie pour éteindre un feu dès la première étincelle et préserver l’immense richesse en billets de banque et obligations appartenant à la Compagnie ; voyez les caisses de fer, l’horloge, le timbre de l’Office ! Rien n’y manque. Tout y annonce de la sécurité. Et la solidité, donc ! voyez les blocs massifs de marbre dont se composent les cheminées, ainsi que la somptueuse balustrade qui garnit le faîte de la maison. Et la publicité ! Ces mots : Compagnie Anglo-Bengali de prêts sans intérêt et d’assurances sur la vie, sont imprimés jusque sur les seaux à charbon ; partout ils sont reproduits, au point d’éblouir les yeux et de vous donner le vertige ; ils sont gravés en tête de tout le papier à lettres et forment un enroulement autour du cachet ; ils brillent sur les boutons du portier et se retrouvent vingt fois dans toutes les circulaires, dans tous les avis au public où David Crimple, esquire, secrétaire et directeur résident, « prend la liberté d’attirer votre attention sur le tableau ci-joint des avantages offerts par la Compagnie Anglo-Bengali de prêts sans intérêt et d’assurances sur la vie ; vous y verrez démontré de la manière la plus péremptoire que votre plus légère participation à l’affaire sera pour vous une tirelire perpétuelle, un boni toujours croissant, une véritable martingale : car personne ne court le moindre risque dans la transaction, si ce n’est l’Office qui, dans son excès de libéralité, est à peu près sûr de perdre. Ce fait que vous soumet David Crimple, esquire (et les preuves sont solides, il vous prie de le croire), est la meilleure garantie que puisse fournir le Conseil d’administration en faveur de la durée et de la stabilité de l’œuvre. »

Ce gentleman, soit dit en passant, s’appelait de son vrai nom M. Crimp28 ; mais, comme ce nom prêtait à de fâcheuses interprétations de la part des mauvais plaisants, David l’avait changé en Crimple.

De peur, malgré toutes ces preuves et pièces à l’appui, que quelque malavisé ne se méfiât encore de la « Compagnie Anglo-Bengali de prêts sans intérêt et d’assurances sur la vie, » et n’eût un doute à l’égard du tigre, du cabriolet ou de la personne de Tigg Montague, esquire (de Pall Mall et du Bengale), ou de tout autre nom de la liste imaginaire des directeurs, il y avait à l’entrée un garçon de bureau, créature surprenante, qui était vêtu d’un vaste gilet rouge et d’un habit court en drap couleur gris de fer ; ce garçon de bureau inspirait plus de confiance aux incrédules que l’établissement tout entier n’eût pu le faire sans lui. Il n’y avait aucune connivence entre lui et la Direction ; personne ne savait où il avait servi jusqu’alors ; il n’avait donné et on ne lui avait demandé ni certificats ni explications. D’un côté comme de l’autre on n’avait posé aucune question. Cet être mystérieux, confiant dans son physique, l’avait invoqué pour les besoins de la situation, et il avait été engagé aussitôt aux conditions qu’il avait fixées lui-même. Elles étaient élevées sans doute : mais notre homme savait que personne ne pouvait porter une aussi vaste étendue de gilet que lui, et il sentait combien sa capacité pouvait être utile à un semblable établissement. Lorsqu’il était assis sur un siège qu’on avait disposé pour lui dans un coin du bureau, avec son brillant chapeau suspendu à une patère au-dessus de sa tête, qui dont eût pu mettre en doute le caractère respectable de l’affaire ? L’engouement se multipliant par chaque pouce carré de son vaste gilet rouge (comme dans le problème des clous d’un fer à cheval), le total de l’estimation monta à un chiffre énorme. On avait vu des gens qui venaient prendre une assurance sur leur vie pour milles livres sterling et qui, en jetant les yeux sur le garçon de bureau, demandaient avec instance, avant que le titre de propriété fût rempli, que l’assurance fût portée à deux mille livres. Et cependant cet homme n’était pas un géant ; son habit était plutôt petit que grand : tout le charme était dans son gilet. La respectabilité, la sécurité, la propriété soit au Bengale soit ailleurs, la responsabilité bien garantie de la compagnie à laquelle appartenait cette enseigne vivante, tout se résumait dans son gilet.

Des compagnies rivales s’étaient efforcées de le débaucher à leur profit ; Lombard-Street lui-même lui avait fait des offres ; de riches sociétés lui avaient glissé ce mot séducteur : « Nous vous ferons huissier ! » Mais il était demeuré fidèle à l’Anglo-Bengali. Que ce fût un malin ou un niais, un finaud ou un jocrisse, personne n’a jamais pu le savoir ; mais il paraissait avoir foi dans l’Anglo-Bengali. Il était grave au milieu de sa besogne imaginaire ; et, bien qu’il n’eût rien à faire et encore moins à penser, il avait les allures solennelles et méditatives d’un homme accablé du poids de ses nombreuses fonctions et pénétré de l’importance du trésor que la Compagnie possédait dans son coffre-fort.

Au moment où le cabriolet s’arrêtait devant la porte, cet employé se montra nu-tête sur le trottoir en criant très-haut : « Place au Président ! Place au Président, s’il vous plaît ! » à la grande admiration des assistants dont, cela va sans dire, l’attention était de cette manière attirée sur la Compagnie Anglo-Bengali. M. Tigg descendit gracieusement, suivi du directeur gérant (qui se tenait à une distance respectueuse), et monta l’escalier, précédé encore par le garçon de bureau qui criait tout en s’avançant : « Avec votre permission ! avec votre permission ! Le président du Conseil, Gentle-MEN ! » Il enfla encore sa voix de stentor pour annoncer de même le président dans le bureau, où quelques modestes clients étaient occupés à régler leurs affaires, et l’introduisit dans une salle majestueuse, étiquetée Salle du Conseil. La porte de ce sanctuaire se referma immédiatement et déroba le grand capitaliste aux regards du vulgaire.

La Salle du Conseil était garnie d’un tapis de Turquie, d’un buffet, d’un portrait de Tigg Montague, esquire, dans ses fonctions de président, d’un fauteuil de bureau, avec un marteau d’ivoire et une petite clochette à poignée ; d’une table longue, garnie à intervalles égaux de cahiers de papier buvard, de papier ministre, de plumes neuves et d’écritoires. Le président ayant pris place avec une grande solennité, le secrétaire s’établit à la gauche, et le garçon de bureau se posa roide et droit derrière eux, formant avec son gilet un fond de tableau à teinte chaude. C’était là le Conseil ; le reste n’était qu’une petite fiction : histoire de rire.

« Bullamy ! dit M. Tigg.

– Monsieur !… répondit le garçon.

– Allez porter mes compliments au fonctionnaire médical et prévenez-le que je désire le voir. »

Bullamy se racla le gosier et se précipita dans l’Office en criant : « Le président du Conseil désire voir le fonctionnaire médical. Passage, s’il vous plaît ! passage, s’il vous plaît ! »

Il ne tarda pas à revenir avec le gentleman en question ; et au moment où il ouvrit à deux battants la porte de la salle du Conseil, soit pour en sortir soit pour y rentrer, les clients naïfs se mirent à tordre le cou et à se dresser sur la pointe de leurs pieds, s’efforçant de glisser au moins un regard dans les profondeurs de cette salle mystérieuse.

« Jobling, mon cher ami, dit M. Tigg, comment cela va-t-il ? Bullamy, allez attendre à la porte. Crimple, ne nous quittez pas. Jobling, mon bon ami, je me réjouis de vous voir.

– Et vous, monsieur Montague, comment allez-vous, hein ? dit le fonctionnaire médical, s’étalant avec complaisance dans un excellent fauteuil (tous les fauteuils de la salle du Conseil étaient excellents) et tirant une belle tabatière d’or de la poche de son gilet de satin noir : comment allez-vous ? Un peu fatigué des affaires, hein ? S’il en est ainsi, prenez du repos. Un peu de fièvre causée par le vin, n’est-il pas vrai ? S’il en est ainsi, buvez de l’eau. Rien du tout et en santé parfaite ? En ce cas, prenez un lunch29. À cette heure du jour, rien de plus favorable qu’un lunch, monsieur Montague, pour fortifier les sucs gastriques. »

Le fonctionnaire médical (le même qui avait suivi jusqu’à sa tombe le pauvre vieil Anthony Chuzzlewit et qui avait soigné, au Bull, le malade de mistress Gamp) sourit en prononçant ces paroles, et ajouta comme par hasard, tout en secouant quelques grains de tabacs éparpillés sur son jabot : « Moi-même je prends toujours le lunch à cette heure-ci, vous savez.

– Bullamy ! dit le président en secouant la petite sonnette.

– Monsieur !

– Le lunch.

– Ce n’est pas à cause de moi, j’espère ? dit le docteur. Vous êtes trop bon. Je vous remercie. Je suis vraiment honteux. Ah ! ah ! si j’avais été un praticien rigide, monsieur Montague, je ne vous eusse pas donné cette consultation gratis : car vous pouvez être certain, mon cher monsieur, que si vous ne vous faites pas un devoir de prendre le lunch, vous ne tarderez pas à tomber entre mes mains. Permettez-moi de fournir un exemple à l’appui. Voici la jambe de M. Crimple… »

Le directeur gérant tressaillit par un mouvement involontaire : car le docteur, dans la chaleur de sa démonstration, lui prit la jambe qu’il posa en travers de la sienne, comme s’il voulait la lui couper.

« Vous observerez, d’après la jambe de M. Crimple, poursuivit le docteur en relevant ses poignets et mesurant ce membre avec ses deux mains, que là où s’emboîte le genou de M. Crimple, là, c’est-à-dire entre l’os et la jointure, il y a une certaine quantité d’huile animale.

– Pourquoi citez-vous ma jambe comme exemple ? dit M. Crimple qui la regarda avec une certaine expression d’anxiété. Elle ne diffère en rien des autres, n’est-il pas vrai ?

– Ne vous inquiétez pas, mon bon monsieur, répliqua le docteur, secouant la tête, de savoir si elle est, oui ou non, semblable aux autres jambes.

– Pardon, je m’en inquiète, dit David.

– Je prends un exemple particulier, monsieur Montague, dit le docteur, pour rendre évidente mon observation. Dans cette partie de la jambe de M. Crimple il y a, monsieur, une certaine quantité d’huile animale. Dans chacune des jointures de M. Crimple il se trouve, monsieur, plus ou moins de la même matière. Très-bien. Si M. Crimple néglige de prendre ses repas ou manque à se donner une mesure convenable de repos, cette huile diminuera et finira par s’épuiser. Quelle en sera la conséquence ? Les os de M. Crimple s’enfonceront dans leurs jointures, et M. Crimple deviendra un homme misérable, chétif et rabougri ! »

Le docteur laissa retomber tout à coup la jambe de M. Crimple, comme si elle était déjà dans cette agréable situation ; puis il rabaissa ses poignets de chemise et regarda le président d’un air de triomphe.

« Dans notre profession, monsieur, dit-il, nous connaissons quelques-uns des secrets de la nature. C’est tout simple. Nous étudions dans ce but ; c’est pour cela que nous passons par le collège et l’université ; et c’est par là que nous prenons rang dans la société. C’est une chose extraordinaire de voir combien généralement l’on est ignorant sur ces matières. Maintenant, où supposez-vous… (Ici le docteur ferma un œil et se renversa en souriant dans son fauteuil, tandis qu’il formait avec ses mains un triangle dont ses deux pouces étaient la base), maintenant, où supposez-vous que soit l’estomac de M. Crimple ? »

M. Crimple, plus agité encore que précédemment, posa sa main immédiatement au-dessus de son gilet.

« Pas du tout, cria le docteur, pas du tout. C’est une erreur populaire ! Mon bon monsieur, vous êtes tout à fait dans l’erreur.

– Je le sens là, dit Crimple, quand il est dérangé ; voilà tout ce que je sais.

– Vous croyez l’y sentir, répliqua le docteur ; mais la science en sait plus long. » Il ajouta, en touchant une des nombreuses bagues qui ornaient ses doigts en vertu de legs différents, et en hochant légèrement la tête : « Il y avait autrefois un de mes malades, un gentleman qui me fit l’honneur de me mentionner d’une manière tout à fait favorable dans son testament, « en témoignage », comme il voulut bien le dire, « du zèle soutenu, du talent et de la conscience de mon ami et médecin John Jobling, Esquire, M. R. C. S.30. » Ce gentleman fut tellement dominé par l’idée qu’il avait passé toute sa vie à se méprendre sur la position locale de cet organe important, lorsque je lui démontrai son erreur, en vertu de ma réputation de docteur, qu’il fondit en larmes, tira sa main hors du lit et me dit : « Jobling, Dieu vous bénisse ! » Immédiatement après, il cessa de parler, et finalement il fut enterré à Brixton.

– Place, s’il vous plaît ! cria Bullamy, du dehors. Place, s’il vous plaît ! Rafraîchissements pour la salle du Conseil !

– Ah ! dit gaiement le docteur en se frottant les mains et rapprochant son fauteuil de la table, voilà la véritable assurance sur la vie, monsieur Montague ; voilà la meilleure police de toutes les sociétés d’assurance, mon cher monsieur. Soyons prévoyants, c’est-à-dire mangeons et buvons tant que nous pourrons. N’est-ce pas, monsieur Crimple ? »

Le directeur gérant fit d’un air boudeur un signe d’approbation, comme si le plaisir de remplir son estomac était grandement dérangé par le trouble apporté dans les idées préconçues de ce gentleman sur la position de cet organe. Mais l’aspect du garçon de bureau et de son aide avec un plateau couvert d’une serviette blanche comme la neige, qui laissa voir, quand on l’eut relevée, une paire de poulets froids rôtis, flanqués de viandes en terrine et d’une salade fraîche, eut bientôt rétabli sa bonne humeur. Cette disposition favorable fut encore rehaussée par l’arrivée d’une bouteille d’excellent madère et d’une autre bouteille de champagne ; et bientôt maître David attaqua le repas avec un appétit à peine inférieur à celui du fonctionnaire médical.

Le lunch fut élégamment servi avec une profusion de riches cristaux, de vaisselle plate et de porcelaine, qui semblait témoigner qu’une table somptueuse formait un chapitre assez important des fonctions du directeur de l’Anglo-Bengali. Pendant ce temps le fonctionnaire médical devenait de plus en plus joyeux et enluminé, si bien que chaque bouchée qu’il absorbait, chaque gorgée de vin qu’il avalait, paraissait donner un nouvel éclat à ses yeux et faire jaillir de nouveaux rubis sur son nez et sur son front.

Dans certains quartiers de Londres et de la banlieue M. Jobling était, ainsi qu’on a pu le remarquer déjà, un personnage très-populaire. Il possédait un menton éminemment spirituel et une voix pompeuse dont la rudesse n’empêchait pas quelques notes pénétrantes d’arriver au cœur, comme un rayon de lumière qui traverse la couche empourprée d’un vin vieux de Bourgogne première qualité. Sa cravate et son jabot étaient toujours des plus blancs, ses habits des plus noirs et des plus luisants, sa chaîne de montre en or des plus lourdes, et ses breloques des plus volumineuses. Ses bottes, dont le vernis était des plus irréprochables, craquaient toujours lorsqu’il marchait. Peut-être savait-il mieux qu’aucun homme au monde secouer la tête, se frotter les mains, se chauffer devant le feu, et il avait une façon particulière de faire claquer ses lèvres et de dire : « Ah ! » de temps en temps, pendant que les malades lui soumettaient les diagnostics de leur souffrance, qui inspirait une grande confiance. Il semblait faire entendre par là : « Je sais mieux que vous ce que vous allez me conter ; mais continuez, continuez. » Comme il parlait imperturbablement en toute occasion, soit qu’il eût ou non quelque chose à dire, on s’accordait généralement à reconnaître « qu’il était plein d’anecdotes, » et son expérience ainsi que le profit qu’il en avait dû tirer étaient regardés pour cette raison comme une chose qui passait toute créance. Ses malades du beau sexe ne pouvaient trop l’apprécier ; et, parmi ses admirateurs mâles, les plus froids disaient toujours de lui à leurs amis : « Quelle que soit l’habileté de Jobling dans l’exercice de sa profession (et l’on ne pouvait nier qu’il jouît d’une haute réputation), le docteur est un des plus aimables compagnons que vous ayez jamais connus ! »

Pour bien des motifs, et principalement à cause de ses relations avec des négociants et leurs familles, Jobling était exactement la personne que la Compagnie Anglo-Bengali avait besoin de s’attacher comme fonctionnaire médical. Mais Jobling aussi était trop fin pour se lier plus étroitement avec la Compagnie que par les appointements d’un fonctionnaire payé (et très-bien payé), et pour permettre, s’il pouvait l’empêcher, qu’on prît au dehors le change sur la nature de ses relations. Aussi s’arrangeait-il toujours pour expliquer l’affaire de la manière suivante à un malade qui lui posait la question :

« En ce qui regarde l’Anglo-Bengali, mon cher monsieur, mes informations sont bornées, très-bornées. Je suis le fonctionnaire médical de la Compagnie, en vertu d’une certaine rétribution mensuelle. Toute peine mérite salaire ; Bis dat qui cito dat ! (Du savoir classique, Jobling ! pensait le malade ; cet homme a de la lecture !) Je reçois régulièrement cette rétribution et par conséquent je suis forcé, autant que je sache, de dire du bien de l’établissement. (Rien d’aussi honorable que la conduite de Jobling, pensait le malade, qui venait lui-même de payer la note de Jobling). Si vous m’adressez des questions, mon cher ami, dit le docteur, au sujet de la responsabilité ou du capital de la Compagnie, je me trouverai embarrassé pour vous répondre ; car je n’ai pas la bosse des chiffres ; et, comme je ne suis porteur d’aucun titre, je ne saurais sans indiscrétion m’immiscer dans ces matières. La discrétion, et votre aimable dame partagera sûrement ma façon de penser, doit être l’une des qualités caractéristiques du médecin. (Rien de plus honnête, ni de plus distingué, que les sentiments de M. Jobling, pensait le patient.) Très-bien, mon cher monsieur, voilà l’affaire. Vous ne connaissez pas M. Montague ? J’en suis fâché. Un bien bel homme, un véritable gentleman. Il a des propriétés dans l’Inde, à ce qu’on m’a assuré. Une magnifique maison et le reste à l’avenant, un mobilier des plus élégants et des plus somptueux. Des tableaux qui, même au point de vue anatomique, sont parfaits ! Dans le cas où vous penseriez à lier quelque affaire avec la Compagnie, je vous recommanderai, vous pouvez y compter. Je puis, en conscience, vous présenter comme un sujet valide. Si je me connais à la constitution de quelqu’un, c’est la vôtre ; et cette petite indisposition lui a fait plus de bien, madame, dit le docteur en se tournant vers la femme du malade, que s’il avait avalé la moitié des absurdes bouteilles qu’il y a dans mon officine. Car ce sont de vraies bêtises (pour confesser la vérité, la moitié d’entre elles au moins ne mérite pas mieux), si on les compare à une constitution telle que celle-ci ! (Jobling est le plus aimable homme que j’aie jamais rencontré de ma vie, pensait le malade ; ma parole d’honneur, je réfléchirai à ce qu’il me dit là !)

– Docteur, voici ce matin pour vous une commission de quatre nouvelles polices et une prime à le recevoir, dit Crimple, qui, après le lunch, regarda quelques papiers apportés par le garçon de bureau. C’est bon !

– Jobling, mon cher ami, dit Tigg, Dieu vous conserve de longs jours !

– Non, non, dit le docteur. Quelle folie ! Sur ma parole, je n’ai aucun droit à recevoir la commission. Réellement je n’en ai aucun. C’est comme si je prenais votre mouchoir dans votre poche. Je ne vous envoie personne. Je me borne à dire ce qui est à ma connaissance. Mes malades me demandent ce que je sais, et je leur réponds en leur apprenant ce que je sais. Pas autre chose. La défiance est mon côté faible, voilà la vérité ; et, à cet égard, je n’ai pas changé depuis mon enfance. C’est-à-dire, ajouta le docteur en remplissant son verre, la défiance vis-à-vis d’autres personnes que vous. Quant à dire que je n’aurais pas pleine confiance moi-même dans cette compagnie si je n’avais pas placé mon argent ailleurs pour plusieurs années, c’est une autre question. »

Il chercha à se donner l’air d’un homme pour qui la chose ne fait pas de doute ; mais, sentant qu’il n’y réussissait que médiocrement, il changea de thème et se mit à vanter le vin.

« À propos de vin, dit-il, cela me rappelle un des meilleurs verres de vieux porto léger que j’aie jamais bus de ma vie ; c’était à un enterrement. Vous ne connaissez pas par hasard cette affaire, monsieur Montague ? » demanda-t-il en lui présentant une carte.

Tigg prit la carte et dit :

« Ce n’est pas lui que vous avez enterré, j’espère ? S’il est enterré, nous ne désirons nullement l’honneur de sa compagnie.

– Ah ! ah ! dit en riant le docteur ; non, pas tout à fait. Cependant il s’est trouvé honorablement compris dans cette affaire.

– Oh ! dit Tigg en caressant sa moustache, au moment où il jetait les yeux sur le nom que portait la carte ; je me souviens. Non, il n’est pas encore venu ici. »

À peine avait-il prononcé ces paroles que Bullamy entra et remit une carte au fonctionnaire médical.

« Quand on parle du soleil…, dit le docteur en se levant.

– On est sûr d’en voir les rayons, n’est-ce pas ? acheva Tigg.

– Eh bien, non, monsieur Montague, non, répliqua le docteur. N’employons pas ici cette métaphore, car le gentleman est fort loin de la justifier.

– Tant mieux ! dit Tigg. Tant mieux pour l’Anglo-Bengali. Bullamy, desservez la table et emportez tout cela par l’autre porte. Monsieur Crimple, à la besogne.

– L’introduirai-je ? demanda Jobling.

– Je vous en serai éternellement reconnaissant, » répondit Tigg en baisant sa main et souriant avec douceur.

Le docteur passa dans le bureau extérieur, d’où il revint immédiatement avec Jonas Chuzzlewit.

« Monsieur Montague, dit Jobling, permettez-moi de vous présenter mon ami M. Chuzzlewit. Mon cher monsieur Jonas, je vous présente l’un de mes meilleurs amis, notre président. Maintenant, savez-vous bien, ajouta-t-il en se reprenant avec une finesse parfaite et promenant un sourire autour de lui, que voici une singulière preuve de la force de l’exemple ? C’est réellement une très-remarquable preuve de la force de l’exemple. Je dis notre président. Pourquoi notre président ? Parce qu’il n’est point mon président. Je n’ai d’autre rapport avec la Compagnie que de lui donner, moyennant rétribution, moyennant honoraires, mon humble avis comme médecin, tout juste comme je le donnerais soit à Jack Noakes, soit à Tom Styles. Alors pourquoi ai-je dit notre président ? Tout simplement parce que j’entends cette formule constamment répétée autour de moi. Telle est, chez ce bipède qui s’appelle l’homme, l’opération involontaire de la faculté morale de l’imitation. Monsieur Crimple, je crois que vous ne prisez plus ? Vous avez tort. Vous devriez priser. »

Tandis que le docteur se livrait à ces observations et les faisait suivre d’une prise sonore et prolongée, Jonas s’assit à la table du Conseil, de l’air gauche et maladroit que le lecteur lui connaît bien. Il nous arrive à tous communément, mais surtout aux esprits vulgaires, de nous laisser imposer par les beaux habits et les meubles magnifiques. Jonas en subissait plus que personne l’influence.

« Maintenant, je sais que vous avez, messieurs, une affaire discuter ensemble, dit le docteur, et votre temps est précieux. Le mien l’est aussi, car bien des existences reposent sur moi dans la salle voisine, et, après que j’aurai vaqué à ce soin, j’aurai à faire toute une tournée de visites. À présent que j’ai eu le plaisir de vous mettre en rapport, je puis aller à mes occupations. Au revoir ! Mais, avant que je parte, permettez-moi, monsieur Montague, de vous dire encore ces deux mots du gentleman qui est assis auprès de vous : ce gentleman a fait plus, monsieur (ici, le docteur frappa solennellement sur sa tabatière), pour me réconcilier avec l’humanité, qu’aucun homme mort ou vivant. Au revoir !

En achevant ces paroles, Jobling s’élança vivement hors de la chambre et procéda, dans son département officiel, à passer en revue les gens qui étaient venus prendre des assurances sur la vie ; il mit à cette opération la conscience ferme d’un homme qui accomplit son devoir sans se dissimuler la grande difficulté qu’il avait à accueillir de nouveaux assurés dans la Compagnie Anglo-Bengali. Il leur tâtait le pouls, inspectait leur langue, écoutait le jeu de leurs poumons, examinait leur poitrine et ainsi de suite, comme s’il ne savait pas bien d’avance que, dans quelque état qu’ils fussent, la Compagnie Anglo-Bengali s’empresserait d’accepter leurs polices d’assurance ; il en était pourtant bien convaincu ; il suffisait de le connaître. Il était trop Jobling pour cela. D’autres auraient pu s’y méprendre, je ne dis pas, mais Jobling… allons donc !

M. Crimple s’éloigna aussi pour ses courses de la matinée ; Jonas Chuzzlewit et Tigg demeurèrent seuls ensemble.

Tigg rapprocha son fauteuil de celui de Jonas et dit d’une manière séduisante :

« J’ai appris de notre ami que vous aviez pensé à…

– Oh ! ma foi, alors il s’est trompé en disant cela, s’écria Jonas qui l’interrompit. Je ne lui ai nullement confié ma pensée. S’il a pris sous son bonnet que je venais ici dans telle ou telle intention, c’est une découverte de son cru. Je ne suis nullement engagé par là. »

Jonas mit une certaine aigreur dans cette réponse ; car, sans parler de la méfiance habituelle de son caractère, il était dans sa nature de chercher à se venger des beaux habits et des meubles magnifiques en raison de l’impuissance où il se sentait d’échapper à leur influence.

« Si je viens ici pour faire une question ou deux et emporter un ou deux documents afin d’y réfléchir ensuite à loisir, je ne m’engage à rien. Que ce soit bien entendu entre nous.

– Mon cher ami, s’écria Tigg en le frappant sur l’épaule, j’aime votre franchise. Quand des hommes comme vous et moi entrent en conversation, ils évitent tout malentendu possible. Pourquoi vous déguiserais-je ce que vous savez si bien, et ce que le vulgaire ne doit pas même soupçonner ? Nous autres Compagnies nous sommes des oiseaux de proie, de purs oiseaux de proie. La seule question est de savoir si en soignant nos intérêts nous pouvons aussi servir les vôtres ; si en mettant double ouate à notre nid nous pouvons en mettre une au vôtre. Oh ! vous possédez notre secret. Vous êtes dans les coulisses. Nous voulons donc avoir le mérite de jouer cartes sur table avec vous, puisque nous savons bien que nous ne pouvons faire autrement. »

Dès le premier moment où nous avons produit Jonas aux yeux de nos lecteurs, nous avons fait observer qu’il y a dans la fourberie comme dans l’innocence une certaine ingénuité, et que Jonas, toutes les fois qu’il s’agissait d’un trait de friponnerie, était le plus crédule des hommes. Si M. Tigg avait voulu présenter l’affaire sous un jour honorable, Jonas n’eût pas manqué de le soupçonner, l’autre eût-il été un parfait modèle de probité ; mais quand Tigg répondit tout d’abord à la mauvaise opinion de Jonas sur tout et sur chacun, Jonas commença à trouver que c’était un brave garçon avec qui l’on pouvait s’expliquer librement.

Il changea donc d’attitude dans son fauteuil ; il n’en fut pas moins disgracieux, mais il se donna l’air plus arrogant, souriant en lui-même à sa vanité misérable.

« Vous n’êtes pas maladroit en affaires, dit-il, monsieur Montague ; vous savez prendre les gens, à ce que je vois.

– Chut ! chut ! fit Tigg, avec un geste confidentiel et en montrant ses dents blanches ; nous ne sommes pas des enfants, monsieur Chuzzlewit ; nous sommes des hommes faits, je suppose. »

Jonas fit voir qu’il était de son avis ; puis étendant pour la première fois ses jambes et posant un de ses poings sur la hanche pour montrer qu’il se trouvait là comme chez lui :

« La vérité est… dit-il.

– Ne parlez pas de vérité, interrompit Tigg avec une autre grimace bouffonne. Pas de blague ! »

Jonas, enchanté de cette saillie, reprit ainsi :

« Eh bien ! pour dire les choses par le menu…

– Voilà qui va mieux, murmura Tigg ; beaucoup mieux !

– Je n’ai pas eu à m’applaudir des relations que j’ai eues avec une ou deux des anciennes compagnies… que j’ai eues autrefois, je veux dire. Elles faisaient des objections qu’elles n’avaient pas le droit de faire, elles posaient des questions qu’elles n’avaient pas le droit de poser, et le prenaient de trop haut pour mon goût. »

En faisant ces observations, il baissa les yeux et regarda curieusement son interlocuteur.

Jonas fit une si longue pause, que M. Tigg crut devoir venir à son secours et dit, de la manière la plus gracieuse :

« Prenez donc un verre de vin.

– Non, non, répondit Jonas en secouant la tête d’un air avisé ; pas de cela ; je vous remercie. Pas de vin en affaire. C’est très-bien pour vous peut-être ; mais moi, ça ne me va pas.

– Quel vieux renard vous faites, monsieur Chuzzlewit ! » dit Tigg, s’adossant à son fauteuil, et lançant à Jonas une œillade à travers ses yeux à demi fermés.

Jonas secoua de nouveau la tête, comme pour dire : « Vous avez parfaitement raison ; » puis il reprit, d’un ton badin :

« Pas si vieux cependant que je n’aie été prendre femme. Vous me direz que c’est une sottise de plus. Peut-être bien, d’autant plus qu’elle est jeune. Mais comme on ne sait jamais ce qui peut arriver à ces diables de femmes, je songe à assurer la vie de la mienne. Il est bien naturel, vous savez, qu’un homme se ménage quelque consolation dans le cas où il viendrait à subir une pareille perte.

– S’il y a quelque consolation possible dans des circonstances qui brisent le cœur, murmura Tigg, avec les yeux fermés comme précédemment.

– Tout juste, répliqua Jonas, s’il y a quelque consolation possible. Maintenant, supposons que je fasse ici cette assurance : je voudrais que ce fût à bon marché, avec des conditions faciles et sans que ma femme en fût instruite ; ce que je voudrais d’autant plus éviter qu’une femme ne manque jamais, si vous lui parlez de ces sortes de sujets, de s’imaginer qu’elle va mourir tout de suite.

– C’est réel, s’écria Tigg, se baisant la main en l’honneur du beau sexe. Vous avez parfaitement raison. Ce sont de petits êtres doux, faibles et fragiles !

– Or, dit Jonas, vous savez, d’une part pour ce motif, et de l’autre parce que j’ai été maltraité dans d’autres compagnies, il me serait bien égal de patronner la vôtre. Mais je désire savoir quelle sûreté elle présente. La vér…

– N’allez pas dire la vérité ! s’écria Tigg, levant sa main chargée de bagues. N’employez pas, s’il vous plaît, cette expression des écoles du dimanche !

– Pour parler par le menu, dit Jonas, quelles sont vos sûretés ?

– Le capital versé, mon cher monsieur, dit Tigg en indiquant quelques papiers épars sur la table, est jusqu’à présent…

– Oh ! je connais ça : je sais ce que c’est que tous ces versements-là.

– Ah ! vraiment ! s’écria Tigg, s’arrêtant court.

– Mais je m’en flatte. »

Tigg retourna les papiers et, se rapprochant encore de Jonas, il lui dit à l’oreille :

« Je sais bien que vous le savez : je le sais bien. Regardez-moi. »

Jonas n’avait guère l’habitude de contempler les gens en face ; mais sur cette invitation, il se dérangea un peu pour se mettre au point de vue des traits du président. Celui-ci s’adossa à son fauteuil afin de mieux poser.

– Me reconnaissez-vous ? demanda-t-il, en élevant ses sourcils. Vous rappelez-vous ? Ne m’avez-vous pas vu déjà ?

– Quand je suis entré ici, il m’a semblé, dit Jonas, le considérant, que j’avais un souvenir de vos traits ; mais je ne saurais préciser en quel lieu je vous ai vu. Non, je ne m’en souviens pas, même maintenant. Était-ce dans la rue ?

– N’était-ce pas dans le parloir de Pecksniff ? dit Tigg.

– Dans le parloir de Pecksniff ! répéta Jonas en reprenant longuement haleine. Voudriez-vous dire le jour où…

– Oui, cria Tigg ; le jour où il y eut une charmante, une délicieuse petite assemblée de famille, à laquelle vous et votre respectable père assistiez.

– Ne parlez pas de lui ! dit Jonas. Il est mort, et il ne reviendra pas.

– Il est mort ! s’écria Tigg. Quoi ! ce vénérable vieux gentleman est mort !… Vous lui ressemblez beaucoup. »

Jonas ne reçut pas du tout ce compliment avec faveur, peut-être à cause de l’opinion particulière qu’il avait du plus ou moins d’agrément des traits de son père décédé ; peut-être aussi parce qu’il n’était pas très-flatté de découvrir que Montague et Tigg ne faisaient qu’une seule et même personne. Ce gentleman s’en aperçut, et, touchant familièrement la manche de Jonas, il l’emmena près de la fenêtre. À partir de ce moment, M. Montague déploya une verve et une gaieté remarquables.

« Me trouvez-vous métamorphosé depuis cette époque ? demanda-t-il. Parlez sincèrement. »

Jonas regarda attentivement Tigg, son gilet et ses bijoux, puis il répondit :

« Ma foi, un peu !

– Étais-je bien pané, à cette époque ? demanda Montague.

– Parfaitement pané, » dit Jonas.

M. Montague lui montra la rue où Bailey l’attendait avec le cabriolet.

« C’est gentil, on peut même dire brillant. Eh bien ! devinez à qui cela appartient ?

– Je n’en sais rien.

– À moi. Comment trouvez-vous cet appartement ?

– Il doit avoir coûté beaucoup d’argent, dit Jonas.

– Vous avez raison. Il est à moi aussi. »

Tigg ajouta à voix basse en le poussant un peu du coude :

« Pourquoi ne prendriez-vous pas des assurances, au lieu d’en payer ? Voilà ce que devrait faire un homme comme vous. Associons-nous ! »

Jonas le regarda tout stupéfait :

« Trouvez-vous qu’il y ait assez de monde dans cette rue ? demanda Montague, appelant son attention sur la foule qui se pressait au dehors.

– En masse, dit Jonas, qui jeta sur la rue un coup d’œil rapide et reporta aussitôt après son attention sur Tigg.

– Il y a, dit ce dernier, des tableaux de statistique d’après lesquels vous pouvez savoir, à peu de chose près, combien de personnes vont et viennent dans cette rue du matin au soir. Je puis vous dire combien il y en a qui entrent ici, par la seule raison qu’il y a un bureau, sans rien en savoir de plus que s’il s’agissait des pyramides. Ah ! ah ! ah ! associons-nous. Vous serez à bon marché dans l’affaire. »

Jonas le regardait, de plus en plus ébahi.

« Je puis vous dire, ajouta Tigg à demi-voix, combien d’entre eux achèteront des annuités, prendront des assurances, nous apporteront leur argent sous milles formes, de mille manières, nous forceront à l’accepter, mettront leur confiance en nous comme si nous étions l’Hôtel de la Monnaie ; et pourtant ils ne nous connaissent pas plus que vous ne connaissez le balayeur du coin de la rue ; moins encore peut-être. Ha ! ha ! ha ! »

Peu à peu Jonas se laissa aller à sourire.

« Yah ! dit Montague en lui donnant dans la poitrine un coup amical ; vous êtes trop fort pour nous, mon vieux chien. Sans cela, je ne vous eusse pas mis ainsi dans la confidence. Voulez-vous dîner avec moi demain dans Pall Mall ?

– Volontiers, dit Jonas.

– C’est bien entendu, s’écria Montague. Attendez un peu. Prenez ces papiers et examinez-les. Voyez, ajouta-t-il en ramassant sur la table quelques feuilles imprimées : B. est un petit marchand, un commis, un ecclésiastique, un artiste, un auteur, en un mot, ce que vous voudrez.

– Oui, dit Jonas, regardant avec intérêt par-dessus l’épaule de Tigg. Très-bien.

– B. a besoin d’emprunter. Disons cinquante ou cent livres sterling ; peut-être davantage, mais n’importe. B. s’appuie sur deux cautions. B. est accepté. Les deux cautions s’engagent. B. assure sa vie pour le double du chiffre ordinaire, et procure deux assurances d’amis, pour patronner l’office. Ah ! ah ! ah ! N’est-ce pas une bonne idée ?

– Ma foi, oui, une idée excellente ! s’écria Jonas. Mais le fait-il ainsi réellement ?

– S’il le fait ainsi ! répéta le président. B. est fanatisé, mon cher, et il fera tout ce qu’on voudra. Comprenez-vous ? Eh bien ! cette idée-là est de mon cru.

– Elle vous fait honneur, Dieu me bénisse, elle vous fait honneur.

– Je le crois, répliqua le président, et je suis fier de vous l’entendre dire. B. paye le plus haut intérêt légal…

– Ce n’est pas trop, interrompit Jonas.

– Bien ! très-bien !… Et ce n’est pas trop beau non plus, de la part de la loi, de nous tenir si serrés, infortunées victimes que nous sommes, quand elle demande pour elle-même à tous ses clients un intérêt si prodigieux. Mais comme dit le proverbe : « La charité commence à la maison et la justice à la porte voisine. » Bien ! la loi nous tenant donc si serrés, nous n’avons pas de raison pour être bien tendres à l’endroit de B. En conséquence, nous mettons à la charge de B. l’intérêt régulier : nous gagnons la prime de B. et celle des amis de B., et nous imputons à B. les frais du traité ; et soit que nous l’acceptions ou non, nous portons à son compte les frais « d’enquête » (pour cela nous avons un homme, à une livre sterling par semaine), et, de plus, nous faisons payer à B. quelque chose pour le secrétaire. En résumé, mon cher ami, nous poussons B. par monts et par vaux, et il nous constitue sur sa personne un petit revenu diablement gentil. Ah ! ah ! ah ! En réalité, dit Tigg, montrant son cabriolet, je vous mène B. bon train, et c’est un fier cheval pur sang. Ah ! ah ! ah ! »

Jonas s’amusa infiniment de ces saillies : c’était le genre d’esprit qui lui convenait le mieux.

« Alors, dit Tigg Montague, nous accordons des annuités aux termes les plus bas et les plus avantageux qu’on connaisse sur le marché ; et les vieilles dames, les vieux gentlemen du pays les achètent. Ah ! ah ! ah ! Et nous les payons… peut-être. Ah ! ah ! ah !

– Mais cela n’est pas sans entraîner quelque responsabilité, dit Jonas d’un air de doute.

– Quant à la responsabilité, je la prends sur moi, dit Tigg Montague. Je suis ici pour répondre de tout. Je suis le seul responsable dans l’établissement. Ah ! ah ! ah ! Et puis, il y a les assurances sur la vie sans intérêt, les polices, etc. C’est très-profitable, très-confortable. L’argent est versé, vous comprenez, cela se répète chaque année : la bonne farce !

– Mais quand ça commencera à rentrer ?… observa Jonas. C’est fort bien, tant que l’Office est encore nouveau : mais lorsque les assurés commenceront à mourir, voilà ce qui me tracasse.

– Au premier coup d’œil, mon cher ami, dit Montague, pour vous montrer combien vous jugez sainement les choses, nous avons eu une couple de chiennes de morts qui nous ont réduits à un piano à queue.

– Qui vous ont réduits à quoi ? s’écria Jonas.

– Je vous donne ma parole d’honneur la plus sacrée, dit Tigg Montague, que j’ai tiré de l’argent de toutes les pièces de mon mobilier, et que je me suis trouvé sans autre ressource au monde qu’un grand piano seulement. Et il était tellement haut, qu’à peine pouvais-je m’asseoir dessus. Mais, mon cher ami, nous avons surmonté la difficulté. Cette semaine-là, nous avons émis bon nombre de polices nouvelles (un joli cadeau, par parenthèse, que nous avons fait là aux solliciteurs !), et nous sommes remontés bientôt sur notre bête. Si, un de ces jours, les chances venaient à tourner péniblement par quelque décès, ainsi que vous me le faisiez observer très-judicieusement, alors… »

Il acheva sa phrase tellement bas qu’il était impossible d’entendre autre chose qu’un mot isolé, et encore prononcé imparfaitement. Ce mot était :

« Filer.

– En vérité, vous avez un front d’airain, dit Jonas, dans le paroxysme de l’admiration.

– Ma foi ! va pour un front d’airain, mon cher ami, quand on gagne de l’or en échange.

Le président jeta cette exclamation en l’accompagnant d’un éclat de rire qui le secoua de la tête aux pieds. Il ajouta :

« Dînerez-vous avec moi demain ?

– À quelle heure ? demanda Jonas.

– À sept heures. Voici ma carte. Prenez les pièces. Je vois que vous serez des nôtres !

– Je ne connais rien à tout ça, dit Jonas. Il y a là bien des choses à examiner d’abord.

– Eh bien, dit Montague, en le frappant sur l’épaule, vous examinerez autant et comme il vous plaira. Mais vous serez des nôtres, j’en suis convaincu. Vous étiez né pour cela. Bullamy ! »

Obéissant à cet ordre et à l’appel de la petite sonnette, le gilet apparut. Chargé d’indiquer à Jonas la sortie, il passa devant ce gentleman, et cria comme à l’ordinaire de sa voix retentissante : « Place, s’il vous plaît, place, s’il vous plaît ! pour un gentleman qui sort du Conseil, place, s’il vous plaît ! »

M. Montague, qui était resté seul, réfléchit quelques moments, puis il dit en élevant le ton :

« Nadgett est-il dans l’Office ?

– Il y est, monsieur, » répondit ce dernier.

Aussitôt Nadgett entra, fermant sur lui la porte de la chambre du Conseil avec autant de soin que s’il s’agissait de comploter un assassinat.

C’était l’homme qu’on avait chargé de prendre les renseignements, à une livre sterling par semaine. Il n’y avait chez Nadgett ni vertu ni mérite à mener secrètement et avec la plus grande discrétion toutes ses opérations anglo-bengalaises : car il était né pour être le mystère vivant. C’était un petit vieillard sec et maigre, qui semblait avoir mis sous le secret jusqu’au sang même caché dans ses veines ; personne n’aurait voulu parier qu’il en possédât six onces dans tout son corps. Comment vivait-il ? c’était un secret. Où vivait-il ? c’était un secret. Et même, qui était-il ? c’était encore un secret. Dans son vieux portefeuille moisi, il se trouvait bon nombre de cartes contradictoires : d’après les unes, il s’intitulait négociant en charbons ; d’après les autres, négociant en vins : d’après les unes, agent de commission ; d’après les autres, collecteur de taxes ; d’après d’autres enfin, comptable, comme si en réalité il n’était pas bien sûr lui-même du secret de sa propre existence. Il avait toujours dans la Cité des rendez-vous où il ne venait jamais personne. Durant des heures entières il restait assis à la Bourse, occupé à contempler les allants et venants, et il en faisait autant au Garraway et dans les autres cafés d’affaires ; là, on l’avait vu quelquefois sécher devant le feu un mouchoir de poche très-humide, et jeter un regard par-dessus son épaule pour voir s’il apercevait son individu qui ne se montrait jamais. Il était rongé par la poussière, râpé jusqu’à la corde, misérablement vêtu ; il avait toujours du duvet sur les jambes et sur le dos ; et il tenait son linge tellement secret, en se boutonnant jusqu’au cou et s’enveloppant de son habit, que peut-être n’en avait-il pas. Disons la vérité, il est plus que probable qu’il n’en avait pas. Il portait un gant sale en poil de castor qu’il tenait suspendu devant lui au bout de son index, soit qu’il marchât, soit qu’il fût assis ; mais le frère jumeau de ce gant était aussi un secret. Quelques personnes disaient que M. Nadgett avait fait banqueroute ; d’autres, que depuis son enfance il était compris, à la Chancellerie, dans un ancien procès encore pendant ; mais tout cela était un mystère. Il portait sur lui des morceaux de cire à cacheter, et il avait toujours dans sa poche un vieux cachet de cuivre d’hiéroglyphique figure, et souvent aussi il rédigeait secrètement des lettres pour les rendez-vous imaginaires dont nous avons parlé. Mais ces lettres ne semblaient jamais être à l’adresse de personne : il les fourrait seulement dans un coin secret de son habit, et au bout de quelques semaines, il se les remettait à lui-même, tout surpris de les retrouver jaunies. Enfin, c’était un homme si mystérieux, que, s’il fût mort en laissant un million de fortune ou en ne laissant que deux sous vaillant, tout le monde eût trouvé la chose également naturelle, et n’eût pas manqué de dire : « C’est précisément à cela que je m’attendais. » Il appartenait d’ailleurs à une certaine classe, à une race particulière à la Cité, de gens qui sont les uns pour les autres un mystère vivant aussi indéchiffrable que pour le reste de l’humanité.

« Monsieur Nadgett, dit Montague en transcrivant l’adresse de Jonas Chuzzlewit sur un carré de papier, d’après la carte qui était encore sur la table, je désire avoir personnellement des renseignements au sujet de ce nom. Ne vous inquiétez pas. Apportez-moi tout ce que vous aurez pu recueillir, à moi seul, monsieur Nadgett. »

Nadgett posa ses lunettes sur son nez et lut attentivement le nom ; puis il regarda le président par-dessus ses verres, et inclina la tête ; puis il remit les lunettes dans leur étui et dans sa poche. Cela fait, il considéra sans ses lunettes le papier placé sous ses yeux, et en même temps il tira son portefeuille d’un endroit écarté qui devait exister vers le milieu de son épine dorsale. Tout vaste qu’il était, ce portefeuille était bourré de pièces diverses ; mais Nadgett y trouva une place pour le nouveau document. Après avoir fermé soigneusement son portefeuille, il le replongea par un tour de main solennel dans la région secrète d’où il l’avait exhibé.

Il se retira en saluant de nouveau et sans prononcer une seule parole, n’ouvrant de la porte que juste ce qu’il lui fallait pour passer, et la refermant avec le même soin qu’il avait mis à la fermer précédemment. Le président du Conseil employa le reste de la matinée à apposer sa signature en témoignage du bon accueil fait à diverses demandes nouvelles de placements à rentes viagères et d’assurances. La Compagnie prenait, à ce qu’il paraît, un bel essor, car les demandes pleuvaient gentiment.

Chapitre III. M. Montague chez lui. – M. Jonas Chuzzlewit chez lui aussi. §

Il y avait bien des motifs puissants pour que Jonas Chuzzlewit fût fortement prévenu en faveur du plan que le grand inventeur avait si hardiment étalé sous ses yeux ; mais parmi ces motifs, il s’en trouvait trois dominants : 1° Il y avait de l’argent à gagner par ce moyen. 2° Cet argent avait le charme particulier d’être adroitement acquis aux dépens d’autrui. 3° Ce plan lui promettait dans le monde honneur et considération, un Conseil étant dans sa sphère particulière une institution importante, et le directeur un homme puissant. « Faire un bénéfice considérable, avoir sous ses ordres une troupe de subalternes, se produire de toute façon dans la bonne société, et tout cela sans se donner la moindre peine, ce n’est pas une trop mauvaise perspective, » pensait Jonas. Ces dernières considérations ne le cédaient qu’à son avarice : car Jonas, sachant bien qu’il n’y avait ni dans sa personne, ni dans sa conduite, ni dans son caractère, ni dans ses actions, rien qui commandât le respect, était avide du pouvoir qui le procure ; au fond du cœur, il était aussi despote que l’a jamais été, dans l’histoire un conquérant couronné de lauriers.

Mais il résolut de procéder avec prudence et précaution, et d’étudier de près l’élégance apparente de l’intérieur de M. Montague : car ce vil coquin ne se doutait pas que Montague avait besoin de sa coquinerie, et que sans cela il ne l’eût pas invité à dîner, tandis que sa résolution était encore flottante ; il ne s’en doutait pas plus qu’il n’admettait la possibilité que ce puissant génie fût capable de l’attraper, en perçant d’un coup d’épingle l’outre de son puissant orgueil. Montague avait dit, au moment où ils se séparaient, que Jonas était trop fin pour lui ; et Jonas, qui était assez fin en effet pour se défier de tout ce qu’il aurait pu lui dire d’ailleurs, même en jurant ses grands dieux, crut à ce compliment sans hésiter.

Ce fut d’une main timide cependant, et avec un effort ridicule pour se donner des airs de rodomont, que Jonas frappa à la porte de son nouvel ami, dans Pall Mall, lorsque l’heure convenue fut arrivée. M. Bailey répondit vivement à l’appel. Il n’était pas fier, et n’aurait pas mieux demandé que de renouveler connaissance avec Jonas ; mais Jonas l’avait oublié.

« M. Montague est-il chez lui ?

– Je crois bien qu’il y est ! et il vous attend à dîner aussi, dit Bailey avec l’air d’aisance d’une ancienne connaissance. Voulez-vous garder votre chapeau ou le laisser ici ? »

M. Jonas préféra laisser son chapeau dans l’antichambre.

« C’est toujours votre ancien nom, je suppose ? » dit Bailey en ricanant.

M. Jonas le regarda avec une muette indignation.

« Tiens ! vous ne vous souvenez donc plus de la vieille mère Todgers ? demanda M. Bailey avec son trémoussement favori de genoux et de bottes. Vous ne vous souvenez donc pas que je vous annonçais aux jeunes demoiselles, quand vous veniez leur faire la cour ? Une fameuse baraque ! vous en souvenez-vous ? Les temps sont bien changés, n’est-ce pas ? À propos, savez-vous que vous avez fièrement grandi tout de même ! »

Sans attendre que Jonas le remerciât de ce compliment, Bailey conduisit le visiteur au premier, et, après l’avoir annoncé, il se retira avec un clignement d’œil d’intelligence familière.

Le rez-de-chaussée de la maison était occupé par un riche négociant ; M. Montague avait loué tout le haut : un appartement splendide. La pièce dans laquelle il reçut Jonas était spacieuse, meublée avec une extrême magnificence : on y voyait des peintures, des copies de l’antique en albâtre et en marbre, des vases de Chine, de grandes glaces, des portières de la plus belle soie cramoisie, des franges d’or, des sofas somptueux, des armoires brillantes incrustées de bois précieux, et mille bagatelles de grand prix semées avec une négligente profusion. Les seuls convives qu’il y eût, indépendamment de Jonas, étaient le docteur, le directeur gérant et deux autres gentlemen que Montague présenta en bonne et due forme.

« Mon cher ami, je suis enchanté de vous voir. Je crois que vous connaissez Jobling ?

– Je le pense, dit gaiement le docteur en franchissant le cercle pour aller presser la main de Jonas. J’imagine avoir cet honneur. Je l’espère. Mon cher monsieur, je vois que vous vous portez bien. Tout à fait bien, n’est-ce pas ? C’est déjà quelque chose. »

Aussitôt que le docteur lui permit de présenter les deux autres convives, Montague dit :

« Monsieur Wolf, M. Chuzzlewit ; monsieur Pip, M. Chuzzlewit. »

Ces deux gentlemen étaient excessivement heureux d’avoir l’honneur de faire connaissance avec M. Chuzzlewit. Le docteur tira Jonas un peu à part et lui souffla ces mots derrière sa main :

« Des hommes du monde, mon cher monsieur, des hommes du monde. Hem ! M. Wolf, un nom fameux dans les lettres (mais ne parlez pas de ça), un admirable rédacteur de journaux hebdomadaires, oh ! un talent admirable !… M. Pip, artiste dramatique, un homme étonnant, quand on le connaît, oh ! mais étonnant !

– Eh bien, dit Wolf, croisant les bras et reprenant une conversation que l’arrivée de Jonas avait interrompue, et qu’est-ce que lord Nobley a répondu à cela ?

– Ma foi, répliqua Pip avec un juron, il ne sut que répondre, Dieu me damne, monsieur, s’il ne resta pas muet comme un poisson ! Mais vous savez que Nobley est un brave garçon.

– Le meilleur garçon qu’il y ait au monde ! s’écria Wolf. Pas plus tard que la semaine dernière, Nobley me disait : « Pardieu ! Wolf, j’ai un bénéfice à donner : c’est bien dommage que vous n’ayez pas fait votre théologie à l’Université, je veux mourir si je n’aurais pas fait de vous un ministre. »

– C’est bien là lui, dit Pip avec un autre juron. Il l’aurait fait comme il le dit.

– Il n’y a pas à en douter, dit Wolf. Mais vous vouliez nous dire…

– Oh ! oui, s’écria Pip, certainement. Voici où j’en voulais venir. D’abord il resta donc muet, bouche cousue, anéanti ; mais au bout d’une minute il dit au duc : « Voici Pip. Demandez à Pip ; c’est notre ami commun. Demandez à Pip ; il le sait bien. – Dieu me damne ! dit le duc, en ce cas je m’adresse à Pip. Voyons, Pip, est-elle bancale, oui ou non ? Parlez. – Franchement, mademoiselle est bancale, répondis-je. – Ah ! ah ! dit en riant le duc, certainement qu’elle l’est. Bravo ! Pip. Bien dit ! Pip. Je veux, le diable m’emporte ! mourir si vous n’êtes pas une fine lame, Pip. Inscrivez-moi sur la liste de vos visites fashionables toutes les fois que je serai à Londres. » Et c’est ce que j’ai fait jusqu’à ce jour. »

La conclusion de cette histoire causa une immense satisfaction qui ne fit que redoubler à l’annonce du dîner. Jonas se rendit à la salle à manger, à côté de son hôte illustre, et se mit à table entre lui et son ami le docteur. Les autres convives prirent leurs places comme des gens qui connaissaient bien la maison, et tout le monde ne tarda pas à faire honneur au dîner.

Ce dîner était aussi bon qu’il soit possible d’en avoir un avec de l’argent ou à crédit, peu importe. Les mets, les vins et les fruits étaient de première qualité, le service des plus élégants, l’argenterie splendide. M. Jonas était en train de calculer la valeur de cet item seul, quand son hôte le tira de ses pensées.

« Un verre de vin ? dit-il.

– Oh ! dit Jonas, qui en avait déjà bu plusieurs, tant que vous voudrez ; il est trop bon pour que je le refuse.

– Bien dit, monsieur Chuzzlewit ! cria Wolf.

– Un vrai Tom Gog, sur mon âme ! dit Pip.

– Positivement, c’est ça, ah ! ah ! ah ! observa le docteur posant son couteau et sa fourchette pour un instant et se remettant ensuite à la besogne de tout cœur. Le mot est joli… très-joli.

– Vous vous trouvez bien, j’espère ? dit Tigg s’adressant en aparté à Jonas.

– Oh ! ne vous inquiétez pas de moi, répondit celui-ci. Ça va joliment bien.

– J’ai pensé qu’il valait mieux ne pas faire d’extraordinaire, dit Tigg. Vous comprenez ?

– Mais comment donc appelez-vous cela ? répliqua Jonas. Vous ne voulez pas me faire croire que c’est là votre ordinaire de tous les jours ?

– Mon cher ami, répondit Montague en haussant les épaules, c’est comme ça tous les jours de la vie où je dîne à la maison. Je vous donne la fortune du pot. À quoi bon faire quelque chose d’extraordinaire pour vous ? Vous auriez eu bientôt éventé la mèche. « Vous allez faire un petit extra, me disait Crimple. – Ma foi, non ! » lui ai-je dit. Il ne faut pas lui jeter de poudre aux yeux.

– Diable ! ce n’est déjà pas si mal comme ça ! dit Jonas promenant son regard autour de la chambre. Un dîner pareil doit vous coûter les yeux de la tête ?

– Dame ! répliqua l’autre, je ne veux pas faire le fin avec vous : c’est un peu cher. Mais j’aime ça. C’est ma plus forte dépense. »

Jonas poussa sa langue contre sa joue en disant :

« Ça ne m’étonne pas !

– Quand vous serez notre associé, dit Tigg, vous en ferez peut-être autant pour vous débarrasser de votre part dans les bénéfices.

– Pas du tout, répliqua Jonas.

– Vous avez raison, dit Tigg avec une franchise amicale. À quoi bon ? ce n’est point nécessaire. Il faut dans une compagnie qu’il y en ait un qui le fasse pour représenter l’association ; mais puisque j’y trouve du plaisir, c’est mon département. Ça ne vous fait rien, n’est-ce pas, que le dîner soit cher, si c’est un autre qui en fait les frais ?

– Pas le moins du monde, dit Jonas.

– Alors j’espère que vous viendrez souvent dîner chez moi.

– Ah ! dit Jonas, ça m’est égal ; au contraire.

– Et jamais je n’essayerai de vous parler affaires à table ; je vous en fais serment. Ô le rusé, rusé compère ! Avez-vous été assez malin ce matin ? Il faut que je leur conte la chose : ça va bien les amuser. Pip, mon cher ami, j’ai à vous raconter un trait magnifique de mon ami Chuzzlewit, qui est bien le plus rusé coquin que je connaisse ; je vous donne ma parole d’honneur la plus sacrée que c’est le plus rusé coquin que je connaisse, Pip. »

Pip déclara par un serment terrible qu’il était déjà bien sûr du fait. L’anecdote fut racontée et reçue avec de bruyants applaudissements, comme une preuve incontestable de la malice de M. Jonas. Dans un sentiment bien naturel d’émulation, Pip rapporta, à son tour, quelques unes de ses propres ruses ; et Wolf, pour ne point rester en arrière, récita les passages principaux de deux ou trois articles furieusement humoristiques qu’il était en train de composer. Ces échantillons, étant dans ce goût relevé qu’il appelait des teintes chaudes, reçurent l’approbation générale ; et la compagnie tomba d’accord qu’ils étaient pleins d’esprit d’un bout à l’autre.

Jobling murmura à l’oreille de Jonas :

« Des hommes du monde, mon cher monsieur, de véritables hommes du monde ! Pour une personne attachée comme moi à l’exercice d’une profession sérieuse, il n’y a rien de plus récréatif que de se trouver dans cette sorte de société. Non-seulement c’est agréable, car rien ne saurait être plus agréable, mais il y a là un intérêt philosophique, une étude de caractères, mon cher monsieur, de vrais caractères. »

Il est si doux de voir le mérite réel dignement apprécié, quelque direction qu’il suive dans la vie, que l’harmonie générale de la réunion gagna beaucoup sans doute à voir la haute estime où les deux « hommes du monde » étaient tenus par les classes supérieures de la société et par les braves défenseurs du pays des armées de terre et de mer, mais particulièrement par les premiers. Il n’y avait pas la moindre de leurs aventures à laquelle ne se trouvât mêlé un colonel ; les lords pleuvaient comme les jurons, et le sang royal lui-même coulait à pleins bords dans le ruisseau fangeux de leurs souvenirs personnels.

« Je crains que M. Chuzzlewit ne le connaisse pas, dit Wolf, par allusion à un certain personnage d’illustre lignage qui avait précédemment figuré dans une anecdote.

– Non, dit Tigg, mais nous mettrons M. Chuzzlewit en contact avec cette espèce de gens.

– Il aimait beaucoup la littérature, fit observer Wolf.

– Vrai ? dit Tigg.

– Oh ! certainement. Il s’est abonné à mon journal pendant plusieurs années. Savez-vous qu’il faisait de temps en temps de bonnes plaisanteries là-dessus ? Il demanda une fois à certain vicomte de mes amis (Pip le connaît bien) : « Quel est le nom du rédacteur ? – Wolf. – Wolf ? En effet il déchire à belles dents comme un loup31. Gare au loup ! comme dit le proverbe. » J’étais trop sensible au compliment pour ne pas l’imprimer dans le premier numéro.

– Et le fils du vicomte ! s’écria Pip, qui ne parlait jamais sans un nouveau juron. Le fils du vicomte ! Un soir, il vint nous voir en retournant chez lui avec sa belle ; il était un peu en train : « Où est Pip ? dit-il. J’ai besoin de voir Pip. Montrez-moi Pip ! – Qu’est-ce qu’il y a, milord ? – Shakespeare n’est qu’une mauvaise plaisanterie, Pip ! Qu’est-ce qu’on peut trouver de beau dans Shakespeare, Pip ? Pour moi, je ne lis jamais ça. Que diable ! qu’est-ce que tout cela signifie, Pip ? Les vers de Shakespeare sont sur leurs pieds ; mais j’aimerais mieux des jambes, et il n’y en a pas pour la peine, n’est-ce pas, Pip ? Juliette, Desdemona, lady Macbeth et tout le reste, quels que soient leurs noms, n’avaient donc pas de jambes, qu’il ne les fait pas voir au public ? On croirait, à l’entendre, qu’il n’y a que des miss Biffins au monde32, Pip. Tenez, je vais vous dire, ce que la foule appelle poésie dramatique n’est qu’une collection de sermons. Est-ce que je vais au théâtre pour y entendre le prêche ? Non, Pip. Si j’en avais envie, c’est à l’église que j’irais. Quel est le légitime objet du drame, Pip ? La nature humaine. Les jambes ne sont peut-être pas une partie intéressante de la nature humaine ! Eh bien, faites-nous une quantité de pièces à ballet où l’on montre ses jambes, Pip, et je vous soutiendrai, mon gaillard ! » Et je suis fier de dire, ajouta Pip, qu’il m’a joliment soutenu. »

La conversation devenant générale, on demanda l’opinion de M. Jonas sur ce sujet, et, comme cette opinion se trouva pleinement d’accord avec la manière de voir de M. Pip, ce gentleman en fut extrêmement flatté. Pip et Wolf avaient tant de rapport avec Jonas qu’ils devinrent d’excellents amis, et qu’entre cette amitié de plus en plus croissante et les fumées du vin, Jonas devint très-communicatif.

Il ne faut pas croire, quand il s’agit d’un tel homme, que plus il devient communicatif, plus il est agréable : bien au contraire, son mérite ressort peut-être avec avantage de son silence. Sachant au fond du cœur qu’il n’avait aucun moyen de se mettre sur un pied d’égalité avec les autres convives, si ce n’est en déployant cette profondeur et cette finesse qu’on avait vantées en lui, Jonas fit un grand étalage de ces qualités, et il fut tellement profond et fin qu’il se perdait dans sa propre profondeur, et s’enferrait lui-même sans s’en douter.

Il était dans ses habitudes et dans sa nature de déployer ses qualités aux dépens de son amphitryon ; et tandis qu’il buvait le vin généreux et prenait sa part de la monstrueuse profusion de son hôte, il se plaisait à railler l’extravagance qui lui faisait faire à grands frais un si bonne chère. Même dans un festin si désordonné et dans une compagnie plus que douteuse, cette disposition eût pu avoir quelque suite fâcheuse, si Tigg et Crimple, s’appliquant à connaître leur homme à fond, ne lui eussent donné toute licence ; sachant bien que, plus il en prendrait, plus ce serait utile à leurs projets. Ainsi, tandis que ce hérisson maladroit, dupe de ses adversaires en dépit de toute sa finesse, se croyait bien à l’abri sous ses pointes acérées qu’il leur présentait de tous côtés, il ne faisait au contraire que trahir à leurs yeux vigilants son côté vulnérable.

Soit que les deux gentlemen qui avaient si bien contribué à satisfaire l’intérêt philosophique du docteur (lequel, par parenthèse, s’était glissé tranquillement dehors, après avoir avalé son compte habituel de petits verres), eussent reçu d’avance les instructions de leur hôte ou se fussent inspirés de tout ce qu’ils pouvaient entendre et voir, le fait est qu’ils remplissaient leur rôle à merveille. Ils sollicitaient l’honneur de faire plus ample connaissance avec Jonas ; ils l’assuraient qu’ils auraient le plaisir de l’introduire dans cette société élevée où il était appelé à briller, et, de la manière la plus cordiale, ils l’informaient qu’ils mettaient entièrement à sa disposition les avantages de leurs relations respectives. En un mot, ils lui dirent : « Soyez des nôtres ! » Jonas répondit qu’il leur était infiniment obligé, et qu’il ne demandait pas mieux, en ajoutant in petto que, tant qu’on le régalerait, on pouvait compter sur lui.

Après le café qui fut servi dans la salle à manger, il y eut un court intervalle de conversation dont Pip et Wolf firent principalement les frais ; conversation de haut goût et fortement assaisonnée d’épices. Quand elle commençait à languir, Jonas la relevait avec ardeur, estimant la valeur du mobilier, s’informant si tel ou tel article était payé, demandant ce qu’il avait pu coûter, et ainsi de suite, s’imaginant par là qu’il vexait horriblement Montague, et qu’il y trouvait l’occasion de présenter ses propres qualités sous leur jour le plus brillant.

Plusieurs verres de punch au vin de Champagne animèrent un moment les plaisirs de la soirée ; mais, après quelques démonstrations bruyantes et quelques mots sans suite, tout finit par la sortie des deux hommes du monde qui s’éloignèrent en chancelant, et par un somme que M. Jonas fit sur un des sofas.

Comme Jonas n’était pas en état de comprendre où il se trouvait, on donna ordre à M. Bailey d’appeler un fiacre pour le ramener chez lui : ce jeune gentleman dut lui-même, pour exécuter la commission, s’arracher aux douceurs du sommeil qu’il goûtait dans le vestibule. Il était alors près de trois heures du matin.

« Pensez-vous qu’il soit pris à l’hameçon ? murmura Crimple, assis à l’écart dans un coin du salon avec son associé et observant Jonas étendu sur le canapé.

– Un peu, dit Tigg sur le même ton. Et l’hameçon ne cassera pas, il est solide. Nadgett a-t-il été ce soir aux renseignements ?

– Oui. Je suis sorti pour lui parler. Comme il a vu que vous aviez du monde, il s’est retiré.

– Pourquoi ça ?

– Il a dit qu’il reviendrait demain matin de bonne heure, quand vous seriez encore au lit.

– Dites-lui de n’y pas manquer et envoyez-le-moi avant que je me lève. Chut ! voici le domestique. Voyons, monsieur Bailey, ramenez ce gentleman chez lui, et ne le quittez pas qu’il n’y soit rentré sain et sauf. Holà ! sus, Chuzzlewit, holà ! »

Ils soulevèrent Jonas non sans peine et l’aidèrent à descendre l’escalier ; là, ils lui posèrent son chapeau sur la tête et le hissèrent dans le fiacre. M. Bailey, l’y ayant enfermé, monta sur le siège auprès du cocher, en fumant son cigare avec un air de satisfaction toute particulière ; cette besogne dont il était chargé avait en effet un caractère de débauche élégante qui répondait parfaitement à ses goûts.

On arriva bientôt à la maison de la Cité. M. Bailey se jeta en bas du siège et témoigna de la vivacité de ses sentiments en frappant un coup comme jamais peut-être on n’en avait entendu de semblable dans ce quartier, depuis le grand incendie de Londres. Il fit quelques pas en arrière dans la rue pour observer de l’effet de cet exploit, et remarqua qu’une faible lumière, tout à l’heure visible à un étage supérieur, disparaissait pour descendre l’escalier. Afin de savoir d’avance qui tenait cette bougie, M. Bailey fit un bond vers la porte et appliqua un œil au trou de la serrure.

C’était Merry, la joyeuse Merry en personne. Mais quelle triste, quelle étrange altération dans ses traits ! Elle était si flétrie, si abattue, si chancelante, si craintive, si accablée, si brisée, qu’il eût éprouvé moins de surprise à la voir étendue paisiblement dans son cercueil.

Elle posa sa bougie sur une tablette, à l’angle du mur, et appuya sa main contre son cœur, sur ses yeux, sur sa tête brûlante. Puis elle s’approcha de la porte, en marchant d’un pas si égaré et si précipité, que M. Bailey en perdit son aplomb, et qu’il avait encore l’œil fixé à la place où avait été le trou de la serrure quand Merry avait déjà ouvert la porte.

« Ah ! ah ! dit M. Bailey avec un certain effort. C’est vous ? Qu’est-ce que vous avez donc ? Est-ce que vous êtes malade ? »

À travers l’étonnement qu’elle éprouvait en reconnaissant le groom sous son costume si différent de celui d’autrefois, elle retrouva son ancien sourire. M. Bailey en fut ravi ; mais, un moment après, il se sentit affligé de nouveau, car il vit des larmes mouiller les pauvres yeux éteints de Merry.

« N’ayez pas peur, dit Bailey. Il n’y a pas de quoi ! Je ramène chez lui M. Chuzzlewit. Il n’est point malade. Il a seulement bu un petit coup, vous savez. »

M. Bailey se mit à vaciller dans ses bottes pour figurer l’ivresse.

« Est-ce que vous venez de chez mistress Todgers ? demanda Merry toute tremblante.

– De chez mistress Todgers ? Dieu merci, non ! s’écria M. Bailey. Je n’ai plus rien de commun avec la maison Todgers. Il y a longtemps que je l’ai plantée là. Votre mari est venu dîner chez mon maître dans le West-End. Est-ce que vous ne saviez pas qu’il devait venir nous voir ?

– Non, dit-elle d’une voix mal assurée.

– Ah ! c’est pourtant comme ça. Nous sommes de fameux gaillards, allez ! je vous en réponds. Ne sortez pas, vous attraperiez un rhume de cerveau. Je vais vous l’amener. »

Et M. Bailey, témoignant par sa contenance la confiance parfaite où il était de pouvoir facilement porter Jonas, s’il le fallait, ouvrit la portière, abaissa le marchepied, et, secouant le dormeur, lui cria :

« Nous voici arrivés, mon bijou. Allons, relevez-vous ! »

Jonas avait repris assez l’usage de ses sens pour pouvoir répondre à cet appel et s’élancer d’un bond hors de la voiture, tombant la tête la première comme un paquet, au grand risque de compromettre la personne de M. Bailey. Quand notre homme se trouva sur le pavé, M. Bailey commença par s’appuyer contre le mur, puis avec adresse le souleva par derrière, et ayant fini par le mettre sur ses pieds, il l’introduisit dans la maison.

« Passez d’abord avec la lumière, dit Bailey à mistress Jonas ; nous vous suivrons. Ne tremblez donc pas comme ça, il ne vous fera pas de mal. Je sais ce que c’est ; quand j’ai bu une goutte de trop, je suis plein de bons sentiments. »

Merry prit les devants ; son mari et Bailey, à force de tomber l’un sur l’autre et de se heurter mutuellement, arrivèrent enfin au salon du premier étage, où Jonas se laissa choir sur un siège.

« Voilà ! dit M. Bailey. À présent, c’est bon. Vous n’avez que faire de pleurer, Dieu merci ! le voilà solide comme un roc. »

La misérable brute avec son costume en désordre, son visage en compote et ses cheveux emmêlés, s’assit en clignant de l’œil et en vacillant, roulant ses yeux hébétés jusqu’à ce que reprenant par degrés l’intelligence de ce qui l’entourait, il reconnut sa femme et lui montra le poing.

« Ah ! s’écria M. Bailey, mettant le sien sur sa hanche avec une nouvelle émotion, n’allez-vous pas faire le méchant ? que je vous voie !… avisez-vous de ça !…

– Je vous en prie, allez-vous-en, dit Merry. Bailey, mon bon ami, allez-vous-en. Jonas ! ajouta-t-elle en posant timidement sa main sur l’épaule de son mari et penchant la tête vers lui ; Jonas !

– Voyez-moi ça ! s’écria Jonas qui étendit la main pour la repousser. Voyez-moi cette créature-là ! Voilà-t-il pas un beau morceau !

– Cher Jonas !…

– Cher démon ! répliqua-t-il avec un geste féroce. Voilà-t-il pas un beau carcan à se mettre au cou pour toute sa vie, mauvaise petite chatte avec ses miaoux et sa face blême ! Retirez-vous de ma vue !

– Je sais que vous ne pensez pas ce que vous dites, Jonas. Vous ne parleriez pas ainsi si vous étiez à jeun. »

– Prenant un air de gaieté forcée, elle donna à Bailey une pièce d’argent et le supplia de nouveau de sortir. Il y avait tant de chaleur dans cette supplication, que le jeune garçon n’eut pas le courage de rester là plus longtemps. Cependant il s’arrêta au bas de l’escalier et se mit à écouter.

« Je ne parlerais pas ainsi si j’étais à jeun ! répéta Jonas. Vous savez bien le contraire. Est-ce que je ne vous ai jamais parlé ainsi quand j’étais à jeun ?

– Oh ! si, bien souvent ! répondit-elle à travers ses larmes.

– Écoutez ! cria Jonas en frappant du pied le parquet. Il y a eu un temps où vous m’avez fait endurer votre belle humeur, et, ma foi, maintenant c’est à vous à endurer la mienne. Je m’étais toujours promis qu’il en serait ainsi. Je ne vous ai pas épousée pour autre chose ; je vous ferai voir quel est le maître de nous deux et quel est l’esclave !

– Le ciel sait si je suis obéissante, dit la jeune femme en sanglotant. Je le suis plus que je n’aurai jamais cru pouvoir me résigner à l’être ! »

Jonas se mit à rire tout triomphant dans son ivresse.

« Ah ! vous commencez donc à vous en apercevoir !… Patience, vous en verrez bien d’autres avec le temps. Les griffons ont des griffes, ma belle. Il n’y a pas de joli petit dédain que vous m’ayez fait subir, pas de jolis tours que vous m’ayez joués, pas de jolie petite insolence que vous m’ayez témoignée, que je ne sois disposé à vous faire payer au centuple. Pourquoi donc croyez-vous que je vous aie épousée, beau mufle ? » dit-il avec un dédain sauvage.

Comment ne se laissa-t-il pas au moins attendrir en l’entendant chanter un air qu’il aimait, pour essayer, malgré la douleur dont son cœur débordait, de le faire changer d’humeur ?

« Oh ! oh ! dit-il, vous êtes sourde, à ce qu’il paraît ? Vous ne m’entendez pas ? Tant mieux pour vous. Je vous hais. Je me hais moi-même d’avoir eu la folie de me mettre un boulet pareil au pied pour le seul plaisir de le piétiner à mon gré. Quand je pense qu’avec la perspective qui s’ouvre en ce moment devant moi, je pourrais épouser n’importe qui ! Mais non, je ne le voudrais pas ; je resterais célibataire, je vivrais seul, en garçon, avec des amis que j’ai. Au lieu de cela, me voilà lié à une bûche. Pouah ! Qu’avez-vous besoin de venir me montrer votre face blême quand je rentre chez moi ? Ne voulez-vous pas me laisser le plaisir de vous oublier ?

– Comme il est tard ! » dit-elle d’un ton enjoué. Puis ouvrant la persienne après un intervalle de silence : « Il est grand jour, Jonas.

– Grand jour ou nuit noire, qu’est-ce que ça me fait à moi ? fut l’aimable réponse du mari.

– C’est égal, la nuit a passé vite. J’en ai été quitte pour veiller un peu ; ce n’est pas grand’chose.

– Une autre fois, veillez encore pour moi, et vous verrez ! grommela Jonas.

– J’ai lu toute la nuit, continua-t-elle. J’ai commencé quand vous êtes parti, et j’ai continué jusqu’à votre retour. C’est la plus étrange histoire, Jonas, et elle est véritable, à ce que dit le livre. Je vous la raconterai demain.

– Ah ! elle est véritable ? dit Jonas d’un ton bourru.

– Le livre le dit.

– Qu’est-ce qu’elle chante, cette histoire ? Ne parle-t-elle pas d’un homme bien résolu à dompter sa femme, à briser son esprit, à rompre son caractère, à fouler aux pieds ses caprices comme autant de coquilles de noix, à la tuer, peut-être ?…

– Non, pas un mot de cela, répondit-elle vivement.

– Ah !… Ce sera pourtant une histoire véritable, avant peu, bien que le livre n’en dise pas un mot. C’est un livre menteur, à ce que je vois, et un livre écrit pour des menteurs, qui plus est. Mais vous êtes sourde. Je l’avais oublié. »

Il y eut un nouvel intervalle de silence : le jeune groom se mettait en devoir de s’esquiver quand il entendit le pas de Merry sur l’escalier ; il s’arrêta. Elle alla vers Jonas, à ce qu’il sembla, et lui parla avec tendresse, lui disant qu’en toute chose elle défèrerait à sa volonté, qu’elle consulterait ses désirs et lui obéirait, et qu’ils seraient tous deux bien heureux ensemble, s’il voulait être gentil avec elle. Il lui répondit par une imprécation et… par un soufflet ? Ce n’est pas possible. Si fait. C’est la vérité : oh ! le lâche ! il répondit par un soufflet.

Pas de pleurs, pas de colère, pas de reproches éclatants. Ses pleurs mêmes, ses sanglots, elle les étouffa en s’attachant étroitement à son mari. Elle se borna à lui dire, à lui répéter dans le désespoir de son cœur :

« Comment pouvez-vous… pouvez-vous… pouvez-vous… »

Le reste se perdit dans ses larmes.

Ô femme, bien-aimée de Dieu dans la vieille Jérusalem ! le meilleur d’entre nous doit être indulgent pour tes fautes, ne fût-ce que par respect pour la souffrance que tu éprouveras d’être obligée de porter contre nous un terrible témoignage au jour suprême du jugement !

Chapitre IV. Dans lequel on verra tour à tour des personnages précoces, des personnages dans l’exercice de leur profession, des personnages mystérieux. §

Soit qu’il fût agité par le souvenir de ce qu’il avait vu et entendu la nuit précédente, soit tout simplement qu’il eût fait l’agréable découverte qu’il n’avait rien à faire, M. Bailey, dans l’après-midi suivante, se sentit disposé à rechercher le plaisir d’une aimable compagnie et se hâta de partir pour aller voir son ami Poll Sweedlepipe.

À l’annonce bruyante que donna la petite sonnette de l’arrivée d’un visiteur (car M. Bailey l’avait tirée de toutes ses forces), Poll Sweedlepipe s’arracha à la contemplation d’un hibou favori et fit à son jeune ami un accueil empressé.

« Tiens, dit Poll, le jour vous avez encore bien meilleur mine qu’à la lumière. Jamais je n’ai vu un petit camarade si bien ficelé.

– C’est comme ça, Polly. Comment va notre belle amie Sairah ?

– Oh ! elle va très-bien, dit Poll. Elle est à la maison.

– Savez-vous, Poll, que Sairah a de beaux restes ? dit M. Bailey, d’un air d’indifférence coquette.

– Oh ! pensa Poll, est-il vieux pour son âge ! qui dirait cela à le voir ?

– Il y a trop de mie, par exemple ; elle est trop grosse, Poll. Mais il y a bien des femmes de son âge qui ne la valent pas.

– Le hibou lui-même en a les yeux tout écarquillés, pensa Poll ; ça ne m’étonne pas, de la part de l’oiseau de la sagesse. »

Poll venait d’aiguiser ses rasoirs, qui étaient encore étalés tout ouverts en rang d’oignons, tandis qu’un énorme cuir à repasser pendait à la muraille. À la vue de ces préparatifs, M. Bailey se frotta le menton ; une pensée subite sembla s’être présentée à son esprit.

« Ami Poll, dit-il, je n’ai pas le museau aussi frais que je voudrais. Puisque me voilà ici, je ne ferai pas mal de me faire raser et attifer un peu. »

Le barbier resta pétrifié : mais M. Bailey ôta sa cravate et s’installa dans le grand fauteuil à barbe avec toute la dignité et tout l’aplomb d’un vieux reître. Il n’y avait pas moyen de résister à ça. La vue et le toucher avaient beau protester contre cette prétention, car son menton était aussi uni qu’un œuf frais ou qu’un fromage de Hollande qu’on vient de gratter, Poll Sweedlepipe n’aurait pas osé pour tout au monde déclarer, même sur l’Évangile, qu’il n’avait pas la barbe d’un rabbin.

« N’allez pas à rebrousse-poil, s’il vous plaît, Poll, dit M. Bailey, tendant son visage pour recevoir la mousse. Vous pourrez faire comme vous l’entendrez pour mes bouts de favoris ; ça m’est égal. »

Le bon petit barbier resta à le contempler avec le blaireau et la boîte à savon dans sa main, les faisant tourner d’un air d’hésitation risible, comme si quelque fascination l’empêchait de commencer l’opération. Enfin il attaqua la joue de M. Bailey ; puis il s’arrêta de nouveau, comme si le fantôme de barbe qu’il poursuivait venait encore de lui glisser des doigts ; mais encouragé doucement par sa pratique, sous cette forme d’incitation : « Allons ! vite et bien ! » il le savonna à outrance. À travers la mousse M. Bailey souriait, plein de satisfaction.

« Passez doucement votre rasoir sur la pierre, Poll, et prenez garde d’écorcher mes boutons. »

Poll Sweedlepipe obéit et enleva la mousse avec un soin tout particulier. M. Bailey louchait à chaque coup de rasoir, pour regarder la mousse du linge à barbe placé sur son épaule gauche, dans l’espoir d’y trouver quelque poil microscopique, et on l’entendait murmurer de temps en temps : « Diable ! cette barbe est encore un peu plus rouge que je ne voudrais, Poll. » L’opération étant achevée, Poll se recula et le contempla de nouveau, tandis que M. Bailey, s’essuyant le visage avec une serviette, faisait l’observation que, « après une nuit blanche rien ne rafraîchissait mieux un homme qu’un petit coup de rasoir. »

Il était en train de rattacher sa cravate devant une glace, en bras de chemise, et Poll avait nettoyé son instrument pour la première pratique qui se présenterait, quand mistress Gamp, descendant l’escalier, jeta un regard dans la boutique pour donner au barbier un bonjour matinal. Touché du malheur qu’elle avait eu de concevoir à son égard un sentiment auquel il n’était pas dans la nature qu’il pût répondre, M. Bailey s’empressa de la flatter par quelques paroles de tendresse.

« Holà ! dit-il, Sairah ! Je n’ai pas besoin de vous demander comment vous vous êtes portée depuis ces derniers temps, car vous êtes florissante. En pleine fleur, en pleins boutons. N’est-ce pas, Polly ?

– Voyez-vous l’audace de ce petit téméraire ! cria mistress Gamp, qui au fond n’était pas mécontente du compliment. Ça frétille déjà comme un jeune moineau ! Je ne voudrais pas pour cinquante livres sterling être la mère de cette créature ! »

M. Bailey considéra cette déclaration comme un aveu délicat de l’amour de la dame, comme une manière de faire entendre qu’il n’y avait pas d’argent au monde auquel elle voulût faire le sacrifice de ses espérances. Il se sentit flatté. L’affection désintéressée flatte toujours.

« Ah ! mon Dieu ! dit en gémissant mistress Gamp qui se laissa tomber dans le fauteuil à barbe ; savez-vous, monsieur Sweedlepipe, que les gens de ce brave Bull ont fait de leur mieux pour me séduire ? c’est bien de tous les malades de cette vallée de ténèbres celui qui vous donne le plus de fil à retordre. »

C’était l’habitude de mistress Gamp, comme des autres personnes de sa profession, de parler ainsi de ses meilleures pratiques : cette tactique avait pour double effet de décourager les compétiteurs de l’emploi et de faire comprendre aux clients la nécessité de bien traiter les gardes-malades.

« On parle de constitution ! observa mistress Gamp. Il faudrait en avoir une de fer pour supporter cela. Mme Harris me disait précisément l’autre jour : « Oh ! Sairey Gamp, qu’elle me disait, comment pouvez-vous y tenir ? – Madame Harris, que je lui dis, ce n’est pas en nous-mêmes que nous en puisons la force ; nous la puisons ailleurs ; c’est dans nos sentiments religieux, et ils ne nous font pas défaut. – Sairey, me dit mistress Harris, il n’y a que ça dans la vie : il n’y a pas autre chose que ça. »

Le barbier fit entendre un léger murmure, comme pour dire que l’observation de Mme Harris, bien qu’elle ne fût peut-être pas aussi intelligible qu’on eût pu l’espérer d’une telle autorité, faisant également honneur à son esprit et à son cœur.

« Et maintenant, poursuivit mistress Gamp, et maintenant, est-ce que je ne vais pas à vingt milles de distance m’exposer à toutes les chances les plus pénibles qu’ait jamais subies une garde-malade au mois ? Mistress Harris me disait, avec un cœur de femme et de mère battant dans sa poitrine humaine, elle me disait : « Mais ne partez donc pas, Sairey, au nom du bon Dieu ! – Et pourquoi est-ce que je ne partirais pas, madame Harris ? que je lui répliquai. Mistress Gill, que je dis, n’a-t-elle pas toujours été à l’heure ? et vous croyez, madame (je vous parle comme à une mère), qu’elle va commencer à se déranger ? Souvent et souvent je l’ai entendu lui-même répéter, que je dis à mistress Harris en parlant de M. Gill, qu’il parierait six pence quand on voudrait que sa femme n’avait pas besoin de l’almanach de cabinet pour se rappeler le quantième à jour fixe ; et vous croyez, madame, que je dis, qu’elle va y manquer pour la première fois ? – Non, madame, dit mistress Harris, non, ce n’est pas dans le cours de la nature. Mais, dit-elle, les yeux pleins de larmes, vous savez mieux que moi, avec votre expérience, comme il faut peu de chose pour nous tourner les sens. Il suffit pour cela d’un spectacle de polichinelle, d’un ramonage de cheminée, d’un chien de Terre-Neuve ou d’un homme ivre qui tourne brusquement le coin de la rue. » Et ça, c’est vrai, monsieur Sweedlepipe, dit mistress Gamp, on ne peut le nier ; et, bien que mon compte soit fait pour une semaine entière, je m’en vais avec le cœur affligé, je puis vous l’assurer, monsieur.

– Vous êtes si remplie de zèle ! dit Poll. Vous vous donnez tant de mal !

– Si je me donne du mal ! s’écria mistress Gamp, levant ses mains et ses yeux tout à la fois ; vous dites bien là la vérité, monsieur, la pure vérité ; je m’en donne d’un dimanche à l’autre, sans désemparer. Je compatis si bien aux souffrances d’autrui ! Vous ne voudriez pas croire que je les ressens encore plus vivement que les miennes ; si toutes les familles que j’ai eues le savaient et qu’on rendît justice aux gens, elles me devraient une belle neuvaine à la fontaine de Saint-Polge.

– Où va donc le malade ? demanda Sweedlepipe.

– Dans le Hartfortshire où c’qu’est son air natal. Mais il n’y a pas d’air natal qui tienne, il n’en reviendra jamais.

– Est-il aussi mal que cela ? demanda le barbier d’un air d’intérêt. En vérité ! »

Mistress Gamp secoua mystérieusement la tête et plissa ses lèvres :

« Il y a, dit-elle, des fièvres de l’esprit aussi bien que du corps. Vous pouvez avaler votre tisane limoneuse jusqu’à extinction sans guérir ces fièvres-là.

– Ah ! dit le barbier, ouvrant ses yeux et leur donnant son expression de corbeau ; oh ! mon Dieu !

– Non, ça pourra vous gonfler comme un ballon, et vous rendra léger de corps comme un zéphyr, dit mistress Gamp. Mais, quand vous avez des choses qui vous trottent dans la tête et qui vous ôtent votre sommeil, votre esprit n’en sera pas moins lourd comme un plomb.

– Et quelles sont donc les choses qui vous trottent dans la tête ? demanda Poll, mordant ses ongles avec acharnement, tant il se sentait d’intérêt pour ce genre de maladie. Est-ce que ça serait des revenants ? »

Mistress Gamp, qui peut-être avait été déjà entraînée plus loin qu’elle ne voulait par la curiosité pressante du barbier, renifla d’une façon extraordinairement significative, en disant qu’il n’était pas question de ça.

« Cette après-midi, poursuivit-elle, je dois partir avec mon malade dans la voiture. Je m’arrêterai avec lui un jour ou deux, jusqu’à ce qu’il se procure une garde du pays (et elles sont fameuses, les gardes du pays, des filles de basse-cour qui n’entendent rien à la besogne), puis je m’en reviendrai ; et vous voyez si j’en ai de la peine, monsieur Sweedlepipe. Mais j’espère que tout ira bien en mon absence, vu que, comme dit mistress Harris, mistress Gill peut prendre son temps avec moi, le jour et la nuit ; ça m’est égal. »

Pendant que les observations précédentes, adressées exclusivement au barbier par mistress Gamp, allaient leur train, M. Bailey avait rattaché sa cravate, remis son habit, et s’était fait des grimaces hideuses dans la glace. En entendant mistress Gamp lui adresser personnellement la parole, il se retourna pour se mêler à la conversation.

« Vous n’êtes pas revenu dans la Cité, monsieur, je suppose, dit mistress Gamp, depuis le jour où nous nous sommes trouvés tous les trois chez M. Chuzzlewit ?

– Pardon, Sairah, j’y ai été, pas plus tard que la nuit dernière.

– La nuit dernière ! s’écria le barbier.

– Oui, Poll, c’est comme ça. Vous pourriez même dire ce matin, si vous tenez à être exact. M. Chuzzlewit a dîné chez nous.

– Qu’est-ce que ce petit démon-là veut dire par le mot : « nous ? » dit mistress Gamp avec un geste d’impatience prononcé.

– Moi, et mon maître, Sairah. Il a dîné chez nous ; nous nous sommes bien amusés, Sairah, tellement que j’ai été obligé de le ramener chez lui en fiacre à trois heures du matin. »

Le jeune drôle avait sur le bout de la langue le récit de la scène qui s’en était suivie ; mais se rappelant que la chose pourrait bien arriver aux oreilles de son maître, et songeant aux recommandations réitérées qui lui avait faites M. Crimple « de ne point jaser, » il se contint et se borna à ajouter : « Sa femme veillait en l’attendant.

– Et tout considéré, dit aigrement mistress Gamp, elle aurait fait mieux de ne pas aller se fatiguer à ce métier-là. Paraissent-ils être en bonne intelligence, monsieur ?

– Oh ! oui, répondit Bailey, en assez bonne intelligence.

– J’en suis bien satisfaite, dit mistress Gamp avec un second reniflement significatif.

– Il n’y a pas si longtemps qu’ils sont mariés, fit observer Poll en se frottant les mains, pour ne pas vivre en bonne intelligence.

– C’est vrai… dit Mme Gamp, toujours aussi significative.

– Surtout, continua le barbier, si le gentleman a bien le caractère que vous lui avez reconnu.

– Je parle comme je pense, monsieur Sweedlepipe, dit mistress Gamp. Je serais bien fâchée de faire autrement ! Mais nous ne savons jamais ce qui est caché dans le cœur d’autrui, et, si nous avions à cet endroit-là des carreaux de vitre, nous aurions souvent besoin, je ne parle pas pour moi, de fermer les volets, je puis vous l’assurer !

– Mais enfin vous ne voulez pas dire… commença Poll Sweedlepipe.

– Non, dit mistress Gamp, l’interrompant tout net, non du tout, du tout. Ne vous imaginez pas ça. Les tortures de l’Imposition ne sauraient me contraindre à l’avouer. Tout ce que je dis, ajouta la bonne femme en se levant et en drapant son châle autour d’elle, c’est qu’on m’attend au Bull et que je perds ici des moments précieux. »

Le petit barbier, à qui son ardente curiosité inspirait un vif désir de voir le malade de mistress Gamp, proposa à M. Bailey d’accompagner tous deux la brave dame jusqu’au Bull, pour assister au départ de la voiture. Le jeune gentleman y consentit, et ils partirent ensemble.

Quand ils furent arrivés à la taverne, mistress Gamp (qui était en grande toilette pour le voyage avec son dernier costume de deuil), laissa ses amis se récréer dans la cour, tandis qu’elle montait à la chambre du malade, que mistress Prig, digne collègue de mistress Gamp, était en train d’habiller.

Le malade était tellement affaibli, qu’il semblait que ses os allaient craquer au premier mouvement qu’il ferait. Ses joues étaient creuses et ses yeux extraordinairement grands. Il se tenait renversé dans son fauteuil, et ressemblait moins à un vivant qu’à un mort. Ses yeux languissants se tournèrent vers la porte quand Mme Gamp parut, et il était si faible qu’il ne paraissait pas avoir la force de les remuer.

« Eh bien, comment allons-nous maintenant ? demanda Mme Gamp. Nous avons une mine charmante.

– En ce cas nous paraissons plus charmant que nous ne le sommes pour de vrai, répliqua mistress Prig, dont l’humeur était passablement irritable. Il faut que nous soyons descendu du lit avec la jambe gauche ; car nous sommes bien mal monté. Jamais je n’ai vu un homme pareil. Si on l’avait écouté, il n’aurait jamais consenti à se laisser lever.

– Elle m’a mis le savon dans la bouche, dit d’une voix faible l’infortuné malade.

– Tiens, pourquoi donc vous ne la fermiez pas ? répliqua mistress Prig. Est-ce que vous croyez qu’on peut vous laver le nez sans vous mouiller la bouche, et s’éreinter à toute sorte de belles besognes comme ça pour une demi-couronne par jour ? Si vous voulez être mijoté, il faut payer en conséquence.

– Ô mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria le patient.

– Là ! voyez-vous ! dit mistress Prig, voilà ses manières de se comporter, Sarah, depuis que je l’ai tiré du lit, il n’a pas fait autre chose.

– Au lieu d’être reconnaissant de tous nos petits services, fit observer mistress Gamp. Fi ! qu’c’est vilain, monsieur ! fi ! qu’c’est vilain ! »

Ici mistress Prig empoigna le malade par le menton, et se mit à lui étriller sa malheureuse tête avec une brosse à cheveux.

« Je suppose que vous n’aimez pas trop ça non plus, » dit-elle, s’arrêtant pour le considérer.

Il était bien possible en effet qu’il ne goûtât point cet exercice ; car la brosse était un spécimen de ce que l’art moderne peut produire de plus rude en instruments de ce genre ; et les paupières du malade devinrent toutes rouges par la suite de la friction. Mistress Prig fut enchantée de trouver qu’elle ne s’était pas trompée dans sa supposition, et dit d’un accent de triomphe : « Je le savais bien ! »

Quand les cheveux eurent été convenablement enfoncés, rabattus sur ses yeux, mistress Prig et mistress Gamp mirent au malade sa cravate, lui ajustant son col de chemise avec beaucoup d’habileté, de manière que les bouts empesés pussent en même temps attaquer cet organe et lui procurer une ophtalmie artificielle. On lui passa ensuite son gilet et son habit ; et, comme chaque bouton était accroché tout de travers dans une boutonnière réfractaire, et qu’on avait changé ses bottes de pied, le pauvre diable présentait, à tout prendre, une piètre figure.

« Je crois que je ne suis pas bien arrangé, dit le malheureux jeune homme d’une voix affaiblie. Je me sens comme si j’étais dans les habits d’un autre. Je suis tout d’un côté, et vous m’avez fait une jambe plus courte que l’autre. Il y a aussi une bouteille dans ma poche. Pourquoi voulez-vous me faire asseoir sur une bouteille ?

– Que le diable emporte cet homme ! s’écria mistress Gamp, retirant l’ustensile de la poche, où il n’avait que faire. Il serait parti en emportant ma bouteille de nuit. Je m’étais fait un petit buffet de son habit lorsqu’il était suspendu derrière la porte ; et ma foi, Betsey, j’avais entièrement oublié cette circonstance. Vous trouverez, ma chère, dans son autre poche, un ou deux croquets avec un peu de thé et de sucre, si vous voulez bien avoir la bonté de les y chercher. »

Betsey retira les objets en question, en même temps que divers autres articles généralement connus sous le nom de bouts de chandelles ; et mistress Gamp les transvasa dans sa propre poche, espèce de cabas de nankin. En ce moment arrivèrent pour les deux dames des rafraîchissements sous forme de côtelettes de mouton et de bière forte, et pour le malade un bouillon. À peine avait-on achevé de faire honneur à cette collation, que John Westlock parut.

« Debout et habillé ! s’écria John, s’asseyant auprès du malade. Voilà qui est brave. Comment vous trouvez-vous ?

– Beaucoup mieux, mais très-faible.

– Cela n’est pas étonnant. Vous avez été rudement étrillé. Mais l’air de la campagne, le changement de lieu, feront bientôt de vous un autre homme ! Vraiment, mistress Gamp, ajouta John en riant, tandis qu’il arrangeait avec un soin empressé les vêtements du malade, vous n’êtes pas forte sur la toilette d’un gentleman.

– M. Leewsome n’est pas un homme commode à habiller, monsieur, répliqua mistress Gamp avec dignité ; Betsey Prig et moi nous pourrions l’affirmer, si besoin était, devant le lord-maire et les aldermen. »

John en ce moment faisait face au malade, et il était en train de le soustraire à la torture du col de chemise ci-dessus mentionné, quand son ami lui dit à demi-voix :

« Monsieur Westlock ! je désire n’être pas entendu. J’ai quelque chose de particulier et d’extraordinaire à vous dire ; une chose qui m’a terriblement pesé sur la conscience, tout le long de cette cruelle maladie. »

Vif comme il l’était dans tous ses mouvements, John se retournait pour inviter les deux femmes à sortir de la chambre, lorsque le malade le retint par la manche.

« Pas maintenant, dit-il, je n’en ai pas la force, et je n’en ai pas le courage. Si vous voulez, je ne vous le dirai que lorsque j’en aurai le courage et la force. Ou bien, si vous voulez, je vous l’écrirai ; cela me sera peut-être plus facile, et je crois que ça vaudra mieux.

– Comme vous voudrez ! s’écria John. Mais, Leewsome, il s’agit donc d’un secret bien étrange ?

– Ne me demandez pas ce que c’est. C’est cruel, c’est contre nature ; c’est effrayant à penser, effrayant à dire, effrayant à connaître ; mais laissez-moi vous baiser la main, pour toutes les bonté que vous m’avez témoignées. Continuez-moi votre amitié, et ne me demandez pas de quoi il s’agit. »

John le contempla d’abord avec une profonde surprise ; mais se rappelant qu’il était exténué et que la fièvre avait mis tout récemment sa cervelle en feu, il pensa que l’infortuné était aux prises avec un spectre imaginaire ou une folie désespérée. Pour plus ample information à cet égard, il saisit un moment favorable et prit à part mistress Gamp, tandis que Betsey Prig enveloppait le malade avec des manteaux et des châles, et il lui demanda si son ami avait l’esprit bien sain.

« Oh ciel ! il s’en faut bien, dit mistress Gamp. Il déteste ses gardes ; les fous n’en font pas d’autres ; c’est un signe certain de démence. Si vous aviez pu l’entendre, cette pauvre chère âme, nous cherchant querelle à Betsey Prig et à moi, il n’y a pas une demi-heure, vous auriez été étonné qu’il ne nous ait pas fait mourir de chagrin. »

Cette réponse confirma John dans son soupçon. Ainsi, au lieu de prendre au sérieux ce qui venait de se passer, il en revint au ton léger et badin de ses premières questions, et, avec l’assistance de mistress Gamp et de Betsey Prig, il aida Leewsome à descendre l’escalier et à monter dans la diligence qui était au moment de partir.

Poll Sweedlepipe était sur le seuil de la porte, les bras fortement serrés et les yeux démesurément ouverts, contemplant la scène avec un immense intérêt, quand le malade fut doucement hissé dans la voiture. La vue de ses mains osseuses et de son visage hagard produisit sur Poll une impression extraordinaire, et il informa confidentiellement M. Bailey qu’il n’aurait pas voulu pour une guinée manquer pareille occasion. M. Bailey, qui était d’un tempérament bien différent, déclara qu’il aurait volontiers filé pour cinq schellings.

Ce fut un fier travail que d’arranger à la satisfaction de mistress Gamp ses bagages : car chaque paquet appartenant à cette dame avait le désagrément d’avoir besoin d’être mis dans un coffre spécial et de ne point souffrir le voisinage d’autres bagages, sous peine pour les propriétaires de la voiture d’avoir à supporter des poursuites en dommages et intérêts. Le parapluie, avec sa pièce circulaire, était surtout récalcitrant ; je ne sais pas combien de fois il exhiba ses ressorts de métal détraqués à travers les crevasses et les déchirures, à la grande épouvante des autres voyageurs. Dans son ardent désir de trouver un lieu de refuge pour ce meuble précieux, mistress Gamp l’agita si fréquemment, en moins de cinq minutes, qu’il semblait se multiplier à l’infini. Enfin le parapluie se perdit, du moins la dame prétendit qu’il était perdu ; durant cinq minutes, mistress Gamp tint tête au cocher, le poursuivant partout où il allait et lui déclarant que « son compte serait bon, » dût-elle porter l’affaire devant la chambre des Communes.

À la fin, tout étant convenablement classé, son bagage, ses socques, son panier et le reste, mistress Gamp prit amicalement congé de Poll et de M. Bailey, adressa une salutation à John Westlock, et se sépara de Betsey Prig comme d’une sœur bien-aimée du même couvent.

« En vous souhaitant, ma chère créature, dit-elle, des masses de maladies et de bonnes places. J’espère qu’avant peu nous travaillerons encore ensemble, de temps en temps, Betsey ; et puisse notre prochaine rencontre avoir lieu dans une grande famille, où nous ayons bien nos aises, veillant tour à tour, l’une après l’autre, une besogne agréable, quoi !

– Ma foi, dit mistress Prig, point ne m’en chaut. Ça viendra quand ça voudra, et ça durera ce que ça pourra. »

Mistress Gamp, en articulant et lui faisant une réplique dans le même esprit, se rapprochait de la diligence, quand elle heurta une dame et un gentleman qui passaient le long du trottoir.

« Prenez donc garde ! prenez donc garde ! dit le gentleman… Holà ! ah, ma chère ! Comment ! c’est mistress Gamp !

– Tiens, M. Mould ! s’écria la garde-malade. Et mistress Mould ! Qui est-ce qui aurait pensé que nous nous rencontrerions ici, par exemple ?…

– Quoi ! mistress Gamp va quitter Londres ! s’écria Mould. Voilà qui est fort !

– Oui, monsieur, ça sort de mes habitudes, dit mistress Gamp ; mais c’est seulement pour un jour ou deux au plus. » Elle ajouta, à demi-voix : « L’individu dont je vous ai parlé. »

– Hein ! dans la diligence ?… s’écria Mould. Celui que vous aviez pensé à me recommander ? C’est très-drôle. Ma chère, dit-il à sa femme, voici qui vous intéressera. Le gentleman dont mistress Gamp songeait à nous accommoder se trouve dans la diligence, mon amour. »

Mistress Mould prit un vif intérêt à cette communication.

« Le voici, ma chère. Vous pouvez monter sur le marchepied et jouir de la vue du gentleman. Ah ! le voilà ! Où est mon lorgnon ? Oh ! bien, je l’ai retrouvé. Le voyez-vous, ma chère ?

– Parfaitement, dit mistress Mould.

– Sur ma vie, c’est une circonstance très-singulière, dit Mould, on ne peut plus enchanté. C’est un plaisir que j’aurais été bien fâché de manquer. Cela vous ravigote, cela vous émeut. C’est comme une petite comédie. Ah ! le voilà ! ma foi, oui. Son air n’annonce rien de bon, n’est-il pas vrai, madame Mould ? »

Mistress Mould partagea cet avis.

« Peut-être après tout, reprit Mould, nous reviendra-t-il sous la main. Qui sait ? je sens en moi quelque chose qui me dit que je dois lui témoigner un peu de prévenance. Il ne me fait pas l’effet d’un étranger. J’ai bien envie de lui ôter mon chapeau, ma chère.

– Il regarde fixement de ce côté, dit mistress Mould.

– Alors je vais le saluer ! s’écria Mould. Comment ça va-t-il, monsieur ? Je vous souhaite le bonjour. Ah ! il s’incline aussi. Manières parfaites. Mistress Gamp a nos cartes dans sa poche, je n’en doute pas. Voilà une aventure fort étrange, ma chère, et aussi fort agréable. Je ne suis pas superstitieux ; mais il semble réellement qu’on soit appelé à rendre à ce gentleman quelques-uns de ces petits et tristes devoirs qui sont du ressort de notre spécialité. Je ne vois même aucun inconvénient, ma chère, à ce que vous baisiez votre main à son adresse.

Mistress Mould baisa sa main.

« Ah ! dit Mould, il a l’air charmé. Pauvre garçon ! Je suis enchanté que vous ayez fait cela, mon amour. Adieu, adieu, madame Gamp ! ajouta-t-il en agitant la main. Le voilà qui part ! Il part ! »

Le voyageur partait en effet ; car M. Mould avait à peine fini de parler que la diligence se mit à rouler. Le mari et la femme, dans leur belle humeur, continuèrent gaiement leur chemin. M. Bailey s’éloigna avec Poll Sweedlepipe le plus promptement possible ; cependant il s’écoula quelque temps avant que le groom réussît à entraîner son ami, vu l’impression produite sur les nerfs du barbier par la moustache de Mme Prig, que Poll déclara une femme pleine d’appas transcendants.

Quand le petit mouvement produit autour de la diligence se fut dissipé, on eût pu voir Nadgett, dans le plus sombre compartiment du café du Bull, regarder fixement l’heure au cadran, comme si l’homme qui ne venait jamais était un peu en retard.

Chapitre V. Qui prouvera qu’il peut survenir des changements dans les familles les mieux réglées, et que M. Pecksniff était un fier Tartufe. §

Le premier soin du chirurgien, après avoir amputé un membre, est de réunir les artères que l’impitoyable couteau a séparées : de même, le devoir de cette histoire véridique qui, dans le cours inflexible de son récit, a séparé du tronc pecksniffien Mercy, son bras droit, est de revenir à la souche paternelle et de voir ce qu’il est advenu, en l’absence de la jeune femme, des différents rameaux de ce tronc.

D’abord, en ce qui concerne M. Pecksniff, faisons observer qu’ayant choisi pour sa fille cadette, la plus chère de ses affections, un mari tendre et indulgent, et accompli le souhait le plus ardent de son cœur paternel en lui assurant un établissement si prospère, il s’était rajeuni, et qu’en déployant les ailes de sa conscience irréprochable, il se sentait prêt à prendre son essor avec une nouvelle ardeur. C’est l’habitude des pères dans les comédies, après avoir donné leurs filles aux prétendants qui leur agréent, de se féliciter comme s’ils n’avaient rien de mieux à faire que de mourir immédiatement : ce qui ne les empêche pas de prendre leur temps. M. Pecksniff, qui était un père plus sage et plus positif, semblait penser que son affaire immédiate était de vivre au contraire ; et, puisqu’il s’était privé d’une consolation, de s’entourer de toutes les autres.

Cependant, bien que le brave homme eût beaucoup de penchant à la jovialité et à l’enjouement, et qu’il fût toujours prêt à s’ébattre dans le jardin de son imagination, comme un petit chat d’architecte qu’il était, il y avait un obstacle qui venait toujours à la traverse. La charmante Cherry, aiguillonnée par un sentiment d’insubordination et d’insolence qui, loin de s’adoucir ou de diminuer de violence, n’avait fait que s’envenimer et s’aigrir dans son cœur, la charmante Cherry, disons-nous, s’était mise ouvertement en rébellion. Elle était en guerre furieuse avec son cher papa : elle lui faisait mener ce qu’on appelle ordinairement (faute d’une meilleure image) une vie de chien. Mais jamais il n’y eut chenil, écurie ou maison, où se trouvât un chien dont la vie fût aussi rude que celle de M. Pecksniff avec sa douce enfant.

Le père et la fille étaient en train de déjeuner : Tom s’était retiré et les avait laissés seuls. M. Pecksniff avait d’abord l’air rechigné ; puis ayant éclairci son front, il regarda sa fille à la dérobée. Le nez de Cherry était ma foi très-rouge et retroussé en guerre comme par un avant-goût d’hostilités.

« Cherry, s’écria M. Pecksniff, quel grief y a-t-il donc entre nous ? Pourquoi, mon enfant, sommes-nous en mésintelligence ? »

Miss Pecksniff répondit du bout des lèvres à ce débordement d’affection par cette simple phrase :

« Vous m’ennuyez, p’pa.

– Je vous ennuie ? répéta M. Pecksniff avec un ton d’angoisse.

– Oh ! il est trop tard, p’pa, répliqua sa fille avec froideur, pour me parler comme ça. Je sais ce qu’en vaut l’aune.

– Voilà qui est fort, cria M. Pecksniff en s’adressant à son verre. Voilà qui est très-fort. Et c’est mon enfant, que j’ai portée dans mes bras quand elle avait des chaussons de laine sans semelle (je puis dire quand elle était dans ses langes), il y a bien des années de cela !…

– Vous n’avez pas besoin de m’insulter par-dessus le marché, p’pa, repartit Cherry avec un air de dépit. Je n’ai pas déjà tant d’années de plus que ma sœur, bien qu’elle soit mariée à votre ami.

– Ah ! humanité ! humanité ! pauvre humanité ! s’écria M. Pecksniff secouant la tête contre l’humanité, comme s’il n’en faisait pas partie. Quand on pense que c’est là la cause d’un pareil débat ! Ô mon Dieu, ô mon Dieu !

– Ça, la cause ! s’écria Cherry. Vous ferez mieux de dire le véritable motif, p’pa ; sinon, je le dirai moi-même. Songez-y ; cela m’est facile. »

Peut-être l’énergie avec laquelle Cherry parlait était-elle contagieuse. Quoi qu’il en soit, Pecksniff changea de ton et d’expression et passa à la colère, même à la violence, en disant :

« Vous le voulez. Le voici : c’est votre conduite d’hier, c’est votre conduite de tous les jours. Vous n’avez pas de retenue : vous ne dissimulez pas votre caractère : cent fois vous vous êtes montrée à découvert à M. Chuzzlewit.

– Moi ! cria Cherry avec un sourire amer. Ah ! vraiment ! ça m’est bien égal.

– Et moi donc ! » répliqua M. Pecksniff.

Sa fille lui répondit par un rire méprisant.

« Puisque nous en sommes venus aux explications, Charity, dit M. Pecksniff en branlant la tête d’un air menaçant, je vous dirai que je n’entends pas ça. Pas de bêtises, mademoiselle, je ne le souffrirai pas.

– Il le faudra bien, repartit Charity, balançant sa chaise en tout sens, et élevant la voix ; je ferai, p’pa, tout ce qu’il me plaira et vous ne m’en empêcherez pas. Je n’ai pas envie de me laisser toujours mortifier ; comptez là-dessus. Jamais aucun être dans ce monde n’a été traité avec moins d’égards que moi. (Ici elle se mit à gémir et à sangloter.) Je dois attendre de vous les traitements les plus odieux, je le sais ; mais je m’en moque, oui, je m’en moque. »

M. Pecksniff était tellement ahuri par le ton élevé qu’avait pris sa fille, qu’après avoir cherché autour de lui, dans son trouble frénétique, quelque moyen de calmer son emportement, il se leva et secoua Charity de manière que le chignon qui ornait sa tête branlait comme un panache. Elle fut si abasourdie par cet assaut, que M. Pecksniff put se croire maître du champ de bataille.

« Et je recommencerai, cria M. Pecksniff en se rasseyant et en reprenant haleine, si vous osez le prendre avec moi sur ce ton. Qu’avez-vous à vous plaindre d’un manque d’égards ? Si M. Jonas a jeté les yeux sur votre sœur de préférence à vous qui donc pouvait l’en empêcher ? Je voudrais bien le savoir. Est-ce que j’y peux rien ?

– N’est-ce pas moi qu’on était convenu de lui donner ? Ne s’est-on pas joué de mes sentiments ? Ne s’était-il pas adressé à moi d’abord ? dit Cherry en sanglotant et en joignant les mains. Et dire, ô mon Dieu ! que j’étais destinée à être ainsi secouée !

– Vous êtes destinée à me voir recommencer, répondit son père, si vous me forcez à employer ce moyen pour maintenir le décorum de cette humble demeure. Vraiment vous m’étonnez fort : je suis surpris que vous n’ayez pas plus de sens. Si M. Jonas ne se souciait pas de vous, comment pouvez-vous regretter de ne pas l’avoir épousé ?

– Moi, regretter de ne pas l’avoir épousé ! s’écria Cherry ; moi, regretter de ne pas l’avoir épousé, p’pa !

– Alors pourquoi jouez-vous cette comédie, répliqua le père, si vous ne le regrettez pas ?

– Parce que j’ai été traitée avec perfidie, s’écria Cherry, et parce que ma propre sœur et mon propre père ont conspiré contre moi. Je ne lui en veux pas à elle, dit Cherry d’un air plus irrité que jamais. Elle me fait pitié, je la plains, je connais la destinée qui l’attend avec ce misérable.

– Que vous appeliez ou non M. Jonas un misérable, mon enfant, dit M. Pecksniff avec résignation, il ne s’en portera pas plus mal ; mais appelez-le comme il vous plaira, et finissons-en.

– Ce n’est pas fini, p’pa, répliqua Charity ; non ! ce n’est pas fini. Ce n’est pas le seul point sur lequel nous soyons en désaccord. Je ne me soumettrai pas à tout cela. Il faut que vous le sachiez une fois pour toutes. Non ! je ne me soumettrai pas à tout cela, p’pa. Je ne suis pas assez imbécile ni assez aveugle. Tout ce que je puis vous dire, c’est que je ne m’y soumettrai pas. »

Quoique cette déclaration ne fût pas bien claire, c’est M. Pecksniff à son tour qui en éprouva une rude secousse ; tous ses pénibles efforts pour avoir l’air indifférent ne firent qu’augmenter sa profonde tristesse. Sa colère se changea en aménité, et ses paroles redevinrent douces et caressantes.

« Ma chère, dit-il, si dans l’emportement passager d’un moment d’irritation j’ai eu recours à certains moyens injustifiables pour arrêter une petite explosion de nature à vous faire tort ainsi qu’à moi (et c’est possible que je l’aie fait), je vous en demande pardon. Un père demandant pardon à son enfant, ajouta M. Pecksniff, c’est, à mon avis, un spectacle capable d’attendrir la plus âpre nature. »

Mais ces paroles n’attendrirent pas du tout miss Pecksniff, peut-être parce que sa nature n’était pas encore assez âpre. Au contraire, elle persista dans son dire et répéta à plusieurs reprises qu’elle n’était pas tout à fait assez imbécile ni assez aveugle, et qu’elle ne se soumettrait pas à tout ça.

« Vous êtes le jouet de quelque méprise, mon enfant ! s’écria M. Pecksniff ; mais je ne veux pas vous en demander la cause et ne tiens pas à la connaître. Non, je vous en prie, ajouta-t-il en étendant la main et en rougissant, laissons là ce sujet, ma chère, quel qu’il soit.

– C’est juste : il ne faut pas que ce sujet revienne jamais entre nous, monsieur, dit Charity. Mais je désire pouvoir l’éviter une autre fois, et en conséquence je dois vous prier de me chercher un gîte. »

M. Pecksniff promena ses regards autour de la chambre, et dit :

« Mon enfant !

– Une autre maison, papa, répondit Cherry sur un ton de plus en plus majestueux. Placez-moi chez Mme Todgers ou autre part, dans une condition indépendante : car je ne veux plus vivre ici, dans le cas où cela arriverait. »

Il est possible que Mlle Pecksniff rêvât chez Mme Todgers une cour d’adorateurs prêts dans leur enthousiasme à tomber à ses pieds. Il est possible que M. Pecksniff, par l’effet de son rajeunissement, vît de son côté dans cette suggestion un moyen commode de se débarrasser d’une charge que le caractère de Cherry et la surveillance à exercer sur elle lui rendaient pénible. Ce qu’il y a de sûr, c’est que cette proposition fut loin de résonner aux oreilles attentives de M. Pecksniff comme le glas funèbre de ses espérances.

Mais c’était un homme à grands sentiments, à sensibilité exquise : il prit son mouchoir dans ses mains et le pressa contre ses yeux, comme n’y manquent jamais les gens de cette espèce, surtout lorsqu’ils savent qu’on les regarde.

« L’un des oiseaux de ma couvée, s’écria M. Pecksniff, m’a quitté pour se réfugier dans le sein d’un étranger, l’autre veut s’envoler chez Mme Todgers. À la bonne heure. Et moi, qu’est-ce que je vais devenir ? Je n’en sais en vérité rien, mais n’importe. »

Cette réflexion, rendue peut-être plus touchante encore, parce qu’elle n’était qu’à demi formulée, ne produisit aucun effet sur Charity, qui resta renfrognée, roide et inexorable.

« Mais j’ai toujours sacrifié le bonheur de mes enfants au mien propre… je veux dire mon propre bonheur à celui de mes enfants ; et je ne commencerai pas aujourd’hui à régler ma vie sur d’autres principes. Si vous devez être plus heureuse chez Mme Todgers que dans la maison paternelle, ma chère enfant, allez chez Mme Todgers !… Ne vous inquiétez pas de moi, mon enfant, ajouta M. Pecksniff avec émotion, je me tirerai toujours d’affaire. »

Miss Charity, qui avait deviné le secret plaisir que son père éprouvait à la pensée du changement proposé, contint elle-même sa joie et s’occupa de négocier les termes de la séparation. Les idées de Pecksniff à ce sujet furent d’abord si étroites, qu’un autre différend, qui eût pu amener une nouvelle secousse du chignon, menaça de s’ensuivre ; mais par degrés ils arrivèrent à une sorte de bonne entente, et l’orage se dissipa. À vrai dire, le projet de miss Charity était si agréable à tous deux, qu’il eût été bien étonnant qu’ils n’en vinssent pas à un arrangement amical. Il fut bientôt convenu entre eux que ce plan serait mis à l’essai, et cela immédiatement, c’est-à-dire que Cherry se plaindrait de n’être pas bien portante, et prétexterait le besoin d’un changement d’air, le désir d’être près de sa sœur, pour servir d’excuse à son départ aux yeux de M. Chuzzlewit et de Mary, informés d’ailleurs au préalable de son indisposition prétendue. Ces prémisses étant acceptées, M. Pecksniff donna sa bénédiction à Cherry avec toute la dignité d’un homme qui, par pure abnégation, a fait un pénible sacrifice, mais qui se console en songeant que la vertu trouve sa récompense en elle-même. Ce fut la première fois qu’ils se réconcilièrent depuis cette nuit difficile à pardonner, où M. Jonas, faisant fi de l’aînée, avait déclaré son amour pour la cadette, et où M. Pecksniff l’avait pourtant accueilli pour gendre, par des considérations de haute moralité.

Mais au nom du ciel, par quelle merveille (une merveille de plus dans cette illustre famille des sept merveilles du monde, tant vantées), par quelle merveille M. Pecksniff et sa fille étaient-ils au moment de se séparer ? Comment se faisait-il que leurs relations mutuelles eussent été altérées à ce point ? Pourquoi miss Pecksniff avait-elle été assez violente pour faire entendre qu’elle n’était ni aveugle ni imbécile, et qu’elle ne supporterait pas cela ? Serait-il bien possible que M. Pecksniff eût quelque velléité de se remarier, et que Charity, avec l’œil perçant d’une vieille fille, eût pénétré son dessein ?

Allons aux informations.

M. Pecksniff étant un homme irréprochable, sur lequel le souffle de la calomnie passait sans laisser de traces, comme tout autre souffle sur une surface polie, pouvait se permettre bien des choses impossibles au commun des mortels. Il connaissait la pureté des ses intentions : aussi, quand il avait une intention, il mettait à l’exécuter toute l’ardeur d’un honnête (ou d’un malhonnête) homme. Or, avait-il quelque motif puissant et palpable de prendre une seconde femme ? Oui, il en avait un, non pas un, mais deux, mais un grand nombre de motifs combinés.

Le vieux Martin Chuzzlewit avait subi par degrés un important changement : depuis la nuit où il était arrivé sous de si fâcheux auspices chez M. Pecksniff, il était devenu comparativement docile et maniable. M. Pecksniff avait attribué d’abord cette transformation subite à l’effet que la mort de son frère avait produit sur lui. Mais, à partir de ce jour, le caractère de Martin Chuzzlewit semblait s’être modifié par une progression régulière, et il avait fini par tomber dans une indifférence absolue pour toute autre personne que M. Pecksniff. Son air était le même qu’auparavant, mais son esprit était bien changé. Ce n’était pas que telle ou telle passion eût pris un caractère plus marqué ou plus adouci : c’était l’ensemble même, c’était l’homme tout entier qui s’était décoloré. Là où un trait de son caractère avait disparu, il n’avait pas été remplacé par un autre. Ses sens mêmes baissaient aussi. Il avait la vue moins bonne, l’oreille dure : il ne paraissait pas faire attention à ce qui se passait sous ses yeux, et restait profondément taciturne durant des jours entiers. Le progrès de cet affaissement fut si rapide, qu’il était à peu près consommé, avant qu’on eût commencé à s’en apercevoir. M. Pecksniff fut le premier à en faire la découverte, et, comme il avait le souvenir encore frais d’Anthony Chuzzlewit, il reconnut chez Martin les mêmes symptômes de décadence.

Pour un gentleman aussi sensible que M. Pecksniff, c’était un spectacle des plus douloureux. Il ne pouvait s’empêcher de songer à la possibilité d’un complot dirigé contre son respectable parent par des gens intéressés, et de prévoir que ses richesses pourraient tomber dans des mains indignes. Cette pensée lui donna tant de trouble qu’il résolut de s’assurer de la fortune entière, de tenir à distance les prétendants à la succession, et d’élever, à son profit, un rempart autour du vieux Chuzzlewit. Peu à peu il se mit à expérimenter si M. Chuzzlewit promettait de devenir un instrument entre ses mains : après s’être convaincu qu’il en était ainsi, et que le vieillard était comme une molle argile sous ses doigts plastiques, il ne fut plus occupé, la bonne âme ! qu’à rétablir son ascendant sur lui ; et, comme les premières épreuves qu’il faisait de son pouvoir réussissaient au delà de ses espérances, il commença à penser qu’il entendait déjà l’argent du vieux Martin sonner dans ses chères petites poches.

Cependant, quand M. Pecksniff réfléchissait là-dessus (et il avait trop de zèle pour ne pas y réfléchir souvent), quand il songeait, le cœur palpitant, à la marche des événements qui avaient mis dans ses mains le vieux gentleman pour la confusion des intrigants et le triomphe d’un caractère droit et honnête comme le sien, il sentait toujours qu’il avait dans Mary Graham une pierre d’achoppement. Le vieillard pouvait dire tout ce qu’il lui plaisait : M. Pecksniff n’en connaissait pas moins l’affection qu’il portait à cette jeune fille. Il savait que Chuzzlewit avait montré cet attachement dans mille petites circonstances ; qu’il aimait à voir Mary près de lui et ne se trouvait jamais à son aise quand elle était longtemps absente. Il avait bien fait serment, disait-on, de ne lui rien laisser dans son testament ; mais M. Pecksniff en doutait fort. Et quand ce serait vrai, n’avait-il pas un grand nombre de moyens pour se soustraire à son serment et rassurer sa conscience ? M. Pecksniff savait bien que la chose était facile. Que l’isolement de Mary, laissée après lui sans protecteur, ne fût pas un léger souci pour l’esprit du vieillard, M. Pecksniff le savait aussi, car il avait souvent entendu M. Chuzzlewit en exprimer de l’inquiétude. « Mais, se disait M. Pecksniff, si je l’épousais !… Eh bien ! répétait-il, redressant sa chevelure et contemplant son buste sculpté par Spoker : si je commençais par m’assurer de l’assentiment du vieillard (il est à peu près imbécile, le pauvre gentleman), si j’épousais Mary !… »

M. Pecksniff avait à un degré très-vif le sentiment de la beauté, surtout chez les femmes. Sa conduite à l’égard du beau sexe était remarquable par le caractère de l’insinuation. On se souvient qu’à un autre endroit de ce livre il embrassait Mme Todgers à la moindre occasion. C’était une faiblesse qu’il avait comme ça, une suite de la douceur naïve de ses dispositions naturelles. Avant d’avoir dans l’esprit aucune pensée matrimoniale, il avait donné à Mary quelques petits témoignages de son admiration platonique. Ils avaient été repoussés avec indignation, mais cela ne faisait rien. Il est vrai que, sitôt que cette idée se fut développée en lui, sa passion devint trop ardente pour échapper à l’œil perçant de Cherry, qui lut tous ses projets d’un seul regard. Mais M. Pecksniff n’en avait pas moins continué à ressentir le pouvoir des charmes de Mary. Ainsi, l’Intérêt et l’Amour marchaient de pair, attelés ensemble au char matrimonial du plan de M. Pecksniff.

Quant à certaine velléité de faire payer ainsi au jeune Martin les expressions insolentes dont il s’était servi au moment de leur séparation, et de lui fermer encore plus toute espérance de réconciliation avec son grand-père, M. Pecksniff était trop doux et trop miséricordieux pour être soupçonné de nourrir une pareille idée. Quant à être repoussé par Mary, M. Pecksniff était convaincu que, dans sa position, Mary ne pourrait jamais résister, si M. Chuzzlewit et lui se trouvaient tous deux réunis contre elle. Quant à consulter les vœux de la demoiselle dans une telle circonstance, cela n’entrait pas dans le code moral de M. Pecksniff : car il connaissait son prix, il savait que son alliance ne pouvait être regardée que comme une bénédiction par la personne intéressée. Sa fille ayant rompu la glace et brisé entre eux tout lien, M. Pecksniff n’avait plus maintenant qu’à poursuivre son dessein aussi adroitement qu’il le pourrait et par les voies les plus habiles.

« Eh bien, mon bon monsieur, dit M. Pecksniff en rencontrant le vieux Martin dans le jardin, car c’était par là qu’il passait volontiers dans ses promenades, comment va notre cher ami, par cette délicieuse matinée ?

– Est-ce que vous voulez parler de moi ? lui demanda le vieillard.

– Ah ! se dit M. Pecksniff, un de ses jours de surdité, à ce que je vois. Et de qui voulez-vous donc que je parle, mon cher monsieur ?

– Vous auriez pu parler de Mary, répliqua le vieillard.

– Certes : vous avez raison. Je puis parler d’elle comme d’une bonne et excellente amie, j’espère, répliqua M. Pecksniff.

– Je l’espère aussi, répondit le vieux Martin. Car je crois qu’elle mérite ce titre.

– Vous le croyez ! s’écria Pecksniff. Dites que vous en êtes sûr, monsieur Chuzzlewit.

– Je vois bien que vous parlez, répliqua Martin, mais je ne saisis point ce que vous dites ; parlez plus haut.

– Il devient plus sourd qu’un caillou, pensa Pecksniff. Je disais, mon cher monsieur, que je crains d’avoir la douleur de me séparer de Cherry.

– Qu’a-t-elle donc fait ? demanda le vieillard.

– Il vous pose les plus ridicules questions que j’aie jamais entendues, murmura M. Pecksniff. On dirait aujourd’hui qu’il est tombé en enfance. » Après quoi, il ajouta avec un tendre rugissement : « Elle n’a rien fait, mon cher ami.

– Pourquoi alors êtes-vous au moment de vous séparer ? demanda Martin.

– Elle n’est pas du tout bien portante, répondit M. Pecksniff. Et puis sa sœur lui manque, mon cher monsieur : elle l’aimait à la folie depuis le berceau. Je songe à lui faire faire un petit tour à Londres pour la changer, un bon petit tour un peu long, monsieur, si je vois qu’elle s’y plaît.

– Très-bien, s’écria Martin, cela est judicieux.

– Je suis heureux de vous entendre parler ainsi. J’espère que vous voudrez bien continuer à me tenir compagnie dans ma triste solitude, quand ma fille sera partie.

– Je n’ai pas l’intention de m’éloigner d’ici, répondit Martin.

– Alors pourquoi, dit M. Pecksniff en passant le bras du vieillard sous le sien et en marchant lentement, pourquoi, mon bon monsieur, ne viendriez-vous pas vous établir auprès de moi ? Je pourrais du moins vous entourer de plus de confort dans mon humble cottage que ne vous en offrirait une maison meublée, dans ce village. Pardonnez-moi, monsieur Chuzzlewit, pardonnez-moi si je vous dis que le Dragon, quoique bien dirigé par mistress Lupin, qui est, autant que je puis croire, une des plus dignes créatures de ce pays, n’est après tout qu’une auberge peu bienséante pour miss Graham. »

Martin réfléchit un moment ; puis après lui avoir secoué la main, lui dit :

« Oui, vous avez parfaitement raison. Ce n’est pas là ce qu’il lui faut. »

M. Pecksniff ajouta éloquemment :

« La vue même des quilles est loin de convenir à une âme délicate.

– C’est à coup sûr un amusement vulgaire, dit le vieux Martin.

– Du dernier vulgaire, répondit M. Pecksniff. Alors pourquoi ne pas amener ici miss Graham, monsieur ? Voici la maison. Je vais y être seul ! car Thomas Pinch ne compte pas. Votre intéressante amie occupera la chambre de ma fille : vous choisirez la vôtre : nous n’aurons pas de discussion pour cela, je vous assure.

– C’est probable, » dit Martin.

M. Pecksniff lui pressa la main.

« Nous nous comprenons, mon cher monsieur, je le vois… Je le mène par le bout du nez, se dit-il avec ivresse.

– Vous me laisserez régler le prix de la pension ? dit le vieillard après une minute de silence.

– Oh ! ne parlez pas de pension, s’écria Pecksniff.

– Je dis, répéta Martin avec une lueur de son obstination d’autrefois, que vous me laisserez libre de fixer le prix de la pension. Y consentez-vous ?

– Puisque vous le désirez, mon bon monsieur.

– C’est toujours mon habitude, dit le vieillard ; vous savez que c’est toujours mon habitude. Je veux payer partout où je vais, même chez vous. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne me restera pas encore avec vous un compte que je vous acquitterai quelque jour, Pecksniff. »

L’architecte était trop ému pour parler. Il essaya de répandre une larme sur la main de son bienfaiteur, mais il n’en put trouver une dans ses yeux. Sa distillerie était à sec.

« Puisse ce jour être très-éloigné ! telle fut sa pieuse exclamation. Ah ! monsieur, si je pouvais dire quel profond intérêt je ressens pour vous et les vôtres ! Je veux parler de notre jeune et belle amie.

– C’est vrai, répondit Martin, c’est vrai ; elle a besoin d’avoir quelqu’un qui lui porte intérêt. J’ai eu tort de l’élever comme j’ai fait. Quoiqu’elle fût orpheline, elle eût trouvé pour la protéger quelqu’un qu’elle eût aimé en retour. Quand elle était encore enfant, je me complaisais dans la pensée qu’en satisfaisant ma fantaisie de la placer entre moi et de lâches intrigants, je lui avais rendu service. Maintenant c’est une femme, et je n’ai plus cette consolation. Elle n’a pas d’autre protecteur qu’elle-même. Je l’ai laissée dans un tel isolement du monde, que le premier chien venu peut la mordre ou la flatter traîtreusement. Et pourtant elle a besoin des égards les plus délicats. Ah ! oui, elle en a grand besoin.

– Si l’on pouvait changer sa position d’une manière définitive, monsieur ? suggéra M. Pecksniff.

– Comment cela pourrait-il s’arranger ? Voulez-vous que j’en fasse une couturière ou une gouvernante ?

– Le ciel me préserve de cette idée ! dit M. Pecksniff. Cher monsieur, il y a d’autres moyens, il y en a. Mais je suis trop ému et trop troublé en ce moment pour en dire davantage. Je sais à peine ce que je dis. Permettez-moi de remettre cette conversation à une autre fois.

– Seriez-vous malade ? demanda Martin avec anxiété.

– Non, non, s’écria Pecksniff. Non, permettez-moi de reprendre cet entretien une autre fois. Je vais faire un petit tour de promenade. Dieu vous bénisse ! »

Le vieux Martin lui rendit sa bénédiction et lui serra la main. Comme il s’éloignait et se dirigeait lentement vers la maison, M. Pecksniff resta à le regarder, parfaitement bien remis de sa dernière émotion que, chez un autre homme, on eût pu prendre pour un stratagème inventé afin de tâter le pouls à son malade. Quant au vieillard, à cette communication, sa physionomie avait si peu changé d’expression que M. Pecksniff, en le voyant s’éloigner, ne put s’empêcher de répéter :

« Quand je disais que je menais cet homme-là par le bout du nez ! »

Le vieux Martin s’était avisé de tourner la tête et de lui envoyer un salut amical ; M. Pecksniff lui répondit par le même geste.

« J’ai pourtant vu un temps, se disait M. Pecksniff, et ce temps n’est pas encore éloigné, où il ne daignait seulement pas me regarder. Que ce changement est flatteur ! Le tissu du cœur humain est si délicat, et les moyens de le prendre sont si compliqués ! À le voir, on dirait qu’il est toujours le même, et cependant je le mène maintenant par le bout du nez. Ce que c’est ! »

À la vérité, il semblait qu’il n’y eût plus rien que M. Pecksniff ne pût risquer maintenant vis-à-vis de Martin Chuzzlewit car tout ce que M. Pecksniff disait ou faisait était juste, et tout ce qu’il décidait était fait. Martin n’avait échappé à tant de pièges de la part des parents besogneux à l’affût de sa fortune, et n’était resté, durant tant d’années, dans la coquille de sa défiance soupçonneuse, que pour devenir l’instrument et le jouet du bon Pecksniff. Le bonheur que lui donnait cette conviction se peignait sur la figure de l’architecte, qui continua sa promenade du matin.

La température printanière du cœur de Pecksniff se reflétait sur le sein de la nature. À travers de profondes et vertes échappées où les branches formaient une voûte et montraient les rayons du soleil jaillissant dans une admirable perspective ; à travers la fougère emperlée de rosée d’où les lièvres frémissants se glissaient et disparaissaient à son approche ; au milieu d’étangs ombragés et d’arbres tombés ; suivant les pentes des vallées et faisant bruire les feuilles dont le parfum n’était plus qu’un souvenir, errait le doux Pecksniff. Longeant les barrières des prairies et les haies embaumées de roses sauvages, et passant auprès de cottages au toit de chaume dont les habitants se courbaient humblement devant lui comme devant un homme savant et bon, le digne Pecksniff était plongé dans une calme méditation. L’abeille passait en bourdonnant et butinait son miel. Les cousins parasites voltigeaient follement dans leur cercle élastique, et, devançant toujours ses pas, dansaient gaiement devant lui. La mémoire des longues herbes glissaient timidement sur leurs plis, suivant le mouvement des nuages qui flottaient au loin dans les airs. Les oiseaux innocents, image ailée de la conscience de Pecksniff, le saluaient de leurs chants sur chaque branche, et M. Pecksniff rendait hommage à sa manière, à cette belle journée, en ruminant ses projets tout le long du chemin.

Il vint trébucher par hasard, au milieu de ses réflexions, contre la large racine d’un vieil arbre, et leva ses yeux honnêtes pour examiner le terrain qu’il avait devant lui. Quel frémissement il éprouva en voyant le rêve de ses pensées en chair et en os ! À deux pas était Mary, Mary elle-même ! et seule !

D’abord M. Pecksniff s’arrêta comme s’il avait eu l’intention d’éviter la jeune fille ; mais son second mouvement fut d’avancer, ce qu’il fit rapidement. Il chantait en marchant, si doucement et avec une telle innocence, qu’il ne lui manquait que des plumes et des ailes pour être un oiseau.

En entendant derrière elle des notes qui ne venaient pas des chanteurs du bosquet, Mary se retourna. M. Pecksniff lui adressa un baiser de la main et fut en un instant auprès d’elle.

« Vous venez admirer la nature ? dit M. Pecksniff ; c’est comme moi.

– La matinée est si belle, dit Mary, que je me suis laissé entraîner à aller plus loin que je ne le voulais ; je vais m’en retourner.

– Encore comme moi, dit M. Pecksniff. Je vais retourner avec vous. Prenez mon bras, ma charmante enfant, » ajouta-t-il.

Mary repoussa l’invitation et marcha si vite que M. Pecksniff lui fit cette observation :

« Vous marchiez tout doucement quand je vous ai rencontrée. Pourquoi êtes-vous si cruelle que de presser le pas maintenant ? Vous ne vouliez pas m’éviter, sans doute ?

– Pardon, répondit-elle en tournant vers lui sa joue empourprée d’indignation. Vous le savez bien ! Laissez-moi, monsieur Pecksniff ; je ne veux pas que vous me touchiez, cela me déplaît. »

La toucher !… Eh quoi ! ce chaste et patriarcal contact que mistress Todgers, une personne assurément très-réservée, avait supporté non-seulement sans se plaindre, mais encore avec une apparente satisfaction ! C’était parfaitement injuste. M. Pecksniff ne dissimula point qu’il était fâché de l’entendre parler ainsi.

« Si vous n’avez pas remarqué, dit Mary, que c’est là l’impression que j’éprouve, recevez-en l’assurance de mes propres lèvres ; et si vous êtes un gentleman, ne continuez pas à m’offenser.

– Bien, bien, dit doucement M. Pecksniff. Je ne pourrais qu’approuver cette pudeur chez ma propre fille ; comment pourrais-je m’en plaindre chez une belle personne comme vous ? C’est une chose pénible et qui me fend le cœur ; mais je ne veux pas vous contrarier, Mary. »

Elle essaya de lui dire qu’elle en était bien fâchée ; mais elle ne put s’y résoudre, et, vaincue par l’émotion, elle fondit en larmes. M. Pecksniff put donc recommencer à son aise avec elle son jeu de la maison, dans l’intention de faire durer le plaisir longtemps ; et, prenant avec la main qu’il avait de libre la main de Mary, il s’amusa tantôt à écarter les doigts de la jeune fille avec les siens, tantôt à les baiser, tout en poursuivant ainsi la conversation :

« Je suis content que nous nous soyons rencontrés, très-content. Je puis maintenant décharger mon cœur d’un secret qui me pèse, et vous parler en toute confiance. Mary, dit Pecksniff, prenant les intonations les plus tendres, si tendres qu’elles ressemblaient à un petit hurlement, ma chère amie ! je vous aime !… »

Ce que c’est que la dissimulation des jeunes filles !… Mary eut l’air de frissonner.

« Je vous aime, ma chère amie, continua M. Pecksniff, avec une ardeur qui m’étonne moi-même. Je supposais que les sensations de ce genre avaient été ensevelies dans la tombe d’une dame qui ne venait qu’en seconde ligne après vous pour les qualités de l’esprit et de la beauté ; mais je m’aperçois que je m’étais trompé. »

Elle essaya de dégager ses mains ; mais elle eût pu aussi facilement tenter de s’affranchir de l’étreinte d’un boa constrictor amoureux, si l’on peut comparer à Pecksniff ce reptile artificieux.

« Je suis veuf, c’est vrai, dit M. Pecksniff, passant en revue les bagues qu’elle portait aux doigts, et suivant avec son pouce épais les méandres d’une veine bleue et délicate ; je suis veuf et j’ai deux filles, mais je n’ai pas encore trop de charges, mon amour. L’une est mariée, comme vous savez ; l’autre, de son propre gré, et surtout parce qu’elle a pressenti, je l’avoue, et pourquoi pas ? que je veux changer de condition, est au moment de quitter la maison paternelle. Je suis estimé, je l’espère. On se plaît à dire du bien de moi, à ce que je puis croire. Ma personne et mes manières ne sont pas absolument celles d’un monstre, j’en ai la confiance. Ah ! la vilaine petite main, dit M. Pecksniff, en cherchant à retenir celle qui cherchait à lui échapper, ne voilà-t-il pas qu’elle m’a fait prisonnier ! Allez, allez ! »

Et il tapa la vilaine petite main pour la punir ; et puis, pour la réconforter, il l’attira dans son gilet.

« Bénis dans notre affection réciproque, dit-il, et dans la société de notre vénérable ami, mon cher trésor, nous serons heureux. Quand il aura abordé au port du repos, nous nous consolerons ensemble. Qu’en dites-vous, ma jolie princesse ?

– Il est possible, répondit précipitamment Mary, que je vous doive de la gratitude pour ce témoignage de votre confiance. Je ne puis dire précisément que je vous en remercie, mais je veux supposer que vous méritez mes remercîments. Acceptez-les et laissez-moi, je vous prie, monsieur Pecksniff. Je ne saurais écouter votre proposition. Je ne saurais l’accueillir. Il y a bien des femmes auxquelles elle peut convenir ; mais à moi, non. Par pitié, de grâce, laissez-moi ! »

M. Pecksniff continuait de marcher avec son bras passé autour de la taille de Mary et sa main dans la sienne, avec autant de satisfaction que s’ils s’étaient donnés tout entiers l’un à l’autre et qu’ils se fussent unis par les liens du plus tendre amour.

« Si vous usez vis-à-vis de moi de la supériorité de votre force, dit Mary, qui, en voyant que les paroles honnêtes ne produisaient pas le moindre effet sur lui, ne fit plus aucun effort pour cacher son indignation, si vous me contraignez par l’ascendant de votre force physique à revenir avec vous pour être tout le long du chemin victime de votre insolence, vous ne pourrez du moins empêcher ma pensée de s’exprimer librement. Vous ne m’inspirez que le plus profond dégoût ; je connais le fond de votre caractère et je le méprise.

– Non, non ! dit M. Pecksniff avec douceur. Non, non, non !

– Par quel artifice ou par quel malheureux concours de circonstances avez-vous acquis votre influence actuelle sur M. Chuzzlewit ? je l’ignore. Peut-être même survivra-t-elle à la connaissance de ce que vous faites là ! mais, en tout cas, monsieur, il sera instruit de votre conduite. »

M. Pecksniff souleva languissamment ses lourdes paupières et les laissa retomber. Il avait l’air de dire avec un sang-froid imperturbable : « Ah ! en vérité ! »

« N’est-ce pas assez, dit Mary, de changer et de fausser son caractère, de faire tourner ses préjugés au profit de vos mauvais desseins, d’endurcir un cœur naturellement bon en lui cachant la vérité pour ne laisser pénétrer jusqu’à lui que des idées fausses et mensongères ? n’est-ce pas assez d’avoir tout ce pouvoir, d’en user et d’en abuser, sans vous montrer encore grossier, cruel et lâche avec moi ? »

Et M. Pecksniff continuait de l’emmener tranquillement, d’un air aussi paisible et aussi innocent que l’agneau qui broute dans les champs.

« Quoi ! monsieur, rien ne peut donc vous émouvoir ! s’écria Mary.

– Ma chère, répondit M. Pecksniff avec un coup d’œil placide, l’habitude qu’on a d’examiner sa conscience et la pratique de… dirai-je de la vertu ?

– De l’hypocrisie ! dit vivement Mary.

– Non, non, reprit M. Pecksniff, tapotant d’un air de reproche la main captive de la jeune fille ; la pratique de la vertu… tout cela m’a appris si bien à me tenir sur mes gardes, qu’il est très-difficile de me déconcerter. Le fait est curieux ; mais réellement c’est chose très-difficile pour qui que ce soit de me déconcerter. Et, ajouta M. Pecksniff en redoublant son étreinte folâtre, mademoiselle a pensé qu’elle le pourrait ! on voit bien qu’elle ne connaît guère mon cœur ! »

Guère en effet. Mary avait l’esprit si mal fait, qu’elle eût préféré aux caresses de M. Pecksniff celles d’un crapaud, d’une vipère ou d’un serpent, qui sait même ? l’embrassement d’un ours.

« Voyons, voyons, dit ce bon gentleman, un mot ou deux arrangeront l’affaire et rétabliront entre nous la bonne intelligence. Je ne suis pas fâché, mon amour.

– Vous fâché !

– Non, je ne le suis pas, je vous le déclare. Ni vous non plus. »

Il y avait cependant sous la main de M. Pecksniff un cœur palpitant qui disait bien le contraire.

« Je suis sûr que vous ne l’êtes pas, reprit-il, et je vous dirai comment. Il y a deux Martin Chuzzlewit, ma chère, et, si vous communiquiez à l’un votre colère, cela aurait pour l’autre de sérieuses conséquences. Vous comprenez ? Vous ne voudriez point lui nuire, n’est-ce pas ? »

Mary trembla de tout son corps, et lança à Pecksniff un regard empreint de tant de fierté dédaigneuse, qu’il détourna les yeux, sans doute pour n’être pas obligé de se fâcher malgré lui.

« Une querelle toute passive, mon amour, dit M. Pecksniff, peut se changer en une guerre active ; souvenez-vous-en. Il serait pénible de couronner la ruine d’un jeune homme déshérité déjà dans ses espérances compromises : mais ce ne serait pas difficile. Ah ! que c’est facile, au contraire ! Vous dites que j’ai quelque influence sur notre vénérable ami ? c’est bien possible, je ne dis pas non. »

Il leva ses yeux sur ceux de Mary, et secoua la tête d’un air de raillerie charmante.

« Non, continua-t-il d’un ton plus sérieux ; tout considéré, ma mignonne, si j’étais à votre place, je garderais mon secret pour moi. Je ne suis pas du tout sûr, bien loin de là, que la chose surprît notre ami : car nous avons eu ensemble, pas plus tard que ce matin, un bout de conversation, et la nécessité de vous établir d’une manière plus convenable lui donne de l’anxiété, beaucoup d’anxiété. Mais qu’il soit surpris ou non, la conséquence de votre dénonciation serait la même. Martin junior pourrait en souffrir beaucoup. Je ne demande pas mieux que d’avoir pitié de Martin junior, voyez-vous ! dit M. Pecksniff avec un sourire persuasif. Il ne le mérite guère ; mais c’est égal, c’est moi qui sollicite sa grâce auprès de vous. »

C’est pour le coup que la jeune miss pleura amèrement ; elle tomba dans un tel accès de douleur, que Pecksniff jugea prudent de laisser là sa taille et qu’il ne tint plus Mary que par la main.

« Quant à notre part dans cet important petit secret, dit-il, nous la garderons pour nous et nous en parlerons entre nous, lorsque les premiers moments seront passés. Vous consentirez, mon amour, vous consentirez, je le sais. Quelle que soit votre idée à cet égard, vous consentirez. Je crois me rappeler avoir ouï dire, je ne sais vraiment où ni comment, ajouta-t-il avec une franchise enchanteresse, que vous et Martin junior, quand vous étiez petits, vous avez éprouvé l’un pour l’autre une sorte de tendresse enfantine. Lorsque nous serons mariés, vous aurez la satisfaction de penser qu’au lieu de persévérer pour sa ruine, cette fantaisie vous a passé pour son bien : car nous verrons alors ce qu’il nous sera possible de faire pour rendre à Martin junior quelque petit service. J’ai, dites-vous, de l’influence sur notre vénérable ami ? peut-être bien ; je ne dis pas non. »

L’entrée du bois où se passait cette scène charmante touchait à la maison de M. Pecksniff. Les deux interlocuteurs se trouvaient maintenant si rapprochés de l’habitation, que Pecksniff s’arrêta, et prenant Mary par son petit doigt, lui dit d’un ton folâtre en manière d’adieu :

« Voulez-vous que je le morde ? »

Ne recevant point de réponse, il le baisa au lieu de le mordre ; puis se baissant, il inclina vers le visage de Mary sa figure flasque et mollasse (on peut être homme de bien et avoir la figure mollasse) ; et lui donnant sa bénédiction, qui, venant d’une telle source, était suffisante pour lui assurer force et bonheur depuis ce jour jusqu’à la fin de sa vie, il la lâcha enfin et la laissa aller.

La galanterie, la vraie galanterie, passe pour donner à un homme de la noblesse et de la dignité ; et l’amour a raffiné plus d’un ours mal léché. Mais M. Pecksniff (peut-être parce que, pour une nature aussi épurée que la sienne, l’amour et la galanterie n’étaient que des détails grossiers) ne paraissait certainement en avoir retiré aucun avantage, maintenant qu’il était demeuré seul. Au contraire, il semblait rapetissé et racorni ; il avait l’air de vouloir se cacher en lui-même et d’être tout malheureux de n’y pouvoir réussir. Ses souliers étaient évidemment trop grands pour lui, ses manches trop longues ; il avait des cheveux de chien noyé, un chapeau qui ne lui tenait pas sur la tête, une figure en lame de couteau, un cou allongé qui semblait appeler la corde à son secours ; en moins de deux minutes il était devenu tout brûlant, tout pâle, honteux, mesquin, furtif, c’est-à-dire l’antipode d’un Pecksniff. Mais bientôt après il redevint lui-même, et rentra à son logis avec une expression aussi radieuse que s’il avait été le grand prêtre de l’Été en personne.

« Papa, dit Charity, j’ai arrangé mon départ pour demain.

– Sitôt, mon enfant !

– Dans les circonstances où nous sommes, répondit Charity, je ne saurais partir trop tôt. J’ai écrit à Mme Todgers pour lui proposer un arrangement, et je l’ai priée de m’attendre en tout cas à l’arrivée de la diligence… Monsieur Pinch, vous allez être entièrement votre maître. »

M. Pecksniff venait de sortir de la chambre, et M. Pinch venait d’y entrer.

« Mon maître !… répéta Tom.

– Oui, vous n’aurez plus personne entre mon père et vous, dit Charity. Du moins je l’espère, car on ne peut jamais répondre de rien. Ce monde est si changeant !

– Eh quoi ! est-ce que… est-ce que vous allez vous marier, miss Pecksniff ? demanda Tom, au comble de la surprise.

– Pas positivement, dit Charity en balbutiant. Je n’y suis point encore décidée. Je crois que ce serait déjà fait, si j’avais voulu, monsieur Pinch.

– Je crois bien, » dit Tom.

Et en effet, il le croyait de bonne foi, il le croyait du fond du cœur.

« Non, dit Charity, je ne vais pas me marier. Ni moi, ni d’autre, que je sache. Hum ! mais je ne vais plus demeurer avec papa. J’ai mes raisons, mais c’est un grand secret. J’éprouverai toujours une vive amitié pour vous, je vous l’assure, à cause de la fermeté que vous avez montrée certaine nuit. Pour ce qui est de vous et de moi, monsieur Pinch, nous nous séparons les meilleurs amis du monde ! »

Tom la remercia de sa confiance et de son amitié ; mais la première cachait encore un mystère qui le confondait complètement. Dans son dévouement extravagant pour la famille Pecksniff, il avait ressenti la perte de Merry plus qu’on n’aurait pu le croire, si l’on n’avait pas su que, plus il éprouvait d’avanies dans cette maison, plus il se reprochait de les avoir méritées. À peine s’était-il réconcilié avec cette idée que voilà Charity qui allait partir aussi ! Elle avait grandi en quelque sorte sous les yeux de Tom. Si les deux sœurs étaient aussi les filles de Pecksniff, elles ne l’étaient guère moins de Tom : il était accoutumé à les servir comme Pecksniff à les aimer. Il ne pouvait donc se résigner à ce nouveau départ, et Tom n’eut pas cette nuit-là deux heures de sommeil : il la passa tout entière à réfléchir à ces terribles changements.

Quand le matin reparut, Tom pensa que tout ce mystère n’avait été qu’un rêve. Mais non : en descendant l’escalier, il trouva tout le monde occupé à boucler les malles, à lier les boîtes, à faire, pour le départ de miss Charity, une foule de préparatifs qui durèrent toute la journée. À l’heure du passage de la diligence du soir, miss Charity déposa sur la table du parloir avec une grande solennité les clefs du ménage ; elle prit gracieusement congé de toute sa maison, et donna au toit paternel une bénédiction dont, le dimanche suivant, à l’église, la servante de Pecksniff, si l’on en croit les mauvaises langues, remercia le ciel avec ferveur.

Chapitre VI. M. Pinch est dispensé d’un devoir auquel il n’était, en conscience, obligé envers personne, et M. Pecksniff ne peut se dispenser de remplir un devoir auquel il est, en conscience, obligé envers la société. §

Les derniers mots du dernier chapitre nous conduisent tout naturellement au début de celui-ci qui lui succède : car il s’agit d’une église. Il s’agit de l’église dont il avait été si souvent question précédemment, et dans laquelle Tom Pinch touchait l’orgue gratis.

Par une chaude après-midi, une semaine environ après le départ pour Londres de miss Charity, M. Pecksniff, étant allé se promener, se mit en tête d’aller faire un petit tour dans le cimetière. Tandis qu’il errait à travers les tombes, cherchant à trouver sur les épitaphes une ou deux bonnes maximes (car il ne perdait jamais l’occasion de préparer quelques pétards moraux pour les tirer quand l’occasion s’en présentait), Tom Pinch commença à jouer. Tom pouvait courir à l’église pour y jouer chaque fois qu’il avait un moment à lui. En effet l’orgue était de petite dimension, et le vent s’y renouvelait sous la simple pression du pied du musicien ; Tom pouvait donc se passer même d’un souffleur bien qu’il n’eût qu’à dire qu’il en désirait un, pour qu’il n’y eût pas dans tout le village un homme ou un enfant, personne même au tourniquet, y compris le percepteur du péage, qui n’eût soufflé pour lui jusqu’à s’en rendre le visage tout violet.

M. Pecksniff n’élevait pas d’objection contre la musique, pas la moindre. Il était tolérant en toute chose, comme il le répétait souvent. Il considérait la musique comme une espèce de flânerie sans but, en général, et précisément convenable à la capacité de Tom. Mais quant aux exercices que Tom accomplissait sur ce même orgue, il les supportait avec une bonne grâce remarquable, avec une complaisance singulière : car lorsque Tom touchait l’orgue les dimanches, M. Pecksniff, dans sa sympathie sans bornes, paraissait croire qu’il jouait lui-même et qu’il était ainsi le bienfaiteur de la congrégation. Aussi, toutes les fois qu’il lui était impossible d’imaginer quelque autre moyen de faire gagner à Tom les appointements qu’il lui donnait, M. Pecksniff lui accordait la permission de cultiver cet instrument ; marque de considération dont Tom lui était infiniment reconnaissant.

L’après-midi était remarquablement chaude, et M. Pecksniff avait été assez longtemps à rôder de côté et d’autre. Il n’avait pas ce qu’on pourrait appeler une bonne oreille musicale, mais il savait bien reconnaître quand la musique devait exercer une influence calmante sur son esprit ; ici c’était bien le cas ; l’orgue, en effet, résonnait comme un mélodieux ronflement. Il s’approcha de l’église, et, regardant à travers les vitraux irisés d’une fenêtre voisine du porche, il aperçut Tom qui, ayant relevé de chaque côté les rideaux, jouait avec beaucoup d’expression et d’âme.

L’église avait une certaine fraîcheur attrayante. La vieille toiture de chêne supportée par les poutres de traverse, les murailles délabrées, les tablettes de marbre et le pavé de dalles tout fendillé, étaient rafraîchissants à voir. À l’extérieur des croisées de face, des feuilles de lierre s’agitaient gracieusement entre les vitres ; le soleil ne pénétrait que par une seule fenêtre, laissant l’intérieur de l’église dans une pénombre attrayante. Mais ce qu’il y avait de plus agréable à contempler, c’était un certain banc drapé de rouge et moelleusement garni de coussins où, le dimanche, se prélassaient les dignitaires officiels du lieu (dont M. Pecksniff était le prince et le chef). Le siège de M. Pecksniff était dans un coin, un coin remarquablement confortable, où l’énorme livre de prières du vertueux architecte étalait en ce moment sur le pupitre presque toute la capacité de son in-quarto.

Pecksniff se détermina donc à entrer dans l’église pour s’y reposer.

Il y pénétra très-doucement : d’abord, parce que c’était une église ; puis, parce que son pas était toujours léger ; ensuite, parce que Tom jouait un air solennel ; et enfin, parce qu’il pensait que le musicien serait bien surpris de le voir là quand il s’arrêterait. Tirant le verrou du haut banc réservé, il s’y glissa et le referma sur lui ; puis s’étant assis à sa place habituelle et ayant étendu ses jambes sur l’agenouilloir, il se disposa à écouter la musique.

C’est un fait inexplicable qu’il ait pu s’endormir en ce lieu, où la puissance des souvenirs qui s’y rattachaient eût été bien suffisante pour le tenir très-éveillé : ce fut pourtant ce qui eut lieu. Il n’était pas depuis cinq minutes dans son bon petit coin, qu’il commença à branler la tête. Il n’y avait pas une minute qu’il était revenu à lui, que sa tête recommença à branler. Tout en ouvrant ses yeux avec indolence, il branla la tête encore ; et tout en les fermant, il continua le même mouvement. Ainsi de branle en branle, il cessa complètement de remuer et devint aussi immobile que l’église elle-même.

Longtemps après s’être endormi, il avait vaguement conscience de l’orgue, bien qu’il n’eût pas l’idée précise que ce fût plutôt un orgue qu’un bœuf. Au bout de quelques minutes, il commença à éprouver par intervalles une impression de voix entendues comme dans un rêve ; et, s’éveillant avec une curiosité indolente, il ouvrit les yeux.

Il était en effet si indolent qu’après avoir regardé l’agenouilloir et le banc, il rentrait à demi dans le chemin du sommeil quand il s’aperçut que réellement il y avait des voix dans l’église ; des voix basses, devisant avec chaleur, l’une près de l’autre, tandis que les échos de l’édifice semblaient murmurer les réponses. Il se leva et prêta l’oreille.

Avant d’avoir écouté une demi-douzaine de secondes, il se trouvait aussi éveillé qu’il avait jamais pu l’être. Les yeux, les oreilles, la bouche tout grands ouverts, il fit un petit mouvement avec une précaution infinie, et d’une main ramenant le rideau, il regarda furtivement par derrière.

C’étaient Tom Pinch et Mary. Ma foi, oui, c’étaient eux. Il avait reconnu leur voix, et déjà il était au courant du sujet de leur conversation. Sa tête, comme celle d’un homme guillotiné, avec le menton posé au niveau du rebord du banc, pouvait immédiatement faire le plongeon, si l’un des deux interlocuteurs venait à se retourner ; il écouta. Il écouta avec une attention si profonde et si concentrée, que ses cheveux mêmes et son col de chemise se hérissaient pour lui prêter leur concours.

« Non, s’écria Tom, aucune lettre ne m’est parvenue, sauf une que j’aie reçue de New-York. Mais ne vous inquiétez pas à cet égard ; car il est très-vraisemblable qu’ils sont partis pour quelque lieu éloigné où le service de la poste n’est ni régulier ni fréquent. Il m’annonçait dans sa lettre qu’il fallait s’y attendre, même dans la ville où lui et son compagnon comptaient se rendre, Éden, vous savez.

– C’est une chose qui me tourmente cruellement, dit Mary.

– Il ne faut pas vous tourmenter, dit Tom. Il y a un dicton bien vrai : c’est que rien ne marche aussi vite que les mauvaises nouvelles ; et croyez que, si le moindre accident était survenu à Martin, vous en eussiez certainement entendu parler depuis longtemps. Il y a longtemps aussi que je voulais vous le dire, poursuivit Tom avec un embarras qui lui allait très-bien, mais vous ne m’en avez jamais offert l’occasion.

– J’ai eu peur quelque fois, dit Mary, que vous ne pussiez supposer que j’hésitais à me confier à vous, monsieur Pinch.

– Non, balbutia Tom ; je… je ne sache pas avoir jamais supposé cela. Si cette pensée m’était venue, je suis sûr que je l’eusse repoussée aussitôt comme une injustice à votre égard. Je sens bien tout ce qu’il y a pour vous de délicat à me faire vos confidences ; mais je donnerais ma vie pour vous épargner un jour de malheur ; oui, je la donnerais !

– Pauvre Tom ! »

Il continua ainsi :

« J’ai quelquefois rêvé que je pouvais vous avoir déplu en… en ayant la hardiesse de chercher à deviner et de devancer de temps en temps vos désirs. D’autres fois, je me suis imaginé que c’était par bonté que vous vous teniez loin de moi.

– Vraiment ?

– C’était de la folie ; c’était une présomption ridicule de m’imaginer cela : mais je craignais que vous n’eussiez supposé comme possible que je… je vous admirasse trop pour mon repos, et qu’ainsi vous ne vous fussiez refusé la légère assistance qu’autrement vous eussiez volontiers reçue de moi. Si jamais, dit Tom avec trouble, si jamais une semblable idée s’est présentée à votre esprit, éloignez-là, je vous en prie. Il faut peu de chose pour mon bonheur, et je vivrai content ici longtemps après que vous et Martin m’aurez oublié. Je suis une pauvre créature timide et gauche ; je ne suis pas du tout un homme du monde ; et vous n’avez pas plus à vous inquiéter de moi, voyez-vous, que si j’étais tout simplement un vieux moine ! »

Si les moines ont tous un cœur comme le tien, pauvre Tom, puissent-ils multiplier leur espèce ! quoique la multiplication ne soit pas une des quatre règles de leur rigoureuse arithmétique.

« Cher monsieur Pinch ! dit Mary, lui donnant la main, je ne saurais vous dire combien votre amitié m’émeut. Jamais je ne vous ai fait le tort de concevoir le moindre doute à votre égard ; jamais un seul instant je n’ai cessé de penser que vous étiez exactement, et plus encore peut-être, tel que Martin vous avait jugé. Sans les attentions silencieuses, sans l’amitié dont j’ai été l’objet de votre part, ma vie eût été bien malheureuse ici. Mais vous avez été mon bon ange, vous avez rempli mon cœur de reconnaissance, d’espoir et de courage.

– J’ai bien peur, répliqua Tom en secouant la tête, de ne pas plus ressembler à un ange que n’y ressemble maint chérubin de pierre sur les tombeaux ; et je ne crois pas qu’il y ait beaucoup d’anges de ce modèle. Mais je désirerais savoir, si vous daignez me l’apprendre, pourquoi vous avez gardé un tel silence à l’égard de Martin.

– Parce que j’ai craint de vous faire du tort.

– De me faire du tort ! s’écria Tom.

– Oui, vis-à-vis de votre maître. »

Le gentleman en question fit le plongeon.

« De Pecksniff ! dit Tom d’un air de confiance et d’enjouement. Oh ! bon Dieu ! il ne songerait jamais à nous soupçonner ! C’est le meilleur des hommes. Plus vous seriez contente, plus il serait joyeux. Oh ! mon Dieu, vous n’aviez pas à craindre Pecksniff. Ce n’est pas un espion. »

À la place de M. Pecksniff, plus d’un homme, s’il eût pu plonger à travers le parquet du banc officiel, pour descendre à Calcutta ou dans quelque pays désert, de l’autre côté du globe, n’eût pas manqué de le faire aussitôt. M. Pecksniff s’assit tranquillement sur l’agenouilloir et se mit à sourire en écoutant avec plus d’attention que jamais.

Cependant Mary paraissait avoir exprimé un doute, car Tom continua d’un ton d’honnête énergie :

« Vraiment, je ne sais comment cela se fait ; mais toujours il arrive, quand je tiens ce langage devant qui que ce soit, que je ne vois personne rendre justice à Pecksniff. C’est une des circonstances les plus extraordinaires qui soient jamais parvenues à ma connaissance, mais c’est comme cela. Voilà John Westlock, qui a été ici en qualité d’élève ; un des meilleurs garçons du monde, à tous autres égards ; je crois en vérité que Westlock eût voulu, s’il eût été possible, voir Pecksniff fouetté à la queue d’une charrette. Et ce n’est point du tout un cas isolé : car tous les élèves qui se sont succédé de mon temps sont partis de la maison avec une haine invétérée contre Pecksniff. Voilà Mark Tapley aussi, qui était dans une condition toute différente… Eh bien, les moqueries qu’il lançait contre Pecksniff lorsqu’il le voyait au Dragon étaient choquantes. Martin également : Martin était le pire de tous. Mais j’y pense, c’est cela : c’est lui qui vous aura disposée à ne point aimer Pecksniff. Et comme vous êtes arrivée avec une prévention, miss Graham, naturellement vous n’êtes pas un témoin impartial. »

Triomphant de cette découverte, Tom se mit à se frotter les mains d’un air de grande satisfaction.

« Monsieur Pinch, dit Mary, vous vous méprenez sur cet homme-là.

– Non, non ! s’écria Tom. C’est vous qui vous méprenez sur lui. Mais, ajouta-t-il en changeant subitement de ton, qu’est-ce que vous avez, miss Graham ? Qu’est-ce que vous avez ? »

M. Pecksniff ramena par degrés au haut du banc ses cheveux, son front, ses sourcils, son œil. Mary était assise sur un banc à côté de la porte, les deux mains jointes sur son visage, et Tom était penché vers elle.

« Qu’avez-vous donc ? s’écria Tom. Ai-je dit quelque chose qui vous ait offensée ? Vous aurait-on dit quelque chose qui vous ait fait de la peine ? Ne pleurez pas. Je vous en prie, apprenez-moi ce que c’est. Je ne puis supporter de vous voir ce chagrin. Dieu me pardonne, jamais je ne fus aussi surpris et aussi peiné de ma vie. »

M. Pecksniff tenait son œil fixé à la même place. Il l’en eût tout au plus retiré devant une vrille ou un fil de fer rouge.

« J’aurai voulu vous le taire, monsieur Pinch, si cela n’eût dépendu que de moi ; mais votre illusion est si forte, et il est tellement nécessaire que nous nous tenions sur nos gardes… que vous ne vous compromettiez pas, et que par conséquent vous sachiez par qui je suis obsédée, que je n’ai plus d’autre alternative : il faut que je vous parle. Je suis venue ici tout exprès afin de vous faire cette confidence ; mais je crois que le courage m’aurait encore manqué cette fois, si vous ne m’aviez pas ramenée tout droit au but de ma visite. »

Tom la contempla fixement ; il semblait dire : « En voilà bien d’une autre ! » Mais il ne prononça pas un mot.

« Celui que vous croyez le meilleur des hommes… dit Mary, levant les yeux et parlant d’une voix tremblante et avec un regard étincelant.

– Dieu me bénisse ! murmura Tom en chancelant, attendez un peu. Celui que je crois le meilleur des hommes ! naturellement, vous voulez parler de Pecksniff. Mon Dieu ! ne parlez pas sans preuves. Qu’a-t-il pu faire ? S’il n’est pas le meilleur des hommes, qu’est-il donc ?

– Il en est le pire. C’est l’être le plus faux, le plus artificieux, le plus bas, le plus cruel, le plus vil, le plus infâme !… » dit la jeune fille toute tremblante.

Elle tremblait d’indignation.

Tom se laissa tomber sur un siège en joignant les mains.

« Je vous le demande, continua Mary, qu’est-ce qu’un homme qui, me recevant dans sa maison à titre d’hôte, bien malgré moi ; qui, connaissant mon histoire et sachant que je suis sans défense et isolée, ose devant ses filles me faire des affronts tels, que, si j’avais eu un frère, fût-ce un enfant, et qu’il eût été témoin de cette conduite, il eût pris par instinct ma défense !

– Un homme pareil serait un misérable ! s’écria Tom ; quel qu’il soit, ce serait un misérable. »

M. Pecksniff plongea de nouveau.

« Et si je vous disais, continua Mary, que, lorsque mon unique ami (un être bon et cher) avait toute la plénitude de son esprit, cet homme se courbait humblement devant lui ; mais alors mon ami le connaissait bien et il le repoussait comme un chien ! et qu’à présent, oubliant bassement le passé, en voyant cet ami tomber en enfance, il rampe de nouveau devant lui et profite de l’influence qu’il prend sur lui par ses viles flatteries pour nourrir les desseins les plus méprisables, les plus odieux ?

– Je répète que cet homme-là est un misérable ! répondit Tom.

– Mais si je vous disais encore, monsieur Pinch, qu’ayant réfléchi que le meilleur moyen d’arriver à son but, c’est de m’avoir pour femme, il me poursuit de cet argument honteux et lâche, que, si je l’épouse, Martin, sur la tête de qui j’ai attiré tant de maux, pourra rentrer dans une partie de ses espérances premières ; et que, si je m’y refuse, il sera plongé dans une ruine plus profonde encore ? Que dites-vous de celui qui transforme ma constance pour l’homme que j’aime de tout mon cœur en une torture pour moi et un outrage pour mon bien-aimé ? de celui qui fait de moi, malgré moi, un instrument pour frapper la tête que je voudrais couvrir de mille bénédictions ? de celui qui, semant autour de moi tous ces pièges cruels, m’en expose le plan avec une langue doucereuse et une figure souriante, à la clarté du grand jour, tandis qu’il m’impose de force ses embrassements et porte à ses lèvres une main… » Et la jeune fille ajouta tout agitée, en étendant le bras : « Une main que j’eusse voulu voir tomber mutilée, pour échapper à la honte et à la dégradation de son attouchement !

– Je dis, s’écria Tom très-exalté, je dis que c’est un misérable et un lâche. Je ne m’inquiète pas de savoir qui il est ; je dis que c’est un double lâche, le plus odieux des misérables ! »

Couvrant encore une fois son visage de ses mains, comme si la passion qui l’avait soutenue à travers ces aveux s’était éteinte dans une accablante sensation de honte et de douleur, la jeune fille fondit en larmes.

Si toute marque de chagrin provoquait sûrement la compassion de Tom, celle-ci devait l’exciter à plus forte raison. Les pleurs et les sanglots de Mary étaient autant de flèches qui lui perçaient le cœur. Il essaya de la consoler ; il s’assit auprès d’elle ; il déploya tout son fonds d’éloquence intime, et parla de Martin en termes pleins de louange et d’espérance. Oui, quoiqu’il l’aimât de tout son cœur et d’un amour si désintéressé qu’une femme en inspire rarement de semblable, il ne lui parla, du commencement à la fin, que de Martin. Tous les trésors de l’Inde n’eussent pas tenté Pinch d’escamoter un seul instant le nom de celui qu’elle aimait.

Lorsque Mary fut un peu remise, elle fit comprendre à Tom Pinch que l’homme qu’elle lui avait dépeint était Pecksniff sous ses couleurs réelles ; mot par mot, phrase par phrase, autant qu’elle en avait le souvenir, elle rappela ce qui s’était passé entre eux dans le bois. Vous jugez de la haute satisfaction du gentleman lui-même qui, dans son désir de voir et sa crainte d’être vu, plongeait constamment au fond du banc officiel et revenait à la surface, comme on voit, au tréteau de Polichinelle, l’intelligent propriétaire éviter adroitement les coups de bâton qui menacent sa tête. Lorsque Mary eut achevé son récit et supplié Tom de faire bien attention quand il serait avec elle à ne rien témoigner des explications qu’elle lui avait données ; lorsqu’elle l’eut vivement remercié, ils se séparèrent pleins d’alarme en entendant des pas dans le cimetière ; et Tom demeura seul de nouveau dans l’église.

C’est alors que cette découverte pleine d’agitation et d’angoisse vint bouleverser l’âme de Tom. L’étoile qui, depuis son enfance, avait éclairé toute sa vie, était devenue en un instant une vapeur infecte. Ce n’était pas que Pecksniff, le Pecksniff de Tom, eût cessé d’exister, mais c’était qu’il n’eût jamais existé. Dans la mort de Pecksniff, Tom aurait eu la consolation de se rappeler ce qu’il était habituellement ; mais, après cette révélation, il avait la douleur de songer à ce qu’il n’avait jamais été. En effet, de même que l’aveuglement de Tom à cet égard avait été complet et non pas partiel, de même ses yeux s’ouvrirent tout entiers à la lumière. Jamais son Pecksniff n’eût pratiqué les œuvres de mal dont il venait d’entendre parler ; mais enfin un autre Pecksniff avait pu le faire ; et le Pecksniff qui avait été capable de cela avait été capable de tout, et nul doute que, durant toute sa carrière, il n’eût fait quelque chose, voire même toute espèce de choses, excepté le bien. De la hauteur démesurée où le pauvre Tom l’avait placée, son idole était tombée tout de son long, et

Jamais ni les chevaux ni les valets du roi

N’eussent pu relever Pecksniff en désarroi.

Des légions entières de Titans eussent échoué à le retirer de la fange et à le remettre sur ses pieds ; mais ce n’était pas lui qui en souffrait, c’était Tom. Pauvre Tom ! sa boussole était brisée, sa carte marine déchirée, son chronomètre s’était arrêté, ses mâts étaient tombés par-dessus bord, son ancre avait chassé à dix mille lieues au loin.

M. Pecksniff le surveillait avec une attention profonde, car il devinait bien l’objet des réflexions de Tom, et il était curieux de voir ce qu’il allait faire. Durant quelque temps, Tom parcourut en long et en large l’aile de l’église, comme une âme en peine ; il ne s’arrêtait parfois que pour s’appuyer sur un banc et méditer à son aise ; puis il se mit à contempler un vieux tombeau blanchi élégamment et bordé de crânes et d’os en sautoir, comme si c’était le plus beau chef d’œuvre qu’il eût jamais vu, bien qu’en toute autre occasion il professât pour cet objet d’art le mépris le plus indicible ; puis il s’assit, puis il se remit à marcher de çà et de là ; ensuite il revint d’un pas errant à la tribune de l’orgue et fit résonner les touches : mais leur harmonie était changée, leur douceur mélodique s’était évanouie ; et Tom, laissant vibrer longuement une note mélancolique, inclina sa tête sur ses mains et s’abandonna à son désespoir.

« Je ne me serais pas occupé, dit Tom Pinch, se levant de son tabouret et plongeant son regard dans l’église comme s’il eût été le prêtre, je ne me serais pas occupé de ce qu’il eût pu me faire à moi ; car souvent j’avais exercé sa patience ; j’avais vécu de sa tolérance, et jamais je ne lui ai été utile comme bien d’autres eussent pu l’être. Pecksniff, continua Tom sans se douter qu’il était là pour l’entendre, cela m’aurait été bien égal que vous m’eussiez fait à moi quelque injure : j’aurais trouvé moi-même une foule de raisons pour vous excuser à cet égard ; et, m’eussiez-vous maltraité, je n’eusse pas moins continué de vous respecter. Mais pourquoi faut-il que vous soyez tombé si bas dans mon estime !… Ô Pecksniff, Pecksniff, il n’est rien que je n’eusse donné, non, rien, pour que vous eussiez mérité de justifier la bonne opinion que j’avais toujours eue de vous !… »

M. Pecksniff s’assit sur l’agenouilloir, en tirant son col de chemise, tandis que Tom, touché jusqu’au vif, prononçait l’apostrophe précédente. Après un intervalle, il entendit Tom descendre les marches en faisant tinter les clefs de l’église ; puis, appliquant de nouveau son œil au sommet du banc, il le vit sortir lentement de l’édifice et fermer la porte.

M. Pecksniff n’osait se retirer du lieu où il était caché : car à travers les fenêtres de l’église, il vit Tom passer le long des tombeaux, s’arrêter parfois devant une pierre sépulcrale et s’y appuyer, comme un homme qui pleure l’ami qu’il vient de mettre en terre. Même après que Tom eût quitté le cimetière, M. Pecksniff resta encore au fond de sa cachette, craignant que, dans son agitation d’esprit, Tom n’eût l’idée de revenir sur ses pas. Enfin il se détermina à sortir, et pénétra d’un pas dégagé dans la sacristie où il savait qu’il existait presque au niveau du sol une croisée par laquelle il pouvait, rien qu’en passant le pied dehors, se libérer de sa prison.

Il était dans une curieuse situation d’esprit, ce bon M. Pecksniff : il n’était pas du tout pressé de s’en aller, il paraissait même plutôt enclin à flâner un peu ; ce qui le détermina à ouvrir l’armoire de la sacristie, et à se regarder dans le petit miroir accroché derrière le battant, à l’usage du desservant. S’apercevant que ses cheveux étaient en désordre, il prit la liberté d’emprunter la brosse ecclésiastique et de s’en servir pour se requinquer. Il prit également la liberté d’ouvrir une autre armoire ; mais il se hâta de la refermer, effrayé à la vue de deux surplis, l’un blanc et l’autre noir, pendus contre le mur, et qui avaient tout à fait l’air de deux curés qui se seraient suicidés par strangulation. Se rappelant avoir vu dans l’autre armoire une bouteille de vin de Porto et quelques biscuits, il y fouilla de nouveau et se restaura solidement : durant tout ce temps, il paraissait profondément absorbé, comme si ses pensées étaient ailleurs.

Il eut bientôt pris son parti, ou plutôt son parti était déjà pris ; ayant resserré la bouteille et les biscuits, il ouvrit la fenêtre. Il descendit sans difficulté dans le cimetière, ferma la fenêtre après lui, et se rendit tout droit à son logis.

« M. Pinch est-il à la maison ? demanda M. Pecksniff à sa servante.

– Il vient de rentrer, monsieur.

– Il vient de rentrer ? répéta M. Pecksniff, d’un air joyeux. Et il est monté, je suppose ?

– Oui, monsieur. Il est monté. Voulez-vous que je l’appelle, monsieur ?

– Non, dit M. Pecksniff, non. Vous n’avez pas besoin de l’appeler, Jane. Je vous remercie, Jane. Comment vont vos parents, Jane ?

– Très-bien. Merci, monsieur.

– J’en suis charmé. Faites-leur savoir que je me suis informé d’eux, Jane. M. Chuzzlewit est-il ici, Jane ?

– Oui, monsieur. Il est au parloir, occupé à lire.

– Vous dites, Jane, qu’il est dans le parloir, occupé à lire ? Très-bien. Alors je pense que je vais aller le voir, Jane. »

Jamais on n’avait aperçu M. Pecksniff en plus belle humeur !

Mais quand M. Pecksniff entra dans le parloir où le vieillard était assis, comme l’avait dit Jane, avec une plume, de l’encre et du papier sur une table à sa portée (car M. Pecksniff était toujours attentif à le bien approvisionner des instruments nécessaires pour écrire), il devint un peu moins gai. Il n’était pas en colère, il n’aspirait pas à la vengeance, il n’était pas sombre, il n’était pas morne ; il était seulement affligé, bien affligé certainement. Lorsqu’il s’assit à côté du vieillard, deux larmes, non pas de ces larmes avec lesquelles les anges chargés là-haut de nos comptes effacent nos péchés en les inscrivant sur le grand livre, mais de ces larmes hypocrites du pécheur endurci dont ils composent leur encre, glissèrent furtivement le long de ses joues vénérables.

« Qu’y a-t-il ? demanda le vieux Martin. Pecksniff, qu’avez-vous, mon garçon ?

– Je regrette de vous déranger, mon cher monsieur, et ce qui redouble mes regrets, c’est la cause de ma visite. Mon bon, mon digne ami, je suis trompé.

– Vous êtes trompé !

– Ah ! s’écria M. Pecksniff avec désespoir, trompé dans ma plus chère affection. Cruellement trompé, monsieur, là où j’avais placé ma confiance la plus illimitée. Trompé, monsieur Chuzzlewit, par Thomas Pinch !…

– Oh ! c’est affreux, affreux, affreux ! dit Martin, posant son livre. C’est affreux. J’espère que non. En êtes-vous certain ?

– Si j’en suis certain, mon bon monsieur ! J’ai le témoignage de mes yeux et de mes oreilles. Autrement, je n’y eusse pas cru, monsieur Chuzzlewit, quand bien même un serpent de feu eût proclamé cette nouvelle, du sommet de la cathédrale de Salisbury. J’eusse dit, s’écria M. Pecksniff, j’eusse dit au serpent qu’il en avait menti. Telle était ma confiance en Thomas Pinch, que j’eusse fait rentrer le mensonge jusque dans la gorge du serpent, pour presser Thomas contre mon cœur. Mais moi, monsieur, je ne suis pas un serpent, j’ai la douleur de le dire, et je n’ai plus ni doute ni espérance. »

Martin éprouvait une vive émotion de le voir si agité, et d’apprendre des nouvelles si inattendues. Oh ! n’est-ce pas assez, dit M. Pecksniff en levant les yeux au ciel, que cet orage fonde sur moi ? Faut-il qu’il atteigne aussi mes amis ?

– Vous m’alarmez ! s’écria le vieillard, changeant de couleur. Je ne suis pas aussi fort que je l’étais. Vous m’effrayez, Pecksniff !

– Reprenez courage, mon noble monsieur, dit M. Pecksniff se ranimant, nous ferons notre devoir. Vous saurez tout, monsieur, et il vous sera rendu justice. Mais d’abord excusez-moi, monsieur, ex… cusez-moi. J’ai à remplir un devoir vis-à-vis de la société. »

Il sonna ; Jane parut.

« Envoyez-moi M. Pinch, s’il vous plaît, Jane. »

Tom entra. La contrainte, l’altération, se lisaient sur ses traits ; il était abattu, accablé, livré à un embarras visible, et malheureux de voir Pecksniff en face.

L’honnête homme dirigea un regard vers M. Chuzzlewit, comme pour dire : « Vous voyez ! » puis il s’adressa à Tom directement en ces termes :

« Monsieur Pinch, j’ai laissé la fenêtre de la sacristie entr’ouverte. Voulez-vous me rendre le service d’aller la fermer ? vous m’apporterez les clefs de l’édifice sacré !

– La fenêtre de la sacristie, monsieur ! s’écria Tom.

– Vous m’entendez, je pense, monsieur Pinch ? répliqua le patron. Oui, monsieur Pinch, la fenêtre de la sacristie. J’ai le regret de vous dire que, m’étant endormi dans cette église après une tournée fatigante, j’y ai saisi par hasard quelques fragments (il appuya sur le mot) d’une conversation entre deux personnes. Une d’elles ayant fermé à double tour l’église en s’en allant, j’ai dû me retirer par la fenêtre de la sacristie. Rendez-moi le service d’aller clore cette fenêtre, monsieur Pinch, puis vous reviendrez me trouver. »

Il n’est pas au monde un physiognomoniste qui eût pu traduire l’expression des traits de Tom lorsqu’il entendit ces paroles. Il y régnait à la fois de l’étonnement et un air de doux reproche ; mais rien n’y annonçait la crainte ni la conscience d’une faute, bien qu’une multitude d’émotions violentes luttât pour y faire explosion. Il s’inclina et, sans dire un mot, le moindre mot, se retira.

« Pecksniff, s’écria Martin tremblant, que signifie tout cela ? Ne faites rien à la hâte ; vous pourriez en avoir du regret !

– Non, mon bon monsieur, dit M. Pecksniff d’une voix ferme. Non. Mais j’ai à remplir un devoir vis-à-vis de la société et, coûte que coûte, je le remplirai, mon ami ! »

Ô devoir prétendu, qu’on tarde toujours tant à se rappeler et qu’on oublie si volontiers ; devoir du bout des lèvres, devoir menteur ; dette prétendue que l’on garde toujours et qu’on ne paye jamais à autrui que pour satisfaire sa colère et sa vengeance, quand donc l’humanité commencera-t-elle à te connaître ? Quand donc les hommes te salueront-ils dans ton berceau négligé et dans ta jeunesse flétrie, au lieu d’attendre pour te reconnaître que les fautes de l’âge mûr et les misères de la vieillesse aient défiguré tes traits ? Ô juge fourré d’hermine, dont le devoir envers la société est aujourd’hui de condamner à des châtiments et à la mort le criminel en haillons, dis-moi, n’as-tu pas un autre devoir à remplir en fermant les cent portes béantes qui ont appelé ce misérable au dock de l’infamie et en entr’ouvrant au moins le portail qui pouvait le mener à une vie honnête ? Ô prélat, prélat, dont le devoir envers la société consiste, à ce qu’il semble, à jeter des phrases gémissantes sur la triste décadence de ces temps malheureux dans lesquels t’est échu ton lot d’honneur, avant ton élévation à ce siège puissant, n’y avait-il rien eu d’où tu pusses tirer tes homélies pour réparer l’oubli du défunt dont tu viens de prendre la place, puisqu’il n’avait pas songé lui-même à ses devoirs véritables envers la société ? Ô magistrat, l’élite des gentlemen campagnards ou des braves esquires, n’avais-tu pas à remplir un devoir envers la société avant que les meules fussent en flammes et que la populace fût égarée ? ou bien fallait-il attendre l’événement pour faire sortir de terre, tout armé et tout botté, un corps de yeomanry au grand complet ?

Le devoir de M. Pecksniff envers la société ne pouvait être rempli avant le retour de Tom. Dans l’intervalle de temps qui précéda l’arrivée du jeune homme, M. Pecksniff eut une conférence secrète avec son ami ; si bien que Tom en se présentant allait les trouver tous deux prêts à le recevoir. Mary était dans sa chambre au-dessus : M. Pecksniff, toujours prudent et mesuré, avait supplié le vieux Martin de l’engager à y rester une bonne demi-heure, pour épargner à sa sensibilité la scène qui allait avoir lieu.

Quand Tom revint, il trouva le vieux Martin assis près de la fenêtre et M. Pecksniff à la table, dans une attitude imposante. À côté de lui était son mouchoir de poche ; de l’autre côté, une petite quantité (très-petite) d’or et d’argent et quelques pence. Tom reconnut, d’un coup d’œil, que c’étaient ses appointements du trimestre courant.

« Avez-vous fermé la fenêtre de la sacristie, monsieur Pinch ? demanda Pecksniff.

– Oui, monsieur.

– Je vous remercie. Posez ici les clefs, s’il vous plaît, monsieur Pinch. »

Tom posa les clefs sur la table. Il prit le trousseau par la clef de la tribune de l’orgue (bien que ce fût l’une des plus petites), et il la contempla fixement lorsqu’il l’eut posée. Cette clef avait été pour Tom une vieille, une bien vieille amie ; elle avait été durant bien des jours sa chère compagne.

« Monsieur Pinch, dit Pecksniff secouant la tête, ô monsieur Pinch ! Je m’étonne que vous osiez me regarder en face ! »

Tom le fit cependant, et, quoique nous ayons parlé souvent de son attitude humble, il se tint aussi droit que personne.

« Monsieur Pinch, dit Pecksniff, saisissant son mouchoir, comme s’il pressentait qu’il ne tarderait pas à en avoir besoin, je ne m’appesantirai point sur le passé. Je veux vous épargner au moins et m’épargner à moi-même ces pénibles réminiscences. »

L’œil de Tom était sinon brillant, du moins très-expressif, quand il regarda M. Pecksniff et lui dit :

« Merci, monsieur. Je suis heureux que vous ne reveniez point sur le passé.

– Le présent suffit, dit M. Pecksniff, laissant tomber un penny, et plus tôt il sera fini, mieux cela vaudra. Monsieur Pinch, je ne veux pas vous renvoyer sans un mot d’explication. Cette conduite ne serait pourtant que trop justifiée par les circonstances ; mais elle aurait une apparence de précipitation, et je n’en ferai rien : car, ajouta M. Pecksniff en laissant tomber un autre penny, je suis parfaitement maître de moi-même. En conséquence, je vais vous répéter ce que j’ai déjà dit à M. Chuzzlewit. »

Tom porta son regard sur le vieux gentleman, qui témoigna par quelques signes de tête qu’il s’associait à la pensée et aux déclarations de M. Pecksniff, mais sans prendre autrement part à la scène.

« Monsieur Pinch, dit Pecksniff, d’après les lambeaux d’une conversation que j’ai surprise tout à l’heure dans l’église et qui avait lieu entre vous et miss Graham ; je dis des lambeaux, parce que j’étais endormi à une distance considérable de vous quand je fus éveillé par vos voix ; d’après ce dont j’ai été témoin, j’ai reconnu (et j’aurais donné bien des choses pour n’avoir point ce chagrin, monsieur Pinch !) qu’oublieux de tous les liens du devoir et de l’honneur, sans égard pour les lois sacrées de l’hospitalité par lesquelles vous étiez uni à cette maison comme un parent, vous aviez osé adresser à miss Graham, sans retour il est vrai, des paroles de tendresse, des propositions d’amour ! »

Tom le regarda fixement.

« Le nierez-vous, monsieur ? demanda M. Pecksniff, laissant tomber une guinée et quelques pence, et faisant grand bruit pour les ramasser.

– Non, monsieur, répondit Tom. Je ne le nierai pas.

– Vous ne le niez pas, dit M. Pecksniff, lançant un regard au vieux gentleman. Veuillez compter cet argent, monsieur Pinch, et signer ce reçu. Ah ! vous ne le niez pas ? »

Non, Tom ne le niait pas. Il ne daignait pas le nier. Il vit bien que M. Pecksniff, ayant entendu dans l’église sa propre condamnation, se moquait bien de tomber plus bas encore dans le mépris de son élève. Il vit que M. Pecksniff avait inventé cette fable comme le meilleur moyen de se débarrasser brusquement de lui, mais qu’il fallait en finir. Il vit que M. Pecksniff comptait bien qu’il ne nierait pas : car, s’il eût nié et donné des explications, il n’eût fait qu’enflammer plus que jamais le courroux du vieillard contre Martin et contre Mary, tandis que Pecksniff lui-même pouvait s’être tout simplement trompé en saisissant des « lambeaux » de conversation. Nier cela ! oh non pas.

« Trouvez-vous le compte exact, monsieur Pinch ? dit Pecksniff.

– Tout à fait exact, monsieur, répondit Tom.

– On vous attend dans la cuisine pour porter votre bagage où il vous plaira. Nous nous séparons immédiatement, monsieur Pinch, et dès ce moment nous devenons étrangers l’un à l’autre. »

Ce que c’est pourtant ! Croirait-on que la compassion, le chagrin, l’ancien attachement, la reconnaissance trompée, l’habitude, rien de tout cela peut-être, et cependant tout cela à la fois, vint troubler au départ le généreux cœur de Tom ? Il savait bien qu’il n’y avait rien qui ressemblât à une âme dans la carcasse de Pecksniff ; et cependant, quand il aurait pu parler à cœur ouvert, sans compromettre celle qu’il aimait, il n’aurait pas voulu démasquer et déshonorer ce drôle, non pas même en ce moment.

« Je ne saurais dire, s’écria M. Pecksniff versant des larmes, quel coup je reçois. Je ne saurais dire combien cela m’afflige, combien mon caractère en souffre, combien mes sentiments en sont froissés. Je ne m’en plains pas. Je puis souffrir autant que tout autre homme ; mais ce que vous et moi nous avons à espérer, monsieur Pinch (autrement, une lourde responsabilité pèserait sur vous), c’est que cette déception n’altèrera point mon estime pour l’humanité, qu’elle ne diminuera en rien la fraîcheur de ma confiance ni l’essor de mes ailes, si je puis parler ainsi. J’espère qu’il n’en sera rien ; je suis sûr que cela n’arrivera pas. Ce sera une consolation pour vous, sinon maintenant, du moins dans quelque temps, de savoir que je m’efforcerai de n’avoir point mauvaise opinion de mes semblables en général, à cause de ce qui s’est passé entre nous. Adieu ! »

Tom avait songé à lui épargner la petite piqûre de certaine lancette qu’il avait en son pouvoir ; mais en entendant ces dernière paroles il changea de disposition et lui dit :

« Je crois que vous avez laissé quelque chose dans l’église, monsieur.

– Je vous remercie, monsieur Pinch, dit Pecksniff. J’ignore ce que ce peut être.

– C’est votre binocle, je pense, dit Tom.

– Oh ! s’écria Pecksniff avec quelque peu de confusion, je vous suis obligé. Posez-le là, s’il vous plaît.

– Je l’ai trouvé, dit lentement Tom, quand j’ai été fermer la fenêtre de la sacristie… Je l’ai trouvé dans le banc. »

C’était la vérité. M. Pecksniff, pendant qu’il ne cessait de se lever et de se baisser, avait retiré ce lorgnon de peur qu’il ne heurtât contre le panneau, et il l’avait oublié. Tom, en retournant à l’église, poursuivi par l’idée qu’il avait été espionné et se demandant avec étonnement où pouvait être le poste d’observation, eut un trait de lumière en voyant ouverte la porte du banc officiel. Ayant regardé à l’intérieur, il trouva le binocle. C’est comme cela qu’il apprit et qu’il donna à entendre à son retour à M. Pecksniff qu’il savait où s’était tenu son espion ; et qu’au lieu d’avoir saisi simplement quelques lambeaux de conversation, celui-ci avait eu le plaisir de savourer chaque mot.

« Je suis content qu’il soit parti, dit Martin, respirant longuement lorsque Tom fut sorti de la chambre.

– C’est un soulagement, dit M. Pecksniff d’un ton d’assentiment. C’est un grand soulagement. Mais ayant accompli (avec une fermeté suffisante, j’espère) le devoir qui m’était imposé vis-à-vis de la société, je vais maintenant, avec votre permission, mon cher monsieur, me retirer pour verser des larmes dans le fond du jardin, comme un faible mortel. »

Tom monta l’escalier ; il enleva les livres qui lui appartenaient, et les empaqueta dans sa malle avec sa musique et une vieille flûte ; il tira ses effets de l’armoire, et ils n’étaient pas assez nombreux pour qu’il en eût la migraine ; il les plaça par-dessus ses livres ; puis il alla dans la salle de travail chercher sa boîte à instruments. Là, il y avait un tabouret dont le fond en loques laissait sortir le crin comme une perruque ; un tabouret qui ne valait pas un penny. Mais c’était sur ce meuble que Tom s’était assis chaque jour, d’année en année, durant tout le temps de son service. Tous deux avaient vieilli et s’étaient usés de compagnie. Les élèves avaient fait leur temps d’apprentissage ; les saisons s’étaient succédé ; à travers tout cela, Tom et le vieux tabouret étaient restés ensemble. Cette partie de la salle avait reçu le nom traditionnel de « coin de Tom. » On le lui avait assigné dans l’origine parce qu’il était exposé à un fort courant et très-éloigné du feu ; depuis lors, Tom l’avait toujours occupé. Sur la muraille s’étalaient ses portraits, de vraies charges où l’on n’avait point embelli ses traits. On lui avait fait sortir de la bouche dans d’énormes ballons des phrases diaboliques ; tout à fait étrangères à son caractère. Chaque élève nouveau s’était piqué d’y ajouter quelque chose ; on avait été jusqu’à dessiner des portraits de fantaisie de son père avec un œil unique, de sa mère avec un nez disproportionné, mais particulièrement de sa sœur, représentée toujours avec les traits les plus charmants, ce qui consolait Tom de toutes les autres plaisanteries. Sous l’empire d’événements moins extraordinaires, Tom eût eu le cœur navré de quitter toutes ces choses et de penser qu’il les voyait pour la dernière fois ; mais il surmonta cette épreuve. Il n’y avait pas, il n’y avait jamais eu de Pecksniff : tous ses autres chagrins étaient absorbés par celui-là.

Lorsqu’il revint à la chambre à coucher, et que, ayant fermé sa malle et un sac de nuit, il eut boutonné ses guêtres de voyage, sa grande redingote, mis son chapeau sur sa tête et pris en main son bâton, il promena son regard autour de lui pour la dernière fois. C’était dans cette même chambre que, dès le point du jour dans l’été, et à la lueur de ses bouts de chandelle dans les nuits d’hiver, il avait lu, jusqu’à s’en rendre presque aveugle. C’était dans cette même chambre qu’il avait essayé d’apprendre le violon sous ses couvertures, et que, cédant aux objections des autres élèves, il avait, bien malgré lui, renoncé à ce projet. En toute autre occasion, il eût quitté cette chambre avec douleur ; en songeant à tout ce qu’il y avait appris aux nombreuses heures qu’il y avait passées, il eût pleuré pour l’amour de ses rêves mêmes. Mais il n’y avait pas, il n’y avait jamais eu de Pecksniff ; et le néant de Pecksniff étendait son effet à la chambre où, assise sur un lit à part, cette chose qui était censée la Grande Abstraction, avait souvent prêché la morale avec un tel effet que Tom avait senti ses yeux se mouiller, tandis qu’il restait sans souffle suspendu aux lèvres éloquentes du moraliste.

Tom Pinch connaissait bien l’homme qu’on avait chargé de porter sa malle. C’était un des garçons du Dragon. Il arriva en frappant lourdement du pied sur l’escalier et adressa un salut franc et brusque à Tom (à qui d’ordinaire il faisait un signe de tête amical accompagné d’un sourire), comme s’il était instruit de ce qui s’était passé et qu’il désirât faire comprendre à Tom qu’il ne l’en estimait pas moins pour cela. Ce salut fut exécuté gauchement, l’homme n’était qu’un valet d’écurie ; mais Tom lui en sut gré, et le plaisir qu’il en eut le consola de son départ.

Tom voulait l’aider à enlever la malle ; mais l’homme n’eut pas plus de peine à l’emporter, si lourde qu’elle fût, qu’un éléphant n’en aurait à porter une tour. Il la balançait en dégringolant l’escalier, avec tant d’aisance qu’il avait l’air de dire : « Voyez-vous, avec une carrure comme ça il vaut mieux porter une malle que de s’en aller les bras ballants. » Tom prit le sac de nuit et accompagna le porteur jusqu’au bas de l’escalier. À la porte extérieure se tenait Jane, qui pleurait de toutes ses forces, et sur les marches était mistress Lupin, qui sanglotait et tendit la main à Tom.

« Vous allez venir au Dragon, monsieur Pinch ?

– Non, dit Tom, non. Je vais aller à pied à Salisbury cette nuit même. Je ne pourrais m’arrêter ici. Pour l’amour du ciel, ne me faites pas de la peine comme ça, madame Lupin.

– Mais vous viendrez au Dragon, monsieur Pinch, ne fût-ce que pour cette nuit. Vous y viendrez à titre de visiteur, vous comprenez, et non comme voyageur.

– Dieu me bénisse ! dit Tom, s’essuyant les yeux. Tant de bienveillance est capable de vous briser le cœur ! Je désire me rendre cette nuit à Salisbury, chère bonne créature. Si vous voulez bien me garder ma malle jusqu’à ce que je vous écrive à ce sujet, je considérerai cela comme le plus grand service que vous puissiez me rendre.

– Je voudrais, s’écria mistress Lupin, que vous eussiez vingt malles, monsieur Pinch, afin de pouvoir vous les garder toutes.

– Merci, dit Tom. Je vous reconnais bien là. Adieu ! adieu ! »

Il y avait bien des gens, jeunes et vieux, debout autour de la porte ; plusieurs d’entre eux pleuraient avec mistress Lupin, tandis que les uns s’efforçaient de montrer de la fermeté à l’instar de Tom, et que les autres étaient pénétrés d’admiration pour Pecksniff, un homme capable de bâtir une église, comme on dit, rien qu’en touchant une feuille de papier, et que d’autres enfin étaient partagés entre ce sentiment et leur sympathie pour Tom. M. Pecksniff s’était montré au haut des marches, en même temps que son ancien élève ; et, tandis que Tom parlait avec mistress Lupin, il étendit la main, comme s’il voulait dire : « Partez ! » Quand Tom fut parti et eut tourné le coin, M. Pecksniff secoua la tête, ferma les yeux et aussi la porte en poussant un profond soupir. Là-dessus, les plus chauds partisans de Tom dirent qu’il fallait qu’il eût commis quelque méfait épouvantable ; qu’autrement jamais un homme tel que M. Pecksniff n’eût été aussi ému. S’il s’était agi d’une brouille ordinaire, observèrent-ils, M. Pecksniff eût dit quelque chose ; mais puisqu’il n’en avait rien fait, c’est que M. Pinch devait l’avoir blessé cruellement.

Tom était trop loin pour pouvoir entendre ces commentaires intelligents, et il allongeait le pas aussi vite que possible, lorsqu’il arriva en vue du tourniquet où la famille du péager avait crié : « Monsieur Pinch ! » Certaine matinée de grande gelée, quand le brave Tom allait à la rencontre du jeune Martin, il avait traversé le village, et cette barrière était sa dernière épreuve ; mais lorsqu’il vit les enfants du péager se traîner hors de la maison, il fut tenté de prendre ses jambes à son cou et de s’enfuir à travers champs.

« Qu’avez-vous donc, cher monsieur Pinch ? Ô cher monsieur ! s’écria la femme du péager. Quel malheur vous est-il donc arrivé, pour que vous vous en alliez comme cela avec un sac de nuit ?

– Je vais à Salisbury, dit Tom.

– Comment, bon Dieu ! Où est le cabriolet alors ? s’écria la femme du péager en parcourant des yeux la route, comme si elle s’imaginait que Tom avait peut-être versé sans s’en douter.

– Je ne suis pas venu en voiture, dit Tom ; je… » Il ne pouvait pas éviter une explication, et pensant bien que la bonne femme le rattraperait toujours à la dernière question, s’il échappait à la première : « J’ai quitté, dit-il, M. Pecksniff. »

Le péager, personnage morose, qui, assis à l’intérieur dans son fauteuil de Windsor, fumait perpétuellement sa pipe solitaire et s’était habilement posté entre deux petites fenêtres qui commandaient le haut et le bas de la route, si bien qu’en voyant quelque chose arriver d’en haut il pensait avec plaisir au tribut qu’il allait percevoir, et qu’en le voyant redescendre la route il pensait avec plaisir au tribut qu’il avait perçu, le péager, disons-nous, fut dehors en un instant.

« Quitter M. Pecksniff !… s’écria-t-il.

– Oui, dit Tom, je le quitte. »

Le péager regarda sa femme, ne sachant pas trop s’il lui demanderait quelque renseignement, ou s’il lui ordonnerait de rester là un moment à veiller sur les enfants. Mais l’étonnement le rendant plus grognon encore que de coutume, il préféra ce dernier parti et renvoya à la maison sa femme, à qui la curiosité mettait la puce à l’oreille.

« Vous quittez M. Pecksniff ! s’écria le péager, croisant les bras et écartant les jambes. Ma foi ! on m’aurait dit que sa tête le quittait, que je n’en aurais pas été plus étonné.

– Oui, dit Tom, j’aurais dit comme vous hier. Bonne nuit ! »

Si un lourd troupeau de bœufs n’était arrivé sur ces entrefaites, le péager n’eût pas manqué de courir droit au village pour y prendre des informations. Quand le troupeau eut franchi la barrière, notre homme alluma une autre pipe et tint conseil avec sa femme. Mais les efforts réunis de leur sagacité ne purent aboutir à aucun résultat, et le couple alla se mettre au lit sans y voir goutte (pour parler au figuré). Mais plusieurs fois, cette même nuit, quand une charrette ou tout autre véhicule survenait, et que le conducteur demandait au péager : « Quelles nouvelles ? » celui-ci considérait l’homme à la clarté de la lanterne pour s’assurer si le sujet dont il était préoccupé lui-même n’intéressait pas aussi l’individu, et il disait alors en enroulant son manteau de nuit autour de ses jambes :

« Avez-vous entendu parler là-bas de M. Pecksniff ?

– Ah ! sûrement !

– Et peut-être aussi de son jeune homme M. Pinch ?

– Ah !

– Ils ne sont plus ensemble. »

Après cette confidence, le péager chaque fois se renfonçait de nouveau dans sa maison et disparaissait complètement, laissant l’autre continuer sa route tout ébahi.

Tom était depuis longtemps au lit qu’on en parlait encore : mais pour le moment il se dirigeait vers Salisbury, pressant le pas pour y arriver. D’abord la soirée avait été belle ; mais après le coucher du soleil, le ciel se chargea de nuages et devint obscur, et au bout de quelques instants il tomba une pluie violente. Durant trois mortelles lieues Tom se traîna péniblement, tout mouillé qu’il était, jusqu’à ce qu’enfin les lumières apparurent et que le voyageur pénétra dans l’enceinte bénie de la ville.

Il alla à l’auberge où jadis il avait attendu Martin, et ayant brièvement répondu aux questions qu’on lui fit sur M. Pecksniff, il demanda un lit. Il n’avait pas le cœur soit à prendre le thé soit à souper, à manger ou boire quoi que ce fût ; mais il s’assit à une table vide dans le salon, tandis qu’on lui apprêtait son lit, repassant dans son esprit tout ce qui était arrivé pendant cette journée mémorable, et s’interrogeant avec stupeur sur ce qu’il allait pouvoir faire dans l’avenir. Ce fut pour lui un grand soulagement quand la servante entra et lui dit que le lit était prêt.

C’était un lit à colonnes, bas et creux au milieu comme une auge ; la chambre était obstruée de tables hors de service et de commodes de rebut, toutes couvertes de linge humide. Au-dessus de la cheminée s’étalait une pittoresque peinture à l’huile représentant un bœuf remarquablement gras, et près de là, également au pied du lit, brillait aussi le portrait de quelque ancien maître de la maison, qu’on pouvait aussi bien prendre pour le frère du bœuf, tant il lui ressemblait exactement. Une collection variée d’étranges odeurs était en partie confondue dans un parfum dominant de très-vieille lavande ; et la fenêtre n’avait pas été ouverte depuis si longtemps, qu’il y avait prescription ; elle ne voulait plus s’ouvrir.

Tous ces détails étaient en eux-mêmes sans importance ; mais ils ajoutaient à l’étrangeté du lieu, et n’étaient pas de nature à faire oublier à Tom sa nouvelle position. Pecksniff était parti de ce monde, ou plutôt il n’avait jamais existé, et c’est tout au plus si Tom put se résoudre à dire ses prières sans lui. Cependant il se sentit plus heureux après et s’endormit ; il rêva qu’il y avait une fois un Pecksniff qui n’avait jamais existé.

Chapitre VII. Encore la maison Todgers ; et de plus une fleur flétrie : ne pas confondre avec celles qu’on met en pots sur les gouttières. §

Dans la matinée du jour qui suivit celui où miss Pecksniff dit adieu aux murs témoins de sa jeunesse et des jeux de son enfance, elle arriva saine et sauve au bureau de la diligence, à Londres. Là, elle fut reçue par Mme Todgers et conduite à sa paisible demeure, sous l’ombre du Monument. Mme Todgers paraissait un peu préoccupée, parce qu’elle pensait aux coulis de sa cuisine et qu’elle avait d’autres inquiétudes semblables se rattachant à la nature de son établissement ; mais elle n’en déploya pas moins sa vivacité habituelle et la chaleur de ses manières engageantes.

« Et comment, dit-elle, ma douce miss Pecksniff, comment va votre magnifique papa ? »

Miss Pecksniff lui fit entendre (confidentiellement) qu’il aspirait à introduire chez lui une magnifique maman. Et elle réitéra sa première déclaration, à savoir qu’elle n’était ni assez aveugle ni assez imbécile pour supporter cela.

Cette nouvelle choqua plus Mme Todgers qu’on n’eût pu le supposer. Elle en témoigna une vive amertume. Elle dit que les hommes étaient des imposteurs, et que, plus ils s’exprimaient avec chaleur, en général, plus ils étaient faux et perfides. Elle devina avec une justesse surprenante que l’objet des affections de M. Pecksniff était artificieux, indigne, infâme ; et, comme Charity la confirmait pleinement dans ces conjectures, elle protesta, les larmes aux yeux, qu’elle aimait miss Pecksniff comme une sœur et ressentait les injures de son amie comme elle eût ressenti les siennes propres.

« Je n’ai vu qu’une seule fois depuis son mariage votre bien chère sœur, dit Mme Todgers, et je ne lui ai pas trouvé bonne mine. Ma douce miss Pecksniff, j’avais toujours pensé que c’était vous qui deviez faire ce mariage.

– Oh ! mon Dieu non ! s’écria Cherry, secouant la tête. Oh ! non, mistress Todgers. Je vous remercie. Non ! je n’aurais voulu de lui ni pour or ni pour argent.

– J’ose dire que vous avez raison, répliqua Mme Todgers avec un soupir. Je l’avais craint longtemps. Mais personne ne voudrait croire, ma chère miss Pecksniff, les désagréments que nous a causés ce mariage, ici, entre nous, dans cette maison.

– Mon Dieu ! madame Todgers !…

– C’est épouvantable, épouvantable ! dit mistress Todgers avec une énergie marquée. Vous vous rappelez, ma chère, notre plus jeune gentleman ?

– Certainement oui.

– Vous n’aurez pas été sans remarquer quels yeux il faisait d’habitude à votre sœur, et quel silence de pierre il gardait lorsqu’elle était en compagnie ?

– Il est certain que je ne vis jamais rien de semblable, dit Cherry d’un air maussade. Quelle stupidité, madame Todgers !

– Ma chère, reprit cette dame à voix basse, je l’ai vu mainte et mainte fois, à dîner, accoudé par-dessus sa tourte, sa cuiller parfaitement immobile dans sa bouche, et occupé à contempler votre sœur. Je l’ai vu debout, dans un coin de notre salon, regarder votre sœur d’un air si triste et si mélancolique, qu’il ressemblait plutôt à un piquet qu’à un homme ; il y avait de quoi vous en tirer des larmes.

– Jamais je n’ai vu cela ! s’écria Cherry ; c’est tout ce que je puis dire.

– Mais, dit Mme Todgers, poursuivant son sujet, quand le mariage eut lieu, quand il fut annoncé sur le journal qu’on lut tout haut ici, au déjeuner, je crus que notre jeune homme avait perdu à jamais l’usage de ses sens. Vrai, je le crus. La violence de ce jeune homme, ma chère miss Pecksniff, les opinions effrayantes qu’il exprimait au sujet du suicide, les gestes extraordinaires auxquels il se livrait en prenant son thé, la voracité désespérée avec laquelle il mordait son pain et son beurre, la manière dont il invectivait M. Jinkins, tout contribuait à former un tableau qu’on ne saurait oublier, quand on vivrait cent ans.

– C’est dommage qu’il ne se soit pas détruit, vraiment, fit observer miss Pecksniff.

– Se détruire, lui !… Cela prit, ma foi ! une autre tournure, le soir même. Il voulut alors détruire les autres. Il y avait, ma chère, parmi ces messieurs, une petite castille (j’espère que cette expression ne vous semble pas trop basse, miss Pecksniff ; nos gentlemen l’ont constamment à la bouche) ; il y avait une petite castille toute pacifique, quand soudain notre jeune homme se leva écumant de rage, et, s’il n’avait été retenu par trois de ces messieurs, il eût tué M. Jinkins avec un tire-bottes. »

Le visage de miss Pecksniff exprimait une indifférence suprême.

« Et maintenant, dit Mme Todgers, maintenant c’est le plus doux des hommes. Il suffit de le regarder pour lui tirer des larmes des yeux. Le dimanche, il reste assis près de moi tout le long du jour, parlant d’une voix si triste, que c’est tout au plus si je trouve ensuite assez de force morale pour m’occuper des soins à donner à mes pensionnaires. Sa seule consolation est dans la société des dames. Il me mène souvent au théâtre à demi-place, tellement que je crains quelquefois qu’il ne dépasse ses moyens, et je vois des larmes mouiller ses yeux durant tout le temps, surtout si la pièce est d’une nature comique. Personne ne s’imaginerai la peur qu’il m’a causée hier, ajouta Mme Todgers, portant la main à son cœur. Tenez, j’étais ici : la servant avait laissé tomber par la fenêtre de sa chambre son tapis de lit… Je crus que c’était ce malheureux, et qu’enfin il avait fait son coup ! »

Le froid dédain avec lequel miss Charity accueillit le récit pathétique de l’état auquel le jeune gentleman était réduit, n’annonçait pas beaucoup de sympathie pour cet infortuné. Elle traita cette question avec une grande légèreté, et coupa court à la conversation en s’informant s’il n’était pas survenu quelque autre changement dans la pension bourgeoise des gentlemen du commerce.

M. Bailey, lui apprit-on, était parti, et il avait eu pour successeur (ô déclin des grandeurs humaines !) une vieille femme qui s’appelait, disait-on, Tamaroo, chose évidemment impossible. Il fut démontré plus tard que les malins pensionnaires avaient tiré ce mot d’une ballade anglaise, dans laquelle il est censé exprimer la rude et ardente nature d’un certain cocher de fiacre, et que ce nom fut appliqué au successeur femelle de M. Bailey, par la raison que cette brave femme n’avait en elle rien du tout qui dénotât une nature ardente, sauf par occasion quelques attaques de ce qu’on appelle le feu de Saint-Antoine. Cette duègne avait été prise dans la maison en accomplissement d’un vœu fait par Mme Todgers, qui s’était promis que jamais plus, à l’avenir, de jeunes drôles ne terniraient de leur ombre les portes de l’établissement commercial ; ce qu’il y avait surtout de remarquable en elle, c’est qu’elle ne comprenait absolument rien à tout ce qu’on pouvait lui dire ou lui demander. Pour les messages, pour les petites commissions, cette femme était une véritable buse ; si on l’envoyait porter des lettres au bureau de poste, il n’était pas rare de la voir s’efforcer d’insinuer en chemin ces lettres dans des fentes que le hasard avait faites à des portes particulières, persuadée dans son illusion que toute porte qui avait un trou était bonne pour faire l’affaire. C’était une très-petite vieille femme qui avait toujours un tablier grossier, avec une bavette par devant qui s’ouvrait par derrière, ainsi que des bandes et des compresses à ses poignets, qui paraissaient affligés d’une foulure perpétuelle. En toute occasion, elle se faisait tirer l’oreille pour ouvrir la porte de la rue ; mais elle ne se faisait pas prier pour la refermer ; enfin, elle servait à table avec un chapeau sur la tête.

Tel était le seul changement important, en dehors de la métamorphose qui s’était opérée dans l’esprit du plus jeune gentleman. Quant à lui, il ne démentait pas le récit de Mme Todgers, car il avait plutôt la sensibilité plus grande encore que celle qu’elle lui avait prêtée. Il nourrissait, entre autres, des idées terribles sur le destin, et parlait beaucoup de la « mission » des gens, sujet sur lequel il paraissait avoir certaines notions particulières généralement inintelligibles. Par exemple, il déclarait que la mission de la pauvre Merry avait été de le briser dans sa fleur. Il était frêle, abondant en larmes ; car, n’ignorant pas que la mission d’un berger est de siffler son troupeau, et que la mission d’un maître d’équipage est de jouer de toutes mains, que la mission de tel homme est d’être le violon payé, et la mission de tel autre de payer les violons, il s’était mis en tête que sa mission particulière à lui était de s’en prendre à ses yeux. Ce qu’il pratiquait à toute heure.

Souvent il apprenait à Mme Todgers que le soleil s’était couché sur sa tombe, que les flots l’avaient enseveli, que le char de Jaggernaut l’avait écrasé, que l’arbre mortel de Java, l’upas, l’avait infecté de son venin. Ce jeune homme s’appelait Moddle.

Vis-à-vis de cet infortuné Moddle, miss Pecksniff se tint d’abord sur une réserve hautaine, ne se sentant pas d’humeur à se payer d’oraisons funèbres en l’honneur de sa sœur mariée. Cette infortune nouvelle fut un surcroît d’affliction pour le pauvre jeune homme, ce qui lui valut en sus une remontrance de Mme Todgers.

« Jusqu’à elle qui s’éloigne de moi, madame Todgers ! dit Moddle.

– Dame ! aussi, pourquoi ne faites-vous pas quelque effort afin d’être un petit peu plus gai, monsieur ? répliqua Mme Todgers.

– Plus gai, mistress Todgers ! plus gai ! s’écria le jeune gentleman, quand sa vue me rappelle des jours à jamais évanouis, mistress Todgers !

– Alors, s’il en est ainsi, vous feriez mieux de l’éviter pendant quelque temps et de refaire après connaissance avec elle, petit à petit ; voilà mon avis.

– Mais je ne puis l’éviter, répliqua Moddle ; je n’ai pas assez de force d’esprit pour cela. Oh ! mistress Todgers, si vous saviez quelle consolation je trouve dans son nez !

– Son nez, monsieur ! s’écria mistress Todgers.

– Son profil en général, dit le jeune gentleman, mais particulièrement son nez. » Puis, s’abandonnant à un flux de douleur, il ajouta : « Il ressemble tellement à celui de celle qui est à un autre, mistress Todgers ! »

La clairvoyante matrone ne manqua point de reporter cette conversation à Charity qui commença par rire, mais qui, à partir du soir même, traita M. Moddle avec un surcroît de considération et lui présenta son profil autant que possible. M. Moddle ne fut pas moins sentimental que de coutume ; il le fut même un peu plus ; cependant il resta assis à contempler Charity avec des yeux brillants et une expression reconnaissante.

« Eh bien ! monsieur, dit le lendemain la maîtresse de la pension bourgeoise, vous avez relevé la tête hier au soir. Voilà que vous commencez à vous retourner, j’imagine.

– C’est seulement parce qu’elle ressemble tant à celle qui est à un autre, mistress Todgers, répondit le jeune homme. Quand elle parle et quand elle sourit, je crois revoir le sourcil de sa sœur, mistress Todgers. »

Ceci fut reporté de même à Charity, qui, le soir suivant, parla et sourit de la manière la plus séduisante, plaisantant M. Moddle sur l’abattement de son esprit, et le provoqua à jouer une partie de cribbage. M. Moddle ramassa le gant. Ils jouèrent plusieurs parties de cribbage à six pence, et Charity les gagna toutes. On eût pu attribuer ce résultat à la galanterie du plus jeune gentleman ; mais la vérité est qu’il fallait l’imputer aussi à son état moral : car, ayant fréquemment les yeux baignés de larmes, il prenait les as pour des dix, les valets pour des reines, ce qui ne laissait pas que de jeter une certaine confusion dans son jeu.

La septième soirée de cribbage, quand mistress Todgers, qui était assise près d’eux, proposa qu’au lieu d’intéresser la partie ils jouassent « pour l’amour33, » on vit M. Moddle changer de couleur. Le quatorzième soir, au moment où miss Pecksniff montait l’escalier pour aller se coucher, il baisa au passage ses manchettes, croyant lui avoir baisé la main, mais il avait manqué son coup.

En résumé, M. Moddle commençait à être frappé de l’idée que miss Pecksniff avait pour mission de le consoler ; et miss Pecksniff commença à réfléchir sur la probabilité que sa mission était de devenir Mme Moddle. C’était un jeune gentleman (notez que miss Pecksniff n’était plus une très-jeune personne), qui avait des espérances et qui possédait déjà presque assez pour vivre. Ce n’était pas, ma foi, si mal.

D’ailleurs… d’ailleurs… il avait passé pour être dévoué à Merry. Merry n’en avait fait que rire, mais elle en avait autrefois parlé à sa sœur comme d’une conquête. Il avait meilleur air, meilleure tournure, meilleur langage, meilleur caractère, meilleures manières que Jonas. Il était facile à diriger ; il ne s’appliquerait qu’à consulter les goûts de sa fiancée, et on pourrait le mener comme un agneau, tandis que Jonas n’était qu’un ours. Quel plaisir !

Cependant le cribbage allait toujours son train, et mistress Todgers allait de son côté ; car le plus jeune gentleman, lui faussant compagnie, commença à engager de lui-même miss Pecksniff à jouer. Il commença aussi, suivant l’expression de mistress Todgers, à se glisser au logis entre ses repas et à s’esquiver de son bureau à des heures illicites ; et, par deux fois, comme il l’apprit lui-même à mistress Todgers, il reçut des lettres anonymes contenant des prospectus de magasins de nouveautés pour corbeilles de noces. Évidemment c’était un tour de ce déloyal, de ce drôle de Jinkins ; seulement, Moddle n’avait pas de preuves suffisantes pour le provoquer à ce sujet. Tout cela, comme disait mistress Todgers à miss Pecksniff, c’était aussi clair et visible que le soleil en plein midi.

« Ma chère miss Pecksniff, dit mistress Todgers, vous pouvez tenir pour certain qu’il brûle d’envie de se déclarer.

– Mon Dieu ! pourquoi donc alors n’en fait-il rien ? s’écria Cherry…

– Les hommes sont beaucoup plus timides que nous ne le croyons, ma chère, répliqua mistress Todgers. Ils se déconcertent pour un rien. J’ai vu les paroles voltiger sur les lèvres de Todgers pendant des mois, des mois et des mois, avant qu’il se prononçât. »

Miss Pecksniff insinua que M. Todgers n’était pas un bon exemple à citer.

« Oh ! pardon. Oh ! certainement si, ma chère, Dieu merci. J’étais très-gentille dans ce temps-là, je vous assure, dit mistress Todgers en se rengorgeant. Tenez ! vous avez donné à M. Moddle trop peu d’encouragement. Miss Pecksniff, si vous désirez qu’il parle, et qu’il parle vite, la chose dépend de vous.

– Mais je ne sais point du tout quel encouragement il faut lui donner, mistress Todgers. Il se promène avec moi, il joue avec moi aux cartes, et il vient s’asseoir seul à côté de moi.

– Fort bien, dit mistress Todgers. C’est indispensable, ma chère.

– Et il s’assied tout près de moi.

– C’est également très-bien, dit mistress Todgers.

– Et il me regarde.

– Je crois bien ! dit mistress Todgers.

– Et il appuie son bras sur le dossier de la chaise ou du sofa, n’importe, derrière moi, bien entendu.

– Certainement, dit mistress Todgers.

– Et alors il commence à pleurer. »

Mistress Todgers reconnut qu’il pouvait faire mieux que cela, et que sans doute il mettrait à profit le souvenir du signal donné par le grand lord Nelson, à la bataille de Trafalgar. Au reste, dit-elle, il irait rondement ou, à ne rien se dissimuler, il serait mené rondement, si miss Pecksniff prenait une position décidée, et lui montrait tout uniment ce qu’il avait à faire.

Déterminée à régler sa conduite d’après cette opinion, la jeune demoiselle reçut M. Moddle, dans les occasions qui se présentèrent ensuite, avec un air de contrainte, et, l’amenant par degrés à lui demander avec inquiétude pourquoi elle était si changée, elle lui avoua que, pour leur repos et leur bonheur mutuel, elle jugeait nécessaire qu’ils prissent un parti décidé. Dans ces derniers temps ils avaient été fréquemment ensemble, dit-elle, et ils avaient goûté par avance les douceurs d’une réciprocité sincère dans les sentiments. Jamais elle ne pourrait l’oublier. Jamais elle ne cesserait de penser à lui avec l’amitié la plus vive ; mais déjà l’on avait commencé à jaser, déjà on les avait observés, et il était nécessaire qu’ils ne fussent l’un pour l’autre rien de plus que ne sont un gentleman et une demoiselle dans les relations ordinaires de la société. Elle se félicitait d’avoir eu le courage de lui en parler franchement, avant que ses propres sentiments allassent trop loin ; elle convenait que pour elle l’épreuve était rude : mais, malgré sa faiblesse et ses regrets, elle espérait bien en triompher.

Moddle qui, pendant ce temps, était tombé au dernier degré de la stupidité, et qui pleurait abondamment, conclut de la déclaration précédente que sa mission était de communiquer à autrui la fatalité qui était tombée sur lui, et que, étant une sorte de vampire involontaire, il avait pour victime numéro un miss Pecksniff, que le sort lui avait assignée. Miss Pecksniff combattit cette opinion, coupable, selon elle ; ce qui excita Moddle à lui demander si elle voudrait bien se contenter d’un cœur flétri ; et comme, après examen, il parut qu’on s’en contenterait, il s’engagea par un serment lugubre qui fut accepté et rendu.

Il supporta sa bonne fortune avec la plus grande modération. Loin de se montrer triomphant, il versa plus de larmes encore qu’on ne lui en avait jamais vu verser, et il dit en sanglotant :

« Oh ! quel jour que celui-ci ! Je ne pourrai jamais retourner au bureau cette après-midi. Quel jour d’épreuve que celui-ci, grand Dieu ! »

Chapitre VIII. Ce qui se passait à Éden : événement au dehors. – Martin fait une découverte d’une certaine importance. §

De M. Moddle à Éden la transition est facile et naturelle. M. Moddle, vivant dans l’atmosphère de l’amour de miss Pecksniff, se trouvait (s’il eût pu seulement s’en douter) dans un paradis terrestre. La florissante ville d’Éden était aussi un paradis terrestre, du moins sur le plan du propriétaire. On aurait pu, par une licence poétique, représenter miss Pecksniff comme quelque chose de trop bon pour l’homme dans son état de chute et de dégradation. Tel était exactement le caractère de la florissante ville d’Éden, sauf les exagérations poétiques de Zephaniah Scadder, du général Choke et autres galants hommes enveloppés dans les serres de ce grand aigle américain qui ne cesse de planer au haut des cieux dans le plus pur éther, et qui jamais, jamais, jamais ne tombe dans la boue : il aurait trop grand’peur de se crotter les ailes.

Quand Mark Tapley, laissant Martin dans les bureaux d’architecture et d’arpentage, eut bien fortifié et relevé son courage par le spectacle approfondi de leurs misères communes, il se mit avec une ardeur nouvelle à rechercher les moyens d’y faire face, se félicitant en chemin du sort digne d’envie qu’il avait enfin conquis :

« Souvent j’avais pensé qu’une île désolée me conviendrait parfaitement ; mais là je n’aurais eu à songer qu’à moi, et, comme je suis un homme qui s’accommode de tout, il n’y aurait pas eu beaucoup de mérite à cela. Maintenant il faut que je soigne mon compagnon ; c’est l’espèce d’homme dont j’avais besoin. J’avais besoin d’un homme comme celui-ci, qui glisse toujours sur ses jambes quand il devrait s’y tenir le plus solidement. J’avais besoin d’un homme si novice dans l’apprentissage de la vie, qu’il ne sût faire autre chose que des caricatures sur son cahier. J’avais besoin d’un homme comme celui-ci, toujours fourré dans sa grande redingote et son manteau, et recoquillé sur lui-même. Et je l’ai trouvé ! s’écria M. Tapley après un moment de silence. Quel bonheur ! »

Il s’arrêta pour regarder autour de lui, hésitant sur le choix de la hutte à laquelle il frapperait.

« Je ne sais pas trop où m’adresser, se dit-il ; voilà la vérité. Ces cabanes ont toutes l’extérieur aussi séduisant l’une que l’autre, et au-dedans elles sont sans doute aussi commodes ; je suis sûr qu’il n’y manque rien de ce que pourrait désirer un alligator dans l’état de pure nature. Voyons ! Le citoyen que j’ai rencontré hier au soir demeure sous l’eau, dans ce chenil à droite. Il est inutile que je le dérange, s’il est possible, ce pauvre homme ; car il n’est pas gai à voir : c’est un colon dans toutes les règles. Voilà bien une maison qui possède une fenêtre, mais je crains que ses habitants ne soient fiers. Je ne sais pas si une porte ne sera point non plus trop aristocratique ; mais va pour la première ! »

Il se dirigea vers la hutte la plus proche et frappa avec sa main. On l’invita à entrer ; il entra.

« Voisin, dit Mark, car je suis votre voisin, bien que vous ne me connaissiez pas, je viens vous demander quelque chose. Holà ! holà ! Je suis sans doute au lit… Je fais un rêve !… »

Il poussa cette exclamation en entendant prononcer son nom et en se sentant saisi aux pans de son habit par deux petits garçons dont il avait souvent lavé le visage et fait cuire le souper, à bord de ce noble paquebot, si bon marcheur, appelé le Screw.

« Mes yeux se trompent ! dit Mark. Je ne puis les croire. Ça ne peut pas être ma chère amie qui fit le passage avec moi et qui est là à allaiter sa petite fille, qui me paraît, j’ai le regret de le dire, un peu délicate ; ça ne peut pas être non plus son mari qui vint la chercher à New-York. Et ceux-ci, ajouta-t-il en jetant un regard sur les enfants, ne sont pas les deux jeunes fripons que je connaissais si bien, quoiqu’ils leur ressemblent extraordinairement, il faut que je l’avoue. »

La femme se mit à pleurer, dans la joie qu’elle avait de revoir Mark ; l’homme lui secoua les mains, qu’il ne voulait plus lâcher ; les deux garçons se pendirent à ses jambes ; la petite fille malade, dans les bras de sa mère, tendit ses petits doigts brûlants et murmura du fond de sa gorge rauque et desséchée le nom de Mark, qu’elle se rappelait bien.

C’était certainement la même famille, dont l’air salubre d’Éden avait altéré naturellement la constitution ; mais c’était la même famille.

« Voilà, dit Martin reprenant haleine, une nouvelle espèce de bonjour. Ça vous saisit tout à coup. Attendez un peu ! Je vais revenir. Je suis à vous. Mais je vois ici des gentlemen qui ne sont pas de ma connaissance. Sont-ils inscrits sur la liste de nos visiteurs ? »

Cette question se rapportait à certains pourceaux maigres et décharnés qui étaient entrés dans la hutte après lui et qui rôdaient sur les talons de la famille. Comme ils n’appartenaient point à l’habitation, ils furent chassés par les deux petits garçons.

« Je ne suis point superstitieux à l’endroit des crapauds, dit Mark, promenant son regard autour de la chambre ; mais, si vous pouviez engager deux ou trois de ces animaux, que je vois en votre compagnie, à prendre également le large, je crois, mes jeunes amis, qu’ils trouveraient le grand air plus rafraîchissant. Non que j’ai rien contre eux. Le crapaud est un joli petit animal, dit M. Tapley s’asseyant sur un tabouret ; bien moucheté, ressemblant assez par le gosier à un vieux gentleman ; il a les yeux brillants, la peau fraîche et polie, mais je crois que ses agréments gagneraient encore à être vus dehors. »

Tandis qu’il faisait semblant, par de pareils discours, de se trouver parfaitement à son aise et d’être l’homme du monde le plus indifférent, un véritable sans-souci, Mark Tapley continuait de promener son regard autour de lui. L’aspect blême et misérable de la famille : le changement qui s’était opéré chez la pauvre mère, cette enfant minée par la fièvre qu’elle tenait sur son sein, l’abattement complet et le peu d’espérance qu’on lisait sur tous les visages, étaient autant d’indices frappants pour Mark et produisaient une profonde impression sur son esprit. Il vit tout cela aussi clairement et aussi vite qu’il aperçut avec ses yeux corporels les planches grossières soutenues par des chevilles qui étaient enfoncées entre les troncs d’arbre dont la maison était composée ; dans un coin, le coffre à farine servant aussi de table ; les couvertures, les bêches et autres objets mobilier accrochés aux murs ; l’humidité qui couvrait le sol de moisissure, et une moisson de végétaux pourris dans chaque crevasse de la baraque.

« Comment se fait-il que vous soyez venu ici ? demanda l’homme quand le premier mouvement de surprise fut surmonté.

– Comment ? répondit Mark. Nous sommes arrivés hier au soir par le steamer. Notre intention est de faire vite et bien notre fortune et de nous retirer ensuite pour vivre de nos rentes aussitôt que nous aurons réalisé. Mais comment allez-vous tous ? Vous avez une fameuse mine !

– Nous sommes encore languissants, dit la pauvre femme se penchant par-dessus son enfant ; mais nous irons mieux quand nous serons acclimatés à ce pays.

– Il y en a ici, pensa Mark, qui s’acclimateront auparavant avec l’éternité. »

Ce qui ne l’empêcha pas de leur répondre gaiement : « Comment, si vous irez mieux ! Certainement vous irez mieux, et nous aussi. Il s’agit maintenant de ne pas nous laisser abattre et de vivre en bons voisins. Nous finirons par nous tirer de là, n’ayez pas peur. Ceci me rappelle, par parenthèse, que mon compagnon est tout malade en ce moment, et que je suis entré ici pour vous demander votre assistance. Je vous serais obligé de venir le voir et de me donner votre opinion sur lui, mon ami. »

Il eût fallu que Mark Tapley adressât à ces braves gens une prière bien déraisonnable pour que, reconnaissants comme ils l’étaient envers lui pour ses bons soins à bord du vaisseau, ils ne s’empressassent point d’y déférer. L’homme se leva pour l’accompagner sans perdre une minute. Avant de s’éloigner, Mark prit dans ses bras l’enfant malade et essaya de consoler sa mère ; mais il vit bien que le doigt de la Mort était là.

Ils trouvèrent Martin dans la maison ; il était couché sur le sol et enveloppé de sa couverture. Selon toute apparence, il était très-malade ; il tremblait et frissonnait affreusement, non pas comme les gens qui ont froid, mais avec une sorte de spasme convulsif qui tordait tout son corps. L’ami de Mark déclara que c’était une fièvre d’un caractère grave, accompagnée de tremblement intermittent, maladie très-commune dans ce pays ; et il prédit que cela empirerait le lendemain et bien des jours encore après. Lui-même, dit-il, il l’avait eue par accès pendant deux ans ou à peu près ; mais, grâce à Dieu, il s’en était tiré la vie sauve, tandis qu’autour de lui il y en avait beaucoup qui avaient succombé.

« La vie sauve ! Une pauvre vie à ce qu’il me semble ! pensa Mark regardant à la dérobée le visage décharné de son ami. Vive Éden ! »

Ils possédaient quelques remèdes dans leur coffre ; le voisin, grâce à la triste expérience qu’il avait acquise, enseigna à Mark quand et comment il devait les administrer, et de quelle façon il pourrait le mieux possible soulager les souffrances de Martin. Là ne s’arrêtèrent pas ses attentions ; en effet, il allait et venait sans cesse, et rendait à Mark toute sorte de services dans les tentatives énergiques que faisait ce dernier pour améliorer un peu leur situation. Cependant il ne pouvait leur donner grande consolation ni grande espérance pour l’avenir. La saison était mauvaise ; le pays un tombeau. L’enfant du colon mourut cette nuit même ; et Mark, sans en rien dire à Martin, aida le lendemain à enterrer la petite fille au pied d’un arbre.

Outre les soins nombreux et divers qu’il avait à donner à Martin qui, à mesure que son état empirait, devenait de plus en plus exigeant, Mark travaillait au dehors, de grand matin et jusqu’à une heure avancée ; avec l’assistance de son ami et d’autres voisins, il s’exerçait à tirer parti du terrain de la concession. Non qu’il eût au cœur la moindre fibre d’espoir ni dans l’esprit aucun but déterminé ; c’était seulement pour satisfaire l’ardeur habituelle de son humeur et la puissance surnaturelle qu’il possédait sur lui-même : car intérieurement il croyait leur position désespérée et, comme il disait, « ça marchait ferme. »

« Pour ce qui est de ça, ça marche aussi ferme qu’on peut le désirer, disait-il en confidence à Martin dans un moment de loisir, c’est-à-dire un soir qu’il lavait le linge de la maison, après une rude journée ; je ne peux pas en disconvenir. C’est une chance comme je n’en retrouverai jamais, à ce que je vois !

– Est-ce que vous n’êtes pas encore content ? répliqua Martin avec un grognement, le nez fourré sous sa couverture.

– Mais, monsieur, dit Mark, ça pouvait être bien plus fort encore, sans le guignon qui s’acharne toujours après moi pour me donner des crocs-en-jambe. La nuit où nous sommes arrivés ici, je trouvais que la chose prenait une jolie tournure. Ça, je l’avoue ; une jolie petite tournure.

– C’est pourtant bien joli comme ça ! dit Martin avec humeur.

– Ah ! dit Mark ; ah ! c’est sûr ; voilà la question. Le premier matin où je suis sorti, qu’est-il arrivé ? C’est que je suis tombé sur une famille que je connaissais et qui, depuis ce moment jusqu’à présent, n’a cessé de nous aider de toutes façons. Ça n’est pas juste, vous comprenez ; ce n’est pas ce que j’avais le droit d’attendre. Si j’étais tombé sur un serpent qui m’eût mordu ; ou bien si j’étais tombé sur un patriote pur sang, qui m’eût fait sentir son grand couteau ; ou encore si j’étais tombé sur une collection de Sympathiseurs avec leurs cols de chemise rabattus, et qu’ils eussent fait de moi un lion, j’eusse pu me distinguer et conquérir quelque mérite. Mais à la manière dont les choses marchent, le principal objet de mon voyage est manqué dès le début. Au reste, ce serait de même partout où je serais allé. Comment vous trouvez-vous ce soir, monsieur ?

– Plus mal que jamais, répondit le pauvre Martin.

– C’est quelque chose, répliqua Mark, mais cela ne suffit pas. Pour que satisfaction me soit donnée, il faut que je tombe à mon tour très-malade en restant jovial jusqu’au bout.

– Au nom du ciel ! ne parlez pas ainsi, dit Martin avec un frémissement de terreur. Qu’est-ce que je ferais, Mark, si vous tombiez malade ?… »

Le courage de M. Tapley parut stimulé par cette remarque, quelque peu flatteuse qu’elle fût pour lui dans la forme. Il se remit à savonner avec plus d’ardeur que jamais, et fit observer que son baromètre s’élevait.

« Monsieur, dit Tapley frottant vigoureusement son linge, il y a ici une bonne chose qui me dispose à être jovial : c’est que notre colonie représente les États-Unis en petit. Il y est resté deux ou trois colons américains qui sont venus tranquillement ici, comme si c’était le pays le plus salubre et le plus beau du monde. Mais ils sont comme le coq qui s’était caché pour sauver sa vie, et qui fut trahi par son cocorico. Ces animaux-là ne peuvent s’empêcher de chanter victoire. Ils sont nés pour cela, et il faut qu’ils chantent à tout prix. »

En achevant ces paroles, Mark avait détourné ses yeux de sa besogne et les dirigeait vers la porte, où son regard rencontra celui d’un homme maigre, vêtu d’une houppelande bleue et coiffé d’un chapeau de paille ; cet homme avait à la bouche une courte pipe noire, à la main un lourd bâton tout garni de nœuds. Il fumait et chiquait tout en marchant ; et comme il crachait fréquemment, il marquait son passage par une traînée de tabac décomposé.

« En voici un !… s’écria Mark. Hannibal Chollop.

– Ne le laissez pas entrer !… dit Martin d’une voix éteinte.

– Il n’attendra pas la permission, répliqua Mark. Il entrera bien tout seul, monsieur. »

Et, en effet, le personnage entra. Son visage était aussi dur, aussi noueux que son bâton ; ses mains étaient comme son visage ; sa tête ressemblait à un vieux balai de cheminée noirci. Il s’assit sur le coffre avec son chapeau sur la tête ; puis, croisant les jambes et regardant Mark, il dit, sans retirer sa pipe de sa bouche :

« Eh bien, monsieur Co !… Comment ça va-t-il, monsieur ? »

Il est nécessaire de faire connaître ici au lecteur que M. Tapley s’était gravement introduit sous ce nom auprès des étrangers.

« Très-bien, monsieur ; très-bien, dit-il.

– N’est-ce pas M. Chuzzlewit que je vois ? s’écria le visiteur. Comment ça va-t-il, monsieur ? »

Martin secoua la tête, et involontairement il ramena la couverture sur son visage ; car il avait senti qu’Hannibal allait cracher, et, comme dit la chanson, « il en avait mal au cœur par avance. »

« Ne prenez pas garde à moi, monsieur, dit M. Chollop d’un ton obligeant ; je suis à l’épreuve de la fièvre, et même de la fièvre intermittente.

– Mon motif était plus personnel, dit Martin se montrant de nouveau. J’avais peur que vous ne fussiez au moment de…

– Monsieur, répliqua M. Chollop, je puis calculer ma distance à un pouce près. »

Et aussitôt il le favorisa d’une démonstration de cette heureuse faculté.

« Monsieur, dit Hannibal, qu’on me donne seulement un but à deux pieds de distance en direction circulaire, et je m’engage à ne pas le dépasser. Je suis allé jusqu’à dix pieds, mais c’était un pari.

– J’espère que vous l’avez gagné, monsieur ? dit Mark.

– Mais certainement, monsieur. J’ai empoché l’enjeu. Oui, monsieur. »

L’américain garda quelque temps le silence, mais ce temps il l’employa activement à former un cercle magique autour du coffre sur lequel il était assis. Le cercle une fois complet, notre homme recommença à parler.

« Comment trouvez-vous notre pays, monsieur ? » demanda-t-il en regardant Martin.

Le malade répondit : « Je ne l’aime pas du tout. »

Chollop continua de fumer sans la moindre apparence d’émotion jusqu’à ce qu’il se sentit disposé à parler de nouveau. Ce moment étant arrivé enfin, Chollop retira sa pipe de sa bouche et dit :

« Je ne suis pas surpris de vous entendre tenir ce langage. La chose exige une certaine élévation, une certaine préparation de l’intelligence. L’esprit de l’homme doit être préparé à la liberté, monsieur Co. »

Il s’adressait à Mark, ayant vu que Martin, qui désirait le voir partir, à moitié fou déjà par l’irritation fébrile que la voix bourdonnante de ce nouveau fléau lui rendait tout à fait insupportable, avait fermé les yeux et s’était retourné sur son lit de douleur.

« Une petite préparation physique ne serait pas de trop non plus, monsieur, dit Mark, avant de venir habiter un bon vieux marécage comme celui-ci.

– Considérez-vous, monsieur, cette contrée comme un marécage ? demanda gravement Chollop.

– Parbleu ! oui, monsieur, répondit Mark. Pour moi ça ne fait pas de doute.

– Ce sentiment est tout à fait européen, dit le major ; il ne me surprend point. Que diraient vos millions d’Anglais s’ils voyaient un tel marécage en Angleterre ?

– Ils diraient, répondit Mark, qu’il est fort malsain, et qu’ils aimeraient mieux s’inoculer la fièvre par quelque autre moyen.

– C’est européen ! remarqua Chollop avec une pitié sardonique ; tout à fait européen ! »

Ici il s’étendit sur son siège, l’air froid, calme et silencieux comme s’il était chez lui, et continuant de fumer comme un tuyau d’usine.

Naturellement, M. Chollop était un des hommes « les plus remarquables » du pays ; mais en réalité et à part cela, c’était un personnage notable. Ses amis tant du Sud que de l’Ouest le représentaient habituellement comme « un splendide exemple des produits bruts de notre pays. » Il était fort estimé pour son dévouement à la liberté rationnelle. Afin de la mieux propager, il portait habituellement dans la poche de son habit une paire de revolvers, chacun à sept canons. Il portait aussi, entre autres breloques, une canne à épée qu’il appelait son « chatouilleur, » et un énorme couteau qu’il appelait, vu la tournure plaisante de son esprit, « mon tranchelard, » par allusion à l’utilité de cet instrument pour ventiler l’estomac d’un adversaire dans une dispute un peu solide. Il avait usé avec distinction de ces outils en plusieurs occasions, toutes dûment enregistrées dans les journaux, et il s’était fait un joli renom par la façon tout à fait galante dont il avait fait sauter un œil à un gentleman, qui se permettait de venir frapper à sa porte.

M. Chollop avait le goût de la vie errante, et dans une société moins avancée on eût pu le prendre par erreur pour un grand vagabond. Mais comme l’on comprenait et appréciait parfaitement ses belles qualités dans les régions où le sort l’avait placé et où plus d’un esprit d’élite sympathisait avec lui, il pouvait être considéré comme étant né sous une heureuse étoile, ce qui n’arrive pas toujours à un homme qui devance tellement le siècle dans lequel il est né. Comme pour satisfaire plus commodément ses goûts de chatouillement et de ventilation, il préférait vivre sur les confins de la société, dans les bourgs et les villes les plus reculés ; il avait l’habitude d’émigrer de ville en ville et de fonder dans chacune quelque affaire nouvelle, la plupart du temps un journal qu’il vendait presque aussitôt après, ayant soin presque toujours de clore le marché en provoquant, perforant, criblant de balles de pistolet ou de coups de couteau le nouvel éditeur, avant même que ce dernier eût pris possession de sa propriété.

C’était une spéculation de ce genre qui l’avait attiré à Éden ; mais ayant abandonné son idée, il était au moment de partir. Auprès des étrangers il se posait toujours en adorateur de la liberté ; il était un des plus chauds avocats de la loi de Lynch et de l’esclavage ; et il ne manquait jamais de recommander, tant par écrit que dans ses discours, « de goudronner et d’emplumer » tout individu impopulaire en dissentiment d’opinion avec lui. Il appelait cela « planter l’étendard de la civilisation dans les jardins vierges encore de ma belle patrie. »

Il est à peu près hors de doute que Chollop eût planté cet étendard à Éden aux dépens de Mark pour lui faire expier la franchise de son langage (car la liberté naturelle n’a le droit de parler que pour faire son propre éloge), n’eût été la désolation complète et la ruine qui pesaient sur la colonie, et le prochain départ qu’il méditait. Pour le moment, il se contenta de montrer à Mark un de ses pistolets, et de lui demander ce qu’il pensait de cet engin.

« Il n’y a pas longtemps, monsieur, dit-il, que j’ai tué avec ceci un homme dans l’État de l’Illinois.

– Vraiment ? dit Mark sans témoigner le moindre trouble. C’est de votre part une grande preuve de liberté ; c’est un acte très-indépendant.

– Je l’ai tué, monsieur, poursuivit Chollop, parce qu’il avait soutenu dans le Portique spartiate, journal tri-hebdomadaire, que les anciens Athéniens avaient devancé le Locofoco ticket.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Mark.

– Les Européens ne savent pas ! dit Chollop, continuant de fumer tranquillement. C’est tout à fait européen ! »

Après avoir consacré quelques soins à l’entretien du cercle magique, l’Américain reprit ainsi la parole :

« Vous ne vous trouvez donc pas très-bien à Éden ?

– Certes non, dit Mark.

– Vous regrettez les impôts de votre pays ; vous regrettez les taxes sur les maisons.

– Et les maisons aussi, dit Mark.

– Et les impôts sur les fenêtres, monsieur.

– Et les fenêtres aussi pour payer les impôts, dit Mark.

– Ici vous n’avez ni barrières, ni prisons, ni billots, ni roue, ni échafaud, ni poucettes, ni piquets, ni piloris.

– Rien que des revolvers et des tranchelard, répliqua Mark. Des bagatelles ! ça ne vaut pas la peine d’en parler ! »

L’homme qui les avait rencontrés le soir même de leur arrivée se traîna en ce moment jusqu’à la porte où il se montra.

« Eh bien ! monsieur, dit Chollop, comment allez-vous ? »

L’homme avait beaucoup de peine à aller, c’est-à-dire à faire seulement quelques pas ; ce fut dans ce sens qu’il répondit.

« M. Co et moi, monsieur, dit Chollop, nous avons une petite discussion. Il faut avoir un fameux toupet pour oser défendre l’ancien monde contre le nouveau, n’est-il pas vrai ?

– Oh ! oui, répliqua le misérable fantôme.

– Je faisais simplement observer à monsieur, dit Mark s’adressant au dernier visiteur, que je regardais la ville où nous avons l’honneur de vivre comme passablement marécageuse. Quel est votre sentiment à cet égard ?

– Je pense qu’elle est peut-être humide de temps en temps, répondit l’homme.

– Mais non pas aussi humide que l’Angleterre, monsieur ? s’écria Chollop, le visage empreint de colère.

– Oh ! certainement non, pas si humide que l’Angleterre, dit l’homme ; sans parler des institutions.

– J’espère, dit Chollop d’un ton tranchant, qu’il n’existe pas dans toute l’Amérique un marécage qui, en comparaison de cette petite île-là, ne soit un paradis. Vous avez fait votre arrangement à fond et en règle avec Scadder, n’est-ce pas, monsieur ? » dit-il à Mark.

Celui-ci répondit affirmativement. M. Chollop cligna de l’œil à l’autre citoyen.

« Scadder est un habile homme, monsieur ! C’est un homme d’avenir ! C’est un homme qui ira loin, monsieur ! très-loin. »

M. Chollop cligna encore de l’œil à l’autre citoyen.

« Si cela ne dépendait que de moi, dit Mark, il monterait bien haut ; aussi haut que le bout d’une bonne grande potence. »

M. Chollop était si enchanté que son excellent compatriote eût floué un Anglais, et que l’Anglais en éprouvât du ressentiment, qu’il ne put se contenir davantage et laissa échapper une explosion de joie. Mais ce fut surtout chez l’autre que cette démonstration passionnée fut le plus étrange : il fallait voir ce pestiféré, ce fiévreux, ce misérable fantôme ; cela lui causa un tel plaisir que, rien qu’en y songeant, il semblait avoir oublié sa propre ruine, et qu’il rit à gorge déployée quand Chollop ajouta que Scadder était un fin matois et qu’il avait su tirer par ce moyen un lopin de capital anglais, « aussi vrai que le soleil nous éclaire. »

Après avoir savouré à l’aise cette aimable plaisanterie, M. Hannibal Chollop resta à fumer et façonner son cercle, sans autrement se préoccuper soit de causer, soit de prendre congé, probablement en vertu de cette illusion générale, qui admet en principe que, pour un citoyen libre et éclairé des États-Unis, convertir la maison d’autrui en un crachoir durant deux ou trois heures est une attention délicate pleine d’attrait et de politesse, et dont personne ne saurait se lasser. Enfin il se leva.

« Allons, je m’en vais, » dit-il.

Mark l’engagea à prendre un soin particulier de sa santé.

« Avant que je sorte, dit brusquement Chollop, j’ai un petit mot à vous communiquer. Vous êtes diablement fin. »

Mark le remercia pour ce compliment.

« Mais vous êtes par trop fin, ça n’ira pas longtemps comme ça. Je ne connais pas dans les bois de panthère ni de jaguar qui soit jamais criblé de part en part comme vous le serez, à coup sûr.

– Pour quelle raison ? demanda Mark.

– Il faut qu’on nous honore, monsieur, répliqua Chollop d’un ton de menace. Vous n’êtes plus maintenant dans un pays despotique. Nous sommes un modèle pour le monde, et il faut qu’on nous honore, je ne vous dis que ça.

– Eh quoi, ai-je parlé trop librement ? s’écria Mark.

– J’ai tiré sur un homme, j’ai fait feu sur un homme pour moins que cela, dit Chollop en fronçant le sourcil. J’ai connu des gens solides qui pour moins que cela ont été obligés de se sauver en toute hâte. J’ai vu pour moins que cela des individus appliqués au supplice de Lynch et mis en capilotade par un peuple éclairé. Nous sommes l’intelligence et la vertu du monde, la crème de la nature humaine et la fleur de la force morale. Nous avons l’épiderme sensible, il faut qu’on nous honore ; sinon nous nous levons et nous grognons. Je vous le dis, il ne nous faut pas grand’chose pour montrer les dents. Vous ferez mieux de nous honorer, entendez-vous ? »

Après cette recommandation prudente, M. Chollop s’éloigna avec son tranchelard déchireur ou chatouilleur et ses revolvers, le tout prêt à agir au moindre signal.

« Sortez de dessous la couverture, monsieur, dit Mark ; il est parti. Qu’est-ce que ceci ? ajouta-t-il doucement en s’agenouillant pour regarder de plus près le visage de son associé et en prenant sa main brûlante. Voyez un peu l’effet de toute cette jacasserie et de cette fanfaronnade ! Le voilà qui délire ce soir, il ne me reconnaît plus !… »

Martin, en effet, était dangereusement malade, ou plutôt il était à toute extrémité. Il resta dans cet état durant plusieurs jours, assisté par les pauvres amis de Mark, qui soignaient Martin sans se préoccuper de leurs souffrances. Mark, fatigué d’esprit et de corps, travaillant tout le jour et veillant toute la nuit, épuisé par sa vie nouvelle, rude et fatigante, en butte aux plus tristes et aux plus décourageantes difficultés de toute sorte, ne se plaignait jamais et ne cédait pas d’un pouce. Si autrefois il avait jugé Martin égoïste ou présomptueux ; s’il ne l’avait trouvé énergique que par saccades et par accès, pour succomber ensuite sans défense aux coups de la fortune, maintenant il avait oublié tout cela. Il ne se rappelait plus que les bonnes qualités de son compagnon de voyage, et il lui était dévoué à la vie et à la mort.

Il s’écoula bien des semaines avant que Martin fût redevenu assez fort pour sortir sans l’appui d’un bâton et du bras de Mark ; et même alors sa convalescence fut très-lente, faute d’un air salubre et d’une nourriture saine. Il était encore languissant et faible, lorsque le malheur qu’il avait tant redouté fondit sur eux. Mark tomba malade à son tour.

Mark lutta contre le mal ; mais le mal l’emporta dans la lutte et brisa ses efforts.

« Me voilà présentement terrassé, monsieur, dit-il un matin en se laissant tomber sur son lit ; mais je n’en suis pas moins de bonne humeur. »

Oui, il était terrassé, et le coup était terrible ! Il n’y avait que Martin pour ne pas voir ça tout de suite.

Si les amis de Mark s’étaient montrés tendre pour Martin (et ils l’avaient été au plus haut degré), ils le furent vingt fois plus pour Mark. C’était à présent le tour de Martin de travailler, de rester assis en veillant auprès du lit, et d’écouter à travers les longues, longues nuits, le moindre bruit dans la lugubre solitude, et d’entendre le pauvre Tapley, dans l’égarement de son délire, jouant aux quilles à l’auberge du Dragon, tenants de galants propos à mistress Lupin, faisant son apprentissage de marin à bord du Screw, cheminant en compagnie du vieux Tom Pinch sur les routes d’Angleterre, et brûlant des troncs d’arbre à Éden, le tout ensemble.

Mais soit que Martin lui donnât de la tisane, ou quelque médicament, ou l’assistât de ses soins, ou rentrât au logis en revenant de faire dehors quelque besogne fatigante, le patient Tapley s’écriait d’une voix gaie : « Je suis toujours jovial, monsieur, je suis jovial ! »

Et maintenant, quand Martin commença à penser à tout cela et à considérer Mark étendu dans son lit, Mark qui jamais ne faisait entendre un reproche ni un murmure, pas même une expression de regret, et qui s’efforçait de rester ferme et courageux, il se mit à réfléchir et à se demander comment l’homme que le ciel avait si peu favorisé l’emportait tellement sur celui qui avait reçu tant de dons en partage. Et comme c’était un grand sujet de méditation que de veiller près du lit d’un malade, et surtout d’un malade qu’il avait été habitué à voir plein d’activité et d’énergie, il commença aussi à se demander en quoi lui et Mark différaient l’un de l’autre.

La présence fréquente de l’amie de Mark, la femme qui avait traversé l’Océan sur le même bâtiment, ne fut pas moins éloquente pour fournir à Martin la conclusion de sa thèse. Cela lui rappela combien il avait tenu une conduite différente de celle de Mark Tapley, quand celui-ci, par exemple, avait assisté cette pauvre mère de famille. Je ne sais comment il associa Tom Pinch à ces réflexions ; et, songeant que Tom n’eût pas manqué, en face des mêmes circonstances, de rendre les mêmes services, il commença à comprendre sous quels rapports deux individus qui différaient totalement pouvaient se ressembler d’une manière parfaite, et ne pas lui ressembler du tout. À première vue, ces réflexions n’avaient rien de bien affligeant ; cependant elles lui firent de la peine tout de même.

La nature de Martin était franche et généreuse : mais ce jeune homme avait été élevé dans la maison de son grand-père ; et on peut être sûr que les petits vices domestiques produisent autour d’eux les effets les plus contraires à leur propre intérêt. Voyez l’égoïsme en particulier. Voyez le soupçon, l’astuce, la dissimulation, la cupidité. Martin avait à son insu raisonné comme un enfant : « Mon grand-père pense tellement à lui-même, qu’à moins de faire comme lui, je ne manquerai pas d’être oublié de tout le monde. » C’est ainsi qu’il était devenu égoïste lui-même.

Mais il ne s’en était jamais douté. Si quelqu’un lui eût reproché ce vice, Martin eût repoussé d’un air indigné l’accusation et se fût considéré comme la victime d’une noire calomnie. Jamais même il n’eût entrevu la vérité, si, au sortir de ce lit de douleur où sa vie était en danger, obligé de veiller à son tour sur un malade précieux, il n’avait pas compris que le moi de l’égoïste avait eu un pied dans la tombe, et que c’était après tout quelque chose de bien précaire et de bien chétif dans ce monde.

Il était naturel qu’il réfléchît (ce n’est pas le temps qui lui manquait, la maladie dura des mois) sur sa propre guérison et sur le péril extrême où se trouvait Mark. Cela le conduisit à considérer lequel d’eux méritait le mieux d’être épargné, et pourquoi. Alors le voile se souleva un peu : le moi, le moi, le moi, se laissa voir dans la coulisse.

Il se demanda en outre, lorsque la mort menaçait Mark (et c’est ce qu’en pareille circonstance se demandent et doivent se demander la plupart des hommes) s’il avait bien mérité et reconnu son devoir envers lui, s’il avait bien mérité et reconnu tant de fidélité et de zèle de la part de son serviteur. Non. Quelque courte qu’eût été la durée de leur association, il trouva qu’en beaucoup, beaucoup d’occasions, il avait des reproches à se faire, et, en s’interrogeant plus sérieusement encore à ce sujet, il vit le rideau se lever davantage, et le moi, le moi, le moi, s’avancer sur la scène.

Il fallut bien du temps avant que Martin fixât assez profondément dans son esprit la connaissance de lui-même pour pouvoir complètement discerner la vérité. Mais dans la hideuse solitude du lieu le plus hideux, lorsque l’espérance était si éloignée, l’ambition éteinte, lorsque la mort était venue frapper à la porte d’à côté, il fit un retour sur lui-même, comme dans une ville assiégée par la peste : et alors il reconnut la faute de sa vie entière, qu’il ne put regarder qu’avec horreur.

Éden était une triste école pour donner une pareille leçon ; mais ses marais, ses halliers et son air pestilentiel étaient des maîtres de philosophie qui en valent bien d’autres.

Il prit donc une détermination solennelle : c’était, quand la force lui serait revenue, de ne plus chercher à nier ni à fuir la conviction sur ce point, mais d’accepter comme un fait établi que l’égoïsme était dans son cœur et devait en être arraché. Il éprouvait (et avec raison) une telle incertitude sur son propre caractère, qu’il résolut de ne pas dire à Mark un seul mot, soit de ses regrets inutiles, soit de son honnête projet, mais de garder pour lui-même, pour lui seul, sa résolution : et là dedans il n’y avait pas l’ombre d’orgueil ; il n’y avait au contraire qu’humilité et constance, la meilleure cuirasse derrière laquelle Martin pût mettre sa faiblesse à l’abri, tant le séjour d’Éden l’avait abattu, ou plutôt tans le séjour d’Éden l’avait relevé !

Après une longue maladie de langueur pendant laquelle, ne pouvant plus parler à certains moments de crise désespérée, Mark avait encore écrit d’une main défaillante sur une ardoise ce mot : « Jovial ! » le pauvre garçon offrit quelques symptômes d’un retour à la santé. Ces symptômes allaient et venaient avec des intermittences ; cependant il commença à entrer en convalescence définitive, et de jour en jour il continua à aller mieux.

Dès qu’il fut assez bien pour pouvoir causer sans se fatiguer, Martin le consulta sur un projet qu’il avait en tête, et que, peu de mois auparavant, il eût mis à exécution sans prendre avis de personne autre que lui-même.

« Nos affaires sont dans un état désespéré, dit-il. Le pays est abandonné ; sa ruine doit être un fait connu, et il n’y a pas à espérer que nous vendions à qui que ce soit, ni à aucun prix, ce que nous avons acheté, quand même ce serait honnête. Nous nous sommes embarqués dans une entreprise folle, et nous y avons échoué. Le seul espoir qui nous reste, la seule fin à laquelle nous devions aspirer, c’est de quitter pour jamais ce lieu et de nous en retourner en Angleterre. Comment ? par quels moyens ? Il faut y retourner, Mark, voilà tout.

– Oui, voilà tout, monsieur ; rien que cela ! répondit Mark en appuyant sur les mots d’une manière significative.

– De ce côté-ci de l’eau, dit Martin, nous n’avons qu’un ami qui puisse nous assister ; cet ami, c’est M. Bevan.

– J’ai songé à lui pendant que vous étiez malade, dit Mark.

– Si ce n’était le temps qu’il y faudrait perdre, j’écrirais même à mon grand-père, et je le supplierais de nous envoyer l’argent nécessaire pour nous tirer de la trappe dans laquelle nous nous sommes si cruellement laissé prendre. Tenterai-je d’abord un effort auprès de M. Bevan ?

– Je suis de cet avis, dit Mark. C’est un aimable gentleman.

– Le peu d’objets que nous avons achetés ici, et qui nous ont dévoré le reste de notre argent, produiraient une certaine somme s’ils étaient vendus, et nous pourrions en remettre immédiatement le prix à M. Bevan. Mais le diable, c’est que nous ne pourrons pas les vendre ici.

– Ici, dit M. Tapley secouant la tête d’un air chagrin, il n’y a à acheter que des cadavres… et des cochons.

– Écrirai-je en conséquence à M. Bevan en ne lui demandant d’argent que ce qu’il nous en faudra tout juste pour nous mettre à même de gagner, par la voie la moins coûteuse, New-York ou tout autre port où nous puissions espérer de prendre passage pour notre pays, en nous engageant à quelque titre que ce soit à bord ? Nous lui expliquerions en même temps dans quel embarras nous nous trouvons, et lui promettrions de faire tout notre possible pour le rembourser dès notre arrivée en Angleterre, dussé-je recourir pour cela à mon grand-père.

– Assurément, répondit Mark ; tout ce que nous risquons c’est qu’il refuse, et il peut aussi ne pas refuser. Si cela vous était égal, vous pourriez essayer, monsieur…

– Égal ! s’écria Martin. C’est ma faute si nous sommes ici, et je ferai tout pour en sortir. J’ai assez de chagrin de songer au passé. Si je vous avais consulté plus tôt, Mark, jamais nous ne fussions venus ici, j’en suis certain. »

Cette déclaration surprit beaucoup M. Tapley : toutefois il protesta avec une grande chaleur, disant qu’ils seraient venus tout de même à Éden, et que pour lui il s’était déterminé à y aller sitôt qu’il en avait entendu parler.

Martin lui donna alors lecture de la lettre à M. Bevan, qu’il avait préparée d’avance. Cette lettre était écrite avec franchise et intelligence ; elle établissait la situation sans la moindre réserve ; elle décrivait toutes les souffrances que les deux voyageurs avaient endurées, et exposait leur demande en termes modestes, mais positifs. Mark l’approuva complètement. Ils résolurent de l’envoyer par le premier paquebot qui viendrait à passer et s’arrêterait à Éden pour y prendre du bois, qu’on y trouvait en quantité considérable. Ne sachant à quelle adresse envoyer cette lettre à M. Bevan, Martin se détermina à la mettre sous enveloppe pour la recommander aux soins du fameux M. Norris, de New-York, avec prière sur l’enveloppe de la faire passer sans retard à M. Bevan.

Plus d’une semaine s’écoula avant qu’un bateau parût ; mais enfin, un matin, Martin et Mark furent éveillés de très-bonne heure par le ronflement à haute pression de l’Ésaü Slodge, appelé ainsi du nom d’un des hommes « les plus remarquables » du pays, lequel avait été très-éminent quelque part. Ayant couru en toute hâte au débarcadère, ils montèrent à bord ; et comme ils attendaient ensuite avec anxiété pour voir partir le bateau, ils s’arrêtèrent sur le passavant ; négligence qui fit crier au capitaine de l’Ésaü Slodge « qu’il voulait être passé au sas comme de la farine et haché menu comme chair à pâté s’il ne leur faisait pas faire un plongeon dans le liquide ; qu’ils eussent à débarrasser le plancher, et plus vite que ça !… » Autrement dit, pour expliquer la métaphore, qu’ils les ferait jeter dans la rivière.

Selon toute vraisemblance, ils ne devaient pas recevoir de réponse avant huit ou dix semaines au plus tôt. En attendant, ils consacrèrent le peu de forces qu’ils avaient à travailler à l’amélioration de leur terrain, et à en assainir une partie pour la préparer à un emploi utile. Tout mauvais fermiers qu’ils étaient, ils en savaient encore plus long que leurs voisins : Mark, en effet, possédait en agriculture quelques notions qu’il communiqua à Martin ; tandis que les autres colons qui restaient sur le sol marécageux (une simple poignée d’hommes rongés par la maladie) semblaient être venus là avec l’idée que l’agriculture était une science innée chez l’humanité entière. Martin et Mark s’assistaient mutuellement, à leur manière, dans ces épreuves et dans toutes les autres ; mais ils apportaient à leur tâche aussi peu d’espérance et autant de tristesse qu’une bande de convicts dans une colonie pénitentiaire.

Souvent, la nuit, quand Mark et Martin étaient seuls et couchés en attendant le sommeil, ils se mettaient à parler de la patrie, des lieux qui leur étaient familiers, des maisons, des routes et des gens qu’ils avaient connus ; parfois avec une vive espérance de les revoir, et parfois aussi avec un calme sombre, comme si cette espérance était morte. C’était pour Mark Tapley un grand sujet d’étonnement de trouver, à travers ces diverses conversations, un singulier changement chez Martin.

« Je ne sais plus qu’en croire, pensait-il une nuit ; il n’est pas ce que j’avais supposé. Il en est venu à ne plus penser à lui-même. J’ai envie de le mettre à l’épreuve. Dormez-vous, monsieur ?

– Non, Mark.

– Songez-vous au pays, monsieur ?

– Oui, Mark.

– J’en faisais autant, monsieur. Je me demandais si M. Pinch et M. Pecksniff étaient toujours bien ensemble.

– Pauvre Tom ! dit Martin d’une voix pensive.

– Une pauvre tête, monsieur, fit observer Tapley. Il touche de l’orgue pour rien, monsieur. Il ne prend aucun soin de lui-même.

– Je voudrais bien qu’il en prît davantage, dit Martin : je ne sais pas pourquoi, j’ai peut-être tort, car peut-être alors ne l’aimerions-nous pas à moitié autant.

– Il gagne à être connu, monsieur, insinua Mark.

– Oui, dit Martin après un court silence. Je le sais bien, Mark. »

Il y avait dans sa parole un tel accent de regret, que son compagnon crut devoir abandonner ce thème et resta silencieux à son tour durant quelque temps, jusqu’à ce qu’une autre idée lui fût venue.

« Ah ! monsieur !… dit Mark avec un soupir. Mon Dieu ! vous avez risqué gros jeu pour l’amour d’une jeune dame !… »

Martin répondit avec tant d’empressement et d’énergie, que pour cela il s’assit sur son séant dans son lit :

« Je vous dirai, Mark, que je n’en suis pas du tout certain. Je commence à n’avoir pas là-dessus les idées bien nettes. Ce dont vous pouvez être certain, c’est qu’elle, elle est très-malheureuse. Elle a sacrifié le repos de son cœur ; elle a compromis au plus haut degré ses intérêts ; elle ne peut, comme je l’ai fait, s’éloigner brusquement de ceux qui son jaloux d’elle et ses ennemis déclarés. Elle a à souffrir, Mark ; à souffrir, la pauvre fille ! sans pouvoir agir. Je commence à croire que le fardeau qu’elle a à supporter est bien plus lourd que ne le fût jamais le mien. Sur mon âme, je le crois ! »

M. Tapley ouvrait de grands yeux dans l’ombre, mais sans interrompre son interlocuteur.

« Et, ajouta Martin, puisque nous sommes sur ce sujet, je vous dirai un secret. Cette bague…

– Quelle bague, monsieur ? demanda Mark, ouvrant des yeux plus grands encore.

– Cette bague qu’elle me donna quand nous nous séparâmes. Elle l’avait achetée ; elle l’avait achetée, sachant que j’étais pauvre et fier (Dieu me pardonne, fier !) et que j’avais besoin d’argent.

– Qui vous a dit cela, monsieur ? demanda Mark.

– Je le dis, moi. Je le sais. J’y ai pensé, mon cher ami, des centaines de fois, pendant que vous étiez malade. Et moi qui, comme une brute, la lui pris des mains et la mis à la mienne, sans jamais y songer qu’au moment où je m’en séparai, et où une faible lueur de vérité m’apparut comme un éclair !… Mais il est tard, dit Martin s’interrompant, et vous êtes faible et fatigué, je le sais. Vous ne parlez que pour me ranimer. Bonne nuit ! Dieu vous bénisse, Mark !

– Dieu vous bénisse, monsieur ! Mais je suis trompé dans toutes les règles, pensa M. Tapley, se retournant avec un visage plein de joie. C’est un abus de confiance, me voilà volé. Je n’étais pas entré chez lui pour cette sorte de service. Il n’y a plus de mérite à être jovial avec lui ! »

Le temps s’écoula, et d’autres steamboats, arrivant du lieu sur lequel les espérances des deux voyageurs étaient concentrées, vinrent prendre leur provision de bois : mais aucun d’eux n’apportait de réponse à la lettre. La pluie, la chaleur, l’impur limon et la vapeur malsaine, avec une nourriture mauvaise et dangereuse, exerçaient leurs ravages. La terre, l’air, la végétation, l’eau même que buvaient les colons, tout était chargé de propriétés meurtrières. L’amie de Tapley, sa compagne de route, avait depuis longtemps perdu deux enfants, et elle venait d’enterrer le dernier. Mais ces détails sont trop communs pour avoir besoin d’être relevés ou longuement enregistrés. Les citoyens habiles s’enrichissent, et leurs victimes sans amis souffrent et meurent et sont oubliées. Voilà tout.

Enfin un bateau arriva haletant sur la triste rivière et s’arrêta à Éden. Mark, à son arrivée, le guettait du seuil de la hutte de bois ; on lui tendit, du bord, une lettre qu’il porta bien vite à Martin.

Ils se contemplaient l’un l’autre en tremblant.

« Cette lettre paraît lourde, » murmura Martin.

Ils l’ouvrirent. Il s’en échappa une petite liasse de bank-notes qui tomba à terre.

Ce qu’ils dirent, ou firent, ou pensèrent tout d’abord, aucun d’eux n’en eut l’idée. Tout ce que Mark put dire plus tard, c’est qu’il avait couru, hors d’haleine, jusqu’au rivage, avant que le bateau se fût éloigné, pour demander quand il reviendrait et pourrait le reprendre à son bord avec son compagnon.

On lui répondit : « Dans dix ou douze jours. » Nonobstant la longueur de ce terme, ils commencèrent, dès la nuit même, à réunir leurs effets et à faire leurs paquets. Quand cet accès d’ardeur fut passé, chacun d’eux se mit à penser (ils se le rappelèrent plus tard) qu’il ne manquerait pas de mourir avant le retour du bateau.

Ils vivaient encore cependant quand le bateau revint, après un laps de trois semaines qui s’étaient traînées bien lentement. Par un jour d’automne, au lever du soleil, ils s’installaient sur le pont.

« Courage ! nous nous reverrons ! cria Martin en adressant de la main un adieu à deux maigres figures debout sur le rivage. Nous nous reverrons dans le vieux monde !

– Ou dans l’autre, ajouta Mark à demi-voix. Quand on les voit là l’un près de l’autre et si tranquilles, c’est pire que tout le reste ! »

Comme le bâtiment se remettait en marche, Martin et Mark se contemplèrent mutuellement, puis ils regardèrent en arrière le lieu d’où le bateau fuyait rapidement. La maison de bois avec sa porte ouverte et les arbres languissants qui l’entouraient ; le brouillard épais du matin et le soleil tout rouge qui à travers ce voile semblait éclipsé ; la vapeur qui s’élevait de la terre et de l’eau ; la rivière rapide qui rendait les bords hideux qu’elle baignait plus plats et plus tristes encore : que de fois tout cet ensemble revint dans leurs rêves ! Et que de fois ce fut pour eux un bonheur de s’éveiller alors et de trouver que ce n’étaient que des ombres qui s’étaient évanouies !

Chapitre IX. Comme quoi les voyageurs s’en retournent dans leur pays et rencontrent en route quelques caractères distingués. §

Parmi les passagers qui se trouvaient à bord sur le steamboat, il y avait un gentleman maigre assis sur une sorte de lit de camp très-bas, et ayant les jambes posées sur un baril de farine très-haut, comme s’il regardait la campagne avec ses chevilles. Ce personnage attira tout d’abord l’attention de Martin et de Mark Tapley.

Il avait des cheveux noirs et roides, partagés sur le milieu de la tête et pendants sur son habit ; une petite touffe de poil au menton ; il ne portait point de cravate ; son chapeau était blanc ; son costume tout noir était long des manches et court des jambes ; ses bas bruns étaient sales, et ses souliers lacés. Son teint, naturellement crotté, le paraissait encore davantage par suite d’une économie trop parcimonieuse d’eau de savon : la même observation s’appliquait à la partie de son costume sujette au blanchissage, et qu’il eût pu changer dans l’intérêt de son bien-être personnel, et pour la satisfaction des yeux de ses amis. Il devait avoir trente-cinq ans. Ramassé en croix ou en tas, sous l’ombre d’un grand parapluie de coton vert, il ruminait sa chique de tabac comme une vache son tourteau.

Au reste, cela n’avait rien de bien particulier, car tous les gentlemen à bord semblaient être brouillés avec leur blanchisseuse et avoir renoncé, dès leur plus tendre jeunesse, à se laver. Tous paraissaient aussi avoir le gosier bouché avec ce même genre de sucre d’orge : tous étaient disloqués dans la majeure partie de leurs articulations. Cependant celui que nous avons décrit offrait un air particulier de sagacité et d’expérience qui fit deviner à Martin que c’était un caractère rare : le fait ne tarda pas à se vérifier.

« Comment vous portez-vous, monsieur ? dit une voix à l’oreille de Martin.

– Comment vous portez-vous, monsieur ? » dit celui-ci.

Celui qui lui parlait ainsi était un gentleman, grand et maigre, avec un bonnet de tapisserie et une longue redingote flottante en drap de billard, ornée aux poches d’agréments en velours noir.

« Vous êtes Européen, monsieur ?

– Oui, dit Martin.

– Vous êtes heureux, monsieur. »

Martin le pensait bien ; mais il ne fut pas long à découvrir que le gentleman et lui attachaient chacun un sens différent à cette observation.

« Vous êtes heureux, monsieur, d’avoir l’occasion de contempler notre Elijah Pogram, monsieur.

– Votre Elijahpogram !… répéta Martin, croyant que ces deux mots n’en faisaient qu’un, et qu’il s’agissait de quelque monument.

– Oui, monsieur. »

Martin s’efforça de paraître le comprendre, mais il n’en put venir à bout.

« Oui, monsieur, dit le gentleman, notre Elijah Pogram, qui est assis là, près de la chaudière. »

Le gentleman abrité par le parapluie porta à son sourcil l’index de sa main droite, comme s’il roulait dans sa pensée des affaires d’État.

« C’est là Elijah Pogram ? dit Martin.

– Oui, monsieur, répliqua l’autre. C’est Elijah Pogram.

– Mon Dieu ! dit Martin. Je suis étonné. »

Mais il n’avait pas la moindre idée de ce que pouvait être cet Elijah Pogram. Jamais de sa vie il n’avait entendu citer ce nom.

« Si la chaudière de ce vaisseau venait à sauter, monsieur, dit sa nouvelle connaissance, à sauter en ce moment, ce serait un jour de fête dans le calendrier du despotisme, un jour qui égalerait presque dans ses effets sur la race humaine notre glorieux 4 juillet. Oui, monsieur, c’est l’honorable Elijah Pogram, membre du congrès, une des plus fortes intelligences de notre pays, monsieur. Qu’est-ce que vous dites de ce sourcil-là, monsieur ?

– Tout à fait remarquable, dit Martin.

– Oui, monsieur. Notre immortel Chiggle, monsieur, passe pour avoir observé, lorsqu’il fit sa célèbre statue de Pogram, laquelle a soulevé tant de discussions et de préjugés en Europe, que ce front était plus que le front d’un mortel. Ceci précéda le Défi de Pogram, et fut considéré depuis comme une prédiction terriblement heureuse.

– Qu’est-ce que le Défi de Pogram ? demanda Martin, pensant que peut-être c’était l’enseigne d’un cabaret.

– Une harangue, monsieur, repartit son nouvel ami.

– Oh ! certainement, s’écria Martin. À quoi songeais-je !… Il a défié…

– Il a défié le monde entier, monsieur, répondit gravement l’autre. Il a défié le monde en général de le disputer à notre pays en quoi que ce soit, et il a développé les ressources intérieures que nous possédons pour soutenir la guerre contre tout l’univers. Désirez-vous faire connaissance avec Elijah Pogram, monsieur ?

– S’il vous plaît, dit Martin.

– Monsieur Pogram, dit l’étranger (or M. Pogram avait entendu jusqu’au moindre mot de la conversation), voici un gentleman européen, monsieur, un gentleman anglais, monsieur. Mais je pense que des ennemis généreux peuvent se rencontrer sur le terrain neutre de la vie privée. »

Le languissant M. Pogram secoua les mains de Martin, à peu près comme, dans les horloges de bois, un de ces petits bonshommes qui sont au bout de leur rouleau. Mais il se dédommagea en se remettant à chiquer de plus belle, comme s’il venait d’être remonté.

« M. Pogram, dit l’introducteur, est dévoué au service du pays, monsieur. Pendant les vacances du congrès, il va reconnaître par lui-même ces libres États-Unis, dont il est un des fils les plus favorisés. »

Martin ne put s’empêcher de trouver que, si l’honorable Elijah Pogram fût resté chez lui et qu’il eût envoyé ses souliers en voyage, ils en auraient fait autant que lui ; car c’était bien la seule partie de cet homme politique qui fût en position de voir quelque chose.

Au bout de peu de temps, cependant, M. Pogram se leva, et, ayant craché certains restes de chique qui eussent pu nuire à la netteté de sa prononciation, il se posa de façon à s’appuyer à l’aise contre la galerie, et il commença à parler à Martin, tout en continuant de s’abriter sous son grand parapluie vert.

Il venait d’articuler ces mots : « Comment trouvez-vous… ? » quand Martin l’interrompit en disant : « Ce pays, je présume ?

– Oui, monsieur », dit Elijah Pogram.

Une troupe de passagers fit aussitôt cercle autour d’eux par un sentiment de curiosité. Martin entendit son nouvel ami glisser à l’oreille d’un autre ami, en se frottant les mains : « Pogram va vous le pulvériser comme verre, je vous en réponds. »

« Mais, dit Martin après un moment d’hésitation, je sais par expérience que vous prenez sur l’étranger un avantage peu équitable quand vous lui posez cette question. Vous n’acceptez la réponse que dans un seul sens. Je ne saurais répondre dans ce sens-là, car ce serait manquer à l’honneur. Par conséquent, j’aime mieux ne pas répondre du tout. »

Cependant M. Pogram devait prononcer un grand discours, dans la prochaine session, sur les relations étrangères, et il devait en outre écrire sur le même sujet des articles énergiques : or, comme il goûtait fort la libre et indépendante coutume (très-innocente et agréable en effet) de se procurer des renseignements quelconques sous forme de confidences, et ensuite de les livrer à la publicité d’une façon qui lui fût utile, il était résolu à obtenir de Martin, de manière ou d’autre, le secret de ses opinions : car, faute de tirer de lui quelque chose, il eût été forcé d’inventer, et l’invention eût été un travail fatigant. Il prit note dans sa mémoire de la réponse de Martin, et continua ainsi la conversation :

« Vous venez d’Éden, monsieur ? Comment avez-vous trouvé Éden ? »

Martin exprima franchement et en termes énergiques sa pensée sur cette partie du pays.

« C’est chose étrange, dit Pogram, se tournant vers le groupe des curieux, que cette haine pour notre pays et ses institutions ! Cette antipathie nationale est donc bien profondément enracinée dans le cœur des Anglais !

– Bon Dieu ! monsieur, s’écria Martin, la société des terrains d’Éden, avec M. Scadder à sa tête et toutes les misères qu’elle a engendrées à sa porte, est-elle donc une institution de l’Amérique ? Est-ce une partie intégrante d’aucune forme de gouvernement connu ?

Pogram reprit en regardant à nouveau le cercle, et continuant son raisonnement là où Martin l’avait interrompu :

« J’estime que ce fait provient en partie de la jalousie et du préjugé, en partie de ce que les Anglais sont naturellement incapables d’apprécier les hautes institutions de notre terre natale. »

Puis, se retournant vers Martin :

« Je présume, monsieur, que, durant votre séjour dans la ville d’Éden, vous aurez eu occasion de voir un gentleman nommé Chollop ?

– Oui, répondit Martin ; mais mon ami que voici pourra mieux que moi vous satisfaire à ce sujet : car, à cette époque, j’étais dangereusement malade. Mark ! le gentleman parle de M. Chollop.

– Oh ! oui, monsieur, oui, je comprends, dit Mark.

– Un splendide spécimen des produits bruts de notre pays, n’est-ce pas, monsieur ? dit Pogram d’un ton d’interrogation.

– Ma foi, oui, monsieur ! » s’écria Mark.

L’honorable Elijah Pogram lança un regard à ses amis, comme pour leur dire : « Observez bien ceci ! Voyez ce qui va suivre ! » Et ces derniers, de leur côté, rendirent hommage au génie de Pogram par un murmure d’approbation.

« Notre cher compatriote, dit Pogram avec l’accent de l’enthousiasme, est le modèle d’un homme tout frais sorti du moule de la nature. C’est le véritable enfant de ce libre hémisphère ! vert comme nos montagnes, brillant et coulant comme nos lacs minéraux, pur des flétrissantes conventions du monde comme le sont nos grandes prairies sans limites ! Il est rude peut-être : nos ours ne le sont-ils pas ? Il est sauvage peut-être : nos buffles le sont aussi. Mais c’est un enfant de la Nature, un fils de la Liberté ; et sa réponse énergique au Despotisme et à la Tyrannie, c’est que sa brillante demeure est dans le Soleil couchant ! »

Une partie de ce discours se rapportait à Chollop, une autre à un maître de poste de l’Ouest qui, ayant fait faillite publique, peu de temps auparavant (encore un caractère qu’il n’est pas rare de rencontrer en Amérique), avait été destitué. Pour le défendre, M. Pogram (il avait voté pour M. Pogram) avait vociféré ces dernières paroles du haut de son siège de législateur et les avait lancées à la tête d’un président impopulaire. Cela produisit un brillant effet ; car les auditeurs furent enchantés ; et l’un d’eux dit à Martin : « Je suppose que vous avez maintenant une idée de la tournure d’éloquence qu’il y a dans notre pays, et que vous ne demandez pas votre reste. »

M. Pogram attendit que ses auditeurs fussent redevenus calmes pour dire à Mark :

« Vous ne semblez pas de mon avis, monsieur ?

– Eh bien, répondit Mark, je n’aimais pas beaucoup ce gentleman, voilà la vérité, monsieur. Je le trouvais un peu trop tapageur, et je n’aimais pas du tout qu’il portât sur lui tous ces petits arguments meurtriers dont il est pourvu, ni qu’il fût si prompt à s’en servir.

– C’est singulier, dit Pogram, levant assez haut son parapluie pour regarder autour de lui, à l’abri de ce meuble. C’est singulier ! Voyez-vous cette opposition obstinée à nos institutions qui fait le fond de l’esprit des Anglais !

– Ma foi ! vous êtes de drôles de gens ! s’écria Martin. Ne dirait-on pas que Chollop et la classe qu’il représente sont une de vos institutions ? Des pistolets à revolver, des cannes à épée, des coutelas de boucher et autres instruments pareils, sont-ce là des institutions dont vous ayez lieu d’être fiers ? Des duels sanglants, des combats féroces, des attaques sauvages, des coups de feu et des coups de poignard en pleine rue, sont-ce là vos institutions ? Vous verrez que bientôt on voudra me faire croire que le Déshonneur et la Fraude font partie des institutions de la grande république ! »

Tandis que ces paroles sortaient des lèvres de Martin, l’honorable Elijah Pogram parcourait de nouveau des yeux le cercle.

« Cette haine mortelle contre nos institutions, observa-t-il, pourrait servir de texte à une étude psychologique. Le voilà maintenant qui fait allusion à la Répudiation !

– Ah ! dit Martin en riant, vous pouvez, si cela vous plaît, faire de toute chose une institution, et j’avoue que je ne m’attendais pas à celles-là. Tout ça chez nous ferait partie d’une institution que nous appelons du nom générique d’Old Bailey34. »

En ce moment, la cloche sonna le dîner ; chacun se précipita vers la cabine. L’honorable Elijah Pogram y courut avec une telle hâte qu’il oublia que son parapluie était ouvert, et l’enfonça si fortement dans la porte de la cabine qu’il devint impossible soit de l’en retirer, soit de l’y faire entrer. Durant une minute à peu près, cet accident produisit un désordre complet parmi les passagers affamés qui se trouvaient derrière Pogram et qui, voyant les plats sur la table et entendant fonctionner les couteaux et les fourchettes, savaient bien ce qui les menaçait s’ils tardaient davantage à arriver : aussi étaient-ils presque fous de désespoir, tandis que plusieurs citoyens vertueux déjà assis à table étaient en grand péril de s’étouffer par suite des efforts extraordinaires qu’ils faisaient pour absorber tous les mets avant la venue des autres convives.

Cependant les affamés enlevèrent d’assaut le parapluie et se ruèrent par la brèche. L’honorable Elijah Pogram et Martin se trouvèrent, après une lutte acharnée, assis l’un près de l’autre, aussi à leur aise qu’ils eussent pu l’être au parterre d’un théâtre de Londres ; et, pendant plus de quatre minutes consécutives, Pogram ne fit autre chose que de happer, comme un corbeau, d’énormes morceaux de tout ce qu’il pouvait attraper. Quand il eut bien regagné le temps perdu, il commença à parler à Martin et le pria de ne point se gêner le moins du monde et de causer avec lui en pleine liberté, car il avait le calme du vrai philosophe. Cette invitation fut très-agréable à Martin : car il avait pris d’abord Elijah pour un sectateur de cette autre école de philosophie républicaine, dont les nobles maximes sont gravées avec le couteau sur le corps du disciple, et écrites non pas avec une plume et de l’encre, mais avec des plumes et du goudron.

« Que pensez-vous, monsieur, de mes compatriotes ici présents ? demanda Elijah Pogram.

– Oh ! très-aimables, » dit Martin.

Ils étaient en effet très-aimables. Pas un seul n’avait prononcé une parole : chacun d’eux n’était occupé, selon l’usage, qu’à se repaître ; et la majeure partie de la compagnie se composait décidément de vrais gloutons !

L’honorable Elijah Pogram regarda Martin comme s’il voulait dire : « Vous ne pensez pas du tout ce que vous dites, j’en suis sûr ! » Et il ne tarda pas à être confirmé dans cette opinion.

En face d’eux était assis un gentleman adonné à tel point à la mastication du tabac, que la liqueur de cette herbe, en dégouttant sur sa bouche et sur son menton, où elle séchait ensuite, lui avait composé comme une petite barbe ; ornement si commun, du reste, que c’était à peine s’il attirait l’attention de Martin : or, cet excellent citoyen, impatient de démontrer à tout venant son droit d’égalité, se mit à sucer quelques instants son couteau, puis le plongea dans le beurre au moment même où Martin se disposait à en prendre, laissant en souvenir un jus qui eût soulevé le cœur d’un vidangeur.

Quand Elijah Pogram (pour qui cet incident n’était qu’un détail journalier) vit Martin repousser l’assiette et s’abstenir de prendre du beurre, il fut enchanté et dit :

« Vraiment, votre haine mortelle à vous autres Anglais pour les institutions de notre pays est quelque chose d’étourdissant.

– Sur ma vie, s’écria Martin à son tour, voilà bien le plus étrange rapprochement qu’on ait jamais fait. Un homme s’érige volontairement en pourceau, et ça devient une institution !…

– Nous n’avons pas le temps d’acquérir des formes, dit Elijah Pogram.

– Acquérir !… s’écria Martin. Mais il n’est pas question de rien acquérir. Il s’agit de ne pas perdre la politesse naturelle même à un sauvage, et cette bonne éducation instinctive qui avertit un homme de ne blesser ni dégoûter personne. Ne pensez-vous pas, par exemple, que l’individu en question ne sait pas parfaitement à quoi s’en tenir, mais qu’il regarde comme chose très-belle et très-indépendante de se montrer une brute dans les petits actes de la vie privée ?

– C’est un compatriote, dit M. Pogram, et naturellement il est vif et sans façon.

– Voyez cependant, M. Pogram, ce qui s’ensuit, continua Martin. La majeure partie de vos concitoyens débutent par négliger obstinément les petites précautions sociales, qui n’ont rien de commun avec l’élégance, la coutume, l’usage, le gouvernement ou la patrie, mais qui sont des actes de politesse générale, de convenance naturelle et humaine. Vous les approuvez en cela, puisque vous trouvez que toutes les critiques qu’on peut faire de leurs infractions à la sociabilité sont une attaque contre un des plus beaux traits de votre caractère national. À force de dédaigner les petites obligations, ils arrivent dans un laps de temps régulier à en mépriser de grandes, et, par exemple, à refuser de payer leurs dettes. J’ignore s’ils le font ou s’ils ne sont pas éloignés de le faire ; mais chacun, s’il veut bien y prendre garde, peut voir aisément que ce résultat se produira un jour par un progrès tout naturel, et que ce sera comme le développement d’un grand arbre qui doit tomber bientôt parce qu’il est pourri à la racine. »

M. Pogram avait l’esprit trop philosophique pour envisager ainsi les choses. Ils remontèrent sur le pont : là, l’homme politique, reprenant son premier poste, se remit à mâcher du tabac jusqu’à ce qu’il tombât dans un état léthargique voisin de l’insensibilité.

Après un pénible voyage de plusieurs jours, ils arrivèrent au même quai où Mark avait failli si bien rester en arrière, le soir de leur départ pour Éden. Le capitaine Kedgick, l’ancien hôte, était sur le rivage, et grande fut sa surprise de voir Martin et Mark Tapley descendre du bateau.

« Comment !… de retour ! s’écria-t-il. Ma parole, vous m’étonnez !…

– Pouvons-nous loger chez vous jusqu’à demain, capitaine ? dit Martin.

– Vous pouvez y rester un an si cela vous plaît, je vous le déclare, répondit froidement Kedgick. Mais notre population ne vous verra point revenir avec satisfaction.

– Pourquoi notre retour lui déplairait-il, capitaine Kedgick ? dit Martin.

– Mes concitoyens pensaient que vous alliez coloniser, répondit Kedgick en secouant la tête : il ont été attrapés, vous ne sauriez le nier.

– Qu’entendez-vous par là ? s’écria Martin.

– Vous n’eussiez pas dû les recevoir en audience, dit le capitaine. Certainement non.

– Mon bon ami, répliqua Martin, est-ce que c’est moi qui ai demandé à les recevoir ? Cela a-t-il dépendu de ma volonté ? N’est-ce pas vous qui m’avez dit qu’ils monteraient de force et que, sans cela, je serais écorché comme un chat sauvage ? ne m’avez-vous pas menacé en leur nom de toute sorte de vengeances si je refusais de les recevoir ?

– Je n’en sais rien, dit le capitaine : mais, quand notre peuple fait jabot, son jabot est empesé fièrement roide, je vous en avertis. »

Là-dessus, il se mit à marcher en arrière à côté de Mark, tandis que Martin et Elijah Pogram se rendaient à l’Hôtel National.

« Nous voilà revenus vivants, comme vous voyez ! dit Mark.

– Ce n’était pas là sur quoi je comptais, dit le capitaine en grommelant. On n’a pas le droit d’être un homme public à moins de répondre aux vœux du public. Notre population d’élite n’eût pas couru à son lever si elle avait su cela. »

Rien ne réussit à ébranler le capitaine, qui persistait à trouver très-mauvais qu’ils ne fussent pas morts tous deux à Éden. Les pensionnaires de l’Hôtel National s’exprimèrent fortement dans le même sens sur ce sujet : mais par bonheur il arriva que le temps leur manqua pour réfléchir sur cette injure ; car on prit immédiatement la résolution de fondre sur l’honorable Elijah Pogram et de lui donner sur-le-champ un lever.

Comme le repas général du soir avait eu lieu dans la maison avant l’arrivée du bateau, Martin, Mark et Pogram prenaient ensemble le thé et les sandwiches à la table publique, quand la députation entra pour annoncer cet hommage. Ladite députation se composait de six gentlemen pensionnaires et d’un jeune garçon qui avait la voix très-perçante.

« Monsieur ! dit l’orateur de la troupe.

– Monsieur Pogram ! » cria le jeune homme à la voix perçante.

L’orateur, ainsi remémoré de la présence du jeune homme à la voix perçante, le présenta.

« Le docteur Ginery Dunkle, monsieur. Un gentleman d’un grand génie poétique. Il n’y a pas longtemps qu’il nous est venu ici, monsieur, et pour nous, monsieur, c’est une acquisition précieuse, je vous l’assure. Oui, monsieur ; M. Jodd, monsieur ; M. Izzard, monsieur ; M. Julius Bib, monsieur.

– Julius Washington Merryweather Bib, dit ce dernier gentleman, comme s’il se parlait à lui-même.

– Je vous demande pardon, monsieur, excusez-moi. M. Julius Washington Merryweather Bib, monsieur ; un gentleman très-estimé, monsieur, dans le commerce des friperies. Le colonel Groper, monsieur. Le professeur Piper, monsieur. Mon nom à moi, monsieur, est Oscar Buffum. »

Chaque individu faisait une glissade, à mesure qu’il était nommé, venait donner de la tête contre l’honorable Elijah Pogram, lui pressait les mains et se retirait en arrière. Les présentations étant achevées, l’orateur reprit :

« Monsieur…

– Monsieur Pogram !… cria le jeune homme à la voix perçante.

– Peut-être, dit l’orateur d’un ton de découragement, peut-être serez-vous assez bon, docteur Ginery Dunkle, pour vous charger vous-même de remplir notre petit office ? »

Comme le jeune homme à la voix perçante ne désirait rien tant, il se porta aussitôt en avant.

« Monsieur Pogram ! monsieur ! Quelques-uns de nos concitoyens, monsieur, ayant appris la nouvelle de votre arrivée à l’Hôtel National, et pénétrés du caractère patriotique de vos services publics, désirent, monsieur, avoir le bonheur de vous contempler, de jouir de votre société, monsieur, et de se délasser avec vous, monsieur, dans ces moments qui…

– Sont… souffla Buffum.

– Qui sont si particulièrement le partage, monsieur, de notre grande et heureuse patrie.

– Écoutez ! cria le colonel Groper, d’une voix retentissante. Très-bien ! Écoutez-le ! Très-bien !

– En conséquence, monsieur, poursuivit le docteur, ils demandent, comme une marque de leur respect, l’honneur de votre présence à un petit lever qui aura lieu dans le salon des dames, à huit heures. »

M. Pogram s’inclina et dit :

« Mes chers compatriotes…

– Bien ! cria le colonel. Écoutez-le ! Très-bien !

M. Pogram adressa un salut particulier au colonel, puis il continua ainsi :

« L’approbation que vous donnez à mes travaux pour la cause commune va droit à mon cœur. En tout temps, en tous lieux, mes amis, dans le salon des dames comme sur le champ de bataille…

– Bien ! très-bien ! Écoutez-le ! écoutez-le ! dit le colonel.

– Le nom de Pogram sera fier de s’unir à vous. Et puisse-t-on, mes amis, écrire sur ma tombe : « Il fut membre du congrès de notre patrie commune, et se montra actif dans l’accomplissement de son mandat. »

Le jeune homme à la voix perçante dit alors :

« Le comité, monsieur, vous attendra à huit heures moins cinq minutes. Je vous salue, monsieur ! »

M. Pogram lui serra les mains, puis serra successivement celles des autres ; et, quand ils revinrent à huit heures moins cinq, ils dirent l’un après l’autre, d’une voix sépulcrale : « Comment vous portez-vous, monsieur ? » et tous serrèrent successivement la main de M. Pogram, comme si dans l’intervalle il se fût écoulé un an d’absence, et qu’ils se rencontrassent par hasard à un enterrement.

Mais M. Pogram avait mis le temps à profit pour rafraîchir sa toilette, et il avait composé sa chevelure et son visage d’après sa statue de Pogram, si bien que chacun n’eut qu’à entr’ouvrir un œil pour s’écrier : « C’est lui ! le voilà tel qu’au jour où il prononça le Défi ! » Les membres du comité s’étaient également parés ; et, lorsqu’ils entrèrent en corps dans le salon des dames, un grand nombre de dames et de gentlemen qui attendaient battirent des mains en criant : « Pogram ! Pogram ! » et quelques-uns montèrent sur des chaises pour le voir.

Le héros de cette ovation populaire souriait et parcourait la salle du regard tandis que le comité la traversait ; en même temps il faisait observer au jeune homme à la voix glapissante qu’il connaissait bien déjà la beauté des femmes de leur commune patrie, mais que jamais il ne l’avait vue briller d’un tel éclat ni d’une telle perfection. Ce que le jeune homme glapissant transcrivit dans le journal du lendemain, à la grande surprise d’Elijah Pogram.

« Nous vous prierons, monsieur, s’il vous plaît, dit Buffum, posant les mains sur M. Pogram comme s’il lui prenait mesure pour un habit, de vouloir bien vous asseoir contre la muraille, à droite, dans le coin le plus reculé, afin que nos concitoyens aient plus de place. Nous serions fort heureux si vous pouviez vous adosser contre la patère du rideau, monsieur, en tenant votre jambe gauche parfaitement immobile derrière le poêle. »

M. Pogram fit ce qu’on lui demandait, et se serra dans un si petit coin que la statue de Pogram ne l’y eût pas reconnu.

Alors commencèrent les plaisirs de la soirée. Des gentlemen présentèrent des dames, puis ils se présentèrent eux-mêmes, puis ils se présentèrent les uns les autres ; ils demandaient à Elijah Pogram ce qu’il pensait de telle ou telle question politique, puis ils le regardaient et se regardaient de l’air le plus ennuyé du monde. Les dames montées sur les chaises contemplaient Elijah Pogram à travers leurs lorgnons et disaient à haute voix : « Je voudrais bien qu’il parlât. Pourquoi ne parle-t-il pas ? Oh ! priez-le donc de parler ! » Et Elijah Pogram partageait ses regards entre les dames et le reste de l’assistance, prononçant des opinions parlementaires, à mesure qu’on lui en demandait. Mais le principal objet du meeting semblait être de ne laisser, à aucun prix, Elijah Pogram s’échapper de son coin : tant ils l’y tenaient serré et surveillé de près.

Dans le cours de la soirée, il se fit un grand mouvement à la porte : c’était le signe d’arrivée d’une personne notable. Immédiatement après, on vit un vieux gentleman très-exalté se ruer sur la foule et se frayer un chemin vers l’honorable Elijah Pogram. Martin, qui avait trouvé un petit poste d’observation dans un coin éloigné où il se tenait avec Mark près de lui (car maintenant il ne l’oubliait plus aussi souvent qu’autrefois, bien qu’il lui arrivât de l’oublier parfois encore), Martin, disons-nous, crut reconnaître ce gentleman ; mais il ne lui resta plus de doute quand celui-ci cria de sa voix la plus forte avec les yeux hors de la tête :

« Monsieur, mistress Hominy !

– Que le ciel la bénisse, Mark ! La voilà de retour ici.

– Oui, monsieur, la voici, répondit M. Tapley. Pogram la connaît. Un caractère public ! Toujours elle tient l’œil fixé sur sa patrie, monsieur ! Si le mari de cette dame partage ma manière de voir, ça doit faire un gentleman bien jovial. »

Un passage fut ouvert ; et mistress Hominy, avec sa démarche fièrement aristocratique, son mouchoir de poche, ses mains jointes et son chapeau classique, s’avança seule à pas lents. À sa vue, M. Pogram manifesta une impression de plaisir, et un chut ! général se fit entendre. Car c’était chose notoire que, lorsqu’une femme telle que mistress Hominy rencontrait un homme tel que Pogram, la scène devait être intéressante.

Leurs premiers compliments furent échangés sur un ton de voix trop bas pour arriver aux oreilles impatientes de la foule : mais bientôt on put les entendre mieux, car mistress Hominy comprit sa position et reconnut ce qu’on attendait d’elle.

Mistress Hominy interpella d’abord assez vivement M. Pogram et lui fit subir un rigide interrogatoire, à propos de certain vote qu’il avait émis et que, en sa qualité de mère des Gracques modernes, elle avait jugé nécessaire de stigmatiser dans un factum spécial écrit pour les besoins de la cause en caractères gothiques. Mais M. Pogram put échapper à cette mercuriale en faisant, d’une manière très-opportune, allusion à la bannière étoilée qui, à ce qu’il paraît, a la propriété remarquable d’éteindre les bourrasques quand on la hisse du côté où souffle le vent. Mistress Hominy lui fit donc grâce sur ce point. Tous deux alors s’étendirent sur certaines questions de tarifs, de traités de commerce, de limites territoriales, d’importation et d’exportation, et produisirent un puissant effet sur leurs auditeurs. Et mistress Hominy parla, non-seulement selon l’expression reçue, « comme un livre, » mais encore comme ses propres livres, qu’elle citait mot pour mot.

« Mon Dieu ! qu’est-ce que c’est que cela ? s’écria mistress Hominy, ouvrant un petit billet remis entre ses mains par le gentleman fougueux qui lui avait servi d’introducteur. Dites-moi donc… Oh ! très-bien maintenant ! N’est-ce pas bien singulier ? »

Et elle lut à haute voix ce qui suit :

« Deux dames de lettres présentent leurs compliments à la mère des Gracques modernes, et la prient d’être assez bonne, en sa qualité de compatriote illustre, pour les mettre en présence de l’honorable (et distingué) Elijah Pogram, que ces deux dames ont souvent contemplé sur le marbre palpitant de Chiggle, ce grand sculpteur qui saisit les âmes. Si la mère des Gracques modernes répond verbalement qu’elle accède à la demande des deux dames, celles-ci auront immédiatement le plaisir de se joindre à l’éclatante assemblée pour rendre hommage à la conduite patriotique d’un Pogram. Comme un gage d’union de plus entre les deux dames et la mère des Gracques modernes, il est utile de faire observer que ces deux dames sont transcendantales. »

Mistress Hominy s’empressa de se lever pour aller à la porte, d’où elle revint, au bout d’une minute, avec les deux dames, qu’elle conduisit, à travers le couloir pratiqué dans la foule, avec cette majesté de démarche qui lui était si particulière, jusqu’au grand Elijah Pogram. C’était tout à fait la dernière scène de Coriolan, comme le cria dans son enthousiasme le jeune homme.

L’une des deux dames de lettres portait une perruque brune, d’une largeur extraordinaire ; sur le front de l’autre était attaché par des liens invisibles un camée massif qui, pour la taille et la forme, ressemblait à ces tartes aux framboises qu’on achète vulgairement moyennant un penny. Ce camée représentait la façade du Capitole de Washington.

« Miss Toppit et miss Codger ! dit mistress Hominy.

– Codger…, murmura Mark, n’est-ce pas, monsieur, la dame dont il est si souvent question dans les journaux anglais ; la plus vieille citoyenne de ce pays ; une femme qui ne se rappelle jamais rien ?

– Être présentée à un Pogram par une Hominy, dit miss Codger, c’est une circonstance pour faire vibrer ce que nous appelons nos sentiments. Mais pourquoi les appelons-nous ainsi, ou comment sont-ils émus, ou même sont-ils vraiment émus, ou s’ils le sont, le sommes-nous, ou bien y a-t-il réellement, chose miraculeuse ! un Pogram ou une Hominy, ou un principe actif auquel on puisse conférer ces noms ? autant de questions où l’esprit s’égare, faute de lumières ; autant de questions trop vastes pour qu’on puisse les pénétrer dans un moment de surprise comme celui-ci.

– L’âme et la matière, dit la dame à la perruque, glissent rapidement dans le tourbillon de l’immensité. Le Sublime rugit, et le calme Idéal dort paisiblement dans les salles murmurantes de l’Imagination. Qu’il est doux de les entendre ! Mais alors le sombre philosophe éclate de rire et dit au Grotesque : « Holà ! arrête-moi cette mascarade, et qu’on m’amène tout cela ici ! » Et la vision s’évanouit. »

Après ces belles paroles, les deux dames prirent la main de Pogram et la pressèrent contre leurs lèvres, comme une palme patriotique. Cet hommage étant rendu, la mère des Gracques modernes demanda des chaises, et les trois femmes de lettres se mirent ardemment à l’œuvre pour montrer le pauvre Pogram sous toutes ses faces et faire ressortir ses plus brillantes couleurs.

Comment Pogram perdit pied, et comment les trois dames n’eurent jamais pied, c’est là un fait historique qu’il est inutile de raconter. Il suffira de dire que tous quatre n’ayant plus pied et étant également incapables de nager, ils éclaboussèrent les paroles dans toutes les directions et barbotèrent d’une fameuse manière. En résumé, ceci fut considéré comme le plus brillant exercice intellectuel qui jamais eût lieu à l’Hôtel National. Plusieurs fois les larmes en vinrent aux yeux du jeune homme à la voix glapissante ; et toute la compagnie se sentit prise de maux de tête, ce qui se conçoit, vu les efforts qu’elle avait faits pour comprendre.

Lorsque enfin il devint nécessaire de délivrer Elijah Pogram de l’angle où il était reclus, le comité, en le voyant se retirer dans la chambre voisine, ne put plus résister à l’enthousiasme de son admiration.

« Cette admiration, dit M. Buffum, il fallait qu’elle se fît jour par la parole ; sinon, elle allait faire explosion. Je vous suis reconnaissant, monsieur Pogram. Vous m’inspirez, monsieur, une haute vénération et une émotion profonde. Le sentiment que je voudrais proposer d’exprimer, c’est celui-ci : « Puissiez-vous, monsieur, être toujours aussi ferme que votre statue de marbre ! Puisse cette image être toujours pour ses ennemis une aussi grande cause de terreur que vous-même ! »

Il y a lieu de supposer que la statue était encore plus terrible pour ses amis ; car ladite statue était une œuvre de l’école sublime ou fantastique. Elle représentait l’honorable Elijah Pogram saisi par un coup de vent, avec les cheveux complètement hérissés et les narines démesurément dilatées. Toutefois M. Pogram remercia son ami et compatriote de la proposition qu’il avait émise ; et le comité, après un nouvel et solennel échange de poignées de mains, alla se coucher, à l’exception du docteur. Celui-ci se rendit sans perdre une minute au bureau de rédaction du journal ; là, il écrivit un petit poëme sur les événements de la soirée, portant en tête : Fragment inspiré par la vue de l’honorable Elijah Pogram engagé dans une discussion philosophique avec trois des plus belles filles de la Colombie ; par le docteur GINERY DUNKLE, de Troy.

Si Pogram trouvait à aller se coucher autant de bonheur que Martin, il était bien récompensé de ses fatigues.

Le lendemain, les voyageurs se remirent en route. Martin et Mark avaient eu soin d’abord de revendre à tout prix leurs outils aux marchands mêmes de qui ils les avaient achetés. Bientôt on arriva à une courte distance de New-York. Quand Pogram fut au moment de se séparer de ses compagnons de voyage, il devint soucieux et, après quelques instants de réflexion, il prit Martin à part.

« Nous allons nous quitter, monsieur, dit-il.

– Je vous en prie, dit Martin, ne vous en affligez pas ; c’est un malheur dont il faut nous consoler.

– Ce n’est pas cela, monsieur, répliqua Pogram ; ce n’est pas du tout cela. Mais je désire que vous acceptiez un exemplaire de mon discours.

– Je vous remercie, dit Martin ; vous êtes trop bon. J’en suis très-flatté.

– Ce n’est pas cela encore, reprit Pogram : auriez-vous le courage d’en introduire un exemplaire dans votre pays ?

– Certainement, dit Martin ; pourquoi pas ?

– Les sentiments en sont énergiques, monsieur, dit Pogram, d’une voix sourde et avec hésitation.

– Cela n’y fait rien, dit Martin ; j’en emporterai une douzaine d’exemplaires si vous le désirez.

– Non, monsieur, répliqua Pogram ; non pas une douzaine. C’est plus que je ne veux. Si vous n’êtes pas fâché d’en courir le risque, monsieur, voici un exemplaire pour votre lord chancelier (il l’exhiba) et un autre pour votre principal secrétaire d’État. Je serais satisfait, monsieur, s’ils jetaient les yeux sur ce discours, qui leur donnera une idée exacte de mes opinions, afin que dans l’avenir ils ne viennent pas plaider l’ignorance. Pourtant n’allez pas vous compromettre pour moi, monsieur !

– Il n’y a pas le moindre danger, je vous assure, » dit Martin.

En parlant ainsi, il mit les pamphlets dans sa poche, et M. Pogram s’éclipsa.

M. Bevan, en répondant à Martin, l’avait averti qu’à une certaine époque (qui heureusement se trouvait être d’accord avec le retour des colons) il se trouverait en ville à un hôtel qu’il désignait, et qu’il les y attendrait avec impatience. Ils s’y rendirent sans perdre une minute et eurent la satisfaction non-seulement de l’y rencontrer, mais encore d’être accueillis par cet excellent ami avec la chaleur d’âme et la cordialité qui lui étaient particulières.

« Je suis vraiment fâché et honteux de vous avoir demandé assistance, dit Martin. Mais veuillez nous regarder. Voyez en quel état nous sommes, et jugez à quelles extrémités nous sommes réduits !

– Loin de me plaindre que vous m’ayez mis à même de vous rendre service, répliqua M. Bevan, je me reproche d’avoir été involontairement la cause première de vos malheurs. Après tout ce qu’on vous avait dit pour vous dissuader d’aller à Éden, je vous croyais guéri de l’idée que la fortune y fût si facile à faire, et je n’aurais pas cru que vous fussiez plus tenté que moi de faire ce voyage.

– Le fait est, dit Martin, que je me suis jeté dans cette affaire en véritable étourdi, et moins on en dira à ce sujet, mieux cela vaudra. Mark que voici n’avait pas voix au chapitre.

– Fort bien. Mais n’a-t-il pas eu voix après à quelque autre chapitre ? répliqua M. Bevan, riant de façon à faire comprendre qu’il connaissait bien Mark, et Martin aussi.

– Pas une voix très-influente, malheureusement, dit Martin en rougissant. Mais si l’on dit qu’il faut vivre pour apprendre, monsieur Bevan, il est bien plus juste de dire encore qu’il faut manquer de mourir pour apprendre, et ça n’est pas long.

– Maintenant, dit M. Bevan, voyons vos plans. Vous projetez de retourner tout de suite dans votre pays ?

– Oh ! oui, répondit vivement Martin, qui devint tout pâle à l’idée que son désir pourrait rencontrer une objection. C’est aussi votre opinion, j’espère ?

– Sans nul doute. Car je ne sais pas en vérité pourquoi vous êtes venus ici ; quoiqu’il ne soit pas extraordinaire, j’ai regret de le dire, qu’on éprouve le besoin d’aller encore au delà. Vous ignorez probablement que le vaisseau qui vous amena avec notre ami le général Fladdock est dans le port ?

– Vraiment ! s’écria Martin.

– Oui, et son départ est annoncé pour demain. »

La nouvelle avait de quoi séduire, mais à la manière de Tantale : en effet, Martin savait bien que ce serait en vain qu’il chercherait de l’emploi sur un navire de cette classe. L’argent qu’il possédait en poche n’était pas le quart de la somme qu’il avait empruntée déjà ; et, quand cet argent eût suffi pour payer le double prix du passage, c’est à peine si Martin eût osé l’y dépenser. Il soumit sa position à M. Bevan et lui confia leurs projets.

« Tout cela, dit son ami, n’est pas plus gai qu’Éden. Il faut que vous preniez à bord votre place comme un chrétien ; du moins autant qu’un voyageur de la chambre d’avant peut être logé en chrétien, et que vous me permettiez d’ajouter à votre dette envers moi quelques dollars de plus que vous ne le désiriez. Si Mark veut bien se rendre au vaisseau et voir combien il y a de places retenues, et s’il trouve que vous pourrez y être admis sans courir le risque d’être suffoqués, mon avis est que vous partiez. Jusque-là nous nous tiendrons mutuellement compagnie, vous et moi ; nous n’irons point chez les Norris, à moins que vous ne le désiriez, et nous dînerons tous trois ensemble ce soir. »

Martin ne put qu’exprimer sa reconnaissance et accepter un plan si bien conçu. Cependant il sortit de la chambre après Mark et avisa avec lui à prendre passage sur le Screw, dussent-ils coucher sur le plancher nu du pont : pas n’était besoin de presser beaucoup M. Tapley à cet égard ; il promit avec chaleur d’agir dans ce sens.

Lorsqu’il retrouva Martin, tous deux étant seuls, Mark laissa paraître une vive exaltation : évidemment il avait à faire une communication dont il s’attendait à tirer beaucoup d’honneur.

« J’ai refait M. Bevan, dit Mark.

– Refait M. Bevan !… répéta Martin.

– Le cuisinier du Screw est parti pour se marier hier, monsieur, » dit M. Tapley.

Le regard de Martin appela une plus ample explication.

« Et quand je me suis rendu à bord, et que le bruit s’y est répandu que c’était moi, le second est venu me demander si je ne voudrais pas prendre la place dudit cuisinier, dans le passage jusqu’en Angleterre. « Car vous en avez l’habitude, m’a-t-il dit ; pendant votre voyage, vous étiez toujours à cuisiner pour tout le monde. » C’est vrai tout de même, ajouta Mark, quoique je ne me fusse jamais occupé de cuisine auparavant, je vous le jure.

– Et qu’avez-vous dit ? demanda Martin.

– Ce que j’ai dit ! s’écria Mark. Que je prendrais tout ce que je pourrais attraper. « S’il en est ainsi, dit le second, eh bien ! qu’on apporte un verre de rhum. » Ce qu’on fit aussitôt. Et mes gages, monsieur, ajouta Mark avec une joie enthousiaste, payeront votre passage ; et j’ai mis le rouleau35 dans votre case pour en prendre possession (c’est la meilleure qu’il y ait dans le coin), et en avant Rule Britannia ! les Bretons salueront la patrie !

– Jamais il n’exista un aussi brave garçon que vous ! s’écria Martin, lui prenant la main. Mais qu’entendez-vous par ces mots : « Nous avons refait M. Bevan ? »

– Comment ! ne voyez-vous pas !… dit Mark. Nous ne l’avertirons pas, vous concevez. Nous prendrons son argent, mais nous ne le dépenserons pas, et nous ne le garderons pas non plus. Voici ce que nous ferons : nous lui écrirons un petit billet pour lui expliquer cet arrangement ; nous mettrons l’argent sous même enveloppe, et laisserons le tout au comptoir, pour qu’on le lui remette quand nous serons partis. Voyez-vous la chose ? »

Le plaisir que cette idée causa à Martin ne fut pas inférieur à celui qu’en éprouvait Mark. Tout fut exécuté à merveille. Ils passèrent une joyeuse soirée, couchèrent à l’hôtel, laissèrent la lettre disposée comme il avait été convenu, et montèrent sur le vaisseau le lendemain matin de bonne heure, avec le cœur d’autant plus léger qu’ils étaient délivrés du poids de leur misère passée.

« Adieu ! cent mille fois adieu ! dit Martin à leur ami. Comment pourrai-je me rappeler toutes vos bontés ? Comment pourrai-je vous remercier assez ?

– Si jamais, répondit son ami, vous devenez un homme riche ou puissant, vous ferez tous vos efforts pour décider votre gouvernement à se montrer plus soigneux des intérêts de ceux de ses sujets qui cherchent au-dehors des moyens d’existence. Apprenez-lui ce que vous savez de l’émigration pour votre propre compte, et montrez-lui tout le mal qu’il pourrait prévenir à peu de frais. »

En avant, enfants, en avant ! L’ancre est levée. Le vaisseau nage à pleines voiles : son beaupré hardi est tourné vers l’Angleterre. L’Amérique n’apparaît plus au loin par derrière que comme un nuage !

« Eh bien, cuisinier, à quoi pensez-vous donc qui vous absorbe tellement ? dit Martin.

– Je me demandais ce que je ferais, monsieur, répondit Mark, si j’étais peintre et si l’on me chargeait de représenter l’aigle américain.

– Vous le peindriez sous la forme d’un aigle, je suppose.

– Non, dit Mark. Je n’en ferais rien. Je le représenterais comme une chauve-souris, à cause de sa vue basse ; comme une poule pattue, à cause de sa forfanterie ; comme une pie, image de sa probité ; comme un paon, à cause de sa vanité ; comme une autruche, parce qu’il se cache la tête dans la boue pensant ainsi n’être pas aperçue…

– Et comme un phénix, à cause du pouvoir qu’il a de renaître des cendres de ses défauts et de ses vices pour prendre un nouvel essor dans l’azur du ciel. Allons, Mark ; espérons qu’il renaîtra comme le phénix ! »

Chapitre X. Arrivée en Angleterre. – Martin assiste à une cérémonie d’où il tire la preuve consolante qu’il n’a pas été oublié en son absence. §

Midi sonnait. L’eau montait dans le port anglais où le Screw devait aborder, quand, poussé galamment par la force de la marée haute, ce bâtiment jeta l’ancre dans le fleuve.

Toute brillante qu’était cette scène, toute fraîche et pleine de mouvement, de souffle, de liberté et d’éclat qu’elle pouvait être, ce n’était rien en comparaison de la vie et de l’exaltation qui remplissaient le cœur des deux compagnons de voyage, à la vue des vieilles églises, des toits et des noires cheminées du pays. Le bruissement éloigné qui s’élevait en sons rauques des rues populeuses était pour leurs oreilles une musique suave ; les rangées de curieux qui les observaient du haut des parapets étaient pour eux autant d’amis tendrement aimés ; le dôme de fumée qui surplombait la ville était plus radieux et plus beau à leurs yeux que ne l’eussent été les plus riches soieries de Perse flottant dans les airs. Et quoique l’eau courant sur son sillage lumineux tournât sans s’arrêter jamais pour bondir avec des jets rayonnants autour des grands navires qu’elle soulevait ; quoiqu’elle tombât du tranchant des rames comme une pluie jaillissante de diamants ; quoiqu’elle se jouât avec les lourds bateaux et passât rapide, avec mille élans folâtres, à travers les vieux anneaux de fer tout rouillés et rivés fortement dans la muraille des quais ; cependant l’eau elle-même n’était pas à moitié aussi agitée, aussi mouvante que les deux cœurs de Martin et de Mark, au moment où cet immense bonheur leur était accordé de reprendre possession du sol natal.

Un an s’était écoulé depuis que ces flèches et ces toits avaient disparu à leurs yeux. Ces douze mois leur avaient semblé douze ans. Ils se signalaient çà et là l’un à l’autre quelques changements sans importance, et s’étonnaient qu’il y en eût si peu et de si légers. Sous le rapport de la santé, de la fortune, des perspectives d’avenir et des ressources, ils revenaient plus pauvres qu’ils n’étaient partis. Mais c’était la patrie ! Et, bien que la patrie ne soit qu’un nom, un mot, ce mot-là a tant d’éloquence ! Il a plus de force en vérité que n’en eût jamais la parole d’un magicien ou la réponse de l’esprit évoqué par ses conjurations.

Comme ils étaient débarqués avec très-peu d’argent dans leur poche et sans avoir en tête un plan d’opérations bien défini, ils se mirent à la recherche d’une taverne à bon marché, où ils se régalèrent de biftecks fumeux et de pots de bière mousseuse, comme peuvent se régaler des hommes qui viennent d’échapper à la mer et qui apprécient les généreuses friandises de la cuisine de terre. Lorsqu’ils eurent bien festoyé, comme eussent pu le faire deux gargantuas, ils ranimèrent le feu, relevèrent les rideaux rouges qui couvraient la fenêtre, et s’étant constitué chacun un sofa avec deux grands et lourds fauteuils réunis, ils se mirent à regarder avec délices le tableau de la rue.

Cette rue elle-même était enchantée, cachée à demi comme elle l’était sous une atmosphère de biftecks et de bière forte, écumante, de la bière anglaise pour tout dire. Sur les vitres de la croisée pesait un tel brouillard, que M. Tapley fut obligé de se lever et d’essuyer l’humide voile avec son mouchoir, pour bien s’assurer que les passants étaient des mortels ordinaires. Et même alors un petit nuage tournant en spirale monta au-dessus des deux verres de grog bouillant et déroba presque l’un à l’autre les deux amis.

Cette chambre était un des ces réduits inimaginables qu’on ne saurait rencontrer ailleurs que dans une taverne, et qu’on ne s’explique de trouver là qu’en raison de la faculté que l’architecte a dû avoir de se griser tout son soûl en bâtissant une taverne. Elle recélait plus d’angles qu’il n’y en a dans le cerveau d’un homme entêté ; elle était pleine d’un tas de petites cellules insensées dans lesquelles on n’eût pu faire entrer aucun objet qui ne fût inventé et fabriqué tout exprès ; elle avait de mystérieuses soupentes avec des encoignures et des traces d’escalier dans le plafond ; on avait eu soin de la munir d’une sonnette qui vibrait dans la chambre même, à deux pieds environ de la poignée de son cordon, et qui ne communiquait avec aucune autre partie de la maison. La chambre était au-dessous du niveau de la rue et avançait sur l’alignement, de sorte qu’il arrivait sans cesse aux passants de frotter les panneaux de la fenêtre avec leurs boutons ou de les racler avec leurs paniers, et souvent aussi à des enfants terribles de venir soudain se poser entre le jour et le consommateur sérieux pour se moquer de lui ou lui tirer la langue, comme ils eussent fait à un médecin ; ou bien encore ils s’amusaient, les gamins, à se faire des plaques blanches au bout du nez en l’aplatissant contre les carreaux, puis ils disparaissaient majestueusement comme des spectres.

Martin et Mark étaient donc assis et occupés à regarder passer la foule, tout en discutant entre eux sur la première démarche qu’ils auraient à faire.

« Naturellement il nous faut voir miss Mary, dit Mark.

– Naturellement, répéta Martin. Mais j’ignore où elle peut être. N’ayant pas eu le courage de lui écrire dans notre malheur (vous-même d’ailleurs vous jugiez le silence préférable), par conséquent n’ayant plus entendu parler d’elle depuis que nous quittâmes New-York pour la première fois, je ne sais où elle est, mon cher.

– Mon avis est, monsieur, répondit Mark, que ce que nous avons de mieux à faire est de nous rendre tout droit au Dragon. Il n’y a pas nécessité pour vous, à moins que vous ne le préfériez, de vous montrer en cet endroit où vous êtes connu. Vous pourrez vous arrêter à dix mille de là. Moi je ferai la route entière. Mme Lupin me contera toutes les nouvelles, M. Pinch me fournira tous les renseignements dont nous avons besoin, et il sera fièrement content, M. Pinch, de nous rendre ce service. Je propose donc ceci : partir dès cette après-midi ; nous arrêter quand nous serons fatigués ; monter dans quelque charrette en route quand nous le pourrons ; quand nous ne le pourrons pas, nous servir de nos jambes ; faire cela tout de suite et à bon marché.

– À moins que ce ne soit à bon marché, nous aurions quelque peine à le faire, dit Martin en tirant la bourse et l’étalant dans le creux de sa main.

– Raison de plus pour ne pas perdre de temps, monsieur, répliqua Mark ; attendu que, quand vous aurez vu la jeune dame et appris dans quelles dispositions d’esprit se trouve le vieux gentleman, etc., etc., alors vous saurez ce que vous aurez à faire ensuite.

– Sans doute, dit Martin. Vous avez parfaitement raison. »

Ils portaient l’un et l’autre leur verre à leurs lèvres quand leur main s’arrêta à mi-route : leur regard venait d’être frappé par une figure qui lentement, très-lentement et d’un air très-réfléchi, passait en ce moment sous la fenêtre.

C’était M. Pecksniff. Il était paisible, calme, mais fier, d’une fierté honnête ; vêtu avec un soin particulier, souriant avec plus de douceur encore que d’habitude, réfléchissant aux beautés de son art, abstraction faite de toute sordide pensée de gain, et glissant paisiblement le long du disque lumineux de la croisée, comme Rotomago dans la lanterne magique.

À l’instant où M. Pecksniff allait s’éloigner, une personne venant dans le sens opposé s’arrêta pour le suivre de l’œil avec un profond intérêt et un respect marqué, presque avec vénération ; et l’aubergiste, s’élançant de sa maison comme s’il eût aperçu également le vertueux architecte, rejoignit la personne qui s’était arrêtée, lui parla, secoua aussi la tête avec gravité et contempla également M. Pecksniff.

Martin et Mark restèrent à s’entre-regarder, comme s’ils n’en pouvaient croire leurs yeux : et cependant l’aubergiste était toujours là, et l’autre individu y était de même. En dépit de l’indignation qu’il avait ressentie rien qu’en entrevoyant M. Pecksniff, Martin ne put s’empêcher de rire de bon cœur : Mark ne résista point à semblable envie.

« Il faut approfondir la chose ! dit Martin. Appelez le maître de la taverne, Mark. »

M. Tapley sortit pour exécuter ces instructions, et il revint aussitôt, ramenant leur hôte à face bouffie.

« Dites-moi, je vous prie, monsieur l’hôte, demanda Martin, quel est ce gentleman qui vient de passer par ici et que vous suiviez de l’œil ? »

L’aubergiste ranima le feu, comme si, dans son désir de produire le plus d’effet possible par sa réponse, il était devenu indifférent au prix du charbon ; puis enfonçant ses mains dans ses poches, il répondit après s’être gonflé, afin de donner à sa réplique le plus d’ampleur possible :

« Ceci, messieurs, c’est le grand M. Pecksniff ! le célèbre architecte, messieurs ! »

En disant cela, il promena son regard de l’un à l’autre, comme pour s’apprêter à secourir le premier des deux qui serait foudroyé par cette nouvelle.

« Le grand M. Pecksniff, le célèbre architecte, messieurs, est venu ici pour assister à la pose de la première pierre d’un nouveau et splendide monument public.

– Est-ce d’après ses dessins qu’on doit construire ce monument ? demanda Martin.

– Le grand M. Pecksniff, le célèbre architecte, messieurs, répondit l’aubergiste qui semblait éprouver un plaisir indicible à répéter ces pompeuses épithètes, a remporté le premier prix, et c’est lui qui élèvera le monument.

– Qui est-ce qui pose la pierre ? demanda Martin.

– Notre membre des Communes est venu tout exprès. En semblable occasion, l’on n’irait pas prendre des gens de rien. Pour contenter nos directeurs, il ne fallait pas moins qu’un membre de la chambre des Communes, qui y a été renvoyé dans l’intérêt des gentlemen.

– Quel est cet intérêt ? demanda Martin.

– Comment ! ne le savez-vous pas ? » répliqua l’aubergiste.

Il était clair que l’aubergiste n’en savait rien. À l’époque des élections, on lui avait toujours dit que c’était le côté des gentlemen ; aussitôt il avait mis ses bottes à revers et il avait voté pour les gentlemen.

« Quand la cérémonie aura-t-elle lieu ? demanda Martin.

– Aujourd’hui, » répondit l’aubergiste. Et tirant sa montre, il ajouta d’un ton expressif : « Dans la minute. »

Martin se hâta de lui demander s’il n’y aurait pas moyen d’y assister ; et apprenant qu’on ne ferait aucune difficulté pour recevoir une personne convenable, à moins qu’il n’y eût pas la moindre place, il partit aussitôt avec Mark, et ils ne furent pas longs à faire la course.

Ils eurent la chance de pouvoir se faufiler dans un bon coin de l’enceinte, où ils pouvaient voir tout ce qui se passerait, sans trop de crainte d’être aperçus par M. Pecksniff. Ils n’étaient certes pas arrivés une minute trop tôt : car, tandis qu’ils étaient en train de se féliciter de la place qu’ils avaient pu trouver, on entendit à peu de distance un grand tapage, et aussitôt chacun tourna son regard vers la porte. Plusieurs dames se préparèrent à agiter leurs mouchoirs ; et il arriva qu’un instituteur appartenant à l’école de Charité, s’étant fourvoyé par là et ayant été très-applaudi par méprise, fut hué par contre-coup lorsqu’on reconnut l’erreur.

« Peut-être aura-t-il amené Tom Pinch avec lui, dit Martin à l’oreille de M. Tapley.

– Oh ! non, monsieur ; ne croirait-il pas lui faire trop d’honneur ? » dit également tout bas M. Tapley.

Le temps leur manqua pour discuter le plus ou moins de probabilité de la question : car les enfants de l’école de Charité, en linge bien blanc, arrivèrent, défilant deux par deux, et leur vue causa une si profonde émotion à tous les spectateurs que plusieurs d’entre eux ne purent retenir leurs larmes. Suivait une troupe de musiciens, conduite par un tambour consciencieux qui ne cessait de battre sa caisse. Parurent ensuite un grand nombre de gentlemen tenant des baguettes et portant sur la poitrine des nœuds de rubans : leur présence dans la cérémonie ne se définissait pas clairement ; ils marchaient à la queue leu leu, et obstruèrent l’entrée pendant un très-long temps. Ils étaient suivis du maire et de la corporation, qui entouraient le membre des Communes représentant les intérêts des gentlemen : ce dernier avait à sa droite le grand M. Pecksniff, le célèbre architecte, et chemin faisant il causait familièrement avec lui. Alors les dames agitèrent leurs mouchoirs, les gentlemen leurs chapeaux, les enfants de l’école de la Charité poussèrent des cris aigus, et le membre de la chambre des Communes représentant les intérêts des gentlemen se mit à saluer.

Quand le silence se fut rétabli, le membre des Communes se frotta les mains, remua la tête et jeta autour de lui des regards bienveillants : ce membre ne pouvait rien faire sans qu’une dame quelconque agitât son mouchoir avec une ardeur frénétique. S’il posait sa main sur l’épaule du maçon pour donner à cet homme quelques instructions, comme on trouvait ses manières bienveillantes vis-à-vis des classes ouvrières ! C’est ainsi qu’il savait transformer pour ces pauvres chères âmes le travail en plaisir !

On apporta une truelle d’argent ; et quand le membre des Communes, ayant relevé le bout de sa manche, opéra avec un peu de mortier un petit tour d’escamotage, l’air fut déchiré, tant les applaudissements retentirent avec violence. La façon dégagée dont il pratiqua cette œuvre d’artisan était quelque chose de prodigieux. Personne ne pouvait concevoir où ce représentant des intérêts des gentlemen avait pris un tel talent.

Lorsqu’il eut façonné une sorte de petit gâchis sous la direction du maçon, on apporta un petit vase contenant des médailles avec lesquelles le membre des Communes jongla comme pour faire une conjuration magique. Sur quoi l’on s’écria : « Que c’est drôle ! que c’est joli ! Quelle verve spirituelle ! » Les médailles étant mises en leur lieu et place, un vieux savant lut l’inscription, composée en latin, et non en anglais, ce qu’on n’aurait jamais l’idée de faire. Cette inscription causa un vif plaisir à l’assemblée, surtout quand il se trouvait un bon substantif très-long, appartenant à la troisième déclinaison et marié à l’ablatif avec un adjectif ; alors les auditeurs étaient émus et charmés au plus haut degré.

Maintenant c’était le tour de la pierre, qu’on posa au bruit des acclamations de la foule. Quand elle fut solidement fixée, le membre des Communes frappa dessus par trois fois avec le manche de la truelle, comme pour demander, avec une nuance de gaieté fine, s’il y avait quelqu’un à la maison. M. Pecksniff déroula alors son plan (un plan prodigieux), et les spectateurs s’approchèrent avec empressement pour le voir et l’admirer.

Martin, qui s’était démené durant tout le cours de la cérémonie (bien inutilement, selon Mark), ne put contenir davantage son impatience : s’avançant parmi d’autres curieux, il regarda de très-près par-dessus l’épaule de M. Pecksniff, qui ne se doutait guère du voisinage, lorsque les dessins et plans eurent été déroulés. Il revint vers Mark en écumant de rage.

« Eh bien ! qu’y a-t-il donc, monsieur ? s’écria Mark.

– Ce qu’il y a ?… C’est mon projet de bâtiment.

– Votre projet, monsieur ? dit Mark.

– Mon collège. C’est moi qui l’ai composé ; c’est moi qui ai tout fait. Il s’est borné à y ajouter quatre fenêtres, le misérable ! et il l’a gâté ! »

Mark pouvait à peine d’abord ajouter foi à cette nouvelle ; mais s’étant convaincu ensuite qu’elle n’avait rien que de réel, il engagea Martin à ne point faire un éclat insensé, jusqu’à ce que son accès de colère fût passé.

Pendant ce temps, le membre des Communes adressait un speech à l’assemblée sur la tâche agréable qu’il venait de remplir.

Il dit que, depuis le jour où il avait pris place au parlement pour y représenter les intérêts des gentlemen de cette ville, et il pouvait ajouter, il l’espérait du moins, les intérêts des dames aussi (mouchoirs), ç’avait été pour lui un devoir charmant de venir souvent parmi ses commettants comme d’élever la voix pour eux dans un autre endroit (mouchoirs et applaudissements). Mais il n’était jamais venu parmi eux et jamais il n’avait élevé sa voix avec un plaisir aussi doux de moitié, aussi profond, aussi pur de tout mélange. « Cette journée, ajouta-t-il, sera éternellement mémorable pour moi, non-seulement à cause des motifs que j’ai indiqués, mais encore parce qu’elle m’a fourni l’occasion de faire personnellement connaissance avec un gentleman… »

Ici, il montra M. Pecksniff, qui fut couvert des plus bruyantes acclamations, et il posa sa main sur son cœur.

« Un gentleman qui, je suis heureux de le penser, remportera d’ici à la fois honneur et profit ; un gentleman dont la réputation était parvenue déjà jusqu’à moi (et à l’oreille de qui n’était-elle pas arrivée !), mais dont jusqu’à présent je n’avais pas eu l’insigne honneur de contempler les traits intelligents, et dont jamais non plus je n’avais eu le vif plaisir de goûter sa conversation intéressante. »

Chacun des assistants paraissait enchanté de cette communication, et les applaudissements redoublèrent.

« Mais j’espère, dit le membre des Communes, que mon honorable ami (naturellement il ajouta : « S’il veut bien me permettre de l’appeler ainsi ; » et naturellement M. Pecksniff s’inclina en signe d’adhésion) me fournira plus d’une occasion de cultiver sa connaissance, et que j’aurai dans l’avenir le bonheur extraordinaire de penser qu’en ce jour j’aurai posé à la fois les deux premières pierres de deux monuments qui dureront autant que ma vie ! »

Nouveaux applaudissements. Pendant tout ce temps, Martin couvrait de malédictions M. Pecksniff et ne savait à quel saint se vouer.

Cependant M. Pecksniff répondit en ces termes :

« Mes amis, mon devoir est de bâtir et non de parler ; d’agir, non de discourir ; de travailler avec le marbre, la pierre et la brique, et non avec le beau langage. Je suis profondément ému. Que Dieu vous bénisse ! »

Cette petite harangue, qui semblait s’échapper du fond du cœur de M. Pecksniff, porta l’enthousiasme jusqu’au plus haut point. Les mouchoirs s’agitèrent de nouveau ; on cria aux jeunes enfants de l’école de Charité de devenir, s’ils le pouvaient, autant de Pecksniffs ; les membres de la corporation, les gentlemen porteurs de baguettes, le député du parlement, tous acclamèrent M. Pecksniff. Trois vivat pour M. Pecksniff ! Encore trois vivat pour M. Pecksniff ! Trois autres encore pour M. Pecksniff, s’il vous plaît, gentlemen ! Un encore, gentlemen, pour M. Pecksniff, et un fameux, pour en finir !

En résumé, M. Pecksniff passa pour avoir accompli une grande œuvre, et il fut récompensé avec cordialité, distinction et libéralité. Lorsque le cortège se remit en marche, et que Martin et Mark se trouvèrent presque seuls sur le terrain, le sujet de la conversation générale c’était le mérite de Pecksniff, et le désir que tout le monde avait de le connaître. Pour un peu, on l’aurait fait passer avant le membre des Communes.

« Comparez avec notre position celle que ce drôle occupe aujourd’hui !… dit amèrement Martin.

– Dieu vous bénisse ! monsieur, s’écria Mark ; à quoi bon vous échauffer ? Il y a des architectes qui sont habiles à construire les fondations ; il y en a d’autres qui bâtissent sur les fondations lorsqu’elles sont faites. Mais à la fin tout s’arrangera, monsieur, tout s’arrangera !

– Et en attendant…

– En attendant, comme vous dites, monsieur, nous avons bien des choses à faire ; nous avons à aller bien loin. Ainsi, le mot d’ordre c’est « hardi et jovial. »

– Mark, vous êtes le meilleur précepteur qu’il y ait au monde, dit Martin, et je ne serai pas un mauvais élève, autant qu’il dépendra de moi ; j’y suis bien résolu. Ainsi, partons ! Nous allons voir qui marchera le mieux des deux, mon vieux camarade ! »

Chapitre XI. Tom Pinch part pour chercher fortune. – Ce qu’il trouve, au début de son voyage. §

Oh ! que la ville de Salisbury était donc, aux yeux de Tom Pinch, différente de ce qu’elle lui semblait autrefois, maintenant que le vrai Pecksniff de son cœur, le Pecksniff en chair et en os, s’était dissipé dans la vapeur d’un vain rêve ! Il avait bien encore sa même foi aux boutiques merveilleuses, la même appréhension profonde du mystère et de l’immortalité du lieu ; il en tenait en aussi haute estime la richesse, la population et les ressources : et cependant ce n’était plus pour lui la vieille cité du temps jadis ; il s’en fallait de tout. Il se promena dans le marché, tandis qu’à l’hôtel on lui apprêtait son déjeuner, et, quoique ce fût toujours le même marché, encombré par les mêmes chalands et les mêmes marchands, livré au même mouvement d’affaires, retentissant de la même confusion des langues, du même bruit de volatiles dans leurs paniers ; étalant avec le même orgueil le beurre en livre fraîchement fait et posé sur des linges d’une éclatante blancheur ; tout verdoyant de son même étalage bien frais de légumes chargés de rosée ; quoiqu’on y vît disposés avec le même soin, dans les mannes des revendeurs, les petits miroirs à barbe, les rubans, les bretelles, les sous-pieds et la quincaillerie ; enfin, quoiqu’on y trouvât toujours une profusion savoureuse de bonnes choses, des pieds de cochon délicats et des pâtés précieux de la chair du porc qui naguère avait tremblé sur ces pieds-là ; c’est égal, ce n’était plus du tout le même marché pour Tom : car, au centre de la place du Marché, il ne retrouvait plus debout une statue qu’il y avait élevée sur un piédestal, comme partout où il allait ; et, sans cet ornement, Salisbury ne lui paraissait plus qu’un froid désert.

Au reste, le changement n’alla pas plus loin que cela : car Tom était loin d’être de l’école de ces sages qui ont reconnu, parce qu’ils ont été trompés dans un homme, qu’il n’est que trop juste et trop raisonnable qu’ils s’en vengent sur l’humanité tout entière, en n’ayant plus désormais la moindre confiance en personne. Il est vrai que cette sorte de justice, bien qu’appuyée sur l’autorité de divers poëtes profonds et de plusieurs hommes honorables, ressemble tout à fait à l’arrêt de ce bon vizir des Mille et une Nuits, qui donna l’ordre de mettre à mort tous les porteurs de Bagdad, parce qu’il supposait des torts à un membre de cette malheureuse corporation ; mais on ne peut pas dire que ce procédé philosophique soit conforme aux règles de la logique, et moins encore de la morale chrétienne révélée plus tard au monde.

Tom s’était habitué depuis si longtemps à tremper le Pecksniff de ses rêves dans son thé, à l’étaler sur sa rôtie, à le faire mousser dans sa bière, qu’il ne fit qu’un chétif déjeuner le matin qui suivit son expulsion. Au dîner, il ne gagna pas non plus beaucoup d’appétit à examiner sérieusement l’état de ses affaires, et à délibérer là-dessus avec son ami le sous-organiste.

Le sous-organiste n’hésita point à lui déclarer, comme l’expression arrêtée de son opinion, que, quelque chose qu’il voulût faire, il devait avant tout se rendre à Londres, car il n’y avait pas de ville comme celle-là ; ce qui, en général, peut bien être vrai, sans que ce fût, à la rigueur, une raison suffisante pour Tom d’aller à Londres.

Mais Tom y avait déjà pensé : il avait associé dans cette pensée le souvenir de sa sœur et celui de son ancien ami John Westlock, dont il était naturellement disposé à invoquer les conseils dans ce moment de crise importante. En conséquence, il résolut d’aller à Londres, et aussitôt il se rendit au bureau de la diligence pour y retenir sa place. Comme la diligence était pleine, il fut obligé de remettre son départ à la nuit suivante ; mais ce contre-temps avait son bon comme son mauvais côté : car, si Tom risquait quelques dépenses supplémentaires de séjour à Salisbury, ce retard lui permettait aussi d’écrire à mistress Lupin pour l’inviter à lui envoyer sa malle au poteau bien connu autrefois ; occasion avantageuse d’emporter avec lui ce trésor jusqu’à la capitale et d’éviter un port par le roulage. « Ainsi, se dit-il pour se consoler, c’est bonnet blanc et blanc bonnet. »

Et rien que d’avoir pris comme cela son parti, il est certain qu’il éprouva une jouissance inaccoutumée de liberté, une vague et indéfinie sensation de jour de congé, qui déborda de son cœur. Il avait bien ses moments de découragement et d’anxiété, et ces moments étaient, avec juste raison, très-nombreux ; mais c’est égal, il ne lui en était pas moins merveilleusement agréable de penser qu’il était son maître et qu’il pouvait faire des plans et des projets à sa tête. Il y avait là quelque chose de saisissant, d’effrayant, d’immense, d’incompréhensible ; c’était une vérité stupéfiante, toute pleine de responsabilité et d’inquiétude ; mais, en dépit de tous ses soucis, cet état de choses relevait singulièrement le goût des mets de l’hôtel, et évoquait entre Tom et ses projets une certaine vapeur de rêve, une gaze théâtrale qui leur donnait un reflet magique.

Dans cet état d’agitation d’esprit, Tom revint prendre possession de son lit à baldaquin, toujours à la muette surprise des portraits de l’ancien aubergiste et du gros bœuf, et ce fut ainsi qu’il passa toute la journée suivante. Lorsque enfin la diligence arriva avec le mot « Londres » blasonné en lettres d’or sur le coffre, Tom en fut tellement saisi, qu’il eut un moment envie de se sauver. Cependant il n’en fit rien ; bien plus, il s’installa sur la banquette, à côté du cocher, et de là, regardant les quatre chevaux gris pommelé, il lui sembla qu’il était lui-même un autre gris pommelé, ou tout au moins une partie de l’équipage, et il se sentit tout confus de la nouveauté et de la splendeur de sa position.

C’est que réellement un homme moins modeste que Tom eût été confus de se trouver assis à côté de ce cocher, car cet homme-là eût pu être aisément l’empereur de tous les malins qui firent jamais claquer un fouet. Il ne maniait pas ses gants comme un autre ; mais il vous les mettait en se tenant tout debout, même lorsqu’il trottait sur le pavé, tout à fait détaché de la voiture, comme s’il tenait les quatre chevaux gris pommelé, je ne sais comment, au bout de ses doigts. Il en était de même pour son chapeau : il accomplissait avec ce chapeau des tours de force que sa connaissance intime avec ses chevaux, et la témérité d’un homme accoutumé à se permettre tout sur la grande route, pouvaient seules expliquer. On lui apportait de petits paquets bien précieux, en y joignant des instructions particulières, et il vous les lançait dans son chapeau qu’il remettait sur sa tête, comme si les lois de la gravité ne pouvaient admettre que ce chapeau à l’épreuve de tout accident fût heurté ou enlevé par le vent. Et le conducteur donc ! soixante-dix milles par jour au grand air étaient écrits jusque dans ses favoris ; ses manières étaient un galop, sa conversation un grand trot. Cet homme était une diligence vivante lancée à fond de train, du haut d’une colline, sur une route barrée par un péage : l’image du mouvement perpétuel. Une charrette n’eût pu rouler lentement avec un pareil conducteur dessus, et son bugle à piston, qui plus est.

« Voilà bien les signes précurseurs de Londres, » pensait Tom, tandis qu’il était assis sur le siège et regardait autour de lui. Un tel cocher, un tel conducteur, n’auraient jamais existé entre Salisbury et une autre ville. Ce n’était point là une de vos pataches qui s’en vont tout droit au pas de leurs deux chevaux ; c’était une diligence crâne et coquette, un mauvais sujet de diligence de Londres, trottant la nuit, dormant le jour, menant une vie du diable. Elle ne s’occupait pas plus de Salisbury que si Salisbury n’avait été qu’un humble hameau. Elle passait bruyamment le long des plus belles rues, jetait un défi à la cathédrale, tournait brusquement aux angles les plus dangereux, coupait par-ci, enfilait par-là, faisant tout ranger devant elle, et s’élançait le long de la grande route dans la campagne tout droit devant elle, jetant avec son cornet à piston une fanfare éclatante, comme un dernier défi d’adieu.

La soirée était charmante, douce et brillante à la fois. Tom, même sous le poids du souci moral que lui infligeaient l’immensité et l’incertitude de Londres, ne put se soustraire à l’agréable sensation du mouvement rapide qui l’emportait à travers un air bienfaisant. Les quatre chevaux gris pommelé couraient de toutes leurs jambes, comme si le grand air leur plaisait autant qu’à Tom Pinch ; le bugle à piston n’était pas moins animé que les chevaux ; le cocher de temps en temps élevait la voix à l’unisson ; les roues joyeuses faisaient le faux bourdon ; le cuivre des harnais formait tout un orchestre de grelots, et cet ensemble tintant, claquant, raclant, résonnant doucement, n’était, depuis les boucles des doubles guides de cuir jusqu’à la poignée du coffre de derrière, qu’un vaste instrument de musique.

Yoho !… arrière les haies, les portes et les arbres ; arrière les cottages et les granges, et les gens qui s’en retournent chez eux après le travail. Yoho ! arrière les voitures tirées par des ânes et qui se détournent bien vite dans le fossé, et les chariots vides emportés par des chevaux effarouchés, qu’on ramène à coups de fouet au bord du petit cours d’eau, maîtrisés à grand’peine par leurs conducteurs qui cherchent à les retenir près de la barrière à claire-voie, jusqu’à ce que la diligence ait passé l’étroit tournant de la route. Yoho ! rasons l’église ensevelie dans un coin paisible et entourée de son cimetière rustique où les tombes sont verdoyantes et où les pâquerettes dorment (car c’est le soir) sur le sein des morts. Yoho ! arrière les ruisseaux où les bestiaux rafraîchissent leurs pieds et où poussent les joncs et les roseaux ; arrière les clôtures des parcs de chasse, les fermes et les basses-cours ; les meules de foin de l’an dernier, tranchées couches par couches et apparaissant, au déclin du jour, telles que des pignons ruinés, vieux et noircis. Yoho ! hardi dans le sable et les cailloux de la joyeuse cascatelle qui coupe la route, et houp là un petit temps de galop jusqu’à ce que nous ayons rattrapé le niveau du chemin ! Yoho ! Yoho !

Eh bien ! la malle était-elle au poteau lorsque la diligence y arriva ?

La malle ! Vous voulez demander si mistress Lupin n’y était pas elle-même en personne ? Oui-da qu’elle était venue, et magnifiquement, comme il sied à une hôtesse, dans sa propre carriole, assise sur une chaise d’acajou, conduisant de ses propres mains son cheval Dragon, pas ailé comme celui de l’enseigne, et tout cela de l’air le plus aimable du monde. Et la diligence, l’avez-vous vue s’arrêter près de mistress Lupin, frôlant sa roue, que même le conducteur, en aidant le valet d’auberge à monter la malle, a fait retentir les joyeux échos de son bugle à piston jusqu’aux cheminées lointaines de la maison de Pecksniff, comme si la diligence célébrait à sa manière la glorieuse délivrance de Tom Pinch ?

« C’est bien aimable ! dit Tom, se penchant pour prendre les mains de mistress Lupin. Je suis bien fâché de vous avoir donné cette peine.

– Cette peine, monsieur Pinch !… s’écria l’hôtesse du Dragon.

– Au fait, je sais que c’est un plaisir pour vous, dit Tom, lui pressant cordialement la main. Y a-t-il du nouveau ? »

L’hôtesse secoua la tête.

« Dites-lui que vous m’avez vu, reprit Tom ; dites-lui que j’étais ferme et gai, et pas découragé le moins du monde ; dites-lui que je la prie d’en faire autant, car il est certain que tout finira bien. Adieu !

– Vous écrirez lorsque vous serez établi, n’est-ce pas, monsieur Pinch ?

– Quand je serai établi ! s’écria Tom, qui ouvrit involontairement de grands yeux. Oh ! oui, j’écrirai quand je serai établi. Peut-être ferai-je mieux d’écrire auparavant, parce qu’il se pourrait bien qu’il me faille un peu de temps pour m’établir, n’ayant pas beaucoup d’argent et ne possédant qu’un ami. Je porterai mes amitiés à mon camarade, soit dit en passant. Vous étiez en bons termes avec M. Westlock, vous savez. Adieu !

– Adieu ! dit mistress Lupin, qui lui remit à la hâte un panier d’où sortait le col d’une longue bouteille. Prenez ceci. Adieu !

– Est-ce que vous désirez que je porte cela à Londres pour vous ? » lui cria Tom.

Mistress Lupin faisait déjà tourner sa carriole.

« Non, non, dit-elle. C’est seulement quelque petite chose pour vous rafraîchir en route. Jean, placez-vous vite et fouettez. C’est bien. Adieu ! »

Elle était à un quart de mille avant que Tom se fût remis ; alors il lui faisait gaiement signe de la main, et elle aussi.

« Et je ne reviendrai plus, pensa Tom en écarquillant ses yeux pour jeter de ce côté un dernier regard, je ne reviendrai plus à ce poteau où je me suis arrêté si souvent pour voir passer cette diligence ou pour me séparer là de tant de compagnons ! J’avais coutume de la comparer à un monstre énorme qui apparaissait, à certaines époques, pour emporter mes amis à travers le monde. Et maintenant c’est moi qu’elle emporte, moi qui vais chercher fortune, Dieu sait où et comment ! »

Tom devint tout mélancolique en se revoyant dans le passé descendre la ruelle, puis la remonter pour revenir chez Pecksniff ; et la mélancolie lui fit abaisser les yeux sur le panier qui était sur ses genoux et qu’il avait un moment oublié.

« C’est bien la meilleure et la plus prévoyante créature qu’il y ait au monde, pensa-t-il. Maintenant, je vois bien qu’elle avait recommandé en particulier à son valet de ne pas me regarder, afin de m’empêcher de lui jeter un schelling ! Pendant tout le temps, j’ai tenu la pièce prête, et pas une seule fois il ne s’est tourné de mon côté, tandis que naturellement ce garçon (que je connais bien) n’aurait fait autre chose que de me sourire et de me regarder en face. Sur ma parole, la bonté de tous ces gens-là pour moi me va au cœur. »

Ici il aperçut l’œil du cocher. En effet, le cocher clignait de l’œil.

« Une femme fièrement jolie pour son âge ! dit le cocher.

– Je suis de votre avis, répondit Tom. Le fait est qu’elle est bien.

– Plus jolie que bien des femmes qui sont plus jeunes, répéta Tom, qui n’était pas pour le contredire.

– Pour ma part, je n’aime pas quand elles sont trop jeunes, » dit le cocher.

C’était affaire de goût ; Tom ne se crut pas autorisé à discuter sur ce sujet.

« Vous trouverez rarement, par exemple, dit le cocher, qu’elles aient des opinions bien raisonnées sur le rafraîchissement, quand elles sont trop jeunes. Il faut qu’une femme soit arrivée à l’âge mûr avant qu’elle ait la précaution de venir munie d’un panier comme celui-ci.

– Peut-être voudriez-vous savoir ce qu’il contient ? » dit Tom en souriant.

Le cocher se mit à rire ; Tom, qui partageait sa curiosité, vida le panier en ayant soin de poser un à un sur le marchepied les divers articles : à savoir, un poulet froid rôti, des tranches de jambon, un pain croustillant, un morceau de fromage, des biscuits à la cuiller, une demi-douzaine de pommes, un couteau, du beurre, du sel et une bouteille de vieux xérès. Il y avait à côté une lettre que Tom mit dans sa poche.

Le cocher montra tant d’ardeur à approuver les soins prévoyants de mistress Lupin, et tant de chaleur à féliciter Tom sur sa bonne fortune, que Tom jugea nécessaire d’expliquer, pour l’honneur de la dame, que c’était un panier purement platonique, un cadeau de bonne amitié. Quand il eut fait cette déclaration avec une gravité parfaite (car il lui semblait qu’il était de son devoir d’éloigner de l’esprit de ce mécréant toute pensée peu convenable sur ce sujet), il lui annonça qu’il serait heureux de partager ce présent avec lui, et lui proposa d’attaquer le panier dans un esprit de bonne confraternité, à telle heure de la nuit qui semblerait au cocher la plus convenable pour cette expédition, d’après son expérience et sa connaissance de la route. À partir de ce moment, ils causèrent avec tant d’intimité que, quoique Tom ne se connût pas plus en chevaux qu’en licornes, le cocher informa son ami le conducteur, au bout du relais, que, tout original que paraissait le voyageur du siège, il en valait bien un autre pour la conversation, et qu’il serait bien à désirer qu’il y en eût toujours là de pareils.

Yoho ! à travers les ombres qui s’épaississent, le long des arbres ténébreux qui projettent leurs formes sur la route, la diligence poursuit sa route. Elle se moque bien qu’il fasse jour ou nuit : les feux de Londres, qui brillent à cinquante milles, suffisent bien, et au delà, pour éclairer ce voyage. Yoho ! devant le mail du village, où les joueurs de crosse se sont attardés, et où la moindre échancrure faite dans le frais gazon par le bâton ou les barres, par la balle ou le pied des joueurs, parfume la nuit d’une douce senteur. En avant ! avec quatre chevaux frais du Cerf-Chauve, l’auberge du relais où, devant la porte, se groupent les buveurs ébahis, tandis que le précédent attelage, avec ses traits qui pendent sur son dos, se dirigerait de lui-même vers la mare, s’il n’y avait pas là une douzaine de gosiers pour l’effrayer de leurs cris, et une armée de gamins pour s’élancer en volontaires à la poursuite des chevaux vagabonds. Maintenant, les nouveaux venus piaffent, frappent le pavé de leurs sabots, en font jaillir une gerbe d’étincelles ; en avant ! sur le vieux pont de pierre, puis encore dans l’ombre de la route, et puis à travers la porte du péage qui s’ouvre, et bien loin, bien loin, dans la campagne, yoho !

Yoho !… Eh ! par derrière, faites taire un moment votre bugle, voulez-vous ! Avancez en rampant le long de l’impériale, conducteur, et venez prendre votre part du contenu de ce panier ! Non que, pour cela, nous ralentissions notre marche ; nous stimulerons plutôt l’ardeur de nos pur-sang, pour la plus grande gloire de notre régalade. Ah ! il y a longtemps que semblable bouteille de vieux vin ne s’est trouvée en contact avec la brise suave de la nuit, soyez-en sûr, et c’est une fameuse aubaine pour humecter le sifflet d’un joueur de bugle à piston. Essayez seulement. N’ayez pas peur de lever le coude. Bill, un autre coup ! Maintenant aspirez ferme et soufflez dans votre cornet, Bill ; en voilà, de la musique ! en voilà un creux !

Entendez-vous l’écho par delà les collines,

Bien loin ! bien loin !…

dit la chanson. Yoho ! La jument écossaise est toute guillerette, ce soir. Yoho ! yoho !

Voyez briller la lune ! Le temps seulement de la regarder, comme elle va vite en chemin !… Elle fait de la terre un miroir qui réfléchit les objets comme la surface de l’eau. Les haies, les arbres, les humbles cottages, les clochers d’église, les souches desséchées et les jeunes pousses florissantes, tout cela est devenu d’une coquetterie si subite, qu’ils ne vont pas faire autre chose jusqu’à demain matin que de contempler leur belle image au claire de la lune. Les peupliers là-bas frémissent de joie de voir leurs feuilles tremblantes se mirer sur le sol. Pour le chêne, c’est autre chose : il n’y a pas de danger qu’il tremble, lui ; et il se contemple dans l’énergie de sa force et de son ampleur, sans laisser remuer la moindre de ses brindilles. La porte du parc revêtue de mousse, mal suspendue sur ses gonds détraqués, toute chancelante et toute ruinée, se balance de droite et de gauche devant le reflet de la lune, comme une douairière fantastique devant le miroir des Grâces ; tandis que notre groupe de fantômes voyage aussi devant nous, yoho ! yoho ! par-dessus les fossés et les fougères, le long des collines escarpées et des murs plus escarpés encore, toujours, toujours, comme à la chasse de Robin des Bois.

Et les nuages, donc ! et le brouillard dans le vide ! Pas de ces brouillards épais qui vous cachent tout ; mais un brouillard aérien, léger et transparent comme la gaze, un brouillard qui voile modestement à nos yeux ravis les beautés devant lesquelles il passe, et leur prête de nouveaux charmes, comme la gaze d’ailleurs a toujours fait avant nous, s’il vous plaît, et fera encore après nous, en dépit de ce qu’on pourra dire. Yoho ! Maintenant, voilà que nous courons comme la lune elle-même : tantôt nous enfonçant dans un fourré de bois, tantôt nous perdant dans un nuage de vapeur ; puis tantôt reprenant notre course en pleine lumière, et tantôt rentrant dans l’ombre pour en sortir toujours, notre voyage soutient la gageure avec le sien. Yoho ! Voyons à qui ira le plus vite. Yoho ! yoho !

À peine avons-nous savouré la beauté de la nuit, que le jour arrive d’un bond. Yoho ! deux relais encore, et la route champêtre se trouve changée en une rue sans fin. Yoho ! devant les jardins de maraîchers, les files de maisons, de villas, de places, de terrasses et de squares. Passez, chariots, voitures et charrettes ; passez, ouvriers matineux, vagabonds attardés, ivrognes, et vous, sobres jardinières, qui portez vos fruits au marché. Va, diligence, le long de toutes ces bâtisses de brique et de mortier ; roule sur le pavé raboteux qui met en péril l’équipage d’un siège léger sur l’impériale ! Yoho ! par des détours sans nombre et à travers un labyrinthe de rues, jusqu’à ce qu’on arrive enfin à une vieille cour d’auberge et que Tom mette pied à terre, tout étourdi et presque saisi de vertige.

Tom Pinch est à Londres !

« Cinq minutes avant l’heure !… dit le cocher en recevant de Tom ses honoraires.

– Sur ma parole, dit Tom, ça ne m’aurait pas fait grand’chose, quand nous serions arrivés cinq heures après le terme ; car, à cette heure matinale je ne sais pas où aller ni que faire de moi.

– Est-ce qu’on ne vous attend pas ? demanda le cocher.

– Qui ? dit Tom.

– Eh bien, eux ! » répliqua le cocher.

Il s’était si bien mis dans l’idée que Tom était venu en ville pour y trouver un cercle nombreux de parents et d’amis impatients de le revoir, qu’il eût été très-difficile de le détromper. Tom ne l’essaya pas. Il éluda gaiement le sujet, et étant entré dans l’auberge, il ne tarda point à s’y endormir devant le feu, dans une des salles publiques ouvrant sur la cour. Lorsqu’il s’éveilla, tous les gens de la maison étaient en mouvement. Il se lava et répara le désordre de sa toilette, ce qui lui fit grand bien après le voyage ; et en entendant sonner huit heures, il sortit aussitôt pour aller voir son ancien ami John.

John Westlock demeurait à Furnival’s-Inn, High-Holborn : c’était à peine à un quart d’heure de là ; mais Tom trouva le trajet long, par la raison qu’il fit deux ou trois milles de trop en voulant prendre le plus court. Lorsque enfin il arriva en vue de la porte de John, qui logeait au deuxième étage, il s’arrêta tout ému, la main sur le marteau, et tremblant de la tête aux pieds. Ce qui agitait ses nerfs, c’était de penser qu’il allait être obligé de raconter ce qui s’était passé entre lui et Pecksniff, et il avait peur que John ne triomphât terriblement de cet événement.

« Cependant, il faut toujours qu’il le sache tôt ou tard pensa Tom ; et je ferai aussi bien de le lui dire tout de suite. »

Il frappa. Ran tan plan.

« J’ai peur, pensa-t-il, que ce ne soit pas comme ça qu’on frappe à Londres. Je n’aurai pas été assez hardiment ; c’est peut-être pour cela que personne ne vient me répondre à cette porte. »

Il est certain que personne ne venait, et que Tom restait immobile à regarder le marteau, se demandant pourtant s’il n’entendait pas dans le voisinage un gentleman crier à quelqu’un de toutes ses forces : « Entrez ! »

« Dieu me bénisse ! c’est peut-être lui qui demeure ici et qui me répond. Je n’y avais pas songé. Il faut peut-être pousser la porte. Ma foi ! oui ; la voilà ouverte. »

Et, en effet, il n’y avait qu’à la pousser en tournant le bouton ; et lorsqu’il l’eut tourné, la même voix se fit entendre, criant de nouveau avec véhémence : « Pourquoi n’entrez-vous pas ? Entrez donc, si vous n’êtes pas sourd ! Pourquoi restez-vous là ? »

Tom s’avança dans le petit couloir jusqu’à la pièce d’où partait la voix, et à peine avait-il pu entrevoir un gentleman en robe de chambre et en pantoufles (avec ses bottes près de lui toutes prêtes à chausser), en train de déjeuner, un journal à la main, quand ce même gentleman, au risque de renverser sa table à thé, ne fit qu’un bond vers Tom et le saisit à grands bras.

« Eh quoi ! Tom, mon camarade ! s’écria le gentleman. Tom !

– Que je suis content de vous voir, monsieur Westlock ! dit Tom Pinch, lui pressant les deux mains et tremblant plus que jamais. Comme vous êtes bon !

– Monsieur Westlock ! répéta John ; qu’est-ce que cela signifie, Pinch ? Vous n’avez point oublié, je suppose, mon nom de baptême ?

– Non, John, non, dit Pinch ; je ne l’ai pas oublié. Mon Dieu ! comme vous êtes bon !

– Jamais de ma vie je n’ai vu un garçon comme vous ! s’écria John. Qu’est-ce que vous avez besoin de tant parler de ma bonté ? Vous vous attendiez donc à me trouver bien méchant ? Allons, asseyez-vous, Tom, et soyez raisonnable. Comment ça va-t-il, mon cher ? Je suis enchanté de vous voir !

– C’est moi, c’est moi, dit Tom, qui suis enchanté de vous voir.

– Eh bien ! c’est réciproque, dit John. Est-ce que ça n’a pas toujours été de même ? Si j’avais prévu votre arrivée, Tom, je me serais procuré quelque chose pour le déjeuner. Ce n’est pas que, pour moi, je ne préfère une semblable surprise au meilleur déjeuner du monde ; mais, pour vous, le cas est différent, et je ne doute pas que vous n’ayez un appétit de chasseur. Vous allez vous arranger comme vous pourrez, Tom, et nous prendrons notre revanche au dîner. Prenez donc du sucre ; ce n’est pas ici comme chez Pecksniff. Ah ! ah ! ah ! Comment va-t-il, ce Pecksniff ? Quand êtes-vous arrivé à Londres ? Allons, Tom, attaquez quelque chose. Il n’y a sur la table que des débris du dîner, mais les morceaux en sont bons. Voici une terrine de hure de sanglier ; goûtez-moi ça, Tom ! Commencez par où vous voudrez. Quel bon vieux gaillard vous faites ! Je suis ravi de vous voir. »

Tout en prononçant ces paroles avec une vive émotion, John allait et venait sans cesse de la chambre au cabinet voisin, apportant toute sorte de choses dans des pots, tirant de sa boîte à thé des quantités extraordinaires de la feuille chinoise, laissant tomber des petits pains dans ses bottes, versant de l’eau bouillante sur le beurre, faisant une foule de méprises de ce genre, sans se déconcerter le moins du monde.

« Là ! dit John, s’asseyant pour la cinquantième fois et aussitôt s’élançant de nouveau pour ajouter quelque autre chose au déjeuner. Nous voilà en état d’attendre le dîner. Et maintenant, voyons donc les nouvelles, Tom. Et d’abord, comment va Pecksniff ?

– Je n’en sais rien, » répondit gravement Tom.

John Westlock posa la théière et regarda son ami d’un air d’étonnement.

« Je ne sais pas comment il va, reprit Tom ; et, sauf que je ne lui souhaite pas de mal, cela m’est indifférent. Je l’ai quitté, John. Je l’ai quitté pour jamais.

– Volontairement ?

– Non, car il m’a renvoyé. Mais je m’étais aperçu que je m’étais trompé sur son compte, et je n’aurais pu rester avec lui pour tout l’or du monde. J’ai le regret de vous avouer que vous aviez bien jugé son caractère. C’est peut-être de ma part une faiblesse ridicule, John, mais je vous assure que cette découverte m’a été très-pénible et très-amère. »

Tom n’eut pas besoin de diriger sur son ami un regard de touchant appel, comme pour conjurer doucement l’éclat de rire qui allait s’échapper de ses lèvres. John Westlock en était à cent lieues : il respectait la douleur de son ami.

« Tout cela fut un rêve de mon esprit, dit Tom, le rêve est fini. Une autre fois, je vous raconterai comment la chose est arrivée. Excusez ma folie, John. En ce moment je désire n’y plus penser et n’en pas dire un mot.

– Je vous jure, Tom, répliqua son ami avec une grande chaleur et après avoir gardé quelques instants le silence, qu’en vous voyant si affecté de cette séparation, j’ignore si je dois me réjouir ou m’affliger de ce que vous êtes enfin arrivé à cette découverte. Je me reproche les plaisanteries que j’ai pu, en d’autres temps, risquer sur ce sujet ; j’eusse dû être plus réservé.

– Mon cher ami, dit Tom lui tendant la main, c’est très-généreux, très-aimable à vous de m’accueillir ainsi, moi et mon chagrin ; cela me fait rougir, à la pensée que j’ai pu éprouver quelque inquiétude en venant ici. Vous ne sauriez vous imaginer de quel poids vous soulagez mon cœur. » Il ajouta, en s’armant de nouveau de son couteau et de sa fourchette, et donnant à sa physionomie une expression joyeuse : « Je m’en vais terriblement me venger de Pecksniff sur la hure de sanglier. »

L’hôte, rappelé ainsi à ses devoirs, se mit aussitôt à entasser sur l’assiette de Tom toute sorte de comestibles hétérogènes, qui juraient de se retrouver les uns à côté des autres ; Tom fit un fameux déjeuner, et la discrétion bienveillante de son ami n’y gâta rien.

« C’est parfait, dit John après avoir suivi de l’œil avec une satisfaction infinie l’ardeur gastronomique du voyageur. Maintenant, voyons nos plans. Naturellement, vous allez loger chez moi. Où est votre malle ?

– Elle est à l’auberge, dit Tom. Mais je n’avais pas l’intention de…

– Ne me dites pas que vous n’aviez pas l’intention… interrompit John Westlock. Dites-moi plutôt que vous aviez l’intention, en venant ici, mon cher Tom, de me demander mes conseils ; n’est-ce pas ?

– Certainement.

– Et de les suivre, quand je vous les aurai donnés ?

– Oui, répondit Tom en souriant, s’ils étaient bons ; et je ne doute pas qu’ils ne le soient, venant de vous.

– Très-bien. Alors, dès le début, ne soyez pas un obstiné farceur ; sinon, je fermerai boutique et ne dépenserai pas un seul de mes précieux conseils. Vous êtes mon visiteur ; je regrette seulement de n’avoir pas un orgue à vous offrir !

– Le gentleman du rez-de-chaussée et celui qui demeure au-dessus de vous ne le regretteront peut-être pas tant, répondit Tom.

– Voyons. En premier lieu, vous désirerez voir ce matin votre sœur, et naturellement vous aimerez mieux y aller seul. Je ferai une partie du chemin avec vous ; j’irai ensuite m’occuper d’une petite affaire, et nous nous retrouverons ici cette après-midi. Mettez ceci dans votre poche, Tom. C’est la clef de la porte. Vous en aurez besoin si vous arrivez le premier.

– Mais réellement, dit Tom, s’établir ainsi chez un ami…

– Comment ! interrompit John Westlock ; il y a deux clefs. Je ne sais pas, je présume, ouvrir la porte avec deux clefs à la fois ? Quel garçon absurde vous faites, Tom !… Vous ne désirez pas quelque chose de particulier pour votre dîner ?

– Oh ! mon Dieu non, dit Tom.

– Très-bien ; en ce cas, laissez-moi faire. Voulez-vous un verre de cerises à l’eau-de-vie ?

– Pas une goutte ! Quel appartement confortable vous avez là !… Il n’y manque rien.

– Dieu vous bénisse ! Tom ; il n’y a là qu’un mobilier de garçon, un ménage improvisé pour un Philippe Quarl ou un Robinson Crusoé ; voilà tout. Eh bien ! voyons, partons-nous ?

– Volontiers, s’écria Tom ; dès qu’il vous plaira. »

En conséquence, John Westlock retira de ses bottes les petits pains égarés, se chaussa, fit sa toilette, après avoir donné à Tom le journal à lire pendant ce temps. Lorsqu’il reparut, tout équipé pour sortir, il trouva Tom le journal à la main et plongé dans une profonde méditation.

« Vous rêvez, Tom ?

– Non, dit M. Pinch, non. Je regardais la page d’annonces, espérant qu’elle pourrait contenir quelque avis qui me fût utile. Mais ce qu’il y a de singulier, et ce n’est pas d’aujourd’hui que j’en ai fait la remarque, c’est que personne n’y trouve jamais ce qui lui convient. Je vois là toute sorte de maîtres qui ont besoin de toute sorte de domestiques, et toute sorte de domestiques qui ont besoin de toute sorte de maîtres, et jamais ils ne semblent se rencontrer. Voici un gentleman tenant un bureau d’affaires et qui, par suite d’embarras momentanés, a besoin d’emprunter cinq cents livres sterling ; or, juste à l’alinéa suivant se trouve un autre gentleman qui a précisément la même somme à prêter. Mais vous verrez, John, que celui-ci ne prêtera point la somme à l’autre. Voici une dame possédant une modeste indépendance et qui a besoin de trouver la nourriture et le logement dans une famille paisible et affectueuse ; et voici une famille qui se peint elle-même sous ses traits de « famille paisible et affectueuse » et qui désire avoir exactement une pensionnaire dans ces conditions. Mais jamais cette dame n’ira dans cette famille. Vous ne verrez non plus aucun de ces gentlemen célibataires qui demandent une chambre bien aérée avec jouissance du parloir, s’aboucher avec ces autres personnes qui vivent dans une campagne remarquable pour la salubrité de l’air et située à cinq minutes du Royal-Exchange. Jusqu’à ces lettres initiales de fugitifs éternels qui se sont sauvés de chez leurs parents, et que leurs parents supplient de revenir ; ils se gardent bien de n’en rien faire, si nous devons en juger par le nombre de fois qu’on les y invite sans succès. Il semble réellement, ajouta Tom en déposant le journal avec un soupir pensif, que tous ces gens-là aient le même plaisir à imprimer leurs peines qu’à les exhaler de vive voix, comme si c’était pour eux une source de force et de consolation que de proclamer : « J’ai besoin de telle et telle chose, et je ne puis l’obtenir, et je n’espère pas l’obtenir jamais ! »

Cette idée fit rire John Westlock, et les deux amis sortirent ensemble.

Il s’était écoulé tant d’années depuis le dernier voyage que Tom avait fait à Londres, et encore avait-il si peu vu cette ville, qu’il s’intéressait vivement à tout ce qu’il apercevait. Entre autres choses remarquables, il avait particulièrement un désir ardent de connaître ces rues dont la spécialité est d’être un coupe-gorge pour les gens de la campagne, et il fut très-désappointé de découvrir, après une demi-heure de marche, qu’on ne lui avait seulement pas volé son mouchoir dans sa poche. Mais John Westlock ayant eu soin d’inventer un filou pour lui faire plaisir, et lui ayant désigné un très-respectable étranger comme appartenant à la corporation des voleurs, Tom fut enchanté.

Son ami l’accompagna jusqu’à une courte distance de Camberwell, et l’ayant mis à même de trouver sans la moindre possibilité d’erreur la maison du riche fondeur en cuivre, il le laissa faire sa visite.

Arrivé devant le grand cordon de sonnette, Tom tira doucement la poignée. Le portier parut.

« Dites-moi, je vous prie, n’est-ce pas ici que demeure miss Pinch ? demanda Tom.

– Miss Pinch est gouvernante ici, » répondit le portier.

En même temps il toisa Tom de la tête aux pieds, comme s’il eût voulu dire : « Je vous trouve un peu singulier de faire cette question ? D’où venez-vous donc ? »

« C’est bien cette jeune personne, dit Tom. C’est parfaitement cela. Est-elle à la maison ?

– Je ne sais pas du tout, répondit le portier.

– Pensez-vous que vous pourriez avoir la bonté de vous en assurer ? » dit Tom.

Il mit toute la précaution du monde à suggérer cette idée au portier, en voyant que la convenance d’une telle démarche ne se présentait point d’elle-même à l’esprit de ce fonctionnaire.

Le fait est que le portier, en répondant à l’appel de la sonnette extérieure, avait, selon l’usage, tiré le cordon de la sonnette d’avertissement à l’intérieur (car pendant qu’on y est, il n’en coûte pas plus de faire les choses dans le style aristocratique), et que les obligations de son emploi n’allaient pas plus loin. Étant payé pour ouvrir et fermer la porte et non pour fournir des explications aux étrangers, il laissa le soin de vider ce petit incident au valet de pied à aiguillettes qui, en ce moment, appelait ainsi, du haut des marches du perron :

« Holà ! par ici ! par ici, jeune homme !

– Oh ! dit Tom, courant de ce côté. Je n’avais pas remarqué qu’il y eût là quelqu’un. Dites-moi, je vous prie, miss Pinch est-elle à la maison ?

– Elle est dans la maison, » répondit le valet de pied, comme pour dire à Tom : « Mais si vous vous imaginez qu’elle est ici chez elle, vous ferez bien d’abandonner cette idée.

– Je désire la voir, s’il vous plaît, » dit Tom.

Le valet de pied était un jeune espiègle. En ce moment son attention fut attirée par le vol d’un pigeon auquel il prit un si vif intérêt, que ses yeux demeurèrent fixés sur l’oiseau jusqu’à ce qu’il eût disparu. Alors il invita Tom à entrer et l’introduisit dans un parloir.

« Pas d’nom ? » dit ce jeune homme en s’arrêtant d’un air nonchalant sur le seuil de la porte.

C’était une bonne idée : car sans autoriser l’étranger, s’il eût été d’un caractère violent, à lui appliquer une correction légitime, cela n’en montrait pas moins le peu de cas que le jeune homme faisait de l’étranger et déchargeait sa conscience du pénible remords de lui faire tort, peut-être, en se considérant comme un individu obscur et sans nom, si par hasard il se trompait dans son jugement.

« Annoncez son frère, s’il vous plaît, dit Tom.

– Sa mère ? dit d’un accent traînant le valet de pied.

– Son frère, répéta Tom élevant légèrement la voix. Si vous voulez bien annoncer d’abord un gentleman, avant de dire que c’est son frère, vous m’obligerez ; car elle ne m’attend pas, elle ne sait pas même que je suis à Londres, et je craindrais de lui causer un saisissement. »

Depuis longtemps le jeune homme avait cessé de prêter la moindre attention aux observations de Tom ; cependant il avait eu la bonté de rester. Il ferma la porte et disparut.

« Mon Dieu ! se dit Tom ; quelle conduite irrespectueuse et impolie ! J’espère que ces domestiques-là sont nouveaux dans la maison, et que Ruth est traitée autrement. »

Un bruit de voix qui retentissaient dans la chambre voisine interrompit ses réflexions. Ces voix semblaient engagées dans une discussion assez vive : on avait l’air de gronder sévèrement quelqu’un. Parfois elles étaient plus fortes, et alors c’était un véritable ouragan. Ce fut au milieu même d’une de ces bouffées de colère, à ce qu’il lui sembla, que le valet de pied l’annonça ; un calme subit et qui n’était rien moins que naturel, puis un morne silence, remplacèrent cette agitation et ce bruit. Tom était debout près de la fenêtre, se demandant quelle querelle domestique avait pu causer tout ce tapage, et espérant que sa sœur n’avait rien de commun avec cette scène, quand la porte s’ouvrit : Ruth parut, et se précipita dans les bras de son frère.

« Dieu me bénisse ! dit Tom, la regardant avec fierté lorsqu’ils se furent tendrement embrassés l’un l’autre, comme vous êtes changée ma chère Ruth ! J’aurais eu de la peine à vous reconnaître, mon amour, si je vous avais rencontrée autre part qu’ici, je vous assure ! Vous avez tant gagné ! ajouta Tom avec un plaisir inexprimable. Vous voilà tout à fait une femme ! Vous êtes si… ma foi ! oui… vous êtes si jolie !

– Cela vous fait plaisir à dire, Tom…

– Oh ! tout le monde le dirait comme moi, répliqua Tom en lui passant doucement la main sur les cheveux. C’est un fait réel et positif. Mais qu’est-ce que vous avez donc ?… demanda-t-il en la regardant de plus près ; comme vous avez les yeux rouges ! Vous avez pleuré.

– Non, Tom, non, je n’ai pas pleuré.

– Par exemple ! dit le frère avec force ; vous me faites un conte ! Ne me dites pas que non ; je le vois bien, moi. Qu’est-ce donc, ma chérie ? Maintenant que je ne suis plus chez M. Pecksniff, et que je viens essayer la fortune et m’établir à Londres, si vous n’êtes pas heureuse ici (comme j’ai bien lieu de le craindre, car je commence à penser que vous m’avez trompé jusqu’ici avec les meilleures et les plus délicates intentions), vous ne resterez pas ici. Ah ! dame ! »

Le sang de Tom lui montait à la tête, voyez-vous ! Peut-être la hure de sanglier y était-elle pour quelque chose ; mais en tout cas le valet de pied n’y était pas étranger, et enfin la vue de sa jolie sœur affligée y était pour beaucoup. Tom eut été capable de supporter pour lui-même bien des choses : mais il était fier de sa sœur, et l’orgueil est chatouilleux. Il se mit à se dire qu’il pouvait bien y avoir plus d’un Pecksniff. Et tout à coup les milliers d’épingles et d’aiguilles qui peuvent piquer les veines d’un homme en colère lui firent sentir des démangeaisons inaccoutumées.

– Nous parlerons de cela, Tom, dit Ruth en lui donnant un nouveau baiser pour le calmer. Je crains de ne pouvoir pas rester ici.

– De ne pas pouvoir !… répliqua Tom. Eh bien ! vous ne le pourrez pas, mon amour. Ma foi ! vous n’êtes pas réduite à la charité, sur ma parole ! »

Tom fut interrompu dans ces exclamations par le valet de pied, qui vint le prévenir que son maître désirait, avant qu’il partît, causer avec lui ainsi qu’avec miss Pinch.

« Montrez-moi le chemin, dit Tom ; je suis à lui tout de suite. »

Ils entrèrent dans la pièce voisine, d’où était parti le bruit de l’altercation. Là ils trouvèrent un gentleman entre deux âges, à la voix et au geste pompeux, et une dame également entre deux âges, avec ce qu’on pourrait appeler une figure de pompes funèbres, roide comme de l’empois et douce comme du vinaigre. Il y avait là encore la plus âgée des élèves de miss Pinch, celle que Mme Todgers, dans une visite que le lecteur peut se rappeler, avait nommée un sirop fin (pour un séraphin) ; elle pleurait et sanglotait de dépit.

« Mon frère, monsieur, dit Ruth Pinch, présentant timidement Tom.

– Oh ! s’écria le gentleman, qui examina Tom avec attention. Vous êtes bien réellement le frère de miss Pinch, je présume ? Excusez cette question : c’est que je ne vous trouve aucune ressemblance.

– Miss Pinch a un frère, je le sais, fit observer la dame.

– Miss Pinch est toujours à me parler de son frère quand elle ne devrait s’occuper que de mon éducation, dit l’élève en sanglotant.

– Sophie ! retenez votre langue ! » dit le gentleman. Et, s’adressant à Tom : « Asseyez-vous, s’il vous plaît. »

Tom s’assit, promenant son regard avec une muette surprise de l’un à l’autre de ces visages.

« Restez ici, s’il vous plaît, miss Pinch, poursuivit le gentleman, » jetant légèrement un coup d’œil par-dessus son épaule.

Tom l’interrompit ici en se levant pour aller chercher une chaise à sa sœur. Cela fait, il s’assit de nouveau.

« Je me félicite, reprit le fondeur de métaux, de ce que vous vous êtes avisé de venir aujourd’hui voir votre sœur : car, bien que par principe je n’approuve pas qu’une jeune personne engagée dans ma famille en qualité de gouvernante reçoive des visites, la vôtre en cette occasion se trouve arriver fort à propos. Je regrette d’avoir à vous informer que nous ne sommes pas du tout satisfaits de votre sœur.

– Nous en sommes très-mécontents, ajouta la dame.

– Je ne réciterai plus une leçon à miss Pinch, quand on devrait me battre jusqu’au sang, dit l’élève en sanglotant.

– Sophie ! lui cria son père, retenez votre langue !

– Voulez-vous me permettre, dit Tom, de vous demander quels sont vos motifs de mécontentement ?

– Oui, dit le gentleman. Je le veux bien. Je ne vous reconnais pas le droit de me faire cette question, mais je veux bien y répondre. Votre sœur ne possède pas la moindre disposition pour commander le respect. Ç’a été la source constante de contestations entre nous. Bien qu’elle soit dans cette famille depuis un certain temps, et bien que la jeune personne ici présente ait, pour ainsi dire, grandi sous sa direction, cette jeune personne n’a point de respect pour elle. Miss Pinch n’a jamais su commander le respect à ma fille ni gagner sa confiance. Maintenant, dit le gentleman, laissant sa main tomber gravement à plat sur la table, je maintiens qu’il y a là quelque chose de radicalement mauvais ! Vous, en votre qualité de frère, vous pouvez être disposé à le nier…

– Pardon, monsieur, dit Tom, je ne suis nullement disposé à le nier. Je suis certain qu’il y a là quelque chose de radicalement mauvais, de radicalement monstrueux.

– Bon Dieu ! s’écria le gentleman, parcourant la chambre d’un regard empreint de dignité, que vous dirai-je ? Voyez un peu les résultats affligeants qui naissent de la faiblesse de caractère de miss Pinch ! Quels doivent être les sentiments d’un père, quand, après avoir tant désiré (désir fréquemment exprimé par moi à miss Pinch, et je pense qu’elle n’essayera pas de le nier) que ma fille fût choisie dans ses expressions, gracieuse dans ses manières, ainsi qu’il convient à son rang social, et qu’elle sût tenir poliment à distance ses inférieurs, je la trouve, comme je l’ai fait, ce matin même, adressant à miss Pinch en personne l’épithète de mendiante ! »

La dame s’empressa de rectifier ainsi l’épithète :

« Elle a dit : « Une pauvre mendiante. »

– Ce qui est bien pis, dit le gentleman d’un ton triomphant. Ce qui est bien pis : « Une pauvre mendiante ! » expression basse, grossière, indigne !

– Tout à fait indigne, s’écria Tom. Je suis heureux de vous l’entendre ainsi qualifier.

– Si indigne, monsieur, dit le gentleman, baissant la voix pour la rendre plus expressive encore ; si indigne que, si je ne savais que miss Pinch est une jeune orpheline, sans protecteurs, sans parents, j’eusse, comme je le lui disais à elle-même, il y a quelques minutes à peine, sur ma véracité et mon caractère personnel, j’eusse dès ce moment et pour toujours rompu toute relation entre nous.

– Par le ciel, monsieur, s’écria Tom en se levant (car il ne pouvait plus se contenir), ne vous laissez pas, je vous prie, arrêter par de telles considérations. Elles n’existent pas. Ma sœur ne manque point de protecteur. Dès cet instant elle est prête à partir. Ma chère Ruth, allez mettre votre chapeau !

– Oh ! la jolie famille ! cria la dame. Oh ! c’est bien son frère ! Il n’y a pas de doute à cela !

– Pas plus de doute, madame, dit Tom, qu’il n’est douteux que cette jeune demoiselle est bien votre élève et non celle de ma sœur. Ma chère Ruth, allez prendre votre chapeau !

– Jeune homme, interrompit arrogamment le fondeur de métaux, quand, avec cette impertinence qui vous est naturelle et à laquelle, par conséquent, je ne daignerai plus prendre garde, vous dites que cette jeune demoiselle, ma fille aînée, a été élevée par une autre que miss Pinch, vous… Je n’ai besoin de rien ajouter. Vous m’entendez parfaitement. Je ne doute pas que vous n’ayez l’habitude de ce langage.

– Monsieur ! s’écria Tom, après l’avoir contemplé quelque temps en silence ; si vous ne comprenez pas ma pensée, je vous la formulerai. Si vous la comprenez, je vous prie de ne pas répéter l’expression dont vous vous êtes servi pour y répondre. Voici ma pensée : c’est qu’aucun homme ne saurait s’attendre à voir ses enfants respecter ce qu’il dégrade lui-même.

– Ah ! ah ! ah ! fit le gentleman avec un éclat de rire, voilà bien leur jargon habituel ! Connu ! connu !

– Ce n’est pas du jargon, monsieur ! c’est tout simple et tout naturel. Votre gouvernante ne saurait gagner le respect et la confiance de vos enfants, sans votre aide ! Qu’elle commence par posséder votre confiance et votre respect, et alors vous verrez ce qui arrivera.

– Miss Pinch est allée mettre son chapeau, je pense, ma chère ? dit le gentleman.

– Je vous en réponds, dit Tom, prévenant la réponse. Je n’en fais aucun doute. En attendant, je m’adresse personnellement à vous, monsieur. Vous m’avez exposé votre plainte, monsieur ; vous m’avez appelé pour l’entendre, et j’ai droit d’y répondre. Je ne suis ni bruyant ni turbulent (et c’était bien la vérité), quoique je ne puisse en dire autant de vous, après la façon dont vous m’avez parlé. Je désire, dans l’intérêt de ma sœur, rétablir la simple vérité.

– Vous pouvez établir ce qu’il vous plaira, jeune homme, répondit le gentleman, affectant de bâiller. Ma chère, comptez l’argent qui revient à miss Pinch.

– Quand vous me dites, reprit Tom, qui bouillait d’indignation, tout en gardant un extérieur calme, quand vous me dites que ma sœur n’a pas le don inné de commander le respect à vos enfants, je dois vous répondre, moi, que cela n’est pas, et qu’elle le possède, au contraire. Elle est aussi bien élevée, aussi instruite, aussi bien douée par la nature pour commander le respect, qu’aucun de ceux qui payent une gouvernante et que vous pouvez connaître. Mais quand vous la tenez dans une position inférieure à celle de vos domestiques, devez-vous supposer, pour peu que vous ayez de sens commun, qu’elle n’est pas vis-à-vis de vos filles dans une position dix fois pire ?

– Très-bien ! Sur ma parole, s’écria le gentleman, c’est parfaitement bien !

– C’est très-mal, monsieur, dit Tom. C’est très-mal, c’est misérable, c’est injuste, c’est cruel. Du respect ! Je sais que la jeunesse, dans la vivacité de ses impressions, est toujours prête à observer et à imiter ; or, comment respecterait-elle quelqu’un que personne ne respecte et qu’au contraire tout le monde traite légèrement ? Comment voulez-vous qu’elle s’intéresse à des études dont elle voit le triste fruit dans la situation méprisable qu’elles ont faite à la gouvernante ? Du respect ! Prenez tout ce qu’il y a de plus respectable et placez-le devant vos filles dans le rang où vous mettez la gouvernante, et vous leur ferez fouler aux pieds quoi que ce puisse être !

– Vous parlez avec une impertinence excessive, jeune homme, dit le gentleman.

– Je parle sans passion, mais avec une excessive indignation et avec le mépris que je ressens pour un pareil traitement comme pour ceux qui le pratiquent. Comment pouvez-vous témoigner du déplaisir ou de la surprise, en votre qualité d’honnête homme, pour avoir entendu votre fille dire à ma sœur qu’elle est humble et misérable, lorsque sans cesse vous dites devant votre fille la même chose de cinquante manières différentes, mais qui toutes n’en sont pas moins claires en d’autres mots ; et aussi lorsque votre portier et jusqu’à votre valet de chambre ont le soin délicat d’annoncer la même chose à tout venant ! Quant au soupçon, à la méfiance que vous exprimez sur sa véracité, vous n’avez pas le droit de l’employer chez vous pour lui faire subir un pareil traitement.

– Pas le droit ! s’écria le fondeur de métaux.

– Assurément non. Si vous vous imaginez que le payement d’une somme annuelle d’argent vous donne ce droit, vous vous en exagérez immensément le pouvoir et la valeur. Votre argent est, en pareil cas, la moindre partie de l’affaire. Vous pouvez être ponctuel à lui payer ses gages à la minute, et cependant faire banqueroute à son honneur. Je n’ai rien de plus à vous dire, ajouta Tom, le visage en feu maintenant qu’il avait laissé déborder son indignation ; il ne me reste plus qu’à solliciter de vous la permission d’attendre dans votre jardin que ma sœur soit prête. »

Et sans attendre la permission Tom sortit.

Avant qu’il eût commencé à se calmer, sa sœur vint le rejoindre. Elle pleurait ; Tom ne put supporter que les gens de la maison vissent sa sœur verser des larmes.

« Ils penseraient que vous regrettez de vous en aller, dit Tom. Vous ne regrettez pas de vous en aller, n’est-ce pas ?

– Non, Tom, non ; il y a si longtemps que j’aurai voulu sortir d’ici !

– Très-bien alors !… Ne pleurez pas, dit Tom.

– C’est pour vous seulement, mon chéri, que j’ai du chagrin, continua-t-elle en sanglotant.

– Au contraire, dit Tom, vous devez être très-contente à cause de moi. Je serai doublement heureux de vous avoir pour compagne. Levez la tête. Là ! À présent, nous partons comme il faut, sans fanfaronnade, vous savez, mais fermes et confiants en nous-mêmes. »

L’idée de Tom et sa sœur pouvant faire de la fanfaronnade dans les circonstances où ils se trouvaient, cette idée était une splendide absurdité. Mais, dans son exaltation, Tom était loin de juger ainsi des choses ; et, quand il franchit la porte, il avait sur le front un air si délibéré que le concierge eut peine à le reconnaître.

Ce ne fut qu’après quelques instants de marche et quand Tom se trouva plus calme, plus recueilli, qu’il fut tout à fait rappelé à lui-même par une question de sa sœur, qui lui dit avec sa douce petite voix :

« Où allons-nous, Tom ?

– Mon Dieu ! dit Tom en s’arrêtant, je l’ignore.

– Est-ce que vous… n’avez pas un domicile quelque part, mon chéri ? demanda la sœur de Tom, le regardant avec anxiété.

– Non, dit Tom, pas pour le moment ; pas précisément. Je ne suis arrivé que de ce matin. Il faut que nous trouvions un logement. »

Il ne pouvait lui dire qu’il avait dû habiter avec son ami John, mais qu’à aucun prix il ne devait lui imposer la charge de deux pensionnaires, surtout quand il y avait là-dedans une jeune fille : car il se doutait bien que cette révélation eût mis Ruth dans l’embarras, et qu’après cela la pauvre enfant se fût considérée comme un fardeau pour son frère. Il ne voulait pas non plus la laisser quelque part tandis qu’il irait retrouver John pour lui apprendre le changement survenu dans sa situation : car il ne voulait pas avoir l’air d’abuser des sentiments généreux et hospitaliers de son ami. En conséquence, il répéta : « Il faut naturellement que nous trouvions un logement. » Et il vous dit cela d’un accent aussi résolu que s’il était le meilleur livre de renseignements, le Guide-Book vivant de tous les appartements à louer de la ville de Londres.

« Où voulez-vous que nous allions en chercher ? ajouta-t-il. Quelle est votre idée ? »

La sœur de Tom n’en savait pas là-dessus beaucoup plus long que lui. Elle glissa sa modeste bourse dans la poche de l’habit de Tom, et, croisant la petite main qui venait d’agir ainsi sur l’autre petite main qu’elle avait passée au bras de son frère, elle ne dit mot.

« Il faut, reprit Tom, que ce soit dans un quartier à bon marché, qui ne soit pas trop loin de Londres. Attendez. Croyez-vous qu’Islington soit un bon endroit ?

– Je croirais assez que c’est un quartier excellent, Tom.

– Autrefois il était d’usage de l’appeler le joyeux Islington. Peut-être est-il joyeux encore ; et alors, tant mieux, n’est-ce pas ?

– Oui, si ce n’est pas trop cher, dit la sœur.

– Naturellement, si ce n’est pas trop cher. Eh bien ! de quel côté est Islington ? Nous n’avons rien de mieux à faire que d’y aller. Allons-y ! »

La sœur de Tom fût allée avec lui au bout du monde. Ils se mirent donc en route du mieux possible, bras dessus bras dessous. Mais ayant découvert qu’Islington n’était pas positivement dans le voisinage, Tom se mit en quête de quelque voiture publique qui y conduisît, et il ne tarda point à trouver son affaire. Tandis que le frère et la sœur roulaient sur le chemin d’Islington, ils ne laissèrent pas de tarir la conversation : Tom raconta ses aventures, et la sœur de Tom raconta également tout ce qui lui était arrivé, et tous deux trouvaient beaucoup plus de choses à se dire que de temps pour les dire ; car à peine avaient-ils commencé à causer, en comparaison de tout ce qu’ils avaient à se confier l’un à l’autre, lorsqu’ils atteignirent le but de leur course.

« A présent, dit Tom, il nous faut voir d’abord les rues les plus modestes, puis regarder les écriteaux aux fenêtres. »

Ils se mirent donc à cheminer, aussi gais, aussi contents que s’ils venaient de sortir d’une jolie petite maison à eux appartenant, et qu’ils allassent visiter des logements pour quelque connaissance. Tom n’avait rien perdu de sa simplicité, Dieu merci ! mais maintenant qu’il y avait là quelqu’un qui comptait sur lui, il était encouragé à compter un peu plus sur lui-même ; et il se croyait un gaillard déterminé.

Après avoir erré çà et là durant plusieurs heures, et visité quelque vingtaine de logements, ils commencèrent à trouver le métier fatigant, d’autant plus que pas un d’eux n’était à leur convenance. Enfin cependant ils découvrirent dans une singulière petite maison de vieille date, située dans une rue obscure, deux petites chambres à coucher et un parloir triangulaire qui semblaient faire assez bien leur affaire. On s’étonna de ce qu’ils désiraient prendre immédiatement possession ; cela parut même suspect : mais cette fâcheuse impression fut rachetée par le payement anticipé de la première semaine et par l’adresse qu’ils donnèrent pour renseignements, de John Westlock, Esquire, Furnival’s-Inn, High-Holborn.

Quand cette importante affaire eut été réglée, comme c’était gentil de voir Tom et sa sœur trottant ensemble chez le boulanger, puis chez le boucher, puis chez l’épicier, avec une sorte de joie timide que leur causaient ces soins de ménage inaccoutumés ; tenant tout bas conseil tandis qu’ils faisaient leurs petites emplettes, et tout déconcertés par les moindres observations du marchand ! Lorsqu’ils furent revenus au parloir triangulaire, et que la sœur de Tom, courant de tous côtés, très-occupée de mille riens charmants, s’arrêtait de temps en temps pour donner un baiser au vieux Tom ou lui sourire, Tom se frottait les mains, comme si tout Islington lui appartenait.

Cependant l’après-midi avançait, il se faisait tard, et il était grand temps qu’il songeât à son rendez-vous. Ainsi, après être convenu avec sa sœur que, vu qu’ils n’avaient point dîné, ils souperaient à neuf heures et se permettraient le luxe extravagant de côtelettes de mouton, Tom partit pour aller raconter à John ces merveilleux événements.

« Me voilà devenu tout à coup un homme de ménage, pensait-il. Si je pouvais seulement attraper une occupation, quelle vie agréable nous mènerions ensemble, Ruth et moi ! Ah ! si… ! Mais à quoi bon se décourager ? Il en sera temps quand j’aurai essayé de tout et échoué en tout ; et encore, cela ne me servirait pas à grand’chose. Sur ma parole, se dit-il en pressant le pas, qu’est-ce que John va croire que je sois devenu ? Je l’ignore. Il va commencer à craindre que je ne me sois égaré dans une de ces rues où l’on égorge les campagnards, et qu’on n’ait fait de moi de la chair à pâté ou quelque autre abomination. »

Chapitre XII. Tom Pinch, s’étant égaré en route, trouve qu’il n’est pas le seul qui soit dans cette passe. – Il prend sa revanche sur un ennemi tombé. §

Le mauvais génie de Tom ne le conduisit pas dans le repaire d’un de ces confectionneurs de pâtisserie cannibalique qu’on représente dans plus d’une légende populaire comme faisant dans la métropole un grand commerce de détail ; il ne le désigna pas non plus pour être la proie des joueurs de gobelets, coupeurs de bourse, escamoteurs, chevaliers d’industrie et tous autres fripons mieux connus de la police. Il ne lia pas conversation avec quelque gentleman qui l’emmenât dans un cabaret où se serait trouvé un autre gentleman, lequel eût juré qu’il avait plus d’argent qu’aucun gentleman, et n’eût pas tarder à prouver qu’il avait au moins plus d’argent que le gentleman présent, en lui prenant le sien ; il ne tomba pas non plus dans quelqu’un de ces nombreux pièges à hommes, qui, sans aucun avertissement, sont semés sur le sol de cette ville. Mais il se perdit en chemin, ce qui ne fut pas long, et en cherchant à se retrouver, il s’égara de plus en plus.

Cependant Tom, dans sa naïve ignorance de Londres, se croyait bien malin de se donner de garde d’aller demander la direction de Furnival’s-Inn ; à moins toutefois qu’il ne lui arrivât de se trouver près de la Monnaie ou de la Banque d’Angleterre : auquel cas il entrerait et ferait une ou deux questions, confiant dans la parfaite respectabilité des gens de l’établissement. Il marchait donc toujours, regardant au bout de toutes les rues qu’il traversait, et quelquefois les remontant à moitié ; et alors, en quittant sans s’en douter Goswell-Street, il enfilait Aldermanbury sans le savoir, s’égarait dans Barbican, et se retrouvait sans cesse de l’autre côté du centre de London-Wall ; de là, il se jetait à la traverse dans Thames-Street, par un instinct fidèle qui eût été merveilleux si Tom avait eu le moindre désir ou le moindre motif d’aller de ce côté ; voilà comment enfin il se trouva tout près du Monument.

L’Homme du Monument était pour Tom un être aussi mystérieux que l’Homme de la Lune. M. Pinch eut tout de suite l’idée que la créature solitaire qui vivait dans ce pilier loin de l’humanité tout entière, comme un vieil ermite, était précisément l’homme à qui il pouvait demander son chemin en toute confiance. Il devait être froid par habitude et peu accessible aux passions humaines, la colonne qu’il habitait était trop au-dessus de cela ; mais si la Vérité n’existait pas à la base du Monument, malgré la strophe de Pope sur l’extérieur de cet édifice, où pouvait-on espérer, se disait Tom, de la rencontrer à Londres ?

En s’approchant davantage du Monument, Tom éprouva un grand encouragement à voir que l’Homme du Monument avait des goûts simples ; qu’au milieu de cette résidence massive et artificielle, il conservait encore le culte des souvenirs champêtres ; qu’il aimait les fleurs, suspendait dans sa chambre des cages d’oiseaux, n’était pas complètement dépourvu de verdure au seuil de sa porte, et élevait de jeunes arbres dans des baquets. L’Homme du Monument était lui-même en ce moment assis devant sa porte, occupé à bâiller, comme s’il n’y avait pas là le Monument pour lui fermer la bouche et pour donner à son existence un intérêt perpétuel.

Tom s’avançait vers ce personnage remarquable pour lui demander le chemin de Furnival’s-Inn, quand deux curieux se présentèrent pour visiter le Monument. C’étaient un gentleman et une dame. Le gentleman dit :

« Combien par personne ? »

L’Homme du Monument répondit :

« Un tanneur36. »

Cette expression paraissait triviale, en la rapprochant du Monument.

Le gentleman mit un schelling dans la main de l’Homme du Monument, et celui-ci ouvrit une petite porte sombre. Quand le gentleman et la dame eurent disparu, l’Homme referma la porte et revint lentement à sa chaise.

Il s’assit et se mit à rire.

« Ils ne savent pas, dit-il, combien il y a de marches. Sinon, ils auraient plutôt payé double pour rester ici. Elle est bonne !… »

L’homme du Monument était un cynique, un vrai roué ! Tom ne pouvait plus songer à lui demander son chemin ; au contraire, il était disposé à n’ajouter foi à aucune de ses paroles.

« Mon Dieu ! s’écria derrière M. Pinch une voix bien connue. Pour sûr, c’est lui ! »

En même temps, Tom se sentit frappé dans le dos par le haut d’une ombrelle. Comme il se retournait pour avoir l’explication de ce salut, il aperçut la fille aînée de son ex-patron.

« Miss Pecksniff !… dit Tom.

– Comment ! ô ciel ! M. Pinch !… s’écria Cherry. Qu’est-ce que vous faite ici ?

– Je me suis égaré en route, dit Tom. Je…

– J’espère que vous vous êtes sauvé de la maison, dit Charity. Ce serait ma foi bien fait, et on ne pourrait que vous en féliciter, quand papa s’oublie à ce point.

– Je l’ai quitté, répondit Tom. Mais c’était le bon accord des deux côtés. Ce n’est pas du tout une fuite clandestine.

– Est-ce qu’il est marié ? demanda Cherry avec un tremblement nerveux du menton.

– Non… pas encore, dit Tom en rougissant. Pour vous avouer la vérité, je ne crois pas qu’il se marie si… si c’est miss Graham qui est l’objet de sa passion.

– Ta ta ta, monsieur Pinch ! s’écria Charity avec la vivacité de l’impatience ; il est facile de vous en faire accroire. Vous ignorez de quels artifices est capable une pareille créature. Tout ce monde-là ne vaut pas grand’chose.

– Vous n’êtes pas mariée ? demanda Tom, hasardant cette question pour détourner le cours de la conversation.

– Non, non !… dit Cherry, en dessinant avec le bout de son ombrelle le contour d’un des pavés de l’enceinte du Monument. Je… Mais il est vraiment impossible de s’expliquer ici. Ne voulez-vous pas entrer ?

– Vous demeurez donc par ici ? dit Tom.

– Oui, répondit miss Pecksniff en montrant du bout de son ombrelle la pension bourgeoise, je demeure chez mistress Todgers, pour le moment. »

La façon expressive dont elle avait appuyé sur ces derniers mots fit comprendre à Tom qu’on attendait de lui quelque question à cet égard. Aussi dit-il :

« Pour le moment seulement !… Devez-vous retourner bientôt chez vous ?

– Non, monsieur Pinch, répondit Charity. Non, je vous remercie. Non ! Une belle-mère qui serait plus jeune que… je veux dire qui est presque du même âge que moi, ne me conviendrait pas du tout. Pas du tout ! répéta Cherry avec un éclat de dépit.

– Je pensais qu’en disant : Pour le moment

– En vérité, sur ma parole, monsieur Pinch, dit Charity en rougissant, je ne supposais pas que vous me presseriez autant sur ce sujet ; sinon, je n’eusse pas été assez imprudente pour y faire allusion, car réellement… Mais est-ce que vous ne voulez pas entrer ? »

Tom, pour s’excuser, exposa qu’il avait rendez-vous à Furnival’s-Inn, et qu’en venant d’Islington il avait fait quelques zigzags de trop et s’était ainsi trouvé au Monument en s’égarant de plus en plus. Miss Pecksniff sourit en dessous quand il lui demanda si elle connaissait le chemin pour aller à Furnival’s-Inn, et enfin elle trouva le courage de lui répondre :

« Un gentleman de mes amis, pas précisément de mes amis, mais de mes connaissances… Oh ! sur ma parole, je sais à peine ce que je dis, monsieur Pinch… N’allez pas supposer qu’il y ait le moindre engagement entre nous ; ou bien, s’il y en a un, que ce soit une chose définitive… Ce gentleman, dis-je, doit se rendre immédiatement dans le voisinage de Furnival’s-Inn pour une petite affaire, je crois, et je suis certaine qu’il serait enchanté de vous accompagner pour vous empêcher de vous perdre encore. Veuillez donc entrer à la maison. Vous y trouverez très-probablement ma sœur Merry, ajouta-t-elle avec un étrange mouvement de tête et avec un sourire qui n’avait pas du tout l’air agréable.

– Alors je pense, dit Tom, que je tâcherai de découvrir mon chemin tout seul, car je crains que votre sœur ne soit pas très-satisfaite de me revoir. Cette malheureuse circonstance, à propos de laquelle vous et moi nous avons échangé en particulier quelques paroles amicales, n’a pas dû lui inspirer à mon égard des sentiments bien tendres. Et cependant il n’y avait réellement pas de ma faute.

– Jamais elle n’en a entendu parler, vous pouvez en être sûr, dit Cherry en relevant les coins de sa bouche et adressant un signe de tête à Tom. Et d’ailleurs, je ne suis pas sûre du tout qu’elle vous en voulût beaucoup pour cela si elle l’avait appris.

– Vous ne le lui avez pas dit ! s’écria Tom, réellement ému par cette insinuation.

– Je ne lui ai rien révélé, répondit Charity. Si je n’avais su déjà tout ce qu’il y a d’odieux dans la trahison et l’imposture, je l’eusse appris peut-être à la vue du succès qu’elles ont pu obtenir auprès de… qu’elles ont pu obtenir… »

Ici elle sourit comme tout à l’heure et ajouta : « Mais je ne veux rien dire. Au contraire, je méprise cela. Vous devriez bien entrer ! »

Il y avait dans toutes ces demi-confidences un mystère qui piquait la curiosité de Tom et troublait ce cœur plein de tendresse. Dans un moment d’irrésolution, il regarda Charity, et ne put s’empêcher de remarquer sur son visage une lutte entre deux sentiments, l’un de triomphe et l’autre de honte, et vit bien que même en rencontrant ses yeux, dont elle ne se souciait guère, elle détournait les siens avec une sorte de sombre défi dans ses manières.

Une idée vague traversa le cerveau de Tom : c’était le pressentiment voilé encore, que le changement de ses relations avec Pecksniff produirait peut-être chez lui un changement dans sa manière de voir à l’égard des autres, et lui ouvrirait l’esprit sur bien des choses dont il ne s’était pas même douté auparavant. Et pourtant, il n’avait pas encore de jugement arrêté sur la conduite de Charity. Il était loin de s’imaginer que c’était parce qu’il avait été témoin des mortifications de cette demoiselle, qu’elle saisissait avec plus d’ardeur la première occasion de se servir de la présence de leur ancien commensal pour humilier sa sœur, plongée maintenant dans un malheur bien plus cruel que le chagrin qu’elle avait eu à subir elle-même : car il ne savait rien de ce qui était arrivé, et se représentait toujours Mercy comme une créature étourdie, inconsidérée, vulgaire, continuant de professer pour lui ce même dédain qu’elle n’avait jamais pris la peine de cacher le moins du monde. En résumé, il avait seulement l’impression confuse que miss Pecksniff n’était pas la meilleure du monde ; et, étant curieux de tirer cela au clair, il accompagna Charity, comme elle le désirait.

Quand on eut ouvert la porte de la maison, Charity passa devant Tom, l’invitant à la suivre, et elle le mena ainsi jusqu’à la porte du parloir.

« Oh ! Mercy, dit-elle en jetant un regard dans cette pièce, je suis bien aise que vous ne soyez pas encore retournée chez vous. Qui pensez-vous que j’aie rencontré dans la rue et que je vous amène ? M. Pinch ! Qu’en dites-vous ? N’êtes-vous pas bien surprise ? »

Si elle fut surprise, Tom ne le fut pas moins quand il l’aperçut ; c’est lui qui fut surpris, bien plus surpris qu’elle-même.

« M. Pinch a quitté papa, ma chère, dit Cherry, et ses projets d’avenir sont tout à fait florissants. Je lui ai promis qu’Auguste, qui va de ce côté, l’accompagnerait à l’endroit où il veut se rendre. Auguste, mon enfant, où êtes-vous ? »

Là-dessus, miss Pecksniff sortit du parloir en appelant Auguste Moddle à grands cris, et laissa Tom Pinch seul avec Mercy.

Si Mercy eût été toujours la meilleure amie de Tom, si à travers sa longue servitude elle l’eût traité avec plus d’égards que n’en obtint jamais un pauvre souffre-douleur comme lui, si elle lui eût embelli toutes les heures des nombreuses années qu’il avait passées sous leur toit, si enfin elle eût toujours ménagé Tom sans jamais le blesser, l’honnête cœur du pauvre garçon ne se fût pas gonflé devant Mercy d’une pitié plus profonde ou d’une amitié plus pure de toute rancune.

« Mon Dieu ! Vous êtes vraiment la dernière personne au monde que j’eusse pensé voir ! »

Tom regretta cet accueil, qui ne lui rappelait que trop les temps passés. Il ne s’était pas attendu à cela. Cependant cela ne l’empêcha pas en même temps d’être fâché de la voir si changée de visage et si peu changée d’humeur. C’étaient deux sentiments qui n’avaient rien d’incompatible.

« Je m’étonne que vous trouviez du plaisir à venir me voir. J’ignore comment cela a pu vous venir en tête. Quant à moi, je m’en serais toujours passée volontiers. Je ne crois pas, monsieur Pinch, qu’il y ait eu, à aucune époque, grande amitié entre nous. »

Son chapeau était à côté d’elle sur le sofa, et Mercy, tout en parlant, en maniait les rubans, mais elle les maniait avec trop d’activité pour avoir conscience de ce que faisaient ses doigts.

« Nous ne nous sommes jamais querellés, dit Tom (Et Tom avait raison, car on ne peut pas plus se quereller sans adversaire que jouer tout seul aux échecs ou se battre en duel avec soi-même.) J’espérais que vous seriez bien aise d’échanger une poignée de main avec un ancien ami. Ne réveillons point le passé. Si jamais je vous ai offensée, je vous en demande pardon. »

Mercy le regarda un moment, laissa tomber son chapeau de ses mains, qu’elle étendit sur son visage, et fondit en larmes.

« Oh ! monsieur Pinch ! dit-elle, je sais bien que jamais vous n’avez eu à vous louer de moi ; mais je vous croyais plus indulgent. Je ne pensais pas que vous fussiez si cruel. »

La manière dont elle parlait en ce moment ressemblait aussi peu à celle d’autrefois que Tom pouvait le souhaiter. Mais Mercy semblait lui adresser un reproche, et il ne le comprenait pas.

« Je l’ai rarement témoigné, continua-t-elle ; jamais même, je l’avoue. Mais j’avais pour vous tant d’estime, que, si j’avais été invitée à nommer la personne du monde la moins capable de me blesser, je vous eusse nommé de confiance.

– Vous m’eussiez nommé !

– Oui, dit-elle avec énergie, et je l’ai souvent pensé. »

Après un moment de réflexion, Tom prit une chaise et s’assit à côté de Mercy.

« Croyez-vous, dit-il, oh ! pouvez-vous croire que ce que je viens de dire, je l’aie dit autrement que dans le sens sincère et droit qu’avaient ostensiblement mes paroles et que l’esprit n’en soit pas conforme à la lettre ? Si jamais je vous ai offensée, pardonnez-le-moi ; cela peut m’être arrivé quelquefois. Quant à vous, jamais vous n’avez eu de tort avec moi, jamais vous ne m’avez offensé. Comment alors eussé-je pu songer à prendre une revanche, quand bien même je serais assez dur, assez méchant pour en avoir l’envie ? »

Au bout de quelques temps, Mercy la remercia à travers ses larmes et ses sanglots, et elle lui dit que jamais, depuis le jour où elle avait quitté la maison paternelle, elle n’avait été à la fois aussi triste et aussi consolée. Elle pleura encore amèrement ; et ce qui faisait le plus de peine à Tom, en la voyant pleurer, c’était surtout de penser que ce caractère naturellement enjoué avait tant besoin, maintenant, de sympathie et de tendresse.

« Allons, allons ! dit Tom. Vous aviez l’habitude d’être gaie tout le long du jour.

– Ah ! l’habitude !… s’écria-t-elle d’un ton qui déchira le cœur de Tom.

– Et vous le serez encore, dit-il.

– Non, jamais. Non, jamais, plus jamais. S’il vous arrivait un jour de causer avec le vieux M. Chuzzlewit, ajouta-t-elle en regardant vivement Tom en face (j’ai pensé quelquefois qu’il vous aimait, mais qu’il ne voulait pas le laisser paraître), voulez-vous me promettre de lui dire de ma part que vous m’avez vue ici et que je n’ai pas oublié la conversation que nous eûmes ensemble dans le cimetière ? »

Tom lui en fit la promesse.

« Bien des fois, depuis ce jour où je lui ai exprimé le regret de n’avoir pas reçu plus tôt ses avis, je me suis rappelé les paroles de M. Chuzzlewit. Je désire qu’il sache combien ses soupçons étaient vrais, quoique jamais je ne les eusse confirmés par un aveu, comme je suis résolue à n’en parler jamais. »

Tom s’y engagea également, mais sous la forme conditionnelle. Il ne voulut pas redoubler le chagrin de Mercy en lui disant qu’il était peu probable que lui et le vieillard se rencontrassent de nouveau dans la vie.

« Si jamais il pouvait recevoir par votre entremise cette confidence, cher monsieur Pinch, continua Mercy, dites-lui que, si je lui en fais part, ce n’est pas pour moi, mais pour qu’à l’occasion il soit plus indulgent, plus patient, plus confiant envers une autre personne. Dites-lui que, s’il pouvait savoir combien mon cœur tremblait dans la balance ce jour-là, et comme il eût fallu peu de choses pour faire pencher le plateau, son propre cœur saignerait de pitié pour moi.

– Oui, oui, dit Tom, je n’y manquerai pas.

– Au moment où je lui semblais le plus indigne de son intérêt, j’étais… oh ! oui, je l’étais, car souvent, souvent depuis, j’y ai pensé… J’étais tout à fait disposée à suivre ses conseils. Oh ! s’il avait eu encore un moment de patience, s’il m’avait seulement gardée un quart d’heure de plus à me chapitrer, s’il avait prolongé de quelques instants sa compassion pour une pauvre fille, bien légère et bien étourdie, il eût pu la sauver, comme je suis certaine qu’il en avait l’intention. Dites-lui que je ne lui en veux point, et qu’au contraire je lui suis reconnaissante de l’effort qu’il a fait ; mais priez-le au nom du ciel, au nom de la jeunesse, et par pitié pour la lutte qu’une nature imprudente et inexpérimentée peut soutenir afin de réprimer l’aveu qu’elle a sur ses lèvres, et qu’elle se reprocherait comme une faiblesse, priez-le de ne jamais, jamais oublier mon exemple, quand il se trouvera en pareille occasion. »

Bien que Tom ne saisît pas complètement le sens de ses paroles, il pouvait cependant les comprendre à peu près. Touché jusqu’au vif, il prit la main de Mercy, à qui il adressa ou voulut adresser quelques mots de consolation. Elle le sentit, elle comprit ce qu’il lui disait et ce qu’il ne lui disait pas. Il se demanda même plus tard s’il ne s’était pas trompé en croyant la voir s’agenouiller devant lui et le bénir.

Quand Mercy eut quitté le parloir, il s’aperçut qu’il n’y était pas resté seul. Mistress Todgers était là qui secouait la tête. Tom n’avait jamais vu mistress Todgers, nous n’avons pas besoin de le dire ; mais il sentit que c’était la maîtresse de la maison, et il remarqua dans son regard une compassion naturelle qui conquit son estime.

« Ah ! monsieur, vous êtes un ancien ami, je le vois, dit mistress Todgers.

– Oui, dit Tom.

– Et cependant, insinua mistress Todgers en fermant doucement la porte, elle ne vous a point confié la cause de sa tristesse, j’en suis certaine. »

Tom fut frappé de l’exactitude de cette supposition.

« Il est vrai, dit-il, qu’elle ne me l’a point confiée.

– Et vous la verriez tous les jours que vous n’en seriez pas plus avancé. Jamais elle ne me fait entendre la moindre plainte, jamais elle ne profère un simple mot d’explication ou de reproche. Mais je sais l’affaire ! dit mistress Todgers avec une aspiration prolongée ; je sais l’affaire ! »

Tom inclina la tête d’un air triste.

« Je la sais bien aussi, dit-il.

– Je suis persuadée, reprit mistress Todgers en tirant son mouchoir de son vaste ridicule, que personne ne pourrait jamais dire la moitié de ce que cette pauvre jeune créature a à souffrir. Mais, quoiqu’elle vienne ici continuellement épancher son pauvre cœur, sans qu’il en sache rien, et qu’elle soit toujours à me dire : « Mistress Todgers, je suis bien mal aujourd’hui ; je crois que je ne tarderai pas à mourir, » pleurant là dans ma chambre, sur une chaise, jusqu’à ce que l’accès soit passé, je ne puis pas lui en arracher davantage. Et pourtant, ajouta mistress Todgers, en remettant son mouchoir, je me flatte qu’elle me considère comme une excellente amie. »

Mistress Todgers aurait pu dire : « Comme sa meilleure amie. » Les pensionnaires du commerce et le jus de viande avaient éprouvé rudement le caractère de mistress Todgers ; le gain (et vraiment le sien était si peu de chose qu’elle était bien excusable de ne pas le perdre de vue, pour qu’il ne se réduisît pas tout à fait à rien), le gain avait accaparé l’attention de mistress Todgers. Mais dans un pauvre petit coin de son cœur, en montant quelques pas, et en tournant du côté de ce cabinet noir que tout le monde ne verrait pas, il y avait une porte secrète avec ce mot : « Femme » écrit sur le bouton ; et Mercy n’avait eu qu’à le tourner légèrement de sa main pour voir la porte s’ouvrir à deux battants et lui offrir un refuge.

Quand les comptes de la pension bourgeoise seront balancés avec tous les autres grands-livres, et que l’inventaire de l’ange chargé des Doit et Avoir aura été dressé pour l’éternité, peut-être un crédit te sera-t-il ouvert là-haut, ô la plus maigre des Todgers, qui te rendra belle comme le jour !

Et elle était déjà si rapidement devenue belle aux yeux de Tom (car il vit qu’elle était pauvre, et que cette pensée lui était venue au sein même des misérables débats de son existence), qu’une minute de plus et il aurait adoré en elle une Vénus, si miss Pecksniff n’était entrée avec son ami.

« Monsieur Thomas Pinch, M. Moddle, dit Charity, accomplissant avec un orgueil visible la cérémonie de la présentation. Où est ma sœur ?

– Elle est partie, miss Pecksniff, répondit mistress Todgers, elle était attendue chez elle.

– Ah ! soupira Charity regardant Tom. Ô mon Dieu !

– Elle est bien changée depuis qu’elle est à un autre… depuis qu’elle est mariée, mistress Todgers, dit Moddle.

– Mon cher Auguste, dit miss Pecksniff à voix basse, vous avez déjà répété cela cinquante mille fois devant moi. Que vous êtes prosaïque !… »

Cela fut suivi d’un échange de petits mots d’amour, presque tous du cru de miss Pecksniff ; il n’y avait pas grand écho de l’autre côté. En tout cas, M. Moddle répondait d’une manière beaucoup moins empressée que la plupart des jeunes amoureux, et laisser percer un abattement d’esprit qui ressemblait à un complet accablement.

Il ne se ranima pas le moins du monde quand Tom et lui se trouvèrent dans la rue, mais il se mit à soupirer si profondément qu’il était effrayant à entendre. Afin de le relever un peu, Tom lui adressa le souhait ordinaire qu’on fait aux amoureux : « Allons ! bien de la joie !

– De la joie !… s’écria Moddle. Ha ! ha !

– Quel jeune homme extraordinaire ! pensa Tom.

– Le grand mystificateur ne vous a pas marqué de son sceau, dit Moddle. Est-ce que vous vous inquiétez de ce que vous pouvez devenir ? »

Tom avoua que c’était un sujet qui l’intéressait jusqu’à un certain point.

« Ah bien ! moi, pas, dit M. Moddle. Les Éléments peuvent me prendre quand il leur plaira. Je suis prêt. »

Tom conclut de ces expressions, et de plusieurs autres de même nature, que M. Moddle était jaloux. En conséquence, il l’abandonna à son humeur si chagrine vraiment, qu’il se sentit l’esprit dégagé d’un poids énorme lorsqu’il se sépara de son compagnon de route devant la porte de Furnival’s-Inn.

Il y avait bien deux heures que le dîner de John Westlock refroidissait ; et Westlock parcourait la chambre en tous sens, inquiet de ce que Tom pouvait être devenu. Le couvert était mis ; le vin avait été transvasé soigneusement dans les carafes ; le dîner exhalait un fumet délicieux.

« Eh bien, mon vieux Tom, à quel bout du monde avez-vous donc été ? Votre malle est arrivée. Ôtez vite vos bottes et asseyez-vous.

– Je regrette d’avoir à vous dire que je ne puis rester, répliqua Tom Pinch, tout essoufflé par la précipitation avec laquelle il avait monté l’escalier.

– Vous ne pouvez pas rester !

– Si vous voulez toujours vous mettre à dîner, pendant ce temps-là je vous dirai pourquoi. Mais moi, je ne peux pas dîner avec vous : je n’aurais plus d’appétit pour les côtelettes.

– Mais il n’y a pas ici de côtelettes, mon bon ami.

– Non sans doute, mais il y en a à Islington. »

John Westlock demeura confondu devant cette réponse, et jura qu’il ne prendrait pas une bouchée que Tom ne se fût expliqué positivement. Tom s’assit donc et fit un récit complet, que John écouta avec le plus vif intérêt.

Il connaissait trop bien Tom et respectait trop sa délicatesse pour lui demander comment il avait pu prendre tous ces arrangements sans commencer par lui en parler. Il fut tout le premier à juger convenable que Tom retournât immédiatement auprès de sa sœur, attendu qu’il connaissait à peine le quartier où il l’avait laissée ; il lui proposa de bonne grâce de l’accompagner en fiacre et de transporter ainsi sa malle. Tom l’ayant invité, de son côté, à vouloir bien souper ce soir-là avec eux, il refusa tout net ; mais il accepta pour le lendemain.

« Et maintenant, Tom, dit-il, tandis qu’ils roulaient en fiacre, j’ai à vous adresser une question pour laquelle j’attends de vous une réponse sincère et directe. Avez-vous besoin d’argent ? Je suis à peu près sûr que vous en manquez.

– Non vraiment, dit Tom.

– Je gage que vous me trompez ?

– Non. Je vous remercie mille fois ; mais c’est pour tout de bon. Ma sœur a quelque argent, et moi aussi. S’il ne me restait plus rien, John, j’aurais encore pour dernière ressource une bank-note de cinq livres sterling que cette bonne créature, mistress Lupin, du Dragon, m’a tendue sur l’impériale, dans une lettre où elle me priait de lui emprunter ce billet ; après quoi, elle a tourné bride le plus vite qu’elle a pu.

– Ah ! la bonne créature, s’écria John ; puisse-t-il tomber une bénédiction dans chaque fossette de son joli visage ! bien que je ne sache pas trop pourquoi vous lui donneriez la préférence sur moi. N’importe ; j’attendrai, Tom.

– Et j’espère, répliqua gaiement Tom, que vous attendrez longtemps ; car je vous dois déjà, de cent autres manières, beaucoup plus que je ne puis jamais espérer de vous payer. »

Ils se séparèrent à la porte de la nouvelle résidence de Tom. John Westlock, assis dans le fiacre, entrevit une petite créature fraîche et alerte qui s’élança pour embrasser Tom et l’aider à porter sa malle, et en ce moment John n’eût pas demandé mieux que de changer de place avec Tom.

Il faut dire aussi que Ruth était un petit être ravissant. Elle avait une grâce et une douceur sérieuse, pleine d’un charme infini. C’était bien, ma foi ! le meilleur assaisonnement aux côtelettes qu’on eût jamais inventé. Les pommes de terre semblaient prendre plaisir à envoyer sur ses pas leur agréable vapeur ; la mousse jaillissait du pot de porter pour attirer son attention. Peines perdues : Ruth ne voyait que Tom. Tom était pour elle l’alpha et l’oméga, tout au monde.

Et tandis que, assise en face de Tom, au souper, elle jouait avec ses doigts, sur la nappe, un des airs favoris de son frère, et le regardait en souriant, Tom n’avait jamais été si heureux de sa vie.

Chapitre XIII. Police secrète. §

En revenant de la Cité avec son ami sentimental, Tom Pinch avait aperçu la figure et frôlé la manche râpée de l’habit de M. Nadgett, l’agent mystérieux de la Compagnie anglo-bengalaise d’assurances et de crédit désintéressé. Tom oublia naturellement M. Nadgett aussitôt que celui-ci eût disparu ; car il ne le connaissait pas et n’avait jamais entendu prononcer son nom.

De même qu’il y a dans la vaste métropole de l’Angleterre un grand nombre de gens qui se lèvent le matin sans savoir où le soir ils reposeront leur tête, de même il y en a une multitude qui ne sont occupés toute la journée qu’à tirer leur flèches par-dessus les maisons, sans savoir sur qui elles iront tomber. M. Nadgett eût pu passer à côté de Tom Pinch dix mille fois ; il eût pu connaître parfaitement sa figure, son nom, ses occupations et son caractère, sans pourtant se douter jamais que Tom eût le moindre intérêt dans aucun de ses actes et de ses mystères. Tom naturellement en aurait fait autant. Cependant un seul et même homme, au milieu de toute l’humanité, occupait les pensées de l’un et de l’autre au même moment ; ce jour-là, cet homme était intimement mêlé, quoique d’une façon différente, aux aventures de chacun d’eux, et formait, quand ils passèrent l’un à côté de l’autre dans la rue, le sujet dominant de leurs méditations.

On comprendra sans explications pourquoi Tom pensait à Jonas Chuzzlewit. Quant à M. Nadgett, c’est tout autre chose.

Cependant, d’une manière ou d’une autre, l’aimable et digne orphelin était devenu une partie intégrante du mystère qui remplissait l’existence de M. Nadgett. M. Nadgett prenait à ses moindres actions un intérêt infatigable. Il l’épiait constamment en dedans comme en dehors des bureaux de la compagnie, où il était maintenant officiellement installé en qualité de directeur. Nadgett suivait sa piste dans les rues ; il s’arrêtait pour écouter lorsque Jonas parlait. Assis dans les cafés, il inscrivait continuellement son nom sur les pages de son grand portefeuille ; il inscrivait continuellement, à son sujet, des lettres qu’il mettait après au feu avec défiance et précaution, quand il les trouvait dans sa poche ; se baissant pour voir le papier brûlé s’envoler dans la cheminée, comme s’il craignait que le mystère qui y avait été contenu ne s’échappât en haut par le tuyau.

Et pourtant tout cela était un secret que M. Nadgett gardait, et gardait bien. Jonas ne se doutait pas le moins du monde que les yeux de M. Nadgett fussent fixés sur lui ; il se serait aussi volontiers imaginé qu’il vivait sous la surveillance de tout un ordre de jésuites. À vrai dire, les yeux de M. Nadgett étaient rarement fixés sur d’autres objets que le parquet, la pendule ou le feu ; mais il fallait que chaque bouton de son habit fût un œil, tant il voyait de choses.

Ses manières discrètes et timides désarmaient le soupçon. Loin de donner à penser qu’il espionnât quelqu’un, elles auraient plutôt fait croire qu’il avait peur d’être lui-même l’objet d’un continuel espionnage. Ses mouvements étaient si furtifs, il était tellement enveloppé en lui-même, que le but unique de sa vie semblait être d’éviter les regards pour conserver son secret. Jonas le voyait quelquefois voltiger dans la rue ou dans le vestibule, attendant à sa porte cet homme qui ne venait jamais ; ou bien s’éloignant à la dérobée, la figure impassible et la tête baissée, faisant danser devant lui son éternel gant de castor : mais Jonas aurait aussi bien supposé la croix qui se trouve sur le dôme de Saint-Paul capable de prendre note de ses faits et gestes, et de tendre sous ses pieds un vaste filet, qu’il eût soupçonné Nadgett d’une semblable occupation.

Vers cette époque, il se fit un changement mystérieux dans la mystérieuse existence de M. Nadgett : jusqu’alors on l’avait vu, tous les matins, descendre Cornhill, si parfaitement pareil au Nadgett de la veille, que la rumeur populaire l’accusait de ne jamais se coucher ni même se déshabiller ; maintenant on le vit pour la première fois dans Holborn, tournant le coin de Kingsgate-Street ; et on découvrit qu’il allait positivement, tous les matins, chez un barbier de cette rue pour se faire raser, et que ce barbier se nommait Sweedlepipe. Il semblait qu’il eût des rendez-vous, chez ce barbier, avec l’homme qui ne venait jamais ; car souvent il attendait fort longtemps dans la boutique ; il demandait une plume et de l’encre, il tirait son portefeuille, et paraissait très-affairé durant une heure au moins. Mme Gamp et M. Sweedlepipe avaient souvent de longues conversations au sujet de ce mystérieux chaland ; mais ils s’accordaient généralement à dire que c’était quelque spéculateur malheureux qui se tenait à l’ombre.

Il fallait qu’il eût encore d’autres lieux de rendez-vous avec l’homme qui n’était jamais de parole ; car le garçon du Cheval de corbillard, taverne de la Cité où se réunissaient les employés des pompes funèbres, l’avait trouvé un jour décrivant des arabesques avec le tuyau d’une pipe, sur la sciure de bois d’un crachoir propre, sans se faire rien servir, sous prétexte qu’il attendait un monsieur. Comme ce monsieur n’avait pas eu la délicatesse de tenir sa promesse, M. Nadgett revint le lendemain avec son portefeuille tellement boursouflé qu’on le regarda au comptoir comme un homme qui possédait beaucoup de valeurs. Dès lors on le revit tous les jours ; il avait tant d’écritures à faire, qu’il lui arrivait fréquemment de vider, en deux séances, un vaste encrier de plomb. Quoiqu’il ne parlât pas beaucoup, à force de rencontrer les habitués du lieu, il fit connaissance avec eux. Peu à peu il se lia intimement avec M. Tacker, le premier commis de M. Mould, et même avec M. Mould en personne, qui déclarait publiquement que c’était un fin matois, un rusé compère, un finaud, avec une foule d’autres qualifications également flatteuses.

Vers la même époque, M. Nadgett parla aux employés de la Compagnie d’assurances d’un mal (un mal secret, cela va sans dire) qu’il avait au foie, et leur dit qu’il croyait devoir se mettre entre les mains d’un médecin. En conséquence, on l’adressa aux soins de Jobling, qui ne put découvrir la place où le foie de Nadgett était attaqué. Mais celui-ci n’en persista pas moins, en déclarant que son foie lui appartenait, et qu’il avait la prétention de croire que personne ne le connaissait mieux que lui, de sorte qu’il devint le patient de M. Jobling ; et on le voyait entrer chez le docteur et en sortir une douzaine de fois par jour, pour lui détailler lentement et sous le sceau du secret les symptômes de son mal.

Comme il poursuivait toutes ces occupations à la fois ; comme il les poursuivait secrètement et sans relâche ; comme il observait avec une infatigable vigilance tout ce que disait et faisait M. Jonas, et tout ce qu’il lui restait à dire ou à faire il n’est pas improbable que tout ce manège se rattachât secrètement à quelque grand complot ténébreux que M. Nadgett avait en tête.

Le matin du jour même où Tom Pinch avait eu tant d’aventures, au moment où les horloges sonnaient neuf heures, Nadgett parut soudainement dans Pall Mall, devant la maison de M. Montague… Il apparaissait toujours subitement comme s’il sortait d’une trappe. Il sonna à la dérobée, comme s’il faisait un mauvais coup ; puis, quand la porte fut suffisamment entrebâillée pour permettre à son corps de passer, il se glissa dans la maison. Aussitôt qu’il y fut entré, il ferma la porte de ses propres mains.

M. Bailey monta l’annoncer sans délai, et revint le prier de le suivre dans la chambre de son maître. Le président de la Compagnie anglo-bengalaise d’assurances et de crédit désintéressé s’habillait en ce moment, et reçut Nadgett comme on reçoit un agent qui va et vient continuellement, et qu’on admet à toute heure dans l’intérêt des affaires.

« Eh bien, monsieur Nadgett ?

– Je crois que nous avons enfin quelques nouvelles, monsieur.

– J’en suis bien aise. Je commençais à craindre que vous n’eussiez perdu la trace, monsieur Nadgett.

– Non, monsieur. Parfois elle est moins fraîche et moins facile à suivre. On n’y peut rien.

– Vous parlez comme un livre, monsieur Nadgett. Avez-vous un grand succès à m’annoncer ?

– C’est vous qui en jugerez, répondit M. Nadgett en mettant ses lunettes.

– Qu’en pensez-vous, vous-même ? Êtes-vous content ? »

M. Nadgett se frotta lentement les mains, se caressa le menton, regarda autour de la chambre, et dit :

« Oui, oui, je crois que l’affaire est bonne, je suis porté à croire que l’affaire est bonne. Voulez-vous que nous nous y mettions tout de suite ?

– Sans aucun doute. »

M. Nadgett choisit une certaine chaise parmi toutes les autres ; et, l’ayant plantée dans une certaine place avec autant de précaution que s’il se fût disposé à sauter par-dessus, il mit une autre chaise vis-à-vis, laissant entre les deux un espace pour ses jambes ; puis il s’assit sur la chaise n° 2, et posa très-soigneusement son portefeuille sur la chaise n° 1 ; puis il dénoua la ficelle qui enroulait son portefeuille, et la pendit sur le dossier de la chaise n° 1 ; puis il rapprocha un peu les deux chaises de M. Montague, et, ouvrant son portefeuille, il en étala le contenu. Finalement il fit choix d’un certain mémorandum, et le tendit à son chef, qui, pendant toutes ces cérémonies préliminaires, avait fait les plus violents efforts pour dissimuler son impatience.

« Je voudrais bien que vous prissiez moins de plaisir à griffonner des notes, mon excellent ami, dit Tigg Montague avec un sourire effrayant ; je voudrais bien que vous pussiez consentir à m’en donner plutôt le sommaire verbalement.

– Je n’aime pas ce qui se fait verbalement, dit gravement M. Nadgett ; on ne sait jamais s’il n’y a pas quelqu’un à écouter aux portes. »

M. Montague allait répondre, quand Nadgett lui passa le papier en lui disant, avec un accent de triomphe calme :

« Nous commencerons par le commencement, et nous lirons ceci d’abord, s’il vous plaît, monsieur. »

Le président jeta froidement les yeux sur le papier, avec un sourire qui n’était pas très-flatteur pour les habitudes lentes et systématiques de son espion. Mais à peine avait-il lu quelques lignes, que son visage commença à changer d’expression, et, avant d’avoir achevé la lecture du document, il était plein d’une grave et sérieuse attention.

« Numéro deux, dit M. Nadgett, lui remettant un autre papier en échange du premier. Lisez le numéro deux, s’il vous plaît, monsieur. L’intérêt croît à mesure que vous avancez. »

Tigg Montague se rejeta en arrière sur son fauteuil, et considéra son émissaire avec un tel regard d’étonnement stupide (quelque peu mêlé d’effroi), que M. Nadgett crut nécessaire de répéter la requête qu’il lui avait déjà deux fois adressée, désirant ainsi rappeler son attention sur l’affaire en question. M. Montague suivit cette injonction, et lut le numéro deux, puis les numéros trois, quatre, cinq, et ainsi de suite.

Ces documents étaient tous écrits de la main de M. Nadgett, et c’était, selon toute apparence, une série de notes inscrites de temps à autre sur le revers de quelque vieille lettre, ou sur tout autre chiffon de papier qui s’était trouvé sous sa main. C’était un vrai gribouillage dont l’extérieur n’avait rien de séduisant ; mais si le visage du président en réfléchissait fidèlement le contenu, ils devaient renfermer d’importantes révélations.

La secrète satisfaction qu’éprouvait M. Nadgett en voyant l’effet produit par ses documents s’accroissait dans la même proportion que l’émotion de celui qui les lisait. D’abord M. Nadgett, immobile sur sa chaise, regardait son chef par-dessus ses lunettes, et se frottait timidement les mains. Au bout de quelque temps il changea de posture, et s’assit plus commodément ; puis il se mit tranquillement à parcourir le papier qu’il tenait à la main tout prêt, se contentant de jeter de temps en temps un regard sur la figure de son chef, comme s’il pensait que cela suffisait, et qu’il n’y avait plus lieu de craindre ou de douter. Enfin il se leva et alla regarder à la fenêtre, près de laquelle il se tint d’un air triomphant, jusqu’à ce que Tigg Montague eût fini.

« Et c’est là le dernier, monsieur Nadgett ? dit Tigg Montague en respirant avec effort.

– C’est là le dernier, monsieur.

– Vous êtes un homme prodigieux, monsieur Nadgett !

– Je crois que l’affaire est bonne, répondit celui-ci en ramassant ses papiers. J’ai eu passablement de peine, monsieur.

– Vous en serez bien récompensé, monsieur Nadgett. »

Nadgett s’inclina.

« La griffe du diable est plus marquée dans tout ceci que je ne m’y attendais, monsieur Nadgett. J’ai lieu de me féliciter que vous soyez si habile à dénicher des secrets.

– Il n’y a que les secrets qui aient de l’intérêt pour moi, répliqua Nadgett en rattachant son portefeuille qu’il remit ensuite dans sa poche. C’est au point qu’en vous communiquant ces renseignements, je perds presque tout le plaisir que j’ai éprouvé à les recueillir.

– C’est là une organisation estimable, répliqua Tigg, un don précieux pour un homme employé comme vous l’êtes, monsieur Nadgett. Cela vaut infiniment mieux que de la discrétion, quoique vous possédiez aussi cette qualité à un degré éminent… Mais je crois qu’on vient de frapper. Ayez l’obligeance de regarder par la fenêtre et de me dire s’il y a quelqu’un à la porte. »

M. Nadgett leva doucement la fenêtre, et passa furtivement la tête dehors, comme un homme qui jette un coup d’œil dans une rue d’où on s’attend, d’un moment à l’autre, à entendre une fusillade. Retirant la tête avec la même précaution, il dit, sans la moindre altération dans la voix ou dans les manières :

« C’est M. Jonas Chuzzlewit !

– Je m’en doutais, répliqua Tigg.

– Faut-il que je m’en aille ?

– Je crois que vous feriez bien. Arrêtez, pourtant ! Non ! restez ici, monsieur Nadgett, s’il vous plaît. »

En un instant Montague était devenu singulièrement pâle et agité. Il n’y avait rien qui pût motiver une semblable émotion. Son regard était tombé sur ses rasoirs : mais ça ne veut rien dire.

On annonça M. Chuzzlewit.

« Faites-le monter immédiatement. Nadgett, ne nous laissez pas seuls ensemble surtout ! Vrai Dieu ! ajouta-t-il tout bas, on ne sait pas ce qui peut arriver. »

En même temps il prit à la hâte deux brosses à cheveux et commença à les faire fonctionner sur sa tête, comme si sa toilette n’eût pas été interrompue. M. Nadgett se retira près du poêle, dans lequel on avait fait un peu de feu pour chauffer les fers à friser ; et, ne voulant pas perdre une occasion si favorable de sécher son mouchoir, il le tira de sa poche sans retard. Il le tint étendu devant la grille, pendant tout le temps que dura l’entrevue, et quelquefois, mais pas souvent, il regardait par-dessus son épaule.

« Mon cher Chuzzlewit ! s’écria Montague, au moment où Jonas entrait, vous vous levez avec l’alouette ! Bien que vous ne vous couchiez pas avant le rossignol, vous vous levez avec l’alouette ! Vous avez une énergie surhumaine, mon cher Chuzzlewit !

– Bah ! dit Jonas, s’asseyant avec un air d’ennui et de mauvaise humeur, je serais bien aise de ne pas me lever avec l’alouette si je pouvais faire autrement. Mais j’ai le sommeil léger, et il vaut mieux se lever que de rester éveillé dans son lit, à compter les heures à tous les carillons des vieilles horloges des églises d’alentour.

– Vous avez le sommeil léger ! s’écria son ami. Qu’est-ce que c’est que ça, d’avoir le sommeil léger ? J’entends souvent cette expression ; mais, parole d’honneur, je ne sais pas du tout ce que l’on entend par là.

– Tiens ! qui donc aviez-vous là ? dit Jonas. Oh ! c’est ce vieux… chose… qui a l’air, comme toujours, de vouloir se fourrer dans la cheminée.

– Ah ! ah ! il s’y fourrerait bien s’il pouvait, soyez-en sûr.

– Eh ! bien, mais nous n’avons pas besoin de lui ici, je pense. Il peut s’en aller, n’est-ce pas ?

– Bah ! qu’il reste, qu’il reste ! dit Tigg, ce n’est pas plus embarrassant qu’un autre meuble. Il vient de faire son rapport, et il attend les ordres. On lui a dit (et Tigg éleva la voix) de ne pas perdre de vue quelques-uns de nos amis, et de ne pas s’imaginer que ce soit une affaire finie. Il sait ce qu’il a à faire.

– Ce n’est pas sans besoin, répliqua Jonas, car je n’ai jamais vu de vieil automate qui eût l’air moins intelligent. Je crois qu’il a peur de moi.

– Vous ? dit Tigg ; je suis sûr qu’il vous craint comme le poison. Nadgett, donnez-moi cette serviette ! »

Il n’y avait aucune raison pour qu’il demandât une serviette, mais il n’y en avait pas davantage pour que Jonas tressaillît comme il fit au mot de poison. Nadgett apporta ce qu’on lui demandait, et, après quelques instants, il alla lentement reprendre sa place auprès du feu.

« C’est que, voyez-vous, mon cher, reprit Tigg, vous êtes trop… Qu’ont donc vos lèvres ? Elles sont toutes blanches !

– J’ai pris du vinaigre avec mes huîtres, tout à l’heure à déjeuner, dit Jonas. Où donc sont-elles blanches ? ajouta-t-il en jurant entre ses dents, et en se frottant les lèvres avec son mouchoir. Je suis sûr qu’elles ne sont pas blanches du tout.

– C’est vrai, maintenant que j’y regarde de plus près, elles ne me paraissent pas blanches, répondit son ami ; les voilà qui reprennent leur couleur.

– Dites-moi ce que vous alliez me dire, s’écria Jonas avec colère, et ne vous occupez pas de ma figure ! Pourvu que je puisse montrer les dents quand bon me semble (et j’en suis très-capable), la couleur de mes lèvres ne signifie rien.

– Vous avez raison ! répliqua Tigg. Je voulais donc seulement vous dire que vous êtes trop vif et trop actif pour apprécier notre ami ; il est trop timide pour plaire à un homme tel que vous, mais il remplit bien son devoir, très-bien même ! Maintenant, dites-moi donc un peu ce que c’est qu’un homme qui a le sommeil léger.

– Qu’il aille se faire pendre ! s’écria Jonas avec humeur.

– Non, non, interrompit Tigg, non, je ne veux pas le faire pendre.

– Un homme qui a le sommeil léger est un homme qui n’a pas le sommeil lourd, dit Jonas du ton bourru qui lui était habituel, un homme qui ne dort pas beaucoup, qui ne dort pas bien, qui ne dort pas solidement.

– Et qui rêve, dit Tigg, et qui pousse d’horribles cris ; et qui ne peut pas voir sa chandelle s’éteindre pendant la nuit sans éprouver d’affreuses angoisses, et ainsi de suite. Je comprends ! »

Ils se turent pendant quelques instants. Puis Jonas reprit :

« Maintenant que nous avons fini tous ces enfantillages, je voudrais causer avec vous. Je voudrais vous dire quelques mots avant que nous nous rencontrions là-bas, tantôt. Je ne suis pas content de l’état des affaires.

– Pas content ? dit Tigg ; l’argent rentre bien pourtant.

– L’argent rentre assez bien, répliqua Jonas, mais il ne sort pas de même. On a toutes les peines du monde à l’attraper. Je n’ai pas assez de pouvoir. C’est vous qui gouvernez tout. Que diable ! avec vos statuts par-ci, et vos statuts par-là, avec vos votes en telle qualité, et vos votes en telle autre, et vos droits officiels, et vos droits individuels, et les droits d’un tas de gens, derrière lesquels c’est encore vous qui vous cachez, il ne me reste pas de droits, à moi. À quoi sert-il que j’aie une voix, si on doit toujours l’étouffer ? Il vaudrait mieux que je fusse muet ; ce serait moins vexant. Ça ne peut pas durer comme ça, vous sentez.

– Non ? dit Tigg d’un ton insinuant.

– Non, reprit Jonas ; ça ne peut pas durer comme ça. Je ferai le diable à quatre dans les bureaux, si vous me jouez de vos tours ; et vous serez trop content de me payer ce que je voudrai, pour vous débarrasser de moi.

– Sur mon honneur… commença Montague.

– Le diable soit de votre honneur ! interrompit Jonas, qui devenait plus grossier et plus querelleur à mesure que l’autre paraissait s’excuser ; et c’est probablement ce que désirait M. Montague. Je veux exercer un contrôle plus réel sur les fonds. Vous pouvez garder tout l’honneur si vous y tenez ; je ne vous en demanderai pas compte. Mais ça ne peut pas durer comme ça ; s’il vous prenait l’honorable fantaisie de détaler avec la caisse, je ne vois pas ce qui vous en empêcherait. Je ne veux pas de ça. J’ai mangé de très-bons dîners ici, mais ils coûteraient trop cher à ce prix-là. Ainsi donc je ne veux pas de ça.

– Il est fâcheux que je vous trouve de si mauvaise humeur, dit Tigg avec un singulier sourire, car j’allais vous proposer, dans votre intérêt, uniquement dans votre intérêt, de vous risquer un peu plus dans notre affaire.

– En vérité ? dit Jonas avec un rire moqueur.

– Oui, et j’allais vous suggérer une idée, continua Montague. Vous avez sûrement des amis ; du reste, je sais bien que vous en avez, qui pourraient nous être fort utiles, et que nous serions enchantés d’admettre dans notre entreprise.

– C’est bien bon de votre part ! Vous seriez enchanté de les admettre, n’est-ce pas ? dit Jonas d’un ton railleur.

– Je vous donne ma parole d’honneur la plus sacrée que nous en serions ravis, parce qu’ils sont de vos amis, bien entendu.

– Précisément, dit Jonas, parce qu’ils sont de mes amis, cela va sans dire. Vous serez tout à fait ravi quand vous les admettrez, je n’en doute pas. Et c’est uniquement dans mon intérêt, n’est-ce pas ?

– Tout à fait dans votre intérêt, répondit Montague en équilibrant une brosse à cheveux dans chacune de ses mains, et en regardant fixement Jonas. Tout à fait dans votre intérêt, je vous assure.

– Et vous pouvez me dire de quelle manière, n’est-ce pas ? dit Jonas.

– Voulez-vous que je vous le dise ? répondit l’autre.

– Vous feriez bien, dit Jonas ; on a déjà vu faire de singulières choses à de singuliers individus, dans vos bureaux d’assurances ; et je suis résolu à veiller au grain.

– Chuzzlewit ! reprit Tigg, qui se pencha, les coudes appuyés sur les genoux, en regardant l’autre dans le blanc des yeux. Il se fait de singulières choses tous les jours, non-seulement dans notre partie, mais dans une infinité d’autres, et personne ne s’en doute. Mais, comme vous dites, mon bon ami, il se fait quelquefois de singulières choses chez nous, et il nous arrive parfois, assez singulièrement, de découvrir de singulières histoires. »

Il fit signe à Jonas de rapprocher sa chaise ; puis, jetant un regard autour de la chambre, comme pour lui rappeler la présence de Nadgett, il lui murmura quelques mots à l’oreille.

Du rouge au blanc ; du blanc au rouge ; du rouge au jaune ; puis du jaune à un bleu froid, terne, livide, tâché de sueur, le visage de Jonas revêtit alternativement toutes ces teintes pendant les quelques moments que parla Montague ; et lorsque enfin il posa la main sur les lèvres de ce dernier, tremblant qu’un souffle de ce qu’il entendait ne parvint aux oreilles du tiers qu’ils avaient avec eux, cette main était lourde et glacée comme celle de la Mort.

Il retira sa chaise en arrière de quelques pas, et y resta cloué, image vivante de la terreur, de l’angoisse et de la rage. Il n’osait parler, ni regarder, ni remuer, ni rester en place. Abject, rampant, misérable, il ravalait plus bas la forme humaine dont il était revêtu, que s’il eût été couvert de la tête aux pieds d’une lèpre hideuse.

Son associé continua tranquillement sa toilette, et l’acheva ; de temps à autre il souriait en voyant la transformation qu’il avait opérée ; mais il ne prononça pas un seul mot. Quand il fut complètement habillé :

« Vous ne refuserez pas, dit-il, de vous risquer un peu davantage avec nous, Chuzzlewit mon ami, n’est-ce pas ? »

Les lèvres pâles murmurèrent : « Non !

– Bien dit ! je vous reconnais enfin. Savez-vous que je pensais hier à votre beau-père ? je me disais que, se fiant à vos avis comme à ceux d’un homme très-entendu en affaires d’intérêt, car vous l’êtes sans aucun doute, il pourrait s’unir à nous, si on lui présentait bien la chose. Il a de l’argent ?

– Oui, il en a.

– Voulez-vous que je vous laisse M. Pecksniff ? Voulez-vous vous charger de lui ?

– J’essayerai ; je ferai mon possible.

– Mille remercîments, répliqua l’autre en lui frappant sur l’épaule. Descendrons-nous ?… Monsieur Nadgett ! suivez-nous, s’il vous plaît. »

Ils descendirent dans cet ordre. Quels que fussent les sentiments de Jonas à l’égard de M. Montague ; quelque fureur qu’il éprouvât d’être ainsi traqué, enlacé, pris au piège et précipité dans un abîme sans fond ; quelles que fussent les pensées qui, dès ce moment même, s’emparèrent de son esprit, ne lui montrant qu’une seule, mais terrible chance de salut, une lueur rouge dans un ciel ténébreux, il ne songeait guère que cet homme au maintien furtif, qui descendait derrière lui, fût la Fatalité attachée à sa trace ; il aurait autant aimé croire que l’autre, à côté de lui, était son bon ange.

Chapitre XIV. Qui contient de nouveaux détails sur l’économie domestique de la famille Pinch, ainsi que des nouvelles extraordinaires de la Cité, qui intéressent Tom de très-près. §

Charmante petite Ruth ! si gaie, si proprette, si active, si tranquille ! Jamais ménage de poupée ne causa à sa jeune maîtresse une plus vive satisfaction que n’en éprouvait Ruth de sa glorieuse souveraineté sur le salon triangulaire et sur les deux petites chambres à coucher.

Être la ménagère de Tom ! quelle dignité ! Tenir un ménage quelconque ! cette idée s’était toujours associée, dans l’esprit de Ruth, à une haute responsabilité de toute sorte ; mais tenir le ménage de Tom, c’était là la plus sérieuse complication de graves missions et d’occupations importantes qu’elle eût jamais rêvée. Il était tout simple qu’elle retirât les clefs du petit chiffonnier où étaient enfermés le thé et le sucre, et des deux petites armoires à côté de la cheminée, où les noirs cafards eux-mêmes paraissaient tout moisis, tant l’humidité envieuse ternissait le lustre de leur carapace ; qu’elle fît danser son trousseau de clefs devant les yeux de Tom quand il descendait déjeuner ; que riant gaiement, mais toute fière pourtant, elle les déposât dans sa bienheureuse petite poche : car c’était pour elle une sensation si nouvelle de se trouver la maîtresse de quoi que ce fût, que, lors même qu’elle eût été la petite ménagère la plus despotique et la plus maussade, cette circonstance atténuante eût plus que suffi pour la faire acquitter honorablement.

Loin pourtant d’être despotique, il y avait, jusque dans sa manière de verser le thé, une timidité qui faisait les délices de Tom. Et quand elle lui demanda ce qu’il désirait manger pour son dîner, et qu’elle suggéra, en hésitant, des côtelettes de mouton, comme une proposition assez raisonnable d’après le succès de leur souper de la veille, Tom devint facétieux et la railla sans pitié.

« Je ne sais pas, Tom, dit sa sœur en rougissant, je n’en suis pas très-sûre, mais il me semble que je pourrais faire un pouding de bifteck si j’essayais, Tom.

– Il n’y a pas, dans tout le répertoire culinaire, une seule chose qui me fit plus de plaisir qu’un pouding de bifteck ! s’écria Tom en se frappant sur la cuisse, pour donner plus de force à son discours.

– Oui, cher frère, c’est une excellente chose ! Mais si, par hasard, je ne réussissais pas très-bien la première fois, poursuivit-elle en hésitant, si par exemple ce n’était pas tout à fait un pouding, si cela allait être un ragoût, une soupe ou toute autre chose de ce genre, vous ne seriez pas contrarié, Tom, n’est-ce pas ? »

La façon sérieuse dont elle regarda Tom, la façon dont Tom la regarda, et puis, peu à peu, la façon dont elle se prit à rire gaiement à ses propres dépens ; tout cela vous eût enchanté !

« Eh mais, dit Tom, c’est charmant ! Notre dîner se trouve avoir comme cela un intérêt inusité et tout nouveau. Nous prenons un billet de loterie pour un pouding de bifteck, sans qu’il soit possible de savoir ce que nous obtiendrons. Qui sait ? nous ferons peut-être quelque étonnante découverte ; peut-être retirerons-nous du feu un plat inconnu jusqu’à ce jour.

– Je n’en serais pas du tout étonnée, Tom, dit sa sœur en riant toujours ; peut-être même sera-ce un mets qu’il ne nous prendra jamais fantaisie de reproduire. Mais, d’une manière ou d’une autre, nous retrouverons toujours la viande au fond de la casserole, vous savez. Elle ne peut pas disparaître dans la cuisson ; et c’est toujours une consolation. Ainsi, si vous voulez en courir la chance, moi je le veux bien.

– Je ne doute pas le moins du monde, répondit Tom, que ce ne soit après tout un excellent pouding ; dans tous les cas, je suis sûr que moi je le trouverai excellent. Vous avez tant d’activité et d’adresse, Ruth, que, dussiez-vous me dire que vous êtes capable de faire même une soupe à la tortue irréprochable, je vous croirais. »

Et Tom avait raison. Elle était précisément telle qu’il la décrivait. Personne n’aurait pu résister à ses manières caressantes ; personne même n’aurait eu la tentation de l’essayer.

Pourtant elle ne semblait pas se douter de ses facultés, et c’est ce qui en faisait le grand charme.

Elle lava les tasses à déjeuner, jurant tout le temps et racontant à Tom toutes sortes d’anecdotes relatives au fondeur de cuivre ; puis elle serra tout, rendit la chambre aussi proprette qu’elle-même (n’allez pas cependant vous figurer que la chambre fût à beaucoup près aussi gentille qu’elle) ; puis elle brossa et rebrossa le vieux chapeau de son frère, jusqu’à ce qu’il devînt aussi reluisant que M. Pecksniff. Tout à coup elle découvrit que le col de chemise de Tom était éraillé vers le bord ; rapide comme l’oiseau, elle monta chercher une aiguille et du fil, revint toujours en courant, armée de son dé, et, avec une adresse merveilleuse, eut bientôt réparé le dommage.

Elle ne piqua pas une seule fois le visage de Tom, bien qu’elle chantât tout le temps son air favori, en battant la mesure avec les doigts de la main gauche, sur la cravate de son frère. À peine eut-elle fini, qu’elle repartit comme l’éclair ; en un instant elle était de retour, attachant, sous son gentil petit menton, les brides de son gentil petit chapeau, pressée d’aller chez le boucher sans perdre une minute, et priant Tom de venir avec elle, pour voir couper le bifteck de ses propres yeux. Quant à lui, il était prêt à aller n’importe où. Ils partirent donc bras dessus bras dessous, trottant aussi lestement que vous voudrez, et se félicitant mutuellement de la tranquillité de la rue, du bon marché des vivres et de la salubrité du quartier.

Rien qu’à voir le boucher manier la viande, avant de la poser sur le billot et de donner un coup de pierre à son couperet, il y avait de quoi oublier, à l’instant, qu’on eût déjeuné. Il était agréable aussi… mais véritablement agréable… de lui voir couper ces tranches si nettes et si succulentes. Il n’y avait rien de sauvage dans cette opération, quoique le couteau fût grand et acéré ; c’était de l’art, de l’art tout pur ; il fallait voir sa délicatesse de touche, son habileté d’exécution, son adresse à manœuvrer son sujet, des nuances, enfin, qui en faisaient le triomphe complet de l’esprit sur la matière : pas autre chose.

On roula une feuille de chou, la plus verte peut-être qui eût jamais poussé dans un jardin, autour du bifteck, avant de le remettre à Tom ; car le boucher avait le sentiment de son art, il en connaissait tous les raffinements. Quand il vit Tom fourrer gauchement la feuille de chou dans sa poche, il lui demanda la permission de l’aider. « C’est par la douceur, dit-il avec un peu d’émotion, qu’il faut prendre la viande, et non par la force. »

Ils revinrent au logis après avoir acheté des œufs, de la farine, et autres accessoires ; Tom s’installa gravement à écrire à un bout de la table du salon, tandis que Ruth s’apprêtait à faire son pouding à l’autre bout : car il n’y avait dans la maison qu’une vieille femme (le propriétaire était une espèce d’homme mystérieux, qui sortait le matin de bonne heure et qu’on ne voyait presque jamais) ; et, à part les gros ouvrages, le frère et la sœur faisaient eux-mêmes le service de leur ménage.

« Qu’écrivez-vous, Tom ? demanda Ruth en lui posant la main sur l’épaule.

– C’est que, voyez-vous, ma chère, dit Tom (et il se rejeta en arrière pour la regarder), je suis très-désireux de me procurer quelque emploi convenable ; et, avant que M. Westlock vienne cette après-midi, je crois que je ne ferais pas mal de préparer une petite description de ma personne et de mes capacités, pour qu’il puisse la montrer à ses amis.

– Vous devriez en faire autant pour moi, Tom, dit sa sœur en baissant les yeux ; j’aimerais par-dessus tout à tenir votre ménage et à m’occuper de vous toujours, Tom ; mais nous ne sommes pas assez riches pour cela.

– Nous ne sommes pas riches, répondit le frère, c’est vrai, et il peut se faire que nous soyons bien plus pauvres encore. Mais nous ne nous séparerons pas, si c’est possible. Non, non ; il faut nous décider. Ruth, à lutter de concert jusqu’au bout, à moins que nous n’ayons une bien mauvaise chance, et qu’il ne me soit démontré que vous seriez moins malheureuse loin de moi. Je suis convaincu que nous serons plus heureux si nous pouvons lutter de concert. Ne le croyez-vous pas aussi ?

– Si je le crois, Tom !

– Allons, allons ! dit-il tendrement, il ne faut pas pleurer.

– Non, non, Tom, je ne pleurerai pas. Mais vous n’avez pas le moyen, Tom, vous n’avez pas le moyen.

– Nous ne savons pas, dit Tom ; comment pouvons-nous savoir avant d’avoir essayé ? Le bon Dieu nous bénisse ! et il devint sublime d’énergie. Nous ne savons pas ce qui peut nous arriver en essayant avec courage. Je suis bien sûr que nous pourrions vivre contents de très-peu de chose, pourvu que nous eussions ce peu de chose.

– Oui, j’en suis bien sûre aussi, Tom.

– Eh bien ! alors, il faut essayer, dit Tom. Mon ami John Westlock est un excellent garçon ; il a beaucoup de perspicacité et d’intelligence. Je lui demanderai conseil. Nous en parlerons ensemble. Vous aimerez beaucoup John quand vous le connaîtrez, j’en suis certain. Ne pleurez pas, ne pleurez pas. Vous, capable de faire un pouding de bifteck, en vérité ! dit Tom en la poussant avec douceur ; vous n’avez pas seulement le courage qu’il faut pour faire un dumpling !

– C’est vous qui voulez que ce soit un pouding, Tom. Rappelez-vous que moi je n’en réponds pas !

– Autant lui donner ce nom-là jusqu’à ce qu’on puisse lui en donner un autre. Ah ! ah ! vous allez vous mettre sérieusement à l’œuvre, à ce qu’il paraît. »

Oui, oui ! c’était bien vrai ; mais son sérieux ne l’empêchait pas d’avoir tant de gentillesse que les yeux de Tom quittaient son travail à chaque instant pour la suivre. D’abord elle descendit à la cuisine chercher la farine, puis la planche à faire la pâte, puis les œufs, puis le beurre, puis une jatte d’eau, puis le rouleau à pâte, puis une tourtière à pouding, puis du poivre, puis du sel ; faisant un voyage pour chaque objet séparément, et riant chaque fois qu’elle se remettait en route. Quand elle eut rassemblé tous ses matériaux, elle s’aperçut avec horreur qu’elle n’avait pas de tablier : aussitôt elle monta en courant en chercher un, ce qui varia un peu l’uniformité de ses voyages. Au lieu de se l’attacher dans sa chambre, elle redescendit en bondissant l’escalier, tenant son tablier à la main. Ruth était une de ces petites femmes auxquelles un tablier sied si bien, que c’est pour elle un objet de coquetterie. Aussi lui fallut-il beaucoup de temps pour l’arranger convenablement, car il avait besoin qu’on l’étirât par le bas avec beaucoup de soin. Et puis il fallut fixer et ajuster… ah ! Dieu ! la coquette petite bavette ! puis rassembler les plis du tablier autour de la taille à l’aide des cordons avant de les attacher ; puis il fallut l’aplatir, le tapoter, le faire bouffer vers les poches : ah ! qu’on eut de mal le faire tenir comme il faut, et, lorsque enfin il consentit à bien aller… mais n’importe, cette histoire-ci n’est pas un conte pour rire, nous n’avons pas de temps à perdre. Puis il fallut retrousser ses manchettes à cause de la farine, elle avait encore au doigt une petite bague qu’elle essaya de retirer, et qui refusa de bouger, la petite sotte ! Ruth regardait Tom par-dessous ses longs cils noirs, de temps à autre, pendant tous ces préparatifs, comme si elle eût voulu lui faire croire qu’ils étaient indispensables à la fabrication du pouding, et qu’il serait manqué sans cela.

Malgré les plus vaillants efforts, Tom, après avoir écrit : « Un jeune homme recommandable, âgé de trente-cinq ans, » se trouva dans l’impossibilité d’aller plus loin ; sa sœur avait beau faire semblant d’être extraordinairement tranquille, et de marcher sur la pointe des pieds dans la crainte de le déranger, cette précaution ne servait qu’à le distraire encore davantage en attirant son attention sur elle.

« Tom, dit-elle enfin toute radieuse, Tom !

– Qu’y a-t-il ? demanda Tom, répétant entre ses dents : « Âgé de trente-cinq ans. »

– Venez donc regarder ici un moment, s’il vous plaît ! »

Comme s’il avait fait autre chose que de la regarder tout le temps !

« Je vais commencer, Tom. Vous ne comprenez pas pourquoi j’enduis de beurre l’intérieur de la tourtière ? dit sa petite sœur toute affairée ; hein, Tom ?

– Pas plus que vous, je gage, répondit-il en riant, car je suis convaincu que vous n’en savez rien vous-même.

– Que vous êtes incrédule, Tom ! Comment supposez-vous qu’on puisse retirer le pouding de la tourtière quand il sera cuit, si je n’y mets du beurre ? Fi donc ! un ingénieur civil qui ne sait pas ces choses-là ! miséricorde, Tom ! »

Il n’y avait plus moyen de songer à écrire. Il ratura cette phrase : « Un jeune homme recommandable, âgé de trente-cinq ans, » et resta, la plume en main, à considérer sa sœur avec le plus affectueux des sourires.

Quelle petite femme active ! Comme elle faisait ses embarras ! Quels efforts merveilleux pour ne point rire, et surtout pour ne point paraître hésiter dans son œuvre ! Tom était dans le ravissement de la voir, avec ses sourcils froncés, ses lèvres roses serrées, manipuler la pâte, la rouler, la tailler, en garnir la tourtière et en rogner les bords ; puis hacher la viande, la poivrer, la saler, l’entasser dans le moule et y verser de l’eau froide pour faire de la sauce ; ne se hasardant jamais, pendant toutes ces opérations, à regarder du côté de Tom, dans la crainte de compromettre sa gravité. Enfin, quand le moule fut tout plein, et qu’il n’y manqua plus que la croûte qui devait le fermer, elle frappa l’une dans l’autre ses mains toutes couvertes de pâte et de farine, et partit franchement d’un éclat de rire si joyeux et si triomphant, que le pouding pouvait se passer de tout autre assaisonnement pour le recommander au goût de tout homme raisonnable en ce monde.

« Où donc est le pouding ? dit Tom, qui était en humeur de plaisanter.

– Où il est ? répondit-elle, et elle le souleva de ses deux mains ; regardez-le !

– C’est ça un pouding ? dit Tom.

– Ce sera un pouding, quand la croûte de dessus y sera, grand nigaud, » répliqua sa sœur.

Comme Tom persistait toujours à paraître incrédule, elle lui donna une petite tape sur la tête avec le rouleau à pâte ; puis, riant toujours de bon cœur, elle se remit à la fabrication de la croûte de dessus. Tout à coup elle tressaillit et devint très-rouge. Tom tressaillit aussi : car, en suivant la direction des yeux de Ruth, il avait aperçu John Westlock.

« Mon Dieu ! John ! comment donc êtes-vous entré ?

– Je vous demande pardon, dit John ; je demande surtout pardon à votre sœur ; mais j’ai rencontré, à la porte de la maison, une vieille dame, qui m’a dit d’entrer ici ; comme vous ne m’avez pas entendu frapper, et que la porte était ouverte, je me suis hasardé à suivre son conseil. Je ne sais trop, ajouta John, pourquoi il y aurait ici quelqu’un de déconcerté de ce que je suis venu comme un fâcheux vous surprendre au milieu d’un ouvrage domestique fort agréable et fort adroitement exécuté. Mais je dois vous avouer que je suis fort intimidé de ce contre-temps. Tom, ayez l’obligeance de venir à mon secours !

– Monsieur John Westlock, dit Tom, ma sœur.

– J’espère, dit John en riant, qu’étant la sœur d’un aussi ancien ami, vous serez assez bonne pour ne pas permettre que mon entrée malheureuse me fasse tort dans votre première impression.

– Ma sœur est disposée peut-être à vous adresser la même prière, » dit Tom.

Naturellement, John dut répondre que c’était parfaitement inutile, et qu’au contraire il était resté frappé d’une admiration silencieuse ; il tendit la main à miss Pinch ; mais celle-ci ne put lui offrir la sienne, couverte qu’elle était de farine et de pâte. Cette circonstance, au lieu d’accroître la confusion générale et d’empirer l’état des choses, comme on aurait pu s’y attendre, eut au contraire le meilleur résultat du monde, car ni l’un ni l’autre ne purent s’empêcher de rire. Aussi, dès cet instant, ils se sentirent mutuellement à l’aise.

« Je suis charmé de vous voir, dit Tom ; asseyez-vous.

– Je ne m’assiérai qu’à une condition, répondit son ami ; c’est que votre sœur continuera de faire son pouding comme si vous étiez seuls.

– Je suis sûr qu’elle y consentira, dit Tom ; à une autre condition, cependant : c’est que vous nous aiderez à le manger. »

Pauvre petite Ruth ! Elle fut saisie de palpitations de cœur quand Tom commit cette effroyable imprudence : car elle sentait que, si son pouding était manqué, elle n’oserait plus jamais regarder John Westlock en face. Ne se doutant en rien de ce qui se passait dans l’esprit de Ruth, John accepta de grand cœur l’invitation qui lui était faite, et, après quelques plaisanteries au sujet du pouding et du plaisir extraordinaire que John semblait se promettre à en prendre sa part, Ruth se remit à l’œuvre en rougissant, et John s’assit.

« Je suis venu de bien meilleure heure que je n’en avais l’intention, Tom ; mais je vais vous dire ce qui m’amène, et je crois pouvoir répondre que vous serez content. Est-ce que vous vouliez me faire voir ce que vous tenez là ?

– Oh ! mon Dieu, non ! s’écria Tom, qui ne pensait déjà plus au gribouillage qu’il tenait à la main, si la question de son ami n’était venue le lui rappeler. « Un jeune homme recommandable, âgé de trente-cinq ans. » C’est le commencement d’une description de moi-même. Voilà tout.

– Je ne crois pas que vous ayez besoin de la finir, Tom. Mais comment se fait-il que vous ne m’ayez jamais dit que vous aviez des amis à Londres ? »

Tom regarda sa sœur de toutes ses forces, et sa sœur de le regarder aussi de toutes ses forces.

« Des amis à Londres ! répéta Tom.

– Eh bien, oui ! dit Westlock.

– Avez-vous des amis à Londres, ma chère Ruth ? demanda Tom.

– Non, Tom.

– Je suis charmé d’apprendre que j’en ai, moi, dit Tom ; mais c’est du nouveau. Je n’en savais rien. Ce sont des gens qui savent joliment garder un secret, John.

– Vous en jugerez vous-même, reprit l’autre. Plaisanterie à part, Tom, voici ce qui s’est passé. J’étais assis ce matin à déjeuner, quand on frappa à ma porte.

– Et vous avez crié, très-fort : « Entrez ! » lui suggéra Tom.

– Précisément. Et comme l’individu qui avait frappé, n’était pas « un jeune homme recommandable, âgé de trente-cinq ans, venant de la province », il entra aussitôt qu’on l’en eut prié, Tom, au lieu de rester sur le palier, la bouche et les yeux grands ouverts. Bon ! quand il entra, je vis que c’était un étranger ; un étranger à l’aspect grave, sérieux, calme. « M. Westlock ? dit-il. – C’est moi, répondis-je. – Pouvez-vous m’accorder un moment d’entretien ? – Prenez la peine de vous asseoir, monsieur. »

Ici John s’arrêta un instant pour jeter un regard vers la table, où la sœur de Tom, tout en écoutant attentivement, s’occupait toujours après le moule, qui commençait à présenter une magnifique apparence. Puis il reprit :

« Le pouding ayant pris un chaise, Tom…

– Quoi ? s’écria Tom.

– Ayant pris une chaise…

– Vous avez dit un pouding.

– Non, non, répliqua John, et il rougit légèrement ; une chaise. Quelle idée ! un étranger qui viendrait chez moi à huit heures et demie du matin pour prendre un pouding ! Ayant pris une chaise, Tom, une chaise ; il me surprit beaucoup en ce qu’il commença la conversation par ces mots : « Je crois que vous connaissez M. Thomas Pinch, monsieur ? »

– Non ! s’écria Tom, pas possible !

– Ce sont ses propres paroles, je vous jure. Je lui répondis que je connaissais l’homme. « Savez-vous où il demeure en ce moment ? – Oui. – À Londres ? – Oui. – J’ai entendu dire, par hasard, en passant, qu’il a quitté la place qu’il occupait chez M. Pecksniff. Est-ce vrai ? – Oui, c’est vrai. – En cherche-t-il une autre ? – Oui. »

– Très-certainement, dit Tom avec un signe de tête affirmatif.

– C’est justement ce que j’ai tâché de lui bien faire comprendre. Vous pouvez être assuré que je ne lui ai laissé aucun doute à ce sujet. Très-bien. « Alors, dit-il, je crois que j’ai son affaire. »

La sœur de Tom s’arrêta tout court.

« Que Dieu me bénisse ! s’écria Tom. Ma chère Ruth, « je crois que j’ai son affaire ! »

– Naturellement, poursuivit John Westlock, en regardant du côté de la sœur de Tom, dont l’intérêt n’était pas moins vivement éveillé que celui de son frère même ; naturellement je le priai de continuer, et je lui dis que je me chargerais de vous voir immédiatement. Il me répondit qu’il avait très-peu de chose à dire, parce qu’il n’était pas grand parleur, et qu’il n’aimait pas les paroles inutiles. C’est ce qu’il me prouva, en commençant immédiatement à m’apprendre qu’un de ses amis avait besoin d’une espèce de secrétaire bibliothécaire ; que les appointements étaient minimes, ne se montant qu’à cent guinées par an, sans le logement ni la nourriture, mais qu’en revanche la besogne n’était pas forte, et que la place était vacante et toute prête si vous vouliez l’accepter.

– Mon Dieu ! s’écria Tom ; cent guinées par an ! Mon cher John ! ma petite Ruth ! cent guinées par an !

– Mais ce qu’il y a de plus drôle dans mon histoire, continua John en saisissant le poignet de Tom pour fixer son attention et réprimer pour le moment l’excès de son enthousiasme ; ce qu’il y a de plus drôle dans mon histoire, miss Pinch, c’est que je ne connais cet homme ni d’Ève ni d’Adam et que lui-même ne connaît point votre frère.

– Il ne peut pas me connaître, s’il est de Londres, dit Tom fort intrigué. Je ne connais personne à Londres.

– Et quand je lui dis, reprit John, tenant toujours le poignet de son ami, quand je luis dis que sans doute il excuserait la liberté que je prenais de lui demander qui l’avait adressé à moi, comment il avait appris le changement qui s’était opéré dans la position de mon ami, et comment il savait que mon ami fût propre à remplir un emploi tel que celui dont il parlait, il me répondit sèchement qu’il n’était pas libre de me donner des explications.

– Pas libre de donner des explications ! » répéta Tom en respirant avec effort.

John continua :

« Vous devez parfaitement savoir, dit ce monsieur, que toute personne ayant habité le voisinage de M. Pecksniff connaît nécessairement M. Thomas Pinch et ses talents, aussi bien que le clocher de l’église ou l’auberge du Dragon bleu.

 L’auberge du Dragon bleu ! s’écria Tom ; et il regarda alternativement son ami et sa sœur.

– Oui ; figurez-vous qu’il parla aussi familièrement du Dragon bleu que s’il eût été Mark Tapley. J’ai ouvert de grands yeux, je vous en réponds ; et pourtant je ne crois pas avoir jamais vu cet homme auparavant, quoiqu’il m’ait dit en souriant : « Vous connaissez l’auberge du Dragon bleu, monsieur Westlock ; vous vous y êtes bien amusé une ou deux fois. » Je m’y suis amusé, c’est vrai. Vous vous en souvenez, Tom ! »

Tom hocha la tête d’une manière très-significative. Son état de perplexité augmentait de plus en plus, et il déclara que c’était la chose la plus extraordinaire et la plus incompréhensible dont il eût jamais entendu parler.

« C’est incompréhensible ! répéta son ami. Cet homme-là me faisait peur. Quoique ce fût au grand jour, et par un beau soleil, positivement il me faisait peur. Je vous assure que je croyais presque avoir affaire à un être surnaturel, et non à un simple mortel, jusqu’au moment où il tira de sa poche un portefeuille qui n’avait rien d’extraordinaire et me remit cette carte. »

Tom lut tout haut :

« M. Fips, Austin Friars37. Austin Friars ! encore un mot qui sent son conte de revenants, John !

– Dans tous les cas, le nom de Fips n’a rien de bien fantastique, ce me semble, répliqua John. Mais enfin c’est là qu’il demeure, et c’est là qu’il nous attend ce matin. Maintenant, vous en savez aussi long que moi, parole d’honneur ! »

Rien n’était comparable à la figure de Tom, partagée entre l’étonnement que lui avait causé ce récit, et l’enthousiasme produit par les cent guinées d’appointements, si ce n’est la figure de sa sœur, où s’épanouissait la plus charmante expression d’étonnement naïf que jamais peintre put souhaiter de voir. L’astrologie elle-même eût été en peine de dire ce que serait devenu le pouding de bifteck, s’il n’eût été déjà fini.

« Tom, dit Ruth après un peu d’hésitation, peut-être que M. John Westlock, dans son amitié pour nous, connaît mieux le fond de cette affaire qu’il ne veut vous le dire.

– Non, vraiment, s’écria John avec vivacité ; vous vous abusez, je vous assure. Je voudrais bien qu’il en fût ainsi mais je ne puis m’en flatter, miss Pinch. Tout ce que je sais, et, selon toute probabilité, tout ce que je pourrai jamais en savoir, je vous l’ai dit.

– Et vous ne pourriez rien nous dire de plus si vous le vouliez bien ? dit Ruth, grattant la planche à pâte avec un soin tout particulier.

– Non, répondit John ; non, ma parole. Ce n’est pas généreux de soupçonner ainsi un homme qui a tant de confiance en vous ; car votre pouding m’inspire une confiance aveugle, miss Pinch. »

Elle se mit à rire ; mais bientôt ils revinrent aux affaires sérieuses et les discutèrent avec une profonde gravité. Quelque obscur que fût le reste, il était clair qu’on offrait à Tom un salaire de cent livres sterling ; et, comme c’était là le point essentiel, l’obscurité du cadre ne servait qu’à mieux faire ressortir le fond.

Tom était très-agité et voulut se mettre en chemin à l’instant ; mais, d’après l’avis de John, ils attendirent près d’une heure avant de partir. Tom se fit aussi beau que possible avant de quitter la maison, et John Westlock, par la porte entrebâillée du salon, aperçut dans le vestibule la brave petite sœur qui brossait le col de l’habit de son frère, qui faisait un point à ses gants, qui papillonnait autour de lui, qui donnait par-ci par-là quelques petites retouches à sa toilette, dans toute la gloire de sa méticuleuse propreté. John Westlock se rappela les portraits de fantaisie qu’on faisait de Ruth sur les murailles de l’atelier de M. Pecksniff, et il conclut avec indignation que non-seulement ils n’étaient pas à beaucoup près aussi jolis qu’elle, mais que c’étaient d’affreuses caricatures ; pourtant, ainsi que nous l’avons dit ailleurs, les artistes de l’endroit la dessinaient toujours sous des traits charmants, et John lui-même avait sur la conscience d’avoir croqué, pour sa part, une vingtaine de ces portraits.

« Tom, dit-il en cheminant, je commence à croire que vous êtes le fils de quelqu’un.

– Je le suppose, répondit Tom de son air tranquille.

– Mais je veux dire de quelqu’un d’important.

– Dieu vous bénisse ! Mon pauvre père n’avait aucune importance, ni ma pauvre mère non plus.

– Vous vous rappelez parfaitement vos parents, alors ?

– Si je me les rappelle ! je crois bien ! ma pauvre mère fut la dernière. Lorsqu’elle mourut, ma sœur était encore toute petite. Après sa mort, une bonne vieille grand’mère, qui avait quelques petites économies, nous prit à sa charge ; je vous ai souvent parlé d’elle. Vous vous en souvenez ? Oh ! il n’y a rien de romanesque dans notre histoire, John.

– À la bonne heure ! dit John découragé. Alors il n’y a pas moyen de s’expliquer la visite que j’ai reçue ce matin. Ainsi n’en parlons plus, mon cher ! »

Ils en parlèrent néanmoins, et ne parlèrent pas d’autre chose jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à Austin Friars, où, au fond d’un corridor très-noir, au premier étage, sur le derrière, le long des plombs, ils découvrirent dans un coin de la maison une petite porte borgne, à panneau vitré, sur laquelle on avait peint en lettres énormes : M. FIPS. Il y avait près de la porte un vieux bahut qui se cachait dans l’ombre, nourrissant de coupables desseins contre les côtes des visiteurs, ainsi qu’un vieux paillasson usé au point de ressembler à un treillage, lequel, ne pouvant plus servir comme paillasson (en admettant qu’on eût pu le voir, ce qui était chose impossible), avait depuis de longues années dirigé ses capacités d’un autre côté, et faisait trébucher régulièrement tous les clients de M. Fips.

M. Fips, en entendant un choc violent produit par la rencontre d’une tête humaine et de la porte de son bureau, apprit, par ce signal accoutumé, que quelqu’un le demandait ; il fit entrer, en disant que le corridor était un peu obscur.

« Obscur, en effet, murmura John à l’oreille de Pinch. C’est ici qu’on pourrait facilement faire disparaître un provincial, Tom. »

La pensée qu’on les avait peut-être attirés dans ces parages pour fournir à la confection d’un pâté, s’était déjà présentée à l’esprit de Tom ; mais en apercevant M. Fips, petit homme maigre, à l’air fort pacifique, qui portait une culotte courte et de la poudre, ses craintes s’évanouirent.

« Entrez, » dit M. Fips.

Ils entrèrent dans un petit bureau qui paraissait très-malade de la jaunisse ; sur le plancher dans un coin s’étalait une large éclaboussure noire et informe : on eût dit que, bien des années auparavant, quelque vieux commis s’y était coupé la gorge, et qu’il y avait fait une mare d’encre avec son sang.

« Monsieur, je vous amène mon ami M. Pinch, dit John Westlock.

– Veuillez vous asseoir, » dit Fips.

Ils prirent les deux chaises, et M. Fips s’assit sur le tabouret de bureau, dont il tira un crin d’une longueur démesurée, qu’il mit dans sa bouche d’un air de grand appétit.

Il regarda Tom Pinch avec curiosité, mais avec une curiosité qui ne révélait certainement pas un intérêt inusité. Après un moment de silence, que M. Fips, s’il l’avait voulu, aurait facilement pu rompre plus tôt, car il semblait ne pas éprouver le moindre embarras, il demanda si M. Westlock avait fait connaître sa proposition à M. Pinch.

John répondit affirmativement.

« Et vous trouvez que cela vaut la peine d’être accepté ? demanda M. Fips à Tom.

– Je trouve que c’est tout à fait une bonne fortune, dit Tom. Je vous suis très-reconnaissant, monsieur, de cette offre.

– Pas à moi, dit M. Fips ; je n’agis que d’après les ordres que j’ai reçus.

– À votre ami alors, monsieur, dit Tom, à la personne qui me prend à son service, et dont j’essayerai de mériter la confiance. Quand ce gentleman me connaîtra davantage, j’espère, monsieur, qu’il ne perdra pas la bonne opinion qu’il a de moi. Il me trouvera exact, vigilant et empressé à faire mon devoir ; je puis vous en répondre, ainsi que M. Westlock, ajouta-t-il en regardant du côté de John.

– Assurément, » dit John.

M. Fips semblait avoir quelque peine à reprendre la conversation. Pour se donner un maintien il prit son cachet et se mit à imprimer des F sur toute la superficie de ses jambes.

« Je dois vous dire, fit-il observer, que mon ami n’est pas en ville pour le moment. »

La figure de Tom s’attrista ; il crut que c’était une manière de lui dire que son physique ne convenait pas, et que Fips songeait à se procurer un autre candidat.

« Quand reviendra-t-il, pensez-vous ? demanda Tom.

– Je ne saurais vous le dire ; je n’en sais rien du tout. Mais, dit Fips, et avec le cachet il fit une profonde impression sur le mollet de sa jambe gauche, en regardant fixement Tom, je ne pense pas que cela soit bien important. »

La pauvre Tom inclina la tête avec déférence, mais avec un air de doute.

« Je dis, répéta M. Fips, que je ne pense pas que ce soit bien important. C’est entre vous et moi que l’affaire doit se décider. Quant à vos occupations, je puis vous mettre au courant ; et pour ce qui est de vos honoraires, je puis vous les payer chaque semaine (et M. Fips posa le cachet et regarda alternativement John Westlock et Tom Pinch), chaque semaine, dans ce bureau, entre quatre et cinq heures de l’après-midi. »

En disant ces mots, M. Fips contracta sa bouche comme s’il allait siffler. Cependant il ne siffla pas.

– Vous êtes trop bon, dit Tom, dont la figure était maintenant rayonnante, et rien ne saurait être plus satisfaisant ni plus prompt. Je serai occupé… ?

– De neuf heures et demie à quatre heures environ, je pense, interrompit M. Fips.

– Je ne voulais pas parler des heures de travail, qui ne sont pas bien gênantes assurément, répliqua Tom, mais j’aurais désiré savoir dans quel quartier…

– Oh ! le quartier, le quartier ! c’est au Temple. »

Tom était enchanté.

« Peut-être, dit M. Fips, aimeriez-vous à voir les localités ?

– Oh ! mon Dieu ! s’écria Tom, il me suffira de me considérer comme engagé, si vous voulez bien me le permettre. Les localités n’importent guère.

– Vous pouvez vous considérer comme engagé, très-certainement, dit M. Fips. Pourriez-vous venir me trouver à la porte du Temple dans Fleet-Street, d’ici à une heure ? »

Certainement Tom le pouvait.

« Bon ! dit M. Fips en se levant ; alors je vous ferai voir le local, et vous pourrez entrer en fonctions dès demain matin. Dans une heure alors. Je vous verrai aussi, monsieur Westlock ? Très-bien. Prenez garde à l’escalier ; c’est un peu sombre. »

Après cette remarque qui pouvait passer pour superflue, il ferma la porte et les laissa sur l’escalier ; ils descendirent à tâtons et se retrouvèrent dans la rue.

Cette entrevue, bien loin de contribuer à éclaircir le mystère qui environnait la nouvelle position de Tom, l’avait au contraire tellement augmenté, que chacun d’eux se prit à rire en voyant l’air embarrassé de l’autre. Néanmoins ils tombèrent d’accord que la lumière se ferait sans aucun doute lorsque Tom aurait fait connaissance avec son emploi et ses compagnons de travail ; ils résolurent par conséquent d’attendre jusqu’après leur rendez-vous avec M. Fips pour en reparler.

Ils montrèrent chez John Westlock ; puis, après avoir consacré quelques minutes qui leur restaient à la taverne de la Tête de sanglier, ils allèrent ensemble au lieu du rendez-vous. L’heure qui avait été fixée n’était pas encore sonnée ; cependant M. Fips était déjà à la porte du Temple, et il exprima la satisfaction qui lui causait leur exactitude.

Il leur fit traverser plusieurs cours et plusieurs passages, et s’arrêta dans une cour plus silencieuse et plus sombre que les autres. Il entra dans une maison, monta un escalier commun, et tira, en cheminant, de sa poche un trousseau de clefs rouillées. Il s’arrêta à l’un des étages supérieurs devant une porte qui, à l’endroit où se trouve d’habitude le nom du locataire, n’avait qu’une grande traînée de peinture jaune, et se mit à frapper une de ces clefs contre la rampe en fer de l’escalier pour en faire tomber la poussière.

« Vous ferez bien d’avoir une petite cheville, dit-il en se retournant vers Tom après avoir sifflé dans le tuyau de la clef. C’est le seul moyen d’empêcher les clefs de se boucher. Si vous mettiez aussi un peu d’huile dans la serrure, elle n’en irait que mieux, je crois. »

Tom le remercia ; mais il était trop préoccupé et de ses conjectures et de la physionomie de John Westlock, pour être très-disposé à la conversation. Cependant M. Fips avait ouvert la porte, qui céda difficilement, en criant sur ses gonds d’une manière horriblement discordante. Il retira la clef et la remit à Tom.

« Ah ! ah ! dit Fips, il y a de la poussière ici, pas mal. »

Il n’en manquait pas en effet, et M. Fips aurait même pu dire hardiment qu’il y en avait beaucoup. Elle s’était accumulée partout. Il y en avait sur tous les objets ; et, dans un endroit où un rayon de soleil brillait à travers une crevasse du volet pour aller se réverbérer sur la muraille en face, la poussière tourbillonnait comme une gigantesque cage à écureuil.

La poussière était la seule chose dans l’appartement qui eût du mouvement. Quand leur guide ouvrit la fenêtre et laissa pénétrer librement l’air et le soleil d’été, les meubles vermoulus, les boiseries et les plafonds décolorés, le poêle rouillé et le foyer éteint, apparurent dans tout leur inerte abandon. Tout près de la porte il y avait un chandelier surmonté d’un éteignoir ; on eût dit que celui qui avait le dernier visité ces lieux s’était arrêté sur le seuil pour jeter un regard d’adieu à la solitude qu’il laissait derrière lui, et puis en avait complètement banni la lumière et la vie, en fermant la porte de ce tombeau.

À cet étage, il y avait deux pièces ; dans la première se trouvait un escalier étroit, conduisant à deux chambres à coucher situées au-dessus. Toutes ces pièces étaient convenablement meublées, bien que le mobilier fût d’ancienne mode, mais la solitude semblait avoir enlevé à ces meubles toute apparence de commodité, pour leur donner un aspect triste et lugubre.

Des boîtes, des paniers, des objets de toute nature, étaient dispersés sans ordre. Sur le plancher de toutes les chambres se trouvaient des piles de livres, au nombre de quelques milliers de volumes ; les uns en ballots, d’autres enveloppés de papier, comme au jour où on les avait achetés ; d’autres encore éparpillés isolément ou bien entassés pêle-mêle : il n’y en avait pas un seul sur les rayons qui garnissaient les murs. M. Fips attira l’attention de Tom de ce côté.

« Avant de pouvoir s’occuper d’autre chose, il faudrait mettre ces livres en ordre, les collationner et les ranger sur les rayons, monsieur Pinch ; cela suffira pour commencer, je pense, monsieur. »

Tom se frotta les mains, dans l’agréable perspective d’une tâche si conforme à ses goûts.

« Ce sera un travail plein d’intérêt pour moi, je vous assure, dit-il. Cela m’occupera jusqu’au retour de M…

– Jusqu’au retour de M… ? répéta Fips, et il avait l’air de demander à Tom pourquoi il s’arrêtait.

– J’oubliais que vous ne m’aviez pas dit le nom de ce gentleman, dit Tom.

– Ah ! s’écria M. Fips en retirant son gant, ne vous l’ai-je pas dit ? Non, au fait, je ne crois pas. Je pense qu’il sera bientôt de retour. Vous vous entendrez parfaitement ensemble, j’en suis sûr. Allons ! bonne chance. Vous n’oublierez pas de fermer la porte, n’est-ce pas ? elle se ferme toute seule, en la tirant bien fort. À neuf heures et demie, vous savez, c’est-à-dire de neuf heures et demie à quatre heures ou quatre heures et demie, environ ; un peu plus tôt, un peu plus tard, selon que vous serez disposé, et que vous aurez plus ou moins à faire. M. Fips, Austin Friars ; vous vous rappellerez cette adresse, n’est-ce pas ? et vous n’oublierez pas de fermer la porte, s’il vous plaît. »

Tout ceci fut dit avec tant d’aisance et de naturel, que Tom ne pouvait que se frotter les mains, s’incliner et sourire en signe d’assentiment ; ce qu’il faisait encore, lorsque M. Fips sortit tout tranquillement.

« Mais c’est qu’il est parti ! s’écria Tom.

– Et bien mieux, Tom, c’est qu’il ne reviendra évidemment pas, dit John Westlock en s’asseyant sur une pile de livres, et en regardant son ami stupéfait. Ainsi, vous voilà installé… d’une façon un peu originale, Tom ! »

Tout cela était bien singulier, et Tom, debout au milieu des livres, tenant son chapeau d’une main et la clef de l’autre, avait l’air si prodigieusement ébahi, que son ami fut saisi d’un fou rire. Tom lui-même, réfléchissant à la manière soudaine dont sa conférence amicale avec M. Fips avait été interrompue au plus beau moment, se laissa peu à peu gagner par l’hilarité de John ; et chacun d’eux faisant rire l’autre de plus en plus, ils finirent par se tordre.

Quand ils eurent cessé de rire (ce qui n’arriva pas de si tôt, car une fois que John, bon garçon, d’humeur joyeuse, se mettait en train, il n’y avait plus moyen de l’arrêter), quand ils eurent cessé de rire, il se mirent à examiner ce qui les entourait, dans l’espérance d’y trouver quelque lumière sur cette mystérieuse affaire ; mais ils ne purent rien découvrir. Les livres portaient une variété de noms différents ; on les avait sans doute achetés çà et là, dans des ventes, à différentes époques ; mais il était impossible de deviner lequel de ces noms appartenait au patron de Tom, en admettant même que l’un d’eux fût le sien. John eut la lumineuse idée d’aller demander au gardien de la maison à qui avait été loué cet appartement. Il revint sans être plus avancé : on venait de lui répondre par le nom de M. Fips, de Austin Friars.

« Après tout, Tom, je commence à croire que ce n’est pas plus malin que ça : Fips est un original ; il connaît Pecksniff, il le méprise, cela va sans dire ; il aura entendu parler de vous, il sait que vous êtes l’homme qu’il lui faut, et il vous prend à son service de la façon excentrique qui lui est particulière.

– Mais pourquoi a-t-il des façons si excentriques ? demanda Tom.

– Oh ! est-ce qu’on n’a pas le droit d’être excentrique, par hasard ? Pourquoi M. Fips porte-t-il une culotte courte et de la poudre, tandis que son voisin porte des bottes et une perruque ? »

Tom était dans cet état de perplexité où l’esprit accepte volontiers une explication quelconque ; il adopta donc celle-ci, qui après tout en valait une autre, et il dit à John : « Je ne doute pas que vous n’ayez raison. » Il en avait dit autant à chaque conjecture de son ami, et il était tout prêt à répéter sa phrase d’assentiment, si John lui avait présenté quelque nouvelle solution.

Mais John n’en présentant aucune, Tom ferma fenêtre et volets, et les deux amis quittèrent l’appartement. Tom tira la porte très-fort, ainsi que M. Fips le lui avait recommandé, la poussa, trouva qu’elle était bien fermée, et mit la clef dans sa poche.

Comme ils avaient du temps devant eux, ils firent un assez grand détour pour revenir à Islington. Tom ne se lassait pas d’admirer tout ce qu’il voyait. Il était bien heureux d’avoir John Westlock pour compagnon : car combien d’autres à sa place se seraient fatigués de ses perpétuelles stations devant les boutiques, et de ses courses parmi les voitures, au milieu desquelles il s’élançait au péril de ses jours, pour mieux apercevoir un clocher ou un monument public ! Mais John, au contraire, était enchanté toutes les fois qu’il voyait Tom sortir, la figure radieuse, d’un labyrinthe de charrettes et de voitures, ne se doutant nullement de toutes les gracieusetés que lui adressaient les cochers. Il avait l’air de l’en aimer encore davantage.

Ruth n’avait plus de farine aux mains quand elle les reçut dans le salon triangulaire ; mais elle avait d’aimables sourires sur les lèvres, et ses yeux rayonnants leur souhaitaient la bienvenue. À propos, comme ils étaient brillants, ses yeux ! En y regardant un instant, quand on lui prenait la main, on voyait dans chaque œil une délicieuse petite miniature de soi-même, qui vous représentait si remuant, si vif, si gentil, si brillant !

Ah ! si on avait pu seulement y fixer sa miniature ! mais ces méchants yeux changeants et capricieux réfléchissaient avec trop d’impartialité tous ceux qui se présentaient devant eux, et tous y brillaient et y dansaient avec la même gaieté.

La table était mise bien simplement, car le linge et les cristaux étaient des moins élégants ; les couteaux avaient des manches d’os, peints en vert, et les fourchettes d’acier n’avaient que deux dents qui s’écartaient comme les jambes d’un clown. Cependant le besoin de linge damassé, d’argenterie, d’or, de porcelaine ou d’autres agréments, ne se faisait point sentir. Il y avait ce qu’il y avait, et cela suffisait pour qu’on ne regrettât rien.

Le succès du mets d’inauguration, le début de Ruth dans l’art culinaire, fut si complet, si parfait, que John Westlock et Tom tombèrent d’accord qu’il fallait qu’il y eût longtemps qu’elle étudiait cet art en secret, et la pressèrent d’en faire l’aveu. Cette plaisanterie les amusa énormément, et servit de texte à une foule de bons mots. Mais la conduite de John ne fut pas si loyale qu’on eût pu s’y attendre : car, après avoir secondé Tom pendant longtemps, il passa soudainement à l’ennemi, et ne jura plus que par la sœur. Néanmoins, Tom fit la remarque ce soir-là même, avant d’aller se coucher, que ce n’était qu’une plaisanterie, et que John avait toujours été fameux pour sa politesse vis-à-vis des dames, même quand il était tout petit. Ruth dit : « Ah ! vraiment ! » Elle ne dit pas autre chose.

C’est étonnant, tout ce que trois personnes peuvent trouver à se dire. C’est à peine s’ils s’arrêtaient de parler. Mais leur conversation n’était pas toujours gaie ; ils devinrent tous bien sérieux quand Tom leur raconta comment il avait vu les filles de M. Pecksniff, et leur parla du changement qui s’était opéré dans l’existence de la plus jeune.

John Westlock s’intéressa vivement à ce qui la concernait, et demanda à Tom Pinch beaucoup de détails sur son mariage ; il s’informa si son mari n’était pas le même gentleman que Tom avait amené dîner avec lui à Salisbury, et, sur sa réponse négative, il demanda quel degré de parenté existait entre eux ; en somme, il s’en préoccupa beaucoup. Tom raconta les choses tout au long : il dit comment Martin était allé à l’étranger, et n’avait pas donné de ses nouvelles depuis bien longtemps ; comment Mark du Dragon l’avait accompagné ; comment M. Pecksniff s’était emparé du pauvre vieux grand-père, presque idiot, et comment il recherchait traîtreusement la main de Mary Graham. Mais Tom ne dit pas ce qui était caché dans son cœur, ce cœur si profond, si vrai, si plein d’honneur ; ce cœur où il y avait tant de place pour les pensées d’abnégation et de bienveillance ; non, Tom ne dit pas un mot de cela.

Tom ! Tom ! un jour viendra où l’homme du monde qui a le plus de confiance dans sa finesse et dans son habileté, l’homme du monde qui est le plus fier de la défiance que lui inspirent ses semblables, et qui a le plus d’or et d’argent à produire à l’appui de son système, où le sectateur le plus modéré de cette sage doctrine, « chacun pour soi et Dieu pour tous. » (car c’est apparemment une haute sagesse de croire que l’éternelle majesté du ciel puisse jamais être ou avoir été du côté de l’égoïsme et de la cupidité !) un jour viendra, sois-en sûr, où cet homme trouvera que toute sa sagesse, au prix d’un cœur simple comme le tien, n’était que sottise et folie !

Tu fus simple encore, Tom, quoique d’une tout autre simplicité, de montrer tant d’empressement à l’endroit de ce théâtre dont parla John après le thé, disant qu’il avait l’autorisation d’y conduire autant de personnes qu’il voudrait, sans qu’il lui en coûtât un sou ; et bien plus simple encore de ne pas te douter que c’était pour payer les places qu’il y était entré tout seul d’abord. Quelle simplicité encore, cher Tom, de rire et de pleurer de si bon cœur, en voyant un si fameux spectacle, avec de si pauvres acteurs ! Quelle simplicité d’être si content et si loquace en revenant du théâtre avec Ruth ! Et quelle simplicité encore d’éprouver tant de surprise en trouvant, le lendemain matin, dans le salon, le petit cadeau d’un livre de cuisine qui attendait Ruth, et don la page consacrée au pouding de bifteck était repliée et biffée ! La nature de ton âme était simple, très-simple, d’une simplicité qui ferait hausser les épaules à bien des gens, brave Tom !

Chapitre XV. Tom Pinch et sa sœur font une nouvelle connaissance, et tombent de surprise en surprise. §

Il y avait, dans ces chambres inhabitées du Temple et dans toutes les fonctions que Tom y exerçait, quelque chose de surnaturel et de mystérieux qui possédait un charme étrange. Tous les matins, quand il fermait sa porte à Islington, et qu’il se tournait vers la fumée de Londres, il se sentait en même temps environné d’une atmosphère enchantée, et dès cet instant cette atmosphère s’épaississait d’heure en heure autour de lui, jusqu’au moment où il revenait à Islington, laissant cette nuée immobile derrière lui. Chaque matin, Tom s’approchait progressivement de cette brume mystique, et peu à peu, par degrés presque imperceptibles, elle enveloppait tout son être. D’abord, il quittait le bruit et le tumulte des rues pour entrer dans les cours silencieuses du Temple. Chacun de ses pas résonnait à son oreille comme une voix sortant des vieux murs et des vieilles dalles, une voix à laquelle il manquait un langage pour lui raconter les annales de ces antiques appartements, pour lui parler des vieux documents pourrissant dans les coins oubliés de ces caves verrouillées, d’où sortaient par les soupiraux les gémissements d’un vent humide, pour lui dire dans quelles voûtes murées, sous les fondations des maisons, se cachaient de vieux vins rares et exquis, ou pour lui murmurer tout bas les sombres légendes de ces chevaliers aux jambes croisées, qui gisaient dans l’église voisine. Au moment où il posait son pied sur la première marche de l’escalier qui conduisait à son bureau poudreux, tous ces mystères redoublaient ; leur ascension suivait, marche par marche, celle de Tom, et ils atteignaient leur entier développement au milieu de ses labeurs solitaires.

Chaque jour lui ramenait invariablement la même source de conjectures intarissables. Son patron allait-il venir enfin aujourd’hui, et à quoi ressemblerait-il ? Car Tom ne pouvait s’en tenir à M. Fips ; il croyait à la véracité de M. Fips, quand celui-ci lui avait dit qu’il agissait au nom d’une autre personne ; et, dans le jardin de l’imagination de Tom, cette autre personne était devenue une fleur épanouie, qu’il aurait été bien fâché de voir flétrir ou fouler aux pieds.

Un jour, il se figura que c’était M. Pecksniff qui se repentait de son mensonge, et qu’il avait usé de son influence auprès d’une tierce personne pour procurer à sa victime ce moyen d’existence. Après ce qui s’était passé entre cet excellent homme et lui, cette idée lui parut tellement insupportable, qu’il la confia à John Westlock le jour même, lui déclarant qu’il préférerait se faire portefaix plutôt que de perdre le respect de lui-même au point de contracter la moindre obligation vis-à-vis de M. Pecksniff. Mais John répondit à Tom Pinch qu’il était loin de rendre justice au caractère de M. Pecksniff, s’il le supposait capable d’une action généreuse, et qu’il pouvait avoir l’esprit en repos à cet égard, jusqu’au jour où il verrait le soleil devenir vert et la lune noire, et où il apercevrait en même temps à l’œil nu douze comètes de premier ordre tournant autour de ces planètes : peut-être alors, mais alors seulement, dans un état de choses aussi surprenant, pourrait-on, sans être absolument fou, soupçonner M. Pecksniff de quelque chose d’aussi monstrueux. En somme, il railla tellement Tom de son idée, que celui-ci l’abandonna et se trouva de nouveau lancé dans le champ des conjectures.

En attendant, Tom poursuivait régulièrement ses travaux et avançait considérablement dans son œuvre ; déjà l’ordre se faisait au milieu des livres, dont le catalogue, soigneusement écrit, avait une fort belle apparence. Pendant ses heures d’occupation, Tom se permettait parfois quelques lectures qui, du reste, étaient souvent nécessaires à son classement. Généralement il emportait chez lui, le soir, un de ces mystérieux volumes (qu’il avait toujours soin de rapporter le lendemain matin, dans la crainte que son étrange patron n’apparût tout à coup pour lui en demander compte) ; de sorte qu’il menait une vie heureuse, tranquille et studieuse, une vie selon son cœur.

Mais quelque intéressants que fussent ces livres, quelque nouveaux qu’ils semblassent à Tom, ils n’avaient pas le pouvoir de l’enchaîner dans ces chambres mystérieuses, au point de ne pas entendre le moindre son, si léger qu’il fût. Il prêtait l’oreille aussitôt qu’un bruit de pas résonnait dans la cour, et, si ces pas pénétraient dans la maison et montaient l’escalier, il se disait toujours avec un battement de cœur : « Je vais donc enfin le voir face à face ! » Mais tous les pas s’arrêtaient au-dessous, excepté les siens.

Cette solitude, ce mystère, firent naître dans l’imagination de Tom des fantaisies dont son bon sens faisait justice, sans pouvoir toutefois s’en débarrasser tout à fait. Notre bon sens à presque tous, en cas semblable, ressemble à la vieille police française, très-prompte pour découvrir, mais très-lente pour prévenir les délits. Tom avait l’impression indéfinie, absurde, inexplicable, qu’il se cachait quelqu’un dans les chambres d’en haut, quelqu’un qui marchait tout doucement au-dessus de sa tête, qui le surveillait par le trou de la serrure, qui faisait je ne sais quoi partout où il n’était pas. Cette hallucination lui revenait cent fois par jour ; alors il s’empressait d’ouvrir la fenêtre, et il n’était pas fâché de fraterniser de là même avec les oiseaux qui avaient élu domicile sur le toit et dans les gouttières, et qui sautillaient toute la journée autour des croisées.

Il laissait toujours la porte d’entrée ouverte, afin d’entendre les pas des gens qui montaient et qui pénétraient dans les appartements des étages inférieurs. Il se formait aussi de singulières préventions sur la mine de certains étrangers qu’il rencontrait dans les rues, et il se disait de tel ou tel homme qui le frappait comme ayant quelque chose d’insolite dans le costume ou dans l’aspect : « Je ne serais pas étonné que ce fût lui ! » Mais ce n’était jamais lui. Il alla plusieurs fois jusqu’à revenir sur ses pas pour suivre un de ces individus, dans la singulière croyance qu’il allait à l’appartement mystérieux ; mais il n’y gagna jamais d’autre satisfaction que de savoir qu’il s’était trompé.

M. Fips, de Austin Friars, au lieu de diminuer l’obscurité de la position de Tom, la rendit plus profonde encore ; car lorsque Tom se rendit chez lui pour toucher la première semaine :

« Ah ! à propos, monsieur Pinch, lui dit-il, vous n’avez pas besoin d’en parler à personne, s’il vous plaît ! »

Tom crut qu’il allait lui confier un secret. Il jura que, pour rien au monde, il n’en soufflerait mot, et que M. Fips pouvait compter sur sa discrétion.

Comme M. Fips répondit : « Très-bien ! » sans rien ajouter, Tom, pour l’engager à parler, répéta :

« Pour rien au monde ! »

M. Fips, de son côté, répéta :

« Très-bien !

– Vous alliez dire… lui suggéra Tom.

– Moi ! s’écria Fips, rien du tout. »

Cependant, en voyant le trouble de Tom, il ajouta :

« Je voulais dire qu’il vaudrait mieux ne parler à personne de votre emploi. Vous vous en trouverez bien.

– Je n’ai pas encore eu le plaisir de voir mon patron, monsieur, dit Tom en mettant ses honoraires dans sa poche.

– Vraiment ? dit Fips. Non, au fait, je ne le pense pas.

– J’aimerais bien à le remercier, et je voudrais aussi savoir s’il est content de ce que j’ai fait jusqu’à présent, dit Tom avec hésitation.

– Vous avez raison, dit M. Fips en bâillant ; cela vous fait honneur. C’est très-bien. »

Tom se décida à tâter le terrain d’un autre côté.

– J’aurai bientôt fini le classement des livres, dit-il ; j’espère que, quand ce sera terminé, mon engagement continuera, et que je pourrai encore me rendre utile.

– Oh ! certainement, répliqua Fips ; il y a encore beaucoup à faire, beau… coup à faire. Prenez garde à l’escalier, c’est un peu sombre. »

Et c’est tout ce que Tom put obtenir de M. Fips en fait d’éclaircissements. C’était le cas de dire que c’était un peu sombre, et, si c’était là ce qu’entendait M. Fips, en manière de logogriphe, il ne se trompait pas.

Mais il arriva bientôt une circonstance qui contribua à détourner les pensées de Tom, même de ce mystère, et à leur donner un autre cours aussi embrouillé que celui du Nil même.

Voici comment les choses se passèrent. Tom avait toujours été matinal, et maintenant qu’il n’avait plus d’orgue avec lequel il pût s’épancher en doux entretiens tous les matins, il prit l’habitude de faire une longue promenade chaque jour avant de se rendre au Temple. Étranger à la ville, il était tout naturellement attiré vers les points où se concentrait le plus de vie et de mouvement, et il fréquentait de préférence les marchés, les ponts, les quais, et surtout les débarcadères des paquebots. Il aimait à voir la foule se presser à la poursuite des affaires ou des plaisirs, et c’était une satisfaction pour lui de penser qu’il y eût tant de variété et de liberté pour ceux qui étaient condamnés à la vie monotone et routinière des villes.

Dans presque toutes ces excursions, Ruth l’accompagnait. Leur propriétaire partait toujours de très-bonne heure pour aller à ses affaires (quelles qu’elles fussent, personne ne les connaissait), de sorte que les habitudes des gens chez lesquels ils logeaient correspondaient avec les leurs. Souvent ils avaient déjeuné et se trouvaient dehors à sept heures du matin. Après une promenade de deux heures, ils se séparaient ; Tom se dirigeait vers le Temple, et sa sœur revenait tout tranquillement à la maison.

Ils firent plus d’une promenade agréable dans le marché de Covent-Garden ; ils y respiraient le parfum des fruits et des fleurs ; ils s’émerveillaient de la beauté des ananas et des melons ; dans les avenues latérales ils apercevaient, assises sur des paniers renversés, des rangées infinies de vieilles femmes écossant des pois ; ils regardaient avec étonnement les grosses bottes d’asperges qui servaient de remparts à ces boutiques appétissantes ; devant les herboristes ils respiraient comme un fumet de farce de veau crue avec un soupçon mélangé de poivre long, de papier gris et de graines, sans oublier un léger arôme de colimaçons et de jolies petites sangsues recoquillées. Ils firent plus d’une promenade agréable dans les marchés à la volaille, où des canards et des poulets emmanchés d’un long cou étaient étalés, deux à deux, tout prêts à mettre en broche ; où l’on voyait des œufs mouchetés, rangés dans des paniers garnis de mousse ; des saucisses de la campagne blanches et dodues, où il n’entrait, quoi qu’on dise, ni chien, ni chat, ni cheval, ni âne ; d’innombrables fromages frais ; puis, dans des cages d’osier, des volatiles vivants emprisonnés, qui paraissaient beaucoup trop gros pour être naturels, par la raison que leurs récipients étaient beaucoup trop étroits ; des lapins morts ou vifs en nombre illimité. Ils firent plus d’une promenade agréable dans les marchés au poisson, parmi les étalages frais, humides et argentés comme un reflet de clair de lune, excepté pourtant les homards rubiconds. Ils firent plus d’une promenade agréable au milieu des charrettes remplies de foin odoriférant, sous lesquelles chiens et charretiers dormaient profondément, oubliant le traiteur ambulant de la taverne. Mais aucune de ces promenades ne valait celle qu’ils faisaient sur les quais, parmi les paquebots, par une belle matinée d’été.

Il fallait les voir, les paquebots, rangés là côte à côte, immobiles et fixes à jamais, selon toute apparence, quoique décidés à s’esquiver d’un côté ou d’un autre, et sûrs d’y réussir ; et dans cette confiance, des multitudes de passagers et des monceaux de bagages se pressaient confusément à bord. Il y avait une foule de ces petits vapeurs qui sillonnaient le fleuve en tous sens. Des rangées innombrables de vaisseaux, des forêts de mâts, des labyrinthes de cordages, des voiles roulées, des avirons bruyants, de lourdes barges ; des piles de maçonnerie submergées, où les rats se cachaient dans des trous fangeux ; des clochers, des entrepôts, des toits, des arches, des ponts, des hommes, des femmes, des enfants, des tonneaux, des grues, des caisses, des chevaux, des voitures, des badauds et des ouvriers : tout cela, par une belle matinée d’été, grouillait dans un effroyable chaos, que Tom était loin de pouvoir débrouiller.

Au milieu de tout ce tumulte, la cheminée de chaque paquebot faisait entendre des rugissements incessants, qui exprimaient et résumaient la bruyante émotion de cette scène. Tous ces paquebots semblaient suer sang et eau et se tracasser les uns et les autres, exactement comme leurs passagers ; avec leurs voix enrouées ils ne cessaient pas un instant de bougonner et de gronder, en disant, tout haletants, et sans points ni virgules :

« Venez donc dépêchez-vous je n’y tiens plus venez donc mon Dieu nous n’y serons jamais comme vous êtes en retard dépêchez-vous donc je vais partir venez donc ! »

Même lorsqu’ils avaient démarré et qu’ils se trouvaient au beau milieu du courant, le moindre obstacle leur servait de prétexte pour reprendre le cours de leurs récriminations ; et le plus brave des paquebots se trouvait-il arrêté par quelque embarras, il recommençait aussitôt à grogner et à se lamenter, disant :

« Bon voici un obstacle qu’est-ce que ça veut dire avancez donc là-bas je suis pressé c’est un fait exprès au nom du ciel avancez donc ! »

Enfin, on le voyait, dans un état d’esprit voisin de la démence, descendre lentement le cours du fleuve, sortir du brouillard et apparaître tout rouge de l’autre côté, dans la lumière du soleil d’été.

Cependant le vaisseau de Tom, ou du moins le paquebot auquel Tom et sa sœur prenaient le plus grand intérêt, un certain matin, n’était pas encore prêt de partir ; mais il était à l’apogée de son désordre. Il se trouvait serré entre deux autres bateaux à vapeur ; l’affluence des passagers était considérable ; les échelles qui conduisaient à bord étaient encombrées ; des femmes éperdues (dont Gravesend était évidemment la destination, mais qui faisaient la sourde oreille quand on leur représentait que ce bâtiment-là était en partance pour Anvers) persistaient à cacher des paniers de provisions derrière des cloisons, des tonneaux, ou sous des bancs ; en un mot, le tumulte régnait partout.

Tom, avec Ruth à son bras, regardait du haut du quai ce spectacle amusant, et il était tellement absorbé qu’il s’apercevait à peine de la présence derrière lui d’une vieille dame armée d’un parapluie dont elle ne savait que faire. Le voisinage de ce redoutable instrument, qui avait un manche en bec-à-corbin, se révéla d’abord à Tom par une pression douloureuse sur la trachée artère. C’était le manche du parapluie qui l’avait saisi à la gorge. Il se dégagea avec une parfaite bonhomie ; mais bientôt après il sentit le bout ferré qui lui caressait le dos, pendant que l’autre bout l’accrochait à la cheville ; puis le parapluie en général se mit à errer autour de sa tête et à battre contre son chapeau comme les ailes d’un grand oiseau ; et enfin il reçut entre les côtes un coup qui lui causa une douleur si aiguë, qu’il ne put s’empêcher de tourner la tête et de se plaindre avec modération.

En se retournant il vit la propriétaire du parapluie, la figure bouleversée de colère, qui se dressait sur la pointe des pieds et faisait de vains efforts pour apercevoir les paquebots ; il en conclut qu’elle l’avait attaqué à dessein, et qu’elle le considérait comme son ennemi naturel, à cause de la place qu’il occupait au premier rang.

« Il faut que vous ayez un bien mauvais caractère, » dit Tom.

La dame en question s’écria avec férocité :

« Où est donc la police ? »

Puis, brandissant son parapluie dans la figure de Tom :

« Si ces gredins-là n’étaient pas toujours ailleurs quand on a le plus besoin d’eux, je vous aurais fait empoigner, et ferme, dit-elle. Vaudrait mieux graisser un peu moins leurs favoris, et faire un peu mieux leur devoir, quand ils sont si bien payés ; au moins on ne serait pas écrasé comme ça. »

En effet, il fallait qu’elle eût été fort maltraitée dans la foule ; car son chapeau déformé ressemblait pour l’instant à un tricorne. De plus, c’était une petite femme d’un excessif embonpoint, de sorte qu’elle était épuisée de fatigue et de chaleur.

Tom, au lieu de continuer la discussion, lui demanda dans quel bâtiment elle voulait s’embarquer.

« Je présume qu’il n’y a que vous, répondit la dame, qu’a le droit de voir les bateaux sans avoir envie de monter dessus ? Imbécile, va !

– Lequel alors voulez-vous voir ? demanda Tom. Nous tâcherons de vous faire un peu de place. Mais ne soyez pas de si mauvaise humeur.

– Il n’y a pas une seule de ces chères créatures que j’ai soignées dans des moments difficiles, dit la dame en se radoucissant un peu, et le nombre en est grand ! qui m’ait jamais accusée d’être de mauvaise humeur. « Si vous sentez que ça vous soulage, madame, que je leur dis, ne vous gênez pas pour me contrarier. Vous savez bien que Sarah ne vous rendra jamais la pareille. » Mais aujourd’hui je suis agacée, je ne dis pas que non, et ce n’est pas sans raison, Dieu merci ! »

Cependant mistress Gamp (car c’était elle-même) avait réussi, avec le secours de Tom, à s’insinuer dans un petit coin entre Ruth et la balustrade ; quand elle eut repris haleine et qu’elle eut exécuté avec son parapluie une série de manœuvres des plus dangereuses, elle parvint à s’établir convenablement.

« Dieu ! que je voudrais donc savoir lequel de tous ces monstres qui fument est le bateau d’Anvers ! s’écria mistress Gamp.

– Quel bateau dites-vous ? demanda Ruth.

– Le bateau d’Anvers, repartit mistress Gamp ; je ne veux pas vous tromper, mon ange, pourquoi vous tromperais-je ?

– Le paquebot d’Anvers, c’est celui qui est là, au milieu, dit Ruth.

– Et je voudrais qu’il soit dans le ventre de Jonas ! » s’écria mistress Gamp, qui parut confondre dans cette aspiration miraculeuse le prophète avec la baleine.

Ruth ne répondit rien ; mistress Gamp, appuyant son menton sur la froide balustrade de fer, continua à regarder fixement le paquebot d’Anvers, et à pousser de temps en temps un faible gémissement. Ruth lui demanda si c’était que l’un de ses enfants allait partir ce matin-là.

« Ou c’est peut-être votre mari ? dit-elle avec bonté.

– Ce qui fait voir, dit mistress Gamp en levant les yeux au ciel, combien vous avez fait peu de chemin dans cette vallée de la vie, ma chère jeune demoiselle. Ainsi que me l’a dit souvent une de mes bonnes amies qui s’appelle Harris, ma chère (mistress Harris, qui demeure de l’autre côté du square, en haut des marches, après le marchand de tabac) : « Oh ! Sarah ! Sarah ! nous ne savons guère ce qui nous attend ! – Mistress Harris, que je lui dis, pas trop, c’est vrai ; mais plus que vous ne croyez pourtant. Nos calculs, madame, que je dis, quand il s’agit du nombre d’enfants qu’on aura, ne vont pas, en général, au delà d’un seul ; et, plus souvent que vous ne penseriez, ils sont exacts. – Sarah, me dit mistress Harris d’un air solennel, dites-moi quel sera le nombre des miens. – Non, mistress Harris, que je luis dis, excusez-moi, s’il vous plaît. L’un des miens, que je dis, a dégringolé un escalier de service de trois étages, et l’humidité des marches lui est tombée sur les poumons. Un autre a été étouffé, souriant, dans un lit-armoire qu’on a replié sur lui sans le savoir. Ainsi, madame, ne cherchez pas à anticiper, mais prenez-les comme ils viennent et comme ils s’en vont. » Les miens, poursuivit mistress Gamp, les miens sont tous partis, ma chère petite poulette. Et, pour ce qui est des maris, il y a une jambe de bois qui s’en est retournée dans l’autre monde, laquelle, à force de descendre toujours dans les caves à vin, et de ne plus vouloir jamais en sortir que lorsqu’on l’en arrachait de force, était devenue aussi faible qu’une jambe de chair, pour ne pas dire plus faible. »

Quand elle eut terminé ce discours, mistress Gamp s’appuya de nouveau sur la balustrade, et, regardant fixement le paquebot d’Anvers, elle secoua la tête et recommença à gémir.

« Je ne voudrais pas, dit mistress Gamp, non, je ne voudrais pas être un homme, et avoir ça sur ma conscience ! Mais il n’y a pas un être digne du nom d’homme capable de faire une chose pareille. »

Tom et sa sœur se regardèrent ; et Ruth, après un moment d’hésitation, demanda à mistress Gamp ce qui l’affligeait à ce point.

« Ma chère, répondit-elle à demi-voix, êtes-vous dame ou demoiselle ? »

Ruth se mit à rire, rougit, et dit qu’elle était demoiselle.

« Tant pis, poursuivit mistress Gamp, tant pis pour vous comme pour moi. Mais il y en a d’autres qui sont mariées et dans l’état de mariage ; et il y a une chère jeune femme qui, ce matin, va s’embarquer sur ce paquebot-là, et qui n’est pas plus en état d’aller en mer que rien du tout. »

Elle s’arrêta, promena son regard sur le pont et les passagers du paquebot en question, ainsi que sur les échelles qui y conduisaient. Après s’être assurée que l’objet de sa commisération n’était pas encore arrivé, elle leva par degrés les yeux jusqu’au sommet de la cheminée, et adressa au vaisseau une apostrophe indignée :

« Oh ! que le diable t’emporte ! dit mistress Gamp en brandissant vers lui son parapluie d’un air menaçant. Comme c’est gentil pour une jeune femme délicate de s’embarquer sur un vilain monstre bruyant comme toi, n’est-ce pas ? Avec ça que tu ne fais jamais de malheurs, n’est-ce pas ? avec ton tapage, tes mugissements, tes sifflements et ta mauvaise odeur, animal ! Ces maudits bateaux à vapeur, dit-elle en brandissant encore son parapluie, nous ont fait plus de tort que tout au monde, pour gâter notre travail régulier, et précipiter des événements dans des moments où l’on ne s’y attend pas (surtout ces vilaines machines de chemins de fer). Il n’y a pas de frayeurs pareilles pour amener des fausses couches. J’ai entendu parler d’un jeune homme, conducteur de convoi sur un chemin de fer ouvert seulement depuis trois ans (mistress Harris le connaît bien, car c’est son parent par le mariage de sa sœur avec un maître scieur de long), qui est à cette heure le parrain de vingt-six bienheureux petits enfants tous également inattendus, et tous nommés d’après les locomotives qui en furent cause. Ah ! dit mistress Gamp en reprenant son apostrophe, on voit bien que tu es l’invention d’un homme, rien qu’au peu d’égards que tu témoignes pour la faiblesse de notre sexe, brutal, va ! »

D’après la première partie des lamentations de mistress Gamp, on aurait assez naturellement supposé qu’elle faisait des affaires dans les chaises de poste ou les chevaux de relais. Quant à la fin, elle ne put en juger l’effet sur sa jeune compagne, car elle s’interrompit en ce moment pour s’écrier :

« La voilà ! c’est elle-même ! Pauvre innocente ! la voilà qui va comme un agneau au sacrifice ! Si elle est malade quand ce vaisseau-là sera en mer, dit mistress Gamp avec un accent prophétique, c’est un assassinat, et on peut me prendre pour témoin à charge. »

Elle parlait d’un ton si pénétré, que la sœur de Tom, aussi bonne que Tom lui-même, ne put s’empêcher de demander :

« Quelle est la dame qui vous inspire tant d’intérêt ?

– La voilà ! soupira mistress Gamp. La voilà là-bas ! Elle traverse en cet instant le petit pont de bois. Dieu ! son pied a glissé sur un morceau d’écorce d’orange ! (Mistress Gamp se cramponne à son parapluie.) Quelle secousse ça m’a donnée !

– Voulez-vous dire cette dame qui est avec un homme enveloppé de la tête aux pieds d’un grand manteau, de telle sorte que sa figure est presque cachée ?

– Il fait bien de la cacher ! répliqua mistress Gamp. Il a bien raison d’être honteux de ce qu’il fait. Avez-vous vu comme il lui a serré le poignet tout à l’heure ?

– En effet, il paraît brusque avec elle.

– Maintenant le voilà qui la fait descendre dans la cabine où l’on étouffe ! dit mistress Gamp avec impatience. À quoi pense donc cet homme ? Je crois qu’il a le diable au corps. Pourquoi ne la laisse-t-il pas au grand air ? »

Quelle que fût sa raison, il la fit descendre au plus tôt, et disparut lui-même sans détacher son manteau, et sans s’arrêter sur le pont encombré de passagers plus de temps qu’il n’en fallait pour se frayer un chemin jusqu’à la cabine.

Tom n’avait pas entendu ce petit dialogue, car son attention avait été détournée d’une façon inattendue. Au moment où mistress Gamp terminait sa harangue contre les machines à vapeur, il sentit une main se poser sur son bras. En se tournant à droite (Ruth était à sa gauche), il fut fort étonné de voir son propriétaire.

Ce qui lui parut surprenant, ce fut moins de trouver cet homme à ses côtés, que la manière furtive et rapide dont il s’était approché de lui ; un instant avant, il avait vu un autre individu à son coude, et il n’avait senti ni mouvement, ni pression dans le groupe de gens qui l’environnaient. Ainsi que Ruth, il avait souvent remarqué que leur propriétaire avait une façon à lui d’entrer dans sa maison et d’en sortir sans faire le moindre bruit ; mais Tom n’en fut pas moins stupéfait de le voir à côté de lui en ce moment.

« Je vous demande pardon, monsieur Pinch, lui dit-il à l’oreille, je suis un peu infirme et tout hors d’haleine, et je n’ai pas de très-bons yeux ; je ne suis plus aussi jeune qu’autrefois, monsieur. Ne voyez-vous pas là-bas un monsieur, enveloppé d’un grand manteau, avec une dame à son bras ? Une dame qui a un voile et un châle noir. Ne les voyez-vous pas ? »

S’il ne les voyait pas lui-même, il était bien singulier qu’il eût distingué au milieu de la foule précisément les gens qu’il décrivait, et que son regard eût couru rapidement de ces personnes à Tom, comme pour diriger les yeux errants de ce dernier.

« Un monsieur enveloppé d’un grand manteau ! dit Tom ; et une dame qui porte un châle noir ? Voyons donc !

– Oui, oui ! reprit l’autre avec une vive impatience. Un monsieur enveloppé de la tête aux pieds… singulièrement enveloppé pour une matinée si chaude… comme un malade. Il a la main à sa figure en ce moment, peut-être. Non, non, non ! pas là ! ajouta-t-il en suivant le regard de Tom ; de l’autre côté, par là-bas. »

Il indiqua de nouveau avec son doigt tendu le point exact où les personnes dont il parlait étaient alors arrêtées par la foule.

« Il y a tant de gens et tant de mouvement, et tant d’objets différents, dit Tom, qu’il me paraît difficile de… Non vraiment, je ne vois pas de monsieur qui ait un grand manteau, ni de dame portant un châle noir. Il y a bien une autre dame qui a un châle rouge, là-bas.

– Non, non, non ! s’écria le propriétaire avec agitation, pas là. De l’autre côté, de l’autre côté. Regardez vers l’escalier de la cabine. À gauche. Ils doivent être près de l’escalier de la cabine. Voyez-vous l’escalier de la cabine ? Voilà déjà la cloche qui sonne ! Dites-moi si vous voyez l’escalier.

– Attendez ! dit Tom, vous avez raison. Regardez ! les voilà. Est-ce là le monsieur dont vous voulez parler, qui descend en ce moment en laissant traîner derrière lui les plis d’un grand manteau ?

– C’est mon homme ! répliqua l’autre, qui néanmoins ne regardait pas ce que Tom lui indiquait, mais la figure de Tom lui-même. Voulez-vous me rendre un service, monsieur, un grand service ? Voulez-vous lui remettre cette lettre ? Il l’attend. Je suis chargé de la lui donner ; mais j’ai été longtemps à le trouver, et, n’étant plus aussi jeune qu’autrefois, je ne pourrais jamais arriver à bord et m’en revenir à temps. Voulez-vous excuser ma hardiesse, et me faire cette grande faveur ? »

Ses mains tremblaient, et sa figure exprimait la plus vive agitation, tandis qu’il donnait la lettre à Tom, et lui en indiquait la destination. Il avait l’air du Tentateur dans quelque antique sculpture.

Il n’était pas dans le caractère de Tom d’hésiter quand il s’agissait de rendre un bon office. Il prit la lettre ; il dit à Ruth d’attendre un instant jusqu’à ce qu’il revînt, et il descendit l’échelle en courant aussi vite que possible. Il y avait tant de gens qui descendaient, tant d’autres qui remontaient, tant de bagages qu’on transportait à bord, de cloches qui sonnaient, de vapeur qui s’échappait, de voix humaines qui criaient, que Tom eut beaucoup de peine à se frayer un chemin, et à se rappeler vers quel bateau il devait se diriger. Cependant il parvint promptement à celui qu’on lui avait indiqué, descendit immédiatement l’escalier de la cabine, et aperçut à l’autre bout du salon l’individu qu’il cherchait. Celui-ci tournait le dos et lisait un avis quelconque accroché au panneau. Tom avança pour lui donner la lettre ; le voyageur tressaillit en entendant un bruit de pas, et se retourna.

Quel fut l’étonnement de Tom en reconnaissant l’homme avec lequel il avait eu cette affaire dans la prairie, le mari de la pauvre Mercy… Jonas !

Tom crut comprendre qu’il lui disait : « Que diable me voulez-vous ? » Mais il n’était pas aisé de saisir ses paroles ; il parlait si indistinctement !

« Je ne vous veux rien pour mon compte, dit Tom ; on m’a prié, il y a un instant, de vous remettre cette lettre. On m’a seulement montré votre personne, mais je ne vous aurais pas reconnu dans ce singulier costume. »

Jonas prit la lettre, l’ouvrit, et en lut le contenu. C’était évidemment très-laconique ; une ligne, peut-être ; mais Jonas parut frappé comme s’il eût reçu une pierre lancée par une fronde. Il recula en chancelant.

Son émotion ressemblait si peu à tout ce que Tom avait jamais vu, qu’il s’arrêta instantanément. La cloche ayant cessé de sonner, une voix enrouée cria du haut de l’escalier : « Y a-t-il quelqu’un qui désire retourner à terre ?

– Oui, cria Jonas, moi, moi, je viens. Donnez-moi le temps. Où donc est cette femme ? Revenez, revenez par ici. »

En parlant il ouvrit violemment la porte d’une autre cabine, et en tira brusquement sa femme. Elle était pâle, effrayée, et parut stupéfaite à la vue de son ancienne connaissance ; mais elle n’eut pas le temps de lui parler, car il se faisait un grand mouvement au-dessus, et Jonas l’entraîna rapidement vers la porte.

« Où allons-nous ? Qu’est-ce qu’il y a ?

– Nous nous en retournons, dit Jonas. J’ai changé d’avis. Je ne puis pas partir. Ne faites pas de questions, ou je vous tuerai, vous ou quelqu’un d’autre… Arrêtez, là-bas ! arrêtez ! Nous allons à terre. Entendez-vous ? nous allons à terre ! »

Il se retourna même, dans sa précipitation insensée, pour lancer un regard sinistre à Tom, et brandir son poing fermé. Il n’est pas beaucoup de figures humaines qui puissent avoir l’expression dont il accompagna ce geste.

Il monta l’escalier, traînant toujours sa femme, et Tom les suivit. À travers le pont, par-dessus le bord, le long de la planche vacillante jusqu’au haut de l’échelle, Jonas entraînait toujours sa femme avec fureur ; il ne lui adressait pas un regard, mais ses yeux cherchaient, tout le temps, parmi les figures assemblées sur le quai. Tout à coup il se retourna de nouveau, et dit à Tom avec une affreuse imprécation :

« Où est-il ? »

Avant que Tom, dans sa surprise et son indignation, pût répondre à une question qu’il comprenait si peu, un monsieur s’approcha par derrière et salua Jonas Chuzzlewit par son nom. Il avait la tournure d’un étranger, avec une moustache et des favoris noirs ; il s’adressa à Jonas d’un ton calme et poli qui contrastait étrangement avec l’air égaré et désespéré de l’autre.

« Chuzzlewit, mon bon ami ! dit le monsieur, et il toucha son chapeau par égard pour mistress Chuzzlewit, je vous demande mille pardons. C’est bien à contre-cœur que je vous prive de cette petite excursion conjugale (les excursions de ce genre sont toujours charmantes et récréatives, je le sais, quoique je n’aie pas le bonheur d’être marié ; c’est là la grande infortune de mon existence) : mais la ruche, mon cher ami, la ruche !… Voulez-vous me présenter ?

– C’est M. Montague, dit Jonas ; et ces mots paraissaient le suffoquer.

– Le plus malheureux et le plus repentant des hommes, mistress Chuzzlewit, d’avoir gâté votre excursion, poursuivit M. Montague ; mais, comme je le disais tout à l’heure à notre ami, c’est la ruche, la ruche. Vous projetez un petit voyage sur le continent, mon cher ami, cela va sans dire ? »

Jonas garda un silence obstiné.

« Que je meure si je ne suis désolé ! s’écria Montague ; sur mon âme, je suis vraiment désolé. Mais notre maudite ruche de la Cité doit passer avant toute autre considération quand il y a du miel à faire, et c’est là ma meilleure excuse. Il y a là à ma droite une vieille femme très-singulière qui nous fait des révérences, dit M. Montague en interrompant tout à coup son discours et regardant mistress Gamp ; je ne sais qui elle est. Quelqu’un la connaît-il ici ?

– Ah ! oui, ils me connaissent bien ; que le bon Dieu les bénisse ! dit mistress Gamp ; sans vous oublier, monsieur, vous êtes si gai ; et puissiez-vous l’être longtemps ! Je souhaiterais que tout le monde (elle prononça ces paroles comme une formule de toast ou de compliment) fût aussi gai et aussi beau que l’est, à ce que m’a dit un petit oiseau, un certain monsieur que je ne nommerai pas, de crainte de le blesser sans le vouloir. Ma chère dame (ici elle s’arrêta tout court dans son batifolage ; car jusqu’à présent elle avait affecté le ton de l’enjouement), comme vous voilà pâle !

– Quoi ! vous aussi, vous êtes ici ! grommela Jonas. Pardieu ! en voilà plus qu’il n’en faut.

– J’espère, monsieur, répondit mistress Gamp avec une révérence indignée, que cela ne fait de mal à personne, que moi et mistress Harris nous nous promenions sur un quai public. Ce sont là ses propres paroles (je l’atteste, quand même ce seraient les dernières que je dusse prononcer). « Sarah, qu’elle dit, est-ce un quai public ? – Mistress Harris, que je réponds, en pouvez-vous douter ? – Voici trente-huit ans que vous me connaissez maintenant, madame, et m’avez-vous jamais vue aller ou désirer d’aller là où l’on n’était pas content de me voir ? dites-moi un peu. – Non, Sarah, dit mistress Harris, c’est tout le contraire. » Et elle le sait bien aussi. Je ne suis qu’une pauvre femme, mais on a couru après moi, monsieur, je ne sais pas si vous le savez. J’ai été réveillée à toutes les heures de la nuit, et plus d’un propriétaire m’a donné congé, à cause qu’on croyait que le feu était à la maison. Je travaille pour gagner mon pain, c’est vrai ; mais je conserve mon indépendance, avec votre bonne permission, et je la conserverai jusqu’à la mort. J’ai mes sentiments comme femme, monsieur, et j’ai été mère aussi ; mais touchez seulement à une marmite qui m’appartienne, et fussiez-vous la jeune servante la plus favorite, la plus effrontée qui soit jamais entrée dans une maison, il faudra qu’une de nous deux quitte la place. Mes gains ne sont pas considérables, monsieur ; mais je ne veux pas qu’on me mortifie. « Bénissons l’enfant, et sauvons la mère ! » telle est ma devise, monsieur ; mais je prends la liberté d’y ajouter : « N’essayez pas de mécaniser la garde, car elle ne le souffrira pas. »

En terminant, mistress Gamp serra bien son châle autour de sa personne avec ses deux mains, et comme d’habitude renvoya à mistress Harris pour corroborer entièrement ces détails. Elle avait ce tremblement singulier de la tête, propre aux dames d’une nature irritable, indice certain qu’elles vont faire une nouvelle explosion ; heureusement Jonas s’interposa à temps.

« Puisque vous voilà, dit-il, vous feriez bien de vous occuper d’elle et de la ramener à la maison. Moi, j’ai autre chose à faire. »

Il ne dit rien de plus ; mais il regarda Montague, comme pour l’avertir qu’il était à ses ordres.

« Je suis fâché de vous enlever, » dit Montague.

Jonas lui lança un regard sinistre, qui demeura longtemps dans la mémoire de Tom, et qu’il se rappela souvent depuis.

« J’en suis fâché, ma parole, dit Montague. Pourquoi m’en avez-vous fait une nécessité ? »

Avec le même regard qu’auparavant, Jonas répondit, après un instant de silence :

« Ce n’est pas moi qui vous ai fait cette nécessité. C’est vous qui m’y avez réduit. »

Il ne dit rien de plus. Et le peu qu’il venait de dire, il l’avait prononcé de l’air d’un homme qui se sent les mains liées, et au pouvoir d’un autre, mais qui n’en porte pas moins au-dedans de lui-même un démon haineux enchaîné, contre lequel il lutte en vain. Sa démarche même, lorsqu’ils s’en allaient ensemble, était celle d’un prisonnier garrotté ; mais on voyait, à ses poings fermés, à ses sourcils froncés, à ses lèvres serrées, que le démon bondissait furieux dans sa prison.

Ils montèrent dans un fort beau cabriolet, qui les attendait, et partirent.

Toute cette scène s’était passée si rapidement, et avait fait si peu d’impression sur la foule tumultueuse qui les environnait, que, bien que Tom en eût été l’un des principaux acteurs, il croyait avoir rêvé. Quand ils eurent quitté le paquebot, personne n’avait fait attention à lui. Il était resté derrière Jonas, si près de lui qu’il n’avait pu s’empêcher d’entendre tout. Il était resté là, avec sa sœur à son bras, attendant et souhaitant une occasion d’expliquer l’étrange part qu’il avait prise à cette affaire plus étrange encore. Mais Jonas avait tenu les yeux fixés à terre ; aucun des autres n’avait regardé du côté de Tom, si bien qu’avant qu’il eût le temps de prendre une décision, ils étaient tous partis.

Il chercha autour de lui son propriétaire. C’est ce qu’il avait déjà fait plusieurs fois, mais sans apercevoir rien qui lui ressemblât. Il le cherchait encore des yeux, quand il vit une main qui lui faisait des signes, par la portière d’une voiture de place ; il s’empressa d’approcher et reconnut Mercy. Elle se pencha de manière à n’être pas entendue de sa compagne mistress Gamp, et lui dit précipitamment :

« Qu’y a-t-il ? Au nom du ciel, qu’y a-t-il ? Pourquoi m’a-t-il dit hier au soir de m’apprêter à faire un grand voyage, et pourquoi nous avez-vous ramenés comme des criminels ? Cher monsieur Pinch (et elle joignit les mains avec désespoir), ayez compassion de nous. Quel que soit ce terrible secret, ayez compassion, et Dieu vous bénira !

– S’il était en mon pourvoir de vous montrer de la compassion, s’écria Tom, croyez-moi, vous ne me prieriez pas en vain. Mais je suis plus ignorant encore et plus étonné que vous. »

Elle se retira au fond de la voiture, et lui fit un signe de la main. Était-ce un signe de reproche, d’incrédulité, de désespoir, de détresse ou de triste adieu ? Dans son agitation, il ne put le deviner. Elle était déjà partie ; il ne restait plus que Ruth et lui, et ils s’en revinrent tout étonnés.

M. Nadgett avait-il, ce matin-là, donné rendez-vous sur le pont de Londres à l’homme qui n’était jamais de parole ? Ce qu’il y a de certain, c’est qu’en ce moment M. Nadgett était là, penché par-dessus le parapet, qui regardait le quai des paquebots. Ce ne pouvait être pour son plaisir ; il ne se donnait jamais aucun plaisir. Ce devait être pour affaires.

Chapitre XVI. M. Jonas et son ami arrivent à une entente cordiale, et font ensemble une entreprise. §

Les bureaux de la compagnie Anglo-bengalaise d’assurances et de prêts étaient proches ; et, comme M. Montague y conduisit directement Jonas, ils furent bientôt arrivés. Mais le trajet aurait pu durer plusieurs heures sans provoquer un mot de part ni d’autre : car il était évident, non-seulement que Jonas était décidé à ne pas rompre le silence qui régnait entre eux, mais que son cher ami n’avait nulle envie de l’engager à causer.

Jonas, n’ayant plus de motif pour se cacher, s’était débarrassé de son manteau, et, avec ce vêtement roulé sur ses genoux, il se tenait aussi éloigné de son compagnon que le lui permettait l’espace restreint de la voiture. Il y avait une différence frappante dans son aspect, par comparaison avec ce qu’il était quelques minutes auparavant, quand Tom l’avait rencontré d’une façon si inattendue à bord du paquebot ; ou bien encore le jour où, dans le cabinet de M. Montague, un changement sinistre avait passé sur ses traits. Ce n’était plus le maintien d’un homme démasqué et déconcerté, d’un homme déjoué, poursuivi, traqué : c’était au contraire une expression de résolution soudaine qui avait complètement changé son visage. Ce visage était toujours sombre, défiant, sournois, pâle de colère ; il était encore humilié, abject, lâche, avili : mais, quel que fût le conflit intérieur, il y avait à présent une résolution puissante, qui luttait contre toutes les émotions de son esprit, et qui les terrassait toutes à mesure qu’elles se dressaient contre lui.

Il n’avait jamais été très-avenant, mais on n’aura pas de peine à croire qu’il l’était moins que jamais à présent. Ses dents s’étaient imprimées profondément dans sa lèvre inférieure, et ces traces de l’agitation qu’il venait d’éprouver ne l’embellissaient pas plus que la sombre contraction de son front. Mais il était tout à fait maître de lui maintenant, comme le sont souvent, dans les cas désespérés, certains hommes qui pourtant ne sont rien moins que braves ; et, quand la voiture s’arrêta, sans attendre d’invitation il sauta hardiment, et monta l’escalier.

Le président le suivit ; il ferma la porte de la salle des assemblées aussitôt qu’ils furent entrés, et il se jeta sur un canapé. Jonas, debout près de la fenêtre, appuyé contre la vitre et la tête reposant sur ses deux bras, regardait dans la rue.

« Ce n’est pas gentil, Chuzzlewit ! dit enfin Montague. Ce n’est pas gentil, sur mon âme.

– Que vouliez-vous que je fisse, répondit Jonas en se retournant brusquement ; qu’attendez-vous de moi ?

– De la confiance, mon bon ami. Un peu de confiance, dit Montague d’un ton de reproche.

– Pardieu ! avec ça que vous m’en montrez beaucoup de confiance, à moi, n’est-ce pas ? repartit Jonas.

– Est-ce que je ne vous en montre pas, voyons ? » dit l’autre, et il leva la tête pour le regarder. Mais Jonas s’était détourné de nouveau. « Voyons ! ne vous ai-je pas confié les faciles projets que j’avais formés pour notre avantage ? notre avantage, notez bien ; non pas le mien seulement. Et comment y répondez-vous ? En essayant de fuir !

– Qu’en savez-vous ? Qui vous a dit que je voulusse fuir ?

– Qui me l’a dit ? Allons, allons ! Un bâtiment étranger, mon ami, une heure si matinale, un costume qui vous rendait méconnaissable ! Qui me l’a dit ? Si vous ne vouliez pas me jouer un tour, qu’est-ce que vous faisiez là ? Pourquoi êtes-vous revenu ?

– Je suis revenu pour prévenir un esclandre, dit Jonas.

– Vous avez agi sagement, » répondit son ami.

Jonas resta silencieux ; la tête appuyée sur ses bras, il regardait toujours dans la rue.

« Maintenant, Chuzzlewit, dit Montague, malgré ce qui s’est passé, je veux vous parler à cœur ouvert. Faites-vous attention à ce que je vous dis ? Je ne vois que votre dos.

– Oui, oui, je vous entends. Allez toujours !

– Je dis donc que, malgré ce qui s’est passé, je veux vous parler à cœur ouvert.

– Vous m’avez déjà dit cela, et je vous ai déjà fait observer que j’avais entendu. Continuez.

– Vous avez de l’humeur, mais je comprends cela ; et heureusement que moi j’ai le caractère bien fait. À présent, voyons quel est l’état des choses. Il y a quelques jours, je vous ai fait part d’une découverte que j’avais faite…

– Voulez-vous vous taire ! dit Jonas, qui se retourna furieux et jeta un regard vers la porte.

– Bien ! bien ! dit Montague. Vous avez raison. C’est de la prudence. Mes découvertes, si je les publiais, seraient comme celles de bien d’autres honnêtes gens dans ce monde ; je ne pourrais plus en tirer parti. Vous voyez, Chuzzlewit, à quel point je suis franc et ingénu, de vous faire connaître ainsi le côté faible de ma position ! Pour revenir à notre sujet, j’ai fait ou cru bien faire une certaine découverte, et à la première occasion je vous en fais part tout bas, dans cet esprit de confiance mutuelle que je croyais sincèrement voir régner entre nous. Dans cette découverte il y a peut-être quelque chose de vrai, peut-être n’y a-t-il rien. J’ai mon opinion à cet égard ; vous avez la vôtre. Nous ne discuterons pas. Mais, mon bon ami, vous avez eu une faiblesse ; ce que je veux vous faire comprendre, c’est que vous avez eu une faiblesse. Il est possible que je désire faire tourner ce petit incident à mon profit (en effet, je le désire, je ne le nie pas) ; mais mon profit n’exige pas que je mette les faits en évidence pour m’en servir contre vous.

– Qu’entendez-vous par « vous en servir contre moi ? » demanda Jonas, qui n’avait pas encore changé d’attitude.

– Oh ! dit Montague en riant, la question n’est pas là.

– Vous en servir pour ma ruine ? Est-ce là ce que vous voulez dire ?

– Non.

– Pardieu ! grommela Jonas avec amertume. C’est là qu’est réellement votre profit. Vous dites la vérité pour cette fois.

– Je désire sans doute que vous risquiez quelque chose de plus dans notre affaire (les risques ne sont pas grands, car c’est une affaire sûre) et que vous restiez tranquille, dit Montague. Vous me l’avez promis, il faut tenir parole. Je vous le dis franchement, Chuzzlewit, IL LE FAUT. Raisonnez vous-même. Si vous refusez, mon secret n’a plus de valeur pour moi, et par conséquent autant vaut qu’il devienne la propriété de tout le monde ; cela vaudrait même mieux, car je pourrai du moins me faire un mérite de l’avoir mis à jour. De plus, j’ai besoin de vous pour leurrer quelqu’un dans une affaire dont je vous ai déjà parlé. Je sais que cela vous est indifférent. Vous ne tenez pas à cet homme (vous ne tenez à personne ; vous êtes trop fin pour cela, et moi aussi, j’espère) ; et vous souffrirez avec une pieuse résignation les pertes qu’il pourrait essuyer. Ha ! ha ! ha ! vous avez tâché d’échapper à cette première conséquence. Mais vous n’y échapperez pas, je vous jure ; je vous en ai donné la preuve aujourd’hui. Or, je ne suis pas un puritain, vous le savez bien. Quelque chose que vous ayez pu faire, quelque imprudence que vous ayez pu commettre, je m’en moque ; mais je veux en profiter si c’est possible. Je puis faire ce libre aveu à un homme de votre intelligence. Au reste, cette infirmité ne m’est pas du tout personnelle. Chacun profite des imprudences de son prochain, et les gens les plus estimés plus que les autres peut-être. Pourquoi voulez-vous me donner cette peine ? Il faut que nous arrivions à une entente amicale ou bien à une rupture violente. Il le faut. Dans le premier cas, vous n’aurez pas grand’chose à perdre. Dans le second… C’est bon ! vous savez mieux que moi ce qui pourrait vous arriver. »

Jonas quitta la fenêtre et s’approcha de Montague. Il ne le regarda pas en face, c’était contraire à ses habitudes ; néanmoins ses yeux étaient sur lui (sur sa poitrine ou dans les environs), et il faisait de grands efforts pour parler lentement et distinctement, comme un homme ivre qui a la connaissance de son état.

« À quoi bon mentir ? dit-il ; ce matin je voulais m’en aller, c’est vrai, et vous imposer, une fois éloigné, des conditions meilleures.

– Cela va sans dire ! cela va sans dire ! répondit Montague ; rien de plus naturel. J’avais prévu cela, et j’avais pris mes précautions. Mais, pardon de vous avoir interrompu.

– Comment diable avez-vous été choisir ce messager-là ? continua Jonas avec un effort encore plus grand, et où diable l’avez-vous trouvé ? c’est ce que je ne vous demanderai pas. Je lui devais déjà quelque chose auparavant. Si vous êtes aussi peu soucieux des hommes en général que vous le disiez tout à l’heure, vous devez être parfaitement indifférent à ce que devient un misérable chien comme celui-là, et vous me laisserez régler mon compte avec lui à ma manière. »

S’il eût levé les yeux jusqu’à la figure de son compagnon, il aurait vu que Montague était évidemment dans l’impossibilité de le comprendre. Mais, debout devant lui, avec son regard furtif dirigé toujours vers le même point, Jonas, qui s’était interrompu seulement pour humecter avec sa langue ses lèvres sèches, ne s’aperçut de rien. Un observateur aurait remarqué que ce regard fixe et continu était un des traits distinctifs du changement qui s’était opéré dans l’aspect de Jonas. Il le tenait attaché sur un seul point, avec lequel, selon toute apparence, ses pensées n’avaient rien de commun : comme un bateleur qui marche sur une corde tendue tient toujours un objet fixe en vue, et n’en détourne jamais les yeux, dans la crainte de tomber.

Montague répondit promptement, bien qu’au hasard : « Faites ce que vous voudrez, nous ne disputerons pas là-dessus.

– Votre grande découverte, continua Jonas avec un ricanement sauvage qu’il ne fut pas maître de réprimer, votre grande découverte peut être vraie, et elle peut être fausse. Quelle qu’elle soit, je présume que je ne suis pas plus mauvais que les autres.

– Pas un brin, dit Tigg, pas un brin. Nous nous valons tous à peu près.

– Je voudrais savoir une chose, continua Jonas ; ce secret est-il à vous uniquement ? Vous ne vous étonnerez pas de ma question.

– À moi ? répéta Montague.

– Oui ! repartit l’autre d’un ton bourru. N’est-il connu d’aucune autre personne ? Voyons ! répondez sans hésiter.

– Non ! dit Montague sans la moindre indécision. Quelle en serait la valeur, pensez-vous, s’il appartenait à d’autres qu’à moi ? »

Pour la première fois Jonas le regarda. Après un moment de silence, il lui tendit la main, et dit en riant :

« Allons ! soyez accommodant, et je vous appartiens. Peut-être après tout serai-je mieux ici que si j’étais parti ce matin. Enfin j’y suis maintenant, et j’y resterai. Je vous en donne ma parole ! »

Il toussa pour s’éclaircir la voix, car il était enroué, et dit d’un ton plus léger :

« Voulez-vous que j’aille trouver Pecksniff ? quand ? dites-moi quand.

– Tout de suite ! s’écria Montague. On ne saurait l’amorcer trop tôt.

– Ma foi ! s’écria Jonas avec un rire sauvage, ce sera amusant de le mettre dedans, ce vieil hypocrite. Je le déteste, moi. Partirai-je ce soir ?

– À la bonne heure ! dit Montague charmé, voilà ce que j’appelle faire des affaires ! Nous nous comprenons bien maintenant ! Ce soir, mon cher ami, très-certainement ce soir.

– Venez avec moi ! s’écria Jonas. Il faut que nous fassions figure ! que nous y allions officiellement et armée de nos documents : car Pecksniff est rusé et difficile à manier ; il nous faudra user d’adresse pour en venir à bout. Je le connais. Comme je ne puis emporter votre appartement et vos dîners, il faut que je vous emporte, vous. Voulez-vous partir ce soir ? »

Son ami parut hésiter : il ne s’était pas attendu à cette proposition, et elle ne lui souriait guère.

« Nous pourrons nous concerter en route, dit Jonas. Il ne faut pas aller tout droit chez lui ; il vaut mieux aller dans un autre endroit, et avoir l’air de nous détourner, en passant, de notre route, pour le voir. Je n’aurai peut-être pas besoin de vous présenter, mais il faut que vous soyez sur les lieux. Je connais l’homme, vous dis-je.

– Mais l’homme me connaît aussi, dit Montague en haussant les épaules ; s’il allait me reconnaître !

– Vous reconnaître ! s’écria Jonas ; ne courez-vous pas ce risque-là cinquante fois par jour ? Votre père ne vous reconnaîtrait pas. Vous ai-je reconnu, moi ? Pardieu ! vous aviez une autre tournure, la première fois que je vous rencontrai. Ha ! ha ! ha ! je vois encore vos habits déguenillés ! Il n’y avait pas de faux cheveux noirs, pas de teinture noire ! Vous ne ressemblez pas du tout au farceur de ce temps-là ! Vous ne parliez même pas comme aujourd’hui. Depuis, vous avez joué le gentleman si sérieusement, que vous avez fini par vous tromper vous-même. Et quand il vous reconnaîtrait, qu’importe ? Un changement pareil, c’est la meilleure preuve de votre succès. Vous le savez bien ; autrement, vous ne vous seriez pas fait connaître à moi. Voyons ! venez-vous ?

– Mon bon ami, dit Montague en hésitant encore, il faut toute ma confiance en vous pour m’y décider.

– Votre confiance en moi ! Pardieu ! je crois bien que vous pouvez vous fier à moi maintenant. Je ne chercherai plus à m’en aller… plus jamais ! »

Il s’arrêta, et ajouta d’un ton plus calme :

« Je ne puis pas faire l’affaire sans vous. Voulez-vous venir ?

– Je le veux bien, dit Montague, si vous croyez que ce soit nécessaire. »

Et ils échangèrent une poignée de main.

Depuis le moment où il avait regardé en face son honorable ami, Jonas avait parlé avec une véhémence qui s’était accrue à chaque mot qu’il disait, et qui, maintenant portée à son comble, ne l’abandonna plus à aucune époque. Ces manières impétueuses ne lui avaient pas été habituelles ; elles étaient au contraire en complet désaccord avec son caractère et son tempérament, et d’autant moins naturelles quand on considère la position périlleuse où il se trouvait : cependant elles ne le quittèrent plus. Il ne paraissait pas subir les effets de l’ivresse, car ses idées étaient parfaitement suivies. Au contraire, il semblait être à l’épreuve de l’influence ordinaire des boissons ardentes ; bien que plusieurs fois, dans le courant de cette journée, il bût immodérément, sans retenue ni prudence, il resta toujours le même exactement, sans que sa belle humeur éprouvât la moindre variation.

Après un moment de discussion, ils décidèrent qu’ils voyageraient de nuit, afin de ne pas empiéter sur les affaires du jour ; puis ils délibérèrent ensemble quant aux moyens. M. Montague était d’avis qu’il faudrait quatre chevaux, dans tous les cas, pour le premier relais, afin de jeter, sans calembour, de la poudre aux yeux des gens. Ils commandèrent donc une chaise de poste à quatre chevaux pour neuf heures. Jonas ne s’en retourna pas chez lui, disant que l’obligation de partir précipitamment pour affaires pressantes expliquerait parfaitement son retour inattendu le matin. Il écrivit seulement un mot pour demander son portemanteau, et envoya la lettre par un messager qui lui rapporta son bagage et une réponse de cet autre genre de bagage, sa femme, lui demandant la permission de venir le voir un instant. Il lui fit répondre qu’elle n’avait qu’à essayer ; et une affirmation aussi menaçante étant équivalente, en dépit de la grammaire, à une négation, elle se garda bien de venir.

M. Montague étant très-occupé dans le courant de la journée, Jonas passa sa belle humeur sur le docteur, avec lequel il goûta dans la chambre du service de santé. Comme il s’y rendait, il rencontra M. Nadgett dans le premier bureau ; il le plaisanta de ce qu’il paraissait toujours vouloir l’éviter, et lui demanda s’il avait peur de lui. M. Nadgett répondit timidement :

« Non, mais je crois que ce doit être ma manière ; car on m’en a déjà fait l’observation. »

M. Montague écoutait, ou, pour parler avec plus d’élégance, entendait à la volée de dialogue. Aussitôt que Jonas fut parti, il fit signe à Nadgett, du bout de sa plume, de venir lui parler, et lui dit à l’oreille :

« Qui donc lui a donné ma lettre, ce matin ?

– Mon locataire, monsieur, dit Nadgett parlant derrière sa main.

– Comment cela ?

– Je l’ai trouvé sur le quai, monsieur. Le temps pressait, vous n’étiez pas encore arrivé, il était nécessaire de faire quelque chose. Heureusement, l’idée m’est venue que, si je lui remettais la lettre moi-même, je ne pourrais plus être utile à rien. J’aurais été flambé complètement.

– Monsieur Nadgett, vous êtes un bijou, dit Montague en lui tapant sur le dos. Quel est le nom de votre locataire ?

– Pinch, M. Thomas Pinch. »

Montague réfléchit un moment, puis il dit :

« Savez-vous s’il ne vient pas de la province ?

– Il m’a dit, monsieur, qu’il venait du Wiltshire. »

Ils se séparèrent sans échanger une parole de plus. À voir M. Nadgett saluer Montague la première fois qu’ils se rencontrèrent ensuite, et Montague lui rendre son salut, on eût juré que jamais de la vie ils ne s’étaient parlé en confidence.

Cependant M. Jonas et le docteur s’étaient installés, à leur aise, devant une bouteille de madère vieux et une assiettée de sandwiches : car le docteur, ayant été invité à dîner en bas à six heures, ne voulait faire qu’une collation légère.

« C’est préférable, disait-il, à deux points de vue : premièrement, comme hygiène ; secondement, comme préparation à bien dîner. Et dans notre intérêt à tous, monsieur Chuzzlewit, vous devez être bien soigneux de votre estomac, dit le docteur en faisant claquer ses lèvres après un verre de vin ; car, soyez-en sûr, mon cher monsieur, il en vaut la peine. Il doit être en parfait état, monsieur, je suis sûr que c’est un chronomètre. S’il en était autrement, vous ne seriez pas de si belle humeur. « Le seigneur de votre cœur est assis à l’aise sur son trône, » monsieur Chuzzlewit, comme dit Chose dans la pièce. Par parenthèse, je voudrais bien qu’il le dît dans une pièce où il eût au moins la complaisance de rendre justice à notre profession, au lieu de fourrer dans ce drame-là, monsieur, quelque chose d’aussi commun, d’aussi trivial, d’aussi peu conforme à la nature qu’un apothicaire. »

M. Jobling tira son jabot de fine baptiste, comme s’il voulait ajouter : « Parlez-moi d’un médecin, monsieur, voilà ce que j’appelle la nature en personne ; » et il regarda Jonas, attendant quelque observation.

Jonas n’était pas à même de poursuivre la conversation sur ce terrain ; il prit un étui à lancettes qui était sur la table, et l’ouvrit.

« Ah ! dit le docteur, qui se renversa dans son fauteuil, je les retire toujours de ma poche avant de me mettre à table. Mes poches sont un peu étroites : c’est gênant pour manger. Ha ! ha ! ha ! »

Jonas avait ouvert un des petits instruments étincelants, et l’examinait avec un regard aussi pénétrant que la fine lame elle-même.

« C’est de bon acier, docteur ; de bon acier ! hein ?

– Mais… oui, répondit le docteur, avec l’hésitation modeste d’un propriétaire. On pourrait ouvrir une veine assez lestement avec ça, monsieur Chuzzlewit.

– Il en a ouvert plus d’une déjà, n’est-ce pas ? »

Et Jonas regarda la lancette avec un intérêt croissant.

« Mais pas mal, mon cher monsieur, pas mal. Nous avons exercé dans une… dans une assez nombreuse clientèle, je crois pouvoir le dire, répondit le docteur avec une petite toux, comme pour dissimuler l’effort qu’il était obligé de faire malgré lui pour avouer une chose connue de tout le monde. Une assez nombreuse clientèle, répéta le docteur, et il approcha un verre de vin de ses lèvres.

– Est-ce qu’on pourrait couper le cou à un homme avec un instrument comme celui-ci ? demanda Jonas.

– Oh ! certainement, certainement, si on l’attrapait à la bonne place, repartit le docteur. C’est là l’essentiel.

– Où vous avez maintenant la main, hein ? » s’écria Jonas.

Et il se pencha pour regarder.

« Oui, dit le docteur, à la veine jugulaire. »

Jonas, dans son enjouement, fit soudain une entaille dans l’air, si près de la jugulaire du docteur, que celui-ci devint tout rouge. Alors Jonas, toujours dans le même esprit de badinage étrange, partit d’un grand éclat de rire discordant.

« Non, non, dit le docteur en secouant la tête : il ne faut pas jouer avec les instruments tranchants. Je me rappelle justement, en ce moment, un exemple frappant d’habileté à se servir de ces instruments-là. C’était dans une affaire d’assassinat. J’ai même bien peur que cet assassinat-là n’ait été commis par un membre de notre profession, tant le coup avait été artistement exécuté.

– Oui ? dit Jonas. Comment cela ?

– Eh bien, monsieur, repartit Jobling, ça n’est pas long à dire. Un matin, dans une rue obscure, on trouva un certain gentleman debout dans l’angle d’une porte, et par conséquent soutenu par le mur de l’allée. Sur son gilet il y avait une goutte, une seule goutte de sang. Il était mort et froid ; on l’avait assassiné, monsieur.

– Une seule goutte de sang ! dit Jonas.

– Monsieur, répliqua le docteur, cet homme avait été frappé au cœur. Frappé au cœur avec tant d’adresse, monsieur, qu’il était mort sur le coup, et qu’il avait saigné intérieurement. On supposa qu’un médecin de ses amis (et il y en eut un en effet de soupçonné) avait entamé une conversation avec lui, sous un prétexte quelconque ; que dans le courant de la conversation il l’avait probablement saisi par un de ses boutons ; qu’il avait examiné son terrain à loisir avec l’autre main ; qu’il avait marqué la place exacte ; tiré son instrument, quel qu’il fût, tout préparé d’avance, et…

– Et le tour était fait, ajouta Jonas.

– Précisément, répliqua le docteur. C’était une véritable opération dans son genre, et très-proprement faite. Le médecin ne reparut jamais ; et, comme je vous le disais, on lui en attribua le mérite. À tort ou à raison, je ne saurais vous le dire. Mais ayant eu l’honneur d’être appelé en cette occasion avec deux ou trois de mes confrères, et ayant aidé à faire un examen minutieux de la blessure, je n’ai pas la moindre hésitation à déclarer qu’elle aurait fait honneur à n’importe quel médecin, et, que si le coup fut porté par un homme n’appartenant pas à notre profession, on doit considérer cela comme un coup de maître extraordinaire, ou comme le résultat plus extraordinaire encore d’une foule de circonstances favorables combinées ensemble. »

L’intérêt de son auditeur était si vivement éveillé, qu’il fallut, pour le satisfaire, que le docteur procédât à l’illustration de son récit avec le secours de son doigt, de son pouce et de son gilet ; bien plus, qu’il prît la peine de se placer debout dans un coin de la chambre, et de représenter alternativement le meurtrier et la victime ; ce qu’il fit au naturel. La bouteille était vide, l’histoire était achevée, et Jonas était toujours dans la même exaltation d’humeur folâtre qu’auparavant. Si la théorie de Jobling était juste, et que la bonne digestion de cet honnête garçon en fût la cause, il fallait donc qu’il eût un estomac d’autruche.

À dîner, il fut tout de même ; et après le dîner aussi, quoiqu’on bût du vin en abondance, et qu’on mangeât des mets recherchés et variés. À neuf heures, toujours le même. Comme il y avait une lampe dans la voiture, il jura qu’il emporterait un jeu de cartes et une bouteille de vin, et il descendit en effet avec ces objets sous son manteau.

« Au large, Tom Pouce, et va te coucher ! »

Ce fut la consolation qu’il adressa à M. Bailey, qui, enveloppé et chaussé de ses bottes à revers, se tenait à la portière de la voiture pour l’aider à monter.

« Me coucher, monsieur, mais je pars aussi, » dit Bailey.

Jonas descendit vivement, et, tenant M. Bailey par le collet de son habit, il rentra dans le vestibule, où Montague allumait un cigare.

« Vous n’allez pas emmener ce gamin-là, n’est-ce pas ?

– Si fait, dit Montague, je l’emmène. »

Jonas secoua l’enfant, et le repoussa rudement. De toutes ses actions de la journée, c’était celle qui répondait le mieux à son caractère habituel de familiarité brutale ; mais aussitôt il éclata de rire ; et, après avoir porté une botte au docteur avec sa main, pour imiter la répétition que lui avait donnée le matin l’ami médical dans son rôle d’assassin, il sortit, remonta dans la voiture et s’y assit. Son compagnon le suivit immédiatement. M. Bailey grimpa par derrière.

« Il y aura de l’orage cette nuit ! » s’écria le docteur au moment où ils partaient.

Chapitre XVII. Suite de l’entreprise de Jonas et son ami. §

Les pronostics du docteur ne tardèrent pas à se réaliser. Quoique le temps ne fût pas un de ses malades, et qu’il n’eût pas été appelé là par un tiers en consultation pour donner son avis, on peut reconnaître par l’exactitude de sa prédiction la sûreté de diagnostic dont il faisait toujours preuve dans l’exercice de sa profession : car, si l’aspect menaçant de la nuit n’eût pas été parfaitement évident et de nature à ne pas s’y méprendre, M. Jobling n’eût point risqué sa réputation jusqu’à exprimer une opinion sur ce sujet. Il observait ce principe avec trop de succès en médecine pour jamais le négliger, même dans les questions les plus insignifiantes.

C’était une de ces nuits chaudes et silencieuses, où l’on s’assied aux fenêtres dans l’attente d’un tonnerre qui, d’un moment à l’autre, va gronder ; où l’on se rappelle des histoires lugubres de tempêtes, de tremblements de terre, de voyageurs solitaires égarés dans les plaines désertes, et de vaisseaux isolés en pleine mer, frappés par la foudre. Dans ce moment même les éclairs illuminaient l’obscur horizon, et le vent faisait entendre de sourds murmures, comme s’il avait soufflé dans la région où grondait le tonnerre, et qu’il arrivât encore tout chargé de ses derniers échos. Mais, bien que l’orage s’amoncelât rapidement, il ne s’était pas encore positivement déclaré, et le morne silence qui régnait partout semblait plus solennel encore dans la sourde et lointaine rumeur de bruit et de lutte qui planait dans l’air.

Il faisait très-sombre, mais il y avait de grandes masses de nuages qui se détachaient sur le ciel brumeux avec une clarté livide, semblables à de gigantesques monceaux de cuivre qui auraient été chauffés dans une fournaise, et commenceraient à se refroidir. Les nuages s’étaient avancés lentement et avec persistance, mais ils étaient maintenant sans mouvement ou à peu près ; et la voiture roulait avec fracas, laissant à chaque coin de rue un groupe de gens qui y étaient venus (la plupart nu-tête, des maisons environnantes), pour regarder le ciel. Puis quelques larges gouttes d’eau commencèrent à tomber, et le tonnerre gronda dans le lointain.

Jonas était assis dans un coin de la voiture avec la bouteille posée sur ses genoux, et il en serrait le goulot d’une main crispée, comme s’il eût voulu le pulvériser. Instinctivement fasciné par l’aspect de la nuit, il avait déposé le jeu de cartes sur le coussin à côté de lui ; et son compagnon, obéissant à un mouvement également indépendant de sa volonté, et si compréhensible pour tous deux qu’il n’attira pas la moindre observation de part ni d’autre, son compagnon avait éteint la lampe. Ils demeurèrent silencieux, regardant, à travers les glaces de devant qui étaient levées, le sombre spectacle qui se déroulait à leurs yeux.

Ils avaient laissé Londres derrière eux, c’est-à-dire qu’ils en étaient aussi éloignés que peuvent l’être, à un relais de cette ville immense, des voyageurs qui se dirigent sur la route de l’Ouest : de temps en temps ils rencontraient un piéton se hâtant de chercher un abri, ou quelque grande charrette avançant dans le même but au trot pesant de son cheval. Il y en avait d’autres groupées dans les cours et les remises des petites auberges le long de la route, tandis que leurs conducteurs étaient sur le pas de la porte à regarder le temps ou se divertissaient à l’intérieur. Partout les gens semblaient disposés à se tenir mutuellement compagnie plutôt que de rester seuls ; de sorte que, de presque toutes les maisons devant lesquelles ils passaient, des groupes de figures inquiètes paraissaient occupés à voir venir la nuit et les voyageurs en poste qui s’aventuraient sur la route.

Vous me direz qu’il n’y avait pas là de quoi contrarier Jonas et le mettre mal à l’aise ; eh bien ! pourtant, c’était comme ça. Après avoir grommelé entre ses dents et avoir souvent changé de position, il leva la glace de son côté, et tourna le dos avec humeur : tout cela sans regarder son compagnon et sans dire un mot pour rompre le silence qui régnait entre eux, et qui était venu si vite succéder à sa gaieté bruyante.

Le tonnerre grondait, les éclairs brillaient ; la pluie tombait à torrents, comme le courroux du ciel. Entourés tantôt d’une lumière éblouissante, tantôt d’une obscurité profonde, ils poursuivaient toujours leur route. Même en arrivant au relais où ils eussent pu attendre, ils ne s’arrêtèrent pas, et commandèrent des chevaux sur le champ. Les cinq minutes de calme trompeur qui, dans ce moment, firent espérer que l’orage allait s’apaiser, n’étaient pour rien dans leur résolution. Ils continuaient leur route comme s’ils eussent été poussés par la furie de l’ouragan. Ils auraient fort bien pu se reposer en chemin ; mais, sans avoir échangé une douzaine de paroles, ils semblaient comprendre d’un commun accord qu’il fallait avancer quand même.

Le tonnerre grondait de plus en plus fort, comme s’il retentissait à travers les voûtes innombrables de quelque vaste temple dans les cieux ; les éclairs devenaient de plus en plus éblouissants et la pluie de plus en plus torrentielle. Les chevaux (il n’y en avait plus que deux), effrayés par les sillons de feu que les éclairs traçaient sur la route, se cabraient et lançaient des ruades ; cependant ces deux hommes avançaient toujours, comme attirés par un aimant invisible.

L’œil, participant de la rapidité des éclairs éblouissants, distinguait, à leur lueur passagère, une multitude d’objets qu’il n’aurait pu discerner en plein midi dans un intervalle de temps cinquante fois plus long : des cloches dans les clochers avec la corde et la poulie qui les mettaient en branle ; des nids abandonnés dans des recoins et des gouttières ; des figures toutes consternées dans les charrettes couvertes qui passaient au galop, et dont les attelages effrayés faisaient sonner un glas de grelots que le bruit de la foudre étouffait ; des herses et des charrues oubliées dans les champs ; des perspectives infinies de pays coupés de haies, dont les lointains rideaux d’arbres se dessinaient aussi nettement que l’épouvantail à moineaux dans le chanvre le plus rapproché. Pendant l’espace d’une seconde, une clarté à la fois incertaine, éclatante et capricieuse, rendait tous les objets clairs et distincts ; puis la lueur jaune se nuançait alternativement de rouge et de bleu ; puis une splendeur, si intense que tout semblait devenir lumière, précédait soudain l’obscurité la plus profonde.

Peut-être ces éclairs, avec leurs zigzags éblouissants, produisirent-ils ou contribuèrent-ils à produire une bizarre illusion d’optique qui s’offrit subitement aux yeux épouvantés de Montague, et qui disparut aussi rapidement. Il crut voir Jonas, la main levée, brandissant sa bouteille comme un marteau et se préparant à lui en asséner un coup sur la tête. Au même moment il observa, ou crut observer, sur le visage de son compagnon, une expression combinée de l’excitation surnaturelle qu’il avait fait paraître ce jour-là, et d’une haine sauvage et terrible qui eût rendu la société d’un loup moins effrayante que la sienne.

Montague poussa une exclamation involontaire et appela le postillon, qui arrêta sur-le-champ ses chevaux.

Il fallait qu’il se fût trompé, car il n’avait pas quitté Jonas des yeux ; il ne l’avait pas vu bouger, et pourtant Jonas était tranquillement couché dans son coin comme auparavant.

« Qu’avez-vous donc ? dit Jonas. Est-ce que c’est comme ça que vous vous éveillez d’habitude ?

– Je puis vous jurer, répliqua l’autre, que je n’ai pas fermé les yeux !

– Quand vous l’aurez juré, dit tranquillement Jonas, nous ferons bien de nous remettre en route, si ce n’est que pour cela que vous nous avez fait arrêter. »

Il déboucha la bouteille avec ses dents, la porta à ses lèvres et but à longs traits.

« Je voudrais bien que nous n’eussions pas entrepris ce voyage, dit Montague d’une voix qui trahissait son agitation, et en se reculant instinctivement. Mauvaise nuit à passer sur les routes !

– Parbleu ! vous avez raison, répliqua Jonas ; et pourtant, si nous y sommes, c’est grâce à vous. Si vous ne m’aviez pas fait attendre toute la journée, à l’heure qu’il est nous serions à Salisbury, dans un bon lit et profondément endormis. Qu’est-ce que nous attendons maintenant ? »

Montague mit un instant la tête à la portière et la rentra aussitôt en disant, comme si c’était là la cause de son inquiétude, que le domestique était mouillé jusqu’aux os.

« C’est bien fait ! dit Jonas. J’en suis content. Pourquoi diable nous arrêtons-nous donc ici ? Est-ce que vous allez l’étendre pour le faire sécher ?

– J’ai presque envie de le prendre avec nous, dit Montague avec un peu d’hésitation.

– Ah ! merci, dit Jonas. Nous n’avons pas besoin ici de garçons mouillés surtout d’un garnement comme celui-là. Laissez-le donc là où il est. Il n’a pas peur du tonnerre et des éclairs, lui, j’en suis bien sûr. En route ! postillon. À propos, nous ferions peut-être bien de prendre aussi le postillon avec nous, grommela-t-il en ricanant, et les chevaux par-dessus le marché.

– N’allez pas trop vite, cria Montague au postillon, et faites attention à ne pas nous casser le cou. Nous étions presque dans le fossé quand je vous ai appelé. »

Ce n’était pas vrai, et Jonas le lui dit tout net. Montague ne fit guère attention à ce qu’il lui disait ; mais il répéta que c’était une mauvaise nuit à passer sur les routes, et il montra, en ce moment comme plus tard, une inquiétude singulière.

Dès lors Jonas recouvra son enjouement, si l’on peut employer ce mot pour exprimer l’état d’esprit dans lequel il avait quitté Londres. Il approchait souvent la bouteille de ses lèvres ; il vociférait des fragments de chanson sans égard pour la mesure et la mélodie, en pressant son taciturne ami de s’amuser comme lui.

« Vous êtes d’une société charmante, mon bon ami, dit Montague avec effort, et, en général, je vous trouve irrésistible ; mais ce soir… Entendez-vous ?

– Pardieu ! si j’entends ! Je le vois bien aussi, s’écria Jonas en abritant un moment ses yeux contre la vive clarté des éclairs qui brillaient non pas d’un seul côté, mais tout autour d’eux. Qu’est-ce que ça dit ? Cela ne change rien, ni à vous, ni à moi, ni à nos affaires. Allons ! en chœur !

La foudre et l’ardent éclair

Peuvent arracher le ver

Au sol où dame Potence

Surgit dans son importance.

Mais ni la foudre des cieux

Ne réveille dans leur tombe

Les défunts silencieux ;

Ni l’éclair qui sur lui tombe

Ne peut sauver de la mort

L’homme jugé par le sort.

« Cette chanson-là doit être joliment vieille, ajouta Jonas avec un juron, et s’arrêtant comme étonné de lui-même. Je ne l’ai jamais entendue depuis mon enfance. Je ne sais pas ce qui a pu me la remettre dans la mémoire, à moins que ce ne soient les éclairs…

Ni la foudre des cieux

Ne réveille dans leur tombe

Les défunts silencieux…

« Non ! non !…

Ni l’éclair qui sur lui tombe…

« Ah ! ah ! ah ! »

Sa gaieté avait quelque chose de si sauvage et de si extraordinaire, elle s’harmonisait si bien et d’une façon si inexplicable avec cette nuit, et en même temps elle en profanait à tel point la sublime horreur, que Montague, lâche en tout temps, se reculait avec effroi. Au lieu de tenir Jonas en son pouvoir, il semblait avoir changé de rôle. Mais Montague s’expliquait cela. La conscience de son état d’avilissement pouvait naturellement inspirer à un homme tel que Jonas le désir d’afficher une bruyante indépendance, afin d’oublier sa misérable position. Cette réflexion machiavélique était assez dans le tour d’esprit de Montague, qui s’y arrêta volontiers et trouva l’explication satisfaisante. Pourtant il éprouvait toujours un vague sentiment de crainte, et il se sentait abattu et mal à l’aise.

Il était certain de n’avoir pas dormi, mais ses yeux pouvaient l’avoir trompé : car lorsqu’il regardait Jonas maintenant, dans les intervalles d’obscurité, il pouvait se le représenter dans toutes les attitudes que lui suggérait sa pensée. D’autre part, il savait fort bien que Jonas n’avait pas sujet de l’aimer, et, en admettant même que la pantomime qui l’avait si vivement impressionné fût un geste réel et non l’effet de son imagination, il était hors de doute que ce mouvement était d’accord avec tout l’ensemble de la gaieté diabolique de Jonas, et qu’il portait la même empreinte de colère impuissante.

« S’il pouvait me tuer d’un souhait, pensait le chevalier d’industrie, je ne vivrais pas longtemps. »

Il résolut, lorsqu’il se serait servi de Jonas, de le tenir sous un joug de fer. En attendant, il ne pouvait mieux faire que de le laisser tranquille et libre de se livrer, à sa manière, à son étrange bonne humeur. Il pouvait bien lui faire ce petit sacrifice : « Car, se disait Montague, lorsque j’aurai pris tout ce qui est à prendre, je décamperai de l’autre côté de l’eau, et alors j’aurai les rieurs de mon côté… et les profits aussi. »

Telles étaient, d’heure en heure, ses réflexions. Il était dans cet état d’esprit où les mêmes idées se représentent continuellement avec une fatigante monotonie. Quant à Jonas, il semblait avoir entièrement banni toute réflexion pour son compte, et il s’amusait toujours de la même manière. Ils convinrent qu’ils iraient d’abord à Salisbury et que, de là, ils rabattraient par la traverse chez M. Pecksniff, dans la matinée du lendemain. La perspective de tromper ce digne homme égayait de plus en plus la verve joyeuse de son aimable gendre.

À mesure que la nuit avançait, l’orage avait diminué ; mais on entendit encore au loin les grondements sourds et lugubres du tonnerre. Les éclairs aussi, bien que le danger fût passé, étaient encore vifs et fréquents. La pluie tombait toujours aussi fort.

Malheureusement pour eux, vers le point du jour, au dernier relais de leur voyage, on leur donna une paire de chevaux rétifs ; ces animaux, dans leur écurie, avaient été épouvantés par la tempête. Lorsqu’ils se trouvèrent dehors durant ce triste intervalle qui sépare la nuit du matin, à l’heure où la lumière du jour n’avait pas encore fait pâlir la clarté des éclairs, et où les objets se présentaient à leurs yeux sous des formes indistinctes et exagérées qu’ils n’auraient pas revêtues dans la nuit, ils devinrent petit à petit plus difficiles à maîtriser. Tout à coup, en descendant une côte escarpée, quelque chose les effraye, ils s’emportent et s’élancent éperdus ; le postillon est renversé de son siège sur la route ; la voiture est entraînée jusqu’au bord d’un fossé ; les chevaux s’y précipitent tête baissée, et la chaise de poste verse et se brise.

Les voyageurs avaient ouvert la portière, et, soit qu’ils eussent sauté, soit qu’ils eussent été lancés dehors, Jonas fut le premier à se relever. Il avait mal au cœur ; il était tout étourdi de sa chute ; à quelques pas de lui se trouvait la porte rustique qui fermait une prairie ; il s’y traîne en chancelant et s’y appuie ; tout le paysage semble flotter devant ses yeux alourdis. Mais peu à peu il reprend ses sens, et bientôt il voit Montague étendu sans connaissance, presque sous les pieds des chevaux.

En un instant son corps affaibli s’anime comme si un démon lui prêtait sa vigueur ; il court à la bride des chevaux, saisit les rênes et les tire de toutes ses forces. Les chevaux ruent et se débattent avec une violence qui, à chaque effort, rapproche davantage leurs pieds de la tête du malheureux étendu sur la route. Encore une demi-minute, et sa cervelle aura rejailli sur le grand chemin.

Jonas lutte avec les chevaux comme un possédé, et les excite encore par ses cris.

« Hue ! s’écrie-t-il. Hue ! encore ! un pas de plus ! encore un ! encore un ! Allons donc, démons ! Hue, hue ! »

Le postillon, qui s’était relevé, accourt en toute hâte et lui crie de s’arrêter ; mais la violence de Jonas ne fait que s’en accroître.

« Hue donc ! vocifère-t-il.

– Au nom du ciel ! s’écrie le postillon. Ce monsieur… sur la route… vous allez le faire tuer ! »

Pour toute réponse, les mêmes cris et les mêmes efforts. Alors cet homme, s’élançant, au péril de ses jours, pour sauver ceux de Montague, le saisit, le traîne à travers la boue et les ornières, et le met à l’abri du danger présent. Cela fait, il court vers Jonas, et, avec l’aide de son couteau, il a bientôt dégagé les chevaux qui se retrouvent enfin sur pied, écorchés et ensanglantés.

Le postillon et Jonas se regardèrent alors à loisir, ce qu’ils n’avaient pas encore eu le temps de faire.

« De la présence d’esprit, de la présence d’esprit ! s’écria Jonas en agitant ses bras comme un forcené. Qu’auriez-vous fait sans moi ?

– Ma foi ! sans moi, je ne sais pas trop ce qu’aurait fait cet autre monsieur, répondit l’homme en hochant la tête. Vous auriez dû commencer par l’ôter de là. Je l’ai bien cru perdu.

– Présence d’esprit, oiseau de mauvais augure, présence d’esprit ! s’écria Jonas avec un éclat de rire discordant. Pensez-vous qu’il ait reçu quelque coup de pied ? »

Ils retournèrent près de lui pour s’en assurer. En le voyant assis sous une haie, promenant ses regards effarés tout autour de lui, Jonas grommela quelque chose entre ses dents.

« Qu’est-ce que c’est ? demanda Montague. Y a-t-il quelqu’un de blessé ?

– Ma foi ! dit Jonas, il paraît que non. Tant de tués que de blessés, il n’y a personne de mort. »

Ils soulevèrent Montague, qui essaya de marcher. La secousse avait été violente et il tremblait beaucoup ; mais, à part quelques égratignures et quelques contusions, il n’était pas autrement endommagé.

« Des égratignures et des bosses, hein ? dit Jonas. Nous en avons tous. Rien que des égratignures et des bosses, hein ?

– Quoique monsieur n’ait que des égratignures et des bosses, quelques secondes de plus, et je n’aurais pas donné deux sous de sa tête, dit le postillon. Si jamais vous vous trouvez en pareille passe, monsieur (ce que je ne vous souhaite pas), ne vous avisez pas de tirer la bride d’un cheval abattu quant la tête d’un homme se trouve sur son chemin. On ne fait pas cela deux fois sans qu’il y ait un mort dans l’affaire, et c’est ce qui serait arrivé tout à l’heure, aussi sûr que vous voilà, si je n’étais accouru à temps pour vous en empêcher. »

Jonas lui commanda en jurant de se taire, et l’envoya à tous les diables. Mais Montague, qui avait écouté avec une vive attention et n’avait point perdu un mot, détourna lui-même la conversation en s’écriant :

« Où donc est le petit garçon ?

– Pardieu ! j’avais oublié ce gamin-là, dit Jonas. Qu’est-ce qu’il est devenu ? »

Après quelques minutes de recherche, ils trouvèrent l’infortuné Bailey. Il avait été lancé par-dessus la haie, et il était étendu dans le champ voisin, mort selon toute apparence.

« Quand je disais ce soir que je voudrais bien n’avoir pas entrepris ce voyage, s’écria Montague, je savais bien que c’était un voyage fatal. Regardez cet enfant !

– Est-ce là tout ? grogna Jonas. Si vous n’avez pas d’autre raison pour dire ça…

– Eh ! quelle autre raison vous faut-il donc ? demanda vivement Montague. Que voulez-vous dire ?

– Je veux dire, fit Jonas en se penchant sur le corps du jeune garçon, que je ne sache pas que vous soyez son père, ni que vous ayez aucun motif de vous soucier beaucoup de lui. Allons, tiens-toi droit ! »

Mais le groom n’était guère en état de se tenir ni d’être tenu ; et même, à part quelques battements de cœur faibles et irréguliers, il ne donnait plus signe de vie. Après une courte délibération, le postillon monta le cheval qui avait le moins souffert, prit le moribond dans ses bras, du mieux qu’il put ; tandis que Montague et Jonas, conduisant l’autre cheval et portant une malle entre eux deux, s’acheminèrent à côté de lui vers Salisbury.

« Si vous alliez devant, postillon, vous y seriez en quelques minutes, et vous pourriez envoyer du monde à notre secours, dit Jonas. Allons, trottez en avant.

– Non, non, s’écria avec empressement Montague ; nous resterons tous ensemble.

– Quelle poule mouillée vous faites ! Vous n’avez pas peur des voleurs, n’est-ce pas ? dit Jonas.

– Je n’ai peur de rien, répondit l’autre, dont la physionomie et la contenance démentaient les paroles. Mais nous resterons tous ensemble.

– Vous aviez tant d’inquiétude au sujet de ce garçon il y a une minute ! dit Jonas. Vous savez pourtant bien qu’il peut mourir en attendant ?

– Oui, oui ! je le sais. Mais nous resterons tous ensemble. »

Il était évident que rien n’ébranlerait sa résolution. Jonas ne fit d’autre réponse que celle du mépris qui se lisait sur son visage. Ils avaient encore trois ou quatre bons milles à parcourir, et ce n’était pas facile, vu le mauvais état des routes, le fardeau dont ils étaient embarrassés, et la sensation de roideur douloureuse qu’ils éprouvaient dans tous les membres. Après une marche longue et pénible, ils arrivèrent à une auberge dont ils réveillèrent les gens (car il était encore de très-bonne heure). Ils envoyèrent des messagers pour s’occuper de la voiture et de son contenu, et firent éveiller un chirurgien pour qu’il donnât ses soins à celui qui avait le plus souffert. Le praticien fit promptement et habilement tout ce qu’il pouvait faire. Mais il fut d’avis que l’enfant avait une congestion cérébrale, et que la carrière mortelle de M. Bailey était fournie. Si l’intérêt que témoigna Montague en apprenant cette nouvelle eût paru le moins du monde dépourvu d’égoïsme, c’eût été un trait honorable dans un caractère qui n’était pas riche en traits de cette nature. Mais il n’était pas difficile de voir qu’il avait quelque raison cachée dont il appréciait seul l’importance, d’attacher une si grande valeur à la société et à la présence de ce jeune garçon. Lorsque, après avoir reçu lui-même les soins du médecin, il se retira au grand jour dans sa chambre, cette préoccupation l’y suivit.

« J’aurais donné mille guinées, disait-il, plutôt que de perdre ce garçon dans un moment pareil. Mais je m’en retournerai seul ; j’y suis résolu. Chuzzlewit partira d’abord, et moi je le suivrai à loisir. Je ne veux plus de cela, ajouta-t-il en essuyant son front moite ; il ne faudrait pas plus de vingt-quatre heures pareilles pour que mes cheveux devinssent tout gris. »

Quoiqu’il fît grand jour, ainsi que nous l’avons dit, il examina sa chambre, regarda sous le lit, dans les armoires, et même derrière les rideaux avec une précaution extraordinaire. Il ferma à double tour la porte par laquelle il était entré, et il se mit au lit. Il y avait encore une porte dans sa chambre ; mais elle était fermée à clef de l’autre côté, et il ignorait sur quoi elle donnait.

Dans tous ses rêves, ses craintes ou sa mauvaise conscience lui représentèrent cette porte. Il rêva qu’il s’y rattachait un secret terrible ; un secret qu’il connaissait, et que pourtant il ne connaissait pas : car, bien qu’il en eût la responsabilité et la complicité, il était tourmenté, même dans sa vision, par une incertitude fatigante au sujet de ce secret. Un autre rêve se confondait d’une manière incohérente avec celui-ci. Il lui semblait que cette porte était la cachette d’un ennemi, d’une ombre, d’un fantôme, et qu’il était chargé de tenir enfermée cette effrayante créature, pour l’empêcher d’arriver jusqu’à lui. Dans ce but Nadgett, lui, et un étranger qui avait une trace sanglante sur la tête (il lui rappela qu’il avait été son compagnon d’enfance, et lui dit même le nom très-réel d’un camarade de pension, qu’il avait oublié jusqu’alors), s’efforçaient d’assujettir cette porte à l’aide de plaques de fer et de clous ; mais ils avaient beau travailler, les clous se brisaient ou bien se métamorphosaient entre leurs doigts en tiges d’osier flexibles, ou, pis encore, en vers ; le bois de la porte se fendait ou se pulvérisait au point que les clous mêmes n’y pouvaient tenir ; et les plaques de fer se roulaient comme du papier chauffé devant le feu. Pendant tout ce temps, la créature de l’autre côté (il ne savait et ne cherchait point à savoir si elle avait la forme d’un homme ou celle d’une bête) gagnait du terrain sur eux. Mais le moment de plus affreuse terreur fut celui où l’homme qui avait une trace sanglante sur la tête lui demanda s’il ne connaissait pas le nom du monstre, et lui dit qu’il le lui soufflerait tout bas. Alors le rêveur tomba à genoux, tout son sang se glaça d’épouvante, et il se boucha les oreilles pour ne pas entendre. Mais il vit, au mouvement de ses lèvres, que l’homme avait prononcé la lettre J ; alors criant tout haut que le secret était révélé et qu’ils étaient tous perdus, il s’éveilla.

Il s’éveilla pour trouver Jonas, debout à côté de son lit, qui le regardait. La porte en question était grande ouverte.

Au moment où leurs yeux se rencontrèrent, Jonas recula de quelques pas, et Montague s’élança hors du lit.

« Eh ! eh ! dit Jonas. Vous êtes bien vivant ce matin.

– Vivant ! bégaya l’autre, et il tira violemment le cordon de sonnette. Que faites-vous ici ?

– C’est votre chambre à la vérité, dit Jonas, mais je suis presque tenté de vous demander ce que vous y faites vous-même. Ma chambre est de l’autre côté de cette porte. Personne ne m’a dit hier au soir de ne pas l’ouvrir. J’ai cru qu’elle conduisait dans le corridor, et je sortais pour commander le déjeuner. Il n’y a pas… il n’y a pas de sonnette dans ma chambre. »

Pendant ce temps, Montague avait fait entrer le garçon d’auberge, qui lui apportait de l’eau chaude et ses bottes. Celui-ci, en entendant les dernières paroles de Jonas lui assura qu’il y avait une sonnette, et il passa dans la chambre adjacente pour la lui faire voir au chevet du lit.

« Alors, c’est que je n’ai pu la trouver, dit Jonas ; cela revient au même. Commanderai-je le déjeuner ? »

Montague en fut d’avis, et, quand Jonas se fut retiré à travers sa chambre en sifflant un refrain, vite il ouvrit la porte de communication pour en retirer la clef et s’enfermer à double tour ; mais la clef n’y était déjà plus.

Il tira une table en travers de la porte et s’assit pour rassembler ses idées, comme s’il était encore sous l’influence de ses rêves.

« C’est un voyage fatal, répéta-t-il plusieurs fois. C’est un voyage fatal. Mais je reviendrai seul. Je ne veux plus de tout ça ! »

Cette espèce de pressentiment ou de superstition que c’était un voyage fatal, ne le détourna pas de la mauvaise action qu’il avait en vue dans ce voyage même. Il s’habilla avec plus de soin que d’habitude, afin de produire une impression favorable sur M. Pecksniff, et, rassuré par sa bonne mine, par la beauté du temps, par le gai soleil qui faisait étinceler les branches mouillées devant sa fenêtre, il revint peu à peu à son état naturel, articula quelques gros jurons et chantonna le refrain d’une chanson.

Et cependant, de temps à autre, il grommelait entre ses dents :

« Je reviendrai seul ! »

Chapitre XVIII. Qui exercera une influence sur la destinée de plusieurs personnes. – M. Pecksniff s’y montre dans la plénitude de sa puissance, dont il use avec courage et magnanimité. §

La nuit de l’orage, Mme Lupin, l’hôtesse du Dragon bleu, était assise toute seule dans le comptoir de sa petite salle à boire. Soit à cause de sa position solitaire, soit à cause du mauvais temps, ou pour ces deux motifs réunis, Mme Lupin était pensive, nous pourrions dire triste. Elle était là, le menton appuyé sur sa main, regardant à travers une fenêtre basse qui donnait sur le derrière de la maison, et que le feuillage épais d’une vigne rendait obscure, même aux jours les plus radieux ; et elle secouait souvent la tête en disant : « Mon Dieu ! hélas ! mon Dieu ! »

C’était un de ces moments de mélancolie qu’elle pouvait bien avoir parfois, même au milieu du bien-être de sa petite salle à boire. La riche étendue de pâturages, de champs de blé, de vertes pelouses et de riants coteaux, avec ses clairs ruisseaux, ses haies nombreuses et ses massifs de beaux arbres, tout était sombre et lugubre, depuis les vitres en losange de la fenêtre jusqu’au lointain horizon, où le tonnerre semblait rouler au milieu des collines. La pluie torrentielle avait abattu les bourgeons de la vigne et du jasmin et les avait écrasés dans sa fureur ; et, quand les éclairs brillaient, on voyait les feuilles en pleurs qui frissonnaient, se pressant les unes près des autres et frappant à coups redoublés aux carreaux, comme si elles imploraient un abri contre l’ouragan.

Par respect pour les éclairs, Mme Lupin avait transporté sa chandelle sur la cheminée. Son panier à ouvrage restait oublié à côté d’elle ; son souper, servi sur une petite table ronde à peu de distance, n’avait pas été touché, et elle en avait retiré les couteaux, de crainte qu’ils n’attirassent la foudre. Elle était restée longtemps assise, le menton appuyé sur sa main, disant tout bas de temps à autre : « Mon Dieu ! hélas ! mon Dieu ! »

Elle était sur le point de le répéter encore une fois, quand elle entendit soulever le loquet de la porte d’entrée (qu’on avait fermée à cause de la pluie), et vit entrer un voyageur qui referma la porte, marcha droit au comptoir, et dit d’un ton un peu bourru : « Servez-moi une pinte de votre meilleure bière ! »

Il y avait de quoi être bourru ; s’il avait passé la journée sous une cascade, il n’eût guère été plus mouillé. Il était enveloppé jusqu’aux yeux d’un vêtement bleu de matelot, d’étoffe grossière, et il portait un chapeau de toile cirée à larges bords, d’où la pluie découlait tout autour sur sa poitrine, son dos et ses épaules. Il avait rabattu son chapeau et remonté le collet de son habit pour se garantir du mauvais temps ; de sorte que Mme Lupin ne pouvait lui voir que le menton, et encore l’essuyait-il avec la manche humide de son épaisse veste, chaque fois qu’elle regardait de son côté. Néanmoins, d’après une certaine expression de vivacité dans ce menton, Mme Lupin jugea que l’étranger devait être un bon garçon.

« Il fait bien mauvais ce soir ! dit l’hôtesse d’un ton bienveillant.

– Oui, un peu ! dit le voyageur, en se secouant comme un chien de Terre-Neuve.

– Il y a du feu à la cuisine, dit Mme Lupin, et vous vous y trouveriez en bonne compagnie. Ne feriez-vous pas bien d’aller vous sécher ?

– Non, merci, » dit l’homme.

Et il regarda du côté de la cuisine, comme s’il en connaissait le chemin.

« C’est qu’il y a de quoi attraper une fluxion de poitrine, dit l’hôtesse.

– Je n’attrape pas si facilement des fluxions de poitrine, répliqua le voyageur. Autrement il y a longtemps que ce serait déjà fait. À votre santé, madame. »

Mme Lupin le remercia ; mais, au moment où il portait son verre à ses lèvres, il changea d’avis et le reposa sur le comptoir. Il se rejeta en arrière, regarda autour de lui avec la roideur d’un homme qui est enveloppé et qui a son chapeau rabattu jusque sur les yeux, et dit :

« Comment appelez-vous cette maison ? Ce n’est pas l’auberge du Dragon, n’est-ce pas ?

– Si fait, c’est l’auberge du Dragon, répondit complaisamment Mme Lupin.

– Alors, vous avez chez vous un de mes parents éloignés, madame, dit le voyageur : un jeune homme du nom de Tapley. Comment, Mark, mon garçon ! ajouta-t-il, s’adressant aux quatre murailles, je t’ai donc enfin rencontré, mon vieux ! »

C’était toucher Mme Lupin à l’endroit sensible. Elle fit un mouvement pour moucher la chandelle qui se trouvait sur la cheminée, et, le dos tourné au voyageur :

« Personne, dit-elle, ne serait mieux reçu au Dragon, monsieur, que celui qui m’apporterait des nouvelles de Mark. Mais il y a bien, bien des jours, et bien, bien des mois qu’il a quitté cette maison et l’Angleterre. Et Dieu seul sait s’il est mort ou vivant, le pauvre garçon ! »

Elle secoua la tête ; sa voix tremblait, et sa main devait trembler aussi, car il lui fallut beaucoup de temps pour moucher la chandelle.

« Où donc est-il allé, madame ? demanda le voyageur d’un ton plus doux.

– Il est allé en Amérique, dit avec une tristesse croissante Mme Lupin. Il a toujours eu bon cœur, et, qui sait ? dans ce moment-ci il est peut-être en prison, condamné à mort pour avoir aidé le pauvre fugitif à s’échapper. Comment a-t-il jamais pu se décider à aller en Amérique ? Pourquoi n’a-t-il pas été plutôt dans un de ces pays où l’on n’est pas tout à fait barbare ; où les sauvages s’entre-mangent loyalement, à chances égales pour tous ? »

Pour le coup, Mme Lupin n’y tint plus ; elle se prit à sangloter, et se dirigeait vers une chaise pour s’y abandonner à sa douleur, quand le voyageur la saisit dans ses bras. Elle le reconnut et poussa un cri de joie.

« Si ! je le veux !… criait Mark ; un autre !… encore un !… encore vingt ! Vous ne m’avez pas reconnu avec cet habit et ce chapeau-là ? Je croyais que vous m’auriez reconnu. N’importe où ! Encore dix !

– Et je vous aurais bien reconnu, en effet, si j’avais vu vous voir ; mais je ne le pouvais pas, et vous parliez d’un ton si bourru ! Je n’aurais jamais cru que vous pussiez me parler comme ça, Mark, dès le premier jour de votre retour.

– Quinze de plus ! dit M. Tapley. Que vous êtes jolie et comme vous avez l’air jeune ! Six encore ! Les six derniers ne comptent pas ; il faut recommencer. Que le bon Dieu vous bénisse ! Quel plaisir de vous revoir ! Encore un ! Ma parole, je n’ai jamais été si jovial. Mais comme ça n’a pas de mérite, il m’en faut encore quelques-uns ! »

Quand M. Tapley s’arrêta dans ses calculs d’arithmétique, ce fut non parce qu’il était fatigué, mais parce qu’il lui fallait reprendre haleine. Ce temps d’arrêt le rappela à d’autres devoirs.

« M. Martin Chuzzlewit est dehors, dit-il. Je l’ai laissé sous la remise pendant que je venais voir s’il y avait quelqu’un ici. Nous ne voulons pas être reconnus ce soir, jusqu’à ce que vous nous ayez donné des nouvelles et que nous ayons décidé ce que nous avons de mieux à faire.

– Il n’y a pas une âme dans la maison, excepté la compagnie qui se chauffe à la cuisine, répliqua l’hôtesse. S’ils savaient que vous êtes revenu, Mark, ils feraient un feu de joie dans la rue, malgré l’heure avancée.

– Mais il ne faut pas qu’ils le sachent ce soir, ma chère amie, dit Mark. Ainsi, faites fermer la maison et apprêtez bon feu à la cuisine ; puis, quand tout sera prêt, vous mettrez une lumière à la fenêtre et nous entrerons. Encore un ! Il me tarde d’entendre parler de mes anciens amis. Vous m’en donnerez des nouvelles, n’est-ce pas ? de M. Pinch, et du chien du boucher au bout de la rue, et du terrier d’en face, et du charron, et de tous, enfin. Le soir, quand j’ai aperçu l’église, j’ai cru que le clocher allait m’étouffer, ma parole ! Un de plus ! Vous ne voulez pas ? pas un tout petit pour finir ?

– Vous en avez eu assez, il me semble, dit l’hôtesse. Allez donc, avec vos manières étrangères.

– Ce n’est pas une manière étrangère, ça ! s’écria Mark ; c’est indigène comme les huîtres ! Un de plus, parce que c’est indigène ! comme témoignage de respect pour le pays que nous habitons ! Vous comprenez que ça ne compte pas, entre vous et moi. Faites attention que ce n’est pas vous que j’embrasse en ce moment. Je reviens de chez des patriotes : j’embrasse ma patrie ! »

Il eût été injuste d’accuser de tiédeur ou d’indifférence les témoignages de patriotisme dont il accompagna cette explication. Quand il eut bien exprimé toute sa nationalité, il alla chercher Martin, tandis que Mme Lupin, dans un état de vive agitation, se préparait à les recevoir.

La compagnie du Dragon bleu sortit bientôt pêle-mêle, se répétant les uns aux autres que l’horloge de l’auberge était d’une demi-heure en avance, et que c’était sans doute l’orage qui l’avait dérangée. Bien que Martin et Mark fussent impatients, trempés et fatigués, leurs cœurs bondirent à la vue de ces visages qui leur étaient bien connus ; et, lorsqu’ils les virent quitter la maison et passer près d’eux, leur yeux charmés les suivirent avec un vif intérêt.

« Voilà le vieux tailleur, Mark ! dit tout bas Martin.

– C’est lui-même, monsieur ! un peu plus bancal qu’autrefois, n’est-ce pas ? Il me semble qu’on pourrait maintenant lui faire rouler entre les jambes, sans l’empêcher de marcher, une brouette plus large que lorsque nous l’avons connu dans le temps. Tenez, voilà Sam qui sort, monsieur !

– Ah ! oui, en effet ! s’écria Martin : Sam le palefrenier. Je voudrais bien savoir si le cheval de Pecksniff vit encore ?

– Sans aucun doute, monsieur, répliqua Mark. Ça, voyez-vous, c’est un genre d’animal osseux qui durera longtemps dans sa maigreur, et qui finira par se faire mettre dans les journaux sous le titre de : Longévité extraordinaire chez un quadrupède, comme s’il n’avait jamais été véritablement vivant depuis qu’il existe ! Voilà le sacristain, monsieur, mort-ivre, comme d’habitude.

– Je le vois ! dit Martin en riant. Mais, mon Dieu, Mark, comme vous êtes mouillé !

– Moi, monsieur ? Et vous-même, donc !

– Pas à beaucoup près autant que vous, dit son compagnon de voyage d’un air très-contrarié. Je vous avais dit de ne pas rester du côté du vent, et de changer de place avec moi de temps en temps. Vous avez reçu la pluie en plein depuis le commencement de l’orage.

– Vous ne savez pas le plaisir que ça me fait, monsieur, sauf votre respect, dit Mark, après un moment de silence, de vous voir me montrer comme ça tant de considération. Je ne veux pas en profiter, monsieur, jamais ; mais ça n’empêche pas que vous avez été comme ça pour moi depuis le moment où j’ai été malade dans l’Éden.

– Ah ! Mark, dit Martin en soupirant, moins nous en parlerons, mieux cela vaudra. Ne vois-je pas la lumière là-bas ?

– C’est bien la lumière ! s’écria Mark. Que le bon Dieu la bénisse ! Comme elle est vive ! Nous y voilà, monsieur ! Bon vin, bons lits et bon gîte, à pied et à cheval, pour l’homme et la bête ! »

Le feu de la cuisine était clair et ardent, le couvert était mis, l’eau chantait dans la bouilloire, les pantoufles étaient préparées, ainsi que le tire-bottes ; de larges tranches de jambon rissolaient sur le gril ; une demi-douzaine d’œufs pochés étaient en train de frire dans la poêle ; sur la table, une bouteille pansue de cerises à l’eau-de-vie faisait vis-à-vis à une choppe de bière mousseuse ; des comestibles appétissants pendillaient aux poutres du plafond : on aurait dit qu’il n’y avait qu’à ouvrir la bouche pour que quelque chose d’exquis fût trop content de l’occasion de s’y laisser choir. Mme Lupin, qui, pour l’amour de nos voyageurs, avait délogé jusqu’à la cuisinière, la grande prêtresse de ce temple, préparait elle-même leur repas de ses mains bienfaisantes.

Comment vouliez-vous qu’on résistât à cela ? c’est impossible : un revenant lui-même l’aurait pressée dans ses bras ; c’eût été plus fort que lui : c’est ce que Martin fit sur-le-champ. M. Tapley (comme si c’eût été une idée toute nouvelle et qui ne lui fût jamais venue à l’esprit), M. Tapley en fit gravement autant de son côté.

« Quoique j’aie dit bien souvent, fit mistress Lupin, et elle rajusta son bonnet en riant de bon cœur, oui, et en rougissant aussi ; quoique j’aie dit bien souvent que les jeunes gens de chez M. Pecksniff étaient la vie et l’âme du Dragon, et que sans eux la maison serait triste comme un bonnet de nuit, je n’aurais guère pensé que l’un d’eux se serait permis ça, monsieur Martin ! Et encore moins que, loin d’être en colère contre lui, je serais heureuse d’être la première à lui souhaiter de tout mon cœur sa bienvenue à son retour d’Amérique avec Mark Tapley pour…

– Pour ami, mistress Lupin, interrompit vivement Martin.

– Pour ami, dit l’hôtesse, évidemment flattée, mais faisant néanmoins signe, avec une fourchette, à M. Tapley, de se tenir à une distance respectueuse. Je n’aurais jamais cru ça ! mais encore moins aurais-je cru qu’il me faudrait raconter des vicissitudes pareilles à celles dont je vous parlerai quand vous aurez fini votre souper !

– Grand Dieu ! s’écria Martin ; et il changea de couleur. Quelles vicissitudes ?

– Elle se porte bien, dit l’hôtesse, et elle est maintenant chez M. Pecksniff. Ne vous tourmentez pas sur son compte. Elle est telle que vous pouvez la souhaiter. Il est inutile de mettre des gants ou de faire des mystères, n’est-ce pas ? ajouta Mme Lupin, car vous voyez que je connais toute l’affaire.

– Ma bonne chère femme, répliqua Martin, vous êtes justement la personne qui mérite le mieux de la connaître, et je suis enchanté que vous la connaissiez. Mais de quelles vicissitudes voulez-vous parler ? Y a-t-il quelqu’un de mort ?

– Non, non ! dit l’hôtesse. Ce n’est pas si triste que ça. Mais je vous jure que je ne dirai pas un mot de plus jusqu’à ce que vous ayez achevé votre souper. Je ne répondrai pas à une seule question jusque-là, dussiez-vous m’en faire cinquante. »

Elle était si décidée, qu’il n’y avait rien de mieux à faire que de se débarrasser du souper aussi vite que possible. Comme ils avaient beaucoup marché, et n’avaient rien pris depuis midi, ils se jetèrent sur le menu à belles dents, sans se faire une trop grande violence. L’opération fut un peu plus longue qu’on n’eût pu s’y attendre ; cinq ou six fois ils pensèrent avoir fini, mais Mme Lupin leur démontra victorieusement leur erreur. À la fin, grâce au temps et à la nature, ils abandonnèrent la partie. Alors, assis, les pieds dans leurs pantoufles, les jambes allongées devant le foyer (ce qui était bien réconfortant, car la nuit était devenue froide), les yeux tournés avec une admiration involontaire vers leur fraîche et florissante hôtesse, dont le feu faisait étinceler les yeux et reluire les cheveux d’ébène, ils se disposèrent à écouter les nouvelles.

Le récit de Mme Lupin fut plus d’une fois interrompu par des exclamations de surprise, quand elle raconta la séparation qui s’était opérée entre M. Pecksniff et ses filles, ainsi qu’entre ce même excellent homme et M. Pinch. Mais ce ne fut rien encore auprès des démonstrations d’indignation de Martin, lorsque l’hôtesse rapporta, d’après les caquets du voisinage que M. Pecksniff s’était complètement emparé de l’esprit et de la personne du vieux M. Chuzzlewit, et à quel grand honneur il destinait Mary. En apprenant cette dernière nouvelle, Martin fit voler ses pantoufles à l’autre bout de la cuisine, et commença à mettre ses bottes mouillées, avec l’intention vague d’aller sur-le-champ quelque part pour faire quelque chose à quelqu’un. Ces intentions-là, comme on sait, sont ce qu’on pourrait appeler la première soupape de sûreté d’un caractère violent.

« Euh ! le scélérat à la langue dorée ! Euh ! Donnez-moi l’autre botte, Mark !

– Où avez-vous donc envie d’aller, monsieur ? dit M. Tapley en séchant la semelle de la botte au feu, et en la regardant tranquillement comme si c’eût été une tranche de pain grillée.

– Où ? répéta Martin. Croyez-vous, par hasard, que je vais rester ici ? »

L’imperturbable Mark avoua qu’il le croyait.

« En vérité ! repartit Martin avec colère. Je vous suis bien obligé ! Pour qui me prenez-vous ?

– Je vous prends pour ce que vous êtes, monsieur, dit Mark ; et par conséquent je suis bien sûr que, quoi que vous fassiez, ce sera toujours raisonnable et bien fait. Voici la botte, monsieur. »

Martin, sans la prendre, lança à Mark un regard d’impatience, et se mit à arpenter rapidement la cuisine avec une botte à un pied et un bas à l’autre. Mais il n’avait pas oublié ses résolutions de l’Éden ; il avait déjà gagné plus d’une victoire sur lui-même, surtout quand Mark était intéressé dans la question, et il résolut de se vaincre encore cette fois. Il se rapprocha donc du tire-bottes, appuya la main sur l’épaule de son ami pour se donner un point d’appui, retira sa botte, ramassa ses pantoufles, les remit, et s’assit de nouveau. Il ne put s’empêcher néanmoins d’enfoncer les mains jusqu’au fond de ses goussets et de grommeler par moments :

« Et un Pecksniff encore ! Ce misérable-là ! Sur mon âme ! en vérité ! il ne manquait plus que ça ! »

Il ne put s’empêcher non plus de montrer les poings à la cheminée de temps à autre avec une expression menaçante. Mais tout cela ne dura pas longtemps, et il écouta Mme Lupin jusqu’au bout, sinon avec calme, du moins en silence.

« Quant à M. Pecksniff lui-même, ajouta l’hôtesse en terminant son récit (et elle étala sa jupe des deux mains en hochant bien des fois la tête), quant à M. Pecksniff lui-même, je ne sais qu’en dire. Il faut que quelqu’un ait empoisonné son esprit, ou bien l’ait influencé d’une manière extraordinaire. Je ne puis pas croire qu’un monsieur qui parle si noblement puisse si mal agir de son plein gré. »

Un monsieur qui parle si noblement ! Combien y a-t-il de gens en ce monde qui n’auraient pas de meilleure raison à donner pour soutenir jusqu’au bout leurs Pecksniffs, et pour abandonner des hommes vertueux quand les Pecksniffs soufflent sur eux leur venin !

« Quant à M. Pinch, poursuivit la maîtresse d’auberge, s’il y eut jamais une chère âme, bonne, aimable et digne, son nom est Pinch, soyez-en sûrs. Mais comment savons-nous si le vieux M. Chuzzlewit lui-même n’a pas été la cause de la dispute qui s’est élevée entre lui et M. Pecksniff ? Il n’y a qu’eux qui puissent le savoir, car M. Pinch est fier, quoiqu’il ait des manières si douces ; et, quand il nous a quittés et qu’il avait tant de chagrin, il a dédaigné de raconter les choses à son avantage, même à moi.

– Pauvre vieux Tom ! dit Martin d’un ton qui ressemblait à des remords.

– Heureusement, reprit l’hôtesse, qu’il a sa sœur auprès de lui et qu’il fait bien ses affaires. Pas plus tard qu’hier, il m’a renvoyé par la poste une petite… (ici le rouge lui monta au visage) une petite bagatelle que j’ai eu la hardiesse de lui prêter quand il est parti ; il me mande, avec force remercîments, qu’il a une bonne place et qu’il n’a pas besoin d’argent. C’est la même bank-note ; il n’y a seulement pas touché. Je n’aurais jamais cru que je puisse éprouver si peu de plaisir à voir revenir entre mes mains une bank-note.

– C’est là une bonne parole qui part du cœur, dit Martin. N’est-ce pas, Mark ?

– Elle ne peut rien dire qui ne soit comme ça, répondit M. Tapley ; ces qualités-là appartiennent au Dragon, tout comme sa licence38. Et maintenant que nous sommes tout à fait reposés et de sang-froid, revenons à nos moutons, monsieur. Que comptez-vous faire ? Si vous n’êtes pas fier et que vous puissiez vous décider à accomplir ce dont vous parliez en route, c’est là votre meilleure ligne de conduite. Si vous aviez des torts envers votre grand-père quand vous êtes parti (et je crois que vous en aviez, excusez-moi si je prends la liberté de vous le dire), courage, monsieur, allez le lui dire, et faites appel à son affection. Pas de mauvaise honte ! Il est bien plus âgé que vous, et, s’il a été trop vif, vous avez été trop vif aussi. Cédez, monsieur, cédez. »

L’éloquence de M. Tapley ne fut pas sans effet sur Martin ; cependant il hésitait encore, et il expliqua ainsi la raison de cette hésitation :

« Tout cela est très-vrai et parfaitement juste, Mark ; et, s’il ne s’agissait que de m’humilier devant lui, je n’y regarderais pas à deux fois. Mais ne voyez-vous pas qu’étant entièrement sous la tutelle de cet hypocrite, et n’ayant plus, si ce qu’on dit est vrai, ni opinion ni volonté qui lui appartienne, ce n’est pas à ses pieds, mais en réalité à ceux de M. Pecksniff que je devrai me jeter ? Et si je suis repoussé (à cette pensée Martin devint cramoisi), ce ne sera pas par lui, ce ne sera pas mon propre sang qui se retournera contre moi, ce sera Pecksniff… Pecksniff, Mark !

– Oui ; mais nous savons d’avance, répondit le politique M. Tapley, que Pecksniff est un misérable, un scélérat et un coquin.

– Un dangereux coquin ! s’écria Martin.

– Un dangereux coquin. Nous savons cela d’avance, monsieur, et, par conséquent, il n’y a pas de honte à être vaincu par Pecksniff. Au diable Pecksniff ! s’écria M. Tapley dans la ferveur de son éloquence. Qu’est-ce qu’il est donc ? Il n’est pas au pouvoir de Pecksniff de nous humilier, nous autres, à moins qu’il ne s’avise d’être de notre avis, ou de nous rendre un service, et, dans le cas où il se permettrait une hardiesse pareille, nous saurions lui exprimer nos sentiments en bon anglais, j’espère ? Pecksniff ! répéta M. Tapley avec un dédain ineffable. Qu’est-ce que c’est que ça, Pecksniff ? Qui est Pecksniff ? Où est Pecksniff, qu’il faille tant s’occuper de lui ? D’abord, nous n’agissons pas pour nous (il accentua d’une manière significative ce dernier mot, et regarda Martin en face), nous faisons un effort en faveur d’une jeune demoiselle qui, elle aussi, au eu sa part de chagrin ; et, quelque mince que soit notre espoir, ce ne sera pas ce Pecksniff-là qui nous arrêtera, j’espère. Je n’ai jamais entendu parler d’un décret du parlement obtenu par Pecksniff. Pecksniff ! Ma foi ! je ne regarderais pas seulement cet homme-là ; je ne l’entendrais pas, je ne consentirais pas même à m’apercevoir de sa présence en compagnie. Je décrotterais mes souliers sur le décrottoir qui est à la porte et que j’appellerais Pecksniff, si vous voulez, mais mon condescendance n’irait pas plus loin. »

L’étonnement que fit éprouver à Mme Lupin (et, bien plus, à M. Tapley lui-même) ce torrent chaleureux de paroles fut immense. Cependant Martin, après avoir regardé le feu pendant quelque temps d’un air pensif :

« Mark, dit-il, vous avez raison ; que ce soit bon ou mauvais, il faut que je le fasse. Je le ferai.

– Un mot encore, monsieur, répliqua Mark. Ne pensez à cet homme que juste assez pour ne lui donner aucune prise contre vous. Ne faites rien en secret qu’il puisse rapporter avant que vous vous présentiez. Ne voyez même pas miss Mary demain matin ; mais que cette chère amie que voilà (et M. Tapley adressa un sourire à l’hôtesse) la prépare à ce qui va se passer et lui porte quelque petit message qui puisse lui être agréable. Elle sait comment s’y prendre, n’est-ce pas ? (Mme Lupin rit et hocha la tête.) Alors vous entrez hardiment et le front levé, comme doit le faire un gentleman qui peut se dire : « Je n’ai rien fait en dessous main ; je n’ai pas erré comme un espion autour de cette demeure ; me voici, pardonnez-moi : je viens vous demander pardon ; que Dieu vous bénisse ! »

Martin sourit, mais il sentit néanmoins que c’était un bon conseil, et il résolut de le suivre. Quand ils se furent assurés, auprès de Mme Lupin, que Pecksniff était déjà de retour de la grande cérémonie où ils l’avaient contemplé dans sa gloire, et quand ils eurent concerté leurs démarches, ils allèrent se coucher, tout préoccupés du lendemain.

Conformément à ce qu’ils avaient arrêté lors de cette délibération, M. Tapley sortit le lendemain matin, après le déjeuner, porteur d’une lettre de Martin à son grand-père, dans laquelle il lui demandait quelques minutes d’entretien. Puis, se dérobant en route, jusqu’à une meilleure occasion, aux félicitations de ses nombreux amis, il arriva bientôt devant la maison de M. Pecksniff. Une fois à la porte, avec un visage si impassible que le plus habile physionomiste n’eût pu deviner à quoi il pensait, ni même s’il pensait à quelque chose, il frappa tout de suite.

M. Tapley était trop bon observateur pour ne pas s’apercevoir bien vite que M. Pecksniff aplatissait considérablement le bout de son nez contre la fenêtre du salon, dans une tentative angulaire pour voir qui est-ce qui venait frapper à sa porte. Prompt à déjouer ce mouvement de l’ennemi, il se percha sur la marche la plus élevée du perron et présenta le derrière de son chapeau dans cette direction. Mais peut-être M. Pecksniff l’avait-il déjà reconnu, car Mark entendit bientôt craquer ses souliers, comme il s’approchait pour ouvrir la porte de ses propres mains.

M. Pecksniff était aussi gai que jamais, et chantait un petit refrain dans le corridor.

« Comment vous portez-vous, monsieur ? dit Mark.

– Ah ! s’écria M. Pecksniff. C’est Tapley, je crois. L’enfant prodigue de retour !… Nous n’avons pas besoin de bière, mon ami.

– Merci monsieur, dit Mark, vous en auriez besoin que je ne pourrais vous en servir. C’est une lettre, monsieur, on attend la réponse.

– Une lettre pour moi ? s’écria M. Pecksniff. Et on attend la réponse ?

– Non, ce n’est pas pour vous, je crois, monsieur, dit Mark en montrant l’adresse. Chuzzlewit ; je crois que c’est ce nom-là, monsieur.

– Ah ! répliqua M. Pecksniff. Merci. Oui. De qui vient cette lettre, mon brave jeune homme ?

– Le monsieur qui l’envoie a écrit son nom dedans, monsieur, répondit M. Tapley avec une excessive politesse. Je l’ai vu qui signait à la fin, pendant que j’attendais pour la porter.

– Et il a demandé une réponse, n’est-ce pas ? » dit M. Pecksniff du ton le plus persuasif.

Mark répondit affirmativement.

« On lui fera une réponse, bien certainement, dit M. Pecksniff ; et il déchira la lettre en tout petits morceaux, avec autant de douceur que si c’eût été la plus flatteuse attention qu’un correspondant pût recevoir. Ayez la bonté de lui remettre cela avec mes compliments, s’il vous plaît. Bonjour ! »

Sur ce, il tendit à Mark les fragments de la lettre, se retira et ferma la porte.

Mark jugea prudent d’étouffer ses émotions personnelles et de s’en revenir à l’auberge du Dragon. Martin et lui s’attendaient bien un peu à cette réception, et ils laissèrent passer une heure avant de faire aucune autre tentative. Quand cet intervalle de temps se fut écoulé, ils retournèrent ensemble chez M. Pecksniff. Ce fut Martin qui frappa cette fois, tandis que M. Tapley se préparait à tenir la porte ouverte avec son pied et son épaule, quand on viendrait ouvrir, afin de forcer l’ennemi à un pourparler. Mais c’était une précaution inutile, car ce fut la servante qui parut presque immédiatement. Martin, suivi de près par son fidèle allié, passa rapidement devant elle, ainsi qu’il y était décidé d’avance, ouvrit la porte du salon, où il savait qu’il y avait probablement du monde ; entra dans la chambre, et, sans avoir été annoncé, se trouva en présence de son grand-père.

M. Pecksniff y était aussi, ainsi que Mary. Dans le rapide instant de leur reconnaissance mutuelle, Martin vit le vieillard pencher sa tête blanche, et cacher son visage dans ses mains.

Son cœur en fut navré. Ce dernier témoignage de l’ancienne affection du vieillard, ce dernier débris de la tour, maintenant en ruines, qu’il avait vue se dresser jadis avec tant d’orgueil et d’espoir, aurait douloureusement ému le cœur de Martin, même alors qu’il était le plus égoïste et le plus insouciant. Mais, maintenant que ses défauts s’étaient transformés en bonnes qualités, maintenant qu’il voyait sous un jour tout différent son ami d’autrefois, le gardien de son enfance, courbé sous le poids des années et des afflictions, le ressentiment, l’opiniâtreté, l’amour-propre et l’orgueil, tout s’évanouit en présence des larmes qui sillonnaient les joues ridées de son aïeul. Il n’en pouvait supporter la vue ; il ne pouvait supporter la pensée qu’elles avaient coulé à son aspect ; il ne pouvait supporter d’y reconnaître le reflet d’un passé amer, irrévocable.

Il s’avançait rapidement pour saisir la main du vieillard, lorsque M. Pecksniff s’interposa entre eux.

« Non, jeune homme ! dit M. Pecksniff, se frappant la poitrine et étendant l’autre bras devant son hôte, comme une aile pour l’abriter. Non, monsieur ! Ne faites pas cela. Frappez ici, monsieur, ici ! C’est à moi qu’il faut lancer vos dards, s’il vous plaît, monsieur, non pas à lui !

– Grand-père ! s’écria Martin. Écoutez-moi ! Laissez-moi vous parler, je vous en conjure.

– Que je vous voie, monsieur ! que je vous voie ! dit M. Pecksniff, passant tour à tour de droite à gauche et de gauche à droite, de manière à se tenir toujours entre eux. N’est-ce pas assez, monsieur, que vous pénétriez dans ma maison comme un voleur au milieu de la nuit ; non, je me trompe (car on ne saurait être trop scrupuleux en fait de vérité), comme un voleur au milieu du jour, amenant avec vous vos compagnons de débauche, pour se planter le dos contre la porte, afin d’empêcher l’entrée et la sortie des personnes de ma famille ? » Mark en effet s’était emparé de cette position et n’en bougeait pas. « Oseriez-vous encore frapper la vertu vénérable ? L’oseriez-vous ? En ce cas, sachez qu’elle n’est pas sans défense ; j’en serai le bouclier, jeune homme. Attaquez-moi. Avancez, monsieur ! Allons ! feu !

– Pecksniff, dit le vieillard d’une voix faible, calmez-vous. Restez tranquille.

– Je ne puis être calme, s’écria M. Pecksniff, et je ne veux pas rester tranquille. Mon bienfaiteur ! Mon ami ! Ma maison même ne sera-t-elle pas un refuge pour vos cheveux blancs ?

– Écartez-vous un peu, dit le vieillard en étendant la main, et laissez-moi voir ce que naguère j’ai tant aimé !

– Il est bon que vous le voyiez, mon ami, dit M. Pecksniff. Il est juste que vous le voyiez, mon noble ami. Il est nécessaire que vous le contempliez sous son vrai jour. Regardez-le. Le voilà, monsieur. Le voilà. »

Martin eût été plus qu’un homme si sa figure n’eût exprimé quelque peu du courroux et du mépris que lui inspirait M. Pecksniff. Mais à part cela, il ne paraissait pas se douter de sa présence ni même de son existence. À la vérité, il avait, en entrant, regardé une fois de son côté involontairement, et avec un suprême dédain : mais ensuite Martin ne fit pas plus attention à lui que si la place était vide.

Tout en parlant M. Pecksniff s’était retiré à l’écart, conformément au désir qu’avait exprimé le vieux Martin ; ce dernier prit la main de Mary Graham, lui dit tout bas avec bonté de ne pas s’effrayer, la poussa doucement derrière son fauteuil, et regarda attentivement son petit-fils.

« C’est bien cela ! dit-il. Ah ! c’est bien lui ! ah ! oui, je le reconnais. Dites-moi ce que vous avez à me dire. Mais n’approchez pas davantage.

– Il pousse si loin le sentiment de la justice, dit M. Pecksniff, qu’il veut entendre même ce malheureux, quoiqu’il sache d’avance que cela ne peut servir à rien. Âme ingénue ! »

M. Pecksniff ne s’adressait à personne ; mais, prenant le rôle du chœur dans une tragédie grecque, il énonçait son opinion comme un commentaire explicatif de la scène qui se passait sous ses yeux.

« Grand-père ! dit Martin d’un ton pénétré, après un voyage pénible, au sortir d’une existence précaire, d’un lit de douleur, d’une vie de privations et de misère, de tristesse et de déceptions, de découragement et de désespoir, je reviens à vous.

– Les maraudeurs de ce genre, dit M. Pecksniff (ou plutôt le chœur), reviennent assez généralement, quand ils trouvent que leurs vagabondages ne leur ont pas bien réussi.

– Sans cet homme fidèle, dit Martin en se tournant vers Mark, que j’ai connu d’abord ici, et qui est parti avec moi volontairement comme serviteur, mais qui a toujours été plutôt mon ami zélé et dévoué, sans lui je serais mort là-bas, loin de mon pays, loin de tout secours et de toute consolation, privé même de l’espoir de faire connaître ma malheureuse destinée à quelqu’un qui s’y intéressât… Ah ! permettez-moi de le dire, privé même de l’espoir de vous la faire connaître !… »

Le vieillard regarda M. Pecksniff, et M. Pecksniff le regarda.

« Ne m’avez-vous pas parlé, mon excellent ami ? dit Pecksniff en souriant. » Le vieillard répondit que non. « Je sais ce que vous pensiez, dit M. Pecksniff en souriant de nouveau. Laissez-le continuer, mon ami. Il est toujours curieux d’étudier le développement de l’intérêt personnel dans l’esprit humain. Laissez-le continuer, monsieur.

– Continuez, dit le vieillard qui paraissait obéir machinalement à ce que lui suggérait M. Pecksniff.

– J’ai été si pauvre et si misérable, dit Martin, que c’est à un étranger, sur une terre étrangère, que j’ai été redevable des moyens de revenir ici. Tout ce que je vous dis là ne plaide pas pour moi dans votre esprit, je le sais. Je ne vous ai que trop donné lieu de croire que c’est le besoin qui m’amène ici, et non l’affection ou le regret. Quand je vous ai quitté, grand-père, je méritais ce soupçon ; mais je ne le mérite plus maintenant. Non, je ne le mérite plus. »

Le chœur grec mit la main dans son gilet, et sourit. « Laissez-le continuer, mon digne ami, dit-il. Je sais ce que vous en pensez, mais ne le dites pas trop tôt. »

Le vieux Martin leva les yeux vers M. Pecksniff et sembla s’inspirer de ses regards et de ses paroles ; puis il répéta :

« Continuez !

– Il me reste peu de choses à dire, répondit Martin. Et, comme je parle maintenant avec peu ou point d’espérance, (quelque lueur d’espoir que j’eusse en entrant ici), vous pouvez me croire, grand-père. Au moins croyez que je vous dis la vérité.

– Ô belle Vérité ! s’écria le chœur en levant les yeux. Comme ton nom est profané par les méchants ! Ce n’est pas au fond d’un puits que tu habites, principe sacré, c’est sur les lèvres de la perfide humanité ! C’est à faire désespérer de l’espèce humaine, cher monsieur (s’adressant à M. Chuzzlewit), mais il faut être indulgent ; c’est notre devoir. Soyons du petit nombre de ceux qui font leur devoir. S’il est vrai, continua le chœur, prenant son essor dans les nuages, s’il est vrai, comme dit le poëte, que l’Angleterre s’attend à ce que chaque homme fera son devoir, il faut que l’Angleterre soit le pays le plus confiant du monde, et s’expose de gaieté de cœur à des déceptions continuelles. »

Martin reprit en regardant le vieillard avec calme, mais aussi en jetant une fois les yeux vers Mary, qui, penchée sur le dossier du fauteuil, cachait son visage dans ses mains :

« Quant à la première cause de division qui s’est élevée entre nous, mon esprit et mon cœur sont incapables de changer. Quelque influence qu’ils aient subie, depuis cette malheureuse époque, cette influence, loin de m’affaiblir, m’a donné des forces. Je ne puis pas vous dire que j’éprouve du regret, ou de l’irrésolution, ou de la honte à ce sujet. Au reste, vous en seriez fâché pour moi, je le sais. Mais la réflexion, la solitude et la misère, m’ont appris que j’aurais pu me fier à votre affection, si je l’avais honnêtement et noblement sollicitée ; que j’aurais pu sans peine vous gagner à ma cause si j’avais eu plus d’égards pour vous, si je vous avais cédé davantage ; que, si je m’étais plus oublié pour me souvenir de vous davantage, je me fusse mieux servi moi-même. Je suis venu ici avec la résolution de vous dire tout cela, et de vous demander pardon ; non pas que j’espère en l’avenir, mais je regrette le passé ; car tout ce que je sollicite de vous désormais, c’est de m’aider à vivre. Aidez-moi à me procurer un travail honnête, et je travaillerai. Je sais que ma position ne parle pas en ma faveur, elle pourrait vous faire penser que je n’ai en vue qu’un but d’égoïsme ; mais mettez-moi à l’épreuve, et vous verrez ; vous verrez si je suis encore entier, opiniâtre et orgueilleux comme autrefois, ou si j’ai appris quelque chose à une rude école. Que la voix de la nature et du sang plaide en ma faveur, grand-père ; et, pour une seule faute d’ingratitude, ne me repoussez pas à jamais ! »

Il s’arrêta ; la tête blanche du vieillard se courba de nouveau, et il se cacha le visage derrière ses doigts étendus.

« Mon cher monsieur, s’écria M. Pecksniff en se penchant sur lui, il ne faut pas vous laisser émouvoir ainsi. C’est une faiblesse très-naturelle et très-aimable, sans doute ; mais il ne faut pas que la conduite éhontée d’un homme que vous avez banni depuis longtemps vous touche à ce point. Courage ! Pensez, dit M. Pecksniff, pensez à moi, mon ami.

– Oui j’y penserai, répondit le vieux Martin, en levant les yeux vers lui. Vous me rappelez à moi-même.

– Voyons, dit M. Pecksniff ; et il approcha une chaise, s’assit, et lui frappa en badinant sur le bras. Voyons ! qu’est donc devenue l’âme virile de mon brave compatriote, si je puis me permettre cette expression amicale ? Faudra-t-il que je gronde mon coadjuteur, ou que je cherche à raisonner une intelligence comme la sienne ? Je ne pense pas.

– Non, non ; ce n’est pas nécessaire, dit le vieillard. C’était une émotion momentanée ; rien de plus.

– L’indignation, fit observer M. Pecksniff, amène forcément des larmes brûlantes dans les yeux honnêtes, je le sais… (Il essuya ses yeux avec un soin particulier.) Mais nous avons des devoirs plus austères à remplir. Courage, monsieur Chuzzlewit. Voulez-vous que je sois l’interprète de vos pensées, mon ami ?

– Oui, dit le vieux Martin en se rejetant dans son fauteuil, et en fixant sur lui un regard moitié hébété, moitié admiratif, comme s’il était fasciné par cet homme. Parlez pour moi, Pecksniff. Merci. Vous me restez fidèle, vous. Merci !

– Ne m’attendrissez pas, monsieur, dit Pecksniff en lui secouant vigoureusement la main ; sinon, je n’aurai pas la force d’accomplir cette tâche. Il ne m’est pas agréable, mon excellent ami, de parler à l’individu qui est maintenant devant nous ; car lorsque, après avoir appris de vos lèvres sa conduite dénaturée, je l’ai chassé de cette maison, j’ai juré de n’avoir plus jamais rien de commun avec lui. Mais vous le voulez, et c’est assez… Jeune homme ! la porte est immédiatement derrière le compagnon de votre infamie. Rougissez si vous avez encore quelque vergogne. Partez sans rougir, si vous n’en avez plus. »

Martin regardait son grand-père pendant tout ce temps, d’un air aussi impassible que s’il y eût un silence absolu. Le vieillard ne regardait pas moins fixement M. Pecksniff.

« Lorsque je vous ai ordonné de quitter cette maison la dernière fois que vous en fûtes honteusement chassé, dit M. Pecksniff ; lorsque, blessé et excité au delà de toute tolérance par votre indigne conduite vis-à-vis de cette âme si extraordinairement noble, je m’écriai : Partez ! je vous dis alors que je pleurais sur votre dépravation. Mais aujourd’hui, ne supposez pas que la larme qui brille en ce moment dans mon œil soit répandue à votre intention. C’est sur lui que je la répands, monsieur. C’est sur lui que je la répands. »

Ici M. Pecksniff laissa tomber, par accident, la larme en question sur la partie chauve de la tête de M. Chuzzlewit ; il essuya la place avec son mouchoir, en demandant pardon.

« Je la répands, monsieur, sur celui que vous cherchez à rendre victime de vos artifices, dit M. Pecksniff ; que vous cherchez à dépouiller, à tromper, à égarer. C’est une larme de sympathie et d’admiration pour lui ; ce serait une larme de compassion pour lui, s’il ne savait pas heureusement ce que vous êtes. Vous ne lui ferez plus de tort, d’aucune manière, monsieur, s’écria M. Pecksniff, dans un transport d’enthousiasme, tant que j’aurai un souffle de vie. Vous pourriez vous ruer sur mon cadavre inanimé, monsieur. C’est très-probable. Je puis me figurer la jouissance que ferait éprouver à une âme telle que la vôtre un attentat de ce genre. Mais, tant que je continuerai d’exister, c’est moi qu’il vous faudra frapper avant d’arriver jusqu’à lui. Oui ! et dans une cause pareille, ajouta M. Pecksniff en secouant la tête avec un enjouement mêlé d’indignation, dans une cause pareille, mon jeune monsieur, vous n’avez qu’à venir, vous trouverez à qui parler. »

Martin regardait toujours son grand-père avec douceur, sans le quitter des yeux. « Ne me donnerez-vous pas de réponse ? dit-il enfin ; pas un mot ?

– Vous avez entendu ce qu’on vient de dire, répondit le vieillard, sans détourner les yeux de la figure de M. Pecksniff qui lui faisait des signes d’encouragement.

– Je n’ai pas entendu votre voix. Je n’ai pas entendu votre cœur, répliqua Martin.

– Dites-le-lui encore, dit le vieillard, en regardant toujours M. Pecksniff.

– Je ne veux entendre, répondit Martin, ferme dans sa résolution depuis le commencement de cette scène, et d’autant plus ferme maintenant qu’il voyait Pecksniff se débattre et se tordre sous son mépris, je n’entends que ce que vous me dites, grand-père. »

Peut-être était-il heureux pour M. Pecksniff que son vénérable ami trouvât dans ses traits un sujet de contemplation exclusif pour absorber toute son attention : car, si les regards de M. Chuzzlewit se fussent dirigés vers le jeune Martin, et qu’ils eussent comparé son maintien avec la mine de son zélé défenseur, cet homme désintéressé se fût montré avec aussi peu d’avantage que le jour mémorable où il avait soldé le compte de Tom Pinch. Réellement, on aurait cru qu’il y avait en M. Pecksniff une faculté mystérieuse (peut-être une émanation de sa sérénité et de sa pureté intérieure) qui faisait valoir et embellissait ses ennemis : ils paraissaient tous si nobles et si chevaleresques auprès de lui !

« Quoi ! pas un mot ? dit Martin, pour la seconde fois.

– Je me rappelle que j’ai un mot à dire, Pecksniff, fit le vieillard. Rien qu’un mot. Vous m’avez dit que vous aviez dû au secours charitable d’un étranger les moyens de revenir en Angleterre. Quel est cet étranger ? Et quel secours, en argent, vous a-t-il fourni ? »

Quoique cette question s’adressât à Martin, le vieillard ne regarda pas de son côté, mais il continua de tenir les yeux fixés sur M. Pecksniff, comme auparavant. Il semblait avoir pris l’habitude, au physique comme au moral, de n’avoir plus d’yeux que pour M. Pecksniff.

Martin prit son crayon, déchira un feuillet de son carnet et y traça rapidement le détail de la dette qu’il avait contractée vis-à-vis de M. Bevan. Le vieillard étendit sa main et prit le papier ; mais ses yeux ne quittèrent pas la figure de M. Pecksniff.

« Si je vous disais, murmura Martin en baissant la voix, que je ne désire pas que vous payiez cette dette, ou que j’ai quelque espoir de pouvoir l’acquitter moi-même, ce serait de l’orgueil mal placé et de la fausse humilité. Mais jamais je n’ai si cruellement senti ma pauvreté que maintenant.

– Lisez-moi cela, Pecksniff, » dit le vieillard.

M. Pecksniff prit le papier comme si c’eût été la confession par écrit d’un meurtre, et il obéit.

« Je crois, Pecksniff, dit le vieux Martin, que je voudrais voir liquider cette dette. Je serais fâché que le prêteur qui est en pays étranger, qui n’a pu prendre de renseignements, et qui a cru faire une bonne action, eût à souffrir de sa générosité.

– C’est un sentiment honorable, mon cher monsieur, et qui est bien digne de vous. Mais c’est un dangereux précédent, dit M. Pecksniff, permettez-moi de vous le dire.

– Ce ne sera pas un précédent, répliqua le vieillard. C’est la seule fois que je veuille lui donner cette satisfaction. Mais nous en reparlerons. Vous me conseillerez. Il n’y a pas autre chose ?

– Pas autre chose, dit M. Pecksniff avec impétuosité, qu’à vous remettre aussi vite que possible de cette émotion, de ce lâche et injustifiable outrage à vos sentiments ; qu’à reprendre au plus tôt votre sérénité.

– Vous n’avez rien de plus à dire ? » demanda le vieillard en posant sa main avec une ardeur inusitée sur le bras de M. Pecksniff.

M. Pecksniff refusa de dire ce qu’il avait sur les lèvres : « Car les reproches, dit-il, sont superflus.

– Vous n’avez pas à revenir là-dessus ? Vous en êtes sûr ? Si vous avez quelque chose à dire, quoi que ce soit, dites-le franchement, je ferai tout ce que vous me demanderez, » dit le vieillard.

À cette preuve de confiance illimitée de la part de son ami, les larmes jaillirent avec tant d’abondance des yeux de M. Pecksniff, qu’il fut obligé de se saisir convulsivement le nez pour pouvoir se calmer. Quand il fut en état d’articuler, il dit, avec une vive émotion, qu’il espérait vivre assez longtemps pour mériter tant de confiance ; et il ajouta qu’il n’avait pas d’autre observation à faire.

Le vieillard le regarda pendant quelques moments avec cette expression vide et immobile, qu’il n’est pas rare d’observer sur le visage de ceux dont les facultés sont affaiblies par l’âge. Cependant il se leva, avec tout cela, assez vivement et se dirigea d’un pas ferme vers la porte, d’où Mark se retira pour lui faire passage.

L’obséquieux M. Pecksniff offrit son bras. Le vieillard le prit. Arrivé à la porte, il se retourna, et dit à Martin en agitant sa main :

« Vous l’avez entendu ? Partez ! Tout est fini maintenant. Allez ! »

En se retirant, M. Pecksniff murmura au vieillard quelques expressions de sympathie et d’encouragement. Martin, s’éveillant de la stupeur où l’avait plongé la dernière partie de cette scène, et s’apercevant de l’occasion qui lui était fournie par leur départ, saisit dans ses bras la cause innocente de tous ses malheurs, et la pressa contre son cœur.

« Chère enfant ! dit Martin. Il ne vous a pas changée, vous. Le gredin a perdu avec vous son temps et sa peine.

– Comme vous vous êtes contenu noblement ! J’admire votre courage et votre patience.

– Je me suis contenu, moi ! s’écria gaiement Martin. Vous étiez là, vous n’étiez pas changée, et je le savais ! Que pouvais-je désirer de plus ? Ma présence causait déjà tant d’amertume à ce drôle, que c’était pour moi un triomphe rien que de le forcer à le supporter. Mais dites-moi, ma bien-aimée (car le peu de paroles que nous pouvons échanger rapidement ensemble sont importantes), qu’est-ce que j’ai entendu dire ? Est-il vrai que ce misérable vous persécute ? qu’il ose vous faire la cour ?

– C’était vrai, cher Martin, et c’est encore vrai jusqu’à un certain point ; mais ce n’est pas là ce qui m’a rendue la plus malheureuse, c’est l’inquiétude que j’ai éprouvée à votre sujet. Pourquoi nous avez-vous laissés dans une si cruelle incertitude ?

– La maladie, l’éloignement, la crainte de parler de notre véritable position, l’impossibilité de vous la cacher excepté par un silence complet ; la conviction que la vérité vous affligerait plus encore que l’incertitude et le doute, dit Martin (et il l’éloignait tendrement de la longueur de son bras pour mieux la regarder, puis il la rapprochait contre son cœur), telles sont les raisons pour lesquelles je n’ai écrit qu’une fois. Mais Pecksniff ? ne craignez pas de me dire tout ; car vous m’avez vu face à face avec lui ; vous avez vu que je pouvais l’écouter parler sans lui sauter à la gorge. Contez-moi l’histoire de ses importunités. Sont-elles connues de mon grand-père ?

– Oui.

– Et il seconde ses intentions ?

– Non, répondit-elle vivement.

– Dieu merci ! s’écria Martin ; c’est au moins un côté de son esprit qui est resté intact.

– Je crois, dit Mary, qu’il ne les a pas connues tout de suite, et que ce n’est qu’après avoir tout doucement préparé son esprit à l’entendre, que cet homme lui a révélé par degrés ses intentions. Je le crois, mais c’est plutôt une impression qu’une certitude : car ils ne m’en ont pas parlé. C’est après cela qu’il m’en a dit quelque chose, en tête-à-tête.

– Mon grand-père ? demanda Martin.

– Oui… il me parla en particulier, et me raconta…

– Ce que le misérable lui avait dit, s’écria Martin. Ne le répétez pas !

– Il me dit que je connaissais bien ses qualités ; qu’il était à son aise ; qu’il avait une bonne réputation ; et qu’il jouissait de toute sa faveur et de toute sa confiance. Mais, voyant que j’étais fort affligée, il ajouta qu’il ne voulait ni influencer ni contraindre mes inclinations ; qu’il n’avait voulu que m’exposer les faits ; que, du reste, pour ne point m’attrister, il ne s’étendrait pas davantage sur ce sujet, et qu’il n’y reviendrait plus ; et en effet il m’a tenu parole.

– Et cet homme lui-même ?… demanda Martin.

– Il a eu peu d’occasions de renouveler ses poursuites. Je ne me suis jamais promenée seule, et je ne suis jamais restée seule un instant en sa présence. Cher Martin, je dois vous dire, continua-t-elle, que la bonté de votre grand-père à mon égard n’a jamais changé. Je suis toujours sa compagne de tous les moments. Une tendresse et une compassion inexprimables semblent s’être confondues avec son ancienne affection ; et je serais sa fille unique, que je ne pourrais avoir un père plus tendre. Comment cette fantaisie d’autrefois, cette vieille habitude, survivent-elles encore, quand son cœur s’est tellement refroidi pour vous, c’est un mystère que je ne puis pénétrer. Mais j’ai été, et je suis encore heureuse de penser que je suis restée pour lui la même ; que, s’il s’éveillait de son illusion, même à l’article de la mort, je suis là, mon ami, pour vous rappeler à son souvenir. »

Martin regarda avec admiration son visage animé, et déposa un baiser sur ses lèvres.

« J’ai quelquefois entendu dire, et j’ai même lu, dit-elle, que ceux dont les facultés sont affaiblies depuis longtemps, et dont l’existence s’est effacée comme dans un rêve, se raniment parfois avant la mort, pour demander les personnes qui naguère leur étaient chères, mais qui depuis avaient été oubliées, méconnues, haïes. Jugez ; si ses anciennes préventions contre cet homme se réveillaient, et qu’il vînt à se retrouver lui-même tel qu’il était, et qu’en un pareil moment il n’eût pas d’autre ami à ses côtés !…

– Je ne voudrais pas vous conseiller de l’abandonner, ma chérie, dit Martin, dussions-nous être séparés bien des années encore ; mais je crains que l’influence que ce misérable exerce sur lui ne se soit accrue de jour en jour. »

Elle ne pouvait le nier. De jour en jour, par degrés imperceptibles, mais par un progrès lent et sûr, cette influence s’était accrue, jusqu’au moment où elle était devenue irrésistible. Mary elle-même n’en avait plus ; et pourtant le vieillard la traitait avec plus d’affection que jamais. Martin croyait voir dans cette anomalie une preuve de sa faiblesse et de sa décadence.

« Cette influence va-t-elle jusqu’à la crainte ? demanda Martin. A-t-il peur d’exprimer ses opinions en présence de l’homme dont il s’est engoué ? Je l’ai cru tout à l’heure.

– Je l’ai cru aussi bien souvent. Quelquefois, quand nous sommes tout seuls ensemble comme autrefois, et que je lui lis un de ses ouvrages favoris, ou bien que nous causons familièrement, j’ai observé que, si M. Pecksniff entre, tout son aspect change, il s’interrompt sur-le-champ et devient tel que vous l’avez vu aujourd’hui. Lorsque nous sommes d’abord venus ici, il avait encore ses moments d’explosion impétueuse, que M. Pecksniff, avec tout son manège, avait bien de la peine à calmer. Mais il n’en est plus question depuis longtemps. Il lui cède en tout, et n’a d’autre opinion que celle qui lui est imposée par cet homme perfide et traître. »

Tel fut l’exposé rapide, fait à voix basse, et interrompu plus d’une fois par de fausses alertes, que Martin entendit de la décadence de son grand-père et de l’ascendant qu’avait pris sur lui l’excellent M. Pecksniff. Mary lui parla un peu de Tom Pinch, ainsi que de Jonas, et beaucoup de lui-même par-dessus le marché. Quoique les amants aient ceci de remarquable, qu’ils oublient toujours de se parler d’une foule de choses, et qu’ils désirent tout naturellement se revoir pour se les dire, ils ont aussi une merveilleuse puissance de condensation, et peuvent, d’une façon ou d’une autre, articuler plus de paroles (et de paroles éloquentes encore) dans le moindre espace de temps donné, que les six cent cinquante-huit membres du parlement du Royaume-Uni de la Grande Bretagne et de l’Irlande réunis ensemble, quoique ces messieurs soient aussi très-amoureux, sans doute, mais de leur patrie seulement, ce qui fait une différence ; car il est d’usage dans une passion de ce genre, passion rarement payée de retour, de débiter autant de mots que possible, sans rien exprimer du tout.

Un avertissement de M. Tapley ; un rapide échange d’adieux et de quelques autres petites choses encore dont le proverbe nous dit qu’il ne faut jamais reparler ; une blanche main tendue à M. Tapley qui la baisa avec la dévotion d’un chevalier errant ; encore des adieux ; encore les autres petites choses ; une dernière assurance de Martin qu’il écrirait de Londres, et qu’il allait y faire merveilles (quelles merveilles, Dieu le sait ! mais enfin il le croyait fermement), puis Mark et lui se retrouvèrent hors du manoir de Pecksniff.

« C’est une courte entrevue, après une si longue absence ! dit Martin avec tristesse. Mais je suis content que nous ayons quitté cette maison. Nous aurions pu nous placer dans une fausse position en y restant, même si peu de temps, Mark.

– Je ne sais pas pour nous, monsieur, répondit Mark ; mais je connais quelqu’un qui se fût placé dans une très-fausse position, si, par hasard, il était revenu pendant que nous y étions ; je tenais la porte toute prête. Si M. Pecksniff était venu montrer le bout de son nez pour écouter ce qui se disait, je vous l’aurais serré entre deux portes comme avec un casse-noisette. Un homme comme ça, ajouta M. Tapley d’un ton rêveur, ça deviendrait plat comme une punaise, si on le pressait un peu fort, j’en suis sûr. »

En ce moment, un individu qui allait évidemment chez M. Pecksniff passa près d’eux. Il leva les yeux en entendant le nom de l’architecte ; puis, après avoir fait quelques pas, il s’arrêta pour les regarder. M. Tapley tourna aussi la tête pour le voir, et Martin en fit autant ; car l’étranger en passant leur avait lancé un singulier regard.

« Quel est donc cet individu ? dit Martin. J’ai vu cette figure-là quelque part, et cependant je ne le reconnais pas.

– Il a pourtant l’air bien empressé de se faire reconnaître, dit M. Tapley, car il nous regarde comme des bêtes curieuses : il a tort d’être si prodigue de ses charmes, car il n’en a pas à revendre. »

En approchant de l’auberge, ils aperçurent une chaise de poste arrêtée devant la porte.

« Une voiture à la porte ! dit M. Tapley. C’est là dedans qu’il est venu, bien sûr. Qu’est-ce qu’il y a donc de nouveau ? Je ne serais pas étonné que ce fût un nouvel élève ; ou peut-être la commande d’une autre école primaire, sur le même modèle que la dernière. »

Avant qu’ils eussent franchi le seuil, Mme Lupin sortit en courant, leur fit signe d’approcher de la voiture, et leur montra un porte manteau sur lequel était écrit le nom de CHUZZLEWIT.

« C’est le mari d’une des demoiselles Pecksniff, dit la bonne dame à Martin. Je ne savais pas trop si vous étiez bien ensemble, et j’étais très-tourmentée jusqu’à ce que vous fussiez de retour.

– Nous n’avons jamais échangé une parole, dit Martin ; et comme je ne désire pas le connaître davantage, je ne veux pas me trouver sur son chemin. C’est auprès de lui que nous avons passé en venant, je n’en doute pas. Je suis content qu’il ait si bien choisi le moment de son arrivée… Mais, diantre ! Mlle Pecksniff a un mari qui voyage en grand seigneur.

– Il y a un beau monsieur qui l’accompagne ; il est dans la plus belle chambre, dit tout bas Mme Lupin, en levant les yeux vers la fenêtre, au moment où ils entraient dans la maison. Il a commandé un dîner magnifique, et il a les moustaches et les favoris les plus reluisants que vous ayez jamais vus.

– Vraiment ! s’écria Martin ; alors nous tâcherons de l’éviter aussi ! Nous aurons bien le courage de faire ce sacrifice ! D’ailleurs, c’est l’affaire de quelques heures, dit Martin en se jetant avec découragement dans un fauteuil, derrière le petit rideau de la salle. Notre démarche n’a pas réussi, ma chère mistress Lupin, et il faut que nous allions à Londres.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria l’hôtesse.

– Bah ! une rafale ne fait pas plus l’hiver qu’une hirondelle ne fait le printemps. Je vais tenter un nouvel essai. Tom Pinch a bien réussi, lui. Avec ses conseils j’en ferai peut-être autant. Il fut un temps où j’avais pris Tom sous ma protection, Dieu me pardonne ! dit Martin avec un sourire mélancolique, et où je lui promettais de faire sa fortune. Peut-être est-ce Tom à son tour qui va me prendre sous sa protection et me montrer à gagner mon pain ! »

Chapitre XIX. Suite de l’entreprise de Jonas et son ami. §

Entre autres admirables qualités, M. Pecksniff en possédait une assez remarquable : plus il se voyait démasqué, et plus il faisait l’hypocrite. S’il était déconfit d’un côté, il s’en consolait et s’en dédommageait en portant la guerre ailleurs. Si ses manœuvres étaient déjouées par A, raison de plus pour s’empresser de les essayer sur B, quand ce n’eût été que pour s’entretenir la main. Il n’avait jamais eu une attitude si sainte et si édifiante pour ceux qui l’entouraient, qu’après avoir été démasqué par Tom Pinch. Il n’avait presque jamais été aussi tendre dans son humanité, aussi digne et aussi exalté dans sa vertu, que lorsqu’il se débattait aujourd’hui sous le mépris du jeune Martin.

Ayant sur les bras cet ample approvisionnement de sentiment et de morale superflus, qu’il était nécessaire d’écouler à tout prix, M. Pecksniff n’eut pas plus tôt entendu annoncer son gendre, qu’il le considéra comme une espèce de commande en gros avec livraison immédiate. Il descendit donc sur-le-champ au salon, et, pressant le jeune homme sur son cœur avec des regards et des gestes qui témoignaient du trouble de son esprit, il s’écria :

« Jonas ! mon enfant… Elle se porte bien ? Il ne lui est rien arrivé.

– Allons ! ne voilà-t-il pas que vous allez recommencer ? répliqua son gendre. Même avec moi ? Voulez-vous me laisser tranquille, voyons ?

– Dites-moi seulement qu’elle se porte bien, dit M. Pecksniff. Dites-moi qu’elle se porte bien, mon fils !

– Elle se porte suffisamment bien, repartit Jonas en se dégageant. Il ne lui est rien arrivé, allez !

– Il ne lui est rien arrivé ! s’écria M. Pecksniff, se jetant dans le fauteuil le plus proche et se rebroussant les cheveux. Je suis honteux de ma faiblesse ! mais je n’en suis pas le maître, Jonas ! pourtant je me sens mieux à présent. Comment se porte mon autre fille, mon aînée, ma petite Cherry-Worrichigo ? dit M. Pecksniff, qui, dans l’allégresse rendue à son cœur, inventa pour sa fille ce petit nom badin.

– À peu près comme à l’ordinaire, répondit M. Jonas. Elle a toujours assez de sympathie avec la bouteille au vinaigre. Vous savez sans doute qu’elle a un amoureux ?

– J’en ai la nouvelle de première main ; je la tiens de ma fille elle-même. Je ne disconviendrai pas que je suis ému en pensant que je vais perdre la seule fille qui me reste, Jonas (je crains que nous ne soyons égoïstes nous autres parents, je le crains bien) ; mais l’étude de toute ma vie a été de les préparer à la vie domestique, et c’est une sphère dont Cherry sera l’ornement.

– Tant mieux si elle orne une sphère quelconque, dit son gendre avec une franchise charmante : car jusqu’à présent elle n’a pas orné grand’chose.

– Mes filles sont maintenant pourvues, dit M. Pecksniff. Elles sont maintenant heureusement pourvues, et je n’ai pas perdu le fruit de mes soins ! »

Il en aurait dit autant si l’une de ses filles avait gagné à la loterie un lot de trente mille livres sterling, ou si l’autre avait ramassé, dans la rue, une bourse pleine de valeurs, que personne ne serait venu réclamer. Dans l’un ou l’autre cas il aurait solennellement prononcé une bénédiction patriarcale sur cette tête fortunée, et il se serait attribué tout le mérite de son bonheur, comme s’il ne se fût occupé que de cela depuis que l’enfant était au berceau.

« Si nous parlions d’autre chose maintenant ? dit sèchement Jonas ; quand ce ne serait que pour changer. Qu’en dites-vous ?

– Très-certainement, dit M. Pecksniff. Ah ! farceur ! Ah ! mauvais plaisant ! vous vous moquez de la faiblesse du pauvre vieux papa. Allons ! il l’a bien mérité. Et cela lui est d’ailleurs bien égal, car il trouve sa récompense dans ses sentiments. Avez-vous l’intention de rester chez moi, Jonas ?

– Non, je suis avec un ami.

– Amenez votre ami ! s’écria M. Pecksniff dans un débordement d’hospitalité. Amenez autant d’amis que vous voudrez !

– Ce n’est pas un homme que je puisse vous amener, dit dédaigneusement Jonas. Je crois me voir, l’amenant chez vous, pour le régaler ! Merci tout de même ; mais c’est un monsieur trop huppé pour cela, Pecksniff. »

L’excellent homme dressa les oreilles ; son intérêt était éveillé. Aux yeux de M. Pecksniff, une position élevée, c’était la grandeur, la vertu, la bonté, la sagesse, le génie tout ensemble ; ou plutôt c’était quelque chose qui dispensait de toutes ces qualités, quelque chose d’infiniment supérieur. Quand un homme était assez bien posé pour regarder M. Pecksniff du haut de sa grandeur, il ne restait plus à M. Pecksniff que de le regarder avec déférence du fond de son humilité. Que voulez-vous ? c’est un faible commun à tous les grands esprits.

« Je vous dirai ce que vous pouvez faire, si vous voulez, dit Jonas : vous pouvez venir dîner avec nous au Dragon. Nous avons été obligés de nous rendre à Salisbury pour affaires, hier au soir ; et ce matin je l’ai prié de m’amener ici dans sa voiture ; c’est-à-dire pas dans sa voiture à lui, car nous avons versé dedans cette nuit ; mais dans une voiture qu’il a louée, ce qui revient au même. Il faudra vous faire observer, par exemple, qu’il n’est pas accoutumé aux manières communes. Il ne fréquente que ce qu’il y a de mieux.

– C’est quelque jeune gentilhomme qui vous a emprunté de l’argent à bon intérêt, n’est-ce pas ? dit M. Pecksniff en secouant facétieusement l’index. Je serai charmé de faire connaissance avec ce joyeux muscadin.

– Qui m’a emprunté ? répéta Jonas. Emprunté !… Quand vous aurez la vingtième partie de sa fortune, vous pourrez vous retirer et vivre de vos rentes ! Nous ne serions pas trop malheureux, si, en réunissant nos fonds, nous pouvions acheter ses meubles, son argenterie et ses tableaux ! M. Montague n’a guère besoin d’emprunter, allez ! Depuis que j’ai eu la chance, voyons ! je vous dirai même l’adresse de devenir actionnaire dans la Compagnie d’assurances dont il est le président, j’ai gagné… peu importe ce que j’ai gagné, dit Jonas, qui parut tout à coup recouvrer sa prudence habituelle ; vous me connaissez assez pour savoir que je ne jase pas de ces choses-là. Mais enfin, suffit, j’ai gagné pas mal, je vous en réponds.

– Vraiment, mon cher Jonas, s’écria M. Pecksniff avec beaucoup de chaleur, un gentleman comme celui-là mérite des égards. Croyez-vous qu’il prît plaisir à visiter l’église ? Ou, s’il a du goût pour les beaux-arts (ce dont je ne doute pas, d’après ce que vous m’avez dit de sa position), je pourrais lui envoyer quelques cartons de dessins. La cathédrale de Salisbury, mon cher Jonas (le mot de cartons et le désir de se produire avec avantage suggérèrent ici à M. Pecksniff sa phraséologie de circonstance), la cathédrale de Salisbury est un édifice rempli d’associations d’idées vénérables, et qui éveille au plus haut degré des émotions élevées. C’est là que nous contemplons l’œuvre des siècles passés. C’est là que nous écoutons les vibrations majestueuses de l’orgue quand nos pas retentissent sous les arceaux sonores. Nous avons des dessins de ce célèbre édifice vu du nord, du sud, de l’est, de l’ouest, du sud-est, du nord-ouest… »

Pendant cette digression, et même pendant tout le dialogue, Jonas, les mains dans ses poches et la tête penchée de côté avec malice, se balançait sur sa chaise. En ce moment il regarda M. Pecksniff avec une si belle expression de ruse qui clignotait dans ses yeux, que ce dernier s’arrêta pour lui demander : « Mais, à propos, je vous ai interrompu ; qu’est-ce que vous alliez me dire ?

– Pardieu ! Pecksniff, répondit-il, c’est bien simple. Si vous me consultiez pour savoir ce que vous devez faire de votre argent, je vous mettrais à même de doubler vos capitaux en un rien de temps. Ce ne serait déjà pas si mauvais de conserver une chance comme celle-là dans sa famille. Mais vous cachez si bien votre jeu !

– Jonas ! s’écria M. Pecksniff très-ému, je n’ai pas un caractère diplomatique, j’ai le cœur sur la main. La plus grande partie des minimes économies que j’ai accumulées dans le cours d’une carrière qui n’a été, j’espère, ni déloyale ni inutile ; la plus grande partie, dis-je, de mes économies est déjà donnée et léguée (corrigez-moi, mon cher Jonas, si je ne me sers pas des termes techniques), avec des expressions de confiance que je ne veux pas répéter, et en titres dont il est inutile de parler, à une personne que je ne peux, que je ne veux, que je ne dois pas nommer. »

Ici il serra chaleureusement la main de son gendre, comme s’il eût voulu ajouter :

« Dieu vous bénisse ! gardez-le bien soigneusement quand vous l’aurez. »

M. Jonas commença par secouer la tête en riant ; puis il se ravisa et se dit à lui-même : « Non, pas de bêtises ; il ne me dirait pas ce que je veux savoir. » Il exprima donc seulement le désir de faire un tour de promenade, et M. Pecksniff insista pour l’accompagner, disant qu’il déposerait, en passant, sa carte chez M. Montague, pour s’annoncer en quelque sorte lui-même avant le dîner. Ce qu’il fit.

Pendant leur promenade, M. Jonas affecta la même réserve obstinée qui lui avait pris tout à coup dans le cours de la conversation. Comme il ne faisait aucun effort pour persuader M. Pecksniff, et qu’au contraire il était plus bourru et plus grossier encore que d’habitude, ce dernier, loin de soupçonner ses véritables desseins, s’enferra de lui-même. Il est dans la nature d’un fripon de croire que les artifices dont il se sert pour ses propres desseins sont indispensables au succès de toute friponnerie ; et, sachant ce qu’il aurait fait en pareil cas, M. Pecksniff raisonnait ainsi : « Si ce jeune homme avait besoin, dans son intérêt, d’obtenir de moi quelque chose, il serait poli et respectueux. »

Par conséquent, moins Jonas faisait d’accueil à ses demi-mots et à ses questions, plus M. Pecksniff brûlait d’être initié aux mystères dorés qu’on lui avait si vaguement fait entrevoir.

« Pourquoi, disait-il, ces froids secrets, ces égoïstes réticences entre parents ? Qu’est-ce que la vie sans la confiance ? Si l’époux qu’il avait choisi pour sa fille, si l’homme aux bras duquel il l’avait remise avec tant d’orgueil et d’espoir, avec une joie si profonde et si rayonnante ; si cet homme n’était pas une halte de verdure dans l’aride désert de sa vie, où devait-il chercher cette oasis ? »

M. Pecksniff ne se doutait guère sur quelle halte de verdure il posait le pied en ce moment ! Lorsqu’il disait : « Tout n’est que poussière ici-bas ! » il était loin de prévoir qu’il en ferait si tôt l’expérience !

Petit à petit, avec un air grognon et bourru, joué au naturel (car l’espérance de faire souffrir M. Pecksniff dans sa bourse, cet endroit sensible où il avait été lui-même si cruellement blessé, ajoutait un intérêt infernal aux pièges qu’il était chargé de lui tendre) ; petit à petit, comme à son insu, Jonas souleva à son beau-père un coin du voile qui cachait les perspectives éblouissantes de la Compagnie anglo-bengalaise, plutôt qu’il ne les afficha à ses yeux cupides. Et, toujours sans s’expliquer ouvertement, il laissa M. Pecksniff conclure, s’il le voulait (et il le voulut, cela va sans dire), que, sentant trop bien qu’il n’était pas heureusement doué lui-même sous le rapport de la parole et des manières, il ne serait pas fâché d’avoir l’honneur de présenter à M. Montague quelqu’un qui fût pourvu de ces avantages, pour mieux se faire pardonner ce qui lui manquait de ce côté. « Autrement, grommela-t-il avec humeur, il aurait envoyé son bien-aimé beau-père à tous les diables, avant de le mettre dans sa confidence. »

Bien amorcé de cette manière, M. Pecksniff se présenta à l’heure du dîner dans un état de suavité, de bienveillance, d’enjouement, de politesse et de cordialité, qu’il n’avait peut-être jamais atteint jusque-là. La franchise du gentilhomme campagnard, le goût cultivé de l’artiste, l’indulgente bonhomie de l’homme du monde ; la philanthropie, la modération, la piété, la tolérance, confondues ensemble et adaptées avec flexibilité à n’importe quoi ; tout cela se personnifiait en M. Pecksniff, lorsqu’il échangea une poignée de main avec le grand capitaliste, le prince des spéculateurs.

« Vous êtes le bienvenu, monsieur, dit Pecksniff, dans notre humble village ! Nous sommes des gens simples, des paysans primitifs, monsieur Montague ; mais nous savons apprécier l’honneur de votre visite, j’en prends mon cher gendre à témoin. C’est étrange, continua-t-il en pressant la main de M. Montague presque avec vénération, mais il me semble que je vous connais. Ce front élevé, mon cher Jonas, lui dit M. Pecksniff à part, ces épaisses boucles de cheveux opulents… Je dois vous avoir aperçu, mon cher monsieur, dans la foule brillante du monde élégant. »

Tous s’accordèrent à dire que rien n’était plus probable.

« J’aurais souhaité, dit M. Pecksniff, d’avoir l’honneur de vous présenter à mon parent âgé qui demeure chez moi : à l’oncle de notre ami. M. Chuzzlewit, monsieur, aurait été fier de vous serrer la main.

– Est-ce que ce monsieur est ici en ce moment ? demanda Montague, qui devint très-rouge.

– Oui, dit M. Pecksniff.

– Vous ne m’en aviez rien dit, Chuzzlewit…

– Je ne pensais pas que cela pût vous intéresser, répondit Jonas. Vous n’auriez pas grand plaisir à faire connaissance avec lui, allez ; je vous en réponds !

– Jonas ! mon cher Jonas ! dit M. Pecksniff d’un ton de reproche. Vraiment…

– Quant à vous, vous avez vos raisons pour parler en sa faveur, dit Jonas. Vous l’avez cloué, rivé. Il vous en revient une fortune.

– Oh ! oh ! si c’est comme ça… s’écria M. Montague. Ha ! ha ! ha ! »

Et ils se mirent tous à rire, M. Pecksniff surtout.

« Non, non ! dit ce dernier, frappant gaiement sur l’épaule de son gendre. Il ne faut pas croire tout ce que vous dit mon jeune parent, M. Montague. Dans les affaires officielles, vous pouvez le croire et vous fier à lui ; mais il ne faut pas attacher d’importance aux écarts de son imagination.

– Sur mon âme, monsieur Pecksniff, s’écria Montague, j’attache la plus haute importance à sa dernière observation. J’espère bien que c’est vrai. On ne peut battre monnaie assez vite dans le cours ordinaire des choses, monsieur Pecksniff. Il n’y a rien de tel que d’élever l’édifice de sa fortune sur les faiblesses de l’humanité.

– Oh ! fi donc ! fi donc ! fi donc ! » s’écria M. Pecksniff.

Mais ils se mirent tous à rire de nouveau, M. Pecksniff surtout.

« Je vous donne ma parole d’honneur que nous ne faisons pas autrement, nous autres, dit Montague.

– Oh ! fi donc ! fi donc ! s’écria M. Pecksniff. Vous voulez plaisanter. Je suis sûr qu’il n’en est absolument rien. Comment cela se pourrait-il ? »

Ils rirent encore de concert ; et M. Pecksniff toujours plus fort que les autres.

Tout ceci était fort agréable. C’était de la familiarité, du naturel, de la franchise ; et M. Pecksniff conservait toujours dans la réunion le rôle d’un mentor indulgent. Les plus grands prodiges culinaires que le Dragon eût jamais accomplis, leur furent servis. Les vins les meilleurs et les plus vieux qui fussent dans les caves du Dragon virent la lumière en cette occasion. Mille riens, qui témoignaient de la fortune et de la position sociale de M. Montague, remontaient continuellement à la surface de la conversation. Tous trois se livraient à une aussi franche gaieté que peuvent le faire trois honnêtes gens. M. Pecksniff, cependant, regrettait que M. Montague eût une opinion si légère de l’humanité et de ses faiblesses. Il était inquiet à ce sujet ; son esprit en était tout préoccupé ; d’une façon ou d’une autre, il y revenait toujours ; il voulait le convertir, disait-il. Chaque fois que M. Montague répétait son axiome, qu’il fallait élever l’édifice de sa fortune sur les faiblesses de l’humanité, et ajoutait avec bonhomie :

« Nous n’en faisons pas d’autres ! »

Chaque fois aussi M. Pecksniff répétait :

« Fi donc ! fi donc ! Je suis bien sûr qu’il n’en est rien. Comment cela se pourrait-il ? »

Et il accentuait toujours davantage ces derniers mots.

La répétition fréquente de cette question badine amena enfin quelques réponses badines de la part de M. Montague. Après une petite guerre de tirailleurs, de côté et d’autre, M. Pecksniff devint grave, presque jusqu’aux larmes. Il demanda à M. Montague la permission de boire à la santé de son jeune parent, M. Jonas, et de le féliciter de l’amitié noble et distinguée dont il était honoré. Cependant il avoua qu’il lui enviait l’avantage de remplir une mission auprès de ses semblables ; car, bien qu’il ne connût qu’imparfaitement le but de l’institution avec laquelle Jonas avait eu l’avantage d’être mis récemment en rapport, il voyait clairement néanmoins qu’elle avait en vue le Bien de l’Humanité. Quant à lui (M. Pecksniff), s’il pouvait y contribuer de son côté, il sentait que chaque soir il poserait sa tête sur son oreiller avec la certitude absolue de s’endormir sur-le-champ.

De cette remarque fortuite (car elle était tout à fait fortuite, et M. Pecksniff l’avait laissé échapper dans l’ingénuité de son âme) à la discussion de la question, comme affaire d’intérêt, la transition fut facile. Les livres, les documents, les rapports, les chiffres, les calculs de diverses natures, furent bientôt étalés devant eux ; et, comme ils avaient tous le même objet en vue, ce n’est pas bien étonnant s’ils aboutirent à la même conclusion. Mais pourtant, toutes les fois que M. Montague s’étendait sur les profits de la compagnie, et disait qu’on y ferait de bonnes affaires tant qu’il y aurait des dupes sur la place, M. Pecksniff répondait avec humeur : « Fi donc ! » et peut-être même lui aurait-il adressé des reproches, s’il n’eût été convaincu que M. Montague plaisantait. La preuve que M. Pecksniff en était convaincu, c’est qu’il le répéta plusieurs fois.

Il ne s’était jamais présenté, et peut-être ne se représenterait-il jamais une occasion aussi belle que celle-là, pour le placement d’une somme considérable (les bénéfices devaient être en proportion du capital déposé). La seule époque qui eût été à peu près aussi favorable, était celle où Jonas avait été admis à faire partie de la Compagnie ; ce qui donna de l’humeur à ce dernier, et le disposa à exprimer un doute par-ci, à trouver un défaut par-là, et à conseiller, en bougonnant, à M. Pecksniff, d’y réfléchir encore avant de s’engager. La somme qui devait compléter le droit de propriété à cette entreprise lucrative était presque équivalente à la fortune entière de M. Pecksniff : sans compter pourtant celle de M. Chuzzlewit, qu’il considérait comme de l’argent déposé pour lui à la Banque, et dont la possession le disposait d’autant plus volontiers à lancer à la mer tout son menu fretin pour attraper une baleine comme celle qui voguait dans les eaux de M. Montague. Les rentrées, qui devaient se faire presque immédiatement, étaient considérables. En résumé, M. Pecksniff consentit à devenir le dernier associé-propriétaire de la Compagnie anglo-bengalaise, et prit rendez-vous avec M. Montague pour dîner ensemble, à Salisbury, le surlendemain, afin d’y conclure la négociation.

Il fallut un temps si long pour en arriver là, qu’il était près de minuit lorsque les convives se séparèrent. Quand M. Pecksniff descendit à la porte d’entrée, il y trouva Mme Lupin, qui regardait au dehors.

« Ah ! c’est vous, ma bonne amie, dit-il ; vous n’êtes pas encore couchée ! Vous regardez les astres, mistress Lupin ?

– Quelle belle nuit, monsieur ! Voyez donc toutes ces étoiles.

– Une bien belle nuit avec beaucoup d’étoiles, dit M. Pecksniff en levant les yeux. Et les planètes, comme elles brillent ! Admirez… Ces deux individus qui étaient ici ce matin, ils ont quitté votre maison, j’espère, mistress Lupin ?

– Oui, monsieur. Ils sont partis.

– J’en suis charmé, dit M. Pecksniff. Admirez les merveilles du firmament, mistress Lupin ! Quelle splendeur dans cette scène ! Quand je lève les yeux vers ces astres resplendissants, il me semble toujours que chacun d’eux fait signe à l’autre d’observer les vanités que poursuivent les hommes. Ô mes semblables ! s’écria M. Pecksniff, hochant la tête avec compassion ; dans quelle erreur profonde vous êtes ! Ô mes périssables amis, vous vous abusez étrangement ! Les étoiles sont parfaitement satisfaites, je le suppose, dans leurs différentes sphères. Pourquoi ne l’êtes-vous pas aussi dans la vôtre ? Oh ! fi de vos efforts et de vos luttes pour vous enrichir, pour triompher les uns des autres, mes aveugles amis ! Levez plutôt les yeux vers le ciel, comme moi ! »

Mme Lupin secoua la tête et poussa un profond soupir. C’était si touchant !

« Levez plutôt les yeux vers le ciel, comme moi ! répéta M. Pecksniff en étendant la main ; comme moi, humble individu, qui ne suis qu’un insecte ainsi que vous-mêmes. L’argent, l’or et les pierres précieuses peuvent-ils étinceler comme ces constellations ? Je ne le pense pas. Alors ne soyez pas altérés d’argent, d’or ou de pierres précieuses ; mais levez plutôt les yeux vers le ciel, comme moi ! »

En disant ces mots, l’excellent homme caressa la main de Mme Lupin entre les siennes, comme pour ajouter : « Je vous recommande ce sujet de réflexion, ma bonne femme ! » Et il s’en alla dans une espèce d’extase ou de ravissement, en tenant son chapeau sous son bras.

Jonas était resté dans la même attitude où M. Pecksniff l’avait laissé, et il regardait son ami d’un air soucieux. Ce dernier, entouré de monceaux de documents, écrivait quelque chose sur un fragment de papier oblong.

« Alors, vous ne quitterez pas Salisbury avant deux jours d’ici ? dit Jonas.

– Vous avez entendu que nous nous sommes donné rendez-vous pour après-demain, répondit Montague sans lever les yeux. Dans tous les cas, j’aurais attendu, à cause de mon groom. »

Ils paraissaient avoir de nouveau changé de note : Montague était fort joyeux, tandis que Jonas était sombre et morose.

« Je suppose que vous n’avez pas besoin de moi ? dit Jonas.

– J’ai besoin que vous mettiez votre nom ici, répondit Montague (et il sourit en le regardant), aussitôt que j’aurai rempli cette lettre de change. Que vous paraphiez de votre main ce nouveau succès, c’est tout ce dont j’ai besoin. Si vous désirez vous en retourner chez vous, je puis maintenant me charger tout seul de M. Pecksniff. Il y a une parfaite entente entre nous. »

Pendant qu’il écrivait, Jonas le regardait en silence d’un air sournois. Quand il eut fini et qu’il eut séché l’encre sur le papier brouillard de son pupitre de voyage, il leva les yeux et jeta la plume à Jonas.

« Quoi ! pas un jour de répit, pas un jour de confiance ? dit ce dernier avec amertume. Après tout le mal que je me suis donné ce soir !

– Le mal que vous vous êtes donné ce soir était une partie de notre marché, répliqua Montague, et ceci aussi.

– Vous me faites un marché bien dur, dit Jonas, en s’approchant de la table. Enfin, vous êtes le meilleur juge. Passez-moi ça ! »

Montague lui donna le papier. Après s’être arrêté, comme s’il ne pouvait se décider à y mettre son nom, Jonas trempa précipitamment sa plume dans l’encrier le plus proche, et commença à écrire. Mais à peine avait-il tracé quelques lettres sur le papier, qu’il tressaillit et recula avec effroi.

« Que diable y a-t-il là ? dit-il. C’est du sang ! »

Il avait trempé sa plume dans de l’encre rouge, et il s’en aperçut presque aussitôt. Mais il attacha une singulière importance à cette méprise. Il demanda comment cette encre se trouvait là, qui est-ce qui l’avait apportée, et pourquoi ; et il regarda Montague, comme s’il se croyait victime de quelque mystification. Même lorsqu’il se servit d’une autre plume et d’une autre encre, il traça d’abord quelques paraphes sur un morceau de papier, s’attendant presque à les voir rouges aussi.

« C’est assez noir de ce coup-ci, dit-il en tendant le billet à Montague. Adieu !

– Vous partez ? Comment allez-vous vous en aller ?

– Demain matin, avant que vous soyez levé, je prendrai un chemin de traverse pour gagner la grande route, et j’attraperai au passage, la voiture de jour qui va à Londres. Adieu !

– Vous êtes pressé !

– J’ai quelque chose à faire, dit Jonas. Adieu ! »

Il sortit, et son ami le suivit des yeux avec une surprise qui, par degrés, fit place à un air de satisfaction et de soulagement.

« Cela se trouve très-bien. C’est justement ce que je voulais : toute difficulté est levée, je m’en retournerai seul ! »

Chapitre XX. Tom Pinch et sa sœur se permettent un peu de distraction, mais tout à fait en famille, et sans la moindre cérémonie. §

Aussitôt après la dispersion des autres acteurs de la scène qui s’était passée sur le quai, et à laquelle nous avons fait assister nos lecteurs, Tom Pinch et sa sœur avaient dû se séparer pour vaquer aux affaires du jour ; ils n’avaient donc pu, pour le moment, causer de ce sujet. Mais Tom, dans son bureau solitaire, et Ruth dans le petit salon triangulaire, ne pensèrent pas à autre chose durant toute la journée ; et, quand l’heure de se revoir approcha, ils en étaient bien préoccupés, je vous assure.

Il y avait entre eux un petit complot. Il était convenu que Tom devait toujours sortir du Temple du côté de la Fontaine, il devait s’arrêter en haut des marches qui conduisent à la cour du Jardin, et jeter un regard autour de lui. C’était là qu’il verrait si Ruth était venue à sa rencontre, non pas attendant et flânant, vous comprenez (à cause des clercs), mais marchant vite au-devant de lui, avec un rire argentin qui faisait concurrence à la fontaine et l’éclipsait complètement. Car il y avait cinquante à parier contre un que Tom l’avait cherchée du mauvais côté, et avait renoncé à la voir pour cette fois, tandis qu’elle sautillait vers lui tout le temps, faisant sonner les clefs dans son petit sac, pour attirer les regards errants de son frère.

Les buissons enfumés de la cour de la Fontaine avaient-ils encore assez de vie dans leur végétation maladive pour sentir la présence de la petite femme du monde la plus riante et la plus pure ? C’est un problème dont il faut laisser la solution aux jardiniers et à ceux qui sont versés dans les amours des plantes. Mais il n’y a pas le moindre doute que c’était une bonne fortune pour le pavé de cette cour d’être traversé par cette mignonne petite créature, et qu’un sourire semblait passer sur les vieilles maisons noircies et les dalles usées, qui redevenaient ensuite plus tristes, plus sombres, plus austères que jamais. La fontaine du Temple aurait dû s’élancer à vingt pieds de haut pour saluer la source de jeunesse et d’amour, dans la personne de Ruth, qui glissait vive et pétillante dans les canaux secs et poudreux de la Lis ; les moineaux élevés dans les trous et les crevasses du Temple auraient pu réprimer leurs glapissements pour écouter des chants d’alouettes imaginaires, quand cette fraîche petite créature passait ; les sombres rameaux, qui ne se penchaient que parce qu’ils n’avaient pas la force de se tenir droits, auraient pu se courber avec une grâce sympathique, pour laisser tomber leurs bénédictions sur cette tête gracieuse ; les vieilles lettres d’amour, enfermées dans les coffres de fer des bureaux environnants, oubliées au milieu des monceaux de papiers de famille où elles s’étaient égarées, et dont elles faisaient partie maintenant, pauvres dégénérées ! auraient pu s’agiter au souvenir de leur ancienne tendresse en entendant ses pas légers. Enfin toutes sortes de choses auraient pu arriver pour l’amour de Ruth, qui n’arrivèrent pas et n’arriveront jamais.

Quelque chose arriva pourtant, le jour dont nous parlons. Pas pour l’amour d’elle, oh ! non ! tout à fait par accident, et sans avoir le moindre rapport avec elle.

Soit qu’elle fût un peu en avance, soit que Tom fût un peu en retard (elle était en général exacte, à une demi-minute près), elle ne trouva pas Tom en arrivant. Bon ! mais alors elle vit donc une autre personne ? car, après avoir regardé tout autour de la cour, elle devint toute rouge, et descendit précipitamment les marches.

La vérité est que M. Westlock passait en ce moment. Le Temple est une voie publique ; on a beau écrire le contraire au-dessus des portes : tant qu’on en laissera les grilles ouvertes, c’est et ce sera une voie publique, et M. Westlock avait autant le droit d’y être que n’importe qui. Mais pourquoi s’enfuyait-elle alors ? Elle n’était pourtant pas mal habillée (elle était trop soigneuse pour cela) ; pourquoi s’enfuyait-elle ? Il est bien vrai que ses boucles brunes s’étaient détachées sous son chapeau, et qu’il y avait une impertinente fleur artificielle qui s’était accrochée à ses cheveux, avec une insolence dont elle semblait hardiment se faire gloire aux yeux de tous les hommes ; mais ce ne pouvait être cela qui la faisait fuir, car c’était charmant. Ah ! petit cœur timide, palpitant, effarouché, pourquoi s’enfuyait-elle ?

La petite fontaine s’élançait gaiement, et en retombant faisait des ricochets étincelants sur sa surface baignée de soleil. John Westlock s’empressa de suivre Ruth. L’eau chuchotante se brisait en tombant doucement, et les cercles qui se formaient à sa surface semblaient sourire avec malice en voyant John courir sur les pas de Ruth.

Oh ! petit cœur timide, palpitant, effarouché, pourquoi faisait-elle semblant de ne pas se douter de son approche ? Pourquoi souhaiter d’être à l’autre bout du monde, et pourtant être si heureuse dans son trouble de se trouver là ?

« J’étais bien sûr que c’était vous, dit John, quand il l’eût rattrapée dans le sanctuaire de la cour du Jardin. Je savais bien que je ne pouvais me tromper. »

Elle feignit une surprise extrême.

« Vous attendiez votre frère ? dit John. Permettez-moi de vous accompagner. »

Le toucher de cette petite main timide était si léger, que John baissa les yeux pour s’assurer qu’elle reposait bien réellement sur son bras. Mais, en passant, son regard s’arrêta sur deux beaux yeux, oublia sa première direction et n’alla pas plus loin.

Ils firent deux ou trois fois le tour de la cour, parlant de Tom et de son mystérieux emploi. C’était un sujet de conversation très-naturel et assurément très-innocent. Alors pourquoi, chaque fois que Ruth levait ses regards, les laissait-elle retomber sur-le-champ, pour chercher le pavé peu sympathique de la cour ? Elle n’avait pas des yeux qui dussent craindre la lumière, elle n’avait pas des yeux qu’elle dût ménager pour les faire valoir. Ils étaient beaucoup trop jolis et trop naturels pour avoir besoin d’artifices semblables à ceux-là. Peut-être quelqu’un les regardait-il ?

Cependant ces yeux-là surent bientôt découvrir Tom de loin, dès qu’il parut sur l’horizon. Les regards de Tom erraient partout, comme d’habitude, excepté du bon côté ; et, s’il l’eût fait exprès, il n’aurait pu mettre plus d’obstination à ne pas les voir. Comme il était clair que, si on l’abandonnait à lui-même, il s’en retournerait ainsi chez lui, John Westlock s’élança pour l’arrêter.

Cette circonstance rendit l’approche de la pauvre petite Ruth toute seule, on ne peut plus embarrassante. D’une part, c’était Tom qui manifestait une surprise extrême (il n’avait pas de présence d’esprit dans les petites occasions, ce Tom) ; de l’autre, c’était John qui traitait la chose très-légèrement, mais qui donnait en même temps des explications chargées de détails plus que superflus. Et il fallait qu’elle s’avançât au-devant d’eux, sous leurs regards, avec la conscience qu’elle rougissait jusqu’au blanc des yeux, mais en essayant néanmoins d’élever ses sourcils d’un air insouciant, et de faire faire la moue à ses petites lèvres roses, avec un air d’indifférence et de sang-froid complet.

L’eau de la fontaine tombait, tombait toujours gaiement, jusqu’à ce que les fossettes de sa surface, se poussant les unes dans les autres, se soulevèrent en un sourire général qui couvrit toute la nappe du bassin.

« Quelle rencontre extraordinaire ! dit Tom. Je ne me fusse jamais attendu à vous trouver ici ensemble.

– C’est tout à fait accidentel, murmura John.

– Précisément, dit Tom, c’est ce que je veux dire. Si ce n’était pas accidentel, il n’y aurait plus rien d’extraordinaire.

– Bien sûr, dit John.

– C’est un si drôle d’endroit pour vous y être rencontrés ! poursuivit Tom, enchanté. Tout à fait un endroit perdu. »

John n’était pas précisément de cet avis. Au contraire, il trouvait que c’était un lieu très-propre aux rencontres. « J’y passe constamment, dit-il. Je ne serais pas étonné si nous nous y rencontrions encore. Tout ce qui m’étonne, c’est que nous ne nous y soyons pas rencontré plus tôt. »

Cependant Ruth avait fait le tour, et était allée de l’autre côté prendre le bras de son frère. Elle le pressait comme pour lui dire : « Est-ce que vous allez rester ici toute la journée, mon cher vieux nigaud de Tom ? »

Il répondit à cette pression du bras de sa sœur comme si c’eût été tout un discours.

« John, dit-il, si vous voulez offrir votre bras à ma sœur, nous la prendrons entre nous, et nous ferons route ensemble. J’ai quelque chose de curieux à vous raconter. Nous ne pouvions nous rencontrer plus à propos. »

Le jet d’eau sautait et dansait gaiement, et gaiement les fossettes souriaient en s’étendant de plus en plus jusqu’à la margelle du bassin, où elles se brisèrent en un éclat de rire et s’évanouirent.

« Tom, dit Westlock au moment où ils entraient dans la rue bruyante, j’ai une proposition à vous faire. Je voudrais que vous et votre sœur (si elle veut faire cet honneur à mon pauvre ménage de garçon), vous me fissiez un grand plaisir, c’est de venir dîner chez moi.

– Comment, aujourd’hui ? s’écria Tom.

– Oui, aujourd’hui. Vous savez que c’est tout près. Je vous en prie, miss Pinch, insistez avec moi. Ce sera très-désintéressé de votre part, car je n’ai rien à vous donner.

– Oh ! il ne faut pas le croire, Ruth, dit Tom. Ce gaillard-là tient son ménage sur un pied extraordinaire pour un garçon. Il aurait dû être lord-maire. Eh bien ! qu’en dites-vous ? faut-il y aller ?

– Si cela vous fait plaisir, Tom, répondit sa petite sœur bien soumise.

– Mais je veux dire, fit Tom, en la regardant avec un sourire d’admiration, n’y a-t-il pas quelque chose qui manque à votre toilette, et dont vous ne puissiez vous passer ? Je vous assure que je n’en sais rien, John ; je ne sais même pas si elle pourrait ôter son chapeau. »

Jugez si ces scrupules de Tom prêtaient à rire, et s’ils fournirent à John l’occasion d’adresser à Ruth plusieurs compliments ; pas des compliments si vous voulez, du moins il soutint que ce n’étaient pas des compliments (vraiment il avait raison), mais de bonnes, simples et naïves vérités, que personne n’aurait pu nier. Ruth riait aussi de bon cœur, et patati et patata, mais elle ne fit pas d’objection ; de sorte que l’invitation de John fut acceptée.

« Si je l’avais su un peu plus tôt, dit John, je vous aurais fait manger un autre pouding de bifteck. Pas pour faire concurrence au vôtre ; mais au contraire pour mieux faire valoir sa supériorité. Pour rien au monde je n’y aurais laissé mettre de graisse de bœuf.

– Pourquoi non ? demanda Tom.

– Parce que ce fameux livre de cuisine recommande la graisse de bœuf, dit John Westlock ; tandis que le nôtre était fait avec de la farine et des œufs.

– Ah ! bon Dieu ! s’écria Tom. Le nôtre était fait avec de la farine et des œufs, vraiment ? Ha ! ha ! ha ! un pouding de bifteck fait avec de la farine et des œufs ! Mais personne n’ignore ça. C’est l’a b c du pouding. Moi, moi-même, je ne l’aurais pas fait comme cela ! Ha ! ha ! ha ! »

Il n’est pas nécessaire de dire que Tom avait été présent à la confection du pouding, et qu’il avait cru implicitement jusque-là qu’il était fait dans les règles ; mais il était si ravi de pouvoir plaisanter son active petite sœur, qu’il s’arrêta dans Temple-Bar pour rire tout à son aise. Tom ne s’inquiétait pas plus d’être injurié et bousculé par les piétons bourrus, que s’il eût été de bois ; car il continuait à s’écrier avec une bonne humeur croissante : « De la farine et des œufs ! un pouding de bifteck fait avec de la farine et des œufs ! » À la fin John Westlock et Ruth se sauvèrent et le laissèrent épuiser tout seul son hilarité. Quand il parvint à les rattraper au milieu de la foule dont la rue était encombrée, son visage rayonnait de tant de bonhomie et d’affection (la plaisanterie de Tom était toujours affectueuse), qu’il aurait purifié l’air, quand même la porte du Temple eût été, comme au bon vieux temps, ornée d’une rangée de têtes humaines en état de décomposition.

Il y a de bons petits appartements, allez, dans ces coins du Temple où vivent messieurs les célibataires. Ces gaillards-là se plaignent toujours beaucoup de leur isolement ; et avec tout cela, c’est surprenant à quel point ils savent s’entourer de bien être. John devint tout à fait pathétique en parlant de la triste et solitaire vie qu’il menait, et des déplorables arrangements domestiques qu’elle entraînait à sa suite ; mais c’est égal, on voyait bien qu’il ne se laissait manquer de rien. Dans tous les cas, son appartement était la perfection de l’ordre et de la commodité ; et, si John ne se trouvait pas heureux comme ça, ce n’était toujours pas la faute de son établissement domestique.

Il n’eut pas plus tôt fait entrer Tom et sa sœur dans sa plus belle chambre (où, sur la table, se trouvait un joli petit vase de fleurs fraîches qu’il offrit à Ruth, tout comme s’il l’avait attendue, dit Tom) que, saisissant son chapeau, il sortit précipitamment avec la plus énergique activité. Bientôt, par la porte entre-bâillée, on le vit revenir en courant, accompagné d’une matrone au visage empourpré, coiffée d’un chapeau déformé, dont les brides singulièrement longues lui pendaient sur le dos. Avec le secours de cette femme il commença sur-le-champ à mettre la nappe. Il essuyait les verres de ses propres mains, frottait le bouton d’argent de la poivrière sur la manche de son habit, débouchait des bouteilles, remplissait des carafes, avec une adresse et une promptitude éblouissante ; et comme si, à force d’essuyer et de frotter, il eût touché une lampe enchantée ou une bague magique à laquelle obéissaient au moins vingt mille esclaves surnaturels, il apparut soudain un être fantastique, revêtu d’une veste blanche, tenant sous son bras une serviette, et suivi d’un autre sylphe comme lui, qui portait sur la tête une boîte oblongue, dont on retira, pour le poser sur la table, un festin tout chaud.

Du saumon, de l’agneau, des petits pois, des jeunes pommes de terre innocentes, une fraîche salade, des tranches de concombre, un caneton délicieux, et une tarte, tout y était et tout arriva en bon état. D’où venaient ces comestibles, je n’en sais rien ; mais la boîte oblongue entrait et sortait continuellement, et faisait connaître son arrivée à l’homme au gilet blanc en frappant modestement à la porte : car, depuis sa première entrée, elle ne franchit plus le seuil. L’homme au gilet blanc n’était pas susceptible d’étonnement ; les choses merveilleuses qu’il trouvait dans la boîte ne lui causaient aucune surprise ; il les retirait avec un visage qui dénotait une ferme détermination et un caractère impénétrable, et les déposait sur la table. C’était un brave homme, doux de manières, et s’intéressant vivement à ce qu’on mangeait et à ce qu’on buvait. C’était un homme savant aussi dans son genre ; il connaissait la saveur des sauces de John Westlock, qu’il décrivait d’une voix douce et émue, en offrant tour à tour les petites burettes à la ronde. Il était grave et peu bruyant : car une fois le dîner fini, et le dessert préparé sur la table, il disparut avec sa boîte, comme s’il n’eût jamais existé.

« Quand je vous disais que ce gaillard-là tenait son ménage sur un pied extraordinaire ! s’écria Tom. En vérité, c’est prodigieux !

– Ah ! miss Pinch, dit John, vous ne voyez que le beau côté de la vie que je mène ici. Ce serait une existence bien triste, si elle ne s’égayait pas dans un jour comme celui-ci.

– Ne croyez pas un mot de tout ce qu’il vous dit, s’écria Tom. Il est heureux comme un roi, et pour rien au monde il ne voudrait changer d’existence. Il fait semblant de se plaindre. »

Non vraiment John ne faisait pas semblant ; il faisait au contraire tout ce qu’il pouvait et, sérieusement, pour leur persuader que, les jours ordinaires, il était aussi triste, aussi solitaire, aussi privé de bien-être que pouvait l’être raisonnablement un malheureux jeune homme comme lui. C’était une triste existence, dit-il ; une existence misérable. Il pensait à se débarrasser de son logement le plus tôt possible ; et même il allait bientôt faire attacher à la porte un écriteau pour le mettre en location.

« Ma foi ! dit Tom Pinch, je ne sais où vous pourriez aller, John, pour être mieux. C’est tout ce que je puis vous dire. Et vous, Ruth, qu’en pensez-vous ? »

Ruth joua avec les cerises qui se trouvaient sur son assiette, et dit qu’il lui semblait que M. Westlock devait être parfaitement heureux, et qu’elle ne doutait pas qu’il ne le fût.

Ah ! petit cœur craintif, palpitant, effarouché, comme elle dit cela timidement !

« Mais vous oubliez ce que vous aviez à raconter, Tom, ce qui est arrivé ce matin, continua-t-elle tout d’un trait.

– C’est vrai, dit Tom. Nous avons tant jasé d’autre chose, que je n’ai pas eu le temps d’y penser. Je vais vous le conter tout de suite, John, de crainte que cela ne me sorte de la tête. »

Tom exposa ce qui s’était passé sur le quai. Son ami en éprouva une grande surprise, et prit tant d’intérêt à ce récit que Tom lui-même en fut étonné. John pensait connaître, dit-il, la vieille dame avec qui ils s’étaient trouvés en conversation ; et il croyait pouvoir affirmer qu’elle se nommait Gamp. Mais quelle était la nature de la missive dont Tom avait été chargé d’une façon si inattendue ? pourquoi l’avait-on choisi pour messager ? que pouvait-il y avoir de commun entre ces différentes personnes ? et quel mystère y avait-il au fond de tout cela ? John n’y pouvait rien comprendre. Tom était bien sûr d’avance que cette affaire l’intéresserait, mais il ne s’était pas attendu à lui voir prendre feu comme cela. John Westlock en était tout préoccupé, même quand Ruth eut quitté la chambre ; plus préoccupé qu’on ne l’est d’un sujet ordinaire de conversation.

« J’aurai une explication avec mon propriétaire, cela va sans dire, fit Tom ; quoique ce soit un singulier homme, fort mystérieux, et peu propre à me fournir le moindre éclaircissement, en admettant même qu’il connût le contenu de la lettre.

– Soyez assuré qu’il le connaissait. Il n’y a aucun doute à cet égard, interrompit John.

– Vous croyez ?

– J’en suis sûr.

– Bon ! dit Tom. Mon propriétaire entre et sort d’une manière étrangement mystérieuse ; mais je tâcherai de l’attraper demain matin au passage, et j’aurai avec lui une explication pour m’avoir donné à exécuter une commission aussi désagréable. Et je pensais, John, que si j’allais demain matin chez mistress… Chose… dans la Cité… où j’étais avant, vous savez… mistress Todgers, j’y rencontrerais peut-être la pauvre Merry Pecksniff, et je pourrais lui expliquer comment je me suis trouvé mêlé à cette affaire.

– Vous avez parfaitement raison, Tom, répondit son ami après un court moment de réflexion. Vous ne pouvez rien faire de mieux. Il me paraît parfaitement évident que, quelle que soit cette affaire, il n’y a pas grand’chose de bon là-dessous ; et il est tellement à désirer que vous vous en dégagiez complètement, que je vous conseillerais de voir le mari de Merry, si vous le pouvez, afin de lui exposer clairement les faits, et de vous en laver les mains. J’ai le pressentiment qu’il y a quelque chose d’odieux sous jeu, Tom. Je vous dirai pourquoi une autre fois, quand je me serai moi-même procuré deux ou trois renseignements. »

Tom Pinch trouva ceci très-mystérieux ; mais sachant qu’il pouvait compter sur son ami, il résolut de suivre son conseil.

Ah ! combien il eût été charmant de pouvoir se procurer l’anneau magique qui vous rend invisible, pour surveiller la petite Ruth, lorsqu’elle se trouva seule dans une des chambres chez John Westlock, pendant que John et son frère savouraient leur vin ! D’abord elle essaya doucement d’entamer une conversation avec la matrone à la figure empourprée et au chapeau déformé, qui l’attendait pour la servir ; cette dernière avait fait un effort désespéré pour remédier au désordre de sa toilette, et elle avait revêtu une robe de cotonnade déteinte à bouquets jaunes sur un fond de même couleur, ce qui la faisait ressembler à une mosaïque de coquilles de beurre. La matrone au visage empourpré repoussa les aimables avances de Ruth avec la mine sévère et farouche d’un dragon ; elle se méfiait de ces avances d’une puissance hostile et dangereuse, qui n’avait que faire de venir là, si ce n’était pour lui enlever une pratique ou pour s’inquiéter de la rapide disparition du thé, du sucre, et autres bagatelles de ce genre. Quand Ruth se trouva seule, après le départ du visage empourpré, elle se mit à examiner avec une craintive et charmante curiosité les livres et les bimbelots qui se trouvaient épars sur les meubles ; son attention fut particulièrement attirée vers de jolies allumettes de papier découpé, qui ornaient la cheminée : elle se demanda qui pouvait les avoir faites. Puis sa main tremblante lia ensemble les fleurs du bouquet, et les attacha à son sein, devant la glace, où elle rougissait presque de se voir réfléchie ; puis elle les examina, la tête penchée de côté, tantôt presque décidée à les ôter, tantôt presque décidée à les laisser.

John pour sa part la trouvait charmante : car, lorsqu’il rentra avec Tom pour prendre le thé, il s’assit à côté d’elle comme un homme qui est dans le ravissement. Et quand les tasses à thé eurent été enlevées, et que Tom, assis au piano, se fut perdu au milieu des mélodies qu’il jouait naguère sur l’orgue, John se tint auprès d’elle, à la fenêtre ouverte, regardant les objets qui s’assombrissaient aux lueurs du crépuscule.

Il n’y a pas grand’chose à voir dans Furnival’s-Inn. C’est un endroit ombragé, tranquille, où retentit l’écho des pas de ceux qui y ont des affaires ; c’est même un lieu monotone et triste dans les soirées d’été. Qu’est-ce donc qui lui donna tant de charmes à leurs yeux, qu’ils restèrent à la fenêtre, oubliant la fuite du temps, comme l’oubliait lui-même Tom, le rêveur, pendant que les mélodies qui avaient si souvent consolé son âme flottaient encore autour de lui ? Quelle était donc cette puissance qui donnait à la lumière pâlissante, à l’obscurité croissante, aux étoiles qui commençaient à poindre çà et là, à l’atmosphère du soir, au bourdonnement de la Cité, au timbre même des vieilles horloges d’église, une fascination si exquise que les plus délicieuses régions de la terre n’auraient pu retenir leurs yeux captifs dans une plus douce chaîne ?

Les ténèbres continuaient de s’épaissir, et la chambre devint tout à fait obscure. Pourtant les doigts de Tom erraient toujours sur les touches du piano, et la fenêtre gardait toujours son couple curieux.

À la fin, la main de sa sœur sur son épaule et l’haleine de la jeune fille sur son front réveillèrent Tom de sa rêverie.

« Mon Dieu ! s’écria-t-il en s’arrêtant subitement, je crains bien d’avoir manqué d’égards et de politesse. »

Tom ne se doutait guère qu’il avait poussé au contraire bien loin les égards et la politesse.

« Chantez-nous quelque chose, ma chère, dit Tom. Faites-nous entendre votre voix. Allons ! »

John Westlock joignit ses instances à celles de Tom avec tant d’empressement, qu’un cœur de roche aurait pu seul y résister ; et Ruth n’avait pas un cœur de roche, grand Dieu ! Bien au contraire.

Elle s’assit donc au piano, et, d’une voix sympathique, elle se mit à chanter les ballades que Tom aimait tant. C’étaient tantôt de vieilles histoires rimées, interrompues çà et là par quelques simples accords, tels qu’un trouvère des temps passés en eût tiré de sa harpe, tandis qu’il cherchait dans sa mémoire la suite de quelque légende à demi oubliée ; tantôt des stances de vieux poëtes mariées à des rythmes qui semblaient le souffle même du barde répondant à l’élan de sa pensée. Puis une mélodie si joyeuse et si insouciante que la chanteuse paraissait incapable de ressentir de la tristesse, jusqu’à ce que dans son inconstance (ah ! la méchante petite chanteuse !) elle changeât d’avis et déchirât encore le cœur de ses auditeurs. Ce furent là les simples moyens dont elle se servit pour leur plaire. Elle y réussit. J’en prendrais à témoin la chambre toujours obscure et la lumière si longtemps oubliée.

On éclaira enfin, et alors il était temps de s’en retourner. Il fallut pourtant découper soigneusement du papier pour envelopper les tiges des fleurs, ce qui retarda le départ de quelques instants encore. Mais bientôt cette opération fut achevée et Ruth se trouva prête.

« Bonsoir ! dit Tom. Voilà une visite délicieuse dont nous nous souviendrons longtemps. John ! bonsoir ! »

John annonça l’intention de les reconduire.

« Non, non ! N’en faites rien ! dit Tom. Quelle folie ! Nous pouvons parfaitement nous en retourner seuls. Je ne voudrais pas vous déranger pour tout au monde. »

Mais John soutint qu’il préférait sortir.

« Êtes-vous bien sûr que vous le préfériez ? dit Tom. J’ai peur que vous ne nous disiez cela que par politesse. »

John en était bien sûr ; il offrit donc son bras à Ruth, et ils sortirent. La matrone au visage empourpré était toujours de service, et salua le départ de Ruth par une révérence si froide qu’elle était presque imperceptible. Quant à Tom, elle ne daigna même pas le regarder.

Leur amphitryon voulut à toute force les accompagner jusque chez eux, en dépit des instances de Tom. Heureuse époque ! heureuse promenade ! heureux adieux ! heureux rêves ! Car il y a aussi des rêves de jour qui font pâlir les plus radieuses visions de la nuit !

La fontaine du Temple murmurait toujours de plus belle au clair de lune, tandis que Ruth dormait à côté de ses fleurs et que John Westlock esquissait de mémoire un portrait… Le portrait de qui ?

Chapitre XXI. Miss Pecksniff fait l’amour, M. Jonas fait de la bile, mistress Gamp fait le thé, et M. Chuffey fait des affaires. §

Le lendemain, quand les occupations officielles de Tom furent terminées, il s’empressa de rentrer chez lui sans perdre de temps. Après qu’il eut dîné et qu’il se fut un peu reposé, il sortit, accompagné de Ruth, pour aller faire sa visite chez mistress Todgers. Tom emmena Ruth, non-seulement parce qu’il était toujours très-heureux d’avoir sa société, mais encore parce qu’il désirait qu’elle consolât un peu la pauvre Merry ; quant à Ruth, elle y était toute disposée, car Tom lui avait raconté la triste histoire de la jeune femme.

« Elle a été si contente de me voir, dit Tom, qu’elle sera, bien sûr, contente de vous voir aussi. Votre sympathie, naturellement, lui semblera bien plus délicate et plus agréable que la mienne.

– Cela ne me paraît pas certain du tout, répondit-elle ; et vous ne vous rendez pas justice, vraiment. Mais j’espère qu’elle m’aimera aussi, Tom.

– Elle ne pourra faire autrement ! s’écria-t-il avec assurance.

– Que d’amis j’aurais si tout le monde était de votre avis ! N’est-ce pas, cher Tom ? »

Et sa petite sœur lui pinça la joue.

Tom se mit à rire, et dit que, dans le cas présent, il ne doutait pas que Mercy fût de la même opinion que lui.

« Car, dit Tom, vous autres femmes, ma chère, vous êtes si bonnes, et dans votre beauté vous avez tant de tact ! Vous savez si bien être affectueuses et pleines de sollicitude sans en avoir l’air ! Vos sentiments sont comme votre toucher, si légers et délicats ! Les uns vous permettent de donner vos soins aux blessures de l’âme avec autant de tendresse que l’autre vous rend capables de soigner les blessures du corps. Vous êtes si…

– Mon Dieu ! Tom ! interrompit sa sœur, vous devriez d’après cela vous dépêcher de devenir amoureux. »

Tom écarta cette observation avec bonne humeur, mais avec gravité aussi ; et bientôt ils se remirent à jaser gaiement d’autre chose.

En passant par une rue de la Cité, non loin de la demeure de mistress Todgers, Ruth fit arrêter son frère devant la montre d’un grand magasin de tapissier-ébéniste, et elle attira son attention vers un meuble magnifique et très-ingénieux, qui y était exposé aussi favorablement que possible à l’admiration et à la convoitise du public. Tom avait hasardé une conjecture des plus erronées et des plus extravagantes quant au prix de l’article en question, et, de concert avec sa sœur, il riait cordialement de son erreur, quand tout à coup il serra le bras de Ruth et lui montra, à quelque distance, deux personnes arrêtées devant le même étalage et qui semblaient s’intéresser vivement aux commodes et aux tables.

« Chut ! dit-il tout bas. C’est miss Pecksniff et le jeune homme avec qui elle va se marier.

– Pourquoi a-t-il un air lugubre comme s’il allait se faire enterrer, Tom ? demanda la petite sœur.

– C’est qu’il est naturellement mélancolique, je crois, dit Tom ; mais il est très-poli et très-inoffensif.

– Je suppose qu’ils sont en train de se meubler, lui dit Ruth à l’oreille.

– Oui, je le suppose aussi, répondit Tom. Nous ferons aussi bien d’éviter de leur parler. »

Ils ne pouvaient toujours pas éviter de les regarder, d’autant plus qu’un embarras sur le trottoir les obligea de s’arrêter quelques instants auprès des deux fiancés. Miss Pecksniff avait tout à fait l’air de traîner son captif à la chaîne, et l’emmenait voir les meubles comme on conduit un agneau à l’abattoir. Il ne faisait aucune résistance ; il était au contraire parfaitement résigné et passif. Dans le mouvement languissant de sa tête et dans son attitude découragée, on lisait une mélancolie profonde ; il y avait là devant lui un énorme lit à quatre colonnes dans l’étalage, et il ne le voyait seulement pas, tant étaient grosses les larmes qui lui tremblaient à la paupière et lui obscurcissaient la vue.

« Cher Auguste, dit miss Pecksniff, demandez le prix des huit chaises en bois de rose, et de la table à jeu.

– Elles sont peut-être déjà retenues, dit Auguste. Peut-être appartiennent-elles à quelque autre.

– Dans ce cas, on pourrait toujours en faire de semblables, répondit miss Pecksniff.

– Non, non, cela ne se peut pas, dit Moddle, c’est impossible ! »

Pendant un moment il parut complètement accablé et hébété par la perspective de son bonheur imminent ; mais se ranimant bientôt, il entra dans le magasin. Il en ressortit immédiatement, disant avec un accent désespéré :

« Vingt-quatre livres, dix shillings39 ! »

Miss Pecksniff, en se tournant pour l’écouter, s’aperçut que Tom Pinch et sa sœur la regardaient.

« Oh ! réellement !… s’écria miss Pecksniff cherchant autour d’elle quelque moyen commode de rentrer sous terre. Ma parole, je… Il n’est jamais arrivé un… Penser qu’on puisse être si… ! M. Auguste Moddle, miss Pinch ! »

Dans cette présentation triomphale, miss Pecksniff se montra tout à fait gracieuse vis-à-vis de miss Pinch, extrêmement gracieuse. Elle fut même plus que gracieuse : elle fut aimable et cordiale. Soit que le souvenir du service que lui avait rendu Tom, en battant M. Jonas, eût opéré une modification dans ses opinions ; soit que la séparation opérée entre elle et son père l’eût réconciliée avec l’humanité entière, ou du moins avec cette portion considérable de l’humanité qui n’était pas favorable à l’auteur de ses jours ; ou soit encore que le charme de trouver une nouvelle connaissance féminine à qui elle pût faire part de son bonheur, l’emportât sur toute autre considération, miss Pecksniff se montra positivement cordiale et aimable. Oui, vraiment, miss Pecksniff embrassa deux fois miss Pinch sur la joue.

« Auguste, vous connaissez M. Pinch. Ma chère enfant, dit miss Pecksniff à part, de ma vie je n’ai été si honteuse ! »

Ruth la pria de ne pas penser à cela.

« Votre frère m’impose moins que n’importe qui, dit en riant doucement miss Pecksniff ; mais l’inconvenance de rencontrer un monsieur quelconque en pareille circonstance !… Auguste, mon enfant, avez-vous… »

Ici, miss Pecksniff lui parla bas à l’oreille. L’infortuné Moddle répéta :

« Vingt-quatre livres, dix shillings !

– Quelle absurdité ! s’écria miss Pecksniff. Ce n’est pas cela que je veux dire : j’entends le… »

Et elle lui parla de nouveau à l’oreille.

« Si la perse est du même dessin que celle de l’étalage, ce sera trente-deux livres, douze shillings et six pence40, dit Moddle en soupirant. Et c’est bien cher. »

Miss Pecksniff, pour l’empêcher de donner d’autres explications, lui posa la main sur les lèvres en trahissant un doux embarras. Elle demanda ensuite à Tom Pinch de quel côté il allait.

« J’allais voir si je puis trouver votre sœur, à qui je voudrais dire deux mots. Nous nous rendions chez mistress Todgers, où j’ai déjà eu le plaisir de la rencontrer.

– Il est inutile que vous poursuiviez votre route alors, dit Cherry, car nous en venons, et je sais que mistress Todgers n’est pas chez elle. Mais je vous conduirai chez ma sœur, si vous voulez. Auguste… M. Moddle, je veux dire, et moi, nous allons y prendre le thé aujourd’hui. Ne vous inquiétez pas de lui, ajouta-t-elle avec un signe de tête, en observant l’hésitation de Tom. Il n’est pas à la maison.

– En êtes-vous sûre ? demanda Tom.

– Parfaitement sûre. Je n’ai plus besoin de vengeance, dit miss Pecksniff avec expression. Mais je vous demanderai, messieurs, de marcher devant et de me permettre de vous suivre avec miss Pinch. Ma chère, je n’ai jamais été si saisie ! »

Pour se conformer à cet arrangement discret, M. Moddle donna le bras à Tom, et miss Pecksniff prit celui de Ruth.

« Je sens, ma bonne amie, dit miss Pecksniff, qu’après ce que vous avez vu, il serait inutile de vous cacher que je vais m’unir à ce monsieur qui marche à côté de votre frère. Je dissimulerais en vain. Dites-moi ce que vous pensez de lui ; je vous en prie, donnez-m’en votre opinion sincère. »

Ruth dit qu’autant qu’elle pouvait en juger, c’était un parti fort convenable.

« Je serais curieuse de savoir, dit miss Pecksniff avec une franchise loquace, si vous avez observé ou cru observer, dans un aussi court espace de temps, qu’il a une tendance à la mélancolie.

– Je l’ai vu si peu ! murmura Ruth.

– Non, non ; il ne faut pas que cela vous empêche de me répondre, répliqua miss Pecksniff ; je suis curieuse d’avoir votre avis. »

Ruth avoua qu’à première vue il lui avait fait l’effet d’être un peu triste.

« Vraiment ? dit miss Pecksniff. Eh bien ! c’est très-remarquable, tout le monde dit la même chose. Mistress Todgers dit la même chose ; et Auguste m’apprend que ces messieurs de la maison le plaisantent à ce sujet ; car je crois que, sans mes injonctions positives, ces plaisanteries eussent, plus d’une fois déjà, provoqué l’emploi des armes à feu. Et quelle est, selon vous, la cause de cette apparence de tristesse ? »

Ruth pensa à plusieurs choses, telles que sa digestion, son tailleur, sa mère, etc. Mais elle n’en exprima aucune, et préféra s’abstenir d’exprimer une opinion à ce sujet.

« Ma chère, dit miss Pecksniff, je ne voudrais pas qu’on le sût, mais je vous le confierai à vous, parce que je connais votre frère depuis bien des années : j’ai refusé Auguste trois fois. C’est une nature aimable et sensitive ; il est toujours prêt à verser des larmes quand on le regarde, ce qui est tout à fait charmant ; et il ne s’est jamais remis des suites de ma cruauté. Car c’était vraiment cruel, dit miss Pecksniff avec une candeur repentante qui eût orné le diadème de son papa. Il n’y a aucun doute à cet égard. Je ne puis maintenant songer à ma conduite passée sans rougir. Je l’ai toujours aimé ; je sentais qu’il ne m’était pas indifférent, comme la foule de jeunes gens qui avaient recherché ma main, et que ce n’était pas du tout la même chose. Alors quel droit avais-je de le refuser trois fois ?

– C’était mettre sa fidélité à une rude épreuve, sans doute, dit Ruth.

– Ma chère, répondit miss Pecksniff, c’était mal ; mais tel est le caprice, telle est l’étourderie de notre sexe. Que je vous serve de leçon. Ne mettez pas à l’épreuve les sentiments de celui qui vous fera une offre de mariage, comme j’ai mis à l’épreuve les sentiments d’Auguste ; mais si jamais vous sentiez pour quelqu’un ce que je sentais réellement pour lui, à l’époque même où je lui faisais presque perdre la raison, laissez parler ce sentiment, si cet homme se jette à vos pieds, comme Auguste s’est jeté aux miens. Songez un peu quel coup pour ma sensibilité si je l’avais poussé au suicide, et qu’on l’eût mis dans le journal. »

Ruth avoua que sans doute elle eût été dévorée de remords.

« Des remords ! s’écria miss Pecksniff, charmée de montrer un bon petit repentir qui ne lui coûtait pas grand’chose. Il m’est impossible de vous décrire le remords que j’éprouve en ce moment, même après lui avoir fait réparation en l’acceptant ! Maintenant que, prête à franchir le seuil de la vie conjugale, je suis devenue sérieuse et réfléchie, si je jette un regard rétrospectif sur mon caractère léger, si je me contemple telle que je fus quand j’étais telle que vous êtes à présent, je frémis ! je frémis ! Quelle est la conséquence de ma conduite passée ? Jusqu’à l’instant où Auguste me conduira à l’autel, il n’est pas sûr de moi. J’ai flétri les affections de son cœur, au point qu’il n’est pas sûr de moi ! Je vois ce doute qui pèse sur son esprit et qui ronge son cœur. Quels doivent être les reproches de ma conscience, après avoir réduit là l’homme que j’aime ! »

Ruth essaya d’exprimer à quel point elle était sensible à une confiance si flatteuse et si illimitée ; elle ajouta qu’elle supposait que le mariage se ferait bientôt.

« Le plus tôt possible, répondit miss Pecksniff ; aussitôt que notre maison sera prête. Nous la meublons le plus vite que nous pouvons. »

Dans la même veine de confiance, miss Pecksniff donna à Ruth un inventaire général des articles achetés, de ceux qui ne l’étaient pas encore, de la toilette neuve qu’elle devait porter le jour du mariage ; de la chapelle où la cérémonie devait avoir lieu ; enfin elle passa une heure à lui communiquer en abrégé, à ce qu’elle dit, les premiers et les plus indispensables renseignements sur toutes les questions intéressantes en rapport avec cet événement.

Tandis que ceci se passait à l’arrière-garde, Tom et M. Moddle marchaient devant, bras dessus bras dessous, dans un silence profond que Tom rompit enfin, après avoir cherché pendant longtemps un sujet de conversation assez indifférent pour ne courir aucun risque d’émouvoir le cœur de M. Moddle.

« Je m’étonne, dit Tom, que, dans ces rues encombrées de monde, les piétons ne soient pas plus souvent écrasés. »

M. Moddle répondit avec un regard sombre :

« Les cochers en seraient bien fâchés !

– Voulez-vous dire… ? commença Tom.

– Je veux dire qu’il y a des hommes qui ne peuvent réussir à se faire écraser, dit Moddle avec un rire creux. Ils ont la vie rivée dans le corps. Les tombereaux de charbon de terre reculent devant eux, et même les cabriolets refusent de leur passer sur le ventre. Oui ! dit Auguste, en remarquant l’étonnement de Tom, il y en a d’aucuns, et j’ai un de mes amis dans ce cas-là.

– Ma parole d’honneur, pensa Tom, ce jeune homme est dans un état d’esprit très-inquiétant ! »

Il abandonna dès lors toute idée de conversation, et ne hasarda plus une parole ; mais il tint soigneusement le bras d’Auguste serré contre lui, de peur qu’il ne se précipitât au milieu de la chaussée, et que, cette tentative ayant plus de succès que les autres, il ne donnât à sa fiancée le spectacle d’un sacrifice hindou en petit. Tom avait si grand’peur qu’il ne commît cet attentat insensé, qu’il éprouva un véritable soulagement quand ils furent arrivés sans accident devant la maison de mistress Jonas Chuzzlewit.

« Montez, je vous prie, monsieur Pinch, dit miss Pecksniff à Tom qui s’arrêtait indécis à la porte.

– Je ne sais pas trop si je serais le bienvenu, répondit Tom, ou plutôt je sais que je ne le serais pas. Il vaut mieux que je lui fasse dire un mot, je crois.

– Mais quelle folie ! répondit miss Pecksniff en tirant Tom à l’écart : quand je vous dis qu’il n’est pas à la maison, j’en suis sûre ; je sais qu’il n’y est pas ; et Merry ne se doute pas le moins du monde que vous ayez jamais…

– Non, interrompit Tom. Et je ne voudrais pas qu’elle le sût à aucun prix. Je suis déjà assez honteux de cette mauvaise affaire, je vous assure.

– Ah ! vraiment ! Ah ! bien alors, c’est que vous êtes très-modeste, voyez-vous, répondit en souriant miss Pecksniff. Mais montez, je vous en prie, si vous ne voulez pas qu’elle le sache, et que vous désiriez lui parler ; montez, je vous en prie. Miss Pinch, montez, je vous prie ; ne restez pas là. »

Tom hésitait encore, car il sentait ce que sa position avait d’embarrassant. Mais Cherry passa devant lui en ce moment, entraînant sa sœur, et au même instant referma la porte d’entrée derrière lui ; il suivit donc, sans trop savoir s’il faisait bien ou mal.

« Merry, ma chérie ! dit la charmante miss Pecksniff, en ouvrant la porte du salon où l’on se tenait d’habitude, voici M. Pinch et sa sœur qui sont venus vous voir ! Je pensais bien vous trouver ici, mistress Todgers ! Comment vous portez-vous mistress Gamp ? Et comment allez-vous, monsieur Chuffey, quoiqu’il soit inutile de vous adresser cette question, je le sais bien ? »

Miss Charity accompagna chacune de ces salutations d’un sourire acide ; puis elle présenta M. Moddle.

« Je crois que vous l’avez déjà vu, lui dit-elle en plaisantant. Auguste, mon doux enfant, apportez-moi une chaise. »

Le doux enfant obéit ; et il allait se retirer dans un coin pour gémir en secret, lorsque miss Charity le nomma à demi-voix, mais de manière à être entendue de tout le monde, « son petit chou, » et lui donna la permission de s’asseoir à côté d’elle. Il est à espérer, dans l’intérêt de l’humanité, qu’on ne voie jamais un petit chou faisant aussi piteuse mine que M. Moddle, lorsqu’il obéit à cette permission. Son humeur était si sombre qu’il ne manifesta aucun transport, quand miss Pecksniff plaça sa blanche main dans la sienne, et cacha, aux yeux du vulgaire, cette marque de sa faveur sous un coin de son châle. Il était même infiniment plus triste qu’auparavant ; assis gauchement sur sa chaise, et roide comme un piquet, il contemplait la société avec des yeux humides, qui semblaient dire, sans le secours de la parole :

« Ô mon Dieu ! regardez moi ! Est-ce que quelque bonne âme chrétienne ne me viendra pas en aide ? »

Mais les ravissements de mistress Gamp, causés principalement par la vue de Tom Pinch et de sa sœur, auraient abondamment suffi à la consommation d’une vingtaine de jeunes amants. Mistress Gamp avait un de ces heureux tempéraments, susceptibles d’être ravis en extase sans autre stimulant qu’un désir général de se faire une nombreuse et lucrative clientèle. Elle ajoutait tous les jours tant de cordes à son arc, qu’elle avait réussi à en faire une harpe, et maintenant elle se mit à exécuter sur cet instrument un concert improvisé.

« Eh ! quoi ! mon Dieu ! dit-elle, mistress Chuzzlewit ! Je ne me serais jamais imaginé voir dans cette bienheureuse maison, qui est, je le sais bien, miss Pecksniff, une maison comme il n’y en a pas beaucoup, ma chère jeune demoiselle, et c’est grand dommage, car alors cette vallée de larmes serait métamorphosée en jardin fleuri, monsieur Chuffey, je ne me serais jamais imaginé voir sous ce toit, précisément M. Pinch (je prends cette liberté, quoique je vous sois presque inconnue), et, sans compliment, monsieur, la plus souriante et la plus jolie figure que j’aie jamais vue ; la vôtre exceptée, mistress Chuzzlewit, ainsi que celle de votre aimable dame, monsieur Moddle, si vous voulez bien m’excuser de ce que je parle aussi clairement de ce qui est suffisamment clair pour ceux qui ne sont pas condamnés à regarder à travers des meules, mistress Todgers, pour lire ce qui est écrit par derrière la muraille. Soit dit sans offense, messieurs et dames, dans l’espoir que vous ne prendrez pas mes paroles en mauvaise part. Je vois ici la plus souriante et la plus jolie figure que j’aie jamais remarquée, avec une de mes amies, parmi les colis sur le pont de Londres : c’est une surprise bien agréable, je vous assure. »

Ayant réussi, de cette manière adroite, à donner à chaque membre de son auditoire une part individuelle et un intérêt personnel immédiat dans ses discours, mistress Gamp fit à Ruth plusieurs révérences, et, hochant la tête à diverses reprises, sans perdre un sourire, elle poursuivit ainsi le fil de sa harangue :

« Ma parole ! nous sommes joliment riches en beauté cette joyeuse après-dînée ! Je connais une dame qui s’appelle (je ne veux pas vous tromper, mistress Chuzzlewit), qui s’appelle Harris, dont le mari a un frère qui a six pieds trois pouces41, et qui est marqué au bras gauche d’un taureau enragé, chaussé de bottes à la Wellington, à cause que sa chère mère fut poursuivie par un de ces animaux jusque dans la boutique d’un cordonnier, lorsqu’elle était dans une position, que c’est une bénédiction pour l’homme qui en a beaucoup de telles en perspective ; comme je le disais toujours à Gamp quand nous avions des mots ensemble à cause du surcroît de dépense que cela fait toujours dans un ménage. Et j’ai souvent dit à mistress Harris : « Oh ! madame, vous avez le visage d’un ange ! » Ce qui eût été vrai sans les boutons. « Non, Sarah Gamp, qu’elle dit, ô la meilleure des créatures actives et laborieuses, insuffisamment rétribuées à n’importe quel prix, et en effet votre rétribution est insuffisante ; non, Sarah, c’est tout autre chose. Harris l’avait fait tirer avant le mariage à dix shillings et six pence, qu’elle dit, et l’a porté fidèlement sur son cœur, jusqu’à ce que, la couleur ayant passé, on refusa de rendre l’argent, et il fut impossible de s’arranger ensemble. Mais il ne m’a jamais dit que c’était le visage d’un ange, Sarah, quoi qu’il ait pu en penser. » Si le mari de mistress Harris était ici en ce moment, continua mistress Gamp, et elle regarda tout autour d’elle, et sourit, en faisant une révérence générale à toute la société ; si le mari de mistress Harris était ici en ce moment, il s’expliquerait franchement, j’en suis sûre, et sa chère femme serait la dernière à lui en vouloir pour cela : car, s’il exista jamais une femme qui n’a jamais su ce que c’était que de souhaiter l’empoisonnement de celles qui possédaient des charmes, et à laquelle le meilleur des maris ne causa jamais l’ombre de jalousie, cette femme au caractère angélique, c’est mistress Harris ! »

En achevant ces mots, la digne femme (qui semblait être venue par hasard pour prendre le thé, par une attention délicate de la bourgeoise, plutôt que pour remplir dans la maison des fonctions officielles convenues d’avance) passa du côté où M. Chuffey était assis, comme d’habitude, dans son coin, le saisit par l’épaule et le secoua.

« Allons ! réveillez-vous, et levez les yeux ! voyons ! dit mistress Gamp. Ne voyez-vous pas qu’il y a ici de la compagnie, monsieur Chuffey ?

– J’en suis fâché, s’écria le vieillard en regardant humblement autour de la chambre. Je sais que je vous gêne ici. Je vous demande excuse, mais je n’ai pas ailleurs où je puisse aller. Où est-elle ? »

Merry s’approcha de lui sur-le-champ.

« Ah ! dit le vieillard en lui caressant la joue, la voilà, la voilà ! Elle n’est jamais dure envers le vieux Chuffey, elle ! son pauvre vieux Chuff ! »

Elle s’assit sur une chaise basse auprès du vieillard, à portée de sa main, et leva une fois les yeux vers Tom. C’était un triste regard qu’elle lui jeta, quoiqu’un pâle sourire passât en même temps sur son visage. Mais c’était un regard éloquent, et Tom comprit qu’il lui disait :

« Vous voyez comme le malheur m’a changée. Je ne suis plus insensible aux maux d’un inférieur, et je compte son affection pour quelque chose !

– Oui, oui ! s’écria Chuffey d’un ton caressant. Oui, oui, oui ! Ne faites pas attention à lui. C’est dur à supporter, mais n’y faites pas attention, il mourra un jour. Il y a trois cent soixante-cinq jours dans l’année, et même trois cent soixante-six dans les années bissextiles, et il n’en faut qu’un pour le faire mourir.

– Vous êtes un vieux bonhomme bien fatigant, c’est la sainte vérité, dit mistress Gamp en le contemplant à une petite distance, avec une expression qui n’était rien moins que favorable, pendant qu’il continuait à grommeler entre ses dents ; c’est dommage que vous ne sachiez pas ce que vous dites, parce que, si vous compreniez, vous seriez bientôt si fatigué vous-même de vous entendre, que ça vous userait le tempérament, et ce serait un bon débarras pour tous ceux qui vous connaissent.

– Son fils, murmura le vieillard en soulevant sa main, son fils !

– Eh bien ! ma foi, dit mistress Gamp, vous arrangez les choses comme vous l’entendez et à votre satisfaction, j’espère, monsieur Chuffey ! mais, quant à moi, je ne parierais pas une pelote neuve que ce sera un fils, quoique vous paraissiez si bien informé, monsieur. Vieil imbécile ! il donne son avis, et avec pas mal de confiance, encore ! Avec ça qu’il s’y connaît, en fils ou en filles ! Si vous nous appreniez aussi quelque chose sur les jumeaux, monsieur ? auriez-vous cette obligeance ? »

Les sarcasmes amers et indignés de mistress Gamp étaient perdus pour l’innocent Chuffey, qui ne s’en doutait pas plus qu’il ne se doutait d’avoir offensé la garde-malade. L’esprit élevé de cette dernière était très-susceptible quand on avait l’air de vouloir venir chasser sur ses terres. Elle se figurait que M. Chuffey avait articulé quelque prédiction relative à la naissance d’un fils, quand tout pronostic à cet égard aurait dû commencer par émaner d’elle, comme étant la seule autorité légitime, ou, du moins, n’aurait jamais dû être proclamé sans son aveu et son concours. Elle ne s’apaisa donc pas facilement. Elle continua à lancer à M. Chuffey des regards hostiles et des observations ironiques, prononcées avec cette intonation sourde qui révèle en général une indignation concentrée. Enfin, quand on apporta le plateau et les tasses, et que mistress Jonas la pria de faire le thé à une petite table pour la société qui s’était réunie chez elle d’une façon si imprévue, mistress Gamp retrouva sa belle humeur. Elle recommença à sourire, et remplit la mission dont elle était chargée avec une urbanité qui lui était toute particulière.

« Qu’il est agréable de faire le thé pour une aussi nombreuse famille ! dit mistress Gamp. Ma bonne fille (à la servante), peut-être quelqu’un d’entre nous ne serait-il pas fâché de manger un ou deux œufs frais, pas trop cuits, ainsi que quelques rôties de pain beurré, dont il faudra commencer par ôter la croûte, à cause qu’on a les dents sensibles et qu’on n’en a pas de trop. Gamp lui-même, mistress Chuzzlewit, un jour qu’il avait bu un coup de trop, m’en a enfoncé quatre d’un coup, deux petites et deux grosses. Mistress Harris les a gardées en souvenir de moi, et les a toujours portées dans sa poche jusqu’à ce jour, ainsi que deux os contre la crampe, un morceau de gingembre, et une râpe à muscade de la forme d’un petit soulier d’enfant en étain, avec un petit talon pour y serrer la noix muscade. Je l’ai vue de mes yeux, et je m’en suis servie bien souvent pour faire de la bouillie après les couches. »

Les privilèges de la table à thé étaient nombreux : outre la prérogative d’être assise à portée des rôties de pain, et celle de prendre deux tasses pendant que les autres en prenaient une, et de les prendre au bon moment, c’est-à-dire avant d’ajouter de l’eau à la théière, et quand l’infusion avait eu le temps de se faire, il y avait aussi l’avantage de voir à la fois toutes les personnes présentes, et la facilité de les interpeller comme du haut d’une tribune aux harangues. Mistress Gamp s’acquitta des fonctions qu’on lui avait confiées avec une bonne humeur et une affabilité extrêmes. Quelquefois elle posait sa soucoupe dans la creux de sa main étendue, et, le coude appuyé sur la table, elle s’arrêtait entre chaque gorgée de thé pour adresser à la société, tantôt un sourire, tantôt un clignement d’yeux, un mouvement de tête, ou quelque autre marque d’attention ; et dans ces moments-là sa physionomie s’éclairait d’une intelligence et d’une vivacité qu’il était impossible de ne pas associer avec l’influence bienfaisante des boissons distillées.

Sans mistress Gamp, c’eût été une réunion bien silencieuse. Miss Pecksniff ne parlait qu’à son Auguste, et encore à voix basse. Auguste ne parlait à personne, mais il soupirait pour tout le monde, et de temps en temps il se donnait sur le front un coup retentissant, qui faisait tressaillir mistress Todgers, femme assez nerveuse, et lui arrachait une exclamation involontaire. Mistress Todgers tricotait, et ne parlait guère. La pauvre Merry tenait la main de l’aimable petite Ruth entre les siennes, en l’écoutant avec un plaisir manifeste ; mais elle parlait rarement elle-même. Quelquefois elle lui souriait, quelquefois elle lui baisait la joue, et quelquefois elle tournait la tête pour cacher les larmes qui brillaient dans ses yeux. Tom était fort ému de la trouver changée à ce point ; mais il était si content de voir la tendresse de Ruth avec elle, tendresse dont Merry s’apercevait et à laquelle elle répondait de son mieux, qu’il n’avait pas le cœur de donner le signal du départ, quoiqu’il eût dit, depuis longtemps, tout ce qu’il avait à dire.

Tandis que les autres membres de cette petite réunion étaient ainsi occupés, le vieux commis était retombé dans son état ordinaire ; il restait profondément silencieux, tout absorbé par les rêves, quels qu’ils fussent, qui semblaient à peine agiter la surface de ses lentes pensées. Ce furent sans doute ces mélancoliques fantaisies, combinées avec le repas silencieux qui se consommait autour de lui et avec quelques vagues réminiscences de la dernière réunion dont il eût été témoin, qui lui suggérèrent une étrange idée. Il se retourna soudain, et dit :

« Qui donc est étendu mort là-haut ?

– Personne, dit Merry en se tournant vers lui. Qu’avez-vous ? Nous sommes tous ici.

– Tous ici ! s’écria le vieillard, tous ici ! Où est-il alors… mon ancien maître M. Chuzzlewit, qui avait un fils unique ? Où est-il ?

– Chut, chut ! lui dit Merry avec bonté. C’est arrivé il y a longtemps. Ne vous en souvient-il pas ?

– S’il m’en souvient ! répondit le vieillard avec son cri d’angoisse. Comment pourrais-je l’oublier ? Comment pourrais-je jamais l’oublier ? »

Pendant un instant il couvrit son visage de sa main ; puis, se retournant précisément comme auparavant, il répéta :

« Qui donc est étendu mort là-haut ?

– Personne ! » dit Merry.

Il la regarda d’abord avec colère, comme si c’était une étrangère qui eût voulu le tromper ; mais en examinant son visage, il reconnut que c’était bien elle, et secoua sa tête d’un air de compassion douloureuse.

« Vous ne le croyez pas. Mais c’est qu’on ne vous le dit pas ! Non, non, pauvre enfant ! on ne vous le dit pas. Quels sont ces gens-là, et pourquoi se régalent-ils ici, s’il n’y a pas quelqu’un de mort ! Infamie ? Allez donc voir qui est mort là-haut ! »

Elle leur fit signe de ne pas lui parler, ce dont ils avaient, du reste, peu envie, et garda elle-même le silence. Il en fit autant pendant quelque temps ; puis il répéta sa question avec une ardeur qui avait quelque chose d’effrayant.

« Il y a quelqu’un de mort, dit-il, ou de mourant ; et je voudrais savoir qui c’est. Allez voir, allez voir ! Où donc est Jonas ?

– À la campagne, » répondit-elle.

Le vieillard la regarda comme s’il doutait de ce qu’elle disait ou comme s’il ne l’avait pas entendue ; puis il se leva, traversa la chambre, et monta l’escalier en disant à demi-voix :

« Infamie ! »

Ils entendirent au-dessus d’eux ses pas qui se dirigeaient vers le côté de la chambre où se trouvait le lit (c’était là que le vieil Anthony était mort) ; puis il redescendit immédiatement. Son imagination n’était ni assez puissante, ni assez exaltée, pour lui faire voir dans la chambre abandonnée des choses qui n’y existaient pas. Il revint beaucoup plus calme, et en apparence satisfait de son examen.

« Ils ne vous le disent pas, dit-il à Merry de sa voix chevrotante ; et il s’assit à côté d’elle, et lui posa la main sur la tête. Ils ne me le disent pas non plus ; mais je veillerai. Ils ne vous feront pas de mal ; n’ayez pas peur. Quand vous attendez et que vous veillez, moi j’attends et je veille aussi. Oui, oui, souvent ! s’écria-t-il en serrant son poing faible et ridé. Plus d’une nuit j’étais sur pied. »

Sa voix était si tremblante, il s’arrêtait si souvent pour reprendre haleine, et, dans sa mystérieuse tendresse pour Merry, il lui parlait si près de l’oreille, que les personnes présentes le comprirent à peine. Mais elles en avaient assez vu et assez entendu pour être troublées. Elles avaient toutes quitté leurs sièges et s’étaient rassemblées autour du vieillard ; ce qui fournit à mistress Gamp (dont le sang-froid habituel n’était pas si facile à ébranler) une excellente occasion de concentrer toutes les ressources de son esprit vigoureux et de son appétit sur les rôties, le beurre, le thé et les œufs. Elle absorba ces comestibles avec tant d’énergie, que sa figure était parvenue au plus haut degré d’inflammation, quand, ne trouvant plus rien à manger ni à boire, elle jugea à propos d’intervenir.

« Allons ! allons ! monsieur ! s’écria mistress Gamp, qu’est-ce que c’est que ces manières-là ? Vous avez besoin qu’on vous jette une potée d’eau froide sur la tête, pour vous ramener à la raison ; c’est là ma croyance, et, si vous étiez entre les mains de Betsy Prig, on vous la jetterait, monsieur Chuffey, je vous en réponds. Il n’y a rien de tel encore que les mouches cantharides pour vous tirer toutes vos bêtises, et, si l’on voulait vous rendre service, on devrait vous en poser un vésicatoire sur la tête, avec un bon sinapisme dans le dos. Qui est-ce qui est mort, en vérité ? Si c’était quelqu’un que je connais, ce ne serait pas une grosse perte, ma foi !

– Il est plus calme maintenant, mistress Gamp, dit Merry ; laissez-le tranquille.

– Oh ! la peste soit de cette vieille victime, mistress Chuzzlewit, répondit la zélée mistress Gamp ; je ne peux pas le souffrir. Vous cédez beaucoup trop à tous ses caprices. Créature agaçante et vexatoire, va ! »

Dans le but, sans doute, de mettre sa théorie en pratique, mistress Gamp saisit Chuffey par le collet de son habit, et le secoua énergiquement pendant quelques secondes. Cet exercice est considéré par les garde-malades, disciples de l’école Prig (fort nombreuses dans l’état), comme très-propre à ramener le calme et à faciliter les fonctions nerveuses. Dans le cas présent, le résultat de ce traitement fut d’étourdir le patient à tel point qu’il lui fut impossible d’articuler un mot de plus ; ce que mistress Gamp regarda comme le triomphe de son art.

« Là, dit-elle en lâchant la cravate du vieillard, dont la figure commençait à devenir pourpre, maintenant, j’espère que vous aurez l’esprit tranquille. Si vous vous évanouissez, nous vous ranimerons bientôt, monsieur, je vous promets. Quand les gens s’évanouissent, dit mistress Gamp, si vous leur mordez les pouces et si vous leur tournez les doigts à l’envers, ils reviennent bientôt, que c’est merveille. » Et mistress Gamp sourit complaisamment à la pensée qu’elle venait de donner à ses auditeurs une leçon à la fois instructive et amusante.

Comme M. Chuffey, dans une occasion précédente, avait été confié aux soins de cette excellente femme, ni mistress Jonas ni les autres personnes présentes n’osèrent intervenir dans ce système de traitement ; quoique tous, surtout Tom Pinch et sa sœur, parurent disposés à différer d’opinion là-dessus avec mistress Gamp. Telle est la hardiesse insensée de ceux qui ne sont pas initiés aux mystères de l’art, qu’on les voit souvent arborer quelque monstrueux principe abstrait, comme l’humanité, l’affection ou toute autre folie de ce genre, en opposition obstinée à tous les usages reconnus dans la pratique ; défendant ce principe contre les gens mêmes qui ont fait les usages reconnus, comme s’ils n’en étaient pas meilleurs juges que qui que ce soit.

« Ah ! monsieur Pinch, dit miss Pecksniff, c’est ce malheureux mariage qui est cause de tout cela. Si ma sœur n’avait pas agi si précipitamment, et ne s’était pas unie à un misérable, il n’y aurait pas eu de M. Chuffey dans la maison.

– Chut ! s’écria Tom. Elle n’aurait qu’à vous entendre.

– Je serais désolée qu’elle m’entendit, monsieur Pinch, dit Cherry en élevant un peu la voix : car il n’est pas dans mon caractère d’aggraver les peines de qui que ce soit ; encore moins celles de ma propre sœur. Je sais quels sont les devoirs d’une sœur, monsieur Pinch, et j’espère les avoir toujours mis en pratique. Auguste, mon cher enfant, cherchez mon mouchoir, vous me le donnerez. »

Auguste obéit et tira mistress Todgers à l’écart, pour verser ses douleurs dans le sein d’une amie.

« Ah ! monsieur Pinch, dit Charity en regardant alternativement son fiancé et sa sœur, je devrais être bien reconnaissante envers la Providence pour les bienfaits dont je jouis, et pour ceux qui m’attendent encore. Quand je compare Auguste (ici elle devint modeste et embarrassée), qui, je puis vous le dire à vous, est la douceur en personne, avec l’homme détestable que ma sœur a épousé, et quand je pense que, dans les lois naturelles de ce monde, l’ordre de nos positions aurait pu être renversé ; je sens que, véritablement, je dois être reconnaissante, humble et satisfaite. »

Elle était peut-être satisfaite ; mais elle n’était certes pas humble. Sa figure et ses manières exprimaient quelque chose de si contraire à l’humilité, que Tom ne put s’empêcher de deviner et de mépriser les vils motifs qui agitaient son cœur. Il s’éloigna et dit à Ruth qu’il était temps de s’en aller.

« J’écrirai à votre mari, dit Tom à Merry, et je lui expliquerai, comme je l’aurais fait si je l’avais rencontré ici, que, s’il a eu à souffrir quelque contrariété par mon fait, ce n’est toujours pas par ma faute. Un facteur n’est pas plus innocent des nouvelles qu’il apporte, que je ne l’étais en lui remettant cette lettre.

– Je vous remercie ! dit Merry. Peut-être cela fera-t-il quelque bien. Le ciel vous bénisse ! »

Elle se sépara affectueusement de Ruth, qui était sur le point de quitter la chambre avec son frère, lorsqu’on entendit le bruit d’une clef dans la serrure de la porte d’entrée, et puis un pas rapide qui traversa le vestibule. Tom s’arrêta et regarda Merry.

« C’est Jonas, dit-elle timidement.

– Il vaut mieux peut-être que je ne le rencontre point sur l’escalier, dit Tom, passant le bras de sa sœur sous le sien et se reculant de quelques pas. Je vais l’attendre ici un instant. »

Il avait à peine dit ces mots, que la porte s’ouvrit, et Jonas entra. Sa femme s’avança pour le recevoir ; mais il l’éloigna de la main, en disant d’un ton bourru :

« Je ne savais pas que vous eussiez une soirée. »

En parlant ainsi, il regarda, soit par hasard soit à dessein, du côté de miss Pecksniff, qui, trop heureuse d’avoir une occasion de se quereller avec lui, prit la mouche sur-le-champ.

« Ah ! vraiment ! dit-elle en se levant. Nous ne voulons pas troubler votre bonheur domestique ! Ce serait dommage. Nous avons pris le thé ici, monsieur, en votre absence ; mais, si vous voulez avoir la bonté de nous envoyer une facture acquittée, nous serons heureux de vous en rembourser les frais. Auguste, mon chéri, allons-nous-en, s’il vous plaît. Mistress Todgers, à moins que vous ne désiriez rester ici, nous serons charmés de vous emmener avec nous. Ce serait grand dommage, vraiment, de gâter la joie que monsieur amène toujours à sa suite, surtout quand il rentre dans son ménage.

– Charity ! Charity ! s’écria sa sœur d’un accent de reproche déchirant qui semblait la conjurer de faire preuve de la vertu cardinale dont elle portait le nom.

– Ma chère Merry, je vous suis reconnaissante de vos avis, répondit miss Pecksniff avec un mépris majestueux (Merry ne lui avait donné aucun avis) ; mais je ne suis pas son esclave, moi…

– Non ; et vous n’auriez pas voulu l’être si vous aviez pu, n’est-ce pas ? interrompit Jonas. Nous savons ce que nous savons.

– Qu’avez-vous dit, monsieur ? dit miss Pecksniff avec aigreur.

– N’avez-vous pas entendu ? repartit Jonas en s’étendant dans un fauteuil. Je n’ai pas envie de le répéter. Si vous voulez rester, restez. Si vous voulez vous en aller, allez-vous-en. Mais si vous restez, soyez polie, s’il vous plaît.

– Animal ! s’écria miss Pecksniff en passant devant lui d’un air dédaigneux. Auguste ! calmez-vous, il ne vaut pas la peine que vous vous fâchiez. »

Auguste avait eu comme une velléité faible et maladive de montrer le poing à l’ennemi commun.

« Mon enfant ! venez-vous-en ! cria miss Pecksniff, je vous l’ordonne ! »

Ce cri lui fut arraché par une nouvelle manifestation de la part d’Auguste, qui avait l’air de vouloir retourner sur ses pas pour se colleter avec Jonas. Mais miss Pecksniff tira l’ardent jeune homme, mistress Todgers le poussa par derrière, et tous trois sortirent pêle-mêle avec accompagnement de glapissantes récriminations proférées par miss Pecksniff.

Pendant tout ce temps, Jonas n’avait pas aperçu Tom et sa sœur, qui se trouvaient presque derrière la porte quand il l’avait ouverte. Il s’était assis en leur tournant le dos, et il avait à dessein regardé de l’autre côté de la rue pendant son altercation avec miss Pecksniff, afin que son apparente insouciance accrût l’exaspération de la demoiselle offensée. Sa femme lui dit en hésitant que Tom attendait pour lui parler ; et Tom s’avança.

Il ne se fut pas plus tôt présenté aux regards de Jonas, que ce dernier bondit avec un juron effroyable, saisit sa chaise et la souleva, comme s’il allait s’en servir pour assommer Tom. C’est ce qu’il eût fait, sans aucun doute ; mais l’excès de sa colère et de sa surprise le rendit un instant irrésolu, et donna à Tom, dans son sang-froid, le temps de se faire entendre.

« Vous n’avez nul prétexte pour vous emporter, monsieur, dit Tom. Bien que ce que j’ai à dire ait rapport à vos affaires, je ne les connais pas, et je ne désire pas les connaître. »

Jonas était trop exaspéré pour articuler une parole. Il frappa du pied, tenant d’une main la porte ouverte, et de l’autre faisant signe à Tom de sortir.

« Comme vous ne pouvez supposer, dit Tom, que je sois venu ici pour mon plaisir ou pour me concilier vos bonnes grâces, il m’est parfaitement indifférent que vous me receviez mal, ou que vous me renvoyiez. Écoutez ce que j’ai à vous dire, si vous n’êtes pas un insensé. Je vous ai remis une lettre l’autre jour quand vous étiez sur le point de partir pour l’étranger…

– C’est vrai, voleur ! répondit Jonas. Je vous en payerai un jour le port, et je règlerai notre vieux compte par la même occasion, je vous le jure.

– Bah ! bah ! dit Tom ; épargnez-vous ces paroles grossières et ces menaces oiseuses. Je veux que vous compreniez bien ceci (non parce que j’ai la crainte que vous me fassiez du mal, ce qui serait une grande faiblesse, en vérité ; mais simplement parce que je préfère n’avoir rien de commun avec vous ni avec ce qui vous concerne) ; je veux que vous compreniez que j’ignore le contenu de cette lettre ; que je ne sais d’où elle vous vient ; que je ne savais même pas que c’était à vous que je dusse la remettre ; et que je l’ai reçue de…

– Par le ciel ! s’écria Jonas, en soulevant sa chaise d’un geste féroce, je vous casserai la tête si vous dites un mot de plus ! »

Comme Tom persistait néanmoins dans son intention, et rouvrait la bouche pour parler, Jonas se précipita sur lui comme un sauvage, et, dans la rapidité et la férocité de cette attaque, il l’eût très-certainement grièvement blessé, désarmé comme l’était Tom, et de plus embarrassé de sa sœur épouvantée qui s’accrochait à son bras, si Merry ne s’était élancée entre eux, en criant à Tom de quitter la maison, pour l’amour du ciel. Le désespoir de cette pauvre femme, la terreur de sa sœur, l’impossibilité de se faire entendre, l’égale impossibilité de résister à mistress Gamp, qui se jeta sur lui comme un lit de plumes, et le força à descendre l’escalier à reculons par la simple pression de son poids, l’emportèrent. Tom secoua de ses pieds la poussière de cette maison sans avoir nommé Nadgett.

Si ce nom avait pu franchir ses lèvres ; si Jonas, dans l’insolence de sa vile nature, ne l’avait pas poussé autrefois à l’acte de courage pour lequel (plus que pour sa dernière offense) il le haïssait avec tant de violence ; si Jonas avait appris, comme il aurait pu l’apprendre par Tom, quel était l’espion qui le surveillait sans qu’il s’en doutât, il se serait arrêté sur la pente fatale qui l’entraînait rapidement à l’exécution d’un crime épouvantable. Mais la fatalité fut son œuvre ; il creusait lui-même l’abîme qui s’entr’ouvrait sous ses pas, et l’obscurité qui, par degrés, l’environnait de tous côtés, était l’ombre de sa vie.

Sa femme avait fermé la porte et s’était jetée à ses pieds. Elle leva les mains vers lui et le supplia de ne pas la maltraiter, car elle n’était intervenue que dans la crainte qu’il n’y eût du sang versé.

« Ah ! c’est comme ça ! dit Jonas en la considérant pendant qu’il cherchait à reprendre haleine. Ce sont là vos amis quand je suis absent, n’est-ce pas ? C’est avec des gens de la sorte que vous complotez et que vous intriguez, hein ?

– Non, je vous jure. Je ne connais pas vos secrets, et je ne comprends rien à tout cela. Quant à lui, depuis que j’ai quitté la maison de mon père, je ne l’ai vu qu’une fois, que deux fois jusqu’à ce jour.

– Ah ! dit Jonas d’un ton de persiflage en remarquant cette correction. Qu’une fois, que deux fois, hein ? Lequel est-ce, voyons ? Deux fois et une fois peut-être, ce qui fait trois fois ! Combien de plus encore, menteuse ? »

À un mouvement de colère que fit Jonas, elle baissa précipitamment la tête. Geste trop significatif et plein d’une cruelle vérité !

« Combien de fois de plus ? répéta-t-il.

– Pas une. L’autre matin, aujourd’hui, et une autre fois encore. »

Il ouvrait la bouche pour lui répondre quand l’horloge sonna. Il tressaillit et s’arrêta pour écouter. Il semblait réfléchir à quelque rendez-vous ou à quelque projet secret, connu de lui seul, que lui rappelait ce témoignage de la marche du temps.

« Ne restez pas là. Levez-vous ! »

L’ayant aidé à se lever, ou plutôt l’ayant soulevée rudement par un bras, il lui dit :

« Écoutez-moi, belle madame, et ne pleurez pas sans motif, ou je vous en donnerai des motifs, moi. Si je le retrouve jamais chez moi, ou si jamais je découvre que vous l’ayez vu chez n’importe qui, je vous en ferai repentir. Si vous n’êtes pas sourde et muette pour tout ce qui me concerne, à moins que je ne vous aie donné la permission d’entendre et de parler, je vous en ferai repentir. Maintenant qu’on me serve. Quelle heure est-il ?

– Huit heures viennent de sonner il y a un instant. »

Il la regarda attentivement ; puis il lui dit, en articulant distinctement et péniblement les mots, comme s’il les eût appris par cœur :

« J’ai voyagé nuit et jour, et je suis fatigué. J’ai perdu de l’argent, ce qui ne contribue pas à m’égayer. Préparez mon souper dans la petite chambre en bas, sur le derrière de la maison, et faites-y mettre un lit de sangle. J’y coucherai cette nuit et peut-être la nuit prochaine, et si je puis dormir toute la journée de demain, tant mieux, car j’ai des soucis à oublier dans le sommeil, s’il m’est possible. Qu’on ne fasse pas de bruit dans la maison et qu’on ne m’éveille pas. Faites attention, ne m’éveillez pas. Que personne ne m’éveille, qu’on me laisse dormir.

– Ce sera fait, dit-elle. Est-ce tout ?

– Quoi ! allez-vous m’espionner et me questionner maintenant ? dit-il avec emportement. Qu’avez-vous besoin de rien savoir de plus ?

– Je n’ai besoin de savoir, Jonas, que ce que vous me direz. Tout espoir de confiance entre nous m’a, depuis longtemps, abandonnée.

– Pardieu ! j’aime à le croire, grommela-t-il.

– Mais si vous voulez me dire ce que vous désirez, je vous obéirai, et je chercherai à vous contenter. Je ne m’en attribue aucun mérite, car je ne trouve pas d’amis dans mon père ou ma sœur, et je suis toute seule. Je suis très-humble et très-soumise. Vous m’avez dit autrefois que vous briseriez ma jeunesse, et vous avez tenu parole. Ne brisez pas mon cœur aussi ! »

En disant ces mots, elle se hasarda à poser la main sur l’épaule de Jonas. Il la laissa s’appuyer ainsi et savoura son triomphe. Toute l’âme vile, abjecte, sordide, méprisable de cet homme, la regarda pendant un moment, à travers ses méchants yeux.

Pendant un moment seulement : car, revenant soudain à sa secrète préoccupation, il lui commanda, d’un ton grossier, de faire voir son obéissance en exécutant ses ordres sur-le-champ. Lorsqu’elle se fut retirée, il arpenta plusieurs fois la chambre ; sa main droite était fermée, comme s’il y tenait quelque chose ; pourtant elle était vide. Quand il fut fatigué de cet exercice, il se jeta sur une chaise et retroussa, d’un air pensif, sa manche droite, moins pour examiner son bras, à ce qu’il semblait, que pour en considérer et en apprécier la force ; mais il tenait toujours la main fermée.

Il rêvait ainsi, les yeux fixés à terre, quand mistress Gamp entra pour lui dire que la petite chambre était prête. N’étant pas très-rassurée sur l’accueil qui l’attendait après son intervention dans la querelle, mistress Gamp, dans l’espoir d’intéresser et d’adoucir son patron, affecta une vive sollicitude à l’égard de M. Chuffey.

« Comment va-t-il maintenant, monsieur ? dit-elle.

– Qui donc ? s’écria Jonas, qui leva la tête et regarda la garde avec étonnement.

– Au fait, c’est vrai ! répondit la matrone avec un sourire et une révérence. À quoi pensé-je donc ? Vous n’étiez pas ici, monsieur, quand il a eu ce singulier accès. De ma vie je n’ai vu un pauvre cher homme avoir un si singulier accès, excepté un malade du même âge environ, que j’ai soigné autrefois ; c’était un employé de la douane, et, quant à son nom, c’était le propre père de mistress Harris, le plus agréable chanteur que vous ayez jamais entendu, monsieur Chuzzlewit, une voix comme une guimbarde dans les notes basses. Eh bien ! il fallait six hommes pour le tenir quand il avait ces accès-là, et il lui sortait de l’écume par la bouche d’une manière affreuse.

– C’est Chuffey, hein ? dit Jonas avec indifférence, en voyant qu’elle se dirigeait vers le vieux clerc pour le regarder.

– Sa tête est si brûlante, dit mistress Gamp, qu’on pourrait y chauffer un fer à repasser. Et ce n’est pas étonnant, ma foi ! quand on considère les choses qu’il a dites !

– Dites ! s’écria Jonas. Qu’a-t-il donc dit ? »

Mistress Gamp posa la main sur son cœur pour en arrêter les palpitations, leva les yeux au ciel, et dit d’une voix défaillante :

« Les choses les plus effrayantes que j’aie jamais entendues, monsieur Chuzzlewit. Le père de mistress Harris ne parlait jamais quand il avait ses attaques (il y en a qui parlent et il y en a qui ne parlent pas) ; il disait seulement, quand il revenait à lui : « Où est Sarah Gamp ? » Mais, en vérité, quand M. Chuffey vient nous demander qui est-ce qui est étendu mort là-haut, et…

– Qui est étendu mort là-haut ! » répéta Jonas avec stupéfaction.

Mistress Gamp hocha la tête affirmativement, fit comme si elle avalait, et continua :

« Qui est étendu mort là-haut ! ce sont ses propres paroles, aussi vrai que nous sommes chrétiens ; et puis qu’il demande : « Où est M. Chuzzlewit, qui avait un fil unique ? » et puis qu’il monte là-haut, qu’il va regarder dans les lits, qu’il erre dans les chambres, et qu’il redescend, et qu’il dit tout bas entre ses dents que c’est une infamie, et tout cela, je ne disconviendrai pas, monsieur Chuzzlewit, que ça m’a donné une frayeur telle que je me serais trouvée mal, si je n’avais pris un petit verre de gin ; j’y touche rarement, mais ça n’empêche pas que je suis toujours bien aise de savoir où en trouver si j’en ai envie ; on ne sait pas ce qui peut arriver, à cause que le monde est si incertain.

– Tiens ! tiens ! le vieil imbécile sera devenu fou ! s’écria Jonas fort troublé.

– C’est aussi mon opinion, monsieur, je ne veux pas vous tromper. Je crois que M. Chuffey devrait être surveillé, monsieur, si vous voulez bien me permettre de vous le dire, et qu’on ne devrait pas le laisser libre de tourmenter et d’agacer notre chère dame comme il le fait.

– Bah ! qui est-ce qui s’inquiète de ce qu’il dit ? répliqua Jonas.

– C’est égal, monsieur, c’est agaçant, dit mistress Gamp. Personne ne s’inquiète de lui, mais il est très-gênant tout de même.

– Pardieu, vous avez raison, dit Jonas en lançant un regard équivoque vers l’objet de cette conversation. J’ai presque envie de le faire enfermer. »

Mistress Gamp se frotta les mains, sourit, secoua la tête, et renifla d’une manière significative ; elle flairait une affaire.

« Pourriez-vous… pourriez-vous soigner un idiot comme celui-là dans une des chambres inoccupées là-haut ? demanda Jonas.

– Moi et une de mes amies nous le pourrions, tantôt l’une, tantôt l’autre, monsieur Chuzzlewit, répondit la garde-malade ; nos prix ne sont pas élevés, mais nous tenons moins à l’argent qu’à la considération. Moi et Betsey Prig, monsieur, nous nous chargerions de M. Chuffey à des conditions raisonnables, dit mistress Gamp en regardant, la tête penchée d’un côté, le pauvre vieillard, comme si c’était une marchandise qu’elle était en train d’évaluer, et vous seriez très-satisfait. Betsey Prig a soigné plusieurs cas de folie, et elle sait très-bien les prendre. Le meilleur moyen, quand ils ne sont pas raisonnables, c’est de les mettre devant le feu, tout près ; c’est très-calmant. »

Tandis que mistress Gamp discourait ainsi, Jonas s’était remis à arpenter la chambre, et, de temps à autre, il regardait le vieux commis en dessous. Il s’arrêta tout d’un coup et dit :

« Il faut que je le surveille, je pense ; sans quoi il nous fera avoir quelques désagréments. Qu’en dites-vous ?

– Rien n’est plus probable répondit mistress Gamp. D’après ce que je lui ai vu faire, je vous assure, monsieur, que vous auriez raison.

– Bon ! chargez-vous-en pour le moment, et… voyons… dans trois jours d’ici que l’autre femme vienne me voir, et nous tâcherons de nous arranger ensemble ! entre neuf et dix heures du soir, c’est convenu. En attendant, ne le perdez pas de vue et ne parlez de tout cela à personne. Il est fou !

– Occupez-vous-en alors ; veillez à ce qu’il ne fasse pas de mal, et rappelez-vous ce que je vous ai dit. »

Laissant mistress Gamp en train de répéter tout ce qu’il lui avait dit, et de produire à l’appui de sa mémoire et de son mérite un grand nombre d’éloges, choisis parmi les opinions les plus remarquables de la célèbre mistress Harris, Jonas descendit à la petite chambre qui lui avait été préparée, ôta son habit et ses bottes, et les mit en dehors de la porte avant de la fermer. En la fermant à double tour il eut soin d’ajuster la clef de manière que les gens curieux ne pussent regarder par le trou de la serrure ; et, quand il eut pris ces précautions, il s’assit devant la table sur laquelle on avait servi son souper.

« Monsieur Chuffey, grommela-t-il, il ne sera pas bien difficile de vous mater comme les autres. Il est inutile de faire les choses à demi, et, tant que je serai ici, je me chargerai de vous surveiller. Quand je serai parti, vous pourrez dire ce que vous voudrez. Mais c’est tout de même une singulière chose, ajouta-t-il en repoussant le plat qu’il n’avait pas encore entamé, et en se remettant à marcher ; c’est une singulière chose que ses radotages aient pris cette tournure-là justement dans ce moment-ci. »

Après avoir arpenté la petite chambre d’un bout à l’autre plusieurs fois, il s’assit sur une autre chaise.

« Je dis dans ce moment-ci ; mais comment sais-je s’il n’y a pas déjà longtemps qu’il rumine tout ça ? Vieux chien ! il faudra lui mettre un bâillon. »

Il se remit à marcher avec agitation ; puis il s’assit sur le bord du lit, le menton appuyé sur sa main, et il regarda la table. Quand il l’eut regardée pendant longtemps, il se souvint de son souper ; il reprit la chaise sur laquelle il s’était d’abord assis, et commença à manger avec une grande voracité, non pas comme un homme qui a faim, mais comme un homme qui se force pour manger quand même. Il but aussi solidement. Quelquefois il s’arrêtait subitement au milieu de son repas, se levait, changeait de place, se remettait à marcher, puis s’élançait de nouveau vers la table et se remettait à dévorer, comme auparavant, avec une précipitation affamée.

Il commençait à faire obscur. À mesure que la nuit plus sombre remplaçait le crépuscule, une autre teinte sombre, qui émanait de Jonas lui-même, se répandait sur son visage et le changeait par degrés. Lentement, lentement, de plus en plus sombre, de plus en plus livide, cette ombre s’étendait petit à petit, jusqu’à ce qu’il fit nuit noire en lui comme au dehors.

La chambre dans laquelle il s’était enfermé était située au rez-de-chaussée, sur le derrière de la maison. Elle était éclairée d’en haut par un vitrage sale, et elle avait dans la muraille une porte qui s’ouvrait sur une espèce de passage étroit ou de ruelle couverte, très-peu fréquentée après cinq ou six heures du soir ; même dans la journée on y passait rarement. Cette ruelle conduisait à une rue voisine.

Le terrain qu’occupait cette chambre avait été jadis, à une époque antérieure à Jonas, une cour. On y avait construit cette chambre pour en faire un bureau. Mais l’homme qui l’avait fait bâtir était mort, et on ne s’en était plus servi que par occasion, comme de chambre à coucher, dans les cas d’urgence ; pendant quelques temps (mais il y avait bien des années de cela) elle avait été donnée au vieux commis. En somme, Antony Chuzzlewit et son fils n’y avaient guère mis les pieds. C’était une chambre tachée d’humidité, décolorée et sentant le moisi comme un caveau. Il y passait des tuyaux et des conduits qui, dans le milieu de la nuit, quand tout était tranquille et silencieux, faisaient soudain des gargouillements imprévus, comme s’ils allaient suffoquer.

La porte qui donnait dans la cour n’avait pas été ouverte depuis bien, bien longtemps ; mais la clef en était toujours restée accrochée au même clou, et elle y pendait encore. Jonas s’était attendu à la trouver rouillée, car il avait apporté dans sa poche une petite bouteille d’huile et la barbe d’une plume avec laquelle il graissa soigneusement la clef et la serrure. Pendant tout ce temps il était resté sans habit, et n’avait aux pieds que ses bas. Il entra ensuite tout doucement dans le lit, et se roula de côté et d’autre pour le défaire ; ce qui lui fut facile dans son état d’agitation.

Quand il se fut relevé, il tira de son portemanteau (qu’il avait fait déposer dans la chambre en rentrant chez lui) une paire de gros souliers qu’il se mit aux pieds, puis une paire de guêtres de cuir, telles qu’en portent les paysans, avec des cordons de peau pour les attacher à la ceinture ; il mit du temps à sa toilette. Enfin il retira une blouse commune, en grossière cotonnade de couleur foncée, qu’il passa par-dessus ses vêtements ; puis un chapeau de feutre. Il avait à dessein laissé le sien en haut. Il s’assit alors tout contre la porte, tenant la clef à la main, et il attendit.

Il n’avait pas de lumière ; le temps lui parut d’une longueur et d’une tristesse effrayantes. Des sonneurs de cloches s’exerçaient dans une église du voisinage, et leur carillon rendait Jonas presque fou. Maudites cloches ! elles semblaient savoir qu’il écoutait à la porte, et le proclamer de leurs mille voix à toute la ville ! Elles ne voulaient donc pas se taire ?

Enfin elles se taisent, et il se fait un silence si nouveau, si terrible, qu’on dirait le prélude de quelque bruit épouvantable. Des pas se font entendre dans l’impasse. Ce sont deux hommes. Jonas se recule sur la pointe des pieds, comme si on pouvait le voir au travers des panneaux de bois de la porte. Ils passent en parlant (car il peut distinguer ce qu’ils disent) d’un squelette qu’on a déterré la veille en faisant une excavation non loin de là, et qu’on suppose être celui d’un homme assassiné. « Ainsi, vous voyez que les meurtres ne sont pas toujours découverts, » se disent-ils l’un à l’autre en tournant l’angle de l’impasse.

Chut !

Jonas met la clef dans la serrure et la tourne. La porte résiste un peu, puis s’ouvre avec difficulté. Au goût de fièvre qu’il a dans la bouche, se mêle un goût de rouille, de poussière, de terre et de bois pourri. Il jette un regard au dehors, sort, et ferme la porte derrière lui.

Tout était tranquille et silencieux au moment où il s’enfuit.

Chapitre XXII Conclusion de l’entreprise de M. Jonas et son ami. §

Les gens qui passaient le long des rues sombres ne tressaillirent-ils pas, sans savoir pourquoi, lorsqu’il marcha derrière eux d’un pas furtif ? Tandis qu’il glissait comme une ombre, quelque enfant endormi ne crut-il pas, en effet, sentir une ombre sinistre s’appesantir sur son lit et troubler son innocent repos ? Le chien ne hurla-t-il pas ? n’essaya-t-il pas de briser sa chaîne bruyante pour le déchirer à belles dents ? Le rat, en train de se creuser un terrier, en flairant la besogne que Jonas portait dans ses mains, n’essaya-t-il pas de se grignoter un passage après lui pour venir prendre sa bonne part à la curée ? Lorsque Jonas tourna la tête par-dessus son épaule, n’était-ce pas pour voir si ses pieds agiles s’enfonçaient encore à sec dans la poussière de la route, ou bien s’ils n’étaient pas humides déjà et maculés de ce limon rouge qui souilla les pieds nus de Caïn ?…

Il se dirigea vers la grande route de l’ouest et l’eût bientôt atteinte : tantôt il montait en voiture, tantôt il descendait et recommençait à marcher. Il fit un trajet considérable sur l’impériale d’une diligence qui le rattrapa en route ; et, quand cette diligence quitta la direction qu’il suivait, Jonas obtint pour quelque argent, du conducteur d’une chaise de poste qui revenait à vide, de le prendre avec lui ; il fit ainsi un mille ou deux environ, par la traverse, avant de retomber dans la grande route. Enfin il monta dans une espèce de patache nocturne, lente et lourde, qui s’arrêtait à toutes les auberges, et qui justement stationnait en ce moment à la porte d’un bouchon, où le postillon et le cocher étaient en train de manger et de boire.

Il fit marché pour une place sur la banquette, et il n’en bougea plus jusqu’au moment où la patache ne fut plus qu’à quelques milles du lieu de sa destination : il y resta coi toute la nuit.

Toute la nuit !… On croit généralement que la nature semble dormir pendant la nuit. C’est une idée fausse… Qui pouvait le savoir mieux que lui ?

Les poissons sommeillaient dans les eaux fraîches et brillantes des ruisseaux et des rivières, c’est possible ; les oiseaux étaient perchés sur les branches des arbres ; les bestiaux se tenaient tranquillement dans leurs étables et leurs pâturages, et les créatures humaines se livraient au sommeil. Mais qu’est-ce que ça fait ? la nuit solennelle n’en veillait pas moins, elle ne clignait seulement pas les yeux, et ses ténèbres ne veillaient pas moins que la lumière. Les arbres majestueux, la lune, les étoiles étincelantes, le vent qui soufflait doucement, la route sur laquelle se projetait l’ombre, la campagne ouverte et brillante ; tout cela veillait. Il n’y avait pas un brin d’herbe, pas une tige de blé qui ne veillât ; et plus cette vigilance était calme, plus Jonas sentait cette surveillance attentive attachée sur lui.

Et cependant il s’endormit. Tout en roulant sous le regard de ces sentinelles de Dieu, il s’endormit, et ne changea rien au but de son voyage. S’il vint à l’oublier parmi ses songes troublés, ce but lui revint constant et fidèle à son réveil, mais sans réveiller en lui le remords ni l’abandon de ses projets.

Une fois entre autres, il rêva qu’il était paisiblement couché dans son lit, pensant au clair de lune et au bruit des roues, quand le vieux commis vint à passer sa tête par la porte entre-bâillée et à l’appeler. À ce signal, il se leva aussitôt, vêtu précisément comme il l’était en ce moment. Il accompagna le vieux commis dans une ville étrange, où les noms des rues étaient inscrits sur les murs en lettres tout à fait inconnues pour lui : cela ne lui causa ni surprise ni inquiétude, car il se souvint dans son rêve d’être déjà venu précédemment en ce lieu. Ces rues étaient si escarpées que, pour passer de l’une à l’autre, il était indispensable de descendre à une grande profondeur par des échelles qui étaient trop courtes et par des cordes qui faisaient vibrer de grosses cloches, et qui oscillaient et s’agitaient lorsqu’on venait à s’y cramponner ; et cependant le péril ne lui causait que cette première émotion de surprise qui ne va pas jusqu’à la terreur : toute son inquiétude était concentrée sur son costume, qui ne lui permettait pas de se montrer dans une fête dont cette ville allait être le théâtre, et à laquelle il était venu prendre part. Déjà la foule avait commencé à remplir les rues : on voyait sur un point des milliers d’hommes se suivre et se presser dans une perspective interminable ; ces hommes semaient des fleurs et préparaient la voie à d’autres qui étaient montés sur des chevaux blancs. Soudain une figure terrible s’élança du sein de la multitude et cria : « Voici le Dernier Jour pour tout le monde ! » Ce cri s’étant répandu, il y eut un élan sauvage vers le Jugement : la presse devint tellement compacte que le voyageur et son compagnon (qui changeait constamment et n’était jamais le même deux minutes de suite, bien que Jonas ne s’aperçût pas quand l’un partait et quand l’autre arrivait) se retirèrent de côté sous un portique, embrassant d’un regard inquiet la multitude. Dans cette foule il se trouvait bien des figures que le voyageur connaissait ; il y en avait beaucoup d’autres qu’il ne connaissait point, mais il rêvait qu’elles lui étaient connues. Tout à coup surgit violemment, au-dessus de toutes les autres têtes, une tête livide et décharnée… telle qu’il l’avait connue, celle-là… Elle le dénonça comme l’instigateur de ce Jour redoutable : ils étaient aux prises ensemble, et, tandis qu’ils faisaient des efforts pour dégager celle de ses mains qui tenait un bâton et frapper le coup qu’il avait si souvent médité, il tressaillit et s’éveilla pour retrouver son projet de la veille, et pour voir poindre le soleil levant.

Le soleil fut le bienvenu. C’était la vie, le mouvement, un monde animé, qui venaient se partager l’attention du Jour. Ce que le criminel redoutait le plus, c’était l’œil de la Nuit, de la Nuit vigilante, éveillée, silencieuse et attentive, qui n’avait rien d’autre chose à faire que de surveiller les mauvaises pensées. Il n’y a pas de rayonnement dans la Nuit. La Gloire elle-même perd de ses avantages, la nuit, dans le pêle-mêle du champ de bataille. Comment voulez-vous qu’il en soit autrement pour ce bâtard de la Gloire des combats, qui s’appelle le Meurtre ?

Eh bien ! Il n’avait plus maintenant d’incertitude et de crainte au grand jour, pas de secret à se garder à lui-même. Le meurtre ! C’était pour cela qu’il était venu.

« Descendez-moi ici, dit-il.

– Si près de la ville ? fit observer le cocher.

– Je puis descendre où bon me semble, je suppose.

– Vous pouvez monter si vous voulez et descendre si ça vous plaît. Ça ne nous brisera pas le cœur de vous quitter, comme ça l’aurait pas brisé non plus de ne vous avoir pas rencontré. Allons, plus vite que ça ; voilà tout ! »

Le conducteur était descendu, et il attendait sur la route pour recevoir son argent. Dans la haine et la méfiance qui lui faisaient voir un espion partout, Jonas s’imagina que cet homme le regardait avec une curiosité peu ordinaire.

« Qu’est-ce que vous regardez comme ça ? dit-il.

– Pas un bel homme, pour sûr, répondit le conducteur. Si vous voulez savoir votre bonne aventure, je puis vous la dire un brin. Vous ne serez pas noyé : c’est toujours ça. »

Avant que Jonas eût pu répliquer ou tourner le dos, le cocher mit fin à la conversation en lui allongeant un coup de fouet pour le faire garer, comme un chien hargneux. Au même instant le conducteur grimpa sur son siège, et tous deux repartirent avec de grands éclats de rire, laissant derrière eux sur la route Jonas debout, qui leur montra le poing. Cependant, en y réfléchissant, il ne fut pas fâché d’avoir été pris pour un pauvre diable de paysan ; il s’en félicita même, en y trouvant la preuve qu’il était bien déguisé.

S’étant jeté dans un taillis qui bordait la route, non pas, il est vrai, tout près de l’endroit où il était descendu de voiture, mais bien à deux ou trois milles de là, il arracha d’une haie un bâton épais, rude et noueux ; puis, s’asseyant à l’abri d’une meule de foin, il passa quelque temps à le façonner avec son couteau, à peler l’écorce, à arrondir la tête rugueuse du gourdin.

Le jour s’écoula. Midi, l’après-midi, le soir ; le soleil se coucha.

À cette heure paisible et sereine, deux hommes, voyageant dans un tilbury, sortirent de la ville par une route peu fréquentée. C’était le jour où M. Pecksniff était convenu de dîner avec Montague. Il avait rempli son engagement et revenait maintenant chez lui. Son hôte l’accompagnait seulement un bout de chemin, comptant revenir à travers champs, par un joli sentier détourné que M. Pecksniff lui avait promis de lui faire voir. Jonas connaissait leur plan. Il avait rôdé dans la cour de l’auberge tandis qu’ils étaient à dîner, et les avait entendus donner leurs ordres.

Ils causaient gaiement et si haut, qu’on pouvait les entendre de loin. Leur voix dominait de beaucoup le bruit des roues de leur voiture et du sabot de leur cheval. Ils allèrent leur train jusqu’à l’endroit où une barrière et un sentier indiquaient le lieu de leur séparation. C’est là qu’ils s’arrêtèrent.

« C’est trop tôt, beaucoup trop tôt, dit M. Pecksniff. Mais voici l’endroit, mon cher monsieur. Suivez ce sentier et allez tout droit à travers le petit bois auquel il vous conduira. Là, le chemin devient plus étroit, mais vous ne pouvez pas vous tromper. Quand vous reverrai-je ? Bientôt, j’espère.

– Je l’espère également, répondit Montague.

– Bonsoir.

– Bonsoir et bon voyage ! »

Tant que M. Pecksniff fut visible et tourna la tête par intervalles pour le saluer, Montague resta sur le chemin à lui sourire et à agiter sa main en signe de salutation cordiale. Mais quand son nouvel ami eut disparu et que ces politesses eurent cessé d’être nécessaires, Montague s’assit sur la barrière avec un air tellement décomposé, qu’il semblait, dans ce court espace de temps, avoir vieilli de dix ans.

Il était très-animé par le vin, mais sans être gai pour cela. Son plan avait réussi, et cependant Montague n’en était pas triomphant. Les efforts qu’il lui avait fallu faire pour soutenir son rôle difficile devant son dernier compagnon l’avaient fatigué peut-être ; peut-être bien aussi les ombres du soir murmuraient-elles quelque chose à sa conscience ; ou peut-être bien encore (c’est même sûr) un voile obscur s’étendait-il autour de lui, lui dérobant toute autre pensée que le pressentiment et la vague prescience du sort qui le menaçait.

S’il y a des fluides (et nous savons qu’il y en a), qui, en sentant venir le vent, ou la pluie, ou la gelée, se resserrent et s’efforcent de se cacher dans leurs tubes de cristal, pourquoi le sang, cette liqueur subtile, ne pourrait-il pas, en vertu d’une propriété à lui particulière, sentir que des mains sont levées pour le répandre, et couler alors plus froid et plus noir dans les veines, comme il coulait en ce moment dans les veines de Montague ?

Si froid, bien que l’air fût chaud ; si noir, bien que le ciel fût brillant, que Montague se redressa en frissonnant, et s’empressa de se remettre en chemin ; mais il s’arrêta presque aussitôt, ne sachant pas s’il continuerait de suivre ce sentier solitaire et écarté, ou s’il ne reviendrait pas plutôt sur ses pas pour prendre la grande route.

Il prit le sentier.

Les feux étincelants du soleil couchant éclairaient son visage ; le concert des oiseaux retentissait à son oreille ; de jolies fleurs sauvages s’épanouissaient autour de lui. À une certaine distance, il distinguait les toits de chaume des cabanes du pauvre, et un vieux clocher gris, surmonté d’une croix, se dressait entre lui et la nuit, qui approchait.

Jamais il n’avait lu la leçon que contenaient tous ces signes ; toujours, au contraire, il les avait raillés et s’en était détourné avec mépris ; mais avant de descendre dans le dernier creux, il promena autour de lui un regard mélancolique sur le tableau du soir. Puis il descendit, descendit, descendit le long du vallon.

Il arriva ainsi jusqu’au bois, au bois fourré, épais, voilé d’ombre, à travers lequel serpentait le sentier, qui allait se rétrécissant aux proportions d’un passage pour les moutons. Montague s’arrêta avant d’y pénétrer, car la morne tranquillité de ce lieu l’épouvantait.

Les derniers rayons du soleil brillaient de ce côté, traçant sur leur passage une traînée de lumière d’or sur les tiges et les branches ; mais, au moment même où Montague les contemplait, ils commencèrent à s’évanouir, cédant doucement la place au crépuscule, qui gagnait la campagne. Il régnait un tel calme, que la mousse cachée et modeste qui tapisse les troncs des vieux arbres semblait un produit du silence nocturne qui lui donnait l’être et la vie. Les autres arbres, qu’avaient fait plier les coups de vent de l’hiver, n’étaient pas tout à fait tombés ; mais, retenus par leurs voisins, ils reposaient, nus et ravagés, entre les bras feuillus qui leur servaient de support, comme s’ils ne voulaient pas troubler le repos général par le bruit de leur chute. Des perspectives de silence s’ouvraient de tout côté, dans le cœur et les plus intimes retraites du bois. C’était d’abord comme l’arcade d’un cloître, ou une ruine ouverte en plein ciel ; puis cette architecture se confondait dans un pêle-mêle mystérieux de verdure, à travers lequel on découvrait, dans un magnifique désordre, les troncs noueux, les branches tortillées, les souches couvertes de lierre, les feuilles tremblantes, et les cadavres des vieux chênes couchés et dépouillés de leur écorce.

Tandis que le soleil achevait de s’éteindre et que le soir tombait sur le bois, Montague y entra. Bientôt il eut disparu, agitant çà et là dans sa marche un buisson ou une branche penchée sur le chemin. Par intervalles, une éclaircie étroite le laissait apercevoir sur le sentier, ou bien le craquement de quelque brindille trahissait son passage : puis il fut impossible de le voir ou de l’entendre davantage.

Jamais œil mortel ne le revit, jamais oreille mortelle ne l’entendit, jamais à l’exception d’un seul homme.

Cet homme, écartant les feuilles et les branches, de l’autre côté, tout près de l’endroit où finissait le sentier, ne tarda pas à s’élancer d’un bond hors du bois.

Qu’avait-il donc laissé dans le bois pour s’élancer ainsi, comme s’il sortait de l’enfer ?

Le cadavre d’un homme assassiné.

Dans un fourré épais et solitaire, ce cadavre était étendu sur les feuilles de chênes et de hêtre de l’année précédente, juste comme il était tombé, tout de son long. Humectant d’une rosée de sang les feuilles qui lui servaient d’oreiller ; s’enfonçant dans le sol vaseux, comme pour échapper aux regards des hommes ; pénétrant de plus en plus à travers les feuilles qui se repliaient, se refoulant par un sentiment d’horreur, devant la tache sombre, lugubre, qui souillait cette belle nuit d’été, de la terre jusqu’au ciel.

L’auteur du crime s’élança du bois avec tant d’impétuosité, qu’il remplit l’air d’une pluie de débris de jeunes branches brisées sur son passage, et qu’il alla tomber lui-même violemment sur l’herbe. Mais il se remit vivement sur ses pieds, se courba et, passant par-dessous une haie, se dirigea en courant vers la grande route. Une fois sur la grande route, il se mit à marcher rapidement dans la direction de Londres.

Il n’avait pas de regret de ce qu’il avait fait. Il était effrayé en y songeant (et ne songeait qu’à cela !), mais il n’en avait pas de regret. Quand il était dans le bois, c’était le bois qui lui avait causé de la terreur, de l’épouvante ; mais maintenant qu’il en était sorti, maintenant qu’il avait commis le crime, sa frayeur, prenant un autre cours, le ramenait, par un revirement étrange, à la chambre sombre qu’il avait laissée soigneusement fermée dans sa maison. Cette chambre lui faisait plus d’horreur, infiniment plus que le bois. Et à présent qu’il y revenait, elle lui semblait bien plus sinistre, bien plus effrayante que le bois. C’est dans cette chambre que son hideux secret était renfermé : c’est là que l’attendaient toutes ses terreurs ; selon lui, ce n’était plus du tout dans le bois.

Il marcha l’espace de dix milles ; alors il s’arrêta à un cabaret pour y attendre une diligence qui devait bientôt passer par là à la destination de Londres. Il le savait, et n’ignorait pas non plus que ce n’était pas la même qu’il avait prise en venant, car celle-ci partait d’une autre ville. Il s’assit en dehors de la porte, sur un banc, à côté d’un homme qui fumait sa pipe. Ayant demandé de la bière, il en but une partie et en offrit à ce compagnon, qui le remercia et en avala une gorgée. Il ne pouvait s’empêcher de penser que, si cet homme avait été instruit de son secret, il ne se fût sans doute pas soucié de boire au même verre que lui.

« Une belle nuit, camarade ! dit l’homme. Un coucher de soleil comme on en voit peu !

– Je ne m’en suis pas aperçu, répondit vivement Jonas.

– Vous ne vous en êtes pas aperçu ? répliqua l’homme.

– Comment diable l’aurais-je vu, si je dormais ?

– Vous dormiez !… tiens ! tiens ! »

L’homme parut surpris de l’irritabilité imprévue de son interlocuteur, et sans ajouter un mot de plus, il se remit à fumer en silence. Il n’y avait pas longtemps qu’ils étaient assis ensemble lorsqu’on entendit frapper dans la maison.

« Qu’est-ce que c’est que cela ? s’écria Jonas.

– Ma foi ! je ne sais pas, » répondit l’homme.

Jonas n’en demanda pas davantage, car cette dernière question lui avait échappé malgré lui. Mais en ce moment il songeait à la porte fermée chez lui, il pensait qu’on avait bien pu venir y frapper aussi pour une cause quelconque ; il craignait qu’on ne se fût inquiété de ne pas recevoir de réponse, et qu’on ne l’eût ouverte de vive force ; qu’on n’eût trouvé la chambre vide ; qu’on n’eût refermé la porte donnant sur le cour et qu’on ne le mît ainsi dans l’impossibilité de rentrer chez lui sans se montrer sous le costume qu’il portait ; que cela ne donnât lieu à des soupçons, les soupçons à une révélation, la révélation à la mort. C’est justement dans ce moment-là, comme tout exprès et par un enchaînement de circonstances fatales, qu’on avait frappé dans l’intérieur de la maison.

On frappait toujours ; c’était comme un écho prophétique de la réalité terrible que Jonas avait évoquée. Incapable de rester assis et d’en entendre davantage, il paya sa bière et s’éloigna. C’est ainsi qu’après avoir rôdé tout le jour dans un pays qu’il ne connaissait pas, et se trouvant dehors, la nuit, sur une route isolée, dans son travestissement, et en proie à une disposition d’esprit pleine de trouble et d’agitation, il s’arrêta plus d’une fois pour regarder autour de lui, dans l’espérance qu’il allait enfin sortir de ce mauvais rêve.

Et cependant il n’avait pas de regret. Non. Il avait trop haï Montague, il y avait trop longtemps qu’il n’avait pas d’autre pensée que de s’affranchir de son joug. Si la chose avait été à refaire, il l’eût refaite. Ses passions haineuses et vindicatives n’étaient pas de nature à se calmer si aisément ; il n’avait pas, en ce moment même, plus de regret ni de remords que lorsqu’il couvait sa vengeance.

L’angoisse et l’épouvante auxquelles il était en proie, étaient d’une violence qui l’étonnait lui-même ; il ne pouvait les dominer. Il éprouvait tant d’horreur et de crainte à l’idée de cette infernale chambre qu’il allait retrouver chez lui ! À cette pensée sombre, meurtrière et folle, il sentait qu’il avait peur non-seulement pour lui, mais encore de lui-même ; il était effrayé de faire partie de cette chambre, d’être quelque chose qu’on supposait là, et qui cependant ne s’y trouvait pas ; il se plongeait dans ses mystérieuses terreurs ; et, tandis qu’il se représentait cette chambre abominable, avec son calme hypocrite, durant les noires heures de deux nuits entières, et le lit foulé, sans qu’il fût dedans, comme on devait le croire, il devint en quelque sorte son propre spectre, son propre fantôme, le démon et le possédé tout à la fois.

La diligence arriva bientôt. Jonas fut placé alors sur la banquette, et entraîné rapidement vers sa demeure. En s’asseyant à côté des voyageurs de l’impériale, pour la plupart gens de la campagne, il avait peur qu’ils ne fussent instruits du meurtre et qu’ils ne vinssent à lui dire que le cadavre avait été découvert : et cependant, il savait bien que le temps et la distance ne permettaient pas cette supposition. Mais il avait beau le savoir, il avait beau par conséquent regarder leur ignorance du fait comme une chose toute naturelle, cette ignorance releva son courage. Il alla jusqu’à se dire qu’il était possible que le cadavre ne se retrouvât jamais, et jusqu’à faire pour l’avenir des projets en conséquence. Partant de cette espérance, et mesurant la durée sur la fougue rapide de ses pensées coupables, confondant les heures qui avaient précédé l’assassinat dans un chaos d’images incohérentes et désordonnées auxquelles il était en proie, il en vint, au point du jour, à considérer le meurtre comme un meurtre ancien déjà, et à se croire désormais en sûreté, puisque le crime n’avait pas été encore découvert. Pas encore ! quand le soleil qui maintenant regardait dans le bois et dorait de ses rayons naissants le visage de l’homme mort, avait vu la veille, au moment de son coucher, cet homme-là vivant, et avait cherché à lui inspirer une pensée du ciel, la nuit précédente ! Toujours le soleil ?

Mais le voici rentré dans les rues de Londres. Chut !

Il n’était que cinq heures du matin. Jonas avait assez de temps devant lui pour gagner sa maison sans être aperçu avant que les rues s’emplissent de monde, s’il ne s’était rien passé depuis son départ qui fît découvrir sa ruse. Il se glissa du haut de la diligence sans inviter le conducteur à arrêter ses chevaux ; puis s’élançant d’un pas rapide à travers les rues détournées qui se trouvaient sur son chemin, il approcha enfin de sa maison. Quand il en fut tout près, il redoubla de précaution, s’arrêtant d’abord pour mesurer du regard l’étendue de la rue qui s’ouvrait devant lui, puis il s’y faufila vivement et s’arrêta au bout pour examiner l’autre de même ; et ainsi de suite.

Le passage était désert quand le visage de l’assassin y apparut.

Jonas s’approcha de la porte sur la pointe du pied, comme s’il craignait de troubler son propre sommeil, son rêve imaginaire.

Il écouta. Pas de bruit. Tandis qu’il tournait la clef d’une main tremblante et poussait avec son genou la porte ouverte doucement, une crainte monstrueuse assiégea son esprit.

Si l’homme assassiné allait se trouver là devant lui !

Il promena de tout côté un regard tremblant ; mais il n’y avait rien.

Il entra, ferma la porte à double tour, trempa la clef dans les cendres humides du foyer pour la ternir de nouveau et la pendit à son clou d’autrefois. Il se dépouilla de son déguisement, le roula de manière à en faire un paquet facile à porter, afin de l’aller jeter la nuit même dans le fleuve, et le fourra dans une armoire. Ces précautions prises, il se déshabilla et se mit au lit.

La soif le brûlait, un feu intérieur le consumait, tandis qu’il était étendu entre ses draps. L’horreur de la chambre qui allait croissant lorsque Jonas se fut caché sous les couvertures, le supplice d’être toujours aux aguets au moindre bruit, de se l’exagérer et d’y voir le prélude du coup qu’on allait frapper à la porte pour annoncer la nouvelle de l’attentat ; les bonds qu’il faisait pour s’élancer de son lit et pour aller se regarder au miroir, où il s’imaginait voir son crime écrit en grandes lettres sur son visage ; puis, quand il se recouchait et s’ensevelissait de nouveau sous les couvertures, son cœur qui lui criait à chaque battement : « Assassin ! assassin ! assassin ! » dans son lit. Quelles expressions pourraient peindre ces vérités terribles ?

La matinée avançait. Des pas retentissaient dans la maison. Jonas entendit lever les jalousies et ouvrir les contrevents ; de temps en temps, on s’approchait furtivement de sa porte. Il essaya plusieurs fois d’appeler ; mais sa bouche était sèche comme si elle avait été remplie de sable brûlant. Enfin il se mit sur son séant dans son lit et cria :

« Qui est là ? »

C’était sa femme.

Il lui demanda quelle heure il était. Neuf heures.

« N’a-t-on pas… n’a-t-on pas frappé hier ? dit-il avec hésitation. J’ai bien entendu quelque chose à travers mon sommeil, mais j’aurais mieux aimé vous laisser enfoncer la porte que de me déranger pour répondre.

– Personne n’a frappé, » dit-elle…

Très-bien. Il était tout hors d’haleine jusque-là, en attendant la réponse de sa femme. Ce fut un soulagement pour lui, s’il est vrai qu’il pût éprouver quelque soulagement.

« M. Nadgett est venu pour vous voir, reprit-elle ; mais je lui ai dit que vous étiez fatigué et que vous aviez défendu qu’on vous dérangeât. Il a dit que l’affaire qui l’amenait n’avait pas grande importance, et il s’est retiré. Comme j’ouvrais ma fenêtre pour renouveler l’air, je l’ai vu qui passait dans la rue ce matin, de très-bonne heure ; mais il n’est pas revenu. »

Nadgett avait passé ce matin même dans la rue, de très-bonne heure !

Jonas trembla à l’idée que peu s’en était fallu qu’il n’eût rencontré cet homme, cet homme même qui n’avait jamais rien plus à cœur que d’éviter les gens, de se glisser sans être observé et de garder ses propres secrets, cet homme enfin qui ne voyait rien.

Il commanda à sa femme de lui tenir son petit déjeuner prêt et se prépara à monter, en ayant soin de se vêtir des habits qu’il avait quittés lorsqu’il s’était enfermé dans la chambre, et qui, depuis étaient restés derrière la porte. Dans la crainte secrète qu’il avait de se montrer aux domestiques pour la première fois, après l’acte qu’il avait commis, il se tint près de la porte sous des prétextes en l’air, afin qu’on pût l’apercevoir sans le regarder en face, et il la laissa entre-bâillée tandis qu’il s’habillait ; puis il cria qu’on vînt ouvrir les fenêtres et laver le carreau, afin que ses gens s’habituassent à sa voix. Même après avoir gagné du temps, de manière ou d’autre, si bien qu’il les eût vus tous et qu’il eût parlé à chacun d’eux, il ne put de longtemps trouver le courage d’aller et venir au milieu d’eux, se tenant collé à sa porte pour écouter le murmure lointain de leur conversation.

Cependant il ne pouvait pas toujours rester là et il alla rejoindre son monde. Le dernier regard qu’il avait jeté sur le miroir lui avait bien fait voir un visage tout prêt à le trahir, mais peut-être cela provenait-il de l’inquiétude même de ce regard. Il n’osait point regarder si les domestiques l’observaient, mais il les trouvait bien silencieux.

Et quelques précautions qu’il prît pour se contenir, il ne pouvait s’empêcher d’écouter et de montrer qu’il écoutait. Soit qu’il prêtât l’oreille à leurs discours, ou qu’il essayât de penser à autre chose, oui qu’il parlât lui-même, ou qu’il se tînt tranquille, ou qu’il comptât résolûment les lourds battements d’une pendule importune qui se trouvait derrière lui, il écoutait avec une attention de plus en plus profonde, comme si on lui avait jeté un sort… Car il savait que cela devait venir, et sa punition actuelle, sa torture et son supplice, étaient de l’écouter venir.

Chut !

Chapitre XXIII. Qui vous donnera des nouvelles de Martin et de Mark, aussi bien que d’une troisième personne qui n’est pas tout à fait inconnue au lecteur. On y verra, en outre, la piété filiale sous un assez vilain jour, et un faible rayon de lumière descendra sur un point très-obscur. §

C’était le matin. Tom Pinch et Ruth étaient à déjeuner. La fenêtre ouverte laissait voir, à l’intérieur, une rangée de fleurettes des plus fraîches, disposées par les mains mêmes de Ruth. Ruth avait attaché à la boutonnière de Tom une branche de géranium pour le faire beau et lui donner toute la journée un air printanier. (Elle avait dû l’attacher ; sinon, le brave vieux Tom n’eût pas manqué de perdre son géranium.) Tout le long de la rue, il y avait des gens qui criaient des fleurs. Une abeille étourdie, qui s’était prise entre les deux châssis de la fenêtre, se heurtait la tête contre la vitre, s’efforçant de se replonger dans la douce atmosphère de la matinée, et se croyant sans doute ensorcelée en voyant qu’elle ne pouvait y réussir. Ce matin-là était le plus beau matin qu’on eût jamais vu ; l’air balsamique baisait les joues de Ruth et caressait Tom. « Mes bons amis, semblait-il leur dire, comment allez-vous ? J’ai fait bien du chemin pour venir vous saluer. » C’était un des ces beaux jours où nous formons, où nous devons former le vœu que sur terre tout homme puisse être heureux et trouver dans son cœur ouvert à la douce influence de l’été un reflet du beau soleil de cette saison bien-aimée.

Le déjeuner même était plus agréable que d’ordinaire, et pourtant chaque déjeuner était des plus agréables. C’est que la petite Ruth avait maintenant deux élèves, chacune à trois leçons de deux heures par semaine ; en outre, elle avait peint des écrans et des porte-cartes, et, à l’insu de Tom (pour lui faire une délicieuse surprise !), elle était entrée dans une boutique où l’on vendait de ces objets, après avoir regardé souvent à travers les vitres de la devanture, et elle avait trouvé assez de courage pour demander à la marchande si elle voulait bien lui acheter ses écrans. Et non-seulement la marchande les lui avait achetés, mais encore elle lui en avait commandé d’autres ; et, ce matin-là même, Ruth avait fait à son frère l’aveu de ce secret, et elle lui avait remis l’argent dans une petite bourse qu’elle lui avait tricotée tout exprès. Cette affaire les avait tous émus, et l’histoire ne s’oppose pas, pour quelque chose que je sache, à ce qu’ils aient versé une ou deux larmes de bonheur ; mais c’était passé ; et, depuis son coucher de la veille au soir, le brillant soleil n’avait pas éclairé de visages aussi radieux que le visage de Tom et celui de Ruth.

« Ma chère enfant, dit Tom, abordant son sujet si brusquement qu’il laissa son couteau plongé dans le pain et oublia de continuer à couper ses tartines, quel homme bizarre que notre propriétaire ! Je ne crois pas qu’il soit revenu une seule fois chez lui depuis qu’il m’a donné cette commission désagréable. Je commence à penser qu’il ne reviendra plus. Quelle existence mystérieuse mène cet homme-là !

– C’est fort étrange, n’est-ce pas, Tom ?

– Vraiment oui. J’espère que cette existence n’est qu’étrange, et qu’il ne s’y trouve rien de pis. Parfois je commence à en douter. Il faut que j’aie une explication avec lui, quand je pourrai réussir à l’attraper, » ajouta Tom, secouant la tête comme s’il venait de proférer une menace terrible.

Un double coup sec appliqué à la porte mit en fuite les dispositions menaçantes de Tom et y fit succéder une expression de surprise.

« Hé ! dit Tom. Il est de bonne heure pour les visites ! Ce doit être John, je présume.

– Je… je ne pense pas, Tom, que ce soit sa manière de frapper, fit observer la petite sœur.

– Non ? dit Tom. Sûrement ce ne peut être mon patron qui serait arrivé tout à coup à Londres et qui, envoyé ici par M. Fips, viendrait me demander la clef du bureau. C’est quelqu’un qui me demande, voilà ce qu’il y a de certain. Entrez, s’il vous plaît ! »

Mais quand le visiteur entra, Tom Pinch, au lieu de dire : « Désirez-vous me parler, monsieur ? » Ou bien : « Je me nomme Pinch. Qu’y a-t-il pour votre service, s’il vous plaît, monsieur ? » Ou enfin de lui adresser quelque parole aussi insignifiante, s’écria : « Grand Dieu ! » et le saisit par les deux mains avec les plus vives manifestations d’étonnement et de plaisir.

Le visiteur n’était pas moins ému que Tom lui-même, et ils se pressèrent les mains un grand nombre de fois, sans pouvoir de part ni d’autre proférer un seul mot. Ce fut Tom qui le premier recouvra l’usage de la voix.

« Et Mark Tapley aussi !… dit-il en s’élançant vers la porte et secouant encore les mains de quelqu’un. Mon cher Mark, entrez. Comment cela va-t-il, Mark ? Il n’a pas l’air plus vieux d’un jour que lorsqu’il était au Dragon. Comment cela va-t-il, Mark ?

– Plus jovial que jamais ; merci, monsieur, répondit Tapley, se confondant en sourires et salutations. J’espère vous trouver en bonne santé, monsieur.

– Grand Dieu ! s’écria Tom, en lui caressant affectueusement l’épaule ; quel délice d’entendre de nouveau cette bonne voix ! Mon cher Martin, asseyez-vous. Je vous présente ma sœur, Martin. Monsieur Chuzzlewit, ma chère. Mark Tapley, du Dragon, ma mignonne. Bonté du ciel ! quelle surprise ? Asseyez-vous. Je n’en puis croire mes yeux. »

Tom était dans un tel état d’exaltation qu’il ne pouvait rester immobile un seul moment. Sans cesse il courait de Mark à Martin, leur pressait les mains tour à tour, et recommençait à les présenter à sa sœur.

« Martin, dit-il, je me souviens du jour où nous nous séparâmes ; je m’en souviens aussi bien que si c’était hier encore. Quel jour que celui-là ! et comme vous étiez furieux ! Et vous, Mark, ne vous souvenez-vous pas que je vous rencontrai en route, le matin où j’allais en gig à Salisbury pour le chercher lui, et où vous étiez en quête d’une place ? Et le dîner que nous fîmes à Salisbury avec John Westlock, ne vous le rappelez-vous pas, hein, Martin ? Bonté du ciel ! Ma chère Ruth, monsieur Chuzzlewit. Mark Tapley, ma mignonne… du Dragon. Donnez des tasses et des soucoupes, s’il vous plaît. Dieu me bénisse ! que je suis donc content de vous voir tous deux ! »

Et alors Tom (comme avait fait pour lui John Westlock le jour où ils s’étaient revus à Londres) se précipita sur le pain pour apprêter des tartines à ses amis ; mais avant d’avoir coupé une seule tranche, il se rappelait quelque autre question à faire et se retournait précipitamment pour la leur adresser ; puis il leur secouait de nouveau les mains ; puis de nouveau il leur présentait sa sœur ; puis il refit tout ce qu’il avait fait déjà ; et rien de ce que Tom pouvait faire, rien de ce que Tom pouvait dire, n’exprimait à moitié la joie qu’il ressentait de cet heureux retour.

M. Tapley fut le premier à reprendre son calme. Quelques instants à peine s’étaient écoulés quand on découvrit qu’il s’était installé de lui-même dans la cuisine en qualité de garçon ou de surveillant du repas. Le fait fut révélé par son absence momentanée : il ne tarda pas à rentrer, armé d’une bouilloire d’eau chaude qui lui servit à remplir la théière avec le sang-froid qui lui était particulier.

« Asseyez-vous et déjeunez, Mark, dit Tom ; Martin, faites-le asseoir et déjeuner.

– Oh ! répliqua Martin, depuis longtemps j’ai renoncé à le corriger. Il n’en fait qu’à sa tête, Tom. Vous ne manqueriez pas de l’excuser, miss Pinch, si vous connaissiez son prix.

– Elle le connaît, Dieu merci, dit Tom. Je lui ai tout conté sur Mark Tapley. N’est-ce pas, Ruth ?

– Oui, Tom.

– Pas tout, dit Martin à voix basse. Ce qu’il y a de meilleur chez Mark Tapley n’est connu que d’un seul homme, et sans Mark c’est tout au plus si celui-là serait vivant pour en faire le récit.

– Mark ! dit Tom Pinch avec énergie, si vous ne vous assoyez pas à l’instant, vous allez me faire jurer contre vous.

– Eh bien ! monsieur, répondit Tapley, je préfère vous obéir. La jovialité d’un homme n’a que trop à souffrir d’un aussi bon accueil : mais un verbe est un mot qui exprime qu’on est, qu’on fait ou qu’on souffre quelque chose (car c’est tout ce que j’ai appris de la grammaire, et je ne demande pas d’en savoir davantage). Eh bien ! il y a un verbe vivant : je suis ce verbe. Car je suis, je fais quelque chose parfois, et je souffre toujours.

– Quoi ! vous n’êtes pas encore jovial ? demanda Tom avec un sourire.

– Eh bien ! si, répondit Tapley, je l’étais, monsieur, de l’autre côté de l’eau, et ce n’était pas tout à fait sans mérite. Mais la nature humaine conspire contre moi, et je ne puis avoir le dessus. Je laisserai dans mon testament cette inscription destinée à être gravée sur ma tombe : « Ci-gît un homme qui aurait pu joliment réussir s’il avait eu de la chance. Mais cette chance lui a été refusée. »

M. Tapley se mit à regarder autour de lui en riant, puis il attaqua le déjeuner avec un appétit qui n’exprimait pas le moins du monde des illusions détruites ou un désespoir insurmontable.

Pendant ce temps, Martin se rapprocha un peu de Tom et de sa sœur, et leur raconta tout ce qui s’était passé dans la maison de Pecksniff ; il ajouta en quelques mots un tableau sommaire des malheurs et des mécomptes qu’il avait subis depuis son départ d’Angleterre.

« Tom, dit-il enfin, je ne pourrai jamais assez vous remercier du soin fidèle avec lequel vous avez gardé le dépôt que je vous avais confié, assez reconnaître vos bons offices et votre désintéressement. En joignant les remercîments de Mary aux miens… »

Pauvre Tom ! le sang se retira de ses joues et y revint si violemment que c’était une véritable souffrance, et cependant ce n’était rien encore en comparaison de ce qu’il souffrait en son cœur, dont Martin rouvrait la blessure.

« En joignant les remercîments de Mary aux miens, je vous donne l’unique témoignage d’humble reconnaissance qu’il soit en notre pouvoir de vous offrir ; mais si vous saviez, Tom, combien notre cœur est pénétré, vous en feriez quelque cas, j’en suis sûr. »

Et s’ils avaient su ce que Tom éprouvait (mais nulle créature humaine ne pouvait le savoir), ils eussent fait assurément aussi quelque cas de lui.

Tom changea le sujet de la conversation. Il regrettait de ne pouvoir la poursuivre, puisqu’elle était agréable à Martin ; mais pour le moment, il en était incapable. Il n’y avait dans son âme aucune teinte d’envie, aucun sentiment d’amertume ; mais il ne pouvait entendre de sang-froid prononcer le nom de Mary.

Il demanda à Martin quels étaient ses projets.

« Ce n’est plus, mon cher Tom, de faire votre fortune, dit Martin, c’est tout simplement d’essayer de vivre. J’ai déjà tenté cette œuvre à Londres, et j’y ai échoué. Si vous voulez bien me prêter l’appui de vos bons avis, de vos conseils d’ami, je réussirai mieux sous votre inspiration. Je suis résolu à faire tout, tout au monde, pour gagner ma vie par mes propres efforts. Mes espérances ne s’élèvent pas plus haut, quant à présent. »

Noble Tom ! cœur généreux ! Dans son regret de trouver si abaissé l’orgueil de son ancien camarade et de l’entendre parler si humblement, il céda tout d’abord à l’impuissance où il était de contenir son émotion profonde, et s’écria d’un ton chaleureux :

« Vos espérances ne s’élèvent pas plus haut ! Oh, que si ! Comment pouvez-vous parler ainsi ? Elles s’élèvent jusqu’au temps où vous serez heureux avec elle, Martin ; jusqu’au temps où vous serez à même de la réclamer, Martin ; jusqu’au temps où vous ne pourrez plus même croire, par souvenir, que vous ayez jamais été découragé comme je vous vois, Martin. Mes avis, mes conseils d’ami ! Oui, sans doute. Mais vous trouverez ailleurs des avis et des conseils meilleurs que les miens, bien qu’il ne puisse y en avoir de plus dévoués. Vous n’avez qu’à consulter John Westlock. Allons tout de suite le voir. Il est encore de si bonne heure, que j’aurai le temps de vous conduire chez lui avant de me rendre à ma besogne ; son logis est sur ma route ; je pourrai vous laisser avec lui pour que vous causiez tous deux de vos affaires. Ainsi partons, partons. Je suis maintenant un homme occupé, savez-vous ! ajouta Tom avec son sourire le plus aimable, et je n’ai pas une minute à perdre. Vos espérances ne s’élèvent pas plus haut ! Je sais bien le contraire. Je vous connais bien, allez. Elles s’élèveront bientôt à perte de vue, Martin, et elles nous laisseront tous bien loin derrière vous.

– C’est que vous ne savez pas, dit Martin, que je suis un peu changé, depuis le temps où vous m’avez connu, Tom.

– Quelle folie ! s’écria ce dernier. Pourquoi seriez-vous changé ? Vous parlez comme si vous étiez un vieillard. A-t-on jamais vu ! Venez chez John Westlock, venez. Partons, Mark Tapley. Je parie que c’est Mark qui vous aura changé, et qu’il ne vous a pas été inutile d’avoir pour compagnon un semblable grognard.

– Il n’y a pas de mérite à être jovial avec vous, monsieur Pinch, dit Mark, contractant son visage en une foule de grimaces joyeuses. Un médecin de village lui-même pourrait être jovial avec vous. Il ne faudrait rien moins que d’aller faire une seconde escapade aux États-Unis, pour avoir du mérite à être jovial après vous avoir revu ! »

Tom se mit à rire, et ayant pris congé de sa sœur, il poussa Mark et Martin dans la rue, et les entraîna chez John Westlock par la voie la plus directe, car l’heure de son bureau allait presque sonner, et Tom était trop fier de son exactitude habituelle pour vouloir y manquer.

John Westlock était chez lui ; mais, chose étrange, il parut embarrassé à la vue de ses visiteurs ; et, quand Tom voulut entrer dans la chambre où son ami déjeunait, celui-ci lui dit qu’il y avait là un étranger. Selon toute apparence, c’était un mystérieux personnage, car tout en parlant John ferma la porte de cette pièce, et laissa ses amis dans la chambre voisine.

Il témoigna cependant beaucoup de plaisir à revoir Mark Tapley, et reçut Martin avec une franche cordialité. Mais Martin sentit qu’il n’inspirait à John Westlock qu’un intérêt ordinaire, et deux ou trois fois il remarqua qu’il regardait Tom Pinch avec une sorte d’embarras, sinon même avec compassion. Il pensa et rougit de penser que la cause de ce mystère lui était connue.

« Je crains que vous ne soyez occupé, dit Martin, quand Tom lui eut annoncé l’objet de leur visite. Si vous voulez me permettre de revenir à l’heure où vous serez libre, j’aurai le plaisir de repasser.

– Je suis occupé, en effet, répondit John, d’un air d’hésitation ; mais le sujet qui m’occupe est, à dire vrai, beaucoup plus de votre ressort que du mien.

– Vraiment !… s’écria Martin.

– Il concerne un membre de votre famille et il est de nature sérieuse. Si vous avez la bonté de rester ici, j’aurai la satisfaction de vous le communiquer en conférence particulière, afin que vous puissiez en apprécier l’importance par vous-même.

– En attendant, dit Tom, il faut absolument que je me sauve sans plus de cérémonie.

– Votre emploi, demanda Martin, est-il donc si assujettissant que vous ne puissiez rester avec nous une demi-heure seulement ? Je voudrais bien vous retenir. Et quel est cet emploi, Tom ? »

Ce fut au tour de Tom d’être embarrassé ; mais il répondit franchement, après un moment d’hésitation :

« En vérité, Martin, je ne suis pas trop à même de vous le dire ; j’espère cependant être bientôt plus avancé ; je ne sache pas d’autre raison qui m’en empêche pour le moment que la recommandation expresse de mon patron. C’est une position désagréable, ajouta Tom, qui éprouva un sentiment pénible en voyant le doute se peindre sur les traits de son ami ; je l’éprouve chaque jour ; mais en vérité je n’y puis rien ; n’est-ce pas, John ? »

John Westlock répondit dans le même sens ; et Martin, se déclarant parfaitement satisfait, les pria de ne pas insister davantage à cet égard ; bien que, au fond du cœur, il ne pût s’empêcher de se demander avec étonnement quel étrange emploi Tom remplissait, et pourquoi, en parlant de ses fonctions, il était si mystérieux, si embarrassé, si différent de lui-même. Malgré lui, cette pensée lui revint plusieurs fois à l’esprit après le départ de Tom, qui les quitta dès que la conversation fut terminée. Tom avait emmené M. Tapley, qui, comme il le disait en riant, pouvait l’accompagner jusqu’à Fleet-Street, sans inconvénient.

« Et qu’est-ce que vous comptez faire, Mark ? demanda Tom, tandis qu’ils cheminaient ensemble.

– Ce que je compte faire, monsieur ? répliqua Mark.

– Oui. Quelle sorte de parti comptez-vous prendre ?

– Ah ! très-bien, monsieur. Le fait est que j’ai eu quelque idée, comme qui dirait, de me marier.

– Vous n’y pensez pas, Mark ! s’écria Tom.

– Pardon, monsieur, je n’aurai pas de dégoût pour la chose.

– Et quelle est la dame, Mark ?

– La… quoi, monsieur ? dit M. Tapley.

– La dame. Allons donc ! Vous savez bien ce que je veux dire, ajouta Tom en riant ; vous le savez aussi bien que moi ! »

M. Tapley réprima son envie de rire, et répondit avec une de ses grimaces les plus originales :

« Est-ce que vous ne devinez pas, monsieur Pinch ?

– Comment le pourrais-je ? dit Tom. Je ne connais aucun de vos amours, Mark. À l’exception de mistress Lupin, cependant.

– Très-bien, monsieur !… Et si par hasard c’était elle !… »

Tom s’arrêta au beau milieu de la rue pour le regarder. Un moment, M. Tapley lui présenta un visage stupide et dénué d’expression, un véritable mur de pignon sans le moindre jour de souffrance. Mais ouvrant successivement ses fenêtres avec une rapidité extraordinaire et les éclairant par une illumination générale, il répéta :

« Eh bien ! mettons pour la commodité du raisonnement que ce soit elle, monsieur !…

– Ma foi, j’avais pensé que ce parti ne vous convenait nullement ! s’écria Tom.

– Sans doute, monsieur, je ne laissais pas que de le penser moi-même autrefois. Mais je n’en suis plus aussi sûr maintenant. Une aimable et douce créature, monsieur !

– Une aimable et douce créature ? C’est certain. Mais elle a toujours été une aimable et douce créature, n’est-il pas vrai ?

– C’est vrai, dit M. Tapley d’un ton d’assentiment.

– Alors pourquoi ne l’avez-vous pas épousée tout d’abord, Mark, au lieu de vous en aller errer au dehors, de perdre tout ce temps, et de la laisser seule, exposée à ce que d’autres lui fassent la cour ?

– Monsieur, répondit Tapley avec une effusion de confiance illimitée, je vais vous dire comment cela est arrivé. Vous me connaissez, monsieur Pinch ; il n’y a pas un gentleman au monde qui me connaisse mieux que vous. Vous êtes au fait de mon caractère et vous savez mon côté faible. Mon caractère, c’est d’être jovial ; mon faible, c’est de vouloir qu’il y ait du mérite à l’être. Très-bien, monsieur. Dans cette disposition d’esprit, je m’aperçois et je me mets en tête qu’elle me regarde d’un œil… ce qu’on peut appeler un œil favorable, dit M. Tapley, avec une hésitation pleine de modestie.

– Sans doute, répliqua Tom. Nous savions parfaitement cela quand nous causâmes de ce sujet, il y a longtemps, avant que vous eussiez quitté le Dragon. »

M. Tapley s’inclina en signe d’assentiment et reprit :

« Bien, monsieur ! Mais comme j’étais, à cette époque, rempli de visions d’espérance, j’arrivai à conclure qu’il n’y avait pas de mérite à retirer d’un genre de vie comme celui-là, où l’on aurait sous la main toute sorte de choses agréables. Je jette les yeux sur le côté brillant de la vie humaine : l’une de mes visions d’espérance, c’est qu’il y a là bon nombre de misères qui m’attendent et parmi lesquelles je pourrai me fortifier le caractère et me montrer jovial dans des circonstances qui m’en feront une espèce de mérite. Je m’élance joyeusement dans le monde et j’aborde l’épreuve. D’abord, je m’embarque sur un vaisseau, et presque aussitôt je découvre (grâce à la facilité que j’ai à être jovial, vous savez) qu’il n’y a pas de mérite à avoir là de la jovialité. J’aurais dû me tenir pour averti, et renoncer à l’affaire ; pas du tout, je gagne les États-Unis, et là je commence, je ne puis le nier, à avoir quelque peu de mérite à conserver du courage. Qu’est-ce qui s’ensuit ? Juste comme je commençais à sortir d’embarras et comme je touchais au but, voilà mon maître qui me trompe.

– Il vous trompe ! s’écria Tom.

– Il me floue ! répliqua M. Tapley avec une face rayonnante. Il renonce à tout ce qui eût pu donner quelque mérite à mon service auprès de lui et me plante là au beau milieu de mes espérances, ne sachant plus de quel pied danser. Dans cet état, je retourne à la maison. Très-bien. Alors toutes mes visions, toutes mes illusions étant détruites, comme je ne trouve nulle part le moindre mérite à recueillir, je m’abandonne au désespoir et je me dis : « Résignons-nous, puisque j’en suis réduit là, faisons tout de suite ce qui me rapportera le moins de mérite. Épousons une charmante et douce créature qui est folle de moi et dont je raffole moi-même ; menons une vie heureuse, et ne luttons plus contre le guignon qui s’acharne après mes projets. »

Tom avait ri de bon cœur en entendant ce discours.

« Si votre philosophie, dit-il, Mark, est la plus bizarre que je connaisse, ce n’est toujours pas la moins sage, et naturellement mistress Lupin a dit : « Oui ? »

– Eh ! bien, non, monsieur, répondit Tapley ; elle n’a pas été aussi vite en besogne. Ce que j’attribue principalement à ce que je ne le lui ai pas demandé. Mais nous avons été très-bien ensemble, très-bons amis, je puis le dire, le soir où je suis revenu à la maison. Ça va bien, monsieur.

– À merveille ! dit Tom, s’arrêtant à Temple-Gate. Je souhaite de tout mon cœur que vous soyez content, Mark. Je vous reverrai aujourd’hui sans doute. Adieu pour le moment.

– Adieu, monsieur ! adieu, monsieur Pinch, ajouta Mark, en forme de monologue, tout en restant à le regarder s’éloigner. Adieu ! bien que vous soyez l’éteignoir d’une honorable ambition. Vous ne vous en doutez guère, mais c’est vous qui avez été le premier à renverser mes espérances. Pecksniff aurait bâti solidement l’édifice de mes rêves pour toute ma vie, à la bonne heure ; mais votre caractère doux et bon les a jetés à bas comme un château de cartes. Adieu, monsieur Pinch ! »

Tandis que Tom Pinch et Mark échangeaient leurs confidences Martin et John Westlock étaient bien autrement préoccupés. Ils ne furent pas plutôt seuls ensemble que Martin dit, avec un effort qu’il ne put dissimuler :

« Monsieur Westlock, nous ne nous sommes rencontrés qu’une fois dans la vie, mais vous avez longtemps connu Tom, et cela semble établir entre nous une certaine familiarité. Je ne saurais causer librement avec vous sur tout autre sujet, avant de commencer par dégager mon esprit du poids qui l’accable en ce moment. Je vois avec peine que vous vous méfiez de moi et que vous me croyez disposé à railler le désintéressement de Tom, sa nature affectueuse ou telle autre de ses excellentes qualités.

– Mon intention, répliqua John, n’était pas de vous laisser voir ce sentiment, et je regrette extrêmement de l’avoir fait sans le vouloir.

– Mais enfin ce sentiment, dit Martin, c’est bien le vôtre ?

– Vous m’interrogez avec tant de netteté et d’insistance que je dois tout vous avouer : oui, je me suis habitué à vous considérer comme un homme qui, non par légèreté, mais par simple insouciance de caractère, n’apprécie pas suffisamment la nature de Tom et ne le traite pas tout à fait ainsi qu’il mérite d’être traité. Il est beaucoup plus facile de dédaigner Tom Pinch que de savoir le comprendre. »

Ces paroles avaient été prononcées avec modération, mais avec énergie ; car il n’y avait pas de sujet au monde (un seul excepté) que John sentit plus fortement. Il poursuivit ainsi :

« J’ai connu de mieux en mieux Tom Pinch, à mesure que j’ai avancé dans la vie ; et j’ai appris à l’aimer comme un être qui valait infiniment mieux que moi. Je n’ai pas trouvé, quand nous nous sommes vus la première fois, que vous eussiez l’air de le bien comprendre. Je trouvais même que vous n’aviez pas l’air de vous en soucier beaucoup. Les preuves que vous m’en avez données reposaient, de même que mon observation, sur un très-léger fondement, et j’ose dire qu’elles étaient en elles-mêmes fort innocentes. Cependant elles me firent une impression désagréable, malgré moi ; car je vous prie de croire que je ne les cherchais pas. Vous pourriez me dire à cela, ajouta John avec un sourire et en revenant à son ton habituel, que je ne vous suis pas moins désagréable moi-même ; mais tout ce que je pourrais répondre, c’est que je n’avais pas du tout l’intention d’aborder avec vous ce sujet, si vous ne m’aviez pas mis sur la voie.

– Je l’ai fait, dit Martin, et, bien loin d’avoir aucune plainte à articuler contre vous, j’estime hautement l’amitié que vous portez à Tom et les preuves nombreuses que vous lui en avez données. Pourquoi essayerais-je de vous le cacher ? dit-il, les joues fortement colorées : jamais, à l’époque où j’étais son compagnon, je n’avais compris Tom ni essayé de le comprendre ; et je le regrette franchement aujourd’hui ! »

Cette déclaration était faite si sincèrement, et aussi avec tant de modestie et de dignité, que John ému tendit sa main à Martin comme il ne l’avait pas fait encore. Martin lui présenta la sienne aussi cordialement, et toute contrainte disparut entre les deux jeunes gens.

« Maintenant, dit John, si je viens à lasser votre patience par le récit que je vais vous faire, rappelez-vous que toute histoire a une fin, et que dans la mienne, la fin est le point important. »

Après cet exorde, il rapporta toutes les circonstances qui se rattachaient aux soins qu’il avait fait donner au malade du Bull et à sa longue convalescence ; puis il joignit à ce récit la scène du débarcadère, telle que Tom l’avait racontée. Martin ne fut pas médiocrement étonné quand John arriva à la conclusion : car ces deux histoires ne semblaient pas avoir le moindre rapport entre elles, et elles le laissaient, comme on dit, le bec dans l’eau.

« Si vous voulez bien m’excuser pour un moment, dit John en se levant, je vous prierai, d’ici à une minute, d’entrer dans la pièce voisine. »

Là-dessus, il laissa Martin seul, dans un état de stupéfaction profonde ; et, bientôt après, il revint remplir sa promesse. Martin, en l’accompagnant dans l’autre chambre, y trouva une troisième personne ; sans doute l’étranger dont John Westlock avait parlé quand Martin lui avait été présenté par Tom Pinch.

C’était un jeune homme, très-brun de cheveux, avec des yeux noirs. Il était maigre et pâle, et paraissait à peine remis d’une longue maladie. Il se leva en voyant entrer Martin mais se rassit sur l’invitation de John. Il avait les yeux baissés ; et, sauf un regard d’humilité à la fois et de supplication qu’il jeta sur les deux amis, il les tint de même tout le temps et resta dans l’immobilité et le silence.

« Le nom de la personne que vous voyez est Lewsome, dit John Westlock. C’est le gentleman dont je vous ai parlé et qui, étant tombé malade à l’hôtel voisin, s’est trouvé dans un état si grave. Il a beaucoup souffert, même depuis qu’il a commencé à se rétablir ; mais, comme vous pouvez voir, il va bien maintenant. »

Lewsome n’avait ni fait un mouvement ni prononcé une parole. Tandis que John Westlock se reposait, Martin, ne sachant que dire, balbutia qu’il était bien aise d’apprendre ce rétablissement.

« Hier, pour la première fois, reprit John en regardant fixement M. Lewsome et non Martin, il m’a communiqué, et ce matin même il m’a répété, sans la moindre altération dans les détails essentiels, le petit récit que je désire que vous entendiez de sa propre bouche, monsieur Chuzzlewit. Comme je vous l’ai dit déjà, avant de quitter l’hôtel, il m’avait informé qu’il avait à me révéler un secret qui lui pesait sur la conscience. Mais flottant entre la maladie et la guérison, partagé entre son désir de se dégager de ce secret et sa crainte de se perdre en le divulguant, il avait jusqu’ici évité de le faire connaître. Je ne le pressais pas à cet égard (ne pensant pas que ce fût quelque chose de grave et d’important, et, d’ailleurs, ne me croyant pas en droit de le questionner), quand son aveu volontaire, contenu dans une lettre qu’il m’écrivit de la campagne, me donna à entendre que le secret en question concernait une personne du nom de Jonas Chuzzlewit. Je jugeai que cette affaire pourrait jeter quelque jour sur le petit mystère qui ne laisse pas que de causer à Tom une certaine inquiétude. J’interrogeai donc M. Lewsome, et il me fit le récit que vous allez lui entendre répéter. Je dois reconnaître, à son honneur, que, s’attendant à mourir, il avait écrit, quelque temps auparavant, cet aveu, et l’avait mis à mon adresse sous un pli cacheté, qu’il n’avait pu cependant se résoudre à déposer entre mes mains. En ce moment, je pense, il a ce papier sur sa poitrine. »

Le jeune homme toucha vivement la place désignée pour confirmer cette supposition.

« Vous ferez bien peut-être de nous le confier, dit John. Mais ne vous en inquiétez pas pour le moment. »

En parlant ainsi, il leva la main pour fixer l’attention de Martin. Déjà celui-ci contemplait très-sérieusement l’homme qui se trouvait devant lui et qui, après un court intervalle de silence, dit d’une voix basse, faible et creuse :

« Quelle parenté y avait-il entre M. Antony Chuzzlewit, qui…

– Qui est mort, dit Martin. Quelle parenté il y avait entre lui et moi ? Il était le frère de mon grand-père.

– J’ai peur qu’il ne soit mort…, assassiné.

– Grand Dieu ! dit Martin. Par qui ? »

Le jeune Lewsome leva les yeux sur lui, et, les baissant de nouveau, il répondit :

« J’ai peur… que ce ne soit par moi.

– Par vous !… s’écria Martin.

– Non par mon fait, mais je le crains, par mon moyen.

– Parlez ! dit Martin ; la vérité, rien que la vérité !

– J’ai peur que ce ne soit là la vérité. »

Martin allait l’interrompre encore, quand John Westlock dit doucement :

« Laissez-le raconter son histoire à sa guise. »

Lewsome continua donc ainsi :

« J’ai suivi en qualité d’élève les cours de chirurgie ; dans les dernières années, j’ai servi comme aide un des premiers praticiens de la Cité. Tandis que je remplissais ces fonctions, je fis connaissance avec Jonas Chuzzlewit. C’est lui qui a été le principal auteur du meurtre.

– Qu’est-ce à dire ? demanda Martin d’un ton sévère. Savez-vous bien que Jonas est le fils du vieillard dont vous avez parlé ?

– Je le sais, » répondit Lewsome.

Un nouveau silence s’ensuivit ; puis le jeune homme reprit son récit au point où il avait été interrompu :

« Je n’ai que trop de raisons de le savoir, car je lui ai souvent entendu exprimer le regret que son vieux père ne fût pas mort : je l’ai souvent entendu se plaindre de ce que cette longévité était pour lui un grand ennui et un grand embarras. Il ne parlait guère d’autre chose à nos réunions, entre trois ou quatre camarades, qui nous rassemblions le soir. C’était une réunion qui n’avait rien de bien moral, comme vous pouvez croire, puisque c’était lui qui la présidait. Plût à Dieu que je fusse mort avant d’y mettre le pied. »

Il fit une nouvelle pause et reprit ensuite :

« Nous nous réunissions là pour boire et jouer ; nous ne risquions pas de fortes sommes, mais enfin les sommes que nous risquions étaient encore trop fortes pour nous. C’était Jonas qui gagnait presque toujours. Quoi qu’il en soit, il prêtait de l’argent à intérêt à ceux qui perdaient ; et de la sorte, bien que je sois sûr que nous le haïssions tous en secret, il avait mis sur nous le grappin. Pour obtenir ses bonnes grâces, nous faisions des plaisanteries sur son père ; ce manège fut mis en train par les débiteurs ; j’étais du nombre, et nous prîmes l’habitude de boire au prochain voyage du vieil obstiné et au prochain héritage du jeune impatient. »

Lewsome s’arrêta encore ici un moment.

« Une nuit, reprit-il, Jonas en arrivant était d’une humeur atroce. Il avait été, dit-il, toute la journée excédé par le vieillard. Nous restâmes seuls ensemble. Il me dit d’un ton farouche que le vieillard était tombé en enfance, qu’il était faible, imbécile, radoteur, aussi insupportable aux autres qu’à lui-même, et que ce serait un acte de charité que de lui donner le coup de grâce. Il jura qu’il avait pensé souvent à mêler quelque chose dans la tisane que le vieillard prenait pour sa toux, ce qui lui procurerait une mort sans souffrance. Quelquefois, dit-il, on étouffe des gens mordus par des chiens enragés ; pourquoi de même n’épargnerait-on pas à ces vieillards débiles une partie des maux qu’ils ont à supporter ? En parlant de la sorte, il me regardait en face, et je le regardais fixement aussi : mais ce soir-là les choses n’allèrent pas plus loin. »

Lewsome s’arrêta encore ; cette fois, son silence dura si longtemps que John Westlock dut lui dire : « Continuez. » Martin n’avait pas quitté des yeux le visage du jeune homme ; mais il était tellement absorbé par l’horreur et la stupéfaction, qu’il ne pouvait prononcer une seule parole.

« Ce fut une semaine environ après cela (peut-être moins, peut-être plus ; le fait est resté gravé dans mon esprit, mais je ne saurais préciser la date avec la mémoire que j’aurais eue autrefois), oui, ce fut environ une semaine après, que Jonas me reparla de ce sujet. Nous étions encore seuls ensemble ; nous avions devancé l’heure de la réunion habituelle. Il n’y avait pas eu de rendez-vous fixé entre nous : mais je pense que j’étais venu pour le rencontrer, et je sais qu’il était venu de son côté tout exprès pour me voir. Il était en train de lire un journal lorsque j’entrai, et il me fit une inclination de tête sans me regarder ni cesser de lire. Je m’assis en face, tout près de lui. Aussitôt il me dit qu’il désirait que je lui donnasse deux sortes de drogues : l’une d’un effet rapide, et dont il ne lui fallait qu’une petite quantité ; l’autre, lente et ne laissant pas de trace ; et celle-ci, il lui en fallait davantage. Tout en me parlant, il paraissait de plus en plus appliqué à sa lecture. Il employa le mot de : « Drogues, » et nul autre. Je n’en employai pas d’autre non plus.

– Tout ceci est conforme à ce que j’ai entendu déjà, fit observer John Westlock.

– Je lui demandai pour quel usage il désirait avoir ces drogues. Il répondit que ce n’était pour rien de mal ; seulement pour en donner à des chats. Qu’est-ce que cela me faisait ? J’allais partir pour une colonie éloignée (je venais de recevoir ma commission que ma maladie m’avait fait perdre, M. Westlock le sait, et qui était mon unique espoir contre une ruine imminente) ; qu’est-ce que cela me faisait ? Il me dit, en outre, qu’il pourrait sans mon assistance trouver ces drogues partout ailleurs, mais que cela lui serait moins commode. C’était la vérité. Après tout, disait-il, il n’en avait pas absolument besoin, et ne comptait pas s’en servir pour le moment ; mais il désirait les avoir en sa possession. Durant tout ce temps, il continuait de lire son journal. Nous parlâmes du prix. Il convint de me remettre une petite dette (pour laquelle j’étais entièrement à sa merci) et de me payer en outre cinq guinées. Nous en restâmes là, d’autres personnes étant survenues. Mais le lendemain soir et avec une exacte répétition des mêmes circonstances, je lui apportai les drogues, sur son assurance qu’il fallait que je fusse fou de penser qu’il pût en faire mauvais usage ; et il me donna l’argent. Jamais, depuis, nous ne nous sommes revus. Je sais seulement que le pauvre vieux père mourut bientôt après, tout juste comme s’il avait été empoisonné par ces drogues, et que moi j’ai eu à endurer et que j’endure encore un supplice intolérable. Rien, ajouta Lewsome en levant les mains, rien ne saurait peindre ma misère ! Elle est bien méritée, mais rien ne saurait la peindre. »

En achevant ce récit, il baissa la tête sans ajouter un mot de plus. Dans l’état d’épuisement et d’abattement où il se trouvait, il eût été aussi cruel qu’inutile de lui faire subir des reproches.

« Ne laissez pas aller cet homme-là, dit Martin à part à Westlock ; mais, au nom du ciel, que personne ne le voie.

– Il demeurera ici, dit John à demi-voix. Venez avec moi ! »

Il enferma sans bruit Lewsome à double tour lorsqu’il sortit avec Martin, et ramena celui-ci dans la chambre voisine où ils s’étaient tenus précédemment.

Martin était si confondu, si stupéfié, si attristé par ce qu’il venait d’entendre, qu’il lui fallut du temps avant de pouvoir remettre quelque ordre dans ses idées, et saisir assez bien le rapport d’un détail à l’autre pour les embrasser tous dans une vue d’ensemble. Lorsque enfin il se fut bien rendu compte de tout le récit, John Westlock lui fit voir clairement que vraisemblablement le crime de Jonas était connu de quelques autres personnes, qui l’exploitaient à leur profit, étant à même d’exercer sur le coupable l’influence que Tom Pinch avait surprise par hasard, et dont il avait été l’instrument sans le savoir. C’était si clair, que les deux gentlemen s’arrêtèrent sans hésiter à cette dernière supposition ; mais, au lieu de tirer de ces inductions le moindre secours, ils ne s’en trouvèrent que plus embarrassés.

Ils ignoraient complètement en effet quelles étaient les personnes qui possédaient ce pouvoir. La seule qui s’offrît à leur pensée, ce fut le propriétaire de Tom. Mais ils n’avaient aucun droit de l’interroger, quand bien même ils eussent pu le rejoindre, ce qui, au dire de Tom, n’était nullement aisé. Et en supposant qu’ils réussissent à lui poser des questions et qu’il voulût bien y répondre (ce qui était beaucoup dire), cet homme pouvait se borner à déclarer, quant à l’aventure du quai, qu’il était venu de tel ou tel endroit pour chercher Jonas rappelé par une affaire urgente ; tout eût été fini par là.

De plus, il y avait de grandes difficultés et une responsabilité non moins grande à pousser l’affaire plus loin. L’histoire de Lewsome pouvait être fausse ; dans l’état misérable où était ce jeune homme, son cerveau malade avait pu exagérer les faits ; en admettant même que son récit fût parfaitement véridique, le vieillard pouvait encore être mort naturellement. À cette époque, M. Pecksniff était dans la maison, et prenait part à tous les conseils qui s’y tenaient : ce que Tom se rappela tout de suite, lorsqu’il vint dans l’après-midi chez John. Or, il n’y avait rien eu de caché pour M. Pecksniff. Le grand-père de Martin était assurément la personne qui eût eu le plus d’autorité pour décider quel parti il fallait prendre ; mais obtenir son avis était chose impossible, car son avis serait absolument conforme à celui de Pecksniff ; et, quant à la nature de l’opinion de M. Pecksniff sur son gendre, il était fort aisé de deviner ce qu’elle pouvait être.

En dehors de ces considérations, Martin répugnait à l’idée de paraître s’acharner à cette accusation dénaturée contre un parent, et de s’en faire un marchepied pour ressaisir la faveur de son grand-père. Il ne pouvait échapper à ce soupçon, s’il allait se présenter devant son grand-père dans la maison de M. Pecksniff pour faire cette déclaration, et il savait bien que M. Pecksniff plus que personne ne manquerait pas de représenter sa conduite sous ce jour méprisable. D’un autre côté, être en possession d’un tel secret et ne prendre aucune mesure pour le mieux éclaircir, c’était en quelque sorte se rendre complice du crime dont cette confidence devait amener la découverte.

En un mot, ils ne savaient comment trouver à ce dédale de difficultés une issue qui ne fût pas hérissée d’épines, et, bien que M. Tapley eût été tout d’abord mis dans la confidence, et que l’imagination fertile de ce gentleman lui suggérât en tout temps une foule d’expédients hardis, qu’il était prêt, rendons-lui cette justice, à mettre immédiatement à exécution sous sa propre responsabilité, cependant, à cela près du zèle, en ce moment inutile, que pouvait montrer Mark, ses offres de service n’avançaient pas beaucoup les choses dans ce cas particulier.

Au milieu de ces perplexités, Tom raconta la conduite étrange tenue par le vieux commis, dans la soirée où on avait pris le thé chez Jonas. Cette confidence parut très-importante ; et tous en conclurent que, si l’on pouvait arriver à connaître d’une manière plus approfondie les ressorts de l’esprit et de la mémoire de ce vieillard, ce serait un grand pas fait dans la recherche de la vérité. Ainsi, après s’être assurés d’abord qu’aucun rapport n’avait jamais existé entre Lewsome et M. Chuffey (ce qui eût pu expliquer les soupçons que le vieillard paraissait avoir de son côté), les deux amis reconnurent, à l’unanimité, que le vieux commis était l’homme dont ils avaient besoin.

Mais, de même que dans un meeting public on déclare à plusieurs reprises, par une résolution unanime, que l’on ne saurait supporter plus longtemps tel ou tel grief, qui cependant continuera d’exister sans la moindre modification durant un siècle ou deux encore ; de même les deux jeunes gens n’aboutirent qu’à cette seule et unique conclusion qu’ils étaient unanimes dans leur opinion, mais aussi embarrassés l’un que l’autre de ce qu’ils en devaient faire. Car, s’il était utile de voir M. Chuffey, autre chose était d’arriver jusqu’à lui sans inspirer d’ombrage, soit à lui, soit à Jonas, ou sans échouer tout d’abord contre la difficulté de tirer d’un instrument aussi discordant et aussi hors de service que celui-là, la note qu’ils cherchaient. Ils n’en étaient donc pas plus avancés qu’auparavant.

La question, maintenant, c’était de savoir lequel des assistants avait exercé le plus d’influence sur le vieux commis, dans la soirée dont nous venons de parler. Selon Tom, c’était évidemment la jeune maîtresse de Chuffey. Mais Tom et tous les autres frémirent devant l’idée de tromper Merry pour faire d’elle l’instrument innocent de la ruine de son tyran. N’y avait-il donc plus personne qu’on pût employer ? Si fait, il y avait quelqu’un encore. Tom dit que Chuffey subissait aussi, quoique d’une autre manière, l’influence de mistress Gamp, la garde-malade, qui autrefois l’avait soigné, disait-on, durant quelque temps.

Ils s’arrêtèrent immédiatement à cette idée. C’était une voie nouvelle, dans une direction à laquelle ils n’avaient pas songé jusqu’alors. John Westlock connaissait mistress Gamp ; c’est lui qui lui avait donné de l’emploi ; il savait son adresse ; car en partant, cette bonne dame avait eu l’obligeance de lui remettre tout un paquet de ses prospectus, pour en faire part à ses amis et connaissances. Il fut décidé qu’on aborderait mistress Gamp avec précaution, mais sans le moindre retard, qu’on sonderait soigneusement la profonde expérience que cette discrète matrone avait de M. Chuffey, et qu’on en profiterait pour se mettre en rapport avec lui, soit tous ensemble, soit au moins par quelqu’un d’entre eux.

En conséquence, Martin et John Westlock résolurent d’agir dès le soir même, et de se rendre tout d’abord chez mistress Gamp, avec la chance de la trouver dans le repos de la vie privée, ou d’aller la chercher en ville dans l’exercice des devoirs de sa profession. Tom retourna chez lui, afin de saisir l’occasion de revoir Nadgett, si celui-ci reparaissait sur l’horizon. Quant à M. Tapley, il s’établit de lui-même à Furnival’s-Inn pour surveiller Lewsome, qu’on eût pu d’ailleurs laisser seul en toute sécurité, car il ne manifestait aucune velléité de s’échapper.

Mais avant de se séparer pour leurs diverses missions, ils invitèrent Lewsome à leur lire à haute voix le papier qu’il avait sur lui, et de plus, une déclaration qu’il y avait jointe, et par laquelle il reconnaissait avoir écrit le tout librement et de sa propre volonté, poursuivi par la crainte de la mort et les tortures de ses remords ; après quoi, ils signèrent tous ce document, et le lui prenant, de son propre consentement, le mirent sous clef en lieu de sûreté.

Martin écrivit aussi, d’après le conseil de John, une lettre aux commissaires de la souscription pour le fameux Collège. Il y réclamait nettement, comme lui appartenant, les plans couronnés, et accusait M. Pecksniff de la fraude qu’il avait commise. John portait à cette affaire un chaud intérêt ; il fit observer, avec son irrévérence habituelle, que M. Pecksniff avait été toute sa vie un heureux gredin. « Ce serait pour moi, dit-il, une éternelle source de bonheur, si je pouvais lui faire rendre justice dans la très-humble mesure de mes moyens. »

Quelle journée bien employée !

Cependant Martin n’avait pas encore de logement : aussi, quand on eut réglé l’ordre des courses, il remercia John Westlock qui lui offrait de partager son dîner, et témoigna le désir de sortir pour aller à la recherche d’un domicile. Après s’être donné beaucoup de mal, il réussit à louer deux mansardes, pour Mark et lui, au fond d’une cour dans le Strand, non loin de Temple-Bar. Il fit porter en ce nouveau lieu de refuge leur bagage qui était resté au bureau de la diligence ; et ce fut avec une satisfaction que son égoïsme d’autrefois ne lui eût jamais procurée que, se félicitant d’épargner à Mark toute cette peine et ce tracas, et se réjouissant d’avance du plaisir de lui en faire la surprise, il se mit à errer dans Temple-Bar tout en mangeant une tranche de pâté pour son dîner.

Chapitre XXIV. Où mistress Harris, conjointement avec une théière, amène une brouille entre des amies. §

L’appartement de mistress Gamp dans Kingsgate-Street, High-Holborn, portait, au figuré, un costume de cérémonie. Il avait été balayé et décoré pour recevoir une grande visite. Cette grande visite était celle de Betsey Prig, mistress Prig, de Barlemy, ou, comme d’autres disaient, de Barklemy, ou comme on disait encore, de Bardlemy, toutes variantes intimes et badines du petit nom de l’hôpital Saint-Barthélemy, entre collègues de la confrérie de gardes-malades dont Betsey Prig était l’un des plus gracieux ornements.

L’appartement de mistress Gamp n’était point spacieux ; mais pour un cœur facile à satisfaire un cabinet est un palais, et un premier étage sur le devant, dans la maison de M. Sweedlepipe, pouvait paraître à l’imagination de mistress Gamp un monument majestueux. Si ce n’était pas tout à fait la même chose pour les esprits difficiles qui ne sont jamais contents, ce logis offrait du moins un agencement commode, capable de satisfaire qui que ce soit, eu égard aux dimensions du local ; ou bien il aurait donc fallu être d’une exigence insensée. Il ne s’agissait que de se rappeler la place du lit pour éviter tout accident ; c’était là le grand secret. En ayant soin de ne pas oublier le lit, vous aviez même la place de vous baisser si vous aviez laissé choir quelque chose pour regarder sous la petite table ronde, sans trop vous heurter contre la commode, ou sans risquer d’aller vous faire soigner à Saint-Barthélemy en tombant dans le feu de la cheminée.

Ce qui, d’ailleurs, aidait beaucoup les visiteurs à se tenir prudemment et constamment en garde contre ce meuble, c’était sa grandeur. Ce n’était pas un lit-canapé, ni un bois de lit français, ni un lit à quatre colonnes, mais ce qu’on pourrait appeler poétiquement une tente : la sangle en était basse et bombée, ce qui ne permettait pas à la malle de mistress Gamp de passer dessous tout entière ; elle était obligée de rester en chemin, de manière à choquer la raison et à mettre en danger les jambes d’un étranger. La charpente destinée à soutenir le baldaquin et les rideaux, s’il y en avait eu, était ornée de pommes en bois sculpté, lesquelles à la moindre provocation, et souvent même sans provocation aucune, se mettaient à dégringoler, alarmant le pacifique visiteur par des terreurs inexplicables.

Le lit était lui-même décoré d’un couvre-pied tout rapiéceté et de la plus vénérable antiquité : à la tête, du côté le plus rapproché de la porte, pendait un étroit rideau de calicot bleu, pour empêcher les zéphyrs qui prenaient leurs ébats dans Kingsgate-Street, de caresser trop rudement le visage de mistress Gamp. Quelques vieilles robes et autres articles de toilette de cette dame étaient suspendus à des patères ; et ces effets d’habillement s’étaient, par un long usage, si bien moulés sur les contours de la dame, que plus d’un mari impatient, entrant précipitamment en ce lieu, vers l’heure du crépuscule, resta d’abord muet d’horreur, en croyant voir mistress Gamp pendue en personne. Un gentleman, venu pour une de ces commissions pressées, dont le motif se devine aisément, avait dit que ces vêtements ressemblaient à des anges gardiens qui « protégeaient mistress Gamp pendant son sommeil. » Mais, ajoutait mistress Gamp, s’il s’était permis cette familiarité la première fois, il s’était bien gardé de le répéter, quoiqu’il eût souvent réitéré ses visites.

Dans l’appartement de mistress Gamp, les sièges étaient extrêmement grands et avaient un dossier très-large ; raison suffisante pour que leur nombre ne montât pas à plus de deux. C’étaient des fauteuils d’acajou antique ; ils se distinguaient surtout par la nature lisse et glissante de leur coussin qui, dans l’origine, avait été composé d’un tissu de crin, mais qui était maintenant couvert d’un enduit luisant et d’une teinte bleuâtre, sur lequel le visiteur commençait à glisser, à sa profonde stupéfaction, aussitôt après s’y être assis. Ce qui lui manquait en fauteuils, mistress Gamp le rachetait en cartons ; elle en possédait une nombreuse collection, destinée à recevoir les objets les plus divers comme les plus précieux. Cependant ces objets n’étaient pas tout à fait aussi bien protégés que la bonne dame paraissait le croire par une agréable fiction : car, bien que chaque carton eût son couvercle soigneusement fermé, aucun d’eux n’avait de fond ; ce qui faisait que sa propriété personnelle n’était guère, pour ainsi dire, abritée que par des éteignoirs d’un nouveau genre. La commode, ayant été faite dans l’origine pour être posée en guise de buffet sur un avant-corps, avait un certain air de meuble nain, maintenant qu’elle était isolée ; mais la sécurité qu’elle offrait lui donnait un grand avantage sur les cartons. En effet, comme les poignées en avaient été arrachées depuis longtemps, il était très-difficile d’y rien prendre. L’opération ne pouvait s’accomplir que de deux manières : soit en penchant le meuble tout entier jusqu’à ce que les tiroirs tombassent tous à la fois, soit en ouvrant chaque tiroir l’un après l’autre avec une lame de couteau, comme on ouvre les huîtres.

Mme Gamp entassait tous ses ustensiles de ménage dans un petit buffet près de la cheminée, en commençant par mettre sous la dernière planche, comme de raison, le charbon de terre au rez-de-chaussée, et montant par étages jusqu’aux spiritueux que, par des motifs de délicatesse, elle tenait dissimulés dans une théière. Le dessus de la cheminée était orné d’un petit almanach, que mistress Gamp avait de sa propre main marqué çà et là de signes indiquant la date à laquelle telle ou telle dame devait être soulagée. Le chambranle en était décoré également de trois portraits : l’un, colorié, représentant mistress Gamp elle-même au temps de sa jeunesse ; l’autre, bronzé, était une dame coiffée de plumes, probablement Mme Harris en toilette de bal ; et le troisième, en noir, image de feu M. Gamp. Ce dernier portrait avait été exécuté en pied, afin que la ressemblance en fût plus frappante et moins contestable par la reproduction de la jambe de bois.

Un soufflet, une paire de socques, une fourchette à rôties, un chaudron, un poêlon à bouillie, une cuiller destinée à administrer les médecines aux malades récalcitrants ; et enfin le parapluie qui, en sa qualité d’objet rare et précieux, était étalé en évidence ; tels étaient les objets qui complétaient la décoration du dessus de cheminée et du mur adjacent. Mme Gamp leva les yeux avec satisfaction sur ces ornements quand elle eut préparé le plateau à thé et terminé ses dispositions pour recevoir Betsey Prig, en exhibant deux livres au moins de saumon de Newcastle, où elle n’avait pas épargné la saumure.

« Voilà ! Maintenant vous n’avez qu’à venir, Betsey, et ne tardez pas ! dit mistress Gamp, apostrophant son amie absente. Car je ne sais pas ce que c’est que d’attendre, ma parole d’honneur. Quelque part que j’aille, je tiens à ce qu’on soit ponctuel avant tout. Il faut peu de chose pour me satisfaire, mais je veux que ce soit du meilleur et servi à la minute, quand l’heure sonne ; autrement, nous ne nous quittons pas bons amis, et je garde toujours cela sur le cœur. »

Ses préparatifs étaient donc, comme elle venait de le dire, des meilleurs, car ils comprenaient un bon petit pain tendre, une assiette de beurre frais, un bol de beau sucre blanc et autres agréments pareils. Le tabac même, dont elle prit une pincée pour se rafraîchir, était de si bonne qualité qu’elle en huma une seconde prise.

« Voici la petite sonnette qui carillonne, dit mistress Gamp se précipitant sur l’escalier et regardant par dessus la rampe. Betsey Prig, ma… Eh quoi ! c’est ce Sweedlepipe de malheur, je crois !

– Oui, c’est moi, dit doucement le barbier ; je viens de rentrer.

– Vous rentrez toujours, j’imagine, grommela entre ses dents mistress Gamp, excepté quand vous sortez. Je ne peux pas souffrir cet homme-là.

– Mistress Gamp ! dit le barbier. Mistress Gamp !

– Eh bien ! s’écria Mme Gamp d’un ton de mauvaise humeur en descendant l’escalier. Qu’est-ce qu’il y a ? Est-ce que le feu est à la Tamise ? Est-ce qu’elle frit elle-même ses propres poissons, monsieur Sweedlepipe ?… Mais qu’est-ce qui lui est donc arrivé ?… Il est blanc comme de la craie ! »

Elle achevait cette dernière question, quand elle trouva au bas de l’escalier le barbier pâle et défait, dans son grand fauteuil à raser.

« Vous vous souvenez… dit Poll, vous vous souvenez du jeune…

– Pas du jeune Wilkins ! s’écria Mme Gamp. N’allez toujours pas me parler du jeune Wilkins. Si la femme du jeune Wilkins est prise de…

– Il ne s’agit de la femme de personne ! s’écria à son tour le petit barbier. Bailey… le jeune Bailey !…

– Eh bien ! quoi ? repartit aigrement mistress Gamp. Voulez-vous dire que ce gamin-là a fait quelque escapade, quelque folie, monsieur Sweedlepipe ?

– Il n’a pas fait la moindre chose ! s’écria le pauvre Poll tout désespéré. Pourquoi me pressez-vous ainsi, quand vous me voyez hors de moi et presque incapable de parler ?… Il ne fera plus rien dorénavant. Tout est fini pour lui. Il est tué… La première fois que je vis cet enfant, je lui pris trop cher pour une linotte. Je lui demandai trois sous au lieu de deux, parce que j’avais peur qu’il ne se mît à marchander ; mais il n’en fit rien. Et maintenant le voilà mort ! Et quand vous réuniriez dans cette boutique toutes les machines à vapeur et les fluides électriques qu’il y a au monde, pour les faire fonctionner de leur mieux, ils ne pourraient équilibrer le déficit du demi-penny que je lui dois, en conscience. »

M. Sweedlepipe se tourna vers l’essuie-mains et s’en frotta les yeux.

« Et quel garçon d’esprit c’était ! dit-il. Quel surprenant jeune drôle ! Comme il jasait ! Que de choses il savait ! Je l’ai rasé dans ce fauteuil même… par pure plaisanterie : une plaisanterie de sa façon ; d’ailleurs, il n’avait pas son pareil. Et penser qu’il ne sera jamais rasé pour de vrai ! Tous mes oiseaux auraient pu mourir, et j’aurais mieux aimé ça, s’écria le petit barbier en promenant son regard sur les cages et s’épongeant de nouveau les yeux avec l’essuie-mains ; j’aurais mieux aimé ça que d’apprendre cette nouvelle !

– Où l’avez-vous apprise ? demanda Mme Gamp. Qui vous a dit la chose ?

– J’étais allé dans la Cité, dit le petit barbier, me rendant près de la Bourse, chez un gent42 du sport qui avait besoin de quelques pigeons à vol lent pour s’exercer au tir. Mon affaire finie, j’allai boire une petite goutte de bière, et c’est là que j’entendis quelqu’un parler de ce sujet. C’est dans les journaux.

– Vous voilà dans un bel état, monsieur Sweedlepipe ! dit mistress Gamp en secouant la tête. Mon avis est qu’une demi-douzaine de sangsues fraîches, bien vivantes, appliquées aux tempes, ne seraient pas de trop pour vous éclaircir l’esprit. C’est moi qui vous le dis ! Eh bien ! de quoi parlait-on, et qu’est-ce qu’il y avait dans les journaux ?

– Toute l’affaire ! s’écria le barbier. Qu’est-ce que vous voulez de plus ? Lui et son maître ont versé étant en voyage ; on l’a porté à Salisbury, où il allait rendre le dernier soupir au départ du courrier. Il n’avait pas pu prononcer un mot, pas un seul mot. C’est là le pis, selon moi ; mais ce n’est pas tout. On ne peut pas retrouver son maître. L’autre directeur de leur bureau dans la Cité, Crimple, David Crimple, a filé avec la caisse, et on l’a affiché sur les murs avec récompense honnête pour qui le ramènera. On a mis également un avis pour M. Montague, le maître du pauvre jeune Bailey (quel garçon cela faisait !). Il y en a qui disent qu’il s’est sauvé aussi et qu’il a été rejoindre son ami à l’étranger ; d’autres, qu’il ne peut en avoir eu le temps ; et on le cherche partout. Leur office est à bas ; une vraie flouerie. Mais qu’est-ce que c’est qu’une compagnie d’assurances sur la vie, comparée à une vie ? et à la vie du jeune Bailey encore !

– Il était né dans une vallée de misère, dit Mme Gamp avec une froideur philosophique, et il a vécu dans une vallée de misère ; il n’a fait que subir les conséquences d’une telle situation. Mais n’avez-vous pas entendu parler de M. Chuzzlewit dans tout ceci ?

– Non, dit Poll, je n’ai pas entendu parler de lui. Son nom n’était pas imprimé parmi ceux des membres du bureau, bien qu’il y ait des gens qui disent qu’il était au moment d’en être. Les une croient qu’il a été attrapé, les autres qu’il était un des attrapeurs ; mais, en tout cas, on ne peut rien prouver contre lui. Ce matin, il s’est présenté de lui-même par-devant le lord-maire ou quelqu’une des grosses perruques de la Cité ; il s’est plaint d’avoir été filouté ; il a dit que ces deux individus s’étaient sauvés après l’avoir trompé, et qu’il venait de découvrir que le nom de Montague n’était pas Montague, mais un autre. On dit encore qu’il avait l’air d’un déterré, sans doute à cause de ses pertes. Mais, Dieu me pardonne ! s’écria le barbier revenant à l’objet de son chagrin particulier, qu’est-ce que ça me fait à moi, l’air qu’il a ? Il pourrait être mort cinquante fois, et bonsoir ! Ça n’aurait pas été une perte comme celle de Bailey !… »

En ce moment, la petite sonnette recommença son train ; l’organe sonore de mistress Prig interrompit la conversation.

« Oh ! vous parliez de ça, vous autres !… Eh bien, j’espère que vous en avez fini, car cela ne m’intéresse pas du tout, moi.

– Ma chère Betsey, dit mistress Gamp, comme vous arrivez tard ! »

La digne mistress Prig répondit avec une certaine aigreur que, s’il y avait des mauvais sujets qui se permettaient de mourir au moment où l’on devait le moins s’y attendre, ce n’était pas sa faute. Et elle ajouta « qu’il était déjà assez désagréable d’être en retard quand on allait prendre le thé chez quelqu’un, sans en recevoir encore des reproches ! »

Mme Gamp, devinant, d’après cette réplique, que Mme Prig n’était pas bien montée pour le quart d’heure, emmena aussitôt son amie, dans l’espérance que la vue du saumon salé opérerait chez Betsey une douce métamorphose.

Mais Betsey Prig s’attendait au saumon salé ; c’était certain, car, à peine eut-elle jeté un regard sur la table, qu’elle dit tout d’abord :

« Je savais bien qu’elle n’aurait pas de concombres ! »

Mme Gamp changea de couleur et se laissa tomber sur son lit.

« Dieu vous bénisse, Betsey Prig ! vous dites vrai. Je les avais complètement oubliés ! »

Mme Prig, regardant fixement son amie, plongea la main dans sa poche et, avec un air de triomphe hargneux, tira de ce réceptacle la plus vieille des laitues ou le plus jeune des choux, en tout cas un légume vert d’une nature luxuriante et de proportions si magnifiquement splendides, qu’elle fut obligée de le fermer comme un parapluie avant de pouvoir le tirer de sa prison. Elle exhiba aussi une poignée de moutarde et de cresson, quelques brins de l’herbe appelé pissenlit, trois bottes de radis, un oignon beaucoup plus gros qu’un navet moyen, trois tranches substantielles de betteraves, et une griffe ou plutôt un andouiller de céleri. Quelques minutes auparavant, tout ce potager avait été acheté à une exposition publique, comme salade à quatre sous, par mistress Prig, à la condition que le vendeur pût faire entrer en entier la marchandise dans la poche de la dame. L’opération s’était heureusement accomplie dans High-Holborn, à la profonde stupeur et admiration des cochers de fiacre de la place voisine. Et Betsey tira si peu vanité de son habile marché, qu’elle ne sourit même pas. Elle se contenta de retourner sa poche et de recommander que ces productions de la nature fussent immédiatement coupées par tranches et plongées dans un bain de vinaigre, pour leur consommation immédiate.

« Et n’allez pas laisser tomber de votre tabac là dedans, dit Mme Prig. Dans le gruau, l’eau d’orge, le thé de pommes, le bouillon de mouton et le reste, peu importe. Cela ne fait que donner du ton au malade. Mais moi, je ne l’aime pas.

– Betsey Prig, s’écria Mme Gamp, comment pouvez-vous parler ainsi ?

– Quoi ! est-ce que vos malades, quel que soit leur mal, n’éternuent pas toujours à se rompre la tête en reniflant votre tabac ?

– Eh bien ! après, s’ils éternuent ? dit Mme Gamp.

– Ça ne fait rien, dit Mme Prig, mais ne le niez pas, Sairah.

– Qui est-ce qui le nie ? » demanda Mme Gamp.

Mme Prig ne répondit pas.

« Qui est-ce qui le nie, Betsey ? » demanda de nouveau Mme Gamp.

En retournant ainsi la question, mistress Gamp lui donna un caractère plus solennellement grave et terrible :

« Betsey, qui est-ce qui le nie ? »

Un dissentiment très-marqué était sur le point d’éclater entre les deux dames ; mais l’impatience qu’éprouvait mistress Prig de se mettre à table l’emportait en ce moment sur son ardeur de controverse ; elle se contenta donc de répondre : « Personne ne le nie si vous ne le niez pas vous-même, Sairah, » et elle se disposa à prendre le thé. En effet, une querelle peut toujours se remettre indéfiniment, mais non pas un morceau de saumon.

La toilette de Betsey était très-élémentaire. Elle n’avait qu’à jeter son chapeau et son châle sur le lit et à donner deux petits coups à ses cheveux, l’un à droite, l’autre à gauche, comme si elle tirait deux cordons de sonnette, et le tour était fait. Le thé était déjà prêt ; Mme Gamp eut bientôt assaisonné la salade, et les amies ne tardèrent pas à être en plein exercice.

L’humeur des deux convives s’était radoucie, au moins pour quelque temps, au sein des plaisirs de la table. Lorsque le repas avança vers son terme (ce qui ne fut pas mal long) et que Mme Gamp eut desservi, la bonne dame tira la théière de la planche supérieure du buffet, avec une couple de verres à vin ; alors elles furent l’une et l’autre on ne peut plus aimables.

« Betsey, dit Mme Gamp en remplissant son propre verre, et passant ensuite la théière à son amie, je vais proposer un toast. À ma camarade de cœur Betsey Prig !

– Je l’accepte, dit Mme Prig, avec amour et tendresse, en changeant seulement le nom contre celui de Sairah Gamp. »

À partir de cet instant, des symptômes d’incandescence commencèrent à briller sur le nez de chacune de ces dames ; et peut-être même aussi dans leur humeur, malgré toutes les apparences contraires.

« Maintenant, Sairah, dit Mme Prig faisant marcher les affaires avec le plaisir, quelle peut-être la besogne pour laquelle vous réclamez mon concours ? »

Mme Gamp laissant percer sur sa physionomie une certaine intention de répondre d’une manière évasive, Betsey ajouta :

« S’agit-il de mistress Harris ?

– Non, Betsey Prig, pas du tout.

– Eh bien, dit Mme Prig avec un petit sourire, j’en suis ma foi contente.

– Pourquoi donc en seriez-vous contente, Betsey ? répliqua chaudement Mme Gamp. Puisque vous ne la connaissez que par ouï-dire, pourquoi seriez-vous contente de ne pas la voir ? Si vous avez quelque chose à énoncer contre le caractère de Mme Harris, qui ne peut, à ma connaissance, être attaquée ni par devant ni par derrière, ni autrement, ne craignez pas de vous exprimer à haute voix et franchement, Betsey. J’ai connu cette femme, la plus douce, la meilleure de toutes les créatures, continua Mme Gamp en secouant la tête et versant des larmes, je l’ai connue bien avant son premier ; à telle enseigne que M. Harris, qui n’avait pas plus de cœur qu’une poule intimidée, s’enfuit pour ne rien entendre dans la niche du chien qui n’y était pas, et ne voulut ni déboucher ses oreilles ni sortir qu’on ne lui eût montré le poupon, lequel fut saisi de coliques ; mais le docteur le prit par le cou et l’étendit sur le carreau, et l’on dit à la mère de se rassurer, car les cris de l’enfant étaient sonores comme des tuyaux d’orgue. Et je l’ai connue encore, Betsey Prig, quand son mari a blessé les sentiments de son cœur en disant de son neuvième que c’en était un de trop, sinon deux, tandis que ce cher petit innocent roucoulait et prospérait quoique bancal ; mais je ne vois pas, Betsey, que vous ayez sujet de dire que vous soyez enchantée que mistress Harris ne vous appelle pas. Jamais de la vie elle ne vous appellera, comptez là-dessus ; car dans ses indispositions elle a et aura toujours à la bouche ces mots : « Qu’on aille chercher Sairey ! »

Pendant ce plaidoyer pathétique, Mme Prig, feignant habilement d’être le jouet de cette distraction causée par l’attention excessive qu’on prête à un sujet de conversation, attirait insensiblement à elle la théière. Mme Gamp, de son côté, observait ce manège, et en conséquence elle eut soin d’y mettre promptement bon ordre.

« Eh bien ! dit froidement Mme Prig, puisqu’il n’est pas question d’elle, de qui ou de quoi s’agit-il alors ? »

Après avoir dirigé sur la théière un regard ferme et expressif, Mme Gamp répondit :

« Vous m’avez entendue, Betsey, parler d’une personne que je soignai vers l’époque où vous et moi nous nous relayions auprès du jeune homme qui était au Bull avec la fièvre ?

– Le vieux Snuffey43 ? » dit Mme Prig.

Sarah Gamp lui lança un regard plein de colère ; car dans cette méprise de Mme Prig, elle vit clairement une nouvelle épigramme mordante dirigée à dessein contre son défaut mignon, une allusion peu généreuse déjà produite par Betsey et qui avait tout d’abord détruit la bonne harmonie au commencement de la soirée. Elle le reconnut mieux encore quand, ayant donné une leçon polie mais ferme à cette dame en prononçant distinctement le mot : « Chuffey, » elle entendit mistress Prig recevoir cette correction avec un rire infernal.

Les meilleurs d’entre nous ont leurs imperfections, et il faut reconnaître chez Mme Prig que, s’il y avait une ombre dans la bonté de son esprit, c’est qu’elle avait l’habitude de ne point verser à ses malades tout son fiel et tout son acide (comme eût dû le faire une collègue aimable), mais d’en garder une bonne part au service de ses amis. Il n’était pas impossible non plus que le saumon fortement épicé, la salade confite dans le vinaigre, eussent, par un supplément d’acidité, excité et accru ce défaut chez Mme Prig ; les caresses répétées à la théière n’en étaient pas non plus tout à fait innocentes. En effet, les propres amis de Betsey avaient remarqué que cette dame poussait très-loin l’esprit de contradiction lorsqu’elle était surexcitée. Il est certain qu’elle prenait alors un maintien railleur et agressif, croisant ses bras et tenant un œil fermé ; attitude d’autant plus blessante qu’elle avait une certaine prétention de défi malicieux.

Mme Gamp n’en fut pas dupe, et jugea tout de suite qu’il devenait absolument nécessaire de remettre à sa place mistress Prig, et de lui faire sentir sa position réelle dans la société, aussi bien que ses devoirs et obligations envers son amie Sairah. Elle prit donc un air important et protecteur pour répondre à Mme Prig en ces termes plus explicites :

« M. Chuffey est faible d’esprit. Excusez-moi si je vous fais remarquer qu’il n’est pas aussi faible que bien des gens le prétendent ; ces gens-là ne le croient pas au fond aussi faible qu’ils le disent. Ce que je sais, je le sais ; ce que vous ignorez, vous l’ignorez. Ainsi, Betsey, ne m’en demandez pas plus long. Cependant les amis de M. Chuffey m’ont fait des propositions pour lui donner mes soins, et ils m’ont dit : « Mistress Gamp, voulez-vous vous charger de cela ? Nous ne songerions pas, qu’ils me dirent, à confier Chuffey à une autre que vous ; car vous êtes, Sairah, l’or qui a passé par le creuset. Voulez-vous vous charger de ça aux conditions qu’il vous plaira, pour le jour et la nuit et sans aide ? – Non, répondis-je ; impossible ; ne me le demandez pas. Il y a, que je dis, une seule créature au monde dont je voulusse me charger à ces conditions-là, elle s’appelle Harris. Mais, que je dis, j’ai une amie, du nom de Betsey Prig, que je puis recommander et qui m’aidera. Betsey, dis-je, mérite toute confiance étant sous ma direction, et elle se laissera conduire comme je puis le désirer. »

Ici Mme Prig, sans rien modifier dans son attitude agressive, feignit encore d’éprouver une certaine distraction et étendit la main vers la théière. C’était plus que Mme Gamp n’en pouvait supporter. Elle arrêta au passage la main de Mme Prig, et dit avec une grande émotion :

« Non pas, Betsey !… il ne faut pas boire à la sourdine, comme ça, s’il vous plaît. »

Mme Prig, ainsi déjouée, se renversa dans son fauteuil ; refermant son œil d’une façon plus marquée, et croisant ses bras plus étroitement encore, elle se mit à balancer lentement sa tête à droite et à gauche, tout en attachant sur son amie un sourire méprisant.

« Mistress Harris, Betsey… continua Mme Gamp.

– Vous m’ennuyez avec votre mistress Harris ! » dit Betsey Prig.

Mme Gamp venait de lui lancer un regard empreint à la fois de surprise, d’incrédulité et d’indignation, quand Mme Prig, fermant de plus en plus son œil et croisant plus fortement encore ses bras, prononça ces paroles mémorables et terribles :

« Je ne crois pas qu’il ait jamais existé de mistress Harris ! »

Après avoir formulé cette déclaration, elle se pencha en avant et fit claquer ses doigts à trois reprises, et chaque fois plus près du visage de Mme Gamp ; puis elle se leva pour prendre son chapeau, comme si elle sentait qu’il y avait désormais entre elles deux un abîme infranchissable.

Ce coup fut tellement violent et subit, que Mme Gamp resta comme clouée sur son fauteuil sans rien voir, les yeux écarquillés, la bouche grande ouverte comme pour reprendre haleine. Pendant ce temps, Betsey Prig avait remis son chapeau, et elle était en train de fixer son châle autour de sa taille. Alors Mme Gamp, prenant son élan au moral comme au physique, l’apostropha ainsi :

« Eh quoi ! misérable créature, aurai-je donc connu mistress Harris depuis trente-cinq ans, pour finir par m’entendre dire qu’il n’existe personne de ce nom ? Serai-je restée son amie au milieu de tous les chagrins, grands ou petits, pour en arriver à une déclaration pareille, que dément son charmant portrait suspendu ici devant vos yeux comme pour faire honte à vos paroles impudentes ? Mais vous avez bien raison de croire qu’une telle créature n’existe pas, car elle ne s’abaisserait point à prendre garde à vous, et souvent elle m’a dit, quand je vous nommais, ce que j’ai fait bien à tort et que j’en ai de regret : « Quoi ! Sairah Gamp ! vous vous ravalez jusqu’à cette femme ! » Allons, partez !

– Je pars, madame. Voyez plutôt ! dit Mme Prig, qui s’arrêta en parlant ainsi.

– Vous faites bien, madame, dit mistress Gamp.

– Savez-vous à qui vous parlez, madame ? demanda la visiteuse.

– Apparemment, madame, dit mistress Gamp, la toisant avec dédain, de la tête aux pieds. Je parle à Betsey Prig. C’est probable. Je la connais. Personne ne la connaît mieux que moi. Allez, partez !

– Et vous vouliez me prendre sous votre protection ! s’écria Mme Prig, toisant à son tour Mme Gamp. Vous vouliez, vous !… Oh ! c’était trop de bonté. Eh bien ! que le diable emporte votre protection… ajouta Mme Prig ? passant de la raillerie à un ton féroce. A-t-on jamais vu ?

– Allons, partez ! dit Mme Gamp. Je rougis pour vous.

– Vous feriez mieux de rougir un peu pour vous-même, tandis que vous y êtes ! dit Mme Prig. Vous et tous vos Chuffey. Ah ! ah ! ce pauvre vieux n’était donc pas déjà assez fou ?

– Il le deviendrait bientôt assez, dit Mme Gamp, si vous aviez quelque chose de commun avec lui.

– Et c’est pour cela qu’on m’appelait, n’est-ce pas ? s’écria Mme Prig d’un accent de triomphe. Oui, mais vous serez déçue. Je n’irai pas auprès de lui. Nous verrons comment ça marchera sans moi. Je n’aurai rien de commun avec lui.

– Vous n’avez jamais dit une parole plus exacte. Allons, partez ! »

Mme Gamp n’eut point la satisfaction de voir Mme Prig sortir de la chambre, malgré le vif désir qu’elle en avait exprimé : car Mme Prig, dans sa brusque précipitation, s’étant heurtée contre le lit et ayant fait tomber quelques-unes des pommes de bois sculpté, trois ou quatre de ces ornements vinrent cogner si violemment la tête de mistress Gamp, qu’avant qu’elle eût pu se remettre de cette douche de bois, son ex-amie était déjà loin.

Il lui fut donné cependant d’entendre Betsey avec sa voix sonore proclamer dans l’escalier, le long du couloir et jusque dans Kingsgate-Street, ses griefs et sa ferme volonté de n’avoir rien de commun avec M. Chuffey ; elle eut aussi la satisfaction d’apercevoir dans son appartement, au lieu et place de Mme Prig, M. Sweedlepipe et deux gentlemen.

« Dieu me bénisse ! s’écria le petit barbier. Quel grabuge ! Avez-vous fait assez de tapage pour des dames, mistress Gamp ! Ces deux gentlemen que voici ont attendu sur l’escalier, en dehors, presque tout le temps, essayant en vain de se faire entendre de vous au beau milieu de votre charivari ! Mon petit bouvreuil, qui tire lui-même son seau d’eau, en mourra, bien sûr. Dans sa frayeur, il lui a pris une ardeur nerveuse, et il s’est mis à tirer plus d’eau qu’il n’en pourrait boire en l’espace de douze mois. Il aura cru que le feu était à la maison ! »

Cependant Mme Gamp était tombée dans son fauteuil ; et là, joignant les mains et levant au ciel ses yeux inondés de larmes, elle exhala la lamentation suivante :

« Oh ! monsieur Sweedlepipe ! monsieur Westlock aussi, si mes yeux ne m’abusent ; et un ami que je n’ai pas le plaisir de connaître ! Il n’est pas de créature au monde qui puisse savoir ce que j’ai eu à supporter tout ce soir de Betsey Prig ! Bienheureuse encore si elle n’avait outragée que moi dans la boisson, car il me semble bien qu’en entrant, elle sentait furieusement la liqueur, mais je ne pouvais pas le croire, moi qui suis à cent lieues d’en avoir l’habitude (mistress Gamp, par parenthèse, avait très-bien fonctionné, et on en pouvait juger par l’odeur de théière qui parfumait toute la chambre). Mais les agneaux eux-mêmes ne lui pardonneraient pas les paroles qu’elle a dites sur le compte de mistress Harris. Non, Betsey, ajouta Mme Gamp avec une violente explosion de sensibilité, les vers eux-mêmes ne les oublieraient pas ! »

Le petit barbier se gratta la tête, la secoua, considéra la théière, et tout doucement se glissa hors de la chambre.

John Westlock, prenant un siège, s’assit à côté de mistress Gamp. Martin s’installa de l’autre côté, sur le pied du lit.

« Vous vous demandez sans doute avec étonnement ce que nous désirons, fit observer John. Je vous le dirai bientôt quand vous serez remise. Nous ne sommes pas à cela près de quelques minutes. Comment vous trouvez-vous ? Mieux, n’est-ce-pas ? »

Mme Gamp versa de nouvelles larmes, agita la tête et prononça d’une voix à peine distincte le nom de mistress Harris.

« Prenez un peu de… »

John ne savait comment appeler la chose.

« De thé, souffla Martin.

– Ce n’est pas du thé, dit Mme Gamp, l’œil fixé sur la théière.

– Enfin c’est une médecine quelconque, je suppose, s’écria John. Prenez-en un peu. »

Mme Gamp profita de la permission pour se verser un plein verre.

« À condition, dit-elle, que Betsey n’aura jamais d’autre besogne en commun avec moi.

– Certainement non, dit John. Je vous promets bien que je ne la prendrai jamais pour ma garde-malade.

– Et penser, dit Mme Gamp, qu’elle a pu me servir d’aide auprès de ce gentleman de vos amis, et qu’elle a été presque au moment d’entendre des choses qui… Ah ! »

John et Martin échangèrent un regard.

« Oui, dit John, nous l’avons échappé belle, madame Gamp.

– Certainement, nous l’avons échappé belle ! dit mistress Gamp. Ce qui a sauvé tout, c’est que j’avais la garde de nuit et que c’est moi qui entendais le malade dans ses divagations, tandis que Betsey n’avait que la garde de jour. Qu’aurait-elle dit et fait si elle avait su ce que je sais, cette perfide créature ?… Et cependant, ô mon Dieu ! s’écria Mme Gamp, trépignant sur le parquet comme si elle tenait sous elle Mme Prig, dire que je devais entendre sortir des lèvres de cette même femme tout ce qu’elle a proféré contre mistress Harris !…

– N’y pensez plus, dit John. Vous savez que ce n’est pas vrai.

– Ce n’est pas vrai ! s’écria Mme Gamp. Oh ! non. Est-ce que je ne sais pas que cette chère femme m’attend en ce moment même, monsieur Westlock, et qu’elle me guette à la fenêtre qui donne sur la rue, ayant dans ses bras son petit Harris, le même qui m’appelle sa Gammy, et il a bien raison ? Dieu bénisse les petites jambes de ce précieux enfant, des jambes fermes comme un jambon de Salisbury !… Oui, monsieur Westlock, j’ai été sa Gammy, depuis que je l’ai trouvé avec son petit soulier de laine dans sa gorge où il l’avait enfoncé lui-même en jouant, le pauvre poulet, un jour où on l’avait laissé seul sur le parquet, tandis qu’on cherchait le soulier dans la maison et qu’il étouffait joliment dans le parloir ! Ô Betsey Prig, quelle méchanceté vous avez montrée ce soir ! Mais jamais vous ne ternirez de votre ombre la porte de Salisbury, jamais, ô couleuvre rampante !

– Vous avez été cependant toujours bien bonne pour elle ! dit John en manière de consolation.

– C’est bien ce qu’il y a de plus vexant. Voilà ce qui me révolte, monsieur Westlock, répondit Mme Gamp, tendant machinalement son verre que Martin remplit.

– C’est vous qui l’avez choisie pour vous seconder auprès de M. Lewsome, dit John ; c’est vous qui l’avez choisie pour vous seconder auprès de M. Chuffey !

– Oui, je l’avais choisie !… Mais je ne la choisirai plus. Plus d’association avec Betsey Prig, monsieur !

– Non, non, dit John. C’est fini.

– Et je ne sais pas si jamais il aurait dû y en avoir, ajouta Mme Gamp, avec ce ton solennel qui est particulier à un certain degré d’ivresse. Maintenant que la marque (Mme Gamp voulait sans doute dire le masque) est arrachée du visage de cette créature, je ne pense pas qu’il eût dû jamais y avoir d’association entre nous. Il y a dans les familles des raisons pour garder certains secrets sous le boisseau, et pour n’avoir près de soi que des personnes dont on sait qu’on peut être sûr et certain. Et qui donc pourrait se fier à Betsey Prig, après les paroles qu’elle a dites sur mistress Harris, dans ce fauteuil, là, devant mes yeux ?…

– Parfaitement juste, dit John, parfaitement. J’espère que vous aurez le temps de trouver une autre personne pour vous aider, madame Gamp ? »

Partagée entre son indignation et la théière, Mme Gamp commença à saisir moins distinctement ce qu’on lui disait. Elle leva sur John un regard mouillé de larmes, et, murmurant le nom cher à son souvenir que Mme Prig avait outragé et qui était comme un talisman contre tout souci terrestre, elle parut voyager dans l’espace.

« J’espère, répéta John, que vous aurez encore le temps de trouver quelqu’un pour vous aider ?

– Le délai est court, s’écria Mme Gamp en levant ses yeux languissants et serrant le poignet de M. Westlock avec une affection maternelle. C’est demain soir, monsieur, que je vais trouver ses amis. M. Chuzzlewit m’a donné rendez-vous de neuf à dix.

– De neuf à dix, répéta John en lançant à Martin un clin d’œil significatif ; et alors M. Chuffey sera sous bonne garde, n’est-ce pas ?

– Il faut qu’il soit sous bonne garde, je vous l’assure, répliqua Mme Gamp d’un air mystérieux. Il y a d’autres personnes que moi qui se trouveront bien d’être débarrassées de Betsey Prig. Je n’étais pas sûre de cette femme. Elle aurait vendu la mèche.

– Quelle mèche ?… dit John. Vous voulez parler du vieillard ?…

– Moi ! dit Mme Gamp. Oh !… »

À l’appui de ce que cette réponse avait d’ironique, Mme Gamp secoua lentement la tête et retroussa plus visiblement encore les coins de sa bouche. Puis elle ajouta avec une extrême dignité de manières, après avoir siroté une petite goutte :

« Mais je ne veux pas vous retenir, messieurs ; votre temps est précieux. »

Convaincue, dans l’effervescence que lui causaient ses libations, que les deux gentlemen avaient besoin de l’emmener immédiatement, mais aussi résolue sagement à ne pas leur fournir de plus amples renseignements sur le sujet qui l’avait fait divaguer, Mme Gamp se leva ; et ayant rangé la théière à sa place accoutumée, et fermé le buffet avec beaucoup de gravité, elle procéda au genre de toilette que comportait sa profession.

Ses préparatifs furent bientôt achevés : ils ne comprenaient pas autre chose que le chapeau noir saturé de tabac, le châle noir pénétré du même parfum, les socques et le parapluie, cet ustensile indispensable à son état, pour aller précipiter un décès comme pour présider à une naissance. Une fois munie de cet attirail, elle revint à son fauteuil et, s’y asseyant de nouveau, elle déclara qu’elle était tout à fait prête.

« C’est un bonheur, dit-elle, de savoir qu’on peut être utile à une pauvre douce créature. Tout le monde n’en peut pas dire autant. Les tortures que Betsey Prig inflige à ses malades sont effrayantes ! »

En faisant cette remarque elle ferma les yeux, dans la vivacité de sa commisération pour les malades de Betsey, et elle oublia de les rouvrir jusqu’au moment où elle laissa tomber un socque ; son sommeil fut encore troublé par intervalles, comme dans la légende des Dormeurs du moine Bâcon, par la chute de l’autre socque et celle du parapluie ; mais une fois débarrassée de ces ennemis de son repos, elle goûta un sommeil paisible.

Les deux jeunes gens se regardaient l’un l’autre en souriant. Martin faisait tous ses efforts pour ne pas éclater, murmura à l’oreille de John Westlock :

« Quel parti prendrons-nous ?

– De rester ici, » répondit ce dernier.

On entendait Mme Gamp murmurer dans son sommeil : « Mistress Harris ! »

« Tenez ceci pour certain, dit à demi-voix John en attachant un regard prudent sur la garde-malade : c’est qu’il faut absolument que vous questionniez le vieux commis, dussiez-vous vous présenter sous le costume de mistress Harris elle-même. À tout événement, nous savons maintenant ce que nous avons à faire, grâce à cette querelle qui confirme le vieux dicton : « Quand les coquins se disputent, c’est tout profit pour les honnêtes gens. » Jonas Chuzzlewit n’a qu’à bien se tenir, et cette femme peut dormir aussi longtemps qu’il lui plaira. Nous finirons toujours par arriver à notre but. »

Chapitre XXV. Grande surprise de Tom Pinch. – Confidences échangées entre sa sœur et lui. §

Le soir suivant, Tom et sa sœur, assis ensemble et prenant le thé, causaient, avec leur calme accoutumé, d’une foule de choses, mais nullement de l’histoire de Lewsome, ni de rien qui s’y rattachât : car John Westlock (réellement ce John était pour son âge extrêmement réfléchi) avait tout particulièrement recommandé à Tom de ne point parler, jusqu’à nouvel ordre, de cette affaire à sa sœur, de peur qu’elle n’en conçût de l’inquiétude.

« Je ne voudrais pas, mon cher Tom, avait-il dit avec quelque hésitation, voir une ombre se répandre sur son visage heureux, ou savoir qu’une pensée triste pénétrât dans son bon petit cœur ; non, je ne le voudrais pas pour tous les biens et les honneurs de l’univers !… »

En vérité, John était singulièrement et merveilleusement affectueux. « Il eût été le propre père de Ruth, disait Tom, qu’il ne lui eût pas témoigné un plus profond intérêt. »

Cependant la conversation, bien que très-soutenue entre Tom et sa sœur, était moins vive, moins gaie que d’ordinaire. Tom était bien loin d’en rendre sa sœur responsable ; il aimait mieux croire que c’était lui qui se trouvait plus triste ce jour-là. Et le fait qu’il l’était, car le plus léger nuage qui passait dans le ciel paisible de Ruth jetait son ombre sur Tom.

Or, ce soir-là il y avait un nuage suspendu au-dessus de la petite Ruth. Quand Tom regardait dans une autre direction, les yeux animés de la jeune fille, s’attachant fixement sur son frère, brillaient d’un éclat plus vif encore que de coutume, puis s’obscurcissaient. Quand Tom devenait silencieux et portait sa vue au dehors sur le ciel coloré par l’été, Ruth faisait parfois un mouvement saccadé, comme si elle était au moment de se jeter au cou de son frère ; mais elle se retenait, et, lorsqu’il ramenait son regard vers elle, Ruth lui montrait un visage riant, et lui parlait le plus gaiement du monde. Si elle avait quelque chose à donner à Tom, ou quelque prétexte plausible de s’approcher de lui, elle restait là tout agitée, autour de lui, sa petite main timide posée sur l’épaule de son frère, sans pouvoir se décider à la retirer, et elle témoignait ainsi qu’elle avait sur le cœur une confidence qu’elle avait bien envie de lui faire, sans en avoir le courage.

C’est ainsi qu’ils étaient assis ce soir-là, Ruth avec son ouvrage devant elle, mais sans travailler, et Tom avec son livre devant lui, sans lire, quand Martin frappa à la porte. Devinant qui ce pouvait être, Tom alla lui ouvrir, et il rentra dans la chambre, accompagné de Martin. Tom paraissait surpris : car, en échange de son accueil cordial, Martin avait proféré à peine une parole.

Ruth s’aperçut également qu’il y avait dans l’attitude de leur visiteur quelque chose d’étrange, et elle leva un regard interrogateur sur le visage de Tom, comme pour y chercher une explication. Tom secoua la tête et adressa à Martin le même appel muet.

Martin, sans s’asseoir, alla vers la fenêtre et s’y tint à regarder dehors. Au bout de quelques moments, il se retourna pour parler ; mais aussitôt, et sans avoir rien dit, il détourna de nouveau la tête.

« Qu’est-il arrivé, Martin ? demanda Tom avec anxiété. Mon cher camarade, quelle mauvaise nouvelle nous apportez-vous donc ?

– Ô Tom, répondit Martin d’un ton d’amer reproche, vous entendre feindre cet intérêt pour ce qui peut m’arriver, c’est quelque chose de plus pénible encore pour moi que votre conduite déloyale.

– Ma conduite déloyale ! Martin !… ma… »

Tom ne put rien ajouter de plus.

« Comment, Tom, avez-vous pu me laisser vous remercier avec tant d’ardeur et de sincérité pour votre amitié, au lieu de me dire, en honnête homme, que vous m’aviez abandonné ! Est-ce là de la sincérité, Tom ? Est-ce là de la franchise ? Est-ce digne de l’amitié que vous m’aviez prouvée jusqu’ici ? Comment avez-vous pu, lorsque vous vous étiez déjà tourné contre moi, m’engager à vous ouvrir mon cœur ? Ô Tom ! Tom ! »

Son accent témoignait d’un si cruel déplaisir, et en même temps d’un tel regret pour la perte d’un ami dans lequel il avait placé sa confiance ; il exprimait tant de vieille affection pour Tom, et tant de chagrin et de compassion pour son indignité supposée, que celui-ci mit un moment sa main devant son visage, comme s’il se reconnaissait atteint et convaincu d’être un monstre d’ingratitude et de fausseté.

« Je vous proteste, dit Martin, et que je meure si je mens, que je pleure surtout la perte de l’homme que j’avais cru connaître en vous, et que c’est sans aucun sentiment de colère que je songe à ma propre injure. C’est seulement en face de pareilles épreuves, de si cruelles découvertes, que nous apprécions toute la mesure de notre amitié d’autrefois pour celui qui nous l’avait inspirée : car je ne vous l’ai pas assez fait voir, c’est vrai ; je me reproche de ne pas vous l’avoir assez témoignée ; mais enfin je vous jure que, même à l’époque où je vous montrais le moins de considération, Tom, je vous aimais comme un frère. »

Pendant que Martin parlait ainsi, Tom s’était remis, et il eût pu représenter l’Esprit de Vérité dans son costume le plus simple (très-souvent l’Esprit de Vérité porte un costume très-simple, grâce à Dieu !) quand il répondit en ces termes :

« Martin, j’ignore ce que vous voulez dire ; j’ignore ce qui a pu égarer votre esprit et les étranges raisons que vous croyez avoir de me traiter ainsi ; mais elles sont fausses, sur ma parole. Il n’y a pas l’ombre de vérité dans l’impression dont vous paraissez accablé. C’est une illusion d’un bout à l’autre, et je vous prédis que vous regretterez profondément l’injure que vous me faites. Je puis dire, le visage levé, que j’ai toujours été droit et sincère envers vous comme envers moi-même. Vous verrez que vous en serez fâché. Oh ! oui, vous en serez bien fâché, Martin.

– Je le suis déjà, répliqua Martin secouant la tête. Jusqu’à présent je ne savais pas ce que c’était que le chagrin.

– Au moins, dit Tom, quand j’aurais toujours été ce que vous m’accusez d’être maintenant ; quand je n’aurais jamais occupé une place dans votre estime ; quand, au contraire, j’eusse été toujours l’objet de votre mépris et d’un mépris mérité, vous devriez du moins me dire en quoi vous m’avez trouvé déloyal et sur quel fondement vous appuyez vos accusations. En conséquence, je ne sollicite pas de vous, Martin, cette satisfaction comme une faveur, mais je vous la demande comme un droit.

– Mes propres yeux sont mes témoins, répondit Martin. Dois-je les croire ?

– Non, dit Tom avec calme, non, s’ils m’accusent.

– Mes témoins, ce sont vos paroles, c’est votre conduite. Dois-je les croire ?

– Non, répéta Tom avec le même calme, non, si elles m’accusent. Mais elles ne m’ont jamais accusé. Quiconque les a interprétées d’une manière aussi odieuse m’a outragé presque aussi cruellement que… vous l’avez fait. »

Ici, son calme l’abandonna.

« Je suis venu, dit Martin, pour en appeler à votre bonne sœur, et je veux qu’elle m’entende…

– Pas à elle ! interrompit Tom ; n’en appelez pas à elle, je vous prie ! Elle ne vous croirait pas. »

Et en même temps il passa dans son bras celui de Ruth.

« Eh bien ! au contraire, je le crois !… dit la jeune fille.

– Non, non, s’écria Tom, ne dites pas cela. Je sais bien que ce n’est pas vrai. Chut ! chut ! Êtes-vous assez nigaude !

– Je n’ai jamais songé à en appeler à vous contre votre frère, dit vivement Martin. Ne me croyez pas assez dur, assez cruel pour cela. Seulement, je vous invitais à entendre la déclaration suivante : Je ne suis pas venu ici pour faire des reproches (je n’en ai pas à faire) ; c’était uniquement pour exprimer mon profond regret. Vous ne pouvez savoir combien il est amer, car vous ne savez pas combien de fois j’ai pensé à Tom ; combien de fois, au milieu des circonstances les plus critiques, je me suis promis de mieux apprécier son amitié, et vous ne savez pas la constante et suprême confiance que j’avais en lui.

– Chut ! chut ! dit Tom arrêtant sa sœur au moment où elle allait parler. Il se trompe ; il s’abuse. N’y faites pas attention. Soyez sûre qu’il finira par y voir clair.

– Dieu bénisse le jour qui m’ouvrira les yeux, s’écria Martin, si ce jour arrive jamais !

– Amen ! dit Tom. Ce jour arrivera. »

Martin garda quelques instants le silence ; puis il reprit d’une voix plus calme :

« C’est vous qui l’avez voulu, Tom, et vous serez bientôt consolé de notre séparation. D’ailleurs, elle se fera sans colère… de mon côté du moins.

– Ni du mien non plus, dit Tom.

– C’est tout simplement votre ouvrage, votre désir ; car, je le répète, c’est vous qui l’avez voulu. Vous avez voulu faire le choix que tout le monde aurait fait à votre place ; seulement, je ne m’y attendais pas de votre part. Peut-être dois-je en accuser plutôt mon propre jugement que votre perfidie. D’un côté, la richesse et la faveur qui méritent bien quelque considération ; de l’autre, l’amitié sans prix d’un malheureux abandonné à des luttes pénibles. Vous étiez libre de choisir ; vous l’avez fait, et ce choix n’était pas difficile. Mais ceux qui n’ont point le courage de résister à de telles tentations devraient du moins avoir la force d’avouer qu’ils y ont cédé ; et si je vous blâme, Tom, c’est de m’avoir accueilli avec de chaudes démonstrations, de m’avoir encouragé à être franc et ouvert avec vous, de m’avoir poussé à vous faire des confidences, d’avoir professé que vous étiez tout à moi quand vous vous étiez vendu à d’autres. Je ne pense pas, ajouta Martin avec une vive émotion (écoutez bien : ce que je vous dis là part du cœur) ; je ne puis penser, Tom, maintenant que je suis en face de vous, qu’il soit dans votre caractère d’avoir voulu me faire un mal sérieux, quand bien même je n’eusse pas découvert, par hasard, au service de qui vous vous êtes mis. Mais je vous aurais embarrassé ; je vous aurais induit à plus de duplicité encore ; j’aurais pu vous faire perdre cette faveur que vous avez payée si cher au prix de votre ancienne honnêteté ; et pour tous deux il est heureux que j’aie découvert ce que vous désiriez tant tenir secret.

« Soyez juste, dit Tom, qui depuis le commencement de cette dernière interpellation n’avait point détourné du visage de Martin son regard plein de douceur ; soyez juste même dans votre injustice, Martin. Vous oubliez que vous ne m’avez pas dit encore de quoi vous m’accusez.

– À quoi bon ?… répliqua Martin en agitant la main et se tournant vers la porte. Vous n’en sauriez pas davantage quand bien même je m’appesantirais sur ce sujet ; et cela ne servirait qu’à renouveler mes regrets. Non, Tom. Le passé restera le passé entre nous. Je puis prendre congé de vous en ce moment, en ce lieu (où vous vous montrez si aimable et si bon), aussi cordialement, sinon aussi gaiement que nous ayons jamais pu le faire depuis le premier jour où nous nous y sommez rencontrés. Mille prospérités, Tom… Je…

– Vous me quittez ainsi ? Vous pouvez me quitter ainsi ?… dit Tom.

– Je… vous… vous l’avez voulu, Tom ! Je… j’aime à croire que vous avez agi sans réflexion, dit Martin d’une voix mal assurée. Je le crois… J’en suis sûr !… Adieu !… »

Et le voilà parti.

Tom conduisit sa petite sœur jusqu’à sa chaise, et il s’assit sur la sienne. Il prit son livre et lut, ou fit semblant de lire. Alors il dit tout haut en tournant une page : « Il en sera bien fâché ! » Et une larme coula le long de son visage et tomba sur le feuillet.

Ruth vint s’agenouiller devant lui et jeta ses bras autour du cou de son frère.

« Non, Tom ! non, non ! Remettez-vous, cher Tom !

– Je suis tout à fait… remis, dit Tom. Cela s’éclaircira.

– Quelle scène cruelle ! quelle ingratitude ! s’écria Ruth.

– Non, non, dit Tom. Il est convaincu ; je ne puis comprendre pourquoi ni comment. Mais cela s’éclaircira. »

Cependant Ruth se pressait plus encore contre lui, et elle se mit à pleurer comme si son cœur allait se briser.

« Ne pleurez pas, ne pleurez pas, dit Tom. Pourquoi cachez-vous votre visage, ma chérie ? »

Alors, au milieu d’un flot de larmes s’échappèrent ces paroles :

« Ô Tom, cher Tom, je connais le secret de votre cœur. Je l’ai découvert ; vous ne pouvez me dérober la vérité. Pourquoi ne me le disiez-vous pas ? Je suis sûre que je vous eusse rendu plus heureux si vous l’aviez fait. Vous avez pour elle un amour tendre, Tom ! »

Tom fit avec sa main un mouvement, comme s’il eût voulu repousser sa sœur. Mais cette main pressa celle de sa sœur avec tant de vivacité, que toute l’histoire de son amour était là ; dans cette étreinte silencieuse il y avait toute l’éloquence de la passion.

« Malgré cela, dit Ruth, vous avez été si fidèle et si bon, mon cher frère ; malgré cela, vous avez été si franc et si désintéressé, vous avez si bien lutté contre vous-même ; malgré cela, vous avez été si doux, si sincère, si modeste, que je ne vous ai jamais vu lancer à votre rival un seul regard de reproche, que je ne vous ai pas entendu dire une seule parole irritante. Et pourtant vous avez été cruellement méconnu ! Ô Tom, cher Tom, vous qui êtes aimé comme jamais frère ne l’a été, ne serez-vous jamais heureux aussi de ce côté, dites, Tom ? Garderez-vous toujours ce chagrin dans votre cœur, vous qui méritez tant d’être heureux ? ou bien y a-t-il pour vous quelque espérance ? »

Et de nouveau elle approcha son visage de celui de Tom, et lui enlaça le cou, et pleura sur le sort de son frère, et versa tout son cœur et toute son âme de femme dans le soulagement et l’amertume de cette découverte.

Au bout de peu de temps, Ruth et Tom étaient assis l’un auprès de l’autre ; elle était occupée à contempler avec une ferme confiance le visage de son frère. Alors Tom lui parla ainsi d’un ton affectueux, mais grave :

« Je suis très-heureux, ma chère, de ce qui vient de se passer entre nous, non parce que c’est un témoignage assuré de votre tendre affection (car j’en avais auparavant la certitude), mais parce que mon esprit se trouve par là délivré d’un grand poids. »

Tom avait les yeux brillants en parlant de l’affection de Ruth, et il embrassa sa sœur sur la joue.

« Ma chère enfant, continua-t-il, quelque sentiment que j’éprouve pour elle (tous deux semblaient éviter, par un accord mutuel, de prononcer le nom qui était dans leur pensée), depuis longtemps, depuis le premier jour, j’ose le dire, j’ai regardé cela comme un rêve… comme une chose qui aurait pu réussir dans des circonstances très-différentes, mais qui ne pourrait jamais se réaliser. À présent, dites-moi, comment voulez-vous que je sois jamais heureux de ce côté ? »

Ruth adressa à Tom un petit regard tellement significatif, que le frère fut obligé bon gré, mal gré, de le prendre pour une réponse et de poursuivre ainsi :

« Par son propre choix et son libre consentement, elle est fiancée à Martin ; elle l’était longtemps avant que ni lui ni elle connussent mon existence. Et vous voudriez qu’elle devînt ma fiancée ?

– Oui, dit-elle nettement.

– Oui ! reprit Tom. Mais ce serait affreux, au contraire. Pensez-vous, dit-il encore avec un sourire grave, que, lors même qu’elle ne l’aurait jamais vu, elle aurait été concevoir de l’amour pour moi ?

– Pourquoi pas, cher Tom ? »

Tom secoua la tête et sourit de nouveau.

« Vous me voyez, Ruth (et c’est très-naturel de votre part), tel qu’un héros de roman, et, par une sorte de jugement poétique, vous décidez que je pourrais enfin, grâce à quelque moyen imaginaire, épouser la personne que j’aime. Mais il y a, ma chère, une plus haute justice que la justice poétique, et celle-là ne saurait arranger l’ordre des événements d’après les mêmes principes. En conséquence, les gens qui lisent l’histoire des héros de romans, et qui l’ajustent à leur propre taille pour devenir des héros à leur tour, trouvent très-beau d’être mécontents, sombres et misanthropes, et peut-être même un peu blasphémateurs, parce que les choses ne sauraient être réglées selon leurs vues et leur intérêt personnel. Voudriez-vous me voir grossir le nombre de ces gens-là ?

– Non, Tom. Mais je sais, ajouta-t-elle timidement, que c’est un chagrin qui gâte toutes vos joies. »

Tom eut un moment l’idée de contester le fait. Mais c’eût été pure folie, et il y renonça.

« Ma chérie, dit-il, je reconnaîtrai votre affection en vous disant la vérité, toute la vérité. C’est un chagrin pour moi. Je l’ai plusieurs fois senti, bien que j’y aie toujours résisté. Mais quelqu’un qui vous est précieux peut mourir… et vous pouvez rêver dans vos songes que vous êtes dans le ciel avec l’âme envolée, et considérer comme un chagrin de vous réveiller à la vie sur la terre, qui n’est pas cependant plus rude pour vous que quand vous vous étiez endormie. Il m’est pénible aussi de contempler mon rêve, quoique j’aie toujours su que ce n’était qu’un rêve, même lorsqu’il s’offrit à moi pour la première fois ; mais je n’ai pas à accuser la réalité que je retrouve autour de moi. Elle est toujours la même qu’autrefois. Ma sœur, ma douce compagne, qui me rend ce lieu si cher, m’est-elle moins dévouée, Ruth, qu’elle ne me l’eût été si cette vision ne m’eût jamais troublé ? Mon vieil ami John, qui eût pu si aisément me traiter avec froideur et négligence, est-il moins cordial pour moi ? Les gens qui m’entourent sont-ils moins bons pour cela ? Faut-il que mes paroles soient amères, mes regards farouches, et que mon cœur se glace, parce qu’il est tombé sur mon chemin une excellente et belle créature qui, sauf mon égoïste regret de ne pouvoir l’appeler ma femme, pourrait, comme toutes les autres bonnes et belles créatures, me rendre plus heureux et meilleur ?… Non, sœur chérie, non, dit Tom avec force : en me rappelant tous mes motifs de bonheur, j’ose à peine nommer chagrin ce crève-cœur secret ; mais, quelque nom qu’on puisse lui donner, je remercie le ciel de ce que ce sentiment m’a fait plus sensible à l’affection et à l’attachement, et m’a rendu vingt fois plus tendre. Je n’en suis pas moins heureux, Ruth, pas moins heureux ! »

Elle ne pouvait parler, mais elle l’aimait autant qu’il le méritait. Oui, elle l’aimait autant qu’il le méritait.

« Elle dessillera les yeux de Martin, dit Tom avec un éclair d’orgueil, et alors tout sera éclairci ; car, pour elle, je sais bien que rien au monde ne pourra lui faire dire que j’aie trahi son fiancé. Tout s’éclaircira par elle, et il en aura un profond regret. Notre secret, Ruth, nous appartient ; il doit vivre et mourir avec nous. Je ne crois pas que j’eusse jamais pu vous l’avouer, ajouta Tom avec un sourire ; mais combien je suis heureux que vous l’ayez découvert !… »

Jamais ils n’avaient fait ensemble une promenade aussi agréable que le fut celle de ce soir-là. Tom contait tout à sa sœur avec tant de franchise et de simplicité, il témoignait tant de désir de payer sa tendresse par la plus entière confiance, que le frère et la sœur prolongèrent leur excursion bien au delà de l’heure accoutumée, et restèrent longtemps encore à veiller après leur retour au logis. Lorsqu’ils se séparèrent pour le reste de la nuit, il y avait sur les traits de Tom une expression si calme et si belle, que Ruth ne put se décider à s’enfermer tout de suite, mais que, retournant sur la pointe du pied jusqu’à la porte de la chambre de son frère, elle regarda à l’intérieur et resta sur le seuil jusqu’à ce que Tom la vît ; alors elle l’embrassa de nouveau, puis enfin se retira. Et dans ses prières et dans son sommeil, le vrai moment des fervents souvenirs pour un être aimant, toujours le nom de Tom revenait à sa pensée.

Une fois seul, Tom se mit à méditer sur la découverte de Ruth, et il se demanda avec un profond étonnement comment la jeune fille avait pu deviner cela. « Car, se disait-il, j’avais gardé si soigneusement mon secret ! C’était absurde à moi, c’était inutile, je le vois clairement à présent, puisque la connaissance qu’elle en a me cause un si grand soulagement ; mais enfin, je le lui avais caché avec tant de soin ! Naturellement je la savais intelligente et vive, et c’est pour cela que je me tenais si bien sur mes gardes ; mais je ne me serais jamais, le moins du monde, attendu à cela. Je suis sûr que ça lui est venu comme ça tout d’un coup. En vérité, c’est un exemple bien étrange de pénétration !… »

Tom ne pouvait pas s’ôter cela de la tête ; il y pensait encore en la posant sur l’oreiller.

« Comme elle tremblait, pensa Tom, passant en revue les plus petites circonstances, comme elle tremblait quand elle commença à me dire qu’elle savait ce secret, et comme son visage était coloré ! Mais c’était naturel, oh ! oui, bien naturel. Cela n’a pas besoin d’explication. »

Tom ne se doutait guère combien c’était naturel. Tom ne se doutait pas qu’il y eût dans le cœur de Ruth, depuis peu de temps, quelque chose qui avait aidé la jeune fille à lire dans le secret de son frère. Ah ! le pauvre Tom ! il n’avait pas compris les chuchotements de la Fontaine du Temple, bien qu’il passât devant chaque jour.

Le lendemain matin, il fallait voir comme Ruth était vive et de bonne humeur à la besogne ; rien que son toc toc matinal à la porte de Tom, et le bruit de ses petits pas, c’était déjà une musique bien agréable pour l’oreille de son frère, quand même Ruth n’aurait pas parlé. Mais elle parla ; elle lui dit qu’il faisait la plus belle matinée qu’elle eût jamais vue : c’était la vérité ; d’ailleurs, ce n’aurait pas été vrai, qu’elle en eût toujours fait une matinée charmante pour lui.

Déjà elle avait apprêté le déjeuner quand il descendit ; déjà le chapeau était tiré du carton pour la promenade matinale, et Ruth avait tant de nouvelles à raconter, que Tom en était tout stupéfait. Il fallait donc qu’elle fût restée sur pied toute la nuit à en faire collection, pour faire plaisir à son frère ! C’était M. Nadgett qui n’était pas encore rentré ; c’était le pain qui avait baissé de deux sous ; c’était le thé qui était deux fois plus fort que le précédent ; c’était le mari de la laitière qui était sorti guéri de l’hôpital ; c’était l’enfant aux cheveux bouclés de la maison d’en face, qui, la veille, avait été perdu durant toute la journée ; c’étaient toutes sortes de confitures que Ruth allait faire avec une ardeur héroïque, et, par bonheur, il y avait dans la maison un chaudron qui se trouvait faire tout juste l’affaire ; elle savait par cœur le dernier livre que Tom avait apporté à la maison, quoique ce fût un livre bien ennuyeux. Enfin, elle en avait tant à dire, que le déjeuner fut achevé avant le chapitre de ses confidences. Alors elle se coiffa de son petit chapeau, serra le thé et le sucre, mit les clefs dans son sac, attacha, comme de coutume, une fleur à la boutonnière de Tom, et se trouva toute prête à l’accompagner, avant même qu’il sût qu’elle avait commencé ses préparatifs. En résumé, comme le dit Tom avec un air de confiance et de persuasion intime qui ressemblait à un défi lancé au genre humain, jamais on n’avait vu semblable petite femme.

Ce n’est pas tout : elle rendait Tom lui-même causeur. Et comment vouliez-vous qu’il lui résistât ? Elle lui faisait des questions si intéressantes, tantôt sur des livres, tantôt sur la date de telle église, tantôt sur les orgues, puis sur le Temple, puis sur mille sortes de choses ! Le fait est qu’elle illuminait le chemin (et le cœur de Tom par la même occasion) d’un tel rayon d’entrain et de gaieté, que le Temple sembla à Tom tout vide et tout désert, quand à la porte il lui fallut se séparer de Ruth.

« L’ami de M. Fips n’est pas arrivé encore aujourd’hui, je suppose, » pensa Tom, tout en gravissant l’escalier.

En effet, il n’était pas encore arrivé, car la porte était close comme à l’ordinaire, et Tom l’ouvrit avec sa clef. Tom avait rangé les livres dans un ordre parfait, raccommodé les pages déchirées, recollé les dos cassés, et substitué des étiquettes neuves à celles qui étaient devenues illisibles. On n’aurait plus reconnu l’appartement, tant il y régnait d’ordre et de propreté. Il éprouva un certain orgueil à contempler les changements dont il avait l’honneur, bien qu’il n’y eût là personne pour les approuver ou les critiquer.

Il était donc occupé pour le moment à tirer une magnifique copie de son brouillon de catalogue ; et, comme il avait suffisamment de temps devant lui, il apportait à ce travail, sur lequel il se concentrait, tout le soin ingénieux, toute l’application qu’autrefois il dépensait sur les cartes ou les plans dans le laboratoire de M. Pecksniff. C’était une vraie merveille de catalogue, car Tom songeait parfois qu’il gagnait trop facilement son argent, et il avait intérieurement résolu de verser sur ce monument bibliographique une partie du superflu de ses loisirs.

Ainsi, Tom s’escrima toute la matinée avec les plumes et la règle, le compas et la gomme élastique, et le crayon et l’encre noire, et l’encre rouge. Cela ne l’empêcha pas de penser beaucoup à Martin et à leur entrevue de la veille, et il se fût senti bien plus à l’aise s’il eût pu se résoudre à s’ouvrir sur ce sujet à son ami John pour lui demander son avis. Mais, outre qu’il savait la bouillante indignation que John en ressentirait, il se dit que son ami assistait Martin en ce moment dans une affaire de la plus haute importance, et que priver ce dernier d’un concours si précieux au milieu d’une telle crise, ce serait lui faire un tort très-grave.

« Je garderai cela pour moi, se dit Tom avec un soupir ; oui, je garderai cela pour moi. »

Et il se remit à la besogne, plus assidûment que jamais, avec les plumes et la règle, le compas et la gomme élastique, et le crayon et l’encre noire, et l’encre rouge, pour tâcher d’oublier.

Il y avait une heure au moins qu’il travaillait sans bouger, quand il entendit retentir le bruit d’un pas dans le couloir d’entrée de la maison.

« Ah ! dit Tom, jetant un regard vers la porte, il n’y a pas longtemps encore cela m’eût causé de la curiosité, et j’eusse attendu avec impatience. Mais c’est bien fini. »

Le pas se fit entendre de nouveau ; on montait l’escalier. Tom compta.

« Trente-six, trente-sept, trente-huit, dit Tom ; maintenant vous allez vous arrêter : personne ne dépasse la trente-huitième marche. »

Celui qui montait s’arrêta en effet, mais seulement pour reprendre haleine ; car le pas recommença à retentir : quarante, quarante-un, quarante-deux, et ainsi de suite.

La porte était ouverte. Comme le pas avançait, Tom tourna de ce côté un regard impatient et curieux. Une figure arrivait sur le palier, et, se présentant au seuil de la porte, s’y arrêtait pour contempler de là Tom Pinch. Celui-ci se dressa sur sa chaise, à demi convaincu qu’il voyait un fantôme.

Le vieux Martin Chuzzlewit ! le même qu’il avait laissé chez M. Pecksniff, faible et caduc !

Le même !… Oh ! non, ce n’était pas le même homme, car ce vieillard était vigoureux pour son âge, et il s’appuyait sur une canne qu’il tenait d’une main solide, tandis que, par un signe de l’autre main, il invitait Tom à ne pas faire de bruit. Ce visage résolu, cet œil ardent, cette main énergiquement posée sur la canne, cette expression triomphante écrite sur la physionomie du vieillard, tout cela jeta en même temps dans l’âme de Tom une lumière rayonnante qui l’éblouit.

« Vous m’avez longtemps attendu, dit Martin.

– On m’avait annoncé que mon patron arriverait bientôt, dit Tom ; mais…

– Je sais. Vous ignoriez quel il était. Tel avait été mon désir. Je suis heureux qu’on l’ait si bien respecté. Je comptais être auprès de vous beaucoup plus tôt. Je croyais le moment venu. Je m’imaginais ne pouvoir en apprendre davantage, ni surtout en apprendre pis sur cet homme, que je n’en avais appris jusqu’au jour où je vous vis pour la dernière fois. Mais j’étais dans l’erreur. »

Tout en parlant, le vieillard s’était approché de Tom, et il lui prit la main.

« J’ai vécu dans la maison, Pinch, et je l’ai vu là faire auprès de moi le chien couchant à mes pieds durant des jours, des semaines et des mois. Vous le savez, j’ai souffert qu’il me traitât comme son outil, comme son instrument. Vous le savez, vous l’avez vu. J’en ai supporté dix mille fois autant que j’eusse pu en endurer si j’avais été le vieillard décrépit qu’il s’imaginait trouver en moi. Vous le savez. Je l’ai vu offrir son amour à Mary, vous savez cela. Qui peut le savoir mieux que vous, mieux que vous, mon brave et fidèle cœur ? Jour par jour, son âme vile s’est mise à nu devant moi, et pas une seule fois je ne me suis trahi. Jamais je n’eusse pu supporter une telle torture, si je n’avais pas eu devant moi la perspective de ce jour où nous voici enfin arrivés. »

Martin s’arrêta, même au milieu de son discours passionné s’il est permis d’appeler passion la résolution et la fermeté, pour presser de nouveau la main de Tom. Puis il dit avec une grande énergie :

« Fermez la porte, fermez la porte. Il ne tardera pas à me rejoindre, mais il pourrait arriver trop tôt. Le temps, ajouta le vieillard, dont les yeux et tout le visage rayonnaient tandis qu’il parlait, le temps des réparations est venu. Je ne voudrais pas pour des millions de pièces d’or que cet homme allât mourir ou se pendre auparavant. Fermez la porte !… »

Tom obéit, sachant à peine s’il veillait ou s’il faisait un rêve.

Chapitre XXVI. Qui jettera une nouvelle et plus brillante lumière au cœur même du mystère ; suite de l’entreprise de M. Jonas et son ami. §

La nuit était arrivée où le vieux commis devait être livré à ses cerbères.

Au sein de ses préoccupations criminelles, Jonas n’avait pas oublié cela.

Il avait trop d’intérêt à se le rappeler, dans la situation d’esprit que lui avaient faite ses crimes, car c’était une des garanties qu’exigeait son salut. Un cri, un mot de la part du vieillard, si ce cri ou ce mot venait à tomber en un pareil moment dans des oreilles attentives, pouvait, comme l’étincelle, allumer la traînée de poudre du soupçon et perdre Jonas. La prudence avec laquelle le coupable surveillait tout indice qui pût amener la découverte de son forfait, s’aiguisait par le sentiment même des périls dont il était entouré. Avec un meurtre sur la conscience, et au milieu des alarmes et des terreurs sans nombre qui s’attachaient à lui jour et nuit, il n’eût pas reculé devant un autre crime pour assurer l’impunité du premier. C’était déjà une partie de sa punition, une nécessité de sa situation coupable. L’acte même que ses terreurs lui rendaient insupportable, ses terreurs le lui auraient fait recommencer.

Mais il suffisait à ses projets de tenir le vieillard en chartre privée ; son but était de fuir après que la première alarme, la première surprise, se seraient apaisées, et quand il pourrait faire le coup sans éveiller des soupçons immédiats. En attendant, les deux gardes-malades forceraient le vieillard à se tenir tranquille ; et elles n’étaient pas femmes à s’émouvoir aisément si Chuffey s’avisait de jaser. Jonas connaissait la discrétion de leur commerce.

Il n’avait pas non plus prononcé une parole en l’air lorsqu’il avait dit que le vieillard devait être bâillonné. Il avait résolu de s’assurer son silence : ce qu’il considérait, c’était la fin, et non les moyens. Toute sa vie il avait été dur, rude et cruel pour ce vieillard ; et, dans son esprit, la violence lui semblait toute naturelle avec Chuffey. « Il sera bâillonné s’il parle et garrotté s’il écrit, dit Jonas en le regardant, car ils étaient assis seuls ensemble. Il est assez fou pour cela ; j’irai jusque-là ! »

Chut !

Il écoute. Il écoute tous les bruits. Il avait écouté sans cesse ; mais non, ce n’était pas encore ça qui venait. La faillite déclarée de la Compagnie d’assurances, la fuite de Crimple et de Bullamy avec leur butin et surtout, comme Jonas le craignait, avec son propre billet qu’il n’avait pas retrouvé dans le portefeuille de l’homme assassiné, et qui avait probablement dû être remis avec l’argent de M. Pecksniff à quelque ami fidèle, pour être déposé en sûreté dans la caisse ; ses pertes immenses et, en outre, la perspective périlleuse d’être encore déclaré responsable comme actionnaire de la Compagnie en désarroi : toutes ces images se présentaient à la fois à son esprit, mais il ne pouvait les contempler en face. Il les savait là ; il sentait la rage, l’accablement, le désespoir qu’elles amenaient avec elles ; mais toutes ses forces se concentraient sur une seule question… question épouvantable : s’ils allaient trouver le cadavre dans le bois !…

Il essayait… il n’avait pas un moment cessé d’essayer, non pas d’oublier que ce cadavre était là, c’était chose impossible, mais d’oublier le supplice qu’il s’infligeait à lui-même en vivifiant dans son imagination l’image du cadavre : par exemple, il se voyait marchant doucement, doucement parmi les feuilles ; puis il s’approchait peu à peu à travers une brèche pratiquée dans le taillis, effarouchant même l’essaim de mouches qui s’accrochaient en tas à leur proie comme des grappes de groseilles desséchées. Son esprit s’attachait fixement à l’idée de la découverte, et c’était pour s’en rendre compte qu’il écoutait si attentivement tous les cris et tous les bruits, qu’il écoutait si quelqu’un entrait ou sortait ; que, de sa fenêtre, il guettait les gens qui allaient et venaient dans la rue, et qu’il se tenait en garde contre ses propres regards et ses propres paroles. Et plus ses pensées étaient concentrées sur la découverte possible, plus était forte la fascination qui les ramenait à cet unique sujet : le cadavre étendu solitaire dans le bois ! Jonas était comme contraint de le montrer à chaque créature qu’il pouvait voir et de dire : « Regardez ! connaissez-vous ceci ? L’a-t-on trouvé ? me soupçonnez-vous ? » S’il avait été condamné à porter le corps entre ses bras et à le déposer, pour le faire reconnaître, aux pieds de tous les gens qu’il eût rencontrés, ce cadavre n’eût pas été plus constamment avec lui et ne lui eût pas causé une préoccupation plus monotone et plus terrible.

Et cependant il n’éprouvait point de regret. Ce qui le troublait, ce n’était pas le remords, ce n’était pas le repentir de l’attentat qu’il avait commis : ce n’étaient que les alarmes qu’il ressentait pour sa propre sûreté. L’idée vague où il était d’avoir englouti sa fortune dans cette spéculation meurtrière redoublait sa haine et sa soif de vengeance, mais elle doublait aussi le prix de la satisfaction qu’il s’était donnée. L’homme était mort ; rien ne pouvait faire qu’il ne fût pas mort. En y pensant, c’était une victoire, cependant.

Il avait exercé sur Chuffey une surveillance vigilante depuis le meurtre : rarement il le quittait, à moins d’y être forcé, et encore n’était-ce que pour le moins de temps possible.

Ils étaient donc, comme nous l’avons vu, ensemble, tête à tête. Le crépuscule tombait, et le moment marqué pour l’arrivée des gardes-malades n’était pas éloigné. Jonas arpentait la chambre en tous sens. Le vieillard était dans son coin accoutumé.

La moindre circonstance était pour le meurtrier une cause d’inquiétude ; ainsi, en ce moment, il était tourmenté de l’absence de sa femme, qui était sortie de bonne heure dans l’après-midi et n’était pas encore de retour. Non qu’au fond de ce souci il y eût la moindre tendresse pour Merry, mais il craignait qu’elle ne fût tombée dans un guet-apens et n’eût été pressée de dire quelque chose qui pourrait déposer contre lui quand la nouvelle arriverait. Cependant il savait bien que, pour rien au monde, elle n’eût frappé à la porte de sa chambre pendant l’absence qu’il avait faite, et que, par conséquent, elle n’avait pu découvrir ses machinations. « Que le ciel la confonde ! qu’a-t-elle besoin, avec sa face blême, de courir à droite et à gauche ? où peut-elle être allée ?

– Elle est allée chez sa bonne amie mistress Todgers, dit le vieillard en entendant Jonas accompagner sa question d’un juron furieux.

– Oui ! c’est cela ! elle va toujours en cachette passer son temps dans la compagnie de cette femme qui ne me plaît guère. Qui sait quels complots diaboliques elles peuvent tramer ensemble ? Qu’on aille la chercher et qu’on la ramène tout de suite au logis. »

Le vieillard, murmurant quelques mots à voix basse, se leva comme s’il voulait aller lui-même exécuter la commission. Mais Jonas le rejeta dans son fauteuil avec un mouvement d’impatience, et envoya une servante à la recherche de sa femme. Après avoir donné cet ordre, il se remit à arpenter la chambre sans s’arrêter jusqu’à ce que la servante revînt, ce qui ne tarda pas ; car ce n’était pas loin, et la domestique s’était dépêchée.

« Eh bien ! où est-elle ? vient-elle ?

– Non. Elle a quitté la maison de Mme Todgers depuis trois grandes heures.

– Elle l’a quittée !… Et était-elle seule ? »

La messagère ne s’en était pas informée, n’en faisant pas le moindre doute.

« Malédiction sur vous, sotte que vous êtes ! Apportez la chandelle. »

À peine la servante était-elle sortie de la chambre, que le vieux commis qui, contre son habitude, n’avait cessé d’observer Jonas depuis que celui-ci avait demandé après sa femme, s’approcha tout à coup de lui.

« Rendez-la-moi ! s’écria le vieillard. Allons ! rendez-la-moi ! Dites-moi ce que vous avez fait d’elle. Vite ! Je n’ai rien promis à cet égard. Dites-moi ce que vous avez fait d’elle. »

En parlant ainsi, Chuffey saisit Jonas au collet et le serra étroitement.

« Je ne vous lâcherai pas !… continua-t-il. Je suis assez fort pour crier et appeler les voisins, et c’est ce que je ferai si vous ne me la rendez. Rendez-la-moi ! »

Jonas fut si déconcerté, et sa conscience parlait si haut, qu’il n’eut même pas le courage de se dégager de cette étreinte débile ; et, sans remuer un doigt, il resta à regarder Chuffey autant que le lui permettaient les ténèbres. Tout ce qu’il put faire, ce fut de lui demander ce qu’il voulait.

« Je veux, dit Chuffey, savoir ce que vous avez fait d’elle !… Si vous touchez à un cheveu de sa tête, vous m’en répondrez. Pauvre créature ! pauvre créature ! Où est-elle ?

– Vieux fou !… dit Jonas à voix basse et la lèvre tremblante. Est-ce qu’il vous prend un transport de Bedlam44 ?

– N’y a-t-il pas de quoi devenir fou de voir tout ce que j’ai vu dans cette maison ? s’écria Chuffey. Où est mon cher vieux maître ? Où est son fils unique, que j’ai bercé sur mes genoux quand il était enfant ? Où est-elle, celle qui est venue la dernière, celle que j’ai vue dépérir jour par jour, celle que j’ai entendue pleurer au plus fort de la nuit ? C’était la dernière, la dernière de tous mes amis. Oui, Dieu m’assiste ! c’était la dernière ! »

En remarquant les larmes qui coulaient sur le visage du vieillard, Jonas reprit assez de courage pour se dégager de l’étreinte de Chuffey et l’écarter avant de répondre :

« Est-ce que vous ne m’avez pas entendu demander où elle était ? Est-ce que vous ne m’avez pas vu envoyer à sa recherche ? Idiot que vous êtes ! Comment puis-je vous rendre ce que je n’ai pas moi-même ? Ma foi ! je vous la donnerais bien si je le pouvais, et bonsoir la compagnie ! Vous feriez à vous deux un joli couple !

– S’il lui arrive malheur, s’écria Chuffey, songez-y ! je suis vieux et faible, mais quelquefois j’ai de la mémoire… Oh ! s’il lui est arrivé malheur…

– Que le diable vous emporte ! » interrompit Jonas. Mais radoucissant le ton, il ajouta : « Quel mal supposez-vous qui puisse lui être arrivé ? Je ne sais pas plus que vous où elle peut être. Je voudrais bien le savoir. Attendez qu’elle soit de retour à la maison, et vous verrez alors ; elle ne peut pas tarder. Cela vous contentera-t-il ?

– Songez-y ! s’écria le vieillard. Que pas un cheveu de sa tête ne tombe ! pas un cheveu de sa tête ! Je ne le supporterais pas. J’ai… j’ai supporté tout ça trop longtemps, Jonas. Je me tais, mais je… je… puis parler. Je… je… je puis parler. »

Il balbutia ces mots en regagnant comme il put son fauteuil, et tourna sur Jonas un regard menaçant, tout faible qu’il était.

« Ah ! vous pouvez parler, dites-vous !… pensa Jonas. Oui, oui, nous vous couperons la parole. Vous faites bien de m’en prévenir à temps : prévenir vaut mieux que guérir. »

Il avait assez sottement voulu se donner l’air de faire d’abord le matamore et de tenter après les moyens de conciliation ; mais il avait tellement peur du vieillard, que de grosses gouttes de sueur découlaient de son front sans qu’il songeât à les essuyer. Le son étrange de sa voix et l’agitation de ses manières avaient assez trahi ses craintes ; mais, à défaut de ce témoignage, sa physionomie seule en disait assez, pendant qu’il recommençait à arpenter la chambre, dardant ses regards sur Chuffey, à la lueur de la chandelle.

Il s’arrêta à la fenêtre pour réfléchir. En face, une boutique était éclairée : là, le marchand et une pratique lisaient ensemble derrière le comptoir un papier imprimé. À cette vue, Jonas se rejeta vivement dans la chambre ; le souvenir oublié de sa préoccupation constante lui était revenu à l’esprit. « Voyez ! est-ce que vous savez quelque chose ? L’a-t-on trouvé ? Est-ce moi que vous soupçonnez ? »

Une main s’est posée sur le bouton de la porte. Qu’est-ce que cela veut dire ?

« Belle soirée, dit la voix de Mme Gamp, quoiqu’il fasse un peu chaud ; mais il faut bien s’y attendre, monsieur Chuzzlewit, quand les concombres se vendent quatre sous la paire. ? Comment va M. Chuffey ce soir, monsieur ? »

Mme Gamp se tenait collée contre la porte tout en parlant, et prodiguait les saluts plus encore que de coutume. Elle n’avait point son aplomb ordinaire.

« Menez-le à sa chambre, dit Jonas, s’approchant d’elle et lui glissant ces mots à l’oreille : ce soir, il n’a fait que déraisonner, il est fou à lier. Ne parlez pas tant qu’il sera ici, mais redescendez.

– Pauvre cher homme ! s’écria mistress Gamp, avec une tendresse insolite ; il tremble de tous ses membres.

– Ce n’est pas étonnant, dit Jonas, après l’accès de frénésie qu’il a eu. Emmenez-le là-haut. »

Cependant elle s’était mise en devoir d’aider Chuffey à se lever, en lui criant d’un ton à la fois doucereux et encourageant :

« Voilà donc mon bon vieux poulet ! Voilà mon petit chéri M. Chuffey ! Allons, venez dans votre chambre, monsieur, venez vous mettre un peu au lit, car vous tremblez de tout votre corps, comme si vos précieuses articulations étaient attachées par des fils de fer. Quelle excellente créature ! Venez avec Sairey !

– Est-elle revenue à la maison ? demanda le vieillard.

– Elle y sera dans une minute au plus, répondit Mme Gamp. Venez avec Sairey, monsieur Chuffey. Venez avec votre amie Sairey ! »

La bonne femme ne songeait positivement à qui que ce fût au monde, en promettant l’arrivée très-prochaine de la personne dont M. Chuffey s’informait ; mais elle imagina de jeter purement et simplement cette réponse au hasard, afin de calmer le vieillard. L’expédient produisit son effet ; car Chuffey se laissa emmener tranquillement par Mme Gamp, et ils quittèrent la chambre ensemble.

Jonas regarda de nouveau à la fenêtre. Le marchand et sa pratique lisaient encore le papier imprimé, et dans l’intervalle un troisième individu s’était joint à eux. Que pouvait donc dire ce papier pour les intéresser de la sorte ?

Une dispute ou au moins une discussion sembla s’élever entre eux, car ils interrompirent leur lecture, et l’un de ces trois hommes, qui avait regardé par-dessus l’épaule de son voisin, fit un pas en arrière pour expliquer ou figurer quelque action par ses gestes.

Horreur !… Tout comme le coup que Jonas avait asséné dans le bois !

Ce geste chassa Jonas de la fenêtre, comme s’il avait reçu lui-même le coup.

Tandis qu’il tombait en chancelant dans un fauteuil, il se mit à réfléchir au changement de manières de mistress Gamp, à la tendresse toute fraîche qu’elle avait témoignée à son client. Serait-ce donc que le cadavre était découvert ? qu’elle savait quelque chose ? qu’elle le soupçonnait ?

« Voilà M. Chuffey couché, dit Mme Gamp en rentrant, et puisse-t-il s’en trouver bien, monsieur Chuzzlewit ! mais si ça ne lui fait pas de bien, ça ne pourra toujours pas lui faire de mal. Ainsi rassurez-vous !

– Asseyez-vous, dit rudement Jonas, et laissons ce sujet. Où est l’autre femme ?

– L’autre personne ?… Elle est en ce moment auprès de lui.

– C’est bien. Il n’est plus en état d’être laissé seul. Tenez, ce soir il s’est élancé sur moi comme un chien furieux ; il s’est accroché à mon habit. Tout vieux qu’il est, tout débile qu’il est d’ordinaire, j’ai eu quelque peine à lui faire lâcher prise. Vous… chut !… ce n’est rien. Vous dites que l’autre s’appelle… ? J’ai oublié son nom.

– J’ai dit Betsey Prig.

– Peut-on se fier à elle ?

– Oh ! non, dit Mme Gamp ; aussi ne l’ai-je pas amenée, monsieur Chuzzlewit. J’en ai amené une autre qui nous promet toute satisfaction.

– Son nom ?… » demanda Jonas.

Mme Gamp regarda Jonas d’une façon étrange, sans rien répondre, bien qu’elle parût avoir saisi la question.

« Son nom ? répéta Jonas.

– Son nom… dit Mme Gamp, c’est Harris. »

Ce fut avec un effort en apparence extraordinaire que Mme Gamp parvint à prononcer ce nom, qui habituellement revenait si aisément sur ses lèvres. Elle fit deux ou trois mouvements convulsifs avant de pouvoir le tirer de son gosier, et, quand elle l’eut articulé, elle appuya ses mains sur son cœur et leva les yeux, comme si elle allait s’évanouir. Mais la sachant sujette à des crises internes qui, par moments, lui rendaient indispensable une petite dose de spiritueux, et qui éclataient avec d’autant plus de violence quand ce remède ne se trouvait pas sous sa main, Jonas supposa simplement qu’elle était en butte à une de ces attaques.

« Bien ! dit-il vivement, car il se sentait incapable de fixer sur ce sujet sa pensée vagabonde. Vous vous êtes arrangée avec elle pour avoir soin de lui, n’est-ce pas ? »

Mme Gamp répondit affirmativement, et elle formula doucement sa phrase familière : « Ça sera chacune notre tour ; l’une après l’autre au poste. » Mais elle parlait d’une voix si tremblante, qu’elle se crut obligée d’ajouter, par forme d’excuse :

« Qu’est-ce que j’ai donc ce soir ? tous mes nerfs jouent du violon. »

Jonas s’arrêta un moment pour écouter. Puis il dit précipitamment :

« Nous n’aurons pas de peine à nous entendre sur les conditions. Elles seront les mêmes que par le passé. Tenez-le bien enfermé et bien tranquille ; il a besoin qu’on le serre de près. Ce soir, ne s’était-il pas fourré dans la tête que ma femme était morte, et ne m’a-t-il pas apostrophé comme si je l’avais tuée ? C’est… c’est l’habitude des fous de se forger les idées les plus noires contre les gens qu’ils aiment le mieux. N’est-il pas vrai ? »

Mme Gamp témoigna son assentiment par un grognement sec.

« Tenez-le bien ; sinon, dans un de ses accès, il me ferait quelque malheur. Ne vous fiez pas un seul moment à lui, car c’est lorsqu’il semble le plus raisonnable, qu’il déraisonne le plus. Mais vous savez déjà cela. Faites-moi venir l’autre garde.

– L’autre personne, monsieur ? dit Mme Gamp.

– Oui ! Retournez auprès de lui et envoyez-moi l’autre garde. Vite ! je suis pressé. »

Mme Gamp fit en hésitant deux ou trois pas en arrière et s’arrêta près de la porte.

« C’est votre désir, monsieur Chuzzlewit ? dit-elle avec une sorte de tremblement vocal qui ressemblait à un croassement, c’est votre désir de voir l’autre personne ?… »

Mais le changement sépulcral qui s’opéra sur les traits de Jonas apprit à Mme Gamp que l’autre personne s’était montrée.

Avant qu’elle eût pu se retourner vers la porte, elle fut poussée de côté par la main du vieux Martin, avec qui entrèrent Chuffey et John Westlock.

« Que personne ne sorte de la maison !… dit Martin. Cet homme est le fils de mon frère. Malheur sur sa naissance ! Malheur sur son éducation !… S’il bouge de l’endroit où il se tient, ou s’il adresse une injure à qui que ce soit ici, ouvrez la fenêtre et appelez au secours !

– Quel droit avez-vous de donner de tels ordres dans cette maison ? demanda Jonas d’un accent étouffé.

– Le droit que je tiens de vos crimes. Entrez ! »

Une exclamation inexprimable s’échappa des lèvres de Jonas quand Lewsome se présenta à la porte. Ce ne fut ni un grondement, ni un cri, ni une parole : c’était un son qu’aucun des assistants n’avait jamais entendu ; et en même temps c’était l’expression la plus violente et la plus terrible que pût fournir la nature, des sentiments qui bouleversaient le cœur du coupable.

C’était donc pour cela qu’il avait commis ce meurtre ! pour cela qu’il s’était environné de périls, d’angoisses, de craintes innombrables ! Il avait caché son secret dans le bois, il l’avait enfoui et scellé profondément dans le sol sanglant, et ce crime s’élançait au moment le plus imprévu ; il franchissait l’espace et la distance ; il était connu de plusieurs, et il se proclamait lui-même par la bouche d’un vieillard qui, tout à coup, avait repris sa force et son énergie, comme par miracle, pour faire parler le crime contre son auteur !

Jonas appuya sa main sur le dossier d’un fauteuil et regarda les assistants. En vain essayait-il de mettre dans ce regard son dédain et son insolence habituels. Il cherchait à se retenir au fauteuil, et c’est à peine s’il en avait la force.

« Je connais ce drôle, dit-il en reprenant haleine à chaque mot et tendant vers Lewsome son doigt tremblant. C’est le plus grand menteur qui existe. Quelle est la dernière fable de son invention ? Ha ! ha ! vous faites à vous tous une drôle de collection. Un oncle en enfance ; plus enfant encore que mon père, son propre frère, ne l’était dans son extrême vieillesse, plus enfant que ne l’est Chuffey. Que diable me voulez-vous donc ? ajouta-t-il en regardant avec rage John Westlock et Mark Tapley (celui-ci était rentré avec Lewsome). Pourquoi venez-vous ici m’amener deux idiots et un gredin pour prendre ma maison d’assaut ?… Holà ! qu’on ouvre la porte ! qu’on me jette ces étrangers dehors !

– Et moi, cria M. Tapley en s’avançant, je vous dis que, si ce n’était par égard pour votre nom, je vous traînerais par les rues de mon autorité privée, et avec une seule main encore ! Oh ! oui, je le ferais ! Pas de bravades ! Ne me regardez pas avec cette effronterie !… Maintenant, c’est à votre tour, monsieur, dit-il au vieux Martin. Faites tomber à genoux ce vagabond, ce meurtrier ! S’il veut du bruit, il n’en manquera pas ; car, aussi vrai qu’il tremble des pieds à la tête, je vais jeter par cette fenêtre une clameur qui fera accourir au moins la moitié de Londres. Allons, monsieur ! laissez-le me mettre à l’épreuve, et je vais lui faire voir si je suis homme à tenir parole. »

En même temps Mark croisa ses bras et s’assit sur le rebord de la croisée, avec l’air d’être tout prêt à faire quelque chose, soit à sauter lui-même par la fenêtre, soit à précipiter Jonas dans la rue, pour peu que la compagnie l’eût pour agréable.

Le vieux Martin se tourna vers Lewsome :

« Voici l’homme, dit-il en tendant sa main vers Jonas. N’est-ce pas lui ?

– Pour en être sûr, répondit Lewsome, vous n’avez qu’à le regarder, et vous serez convaincu de la sincérité de mes révélations. Je n’ai pas besoin d’autre témoin.

– Ô mon frère ! s’écria le vieux Martin en serrant convulsivement ses mains et levant ses yeux au ciel. Ô mon frère, mon frère ! sommes-nous donc restés étrangers l’un à l’autre la moitié de notre vie pour que vous ayez élevé un pareil monstre, et que moi j’aie fait de mon existence un désert, en desséchant toutes les fleurs qui croissaient autour de moi ! C’est donc là que devaient aboutir vos principes et les miens ; voilà la créature que vous avez élevée, formée, dirigée ; voilà le prix de vos privations et de vos peines ! Et c’est moi qui dois poursuivre son châtiment, quand rien ne peut réparer les ruines du passé !… »

Tout en parlant ainsi, le vieux Martin se laissa tomber dans un fauteuil, et, détournant le visage, il garda quelques instants le silence. Puis il reprit avec une énergie nouvelle :

« Mais la moisson maudite de nos erreurs sera foulée aux pieds. Il n’est pas trop tard pour cela. Misérable ! si nous vous mettons en face de cet homme, ce n’est pas pour vous ménager, c’est pour vous traiter selon la justice. Écoutez ce qu’il dit ! Répliquez ensuite ou gardez le silence ; niez ou confirmez ses paroles, mettez-le au défi, faites ce qu’il vous plaira. Cela ne changera rien à ma résolution. Allez ! Et vous, dit-il à Chuffey, pour l’amour de votre vieil ami, parlez ouvertement, mon brave homme !

– J’ai gardé le silence pour l’amour de lui ! s’écria le vieillard. Il m’en avait conjuré. À son lit de mort, il m’en fit faire la promesse. Je n’eusse jamais parlé si vous n’en aviez pas tant appris auparavant. Je n’ai pas eu depuis d’autre pensée, je ne pouvais pas m’en empêcher, et bien des fois tout cela m’est revenu comme un rêve, mais pendant que je veillais et non pas dans mon sommeil. Est-ce qu’il y a des rêves pareils ? » demanda Chuffey, attachant sur le vieux Martin un regard plein d’anxiété.

Martin lui ayant répondu de manière à l’encourager, le vieillard écouta attentivement sa voix et sourit.

« Oui, oui ! s’écria-t-il. Je reconnais sa voix quand il me parlait. Lui et moi, nous avions été à l’école ensemble. Je ne pouvais me tourner contre son fils, vous comprenez… son fils unique, monsieur Chuzzlewit !

– Plût à Dieu, dit Martin, que ce fût vous qui eussiez été son fils !

– Vous parlez tellement comme mon cher vieux maître, s’écria Chuffey avec une joie d’enfant, que je crois presque l’entendre lui-même. Je vous entends aussi bien que si c’était lui. Cela me rajeunit. Jamais il ne me parlait avec dureté, lui, et je le comprenais toujours. C’est comme pour le reconnaître, quand je le voyais, je n’y manquais jamais, quoique ma vue fût bien affaiblie. Mais ne parlons plus de cela ; il est mort, il est mort. Il était bien bon pour moi, mon cher vieux maître ! »

Il pencha tristement sa tête sur la main du frère d’Anthony. En ce moment Mark, qui était resté à regarder dehors par la fenêtre, quitta la chambre.

« Je ne pouvais pas me tourner contre son fils unique, vous concevez, répéta Chuffey, quoique bien des fois il m’en ait donné la tentation, et ce soir encore. Ah ! s’écria le vieillard, revenant tout à coup à la cause de son agitation, où est-elle ? Elle n’est pas rentrée à la maison !…

– Voulez-vous parler de sa femme ? demanda M. Chuzzlewit.

– Oui.

– Je l’ai éloignée. Elle est sous ma sauvegarde, et la connaissance des faits qui se passent ici lui sera épargnée. Elle a subi bien assez de misère sans avoir encore ce surcroît. »

Jonas entendit cette nouvelle avec accablement. Il comprit que l’on était sur ses traces et que l’on avait résolu de le perdre. Pouce par pouce, le sol glissait sous ses pieds ; de moment en moment le cercle de ruine resserrait, resserrait plus rapidement autour de lui son centre maudit, où il allait bientôt l’étreindre et le broyer.

Et maintenant c’était la voix de son complice qui lui jetait à la face tous les détails de temps, de lieu, d’incidents, et qui sans réserve, sans réticence, sans colère, mais aussi sans pitié, proclamait ouvertement toute la vérité : la vérité, que rien ne saurait étouffer ; que le sang ne pourrait noyer ni la terre cacher ; la vérité, dont l’inspiration terrible semblait changer les radoteurs eux-mêmes en hommes énergiques ; la vérité, dont les ailes vengeresses, que Jonas croyait au bout du monde, étaient venues tout à coup fondre sur lui et l’envelopper.

Il essaya de nier ; sa langue resta paralysée. Il eut l’idée désespérée de s’enfuir et de courir par les rues ; mais ses jambes ne répondirent pas plus à sa volonté que son visage roide, inerte et fixe. Et durant tout ce temps la voix du complice continua de l’accuser lentement, comme si chacune des gouttes du sang versé dans le bois avait trouvé une voix pour railler l’assassin.

Quand Lewsome eut achevé, une autre voix reprit la suite du récit, mais elle était étrange : c’était celle du vieux commis qui avait tout écouté attentivement, tout compris, et qui de temps en temps avait crispé ses mains, comme s’il reconnaissait la vérité d’un récit qu’il pouvait confirmer lui-même. Enfin il éclata à son tour :

« Non, non, dit-il ! vous vous trompez… Vous êtes tous dans l’erreur ! Prenez patience, car la vérité n’est connue que de moi seul !

– Comment serait-ce possible après ce que nous venons d’entendre ? dit le frère de son vieux maître. D’ailleurs vous venez de me dire là-haut, quand je vous ai appris l’accusation portée contre lui, que vous saviez qu’il était l’assassin de son père.

– Oui, oui, il l’est !… cria Chuffey avec une sombre énergie ; mais il ne l’est pas de la manière que vous supposez. Attendez ! laissez-moi un instant de réflexion. Bien, m’y voilà… m’y voilà !… C’est affreux, affreux, cruel, abominable ; mais ce n’est pas comme vous le supposez. Attendez, attendez ! »

Il appliqua ses mains contre sa tête, comme si ses tempes battaient à le faire souffrir. Après avoir promené d’abord autour de lui un regard incertain et vague, ses yeux se fixèrent sur Jonas, et parurent alors briller du feu de la mémoire et de l’intelligence, qui se ranimait soudain.

« Oui ! oui ! s’écria le vieux Chuffey. Voici comment cela se passa. À présent je me rappelle tout. Il… il sortit de son lit avant de mourir, bien certainement pour lui dire qu’il lui pardonnait, et il descendit avec moi dans cette chambre ; et quand il l’aperçut… son fil unique, son fils chéri… la parole lui manqua ; il ne put dire ce qu’il voulait, et personne ne l’entendit, excepté moi. Mais moi, je l’entendis, je l’entendis bien !… »

Le vieux Martin, ainsi que les assistants, contemplaient Chuffey avec étonnement. Mme Gamp, qui n’avait rien dit encore, mais qui s’était blottie aux deux tiers derrière la porte, toute prête à s’enfuir, n’ayant fait entrer dans la chambre que l’autre tiers de sa personne, pour se ranger du côté du plus fort, se hasarda à s’avancer un peu plus, et fit remarquer avec un sanglot que M. Chuffey était bien « la plus digne créature du bon Dieu. »

« Il acheta les drogues, dit Chuffey étendant les bras vers Jonas, tandis qu’un feu extraordinaire brillait dans ses yeux et éclairait son visage ; il acheta les drogues sans doute, comme on vous l’a dit, et il les apporta à la maison. Il les mêla, regardez-le, avec quelque sirop dans une fiole, exactement comme on préparait la potion calmante pour la toux de son père, et les mit dans un tiroir du buffet, dans ce tiroir là-bas ; il sait bien quel tiroir je veux dire ! Puis il referma le tiroir à clef ; mais le courage lui manqua, ou bien son cœur fut touché !… Jugez ! c’était son fils unique !… Et il ne put mettre la fiole à l’endroit où mon vieux maître l’aurait prise vingt fois par jour. »

Le visage tremblant du vieillard parut ébranlé par la force de l’émotion. Cependant, avec le même feu dans les yeux, avec ses bras étendus, avec ses cheveux gris qui se dressaient sur sa tête, sa taille paraissait avoir grandi ; il avait l’air inspiré. Jonas baissait les yeux pour ne plus le voir, et se blottissait dans le fauteuil sur lequel il s’était appuyé jusque-là. Il semblait que cette terrible vérité, qu’il avait tant redoutée, fit enfin parler les muets eux-mêmes.

« Maintenant, s’écria Chuffey, je me rappelle tout, mot pour mot !… Il mit la drogue dans ce tiroir, comme je l’ai dit. Il venait si souvent de ce côté, et d’un air si mystérieux, que son père en fit la remarque ; et, après qu’il se fût éloigné, il ouvrit le tiroir. Nous n’étions que nous deux ensemble, M. Chuzzlewit et moi, quand nous trouvâmes le mélange. M. Chuzzlewit le prit et le jeta à l’instant même ; mais, dans la nuit, il vint auprès de mon lit en pleurant, et me dit que son propre fils avait résolu de l’empoisonner. « Ô Chuff ! dit-il, ô mon cher vieux Chuff ! cette nuit, une voix a retenti dans ma chambre, et elle m’a averti que c’était déjà commencé. Oui, oui, le crime a commencé le jour où je lui ai appris à trop bien convoiter ce que j’avais à lui laisser, le jour où mes leçons ont fait pour lui de ces espérances cupides la grande affaire de sa vie. » Telles furent ses paroles, oui, ce furent exactement là ses paroles ! Si l’on peut lui reprocher d’avoir été par-ci par-là un homme âpre au gain, il ne le fut que pour son fils unique. Il aimait son fils unique, et fut toujours bon pour moi ! »

Jonas écoutait avec une attention croissante. L’espoir rentrait dans son cœur.

Le vieux commis poursuivit ainsi en s’essuyant les yeux :

« Je ne veux pas, ajouta mon maître, qu’il soupire après ma mort. » Oui, c’est bien là ce qu’il dit ensuite, en pleurant comme un petit enfant. « Je ne veux pas qu’il soupire après ma mort, Chuffey. Je veux qu’il en jouisse dès à présent, et qu’il se marie à sa guise, Chuffey, quoique je n’approuve pas son choix ; et alors, nous nous en irons, vous et moi, vivre ensemble d’un petit revenu. Je l’ai toujours aimé ; peut-être alors m’aimera-t-il aussi. C’est une chose effroyable de voir que mon propre fils ait soif de ma mort. Mais j’aurais dû m’y attendre : j’ai semé et je dois récolter. Je veux lui laisser croire que j’ai bu cette drogue ; et, quand je verrai qu’il en a du regret et qu’il possède tout ce qu’il désire, je lui dirai que j’avais tout découvert, et que je lui pardonne. Peut-être, Chuff, élèvera-t-il mieux son fils qu’il n’a été élevé lui-même, peut-être deviendra-t-il meilleur !… »

Le pauvre Chuffey s’arrêta pour essuyer de nouveau ses yeux. Le vieux Martin avait caché son visage entre ses mains. Jonas écoutait plus attentivement que jamais, et sa poitrine haletait comme une onde soulevée, mais c’était d’espérance : l’espérance grandissait dans son cœur.

« Le lendemain, reprit Chuffey, mon cher vieux maître fit croire qu’il avait ouvert par méprise le tiroir avec une clef du trousseau qui allait par hasard à la serrure (nous en avions fait faire une autre tout exprès que nous avions mise à l’anneau), et qu’il avait été très-surpris de trouver là sa potion supplémentaire toute préparée, mais qu’il avait supposé que la fiole avait été posée là dans un moment de presse, pendant que le tiroir était ouvert. Nous l’avions jetée dans les cendres ; mais le fils crut que son père l’avait prise : il sait bien qu’il le crut. Une fois M. Chuzzlewit, pour l’éprouver, se risqua à dire que la potion avait un goût étrange ; aussitôt son fils s’en alla et sortit de la maison. »

Jonas fit entendre une toux courte et sèche ; et, changeant de position pour en prendre une plus commode, il croisa ses bras sans regarder les assistants, qui de leur côté pouvaient très-bien voir sa figure.

« M. Chuzzlewit écrivit au père… j’entends le père de la pauvre créature qui est sa femme aujourd’hui, et l’invita à venir, afin de hâter le mariage. Mais son esprit, comme le mien, se ressentait un peu de l’effet du chagrin, et son cœur était brisé. Depuis la nuit où il était venu me trouver, il ne fit que délirer ; et jamais, depuis, il ne recouvra son intelligence. Il ne s’était écoulé que peu de jours, mais le double d’années ne l’eût pas autant changé. « Épargnez-le, Chuff, » me dit-il avant de mourir. Tels furent les seuls mots qu’il put prononcer. « Épargnez-le, Chuff ! » Je promis de le faire, et je me suis efforcé de tenir parole : c’est son fils unique. »

Dans ce récit des derniers moments de son ami, la voix du pauvre Chuffey, qui était devenue de plus en plus faible, lui manqua entièrement. Faisant un mouvement avec sa main, comme pour dire qu’Anthony la lui avait prise et avait expiré en la pressant, il s’en retourna dans le coin où d’ordinaire il couvait ses chagrins, et il rentra dans le silence.

Jonas ne craignait plus de regarder les assistants ; il le fit même avec une certaine audace.

« Eh ! bien, dit-il après un intervalle de silence, êtes-vous satisfaits ? Avez-vous encore d’autres complots à ourdir ? car ce drôle de Lewsome est capable d’en faire à la douzaine ! Est-ce tout ? n’avez-vous pas encore quelque chose ? »

Le vieux Martin le regarda fixement à son tour.

Jonas poursuivit ainsi, le sourire aux lèvres :

« Je ne sais ni ne me soucie de savoir si vous êtes ce que vous sembliez être chez Pecksniff, ou bien si vous êtes autre chose, un saltimbanque par exemple ; mais je n’ai que faire de vous chez moi. Vous veniez si souvent ici du temps de votre frère, vous aviez tant de tendresse pour lui (votre cher frère, votre bien-aimé frère, ce qui n’empêche pas que, de son vivant, vous vous seriez volontiers pris aux cheveux), que je ne suis nullement surpris de votre attachement pour la maison ; mais la maison ne vous est pas du tout attachée, et vous ne sauriez la quitter trop tôt, ce sera toujours trop tard. Quant à ma femme, mon vieux, renvoyez-la tout droit au logis ; sinon, tant pis pour elle ! Ah ! ah ! vous le prenez sur ce ton-là ! Ne voilà-t-il pas de quoi faire pendre un homme, parce qu’il se procure pour deux sous de poison dont il a besoin, et parce que ce poison lui est pris par deux vieux butors qui s’en vont bâtir une histoire là-dessus !… Ah ! ah ! voyez-vous la porte ? »

Son triomphe ignoble, aux prises avec sa lâcheté, sa honte et la conscience de son crime, était quelque chose de si épouvantable, que les assistants s’écartèrent du coupable et se détournèrent comme d’un animal dégoûtant, immonde, repoussant à voir. Pour lui, en ce moment, ce qui le tourmentait le plus, c’était la noirceur de son dernier crime : il sentait en lui-même que c’était là l’œuvre de sa ruine ; excepté cela, le récit du vieux Chuffey l’avait touché si peu que rien ; au contraire, sa justification inattendue lui aurait plutôt procuré quelque soulagement. Mais ici, sous le coup d’un fait accompli, d’un danger mortel qu’il eût pu s’épargner, et qui le poursuivait sans pitié, le désespoir était au fond de son triomphe même et de son apparente assurance ; un désespoir farouche, indomptable ; un désespoir de rage en songeant à l’inutilité de ce péril où il s’était plongé de gaieté de cœur ; un désespoir enfin qui le troublait jusqu’à la folie, et lui faisait grincer les dents au sein même de sa victoire.

« Mon bon ami, dit Martin en posant sa main sur la manche de Chuffey, ne restez pas ici. Venez avec moi.

– C’est bien lui, toujours lui, comme il me parlait autrefois, s’écria Chuffey, regardant Martin en face. Il me semble absolument voir M. Chuzzlewit revenu à la vie. Oui ! emmenez-moi avec vous !… Attendez cependant, attendez.

– Pourquoi ? demanda Martin.

– Je ne puis la quitter, la pauvre créature ! dit Chuffey. Elle a été si bonne pour moi. Je ne puis la quitter, monsieur Chuzzlewit. Je vous remercie de tout mon cœur, je veux rester ici. Je n’ai pas longtemps à y rester ; ce n’est point une grande affaire. »

Tandis que Chuffey secouait sa pauvre tête grise et remerciait ainsi Martin, Mme Gamp, qui maintenant s’était décidée à entrer tout à fait dans la chambre, jugea à propos de fondre en larmes.

« Quel coup de la Providence, dit-elle, qu’une si chère, si bonne et si respectable créature ne soit pas tombée dans les griffes de Betsey Prig ! ce qui sans moi n’aurait pas manqué d’arriver, car l’affaire était délicate et il y avait du tirage.

– Mon vieux, dit Jonas à son oncle, vous venez de m’entendre ; homme ou femme, j’en ai assez de tout ce monde-là. Voyez-vous la porte ?

– Voyez-vous la porte ? répéta la voix de Mark, qui arrivait justement de ce côté. Regardez ! »

Jonas regarda, et son regard fut cloué. Seuil fatal, souillé, maudit, maudit par les pas du vieux père à l’heure de l’agonie, maudit par ceux de la jeune épouse affligée, maudit chaque jour par l’ombre du visage du vieux commis, maudit par le passage des pieds du meurtrier !… Quels étaient donc les hommes qui se tenaient debout sur ce seuil ?

Nadgett, d’abord.

Écoutez !… La nouvelle du crime est venue avec un hurlement tel que celui de la mer ! des crieurs s’élancent de tous côtés dans la rue en vociférant ; les habitants des maisons voisines ouvrent leurs fenêtres pour entendre ce qu’on annonce ; la foule s’amasse pour écouter sur la chaussée et sur les trottoirs. Les cloches, les cloches même, commencent à retentir, se heurtant les unes les autres dans le carillon de la joie désordonnée que leur cause la découverte du crime (juste les sons que Jonas entendait au fond de ses pensées fébriles) et se balançant dans les airs comme aux meilleures fêtes.

« Voici l’homme !… dit Nadgett, là contre la fenêtre !… »

Trois autres individus entrèrent, mirent la main sur Jonas pour s’assurer de lui, et cela fut sitôt fait que Jonas avait les mains garrottées avant qu’il eût pu seulement détourner ses yeux de dessus son accusateur.

« Un meurtre, dit Nadgett promenant son regard sur le groupe étonné. Que personne ne s’interpose ! »

La rue sonore répéta : « Un meurtre, un meurtre barbare et effrayant, meurtre, meurtre, meurtre ! » Ce cri roula de maison en maison, et fut porté par l’écho de pierre en pierre, jusqu’à ce que les voix expirassent dans un bourdonnement lointain qui semblait murmurer encore le mot épouvantable.

Tous les assistants restaient silencieux, écoutant et s’entre-regardant, tandis que le bruit s’éloignait.

Martin prit le premier la parole.

« Quelle terrible histoire est-ce-ci ?

– Demandez-le-lui, dit Nadgett, montrant Jonas. Vous êtes son ami, monsieur. Il peut vous l’apprendre, si ça lui plaît. Il en sait plus long que moi sur ce sujet, bien que j’en sache beaucoup.

– Comment en savez-vous beaucoup ?

– Ce n’est pas pour rien que je l’ai guetté si longtemps, répondit Nadgett. Jamais je n’ai guetté un homme avec autant de vigilance que celui-là. »

Encore une des formes de fantôme de cette terrible vérité ! Encore une de ces nombreuses apparences sous lesquelles elle s’élançait incessamment contre lui dans ses rêves. Cet homme qui, parmi tous les autre hommes, s’était fait son espion acharné ; cet homme qui, changeant tout à coup de nature, jetait son masque sournois, et renonçait à ses allures insouciantes et à son air hébété pour se dresser contre lui comme un ennemi vigilant !… Le mort fût sorti de sa tombe, qu’il n’eût pas frappé Jonas de plus de stupeur et d’épouvante.

La partie était perdue. La course était terminée ; la corde était tissée pour le cou du meurtrier. Si par miracle il s’échappait de ce défilé, il n’avait qu’à se tourner d’un autre côté, n’importe où : là se lèverait devant lui un nouveau vengeur, quelque enfant qui en une heure deviendrait un vieillard, quelque vieillard qui en une heure reprendrait sa jeunesse, quelque aveugle recouvrant la vue, ou quelque sourd qui retrouverait l’ouïe. Pas une chance de salut. Il tomba tout d’un bloc à la renverse contre la muraille et, dès cet instant, il ne lui resta plus aucune espérance.

« Je ne suis pas son ami, bien que j’aie le déshonneur d’être son parent, dit M. Chuzzlewit. Vous pouvez me parler librement. Où l’avez-vous épié, et qu’avez-vous vu ?

– J’ai guetté en bien des endroits, répondit Nadgett, j’ai guetté nuit et jour. Je l’ai guetté dans ces derniers temps sans repos ni trêve. Son visage contracté et ses yeux injectés de sang confirmeraient ces paroles. Je ne me doutais guère qu’à force de guetter, j’en viendrais à cette découverte, pas plus qu’il ne s’en doutait lui-même quand il se glissa dehors une nuit, couvert des vêtements dont il fit ensuite un paquet qu’il jeta dans le fleuve, du haut du pont de Londres. »

Jonas s’agita sur le carreau, comme un homme à la torture entre les mains du bourreau. Il tenta, mais en vain, de pousser un hurlement, comme s’il avait été blessé par quelque arme cruelle ; et il se cramponna au cercle de fer qui rivait ses poignets, comme s’il avait voulu les dégager pour se déchirer de ses propres mains.

« Allons, tenez-vous, mon cousin ! dit le chef des hommes de police. Pas de violence.

– Qui appelez-vous votre cousin ? demanda sévèrement Martin.

– Vous, dit l’homme, vous et d’autres. »

Martin tourna vers lui son regard scrutateur. Cet individu était assis nonchalamment, à califourchon sur une chaise, les bras pendants par-dessus le dossier ; il croquait des noix et jetait les coquilles par la croisée à mesure qu’il les avait cassées, sans cesser pour cela de parler.

« Oui, dit-il, avec un geste d’humeur. Vous pouvez jusqu’à votre mort renier vos neveux ; mais Chevy Slyme n’en restera pas moins ici-bas Chevy Slyme. Peut-être pourra-t-il vous paraître peu flatteur pour vous-même de voir votre propre sang relégué dans un emploi de ce genre. Mais on peut m’en tirer.

– Toujours la même histoire ! s’écria Martin. Égoïsme ! égoïsme, égoïsme ! chacun d’eux ne pense qu’à lui.

– Alors, répliqua le neveu, vous eussiez bien mieux fait d’en épargner l’ennui à un ou deux d’entre eux, et de penser un peu à eux au lieu de ne penser qu’à vous. Regardez-moi ! pouvez-vous sans éprouver quelque honte voir sous ce costume d’officier de police un membre de votre famille, qui a plus de talent dans son petit doigt que tous les autres dans leurs caboches réunies ? J’ai pris ce parti pour vous humilier. J’étais loin de penser cependant que j’aurais à faire une arrestation dans la famille.

– Si vos déportements et ceux de vos dignes amis vous ont conduit où vous êtes, tenez-vous-y, répondit le vieillard. Vous vivez du moins honnêtement, j’espère ; et c’est déjà quelque chose.

– Ne soyez pas si dur pour mes « dignes amis, » repartit Slyme ; car ils ont été quelquefois vos bons amis aussi. N’essayez pas de dire que vous n’avez jamais employé mon ami Tigg, car je sais le contraire. Ce fut la cause de notre rupture.

– Je louais les services de ce drôle, dit M. Chuzzlewit, et je l’ai payé, nous sommes quittes.

– Vous avez bien fait de le payer, car aujourd’hui il serait trop tard pour le faire. Il a donné quittance définitive, ou plutôt on la lui a prise de force. »

Le vieux gentleman le regarda comme pour lui demander ce qu’il voulait dire, sans daigner prononcer un mot pour prolonger la conversation.

« J’avais toujours prévu, dit Slyme en tirant de sa poche une nouvelle poignée de noix, que la nature de mes fonctions amènerait, un jour ou l’autre, quelque rapprochement entre lui et moi. Mais je pensais que ce serait seulement pour quelque tour d’escroc ; et jamais il ne m’était venu dans la tête que j’aurais à exécuter un mandant d’arrestation lancé contre son assassin.

– Son assassin ! s’écria M. Chuzzlewit dirigeant son regard de Chevy sur Jonas.

– L’assassin de Tigg ou celui de M. Montague, dit Nadgett, c’est tout un. J’accuse cet homme que voici du meurtre de M. Montague, qui la nuit dernière a été trouvé assassiné dans un bois. Vous me demanderez pourquoi je l’accuse, comme vous m’avez demandé déjà comment je savais tant de choses. Je vais vous le dire. Cela ne peut rester plus longtemps secret. »

La passion dominante de Nadgett se trahit même en ce moment par le ton de regret dont il déplora la publicité prochaine des faits qui étaient à sa connaissance.

« Je vous disais donc, continua-t-il, que je l’avais guetté. J’obéissais en cela aux instructions de M. Montague, au service de qui j’étais depuis un certain temps. Nous avions nos raisons de le soupçonner, et vous savez pourquoi ; car vous étiez à discuter justement à ce sujet tout à l’heure, tandis que nous étions à attendre derrière cette porte. Si vous voulez apprendre, maintenant que tout est fini, ce qui éveilla nos soupçons, je vous le dirai franchement. Ce fut une contestation (dont il nous donna lui-même la première idée), une contestation entre lui et un autre Office où la vie de son père était assurée. Il avait inspiré là tant de doute et de défiance, qu’il fut obligé de composer avec la maison d’assurances et de ne recevoir que la moitié de l’argent ; et encore s’estima-t-il bien heureux. Petit à petit j’ai tant fureté que j’ai réuni des circonstances qui déposaient contre lui, et en grand nombre. Il fallut y mettre beaucoup de patience, mais c’est mon métier. Je découvris la garde-malade ; la voici qui peut confirmer mes paroles ; je découvris le docteur, je découvris l’entrepreneur des funérailles, je découvris l’aide de l’entrepreneur, je découvris quelle avait été pendant les obsèques l’attitude du vieux gentleman que voici, M. Chuffey ; je découvris ce que cet homme (M. Nadgett toucha le bras de Lewsome) avait dit dans le cours de sa fièvre. Je découvris comment le coupable s’était conduit avant la mort de son père, et depuis, et aussi dans ces derniers temps. Couchant tout cela par écrit, et le collectionnant avec soin, je réunis assez de preuves pour que M. Montague pût l’accuser du crime qu’il avait commis, ou plutôt qu’il a cru jusqu’à ce soir avoir commis. Je le tenais quand l’assassinat a eu lieu. Vous voyez maintenant où il en est : c’est bien pis. »

Ô misérable, misérable fou ! ô insupportable et dévorante torture ! Trouver en vie, là, devant lui, le cerveau et la main droite du secret qu’il avait cru enfoncer à coups de pied dans la terre ! et penser que ce secret accusateur se serait toujours levé vivant et promené partout victorieux, quand même l’assassin aurait, par enchantement, muré, scellé dans le creux d’un rocher le cadavre de l’homme assassiné ! Il essaya de se boucher les oreilles avec ses mains garrottées, afin de n’entendre pas le reste.

Tandis qu’il gisait sur le plancher, chacun s’était éloigné de lui, comme si son souffle était pestilentiel. Successivement les assistants se retirèrent de l’autre côté de la chambre, le laissant seul étendu par terre. Ceux-là même qui étaient chargés de le garder s’écartèrent de lui et se tinrent à une certaine distance, à l’exception de Slyme, qui était toujours occupé à croquer ses noix.

« C’est de cette fenêtre de grenier qui est en face, dit Nadgett en indiquant une lucarne de l’autre côté de l’étroite rue, que j’ai surveillé cet homme et sa maison durant des nuits et des jours. C’est de cette fenêtre de grenier qui est en face, que je le vis revenir seul d’un voyage pour lequel il était parti en compagnie de M. Montague. C’était pour moi la preuve que M. Montague avait atteint son but ; je pouvais donc me relâcher de ma surveillance, bien que je ne dusse point y renoncer sans ordres ultérieurs et formels. Mais comme je me tenais sur la porte d’en face, cette même nuit-là, dans l’ombre, j’aperçus un paysan qui sortait à la dérobée par une porte de derrière donnant sur la cour de cette maison. Ce paysan, je ne l’avais pas vu entrer. Je le reconnus à son pas : c’était lui, sous un déguisement. Aussitôt je le suivis. Je l’ai perdu de vue sur la route de l’Ouest ; il continuait d’aller dans cette direction. »

Jonas regarda un moment Nadgett et murmura un juron.

« Je ne pouvais comprendre ce que cela signifiait, dit Nadgett ; mais j’en avais déjà tant vu, que je résolus de pousser plus loin, jusqu’au bout, mes recherches. C’est ce que je fis. Je pris des renseignements auprès de sa femme ; j’appris d’elle qu’on le supposait endormi dans la chambre d’où je l’avais vu sortir, et qu’il avait donné des ordres formels pour n’être pas dérangé. Il fallait toujours bien qu’il revînt, et je guettai son retour. Durant toute la nuit je fis sentinelle dans la rue, sous les portes cochères ou ailleurs ; et le lendemain, à la même lucarne, pendant le jour, puis encore dans la rue, quand tomba la nuit : car je savais bien qu’il reviendrait, comme il était parti, à l’heure où ce quartier est désert. Il n’y manqua pas. Dans la matinée, dès le point du jour, le même paysan arriva en rampant, rampant, rampant tout doucement.

– Dépêchez-vous, fit observer Slyme qui avait achevé de croquer ses noix. C’est contraire au règlement, monsieur Nadgett. »

Sans prendre garde à lui, Nadgett continua en ces termes :

« Je demeurai toute la journée à la fenêtre. Je crois que pas un moment je ne fermai les yeux. À la nuit, je le vis sortir avec un paquet. Je le suivis encore. Il s’achemina vers le pont de Londres, et là il jeta son paquet dans le fleuve. Alors je commençai à concevoir des craintes sérieuses, et fis à la police une déposition, par suite de laquelle le paquet…

– Fut repêché, interrompit Slyme. Plus vite, plus vite, monsieur Nadgett.

– Il contenait le costume que je lui avais vu porter, et qui était souillé de terre glaise et taché de sang. La nuit dernière, la nouvelle du meurtre est arrivée à Londres. Le porteur de ce costume était déjà signalé pour avoir été aperçu près du théâtre de l’assassinat ; pour s’être tenu aux aguets dans le voisinage, pour être descendu d’une diligence venant de cette partie du pays, tout cela dans un espace de temps qui concorde parfaitement avec la minute même où je le vis rentrer dans sa maison. Le mandat d’arrestation a été lancé, et voici quelques heures que ces agents sont avec moi. Nous avons choisi notre temps ; et vous sachant tous assemblés ici, voyant en outre cette personne à la fenêtre…

– Vous lui avez fait signe d’ouvrir la porte, dit Mark, reprenant le fil du récit à l’allusion qui le concernait ; et elle ne s’est pas fait prier pour descendre.

– C’est tout pour le moment, reprit Nadgett, resserrant son grand portefeuille que, par habitude, il avait tiré de sa poche en commençant sa narration, et qu’il avait tout le temps tenu à la main ; mais tout ne finit pas là. Vous m’avez demandé un récit détaillé des faits ; je vous les ai exposés, et je ne dois pas retenir ces messieurs plus longtemps. Êtes-vous prêt, monsieur Slyme ?

– Il y a beau jour, répondit celui-ci en se levant. Vous n’avez qu’à vous rendre tout droit au bureau de police, nous y serons arrivés aussitôt que vous. Tom, allez chercher une voiture. »

L’agent auquel il s’était adressé s’empressa d’exécuter cet ordre.

Le vieux Martin demeura quelques instants dans une sorte d’hésitation, comme s’il eût voulu adresser deux ou trois paroles à Jonas ; mais regardant autour de lui et voyant le coupable toujours étendu sur le plancher et se tortillant à droite et à gauche comme un sauvage, il prit le bras de Chuffey et suivit lentement Nadgett hors de la chambre. John Westlock et Mark Tapley l’accompagnèrent. Mistress Gamp était sortie la première en chancelant, avec une sorte de pâmoison ambulatoire, témoignage expressif de la vivacité de ses sentiments : car mistress Gamp tenait des évanouissements de tous les genres à la disposition du public, toujours à des prix modérés, comme M. Mould tenait diverses catégories de funérailles.

« Ah ! murmura Slyme les regardant partir. Sur mon âme ! il est aussi insensible aujourd’hui au désagrément de voir un neveu comme moi dans une pareille position, qu’il l’était autrefois à l’honneur de voir en moi l’honneur et l’orgueil de la famille ! Voilà donc tout ce que j’ai gagné à voir humilié mes sentiments (et quels sentiments !) jusqu’à gagner à la sueur de mon front le misérable pain de la vie !… »

Il se leva de sa chaise, qu’il repoussa d’un coup de pied avec indignation.

« Du pain si dur ! lorsqu’il y a des centaines d’individus indignes de porter une chandelle devant moi, qui roulent carrosse et vivent de leurs rentes. Sur mon âme, c’est du propre ! »

Ses yeux rencontrèrent ceux de Jonas qui le regardait fixement et remuait les lèvres, comme s’il murmurait quelque chose.

« Hein ?… » dit Slyme.

Jonas regarda l’agent, qui lui tournait le dos, et lui fit de ses mains garrottées un signe équivoque pour lui indiquer la porte.

« Hum !… dit Slyme pensif ; il est vrai que je ne pouvais espérer raisonnablement lui faire honte quand vous aviez déjà si bien pris les devants. J’avais oublié cela. »

Jonas répéta son regard et son geste.

« Jack ! dit Slyme.

– Plaît-il ? dit l’agent.

– Allez à la porte attendre la voiture. Vous appellerez lorsqu’elle arrivera. Il est bon que vous soyez là. »

Quand l’homme fut parti, Slyme ajouta en se tournant vivement vers Jonas :

« Eh bien !… maintenant, qu’est-ce que c’est ? »

Jonas essaya de se lever.

« Attendez un peu, dit Slyme ; ce n’est pas chose aisée avec les menottes que vous avez aux poignets. Debout ! up !… De quoi s’agit-il ?

– Mettez votre main dans ma poche. Ici ! la poche de gauche sur la poitrine. »

Slyme fit ce qui lui était dit, et tira de la poche une bourse.

« Il y a là dedans cent guinées, » dit Jonas, dont le langage était à peine intelligible, de même que la pâleur livide et l’agonie de ses traits ôtaient à son visage presque tout caractère humain.

Slyme le contempla, lui remit sa bourse entre les mains et secoua la tête.

« Je ne puis… Je n’ose… Je ne pourrais, quand bien même j’oserais. Les camarades d’en bas…

– La fuite est impossible ! dit Jonas. Je le sais. Cent guinées pour cinq minutes seulement dans la chambre voisine !

– Pour quoi faire ? » demanda Slyme.

Quand le prisonnier avança son visage pour parler à l’oreille de Slyme, celui-ci recula involontairement d’épouvante. Cependant il revint et écouta Jonas. Peu de mots furent prononcés ; mais, lorsque Slyme les entendit, son visage se décomposa à son tour.

« Je l’ai sur moi, dit Jonas, qui porta ses mains à sa gorge, comme si la chose à laquelle il faisait allusion se trouvait renfermée dans sa cravate. Comment supposer que vous le saviez ? Vous ne pouviez pas le savoir. Cent guinées, rien que pour cinq minutes, dans la chambre voisine ! Le temps se passe !… Parlez !

– Ce serait plus… plus honorable pour la famille, murmura Slyme, dont les lèvres tremblaient. Je regrette que vous ne m’en ayez pas parlé plus tôt à demi-mot, cela aurait mieux valu pour vous. Vous pouviez bien garder votre secret sans me compromettre.

– Cent guinées, pour cinq minutes seulement dans la chambre voisine !… Parlez !… » s’écria Jonas avec désespoir.

Slyme prit la bourse. Jonas s’achemina d’un pas chancelant vers la porte de la cloison vitrée.

« Arrêtez ! lui cria Slyme, le saisissant par les pans de son habit. Je ne sais rien de rien ; et puis il faudra toujours bien que ça finisse par là. Êtes-vous coupable ?

– Oui ! dit Jonas.

– Les faits sont-ils conformes à ce qu’on vient d’exposer ?

– Oui ! dit Jonas.

– Voulez-vous… voulez-vous me promettre de… de dire une prière… ou quelque chose comme ça ? » demanda Slyme d’une voix émue.

Jonas le quitta brusquement sans rien répondre et ferma la porte.

Slyme se pencha et écouta par le trou de la serrure. Il se retira ensuite sur la pointe du pied aussi loin que possible, et regarda du côté de la chambre avec terreur. Il fut tiré de cet état de stupeur par l’arrivée de la voiture et le bruit du marchepied qu’on baissait.

« Il est en train de prendre quelques menus objets, dit-il en se penchant à la fenêtre et s’adressant aux deux hommes qui se tenaient en bas, à la lueur du réverbère. Que l’un de vous veille sur les derrières de la maison, pour la forme. »

L’un des deux hommes se dirigea vers la cour. L’autre, s’asseyant sur le marchepied de la voiture, continua la conversation avec Slyme, à la fenêtre. Slyme était son supérieur. Il avait dû sans doute son avancement à cet ancien penchant tant loué par la victime de Jonas, pour faire toujours le pied de grue au coin de la rue ; habitude précieuse dans sa profession actuelle.

« Où est-il ? » demanda l’agent.

Slyme jeta un coup d’œil rapide dans la chambre et secoua la tête comme pour dire :

« Il est tout près d’ici. Je le vois.

– Son compte est réglé, dit l’homme.

– Et solidement, » dit Slyme.

Ils se regardèrent l’un l’autre, puis regardèrent la rue du haut en bas. L’homme qui était assis sur le marchepied ôta son chapeau, puis le remit sur sa tête et sifflota.

« Dites donc ! il prend son temps.

– Je lui ai accordé cinq minutes, dit Slyme. Mais les cinq minutes sont plus que passées. Je vais le chercher. »

En conséquence, Slyme quitta la fenêtre et alla sur la pointe du pied jusqu’à la porte vitrée. Il écouta. Pas un son ne se faisait entendre. Il approcha les chandeliers pour voir en dedans.

Il avait bien de la peine à se décider à ouvrir la porte. Enfin il prit son parti : il la lança toute grande ouverte avec fracas et recula. Après avoir hasardé un coup d’œil à l’intérieur et écouté de nouveau, il se détermina à entrer.

Slyme fit deux pas en arrière en rencontrant les yeux de Jonas qui était là tout droit contre un angle du mur, le regardant fixement, sans cravate, et le visage d’une pâleur livide.

« Vous venez trop tôt, dit Jonas avec un lâche pleurnichement. Je n’ai pas eu le temps. Je n’ai pas pu le faire… Je… Cinq minutes encore… Deux minutes encore… Une seule minute !… »

Slyme ne répondit rien ; mais ayant remis la bourse dans la poche de Jonas, il appela ses hommes.

Jonas gémit, pleura, proféra des malédictions, supplia ses gardiens, lutta et se soumit, tout cela en même temps. Il n’avait pas la force de se tenir. Mais les hommes l’emportèrent dehors et le mirent dans le fiacre où ils l’étendirent sur une banquette, d’où il ne tarda pas à rouler en gémissant au fond de la voiture sur la paille.

Les deux agents étaient dans le fiacre avec lui ; Slyme était monté sur le siège à côté du cocher, et on avait laissé Jonas sur sa litière. En passant devant la boutique d’une fruitière dont la porte était encore ouverte, quoique les volets fussent déjà fermés, l’un des deux agents remarqua que les pêches ne sentaient pas bon.

L’autre avait commencé par être du même avis ; mais tout à coup, rempli d’alarme, il se pencha vivement pour regarder le prisonnier.

« Arrêtez la voiture !… Il s’est empoisonné !… L’odeur vient de ce flacon qu’il a dans la main ! »

La main serrait étroitement le flacon avec une ténacité obstinée que jamais personne, dans toute la force et l’énergie de la vie, ne saurait mettre à presser le prix de son gain.

Ils le tirèrent hors du fiacre, au milieu de la rue obscure ; mais jury, juge et bourreau ne pouvaient plus rien pour lui.

Il était mort, mort, bien mort.

Chapitre XXVII. Dans lequel les tables sont tournées sens dessus dessous. §

Les événements que nous venons de rapporter avaient retardé, mais de quelques heures seulement, les projets favoris du vieux Martin, si longtemps enfouis dans son cœur, et qu’un transport d’indignation avait si souvent failli révéler brusquement pendant son séjour chez Pecksniff. Étourdi comme il l’avait été d’abord par les renseignements que Tom Pinch et John Westlock lui avaient communiqués sur la nature supposée de la mort de son frère ; accablé par les dépositions ultérieures de Chuffey et de Nadgett, et par cet entraînement de circonstances qui avaient abouti au suicide de Jonas, catastrophe dont il fut immédiatement informé, Martin voyait pour le moment ses projets et ses espérances ajournés par ces incidents divers qui venaient se jeter violemment entre lui et son but ; cependant leur violence même et l’ensemble tumultueux de toutes ces scènes l’encouragèrent à exécuter ses plans avec plus de rapidité et d’énergie. Dans chacune de ces circonstances, dans tous ces actes de cruauté, de lâcheté et de perfidie, il reconnaissait le germe funeste qui leur avait donné naissance. La racine de cette mauvaise herbe, c’était l’égoïsme, l’égoïsme cupide, ardent, exigeant, tyrannique ; l’égoïsme avec son long cortège de soupçons, de ruses, de tromperies, et toutes les conséquences qui en découlent. M. Pecksniff en avait offert au vieillard un si parfait modèle, que le bon, le tolérant, le patient Pecksniff, était devenu pour Martin l’égoïsme incarné, l’hypocrisie en personne. Et plus étaient odieuses les formes que ces vices révélaient maintenant aux regards de Martin, plus ce dernier éprouvait d’amère consolation dans son projet de faire enfin bonne justice à M. Pecksniff et à ses victimes.

Il apporta dans cette œuvre, non-seulement l’énergie et la détermination naturelle que le lecteur a pu reconnaître dans son caractère dès le début de ce récit, en faisant connaissance avec ce gentleman, mais encore toute cette vigueur concentrée qui, en se nourrissant d’un aliment intérieur, avait pris d’autant plus d’ardeur qu’elle avait été obligée de se comprimer plus longtemps. Or, ces deux courants de résolution violente, se réunissant et balayant tout sur leur passage, acquirent une violence si impétueuse, que John Westlock et Mark Tapley, passablement énergiques pour leur propre part, eurent toutes les peines du monde à le suivre.

Dès son arrivée à Londres, Martin avait envoyé chercher John Westlock, qui lui fut amené par Tom Pinch. Comme le vieillard avait gardé le meilleur souvenir de Mark Tapley, il s’était assuré le concours immédiat de ce gentleman par l’entremise de John ; et c’est ainsi, comme nous l’avons vu, qu’ils s’étaient trouvés tous réunis dans la Cité. Mais Martin avait refusé de voir son petit-fils jusqu’au lendemain. Ce jour-là, selon ses instructions, M. Tapley fut chargé d’avertir le jeune homme de se rendre au Temple vers dix heures du matin. Martin ne voulut pas se servir de l’intermédiaire de Tom Pinch, de peur d’attirer sur lui des soupçons injustes ; cependant Tom avait assisté à toutes les conférences, et il resta avec ses amis jusqu’à une heure avancée de la nuit, après qu’ils eurent appris la mort de Jonas. Ensuite, il s’en revint au logis raconter à la petite Ruth tous ces merveilleux événements, et l’inviter à l’accompagner le lendemain matin au Temple, conformément aux instructions particulières de M. Chuzzlewit.

Un trait caractéristique du vieux Martin et de la façon dont il envisageait les choses qu’il se proposait de faire, c’est qu’il n’avait communiqué ses intentions à personne : elles n’avaient percé que dans quelques allusions aux représailles qu’il avait à tirer de M. Pecksniff, pour se venger du rôle qu’il lui avait fallu jouer dans sa maison ; on eût pu aussi les deviner un peu à l’éclat que jetaient les yeux de Martin quand le nom de Pecksniff était prononcé devant lui. John Westlock lui-même, en qui il avait évidemment une grande confiance (bien partagée du reste par tous les autres), n’avait pas reçu de lui plus ample confidence. Martin se borna à le prier de revenir le lendemain matin ; et, sans en savoir davantage, ils le quittèrent à une heure avancée de la nuit.

Une journée aussi chargée d’événements eût épuisé, de corps et d’esprit, un homme beaucoup plus jeune que Martin : cependant le vieillard se plongea dans une profonde et triste méditation, qui dura jusqu’à l’aube du jour. Et même alors, il ne demanda point au lit quelque temps de repos, mais il se borna à sommeiller un peu dans son fauteuil jusqu’à sept heures du matin. C’était le moment qu’il avait fixé pour la visite de M. Tapley, qui arriva aussi frais, aussi dispos, aussi joyeux que le Matin en personne.

Il frappa à la porte un léger coup, qui mit à l’instant sur pied M. Chuzzlewit.

« Vous êtes ponctuel, dit le vieillard, allant ouvrir aussitôt.

– Ma devise, monsieur, répondit M. Tapley, qui d’après cela paraissait avoir roulé dans sa tête les devoirs matrimoniaux, ma devise, c’est : amour, honneur et obéissance. L’horloge sonne sept heures, monsieur.

– Entrez !

– Merci, monsieur. Qu’ai-je à faire d’abord pour votre service, monsieur ?

– Vous avez exécuté ma commission auprès de Martin ? dit le vieillard fixant ses yeux sur lui.

– Oui, monsieur, répondit Mark, et jamais de votre vie vous n’avez vu gentleman aussi surpris que lui.

– Que lui avez-vous dit en outre ?

– Par exemple, monsieur, répondit M. Tapley en souriant, j’aurais bien aimé à lui en dire un peu plus ; mais, faute d’en savoir davantage, je ne lui ai rien dit du tout.

– Vous lui avez confié ce que vous saviez ?

– C’était si peu de chose, monsieur ! répliqua M. Tapley. Je n’avais vraiment pas à lui dire grand’chose qui vous concernât, monsieur. Je lui ai seulement dit que, dans mon opinion, M. Pecksniff se trouverait trompé, monsieur, que vous seriez trompé vous-même, et que lui aussi il serait trompé comme les autres, monsieur.

– En quoi ? demanda M. Chuzzlewit.

– En ce qui le concerne, n’est-il pas vrai, monsieur ?

– En ce qui nous concerne, lui et moi.

– Très-bien, monsieur, dit Tapley, quant aux anciennes idées que vous aviez l’un de l’autre. Pour ce qui est de lui, monsieur, et de ses idées, je sais qu’il a joliment changé, je vous en réponds. Je le savais longtemps avant qu’il vous parlât l’autre jour, et, je dois vous le dire, personne ne peut le connaître à moitié aussi bien que moi ; personne. Il y avait toujours eu en lui beaucoup de bon, mais je ne sais comment ça s’était un peu encroûté. Je ne vous dirai pas qui est-ce qui avait pétri la pâte de cette croûte, mais…

– Continuez, dit Martin, pourquoi vous arrêter ?

– Mais… Eh bien ! je vous demande pardon, mais je pense que c’est peut-être bien vous, monsieur : sans intention, comme de raison. Tout compensé, vous pourriez avoir eu des torts chacun de votre côté. Voilà ! maintenant j’en suis débarrassé ! ajouta M. Tapley, dans un accès de résolution désespérée. Je n’ai plus à traîner cette idée dans mon esprit pour m’en casser la tête. J’ai beaucoup fait d’attendre jusqu’à hier. C’est dit à présent. Je n’y puis plus rien, j’en suis bien fâché. Ne faites pas retomber ça sur lui, monsieur. Voilà ! »

Il était clair que Mark s’attendait à recevoir l’ordre de sortir immédiatement, et il était tout prêt à déguerpir.

« Ainsi, monsieur, dit Martin, vous pensez que ses anciennes fautes proviennent jusqu’à un certain point de mon fait ?

– Ma foi, monsieur, répliqua M. Tapley, j’en suis très-fâché, mais je ne puis le nier. C’est fièrement beau de votre part, monsieur, de permettre à un ignorant de se prononcer comme ça : mais c’est en effet ma manière de voir. J’ai pour vous, monsieur, autant de respect qu’il est possible d’en avoir ; mais je pense comme ça. »

Le rayon d’un sourire plein de douceur passa sur les traits sévères de Martin, tandis que le vieillard regardait attentivement Mark sans répondre.

Après un silence de quelques instants, Martin fit cette observation :

« Et cependant, vous êtes un ignorant vous-même, à ce que vous dites.

– Parfaitement, répliqua M. Tapley.

– Et moi, vous me jugez un homme instruit et bien élevé ?

– Oh ! oui, rien de plus certain. »

Le vieillard, appuyant sa main contre son menton, fit deux ou trois tours de chambre avant d’ajouter :

« Vous l’avez quitté ce matin ?

– Je l’ai quitté pour venir tout droit ici, monsieur.

– Soupçonnait-il de quoi il s’agissait ?

– Il ne pouvait pas plus le soupçonner que moi, monsieur. Je lui ai raconté ce qui s’est passé hier, monsieur. Je lui ai appris que vous m’aviez dit : « Pourrez-vous venir à sept heures du matin ? » et que vous m’aviez chargé de lui demander s’il pourrait venir à dix heures ; en ajoutant que j’avais répondu oui pour l’une et l’autre question. Voilà tout, monsieur. »

C’était tout, en effet ; sa franchise si naturelle ne permettait pas d’en douter.

« Peut-être, dit Martin, s’imaginera-t-il que vous allez le quitter pour entrer à mon service ?

– Monsieur, répondit Mark, sans perdre un atome de sa tranquillité, je l’ai servi dans de telles circonstances, et nous avons été compagnons dans de telles misères, que, j’en suis sûr, il ne croirait jamais un mot de cela. Et vous ne le croyez pas plus que lui, monsieur.

– Voulez-vous m’aider à m’habiller et me faire servir à déjeuner par les gens de l’hôtel ?

– Avec plaisir, monsieur.

– Et en attendant, continua Martin, voulez-vous me faire le plaisir de rester dans la chambre, de vous tenir à côté de la porte et de recevoir les visiteurs quand ils viendront y frapper ?

– Certainement, monsieur.

– Vous ne jugerez point nécessaire de manifester de surprise à leur vue.

– Oh ! mon Dieu ! non, monsieur, pas du tout. »

Quoique Mark fît cette promesse avec un aplomb parfait, il n’en était pas moins en ce moment même dans un état de stupéfaction visible. Martin parut s’en apercevoir et se rendre compte de l’expression comique des traits de M. Tapley en face de ces circonstances étranges : car, en dépit de la gravité de sa voix et de sa physionomie, une sorte de sourire vague flotta plusieurs fois sur sa figure. M. Tapley cependant se mit en devoir d’exécuter les commissions dont il était chargé, et ne tarda pas à perdre toute marque apparente d’étonnement, pour s’occuper lestement de sa besogne.

Lorsqu’il eut mis en ordre les habits de M. Chuzzlewit, et quand ce gentleman eut fait sa toilette et se fut assis pour déjeuner, les sentiments de surprise qu’éprouvait M. Tapley revinrent l’assaillir avec violence. Debout près du vieillard, une serviette sous le bras (il n’était pas plus embarrassé d’être sommelier au Temple qu’il ne l’avait été de s’improviser cuisinier volontaire sur le Screw), il ne pouvait résister à la sensation de jeter sans cesse sur Martin des regards à la dérobée. Et non-seulement il ne pouvait s’en empêcher ; mais il céda volontiers si souvent à la tentation, que Martin le surprit en flagrant délit une cinquantaine de fois. M. Tapley faisait faire à son visage des exercices extraordinaires quand il lui arrivait d’être attrapé. Il se mettait tout à coup à se frotter les yeux, ou le nez, ou le menton ; ou bien il paraissait se plonger avec un air de haute sagesse dans les pensées les plus profondes ; ou bien il prenait soudain un très-vif intérêt aux mœurs et aux évolutions des mouches sur le plafond, ou à celles des moineaux qui voltigeaient au dehors ; ou bien encore il s’efforçait de dissimuler son trouble sous l’excessive politesse avec laquelle il offrait le muffin45 : et il n’est pas déraisonnable de supposer que, par la mobilité de ces jeux de scène, il éprouvait au plus haut degré l’art que possédait si bien le vieux Chuzzlewit de maîtriser sa physionomie.

Pourtant le vieux Martin était resté parfaitement tranquille, et il déjeuna tout à son aise, ou plutôt il eut l’air de déjeuner : car c’était à peine s’il mangeait et buvait, et souvent il tombait dans de longues rêveries. Quand le vieillard eut fini, Mark s’assit à la même table et se mit à déjeuner pour son propre compte, tandis que M. Chuzzlewit parcourait la chambre en silence.

Mark eut bientôt desservi et préparé pour Martin un fauteuil sur lequel le vieillard s’installa sur le coup de dix heures, appuyant ses mains sur sa canne, les croisant sur la pomme et posant son menton sur le tout. Son impatience et ses distractions avaient disparu ; et en le voyant assis là, attachant sur la porte ses regards fixes et perçants, Mark ne pouvait s’empêcher de penser qu’il avait devant lui une belle et puissante figure, pleine d’énergie et de fermeté. Ou bien il se réjouissait d’avance en songeant que M. Pecksniff, après avoir joué si longtemps une jolie partie de boules avec le propriétaire de ce visage si fortement caractérisé, semblait être enfin au moment de subir une ou deux revanches dont il se souviendrait.

La seule incertitude de savoir ce qu’on allait faire et ce qu’on allait dire, et qui et qu’est-ce, suffisait bien pour piquer la curiosité de Mark. Mais, comme d’ailleurs il savait bien que le jeune Martin était en route et arriverait dans quelques minutes, il avait de la peine à se tenir tranquille et silencieux. Cependant, sauf que par moments il se livrait à une toux creuse et peu naturelle afin de se donner un maintien, il se conduisit avec un grand décorum pendant les dix plus longues minutes qu’il eût jamais eues à supporter.

On frappe à la porte : c’est M. Westlock. En le recevant, M. Tapley fit décrire à ses sourcils l’arc le plus haut possible, pour indiquer qu’il se trouvait dans une situation difficile. M. Chuzzlewit accueillit très-poliment M. Westlock.

Mark vint donner avis que Tom Pinch et sa sœur montaient l’escalier. Le vieillard alla à leur rencontre, prit les mains de Tom et embrassa Ruth sur la joue. Ce commencement promettait : aussi M. Tapley sourit-il avec satisfaction.

M. Chuzzlewit s’était remis dans son fauteuil, avant que le jeune Martin, arrivé le dernier, entrât à son tour. Le vieillard le regarda à peine et lui indiqua du geste un siège éloigné.

C’était moins encourageant : aussi M. Tapley retomba-t-il dans sa situation difficile.

Un nouveau coup frappé à la porte ramena Mark à lui-même. Il ne s’élança pas, il ne cria pas, il ne tomba pas à la renverse en voyant miss Graham et mistress Lupin : mais il respira longuement et fortement, et s’en revint parfaitement résigné, les regardant d’un air qui semblait dire que désormais il ne s’étonnerait plus de rien, et qu’il était satisfait d’en avoir fini avec ce genre de sensation, à tout jamais.

Le vieillard accueillit Mary avec une tendresse au moins égale à celle qu’il avait montrée à la sœur de Tom Pinch. Entre lui et Mme Lupin, il y eut un air de reconnaissance amicale qui annonçait une entente parfaite. Ceci ne causa aucun étonnement à M. Tapley : car, ainsi qu’il le dit plus tard, il s’était retiré du commerce et avait vendu son fonds.

Ce n’était pas le trait le moins curieux de cette réunion, que chacun des assistants éprouvât une telle surprise, un tel embarras à la vue des autres, qu’aucun d’eux ne s’aventurait à prendre la parole. M. Chuzzlewit seul rompit le silence.

« Laissez la porte ouverte, Mark, dit-il, et venez ici. »

Mark obéit.

Le pas de la dernière personne attendue résonna sur l’escalier.

Tout le monde le reconnut.

C’était M. Pecksniff, et M. Pecksniff bien pressé, qui plus est ; car il montait avec une précipitation si extraordinaire, qu’il trébucha deux ou trois fois.

« Où est mon vénérable ami ? » cria-t-il quand il fut arrivé sur le palier.

Et, les bras ouverts, il s’élança dans la chambre.

Le vieux Martin ne fit que le regarder : ce regard suffit : M. Pecksniff recula vivement, comme s’il avait reçu la décharge d’une batterie électrique.

« Mon vénérable ami se porte-t-il bien ? s’écria M. Pecksniff.

– Tout à fait bien.

Cette réponse parut calmer l’inquiétude du questionneur. M. Pecksniff joignit les mains, et levant les yeux au ciel avec une joie pieuse, il exprima silencieusement sa reconnaissance ; puis il promena son regard sur l’assemblée, et secoua la tête d’un air de reproche. Pour un homme si doux, ce regard était sévère, très-sévère.

« Ô vermine ! dit M. Pecksniff. Ô suceurs de sang ! N’est-ce pas assez que vous ayez abreuvé d’amertume l’existence d’un homme qui n’a pas son pareil dans les annales biographiques des gens de bien ! Faut-il maintenant, maintenant encore, lorsqu’il a fait son choix, lorsqu’il a mis sa confiance en un humble parent qui, du moins, est sincère et désintéressé, faut-il maintenant, vermine, vile fourmilière (je regrette d’employer ces expressions énergiques, mon cher monsieur, mais il est des moments ou une vertueuse indignation doit se donner carrière) ; faut-il maintenant, vermine, vile fourmilière (car je veux répéter ces mots), qu’abusant de sa faiblesse, vous veniez fondre sur lui de tous côtés, comme des renards et des vautours et autres animaux de la gent emplumée, réunis autour (je ne dirai pas autour d’une charogne, ou d’une carcasse, car M. Chuzzlewit est tout le contraire), mais autour de leur proie, oui, de leur proie, pour la déchirer et la dépouiller, pour gorger leur panse vorace et souiller leurs becs tranchants par toute espèce de régal carnivore !… »

Obligé de s’arrêter là-dessus pour reprendre haleine, il fit de la main un geste solennel pour leur montrer la porte, puis il ajouta :

« Horde de pillards et de voleurs dénaturés, laissez-le ! laissez-le, vous dis-je ! sortez ! allez vous cacher ! vous n’avez rien de mieux à faire que de vous sauver ! Continuez d’errer sur la surface de la terre, mes jeunes messieurs, comme des vagabonds que vous êtes, et n’ayez pas l’audace de rester dans un lieu sanctifié par les cheveux gris de l’honorable patriarche qui, dans sa débilité, m’a fait l’honneur à moi, son ami indigne, mais du moins désintéressé, de m’accepter pour soutien et pour bâton de vieillesse. Et vous, mon bon monsieur, dit M. Pecksniff s’adressant directement au vieillard avec un ton de doux reproche, comment avez-vous pu vous décider à me quitter, fût-ce pour ce court laps de temps ? Je ne doute pas que vous ne vous soyez absenté pour me ménager quelque surprise agréable : Dieu vous en récompense ! Mais il ne fallait pas aller ainsi courir les aventures. Vraiment, je vous en voudrais beaucoup, mon ami, s’il m’était possible de vous en vouloir !… »

Il s’avança, les bras étendus, pour saisir la main du vieillard. Mais il n’avait pas remarqué que cette main serrait et pressait étroitement une canne. Comme Pecksniff s’approchait en souriant à portée du vieux Martin, celui-ci, enflammé d’indignation, s’abandonna à un mouvement violent ; son visage étincela, il se leva vivement, et, d’un coup solidement appliqué, renversa M. Pecksniff sur le parquet.

M. Pecksniff tomba à plat sous ce coup si bien dirigé ; il tomba aussi lourdement que si un garde du corps de la reine avait exécuté contre lui une charge à fond de train, et, soit qu’il fût étourdi du choc, soit qu’il fût seulement stupéfait devant la nouveauté de cette chaude réception, le fait est qu’il ne se mit pas en devoir de se relever. Il resta étendu à la même place, regardant autour de lui ; son visage avait une expression de douceur mêlée de désappointement, mais si ridicule, que ni Mark Tapley ni John Westlock ne purent réprimer un sourire. Cependant ils s’empressèrent d’intervenir pour empêcher une seconde représentation du coup de canne, ce qui n’eût pas manqué d’avoir lieu à en juger par l’éclat des yeux du vieillard et son attitude menaçante.

« Qu’on le traîne dehors ! ne le laissez pas à portée de mon bras, dit Martin ; sinon, je ne réponds pas de moi. La longue contrainte que j’ai imposée à mes mains eût fini par les paralyser. Je ne serai pas maître de les retenir tant qu’elles le sentiront à leur portée. Qu’on le traîne dehors ! »

Voyant que M. Pecksniff ne se relevait pas, M. Tapley, sans plus de façon, le traîna en effet dehors, mais à la lettre, et le planta sur son séant, le derrière par terre, le dos appuyé contre le mur d’en face.

« Écoutez-moi, coquin ! dit M. Chuzzlewit. Je vous ai mandé ici pour vous faire assister à votre propre ouvrage ; j’ai voulu vous en rendre témoin pour vous abreuver de fiel et d’absinthe. J’ai voulu vous en rendre témoin, parce que je sais que la vue de chacune des personnes ici présentes percera comme un dard votre cœur faux et misérable !… Eh bien ! me connaissez-vous enfin pour ce que je suis ?… »

Franchement, M. Pecksniff était bien excusable de le regarder tout ébahi ; car l’air de triomphe empreint sur les traits, dans le langage et dans l’attitude du vieillard, était un spectacle qui en valait la peine.

« Voyez !… dit le vieillard en le montrant du doigt et faisant appel aux assistants ; voyez ! et puis… venez ici, mon cher Martin… voyez ! voyez ! voyez ! »

Et chaque fois qu’il répétait ce mot, il pressait plus étroitement son petit-fils contre son cœur.

« Martin, dit-il, tu peux juger, par le coup que je viens de frapper, de la violence de la colère que j’éprouvais, du temps que j’étais obligé de me retenir. Pourquoi nous sommes-nous jamais séparés ? comment avons-nous pu nous quitter ? comment avez-vous pu m’abandonner pour aller chez cet homme ? »

Le jeune Martin ouvrait la bouche pour répondre ; mais son grand-père l’arrêta et continua ainsi :

« La faute en fut à moi non moins qu’à vous ; Mark me l’a dit aujourd’hui, et je le savais depuis longtemps. Plût à Dieu que je m’en fusse douté plus tôt ! Mary, ma chère Mary, approchez. »

Comme elle tremblait et qu’elle était toute pâle, il la fit asseoir dans son propre fauteuil, et resta debout à côté d’elle, tenant une des mains de Mary, et ayant près de lui son petit-fils.

« La malédiction de notre maison, dit le vieillard en regardant la jeune fille avec tendresse, ç’a été l’égoïsme ; oui, toujours l’égoïsme. Combien de fois l’ai-je répété, sans jamais me douter que j’avais fait aussi peser le mien sur les autres ! »

Il passa sa main sous le bras de Martin et, se trouvant ainsi entre les deux jeunes gens, il poursuivit en ces termes :

« Vous savez tous que j’ai élevé cette orpheline pour me servir de compagne. Mais nul de vous ne peut savoir par quels degrés j’ai été amené à la considérer comme ma fille ; car elle en a acquis sur moi tous les droits par son abnégation, sa tendresse, sa patience, en un mot, par l’excellence de son caractère. Et pourtant le ciel m’est témoin que je ne me suis pas donné grand mal pour développer chez elle ces qualités. Elles ont fleuri sans culture et mûri sans soleil. Je ne puis trouver dans mon cœur la force de dire que j’en sois fâché ; car le drôle qui est là-bas relèverait la tête. »

M. Pecksniff plongea sa main dans son gilet et secoua légèrement cette partie de son être à laquelle il avait été fait allusion, comme pour témoigner qu’elle était encore assez droite pour qu’il n’eût pas besoin de la relever.

« Il y a, dit le vieux Martin (je l’ai appris par la propre expérience de mon cœur), il y a une sorte d’égoïsme qui est toujours à épier l’égoïsme d’autrui, et qui, tenant les autres à distance par le soupçon et la méfiance, s’étonne qu’ils ne s’approchent pas, qu’ils n’aient point de laisser-aller, et leur reproche leur égoïsme. Ainsi, autrefois, je doutais de ceux qui m’entouraient (et ce n’était pas sans raison d’abord) ; autrefois, je doutais de vous, Martin…

– Non sans raison non plus, répondit le jeune homme.

– Entendez-vous là-bas, hypocrite ? Entendez-vous, langue doucereuse, valet bas et rampant ? s’écria le vieux Martin. Entendez-vous, chien couchant ? Quand j’étais à la recherche de mon petit-fils, vous aviez déjà jeté vos filets ; vous étiez déjà occupé à le pêcher ; vous ne pouvez pas dire non. Quand j’étais malade dans la maison de cette bonne femme, et que votre bienveillance plaidait en faveur de ce jeune homme, c’est que vous l’aviez déjà attrapé, n’est-il pas vrai ? Comptant sur le retour de la tendresse que vous saviez si bien que je lui portais, vous l’aviez visé pour une de vos deux filles, n’est-ce pas encore vrai ? Ce plan ayant échoué, alors vous avez trafiqué de lui comme d’une marchandise ; vous avez espéré m’éblouir par le lustre de votre charité pour jeter sur moi votre grappin ! Eh bien ! même dès ce moment-là, je vous connaissais si bien que je vous le dis. Ne vous ai-je pas dit que je vous connaissais ?

– Je ne suis pas fâché, monsieur, répondit doucement M. Pecksniff. De votre part, je puis supporter bien des choses. Je ne vous contredirai jamais, monsieur Chuzzlewit.

– Voyez, reprit Martin regardant autour de lui ; je me suis mis entre les mains de cet homme à des conditions aussi abjectes, aussi viles, aussi dégradantes pour lui, que les termes mêmes dans lesquels je les lui ai dictées. Je les lui ai déclarées longuement, devant ses propres enfants, syllabe par syllabe, aussi rudement que je l’ai pu, et avec autant d’insolence, avec un mépris aussi brutal qu’on en peut mettre, je ne dis pas seulement dans son air et dans ses manières, mais même dans son langage. Si j’avais une fois, une fois seulement, réussi à faire monter à son visage le feu et la pourpre de la colère, j’eusse abandonné mon dessein. S’il m’avait opposé une seule remontrance en faveur du petit-fils qu’il croyait déshérité ; s’il avait élevé la moindre objection contre mes intentions de lui faire chasser Martin de sa maison pour l’abandonner à la misère, je crois que je lui aurais désormais pardonné son odieux caractère : mais rien, rien, pas un mot ! Se faire le complaisant des plus mauvaises passions, telle était sa nature, et il a fidèlement rempli sa tâche !

– Je ne suis pas fâché, dit M. Pecksniff : je suis froissé, monsieur Chuzzlewit, je suis blessé dans mes sentiments, mais je ne suis pas fâché, mon bon monsieur. »

M. Chuzzlewit reprit :

« Une fois décidé à l’éprouver, je résolus de poursuivre l’épreuve jusqu’au bout ; mais, pendant que je m’abaissais à sonder cet abîme de duplicité, je pris avec moi l’engagement sacré de lui tenir compte aussi de la moindre lueur de bonté, d’honneur, de charité, de vertu enfin, qui viendrait à briller chez lui. Depuis le commencement jusqu’à la fin, il n’a montré rien de semblable, absolument rien. Et pourtant il ne peut pas dire que je ne lui en aie pas fourni l’occasion ; il ne peut pas dire que je ne l’aie pas sans cesse mis sur cette voie ; il ne peut pas dire que je ne l’aie pas laissé parfaitement libre en toute chose, et que je n’aie pas été entre ses mains un instrument passif pour le bien comme pour le mal, ou, s’il dit le contraire, il ment !… car c’est encore dans sa nature.

– Monsieur Chuzzlewit, interrompit Pecksniff en versant des larmes, je ne suis pas fâché, monsieur ; je ne saurais être fâché contre vous. Mais ne m’avez-vous jamais, mon cher monsieur, exprimé le désir que ce jeune homme dénaturé, qui, par ses indignes artifices, a, pour ce moment, oui, pour ce moment seulement, faussé votre bonne opinion à mon égard, fût renvoyé de ma maison ? Recueillez vos souvenirs en bon chrétien, mon ami.

– Certainement je vous l’ai dit, répliqua rudement le vieillard. Je ne pouvais pas peut-être venir vous dire que je savais que vous l’aviez abusé par votre hypocrisie mielleuse, et je ne pouvais trouver de meilleur moyen pour lui dessiller les yeux que de vous montrer à lui dans toute la servilité de votre caractère. Oui, je vous exprimai ce désir, et vous ne vous l’êtes pas fait dire deux fois ; en une minute, vous retournant contre la main que votre langue venait de lécher, comme un vil chien que vous êtes, vous avez fortifié, confirmé et justifié ma résolution. »

M. Pecksniff fit une inclination de tête d’un air soumis, pour ne pas dire abject et rampant. Si on l’avait complimenté sur la pratique des plus hautes vertus, il n’eût pas fait un salut plus humble.

« Le malheureux qui a été assassiné, continua M. Chuzzlewit, qui se faisait alors appeler… comment donc ?

– Tigg, souffla Mark.

– Oui, Tigg. Ce Tigg m’avait adressé des suppliques en faveur d’un sien ami, un membre indigne de ma famille. Trouvant en lui un homme tout à fait convenable pour mes projets, je l’employais à recueillir quelques nouvelles de vous, Martin. C’est de lui que je sus que vous étiez parti en compagnie du brave garçon que je vois là-bas. Ce fut lui qui, vous rencontrant à Londres, un soir… vous vous souvenez où ?

– Au mont-de-piété, dit le jeune Martin.

– Oui… vous suivit jusqu’à votre logis, et se mit à même de vous envoyer un billet de banque.

– Je pensai plus tard, dit le jeune homme avec émotion, que ce billet m’était venu de vous. Mais, pour le moment, je ne me doutais guère que vous prissiez intérêt à mon sort. Si je l’avais su…

– Si vous l’aviez su ! répliqua tristement le vieillard ; il aurait fallu pour cela que vous pussiez me juger plutôt d’après le fond de mon âme que d’après les apparences du rôle que je m’étais donné à moi-même. J’espérais, Martin, vous amener au repentir et à la soumission ; j’espérais vous réduire par le besoin à revenir à moi. Plus je vous aimais, moins je pouvais me décider à faire cet aveu, s’il n’était précédé de votre soumission. Ce fut ainsi que je vous perdis. Si j’ai indirectement participé au malheur de cet homme, en mettant à sa disposition quelques ressources bien limitées dont il a fait un si mauvais usage, que Dieu me le pardonne ! J’eusse dû prévoir qu’il mésuserait de cet argent, que mes dons étaient mal placés entre ses mains, et que pareille semence sur un pareil terrain ne pouvait engendrer que le mal. Mais, à cette époque, j’étais loin de croire qu’il eût en lui des dispositions déclarées et un si rare talent pour devenir un imposteur sérieux ; je ne voyais en lui qu’un dissipateur insouciant, paresseux, dissolu, plus coupable envers lui-même qu’envers les autres, un pilier de cabaret adonné à des goûts vicieux qui ne pouvaient entraîner personne dans sa ruine.

– Je vous demande pardon, monsieur, dit Mark Tapley, qui, pendant ce temps, s’était donné le plaisir de prendre Mme Lupin sous le bras ; je vous demande pardon si j’ai la hardiesse de dire que, selon moi, vous avez bien raison, et qu’il était tout naturel qu’il tournât comme il a fait. Il y a, monsieur, un nombre extraordinaire d’individus qui, tant qu’ils n’ont pour marcher que leurs souliers et leurs guêtres, s’en vont la tête inclinée, d’un pas tranquille, le long du ruisseau, droit devant eux et sans faire grand mal à personne. Mais vous n’avez qu’à leur donner des chevaux et une diligence, et vous serez étonné de leur habileté à conduire, de l’adresse avec laquelle ils peupleront de passagers leur véhicule, de l’audace avec laquelle ces casse-cou s’élanceront sur le milieu du pavé, sans s’inquiéter de faire une chute du diable. Parbleu ! monsieur, il y a une foule de Tiggs qui, à toute heure du jour, passent devant Temple-Gate, où nous sommes, et auxquels il ne faudrait qu’une chance pour que chacun d’eux poussât comme un champignon et devînt une montagne à son tour !

– Votre ignorance, comme vous l’appelez, Mark, dit M. Chuzzlewit, est plus sage que la science de bien des hommes, et que la mienne entre autres. Vous avez raison, et ce n’est pas la première fois aujourd’hui. Maintenant, mes amis, écoutez-moi ; et écoutez-moi aussi, vous là-bas, qui, si je suis bien informé, êtes dès à présent ruiné dans votre fortune, comme vous l’êtes depuis longtemps dans votre honneur. Et quand vous m’aurez entendu, quittez ce lieu et ne m’empoisonnez pas plus longtemps par votre présence ! »

M. Pecksniff posa sa main sur son cœur et s’inclina de nouveau.

« La pénitence que j’ai accomplie dans sa maison, dit M. Chuzzlewit, m’a amené souvent et avant tout à faire la réflexion que voici : c’est que, s’il avait plu au ciel d’infliger à ma vieillesse des infirmités qui l’eussent réduite réellement à l’état où je feignis de me trouver, je n’aurais eu à en accuser que moi. Ô vous, dont la richesse a été, comme la mienne, une source de chagrins continuels, vous qu’elle a conduits à vous méfier de ceux qui vous étaient le plus proches et le plus chers, et à vous creuser vous-mêmes un tombeau vivant de soupçons et d’isolement ; prenez garde, quand vous aurez rejeté tout ce qui vous était tendrement attaché, de devenir, sur votre déclin, l’instrument d’un homme tel que celui-ci, et de vous éveiller dans un autre monde pour verser sur vos torts des larmes qui vous rendraient amer le bonheur même du ciel, s’il n’était pas inaccessible à toutes les misères de cette pauvre humanité !… »

Alors le vieillard raconta comment il avait souvent espéré, au début, que l’amour pourrait naître entre Mary et Martin, et comment il s’était plu à penser qu’il en observerait les premiers symptômes, puis les mettrait à l’œuvre chacun de leur côté, en simulant des doutes sur leur constance avant de leur avouer que leur tendresse avait été douce à son cœur ; comment il avait espéré que, par sa sympathie pour eux et ses soins généreux pour leur jeune établissement, il se créerait à leur affection et à leurs égards un droit que rien ne viendrait affaiblir et qui assurerait le bonheur de ses vieux jours ; comment, à l’aube même de son projet, et quand le plaisir de ce plan pour leur félicité était encore chez lui vague et incertain, Martin était venu lui dire qu’il avait déjà fixé son choix, se doutant que son grand-père avait sur la jeune fille des idées peu arrêtées, mais sans savoir pour qui ; comment il avait été affligé d’apprendre que Martin avait choisi Mary de lui-même, parce que cela lui faisait perdre le mérite d’y avoir pensé le premier, et qu’en voyant Mary déjà liée de son côté par cet amour, il avait été torturé par l’idée que déjà, malgré leur jeunesse, ces deux enfants, dont il avait été le bienfaiteur si tendre, étaient semblables au reste du monde et uniquement occupés de leurs vues égoïstes et secrètes ; comment, dans l’amertume de cette impression et de son expérience du passé, oubliant qu’il n’avait jamais provoqué de confidences sur ce sujet, et confondant ce qu’il avait voulu faire avec ce qu’il avait fait, il avait adressé de si durs reproches à Martin, que tous deux avaient échangé des paroles violentes et s’étaient séparés en colère ; comment il avait continué d’aimer pourtant son petit-fils et d’espérer son retour ; comment, dans la nuit où il était tombé malade au Dragon, il avait pris la plume pour lui faire un adieu paternel, le constituer son héritier et sanctionner son mariage avec Mary ; comment enfin, après son entrevue avec M. Pecksniff, il avait repris sa méfiance envers son petit-fils, brûlé le testament, et s’était enfoncé dans son lit, en proie aux soupçons, au doute et aux regrets.

Il leur dit encore comment, résolu à sonder ce Pecksniff et à éprouver la constance et la fidélité de Mary (pour lui-même non moins que pour Martin), il avait conçu et médité son plan ; comment il s’y était affermi de plus en plus, en face de la conduite pleine de dignité et de patience de la jeune fille, de plus en plus en face de la bonté et de la simplicité, de la loyauté et de la franche droiture de Tom. Et en parlant de lui il s’écria : « Dieu le bénisse ! » et des larmes vinrent mouiller ses yeux ; car il dit que Tom, après lui avoir inspiré d’abord de la méfiance et de l’antipathie, était venu rafraîchir son cœur comme la pluie d’été, et l’avait disposé à croire à la vertu. Et Martin prit la main de Tom ; puis ce fut Mary ; puis John, son vieil ami, qui la lui secoua cordialement ; puis Mark ; puis Mme Lupin ; puis sa sœur, la petite Ruth. Et la paix intérieure, la paix profonde et tranquille, régnait dans l’âme de Tom.

Le vieillard rappela ensuite avec quelle noblesse d’âme M. Pecksniff avait rempli son devoir envers la société, dans l’affaire du renvoi de Tom ; et comment, ayant souvent entendu sortir de la bouche de M. Pecksniff des paroles de dénigrement à l’endroit de M. Westlock, et sachant que John était l’ami de Tom, il s’était servi, au moyen de son avoué, d’un petit artifice pour préparer Tom à recevoir l’ami inconnu qui allait arriver à Londres. De plus, il somma M. Pecksniff (il ne l’appela pas Pecksniff, il l’appela coquin) de se rappeler qu’il ne l’avait nullement attiré dans un piège pour l’entraîner à faire le mal, mais que c’était bien de sa propre volonté, qu’il l’avait fait de son propre mouvement, et malgré les avis qu’il avait reçus de son hôte en sens contraire. Une fois encore il somma M. Pecksniff (cette fois il l’appela chien pendu) de se rappeler que, lorsque son petit-fils s’était présenté chez lui, vers ces derniers temps, pour solliciter le pardon qui l’attendait, c’était encore lui, Pecksniff, qui l’avait repoussé avec une dureté de langage qui n’appartenait qu’à lui, et s’était interposé sans remords entre le suppliant et la tendresse légitime de son grand-père.

« C’est pourquoi, ajouta le vieillard, s’il suffisait d’un mouvement de mon doigt pour écarter la corde de votre cou, je ne remuerais pas mon doigt !… Martin, vous n’aviez pas là un rival dangereux ; cependant, Mme Lupin, que voici, a rempli le rôle de duègne durant quelques semaines, non pas tant pour protéger votre amour que pour surveiller le galant de Mary : car autrement cette goule (il avait une incroyable fécondité d’expressions pour désigner M. Pecksniff) eût rampé chaque jour dans les promenades que recherchait Mary, pour souiller l’air pur qu’elle allait respirer. Qu’est-ce qu’il y a ? La main de Mary tremble singulièrement. Voyez, Martin, si vous pouvez la tenir. »

La tenir ! Si le jeune homme la serra comme il serrait la taille de Mary, il la tint bien allez !

– Par exemple, ce qui était bien de sa part, c’est que, même en ce moment, au sein de sa haute fortune et de son bonheur, et quand il pressait contre son cœur cette adorable jeune fille, il eut encore une main à tendre à Tom Pinch.

« Ô Tom ! cher Tom ! je ne vous ai revu qu’accidentellement en venant ici. Pardonnez-moi !

– Vous pardonner ! s’écria Tom. Jamais de ma vie je ne vous pardonnerai, Martin, si vous dites un mot de plus à ce sujet. Soyez heureux tous deux, mon cher ami, mille fois heureux ! »

Heureux !… Il n’y avait pas une bénédiction sur terre que Tom ne leur eût souhaitée ; il n’y avait pas une bénédiction sur terre que Tom n’eût versée sur eux, s’il l’avait pu.

« Je vous demande pardon, monsieur, dit M. Tapley en s’avançant un peu ; mais tout à l’heure, monsieur, vous avez fait allusion à une dame du nom de Lupin.

– En effet, répondit le vieux Martin.

– Oui, monsieur. Un joli nom, n’est-ce pas, monsieur ?

– Un nom parfait, dit le vieillard.

– Ne serait-ce pas une chose pitoyable que de changer un si beau nom en celui de Tapley ?

– Cela dépend des idées de la dame. Quelle est son opinion ?

– Eh bien ! monsieur, dit Tapley en se retirant avec une salutation du côté de la florissante hôtesse, son opinion est que, si elle ne peut pas gagner au change en prenant le nom de l’individu, l’individu y gagnera beaucoup. En conséquence, « si personne n’y connaît d’empêchement légitime, etc., » le Dragon bleu sera converti en Joyeux Tapley. C’est une enseigne de mon invention, monsieur. C’est très-neuf, très-alléchant et très-expressif ! »

Tout ce qui se passait était tellement agréable à M. Pecksniff, que notre vertueux architecte restait toujours dans la même position, les yeux fixés sur le plancher, se tordant alternativement les mains, comme si c’était autant de sentences capitales qui pleuvaient sur lui. Non-seulement sa personne paraissait complètement affaissée, mais encore la déconfiture semblait s’être étendue jusqu’à son costume. On eût dit que ses habits étaient devenus plus usés, son linge plus jaune, ses cheveux plus plats et plus défaits ; ses bottes même avaient quelque chose de terne et de sale, comme si tout leur éclat s’était évanoui avec celui de leur maître.

Sentant (plutôt qu’il ne le vît) que le vieillard lui montrait en ce moment le chemin de la porte, il leva les yeux, ramassa son chapeau et adressa ainsi la parole au vieux Martin :

« Monsieur Chuzzlewit, monsieur ! Vous avez partagé mon hospitalité…

– Et je l’ai payée.

– Merci, dit M. Pecksniff tirant son mouchoir de poche. Ceci sent votre ancienne franchise familière. Vous l’avez payée. C’est ce que j’allais dire. Vous m’avez trompé, monsieur. Je vous remercie de nouveau. J’en suis content. C’est pour moi une récompense suffisante que de vous voir en pleine possession de la santé et de vos facultés intellectuelles. Avoir été trompé implique une nature confiante. Telle est en effet ma nature. J’en remercie le ciel. J’aime mieux avoir une nature confiante, monsieur, vous entendez, qu’une nature défiante. »

Ici M. Pecksniff, avec un sourire mélancolique, salua et s’essuya les yeux.

« Monsieur Chuzzlewit, continua Pecksniff, à peine y a-t-il une seule des personnes présentes par qui je n’aie été trompé. J’ai pardonné ici même à toutes ces personnes. C’était mon devoir, et, naturellement, je l’ai rempli. Maintenant, était-il digne de vous d’user de mon hospitalité, et de jouer dans ma maison le rôle que vous y avez joué, monsieur ? c’est une question que je livre à votre propre conscience. Et votre conscience ne vous absout pas. Non, monsieur, non ! »

Tout en prononçant ces derniers mots d’une voix haute et solennelle, M. Pecksniff n’était pas tellement absorbé par l’ardeur de ses convictions, qu’il ne jugeât à propos de se rapprocher un peu de la porte.

« J’ai, dit-il, été frappé aujourd’hui avec une canne, qui, j’ai quelque raison de le croire, est hérissée de nœuds ; j’ai été frappé sur cette partie délicate et précieuse du corps humain qu’on appelle le cerveau. D’autres coups, monsieur, ont été portés sans canne à une partie plus tendre de mon individu, c’est-à-dire mon cœur. Vous avez signalé, monsieur, la ruine de ma fortune. Oui, monsieur, je suis en faillite, je suis ruiné par suite d’une spéculation malheureuse où j’ai été victime de la friponnerie ; je me trouve réduit à la pauvreté, et cela au moment même, monsieur, où ma fille bien-aimée devient veuve et où le deuil et le déshonneur sont dans ma famille. »

Ici M. Pecksniff s’essuya de nouveau les yeux et s’appliqua deux ou trois petits coups sur la poitrine, comme pour répondre à autant de petits toctocs frappés en dedans par le marteau de sa conscience ; ce qui pourrait se traduire ainsi : « Courage, mon garçon ! »

« Je connais le cœur humain, et cependant j’ai confiance en lui : c’est là mon faible. Ne sais-je pas (ici il devint excessivement larmoyeur et parut diriger son regard vers Tom Pinch), ne sais-je pas que ce sont mes malheurs qui m’attirent ce traitement ? Ne sais-je pas, monsieur, que sans cela je n’eusse jamais entendu ce qu’il m’a fallu entendre aujourd’hui ? Ne sais-je pas que, dans le silence et la solitude de la nuit, une petite voix murmurera à votre oreille, monsieur Chuzzlewit : « Cela n’était pas bien. Cela n’était pas bien, monsieur ! » Pensez-y, monsieur, si vous daignez avoir cette bonté, quand vous ne serez plus sous l’empire des mouvements violents de la passion, et que vous vous serez dégagé des petitesses (si vous me pardonnez cette expression un peu vive)… des petitesses de vos préventions. Et si vous réfléchissez quelquefois, monsieur, au silence de la tombe, quoique j’aie bien peur, je vous en demande pardon, que vous ne le fassiez pas souvent ; si vous réfléchissez quelquefois au silence de la tombe, pensez à moi, monsieur. Si vous vous voyez un jour sur le bord de la tombe, monsieur, pensez à moi. Si vous désirez avoir une inscription gravée sur votre tombe silencieuse, monsieur, qu’elle dise que je… Ah ! monsieur, je plains d’avance vos remords ! que je… moi l’humble individu qui ai l’honneur d’approcher de vous… que je… vous ai pardonné ! que je vous ai pardonné lorsque l’injure était toute fraîche, et la plaie de mon cœur encore saignante. Il se peut qu’il vous soit amer d’entendre maintenant ce langage, monsieur ; mais ce sera un jour la consolation de votre vie. Puissiez-vous, monsieur, y trouver une consolation quand vous en aurez besoin ! Bonsoir ! »

Et, sur ce discours sublime, M. Pecksniff s’éloigna. Mais l’effet majestueux de sa sortie fut très-compromis par un choc presque immédiat que reçut l’orateur et qui faillit le faire tomber à la renverse. Celui qui l’avait poussé était un tout petit homme vêtu de velours et coiffé d’un grandissime chapeau. Il était horriblement agité, et, à la façon dont il avait grimpé l’escalier et dont il se rua dans la chambre de M. Chuzzlewit, on eût dit qu’il avait le cerveau détraqué.

« Y a-t-il ici quelqu’un qui le connaisse ? cria le petit homme. Y a-t-il ici quelqu’un qui le connaisse ? Ô mon Dieu, y a-t-il ici quelqu’un qui le connaisse ? »

Les assistants s’entre-regardaient, se demandant mutuellement une explication : mais tout ce qu’ils savaient, c’est qu’il y avait là un petit homme frénétique, coiffé d’un grandissime chapeau, et qui tour à tour s’élançait dans la chambre et en sortait brusquement, multipliant par la rapidité de ses mouvements en une douzaine de paires de bas d’un bleu éclatant la paire unique qu’il portait, et répétant sans cesse d’une voix aiguë :

« Y a-t-il ici quelqu’un qui le connaisse ?

– Si vous n’avez pas la cervelle sens dessus dessous, monsieur Sweedlepipe, s’écria une autre voix, voulez-vous bien finir votre tapage, je vous prie ? »

En même temps, Mme Gamp apparut sur le pas de la porte, elle était hors d’haleine d’avoir grimpé tant de marches, et soufflait d’une façon terrible ; cependant elle finit par pouvoir faire ses révérences à la compagnie.

« Faites excuse à la débilité de l’individu, dit Mme Gamp, toisant M. Sweedlepipe avec une vive indignation : j’aurais bien dû m’y attendre, naturellement ; et même que j’aurais voulu qu’il se noyât dans la Tamise avant de l’emmener ici : quand je pense qu’il n’y a pas plus d’une sainte heure qu’il a manqué de raser le nez du père d’une famille charmante où il est né trois fois des jumeaux, monsieur Chuzzlewit ! et qu’il l’aurait coupé, ni plus ni moins, si le gentleman n’avait pas vu dans son miroir à barbe comme ça allait, et détourné de la main le rasoir ! Et jamais, monsieur Sweedlepipe, je vous l’assure, jamais je n’ai si bien senti qu’aujourd’hui quel malheur c’est que de vous connaître, et je vous le dis, monsieur, et je ne veux pas vous tromper !

– Je vous demande pardon à tous, mesdames et messieurs, s’écria le petit barbier, ôtant son chapeau ; et à vous aussi, madame Gamp. Mais… mais… (ceci, il l’ajouta moitié en riant, moitié en pleurant) y a-t-il ici quelqu’un qui le connaisse ? »

Comme le barbier prononçait ces paroles, un je ne sais qui, en bottes à revers, avec le haut de la tête couvert d’un bandeau, s’avança en chancelant dans la chambre et se mit à tourner, tourner sur lui-même, sans se douter probablement qu’il ne marchait pas droit devant lui.

« Regardez-le !… s’écria le petit barbier frénétique. C’est lui !… Ça sera bientôt passé, et alors il sera aussi bien qu’autrefois. Il n’est pas plus mort que moi. Il est, ma foi ! alerte et bien vivant. N’est-ce pas, Bailey ?

– Rrr-réellement oui, Poll ! répondit ce gentleman.

– Voyez ! s’écria le petit barbier riant et pleurant à la fois. Tenez ! comme il va droit, quand je lui donne la main ! Là ! le voilà parti tout droit, comme un homme ! Pas plus de bobo que sur la main ; un coup qui l’a étourdi et voilà tout ! N’est-ce pas, Bailey ?

– Rrr-réellement un fameux coup, Pol ; rrr-réellement ! dit Bailey. Eh quoi ! ma charmante Sairey ! vous voilà ici !

– Quel garçon ça fait ! s’écria le sensible Poll en sanglotant sur l’épaule de Bailey. Jamais je n’ai vu son semblable ! C’est toujours le même entrain. Il en est rempli. Je veux en faire mon associé dans mon commerce. J’y suis décidé. Nous formerons la maison Sweedlepipe et Bailey. Il aura la partie du sport (pour laquelle il est créé et mis au monde), et moi j’aurai le département des barbes. Je lui confierai les oiseaux aussitôt qu’il sera assez bien pour s’en occuper. Il aura le petit bouvreuil et tout le reste. C’est un garçon si extraordinaire ! Je vous demande pardon, messieurs, mesdames, mais j’avais pensé qu’il y avait ici quelqu’un qui pouvait le connaître. »

Mme Gamp avait remarqué, non sans une certaine pointe de jalousie et de dédain, qu’on paraissait favorablement disposé à l’égard de M. Sweedlepipe et de son jeune ami, et que par suite elle n’était plus qu’en seconde ligne. Aussi voulut-elle essayer de revenir au premier plan en expliquant de la manière suivante sa petite affaire :

« Pour lors, monsieur Chuzzlewit, il est sûr et certain que mistress Harris a un doux petit enfant (bien qu’elle ne désire pas qu’on le sache) de sa propre famille, du côté de sa mère, lequel est renfermé dans un bocal d’esprit-de-vin ; et ce doux enfant, elle le vit à la foire de Greenwich voyageant de compagnie avec la dame aux yeux rouges, le nain prussien et le squelette vivant qui devine les pensées de la dame, avec accompagnement d’orgue de Barbarie ; si bien donc qu’on lui montra l’enfant de sa propre chère sœur, et elle ne s’y attendait guère, la pauvre chère femme, d’après le tableau du dehors, où il est peint au contraire vivant, grand comme père et mère et pinçant de la harpe, comme s’il avait pu seulement jamais connaître ni pratiquer cet instrument, le pauvre chéri : puisqu’il n’a jamais soufflé, ce n’était pas pour parler, dans cette vallée de misère ! Et mistress Harris, monsieur Chuzzlewit, m’a fréquentée depuis bien des années et peut vous apprendre que la dame qui est tombée en veuvage ne peut rien faire de mieux et pourrait faire pis que de me prendre à son service, avec la permission de l’aimable société que je vois devant moi.

– Oh ! dit M. Chuzzlewit, est-ce là tout ce que vous demandez ? A-t-on payé cette bonne dame pour les peines que nous lui avons données ?

– Je l’ai payée, monsieur, et largement, répondit Mark Tapley.

– Le jeune homme est véridique, dit Mme Gamp, et je vous remercie affectueusement.

– Alors nous en resterons là de notre connaissance, mistress Gamp, reprit M. Chuzzlewit. Quant à vous, monsieur Sweedlepipe… N’est-ce pas ainsi que vous vous appelez ?

– C’est mon nom, monsieur, répondit Poll, recevant avec un débordement de reconnaissance quelques pièces sonores que le vieillard lui glissa dans la main.

– Monsieur Sweedlepipe, veillez bien sur votre locataire, et donnez-lui de temps en temps un mot ou deux de bon conseil, dit le vieux Martin regardant gravement mistress Gamp stupéfaite, comme, par exemple, sur la convenance de boire un peu moins de liqueurs, et de montrer un peu plus d’humanité, d’avoir un peu moins d’égards pour elle-même et un peu plus de pitié de ses malades, et peut-être de montrer un petit peu de probité. Ou bien, monsieur Sweedlepipe, si mistress Gamp vous donnait trop de mal, elle fera bien de veiller à ce que cela n’arrive pas dans un moment où, me trouvant tout près d’Old-Bailey, je pourrais bien aller de moi-même porter témoignage de la moralité que je lui connais, tâchez, s’il vous plaît, de lui inculquer ces conseils, en temps et lieu, à votre aise. »

Mistress Gamp se tordit les mains, tourna les yeux jusqu’à les rendre invisibles, rejeta en arrière son chapeau pour laisser l’air rafraîchir son front brûlant et, en murmurant d’une voix étouffée : « Un peu moins de liqueurs !… Sairey Gamp !… La bouteille sur le dessus de la cheminée, et qu’on m’y laisse seulement humecter les lèvres, quand cela m’est nécessaire !… » elle tomba dans une de ses pâmoisons ambulatoires. Ce fut dans cet état pitoyable qu’elle fut emmenée par M. Sweedlepipe, qui, entre ses deux malades, mistress Gamp qui se pâmait et Bailey qui tournait comme un toton, avait fort à faire, le pauvre homme.

Le vieillard le suivit, en souriant, d’un regard qui vint à rencontrer la sœur de Tom Pinch, et alors il sourit bien mieux encore.

« Nous dînerons tous ensemble aujourd’hui, dit-il, et comme vous, Martin, et Mary vous avez bien des choses à vous dire, vous garderez la maison pour nous ce matin, en compagnie de M. et Mme Tapley. Pendant ce temps, j’irai visiter votre logement, Tom. »

Tom était enchanté. Ruth ne l’était pas moins. Elle voulut aller avec eux.

« Merci, ma bonne petite, dit ce dernier. Mais je crains d’avoir à faire faire à Tom de nombreux détours pour mes affaires, ma chère. Si vous vouliez partir devant ? »

La jolie petite Ruth, toujours contente, ne demandait pas mieux.

« Mais pas seule, dit Martin, pas seule. J’ose croire que M. Westlock voudra bien vous tenir compagnie. »

Certainement, c’était tout ce que M. Westlock pouvait désirer de mieux. Comme ces vieillards sont imprudents !

« Êtes-vous bien sûr, dit Martin en insistant, de n’avoir pas d’autre engagement ? »

Un engagement !… Allons donc ! Est-ce qu’il pourrait avoir un engagement !

John et Ruth partirent donc bras dessus bras dessous.

Lorsque, quelques minutes après, Tom et M. Chuzzlewit sortirent à leur tour, également bras dessus bras dessous, le vieillard souriait encore ; et vraiment, pour un gentleman sérieux comme lui, ce sourire-là était bien malin.

Chapitre XXVIII. Ce que John Westlock dit à la sœur de Tom Pinch ; ce que la sœur de Tom Pinch dit à John Westlock ; ce que Tom Pinch leur dit à tous deux, et comment ils passèrent tous ensemble le reste de la journée. §

La Fontaine du Temple étincelait sous les rayons du soleil, et sa musique liquide jouait les éclats de rire les plus joyeux ; et gaiement aussi les gouttes d’eau capricieuses dansaient à qui mieux mieux, et venaient épier dans leurs ébats folâtres à travers le feuillage des arbres, puis plongeaient légèrement en cascade pour se cacher, au moment où elles virent venir la petite Ruth avec son compagnon. Et pourquoi aussi s’en venaient-ils du côté de la fontaine ? C’est un mystère, car ils n’avaient que faire là. Ce n’était pas leur chemin. Ils n’avaient pas plus affaire de la fontaine, Dieu merci, que de… l’amour, en toute autre inutilité du même genre.

Sans doute Tom et sa sœur avaient pu se donner parfois rendez-vous à la fontaine ; mais ici c’était bien différent. En effet, lorsque Ruth avait à attendre Tom une minute ou deux, il eût été naturellement très-désagréable pour elle de stationner ailleurs que dans un lieu tranquille ; et ce lieu-là, tout considéré, était le plus tranquille qu’ils pussent choisir. Mais quand Ruth avait John Westlock pour veiller sur elle, et qu’en donnant le bras à Westlock elle se rendait à son logis, qui était dans une direction tout à fait opposée, c’était vraiment bien extraordinaire qu’ils fussent venus près de cette fontaine.

Quoi qu’il en soit, ils s’y trouvaient, et ce qu’il y a de plus extraordinaire encore, c’est qu’ils semblaient y être venus par un accord tacite. Cependant, une fois qu’ils y furent arrivés, ils éprouvèrent un peu de confusion de se voir là, et c’est encore ce qu’il y a de plus singulier dans l’affaire : car il n’y a dans une fontaine rien qui soit de nature à causer de la confusion, tout le monde sait cela.

« Quel bon endroit ! dit John avec une chaleureuse sympathie pour la fontaine.

– Un endroit bien agréable, en vérité, dit la petite Ruth. Il y a tant d’ombre ! »

Malicieuse petite Ruth !

Ils s’arrêtèrent au moment où John commença cet éloge de sa chère fontaine. La journée était délicieuse, et, puisqu’ils avaient tant fait que de s’arrêter, il était naturel, on ne peut plus naturel, qu’ils allassent donner un coup d’œil à Garden-Court : car Garden-Court se termine au Parc, et le Parc finit à la rivière, et c’est d’un aspect si gai, si frais, si brillant, par un jour d’été ! Pourquoi alors, ô petite Ruth, ne pas regarder tout cela hardiment ? Que fait là, pendant qu’elle baisse les yeux, ce délicat, ce charmant, ce bon petit pied, à se farfouiller dans un coin craquelé de la dalle insensible du trottoir, comme s’il s’était chargé de la remettre à neuf ?

Si la matrone au visage enflammé et au chapeau bossué avait pu les voir comme cela dans leur promenade, je parie qu’elle aurait donné dix ans de sa vie pour être encore blanchisseuse au service de M. Westlock dans Furnival’s-Inn.

Ils continuèrent leur course ; mais n’allez pas croire que ce fût à travers les rues de Londres ; non, non, ils étaient transportés dans quelque ville enchantée, où le trottoir qu’ils foulaient aux pieds était d’air, où tout le rude tapage d’une cité remuante se changeait en une douce et suave musique, où tout parlait de bonheur, où il ne s’agissait ni de distance ni de durée.

Il y avait là deux garçons brasseurs, robustes et de joyeuse humeur, qui descendaient de leurs haquets dans une cave de gros barils de bière ; et, quand John aida Ruth à sauter par-dessus les cordes, ou plutôt enleva par-dessus cet obstacle la chose la plus légère, la plus souple, la plus mignonne que vous ayez jamais vue, ces deux indiscrets ne s’imaginèrent-ils pas de dire qu’il leur devait une fameuse chandelle, pour lui avoir procuré une si belle occasion ? Braves garçons brasseurs, que le bon Dieu vous bénisse !

Qu’il donne toujours aussi de verts pâturages dans la saison d’été, une épaisse litière de paille pendant l’hiver, et de l’avoine et du foin à discrétion, à ce noble cheval qui se mit à danser sur le pavé, avec son cabriolet par derrière, de manière à faire à Ruth si grand’peur qu’elle pressa le bras de John avec ses deux mains (ses deux mains qui se croisèrent l’une sur l’autre si tendrement !), en le suppliant de se sauver avec elle dans la boutique d’un pâtissier, d’où elle allait toute tremblante regarder à la porte, l’interrogeant avec des yeux, mais des yeux… ah ! quels yeux ! pour lui demander s’il était sûr, bien sûr, qu’ils pussent maintenant continuer leur chemin sans danger !… Oh ! que n’eût-il pas donné pour rencontrer encore une caravane de chevaux fringants, un lion, un ours, un taureau furieux, quoi que ce soit enfin qui pût engager Ruth à croiser une fois encore sur le bras de son cavalier ses petites mains l’une contre l’autre !

Ils se mirent à causer, bien entendu. Ils causèrent de Tom et de tous les changements qui étaient survenus, et de l’attachement que M. Chuzzlewit avait conçu pour Tom, et des brillantes perspectives qu’on pouvait fonder sur une telle amitié, et de bien d’autres choses dans le même genre. Plus ils causaient, plus cette craintive petite Ruth s’alarmait de la moindre pause ; plutôt que de laisser un intervalle de silence, Ruth eût plutôt répété vingt fois la même chose, et, si elle n’avait pas assez de courage et de présence d’esprit (à dire vrai, ce n’était pas son fort), elle en était dix mille fois plus charmante et plus irrésistible que jamais.

« Martin se mariera très-prochainement, je suppose, » dit John.

Elle le supposait aussi ; jamais petite femme si séduisante ne supposa quelque chose d’une voix aussi tremblante que celle dont Ruth faisait cette supposition.

Mais sentant venir encore une de ces pauses effrayantes, elle fit observer que M. Martin allait avoir une bien belle femme. N’est-ce pas, monsieur Westlock ?

« Ou… oui, dit John, oh ! oui. »

Elle craignait qu’il ne fût bien difficile à contenter, à voir la froideur avec laquelle il en parlait.

« Dites plutôt que je suis tout contenté d’avance, dit John, c’est à peine si je l’ai seulement aperçue. Je n’ai pas pris garde à elle. Je n’avais pas d’yeux pour elle, ce matin. »

Ô bonté divine !

Il était temps qu’ils arrivassent au terme de leur course. Ruth n’eût jamais pu aller plus loin. Il lui eût été impossible de marcher davantage, elle tremblait trop.

Tom n’était pas encore de retour. Ils entrèrent ensemble et seuls dans le parloir triangulaire. Ô matrone à la face enflammée, sévère matrone, que d’années tu eusses données volontiers en ce moment !

Ruth s’assit sur le petit sofa et dénoua les rubans de son chapeau. John s’assit à côté d’elle, tout près d’elle, tout près, tout près. Ô petit cœur qui battait si vite, si vite, et qui te gonflait tout prêt à éclater, tu savais bien que ça finirait par là ; avoue-le, tu l’espérais. Pauvre cœur, pourquoi battre alors comme un petit fou ?

« Chère Ruth ! douce Ruth ! si je vous avais moins aimée, il y a longtemps que j’eusse pu vous dire que je vous aimais. Du premier jour que je vous vis, je vous aimai. Il n’y a pas au monde une créature aussi sincèrement aimée que vous l’êtes par moi, chère Ruth ! »

Elle pressa ses petites mains contre son visage. Des larmes de joie, d’orgueil, d’espérance et d’innocente affection, y coulèrent sans contrainte. C’était la réponse innocente que son jeune cœur, trop plein pour ne point déborder, envoyait à John.

« Mon cher amour ! si cet aveu ne vous est pas, comme je l’espère, pénible et désagréable, vous me rendez plus heureux que je ne saurais le dire et que vous ne sauriez vous l’imaginer. Adorable Ruth ! ma bonne, ma gentille, ma séduisante Ruth ! je me flatte de connaître le prix de votre cœur, de connaître le prix de votre caractère angélique. Laissez-moi essayer de vous le prouver, Ruth, et vous me rendrez plus heureux…

– Pas plus heureux, dit-elle en sanglotant, que vous ne me rendez heureuse. Ô John, il est impossible qu’il y ait de plus grand bonheur que celui que vous me faites ! »

Matrone au visage enflammé, vous n’avez qu’à chercher une place ! Voilà vos gages, et prenez vos huit jours. Tout est fini, matrone au visage enflammé. Vous n’avez que faire de vous tracasser en ce qui nous concerne.

Maintenant, les petites mains pouvaient se presser à l’aise sans qu’il fût besoin d’un cheval fringant pour les resserrer. Plus n’était besoin de lions, d’ours et de taureaux furieux. On pouvait se passer d’eux : les choses n’en allaient pas plus mal ; elles n’en allaient que mieux. Les garçons brasseurs avec leurs gros barils de bière n’étaient plus utiles pour servir d’excuse. Toute excuse était superflue. La main douce et légère se posait modestement, mais d’une façon tout à fait naturelle, sur l’épaule de l’amant : la taille délicate, la tête penchée, la joue empourprée, les beaux yeux, jusqu’à l’exquise petite bouche, tout était aussi naturel que possible. Tous les chevaux de l’Arabie eussent pu s’élancer à la fois, que les choses n’en auraient pas été mieux.

Ruth et John se remirent bientôt à parler de Tom.

« J’espère qu’il apprendra cela avec plaisir ? » dit John tout rayonnant.

En l’entendant, Ruth tint ses petites mains encore plus serrées, et elle attacha sur le visage de John un regard sérieux.

« Je ne le quitterai jamais, n’est-ce pas, mon ami ? Jamais je ne pourrai me résoudre à quitter Tom. Je suis sûre que vous le savez bien.

– Pensez-vous que je vous le demanderais ? » répondit-il en accompagnant sa réponse d’un : « C’est bon ; n’ayez pas peur. »

– J’étais sûre que vous ne me le demanderiez pas, dit-elle avec des larmes au bord de ses cils.

– Et, si vous le permettez, je vais vous en faire le serment, ma bien-aimée. Quitter Tom ! ce serait un étrange commencement. Quitter Tom, grand Dieu ! Si Tom et moi cessons d’être inséparables, et si Tom (Dieu le bénisse !) n’est pas dans notre maison l’objet de tout honneur et de tout amour, ma petite femme, que ce ne soit plus notre maison !… Je ne connais pas de serment plus énergique, chère Ruth. »

Et faut-il que nous disions ici comment elle le remercia ? Ma foi ! oui, nous allons le dire. Dans toute la simplicité, l’innocence et la pureté de son cœur, mais avec une hésitation timide, gracieuse et incertaine, elle apposa à ce serment un petit cachet rose dont la couleur se refléta sur son visage et monta jusqu’aux tresses de ses cheveux noirs.

« Tom sera si heureux, si fier, si joyeux ! dit-elle en joignant ses petites mains ; mais aussi il sera si surpris !… Je suis certaine qu’il n’a jamais pensé à rien de semblable. »

Naturellement, John lui demanda aussitôt (car, vous savez, ils étaient dans cet état de surexcitation où on se permet bien des choses) quand elle avait commencé à y penser elle-même ; et ce fut l’objet d’une diversion charmante dans leur entretien, charmante pour eux, car pour nous elle aurait moins d’intérêt. Après quoi, ils revinrent à Tom.

« Ah ! le cher Tom ! dit Ruth. Je suppose que je ferai bien, dès à présent, de vous raconter tout. Je ne saurais avoir de secret pour vous, n’est-ce pas, John, mon ami ? »

Il est inutile de rapporter ici la réponse de ce fou de John, vu qu’il répondit d’une façon intraduisible sur le papier, bien qu’en elle-même très-satisfaisante. Mais enfin en voici à peu près le sens : « Oui, oui, oui, ma douce Ruth, » ou quelque chose comme ça.

Alors Ruth lui confia le grand secret de Tom, sans lui dire exactement comment elle l’avait découvert, mais lui laissant deviner ce dernier point, si cela lui faisait plaisir. John apprit ce secret avec une vive affliction, et montra beaucoup de sympathie et de chagrin pour Tom. « Mais, dit-il, ce sera une raison de plus pour nous de tâcher de le rendre moins malheureux et de le distraire en flattant ses goûts favoris. » Puis, dans l’expansion du moment, il dit à Ruth qu’il avait songé sérieusement à s’établir à la campagne, dans son ancienne profession ; et que bien des fois il s’était promis, dans le cas où il lui adviendrait un bonheur comme celui qui lui était arrivé (ici encore, une petite digression), que Tom trouverait amplement de quoi s’occuper chez lui, et qu’ils vivraient tous ensemble parfaitement à l’aise et constamment heureux, sans que Tom pût jamais se croire dépendant. Et Ruth, ayant reçu cette nouvelle avec joie, il se mirent à pourvoir Tom si bel et si bien, que déjà ils lui avaient acheté une bibliothèque choisie et fait poser un orgue sur lequel il jouait tant qu’il voulait, lorsqu’ils l’entendirent frapper à la porte de la rue.

Bien que Ruth brûla du désir de raconter à son frère ce qui s’était passé, la pauvre petite se sentit vivement émue par son arrivée, d’autant plus qu’elle savait que M. Chuzzlewit l’accompagnait. Aussi dit-elle, toute tremblante :

« Que faire, cher John ? Je ne voudrais pas qu’il apprît cela par une autre personne que moi, et je ne pourrai le lui dire que lorsque nous serons seuls.

– Mon amour, répondit John, suivez en tout l’impulsion de vos sentiments et l’élan de votre cœur ; je suis sûr d’avance que ce que vous ferez sera bien fait. »

À peine avait-il eu le temps de prononcer ces derniers mots, et Ruth celui de se retirer un peu plus loin de lui, sur le sofa, que Tom et M. Chuzzlewit parurent. M. Chuzzlewit entra le premier ; Tom le suivait à une courte distance.

Ruth avait pris en toute hâte la résolution d’inviter presque aussitôt Tom à monter avec elle à sa petite chambre, et, là, de lui raconter rapidement les faits ; mais lorsqu’elle vit son bon vieux visage, elle se sentit le cœur tellement attendri qu’elle courut se jeter dans ses bras, pencha la tête sur le sein de son frère et se mit à sangloter.

« Bénissez-moi, Tom ! mon bien cher frère ! »

Tom, extrêmement surpris, leva la tête et aperçut John Westlock tout près de lui et lui tendant la main.

« John !… s’écria Tom. John !…

– Cher Tom, dit son ami, donnez-moi la main. Nous sommes frères, Tom. »

Tom lui pressa la main de toute sa force, embrassa sa sœur avec tendresse et la jeta dans les bras de John Westlock.

« Ne me parlez pas, John. Le ciel est bien bon pour nous. Je… »

Tom ne put articuler un mot de plus ; il sortit de la chambre, et Ruth le suivit.

Et lorsqu’ils revinrent, au bout de quelques instants, Ruth paraissait plus charmante, et Tom meilleur et plus candide que jamais, s’il était possible. Et, bien qu’il ne pût pas encore parler sur ce sujet (sa joie était trop récente), il mit ses deux mains dans celles de John avec une chaleur qui valait mieux que toutes les protestations possibles.

« Je suis content que vous ayez choisi ce jour-ci, dit M. Chuzzlewit à John, avec le même sourire de malice qu’au moment où les deux jeunes gens l’avaient quitté. J’étais sûr que vous n’y manqueriez pas. J’espère que Tom et moi nous y avons mis de la discrétion ; nous avons été assez longtemps ; et pourtant je suis tellement brouillé depuis des siècles avec la connaissance pratique de ces sortes de sujets, que je n’étais pas sans quelque appréhension, je vous l’assure.

– Votre expérience vous fait encore beaucoup d’honneur, monsieur, répondit John en riant, si c’est elle qui vous a fait deviner ce qui devait arriver aujourd’hui.

– Après ça, monsieur Westlock, peut-être n’était-il pas besoin d’être un grand prophète : il suffisait de vous voir ensemble, Ruth et vous. Venez ici, ma toute belle. Regardez ce que Tom et moi nous avons acheté ce matin, tandis que, de votre côté, vous faisiez votre petit commerce de change avec le jeune négociant que voici. »

La façon dont le vieillard fit asseoir Ruth auprès de lui et le ton badin qu’il donnait à sa voix en lui parlant, comme s’il parlait à une petite fille, étaient quelque chose d’assez plaisant ; mais cela était plein de tendresse, et point du tout désagréable, je vous assure, à la charmante petite Ruth. »

« Voyez ! dit-il tirant une boîte de sa poche, quel beau collier ! Ah ! comme il brille ! Et ces boucles d’oreilles, et ces bracelets, et cette ceinture pour vous serrer la taille ! C’est une parure qui vous est destinée ; Mary a la pareille. Tom n’y comprenait rien quand il m’a entendu en demander deux. Il n’y voit pas plus loin que le bout de son nez, ce pauvre Tom. Des boucles d’oreilles et des bracelets, et une ceinture pour vous serrer la taille !… Ah ! c’est superbe ! Faites-nous voir comme cela vous va bien. Priez M. Westlock de vous les attacher. »

C’était la plus jolie chose du monde de voir Ruth lever son bras blanc et potelé, et John (ô le vilain hypocrite !) presser le bras comme si le bracelet était très-dur à fermer ! C’était la plus jolie chose du monde de voir Ruth essayer de s’enlacer elle-même avec la belle petite ceinture, et finir malgré tout par être obligée de requérir assistance, parce que ses doigts tremblaient trop fort. C’était la plus jolie chose du monde de la voir si confuse, si timide, avec les sourires et les teintes roses de la pudeur qui folâtraient sur son teint et l’illuminaient de l’éclat que le jeu de la lumière fait étinceler sur les diamants. C’était la plus jolie chose du monde qu’il vous eût été possible de voir dans tout le cours d’une année d’expériences ; vous pouvez compter là-dessus.

« La parure et celle qui la porte vont si bien ensemble, dit le vieillard, que je ne sais vraiment laquelle des deux sied mieux à l’autre. M. Westlock pourrait nous le dire, sans nul doute ; mais je ne veux pas le lui demander : c’est un témoin trop suspect. Je vous souhaite de vivre assez pour les user, ma chère, et d’avoir assez de bonheur pour les oublier, à moins que ce ne soit en souvenir d’un ami dévoué. »

Martin caressa la joue de Ruth, et dit à Tom :

« Je dois ici remplir aussi le rôle d’un père. Il n’y a pas beaucoup de pères qui marient le même jour deux filles comme celles-là ; mais nous sacrifierons la vraisemblance à la satisfaction de la fantaisie d’un vieillard. On peut me passer celle-là, ajouta-t-il, j’en ai satisfait si peu dans tout le cours de ma vie, pour faire le bonheur d’autrui, Dieu me pardonne ! »

Ces divers incidents avaient pris tant de temps, et les quatre amis s’étaient livrés ensuite à une si agréable conversation, qu’au moment où ils songèrent enfin à partir, il ne restait plus qu’un quart d’heure avant le dîner. Un fiacre les transporta rapidement au Temple, où ils trouvèrent tous les préparatifs achevés pour leur réception.

M. Tapley, muni de pouvoir illimités pour commander le dîner, s’était donné tant de mal pour répondre dignement à la circonstance, qu’on trouva tout servi un banquet somptueux, il est vrai qu’il n’en avait pas l’honneur à lui tout seul : il s’était fait aider par sa prétendue, M. Chuzzlewit insista pour qu’ils se missent à table comme les autres, et Martin appuya de toute sa force le vœu de son grand-père : mais rien ne put y déterminer Mark ; il déclara qu’en ayant l’honneur de veiller au bien-être des convives, il se figurait par avance être déjà le maître du Joyeux Tapley, et se faisait la douce illusion que la fête actuelle avait lieu sous le toit de son établissement.

Pour mieux se persuader de la réalité de cette fiction, M. Tapley prit sur lui de donner aux garçons de l’hôtel diverses instructions générales sur la disposition des plats, et ainsi de suite ; et, comme la plupart de ces instructions étaient diamétralement opposées à tous les précédents connus, et que la manière facétieuse dont ils les donnait, dans le langage le plus grotesque, ne les rendait pas moins plaisantes pour la forme que pour le fond, elles communiquaient aux domestiques placés sous ses ordres une hilarité incessante dont il prenait largement sa part, jouissant ainsi tout le premier du bénéfice de sa belle humeur.

Il les amusait encore par des anecdotes courtes et brèves, tirées de ses voyages et appropriées à la circonstance ; le tout entremêlé de quelque trait comique de ses amours étranges avec Mme Lupin : si bien qu’on entendait continuellement des explosions de fou rire du côté du buffet, et derrière le dos des convives, et que le garçon en chef (qui portait de la poudre, une culotte courte, un homme enfin grave et sérieux par état) devint écarlate, et éclata à en casser les pattes de son gilet ; on les entendit craquer.

Le jeune Martin était assis au haut de la table, et Tom Pinch à l’autre extrémité : s’il y avait à ce festin un visage heureux, c’était le visage de Tom. C’était lui qui donnait le ton. Chacun lui portait son toast, chacun le regardait, chacun songeait à lui, chacun l’aimait. Sitôt qu’il posait son couteau et sa fourchette, chacun lui tendait la main pour presser la sienne. Avant le dîner, Martin et Mary l’avaient pris à part et l’avaient entretenu avec chaleur de l’avenir, protestant d’une manière si ardente, qu’à leurs yeux leur bonheur ne serait complet qu’autant qu’ils jouiraient de sa société et de son amitié la plus étroite, que Tom en fut positivement ému jusqu’aux larmes. C’était plus qu’il n’en pouvait supporter. Son cœur, dit-il, était inondé de félicité. Et c’était la vérité pure. Tom ne savait pas dire le contraire de ce qu’il pensait ; oh ! oui, c’était bien la vérité. Tout large qu’était ton cœur, cher Tom, ce jour-là il n’y avait plus de place que pour le bonheur et la sympathie.

Fips était aussi au repas, le vieux Fips, d’Austin Friars ; et c’était bien le gaillard le plus jovial qui jamais eût fait violence à ses instincts de bon vivant, en s’enfermant dans un bureau sombre. « Où est-il ? » s’était-il écrié en entrant. Et il sauta sur Tom, et il lui dit qu’il éprouvait le besoin de se dédommager de la contrainte forcée qu’il avait subie ; et premièrement il lui secoua une main, secondement il lui secoua l’autre, troisièmement il lui donna des coups de coude pleins d’amitié dans l’estomac ; quatrièmement il lui dit : « Comment ça va-t-il ? » enfin cinquièmement, sixièmement, etc., il lui donna une foule de marques aussi peu équivoques de son affection et de sa joie. Ce n’est pas tout : il chantait des chansons, Fips ; et puis il débitait des discours, Fips. Et il dégustait très-joliment son vin en faisant claquer sa langue, Fips. En un mot, il n’y avait pas un farceur pareil à Fips, sous tous les rapports.

Mais, bah ! ce n’était rien en comparaison du plaisir de retourner en flânant au logis, à la nuit ! Cette petite obstinée de Ruth ne refusa-t-elle pas de s’en aller en voiture ? elle voulut absolument faire comme dans cette bonne soirée où l’on s’en revint de Furnival’s-Inn ! C’était si doux de causer intimement de leurs projets, et d’épancher mutuellement leur allégresse ! si doux de former ensemble leurs petits plans pour Tom, et de voir, à mesure qu’ils parlaient, son visage joyeux s’illuminer d’une joie plus grande encore !

Lorsqu’ils arrivèrent à la maison, Tom laissa John avec sa sœur dans le parloir, et monta dans sa chambre, sous prétexte d’aller chercher un livre. Et tout en gravissant l’escalier, Tom s’applaudissait de sa petite supercherie, s’imaginant avoir fait un acte de profonde politique.

« Comme de juste, ils doivent désirer d’être seuls ensemble, se dit Tom, et je suis parti si naturellement que je suis sûr qu’ils vont, à tout moment, s’attendre à me voir revenir. C’est délicieux ! »

Mais il n’y avait pas longtemps qu’il était assis à lire, quand il entendit frapper à la porte.

« Puis-je entrer ? demanda John.

– Oh ! oui, certainement, répondit Tom.

– Ne nous laissez pas, Tom. N’allez pas ainsi vous asseoir à part. Nous voulons vous voir gai et content ; arrière la mélancolie.

– Cher ami !… dit Tom avec un sourire de satisfaction.

– Dites cher frère, Tom ! cher frère !

– Mon cher frère ! dit Tom ; il n’y a pas de danger que je sois mélancolique. Comment pourrais-je l’être, quand je sais que vous et Ruth vous êtes si tendrement unis ? »

Après un silence de quelques instants, il ajouta :

« Je crois que je ne pourrai retrouver ma langue ce soir. Mais je ne pourrai jamais vous dire la joie inexprimable que ce jour-ci m’a causée. Ce serait vous faire de la peine de vous louer d’avoir pris une jeune fille sans dot : car je suis bien sûr que vous savez ce qu’elle vaut ; et il n’y a pas de danger que cette valeur-là diminue dans votre estime, John, tandis que la valeur de l’argent peut baisser.

– Que parlez-vous d’argent ? s’écria John. Si je sais ce qu’elle vaut ! Ah ! quel homme pourrait voir Ruth et ne pas l’aimer ? Qui pourrait la connaître et ne point l’honorer ? Qui pourrait posséder un trésor tel que son cœur et ne pas chérir toujours ce trésor précieux ? Croyez-vous que j’éprouverais le ravissement que j’éprouve aujourd’hui, et que je l’aimerais comme je l’aime, Tom, si je ne savais pas ce qu’elle vaut ? Votre joie, dites-vous, est inexprimable ?… Non, non, non, Tom ; c’est la mienne, la mienne !

– Non, non, John, dit Tom ; c’est la mienne, la mienne ! »

Leur contestation amicale fut terminée par la petite Ruth elle-même, qui vint glisser son regard par la porte entrebâillée. Et quel regard triomphant, moitié orgueilleux, moitié timide, elle lança à Tom, quand son fiancé l’attira près de lui ! comme si elle disait : « Oui, vraiment, Tom voilà les libertés qu’il prend ; mais il en a le droit, vous savez, car je l’aime, Tom ! »

Quant à Tom, il nageait dans l’allégresse. Il serait resté là, sur sa chaise, des heures entières, à les regarder tous deux.

« Ma bien-aimée, j’ai dit à Tom, comme nous en étions convenus, que nous ne lui permettrions pas de nous quitter, et qu’il nous serait impossible de nous y résoudre. La perte d’un membre, et d’un membre comme lui, dans notre petit ménage de trois personnes, ne serait pas supportable ; c’est ce que je lui ai dit. J’ignore si c’est par discrétion ou par égoïsme qu’il voudrait nous quitter ; mais, si c’était par discrétion, il aurait bien tort, car il ne saurait nullement nous gêner. N’est-ce pas, chère Ruth ? »

Et, ma foi ! Tom ne paraissait nullement les gêner, à en juger par ce qui s’ensuivit.

N’était-ce pas de la folie chez Tom d’accueillir avec tant de joie le souvenir qu’ils lui donnaient dans un tel moment ? Leur gracieux amour, n’était-ce pas aussi de la folie ? leurs aimables caresses n’étaient-elle pas des folies ? la peine qu’ils avaient à se séparer, n’était-ce pas encore de la folie ? n’était-ce pas folie à John de contempler, de la rue, la fenêtre de Ruth, et d’estimer la faible lueur qu’il y voyait briller au-dessus des feux de tous les diamants du monde ? n’était-ce pas folie à Ruth de murmurer le nom de John à genoux, en épanchant son cœur devant celui de qui viennent de tels cœurs et de telles tendresses ?…

Si tout cela n’est que folie, alors, matrone au visage enflammé, lèvre le front et marche en avant ! Si ce n’est pas folie, arrière, matrone au visage enflammé ! En tout cas, mets ton chapeau bossué au service de quelque autre « monsieur seul ; » car en voilà un qui est à jamais perdu pour toi !

Chapitre XXIX. Qui a pour l’auteur un vif intérêt, car c’est le dernier du livre. §

La maison Todgers était en grand apparat ; toute la pension du Commerce était dans son coup de feu pour les préparatifs d’un déjeuner dînatoire. Enfin elle était arrivée, cette matinée bienheureuse où miss Pecksniff allait s’unir à Auguste par les liens sacrés du mariage.

Miss Pecksniff était dans une disposition d’esprit également digne de son caractère et de la circonstance ; elle était pleine de clémence et d’intentions conciliantes. Elle avait amassé je ne sais combien de brasiers ardents sur la tête de ses ennemis, mais dans son cœur il n’y avait ni dépit ni rancune ; fi donc !

Ainsi qu’elle le disait, les querelles sont une chose terrible dans les familles ; et, quoiqu’elle fut décidée à ne jamais pardonner à son cher papa, elle consentait volontiers à recevoir ses autres parents : on n’avait été, disait-elle, que trop longtemps désuni ; cela suffirait pour porter malheur à la famille. La mort de Jonas était, selon elle, un jugement de Dieu pour punir ces dissensions intestines. Et ce qui confirmait particulièrement miss Pecksniff dans cette opinion, c’est qu’elle n’avait ressenti pour elle-même qu’une légère atteinte du coup porté à la famille.

Par manière d’holocauste… non pas de glorification (se glorifier ! par exemple, c’était au contraire dans un esprit d’humilité), cette aimable jeune personne écrivit à sa parente la femme forte, pour lui apprendre que son mariage allait être célébré tel jour ; elle ajouta qu’elle avait été très-blessée autrefois par sa conduite dénaturée et celle de ses filles, et qu’elle souhaitait bien que leur conscience ne leur en eût pas fait trop de reproches ; que, désirant pardonner à ses ennemis et faire sa paix avec le monde, avant d’entrer dans la plus solennelle des associations avec le plus dévoué des hommes, elle leur tendait maintenant la main de l’amitié ; que, si la femme forte acceptait cette main dans l’esprit même où elle lui était présentée, elle (miss Pecksniff) l’invitait à assister à la cérémonie de son mariage, et ses demoiselles (les trois vieilles filles au nez rouge) à lui servir de demoiselles d’honneur. Il va sans dire que miss Pecksniff ne mentionna point la petite particularité des nez rouges.

La femme forte répondit qu’elle et ses filles, en ce qui regardait leur conscience, jouissaient d’une santé robuste, et qu’elle ne doutait pas que miss Pecksniff ne se vît avec plaisir rassurée à cet endroit ; qu’elle avait éprouvé une joie sans mélange en recevant la lettre de miss Pecksniff, parce qu’elle n’avait jamais attaché la moindre importance aux mesquines et insignifiantes jalousies qui avaient été dirigées contre elle et les siens, autrement que pour les considérer, en y réfléchissant, comme l’élan innocent d’un badinage sans conséquence ; qu’elle serait heureuse d’assister à la noce de miss Pecksniff ; que ses trois filles seraient également très-satisfaites d’être auprès d’elle dans une circonstance si intéressante, et surtout si inattendue : la femme forte eut soin de souligner, comme nous le faisons, ces mots : et surtout si inattendue.

En recevant cette gracieuse réponse, miss Pecksniff étendit son pardon et ses invitations à M. et Mme Spottletoe ; à M. Georges Chuzzlewit, son cousin le célibataire ; à la vieille fille affligée d’un mal de dents perpétuel, et au jeune gentleman chevelu à la figure en lame de couteau. C’était tout ce qui restait des membres de l’assemblée de famille qui jadis avait eu lieu dans le parloir de Pecksniff. Après quoi, miss Pecksniff remarqua qu’il y a dans l’accomplissement du devoir une douceur qui neutralise l’amertume de notre calice.

Les invités n’étaient pas encore réunis ; il était même de si bonne heure que miss Pecksniff s’occupait sans se presser du soin de sa toilette, quand une voiture s’arrêta non loin du Monument. Mark descendit du siège de derrière et aida M. Chuzzlewit à mettre pied à terre. La voiture resta là à les attendre, M. Tapley en fit autant. M. Chuzzlewit entra seul chez Mme Todgers.

Il fut introduit dans la salle à manger par le successeur dégénéré de M. Bailey ; et, comme la visite du vieux gentleman était attendue, Mme Todgers parut immédiatement.

« Vous voilà habillé pour une noce, à ce que je vois, » dit-il.

Mme Todgers, qui perdait la tête au milieu des préparatifs, répondit affirmativement et elle ajouta :

« Ce mariage, dans un pareil moment, se fait un peu contre mon gré, je vous l’assure, monsieur ; mais miss Pecksniff y était décidée ; et puis, il est bien temps réellement qu’elle se marie. On ne peut pas dire le contraire.

– Non, assurément non. Sa sœur ne prend sans doute aucune part à cette fête ?

– Oh ! mon Dieu, non, monsieur. Pauvre créature ! dit Mme Todgers en secouant la tête et baissant la voix. Depuis ses derniers malheurs, elle n’est pas sortie de ma chambre… Tenez, la chambre d’à côté.

– Est-elle prête à me voir ? demanda-t-il.

– Tout à fait prête, monsieur.

– Alors ne perdons pas de temps. »

Mme Todgers conduisit le vieux gentleman dans la petite chambre de derrière qui avait vue sur la citerne. Là, bien différente de ce qu’elle était la première fois qu’elle vint dans cette maison, était assise la pauvre Merry, en habit de deuil. La chambre paraissait sombre et triste, et Merry était comme la chambre ; mais elle avait près d’elle un ami fidèle jusqu’à la fin : c’était le vieux Chuffey.

M. Chuzzlewit s’assit à côté de la jeune veuve. Elle lui prit la main qu’elle porta à ses lèvres. On voyait qu’elle avait bien du chagrin ; M. Chuzzlewit était aussi très-ému : car il n’avait pas revu Merry depuis le jour de leur rencontre dans le cimetière.

« Je vous jugeai trop précipitamment, dit-il à voix basse. Je crains que mon jugement n’ait été cruel. Dites-moi que vous m’avez pardonné. »

Elle baisa de nouveau la main de M. Chuzzlewit, et la retenant entre les siennes, elle remercia d’une voix étouffée le vieux gentleman des bontés qu’il n’avait cessé de lui témoigner depuis ce jour.

« Tom Pinch, dit Martin, m’a fidèlement rapporté le message dont vous l’avez chargé pour moi, à une époque où il ne semblait guère probable qu’il eût jamais occasion de me le communiquer. Croyez-moi, s’il m’arrive une autre fois d’avoir affaire à une pauvre fille mal conseillée, mal dirigée, qui méconnaît sa force et la prend pour de la faiblesse, j’aurai pour elle de plus longs ménagements et plus de pitié que je n’ai fait.

– Vous en avez eu pour moi, oui, même pour moi, répondit Merry. J’en suis persuadée, vous n’avez fait que répéter, après moi, les paroles que je vous ai dites dans un moment de chagrin amer et cuisant ; maintenant, si je les dis encore, ce n’est plus que pour d’autres, mais je ne puis plus me les appliquer. Vous m’avez parlé, après m’avoir observée jour par jour. Il y avait là de votre part une grande bonté ; peut-être eussiez-vous pu me parler plus affectueusement ; peut-être eussiez-vous pu essayer de gagner ma confiance avec un peu plus de douceur ; mais le dénouement n’en eût pas moins été le même. »

Le vieillard secoua la tête d’un air de doute. On voyait qu’il s’adressait intérieurement quelques reproches.

« Comment pourrais-je me flatter, dit-elle, que votre intervention eût eu quelque effet sur moi, quand je me rappelle combien j’étais obstinée ? Mon cher monsieur Chuzzlewit, je ne songeais pas à demander des conseils, je n’y songeais nullement : je n’en avais ni la pensée ni le désir, ni le moindre souci, dans ce temps-là. Il a fallu mes malheurs pour m’éclairer : ce n’est qu’alors que j’ai senti ma faute. Je ne voudrais pas effacer du passé mon malheur même, avec tous les chagrins qu’il me cause (et ils sont bien légers en comparaison des épreuves que subissent des millions de pauvres créatures qui valent mieux que moi) ; non, je ne voudrais pas l’effacer du passé, quand bien même cela me serait possible. Mon malheur a été mon meilleur ami : sans lui, rien n’eût pu me changer, rien absolument. Ne croyez pas que mes larmes démentent cette assurance : je ne puis les retenir ; mais c’est égal, au fond du cœur, je rends grâce à mon malheur, soyez sûr que je lui rends grâce.

– Oui, oui, elle est sincère, dit Mme Todgers ; j’en suis persuadée, monsieur.

– Et moi aussi, dit M. Chuzzlewit. Maintenant écoutez-moi attentivement, ma chère. La fortune de feu votre mari, si déjà elle n’est aux trois quarts compromise, en garantie d’une forte dette contractée envers l’établissement en faillite aujourd’hui (en vertu d’une pièce que les fugitifs ont renvoyée en Angleterre, parce qu’elle ne leur était bonne à rien, moins pour servir de sauvegarde aux intérêts des créanciers que par haine contre Jonas, que ses anciens associés supposaient vivant encore) ; cette fortune, dis-je, sera confisquée par la loi : rien en effet, à ce que j’ai appris, ne peut la sauver des réclamations des actionnaires qui ont été lésés dans l’affaire frauduleuse où votre mari s’était engagé. Tout, ou presque tout le bien de votre mari, se trouve compromis aussi dans la même opération. S’il en reste quelques débris, ils seront saisis de même. Vous n’avez donc plus de chez vous là-bas.

– Je ne saurais retourner avec lui, dit Merry par un souvenir instinctif de la contrainte qu’elle avait subie pour se marier. Je ne saurais retourner avec lui !

– Je le sais, reprit M. Chuzzlewit ; et si je suis venu ici, c’est que je le sais. Suivez-moi, mon enfant ! Vous n’avez à attendre qu’un accueil empressé de tous ceux qui m’entourent ; soyez-en certaine, j’en ai reçu d’eux l’assurance. Mais en attendant que votre santé soit rétablie, que vous ayez repris la force nécessaire pour supporter leur société, il faut que vous habitiez quelque retraite paisible, à votre convenance, près de Londres ; pas assez loin cependant pour que cette bonne dame ne puisse vous aller voir aussi souvent qu’elle le désirera. Vous avez beaucoup souffert : mais vous êtes jeune, vous avez devant vous un avenir moins triste et moins sombre. Venez avec moi. Votre sœur se soucie très-médiocrement de vous, je le sais. Elle n’a rien de plus pressé que d’afficher son mariage d’une manière qui, pour ne rien dire de plus, est à peine décente, et n’est en tout cas ni fraternelle ni généreuse. Quittez cette maison avant l’arrivée de ses invités. Votre sœur n’est pas fâchée de vous mortifier : épargnez-lui cette mauvaise action ; venez avec moi ! »

Mme Todgers, malgré le chagrin qu’elle avait de se séparer de Merry, joignit ses conseils à ceux de M. Chuzzlewit. Le pauvre vieux Chuffey lui-même (qui naturellement se trouvait compris dans le projet de départ) parla dans le même sens, Merry fit donc ses dispositions en toute hâte, et elle était prête à partir quand miss Pecksniff se précipita dans la chambre.

Miss Pecksniff était entrée si brusquement, qu’elle se trouva dans une situation embarrassante : sa toilette de mariée, bien que terminée quant à la coiffure, y compris le chaperon virginal de fleurs d’oranger qu’elle portait sur la tête, était loin d’être complète pour le reste, car Charity était encore en camisole de basin ; le fait est qu’elle s’était dépêchée de venir, en petite toilette, consoler sa sœur par la vue de cette coiffure triomphante, sans se douter qu’elle allait trouver là un visiteur. Quand elle aperçut M. Chuzzlewit, debout devant elle et face à face, ce fut pour elle une surprise qui lui fit un médiocre plaisir.

« Ainsi, ma jeune dame, dit le vieillard en la regardant avec une antipathie marquée, vous allez vous marier aujourd’hui ?

– Oui, monsieur, répondit modestement miss Pecksniff. Je dois… je… mon costume est un peu… Madame Todgers !

– Votre délicatesse est alarmée, dit le vieux Martin ; je le conçois et je n’en suis pas surpris. Vous avez malheureusement choisi un triste moment pour vous marier.

– Je vous demande pardon, monsieur Chuzzlewit, répliqua Cherry, qu’un accès subit de colère rendit toute rouge ; mais, si vous avez quelque objection à faire sur ce sujet, vous pouvez la soumettre à Auguste. Il n’est pas généreux, ce me semble, de venir me faire des reproches, lorsque Auguste est là pour discuter la chose avec vous. Je n’ai pas à m’occuper des déceptions que mon père peut avoir éprouvées, ajouta miss Pecksniff en accentuant ses mots ; et, comme je désire dans un jour semblable être en bons termes avec tout le monde, j’aurais été bien aise que vous m’eussiez favorisée de votre présence au déjeuner. Mais je ne vous le demanderai pas, sachant bien qu’il y en a d’autres qui vous ont d’avance indisposé contre moi. Je me flatte d’avoir conservé pour les autres l’affection que je leur dois, de n’avoir pas manqué à la pitié que je dois aux autres ; mais je ne puis souscrire à m’y soumettre en esclave, monsieur Chuzzlewit : ce serait un peu trop fort. Je crois, à cet égard, avoir trop de respect pour moi-même, aussi bien que pour l’homme qui a sur moi désormais les droits d’un époux.

– Votre sœur, ne trouvant pas chez vous (ce n’est pas elle qui me l’a dit, c’est moi qui le pense), beaucoup d’égards, va partir avec moi.

– Je suis très-heureuse d’apprendre qu’elle ait enfin rencontré une bonne chance, répondit miss Pecksniff en secouant la tête. Je l’en félicite de tout mon cœur, monsieur. Je ne m’étonne point que mon mariage lui soit pénible… très-pénible. Mais je n’y puis rien faire, monsieur Chuzzlewit ; ce n’est pas ma faute.

– Allons, miss Pecksniff, dit doucement le vieillard, j’aimerais mieux une séparation plus amicale ; j’aimerais mieux que, de votre côté, il y eût plus d’effusion dans la circonstance où nous sommes. Je vous en aurais su gré, en ami. Vous savez, on peut toujours avoir besoin d’un ami, un jour ou l’autre.

– Je vous demande pardon, monsieur Chuzzlewit, répliqua miss Pecksniff avec dignité ; tous mes parents et mes amis en ce monde sont désormais concentrés pour moi dans Auguste seul. Aussi longtemps qu’Auguste m’aimera, je n’aurai pas besoin d’ami. Quand vous parlez d’amis, monsieur, je vous prie, une fois pour toutes, de vous adresser à Auguste. Voilà comme je comprends la cérémonie religieuse à laquelle je vais bientôt participer au pied de l’autel où Auguste va me conduire. Je n’ai dans le cœur de rancune contre personne, moins que jamais en ce moment de triomphe, et moins que jamais surtout contre ma sœur. Au contraire, je la félicite. C’est ce que je lui aurais déjà dit devant vous, si vous m’en aviez laissé le temps. Et comme je dois à Auguste d’être ponctuelle dans une occasion où l’on peut naturellement supposer qu’il est… impatient… vous savez, madame Todgers !… je vous demande, monsieur, la permission de me retirer. »

Sur cette réponse, la coiffure nuptiale se retira avec autant de dignité que le permit la camisole de basin.

Le vieux Martin, sans prononcer un mot de plus, donna son bras à Merry et l’emmena. Mme Todgers, avec ses atours de fête flottant à tous les vents, les accompagna tous deux jusqu’à la voiture, embrassa tendrement Merry en la quittant, et revint à sa noire maison en pleurant à chaudes larmes. Cette brave Mme Todgers ! elle avait le corps chétif et maigre ; mais au dedans elle possédait une âme bien conditionnée. Peut-être le bon Samaritain était-il chétif et maigre et avait-il bien de la peine à vivre. Qui sait ?

M. Chuzzlewit la suivit si attentivement du regard, que, jusqu’au moment où elle eut refermé sa porte, il ne s’était pas encore aperçu de l’expression étrange qui régnait sur les traits de M. Tapley.

« Qu’y a-t-il, Mark ? qu’est-ce que vous avez donc ? dit-il, sitôt qu’il eut tourné les yeux vers lui.

– L’événement le plus extraordinaire, monsieur ! répondit Mark, tirant sa voix du creux de sa poitrine avec les efforts les plus laborieux et pouvant à peine articuler un mot, en dépit de tous ses efforts. Une rencontre comme il n’en fut jamais ! Le ciel me confonde si ce ne sont pas nos deux anciens voisins, monsieur !

– Quels voisins ? cria le vieux Martin regardant par la portière. Où donc ?

– Je me promenais de long en large dans un rayon de cinq à six pieds, répondit M. Tapley respirant à peine, quand je les ai vus arriver comme leurs propres fantômes, car je les ai pris pour des revenants !… C’est la coïncidence la plus extraordinaire. Qu’on apporte une plume et qu’on me jette par terre avec ; je ne tiens plus qu’à un fil.

– Qu’est-ce que vous voulez dire ? s’écria le vieux Martin, presque aussi agité par le spectacle de l’exaltation de Mark que ce drôle de garçon lui-même. Où ça, des voisins ?

– Là, monsieur ! répondit Tapley. Dans la cité de Londres ! ici-même ! sur ce pavé que vous voyez ! Les voilà, monsieur ! Croyez-vous que je ne les reconnaisse pas ? Que Dieu bénisse leurs visages aimés ! Ah ! vous croyez que je ne les reconnais pas ? »

Tout en jetant ces exclamations, non-seulement Tapley montra un homme et une femme de bonne mine qui se tenaient dans la petite cour du Monument, mais encore il se mit à les embrasser l’un après l’autre à plusieurs reprises.

« Des voisins !… Où ça ?… cria le vieux Martin, exalté jusqu’à la folie par les efforts impuissants qu’il faisait pour sortir de la voiture.

– Nos voisins d’Amérique ! nos voisins d’Éden ! Voisins de marécage, voisin de taillis, voisins de fièvre ! Ne nous a-t-elle pas soignés ? Et lui, ne nous a-t-il pas assistés ? Sans eux, ne serions-nous pas morts tous deux ? Ne les voilà-t-il pas revenus à grand’peine, sans ramener un seul enfant pour leur consolation ? Parlez-moi de ces voisins-là ! »

Et le voilà parti comme un vrai sauvage, se pendant au cou de ses amis, sautant autour d’eux, passant entre eux, comme s’il exécutait une danse fantastique et exotique.

M. Chuzzlewit n’eut pas plus tôt appris quels étaient ces gens-là, qu’il sortit brusquement de la voiture comme il put, et vint tomber au milieu d’eux ; là, comme si la folie de M. Tapley était contagieuse, le vieillard se mit à leur prendre les mains à son tour et à donner les marques de la joie la plus vive.

« Montez par derrière ! dit-il. Montez sur la banquette. Venez avec moi. Vous, Mark, sur le siège. À la maison ! à la maison !

– À la maison ! s’écria M. Tapley, saisissant la main du vieux gentleman dans un transport d’enthousiasme. C’est tout à fait mon avis, monsieur ; je n’ai pas pu m’en empêcher. Bonne aubaine pour le Joyeux Tapley ! Je n’ai rien au logis qui ne soit à leur disposition : ils n’ont qu’à demander, excepté pourtant la carte à payer. À la maison pour sûr ! Hourra ! »

En conséquence, ils roulèrent vers la maison, où Mark ramena le plus rapidement possible le vieux Chuzzlewit, sans avoir en route rien perdu de son ardeur, lâchant au contraire la bride à ses sentiments aussi librement que s’il s’était trouvé dans la plaine de Salisbury.

Cependant les invités commençaient à se réunir chez Mme Todgers. M. Jinkins, le seul pensionnaire qui eût été engagé, arriva le premier. Il portait une petite faveur blanche à la boutonnière, et un habit habillé, de drap saxon bleu céleste extra-fin à double trame (c’est ainsi qu’il était qualifié sur la facture), avec une variété infinie d’ornements en zigzag autour des poches, imaginés par l’artiste en l’honneur de ce grand jour. Le malheureux Auguste était si abattu, qu’il n’avait pas même eu la force de se refuser à inviter Jinkins. « Qu’il vienne ! avait-il répondu à miss Pecksniff, qui le pressait sur ce point. Qu’il vienne ! Il a toujours été dans mon existence ma pierre d’achoppement, il est tout naturel que je le rencontre encore ici. Ha ! ha !… Oh ! oui, que Jinkins vienne ! »

Jinkins était donc venu avec infiniment de plaisir ; il était là. Pendant quelques minutes, il n’eut pas d’autre compagnie que celle du déjeuner, qui s’étalait dans la salle d’honneur avec une splendeur et une magnificence inusitées. Mais bientôt Mme Todgers vint le rejoindre ; et successivement arrivèrent à peu d’intervalle le cousin célibataire, le jeune gentleman chevelu, et M. et Mme Spottletoe.

M. Spottletoe honora Jinkins d’une bienveillante inclination de tête.

« Enchanté de faire votre connaissance, monsieur, dit-il. Que le ciel vous donne toute joie ! »

M. Spottletoe s’imaginait voir dans Jinkins l’heureux fiancé.

M. Jinkins le détrompa. Il faisait, dit-il, les honneurs au lieu et place de son ami Moddle, qui avait cessé de résider dans la maison, et n’était pas encore arrivé.

« Pas arrivé, monsieur, s’écria Spottletoe avec une grande chaleur.

– Pas encore, répéta M. Jinkins.

– Sur mon âme ! s’écria Spottletoe, il commence bien ! Sur ma vie et mon honneur ! ce jeune homme commence bien ! En vérité, je serais curieux de savoir comment il se fait que chacune des personnes qui se mettent en rapport avec la famille ne manque jamais de l’insulter gravement. Malédiction ! pas encore arrivé ! Tête et sang ! pas ici pour nous recevoir ! »

Le neveu à la figure en lame de couteau insinua que peut-être le marié avait commandé une paire de bottes neuves qui se faisaient attendre.

« Ne parlez pas à propos de bottes, monsieur, répliqua Spottletoe avec un débordement d’indignation. En ce cas, il devrait être venu ici en pantoufles, ou même pieds nus. Ne me donnez pas, pour justifier votre ami, une excuse aussi misérable et aussi évasive qu’une paire de bottes, monsieur.

– Ce n’est pas mon ami, dit le neveu, je ne l’ai jamais vu.

– Très-bien, monsieur, répliqua le fougueux Spottletoe. Alors vous feriez aussi bien de vous taire. »

En ce moment la porte s’ouvrit et miss Pecksniff entra en sautillant, accompagnée de ses trois demoiselles d’honneur. La femme forte fermait la marche ; elle avait voulu sans doute attendre jusque-là dehors, pour faire manquer l’effet de l’entrée.

« Comment vous portez-vous, madame ? dit Spottletoe à la femme forte, d’un ton provoquant. Je pense que vous voyez mistress Spottletoe, madame. »

La femme forte, avec un air de profond intérêt pour la santé de mistress Spottletoe, dit qu’elle regrettait qu’il ne lui eût pas été plus facile de la découvrir, la nature, sans doute par erreur, ayant fait cette dame d’une ténuité microscopique.

« Mistress Spottletoe est toujours plus facile à voir que le marié, répliqua M. Spottletoe. C’est-à-dire, à moins qu’il n’ait réservé ses politesses pour une branche particulière de la famille, car c’est une famille où les choses ne se passent pas autrement.

– Si c’est à moi que vous faites allusion, monsieur… » commença à dire la femme forte.

Miss Pecksniff s’interposa.

« Je vous en prie, ne permettez pas qu’Auguste, dans ce moment solennel pour lui comme pour moi, soit un brandon de discorde jeté à travers l’harmonie que nous avons au contraire à cœur de maintenir l’un et l’autre. Auguste n’a été présenté à aucun de mes parents qui se trouvent ici. Il a mieux aimé cela.

– Eh bien alors, j’ose affirmer, s’écria M. Spottletoe, que l’homme qui aspire à entrer dans cette famille et qui aime mieux n’être pas présenté à ses divers membres, n’est qu’un impertinent roquet. Telle est mon opinion à son égard ! »

La femme forte fit observer avec une grande suavité qu’elle avait bien peur qu’il n’en fût ainsi. À leur tour, ses trois filles firent remarquer, à haute et intelligible voix, que c’était honteux !

« Vous ne connaissez pas Auguste, dit miss Pecksniff, les larmes aux yeux ; oh ! vous ne le connaissez pas ! Auguste n’est que douceur et modestie. Attendez que vous ayez vu Auguste, et je suis certaine qu’il se conciliera ici l’affection de tout le monde.

– Enfin voilà la question, s’écria Spottletoe en se croisant les bras : combien de temps va-t-on encore nous faire attendre ? Je ne suis pas habitué à attendre, voilà le fait, et je demande si on va encore nous faire attendre longtemps.

– Mistress Todgers !… dit Charity. Monsieur Jinkins !… J’ai peur qu’il n’y ait quelque méprise. Auguste est capable de s’être rendu tout droit à l’autel !… »

Comme la chose n’était pas impossible, et comme l’église n’était qu’à deux pas, M. Jinkins courut à la découverte. Il était accompagné de M. Georges Chuzzlewit, le cousin célibataire qui préférait toute espèce de corvée à l’ennui d’être assis près d’un déjeuner sans pouvoir y toucher. Mais ils revinrent sans rapporter d’autres nouvelles qu’un message confidentiel du bedeau, disant que, si l’on voulait se marier ce matin, il fallait se dépêcher, le curé n’étant pas disposé à attendre toute la journée.

La fiancée se sentit alors alarmée, sérieusement alarmée. Bonté céleste ! que pouvait-il être arrivé ?… Auguste ! cher Auguste !

M. Jinkins s’offrit à prendre un cabriolet pour aller chercher Moddle à l’appartement fraîchement meublé. La femme forte essaya de soutenir le courage de miss Pecksniff. Ce n’était encore là, lui dit-elle, qu’un échantillon de ce qu’elle avait à attendre. Cela ne lui serait pas inutile pour perdre, en matière de mariage, toute illusion romanesque. Les demoiselles au nez rouge prodiguaient aussi à Charity les plus tendres consolations. « Peut-être va-t-il arriver, » disaient-elles. Le neveu à la silhouette effacée insinua qu’il n’était pas impossible qu’il fût tombé du haut d’un pont. La fureur de M. Spottletoe résistait à toutes les supplications de sa femme. Tout le monde parlait à la fois, et miss Pecksniff, les mains jointes, cherchait des consolations partout sans en trouver nulle part, quand Jinkins, ayant rencontré le facteur à la porte de la maison, revint avec une lettre qu’il remit entre les mains de Charity.

Miss Pecksniff ouvrit la lettre, y jeta les yeux, poussa un cri perçant, laissa glisser le papier sur le parquet et tomba évanouie.

On ramassa la lettre, et les assistants, groupés en cercle et regardant les uns par-dessus l’épaule des autres, lurent les lignes suivantes parsemées de tirets :

« À la hauteur de Gravesend.

« Clipper shooner le Cupidon

« Mercredi soir.

« MISS PECKSNIFF, MALHEUREUSE VICTIME À JAMAIS !

« Avant que ceci vous parvienne, le soussigné sera – s’il n’est pas un cadavre – en route pour la terre de Van Diémen. N’envoyez pas à sa poursuite. Jamais on ne le prendra vivant !

« La charge, – jauge de 300 tonneaux ; – pardon si dans ma préoccupation je fais une allusion au bâtiment, – la charge qui pèse sur mon esprit – est devenue effrayante. Souvent, – tandis que vous essayiez de calmer mon front avec vos baisers, – des idées de suicide me passaient au travers de la tête. Souvent, vous ne voudrez pas me croire, j’ai abandonné ces idées.

« J’en aime une autre. Cette autre est à un autre. Il semble qu’ici-bas tout appartienne à quelqu’un, excepté à moi, qui ne possède rien au monde, – pas même ma position – que j’ai compromise – par ma conduite insensée, – en prenant la fuite.

« Si vous m’avez jamais aimé, entendez ma dernière prière ! – la dernière prière d’un misérable et désespéré proscrit. Envoyez ce qui est inclus – c’est la clef de mon pupitre – à mon bureau, – tout près. Veuillez l’adresser à Bobbs et Cholberry, – je voulais dire à Chobbs et Bolberry ; – mais mon esprit est totalement bouleversé. J’ai laissé un canif – à manche de corne – dans votre boîte à ouvrage. Il servira à payer le porteur. Puisse-t-il lui porter bonheur plus qu’à moi !

« Ô miss Pecksniff, pourquoi ne m’avez-vous pas laissé tranquille ? N’était-ce pas cruel, cruel ! Ô ma toute bonne, n’avez-vous pas été témoin de ma sensibilité ? – Ne l’avez-vous pas vue s’échapper en larmes de mes yeux ? – Ne m’avez-vous pas vous-même reproché de pleurer plus qu’à l’ordinaire, ce soir épouvantable où nous nous vîmes pour la dernière fois – dans cette maison où autrefois je goûtais la paix – quoique désespéré – dans la société de Mme Todgers !…

« Mais il était écrit, – dans le Talmud, – que vous plongeriez vous-même dans l’insondable et ténébreuse destinée qu’il est de ma mission d’accomplir, et qui attache, – même en ce moment, – à mes tempes sa couronne d’épines. Je ne vous adresserai point de reproches, car je vous ai fait tort. Puisse le mobilier réparer tout !

« Adieu ! soyez la noble et fière épouse d’une couronne ducale et oubliez-moi ! Puissiez-vous ignorer longtemps l’angoisse avec laquelle je signe, – parmi les orageuses clameurs des matelots,

« Celui qui inaltérablement

« Ne sera jamais

« Votre

« AUGUSTE. »

Les parents, occupés à poursuivre avidement la lecture de cette lettre, avaient aussi complètement oublié pendant tout ce temps-là miss Pecksniff que si elle eût été la dernière personne au monde que cela concernât.

Cependant miss Pecksniff s’était réellement évanouie. L’amertume de sa mortification, la honte d’avoir convoqué elle-même pour ce spectacle des témoins, et des témoins comme ceux-là surtout ; la douleur de savoir que la femme forte et les trois filles au nez rouge triomphaient à cette heure qu’elle avait crue celle de leur défaite, c’était plus que miss Pecksniff n’en pouvait supporter. Miss Pecksniff s’était, ma foi ! évanouie pour de bon.

* *

*

Quels sont ces accords majestueux qui retentissent à mon oreille ? Suis-je transporté dans une chambre noire ?

Quelle est cette douce figure, assise devant le clavier d’un orgue ?

Ah ! Tom, cher Tom, vieil ami !

Tes cheveux ont grisonné avant l’âge, quoiqu’il se soit passé déjà du temps depuis que nous te suivions pas à pas, cher Tom. Mais, dans ces accords par lesquels tu as l’habitude d’accompagner le crépuscule, la musique de ton cœur parle et s’épanche : l’histoire de ta vie se raconte elle-même.

Ta vie, Tom ! elle est tranquille, calme et heureuse.

Dans le chant suave qui sans cesse revient captiver l’oreille, le souvenir de ton ancien amour trouve une voix peut-être ; mais ce souvenir, agréable et doux, ressemble à celui que nous adressons quelquefois à nos morts bien-aimés, et ne saurait t’affliger, Dieu merci !

Touche légèrement le clavier, Tom, aussi légèrement qu’il te plaira ; jamais ta main ne se posera à moitié aussi légère sur cet instrument qu’elle ne se pose sur la tête de ton ancien tyran aujourd’hui terrassé ; et jamais tes doigts n’en tireront un son aussi sourd que les plaintes continuelles de ce misérable.

Car un sale écrivain public, un ivrogne, un mendiant, du nom de Pecksniff, avec une fille acariâtre, te poursuit sans cesse, Tom ; et, quand il fait des appels à ta bourse, il te rappelle qu’il a bâti ta fortune sur de meilleurs fondements que la sienne ; et quand il a dépensé cet argent, il raconte à ses dignes amis de cabaret l’histoire de ton ingratitude et les beaux traits de la munificence qu’il déploya jadis à ton égard ; et alors il montre ses coudes percés et étale sur un banc ses souliers sans semelles, en invitant les auditeurs à les regarder, tandis que toi tu es bien logé et bien vêtu. Tu sais tout cela, et cependant tu le supportes patiemment, Tom !

Alors, les traits éclairés par un sourire, tu passes doucement à une autre mesure, à une mesure plus vive et plus gaie ; et de petits pieds ont l’habitude de danser autour de toi en entendant cette mesure-là, et de jeunes yeux brillants se reflètent dans les tiens. Et il y a une créature délicate, son enfant (pas l’enfant de Ruth), que tes yeux suivent dans ses jeux et sa danse, et qui, s’étonnant parfois de te voir la regarder tout pensif, s’élance pour grimper sur tes genoux et appuyer sa joue contre la tienne ; une enfant qui t’aime, Tom, encore plus que ne fait tout le monde, si c’est possible, et qui, une fois étant tombée malade, te choisit pour lui donner des soins, sans témoigner jamais le moindre signe d’impatience, Tom, tant que tu étais assis à son chevet.

Maintenant, voici que tu passes à un ton plus grave : c’est un chant consacré aux anciens amis et aux temps écoulés ; et, tandis que tu presses lentement les touches, tandis que l’harmonie enfle moelleusement ses accents, ces amis du passé et ces jours qui ne sont plus montent devant toi. Le fantôme de ce vieillard qui aimait à prévenir tes besoins, et qui jamais ne cessa de t’honorer, est là parmi les autres ; il te répète, avec un visage calme, recueilli, les paroles qu’il t’adressa sur son lit de mort en te bénissant !

Et du fond du jardin arrive, jonchée de fleurs de la main des enfants, ta petite sœur Ruth, le pied et le cœur aussi légers qu’au temps jadis ; elle s’assied à côté de toi. Du Présent et du Passé, où Ruth est si tendrement enlacée à toutes tes pensées, ton chant s’élance vers l’Avenir. Et, pendant qu’elle vibre en toi comme autour de toi, la noble musique, vous roulant ensemble dans ses flots d’harmonie, vous dérobe le triste spectacle de votre séparation terrestre, en vous ravissant tous deux en extase dans les cieux.